The Project Gutenberg EBook of La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne, by Gustave Reynier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Vie Universitaire dans l'Ancienne Espagne Author: Gustave Reynier Release Date: July 21, 2013 [EBook #43277] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UNIVERSITAIRE DANS L'ANCIENNE ESPAGNE *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
Bibliothèque Espagnole.
LA
VIE UNIVERSITAIRE
DANS
L'ANCIENNE ESPAGNE
PAR
Gustave REYNIER
PARIS | | | TOULOUSE |
Alphonse PICARD et Fils | | | ÉDOUARD PRIVAT |
Libraires-éditeurs | | | Libraire-éditeur |
82, RUE BONAPARTE | | | 45, RUE DES TOURNEURS |
1902 |
Je n'ai pas songé à résumer en un si court volume l'Histoire de l'Enseignement supérieur en Espagne: j'ai tenté seulement d'esquisser, aussi exactement que je l'ai pu, quelques tableaux de la vie universitaire d'autrefois.
J'ai d'abord voulu expliquer ce que c'était qu'une Université espagnole, comment elle était organisée, quelle situation y avaient les maîtres, quelle existence y menaient les étudiants. J'ai naturellement [p. vi] choisi comme exemple l'Université la plus ancienne et la plus célèbre, celle de Salamanque, et je l'ai représentée dans le moment où, en apparence du moins, elle fut le plus prospère, c'est-à-dire à la fin du seizième siècle.
Dans la seconde partie de ce travail, j'ai montré sommairement comment s'est propagée en Espagne cette vie universitaire, dont je venais, en quelque sorte, de tracer le cadre, à quelle époque et par quelles influences elle est devenue active et féconde, quelles raisons en ont trop vite arrêté le développement. J'en ai suivi le déclin jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, où la décadence est déjà complète.
J'ai marqué fort librement ce qu'avait eu d'attristant cette décadence. L'Enseignement supérieur est aujourd'hui assez [p. vii] brillamment représenté en Espagne pour qu'on puisse évoquer de son passé d'autres souvenirs que les souvenirs de gloire.
Les dimensions de ce petit livre ne m'ont malheureusement pas permis de donner toutes mes références; je tiens à m'en excuser.
Je serais enfin bien ingrat de ne pas dire ici tout ce que je dois de précieux renseignements et d'utiles conseils à l'inépuisable obligeance de M. Alfred Morel-Fatio.
Avril 1902.
La vie d'une Université: Salamanque.
SALAMANQUE ET SON UNIVERSITÉ.
On voudrait trouver des mots rares, des mots précieux pour rendre la beauté de Salamanque. Dans la plaine nue qu'entoure un cercle de pâles collines, couronnée de tours, de dômes et de clochers, elle se dresse comme une cité souveraine. Et, teinte de fines couleurs, qui vont du rose tendre au jaune d'or, lumineuse sous ce ciel clair et dans cet air léger, elle s'épanouit comme une fleur.
Nulle part peut-être on ne pourrait rencontrer, resserrés dans un si petit espace, tant d'œuvres exquises, tant d'édifices somptueux. La magnificence de la nouvelle cathédrale et la grâce robuste de l'ancienne, les lignes harmonieuses des églises, des vieux collèges; les palais chargés d'armoiries illustres où l'on voit briller le soleil des Solis, les étoiles des Fonseca, les cinq lis des Maldonado; tant d'antiques [p. 4] maisons dont les portes ouvertes laissent entrevoir des cours dallées de marbre, d'élégants portiques, de fines colonnades, les margelles usées des vieux puits, tout cela forme un ensemble véritablement unique où la poésie d'un passé lointain se mêle aux impressions d'art les plus délicates.
Lorsqu'on erre dans ces rues, souvent silencieuses, on est arrêté presque à chaque pas: une grille en fer forgé, un bouquet d'œillets sculpté sur une porte, un médaillon encastré dans un mur, une Vierge ou un saint dans une niche, une frise où se poursuivent des animaux fabuleux, un balcon d'où retombent des guirlandes, mille détails charmants attirent et retiennent. Certaines façades sont de pures merveilles, des chefs-d'œuvre de cet art minutieux et compliqué que l'on appelle l'art plateresque. Les pierres y sont ciselées comme des bijoux, découpées comme de la dentelle; elles sont d'un grain si fin et si serré que le temps en a respecté les plus fragiles arabesques; elles sont aussi, ces pierres de Salamanque, jaunes comme l'or ou roses comme la fleur de pêcher, et toujours d'une couleur si chaude que dans les plus grises matinées d'hiver on les croirait encore [p. 5] éclairées par le soleil. Le palais des Monterey, la «Maison des Morts», la «Maison des Coquilles», le couvent du Saint-Esprit, que de monuments délicieux dont on ne peut détacher ses regards, dont on voudrait emporter dans ses yeux la claire, la riante image! Mais ce qui laisse encore l'impression la plus forte, la plus complète, c'est, à coup sûr, la place de l'Université.
Quand on s'arrête au pied de la statue de Fray Luis, le maître très illustre et très bon, on a, à sa droite, l'antique hôpital des Etudiants, le ravissant portail des Écoles Mineures, leur cloître élégant et leur petit jardin; à gauche, les vieilles maisons que l'Université louait à ses libraires; en face, l'incomparable façade des Grandes Écoles, les aigles, les larges blasons, les profils des «Rois Catholiques», les statues de la Force et de la Beauté; sur le ciel se détachent le campanile et les deux cloches de la chapelle de San Jerónimo. Rien n'a changé là depuis trois siècles: les petits pavés ronds sur lesquels on marche sont les mêmes qu'ont foulés tant de graves docteurs, tant d'adolescents ivres de savoir, d'ambition et de jeunesse; les murs, ici comme dans toute la [p. 6] ville, laissent voir encore aussi vifs, aussi nets qu'au premier jour, les fameux vítores, ces inscriptions en lettres rouges qui relatent les succès scolaires des temps anciens. Dans ce décor charmant, tout porte encore l'empreinte de la vie universitaire d'autrefois, tout en évoque les scènes familières et les brillants souvenirs.
Qu'il fût de riche ou de pauvre maison, qu'il arrivât en carrosse, à cheval ou sur une mule de louage, l'étudiant qui, vers la fin du seizième siècle, passait les fossés de Salamanque, devait se trouver tout d'abord ébloui. Vingt-cinq paroisses, vingt-cinq couvents d'hommes, vingt-cinq couvents de femmes, vingt-cinq collèges; tout cela dominé par l'imposante masse de la cathédrale nouvelle, dont les trois nefs étaient déjà debout; sept mille étudiants, dix-huit mille ouvriers ou marchands vivant à l'ombre de l'Université et vivant d'elle; cinquante-deux imprimeries et quatre-vingt-quatre librairies dans un seul quartier, occupant trois mille six cents personnes. Dans les rues, sur les places, un mouvement incessant, une rumeur qui ne [p. 7] s'éteignait pas. On était bien dans une capitale, et Salamanque était vraiment reine. «La reine du Tormès»: c'est le nom qu'on lui avait donné et dont aujourd'hui encore elle est fière. «O Salamanque, disait un vieux poète, il n'est pas sous le ciel de cité aussi héroïque ni d'Éden aussi précieux; tu t'es élevée plus haut que ne peut atteindre le vol hardi du faucon. Salamanque, métropole du monde 1.»
1 (retour)
No hay cosa tan heroyca baxo el cielo;
No hay eliseo campo ansí preciado.
No hay garza, ni neblí tan alto en vuelo
Que llegue adonde tú te has sublimado...
Metrópoli del mundo...
(Bartolomé de Villalba y Estaña, El Pelegrino
Curioso y Grandezas de España, 1577.)
Si l'étudiant était riche, il n'avait pas à se mettre en quête d'un gîte: sa famille avait eu soin de lui retenir un logis et de monter d'avance sa maison. Était-il de très haut rang, il devait mener un train magnifique et qui fît honneur à ses parents: quand arriva, par exemple, le jeune Don Gaspar de Guzmán, qui fut plus tard comte-duc d'Olivares, il avait avec lui un gouverneur, un précepteur, huit pages, trois valets de chambre, quatre laquais, un chef [p. 8] de cuisine, sans compter les servantes et les valets d'écurie.
Pour les écoliers de plus modeste fortune, s'ils n'étaient pas boursiers de quelque Collège et s'ils n'avaient point dans la ville de parents qui les voulussent recueillir, ils s'adressaient à quelques «bacheliers de pupilles». On appelait ainsi des maîtres de pension qui, avec l'autorisation de l'Université et sous son contrôle, logeaient et nourrissaient les étudiants des provinces ainsi que leurs valets: un tarif officiel fixait les prix qu'ils pouvaient exiger, et ces prix étaient des plus modiques, surtout pour les jeunes gens qui apportaient de la maison paternelle leur provision de pois chiches, de saucissons et de lard fumé. Mais, en revanche, on faisait chez eux bien maigre chère. La corporation des «bacheliers de pupilles» ne brillait pas en général par une libéralité excessive et elle abusait un peu de la situation privilégiée qui lui était faite. La Constitution de l'Université lui assurait en effet un véritable monopole. Toute personne qui eût logé des étudiants sans avoir obtenu l'autorisation, sans avoir subi l'examen de capacité et de moralité, se serait exposée à payer une amende de mille maravédis [p. 9] et à être expulsée, en cas de récidive 2.
2 (retour)
Estatutos hechos por lo muy insigne Universidad de
Salamanca, recopilados nuevamente por su comisión. Salamanca, 1625.
C'est un volume, grand in-4o, d'une belle impression. Sur la première
page est représenté un professeur dans sa chaire entouré de quelques
étudiants: nous avons donné, en tête de ce livre, une reproduction de
cette gravure. J'ai eu entre les mains l'édition enrichie d'additions
manuscrites qui appartient à la bibliothèque de l'Université de
Salamanque.
J'aurais dû citer plus souvent encore que je n'ai fait cet intéressant recueil. Je n'ai pas pu, je le répète, donner ici toutes mes références. Sans parler des histoires de Salamanque, de Dávila, de Chacón, de Villar, la très érudite Historia de las Universidades de V. La Fuente et les trois excellents volumes de D. Antonio Gil de Zárate, De la Instrucción Pública en España, m'ont été naturellement d'un très grand secours.
Le règlement imposait, d'ailleurs, à ces maîtres de pension des obligations multiples; ils devaient monter, dès le matin, dans la chambre de leurs écoliers pour s'assurer qu'ils étaient au travail, les empêcher de jouer aux cartes et aux dés, ne jamais laisser prononcer sous leur toit de parole impie ou déshonnête, fermer à clef la porte de leur maison à six heures du soir, l'hiver, à neuf heures, l'été, et ne la rouvrir sous aucun prétexte, sinon en cas de maladie ou de visite des parents, signaler au juge [p. 10] de l'Université les jeunes gens qui auraient passé la nuit dehors. Pour que la surveillance fût plus exacte, il leur était défendu d'avoir chez eux plus de vingt «pupilles». La Constitution avait tout prévu: si on l'avait toujours respectée, Salamanque aurait été vraiment, comme elle se piquait de l'être, «le jardin de toutes les vertus». Mais le nombre toujours croissant des écoliers rendit bientôt impossible un contrôle un peu rigoureux. Pour attirer la clientèle, les maîtres de pension rivalisèrent de complaisance, ne voulant point lutter de prodigalité, et la Constitution finit par avoir le sort de tous les règlements.
Dès que le nouvel étudiant s'était installé, dans sa petite chambre ou dans sa riche maison, son premier devoir était d'aller se présenter aux grands dignitaires de l'Université. Le premier de tous était l'Écolâtre (Maestrescuela), qui portait aussi le titre de chancelier: représentant de l'autorité papale, nommé à vie 3, il [p. 11] était chargé de faire respecter les Statuts, de diriger les études, de juger au criminel comme au civil tous ceux, maîtres, étudiants ou officiers, qui dépendaient de la juridiction universitaire. A côté de lui, le Recteur, élu seulement pour une année, représentait plus directement les professeurs des Écoles: il veillait au maintien du bon ordre, gouvernait les biens de la communauté, touchait les revenus, réglait les dépenses. Comme il était généralement de très noble famille, il relevait par son prestige personnel l'autorité d'une magistrature de trop courte durée 4. C'est ainsi qu'au commencement [p. 12] du dix-septième siècle Salamanque fut fière d'avoir pour Recteur le jeune Gaspar de Guzmán, dont nous avons déjà cité le nom et qui devait être plus tard comte d'Olivares et ministre de Philippe IV. Ce premier honneur lui fut décerné alors qu'il était encore sur les bancs de l'Université, car on n'hésitait jamais à confier un si grand pouvoir même à un simple étudiant lorsqu'on le jugeait capable de le bien exercer 5.
3 (retour)
Pendant un certain temps, il fut élu par l'assemblée des
professeurs ou Claustro. En 1463, le Claustro de Salamanque nomma
ainsi Alonso de Aponte, docteur en droit canon, et, en 1525, D. Pedro
Manrique, qui fut plus tard évêque de Cordoue et cardinal. Mais le
plus souvent le Maestrescuela ou Cancelario était choisi par le
pape ou par le roi. Dans d'autres Universités, ces fonctions
revenaient de droit à l'évêque de la ville.
4 (retour)
Sur la liste des Recteurs de Salamanque on pourrait
retrouver des représentants des plus illustres maisons d'Espagne:
marquis de Spínola, de Villena, de Pomar, de Santa Cruz, de
Villamanrique, de Pozas, de Aguilar...; comtes de Uceda, de Benavente,
de Altamira, de La Fuente, de Lezo, de Oñate, de Montalvo, de Campo
Real...; ducs de Sessa, de Terranova, de Cardona, de Segorbe, de
Villahermosa, de Béjar, d'Alburquerque...—On trouvera la liste de ces
Recteurs dans la Memoria histórica de la Universidad de Salamanca,
de D. Alejandro Vidal y Diaz, Salamanque, 1869.
5 (retour)
Le premier Recteur de l'Université d'Alcalá fut aussi un
tout jeune homme qu'on avait fait venir exprès de Salamanque où il
étudiait le droit.
Après avoir salué ces deux grands personnages, le jeune étudiant va donner son nom aux secrétaires des Écoles. On l'inscrit sur le grand registre, s'il est roturier, sur le registre d'honneur (matricula generosorum), s'il est noble, et, à partir de ce moment, il fait partie de l'Université; il jouit de ses avantages et privilèges.
Dorénavant, il achètera tout moins cher que les autres habitants de la ville: car les objets nécessaires à son entretien, à sa subsistance ou à son travail sont exemptés de toute espèce de droits. S'il tombe malade et s'il est pauvre, il [p. 13] sera soigné gratuitement à l'Hôpital des Écoles. Il échappe désormais à l'autorité séculière: si la police le poursuit pour quelque délit, il trouvera toujours un asile sur le territoire franc de l'Université et, derrière les chaînes qui en marquent les limites, il pourra braver impunément les alguazils. S'il se laisse prendre, c'est à ses juges naturels qu'il devra être déféré et il pourra presque toujours compter sur leur indulgence. Arrêté pour les plus graves méfaits, vol à main armée ou même homicide, dans Salamanque, hors de Salamanque et jusque dans une province lointaine, il sera toujours ramené devant le Maestrescuela qui seul décidera de son sort.—Enfin, et ce n'est pas là le plus médiocre avantage, il a l'honneur d'appartenir à un corps illustre entre tous, déjà vieux de quatre siècles 6, respecté de l'Europe entière [p. 14] et que l'Espagne considère comme une de ses gloires. L'Université de Salamanque est alors à l'apogée de sa grandeur; elle ne le cède qu'à Paris et elle a été appelée «la seconde lumière du monde». Les maîtres qu'elle a formés sont recherchés par les Écoles les plus lointaines. Christophe Colomb est venu lui soumettre ses projets et en a reçu de précieux encouragements 7. Les princes et les prélats la consultent sur l'interprétation des lois et même sur des points de dogme. Les papes lui font la faveur de lui notifier leur élection par des lettres particulières. Tout monarque montant sur le trône d'Espagne lui demande de le reconnaître par une déclaration solennelle. Quand le roi leur rend visite, les maîtres et les docteurs le reçoivent assis et la tête couverte. Lorsque Charles-Quint était venu à Salamanque, où l'on avait dépensé, pour lui faire une réception grandiose, «plus d'argent qu'il n'en aurait fallu pour fonder une ville», il avait avoué que rien ne lui [p. 15] avait fait autant d'impression qu'un acte public de l'Université.—Tous les écoliers pouvaient prendre pour eux une petite part de ces hommages: quelque honneur en rejaillissait sur le plus humble d'entre eux; c'était un titre, même aux yeux des plus ignorants, d'avoir étudié à Salamanque.
6 (retour)
L'Université de Salamanque avait été fondée au début du
treizième siècle par Alphonse IX de Léon. Le 12 avril 1242, le célèbre
saint Ferdinand, celui qui reconquit Séville, avait confirmé et étendu
la fondation de son père. Par un bref d'avril 1255, le pape Alexandre
avait compté Salamanque, avec Paris, Bologne et Oxford, parmi les
quatre grands Estudios generales du monde.
L'antique Studium de Palencia n'ayant duré que peu d'années, Salamanque était, de fait, la première Université d'Espagne, comme elle fut aussi la plus glorieuse.
7 (retour)
Cf. Bartolomé Leonardo de Argensola, Anales de Aragón,
Part. I, X, 10.—Fernando Pizarro, Varones Ilustres del Nuevo Mundo
(Vida de Colón, cap. III).
PHYSIONOMIE DES ÉCOLES.
Une fois «immatriculé», comme on disait, le nouveau venu pouvait commencer à suivre les cours. Il revêtait la soutane brune et le collet, se coiffait du bonnet carré et, tenant à la main son portefeuille et son écritoire, il se dirigeait dès le matin vers les Écoles.
De chaque rue débouchaient des troupes bruyantes de jeunes gens. Dans la Rua, qui était le quartier des libraires, le tumulte devenait assourdissant: entre les étalages où s'empilaient les in-folios, où se dressaient les rouleaux de parchemin, toute une foule se pressait. Criant, chantant, s'interpellant, les groupes se hâtaient vers les bâtiments de l'Estudio, se répandaient sur la place du Vieux Collège, remplissaient le patio des Écoles Mineures, assiégeaient les portes de l'Université, s'écrasaient sous le portique du cloître. Toutes les provinces [p. 17] de l'Espagne étaient là représentées, depuis l'Estramadure jusqu'à la Navarre et à la Catalogne, et même des nations étrangères, comme la France et l'Italie. On pouvait reconnaître les Andalous à leurs rires, à leurs gestes exubérants, les Valenciens à leur allure indolente, les Galiciens à leur tournure rustique, les Castillans à leur air de noblesse et à leur gravité.
A mesure qu'approchait l'heure des cours, le flot montait encore. Les Collèges, presque tous établis dans le voisinage de l'Université, ouvraient en même temps leurs portes, et leurs élèves, s'avançant en bon ordre, sous la conduite d'un régent, se frayaient un passage au travers de la foule.
Presque tous étaient vêtus d'un long manteau brun, et les divers établissements ne se distinguaient les uns des autres que par la couleur de la beca, pièce de drap longue de trois aunes qui formait un pli sur la poitrine et, passant par les deux épaules, retombait par derrière jusqu'aux talons.
Voilà qu'arrivaient, portant la beca brune, les dix-sept boursiers du Collège de San Bartolomé, le plus ancien de tous et le plus respecté. Derrière eux marchaient les vingt-deux élèves [p. 18] du Collège de l'Archevêque et leurs deux chapelains: leur manteau était largement échancré et la bande était écarlate. Voilà les boursiers d'Oviedo, avec la beca bleue, et ceux de Cuenca avec le manteau violet. Ces quatre Collèges étaient les fameux Colegios Mayores. Installés dans des bâtiments magnifiques, richement dotés par d'illustres fondateurs, ils ne recevaient que des jeunes gens de très grandes familles. Dès qu'une place y devenait vacante, elle était briguée par vingt concurrents. Beaucoup de pères pensaient alors, comme le Don Beltran de la Vérité suspecte que, «le chemin des lettres est celui qui conduit le plus sûrement à la fortune et que pour un fils cadet c'est la meilleure porte qui mène aux honneurs de ce monde 8». Et ils ne se trompaient guère: dans l'élite privilégiée qui s'était formée en ces maisons, l'Université choisissait ses Recteurs, le roi ses conseillers et ses juges, l'Église ses prélats.
8 (retour)
Lope de Vega dit de même dans la Dorotea qu'il n'y a
pour l'homme que trois moyens d'arriver: la Science, la Mer et la
Maison du Roi, ciencia y mar y casa Real (Jorn. I, escena VIII).
Cervantes (D. Quij., I, 39) cite le même proverbe.
Voici maintenant les collégiens des Ordres [p. 19] Militaires, qui égalent en importance les Mayores et leur disputent le premier rang dans les cérémonies: les dix-huit étudiants de Santiago portent brodée sur la poitrine la rouge croix de Saint-Jacques; ceux de Saint-Jean-de-Jérusalem se reconnaissent à leur croix de Malte et à leur bonnet plat, ceux d'Alcántara et de Calatrava aux insignes de l'Ordre.
Voici enfin l'interminable défilé des Collèges Mineurs: Monte Olivete, Santa María de los Ángeles, San Lázaro, San Elías, San Millán, Santa Cruz de Cañizares, la Magdalena, Santo Tomás, Pan y Carbón, San Pedro y San Pablo, etc.; et puis la troupe noire des moines, frères et autres réguliers qui sortent des Collèges ecclésiastiques, les Hiéronymites, les Minimes, les Carmélites chaussés, les Augustins, les Franciscains, les Prémontrés de Santa Susana, les Dominicains de San Esteban, les Bénédictins de San Vicente.—Sur ce fond sombre se détachent quelques costumes de couleurs plus vives: le manteau jaune et la beca violette des collégiens de Santa María de Burgos, la soutane blanche et la beca bleue des Orphelins de la Conception, qui vont toujours tête nue, même sous la pluie. Voici encore les [p. 20] «Verts» de l'Insigne Collège de San Pelayo, les «Jolis Garçons», du Collège de San Miguel, dont les dames de Salamanque admirent fort le brillant uniforme: manteau bleu de ciel coupé par une bande écarlate. Ces jeunes gens roux, au teint clair, qu'on remarque au milieu de toutes ces faces brunes, ce sont les Irlandais qui viennent se faire instruire des vérités de la foi catholique dans un collège que Philippe II a fondé: ils ont tous juré d'aller plus tard prêcher à leurs frères la loi évangélique et de s'offrir au martyre pour les racheter; ils excitent l'étonnement par le soin minutieux qu'ils prennent de leur toilette et parce qu'ils vont se baigner dans le Tormès, hiver comme été.
Cependant l'heure sonne: le nègre de l'horloge monumentale frappe neuf fois le timbre de son marteau; les deux béliers se redressent et retombent; les anges et les rois mages se prosternent au pied de la statue de la Vierge: avant même que soit arrêtée l'ingénieuse mécanique, les salles de cours sont envahies.
Quelques-unes de ces salles sont toutes petites: [p. 21] ce sont celles où l'on enseigne des matières très spéciales comme l'hébreu, le chaldéen ou la musique. D'autres, comme celle de droit canon, peuvent contenir plus de deux mille auditeurs. Toutes ces salles sont fort obscures, éclairées par deux ou trois petites fenêtres. L'installation est peu confortable: on s'assied sur une poutre fort étroite, on écrit sur une poutre un peu plus large, tachée d'encre, chargée d'inscriptions. La chaire du maître est d'une simplicité extrême; il a pour siège un coffre de bois noir dans lequel il enferme ses livres quand la leçon est finie. Au pied de la chaire est le tabouret de l'actuante, l'étudiant qui lira les textes.
Les retardataires se hâtent, poursuivis par le bedeau porte-verge, et se pressent dans le fond de la salle, où ils resteront debout. Le cours commence.
Ces cours sont aussi nombreux que dans la mieux pourvue de nos Universités modernes. Il n'y a pas moins de soixante-dix chaires: dix de droit canon, dix de «lois», c'est-à-dire de droit civil, sept de médecine, sept de théologie, onze de philosophie, une d'astrologie, une de musique, une de langue chaldéenne, une d'hébreu, [p. 22] quatre de grec, dix-sept de rhétorique et de grammaire. Les juristes tiennent le premier rang, et de beaucoup: ce sont eux qui ont le plus d'élèves et qui reçoivent les plus forts salaires. Un docteur de droit canon touche deux cent soixante-douze florins, tandis qu'un professeur de logique ou de philosophie morale n'en a que cent, un professeur de rhétorique ou de mathématiques soixante-dix.
A côté des professeurs titulaires (cátedras de propiedad) qui ont le traitement complet, il y a des professeurs stagiaires, des aspirants (pretendientes) qui sont beaucoup moins rétribués et même le plus souvent «n'ont autre chose que l'espérance».
Quelques-uns de ces maîtres sont des hommes de grand savoir, dont le nom est connu dans toute l'Espagne. Mais la plupart se soucient assez peu de faire œuvre personnelle. Surveillés de près par l'Église, préoccupés surtout de ne rien dire qui soit contraire à la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas, ils s'en tiennent aux explications fixées par les programmes et se bornent à lire et à commenter les «ouvrages de texte». A défaut de la gloire, qu'ils n'ambitionnent pas, ils ont la certitude [p. 23] d'être appelés un jour dans un des Conseils royaux, d'obtenir un canonicat ou quelque haute dignité ecclésiastique, ou d'arriver, tout au moins, à la jubilación, c'est-à-dire à l'honorable retraite que l'Université assure à ses bons serviteurs 9.
9 (retour)
Ce droit à la retraite (après vingt années
d'enseignement) avait été garanti aux professeurs titulaires par une
bulle du pape Eugène IV (1491).
Pendant la leçon, les étudiants prennent peu de notes: ils écoutent, les coudes sur la table. Plusieurs sortent au milieu du cours; d'autres arrivent des salles voisines: ce va-et-vient continuel provoque naturellement un certain désordre. Quand, par hasard, la leçon se prolonge au delà de l'heure, les auditeurs ne manquent jamais de manifester leur impatience en frottant bruyamment leurs pieds contre le plancher 10. Beaucoup de maîtres font leur cours au milieu du bruit; quelques-uns, qui sont impopulaires ou qui manquent d'autorité, sont assez fréquemment l'objet de manifestations d'autant plus tumultueuses que l'imposante masse des «juristes» est toujours disposée à prêter son [p. 24] concours aux tapageurs. Il se produit parfois de tels scandales qu'il faut aller quérir le Recteur, et que l'Écolâtre lui-même arrive accompagné de son alguazil, de son procureur fiscal et du greffier de l'Audience ecclésiastique.
10 (retour)
Mal-Lara, Filosofía vulgar, Centuria décima, fo
380.—Pierre Martyr, Epist. 57.
Plutôt que de recourir à ces interventions assez humiliantes, certains maîtres emploient, pour se faire respecter, des procédés quelque peu brutaux. Torres, qui fut professeur à Salamanque, raconte en ses Mémoires que chaque année, dans sa leçon d'ouverture, il intimidait les mauvais plaisants en les menaçant de leur rompre la tête. Et ce n'était pas là une menace en l'air:
«Un soir, dit-il 11, une lourde brute, un garçon de trente ans, étudiant en théologie et en grossièreté, me hurla je ne sais quelle ordure. Voici la récompense que reçut son audace: je pris sur le rebord de ma chaire un énorme compas de bronze qui pesait trois ou quatre livres pour le moins et je le lui jetai au museau. Par bonheur pour lui, et pour moi, il esquiva le coup, sans quoi je lui aurais sûrement fait jaillir la [p. 25] cervelle...—A partir de ce jour-là, ajoute Torres, ce garçon se tint tranquille.»
11 (retour)
Vida, Ascendencia, Crianza... del Doctor D. Diego de
Torres, p. 84.
La leçon finie, tandis que s'écoule bruyamment le flot des écoliers, le maître sort de sa classe et va, ainsi que l'y obligent les règlements, asistir al poste, c'est-à-dire «s'adosser au pilier 12». Appuyé contre une des colonnes du cloître, il attend que les plus studieux de ses élèves viennent lui soumettre leurs doutes ou lui demander sur la matière du cours un supplément d'informations.
12 (retour)
Estatutos hechos por la muy insigne Universidad de
Salamanca.—Nic. Clenardi Epist., I, 2 (1535).
Pendant ce temps, l'étudiant fraîchement débarqué s'engage imprudemment au travers des groupes qui s'attardent sous le portique; il admire les pompeuses inscriptions dont les murs sont couverts, les fresques où sont représentées Minerve, l'Astronomie, la Justice, l'Occasion et la Fortune; les armoiries de l'Université qui s'abritent sous la tiare pontificale et sont entourées de l'orgueilleuse devise: «Dans toutes les sciences, Salamanque est la première.—Omnium [p. 26] scientiarum princeps Salmantica docet.» Il monte l'escalier, dont les riches sculptures représentent des chevaliers combattant des taureaux, il pénètre dans la bibliothèque, où sont ouverts sur des pupitres d'énormes in-folios attachés avec des chaînes de fer, il s'égare dans le cloître supérieur et s'arrête enfin émerveillé devant la vieille horloge.
L'endroit est connu: s'ils ne se sont pas encore trahis par leur démarche hésitante et leur air embarrassé, les nouveaux venus se signalent toujours à l'attention des anciens par l'étonnement qu'ils manifestent en face de ce chef-d'œuvre de mécanique.
A peine une victime s'est-elle ainsi désignée que les deux cloîtres se remplissent de cris, d'appels, de vociférations. En un instant, l'étudiant novice est entraîné dans la rue ou dans le patio des Écoles Mineures, et là commence un jeu assez barbare. Tout d'abord, on forme le cercle autour du malheureux: quelques plaisants s'en détachent, le saluent avec d'excessives démonstrations de politesse et lui demandent fort civilement des nouvelles de sa famille, s'il a bien pleuré en la quittant et si on ne lui a pas donné, au moment des adieux, quelques [p. 27] boîtes de raisin sec et quelques pots de confitures 13. Ils le félicitent ironiquement sur la coupe de sa soutane et sur la qualité du drap et, pour en mieux essayer la qualité, ils en tirent les manches à les arracher; ils admirent la forme élégante de son bonnet neuf, se le passent de main en main, en écrasent les quatre pointes et ne manquent pas, en le remettant sur sa tête, de le lui enfoncer jusqu'aux oreilles. Ils rentrent enfin dans le rang, tandis que le pauvre garçon se dégage et rajuste son col déchiré; et ici il faut donner la parole au héros de Quevedo, Don Pablos de Ségovie:
«Ils étaient plus de cent autour de moi. Ils commencèrent à renifler, à tousser, et, au mouvement de leurs lèvres, je vis qu'il se préparait des crachats. Le premier, un mauvais gamin catarrheux, me visa, en disant: «Voilà le mien!—Je jure Dieu, m'écriai-je, que tu me la...» Une véritable pluie tomba sur moi de toutes parts et m'empêcha de finir ma phrase. Je m'étais couvert la figure avec un pan de mon manteau; tous m'avaient pris pour cible, et il fallait [p. 28] voir comme ils pointaient bien. Quand ils s'éloignèrent, j'étais tout blanc de la tête aux pieds... Je ressemblais au crachoir d'un vieil asthmatique 14.»
13 (retour)
El doctor Jerónimo de Alcalá, Alonso, mozo de muchos
amos, éd. Rivadeneyra, p. 494.
14 (retour)
Quevedo, Vida del Gran Tacaño, cap. V.
Suárez de Figueroa, dans son Pasagero 15, nous rapporte les plaintes d'une autre victime dont, «sous la grêle épaisse des crachats», dans le ronflement odieux des appels de gorge, le beau manteau neuf fut couvert en un instant «des plus horribles expectorations qu'eussent jamais vomies des poumons malades» et se trouva, comme on disait, «passé à la neige».
15 (retour)
El Pasagero, Alivio III, fo 106.—Dans le Don
Quichotte de d'Avellaneda (chap. XXV), la même mésaventure arrive à
Sancho, tombé aux mains des étudiants de Saragosse.
Plusieurs jours de suite, le nouveau venu doit subir ce répugnant supplice du gargajeo. Quand il a échappé à un premier groupe de persécuteurs, d'autres mettent la main sur lui, l'étourdissent de leurs sifflets et de leurs huées, dansent des rondes autour de lui, le poussent dans une classe vide, le hissent dans la chaire [p. 29] avec une mitre en papier sur la tête 16 et l'obligent à prononcer un discours.
16 (retour)
C'est ce qu'on appelle hacer de Obispillos (Aleman,
Alfarache, liv. III, part. II, ch. IV.)
Il n'échappe à ces brimades qu'en achetant au prix de quelques dîners des protections efficaces; il finit par convier un certain nombre de camarades à un banquet 17, dont la tradition a fixé le menu: du mouton, des perdrix, et la moitié d'un poulet pour chaque convive. Au dessert, on confère au nouveau le titre d'ancien et on lui en décerne pompeusement les lettres patentes.
17 (retour)
Ce repas de bienvenue se nomme la patente (Alfarache,
loc. cit.).
LA VIE DES ÉTUDIANTS: ÉTUDIANTS RICHES ET ÉTUDIANTS PAUVRES;
pupilos, camaristas ET capigorrones.
Voilà le novato sacré étudiant: pour lui commence cette vie universitaire qui, suivant la route qu'on a choisie, mène à tout ou ne mène à rien, mais qui pour tous est si pleine et si joyeuse que ceux qui l'ont connue en regrettent toujours l'indépendance et les plaisirs.
Quelle que soit sa fortune et quels que soient ses goûts, le nouvel écolier est certain de ne pas manquer de compagnons. Dans cette grande république que forme l'Université 18, les antiques Constitutions ont voulu que tous les étudiants soient égaux: pour effacer les distinctions de classes, elles ont imposé à tous le même [p. 31] costume. «Tous, sans exception, dit le voyageur Monconys, ils sont vêtus de long comme des prêtres, rasés, et le bonnet en tête, qu'ils portent non seulement dans l'Université, mais encore par toute la ville et en tout temps, hors de la pluye: car pour lors on peut porter le chapeau. Il ne leur est pas permis de porter aucun habit de soie ni de se servir d'aucune vaisselle d'argent 19.» A les voir de loin, en effet, on ne distinguerait guère le fils d'un grand seigneur du fils d'un médecin de village ou d'un marchand: toutes les soutanes se ressemblent et les plus respectables sont les plus vieilles, parce qu'elles attestent que leur possesseur n'en est pas à ses débuts. Mais cette égalité n'est qu'apparente; si le vêtement est uniforme, si, aux yeux de cette Université démocratique, tous les étudiants ont les mêmes obligations et les mêmes droits, dans la vie extérieure, les différences de condition s'accusent à chaque instant.
18 (retour)
«La república llamada Universidad» (Estatutos hechos
por la Universidad de Salamanca).
19 (retour)
Voyage fait en l'année 1628 (Journal des Voyages de
M. de Monconys, IIIe partie, Lyon, 1666).
Pour le jeune gentilhomme l'existence est régulière et facile: tout y est disposé pour lui [p. 32] épargner les préoccupations matérielles, pour lui ménager à propos les satisfactions de vanité qui sont si douces à cet âge, pour rappeler aux autres et à lui-même la supériorité de son rang.
Le matin, quand il s'éveille, toute sa maison est déjà sur pied: le barbier et les pages attendent à la porte de sa chambre pour venir le raser et l'habiller au premier signal; les valets de chambre brossent et nettoient ses vêtements; dans les écuries, les laquais étrillent et harnachent les mules. Lorsque arrive l'heure du cours, il monte sur une bête de prix caparaçonnée de velours et tout un cortège l'accompagne aux Écoles. Dans la salle où il doit se rendre, il trouve sa place gardée par un domestique uniquement chargé de ce soin; on y a d'avance apporté son portefeuille ou vade-mecum et son écritoire. La leçon finie, il rencontre à la porte son pasante ou répétiteur, qui se tient à ses côtés, tandis qu'il cause avec les maîtres et docteurs ou avec des camarades de sa condition, et l'empêche de se mêler aux mauvaises compagnies. Puis, il va rejoindre sa suite qui l'attend au coin d'une rue et il rentre chez lui dans le même équipage qu'il était venu. Après le déjeuner, [p. 33] il quitte une table abondamment servie pour aller jouer aux boules ou à l'argolla, le jeu à la mode, qui ressemble à notre croquet. Il travaille un peu, fait quelques lectures, revoit avec son précepteur quelques règles de la grammaire latine qu'il importe de ne pas oublier, retourne au cours au milieu de l'après-midi, et enfin, le soir venu, il repasse les leçons du jour ou s'entretient avec le gouverneur de sa maison, l'ayo, qui est toujours un personnage de bonne famille et de mœurs recommandables 20.
20 (retour)
Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán, Conde de
Olivares, Embajador de Roma, á D. Laureano de Guzmán, ayo de D. Gaspar
de Guzmán, su hijo, cuando le embió á estudiar á Salamanca, á 7 de
Enero de 1601, cité par La Fuente, Historia de las Universidades,
1885, t. II, p. 429 et sq.
Les jours de congé apportent quelques distractions à cette existence un peu sévère; mais ces plaisirs restent des plaisirs de gentilhomme: ils ne vont point sans quelque solennité et le jeune seigneur, déjà réservé à de hauts emplois, est gardé par le sentiment précoce de sa dignité des fréquentations douteuses et des amusements vulgaires.
A côté de ces fils de Grands d'Espagne ou de títulos de Castille, on voit briller aussi des jeunes gens d'origine plus modeste, fils de bourgeois enrichis par la banque ou le négoce, à qui la vanité de leurs parents assure un train presque aussi magnifique. «Car, ainsi que dit Cervantes, c'est l'honneur et coutume des marchands de faire étalage de leurs richesses et de leur crédit non en leurs personnes, mais en celles de leurs enfants, et c'est pourquoi ils les traitent et les rehaussent à tout prix, comme s'ils étaient des fils de prince 21.» Mais la grande majorité des étudiants de Salamanque vit sans faste et plutôt pauvrement.
21 (retour)
Coloquio de los perros.
Nous avons vu que ceux d'entre eux qui ne trouvaient pas asile dans les Collèges s'installaient le plus souvent dans les maisons des pupileros ou «bacheliers de pupilles». Or, on y était très médiocrement logé, dans des chambres étroites et fort mal aérées. De plus, malgré les Règlements qui les obligeaient de donner chaque jour à chacun de leurs hôtes une livre de viande ou de poisson 22, à Salamanque comme [p. 35] dans d'autres Universités, les «bacheliers» imposaient de rudes épreuves aux robustes appétits de leurs pensionnaires. Les romans picaresques sont remplis des plaintes de leurs victimes, d'imprécations contre leur avarice et leur rapacité.
22 (retour)
Estatutos hechos por la Universidad de Salamanca.
On connaît, par les descriptions de Don Pablos de Ségovie 23, la maison du licencié Cabra 24, dit Vigile-Jeûne, et l'on sait quelles sortes de repas on faisait à sa table:
«Après le Benedicite, on apporta dans des écuelles de bois un bouillon fort clair... les maigres doigts des convives poursuivaient à la nage quelques pois orphelins et solitaires. «Rien ne vaut le pot-au-feu, s'écriait Cabra à chaque gorgée; qu'on dise ce qu'on voudra, tout [p. 36] le reste n'est que vice et gourmandise!»—Alors entra un jeune domestique qui ressemblait à un fantôme, tant il était décharné: on aurait pu croire qu'on lui avait enlevé sur le corps la viande qu'il apportait. Un seul navet flottait dans le plat, à l'aventure: «Comment! dit le maître, voilà des navets! Pour moi, il n'y pas de perdrix qui vaille un bon navet! Mangez, mes amis; je me réjouis de vous voir à l'œuvre!» Il découpa le mouton en si menus morceaux que tout disparut dans les ongles ou dans les dents creuses. «Mangez, mangez, répétait Cabra; vous êtes jeunes et votre appétit fait plaisir à voir!» Hélas! quel réconfort pour de pauvres diables qui bâillaient de faim!
23 (retour)
Quevedo, El Gran Tacaño, ch. III.
24 (retour)
Il paraît que Quevedo l'avait peint d'après nature: le
personnage s'appelait D. Antonio Cabreriza (Biblioteca de Autores
Españoles, t. XXIII, p. 489). Ce type fut bientôt célèbre et passa en
proverbe. Dans l'intermède intitulé El Doctor Borrego, au maître
avare qui leur reproche leur appétit: «Insatiables gloutons! Un œuf
en quatre jours!... Je ne sais comment vous échappez à mille
apoplexies!» Les domestiques répondent: «Nous partons, licencié
Cabra!» (Intermèdes espagnols, traduits par Léo Rouanet, p. 243.)
«Il ne resta bientôt plus dans le plat que quelques os et quelques morceaux de peau: «Cela, c'est pour les domestiques, nous dit le maître; car il faut bien qu'ils mangent et nous ne pouvons pas tout avaler. Allons, cédons-leur la place, et vous autres, allez prendre un peu d'exercice jusqu'à deux heures, si vous voulez que votre déjeuner ne vous fasse pas du mal.»
Le docteur Cañizares, chez qui Estevanille [p. 37] González 25 avait pris pension, ne traitait pas mieux ses élèves. Un oignon, un peu de pain moisi formaient chez lui le fond du repas: une fricassée de pieds de chèvre y passait pour un régal extraordinaire 26.
25 (retour)
Vida de Estebanillo González.
26 (retour)
Voir aussi ce que dit Vicente Espinel du pupilage de
Gálvez à Salamanque (Relación primera de la vida del Escudero Marcos
de Obregón: Descanso XII).
Guzmán d'Alfarache 27 ne se louait pas davantage des pupileros et de leurs menus: «un bouillon plus clair que le jour et si transparent qu'on aurait pu voir courir un pou au fond de l'écuelle», des œufs achetés au rabais pendant la bonne saison et conservés cinq ou six mois dans la cendre ou dans le sel, une sardine par personne; pendant l'hiver, une tranche de fromage «mince comme des copeaux de menuisier»; pendant l'été, quatre cerises ou trois prunes comptées exactement, «parce que les fruits donnent la fièvre», voilà de quoi devait se contenter cette «faim invétérée, cette faim d'étudiant, hambre veterana y estudiantina», qui dans toute l'Espagne était passée en proverbe.
27 (retour)
Mateo Aleman, Vida y Hechos de Guzmán de Alfarache,
lib. III, part. II, cap. IV.
De toutes parts s'élève contre les maîtres de pension le même concert de malédictions et de plaintes. Des couplets d'étudiants nous montrent des tablées de pauvres diables dévorant des yeux la soupière où fume le brouet noyé d'eau chaude 28, et serrant des deux mains leur ventre maigre «où les boyaux chantent de faim 29». Ils nous parlent encore du pain «dur comme le ciment», des portions si adroitement coupées qu'on voit le jour au travers et qu'au moindre souffle elles s'envoleraient au plafond, du vin mesuré dans un dé à coudre, baptisé et rebaptisé tour à tour par le marchand, le pupilero et le dépensier 30.
28 (retour)
La sopa de añadido, comme on dit à Salamanque.
(Mal-Lara, Filosofía vulgar, Lérida, 1621, fo 237.) Cf. ibid.,
Centur. V. 93; Centur. VII, 88; Centur. X, 59.
29 (retour)
Cancionero de Horozco, p. 5: «las tripas cantan de
hambre.» (La vida pupilar de Salamanca que escribió el auctor á un
amigo suyo.)—Cf. Bartolomé Palau, La Farsa llamada Salamantina
(1552), publiée et annotée par M. Alfred Morel-Fatio, dans le
Bulletin Hispanique d'octobre-décembre 1900, v. 474 et sq.
30 (retour)
Ibid.—Cf. Floresta Española (1618), IV, 8.
Il faut évidemment tenir compte de l'habituelle exagération de ces sortes de morceaux; mais ce qui prouve bien que les maîtres de pension [p. 39] abusaient par trop de leur monopole, c'est qu'au bout d'un certain temps l'Université ne se soucia plus de faire respecter les privilèges qu'elle leur avait d'abord assurés. Dès lors, bien des écoliers s'empressèrent de se dérober à une tutelle importune: ils s'allèrent loger dans les maisons de la ville où ils étaient sûrs de jouir d'une honnête liberté et ils prirent eux-mêmes la direction de leur petit ménage.
Mais là encore ils couraient grand risque d'étre exploités. Les servantes d'étudiants ne passaient point pour des modèles de probité ni de vertu; elles avaient toujours quelque amant pour qui elles écrémaient le potage et détournaient les plus belles tranches du rôti; Guzman d'Alfarache en essaya cinq ou six à la file dont la probité lui parut douteuse et la propreté incertaine 31. Plus d'une ressemblait sans doute à la vieille dont parle Quevedo, qui demandait à Dieu de lui pardonner ses larcins en disant son chapelet au-dessus de la marmite: un beau jour, le fil du rosaire se rompit et les grains tombèrent dans le potage: «Cela fit le bouillon le plus [p. 40] chrétien du monde.—«Des pois noirs! s'écria un étudiant, sans doute ils viennent d'Ethiopie?»—«Des pois en deuil! répliquait un autre, quel parent ont-ils donc perdu?»—Un autre se cassa une dent en y voulant mordre.» Plus d'une fois, cette estimable vieille prit la pelle à feu pour la cuiller à pot et distribua ainsi des morceaux de charbon au fond des écuelles. Il n'était point rare qu'on trouvât dans la soupe des insectes, des éclats de bois, des paquets d'étoupes ou de cheveux; les convives avalaient tout, sans fausse délicatesse: «Cela tenait tout de même de la place dans l'estomac 32.»
31 (retour)
Mateo Aleman, Guzmán de Alfarache, part. II, lib. III,
cap. IV.
32 (retour)
Gran Tacaño, cap. III.
Les fournisseurs ne valaient pas mieux que les servantes; les bouchers, par exemple, ne se faisaient pas faute de vendre de la viande pourrie; quelquefois, les écoliers s'indignaient et se faisaient eux-mêmes justice: pendant l'hiver de 1642, ils promenèrent par les rues attachée sur un âne, en la rouant de coups et en l'assommant de boules de neige, une femme qui avait ainsi manqué de les empoisonner 33; mais le plus souvent leurs estomacs complaisants se résignaient [p. 41] aux pires nourritures 34; ils étaient dans l'âge heureux où l'on supporte allégrement ces petites misères: «car, ainsi que le dit le bon maître Vicente Espinel, l'insouciante jeunesse sait tourner les chagrins en joie: les pires épreuves ne sont pour elles que sujets de rires et d'amusement 35.»
33 (retour)
Memor. Histór., XVI, 244.
34 (retour)
Aussi nous dit-on que les apothicaires étaient plus
nombreux à Salamanque que partout ailleurs. Laguna parle d'une
certaine Clara, «famosa clystelera de Salamanca» qui avait des
recettes à elle pour «enxugar los infelices vientres de aquellos
pupilos infortunados que jamás se vieron llenos sino de viandas
pestilentiales.» (Dioscórides, p. 498.)
35 (retour)
Relación primera de la vida del Escudero Marcos de
Obregón, Descanso XII.
Tous ces étudiants, les pupilos qui vivent chez les maîtres de pension, et les camaristas 36 qui habitent en chambre garnie, forment ensemble la grande corporation des manteistas, ainsi appelés du nom de leur grand manteau. Au-dessous d'eux sont les capigorristas ou capigorrones, dont la vie est bien plus dure.
36 (retour)
Mateo Aleman, Guzmán de Alfarache, lib. III, part. II,
cap. IV.
Leur nom leur vient de leur costume qui n'est [p. 42] pas tout à fait pareil à celui des autres écoliers: ils ont comme eux la soutane de laine noire, mais ils portent sur les épaules, au lieu de l'ample manteo, une cape d'étoffe grossière (capa ou bernia), et sur la tête, au lieu du bonnet carré, la gorra, qui est une espèce de casquette 37. On les reconnaît aussi à leurs gros souliers ferrés, qui leur font la démarche lourde, et c'est pourquoi les latinistes les appellent dédaigneusement la bande de calceo ferrato 38.
37 (retour)
Covarrubias, Tesoro, aux mots: capigorrista,
gorra, bernia.
38 (retour)
Covarrubias, Tesoro, au mot: çapato.
Ce sont les valets d'étudiants, étudiants eux aussi, inscrits comme leurs maîtres sur les registres de l'Université, mais qui ne sont pas naturellement traités avec les mêmes égards.
Au mois d'octobre, quelques jours avant l'ouverture des cours, sur les routes qui mènent à Salamanque, derrière les mules de louage qui portent les écoliers 39 et leur mince bagage enveloppé de serge verte 40, on voit, trottant à pied dans la poussière, des jeunes [p. 43] gens pauvrement vêtus. Ils accompagnent dans la grande cité universitaire des camarades plus fortunés et vont les servir pendant toute la durée de leurs études. Fils de petits marchands ou de laboureurs, instruits des premiers éléments par quelque curé charitable, ils sont, eux aussi, attirés par la grande renommée des Écoles et ils ont pris le seul moyen qui leur fût offert de tenter la fortune et d'essayer de s'élever au-dessus de leur condition. Ils seront logés, habillés et nourris, et leur métier ne sera pas bien pénible: aller aux provisions, balayer le logis, brosser les bonnets et les manteaux, voilà quel sera à peu près tout leur office 41. Le temps ne leur manquera pas pour travailler et ils pourront suivre, s'il leur plaît, les mêmes leçons que leurs maîtres. Ceux-ci, du reste, les traiteront avec douceur: des études communes ont bien vite rapproché les distances et le valet passe assez tôt au rang de confident, quelquefois de conseiller et presque d'ami 42. Mais aux heures de disette, qui ne sont pas rares, la vie devient presque insupportable pour ces [p. 44] malheureux: pendant les nuits d'hiver, on grelotte dans les galetas mal clos, et, quand les maîtres eux-mêmes souffrent de la faim, les domestiques jeûnent. Comment compulser Galien ou Bartole, quand les dents claquent de froid et qu'il faut par raison démonstrative «persuader à son estomac qu'il a dîné 43?» On se décourage, on cesse de fréquenter les Ecoles ou l'on n'y reparaît qu'à de longs intervalles, allant d'un cours à l'autre au gré de sa fantaisie, passant de la théologie à la médecine ou au droit canon, et recueillant ainsi de droite et de gauche quelques bribes d'un inutile savoir. Pour quatre valets tombés dans une riche maison où l'on peut manger tous les jours et dormir toutes les nuits, où l'on profite en même temps que le jeune maître des leçons du répétiteur, où l'on s'assure pour l'avenir de puissantes protections 44, il y en a cent que l'excès de misère finit par détourner pour toujours des études.
39 (retour)
Ils vont souvent deux et quelquefois trois sur la même
mule. (Juan de Mal-Lara, Filosofía Vulgar, 1621: Centur. X, 25).
40 (retour)
Don Quichotte, IIe partie, ch. XIX.
41 (retour)
Alonso, mozo de muchos amos, éd. Rivadeneyra, p. 495
a.
42 (retour)
Ibid.
43 (retour)
El Gran Tacaño, cap. III.
44 (retour)
Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán...
(1601).—Cf. aussi le début de la nouvelle de Cervantes, Le Licencié
Vidriera.
Sans doute, il y a des exceptions, des exceptions [p. 45] infiniment rares qu'on a toujours citées pendant deux siècles dans les pays d'Universités et qui, encore exagérées par la légende, ont sans doute décidé de bien des vocations et soutenu bien des courages. C'en est une que ce Juan Martínez Siliceo qui, venu à Salamanque comme simple valet, arriva, à force d'intelligence et de zèle, on peut dire héroïque, à attirer sur lui l'attention du haut personnel des Ecoles, réussit à obtenir la beca si enviée du Grand Collège de San Bartolomé et devint plus tard précepteur de Philippe II, archevêque de Tolède et cardinal. C'en est une autre que ce Gaspar de Quiroga qui, un peu après, trouva le moyen de poursuivre dans la même Université le cours complet des études théologiques, sans avoir pour exister d'autre pécule que le real quotidien que lui avait assuré pour sa vie entière la libéralité de la reine Jeanne: en 1593, il était, lui aussi, cardinal et archevêque de Tolède, ses rentes s'élevaient à deux cent mille ducats, et il continuait tous les jours à toucher son real «qui lui était, disait-il, plus précieux que tout le reste 45». Il fallait pour réussir de la sorte, [p. 46]
avec des mérites extraordinaires, une chance miraculeuse. Les pauvres capigorristas n'en demandaient pas tant: un office d'avocat ou quelque prébende eût abondamment comblé leurs désirs; mais, pour presque tous, cette ambition même était chimérique. Les uns, lassés de lutter contre la misère, s'éloignaient tristement de l'Université et regagnaient le pueblo natal à peu près comme ils en étaient venus; quant aux autres, les plus nombreux, incapables de se détacher de Salamanque, mais dégoûtés pour toujours d'une domesticité qui ne leur rapportait rien, aimant mieux, puisqu'il fallait ne pas manger, souffrir la faim en liberté qu'en servage, ils reprenaient leur indépendance et allaient se perdre dans la bande tumultueuse qu'on voyait grouiller de jour et de nuit sur les places et dans les rues de la ville, la bande des étudiants qui avaient mal tourné.
45 (retour)
Clemencin (éd. de Don Quichotte, t. III, p. 129).
LES ÉTUDIANTS QUI TRAVAILLENT ET LES ÉTUDIANTS QUI S'AMUSENT.
A Salamanque ainsi qu'ailleurs, comme il y a des étudiants riches et des étudiants pauvres, il y a de bons et de mauvais étudiants.
Du bon étudiant on ne nous parle guère: sa vie est régulière et calme et son histoire est vite contée. Il est naturellement assidu aux cours et aux offices; il visite souvent ses maîtres, le curé de sa paroisse, les supérieurs des couvents voisins; son divertissement est d'assister, les jours de fête, aux tragédies latines qui se jouent dans le préau du Collège Trilingue et d'écrire des vers pieux pour les concours qui s'ouvrent chaque année en l'honneur du Très Saint-Sacrement 46.
46 (retour)
Mateo Luján de Sayavedra (Juan Martí), Segunda parte de
la Vida del pícaro Guzmán de Alfarache, cap. VI.
La grande majorité des écoliers ne se contentent pas de ces plaisirs austères: ils se soucient beaucoup moins de commenter les Súmulas ou les Institutes que de jouir de leur liberté et de leur jeunesse. C'est une opinion bien établie parmi eux qu'une heure de travail par jour doit suffire 47. Ils vivent donc, pour la plupart, dans une oisivité qui ne leur pèse guère. Les cartes et les dés, les quilles et la pelote 48, les longs bavardages sur le marché de la Verdura ou sous les galeries de la place de Saint-Martin, les promenades aux bords riants du Tormès qui fuit entre les peupliers, les flâneries sur le vieux pont romain, aux pieds du légendaire taureau de granit, les sérénades sous les balcons des jolies filles, les combats avec les jaloux qui viennent troubler les concerts, les bruyantes mêlées où l'on se casse les guitares sur la tête 49, tous ces joyeux passe-temps remplissent agréablement les journées.
47 (retour)
Figueroa, El Pasagero, alivio III, fo 105.
48 (retour)
Mal-Lara, Fil. Vulg., Cent. VII, fo 307.
49 (retour)
Mateo Luján de Sayavedra, op. cit., VII.
Pour ces jeunes gens pleins de feu les bagarres ont surtout un attrait toujours nouveau. Ces qualités dominantes de leur race: le culte exagéré [p. 49] du point d'honneur et le goût des excentricités dangereuses, ne les portent que trop aux rixes sanglantes et aux coups de main; les vieilles traditions de la vie universitaire développent encore chez eux cette humeur belliqueuse.
S'ils veulent s'épargner, au début, des familiarités blessantes, les nouveaux venus doivent avoir le verbe haut et le ton agressif, marcher droit à qui les regarde un peu fixement et tirer au moindre propos l'épée que presque tous ces étudiants au costume pacifique dissimulent sous leur long manteau: on ne se fait respecter qu'à ce prix 50. Aussi les duels sont-ils fréquents, surtout au commencement de l'année, et, comme les amis des combattants résistent rarement à l'envie de soutenir leurs champions, presque toujours ces duels se terminent par une bataille générale.
50 (retour)
Figueroa, El Pasagero, alivio III, fo 105.
D'autres fois, par les belles nuits d'été où l'on se couche tard et où l'on sent le besoin de dépenser le trop plein de sa force, une troupe «fait partie» d'en aller attendre une autre au coin d'une rue et l'on s'allonge joyeusement de grands coups d'estoc, sans motif le plus souvent, [p. 50] pour le seul plaisir de donner et de recevoir des coups. Enfin, à Salamanque comme à Paris, c'est un devoir pour les écoliers de rosser de temps en temps le guet, c'est-à-dire l'alguazil et son escorte, «n'y ayant pas, dit-on, d'amusement plus savoureux que de faire résistance aux gens de justice 51».
51 (retour)
Alonso, mozo de muchos amos, éd. Rivad., p. 495
b.—El Pasagero, fo 106.
Ces prouesses aventureuses sont un usage si bien établi que la juridiction universitaire renonce à peu près à les réprimer: elles entrent en quelque sorte dans le programme d'une vie normale d'étudiant. Presque dans chaque chambre on voit accrochées au mur, au-dessus du lit, l'épée, la rondache et la casaque de buffle qui s'endosse, le soir, par-dessus la soutane. Le jeune Espagnol qui va suivre les cours de l'Université oublie rarement d'emporter dans son bagage un bouclier, un baudrier et une bonne rapière signée de quelque armurier en renom, de Tomás de Ayala, de Sebastián Hernández ou de Sahagún le Vieux. «Le bel équipage, dit l'un d'eux, pour aller écouter des leçons de philosophie!»—«Les dieux que nous allions [p. 51] servir, dit un autre, ce n'étaient ni Minerve, ni Mercure, c'était Mars, et c'était aussi Vénus.»
On peut supposer en effet que les femmes tiennent quelque place dans les préoccupations de cette jeunesse «bouillante, fantasque, libre, emportée, amie du plaisir 52». L'amour et la galanterie font encore plus de tort aux bonnes études que le goût des rixes et des bagarres. Tandis que les écoliers pauvres, se contentant de succès faciles, mais peu flatteurs, courtisent les servantes d'auberge et les cuisinières qui les aident à vivre 53, les étudiants fortunés aspirent d'ordinaire à des conquêtes plus glorieuses. Certains s'éprennent de jolies filles de Salamanque, en quête d'épouseurs, qu'ils ont rencontrées à l'église, à la promenade ou dans quelque partie de campagne: les familles indulgentes favorisent les rendez-vous, et il arrive plus d'une fois que le jouvenceau se laisse prendre et se trouve un beau matin marié à une coquette 54.
52 (retour)
Cervantes, La Tía Fingida.
53 (retour)
Mateo Aleman, Alfarache, part. II, lib. III, cap. IV.
54 (retour)
C'est la sottise que commet Guzman d'Alfarache à
l'Université d'Alcalá.
D'autres, moins naïfs ou plus raffinés, passent agréablement leurs après-midis dans les [p. 52] couvents de femmes où la règle n'est pas trop austère. Ils apportent sous le manteau quelques menues friandises 55: des sucreries, des boîtes de confitures sèches, des flacons de ce vin del Santo, le plus réputé de Castille, que récoltent sur leurs coteaux arides les moines de l'Escurial; tout en faisant honneur à la collation, on devise pendant de longues heures avec les nonnes et leurs invitées: et les conversations qui s'engagent là, autour du brasero, dans la solennité des grands parloirs, roulent quelquefois sur des sujets assez brûlants. On y discute volontiers des questions de morale galante; l'on se demande, par exemple, ce qui vaut le mieux, en amour, de la possession ou de l'espérance, et les jeunes religieuses ne sont pas les dernières à dire leur mot 56. De telles libertés nous paraissent aujourd'hui étranges et même choquantes: elles étaient presque admises autrefois et Mlle de Montpensier nous raconte sur les nonnes de Perpignan, ville alors tout espagnole, des histoires bien plus singulières 57. L'autorité ecclésiastique n'intervenait [p. 53] guère que lorsqu'il s'était produit quelque éclat fâcheux 58. Or, les petits manèges des galanes de monjas ne tiraient généralement pas à conséquence: c'était pour l'ordinaire un amusement platonique, assez semblable au commerce de galanterie de nos précieux et de nos précieuses, mais qui devait paraître plus savoureux aux âmes hardies parce qu'il scandalisait les esprits simples 59 et frisait l'impiété.
55 (retour)
Mateo Luján de Sayavedra, Segunda parte de la Vida del
pícaro Guzmán de Alfarache, VI.
56 (retour)
Ibid.
57 (retour)
Mémoires, III, p. 440.
58 (retour)
C'est ainsi qu'en 1564 un édit de l'évêque de Lérida
constate que «han sucedido de la conversación de los estudiantes y
otras personas algunos peligros y escándalos» et fait défense aux
étudiants âgés de plus de quatorze ans de pénétrer dans les couvents
de femmes sous peine d'excommunication. (D. Jaime Villanueva, Viage
literario á las Iglesias de España, XVII (1851), pp. 277, 278.)
59 (retour)
Voir les protestations indignées de Guzman d'Alfarache,
op. cit., VI.
Pour ceux, plus nombreux, qui ne se contentent pas de ces idylles romanesques et un peu perverses, ils n'ont que trop d'occasion de satisfaire leur goût pour les réalités. Malgré les terribles menaces des règlements universitaires, Salamanque est remplie d'aimables personnes d'abord engageant et de vertu peu farouche. Elles sont logées pour l'ordinaire dans la ville basse, aux bords du Tormès et en ce quartier [p. 54] des tanneries où la fameuse Célestine exerça, dit-on, son métier. On peut les rencontrer le matin aux offices où elles ne manquent guère; elles se tiennent, l'après-midi, sur leur balcon, exposant aux regards un visage fardé et une gorge fort découverte; le soir venu, on va les retrouver à la taverne; parfois même on réussit à les introduire dans les pensions ou dans les Collèges, et ce sont alors des fêtes inoubliables, dont l'inquiétude double le plaisir.
On voit parfois apparaître d'autres étoiles plus brillantes, étoiles parties on ne sait d'où, qui souvent ont déjà jeté quelques feux en Italie ou dans les Flandres et qui disparaîtront aussi brusquement qu'elles sont venues 60. Ces belles étrangères ne se montrent pas en toutes les saisons: elles viennent à Salamanque au moment où les vacances viennent de finir et où les étudiants ont encore la bourse pleine, de même qu'elles vont à Séville pour l'arrivée des galions. Elles louent une maison sérieuse et de belle apparence; elles n'en sortent que rarement et toujours en pompeux équipage. A leur côté marche quelque duègne ou quelque tante d'emprunt, [p. 55] vénérable matrone, dont la mante sombre, les larges coiffes blanches, le chapelet à gros grains et la longue canne en jonc des Indes ne peuvent inspirer que le respect; un vieil écuyer va derrière, à qui sa golille empesée, sa rapière et son baudrier donnent des airs de gentilhomme. On voit tout de suite qu'une telle proie n'est point pour ces «jeunes corbeaux qui s'abattent sans discernement sur toute espèce de chair 61», pour ces chétifs vade-mecum 62 qui ne peuvent réunir pour une sérénade que quatre «musiciens de voix et de guitare», une harpe, un psalterion et quelques joueurs de sonnailles 63. Il faut pour la conquérir autre chose que ces maigres présents dont se contentent les pauvres filles, limons, oublies, «pastilles de bouche», bijoux en argent doré, dentelles de bas prix venues de Lorraine ou de Provence. Elle ne cède qu'aux colliers de perles, aux belles guipures de Hollande, aux chaînes d'or de cent ducats. Quand elle a pris, comme dit Cervantes, «à ses [p. 56] appeaux» quelqu'un de ces beaux galants, riches comme des «Péruviens» et qui savent jeter les doublons par les fenêtres, de ceux qu'on appelle à Salamanque les Generosos 64, elle a vite fait de le dépouiller et elle s'envole vers d'autres cieux,—à moins qu'intervenant à propos le Corregidor ne confisque un bien mal acquis et ne condamne l'aventurière à demeurer tout un jour sur une des places de la ville, attachée à une échelle, coiffée du bonnet pointu, exposée aux risées du petit peuple.
60 (retour)
Cervantes, El Licenciado Vidriera.
61 (retour)
Cervantes, La Tía Fingida.
62 (retour)
Ce surnom des étudiants leur vient de leur portefeuille,
ou vade-mecum.
63 (retour)
Cencerros, colliers de grelots, qui faisaient
l'accompagnement.
64 (retour)
«Cierto caballero..., mozo, rico, gastador,
enamorado..., de los que llaman Generosos en Salamanca.» (La Tía
Fingida.)
En de tels passe-temps, les écoliers, riches ou pauvres, ont vite épuisé leurs ressources. Quand la bourse est à sec, quand, au risque d'être excommunié par le Juez del Estudio, on a vendu ou engagé meubles, livres, habits et bonnets, tout ce qui peut s'engager ou se vendre 65, on n'a plus qu'à adresser aux parents des appels désespérés et l'on attend avec angoisse le retour des muletiers qui servent de courriers [p. 57] et de commissionnaires 66. Si les parents impitoyables ne répondent que par de bons conseils, si l'arriero n'apporte au lieu des ducats espérés qu'une douzaine de saucisses et un sac de pois, on flétrit solennellement la barbarie des pères en brûlant à la flamme d'une chandelle la lettre décevante, et tous les camarades entonnent en chœur le chant traditionnel qui s'appelle la Paulina: «Parents cruels et féroces, parents, nouveaux Nérons, pères qui n'envoyez pas la portion quotidienne, puissiez-vous souffrir, chaque semaine, notre faim de chaque jour, et, comme brûle ce papier, puisse l'argent que vous nous refusez se changer en charbon dans vos coffres. Amen 67!»
65 (retour)
Cortes de Valladolid (1542 et 1555), Cuaderno
gothique, fo 1703, a et b.
66 (retour)
Relación primera de la Vida del Escudero Marcos de
Obregón, Descanso XII.—Jerónimo de Alcalá, Alonso, mozo de muchos
amos, éd. Rivadeneyra (Novelistas posteriores á Cervantes), I, p.
495 a.—Bartolomé Palau, La Farsa llamada Salamantina (1552),
publiée et annotée par M. Alfred Morel-Fatio, v. 564 et sq.
67 (retour)
Rojas, Lo que quería ver el Marqués de Villena, Jorn.
III:
«... Vaya la Paulina, pues; El candil apropinquad... etc.»
Cf. Alfarache de Luján, chap. VI.—Alonso, mozo de muchos amos, éd. Rivad., 495 b.
On peut également rapprocher de ce passage la scène suivante de L'Invité de Lope de Rueda:
«Le Licencié.—Ah! Seigneur Juan Gómez, embrassez-moi! Et ma mère vous a-t-elle donné quelque chose pour moi?
«Le Voyageur.—Oui, Seigneur.
«Le Licencié.—Embrassez-moi encore, seigneur Juan Gómez. Que vous a-t-elle donné? Est-ce quelque chose d'importance?
«Le Voyageur.—Pourquoi pas?
«Le Licencié.—Ah! seigneur Juan Gómez, soyez le bienvenu! Montrez-moi ce que c'est.
«Le Voyageur.—C'est une lettre, seigneur, qu'elle m'a chargé de vous remettre.
«Le Licencié.—Une lettre, seigneur? Et madame ma mère vous remit-elle aussi quelque argent?
«Le Voyageur.—Non, seigneur.
«Le Licencié.—Alors, que me fait une lettre sans argent!»
Cet espoir évanoui, les fils de famille peuvent encore trouver quelque crédit auprès des usuriers qui pullulent à Salamanque et que la police traque vainement: les étudiants de petite maison n'ont plus qu'à apprendre les secrets de andar sin blanca 68, c'est-à-dire de vivre sans sou ni maille, et le premier de ces secrets, c'est d'aller «courir», autrement dit: de voler à l'étalage.
68 (retour)
«Lazaro.—Que aprendí en Salamanca.
La ciencia infusa de andar sin blanca.»
(Entremés del hambriento.
La blanca est une petite monnaie qui valait la moitié d'un maravédis.
C'est là, d'ailleurs, un jeu fort à la mode et qui n'a rien de déshonorant. Tous les héros de romans picaresques se vantent d'avoir pratiqué ce genre d'exercice et voici, par exemple, en quels termes notre Don Pablos conte ses prouesses:
«Je passais un soir dans la grand'rue; il y avait fort peu de monde: à l'étalage d'un confiseur, j'aperçois une caisse de raisins secs. Je prends mon élan, je mets la main sur la boîte et je me sauve. Le confiseur se précipite après moi, et, derrière lui, ses domestiques et ses voisins. La caisse était lourde: malgré mon avance, je vis qu'ils allaient m'atteindre. Au coin d'une rue, je jette ma boîte à terre, je m'assieds dessus, je roule mon manteau autour de ma jambe et, la tenant à deux mains, je me mets à crier: «Ah! que Dieu lui pardonne! Il a marché sur «moi!» Toute la bande accourt en hurlant: «Frère, me disent-ils, un homme n'a-t-il pas «passé par ici?—Il est déjà loin! il m'a foulé «aux pieds; mais loué soit le Seigneur!» Ils repartent au plus vite, et tranquillement j'emporte la boîte au logis.
«Mes camarades, à qui je contai l'aventure, me félicitèrent chaudement de mon succès; mais ils ne voulaient pas croire que les choses [p. 60] se fussent passées comme je le disais. Piqué au jeu, je les conviai à venir le lendemain me voir courir une autre boîte.
«Ils furent exacts au rendez-vous; mais cette fois les boîtes étaient rangées dans l'intérieur de la boutique et on ne pouvait songer à en saisir une avec la main: l'entreprise paraissait donc impossible, d'autant plus qu'averti, le confiseur se tenait sur ses gardes. A quelques pas du magasin, je tire mon épée dont la lame était solide, je me précipite dans la maison en criant: «Meurs! Meurs!» et je porte une pointe dans la direction du marchand. Il tombe à la renverse en demandant confession; je pique une boîte, je l'enfile avec mon estoc et je décampe. Les camarades étaient émerveillés de mon adresse et mouraient de rire en voyant la mine que faisait le confiseur; il suppliait qu'on l'examinât: «Je suis blessé, disait-il, c'est un homme avec qui j'ai eu une querelle.» Mais, quand il leva les yeux, le désordre que j'avais mis parmi les autres boîtes lui fit deviner le larcin et il se mit à faire tant de signes de croix qu'on crut qu'il n'en finirait point 69. Jamais, je [p. 61] l'avoue, aucun succès ne me donna autant de joie.»
69 (retour)
Quevedo, El Gran Tacaño, VI.—Cf. Alonso, d. Rivad.,
495 a.
Ces continuelles rapines inspirent aux marchands une légitime méfiance: ils redoublent de précautions, mais les «coureurs» redoublent d'ingéniosité et d'audace; l'exaspération des gens de police, les mois de prison et les centaines de coups de fouet prodigués aux maladroits qui se font prendre, les menaces si redoutées de l'Église, tout cela, en accroissant le péril, ne fait que rendre le jeu plus passionnant, et entre les boutiquiers et la race aventureuse des étudiants le duel se continue pendant plusieurs siècles.
LES ÉCOLIERS MENDIANTS OU CHEVALIERS DE LA Tuna.
Même aux heures de grande nécessité la plupart des écoliers se bornent à ces espiègleries un peu fortes. Mais certains se laissent aller à de pires indélicatesses et, de chute en chute, ils en viennent à mener la vie de ces pícaros ou «mauvais garçons» qui, suivant le mot de Cervantes, semblent venus à Salamanque «moins pour apprendre les lois que pour les enfreindre». Ces étudiants faméliques et vagabonds, gorrones ou chevaliers de la Tuna 70, forment comme une vaste corporation, où règne l'égalité la plus parfaite, où s'efface toute distinction sociale et dont tous les membres sont indissolublement unis par les souvenirs de leurs communes misères et la complicité [p. 63] de cent méfaits 71. Parmi les sujets de ce royaume de gueuserie, on compte beaucoup d'anciens pages ou valets d'étudiants qui se sont lassés d'une telle dépendance; d'autres, dont le sort était plus doux et qui avaient jadis quitté leur famille pleins de nobles ambitions et de résolutions vertueuses, ont été gâtés par les mauvaises compagnies; d'autres, enfin, sont des jeunes gens riches qui, d'eux-mêmes, par fantaisie et par goût, ont préféré, dès le premier jour, à une condition paisible et à un bien-être assuré l'imprévu d'une existence errante et son inquiète liberté 72.
70 (retour)
La Tuna, c'est la vie de paresse et d'aventures.
71 (retour)
Ils ressemblent fort aux vagi scolares, aux «goliards»
de nos Universités du Moyen Age, ou encore à ces écoliers mendiants de
l'Université de Bologne dont Buoncompagno nous a laissé, dans son
Antiqua Rhetorica (1215), un si triste portrait. (Sutter, Aus Leben
und Schriften des Magisters Buoncompagno, Fribourg, 1894.)
72 (retour)
Cervantes, La Ilustre Fregona.
Tous, drapés dans un manteau troué ou serrés dans une vieille soutane «dont les pans déchirés pendent comme des bras de pieuvre 73», ils se promènent fièrement par les rues de Salamanque, espérant quelque heureux hasard ou [p. 64] méditant quelque «tour de main». On les voit dès le matin attendant sur le seuil des couvents la distribution des écuelles de soupe, et c'est de là que leur vient leur surnom de sopistas. Quand les frères leur apportent l'énorme marmite où nagent tous les légumes de la terre, choux, navets, courges et laitues, assaisonnés de noyaux d'olives, d'escargots et de têtes de poissons, quant apparaît le frère portier chargé de répartir l'aumône, à peine la prière dite, tous se bousculent et jouent des coudes pour n'être pas les derniers servis: quelquefois on en vient aux coups et, pour rétablir l'ordre, le fraile frappe de droite et de gauche avec sa grande cuiller 74. Dans la journée ils courent la campagne et, malgré les chiens de garde, dévalisent jardins et vergers 75, ou bien ils trompent leur faim en allant demander aux nonnes quelques gobelets d'une boisson rafraîchissante qu'elles fabriquent et dont elles ne sont pas avares, et souvent même ils emportent la tasse, au risque de décourager la charité 76. Mais, pour assurer le repas [p. 65] du soir, ils ne peuvent compter que sur la générosité d'un riche camarade, sur la crédulité d'un débutant et, plus sûrement, sur leur propre savoir-faire. Les pains du boulanger, les melons et les piments du marché aux légumes, les pralines et les nougats du confiseur, les outres de vin accrochées à la porte des tavernes, ce qui se mange et ce qui se boit, tout leur est d'une bonne prise: les marchands de marrons connaissent par de fâcheuses expériences la rapidité de leurs jambes et la dextérité de leurs mains 77; les rôtisseurs et les pâtissiers les voient avec inquiétude respirer l'odeur de leurs étalages.
73 (retour)
«Rabos de pulpo» (Don Quichotte, II, ch. XIX).
74 (retour)
Romance nuevo del modo de vivir de los pobres
estudiantes, Valencia.
75 (retour)
El Gran Tacaño, VI.
76 (retour)
«Entró Merlo Díaz, hecha la pretina una sarta de búcaros
y vidrios los quales pidiendo de beber en los tornos de las Monjas
avia agarrado con poco temor de Dios.» (Gran Tacaño, IIa part.,
cap. III.)
77 (retour)
Alonso, Rivadeneyra, 455 a.
S'ils paraissent rarement dans le cloître des Ecoles, s'ils sont mal renseignés sur les livres de «texte», ils connaissent parfaitement «cent manières et façons de soutirer l'argent d'autrui 78».
78 (retour)
Lazarillo de Tormes.
Tricher au jeu, faire l'office de spadassin ou d'entremetteur, jouer auprès des filles galantes [p. 66] le rôle du frère qui veille sur l'honneur du nom et duper ainsi l'amoureux novice, mendier sous le porche des églises, un emplâtre sur l'œil et le rosaire à la main, fabriquer de fausses clefs, rompre les cadenas, piller les dépenses des collèges et dévaliser les chambres des boursiers, transformer les cuartos 79 simples en cuartos doubles en les élargissant à coups de marteau, voilà le vrai fond de leur savoir.
79 (retour)
Le cuarto est une monnaie de cuivre qui valait quatre
maravédis.
Quoiqu'ils soient passés maîtres en de telles malices et dignes, comme dit Cervantes, «d'occuper une chaire en ces facultés 80», quoiqu'une lutte constante contre les incommodités de la fortune «aiguise leur entendement et rende tous les jours leur esprit plus subtil 81», il leur arrive pourtant plus d'une fois de se coucher sans avoir rien pu se mettre sous la dent. Ils vont passer la nuit dans le gîte que le hasard leur offre, quelquefois dans les hôpitaux 82, quelquefois dans un grenier, souvent à la belle étoile, et le bon sommeil, «les enveloppant [p. 67] comme d'un manteau 83», les console de leurs misères.
80 (retour)
La Ilustre Fregona.
81 (retour)
Mateo Aleman, Guzmán de Alfarache.
82 (retour)
Estebanillo González, éd. Rivad., 305 b.
83 (retour)
C'est le mot de Sancho Panza.
Ces misères d'ailleurs leur paraissent bien plus supportables que la monotonie d'une existence consacrée au travail. «Sans la faim et sans la gale, fléau commun des étudiants 84», ils s'estimeraient les plus heureux des hommes. «Ni le froid, ni la chaleur ne les gênent: toutes les saisons de l'année sont pour eux comme un doux printemps; ils dorment d'aussi bon cœur sur des gerbes de blé que sur un matelas; ils s'enfoncent dans la paille des auberges avec autant de volupté que si leur lit était fait de fine toile de Hollande 85.» Comme Estevanille González, ils sont tous «garçons de bonne humeur», et cette naturelle gaîté les rend insensibles à bien des maux. On retrouve en eux ce fatalisme presque oriental et cette admirable conformidad qui ont aidé les Espagnols de tous les temps à tout supporter et à se résigner à tout. Pourquoi s'indigneraient-ils contre des maux que leur a imposés le destin? Pour eux-mêmes, ils sont persuadés, comme la vieille Célestine, [p. 68] qu'ils sont «comme Dieu l'a voulu». Ils n'ont par conséquent ni regret ni remords et ils ne désespèrent pas de pouvoir, quand viendra l'heure fatale, «crocheter la porte du Paradis 86» comme ils en ont crocheté bien d'autres.
84 (retour)
Cervantes, Coloquio de los Perros.
85 (retour)
Cervantes, La Ilustre Fregona.
86 (retour)
Lazarillo de Tormes.
Ces gueux sont d'ailleurs fiers de leur condition et se tiennent les uns les autres en très haute estime, se traitant avec considération et ne s'appelant jamais que Votre Grâce ou Votre Seigneurie. Il n'est pas de métier qui vaille à leurs yeux «cette glorieuse liberté auprès de laquelle tout l'or et toutes les richesses de la terre sont de peu de prix».
Ils sont donc enivrés de leur indépendance, orgueilleux de leur paresse, et ils ont aussi la prétention et la fierté de rester des étudiants, du moins par le costume et par le nom, d'être encore «immatriculés» dans le corps glorieux de l'antique Université.
Quoique leurs vies soient presque pareilles, ils rougiraient d'être confondus avec les mendiants du Zocodover de Tolède, les coupeurs de bourses de la Plaza Mayor de Madrid, les [p. 69] portefaix de Séville ou les rufians de Zahara.
Lorsque, à la suite d'une bataille avec le guet ou de quelque grave friponnerie, l'air de la ville leur paraît malsain, ils s'en vont courir la campagne, emportant tous, pendue à leur ceinture, la hortera, l'écuelle de bois qui ne les quitte guère 87. Les uns chantent dans les bourgs au sortir des offices 88 et tendent le bonnet aux personnes charitables; les autres s'associent à des montreurs de singes, à des joueurs de gobelets ou à des porteurs de fausses bulles. Certains, qui savent autant d'oraisons que de vieux aveugles 89, les récitent à un demi-maravédis la pièce, [p. 70] et celle de sainte Lucie qui guérit les maux d'yeux 90, comme celle de saint Blas qui guérit les maux de gorge 91, leur sont surtout d'un merveilleux profit. Quelques-uns font métier de connaître les propriétés et vertus des plantes et des racines, et, pour se donner plus de crédit, ils assaisonnent leurs ordonnances de quelques mots latins qui leur sont restés dans la mémoire; d'autres font des pronostics, tirent des horoscopes, lisent l'avenir dans les lignes de la main 92. D'autres portent toujours soigneusement roulé dans leur collet «ce livre non relié, qu'ont coutume de lire les Espagnols de toute condition», à savoir un jeu de cartes 93, cartes sales et crasseuses, il est vrai, usées des quatre coins, «mais qui ont, pour qui sait s'en servir, cette admirable vertu qu'on ne coupe jamais sans laisser un as par dessous 94»; comment [p. 71] mourir de faim avec cela quand il y a à la porte des hôtelleries tant de muletiers passionnés pour le vingt-et-un, le lansquenet et le quinola? De ces gorrones en rupture de ban, on en voit même qui se déguisent en captifs échappés des bagnes d'Alger: ils attendrissent les villageois en leur faisant voir sur un tableau grossièrement enluminé quels tourments endurent les pauvres chrétiens quand ils tombent aux mains des Maures infidèles 95.
87 (retour)
Francisco de Castro, Entremés de la Casa de Posadas.
88 (retour)
Quelques-uns de ces chants ressemblent, sans doute, à la
vieille complainte que nous pouvons lire dans le Libro de Cantares
de l'Archiprêtre de Hita (1389):
De Como los escolares demandan por Dios.
Sennores, dat al escolar,
Que vos bien demandar,
Dat limosna, o raçion,
Faré por vos oraçion,
Que Dios vos de salvaçion,
Quered por Dios a mi dar..., etc.
(Ed. Rivad., pp. 278b, 279a, 281, 282.)
89 (retour)
C'étaient, en effet, les aveugles qui faisaient surtout
trafic de ces oraisons ou ensalmos: le maître de Lazarillo de Tormes
en savait «cent et tant». Un héros d'une comédie de Cervantes, Pedro
de Urdemalas, sait «l'oraison de l'âme seule, l'oraison de saint
Pancrace, celle des engelures, celle qui guérit la jaunisse, celle qui
fait fondre les écrouelles».
90 (retour)
Pícara Justina, fo 11.
91 (retour)
Lope de Vega, Peribañez, II, 23.
92 (retour)
Liñan y Verdugo, Guía de Forasteros, Valencia, 1635,
fo 92.
93 (retour)
C'est Covarrubias (Tesoro) qui donne cette
définition.
94 (retour)
Cervantes, Rinconete y Cortadillo.
95 (retour)
Cervantes, Historia de los Trabajos de Persiles y
Sigismunda, lib. III, cap. X.
Dès qu'ils croient pouvoir affronter impunément les regards du Corregidor, ils rentrent à Salamanque avec quelques blancas dans leur poche et ne tardent point à y reprendre le «métier», le «saint et bon métier», qui finira peut-être par les conduire aux galères, à la prison ou même aux finibus terræ, c'est-à-dire à la potence.
ÉPISODES DE LA VIE UNIVERSITAIRE: FÊTES ET CONGÉS,
oposiciones ET grados.
Pour le commun des étudiants, qui ne vont pas au delà des ordinaires espiègleries et qui se privent des fortes émotions de l'existence picaresque, la vie de Salamanque offre encore assez d'imprévu. Mille événements y rompent la monotonie des jours.
Tout d'abord, les fêtes religieuses sont une perpétuelle occasion de congés. Sans parler de Noël, de la semaine sainte, de la Pentecôte et de la Fête-Dieu, dix fois au moins dans l'année l'Université ferme ses portes en l'honneur de la Sainte Vierge: pour la Conception de Notre-Dame, l'Expectation de Notre-Dame, la Nativité de Notre-Dame, la Présentation, la Purification, l'Annonciation, la Visitation, l'Assomption de Notre-Dame, etc. Les grands saints et les saints locaux sont chômés aussi avec une singulière [p. 73] exactitude 96: et ce sont alors des cérémonies magnifiques, d'interminables processions serpentant dans les rues étroites de la ville, tandis que sonnent les cent clochers, de longues files de pénitents, nus jusqu'à la ceinture, se déchirant la peau avec les boules de verre de leurs martinets et bombant le dos pour mieux faire jaillir le sang; des expositions d'images et de reliques, des pèlerinages vers des chapelles éloignées ou vers des lieux qu'ont illustrés des miracles, des foires, des repas sur l'herbe, des troupes chantantes, des bals dans les carrefours: danses de soulier où l'on marque la mesure en frappant de la main sa semelle, danses de cascabel menudo où l'on s'attache aux jarrets des colliers de grelots, danses des épées où s'escriment des quadrilles habillés en toile blanche; des tournois, des «jeux de cannes» où, sur leurs chevaux andalous caparaçonnés de drap d'or, des seigneurs en costume jaune et blanc simulent des combats contre des chevaliers vêtus de satin cramoisi; des concerts où le psaltérion, le hautbois 97, la mandore et la [p. 74] cornemuse de Zamora associent leurs sons aux métalliques accords de la guitare.
96 (retour)
Estatutos hechos por la Universidad de Salamanca.
97 (retour)
Chirimia, hautbois à douze trous, instrument d'origine
arabe.
La fête de San Marcos est l'occasion d'un divertissement étrange. Les étudiants achètent, aux frais de la cité, un taureau de belle apparence 98, ils le conduisent à la cathédrale où il écoute la messe fort dévotement; après l'office, ils le promènent dans la ville en demandant l'aumône à chaque porte; ils lui attachent enfin entre les cornes des fusées auxquelles ils mettent le feu, et le lâchent affolé dans les rues où il renverse tout et met les passants en déroute.
98 (retour)
La légende prétend que lorsque, la veille de la fête,
les étudiants vont faire leur choix au pâturage, ils crient: «Marcos!»
et qu'alors la bête qui plaît le mieux au saint sort d'elle-même du
troupeau. (Padre Feijoo, Obr. Escog., éd. Rivadeneyra, p. 382.)
Le jour de la Saint-Martin, toute la ville est en joie: c'est à cette date qu'a lieu l'élection du nouveau Recteur. Au sortir du cloître de l'Université, où l'on vient de proclamer son nom, il fait au travers de Salamanque la traditionnelle promenade, le paseo. Le cortège est d'une extraordinaire magnificence: le nouvel élu appartient presque toujours à l'une de ces illustres familles qui ont donné à l'Université tant de [p. 75] brillants élèves et tant de puissants protecteurs: les Mendoza, les Guzmán, les Pimentel, les Córdova, les Sandoval, les Pacheco, les Fonseca; il n'hésite pas à dépenser des sommes considérables pour effacer par l'éclat de son équipage les souvenirs laissés par ses prédécesseurs. Derrière lui défilent les docteurs, les maîtres, les officiers, les étudiants. Il est d'usage qu'à cette occasion chaque écolier renouvelle sa garde-robe et que les jeunes gens riches habillent de neuf leurs pages et leurs valets 99. Tous les couvents, tous les Collèges ont orné leur façade; tous les habitants ont suspendu à leurs fenêtres des tapisseries, des couvertures, des étoffes de couleur. Ce jour-là, la cité entière témoigne son attachement à l'Université qui fait sa prospérité et sa gloire.
99 (retour)
Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán, conde de
Olivares, á D. Laureano de Guzmán.
En dehors de ces solennités, divers événements viennent encore jeter dans la vie scolaire une singulière animation. Ce sont d'abord les oposiciones. Dès qu'une chaire devient vacante, un concours est aussitôt ouvert et dans tout le royaume le Recteur adresse un appel aux opositores [p. 76] ou candidats. Les épreuves de ce concours sont publiques; elles comprennent généralement une leçon d'une heure sur un sujet fixé d'avance, une critique de la leçon par les concurrents, une réponse du candidat à ces critiques, et enfin une série de discussions improvisées sur divers points du programme 100. A Salamanque, où l'organisation de l'Estudio est essentiellement démocratique, ce ne sont pas les docteurs qui choisissent leur futur collègue, ce sont les étudiants de la Faculté qui désignent leur futur maître. Quoique ces jeunes gens fassent tous leurs efforts pour rester dignes d'un tel privilège et pour juger avec équité, on devine cependant qu'il y a bien des compétitions, bien des intrigues, et que tout ce monde remuant et passionné est violemment agité par l'approche d'une oposición. On voit se former des partis, de véritables factions 101. Chaque concurrent peut compter sur l'appui de ses compatriotes; il fait d'ordinaire, quelques jours avant les épreuves, un certain nombre de cours [p. 77] où il attire le plus d'auditeurs qu'il peut et où se comptent ses amis et ses adversaires 102, il trouve toujours à la sortie un groupe d'admirateurs pour l'acclamer et lui faire escorte. Il arrive que des opositores plus fortunés recourent à des manœuvres peu délicates pour assurer un succès qu'ils jugent douteux. Ils tiennent table ouverte pendant une ou deux semaines, et c'est là une bonne aubaine pour les pauvres sopistas; leurs plus chauds partisans vont attendre aux portes de la ville les nouveaux étudiants qui arrivent de leur province; ils leur font mille civilités, les conduisent dans une hôtellerie et les régalent plusieurs jours de suite, pour obtenir leurs voix 103.
100 (retour)
Vida, ascendencia, nacimiento, crianza y aventuras de
el Doctor D. Diego de Torres Villaroel, catedrático de prima de
matemáticas en la Universidad de Salamanca, Salamanca, 1752, p. 79 et
sq.
101 (retour)
Mateo Aleman, Alfarache, Part. II, lib. III, cap.
IV.
102 (retour)
Instrucción que dió D. Enrique de Guzmán...
103 (retour)
Mateo Luján de Sayavedra, Segunda parte de la Vida de
Guzmán de Alfarache, lib. II, cap. V.—Figueroa, El Pasagero,
Alivio III, fo 106.
Malgré tout, il ne paraît pas que l'Université de Salamanque ait jamais vu d'élection vraiment scandaleuse, au moins pendant les premiers siècles de son existence 104. C'est que là, comme dans la plupart des grandes Écoles du Moyen-Age, [p. 78] les jeunes étudiants finissent presque toujours, malgré les brigues et les cabales, par subir l'influence de ceux de leurs camarades plus âgés et plus sérieux qui, ayant souvent passé la trentaine, déjà licenciés ou même docteurs et futurs candidats aux mêmes chaires, sont à la fois capables de bien juger les aspirants et intéressés à faire récompenser le vrai mérite.
104 (retour)
Avant que se soit établie la tyrannie des Grands
Collèges. (Voir plus loin, Deuxième Partie, II, p. 181-188.)
Dès que le résultat du vote est connu, les amis du nouvel élu se précipitent vers sa maison et remplissent sa rue de cris assourdissants; mais cette victoire que tant de voix lui annoncent n'est pas officielle encore, et il doit en savourer silencieusement le plaisir. La tradition veut qu'il ne se montre point avant que le Recteur lui ait fait tenir le testimonium delatæ cathedræ, c'est-à-dire l'acte de nomination. Quand on voit apparaître au bout de la rue le bedeau de l'Université avec le rouleau de parchemin, le tumulte augmente encore: la porte est enfoncée, on arrache au vainqueur son bonnet, on le couronne de laurier, on le soulève de terre, et un vrai torrent l'entraîne jusqu'aux Écoles, renversant sur sa route les tréteaux des marchands. Suant, essoufflé, la soutane au vent, [p. 79] le nouveau maître fait son entrée dans le cloître sur les épaules de ses admirateurs; on le porte jusqu'à la chaire qu'il vient de conquérir et il en prend possession au milieu d'acclamations enthousiastes. Pendant ce temps, les plus riches de ses amis ont loué des montures: après avoir fait des courses folles dans les rues en criant son nom à tous les échos, ils pénètrent dans la cour de l'Université, tournent autour des colonnes, comme pris de vertige, et font entrer leurs chevaux jusque dans les classes. Tout le jour, le vacarme continue.
Quand la nuit est tombée, un cortège se forme. Tenant à la main des torches et des lanternes, agitant au-dessus de leurs têtes des palmes et des branches de laurier, plusieurs centaines d'étudiants vont reprendre chez lui le héros de la journée et lui font faire le tour de Salamanque. D'immenses écriteaux, portés au bout d'une perche, font connaître au peuple son nom, le nom de son pays et son nouveau titre. A chaque instant partent des coups de pistolet, éclatent des pétards; des fusées montent dans le ciel. La ville est illuminée: les gens les plus pauvres ont mis sur le rebord de leur fenêtre une lampe ou une chandelle; les religieuses [p. 80] même ont allumé des flambeaux à la porte de leurs couvents 105.
105 (retour)
Apparatus latini sermonis, auctore Melchiore de la
Cerda, S. J., eloquentiæ professore, Séville, 1598.—Torres
Villaroel, loc. cit.
Parfois le cortège s'arrête devant une église, un collège, une maison bâtie en pierres de taille; on dresse une échelle, un étudiant y monte et trace avec une encre rouge, faite d'huile et de sang de bœuf, une inscription admirative, comme on en voit encore des milliers sur les murs de Salamanque. Puis la troupe reprend sa marche, toujours plus nombreuse et plus bruyante. Aux chants, aux sons de la musique se mêlent les airs de triomphe qui glorifient à la fois le nouveau maître et sa province: Vítor Don Pedro, Vítor Castilla! ou Vítor Don Luis Vítor Navarra! Vítor! Les clameurs emplissent la ville, elles s'étendent jusqu'aux plus misérables ruelles, et le petit peuple, à l'âme enfantine et obscure, est ébloui par cette apothéose du savoir 106.
106 (retour)
Dans d'autres Universités et particulièrement à Alcalá,
ces réjouissances prennent un autre caractère et tournent un peu à la
mascarade. Dans le Don Quichotte de d'Avellaneda, le Chevalier et
son fidèle Sancho arrivent à Alcalá au moment où l'Université
célébrait la réception d'un nouveau maître de théologie. «Il faisait
le tour de la ville dans un char de triomphe, et plus de deux mille
Écoliers l'accompagnaient, les uns à pied, et les autres à cheval ou
sur des mules. Don Quixotte et Sancho rencontrèrent bientôt les
Écoliers qui marchaient deux à deux, la tête couronnée de fleurs, et
chacun une branche de laurier à la main. Au milieu d'eux paraissait un
char de triomphe d'une grandeur prodigieuse. Le devant était occupé
par un nombre infini de chanteurs et de joueurs d'instruments. On
voyait dedans plusieurs Ecoliers habillés en femmes, dont les uns
représentaient les vertus et les autres les vices; et chaque
personnage portait une inscription qui le désignait. Ceux qui
représentaient les vices étaient chargés de chaînes et assis aux pieds
des autres, et ils affectaient un air triste et convenable au malheur
de l'esclavage. Dans le fond du char paraissait par dessus tout le
nouveau Professeur sur un trône et vêtu d'une longue robe d'écarlate
avec une couronne de laurier sur la tête.» (Nouvelles Aventures de
Don Quixotte, traduction de Lesage, éd. de 1707, p. 256.)
Dans la grande cité universitaire, la collation de certains grades excite un enthousiasme pareil. Le baccalauréat n'a qu'une assez mince importance: ce n'est guère qu'un certificat d'assiduité, que l'on peut quelquefois obtenir sur le simple témoignage du bedeau. La licence et même le diplôme de maître ès arts se confèrent sans grande pompe. Mais l'Université a tenu à entourer d'un éclat incomparable les cérémonies du doctorat, qui est l'acte le plus considérable [p. 82] de la vie scolaire et comme le terme normal des études: elle a vu là un moyen de maintenir son prestige, de rendre manifestes aux yeux de tous sa richesse, sa puissance et sa majesté.
La veille de l'examen, un étudiant à cheval, précédé de tambours et de trompettes, va distribuer à tous les docteurs la liste des conclusions qui seront soutenues. Aussitôt après, tout le corps universitaire se rassemble pour la procession solennelle. En tête, les musiciens, l'Alguazil du Chancelier, les Maîtres des cérémonies, les Rois d'armes, les deux Secrétaires de l'Estudio; derrière, les professeurs en grand costume: robe noire garnie de dentelles blanches, camail de couleur, toque noire ornée d'une houppe qui retombe en franges autour du bonnet; d'abord les maîtres ès arts en camail bleu de ciel, puis les théologiens en camail blanc, les médecins en jaune, les canonistes en vert, les légistes en rouge 107. Après eux, le candidat; les [p. 83] bedeaux avec leurs masses, l'Écolâtre, ayant à sa gauche le Recteur, à sa droite le docteur qui servira de parrain au récipiendaire; enfin les juges et les officiers de l'Université, les pages, les valets et les domestiques. Le candidat va tête nue; il monte un cheval richement harnaché, couvert d'un caparaçon qui traîne jusqu'à terre, il est vêtu de velours ou de soie avec le collet à l'espagnole et des bottes de maroquin; il est armé de l'épée et de la dague. Les cloches sonnent: au bourdon sourd de la cathédrale se mêlent les notes claires du clocher de Saint-Martin, les tintements des églises lointaines. Derrière le cortège se presse en désordre la foule innombrable des étudiants, toute la jeunesse de Salamanque, les artisans qui ont interrompu leur travail, les marchands qui ont fermé leurs boutiques, et les paysans des alentours, accourus comme pour une fête, villageoises en robe brodée, charros 108 parés de leurs boutons d'argent, serrés dans leur large ceinture de cuir.
107 (retour)
Lope de Vega, La Inocente Sangre, II, 1:
Como ya se ve mirando
En los colores que veis,
Rojo, verde, azul y blanco,
Cánones, leyes, maestros
Teólogos y hombres sabios...
108 (retour)
Les paysans de la plaine de Salamanque.
La journée du lendemain est encore plus remplie. Après avoir été longuement interrogé dans [p. 84] le Paranymphe, qui est la salle d'honneur de l'Université, le candidat est livré à ses camarades qui lui font expier par des moqueries un peu fortes les satisfactions d'amour-propre qu'il a déjà goûtées et les honneurs qui l'attendent. Cette cérémonie bouffonne s'appelle le vejamen, et l'on nomme gallos les traits malicieux qui, ce jour-là, tombent un peu sur tout le monde.
Nous trouvons dans un recueil assez curieux et assez ignoré la description d'une de ces cérémonies caractéristiques 109. Cette cérémonie eut un éclat particulier parce qu'on y voyait, au premier rang des spectateurs, le roi Philippe III et la reine Marguerite 110. Le principal orateur était un maître de l'Université et la victime désignée était un religieux, de l'ordre des Carmélites.
109 (retour)
Gaspar Lucas Hidalgo, Diálogos de apacible
entretenimiento, Barcelona, 1609: Noche Primera, cap. II, Que
contiene unos gallos que se dieron en Salamanca en presencia de los
Reyes.
110 (retour)
Le roi et la reine étaient arrivés à Salamanque dans
les premiers jours de juillet 1600; ils y avaient été reçus
magnifiquement, particulièrement par les marchands d'habits de la
ville qui avaient été à leur rencontre déguisés en soldados galanes.
Leurs Majestés visitèrent longuement l'Université et aussi le Colegio
Viejo, dont ils admirèrent la Bibliothèque. (Diálogos de apacible
entretenimiento, Noche II, cap. I.)
Dans sa harangue, fort travaillée et qui sentait un peu trop l'apprêt, le maestro commença par se moquer, d'ailleurs assez doucement, de quelques-uns de ses collègues, rapportant quelques anecdotes récentes ou faisant allusion à quelque innocente manie. A l'un, chanoine de la sainte Cathédrale, la langue avait fourché, le jour de Pâques, tandis qu'il officiait, et il avait dit à la fin de la messe: «Requiescant in pace! Alleluya! Alleluya!» Un autre, en apprenant la mort d'un ami, s'était écrié machinalement: «Ite, missa est!» Il reprochait à un troisième de porter toujours sur la tête une calotte de drap noir, pour dissimuler sa calvitie. Il désignait assez clairement un docteur qui affectait, quoique marié, de porter le costume ecclésiastique et un religieux, maître de théologie, qu'on aurait pu prendre pour un tailleur parce qu'il n'était jamais assis que sur ses talons et remuait sans cesse sa main, de bas en haut, comme s'il tirait l'aiguille.—Il en venait enfin au héros de la fête, qui attendait son tour avec inquiétude, et naturellement celui-là était moins ménagé: ses travers moraux et ses défauts physiques, son attitude et sa physionomie, la couronne touffue de ses cheveux bouffant autour de [p. 86] sa tonsure, sa prétention à un savoir universel, tout cela était relevé sans bienveillance, et ces traits réunis finissaient par former un portrait fort grotesque et sans doute peu ressemblant.
Ce mauvais moment passé, une tradition charitable voulait que le président de la cérémonie fît, en manière de contre-partie, le panégyrique du récipiendaire. Il n'était pas inutile en effet de le relever dans sa propre estime et dans celle de ses futurs collègues, surtout quand la verve satirique de ses persécuteurs s'était déchaînée sans contrainte; et, en temps ordinaire, quand la présence d'un monarque ne lui imposait pas quelque retenue, cette verve se portait, nous dit-on, à de telles libertés que les étudiants ecclésiastiques restaient, ce jour-là, au couvent 111.
111 (retour)
Cette coutume du Vejamen était si généralement admise
que Cisneros lui fit sa place dans les Statuts même de l'Université
d'Alcalá: «Tandem aliquis de Universitate praefata faciet vexamen
jocosum.»
Le Vejamen achevé, le cortège officiel vient reprendre le candidat et le conduit dans la nef de la cathédrale, où doit avoir lieu la réception solennelle. Une immense estrade y a été dressée, où prennent place les hauts dignitaires, les docteurs et les maîtres, tandis que jouent les haut-bois, [p. 87] les trompettes et les tambourins 112. Le candidat prononce, en latin, un discours soigneusement travaillé. Le parrain lui répond par une autre harangue latine qu'il écoute, à genoux sur un coussin; puis, s'approchant de lui, il lui confère les insignes du grade. Il lui passe au doigt l'anneau d'or en disant: «Cet anneau est le gage de l'union indissoluble que contracte avec toi la Science: applique toi à te montrer digne époux d'une telle épouse.» Il lui met un livre entre les mains en prononçant ces mots: «Voici le livre. Je l'ouvre pour te faire entendre que tu pénétreras les mystères du savoir humain; je le ferme pour que tu apprennes à les tenir enfermés, quand il le faudra, au plus profond de ton âme 113.» Il le coiffe ensuite du bonnet de [p. 88] docteur, il le fait monter dans une chaire, toujours en récitant les formes consacrées; il l'embrasse enfin en lui disant: «Viens donc dans mes bras, reçois ce baiser de paix et d'amour; que ce témoignage de tendresse te lie éternellement à moi et à l'Université, notre mère.»
112 (retour)
Lope de Vega a encore célébré dans une autre de ses
pièces, El Bobo del Colegio (II, 4), la pompe de ces cérémonies:
«Fabio.—No pienso yo que el Imperio,
Cuando á su elección se hallan
Los príncipes electores,
Ya con mitras, ya con armas,
Resplandece en mayor vista
Que cuando ocupan sus gradas
Tantas borlas de colores
Verdes, azules y blancas,
Carmesíes y amarillas...»
113 (retour)
A l'Université d'Alcalá, les docteurs en droit civil ou
canon reçoivent en outre le ceinturon avec la dague, les éperons et
l'épée. (La Fuente, Historia de las Universidades, II, p. 621;
Appendice.)
Le nouveau docteur s'avance alors au milieu de l'estrade, récite à voix haute son acte de foi et prête serment. La cérémonie est terminée. Dans toute l'église les acclamations éclatent, tandis que sur des plateaux d'argent les huissiers vont offrir les cadeaux d'usage: à chacun des docteurs et maîtres, des gants, une barrette et deux doublons; au parrain et au chancelier, cinquante florins; cent réaux au bedeau et au notaire des écoles.
La cathédrale se vide, et toute l'assistance se rend sur la vaste place de Saint-Martin—qui est devenue aujourd'hui la Plaza Mayor.—Le maître des cérémonies l'a fait disposer pour la course de taureaux, qui est déjà à cette époque l'accompagnement obligé de toutes les fêtes, [p. 89] même des fêtes de canonisation 114. Les arcades ont été fermées par une haute barrière derrière laquelle le peuple s'entasse. Les magistrats de la ville, les corps constitués se sont installés aux fenêtres des maisons que doivent leur céder en ces occasions-là leurs légitimes propriétaires. Un large balcon est réservé à l'Université: dès que le cortège s'y est assis, les trompettes sonnent, le Corregidor fait en voiture le tour de la plaza, et la course commence.
114 (retour)
Il y eut, par exemple, des courses à Salamanque pour la
canonisation de sainte Thérèse, en 1622, et pour celle de san Juan de
Sahagún. (Villar, Historia de Salamanca.)
Cinq taureaux, pour le moins, doivent paraître dans l'arène; une commission nommée par le Cloître des Docteurs 115 a été les choisir quelques jours auparavant dans une ganadería voisine. Les toreros de profession sont fort rares en ce temps-là: chacun peut aller, à son gré, montrer son courage et son adresse.
115 (retour)
L'assemblée des professeurs titulaires.
Le premier jeu consiste à attirer le taureau, à le détourner à droite ou à gauche par un brusque mouvement de la cape rouge et à éviter les cornes redoutables, sans remuer les pieds, par une légère inclinaison du corps. Quand [p. 90] l'animal commence à se lasser, un signal est donné par le président de la course: «Pour lors, raconte un voyageur, tous ceux qui sont dans le clos accourent, l'épée à la main, et tâchent de lui couper les jarrets pour le mettre bas et le faire mourir. Il y a alors, ajoute-t-il, bien du désordre et du danger 116.» Ce premier jeu est plutôt l'affaire «des gens de peu et de nulle considération».
116 (retour)
Voyage d'Espagne de M. de Monconys (1628).
Le second jeu est, au contraire, réservé à la noblesse: quelques seigneurs montés sur des chevaux bien harnachés, suivis de trente ou quarante laquais vêtus d'une même livrée, tournent en saluant autour de la plaza et vont se ranger en face de la porte du toril. Quand l'animal fond sur eux, ils le frappent d'un coup de pique entre les deux cornes et se dérobent aussitôt en faisant faire une volte à leur cheval. Si leur main a tremblé, si leur arme a dévié, ils sont obligés de mettre l'épée à la main, de suivre à pied le taureau et de le tuer sans aucun secours.
Le troisième jeu s'appelle la lançade. «Celui qui la veut donner fait bander les yeux à son [p. 91] cheval: il attend l'attaque et, lorsque le taureau court à lui avec furie, il lui passe la lance au travers du corps. Quand il manque le taureau, le taureau ne le manque pas.»
Ces courses étaient, on le voit, beaucoup plus dangereuses que les courses d'aujourd'hui 117, elles laissaient plus de place à l'initiative personnelle et offraient infiniment plus d'imprévu. Rien ne pouvait être plus passionnant qu'un tel spectacle dont les péripéties étaient si brusques et si précipitées, où le plus souvent l'extrême hardiesse suppléait à l'expérience et où tant de braves gens exposaient tour à tour leur vie, sans profit et pour le plaisir. Ce spectacle enfiévrait la jeunesse des Écoles; sur le balcon d'honneur, les vénérables juristes, les austères théologiens en savouraient sans scrupule les poignantes émotions, et le peuple de Salamanque bénissait l'antique tradition qui consacrait [p. 92] par de telles fêtes l'investiture d'une dignité si grave et si pacifique.
117 (retour)
Un grand seigneur bohémien qui passa à Salamanque, en
1467, vit des courses données dans des conditions à peu près
pareilles: «Le troisième taureau, dit-il, tua deux hommes et en blessa
huit autres, plus un cheval.» Viaje del noble Boemio León de Rosmital
de Blatna por España y Portugal. (Viajes por España: Libros de
Antaño. Madrid, 1879, p. 81.)
Malheureusement, ces fêtes coûtaient fort cher. Après la course, dont les frais étaient naturellement considérables, il fallait encore offrir une collation qui ne devait pas comprendre moins de cinq services, et ajouter aux présents déjà distribués dans la cathédrale une quantité d'autres cadeaux: des caisses de fruits secs et des sucreries, des dragées, des confitures, des cierges et même des paires de poulets 118. On ne pouvait, sans être riche, suffire à tant d'obligations. Plus d'un licencié plein de savoir, nourri de Baldus ou des Décrétales, se trouvait ainsi arrêté au terme de ses études. Assez souvent des étudiants de fortune modeste s'arrangeaient pour se faire graduer le même jour, et la dépense s'en trouvait diminuée; mais il fallait, dans ce cas, faire paraître sur la place un plus grand nombre de taureaux: dix pour trois docteurs, davantage encore si les docteurs étaient plus nombreux. On en courut jusqu'à vingt-trois dans une même journée. D'autres candidats, [p. 93] plus pauvres ou plus avisés, attendaient pour solliciter le diplôme qu'un deuil de Cour vînt proscrire toute fête et simplifier la cérémonie.
118 (retour)
Estatutos hechos por la Universidad de
Salamanca.—Villar, Historia de Salamanca.
Tels étaient les principaux événements de cette vie de Salamanque, si indépendante, si variée, si joyeuse, où se coudoyaient de jeunes hommes de tous pays et de toutes conditions, où chacun avait la liberté de régler son existence suivant son tempérament et suivant ses goûts, où la vertu était indulgente aux amusements et même aux folies, où les paresseux et les ignorants respectaient en retour le travail et le savoir, où la communauté des privilèges et l'égalité des droits créaient des liens solides et rendaient supportable l'inégalité des fortunes. Sans doute, à mesure que venaient les années, cette inégalité ne faisait que s'accentuer davantage. D'anciens camarades de cours pouvaient se trouver portés aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, et la récompense n'était pas toujours proportionnée au mérite et à l'effort. Les jeunes gentilshommes s'élevaient naturellement aux hautes charges de l'Etat; bien soutenus [p. 94] et bien dirigés, des étudiants de plus humble origine s'assuraient d'honorables destinées, devenaient conseillers, juges, chanoines, maîtres dans une Université ou recteurs dans un Collège. Pendant ce temps de pauvres diables, à qui tout secours avait manqué, épuisés par une lutte trop dure, finissaient garçons d'apothicaire, clercs de procureur, barbiers, sacristains ou marchands 119. Mais ces injustices du sort sont de tous les temps, et ceux mêmes que la chance avait trahis gardaient encore à l'antique Estudio un attachement fidèle; ils emportaient, comme un bien inestimable et comme une consolation, le souvenir des années qu'ils avaient passées à l'ombre de ses murs, des joies qu'ils y avaient goûtées et des misères qu'ils y avaient gaiement supportées: Salamanque restait pour eux la Ville Insigne, «Mère des vertus, des sciences et des arts», et ils l'aimaient tous du même amour.
119 (retour)
Romance nuevo del modo de vivir de los pobres
estudiantes. Valencia.
I.
Origines et Progrès des Universités Espagnoles.
ANCIENNES UNIVERSITÉS ET FONDATIONS NOUVELLES; MULTIPLICATION DES CENTRES D'ENSEIGNEMENT.
La gloire de Salamanque, avec le besoin croissant d'instruction, avait contribué à faire naître d'autres Universités sur divers points de la Péninsule.
Pendant près d'un siècle, l'Université Salmantine avait été l'unique centre des études, le seul asile du savoir: car les premières Écoles d'Espagne, celles qu'avait fondées à Palencia Alphonse VIII de Castille, n'avaient eu qu'une destinée éphémère 120. Pendant toute la durée du [p. 98] treizième siècle, seule elle s'était développée et enrichie.
120 (retour)
Les faibles ressources de cet Estudio, l'hostilité
des habitants et des autorités ecclésiastiques, la rivalité de deux
puissants collèges, l'un de Dominicains, l'autre de Franciscains,
l'avaient obligé de fermer ses portes dès le milieu du treizième
siècle. L'Université de Salamanque prétendait être sa légitime
héritière. Lope de Vega fait allusion à cette prétention dans La
Inocente Sangre, II, I.
Après Alphonse IX de Léon, son véritable fondateur, saint Ferdinand, le conquérant de Séville, avait augmenté le nombre de ses chaires; Alphonse le Savant avait payé ses maîtres sur sa propre cassette 121. Dans le même temps, le pape Alexandre IV avait confirmé et étendu ses privilèges 122. Boniface VIII lui avait accordé des rentes 123. Sur elle seule s'étaient ainsi concentrées les faveurs des papes et les libéralités des rois.
121 (retour)
Cédule de Badajoz (nov. 1252).
122 (retour)
Bref daté de Naples (avril 1255).
123 (retour)
Il lui avait en même temps adressé le recueil nouveau
de ses Décrétales (livre VI), en lui demandant de créer une chaire
spéciale pour l'explication de ce livre. Après lui, Jean XXII, Benoît
XIII, Martin V (auteur d'un plan complet d'études en trente-cinq
chapitres), Eugène IV furent tour à tour les bienfaiteurs de
l'Université de Salamanque.
124 (retour)
On ne peut guère tenir compte de l'Université de
Murcie, fondée en 1310 dans un couvent de Dominicains, et qui dura
peu.
Puis, en l'année 1300, paraît l'Université de Lérida, où le roi Jaime II ouvre dès l'abord quinze chaires pour que la Corona d'Aragon cesse d'être tributaire, en matière de science, de Castille et de Léon.
Un demi-siècle encore se passe 124 et Alphonse XI [p. 99] de Castille fait consacrer par une bulle pontificale 125 une institution nouvelle: l'Université de Valladolid, qui commence avec dix chaires et qui, cent cinquante ans après, en aura trente-quatre, dont les rentes finirent par s'élever jusqu'à 36,000 maravédis d'or et qui sera une des trois Universidades mayores d'Espagne.
125 (retour)
Bulle de Clément XI, datée d'Avignon (1346).
Quelques années après, Pierre IV d'Aragon, pour ne pas demeurer en reste, crée l'Université d'Huesca (1354).
Puis, pendant plus d'un siècle, les fondations s'interrompent ou sont sans importance 126. Et tout d'un coup, aux approches du seizième siècle, le mouvement s'accélère, prend une ampleur vraiment surprenante. Il semble que l'Espagne soit alors possédée d'une fièvre de savoir: comme si elle avait le pressentiment de sa future grandeur, elle s'efforce par avance de s'en rendre digne.
126 (retour)
Luchente (1423), Barcelone (1430), Gérone (1446).
Les princes, tout les premiers, se laissent emporter par ce grand élan et les papes n'y mettent pas obstacle.—Car l'Université est une [p. 100] institution pontificale aussi bien que royale; elle est même surtout, à son origine, un instrument de la puissance romaine. Comme les grades qu'elle confère ne se limitent pas aux bornes du royaume et conservent leur valeur dans toute la chrétienté, la papauté s'est naturellement arrogé le droit de discuter ses statuts, de fixer ses privilèges, de contrôler son enseignement 127. Or, jusqu'à ce moment, le Saint-Siège a semblé peu désireux de multiplier ces centres d'instruction, par peur sans doute de ne pouvoir plus les dominer aussi absolument s'ils devenaient plus nombreux, de les voir se soustraire insensiblement à sa surveillance. Jusqu'ici les rois n'ont pu lui arracher qu'après de longues et laborieuses négociations les autorisations et confirmations nécessaires. Et tout d'un coup il cède au courant. A mesure que les princes d'Espagne deviennent plus forts, à mesure que, dans l'agitation du reste de l'Europe, leur fidélité lui devient plus précieuse, il sent le besoin de se montrer plus libéral et plus conciliant. Non seulement il sanctionne sans difficulté les [p. 101] fondations nouvelles, mais encore il en assure généralement la durée en leur attribuant une part des rentes ecclésiastiques, sans craindre de diminuer ainsi les ressources des évêchés et des paroisses. Les rois complètent ces donations en se dépouillant au profit des jeunes Universités de certains de leurs revenus, particulièrement des tercias, c'est-à-dire des deux neuvièmes qu'ils prélèvent sur les dîmes. En même temps, de grands seigneurs, particulièrement de grands seigneurs d'Eglise, archevêques et cardinaux, mettent leur honneur à élever dans leur diocèse ou dans leur ville natale des bâtiments souvent magnifiques, à y ouvrir des Écoles ou des Collèges qu'ils dotent richement, auxquels ils laissent, en mourant, tous leurs biens en héritage. Ailleurs, particulièrement dans les pays d'Aragon, où la vie municipale a gardé toute sa puissance, ce sont les corps communaux qui réclament des Universités, qui les créent, qui les font vivre: c'est ainsi que les «jurés» de Saragosse et ceux de Valence veulent avoir leurs Ecoles, comme les «paheres» de Lérida et les conseillers de Barcelone avaient eu les leurs. Et alors, sur tous les points du royaume, l'on voit, comme en une floraison superbe, s'aligner les [p. 102] colonnades, se dresser les portiques, monter dans les airs les coupoles et les clochers. Les tailleurs de pierres sculptent encore sur les imposantes façades les attributs mythologiques, les emblèmes et les blasons, que déjà les salles de cours s'ouvrent et se remplissent: déjà se construisent autour de l'Université naissante les pensions, les Collèges, les maisons d'étudiants; déjà la ville prend une physionomie particulière, ranimée par l'afflux de toute cette jeunesse, vivifiée par cet élément de prospérité, et le corps nouveau grandit, conscient de sa force, société indépendante au sein de la société civile, formant comme une cité libre avec son organisation spéciale, ses privilèges, ses exemptions, ses immunités.
127 (retour)
Il en est de même à Paris, où l'autorité pontificale
crée ou supprime à son gré les chaires de l'Université et y interdit
même l'enseignement du droit civil.
En 1472, se fonde l'Université de Sigüenza; deux ans après, celle de Saragosse; en 1482, celle d'Ávila; en 1500, celle de Valence 128; en 1504, celle de Santiago 129; en 1508, celle d'Alcalá; en 1516, celle de Séville; en 1520, celle de Tolède; en 1533, celle de Lucena; en 1534, celle [p. 103] de Sahagún, bientôt transférée à Irache; en 1537, celle de Grenade 130; en 1542, celle d'Oñate; en 1547, celle de Gandía 131; en 1548, celle d'Osuna 132; en 1551, celle d'Osma 133; en 1553, celle d'Almagro, et, à peu près à la même époque, celle d'Oropesa 134; en 1565, celle de Baeza; en 1568, celle d'Orihuela 135; en 1572, celle de Tarragone 136.
128 (retour)
Favorisée, dès son origine, par le pape Alexandre VI
(Rodrigo Borgia), né aux environs de Valence et ancien évêque de cette
ville.
129 (retour)
Bulle de Jules II (1504).
130 (retour)
En 1526, Charles-Quint avait déjà fondé à Grenade le
Colegio de Santa Cruz de la Fe et le Imperial de San Miguel.
131 (retour)
Fondée par saint François de Borgia, duc de Gandía.
132 (retour)
Fondée par D. Juan Téllez Girón, quatrième comte
d'Ureña.
133 (retour)
Fondée par D. Pedro Álvarez de Acosta, évêque de Osma.
134 (retour)
Fondée par D. Francisco Álvarez de Toledo, natif de
cette ville et vice-roi du Pérou.
135 (retour)
Fondée par D. Fernando de Loaces, archevêque de Valence
et patriarche d'Antioche.
136 (retour)
Fondée par le cardinal D. Melchor Cervantes de Gaeta,
archevêque de Tarragone.
Vingt Universités en cent ans, alors qu'autrefois il en était né quatre en deux siècles! Dans la suite, l'Espagne n'en verra plus que cinq ou six nouvelles 137: il semble qu'elle ait fait à ce moment tout son effort.
137 (retour)
Vich (1599), Oviedo (1604), Pampelune (1619), Tortosa
(1645), Mayorque (1691): nous ne comptons ni Madrid, héritière de
l'Université d'Alcalá (1836), ni Cervera, formée en 1714 par la
réunion des Universités de Catalogne.
Et ce qui est encore plus surprenant que le nombre de ces établissements, c'est leur extrême variété. Chacun a son individualité propre et comme sa personnalité. L'on n'en trouverait pas deux qui aient eu la même origine, les mêmes constitutions, qui aient donné le même enseignement, qui aient vécu des mêmes ressources.
Les uns, nous l'avons dit, doivent leur existences et les moyens de la soutenir à des papes, d'autres à des rois, d'autres à de grands seigneurs, d'autres à des évêques, d'autres à des assemblées municipales.
Les uns, comme avaient fait Salamanque et Lérida, empruntent aux Universités italiennes, et particulièrement à Bologne, leur organisation démocratique et semblent s'être inspirés dans leurs statuts des Habita de Frédéric Ier et des diplômes de Frédéric II. D'autres, comme Saragosse et Alcalá, se modèlent sur Paris; d'autres, comme Barcelone, sur Toulouse; d'autres, comme Huesca, sur Montpellier.
Les uns sont indépendants et laïques, quoique souvent entretenus par les rentes de l'Eglise. D'autres sont des sortes de séminaires qui appartiennent à des ordres monastiques, sont installés dans leurs couvents, relèvent directement [p. 105] de leurs supérieurs: telles, par exemple, l'Université de Luchente, fondée dans un couvent de Franciscains, ou celle de Gandía, qui est aux Jésuites, ou celles d'Almagro et d'Orihuela, qui sont aux Dominicains.
Les uns sont de grands centres d'instruction supérieure, où les chaires sont nombreuses, où sont représentées toutes les matières du savoir, où les libres recherches ont leur place à côté de l'enseignement professionnel. Les autres, comme Sigüenza, comme Séville, comme Oñate, comme Osuna, comme Osma, sont des Collèges-Universités, sortes d'institutions hybrides, dont les ressources sont généralement médiocres, l'enseignement limité, dont l'existence est intimement liée à celle d'un Collège qui leur fournit à la fois ses étudiants et ses maîtres.
Parmi les grandes Universités nées dans cette brillante époque des Rois Catholiques et de Charles-Quint, la plus intéressante est Alcalá: elle a exercé sur la culture espagnole une influence certaine et l'histoire de sa naissance est aussi significative que celle de ses progrès.
UNE GRANDE UNIVERSITÉ: ALCALÁ.
A six lieues de Madrid, sur la rive droite du Hénarès, au milieu d'une vaste plaine assez nue, coupée par le ruisseau d'une ligne de verdure, la vieille Alcalá abritait dans son enceinte massive, couronnée de tours, une population pacifique et une vie silencieuse, lorsque le grand Jiménez de Cisneros, moine franciscain, confesseur de la reine Isabelle, archevêque de Tolède, primat d'Espagne et chancelier de Castille, résolut d'y fonder, à la place du petit Collège où il avait jadis étudié la grammaire et les humanités, une Université immense et magnifique, capable de rivaliser avec Salamanque 138, digne de la gloire des temps nouveaux.
138 (retour)
C'est cependant à Salamanque que Cisneros avait
continué ses études. Il y avait été, en 1450, à l'âge de quatorze ans,
il y avait étudié à la fois le droit civil et le droit canon et il
avait obtenu le baccalauréat dans l'une et dans l'autre Faculté.
Tandis que les Écoles Salmantines avaient crû lentement, d'année en année, de siècle en siècle, l'Université nouvelle fut une création subite, que pouvait seule réaliser une volonté aussi puissante et aussi tenace: elle fut l'œuvre d'un homme, et d'un homme qui, ayant déjà dépassé les limites ordinaires de la vie, sentait qu'il devait se hâter s'il voulait voir de ses yeux l'achèvement de son entreprise.
En moins d'une année, Cisneros choisit l'emplacement, achète les terrains, fait dresser par l'architecte Pedro Gumiel les plans du futur édifice. Le 14 mars 1498, il en pose solennellement la première pierre. Pendant que les murs s'élèvent, il quitte souvent son palais de Tolède, interrompt ses graves occupations et, comme fera plus tard Philippe II pour son Escurial gigantesque, il vient regarder grandir son ouvrage; on le voit quelquefois prenant lui-même des mesures, la règle et l'équerre en main, et distribuant de l'argent aux ouvriers pour stimuler leur zèle.
Dès l'année 1499, il a obtenu du pape Alexandre VI deux bulles qui concèdent à l'institution nouvelle des rentes et des privilèges.
Cependant les travaux matériels n'avancent [p. 108] pas assez vite à son gré. Il ordonne que l'on achève les murs en torchis, et comme le roi Ferdinand s'étonne de la pauvreté de la bâtisse: «Je laisserai, lui répond-il, assez d'or à cette Université pour que ses fils puissent la refaire de marbre.» Et après sa mort on la refera de marbre en effet: on sculptera dans la pierre dure la belle façade de style plateresque d'après les dessins de Gil de Hontañón; en souvenir de Cisneros on y fera courir, au-dessous de l'écusson royal, autour des balcons, la cordelière à gros nœuds des Franciscains; on élèvera les arceaux du magnifique cloître, on décorera somptueusement la vaste salle du Paranymphe et, au-dessus de son plus beau portique, l'Université attestera par cette inscription qu'elle a réalisé le vœu de son fondateur: Olim lutea, nunc marmorea, «Autrefois de boue, maintenant de marbre».
Le 26 juillet 1508, des cours déjà s'inaugurent dans les bâtiments encore inachevés et on y fait en grande cérémonie une leçon sur l'Ethique d'Aristote.
En 1509, Cisneros semble oublier quelque temps son œuvre préférée: il part sur la flotte qu'il a équipée à ses frais pour enlever Oran aux Barbaresques; mais, à peine revenu de [p. 109] cette brillante expédition, alors que la Cour le presse d'aller recevoir à Valladolid les témoignages de la reconnaissance publique, il se rend tout droit à Alcalá. Les habitants ont ouvert pour son entrée une brèche dans leurs murailles: il se détourne modestement de cette voie triomphale et, pénétrant dans la ville par la porte ordinaire, il va tout de suite déposer dans le trésor de l'Université les trophées de sa victoire qu'apportent des chameaux et des esclaves africains: des vases d'or et d'argent, des bijoux pris dans les mosquées et une collection de manuscrits arabes encore plus précieuse.
En 1513, il publie les fameux Statuts qu'on peut voir encore revêtus de sa signature, dans l'Archivo Histórico d'Alcalá. Il a alors près de quatre-vingts ans; depuis la mort de la reine Isabelle son autorité n'a fait que s'accroître. Il est maintenant cardinal, Grand Inquisiteur. Il organise les tribunaux du Saint-Office, il porte le poids des grandes affaires de la monarchie: et pourtant il a trouvé le temps de préparer lui-même pour le corps qui commence à naître une Constitution, une Charte, des programmes, de tout prévoir et de tout régler.
Si Alcalá jouit des mêmes fueros, des mêmes [p. 110] immunités que Salamanque, son organisation est tout à fait différente. Alors que Salamanque est essentiellement démocratique et conserve encore les libertés du Moyen-Age, on voit se manifester dans les Statuts d'Alcalá ce pouvoir centralisateur qui est en train de s'étendre sur toute l'Espagne et qui plus tard s'affirmera jusqu'à l'exagération. Toute l'Université gravite autour d'un centre, qui est le Grand Collège de San Ildefonso, et ce Collège est gouverné par un seul homme, le Recteur que nomme l'archevêque de Tolède et qui est le représentant direct des rois de Castille. Les boursiers de San Ildefonso n'ont pas besoin de sortir de leur maison, comme leurs collègues des Mayores de Salamanque, pour aller suivre les cours de l'Université: ces cours se font chez eux, dans la demeure magnifique qui leur appartient, où les professeurs et les étudiants libres ne sont que leurs hôtes. C'est le Collège qui paye les salaires, qui administre les biens de la communauté. Une aristocratie domine tout le corps universitaire, maîtres et écoliers, et cette aristocratie elle-même est soumise à une volonté unique, qui a tous les pouvoirs, même celui d'excommunier.
Quant aux programmes, ils sont visiblement calqués sur ceux de l'Université de Paris; le fondateur le rappelle lui-même à chaque instant: «Cela se fera, dit-il, suivant la coutume de Paris, more parisiensi.»
La licence, grade moyen, intermédiaire entre le baccalauréat et le doctorat, et dont la plupart des étudiants se contentent, la licence est à Salamanque relativement facile; l'épreuve orale, ou repetición, s'y réduit à une argumentation et à un discours. Ici la préparation en est longue et, comme à la Sorbonne, elle comporte une série d'examens redoutables. Pour être licencié de théologie, par exemple, il faut dix ans de cours 139. Quand on est bachelier, qu'on a subi la tentativa, le primero, le segundo et le tercero principio, il faut affronter tour à tour les quatre grandes épreuves: le Quod libet, la Parva Ordinaria, la Magna Ordinaria et l'Alfonsina. Le dernier de ces actos est le plus terrible: il ressemble à ce qu'à Paris on appelle la Sorbonica. Pendant tout un jour, quelquefois deux jours durant, le candidat doit répondre devant [p. 112] le cloître plein des professeurs et des docteurs à cent vingt questions de théologie, chacun étant libre d'argumenter contre lui, en latin, s'entend, «dans la forme syllogistique ou socratique 140».
139 (retour)
Non nisi duobus lustris peractis, dit Álvaro Gómez.
140 (retour)
De fait, cette épreuve parut si dure que, lorsqu'une
fois on y avait échoué, on ne s'y représentait plus: on préférait
aller se faire graduer à Tolède ou ailleurs.
Naturellement le doctorat est encore moins abordable.
Le désir de créer en Espagne un centre de fortes études théologiques semble avoir été la première préoccupation du fondateur: c'est pour stimuler les efforts des étudiants qu'il avait ainsi multiplié les épreuves difficiles. En même temps il prenait soin de tenir en haleine le zèle des maîtres en établissant que leur traitement serait proportionné au nombre de leurs auditeurs, et aussi qu'ils seraient tous, au bout de quatre années d'enseignement, soumis à la réélection. Enfin en proscrivant l'enseignement du droit civil 141, évidemment il se préoccupait bien moins de donner une nouvelle [p. 113] preuve de son respect pour les traditions parisiennes que de tourner exclusivement vers la théologie et le droit canon des activités qu'auraient pu solliciter des carrières plus lucratives 142. Tout fait donc supposer que, dans la pensée de Cisneros, la fondation de son Université était le complément naturel des mesures qu'il avait déjà prises pour réformer le clergé séculier et les ordres monastiques 143.
141 (retour)
Il resta interdit à Alcalá jusqu'à l'année 1771, où
deux chaires furent consacrées à l'étude des Institutes de
Justinien.
142 (retour)
C'est sans doute le même motif qui avait déterminé le
pape Honorius III à supprimer le droit civil à Paris (bulle de 1219).
Voir Luchaire, L'Université de Paris sous Philippe-Auguste, 1899, p.
58.
143 (retour)
De fait, la théologie resta pendant assez longtemps à
Alcalá la Faculté maîtresse. Nous lisons en tête d'un curieux petit
livre publié par l'Université en 1560: «La principal profesión desta
Universidad es teología». (El Recibimiento que la Universidad de
Alcalá de Henares hizo á los Reyes, nuestros señores, Alcalá de
Henares, 1560, p. 1).
Ses Statuts publiés, approuvés par l'autorité royale et l'autorité pontificale, l'Université d'Alcalá existe officiellement. La vaste usine de travail a maintenant tous ses rouages. Le cardinal a déjà choisi le Recteur du grand collège, qui administrera aussi les Écoles: c'est un jeune étudiant, désigné par des mérites exceptionnels et qu'on a fait venir exprès de Salamanque; il [p. 114] s'appelle Pedro Campos. A peine créées, les chaires ont été pourvues: elles sont occupées par des maîtres éminents qu'on a pris un peu partout dans la Péninsule et dans les autres Universités d'Europe. Il y en a quarante-deux: six de théologie, six de droit canon, quatre de médecine, deux d'anatomie et de chirurgie, huit de artes, une de philosophie morale, une de mathématiques, quatorze de langues, grammaire et rhétorique. On a recueilli en quelques années les éléments d'une riche bibliothèque où l'on compte déjà un grand nombre de manuscrits, particulièrement de manuscrits arabes. C'est là que se prépare cette fameuse Bible Polyglotte, la Bible d'Alcalá (Complutensis), qui sera publiée en quatre langues: latin, grec, hébreu et chaldéen, suivant le plan conçu autrefois par Origène.
Pour mener à bonne fin cet immense travail, le cardinal ne regarde point à la dépense. Il envoie copier à la bibliothèque du Vatican, dans toutes les grandes bibliothèques d'Italie et même d'Europe, tous les manuscrits un peu importants; il en achète d'autres à des prix démesurés 144; il [p. 115] fait rechercher parmi les juifs d'Espagne les versions les plus authentiques de l'Ancien Testament.
144 (retour)
Nous savons, par exemple, qu'il paya 4,000 couronnes
d'or sept manuscrits étrangers, qui arrivèrent même trop tard pour
qu'on pût s'en servir. (Álvaro Gómez de Castro, De rebus gestis
Ximenii, lib. II.)
Il réunit pour colliger tous ces documents, établir le texte, contrôler les traductions, un groupe de savants remarquables: le vieux Nebrija, qui a quitté Salamanque pour Alcalá; Fernando Núñez (le Pinciano), professeur de langue grecque dans l'Université nouvelle; López de Zúñiga, Bartolomé de Castro, Juan de Vergara, le fameux grec Demetrius de Crète, Alonso de Alcalá, Pablo Coronel et Alfonso Zamora, juif converti, merveilleusement instruit dans les langues hébraïque et chaldéenne. Cisneros lui-même assiste aux délibérations et presse les collaborateurs. Comme aucun imprimeur d'Espagne ne possède de caractères orientaux, il en fait fondre par des ouvriers venus d'Allemagne. Quand paraissent enfin les six gros volumes in-folio, ils lui ont coûté, tout compte fait, plus de 52,000 ducats. Et comme si ce n'était pas assez pour assurer la réputation philologique de la jeune Alcalá, il songe encore [p. 116] à publier, avec un soin tout pareil, les œuvres complètes d'Aristote!
Autour de l'Université commencent à s'élever les Collèges. A côté du Mayor de San Ildefonso, réservé à une élite, Cisneros aurait voulu en créer dix-huit autres, ayant chacun douze becarios ou boursiers: deux cent seize étudiants pauvres auraient pu ainsi poursuivre leurs études à l'abri du besoin.
Sur ces dix-huit, deux seulement ouvrent d'abord leurs portes, celui de San Eugenio et celui de San Isidoro. Mais on en voit bientôt paraître sept autres. Tous les ordres religieux un peu prospères se hâtent de venir profiter du nouvel enseignement. Pour faire montre de leur richesse et de leur puissance et en même temps pour faire leur cour au véritable maître de l'Espagne, certains fondent à la fois deux établissements. Avant de devenir ville universitaire, Alcalá ne comptait qu'un monastère, celui des Franciscains: elle en aura bientôt dix-neuf, couvents ou Collèges monastiques.
En 1513, le roi Ferdinand, qui voyage pour rétablir sa santé, vient visiter les nouvelles Écoles. Le Recteur va le recevoir à la porte du Grand Collège, précédé des massiers de l'Université.
Les gardes veulent arracher les masses d'argent, «jugeant que des sujets ne doivent point conserver en présence du souverain de tels emblèmes de puissance». Mais le prince, sans être fort instruit lui-même, n'ignore pas le prix de l'instruction: «Non, non, s'écrie-t-il, qu'on garde les masses! Cette maison est la maison des Muses, et ceux-là seuls ont le droit d'y être rois qu'elles ont initiés à leurs secrets.» Puis il va de salle en salle, assiste à des examens, préside à des discussions et, émerveillé de tout ce qu'il voit et entend, il exprime à Cisneros sa surprise.
La ville ne l'étonne pas moins que l'Université. Il ne la reconnaît plus! On a désséché des marais, on a pavé les rues, démoli de vieux bâtiments, on a percé des rues. De nouvelles églises se construisent: Pedro Gumiel, l'architecte des Écoles, rebâtit l'antique sanctuaire de San Justo, dont les canonicats seront réservés aux docteurs du cloître universitaire; on rajeunit Santa María la Mayor 145; sur l'emplacement de la mosquée des Maures, presque tous convertis ou chassés, on construit Santiago.
Des hôpitaux s'élèvent de terre. Les vieilles gens du pays finissent par trouver que le grand cardinal leur change trop leur ville et ils disent, en riant, «qu'il n'y a jamais eu à Tolède d'archevêque plus édifiant».
145 (retour)
Où sera plus tard baptisé Cervantes.
Dans la cité renaissante on voit affluer tous les corps de métier que les Universités attirent et font vivre: libraires, imprimeurs, hôteliers, maîtres de pension, marchands d'habits et de comestibles. Par la porte de Madrid qui regarde vers l'Occident, par la porte de Guadalajara qui s'appellera plus tard «la porte des Martyrs 146», arrivent sans cesse des compagnies d'étudiants, venant les uns de Castille, les autres d'Aragon ou de Catalogne: il y en a bientôt près de deux mille.
146 (retour)
Quand on aura ramené par là dans la ville les reliques
des Enfants-Martyrs, San Justo et San Pastor (1568).
Plus tard, ce chiffre même sera dépassé.
Alcalá s'enrichira et s'embellira encore. Les études y prospéreront: sa renommée s'étendra dans toute l'Europe. Erasme l'appellera «le trésor de toutes les sciences»; le cardinal Wolsey citera ses écoles comme un modèle. Quand Philippe II aura définitivement choisi Madrid [p. 119] pour capitale, le voisinage de la Cour, source unique des faveurs, fera préférer aux jeunes gens ambitieux le séjour d'Alcalá à celui de Salamanque; les étourdis y seront attirés par la proximité des plaisirs. Le même Philippe II y fondera le «Collège du Roi» pour les enfants des serviteurs de la famille royale. On verra les sculpteurs Covarrubias et Berruguete travailler à la pompeuse décoration du palais des archevêques. On verra encore s'ouvrir le Teólogo et le Trilingüe 147. Il y aura alors vingt-et-un collèges monastiques et autant de séculiers 148. Une vie puissante bouillonnera dans l'étroite enceinte, et Mateo Aleman, disciple reconnaissant et fidèle, pourra entonner le fameux couplet: «O mère Alcalá, que dirai-je de toi qui soit digne de ta gloire!...»
147 (retour)
Mateo Aleman, Guzmán de Alfarache, Part. II, lib.
III, cap. IV.
148 (retour)
L'Italien Confalonieri, qui vint à Alcalá en 1592,
prétend qu'on y comptait alors cinq mille étudiants et qu'il en avait
vu huit cents à un cours de théologie prenant des notes sur leurs
genoux. (Mémoire sur quelques questions notables, publié par
Palmieri, t. I du Spicilegio Vaticano.) Mais ces chiffres sont bien
exagérés.
Quand la mort vint le frapper, le grand Cisneros pouvait prévoir de telles destinées. Son [p. 120] œuvre était déjà assez forte et assez belle. Par son testament il ajouta aux revenus dont jouissait déjà l'Université une rente de 14,000 ducats 149, et il concéda pour toujours au Recteur du Grand Collège le prieuré de San Tuy avec ses avantages et bénéfices. Il voulut qu'on déposât dans l'église des Écoles les trophées qu'il avait rapportés de la conquête d'Oran, son étendard de guerre, sa croix épiscopale et ses insignes cardinalices. Il désira aussi que son corps fût enseveli dans cette même chapelle, au cœur de sa maison. Le célèbre Domenico de Florence lui sculpta dans le marbre un tombeau magnifique, orné de médaillons et de feuillages, que gardent des griffons aux ailes étendues. A travers l'admirable grille de bronze dont Nicolas de Vergara, maître ciseleur, entoura ce riche monument, on peut lire encore cette inscription gravée au pied du lit funèbre:
Condideram Musis, Franciscus, grande lycaeum,
Condor in exiguo nunc ego sarcophago...
«Moi, François, qui avais, en l'honneur des [p. 121] Muses, élevé ce lycée superbe, j'y repose maintenant dans un étroit sarcophage.»
149 (retour)
Plus tard, les revenus de l'Université s'élevèrent à
42,000 ducats.
Quelques années plus tard, après sa défaite de Pavie, François Ier, qu'on emmenait prisonnier à Madrid, dut traverser la ville d'Alcalá. Les professeurs, les collégiaux et les étudiants furent le recevoir respectueusement aux portes de la cité et le conduisirent aux Écoles. Le monarque déchu parcourut silencieusement les cloîtres, les salles d'honneur et toutes les dépendances du vaste édifice. Il ne parla qu'à la fin de la visite, au moment de prendre congé du Recteur et des autres dignitaires, et il jugea d'un mot cette œuvre, si vite épanouie, d'une seule pensée et d'un unique effort: «En vérité, on n'appliquera pas à votre fondateur le mot de l'Évangile: Hic homo cœpit ædificare et non potuit consummare, «Cet homme a commencé à construire et il n'a pas terminé son ouvrage». Votre Jiménez a fait à lui seul plus que n'ont fait en France une suite de rois.»
LES PETITES UNIVERSITÉS ET LES UNIVERSITÉS «SILVESTRES».
A côté d'Alcalá, à côté de Salamanque, à laquelle sa nouvelle rivale ne porte point ombrage et qui atteint même en ce temps-là le plus haut point de sa prospérité,—à côté de Valladolid, magnifiquement dotée, fortement appuyée sur son Colegio Mayor de Santa Cruz, sur son collège dominicain de San Gregorio et sur tant d'autres qui ont crû de toutes parts dans cette grande ville, illustre par son passé, séjour préféré des rois, véritable centre de la monarchie;—à côté de Valence, également opulente et fréquentée, pourvue de chaires de toutes sortes et particulièrement célèbre par la valeur de ses études médicales, quelques-unes des Universités qu'a fait naître si subitement le mouvement intellectuel de l'Espagne se développent régulièrement, mais sans grand éclat.
Celle de Saragosse est servie par une situation particulièrement favorable; elle prospère au sein d'une population laborieuse. Celle de Santiago se soutient aisément par les rentes ecclésiastiques qui ne manquent jamais dans une cité enrichie par les pèlerinages; celle d'Ávila dispose d'un capital considérable, prélevé par Ferdinand et Isabelle sur les sommes qu'ils ont confisquées aux juifs.
D'autres se heurtent dès le début à des difficultés de diverse nature. Les Universités de Catalogne sont trop voisines les unes des autres pour ne pas se faire de tort. Tolède ne peut guère lutter avec Alcalá et, quand la Cour se transporte à Madrid, la vie s'en va des Écoles, comme de la capitale découronnée. A Séville, où cependant les ressources abondent, où les esprits sont vifs et les intelligences faciles, où les hautes classes de la société ne manquent pas de culture, le Collège-Université de Santa María de Jesús 150 se trouve dès l'abord en concurrence avec le Collège de Santo Tomás, fondé par l'archevêque Fr. Diego Deza, soutenu par l'ordre [p. 124] puissant de Saint-Dominique; il ne réussit même pas à s'agréger l'antique Collège de San Miguel, où s'entretient le culte des humanités et particulièrement des lettres latines, et, somme toute, cette Université reste fort indigne du centre important où elle s'est fondée 151.
150 (retour)
On l'appelait communément Colegio de Maese Rodrigo,
du nom de son fondateur, l'archidiacre Rodrigo Fernández de
Santaella.
151 (retour)
Antonio Martín Villa, Reseña Histórica de la
Universidad de Sevilla. (Sociedad de Bibliófilos Andaluces, Sevilla,
1886.)
Un bon nombre d'autres établissements sont trop pauvrement pourvus ou organisés d'une façon trop incomplète pour affirmer fortement leur existence et exercer sur les contrées avoisinantes la force d'attraction nécessaire. Telle, par exemple, l'Université d'Orihuela. A deux pas de la cité de Murcie, non loin de la mer, née dans un pays admirable, un des plus fertiles qui soient au monde, où jamais ne manquent les récoltes 152, où croissent des forêts superbes de palmiers, de grenadiers et d'orangers, elle se cantonne dans une maison triste et sombre, où par les petites fenêtres grillées entre à peine un peu de jour; elle distribue à quelques rares étudiants un enseignement médiocre [p. 125] et limité: elle tourne de bonne heure au couvent ou au séminaire.
152 (retour)
On connaît le proverbe: Llueva ó no llueva, trigo á
Orihuela: «Qu'il pleuve ou qu'il ne pleuve pas, toujours du blé à
Orihuela.»
Dans le petit bourg de Baeza, où la vie est presque nulle, la toute-puissance d'un Cisneros aurait à peine réussi à créer un centre universitaire important. Par un sentiment de patriotisme local, à la fois naïf et touchant, une famille originaire de cet endroit s'y emploie pendant près d'un demi-siècle avec une ardeur extraordinaire. Vers 1535, un certain D. Rodrigo López, possesseur de quelques opulents bénéfices, les résigne tous entre les mains du pape Paul III pour qu'il fonde des Écoles dans sa ville natale, et comme la donation n'est pas jugée suffisante, il y ajoute encore 1,000 ducats d'or, qui sont presque tout son bien. Il meurt sans achever son œuvre. Trois de ses parents, Rodrigo de Molina, archidiacre de Campos, Bernardino de Castabal, Pedro Fernández de Córdoba, épuisent leur fortune à continuer son entreprise: ils font construire un vaste édifice, une chapelle; à force de démarches, longues et coûteuses, ils obtiennent de Pie V pour leur fondation commune le titre d'Université, avec les privilèges et prérogatives ordinaires. Mais tous ces frais d'établissement ont presque épuisé [p. 126] leurs ressources, et lorsqu'il s'agit d'attirer dans ces beaux bâtiments maîtres et écoliers, c'est tout au plus s'ils peuvent assurer à huit professeurs une maigre allocation.
Parmi ces créations à demi avortées, trois ont spécialement joui en Espagne d'une sorte de renom ridicule. Ce sont les Universités silvestres, les Universités «rustiques» de Sigüenza, d'Osuna et d'Oñate.
On se souvient peut-être que, dans le temps où le bon Sancho administrait l'île de Barataria, le médecin «insulaire et gouvernemental» attaché à sa personne voulut lui prouver par raison démonstrative qu'ayant très faim il avait grand tort de manger. «Entendant ce discours, Sancho se renversa sur le dossier de sa chaise, regarda le médecin dans le blanc des yeux et lui demanda gravement comment il s'appelait et en quel endroit il avait fait ses études: «Seigneur Gouverneur, répondit l'autre, je suis le docteur Pedro Recio de Agüero, natif de Tirteafuera... et mon grade, je le tiens de l'Université d'Osuna 153!»
153 (retour)
Don Quijote, parte II, cap. XLVII.
Dans le même Don Quichotte, au chapitre premier de la seconde partie, le barbier commence ainsi son histoire: «A l'hôpital des fous de Séville, il y avait un homme que ses parents avaient enfermé là parce qu'il avait perdu la raison. Il était gradué en droit canon de l'Université d'Osuna; mais l'eût-il été de celle de Salamanque, au dire de beaucoup de gens, il n'en eût pas été moins fou.»
Au moment où Madrid célébra par de grandes fêtes la canonisation de San Isidro, envoyant au concours poétique qui s'ouvrit alors un recueil de vers burlesques, Lope de Vega les signa ironiquement: «Tomé de Burguillos, maître ès arts de l'Université d'Oñate.»
Dans le Gran Tacaño, Quevedo nous montre un camarade de Don Pablos à moitié assommé à coups de pots de terre et d'écuelles de bois par une bande de mendiants faméliques, parce qu'à la grille du couvent de San Jerónimo, de Madrid, il s'est fait attribuer injustement une double part de soupe: «Voyez ce déguenillé, criait un des gueux les plus acharnés à le poursuivre (méchant étudiant gorrón, de ceux qui vont frapper aux portes avec un cabas), voyez ce loqueteux qu'on prendrait pour une poupée de [p. 128] chiffons, plus triste qu'une pâtisserie en Carême, plus troué qu'une flûte, plus bigarré qu'une pie, plus taché que le jaspe, piqué de plus de points qu'une page de musique, il ose manger la soupe du Saint Bienheureux à côté d'un homme qui pourra devenir un jour évêque ou quelque chose de pareil. Ne suis-je pas bachelier ès arts de l'Université de Sigüenza 154!»
154 (retour)
Vida del Gran Tacaño, parte II, cap. II.
La plaisanterie était courante et toujours bonne.
Ces Universidades Menores, qu'on s'amusait ainsi à opposer aux grandes, dont on raillait ainsi l'enseignement et les prétentions, elles étaient nées pourtant d'une pensée généreuse, elles avaient eu leurs espérances et leurs ambitions.
Quand, allant de Séville à Grenade, on voit se dresser au pied d'une colline aride, entre les oliviers et les aloès, la silhouette grise d'Osuna, avec ses dix clochers, son église massive, son lourd château flanqué de tours grêles, on aime à s'imaginer que sur cette terre si semblable à la terre africaine, dans cet air léger, imprégné [p. 129] d'une poussière subtile, une civilisation a jadis fleuri où l'Orient et l'Occident se seraient mêlés, que des Écoles ont prospéré là, héritières de la science arabe, l'accommodant à des besoins nouveaux. La famille des ducs d'Osuna était peut-être assez riche et assez puissante pour réaliser une œuvre si originale. S'ils n'en eurent pas l'idée, du moins avaient-ils rêvé pour leur fondation un plus brillant avenir que la médiocrité où elle languit, tyrannisée par les couvents qui la tinrent tour à tour en tutelle 155.
155 (retour)
Tout récemment, un des meilleurs érudits d'Espagne,
Francisco Rodríguez Marín, qui est originaire d'Osuna, a généreusement
pris la défense de la vieille Université de sa ville natale. Il a
rappelé que le Colegio Mayor de la Santa Concepción y Universidad de
Osuna avait eu jusqu'à quatorze chaires et, en 1599, jusqu'à trois
cent trente deux étudiants. Il a donné les noms de quatre-vingts
personnages formés par cette Université, dont aucun malheureusement
n'est illustre. (Cervantes y la Universidad de Osuna.—Homenaje á
Menéndez y Pelayo, Estudios de erudición española, 1899, t. II, p.
757 et sq.)
Perdue dans une des régions les plus montagneuses de la Castille, comprimée entre ses murailles épaisses, étroitement serrée contre la masse énorme de sa cathédrale, la triste petite ville de Sigüenza put croire un jour qu'elle allait [p. 130] devenir un foyer de savoir, de lumière et de vie. Elle avait son vaste collège de San Martín et, près des bords du Hénarès, son Collège de San Antonio, qui se prétendait l'égal de tous les Grands Collèges d'Espagne et qui, à défaut du titre de Mayor, que toujours on lui refusa, portait officiellement celui de Grande. Son climat était sain, son air salubre; par sa situation, elle pouvait attirer à la fois les étudiants d'Aragon et ceux de Castille. La chance ne lui fut pas favorable. Le cardinal Jimenez alla justement choisir pour y édifier son Université magnifique une ville voisine, riveraine du même ruisseau et bien plus proche de Madrid. Alcalá tua Sigüenza ou plutôt, ce qui est pis encore, la laissa lentement mourir dans une piteuse agonie.
Oñate est une humble cité de Guipúzcoa, qui touche presque aux limites de l'Álava. Eloigné de la mer, éloigné des grandes voies de communication, enfermé dans le creux profond d'une vallée, entre de hautes cimes abruptes et dépouillées, ce petit coin de terre semblait le dernier que l'on dût choisir pour en faire un des centres intellectuels du pays. Et de fait, Oñate n'aurait jamais été connue du reste de l'Espagne [p. 131] que par ses cantharides et par sa bourrache 156, et aussi peut-être par ses luttes séculaires et sanglantes contre ses seigneurs, si le hasard n'y avait fait naître D. Rodrigo de Mercado y Zuazola. Ce personnage n'avait point évidemment le génie d'un Cisneros, et il joua un rôle plus effacé; il devint seulement évêque d'Ávila et vice-roi de Navarre. Mais sa fortune était belle, ses bénéfices considérables, et, par une généreuse émulation, il voulut faire pour sa ville natale ce que le grand cardinal avait fait pour Alcalá.
156 (retour)
La bourrache s'appelle aujourd'hui encore jarrillos de
Oñate.
Sur les bords de l'Aránzazu, en face de la charmante église de San Miguel, qui déjà s'édifiait à ses frais, étendant jusque par-dessus la rivière les frêles arceaux de son cloître et reflétant dans l'eau les longs fûts de ses colonnes, il souhaita d'élever une maison digne de la Science qu'elle allait abriter. Tandis que lui-même sollicitait à la Cour pour assurer le patronage royal à son Université future, tandis qu'à Rome il multipliait les démarches et finissait par obtenir du pape Paul III des fueros et des [p. 132] privilèges égaux à ceux de Bologne, de Paris, de Salamanque et d'Alcalá 157, l'architecte français Pierre Picard traçait les plans du Collège qui devait servir d'asile aux Écoles.
157 (retour)
Bulle du 23 avril 1540.
Les vastes bâtiments s'élevaient autour d'une cour intérieure: au rez-de-chaussée, les salles d'enseignement, la bibliothèque et la chapelle; au premier étage, les salons du Recteur, du Claustro professoral, le Paranymphe, les chambres des boursiers. Les sculpteurs taillaient la pierre de la façade, ornaient les fenêtres de guirlandes fleuries, ciselaient finement les piliers, qui, des deux côtés du portique, soutiennent des guerriers armés de lances, creusaient des niches, les peuplaient de statues de femmes et de dieux, et mêlaient partout aux armes impériales de Charles-Quint les deux soleils d'or qui brillaient au blason du fondateur. Au centre, au-dessus de la porte, on voyait l'image de l'évêque Mercado, agenouillé devant un crucifix, soutenu par une divinité souriante qui semble représenter la Sagesse. A la base de l'édifice couraient des bas-reliefs d'un travail particulièrement délicat: enfants terrassant des [p. 133] lions, luttant contre des dragons et des chimères, symbole évident de la Renaissance des lettres victorieuse de l'ancienne barbarie.
Quand le monument fut achevé, quand on eut scellé dans les murs les fers forgés des balcons et des grilles, qu'on eut orné les plafonds du vestibule et des salles d'honneur de boiseries à caissons, d'un art ingénieux et patient, qu'on eut inscrit sur les murs de fières devises: Universitas Onnatensis semper semperque fidelis; Sapientia ædificavit sibi domum..., on fit venir quelques maîtres, on choisit quelques boursiers, et l'«Université Pontificale et Royale» ouvrit ses cours.
Sur les pentes raides des montagnes, où dès le mois d'octobre traînent déjà de blanches nuées, on vit arriver par les petits chemins, sur leurs ânes ou sur leurs mules, ayant en croupe leur valet ou portant quelques sacs de provisions attachés à leur selle, les petits étudiants de Guipúzcoa et de Biscaye. Le pays Basque n'avait pas encore d'Écoles: Santiago ou Valladolid étaient bien loin. La fondation de l'évêque Mercado paraissait répondre à un besoin pressant; il pouvait croire sans fatuité qu'il avait bien mérité de sa province aussi bien que de sa ville.
Quand il mourut, quelques années après, s'étant d'avance commandé un tombeau presque aussi beau que celui de Cisneros, entouré, comme celui de Cisneros, d'une clôture de bronze minutieusement ciselée, il s'imagina sans doute qu'il laissait à l'Espagne une nouvelle Alcalá.
L'Université «Pontificale et Royale» ne fut digne, hélas! ni de son titre pompeux ni des espérances qu'elle avait fait naître. Les lettres grecques et latines ne fleurirent pas sous ce ciel brumeux. On n'essaya même pas d'y acclimater les sciences. L'enseignement resta réduit à la philosophie et au droit. L'insuffisance de la bibliothèque interdisait aux maîtres tout travail sérieux: la petite ville, dénuée de ressources, avait peine à nourrir ses étudiants et ne leur offrait ni distractions ni plaisirs.
Ce qui était plus grave encore, c'est que le fondateur avait, comme souvent il arrive, dépensé tout son bien en bâtiments et en décorations. Sa vanité imprévoyante s'était complue à ces manifestations visibles de son opulence et de sa libéralité et il n'avait pas calculé que, tous ces frais payés, les rentes qu'il allait laisser en mourant devaient à peine suffire à rétribuer [p. 135] cinq ou six professeurs et à entretenir une douzaine de boursiers.
Après lui, ces rentes, mal administrées, diminuèrent encore. Pour faire vivre les maîtres et même le Recteur, il fallut leur attribuer les bourses qui devenaient vacantes et, par suite, les loger et les nourrir dans le Collège 158. Cette détresse trop apparente mit les écoliers en déroute: l'enseignement devint de plus en plus étroit et lamentable. L'Université d'Oñate aurait pu périr de misère; elle ne périt pas cependant, parce qu'en Espagne les fondations les plus précaires se soutiennent par la force de l'habitude et qu'à vrai dire rien n'y meurt complètement; mais pendant longtemps elle ne put se soutenir que par les moyens douteux qui avaient déjà valu à Sigüenza et à Osuna un renom assez ridicule.
158 (retour)
Oración inaugural (1870) que leyó en la Universidad
literaria de Oñate D. Casimiro de Egaña, catedrático decano.
L'étudiant qu'a mis en scène Figueroa dans son Pasagero 159 raconte qu'après avoir passé à Alcalá six belles années à ne rien faire, il revint, aux environs de Pâques, «dans l'auberge qui [p. 136] nous est fournie par la nature», c'est-à-dire chez ses parents. Son père, qui soignait tant bien que mal les malades de son village, voulut, à la fin d'un repas, pour s'assurer qu'il avait bien profité de ces études, l'interroger sur quelque point de médecine. L'étudiant répondit «comme aurait pu le faire une mule avec sa bride, sa selle et sa housse» et, si peu docte qu'il fût lui-même, le père connut que son fils en savait encore beaucoup moins que lui. Après s'être indigné, comme il convenait, et lui avoir fait les reproches attendus, il se calma cependant assez vite, et quelques heures après, l'ayant fait venir dans son cabinet: «Ton ignorance est extrême, lui dit-il, mais le mal n'est peut-être pas irréparable et il ne sera pas dit que j'aurai dépensé tant d'argent pour rien. Fort heureusement il n'est pas nécessaire d'être un savant pour exercer l'art de la médecine. Il suffit qu'on se soit meublé la mémoire d'un certain nombre de sentences et d'aphorismes qui sont les lieux communs de notre science. Pour ce qui est du grade, tu trouveras bien quelque Université silvestre où l'on ne se montre difficile ni sur les preuves de scolarité ni sur la soutenance et où la Faculté s'écrie d'une seule voix: Accipiamus pecuniam [p. 137] et mittamus asinum in patriam suam: «Prenons l'argent et renvoyons cet âne dans son pays.»
159 (retour)
Alivio III, fo 110.
Voilà pourquoi on se moquait tant en Espagne des licenciés et des docteurs de Sigüenza, d'Osuna ou d'Oñate. Non sans en éprouver quelque honte, ces Universités nécessiteuses en étaient réduites à trafiquer des grades: elles rivalisaient de complaisance et se disputaient les candidats.
Le résultat, sans doute, était pitoyable, et si leurs fondateurs avaient pu le prévoir, ils auraient assurément fait un autre emploi de leurs largesses. Mais, si mal qu'il ait réussi, leur zèle n'en paraît pas moins honorable. Ils avaient cru bien servir les lettres et leur patrie. L'ardeur inconsidérée qui leur avait fait multiplier les centres d'instruction, sans tenir compte des situations ni des circonstances, sans mesurer leurs propres ressources, c'est, en somme, une preuve de plus que la science avait alors en Espagne un merveilleux prestige et qu'elle exerçait une sorte de fascination sur toute âme un peu généreuse.
LE MOUVEMENT INTELLECTUEL EN ESPAGNE AU COMMENCEMENT DU SEIZIÈME SIÈCLE: LA RENAISSANCE ESPAGNOLE ET LES PROGRÈS DE L'ENSEIGNEMENT.
Ce grand mouvement intellectuel qui, pendant les dernières années du quinzième siècle et pendant la première moitié du seizième a fait naître en Espagne tant d'Universités nouvelles et sensiblement accrû la prospérité des anciennes, c'est assurément de la reine Isabelle de Castille qu'il est parti: c'est à elle qu'il faut en rapporter l'honneur.
Cette femme remarquable, à laquelle aucun don n'a manqué, tenait de son père, Jean II, le goût des lettres et de l'étude. Elle honora le savoir; elle fit tout ce qui dépendait d'elle pour répandre l'instruction dans ses États et particulièrement dans sa noblesse, dont les mœurs étaient encore rudes et l'esprit peu cultivé.
Elle-même donnait l'exemple. Elle demanda à Diego Valera de composer pour elle une Histoire d'Espagne et d'y joindre une description des trois parties du monde alors connues. Quand elle allait à Salamanque, elle ne manquait pas d'y assister aux disputes et exercices de l'Université, et elle pouvait s'y intéresser; elle avait en effet appris le latin 160, qui lui était d'ailleurs indispensable, puisque c'était non seulement la langue des Écoles et de l'érudition, mais aussi la langue de la diplomatie; elle le savait même si bien que son confesseur pouvait mêler dans ses lettres le latin et l'espagnol; elle lisait Sénèque et le De Officiis.
160 (retour)
Après la guerre de Portugal. Ce fut une femme qui le
lui enseigna, Doña Beatriz Galindo, surnommée «la Latine».
Elle voulut aussi qu'on enseignât le latin à ses deux filles, qui le parlèrent et l'écrivirent parfaitement 161, et elle leur choisit comme maîtres deux savants, Antoine et Alexandre Geraldino, qu'elle avait fait venir d'Italie.
161 (retour)
Luis Vives, De Christiana Femina, cap. IV.
Mais ce fut surtout l'instruction du prince Don Juan qui fut l'objet de tous ses soins. F. Diego de Deza, qui fut dans la suite archevêque [p. 140] de Tolède, lui donna les premières leçons de grammaire et d'humanités 162. Quand il fut plus grand, pour le faire bénéficier en quelque manière des avantages de l'éducation publique, la reine donna à son fils dix compagnons d'études, cinq du même âge, cinq plus âgés. Ces jeunes gens, qui appartenaient aux plus hautes familles, eurent tous plus tard de brillantes destinées: seul le jeune prince, sur qui étaient fondées tant d'espérances, fut frappé prématurément par la mort 163.
162 (retour)
Dans le catalogue des papiers de la reine qui se trouve
aux archives de Simancas on voit mentionnés les cahiers du petit
prince et les brouillons de ses compositions latines (D. Diego
Clemencín, Elogio de la Reina Católica; Memorias de la Real Academia
de la Historia, t. VI, 1821).
163 (retour)
Il mourut, comme on le sait, à Salamanque. Pierre
Martyr nous a rapporté tous les détails de cette fin douloureuse
(Epist. 182).
A côté de cette école privilégiée, la reine en créa une autre, plus largement ouverte aux nobles, sorte d'école palatine assez semblable à celle qu'avait voulu instituer Alphonse le Savant et qui suivait la Cour dans ses déplacements, tantôt à Tolède, tantôt à Valladolid, tantôt à Saragosse.
Pour diriger ce collège nomade on appela en Espagne un célèbre érudit milanais, Pierre Martyr d'Angleria, qui réussit presque dès le commencement à inspirer le goût des lettres à ces jeunes seigneurs, «autrefois dédaigneux de tout ce qui ne touchait pas au métier des armes 164». «Ma maison, écrivait-il quelques années après son arrivée 165, ma maison est pleine, du matin au soir, d'adolescents pleins de feu. Notre reine, modèle de toutes les vertus, a voulu que son proche parent le duc de Guimaraens 166 et le duc de Villahermosa, neveu du roi, restent toute la journée sous mon toit. Cet exemple a été suivi par les principaux cavaliers de la Cour, qui assistent à mes leçons en compagnie de leurs précepteurs et les repassent le soir avec eux dans leurs propres quartiers.»
164 (retour)
Pierre Martyr, Epist. 102 (avril 1492).
165 (retour)
Epist. 115 (1er sept. 1492).
166 (retour)
D. Juan de Portugal, duc de Braganza y Guimaraens.
«Ces principaux cavaliers de la Cour», nous les connaissons par la correspondance suivie qu'ils entretinrent dans la suite avec leur maître: c'étaient D. Álvaro de Silva, le marquis de Mondejar et ses frères, D. García de Toledo, D. Pedro Girón, D. Pedro Fajardo, seigneur de [p. 142] Carthagène, les plus grands noms d'Espagne. Aussi Pierre Martyr pouvait-il écrire plus tard, avec plus de conviction que de goût: «Les premiers seigneurs de Castille se sont presque tous abreuvés à mes mamelles littéraires 167.»
167 (retour)
Suxerunt mea litteralia ubera Castellae principes fere
omnes.—Epist. 662 (1520).
Vers 1496, la reine adjoint à Pierre Martyr un autre humaniste italien, dont la collaboration lui fut précieuse et qui devait lui succéder. Lucio Marineo avait été ramené de Sicile, douze ans auparavant, par l'amiral D. Fadrique Enríquez et il avait jusque-là enseigné les lettres latines à l'Université de Salamanque. Il continue cet enseignement dans le Collège Noble et il y a, entre autres élèves de marque, D. Diego de Acebedo, comte de Monterey, et D. Juan d'Aragon, proche parent du Roi Catholique.
Cette École du Palais modifie très rapidement les mœurs et les dispositions des gens de cour. A l'imitation d'Isabelle qui continue d'encourager les travaux de l'esprit et qui honore toutes les formes du savoir 168, toute la haute société [p. 143] commence à se piquer d'humanisme: «On s'habitue à ne plus tenir pour noble quiconque montre de l'aversion pour les études 169.»
168 (retour)
Antonio de Nebrija lui dédie sa Grammaire latine et
sa Grammaire espagnole, Rodrigo de Santaella son Vocabulaire,
Alonso de Córdoba ses Tables astronomiques.
169 (retour)
Paul Jove, Éloge de Nebrija.
Parmi ceux qui s'appliquent, «suivant l'exemple des anciens Romains, à associer la gloire littéraire à la gloire des armes 170», on compte le duc d'Albe D. Fadrique de Toledo, le marquis de Denia D. Bernardo de Rojas, qui se met, à soixante ans, à apprendre le latin; D. Francisco de Zúñiga, comte de Miranda; D. Diego Sarmento, comte de Salinas. Diego López de Toledo, commandeur de l'ordre d'Alcántara, traduit les Commentaires de César, Diego Guillén de Ávila les Stratagèmes de Frontin, Alonso de Palencia les Vies de Plutarque, tous ouvrages bien faits pour plaire à des gentilshommes guerriers. D'autres mettent en espagnol Juvénal, Pétrarque et le Dante: car la poésie aussi fleurit à la Cour, et parmi les auteurs du Cancionero general on pourrait retrouver presque tous les grands noms de cette époque.
170 (retour)
Juan Ginés de Sepúlveda, Prologue du Democrates.
Les dames, à leur tour, se prennent d'une [p. 144] belle ardeur pour l'étude. Clemencín a donné la liste, qui est fort longue, de celles qui poussèrent alors leur instruction bien au delà des limites ordinaires 171. On y relève les noms de Doña María de Mendoza, qui sut le latin, même le grec; de la comtesse de Monteagudo et de Doña María Pacheco, qui toutes deux n'avaient qu'à suivre des exemples domestiques, puisqu'elles étaient les petites-filles du marquis de Santillane; de Doña Juana de Contreras, qui fut l'élève et l'amie de l'érudit Lucio Marineo.
171 (retour)
Elogio de la Reina católica (Bibl. de la R. Acad. de
la Hist., t. VI.)
Après la reine Isabelle, personne n'a plus favorisé ces progrès de l'humanisme que les grands prélats qui ont alors honoré le clergé espagnol. Stimulés par l'exemple des évêques et des cardinaux italiens, ayant quelquefois pris eux-mêmes en Italie l'amour des lettres et des arts 172, ils comprennent des premiers ce que l'Espagne peut gagner à cette renaissance et aussi quel intérêt l'Église peut avoir à la diriger. Leurs énormes revenus leur permettent de jouer aisément le rôle de Mécènes: ils collectionnent [p. 145] les manuscrits et les livres, encouragent l'établissement des imprimeries, stimulent les recherches scientifiques, comme D. Fernando de Talavera, archevêque de Grenade, comme D. Juan de Zúñiga, grand-maître de l'ordre d'Alcántara, protecteur et ami de Nebrija; ils fondent des Collèges, comme le cardinal de Mendoza 173, ou des Universités, comme le cardinal Jiménez.
172 (retour)
Comme, par exemple, D. Alonso de Fonseca, archevêque de
Santiago.
173 (retour)
D. Pedro González de Mendoza, que la faveur des Rois
Catholiques fit appeler le «troisième roi d'Espagne». Lettré du
premier mérite, formé dès sa jeunesse par les plus sérieuses études,
ce fut lui qui fonda à Valladolid le magnifique Colegio mayor de
Santa Cruz.
Ces puissantes influences, ces exemples venus de si haut propagent rapidement dans la Péninsule le goût et le respect des études. L'Espagne accueille avec confiance la nouvelle culture que la Cour honore, que l'Église protège et qui lui arrive de cette Italie à laquelle une sorte de parenté l'attache, qu'elle s'est habituée à respecter comme le centre du monde chrétien. La prospérité dont jouit alors le royaume favorise cette diffusion de l'humanisme et du savoir.
La jeunesse, riche ou pauvre, est portée, comme par un courant très fort, vers les Écoles dont le nombre s'accroît sans cesse et même, nous l'avons vu, au delà des besoins. Dans ces Écoles un souffle nouveau ranime les ardeurs et rajeunit l'antique doctrine. C'est le moment, unique dans l'histoire, où l'Espagne semble vouloir rivaliser d'activité scientifique avec les grandes nations.
Des maîtres comme le franciscain Fr. Luis de Carvajal, comme l'augustin Fr. Lorenzo de Villavicencio, comme le dominicain Francisco de Vitoria, s'appliquent à réformer les méthodes d'enseignement de la théologie et annoncent les Domingo de Soto, les Melchor Cano, les Luis de Granada, les Luis de León.
Des juristes comme Juan López de Palacios Rubios, Antonio de Nebrija, Antonio Agustín, Antonio Gouvea, Diego de Covarrubias y Leyva, des canonistes comme Antonio de Burgos, Francisco de Torres (Turriano), J. Ginés de Sepúlveda, apportent dans l'étude du droit des idées plus élevées et une critique plus exacte.
La philologie classique progresse encore plus sensiblement. De grands travailleurs, entreprenants et originaux, explorent tour à tour tous [p. 147] les domaines de l'érudition et laissent des œuvres durables.
Tel cet Antonio de Nebrija qui fut le plus grand ouvrier de la Renaissance espagnole, esprit véritablement encyclopédique que nous avons déjà cité parmi les restaurateurs de la science du droit, que l'on pourrait encore compter, pour son Lexicon artis medicamentariae, parmi les rénovateurs des sciences médicales, mais qui se consacra plus spécialement à l'étude des langues hébraïque, grecque, latine et castillane, le premier des lexicographes et des grammairiens de son temps, sorte de Pic de la Mirandole qui aurait pu traiter, lui aussi, De omni re scibili.
Après avoir étudié cinq ans à Salamanque, «préoccupé, nous dit-il lui-même, de sortir de l'ornière commune et d'aller puiser aux vraies sources du savoir», il partit pour l'Italie, «non pas pour y gagner des rentes ecclésiastiques ou pour en rapporter les formules de l'un et l'autre droit, mais pour en ramener dans sa terre natale ces nobles exilés: les grands maîtres de l'antiquité classique 174».
174 (retour)
Dictionarium ex Hispaniensi in Latinam sermonem,
interprete Aelio Antonio Nebrissensi, Salamanque, 1494: Dédicace
(Cl. Johanni Stunicae epistola hispano-latina).
Pendant dix ans, de 1452 à 1462, il y travailla avec la ferveur heureuse et passionnée d'un néophyte qui a retrouvé ses dieux. Boursier du fameux collège Saint-Clément de Bologne, ouvert depuis un siècle déjà à la jeunesse espagnole, il y reçut particulièrement les leçons de Galeotto Marzio. Il ne revint dans son pays que lorsqu'il se sentit capable d'y répandre la bonne parole.
Il professa quelque temps à Séville, où l'avait appelé l'archevêque Fonseca; mais «de même que Pierre et que Paul, princes des Apôtres, allaient combattre la religion des gentils, non pas dans les bourgs et dans les campagnes, mais dans Athènes, dans Antioche et dans Rome, c'est dans la capitale intellectuelle de l'Espagne, à Salamanque, qu'il voulut faire triompher sa doctrine et déraciner la barbarie 175».
175 (retour)
Ibid.
Ce fut là en effet que, pourvu d'une double chaire, il engagea un long combat contre l'antique routine et réussit enfin à faire prévaloir les méthodes et l'esprit des grands humanistes [p. 149] italiens, de Georges Merula, de Philelphe le Jeune, de François de Noles. Malgré les protestations qui s'élevèrent un peu partout, et surtout à Valence, il arracha des mains de la jeunesse les rudiments gothiques, la grammaire de Pastrana, celle d'Alexandre de Villedieu, le Catholicon et le grécisme monstrueux d'Ébrard de Béthune 176. Sa grammaire castillane, qui fixait une langue moderne, sa grammaire latine, qui marquait une révolution dans l'étude des langues anciennes, parurent toutes deux avant la fin du quinzième siècle, alors qu'Érasme n'était encore qu'un enfant 177.
176 (retour)
L. Massebieau, Les colloques scolaires du seizième
siècle. Paris, 1878, p. 161.
177 (retour)
On trouvera un tableau à peu près complet de son énorme
production dans le Specimen Bibliothecae Hispano-Majansianae, sive
Idea Novi Calalogi critici operum scriptorum hispanorum..., Hanoverae,
1753.—Cf. Antonio, Bibliotheca hispana nova, et Menéndez y Pelayo,
Ciencia Española, III.
Après Nebrija, un autre esprit universel, c'est ce Francisco Sánchez, el Brocense, dont Salamanque ne fut pas moins fière. Non content d'enseigner la rhétorique et l'art de traduire, de classer d'après un plan nouveau les règles des syntaxes grecque et latine, il rédigea [p. 150] dans son Commentaire sur Horace, une très intelligente poétique, interpréta Épictète, entra fort heureusement dans le véritable esprit de la philosophie épicurienne et, abordant enfin la logique avec une indépendance qui étonne, avec un beau dédain de l'opinion vulgaire, il protesta vigoureusement contre les puériles traditions de la scolastique 178.
178 (retour)
Menéndez y Pelayo, Ideas Estéticas, II.
D'autres savants de moins haute envergure travaillent avec autant de conscience dans des champs un peu plus limités. A Salamanque, le Portugais Arias Barbosa explique les auteurs grecs et fonde une petite école d'hellénistes. Après lui, Hernán Núñez, le «Commandeur grec», apporte aux mêmes travaux tant de méthode et de précision que de bons juges 179 ont pu le compter parmi les grands philologues du seizième siècle; il faut joindre à son nom celui de Juan de Mal-Lara, l'auteur de la Filosofía vulgar, qui, aussi passionné que lui pour la littérature classique, sait s'intéresser comme lui à la poésie populaire et à la sagesse populaire de son pays.
179 (retour)
Entre autres, M. Charles Graux.
L'Université d'Alcalá a aussi ses «grécisants»: Démétrius de Crète, tout d'abord, et le Pinciano, qui lui succède, Diego López de Zúñiga, Lorenzo Balbo de Lillo, les deux frères de Vergara.
Tous ces hellénistes sont naturellement aussi des latinistes et de bons «cicéroniens», le latin étant essentiellement la langue universitaire et le fondement même des études. Ils sont aussi des philosophes: car il n'est pas alors d'humaniste qui n'essaye d'interpréter à sa manière Platon et Aristote, ou même de les concilier, comme fera Sebastián Fox Morcillo de Séville. Aristote surtout est une matière inépuisable; il reste le pôle de toute science, et longtemps encore il attirera avec la même force les esprits même les plus opposés: aussi bien les exégètes, comme Arias Montano, que les historiens, comme Sepúlveda.
Le mouvement scientifique est sans doute moins brillant. Dans ce seizième siècle, qui vit tant de savants de génie, tant d'initiateurs, aux Cardan, aux Copernic, aux Corneille Agrippa, aux Paracelse, l'Espagne ne peut opposer que des renommées de second ordre. Si Michel Servet est Aragonais de naissance, c'est à Paris [p. 152] qu'il a étudié, c'est à Vienne en Dauphiné qu'il a découvert la «petite circulation» du sang. Si André Vésale est le premier médecin de la Cour d'Espagne, c'est en Italie qu'il a poursuivi ses recherches et conquis la gloire. Si Pedro Ciruelo et Juan Martínez Siliceo se font un nom dans les mathématiques, c'est à Paris qu'ils ont été les apprendre. Seule l'histoire naturelle, à laquelle la découverte du Nouveau Monde ouvre un immense domaine, prend alors dans la Péninsule un développement original et intéressant.
Malgré ces lacunes, et quoique la tutelle de l'Église ne lui laisse peut-être pas toujours l'indépendance nécessaire, on peut dire qu'à cette époque privilégiée l'enseignement supérieur a, comme les autres forces de l'Espagne, puissamment manifesté sa vitalité. Il faudra de longues années de despotisme étroit et déprimant pour ralentir le mouvement qui alors s'inaugure.
Et ce mouvement ne se limite pas absolument aux frontières du royaume. Pendant un temps, d'ailleurs trop court, l'Espagne est en communition intellectuelle avec les autres nations. Elle appelle des maîtres étrangers, de Grèce, d'Italie, de France. Elle envoie des étudiants dans les [p. 153] grandes Universités d'Europe, particulièrement dans le Collège formé à Bologne par le cardinal Albornoz, et surtout à Paris. Elle y envoie même des maîtres: à Oxford et à Cambridge, à Padoue et à Rome, à Paris, à Bordeaux, à Toulouse, dans les Pays-Bas, en Lithuanie et en Bohème on peut trouver alors des professeurs espagnols.
Le plus célèbre de tous est Luis Vives qui enseigna à Louvain, à Oxford et à Bruges et fut avec Érasme et Budé une des premières lumières du siècle, esprit critique et conciliant, humaniste aimable 180, pédagogue avisé, un des précurseurs de la psychologie écossaise, rénovateur de la méthode avant Bacon et Descartes, dont on a pu dire que par lui «l'Espagne eut, à une certaine heure, la prépondérance sur la république des lettres latines comme elle l'avait sur l'Europe politique 181».
180 (retour)
Ses Dialogues eurent dans toute l'Europe un succès au
moins égal à celui des Colloques d'Erasme.
181 (retour)
L. Massebieau, Les Colloques scolaires du seizième
siècle, p. 159.
Salamanque et les autres grandes Universités sont le centre de cette vie débordante. Toutes les classes de la société leur donnent le meilleur [p. 154] de leur jeunesse. Dans les archives de Salamanque, sur les registres où s'inscrivent alors, chaque année, sept mille étudiants, on peut voir représentées toutes les grandes maisons d'Espagne: Léon, Castille, Aragon, Tolède, Cordoue, Pimentel, Mendoza, Manrique, Lara, Sandoval, Silva, Luna, Dávalos, Villena, Pacheco, Padilla, Maldonado, Fonseca.
Ces jeunes seigneurs croient s'honorer en briguant les charges universitaires, les fonctions de Recteur ou d'Écolâtre 182. Certains même se présentent aux concours et montent dans les chaires. A Salamanque, un petit-fils du «bon comte» de Haro, D. Pedro Fernández de Velasco, qui sera connétable de Castille, explique Ovide et Pline. Plus tard, D. Alonso Manrique, fils du comte de Paredes, enseignera le grec à Alcalá.
182 (retour)
En 1488, le Maestrescuela était un fils du duc
d'Albe.
Des jeunes filles vont s'asseoir sur les bancs des Universités et quelques-unes y professent, comme cette Doña Lucía de Medrano que Marineo entendit commenter des textes latins à Salamanque, ou cette Francisca de Nebrija, fille de l'illustre érudit, qui, aux Écoles d'Alcalá, suppléa quelque temps son père dans la chaire [p. 155] de rhétorique 183. Les étudiants pauvres apportent aux études un zèle inaccoutumé depuis que, par une mesure libérale, qui malheureusement ne sera pas longtemps observée, les Rois Catholiques les ont dispensés des propinas ou frais d'examen 184.
183 (retour)
Nebrija avait en effet passé, nous l'avons dit, de
l'Université de Salamanque à celle d'Alcalá.
184 (retour)
En 1496.
Une lettre de Pierre Martyr nous montre quelle belle ardeur enflammait cette jeunesse 185.
185 (retour)
Epist. 57.
On l'avait souvent pressé de venir enseigner à Salamanque: il s'y était toujours refusé; mais sur les instances de quelques professeurs, dont deux au moins, Antonio Blaniardo et Lucio Marineo, étaient ses compatriotes et ses amis, il consentit à y faire une leçon.
«A deux heures de l'après-midi, nous raconte-t-il, on envoie des crieurs annoncer dans la ville qu'un étranger va parler sur Juvénal. C'était un jeudi, jour où d'habitude il n'y a pas de cours à l'Université. Les étudiants accourent cependant en si grand nombre que j'ai toutes les peines du monde à pénétrer dans les Écoles. Il faut que des docteurs s'arment de [p. 156] bâtons et de piques pour aider le bedeau à m'ouvrir un passage. A force de cris, de menaces et de coups on parvient à me faire un chemin jusqu'aux portes. Là, je suis soulevé de terre par ces jeunes hommes et porté jusqu'à la chaire au-dessus des têtes.»
La bagarre a été si forte que bien des gens—Pierre Martyr rapporte fièrement leurs noms—ont été à moitié étouffés; on ne compte pas les bonnets perdus, les manteaux déchirés. Le bedeau lui-même a eu son camail de pourpre arraché, et, ne pouvant le retrouver, il veut se le faire rembourser par le professeur étranger, occasion de tout ce désordre.
Cependant, la leçon commence. Pour mieux éblouir son public, Pierre Martyr demande à l'assistance de choisir le sujet qui lui plaira le mieux. Lucio Marineo, avec qui a été arrangée cette comédie, lui désigne la deuxième satire de Juvénal. Pierre Martyr parle donc de la deuxième satire, et ce commentaire en latin d'un texte latin assez difficile est écouté pendant plus d'une heure avec un religieux respect. Vers la fin pourtant, quelques très jeunes gens, trouvant que le professeur dépasse trop les limites ordinaires, commencent à manifester [p. 157] leur impatience en frottant, suivant l'usage, leurs souliers contre le plancher; mais les anciens les rappellent violemment au respect des convenances. La péroraison de Pierre Martyr provoque un applaudissement universel, des trépignements enthousiastes. Maîtres et étudiants le reconduisent jusqu'à sa maison «comme un héros vainqueur, comme un dieu descendu de l'Olympe».
Quel triomphe pour l'humanisme! Aussi, en quittant Salamanque, ce dévot fervent des bonnes lettres s'écrie-t-il dans un grand mouvement de gratitude: «J'ai cru voir une nouvelle Athènes, j'ai cru voir un nouveau Sénat!»
Son succès le rendait sans doute trop optimiste. Salamanque ne ressemblait que de bien loin à la cité de Périclès et l'on n'y parlait pas le latin comme dans la curie romaine. Lucio Marineo et Arias Barbosa, qui la connaissaient mieux, se plaignaient au contraire qu'on y maltraitait trop la langue de Cicéron. Mais il est bien certain que la jeunesse espagnole faisait en ce temps un général effort pour se cultiver, pour s'intéresser aux choses de l'esprit.
Elle ne devait pas s'entretenir bien longtemps dans ces dispositions généreuses.
Elle considérera bientôt la science comme un moyen plutôt que comme un but, et on la verra s'attacher aux études plutôt pour les carrières qu'elles peuvent ouvrir que pour les joies qu'elles donnent. Ce n'en est pas moins le grand honneur des Rois Catholiques d'avoir rompu pour un temps une longue tradition d'indifférence et d'indolence, et l'Université de Salamanque ne faisait que leur rendre un hommage bien légitime quand elle faisait sculpter leur image sur la grande porte de ses Aulas.
La Décadence.
CAUSES DE DÉCADENCE: LE DESPOTISME DES ROIS ET LA TYRANNIE DE L'ÉGLISE.
Si l'on s'en tient aux apparences, le règne de Charles-Quint et même celui de Philippe II semblent encore marquer pour les Universités espagnoles un accroissement de prospérité.
On continue à ouvrir de nouvelles Écoles, qui ne font point de tort aux anciennes, et dans les grands centres les Collèges ne cessent de se multiplier 186. Les étudiants sont plus nombreux [p. 162] que jamais: l'énorme extension de la monarchie en augmentant le nombre des places a augmenté aussi le nombre des candidats. Des maîtres remarquables soutiennent encore le bon renom de l'enseignement et, somme toute, la science espagnole ne se montre point indigne des grandes ambitions qui soulèvent alors tout le pays.
186 (retour)
Voici, par exemple, la liste des Collèges fondés,
pendant ces deux règnes, de 1516 à 1598, dans la seule ville de
Salamanque:
Mais sous ces brillants dehors on peut déjà deviner les germes de décadence. Le mouvement intellectuel se continue en vertu de la force acquise; mais il va peu à peu se ralentir à mesure que la liberté lui manquera davantage. Les deux forces qui avaient le plus contribué à donner une si forte impulsion aux esprits, la [p. 163] royauté et l'Eglise, commencent, dès qu'éclate la Réforme, à s'inquiéter des progrès de leur œuvre. Une surveillance de plus en plus étroite réprime toute recherche un peu indépendante. Le Suprême Conseil de l'inquisition étend sur l'enseignement un contrôle qui le paralyse.
Ferdinand et Isabelle avaient exempté de tous droits les livres étrangers qui pénétraient en Espagne, par la raison «qu'ils rapportaient à la fois honneur et profit au royaume en permettant aux hommes de s'instruire». Le Saint-Office s'impose la tâche d'examiner tous les ouvrages imprimés et fait publier en 1550 par l'Empereur son premier Index Expurgatoire. A partir de ce moment, aucun ouvrage ne peut plus être publié dans la Péninsule sans une licence spéciale: aucun livre de France ou d'Allemagne ne peut passer la frontière sans un permis de circulation. L'édit de 1558 punit de mort toute personne qui vendra, achètera ou gardera en sa possession un volume prohibé. Plus tard encore, toujours pour éviter la contagion du luthéranisme, Philippe II interdit à tout Espagnol d'aller étudier en pays étranger.
Comme l'hérésie a commencé à se propager dans le royaume parmi les gens de savoir, c'est [p. 164] sur les maîtres les plus doctes que se portent surtout les soupçons. On voit avec effroi la persécution s'abattre sur un homme comme Fray Luis de León, poète éminent, helléniste distingué, hébraïsant du premier mérite, une des gloires de Salamanque.
Dénoncé à l'inquisition pour avoir reçu des Flandres quelques livres suspects, accusé d'avoir voulu dépouiller le Cantique de Salomon de son sens mystique et surnaturel, il est conduit dans la prison de Valladolid; après cinq années d'examens et d'interrogatoires, il est soumis à la question; relâché enfin, faute de preuves, il vient reprendre ses leçons «avec la même quiétude et la même allégresse d'âme» et, pour effacer d'un mot le souvenir de la dure épreuve, simplement, il recommence son cours par les paroles consacrées: «Ainsi que je vous le disais hier...»
De tels exemples sont bien faits pour réprimer tout esprit d'initiative. Une inquiétude universelle pèse sur la pensée. Les purs érudits, dont les travaux semblent pourtant bien éloignés des questions de dogme, tremblent d'avoir, sans s'en douter, porté quelque atteinte à l'orthodoxie: de timides humanistes, en soumettant [p. 165] leurs livres à l'examen du Saint-Office, s'excusent d'y avoir fait trop d'allusions à la mythologie. Même dans le domaine scientifique, toute innovation semble dangereuse. En 1568, on s'était avisé d'ouvrir pour la première fois, à Salamanque, une salle de dissection: on la ferme prudemment huit ans après et l'on supprime du même coup l'enseignement de l'anatomie.
Le résultat d'une telle suspicion et d'une telle crainte, c'est que l'enseignement se rétrécit, s'interdit toute libre échappée.
Au dehors rien n'est changé. Les Statuts ne sont pas modifiés, ni la forme des examens, ni les modes de recrutement des professeurs. Le grand corps universitaire continue sa vie normale, il accomplit ses fonctions avec la même régularité solennelle. Mais la flamme intérieure s'est éteinte, et après le trop court affranchissement d'une Renaissance éphémère on en revient insensiblement aux traditions de l'enseignement scolastique. De nouveau le principe d'autorité domine et stérilise. Au commencement du dix-septième siècle, il y a beaucoup plus d'étudiants en Espagne qu'il n'y en avait au commencement du quinzième, il y a dix fois plus d'Universités; mais pour les méthodes [p. 166] d'instruction il n'y a pas grande différence entre ces deux époques: on a renoué les deux bouts de la chaîne.
Au commencement du quinzième siècle, la rareté et le prix élevé des manuscrits obligeaient le maître à dicter aux étudiants «le livre de texte» dont il était seul à posséder l'exemplaire 187. Au dix-septième siècle, quoique l'imprimerie ait multiplié les volumes, on dicte de même et le texte et le commentaire.
187 (retour)
C'est pourquoi dans le langage des Ecoles le mot lire
est l'équivalent du mot enseigner.
On lisait dans les anciens Statuts: «Chaque professeur est formellement obligé d'interpréter dans son cours l'esprit de l'auteur dont sa chaire porte le nom: le professeur d'Aristote, l'esprit d'Aristote; le professeur de Saint-Thomas, l'esprit de saint Thomas; le professeur de Scot, l'esprit de Scot...»—Dans les Statuts réformés d'Alcalá, nous retrouvons des instructions à peu près pareilles: «Nous ordonnons que les régents de philosophie soient tenus de lire le texte même d'Aristote, qu'ils doivent apporter en chaire et lire à la lettre—sous peine d'amende—et qu'ils lisent d'une façon mesurée, sans trop de précipitation ni de lenteur.»
Cet étroit assujettissement à des textes imposés qu'on subissait au Moyen-Age par esprit de routine, on s'y résigne maintenant par prudence. Les anciens programmes, qu'on avait interprétés plus librement pendant un demi-siècle, sont appliqués de nouveau dans toute leur rigueur: ils pèsent lourdement sur les études.
Prenons un écolier espagnol, contemporain de Philippe III, qui vient suivre les cours d'une grande Université, Valladolid, Alcalá ou Salamanque. Il sait déjà un peu de latin et a quelque teinture des humanités. Il s'inscrira d'abord dans la Faculté d'«Arts», sorte de Faculté préparatoire, où on lui inculquera les préceptes de la rhétorique, et il recevra pendant quatre ans les leçons des philosophes: la première année, il apprendra les Súmulas (ou Petite Logique) de Pedro Hispano; la seconde année, la suite de la Logique dans les Prédicables de Porphyre et les Topiques d'Aristote; la troisième année, la «Philosophie naturelle» dans la Physique d'Aristote, dans ses Météores, dans son Traité de l'âme; la quatrième année, il étudiera la Métaphysique, du même auteur 188.
188 (retour)
Programmes d'Alcalá.
Le voilà imbu de tous les systèmes aristotéliques, embrouillés d'ailleurs par la manie scolastique des divisions et des subdivisions, faussés par la préoccupation constante de mettre d'accord cette philosophie avec les principes de la religion révélée.
S'il passe en théologie, il y retrouvera Aristote, mais encore plus déformé, interprété en sens divers par des écoles opposées. Selon ses préférences il pourra choisir entre les Dominicains qui suivent saint Thomas, les Franciscains qui suivent Scot Erigène et les Jésuites qui suivent Suárez.
S'il préfère le droit civil ou le droit canon, il lui faudra, là aussi, apprendre par cœur textes, gloses et commentaires.
S'il s'est tourné vers la médecine, où l'on est encore fidèle à Hippocrate, à Galien et à Avicenne, c'est par les principes d'Avicenne, d'Hippocrate et de Galien qu'il devra s'instruire dans l'art de reconnaître les maladies et de les guérir.
Partout la même tyrannie des textes, partout le même enseignement, servile pour le fond, minutieux dans la forme, plein de chicanes et d'arguties. C'est cet enseignement qu'avaient [p. 169] condamné avec tant de chaleur les grands humanistes comme Vives et le Brocense: il avait repris ses traditions et son autorité. Incompatible par essence avec toute liberté d'examen, hostile à toute idée de progrès, il allait pendant près de deux siècles tenir les Universités espagnoles à l'écart du monde, des progrès de la science, des grands mouvements de la pensée: il allait prolonger pour elles le Moyen-Age.
LA CONCURRENCE DE LA «COMPAGNIE».
Des causes plus particulières ont hâté en Espagne la décadence des Universités.
Une des premières, c'est la concurrence qu'a commencé à leur faire, presque dès sa naissance, la puissante Compagnie de Jésus. Elle s'introduit peu à peu dans toutes les villes importantes et y ouvre ses écoles. Avec une ténacité extraordinaire, malgré des résistances presque unanimes, elle s'efforce de prendre pied dans les grands centres d'instruction et, au contraire des autres ordres qui profitent des cours de l'Université et augmentent le nombre de ses étudiants, elle garde avec un soin jaloux, pour mieux leur imprimer sa forte discipline, les jeunes gens qu'elle a conquis.
C'est le 27 septembre 1540 qu'une bulle de Paul III avait approuvé la fondation d'Ignace [p. 171] de Loyola. Dès 1544, la Société de Jésus ouvre à Valence une maison d'enseignement.
Elle élève à Alcalá un superbe Collège qui domine les autres édifices par ses vastes proportions, par la majesté de sa façade décorée de statues et de colonnes. A Séville, elle achève de ruiner l'Université déjà chancelante en fondant une maison non moins magnifique, que Cervantes a pompeusement célébrée 189 et un autre Collège dit des Becas coloradas.
189 (retour)
Coloquio de los Perros.
A Salamanque, «la Compagnie» s'insinue plus discrètement et triomphe avec plus de peine. Elle commence à s'établir assez loin de la ville, à Villamayor, puis plus près, à Villasendin, dans les faubourgs; quelques années après, elle a franchi les murs, mais reste encore tout près de l'enceinte, à côté de la porte de San Bernardo. L'Université, les Collèges, les communautés surveillent avec inquiétude ses travaux d'approche, et quand enfin, sûre de son pouvoir, elle veut s'installer à deux pas des Écoles, au cœur même de la cité, elle se heurte à une opposition formidable.
Mais elle a pour elle Philippe III et surtout [p. 172] la reine Marguerite qui lui a déjà promis 40,000 ducats pour sa future fondation 190. Le roi et la reine viennent eux-mêmes à Salamanque pour essayer de désarmer les résistances, et enfin, en 1617, malgré le Recteur et malgré le Cloître des Docteurs, malgré les couvents, malgré le Chapitre, malgré le Corps municipal et la noblesse, on pose la première pierre du futur Collège.
190 (retour)
Elle en ajoutera 16,000, au moment de sa mort. (D.
Diego de Guzmán, Vida y muerte de Da Margarita de Austria, reyna de
España, Madrid, in-4o, IIa Parte, p. 213.)
On a démoli, pour lui faire une place, deux rues et deux églises; on a failli démolir aussi la ravissante maison de las Conchas, pour laquelle les Jésuites avaient offert autant d'onces d'or qu'elle a de coquilles sculptées sur sa façade; et sur cet espace immense on bâtit le plus vaste édifice de Salamanque. Il coûtera 27 millions de réaux, aura plus de cinq cents portes, près de mille fenêtres et pourra loger pour le moins trois cents écoliers.
Mais c'est à Madrid, dans la capitale même du royaume, que «la Compagnie» porte à l'enseignement universitaire le coup le plus dangereux.
En 1625, elle obtient de Philippe IV l'autorisation d'y fonder son fameux Collège Impérial.
Il est assez curieux de voir par quelles raisons elle avait démontré au prince la nécessité d'un tel établissement. «Ce Collège, disait-elle dans sa requête, ne fera pas double emploi avec les Universités déjà existantes parce que les grands personnages de la Cour n'envoient aux Universités que leurs fils cadets qui ont besoin de s'assurer des moyens d'existence en suivant la carrière des lettres. Ils n'y envoient pas leurs fils aînés, qui hériteront de leurs biens et de leurs charges, et comme ceux-là sont destinés à servir l'Etat dans les grands emplois, ils ont, plus encore que les autres, besoin d'être bien instruits.» Un autre argument, c'était que les Universités, «s'attachant exclusivement aux études supérieures, négligeaient l'érudition et les langues qui sont un si bel ornement pour les cavaliers et gens de noblesse 191».
191 (retour)
Fundación de los estudios generales en el Colegio
Imperial de los Jesuítas de Madrid, hecha por Felipe IV en 1625.
(Copia que se halla en el archivo del Exemo Sr. Duque de Frias.)
Pour ces raisons et aussi «pour la singulière dévotion qu'il portait à saint Ignace», Philippe [p. 174] IV approuva pleinement le projet et accorda expressément son patronage au nouvel établissement en lui conférant le titre d'Estudios Reales.
Les grandes Universités protestèrent, comme on pouvait s'y attendre.
Au nom de leurs collègues de Salamanque et au leur, les professeurs d'Alcalá firent remettre au Roi un mémoire de quarante-deux pages où ils affirmaient que la fondation d'un Estudio general dans la capitale même du royaume était «déplacée et dangereuse» et qu'elle aurait sûrement pour résultat de ruiner l'enseignement universitaire.
Le Roi fit répondre que cette plainte était inconvenante et que rien ne la justifiait, puisque le nouvel établissement ne devait pas avoir le droit de conférer les grades: il ordonna de détruire immédiatement tous les exemplaires du mémoire, dont on avait fait deux tirages 192.
192 (retour)
La Fuente, Historia de las Universidades, III, p.
66.
Salamanque et Alcalá n'eurent plus qu'à se résigner et à subir une rivalité qui était, quoi qu'on eût dit, redoutable.
Avec ses six chaires de grammaire et de rhétorique, [p. 175] avec ses dix-sept chaires d'enseignement supérieur, le Collège Impérial était bien, en effet, une Université véritable. Mais au lieu d'être comme les autres Universités une corporation relativement indépendante et autonome, il n'était qu'une partie d'un tout étroitement uni, soumis à une direction unique. Il devait être bien moins un centre de culture qu'un instrument de domination.
Entre les habiles mains des Pères Jésuites, il devint rapidement prospère, il fut bientôt l'établissement à la mode où, loin des promiscuités fâcheuses, la fine fleur de la noblesse vint se former aux belles manières et chercher, sinon la science, du moins les apparences du savoir. Ce fut la pépinière des hommes de Cour et des politiques, des bons serviteurs du roi, dociles et point trop scrupuleux 193. Ainsi il enleva aux grandes Universités une bonne part de cette aristocratique clientèle dont elles étaient si fières et on peut dire qu'il les découronna.
193 (retour)
La douzième chaire avait pour programme: d'interpréter
la Politique et l'Economique d'Aristote «de manière à concilier la
raison d'Etat avec la conscience, la religion et la foi catholique».
(Fundación de los Estudios generales... etc.) On avait déjà beaucoup
tiré d'Aristote: mais ceci est assez nouveau.
INFLUENCE DES GRANDS COLLÈGES.
Une autre cause du déclin des Écoles, c'est, à n'en pas douter, l'influence croissante et enfin tyrannique des Grands Collèges, Colegios Mayores, qui s'étaient fondés sous leurs propres auspices.
Les prélats qui avaient créé ces riches établissements avaient eu les intentions les plus honorables et même les plus touchantes. Ils avaient voulu ouvrir une maison hospitalière à une élite de jeunes gens pauvres et studieux, les mettre à l'abri des dures épreuves et des tentations de la vie d'étudiant, leur assurer au milieu des cités bruyantes un asile confortable, silencieux, propice au travail, et leur rendre ainsi abordable la carrière des places et des honneurs.
Leurs sages Constitutions avaient prévu les abus possibles, fixé les principes qui devaient présider au choix des postulants, imposé une [p. 177] stricte discipline. Ces Constitutions n'étaient pas seulement prudentes, elles étaient libérales. Elles laissaient à l'établissement une autonomie très réelle, elles intéressaient les boursiers à ses destinées en leur confiant le soin de veiller à sa prospérité et les mûrissaient ainsi par une responsabilité précoce. Le Collège était comme une petite république, qui se gouvernait, s'administrait, se recrutait elle-même. Il était la demeure privilégiée où l'aristocratie du talent pouvait prendre conscience de sa valeur et s'opposer à l'aristocratie de naissance, fière de ses pompeux cortèges et de ses palais.
Quand, par exemple, le haut et puissant seigneur D. Diego de Anaya Maldonado, ancien évêque de Tuy, d'Orense, de Salamanque, et enfin archevêque de Séville, fonda en 1401, à l'ombre des Écoles Salmantines, le Collège de San Bartolomé, il prescrivit expressément 194 de n'attribuer la beca de laine brune, signe distinctif des futurs boursiers, qu'à des jeunes gens de plus de dix-huit ans, ayant déjà fait preuve [p. 178] d'heureuses dispositions et de qualités sérieuses, pauvres (ils ne devaient pas posséder plus de cent ducats de rente) et enfin limpios, c'est-à-dire fils de vieilles familles chrétiennes, ne pouvant pas être même soupçonnées d'avoir jamais mêlé leur sang à celui des Maures ou des Juifs. Un boursier n'était admis qu'après qu'une minutieuse enquête avait été faite sur ses origines, dans le lieu même de sa naissance 195.
194 (retour)
Ordinationes et Constitutiones Reverendissimi in
Christo Patris ac Domini Didaci de Anaya, Archiepiscopi Hispalensis,
constituentis nobile collegium in Parochia Sancti Sebastiani situm.
195 (retour)
La même qualité de limpieza était d'ailleurs exigée
de tous les serviteurs de la maison: majordomes, secrétaires,
procureur, médecin, et même du cuisinier et du porteur d'eau.
Pour assurer une répartition plus égale, le fondateur recommandait qu'on ne choisît jamais plus d'un boursier dans la même famille et même dans la même ville.
La vie du Collège devait être modeste et la table frugale. On prenait les repas en commun; on se réunissait également le matin pour entendre la messe dans la chapelle et au coucher du soleil pour y chanter le Salve. Pendant la journée, on allait suivre les cours de l'Université ou l'on écoutait les maîtres particuliers du Collège. Tous les samedis, les quinze boursiers 196 s'exerçaient [p. 179] ensemble à la dispute. Chaque soir, avant de remonter dans leur chambre, ils se groupaient un moment dans le salon: les anciens s'asseyaient, les plus jeunes restaient debout et recevaient respectueusement les observations de leurs aînés sur les fautes qu'ils avaient pu commettre.
196 (retour)
Dix canonistes et cinq théologiens, y compris le
Recteur et les trois conseillers qu'on lui donnait comme auxiliaires.
On ne pouvait sortir dans la ville sans être accompagné d'un camarade ou d'un domestique. Dans la maison et hors de la maison, on ne devait parler que le latin, même dans les conversations familières.
Chaque année, les boursiers nommaient eux-mêmes leur Recteur dont les pouvoirs étaient fort étendus, puisqu'il réunissait dans ses mains l'administration financière et la direction morale et qu'il avait, en cas de faute grave, le droit d'exclusion 197.
197 (retour)
La hiérarchie des peines était, il faut en convenir,
assez mal établie. Le premier et le second avertissements comportaient
la privation de vin pendant une semaine; le troisième, l'exclusion
définitive.
Tout d'ailleurs dans ce groupement démocratique était également soumis à l'élection: on [p. 180] élisait jusqu'au dépensier et jusqu'au cuisinier. Enfin, privilège infiniment honorable, les boursiers étaient chargés de pourvoir eux-mêmes aux vacances qui se produisaient parmi eux: après avoir assisté à la messe et discuté les titres des candidats, ils s'engageaient par serment à voter pour le plus digne et choisissaient leur nouveau collègue dans la liberté de leur conscience.
Quand expiraient les huit années, qui étaient la durée ordinaire de la bourse et le temps normal des études, le plus pauvre pouvait rechercher les grades coûteux de la licence et même du doctorat: la communauté payait encore pour lui toutes les dépenses 198.
198 (retour)
Est-il besoin de faire remarquer combien ces
Constitutions se rapprochent de celles qui régissaient, au Moyen-Age,
les Collèges parisiens et particulièrement la première maison de
Robert Sorbon?
C'est à peu près sur ce modèle que se constituèrent dans la suite les cinq autres grands Collèges: à Salamanque, celui de Cuenca 199, celui d'Oviedo 200, celui de l'Archevêque 201; à Valladolid, [p. 181] celui de Santa Cruz 202; à Alcalá, celui de San Ildefonso.
199 (retour)
Fondé, en 1500, par D. Diego Ramírez de Villaescusa,
évêque de Cuenca.
200 (retour)
Fondé, en 1517, par D. Diego Minguez de Bendaña Oanes,
évêque d'Oviedo.
201 (retour)
Fondé, en 1521, par D. Alonso de Fonseca, archevêque de
Santiago, puis de Tolède.
202 (retour)
Fondé, en 1484, par le cardinal D. Pedro González de
Mendoza, archevêque de Tolède.
Régis par ces principes intelligents, soumis à ces austères disciplines, ils eurent tous les six d'heureuses destinées, fournirent aux Écoles d'excellents élèves et d'excellents maîtres, à l'Église des prélats insignes et aux rois de bons serviteurs.
Pour ne parler que de ceux de Salamanque, en un demi-siècle, le Collège de Cuenca donna à l'Espagne six cardinaux, vingt archevêques, huit vice-rois; le Collège d'Oviedo, trois gouverneurs de royaumes, quatre Grands Inquisiteurs, soixante-sept évêques, dix-neuf archevêques, quatre cardinaux et un saint.
Le Collège de San Bartolomé put s'enorgueillir d'avoir nourri dans ses murs San Juan de Sahagún, «Apôtre de Salamanque», «Ange de paix» et «Martyr de la Pénitence», et le fameux Tostado, «le premier Salomon d'Espagne et le deuxième du monde».
Au milieu du dix-septième siècle, sur cinq cents «collégiaux» qu'il avait alors formés, il [p. 182] comptait: six cardinaux, quatre-vingt-quatre archevêques et évêques, six Pères du Concile de Trente, huit gouverneurs, neuf vice-rois, dix présidents de Castille, vingt-quatre présidents de divers Conseils, sept Grands Inquisiteurs, douze capitaines généraux, dix-huit ambassadeurs, sans compter les conseillers et auditeurs de la Sainte Rote, chanoines, grands d'Espagne, títulos de Castille, commandeurs et chevaliers des Ordres militaires 203. Un proverbe disait: «Bartolomé remplit le monde», Todo el mundo está lleno de Bartolomicos 204.
203 (retour)
D. Francisco Ruiz de Vergara y Álava, Historia del
Colegio Viejo de S. Bartolomé, Mayor de la célebre Universidad de
Salamanca (1661).—Corregida y aumentada por D. Joseph de Roxas y
Contreras. Madrid, 1766.
204 (retour)
Tesoro de Covarrubias, au mot Bartolomico.—Cf.
Lope de Vega, El Bobo del Colegio, II, 4: «Fabio. Quatre Collèges,
que l'on nomme les Mayores, portent au ciel cet édifice
(L'Université de Salamanque).—Garcerán. Que de personnages fameux et
insignes, qui se sont illustrés dans les Conseils du Roi ou dans les
saints Ordres, sont sortis de ces maisons!»
Malheureusement, pendant ces longues années de prospérité, les Grands Collèges se modifièrent profondément. On peut suivre dans leurs Réglements les changements successifs qui finirent [p. 183] par en transformer complètement le caractère.
C'est d'abord l'esprit même de l'institution qui s'altère. On cesse peu à peu d'imposer aux postulants la condition de pauvreté. On commence par accorder qu'ils pourront avoir deux cents ducats, puis davantage. Des jeunes gens riches finissent par solliciter des bourses et, comme ils sont bien soutenus, ils les obtiennent.—C'est alors la discipline qui perd de sa rigueur: la vie devient plus luxueuse et plus libre. De nouvelles prescriptions insérées dans les Statuts, et qui ne devaient pas être inutiles, laissent deviner que le Collège n'est plus comme autrefois une maison d'humilité et de vertu: «Défense aux boursiers d'avoir des chevaux et des appartements dans la ville.—Défense aux boursiers de faire entrer dans le Collège aucune femme suspecte, seule ou accompagnée.—Défense aux boursiers de visiter les couvents de nonnes où ils n'ont pas une sœur ou pour le moins une parente du troisième degré 205...» Naturellement, l'on travaille moins depuis que la règle est devenue plus indulgente; mais les [p. 184] boursiers s'arrangent bientôt de telle sorte qu'ils n'ont plus besoin de travailler pour réussir.
205 (retour)
Constitutiones et Statuta Collegii Divi Bartholomaei
in Salmantina Universitate Majoris antiquiorisque.
Ils ont pris l'habitude d'entretenir à la Cour des représentants attitrés ou hacedores, qui sont tous d'anciens élèves du Collège et restent en communication constante avec lui. Ces hacedores sont en général des personnages considérables. Par une sorte de contrat tacite, ils s'engagent à réserver tout leur crédit à leurs jeunes camarades, à les soutenir exclusivement quand une bonne charge se trouve vacante, et, par contre, les jeunes camarades se font un devoir de n'attribuer les becas 206 qui deviennent libres qu'aux fils, parents ou protégés des hacedores.
206 (retour)
La beca est, on s'en souvient, l'écharpe de drap de
couleur, signe distinctif du boursier de Collège.
Le résultat de cette ingénieuse convention, c'est, d'une part, que les étudiants de famille modeste n'osent même plus solliciter les bourses des Grands Collèges, certains qu'ils sont de ne pas être choisis; c'est, d'autre part, que les étudiants libres les plus méritants se voient privés, par les intrigues des Collèges et de leurs représentants, de presque tous les emplois avantageux auxquels ils auraient pu prétendre. C'est [p. 185] ainsi que des fondations qui avaient été primitivement destinées à corriger l'inégalité des fortunes et à aider le mérite obscur finissent par favoriser la paresse, l'intrigue et le népotisme et par devenir pour les riches et pour les puissants un nouveau moyen de tout accaparer.
Ce n'est pas tout encore. Les hacedores ne peuvent, quel que soit leur zèle, assurer chaque année à tous les «Collégiaux» dont la bourse expire une situation suffisamment avantageuse. Or, les Collèges ne veulent pas admettre qu'un des leurs «dégrade, comme on dit, la beca» en acceptant un poste de second ordre, tel qu'une cure, une charge d'avocat ou quelque médiocre office de judicature. Ils aiment mieux le garder auprès d'eux et veiller à son entretien jusqu'à ce qu'on lui ait trouvé quelque position plus honorable. L'ancien boursier ne peut plus revenir au milieu de ses compagnons, puisque son temps est fini. Mais on l'installe dans une maison voisine, louée ou construite à cet effet, qu'on nomme hospedería et où il prend place parmi d'autres boursiers non pourvus qui sont les huéspedes, les hôtes 207.
207 (retour)
D. Antonio Gil de Zárate, De la Instrucción pública en
España, Madrid, 1855.
Ces huéspedes, qu'entretient ainsi chaque Collège, mènent, en somme, la vie la plus douce et la plus facile. Ils ont le vivre et le couvert, ne vont à l'Université que s'il leur plaît, ne travaillent qu'à leur fantaisie, sortent et rentrent à leur heure. Beaucoup trouvent «l'auberge» bonne et ne songent plus à en sortir. On en cite qui y sont restés jusqu'à l'âge de cinquante ans.
Or, ces éternels candidats, en raison même de leur âge, exercent une autorité considérable sur les jeunes boursiers, pour lesquels ils sont cependant une lourde charge, et cette influence est tout à fait fâcheuse. Sans parler des mauvais exemples que parfois ils leur donnent, ils découragent par leur scepticisme ceux qui arrivent avec des intentions louables, ils leur persuadent qu'on ne peut se pousser dans le monde que par la flatterie et les trafics d'influence, et ils leur répètent le proverbe: Ventura ayas, hijo, que poco saber te basta 208, autrement dit: «Chance vaut mieux que savoir.» Plus encore, [p. 187] ils développent outre mesure chez leurs cadets cette vanité et cet esprit de corps qui leur assurent, à eux, une existence si privilégiée. Le plus vieux d'entre eux, qu'on appelle «l'Aîné», finit par devenir le vrai chef du Collège. C'est lui qui suscite et dirige les cabales. C'est lui qui mène la campagne électorale lorsqu'un boursier ou un ancien boursier se présente pour une chaire des Écoles.
208 (retour)
Mal-Lara, Filosofía vulgar, Centuria novena, 36.
Mal-Lara commente ainsi ce dicton: «Mon fils, aie des relations
utiles, envoie des présents aux seigneurs de la Cour, aie des lettres
de recommandation, apprends à te faufiler: cela vaut mieux que d'être
savant.»
A Salamanque, il arrive souvent qu'au moment des Oposiciones les quatre Grands Collèges se coalisent. On en vient à ne plus considérer le mérite des candidats, mais seulement leur origine. Tous ceux de la maison qui sont déjà entrés dans la place aident les autres sans scrupule.
On retrouve à Alcalá le même sentiment de camaraderie mal comprise. Étant à l'article de la mort, un docteur de l'Université, qui avait été jadis «collégial», fait venir son confesseur: «Dans les affaires d'élections, lui dit le saint homme, Votre Seigneurie n'a-t-elle pas à se reprocher quelque injustice?»—«Mais non, mon Père, lui répond le mourant avec une admirable inconscience: en ces cas-là, j'ai toujours pris parti pour mon Collège!»
Forts de leur solidarité, de leurs moyens d'action, de leurs relations et de leurs patronages, les Mayores commencent à vouloir régenter la république universitaire.
A Alcalá, San Ildefonso, qui avait dès le début une situation prépondérante, prétend gérer à sa guise les biens de l'Université, régler les traitements des professeurs, créer ou supprimer des chaires: son jeune Recteur s'arroge presque tous les pouvoirs épiscopaux et reconnaît à peine la suprématie de l'archevêque de Tolède.—A Valladolid, Santa Cruz est en guerre avec les maîtres et docteurs et trouve un appui constant dans la Chancellerie royale, dont presque tous les membres sont d'anciens élèves de ce Collège.
A Salamanque, San Bartolomé, Cuenca, Oviedo et l'Arzobispo s'associent pour tyranniser les Écoles. Ils sont continuellement en procès avec les petits Collèges qu'ils veulent mener à leur fantaisie, et surtout avec les Collèges militaires qui osent s'égaler à eux. Mais c'est surtout avec les hauts dignitaires de l'Université qu'ils se querellent sans cesse sur des questions d'étiquette et de préséance. Un jour, au cours d'un de ces conflits, on voit leurs boursiers envahir, [p. 189] l'épée à la main, l'église du couvent de Sainte-Ursule où se trouvait réuni le Cloître des docteurs, planter de force leurs bannières sur le grand autel, blesser des officiers et des religieux.
En 1633, le Maestrescuela Jerónimo Manrique, pour le punir de quelque méfait, consigne dans sa chambre un Collégial d'Oviedo. L'étudiant s'insurge ouvertement contre cet arrêt et s'en va se promener en plein jour dans les rues de Salamanque. Le Maestrescuela le rencontre et veut le faire appréhender au corps: mais il appelle à son secours quelques camarades qui le délivrent et rouent de coups l'Ecolâtre et ses officiers: le soir venu, ils vont même démolir sa porte et envahir sa maison, où par bonheur il ne se trouvait pas.
Ces fâcheux incidents sont souvent suivis de longues périodes d'hostilité où toute la ville se divise en deux camps: d'un côté, le gros des étudiants, les Collèges militaires, les petits Collèges et presque tous les couvents, de l'autre les Mayores et, avec eux, l'aristocratie et les Jésuites.
Découragé de voir sans cesse se renouveler de tels combats, un vieux professeur de l'Université s'écria un jour: «Si maintenant [p. 190] je voyais un âne entrer dans la chapelle de Santa Bárbara 209 avec la beca d'un grand Collège, je n'oserais plus le trouver mauvais!»
209 (retour)
C'est une chapelle de la Vieille Cathédrale de
Salamanque où avaient lieu les examens de licence.
Ces grandes communautés séculières, qui avaient été pour les Universités des auxiliaires précieux, devinrent ainsi pour elles une perpétuelle occasion de trouble et de discrédit: elles y introduisirent de fatales tendances, elles contribuèrent à en diminuer le prestige.
LUTTES INTÉRIEURES DES UNIVERSITÉS ET DÉSORDRES DES ÉTUDIANTS.
Une dernière raison de la décadence des Universités ce sont les luttes et les désordres qui commencent dès la fin du seizième siècle à y désorganiser les études.
Ici, les maîtres et les docteurs ont de longs démêlés avec les Municipalités, les Évêques et les Chapitres. Là, les ordres religieux bataillent les uns contre les autres et se disputent des chaires. A Valence, à Valladolid, à Salamanque, les Thomistes et les Suaristes engagent des combats sans fin. A Saragosse, une chaire de philosophie, qualifiée d'«indifférente», et qui n'était réservée spécialement à aucune école, est convoitée également par toutes. Les Franciscains ou Scotistes, qui n'ont pas de cours à eux, la réclament assez justement. Mais les Jésuites 210
et les Dominicains, qui ont déjà un professeur, aimeraient bien en avoir deux. Tout le monde prend parti dans la querelle, les étudiants, les bourgeois, les autorités et même la Cour; elle ne se termine qu'au bout d'un siècle, par le triomphe des Franciscains 211.
210 (retour)
C'est seulement pendant la minorité de Charles II que
la reine régente, Marie-Anne d'Autriche, laissa pénétrer dans les
grandes Universités l'enseignement des Jésuites: elle fit créer pour
eux des chaires où l'on devait expliquer la doctrine de Suárez.
211 (retour)
Gil de Zárate. De la Instrucción Pública en España.
Depuis que les bons emplois s'obtiennent surtout par la faveur et deviennent en quelque façon le monopole d'un petit nombre de privilégiés, les étudiants ne travaillent plus guère: ils aiment mieux jouir agréablement d'une vie indépendante, s'en remettant au hasard ou à leurs protecteurs du soin de leur fortune. Ils arrivent d'ailleurs de plus en plus jeunes aux Écoles, quelques-uns dès l'âge de treize ans. Ces adolescents ne sont guère capables de résister aux tentations. Ils deviennent de bonne heure grands donneurs de sérénades et, comme dit Cervantes, «grands escaladeurs de toute fenêtre où se montre une coiffe 212». A Alcalá, où le voisinage [p. 193] de la capitale exerce un attrait bien fort 213, les étudiants sont toujours sur la route: les jours où il y a à Madrid courses de taureaux ou de cañas, il n'y a plus un seul écolier dans les cloîtres 214.
212 (retour)
La Tía Fingida.
213 (retour)
«L'Université d'Alcalá, dira plus tard Torres, ne
pourra jamais vivre pure ni saine, parce que les vapeurs de la Cour
lui feront toujours le teint blême et l'humeur cacochyme». (Obras,
t. II: Sueños morales, p. 124.)
214 (retour)
Luján de Sayavedra, Segunda parte de la Vida del
pícaro Guzmán de Alfarache, cap. VI.
La race entreprenante des pícaros croît en nombre et en audace. Le centre de leurs opérations est à Alcalá la porte de Madrid, à Salamanque le quartier des abattoirs; c'est là qu'ils méditent les bons coups et organisent les rapines. Leur conduite devient si intolérable qu'en 1645, on nomme une Commission chargée de suspendre pour eux les privilèges universitaires et de les soumettre au droit commun 215. Mais [p. 194] les mesures auxquelles elle s'arrête reçoivent à peine un commencement d'exécution et les chevaliers de la Tuna continuent à poursuivre leurs prouesses et à faire des prosélytes.
215 (retour)
«Attendu, dit la Commission dans son Rapport, attendu
qu'on voit s'inscrire sur les registres des Universités beaucoup de
jeunes gens de plus de vingt ans qui n'ont aucune intention d'étudier
et qui, en effet, n'étudient jamais; attendu que ces jeunes gens ne se
soucient que de faire les bravaches et de mener une vie de désordre et
d'aventure, qu'ils peuvent ainsi corrompre les étudiants d'un âge plus
tendre.....»
Par ces motifs, la Commission émet l'avis qu'on ne puisse se faire immatriculer sans présenter un certificat de grammaire, que les écoliers de plus de vingt ans soient tenus de passer un examen, de montrer leurs cahiers de cours et de prouver qu'ils savent le latin,—sous peine d'être livrés au Corregidor pour qu'il les arrête comme vagabonds et les envoie servir aux armées.
Cité par La Fuente, Historia de las Universidades, III, p. 95. Ces faits sont maintes fois confirmés par les lettres qu'écrivait alors de Salamanque le Père Jésuite Andrés Mendo au P. Pereira, de Séville.
D'autres étudiants, plus authentiques, provoquent de temps en temps de terribles scandales. En un pays où les passions sont si vives et l'amour-propre si irritable, tant de jeunes gens d'origines si différentes ne pouvaient toujours vivre en parfait accord. Dès que l'Université cesse d'être assez forte pour modérer leur ardeur turbulente, on voit se multiplier «les guerres de nations 216».
216 (retour)
Chaque «nation» avait son cri de ralliement. Les
étudiants de Castille criaient: ¡Viva la espiga! (Vive l'épi!), ceux
d'Andalousie: ¡Viva la aceituna! (Vive l'olive!), ceux de
l'Estremadure: ¡Viva el chorizo! (Vive le saucisson!).
Les Andalous, querelleurs et vantards, ne peuvent jamais s'entendre avec les gens du [p. 195] Nord: leurs ennemis naturels sont les Biscayens, froids, lourds et rancuneux. Une plaisanterie, un méchant propos suffisent à mettre aux prises les écoliers des deux provinces: ils se battent pendant des journées entières; le lendemain, chaque parti recueille ses blessés, ensevelit ses morts, et souvent, au retour des funérailles, les deux troupes rivales en viennent encore aux mains.
Quelquefois aussi ce sont des révoltes générales qui éclatent. Il y en eut une à Salamanque, à la fin du seizième siècle, parce que le bruit avait couru qu'on allait transporter à Rome les dossiers des archives universitaires. Mais les faits les plus graves, ceux qui font le plus de tort aux Écoles, ce sont les luttes sanglantes des étudiants et des bourgeois.
Depuis des siècles, les étudiants vivaient en assez mauvais termes avec la population civile. On raconte que le vieil Estudio de Palencia avait jadis clos ses portes à la suite d'une bagarre entre les écoliers et les habitants. A Valence, à Saragosse, à Valladolid, cités riches et fortes, qui n'avaient pas besoin des Écoles pour prospérer, les étudiants n'auraient pas osé troubler trop ouvertement la tranquillité publique.
Mais à Salamanque et à Alcalá, où une bonne partie de la ville vivait de l'Université et bénéficiait de ses privilèges 217, ils se considéraient comme des maîtres absolus et leur insolence ne connaissait pas de limites. Au milieu du dix-septième siècle, quand rien ne les retint plus, ils allèrent si loin que l'on songea sérieusement, et à deux reprises, à fermer l'Université d'Alcalá. A Salamanque, les bourgeois, dont la patience n'était pas moins lassée, se résolurent à se défendre eux-mêmes. Ils répondirent assez brutalement aux ordinaires provocations. Les écoliers essayèrent de se venger et il arriva que, plusieurs jours de suite, on se battit dans les rues.
217 (retour)
Ce n'étaient pas seulement les serviteurs des étudiants
qui profitaient du faero universitaire, mais aussi leurs logeurs,
leurs fournisseurs de toute sorte, les muletiers et les voituriers qui
leur apportaient des vivres. Du temps où il y avait à Salamanque sept
mille étudiants, dix-huit mille noms étaient inscrits sur le
registre-matricule des Écoles. (Gil de Zárate, op. cit., II, p.
264.)
En 1644, les deux «nations» de Biscaye et de Guipúzcoa, traversant la Plaza Mayor, se prennent de querelle avec les gens de la ville. Le Corregidor intervient: il reçoit une balle dans une jambe. Les étudiants sont poursuivis [p. 197] par la foule jusqu'à la place de la Yerba et, de là, jusqu'au couvent de la Madre de Dios. Là ils s'arrêtent, font face à leurs adversaires et tuent deux bourgeois; mais un des leurs est saisi, entraîné en prison et soumis aussitôt à la torture.
Le lendemain, les habitants fort excités font sonner le tocsin: ils marchent sur les Écoles, pénètrent violemment dans le cloître, poursuivent sous le portique et jusque dans les salles de cours les étudiants surpris. Pour les calmer, l'Écolâtre se montre à une fenêtre: on tire sur lui plusieurs coups de pistolet. D'autres bandes, pendant ce temps, vont casser les vitres des Grands Collèges et font la chasse à tous les écoliers qui se risquent dans les rues.
L'étudiant pris dans la première échauffourée est livré en hâte à la justice civile, contrairement au privilège universitaire, et condamné à mort, malgré l'intervention de l'évêque. Le malheureux subit le supplice du garrot, sur le balcon du Corregidor, en présence d'une foule immense et sans qu'on lui ait voulu donner le viatique.
Un grand nombre de ses camarades s'arment pour le venger, tandis que les plus craintifs s'enfuient de Salamanque. Pendant toute une [p. 198] semaine, les deux partis continuent à échanger des coups de pistolet et des coups de couteau jusqu'à ce qu'arrive de Madrid un alcade de la Cour qui fait pendre ou fouetter de verges les batailleurs les plus acharnés et rétablit ainsi la paix.
On devine quel discrédit pouvaient jeter sur les Universités d'aussi graves désordres, bientôt connus dans tout le royaume. Les familles s'effrayaient de toutes ces scènes de violence et les Jésuites opposaient à de pareils tableaux la paix sereine de leurs maisons.
DÉCLIN RAPIDE DES UNIVERSITÉS.—L'ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE AU DIX-SEPTIÈME ET AU DIX-HUITIÈME SIÈCLES.
La surveillance de plus en plus étroite et méfiante de l'Église, l'absolutisme des rois qui abaisse le niveau intellectuel de la nation, l'hostilité de la Compagnie de Jésus, la tyrannie des Grands Collèges, les querelles intérieures et le relâchement de la discipline, voilà bien, semble-t-il, les principales raisons qui ont précipité la décadence des Universités espagnoles.
Dès la fin du dix-septième siècle, cette décadence est complète.
Le nombre des étudiants a prodigieusement diminué. Salamanque en comptait, en 1566, sept mille huit cents; en 1620, elle en avait encore quatre mille. En 1700, elle n'en a plus que deux mille, et vers le milieu du dix-huitième siècle, il n'en restera guère plus de quinze cents. On peut [p. 200] juger par là de la déchéance des autres Écoles qui, elles, ne sont pas soutenues par les souvenirs d'un long passé de gloire.
L'enseignement, déjà fort espacé, est coupé par des congés de plus en plus nombreux. Dans certaines Universités, les cours vaquent une fois de plus par semaine, «pour que les étudiants puissent se raser» (día de barba).
D'ailleurs, quand les Écoles sont ouvertes, on n'y va que de temps à autre; c'est à peine si l'on est plus régulier pendant les mois qui précèdent les examens: pour obtenir les certificats d'assiduité qui sont alors nécessaires, il suffit de faire attester par trois camarades complaisants qu'on a suivi les cours en leur compagnie.
Aussi l'ignorance est-elle extrême. Déjà, au dix-septième siècle, l'on connaissait des étudiants qui, «après quinze ans d'inscriptions, ne savaient ni lire ni écrire 218». Un siècle plus tard, il y en a bien davantage.
218 (retour)
Luján de Sayavedra, Alfarache, II, cap. VI.
On pourrait cependant citer quelques rares Collèges où l'on travaille un peu; mais le seul exercice auquel on s'y livre est l'argumentation [p. 201] ou dispute, exercice scolastique fait pour fausser le jugement plus que pour aiguiser l'esprit et que les humanistes avaient jadis violemment condamné. On le pratique exactement comme au Moyen-Age 219 et on s'y intéresse encore parce qu'il stimule fortement l'amour-propre et tourne même au jeu violent 220.
219 (retour)
«On met son honneur à trouver des questions sur les
propositions les plus simples. Sur ces seuls mots: scribe mihi, on
posera une question de grammaire, de dialectique, de physique, de
métaphysique. On ne laisse pas l'adversaire s'expliquer. S'il entre
dans quelques développements, on lui crie: «Au fait! au fait! Réponds
catégoriquement!» On ne s'inquiète pas de la vérité; on ne cherche
qu'à défendre ce qu'on a une fois avancé. Est-on pressé trop vivement?
on échappe à l'objection à force d'opiniâtreté; on nie insolemment; on
abat aveuglément tous les obstacles en dépit de l'évidence. Aux
objections les plus pressantes, qui poussent aux conséquences les plus
absurdes, on se contente de répondre: «Je l'admets, car c'est la
conséquence de ma thèse.» Pourvu qu'on se défende conséquemment, on
passe pour un homme habile.
«La dispute ne gâte pas moins le caractère que l'esprit. On crie à s'enrouer, on se prodigue les grossièretés, les injures, les menaces... Quelquefois la dispute dégénère en rixe et la rixe en combat...» (Luis Vives, De causis Corr. Art. (éd. Basil., I, p. 345), résumé par Ch. Thurot, De l'Organisation de l'enseignement dans l'Université de Paris au Moyen-Age; Paris, 1850, p. 89.)
220 (retour)
On peut trouver un exemple d'un tel jeu dans El Bobo
del Colegio, de Lope de Vega, où deux étudiants, Gerardo et Riselo,
argumentent l'un contre l'autre sur la question de savoir «si les
corps célestes sont animés ou non».
Les professeurs ne sont guère plus instruits que leurs élèves.
Pour le grec, il y a longtemps qu'on en a abandonné presque complètement l'étude. A l'époque de Lope de Vega, les ignorants se vantaient volontiers de pouvoir le lire, «parce que, personne ne l'entendant, on ne pouvait les prendre en flagrant délit de mensonge 221». Le même Lope nous raconte qu'un professeur de grec d'Alcalá, originaire du Guipúzcoa, vit un jour entrer dans sa classe une compagnie de gens de la Cour. Fort gêné par cette visite, il se risqua à parler devant eux, non le grec, puisqu'il l'ignorait, mais le basque que ces cavaliers ne devaient pas connaître davantage. Il fut, en effet, si peu compris, qu'on allait lui faire un renom d'helléniste, quand le secrétaire d'un des seigneurs, qui était, par malheur, des Provinces, révéla la supercherie 222. Au dix-huitième siècle, les professeurs de grec n'auraient peut-être pas eu [p. 203] autant de présence d'esprit, mais ils ne savaient pas mieux leur langue.
221 (retour)
Lope de Vega, Pobreza no es vileza (Comed. IV,
248.)
222 (retour)
El Verdadero Amante, dédicace.
L'on enseigne encore le latin parce que les étudiants ecclésiastiques ne peuvent pas s'en passer: mais c'est un latin barbare qui convient tout au plus aux disputes et controverses. Il n'y a presque plus de cours de philosophie. Il n'y a plus de cours de droit civil ni de droit canon 223, du moins de cours régulier et sérieux.
223 (retour)
Pérez Bayer, Memorial por la libertad de la literatura
española.—Diario histórico. (Ms. de la Biblioteca Nacional de
Madrid.)
Les dominicains, bénédictins, jésuites et franciscains, qui occupent régulièrement les chaires attribuées aux diverses écoles théologiques, sont presque seuls à représenter l'enseignement littéraire 224.
224 (retour)
Ibid.
Quant à l'enseignement scientifique, il est plus pitoyable encore. Les cours de médecine, que l'on suit toujours, puisqu'il faut bien qu'il y ait des médecins, ne sont qu'une suite de définitions, de divisions, d'aphorismes empruntés aux anciens, de recettes et de superstitions ridicules, [p. 204] d'incertitudes et d'erreurs 225. On ose à peine croire à la circulation du sang et on est encore persuadé que «la nature a horreur du vide». Salamanque reste pendant cent cinquante ans sans pouvoir trouver un professeur capable d'enseigner les mathématiques 226.
225 (retour)
Vida, Ascendencia, Crianza..... de el doctor Don Diego
de Torres; Salamanca, 1752, p. 141.
226 (retour)
Ibid., p. 58.
Celui qu'elle rencontre à la fin est l'être le plus singulier du monde. Comme, avant notre Rousseau, il a pris soin de livrer au public ses Confessions, nous sommes très bien renseignés sur son éducation, sur la nature de ses travaux, sur tous les incidents de sa carrière. Comme d'ailleurs il passa dans toute l'Espagne pour un homme supérieur, on peut voir par cet exemple comment on se préparait dans ce temps-là aux hautes études et à quel prix l'on pouvait se faire une réputation de savoir.
Né, à Salamanque même, d'une famille plus que modeste, nommé, par charité, boursier d'un petit Collège, D. Diego de Torres se montre dès l'abord l'écolier le plus paresseux et le plus rebelle. On lui inculque péniblement, à grands coups de verges, les rudiments de la grammaire.
Il passe ensuite aux mains du maître de rhétorique. Ce vénérable docteur n'avait que trois élèves: il employait l'année à leur dicter mot pour mot un manuel rédigé en langue espagnole. Par malheur il perd son livre, un beau matin, en se rendant aux Écoles. Voilà le cours suspendu: les heures de classe ne se passent plus qu'en conversations et en plaisanteries. Torres profite de l'occasion pour interrompre tout travail et fréquenter les joyeuses compagnies. En quelques mois, il devient aussi habile que le premier pícaro venu à escalader les murs, à forcer les serrures, à dévaliser les étalages et à piller, les jours d'examens de licence, les tables préparées pour les docteurs dans la chapelle de Santa Bárbara. Il se lie d'amitié avec les toreros des faubourgs, apprend la danse et la mandoline et oublie le peu qu'il savait.
Un jour, son caprice le pousse à quitter la maison paternelle et à courir un peu le monde. Il s'en va jusque sur les frontières du Portugal, couchant dans les granges ou à la belle étoile, recevant de ci de là quelque aumône et soupant, d'autres fois, comme le brave Don Sanche, «d'un air de guitare tout sec». Il sert pendant trois mois un ermite, uniquement [p. 206] occupé à panser son âne et à entretenir la lampe de la chapelle. De là il se rend à Coïmbre où il vit quelque temps en donnant des leçons de danse et des consultations de médecine. Les suites d'une affaire d'honneur l'obligent à quitter la ville: il s'engage dans une compagnie de soldats portugais, reste treize mois au service, puis déserte pour suivre une troupe de hardis compagnons qui vont courir le taureau à Lisbonne.
Revenu enfin à Salamanque, le hasard fait tomber sous ses yeux quelques traités relatifs à la magie et à la transmutation des métaux. Il les lit avec passion et, trouvant enfin sa voie, il se promet de se consacrer aux sciences. Pendant six mois, sans guide et sans instruments, il étudie les mathématiques, l'astronomie et l'astrologie. Après un si bel effort, sûr d'en savoir sur ces matières plus qu'aucun de ses contemporains, il sollicite et il obtient de l'Université l'autorisation de faire un cours public.
Il allait peut-être apprendre son métier quand la malice du sort l'arrache à ses premiers travaux pour le jeter dans de nouvelles aventures. On le voit tour à tour prisonnier à Salamanque à la suite d'une bagarre, gueux à
Madrid, associé d'un moine contrebandier, exilé en France pour avoir voulu faire assassiner un prêtre, rendu à son pays, puis exilé encore en Portugal. Une comtesse l'héberge quelque temps pour lui faire guetter les apparitions qui troublent une maison hantée.
Après bien d'autres incidents qui ne seraient pas déplacés dans la vie d'un Lazarille ou d'un Guzman d'Alfarache, il regagne enfin les bords du Tormès, confus de tant d'extravagances et résolu à se contenter désormais des paisibles occupations de la vie universitaire. Toute chaire lui semblant également bonne, à condition qu'elle ait son traitement complet, il se tourne d'abord vers un enseignement auquel sa vie précédente semblait l'avoir mal préparé: celui de la théologie morale. Mais un peu plus tard, faisant réflexion que cet enseignement est le plus encombré, et peu disposé à attendre dix ans une vacance, il revient brusquement aux mathématiques, non pas par goût, ni en souvenir de ses premiers essais, mais uniquement parce que depuis un temps infini la chaire est inoccupée et qu'il n'aura pas de compétiteur 227.
227 (retour)
Vida... de el Doctor D. Diego de Torres, p. 78.
On organise pour lui un simulacre d'Oposición, on lui suscite un concurrent ridicule qu'il écrase sans effort devant un jury d'ailleurs incompétent; on lui décerne solennellement le titre convoité et, respectueuse des traditions, la bonne ville de Salamanque célèbre joyeusement cette facile victoire comme elle le faisait jadis pour des succès plus glorieux.
On devine ce que put être l'enseignement d'un maître ainsi préparé.
Il occupa pourtant de son mieux les années qui lui restaient à vivre. Quoique son travail fût un peu trop souvent interrompu par des voyages à Madrid et des pèlerinages un peu longs, il rédigea fort soigneusement ses Mémoires, aussi remarquables par l'abondance des détails que par la variété des réflexions morales; il publia chaque année un almanach où il marquait avec une grande exactitude les phases de la lune et prédisait si heureusement les éclipses, les morts des princes et les autres catastrophes publiques, qu'il fit connaître son nom de toute l'Espagne et gagna, avec ces petits papiers, 40,000 ducats 228; il composa un nombre respectable [p. 209] d'ouvrages instructifs et divertissants: Anatomie du Monde visible et du Monde invisible; Voyage fantastique dans l'une et l'autre sphères; Visions et Songes moraux, écrits dans la manière de Quevedo; Médecine physique et morale; Traité des tremblements de terre et recettes domestiques; Traité de la Pierre philosophale; deux recueils de Poésies variées: sonnets, épîtres, couplets, épigrammes, sainetes, intermèdes et divertissements; trois recueils de biographies édifiantes; une quantité de satires ou de pamphlets où se dépensa son humeur batailleuse.
228 (retour)
Pronósticos de el Gran Piscator de Salamanca.
Non content d'avoir ainsi rempli quatorze gros volumes imprimés sur deux colonnes 229, il se livra à d'autres occupations moins intelligentes, sans doute, mais également absorbantes: il broda de ses mains un tapis de trente pieds de long et de quinze pieds de large; un panneau de dimensions à peu près pareilles; un frontal et une chasuble destinés aux Pères Capucins; dix vestes; une couverture et quelques autres morceaux 230.
Étant d'humeur allègre et sociable, il ne manqua jamais ni une fête, ni une comédie, ni une course de taureaux 231; il accepta toutes les invitations et en rendit quelques-unes. Le reste de son temps, il le consacra aux mathématiques.
229 (retour)
Obras de el Doctor D. Diego de Torres Villaroel, de el
Gremio y Claustro de la Universidad de Salamanca, y su Catedrático de
Prima de Matemáticas; Salamanca, 1752, 14 vol. in-8o.
230 (retour)
Vida... de el Doctor D. Diego de Torres, p. 163.
231 (retour)
Ibid., p. 124.
Si Torres n'était pas le mieux équilibré des professeurs de son temps, il était encore un des plus intelligents. Il eut quelques élèves. L'Université de Coïmbre voulut le disputer à celle de Salamanque. On peut juger par le sérieux et la précision de ses études de la valeur des autres enseignements.
Il s'est d'ailleurs chargé lui-même de nous représenter, avec sa franchise un peu brutale, la vie intellectuelle d'une Université de cette époque. Dans un de ses Songes moraux 232, il nous montre des maîtres paresseux et ignorants, uniquement occupés à s'épier, à se jalouser, à médire les uns des autres, à se disputer les chaires et les prébendes 233; des salles de [p. 211] cours vides ou occupées par des bandes de mauvais garçons qui viennent y attendre le professeur pour le huer, le siffler et l'empêcher de dicter la leçon 234; des cloîtres déserts où l'on ne voit passer que quelques robes de moines. Et à ce tableau d'une Université qu'il ne nomme pas, mais qui ne peut être que l'Université de Salamanque, il oppose une flatteuse peinture du Collège Impérial des Jésuites, maison admirable «qui a rendu la Cour plus chrétienne et moins inculte la nation», «séminaire glorieux des sciences et des vertus».
232 (retour)
Obras, t. II: Sueños Morales (Visión y Visita
undécima), p. 116 et sq.
233 (retour)
Ibid., p. 120.
234 (retour)
Obras, t. II: Sueños Morales, p. 121.
Les Universités étaient condamnées même par ceux qui vivaient d'elles.
Au milieu du dix-huitième siècle, la situation de ces Universités est à ce point déplorable qu'elle choque la vue des visiteurs les moins prévenus.
L'un d'eux nous montre Alcalá devenu «un foyer de désordre et de confusion»: «Tout le monde crie et personne ne s'entend 235.» Un autre y a vu tondre des moutons dans une salle [p. 212] de cours 236. A la fin du dix-septième siècle, il y avait encore plus de seize cents étudiants: en 1750, il n'y en a plus que mille; en 1880, il y en aura à peine sept cents 237.
235 (retour)
D. Antonio Ponz, Viaje de España, t. I (3e édit.,
Madrid, 1787), p. 297. Ponz avait vu Alcalá en 1769.
236 (retour)
Pérez-Bayer, Ms. de la Biblioteca Nacional (1747).
237 (retour)
Ce sont les chiffres donnés par Vicente de la Fuente,
Historia de las Universidades, III, p. 199.
On ne trouve plus un seul Collège où le nombre des boursiers soit au complet.
On s'aperçoit, en 1733, que le Collège de Léon ne renferme plus qu'un étudiant, qui est à la fois Recteur et Collégial et constitue à lui seul tout le Collège. Il n'y a plus également qu'un seul boursier dans le Collège de Santa Justa y Santa Rufina. On se décide à les abriter tous les deux sous le même toit.
Les petites Universités sont presque complètement désertées. Il a déjà fallu réunir en une seule les six Universités de Catalogne. Le Collège-Université d'Osma finit par ne plus compter que trois boursiers, qui ne font rien: on leur promet que, s'ils veulent bien s'en aller, on leur accordera à chacun un bénéfice; ils quittent alors la maison, et on la ferme 238.
238 (retour)
La Fuente, Hist. de las Univ., III, p. 299.
A Oñate, il n'y a plus, depuis longtemps, que [p. 213] quatre professeurs. L'Université, qui peut rarement les payer, les nourrit, nous l'avons vu, dans son Collège, avec l'argent qui aurait dû faire vivre des étudiants. Mais la détresse est devenue si grande que, pour ménager les rentes de l'établissement, on les renvoie, chaque année, passer quatre mois dans leur famille.
Plus que jamais ces malheureuses Écoles trafiquent des diplômes et vendent à des prix de plus en plus modestes les certificats de scolarité. Malgré les dénonciations, malgré les protestations indignées d'Alcalá et de Salamanque 239, elles continuent par nécessité ce triste commerce, qui d'ailleurs ne les enrichit pas.
239 (retour)
C'est surtout Sigüenza qui est désignée dans ces
protestations. Mais les autres Universités Silvestres et même
Almagro et Ávila ne soutiennent pas autrement leur existence.
Grandes et petites, presque toutes les Universités d'Espagne donnent à ce moment une impression de misère. Depuis bien des années déjà, en même temps que la jeunesse se détournait de leurs Aulas, leurs rentes diminuaient, subissant fatalement le contre-coup de l'appauvrissement général du royaume. Pour subvenir aux frais de la Guerre de Succession, Philippe V
avait dû imposer aux moins nécessiteuses d'assez lourdes contributions 240 et ce dernier coup avait achevé de compromettre leur situation financière. Une administration singulièrement négligente avait encore augmenté leurs embarras. Au moment où nous sommes arrivés, elles souffrent de plus en plus de cet état de gêne qui décourage les maîtres et paralyse les dernières bonnes volontés.
240 (retour)
L'Université de Salamanque versa en une fois mille
doublons et préleva, en plus, une retenue sur le traitement de tous
les maîtres.
La vie intellectuelle des Écoles n'est ni moins réduite, ni moins misérable.
L'expulsion des Jésuites, qui aura lieu en 1767, les délivrera d'une concurrence redoutable sans réveiller leur activité. Les réformes générales du 14 février 1769, du 6 septembre 1770, du 22 février 1771 tenteront inutilement de modifier l'organisation matérielle de ces vieux corps, esclaves de la tradition, obstinément hostiles à toute nouveauté, incapables de s'accommoder eux-mêmes aux nécessités du temps présent: le remède arrivera trop tard 241.
241 (retour)
Ferrer del Río, Hist. del reinado de Carlos III, t.
III. p. 186 et sq.—G. Desdevises du Dézert, Les Colegios Mayores et
leur réforme en 1771. Revue hispanique, t. VII, p. 223 et
sq.—L'Enseignement public en Espagne au dix-huitième siècle. Revue
d'Auvergne, août 1901.
Désormais, tout ce qu'il y a en Espagne de pensée libre et de curiosité intelligente se réfugie dans ces Académies qui, à l'imitation des quatre Académies royales 242, se constituent, par l'initiative privée, sur tous les points de la Péninsule 243.
242 (retour)
Académie de la Langue (1714), Académie de Médecine
(1734), Académie de l'Histoire (1738), Académie des Nobles Arts de San
Fernando (1752).
243 (retour)
Sans parler de toutes les Académies qui se fondent à
Madrid (Académie de droit espagnol, Académie de jurisprudence
théorique et pratique et de droit royal pragmatique, Académie de droit
civil, canonique et national; Académie latine, etc...), l'on peut
citer, parmi les Compagnies savantes qui se créent dans les provinces:
l'Academia de los desconfiados, de Barcelone (1731), Académie
géographique et historique de Valladolid (1746), Académie des
Belles-Lettres et Société médicale de Séville, Académie de
Jurisprudence et Société de Médecine pratique de Barcelone, Académie
de Mathématiques et des Beaux-Arts, de Valladolid (1779); Académie de
l'Histoire Nationale, de Jeréz, etc... (G. Desdevises du Dezert,
L'Enseignement public en Espagne au dix-huitième siècle, p. 43).
Les antiques Estudios sont encore debout: mais lentement la pensée y meurt, l'âme se retire.
Un voyageur italien, qui parcourt l'Espagne un peu après 1750, le Père Norberto Caimo 244, trouve «qu'il n'y a rien au monde de plus pitoyable que l'Université de Sigüenza et que ses trois Collèges». Personne n'y a entendu parler de Newton ni de Descartes. «J'ai assisté, dit-il, à une thèse publique de médecine et d'anatomie. La principale question qui y fut agitée fut de savoir «de quelle utilité ou de quel préjudice serait à l'homme d'avoir un doigt de plus ou un doigt de moins.»
244 (retour)
Lettere d'un Vago italiano ad un suo amico; Pittburgo
(Milano), 1759-1767, 4 vol. in-8o. Je cite la traduction abrégée du
P. de Livoy, barnabite, publiée à Paris, 1772, 2 vol. in-12, sous ce
titre: Voyage d'Espagne, fait en l'année 1755.
Passe encore pour Sigüenza qui était depuis longtemps ridicule! Mais, quand il arrive à Salamanque, le Père Caimo se désole de voir tombées presque aussi bas ces Écoles vénérables.
Tandis qu'à ce moment, dans tout le reste de l'Europe, les sciences progressent, que partout la raison fait effort pour s'affranchir, ici l'enseignement recule, et dans ce mouvement de réaction, il remonte bien en arrière du quinzième [p. 217] siècle. Il se limite plus que jamais aux subtilités et aux arguties de la philosophie scolastique, vide de sens, purement formelle.
Comme dans les Universités du Moyen-Age, l'activité intellectuelle ne s'emploie plus que dans la dialectique; la logique est redevenue l'art par excellence. On voit encore dans les couvents quelques étudiants laborieux; mais ils ne savent qu'une chose: «définir, diviser, distinguer et faire des syllogismes sur la substance et sur les accidents, sur ce qui est univoque, équivoque ou analogue, sur la transmutabilité, la composibilité, la résolubilité 245.»
245 (retour)
Voyage d'Espagne, fait en l'année 1755, t. II, p. 105
et sq.
C'est surtout sur des questions de dévotion ou sur des points d'histoire sacrée que s'exerce cette puérile sophistique.
Le P. Caimo assiste à une thèse publique de théologie. «Pour vous donner une idée de la manière d'argumenter et de la force avec laquelle on le fait, je vous dirai seulement qu'on sent l'air s'agiter, les murailles trembler et tous les meubles frémir au bruit des tonnerres redoublés d'une multitude intarissable d'Ergo, [p. 218] dont les décharges se suivent sans interruption.» Et quelle est la proposition hardie qui se discute avec tant de violence? Il s'agit de Nuestra Señora de Raíces, Notre-Dame-des-Racines, une des nombreuses Vierges que les Espagnols ont honorées d'une dévotion particulière, et il faut démontrer «si, oui ou non, cette Dame-des-Racines est enracinée dans le cœur de tous les hommes 246».
246 (retour)
Pour donner une idée de la naïveté d'un tel exercice,
qui ne reposait en somme que sur un jeu de mots, le P. Caimo a pris
soin de reproduire le programme de la soutenance qu'on distribuait à
tous les arrivants. En voici le début:
Q. P. D.
Utrum B. M. de Raíces
Dicta sit in corde omnium radicata.
Radicavit B. Maria Virgo de Raíces et de Mercede in oppidulo Rayces dicto, sed radicavit postea in populo honorificato, in suo conventu de Mercede magnifice radicavit in primis, et radices misit inter suos mercenarios milites et filios in arena et littore maris..... (Voyage d'Espagne, fait en l'année 1755, t. II, p. 117 et sq.)
Un autre jour, le voyageur est invité à une cérémonie où l'on doit donner le bonnet de docteur à un moine de l'ordre de Cîteaux: «Cette cérémonie commença par une longue [p. 219] procession de religieux qui vinrent à l'Université d'un air magistral, au son assez déplaisant d'un petit tambour de la forme d'une marmite. Lorsqu'ils furent entrés dans la salle..., le candidat débuta par un compliment en vers, dans lequel il donna de l'encens à profusion à toute l'assemblée; après quoi il récita une dissertation sur Nabuchodonosor, où il était question de savoir s'il avait été véritablement changé en bête. Tout fut débité dans le latin usité à Salamanque; à la vérité, je ne suis pas resté à l'entendre jusqu'à la fin 247...»
247 (retour)
Voyage d'Espagne fait en l'année 1755, t. II, p. 105
et sq.
L'assistance, paraît-il, était assez nombreuse. Tous les maîtres avaient pris place sur l'estrade, vêtus de leur costume de cérémonie, avec leur bonnet frangé de soie, avec le camail rouge, vert, blanc ou bleu. A la fin, le cortège se reforma derrière le même petit tambourin. De tels débats devaient paraître encore plus misérables dans ce cadre d'une solennité un peu enfantine où la tradition essayait de faire revivre quelques apparences de grandeur.
L'Université ne pouvait plus sauver que des apparences.
Peu à peu s'éteignait l'ancien foyer de vie et de pensée. En attendant l'heure d'un réveil alors bien lointain, comme ses rivales et ses sœurs cadettes, la première École d'Espagne s'endormait doucement, dans le silence de son cloître déserté, entre ces murs dorés qui semblaient encore illuminés des reflets de l'ancienne gloire, à l'ombre du vieux laurier qui avait été longtemps son emblème.
PREMIÈRE PARTIE. | |||
---|---|---|---|
La Vie d'une Université: Salamanque. | |||
Chapitre premier. | — | Salamanque et son Université | 3 |
Chapitre II. | — | Physionomie des Écoles | 16 |
Chapitre III. | — | La vie des étudiants. Étudiants riches et étudiants pauvres. Pupilos, camaristas et capigorrones | 30 |
Chapitre IV. | — | Les étudiants qui travaillent et les étudiants qui s'amusent | 47 |
Chapitre V. | — | Les écoliers mendiants ou chevaliers de la Tuna | 62 |
Chapitre VI. | — | Épisodes de la vie universitaire: fêtes et congés, oposiciones et grados | 72 |
DEUXIÈME PARTIE. | |||
I. | |||
Origines et progrès des Universités espagnoles. | |||
Chapitre premier. | — | Anciennes Universités et fondations nouvelles; multiplication des centres d'enseignement | 97 |
Chapitre II. [p. 222] | — | Une grande Université: Alcalá | 106 |
Chapitre III. | — | Les petites Universités et les Universités «silvestres» | 122 |
Chapitre IV. | — | Le mouvement intellectuel en Espagne au commencement du seizième siècle: la Renaissance espagnole et les progrès de l'enseignement | 138 |
II. | |||
La Décadence. | |||
Chapitre premier. | — | Causes de décadence: le despotisme des Rois et la tyrannie de l'Église | 161 |
Chapitre II. | — | La concurrence de la «Compagnie» | 170 |
Chapitre III. | — | Influence des Grands Collèges | 176 |
Chapitre IV. | — | Luttes intérieures des Universités et désordres des étudiants | 191 |
Chapitre V. | — | Déclin rapide des Universités. L'enseignement universitaire au dix-septième et au dix-huitième siècles | 199 |
Toulouse, imp., Ed. Privat, rue des Tourneurs, 45.—632
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