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PAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME SIXIÈME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
Pour comprendre le terrible événement que nous devons raconter,—la captivité, non du roi, mais du royaume même, la France prisonnière,—il y a un fait essentiel qu'il ne faut pas perdre de vue:
En France, les deux autorités, l'Église et l'État, étaient divisées entre elles, et chacune d'elles en soi;
En Angleterre, l'État et l'Église établie, étaient parvenus, sous la maison de Lancastre, à la plus complète union.
(p. 2) Édouard III avait eu l'Église contre lui, et malgré ses victoires, il avait échoué. Henri V eut l'Église pour lui, et il réussit, il devint roi de France[1].
Cette cause n'est pas la seule, mais c'est la principale, et la moins remarquée.
L'Église étant le plus grand propriétaire de l'Angleterre, y avait aussi la plus grande influence. Au moment où la propriété et la royauté se trouvèrent d'accord, celle-ci acquit une force irrésistible; elle ne vainquit pas seulement, elle conquit.
L'Église avait besoin de la royauté. Ses prodigieuses richesses la mettaient en péril. Elle avait absorbé la meilleure partie des terres; sans parler d'une foule de propriétés et de revenus divers, des fondations pieuses, des dîmes, etc., sur les cinquante-trois mille fiefs de chevaliers qui existaient en Angleterre, elle en possédait vingt-huit mille[2]. Cette grande propriété était sans cesse attaquée au Parlement, et elle n'y était pas représentée, défendue en proportion de son importance; les membres du clergé n'y étaient plus appelés que: ad consentiendum[3].
(p. 3) La royauté, de son côté, ne pouvait se passer de l'appui du grand propriétaire du royaume, je veux dire du clergé. Elle avait besoin de son influence, encore plus que de son argent. C'est ce que ne sentirent ni Édouard Ier ni Édouard III, qui toujours le vexèrent pour de petites questions de subsides. C'est ce que sentit admirablement la maison de Lancastre, qui, à son avénement, déclara qu'elle ne demandait à l'Église «que ses prières[4].»
L'on comprend combien la royauté et la propriété ecclésiastique avaient besoin de s'entendre, si l'on se rappelle que l'édifice tout artificiel de l'Angleterre au moyen âge a porté sur deux fictions: un roi infaillible et inviolable[5], que l'on jugeait pourtant de deux règnes en deux règnes; d'autre part, une Église non moins inviolable, qui, au fond, n'étant qu'un grand établissement aristocratique et territorial sous prétexte de religion, se voyait toujours à la veille d'être dépouillée, ruinée.
La maison cadette de Lancastre unit pour la première (p. 4) fois les deux intérêts en péril; elle associa le roi et l'Église. Ce fut sa légitimité, le secret de son prodigieux succès. Il faut indiquer, rapidement du moins, la longue, oblique et souterraine route par où elle chemina.
Le cadet hait l'aîné, c'est la règle[6], mais nulle part plus respectueusement qu'en Angleterre, plus sournoisement[7]. Aujourd'hui il va chercher fortune, le monde lui est ouvert, l'industrie, la mer, les Indes; au moyen âge, il restait souvent, rampait devant l'aîné, conspirait[8].
Les fils cadets d'Édouard III, Clarence, Lancastre, York, Glocester, tirés de noms sonores et vides, avaient vu avec désespoir l'aîné, l'héritier, régner déjà, du vivant de leur père, comme duc d'Aquitaine. Il fallait que ces cadets périssent ou régnassent aussi. Clarence alla aux aventures en Italie, et il y mourut. Glocester (p. 5) troubla l'Angleterre, jusqu'à ce que son neveu le fit étrangler. Lancastre se fit appeler roi de Castille, envahit l'Espagne et échoua; puis la France, et il échoua encore[9]. Alors il se retourna du côté de l'Angleterre.
Le moment était favorable pour lui. Le mécontentement était au comble. Depuis les victoires de Crécy et de Poitiers, l'Angleterre s'était méconnue; ce peuple laborieux, distrait une fois de sa tâche naturelle, l'accumulation de la richesse et le progrès des garanties, était sorti de son caractère; il ne rêvait que conquêtes, tributs de l'étranger, exemption d'impôts. Le riche fonds de mauvaise humeur dont la nature les a doués fermentait à merveille. Ils s'en prenaient au roi, aux grands, à tous ceux qui faisaient la guerre en France; c'étaient des traîtres, des lâches. Les cockneys de Londres, dans leur arrière-boutique, trouvaient fort mal qu'on ne leur gagnât pas tous les jours des batailles de Poitiers. «Ô richesse, richesse, dit une ballade anglaise, réveille-toi donc, reviens dans ce pays[10]!» Cette tendre invocation à l'argent était le cri national.
La France ne rapportant plus rien, il fallut bien que, dans leur idée fixe de ne rien payer, ils regardassent où ils prendraient. Tous les yeux se tournèrent vers (p. 6) l'Église. Mais l'Église avait aussi son principe immuable, le premier article de son credo: De ne rien donner. À toute demande, elle répondait froidement: «L'Église est trop pauvre.»
Cette pauvre Église ne donnait rien, on songeait à lui enlever tout. L'homme du roi, Wicleff[11], y poussait; les lollards aussi, par en bas, obscurément et dans le peuple. Lancastre en fit d'abord autant; c'était alors le grand chemin de la popularité.
J'ai dit ailleurs comment les choses tournèrent, comment ce grand mouvement entraînant le peuple et jusqu'aux serfs, toute propriété se trouva en péril, non plus seulement la propriété ecclésiastique; comment le jeune Richard II dispersa les serfs, en leur promettant qu'ils seraient affranchis. Lorsque ceux-ci furent désarmés, et qu'on les pendait par centaines, le roi déclara pourtant que si les prélats, les lords et les communes confirmaient l'affranchissement, il le sanctionnerait. À quoi ils répondirent unanimement: «Plutôt mourir tous en un jour[12].» Richard n'insista pas; mais l'audacieuse et révolutionnaire parole qui lui était échappée ne fut jamais oubliée des propriétaires, des maîtres de serfs, barons, évêques, abbés. Dès ce jour, Richard dut périr. Dès lors aussi, Lancastre dut être le candidat de l'aristocratie et de l'Église.
Il semble qu'il ait préparé patiemment son succès. (p. 7) Des bruits furent semés, qui le désignaient. Une fois, c'était un prisonnier français qui aurait dit: «Ah! si vous aviez pour roi le duc de Lancastre, les Français n'oseraient plus infester vos côtes.» On faisait circuler d'abbaye en abbaye, et partout au moyen des frères, une chronique qui attribuait au duc je ne sais quel droit de succession à la couronne, du chef d'un fils d'Édouard Ier. Un carme accusa hardiment le duc de Lancastre de conspirer la mort de Richard; Lancastre nia, obtint que son accusateur serait provisoirement remis à la garde de lord Holland, et, la veille du jour où l'imputation devait être examinée, le carme fut trouvé mort.
Richard travailla lui-même pour Lancastre. Il s'entoura de petites gens, il fatigua les propriétaires d'emprunts, de vexations; enfin, il commit le grand crime qui a perdu tant de rois d'Angleterre[13], il se maria en France. Il n'y avait qu'un point difficile pour Lancastre et son fils Derby, c'était de se décider entre les deux grands partis, entre l'Église établie et les novateurs. Richard rendit à Derby le service de l'exiler; c'était le dispenser de choisir. De loin, il devint la pensée de tous; chacun le désira, le croyant pour soi.
La chose mûre, l'archevêque de Cantorbéry alla chercher Derby en France[14]. Celui-ci débarqua, déclarant humblement qu'il ne réclamait rien que le bien de son père. On a vu comment il se trouva forcé de (p. 8) régner. Alors il prit son parti nettement. Au grand étonnement des novateurs, parmi lesquels il avait été élevé à Oxford, Henri IV se déclara le champion de l'Église établie: «Mes prédécesseurs, dit-il aux prélats, vous appelaient pour vous demander de l'argent. Moi, je viens vous voir pour réclamer vos prières. Je maintiendrai les libertés de l'Église; je détruirai, selon mon pouvoir, les hérésies et les hérétiques[15].»
Il y eut un compromis amical entre le roi et l'Église. Elle le sacra, l'oignit. Lui, il lui livra ses ennemis. Les adversaires des prêtres furent livrés aux prêtres, pour être jugés, brûlés[16]. Tout le monde y trouvait son compte. Les biens des lollards étaient confisqués; un tiers revenait au juge ecclésiastique, un tiers au roi. Le dernier tiers était donné aux communes où l'on trouverait des hérétiques; c'était un moyen ingénieux de prévenir leur résistance, de les allécher à la délation[17].
Les prélats, les barons, n'avaient mis leur homme sur le trône que pour régner eux-mêmes. Cette royauté qu'ils lui avaient donnée en gros, ils la lui reprirent (p. 9) en détail. Non contents de faire les lois, ils s'emparèrent indirectement de l'administration. Ils finirent par nommer au roi une sorte de conseil de tutelle, dans lequel il ne pouvait rien faire[18]. Il regretta alors d'avoir livré les lollards; il essaya de soustraire aux prêtres le jugement des gens de ce parti. Il songeait, comme Richard II, à chercher un appui chez l'étranger; il voulait marier son fils en France.
Mais son fils même n'était pas sûr. On a remarqué, non sans apparence de raison, qu'en Angleterre les aînés aiment moins leurs pères[19]; avant d'être fils, ils sont héritiers. Le fils de Lancastre était d'autant plus impatient de porter la couronne à son tour, qu'il avait, par une victoire, raffermi cette couronne sur la tête de son père. Lui aussi, il traitait avec les Français[20], mais à part et pour son compte.
(p. 10) Ce jeune Henri plaisait au peuple. C'était une svelte et élégante figure, comme on les trouve volontiers dans les nobles familles anglaises. C'était un infatigable fox-hunter, si leste qu'il pouvait, disait-on, chasser le daim à pied. Il avait fait longtemps les petites et rudes guerres des Galles, la chasse aux hommes.
Il se lia aux mécontents, se faufila parmi les lollards, courant leurs réunions nocturnes, dans les champs[21], dans les hôtelleries. Il se fit l'ami de leur chef, du brave et dangereux Oldcastle, celui même que Shakespeare, ennemi des sectaires de tout âge[22], a malicieusement transformé dans l'ignoble Falstaff. Le père n'ignorait rien. Mais enfermer son fils, c'eût été se déclarer contre les lollards, dont il voulait justement se rapprocher à cette époque. Cependant, le roi, malade, lépreux, chaque jour plus solitaire et plus irritable, pouvait être jeté par ses craintes dans quelque résolution violente. Son fils cherchait à le rassurer par une affectation de vices et de désordres, par des folies de jeunesse, adroitement calculées. On dit qu'un jour il se présenta devant son père couvert d'un habit de satin tout percé d'œillets, où les aiguilles tenaient encore par leur fil; il s'agenouilla devant lui, lui présenta un poignard pour qu'il l'en perçât, (p. 11) s'il pouvait avoir quelque défiance d'un jeune fol, si ridiculement habillé.
Quoi qu'il en soit de cette histoire, le roi ne put s'empêcher de faire comme s'il se fiait à lui. Pour lui donner patience, il consentit à ce qu'il entrât au conseil. Mais ce n'était pas encore assez. Le jour de sa mort, comme il ouvrait les yeux après une courte léthargie, il vit l'héritier qui mettait la main sur la couronne, posée (selon l'usage) sur un coussin près du lit du roi. Il l'arrêta, avec cette froide et triste parole: «Beau fils, quel droit y avez-vous? Votre père n'y eut pas droit[23].»
Dans les derniers temps qui précédèrent son avénement, Henri V avait tenu une conduite double, qui donnait de l'espoir aux deux partis. D'un côté, il resta étroitement lié avec Oldcastle[24], avec les lollards. De l'autre, il se déclara l'ami de l'Église établie, et c'est sans doute comme tel qu'il finit par présider le conseil. À peine roi, il cessa de ménager les lollards; il rompit avec ses amis. Il devint l'homme de l'Église, le prince selon le cœur de Dieu; il prit la gravité ecclésiastique, «au point, dit le moine historien, qu'il eût servi d'exemple aux prêtres mêmes[25].»
(p. 12) D'abord, il accorda des lois terribles aux seigneurs laïques et ecclésiastiques, ordonnant aux justices de paix de poursuivre les serviteurs et gens de travail, qui fuyaient de comté en comté[26]. Une inquisition régulière fut organisée contre l'hérésie. Le chancelier, le trésorier, les juges, etc., devaient, en entrant en charge, jurer de faire toute diligence pour rechercher et détruire les hérétiques. En même temps le primat d'Angleterre enjoignait aux évêques et archidiacres de s'enquérir au moins deux fois par an des personnes suspectes d'hérésie, d'exiger dans chaque commune que trois hommes respectables déclarassent sous serment s'ils connaissaient des hérétiques, des gens qui différassent des autres dans leur vie et habitudes, des gens qui tolérassent ou reçussent les suspects, des gens qui possédassent des livres dangereux en langue anglaise, etc.
Le roi, s'associant aux sévérités de l'Église, abandonna lui-même son vieil ami Oldcastle à l'archevêque de Cantorbéry[27]. Des processions eurent lieu par ordre du roi, pour chanter les litanies, avant les exécutions.
(p. 13) L'Église frappait, et elle tremblait. Les lollards avaient affiché qu'ils étaient cent mille en armes. Ils devaient se réunir au champ de Saint-Gilles, le lendemain de l'Épiphanie. Le roi y alla de nuit, et les attendit avec des troupes; mais ils n'acceptèrent pas la bataille.
Ce champion de l'Église n'avait pas seulement contre lui les ennemis de l'Église; il avait les siens encore, comme Lancastre, comme usurpateur. Les uns s'obstinaient à croire que Richard II n'était pas mort. Les autres disaient que l'héritier légitime était le comte de March; et ils disaient vrai. Scrop lui-même, le principal conseiller d'Henri, le confident, l'homme du cœur, conspira avec deux autres en faveur du comte de March.
À cette fermentation intérieure, il n'y avait qu'un remède, la guerre. Le 16 avril 1415, Henri avait annoncé au Parlement qu'il ferait une descente en France. Le 29, il ordonna à tous les seigneurs de se tenir prêts. Le 28 mai, prétendant une invasion imminente des Français, il écrivit à l'archevêque de Cantorbéry et aux autres prélats, d'organiser les gens d'Église pour la défense du royaume[28]. Trois semaines après, il ordonna aux chevaliers et écuyers de passer (p. 14) en revue les hommes capables de porter les armes, de les diviser par compagnies. L'affaire de Scrop le retardait, mais il complétait ses préparatifs[29]. Il animait le peuple contre les Français, en faisant courir le bruit que c'étaient eux qui payaient des traîtres, qui avaient gagné Scrop, pour déchirer, ruiner le pays[30].
Henri envoya en France deux ambassades coup sur coup, disant qu'il était roi de France, mais qu'il voulait bien attendre la mort du roi, et en attendant épouser sa fille, avec toutes les provinces cédées par le traité de Brétigny; c'était une terrible dot; mais il lui fallait encore la Normandie, c'est-à-dire le moyen de prendre le reste. Une grande ambassade[31] vint en réponse lui offrir, au lieu de la Normandie, le Limousin, en portant la dot de la princesse jusqu'à 850,000 écus d'or. Alors le roi d'Angleterre demanda que cette (p. 15) somme fût payée comptant. Cette vaine négociation dura trois mois (13 avril-28 juillet), autant que les préparatifs d'Henri. Tout étant prêt, il fit donner des présents considérables aux ambassadeurs et les renvoya, leur disant qu'il allait les suivre.
Tout le monde en Angleterre avait besoin de la guerre. Le roi en avait besoin. La branche aînée avait eu ses batailles de Crécy et de Poitiers. La cadette ne pouvait se légitimer que par une bataille.
L'Église en avait besoin, d'abord pour détacher des lollards une foule de gens misérables qui n'étaient lollards que faute d'être soldats. Ensuite, tandis qu'on pillerait la France, on ne songerait pas à piller l'Église; la terrible question de sécularisation serait ajournée.
Quoi de plus digne aussi de la respectable Église d'Angleterre et qui pût lui faire plus d'honneur, que de réformer cette France schismatique, de la châtier fraternellement, de lui faire sentir la verge de Dieu? Ce jeune roi si dévoué, si pieux, ce David de l'Église établie, était visiblement l'instrument prédestiné d'une si belle justice.
Tout était difficile avant cette résolution; tout devint facile. Henri, sûr de sa force, essaya de calmer les haines en faisant réparation au passé. Il enterra honorablement Richard II. Les partis se turent. Le parlement unanime vota pour l'expédition une somme inouïe. Le roi réunit six mille hommes d'armes, vingt-quatre mille archers, la plus forte armée que les Anglais eussent eue depuis plus de cinquante ans[32].
(p. 16) Cette armée, au lieu de s'amuser autour de Calais, aborda directement à Harfleur, à l'entrée de la Seine. Le point était bien choisi. Harfleur, devenu ville anglaise, eût été bien autre chose que Calais. Il eût tenu la Seine ouverte; les Anglais pouvaient dès lors entrer, sortir, pénétrer jusqu'à Rouen et prendre la Normandie, jusqu'à Paris, prendre la France, peut-être.
L'expédition avait été bien conçue, très-bien préparée. Le roi s'était assuré de la neutralité de Jean sans Peur; il avait loué ou acheté huit cents embarcations en Zélande et en Hollande, pays soumis à l'influence du duc de Bourgogne, et qui d'ailleurs ont toujours prêté volontiers des vaisseaux à qui payait bien[33]. Il emporta beaucoup de vivres, dans la supposition que le pays n'en fournirait pas.
D'autre part, l'Église d'Angleterre, de concert avec les communes, n'oublia rien pour sanctifier l'entreprise: jeûnes, prières, processions, pèlerinages[34]. Au moment même de l'embarquement on brûla encore un hérétique. Le roi prit part à tout dévotement. Il emmena (p. 17) bon nombre de prêtres, particulièrement l'évêque de Norwich, qui lui fut donné pour principal conseiller.
Le passage ne fut pas disputé, la France n'avait pas un vaisseau[35]; la descente ne le fut pas non plus, les populations de la côte n'étaient pas en état de combattre cette grande armée. Mais elles se montrèrent très-hostiles; le duc de Normandie, c'est le premier titre que prit Henri V, fut mal reçu dans son duché; les villes, les châteaux se gardèrent; les Anglais n'osaient s'écarter, ils n'étaient maîtres que de la plage malsaine que couvrait leur camp.
N'oublions pas que notre malheureux pays n'avait plus de gouvernement. Les deux partis ayant reflué au nord, au midi, le centre était vide; Paris était las, comme après les grands efforts, le roi fol, le dauphin malade, le duc de Berri presque octogénaire. Cependant ils envoyèrent le maréchal de Boucicaut à Rouen, puis ils y amenèrent le roi, pour réunir la noblesse de l'Île-de-France, de la Normandie et de la Picardie. Les gentilshommes de cette dernière province reçurent ordre contraire du duc de Bourgogne[36]; les uns obéirent au roi, les autres au duc; quelques-uns se joignirent même aux Anglais.
(p. 18) Harfleur fut vaillamment défendu, opiniâtrement attaqué. Une brave noblesse s'y était jetée. Le siége traîna; les Anglais souffrirent infiniment sur cette côte humide. Leurs vivres s'étaient gâtés. On était en septembre, au temps des fruits; ils se jetèrent dessus avidement. La dyssenterie se mit dans l'armée et emporta les hommes par milliers, non-seulement les soldats, mais les nobles, écuyers, chevaliers, les plus grands seigneurs, l'évêque même de Norwich. Le jour de la mort de ce prélat, l'armée anglaise, par respect, interrompit les travaux du siége.
Harfleur n'était pas secouru. Un convoi de poudre envoyé de Rouen fut pris en chemin. Une autre tentative ne fut pas plus heureuse; des seigneurs avaient réuni jusqu'à six mille hommes pour surprendre le camp anglais; leur impétuosité fit tout manquer, ils se découvrirent avant le moment favorable.
Cependant ceux qui défendaient Harfleur n'en pouvaient plus de fatigue. Les Anglais ayant ouvert une large brèche, les assiégés avaient élevé des palissades derrière. On leur brûla cet immense ouvrage, qui fut trois jours à se consumer. L'Anglais employait un moyen infaillible de les mettre à bout; c'était de tirer jour et nuit; ils ne dormaient plus.
Ne voyant venir aucun secours, ils finirent par demander deux jours pour savoir si l'on viendrait à leur aide. «Ce n'est pas assez de deux jours, dit l'Anglais; vous en aurez quatre.» Il prit des otages, pour être sûr qu'ils tiendraient leur parole. Il fit bien, car le secours n'étant pas venu au jour dit, la garnison eût voulu se battre encore. Quelques-uns même, plutôt (p. 19) que de se rendre, se réfugièrent dans les tours de la côte, et là ils tinrent dix jours de plus.
Le siége avait duré un mois. Mais ce mois avait été plus meurtrier que toute l'année qu'Édouard III resta campé devant Calais. Les gens d'Harfleur avaient, comme ceux de Calais, tout à craindre des vainqueurs. Un prêtre anglais qui suivait l'expédition nous apprend, avec une satisfaction visible, par quels délais on prolongea l'inquiétude et l'humiliation de ces braves gens: «On les amena dans une tente, et ils se mirent à genoux, mais ils ne virent pas le roi; puis dans une tente où ils s'agenouillèrent longtemps, mais ils ne virent pas le roi. En troisième lieu, on les introduisit dans une tente intérieure, et le roi ne se montra pas encore. Enfin, on les conduisit au lieu où le roi siégeait. Là ils furent longtemps à genoux, et notre roi ne leur accorda pas un regard, sinon lorsqu'ils eurent été très-longtemps agenouillés. Alors le roi les regarda, et fit signe au comte de Dorset de recevoir les clefs de la ville. Les Français furent relevés et rassurés[37].»
Le roi d'Angleterre, avec ses capitaines, son clergé, son armée, fit son entrée dans la ville. À la porte, il descendit de cheval et se fit ôter sa chaussure; il alla, (p. 20) pieds nus, à l'église paroissiale «regrâcier son Créateur de sa bonne fortune.» La ville n'en fut pas mieux traitée; une bonne partie des bourgeois furent mis à rançon, tout comme les gens de guerre; tous les habitants furent chassés de la ville, les femmes même et les enfants; on leur laissait cinq sols et leurs jupes[38].
Les vainqueurs, au bout de cette guerre de cinq semaines, étaient déjà bien découragés. Des trente mille hommes qui étaient partis, il en restait vingt mille; et il en fallut renvoyer encore cinq mille, qui étaient blessés, malades ou trop fatigués. Mais, quoique la prise d'Harfleur fût un grand et important résultat, le roi, qui l'avait acheté par la perte de tant de soldats, de tant de personnages éminents, ne pouvait se présenter devant le pays en deuil, s'il ne relevait les esprits par quelque chose de chevaleresque et de hardi. D'abord il défia le dauphin à combattre corps à corps. Puis, pour constater que la France n'osait combattre, il déclara que d'Harfleur il irait, à travers champs, jusqu'à la ville de Calais[39].
La chose était hardie, elle n'était pas téméraire. On connaissait les divisions de la noblesse française, les (p. 21) défiances qui l'empêchaient de se réunir en armes. Si elle n'était pas venue à temps, pendant tout un grand mois, pour défendre le poste qui couvrait la Seine et tout le royaume, il y avait à parier qu'elle laisserait bien aux Anglais les huit jours qu'il leur fallait pour arriver à Calais, selon le calcul d'Henri.
Il lui restait deux mille hommes d'armes, treize mille archers, une armée leste, robuste; c'étaient ceux qui avaient résisté. Il leur fit prendre des vivres pour huit jours. D'ailleurs, une fois sorti de Normandie, il y avait à parier que les capitaines du duc de Bourgogne en Picardie, en Artois, aideraient à nourrir cette armée, ce qui arriva. C'était le mois d'octobre, les vendanges se faisaient; le vin ne manquerait pas; avec du vin, le soldat anglais pouvait aller au bout du monde.
L'essentiel était de ne pas soulever les populations sur sa route, de ne pas armer les paysans par des désordres. Le roi fit exécuter à la lettre les belles ordonnances de Richard II sur la discipline[40]: Défense du viol et du pillage d'église, sous peine de la potence; défense de crier havoc (pille!), sous peine d'avoir la tête coupée; même peine contre celui qui vole un marchand ou vivandier; obéir au capitaine, loger au logis marqué, sous peine d'être emprisonné et de perdre son cheval, etc.
(p. 22) L'armée anglaise partit d'Harfleur le 8 octobre. Elle traversa le pays de Caux. Tout était hostile. Arques tira sur les Anglais; mais quand ils eurent fait la menace de brûler tout le voisinage, la ville fournit la seule chose qu'on lui demandait, du pain et du vin. Eu fit une furieuse sortie; même menace, même concession; du pain, du vin, rien de plus.
Sortis enfin de la Normandie, les Anglais arrivèrent le 13 à Abbeville, comptant passer la Somme à la Blanche-Tache, au lieu même où Édouard III avait forcé le passage avant la bataille de Crécy. Henri V apprit que le gué était gardé. Des bruits terribles circulaient sur la prodigieuse armée que les Français rassemblaient; le défi chevaleresque du roi d'Angleterre avait provoqué la furie française[41]; le duc de Lorraine, à lui seul, amenait, disait-on, cinquante mille hommes[42]. Le fait est que, quelque diligence que (p. 23) mît la noblesse, celle surtout du parti d'Orléans, à se rassembler, elle était loin de l'être encore. On crut utile de tromper Henri V, de lui persuader que le passage était impossible. Les Français ne craignaient rien tant que de le voir échapper impunément. Un Gascon, qui appartenait au connétable d'Albret, fut pris, peut-être se fit prendre; mené au roi d'Angleterre, il affirma que le passage était gardé et infranchissable. «S'il n'en est ainsi, dit-il, coupez-moi la tête.» On croit lire la scène où le Gascon Montluc entraîna le roi et le conseil, et le décida à permettre la bataille de Cérisoles.
Retourner à travers les populations hostiles de la Normandie, c'était une honte, un danger; forcer le passage du gué était difficile, mais peut-être encore possible. Lefebvre de Saint-Remy dit lui-même que les Français étaient loin d'être prêts. Le troisième parti, c'était de s'engager dans les terres, en remontant la Somme jusqu'à ce qu'on trouvât un passage. Ce parti eût été le plus hasardeux des trois, si les Anglais n'eussent eu intelligence dans le pays. Mais il ne faut pas perdre de vue que depuis 1406, la Picardie était sous l'influence du duc de Bourgogne; qu'il y avait nombre de vassaux, que les capitaines des villes devaient craindre de lui déplaire, et qu'il venait de leur défendre d'armer contre les Anglais. Ceux-ci, venus sur les vaisseaux de Hollande et de Zélande, avaient dans leurs rangs des gens du Hainaut; des Picards s'y joignirent, et peut-être les guidèrent[43].
(p. 24) L'armée, peu instruite des facilités qu'elle trouverait dans cette entreprise si téméraire en apparence, s'éloigna de la mer avec inquiétude. Les Anglais étaient partis le 9 d'Harfleur; le 13, ils commencèrent à remonter la Somme. Le 14, ils envoyèrent un détachement pour essayer le passage de Pont-de-Remy; mais ce détachement fut repoussé; le 15, ils trouvèrent que le passage de Pont-Audemer était gardé aussi. Huit jours étaient écoulés au 17, depuis le départ d'Harfleur, mais au lieu d'être à Calais, ils se trouvaient près d'Amiens. Les plus fermes commençaient à porter la tête basse; ils se recommandaient de tout leur cœur à Saint-Georges et à la sainte Vierge. Après tout, les vivres ne manquaient pas. Ils trouvaient à chaque station du pain et du vin; à Boves, qui était au duc de Bourgogne, le vin les attendait, en telle quantité, que le roi craignit qu'ils ne s'enivrassent.
Près de Nesles, les paysans refusèrent les vivres et (p. 25) s'enfuirent. La Providence secourut encore les Anglais. Un homme du pays vint dire[44] qu'en traversant un marais, ils trouveraient un gué dans la rivière. C'était un passage long, dangereux, auquel on ne passait guère. Le roi avait ordonné au capitaine de Saint-Quentin de détruire le gué, et même d'y planter des pieux, mais il n'en avait rien fait.
Les Anglais ne perdirent pas un moment. Pour faciliter le passage, ils abattirent les maisons voisines, jetèrent sur l'eau des portes, des fenêtres, des échelles, tout ce qu'ils trouvaient. Il leur fallut tout un jour; les Français avaient une belle occasion de les attaquer dans ce long passage.
Ce fut seulement le lendemain, dimanche 20 octobre, que le roi d'Angleterre reçut enfin le défi du duc d'Orléans, du duc de Bourbon et du connétable d'Albret. Ces princes n'avaient pas perdu de temps, mais ils avaient trouvé tous les obstacles que pouvait rencontrer un parti qui se portait seul pour défenseur du royaume. En un mois, ils avaient entraîné jusqu'à Abbeville toute la noblesse du midi, du centre. Ils avaient forcé l'indécision du conseil royal et les peurs du duc de Berri. Ce vieux duc voulait d'abord que les partis d'Orléans et de Bourgogne envoyassent chacun cinq cents lances seulement[45]; mais ceux d'Orléans (p. 26) vinrent tous. Ensuite se souvenant de Poitiers, où il s'était sauvé jadis, il voulait qu'on évitât la bataille, que du moins le roi et le dauphin se gardassent bien d'y aller. Il obtint ce dernier point; mais la bataille fut décidée. Sur trente-cinq conseillers, il s'en trouva cinq contre, trente pour. C'était au fond le sentiment national; il fallait, dût-on être battu, faire preuve de cœur, ne pas laisser l'Anglais s'en aller rire à nos dépens après cette longue promenade. Nombre de gentilshommes des Pays-Bas voulurent nous servir de seconds dans ce grand duel. Ceux du Hainaut, du Brabant, de Zélande, de Hollande même si éloignés, et que la chose ne touchait en rien, vinrent combattre dans nos rangs, malgré le duc de Bourgogne.
D'Abbeville, l'armée des princes avait de son côté remonté la Somme jusqu'à Péronne, pour disputer le passage. Sachant qu'Henri était passé, ils lui envoyèrent demander, selon les us de la chevalerie, jour et lieu pour la bataille, et quelle route il voulait tenir. L'Anglais répondit, avec une simplicité digne, qu'il allait droit à Calais, qu'il n'entrait dans aucune ville, qu'ainsi on le trouverait toujours en plein champ, à la grâce de Dieu. À quoi il ajouta: «Nous engageons nos ennemis à ne pas nous fermer la route et à éviter l'effusion du sang chrétien.»
De l'autre côté de la Somme, les Anglais se virent vraiment en pays ennemi. Le pain manqua; ils ne mangèrent pendant huit jours que de la viande, des (p. 27) œufs, du beurre, enfin ce qu'ils purent trouver. Les princes avaient dévasté la campagne, rompu les routes. L'armée anglaise fut obligée, pour les logements, de se diviser entre plusieurs villages. C'était encore une occasion pour les Français; ils n'en profitèrent pas. Préoccupés uniquement de faire une belle bataille, ils laissaient l'ennemi venir tout à son aise. Ils s'assemblaient plus loin, près du château d'Azincourt, dans un lieu où la route de Calais se resserrant entre Azincourt et Tramecourt, le roi serait obligé, pour passer, de livrer bataille.
Le jeudi 24 octobre, les Anglais ayant passé Blangy[46] apprirent que les Français étaient tout prêts et crurent qu'ils allaient attaquer. Les gens d'armes descendirent de cheval, et tous, se mettant à genoux, levant les mains au ciel, prièrent Dieu de les prendre en sa garde. Cependant il n'y eut rien encore; le connétable n'était pas arrivé à l'armée française. Les Anglais allèrent loger à Maisoncelle, se rapprochant d'Azincourt. Henri V se débarrassa de ses prisonniers. «Si vos maîtres survivent, dit-il, vous vous représenterez à Calais.»
Enfin ils découvrirent l'immense armée française, ses feux, ses bannières. Il y avait, au jugement du témoin oculaire, quatorze mille hommes d'armes, en tout peut-être cinquante mille hommes; trois fois plus (p. 28) que n'en comptaient les Anglais[47]. Ceux-ci avaient onze ou douze mille hommes, de quinze mille qu'ils avaient emmenés d'Harfleur; dix mille au moins, sur ce nombre, étaient des archers.
Le premier qui vint avertir le roi, le Gallois[48] David Gam, comme on lui demandait ce que les Français pouvaient avoir d'hommes, répondit avec le ton léger et vantard des Gallois: «Assez pour être tués, assez pour être pris, assez pour fuir[49].» Un Anglais, sir Walter Hungerford, ne put s'empêcher d'observer qu'il n'eût pas été inutile de faire venir dix mille bons archers de plus; il y en avait tant en Angleterre qui n'auraient pas mieux demandé. Mais le roi dit sévèrement: «Par le nom de Notre-Seigneur, je ne voudrais pas un homme de plus. Le nombre que nous avons, c'est le nombre qu'il a voulu; ces gens placent leur confiance dans leur multitude, et moi dans Celui qui fit vaincre si souvent Judas Machabée.»
Les Anglais, ayant encore une nuit à eux, l'employèrent utilement à se préparer, à soigner l'âme et le corps, autant qu'il se pouvait. D'abord ils roulèrent les bannières, de peur de la pluie, mirent bas et plièrent les belles cottes d'armes qu'ils avaient endossées (p. 29) pour combattre. Puis, afin de passer confortablement cette froide nuit d'octobre, ils ouvrirent leurs malles et mirent sous eux de la paille qu'ils envoyaient chercher aux villages voisins. Les hommes d'armes remettaient des aiguillettes à leurs armures, les archers des cordes neuves aux arcs. Ils avaient depuis plusieurs jours taillé, aiguisé les pieux qu'ils plantaient ordinairement devant eux pour arrêter la gendarmerie. Tout en préparant la victoire, ces braves gens songeaient au salut; ils se mettaient en règle du côté de Dieu et de la conscience. Ils se confessaient à la hâte, ceux du moins que les prêtres pouvaient expédier. Tout cela se faisait sans bruit, tout bas. Le roi avait ordonné le silence, sous peine, pour les gentlemen, de perdre leur cheval, et pour les autres l'oreille droite.
Du côté des Français, c'était autre chose. On s'occupait à faire des chevaliers. Partout de grands feux qui montraient tout à l'ennemi; un bruit confus de gens qui criaient, s'appelaient, un vacarme de valets et de pages. Beaucoup de gentilshommes passèrent la nuit dans leurs lourdes armures, à cheval, sans doute pour ne pas les salir dans la boue; boue profonde, pluie froide; ils étaient morfondus. Encore, s'il y avait eu de la musique[50]... Les chevaux mêmes étaient tristes; pas un ne hennissait... À ce fâcheux augure, joignez les souvenirs; Azincourt n'est pas loin de Crécy.
Le matin du 25 octobre 1415, jour de saint Crépin (p. 30) et saint Crépinien, le roi d'Angleterre entendit, selon sa coutume, trois messes[51], tout armé, tête nue. Puis il se fit mettre en tête un magnifique bassinet où se trouvait une couronne d'or, cerclée, fermée, impériale. Il monta un petit cheval gris, sans éperons, fit avancer son armée sur un champ de jeunes blés verts, où le terrain était moins défoncé par la pluie, toute l'armée en un corps, au centre les quelques lances qu'il avait, flanquées de masses d'archers; puis il alla tout le long au pas, disant quelques paroles brèves: «Vous avez bonne cause, je ne suis venu que pour demander mon droit... Souvenez-vous que vous êtes de la vieille Angleterre; que vos parents, vos femmes et vos enfants vous attendent là-bas; il faut avoir un beau retour. Les rois d'Angleterre ont toujours fait de belle besogne en France... Gardez l'honneur de la Couronne; gardez-vous vous-mêmes. Les Français disent qu'ils feront couper trois doigts de la main à tous les archers.»
Le terrain était en si mauvais état que personne ne se souciait d'attaquer. Le roi d'Angleterre fit parler aux Français. Il offrait de renoncer au titre de roi de France et de rendre Harfleur, pourvu qu'on lui donnât la Guienne, un peu arrondie, le Ponthieu, une fille du roi et huit cent mille écus. Ce parlementage entre les deux armées ne diminua pas, comme on eût pu le croire, la fermeté anglaise; pendant ce temps, les archers assuraient leurs pieux.
(p. 31) Les deux armées faisaient un étrange contraste. Du côté des Français, trois escadrons énormes, comme trois forêts de lances, qui, dans cette plaine étroite, se succédaient à la file et s'étiraient en profondeur; au front, le connétable, les princes, les ducs d'Orléans, de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers, d'Eu, de Richemont, de Vendôme, une foule de seigneurs, une iris éblouissante d'armures émaillées, d'écussons, de bannières, les chevaux bizarrement déguisés dans l'acier et dans l'or. Les Français avaient aussi des archers, des gens des communes[52]; mais où les mettre? Les places étaient comptées, personne n'eût donné la sienne[53]; ces gens auraient fait tache en si noble assemblée. Il y avait des canons, mais il ne paraît pas qu'on s'en soit servi; probablement il n'y eut pas non plus de place pour eux.
L'armée anglaise n'était pas belle. Les archers n'avaient pas d'armure, souvent pas de souliers; ils (p. 32) étaient pauvrement coiffés de cuir bouilli, d'osier même avec une croisure de fer; les cognées et les haches, pendues à leur ceinture, leur donnaient un air de charpentiers. Plusieurs de ces bons ouvriers avaient baissé leurs chausses, pour être à l'aise et bien travailler, pour bander l'arc d'abord[54], puis pour manier la hache, quand ils pourraient sortir de leur enceinte de pieux, et charpenter ces masses immobiles.
Un fait bizarre, incroyable, et pourtant certain, c'est qu'en effet l'armée française ne put bouger, ni pour combattre, ni pour fuir. L'arrière-garde seule échappa.
Au moment décisif, lorsque le vieux Thomas de Herpinghem, ayant rangé l'armée anglaise, jeta son bâton en l'air en disant: «Now strike[55]!» lorsque les Anglais eurent répondu par un formidable cri de dix mille hommes, l'armée française resta immobile, à leur grand étonnement. Chevaux et chevaliers, tous parurent enchantés ou morts dans leurs armures. Dans la réalité, c'est que ces grands chevaux de combat, sous la charge de leur pesant cavalier, de leur vaste caparaçon de fer, s'étaient profondément enfoncés des quatre pieds dans les terres fortes; ils y étaient parfaitement établis, et ils ne s'en dépétrèrent que pour avancer quelque peu au pas.
(p. 33) Tel est l'aveu des historiens du parti anglais, aveu modeste qui fait honneur à leur probité.
Lefebvre, Jean de Vaurin et Walsingham[56] disent expressément que le champ n'était qu'une boue visqueuse. «La place estoit molle et effondrée des chevaux, en telle manière que à grant peine se pouvoient ravoir hors de la terre, tant elle estoit molle.»
«D'autre part, dit encore Lefebvre, les Franchois estoient si chargés de harnois qu'ils ne pouvoient aller avant. Premièrement, estoient chargés de cottes d'acier, longues, passant les genoux et moult pesantes, et pardessous harnois de jambes, et pardessus blancs harnois, et de plus bachinets de caruail... Ils estoient si pressés l'un de l'autre, qu'ils ne pouvoient lever leurs bras pour férir les ennemis, sinon aucuns qui estoient au front.»
Un autre historien du parti anglais nous apprend que les Français étaient rangés sur une profondeur de trente-deux hommes, tandis que les Anglais n'avaient que quatre rangs[57]. Cette profondeur énorme des Français ne leur servait à rien; leurs trente-deux rangs étaient tous, ou presque tous, de cavaliers; la plupart, loin de pouvoir agir, ne voyaient même pas l'action; les Anglais agirent tous. Des cinquante mille Français, deux ou trois mille seulement purent combattre les onze mille Anglais, ou du moins l'auraient pu si leurs chevaux s'étaient tirés de la boue.
(p. 34) Les archers anglais, pour réveiller ces inertes masses, leur dardèrent, avec une extrême roideur, dix mille traits au visage. Les cavaliers de fer baissèrent la tête, autrement les traits auraient pénétré par les visières des casques. Alors les deux ailes, de Tramecourt, d'Azincourt, s'ébranlèrent lourdement à grand renfort d'éperons, deux escadrons français; ils étaient conduits par deux excellents hommes d'armes, messire Clignet de Brabant, et messire Guillaume de Saveuse. Le premier escadron, venant de Tramecourt, fut inopinément criblé en flanc par un corps d'archers cachés dans le bois[58]; ni l'un ni l'autre escadron n'arriva.
De douze cents hommes qui exécutaient cette charge, il n'y en avait plus cent vingt, quand ils vinrent heurter aux pieux des Anglais. La plupart avaient chu en route, hommes et chevaux, en pleine boue. Et plût au ciel que tous eussent tombé; mais les autres, dont les chevaux étaient blessés, ne purent plus gouverner ces bêtes furieuses, qui revinrent se ruer sur les rangs français. L'avant-garde, bien loin de pouvoir s'ouvrir pour les laisser passer, était, comme on l'a vu, serrée à ne pas se mouvoir. On peut juger des accidents terribles qui eurent lieu dans cette masse compacte, les chevaux s'effrayant, reculant, s'étouffant, jetant leurs cavaliers, ou les froissant dans leurs armures entre le fer et le fer.
Alors survinrent les Anglais. Laissant leur enceinte (p. 35) de pieux, jetant arcs et flèches, ils vinrent fort à leur aise, avec les haches, les cognées, les lourdes épées et les massues plombées[59], démolir cette montagne d'hommes et de chevaux confondus. Avec le temps, ils vinrent à bout de nettoyer l'avant-garde et entrèrent, leur roi en tête, dans la seconde bataille.
C'est peut-être à ce moment que dix-huit gentilshommes français seraient venus fondre sur le roi d'Angleterre. Ils avaient fait vœu, dit-on, de mourir ou de lui abattre sa couronne; un d'eux en détacha un fleuron; tous y périrent. Cet on dit ne suffit pas aux historiens; ils l'ornent encore, ils en font une scène homérique où le roi combat sur le corps de son frère blessé, comme Achille sur celui de Patrocle. Puis, c'est le duc d'Alençon, commandant de l'armée française, qui tue le duc d'York et fend la couronne du roi. Bientôt entouré, il se rend; Henri lui tend la main; mais déjà il était tué[60].
Ce qui est plus certain, c'est qu'à ce second moment de la bataille, le duc de Brabant arrivait en hâte. C'était le propre frère du duc de Bourgogne; il semble être venu là pour laver l'honneur de la famille. Il arrivait bien tard, mais encore à temps pour mourir. Le (p. 36) brave prince avait laissé tous les siens derrière lui, il n'avait pas même vêtu sa cotte d'armes; au défaut, il prit sa bannière, il y fit un trou, y passa la tête, et se jeta à travers les Anglais, qui le tuèrent au moment même.
Restait l'arrière-garde, qui ne tarda pas à se dissiper. Une foule de cavaliers français, démontés, mais relevés par les valets, s'étaient tirés de la bataille et rendus aux Anglais. En ce moment, on vint dire au roi qu'un corps français pille ses bagages, et d'autre part il voit dans l'arrière-garde des Bretons ou Gascons qui faisaient mine de revenir sur lui. Il eut un moment de crainte, surtout voyant les siens embarrassés de tant de prisonniers; il ordonna à l'instant que chaque homme eût à tuer le sien. Pas un n'obéissait; ces soldats sans chausses ni souliers, qui se voyaient en main les plus grands seigneurs de France et croyaient avoir fait fortune, on leur ordonnait de se ruiner... Alors le roi désigna deux cents hommes pour servir de bourreaux. Ce fut, dit l'historien, un spectacle effroyable de voir ces pauvres gens désarmés à qui on venait de donner parole, et qui de sang-froid furent égorgés, décapités, taillés en pièces!... L'alarme n'était rien. C'étaient des pillards du voisinage, des gens d'Azincourt, qui, malgré le duc de Bourgogne leur maître, avaient profité de l'occasion; il les en punit sévèrement[61] quoiqu'ils eussent tiré du butin une riche épée pour son fils.
(p. 37) La bataille finie, les archers se hâtèrent de dépouiller les morts tandis qu'ils étaient encore tièdes. Beaucoup furent tirés vivants de dessous les cadavres, entre autres le duc d'Orléans. Le lendemain, au départ, le vainqueur prit ou tua ce qui pouvait rester en vie[62].
«C'était pitoyable chose à voir, la grant noblesse qui là avoit été occise, lesquels étaient déjà tout nuds comme ceux qui naissent de niens.» Un prêtre anglais n'en fut pas moins touché. «Si cette vue, dit-il, excitait compassion et componction en nous qui étions étrangers et passant par le pays, quel deuil était-ce donc pour les natifs habitants! Ah! puisse la nation française venir à paix et union avec l'anglaise, et s'éloigner de ses iniquités et de ses mauvaises voies!» Puis la dureté prévaut sur la compassion, et il ajoute: «En attendant, que leur faute retombe sur leur tête[63].»
Les Anglais avaient perdu seize cents hommes, les Français dix mille, presque tous gentilshommes, cent vingt seigneurs ayant bannières. La liste occupe six grandes pages dans Monstrelet. D'abord sept princes (Brabant, Nevers, Albret[64], Alençon, les trois de Bar), (p. 38) puis des seigneurs sans nombre, Dampierre, Vaudemont, Marle, Roussy, Salm, Dammartin, etc., les baillis du Vermandois, de Mâcon, de Sens, de Senlis, de Caen, de Meaux, un brave archevêque, celui de Sens, Montaigu, qui se battit comme un lion.
Le fils du duc de Bourgogne fit à tous les morts qui restaient nus sur le champ de bataille la charité d'une fosse. On mesura vingt-cinq verges carrées de terre, et dans cette fosse énorme l'on descendit tous ceux qui n'avaient pas été enlevés; de compte fait, cinq mille huit cents hommes. La terre fut bénie, et autour on planta une forte haie d'épines, de crainte des loups[65].
Il n'y eut que quinze cents prisonniers, les vainqueurs ayant tué, comme on a dit, ce qui remuait encore. Ces prisonniers n'étaient rien moins que les ducs d'Orléans et de Bourbon, le comte d'Eu, le comte de (p. 39) Vendôme, le comte de Richemont, le maréchal de Boucicaut, messire Jacques d'Harcourt, messire Jean de Craon, etc. Ce fut toute une colonie française transportée en Angleterre.
Après la bataille de la Meloria, perdue par les Pisans, on disait: «Voulez-vous voir Pise, allez à Gênes.» On eût pu dire après Azincourt: «Voulez-vous voir la France, allez à Londres.»
Ces prisonniers étaient entre les mains des soldats. Le roi fit une bonne affaire; il les acheta à bas prix et en tira d'énormes rançons[66]. En attendant, ils furent tenus de très-près. Henri ne se piqua point d'imiter la courtoisie du Prince Noir.
La veuve d'Henri IV, veuve en premières noces du duc de Bretagne, eut le malheur de revoir à Londres son fils Arthur prisonnier. Dans cette triste entrevue, elle avait mis à sa place une dame qu'Arthur prit pour sa mère. Le cœur maternel en fut brisé. «Malheureux enfant, dit-elle, ne me reconnais-tu donc pas?» On les sépara. Le roi ne permit pas de communication entre la mère et le fils[67].
Le plus dur pour les prisonniers, ce fut de subir les sermons de ce roi des prêtres[68], d'endurer ses moralités, ses humilités. Immédiatement après la bataille, parmi les cadavres et les blessés, il fit venir Montjoie le héraut de France, et dit: «Ce n'est pas nous qui avons fait cette occision, c'est Dieu, pour les péchés (p. 40) des Français.» Puis il demanda gravement à qui la victoire devait être attribuée, au roi de France ou à lui? «À vous, monseigneur,» répondit le héraut de France[69].
Prenant ensuite son chemin vers Calais, il ordonna dans une halte qu'on envoyât du pain et du vin au duc d'Orléans, et, comme on vint lui dire que le prisonnier ne prenait rien, il y alla, et lui dit: «Beau cousin, comment vous va?—Bien, monseigneur.—D'où vient que vous ne voulez ni boire ni manger?—Il est vrai, je jeûne.—Beau cousin, ne prenez souci; je sais bien que si Dieu m'a fait la grâce de gagner la bataille sur les Français, ce n'est pas que j'en sois digne; mais c'est, je le crois fermement, qu'il a voulu les punir. Au fait, il n'y a pas à s'en étonner, si ce qu'on m'en raconte est vrai; on dit que jamais il ne s'est vu tant de désordre, de voluptés, de péchés et de mauvais vices, qu'on en voit aujourd'hui en France. C'est pitié de l'ouïr, et horreur pour les écoutants. Si Dieu en est courroucé, ce n'est pas merveille[70].»
Était-il donc bien sûr que l'Angleterre fût chargée de punir la France? La France était-elle si complétement abandonnée de Dieu, qu'il lui fallût cette discipline anglaise et ces charitables enseignements?
Un témoin oculaire dit qu'un moment avant la bataille il vit, des rangs anglais, un touchant spectacle dans l'autre armée. Les Français de tous les partis se jetèrent dans les bras les uns des autres et se pardonnèrent; (p. 41) ils rompirent le pain ensemble. De ce moment, ajoute-t-il, la haine se changea en amour[71].
Je ne vois point que les Anglais se soient réconciliés[72]. Ils se confessèrent; chacun se mit en règle, sans s'inquiéter des autres.
Cette armée anglaise semble avoir été une honnête armée, rangée, régulière. Ni jeu, ni filles, ni jurements. On voit à peine vraiment de quoi ils se confessaient.
Lesquels moururent en meilleur état? Desquels aurions-nous voulu être?...
Le fils du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, que son père empêcha d'aller joindre les Français, disait encore quarante ans après: «Je ne me console point de n'avoir pas été à Azincourt, pour vivre ou mourir[73].»
L'excellence du caractère français, qui parut si bien à cette triste bataille, est noblement avouée par l'Anglais Walsingham dans une autre circonstance: «Lorsque le duc de Lancastre envahit la Castille, et que ses soldats mouraient de faim, ils demandèrent un sauf-conduit, et passèrent dans le camp des Castillans, où il y avait beaucoup de Français auxiliaires. Ceux-ci furent touchés de la misère des Anglais; ils (p. 42) les traitèrent avec humanité et ils les nourrirent[74].» Il n'y a rien à ajouter à un tel fait.
J'y ajouterais pourtant volontiers des vers charmants, pleins de bonté et de douceur d'âme[75], que le duc d'Orléans, prisonnier vingt-cinq ans en Angleterre, adresse en partant à une famille anglaise qui l'avait gardé[76]. Sa captivité dura presque autant que sa vie. Tant que les Anglais purent croire qu'il avait chance d'arriver au trône, ils ne voulurent jamais lui permettre de se racheter. Placé d'abord dans le château de Windsor avec ses compagnons, il en fut bientôt séparé pour être renfermé dans la prison de (p. 43) Pomfret; sombre et sinistre prison, qui n'avait pas coutume de rendre ceux qu'elle recevait; témoin Richard II.
Il y passa de longues années, traité honorablement[77], sévèrement, sans compagnie, sans distraction; tout au plus la chasse au faucon[78], chasse de dames, qui se faisait ordinairement à pied, et presque sans changer de place. C'était un triste amusement dans ce pays d'ennui et de brouillard, où il ne faut pas moins que toutes les agitations de la vie sociale et les plus violents exercices, pour faire oublier la monotonie d'un sol sans accident, d'un climat sans saison, d'un ciel sans soleil. Mais les Anglais eurent beau faire, il y eut toujours un rayon du soleil de France dans cette tour de Pomfret. Les chansons les plus françaises que nous ayons y furent écrites par Charles d'Orléans. Notre Béranger du XVe siècle[79], tenu si longtemps en cage, n'en chanta que mieux.
C'est un Béranger un peu faible, peut-être; toujours bienveillant, aimable, gracieux; une douce gaieté qui ne passe jamais le sourire; et ce sourire est près des (p. 44) larmes[80]. On dirait que c'est pour cela que ces pièces sont si petites; souvent il s'arrête à temps, sentant les larmes venir... Viennent-elles, elles ne durent guère, pas plus qu'une ondée d'avril.
Le plus souvent c'est, en effet, un chant d'avril et d'alouette[81]. La voix n'est ni forte, ni soutenue, ni (p. 45) profondément passionnée[82]. C'est l'alouette, rien de plus[83]. Ce n'est pas le rossignol.
Telle fut en général notre primitive et naturelle France, un peu légère peut-être pour le sérieux d'aujourd'hui. Telle elle fut en poésie comme elle est en vins, en femmes. Ceux de nos vins que le monde aime et recherche comme français, ne sont, il est (p. 46) vrai, qu'un souffle, mais c'est un souffle d'esprit. La beauté française, non plus, n'est pas facile à bien saisir; ce n'est ni le beau sang anglais, ni la régularité italienne; quoi donc? le mouvement, la grâce, le je ne sais quoi, tous les jolis riens. Autre temps, autre poésie. N'importe; celle-là subsiste, rien en ce genre ne l'a surpassée. Naguère encore, lorsque ces chants étaient oubliés eux-mêmes, il a suffi, pour nous ravir, d'une faible imitation, d'un infidèle et lointain écho[84].
Quelque blasés que vous soyez par tant de livres et d'événements, quelque préoccupés des profondes littératures des nations étrangères, de leur puissante musique, gardez, Français d'aujourd'hui, gardez toujours bon souvenir à ces aimables poésies, à ces doux chants de vos pères dans lesquels ils ont exprimé leurs joies, leurs amours, à ces chants qui touchèrent le cœur de vos mères et dont vous-mêmes êtes nés...
Je me suis écarté, ce semble; mais je devais ceci au poète, au prisonnier. Je devais, après cet immense malheur, dire aussi que les vaincus étaient moins dignes de mépris que les vainqueurs ne l'ont cru... Peut-être encore, au milieu de cette docile imitation des mœurs et des idées anglaises qui gagne chaque jour[85], peut-être est-ce chose utile de réclamer en (p. 47) faveur de la vieille France qui s'en est allée... Où est-elle, cette France du moyen âge et de la renaissance de Charles d'Orléans, de Froissart?... Villon se le demandait déjà en vers plus mélancoliques qu'on n'eût attendu d'un si joyeux enfant de Paris:
«Dites-moi en quel pays
«Est Flora, la belle Romaine?
«Ou est la très-sage Héloïs?...
«La reine Blanche, comme un lis,
«Qui chantoit à voix de Sirène?
«...Et Jeanne, la bonne Lorraine
«Qu'Anglais brûlèrent à Rouen?
. . . . . . . . .
«Où sont-ils, Vierge souveraine?
—«Mais où sont les neiges d'antan?»
Deux hommes n'avaient pas été à la bataille d'Azincourt, les chefs des deux partis, le duc de Bourgogne, le comte d'Armagnac. Tous deux s'étaient réservés.
Le roi d'Angleterre leur rendit service; il tua non-seulement leurs ennemis, mais aussi leurs amis, leurs rivaux dans chaque faction. Désormais la place était nette, la partie entre eux seuls; les deux corbeaux vinrent s'abattre sur le champ de bataille et jouir des morts.
(p. 49) Il s'agissait de savoir qui aurait Paris. Le duc de Bourgogne, qui gardait, depuis le mois de juillet, une armée de Bourguignons, de Lorrains et de Savoyards, prit seulement dix chevaux, et galopa droit à Paris. Il n'arriva pourtant pas à temps; la place était prise.
Armagnac était dans la ville avec six mille Gascons. Il tenait dans ses mains, avec Paris, le roi et le dauphin. Il prit l'épée de connétable.
Le duc de Bourgogne resta à Lagny, faisant tous les jours dire à ses partisans qu'il allait venir, leur assurant que c'était lui qui avait défendu les passages de la Somme contre les Anglais, espérant que Paris finirait par se déclarer. Il resta ainsi deux mois et demi à Lagny. Les Parisiens finirent par l'appeler «Jean de Lagny qui n'a hâte.» Il emporta ce sobriquet.
Armagnac resta maître de Paris, et d'autant plus maître que tous ceux qui l'y avaient appelé moururent en quelques mois, le duc de Berri, le roi de Sicile, le dauphin[86]. Le second fils du roi devenait (p. 50) dauphin, et le duc de Bourgogne, près de qui il avait été élevé, croyait gouverner en son nom. Mais ce second dauphin mourut, et un troisième encore vingt-cinq jours après. Le quatrième dauphin vécut; il était ce qu'il fallait au connétable; il était enfant.
Armagnac, si bien servi par la mort, se trouva roi un moment. Le royaume en péril avait besoin d'un homme. Armagnac était un méchant homme et capable de tout, mais enfin c'était, on ne peut le nier, un homme de tête et de main[87].
Les Anglais faisaient des triomphes, des processions, chantaient des Te Deum[88]; ils parlaient d'aller au printemps prendre possession de leur ville de Paris. Et tout à coup ils apprennent qu'Harfleur est assiégé. Après cette terrible bataille, qui avait mis si bas les courages, Armagnac eut l'audace d'entreprendre ce grand siége.
(p. 51) D'abord il crut surprendre la place. Il quitta Paris dont il était si peu sûr; c'était risquer Paris pour Harfleur. Il y alla de sa personne avec une troupe de gentilshommes; ils lâchèrent pied, et il les fit pendre comme vilains.
Harfleur ne pouvait être attaqué avec avantage que par mer; il fallait des vaisseaux. Armagnac s'adressa aux Génois; ceux-ci, qui venaient de chasser les Français de Gênes, n'acceptèrent pas moins l'argent de France, et fournirent toute une flotte, neuf grandes galères, des carraques pour les machines de siége, trois cents embarcations de toute grandeur, cinq mille archers génois ou catalans. Ces Génois se battirent bravement avec leurs galères de la Méditerranée contre les gros vaisseaux de l'Océan. Une première flotte qu'envoyèrent les Anglais fut repoussée.
Avec quel argent Armagnac soutenait-il cette énorme dépense? La plus grande partie du royaume ne lui payait rien. Il n'avait guère que Paris et ses propres fiefs du Languedoc et de Gasgogne. Il suça et pressura Paris.
Le Bourguignon y était très-fort; une grande conspiration se fit pour l'y introduire. Le chef était un chanoine boiteux, frère du dernier évêque[89]. Armagnac découvrit tout. Le chanoine, en manteau violet, fut promené dans un tombereau, puis muré, au pain et à l'eau. On publia que les condamnés avaient voulu (p. 52) tuer le roi et le dauphin. Il y eut nombre d'exécutions, de noyades. Armagnac, qui savait quelle confiance il pouvait mettre dans le peuple de Paris, organisa une police rapide, terrible, à l'italienne; il faisait aussi, disait-on, la guerre à la lombarde. Défense de se baigner à la Seine, pour qu'on n'allât pas compter les noyés; on sait qu'il était défendu à Venise de nager dans le canal Orfano.
Le Parlement fut purgé, le Châtelet, l'Université, trois ou quatre cents bourgeois mis hors de Paris, et tous envoyés du côté d'Orléans. La reine, qui négociait sous main avec le Bourguignon, fut transportée prisonnière à Tours, et l'un de ses amants jeté à la rivière[90].
Armagnac ôta aux bourgeois les chaînes des rues, il les désarma. Il supprima la grande boucherie, en fit quatre, pour quatre quartiers; plus de bouchers héréditaires; tout homme capable put s'élever au rang de boucher.
Pour n'avoir plus leurs armes, les bourgeois n'étaient pas quittes de la guerre[91]. On les obligeait de se cotiser de manière qu'à trois ils fournissent un (p. 53) homme d'armes. Eux-mêmes, on les envoyait travailler aux fortifications, curer les fossés, chacun tous les cinq jours.
Ordre à toute maison de s'approvisionner de blé; pour attirer les vivres, Armagnac supprima l'octroi. En récompense, les autres taxes furent payées deux fois dans l'année. Les bourgeois furent obligés d'acheter tout le sel des greniers publics à prix forcé et comptant, sinon des garnisaires. Paris succombait à payer seul les dépenses du roi et du royaume.
La position du duc de Bourgogne était plus facile à coup sûr que celle du connétable. Il envoyait dans les grandes villes des gens qui, au nom du roi et du dauphin, défendaient de payer l'impôt. Abbeville, Amiens, Auxerre, reçurent cette défense avec reconnaissance et s'y conformèrent avec empressement. Armagnac craignait que Rouen n'en fît autant, et voulait y envoyer des troupes; mais, plutôt que de recevoir les Gascons, Rouen tua son bailli et ferma ses portes[92].
Le duc de Bourgogne vint tâter Paris, qui n'aurait pas mieux demandé que d'être quitte du connétable. Mais celui-ci tint bon. Le duc de Bourgogne ne pouvant entrer, augmenta du moins la fermentation par la rareté des vivres; il ne laissait plus rien venir ni de Rouen ni de la Beauce. Les chanoines même, dit l'historien, furent obligés de mettre bas leur cuisine. (p. 54) Le roi, revenant à lui, et apprenant que c'étaient les Bourguignons qui rendaient ses repas si maigres, disait au connétable: «Que ne chassez-vous ces gens-là?»
Le duc de Bourgogne, ne pouvant blesser directement son ennemi, lui porta indirectement un grand coup. Il enleva la reine de Tours; elle déclara qu'elle était régente et qu'elle défendait de payer les taxes. Cette défense circula non-seulement dans le Nord, mais dans le Midi, en Languedoc. Cela devait tuer Armagnac; il ne lui restait que Paris, Paris ruiné, affamé, furieux.
Le roi d'Angleterre n'avait pas à se presser; les Français faisaient sa besogne; ils suffisaient bien à ruiner la France. Fier de la neutralité, de l'amitié secrète des ducs de Bourgogne et de Bretagne, négociant toujours avec les Armagnacs, il eut le bon esprit d'attendre et de ne pas venir à Paris. Il fit sagement, politiquement, la conquête de la Normandie, de la basse Normandie d'abord, puis de la haute, Caen en 1417, Rouen en 1418.
Armagnac ne pouvait s'opposer à rien. Il avait assez de peine à contenir Paris; le duc de Bourgogne campait à Montrouge. Henri V put sans inquiétude faire le siége de cette importante ville de Caen. C'était dès lors un grand marché, un grand centre d'agriculture. Une telle ville eût résisté, si elle eut eu le moindre secours. Aussi, tout en l'attaquant, il envoyait proposer la paix à Paris. Il parlait de paix et faisait la guerre. Au milieu de cette négociation, on apprit qu'il était maître de Caen, qu'il en avait chassé toute la (p. 55) population, hommes, femmes et enfants, en tout vingt-cinq mille âmes, que cette capitale de la basse Normandie était devenue une ville anglaise, aussi bien qu'Harfleur et Calais.
La Normandie devait nourrir les Anglais pendant cette lente conquête. Aussi, Henri V, avec une remarquable sagesse, y assura autant qu'il put l'ordre, la continuation du travail de l'agriculture. Il fit respecter les femmes, les églises, les prêtres, les faux prêtres même (il y avait une foule de paysans qui se tonsuraient)[93]. Tout ce qui se soumettait était protégé; tout ce qui résistait était puni. Aux prises de ville, il n'y avait point de violence; mais le roi exceptait ordinairement de la capitulation quelques-uns des assiégés à qui il faisait couper la tête, comme ayant résisté à leur souverain légitime, roi de France et duc de Normandie[94].
Le roi d'Angleterre faisait si paisiblement cette promenade militaire, qu'il ne craignit pas de partager son armée en quatre corps, pour mener plusieurs siéges à la fois. Que pouvait-il craindre, en effet, lorsque le seul prince français qui fût puissant, le duc de Bourgogne, était son ami?
L'unique affaire de celui-ci était la perte du connétable d'Armagnac. Elle ne pouvait manquer d'arriver; il avait mangé ses dernières ressources; il en était à fondre les châsses des saints[95]. Ses Gascons, n'étant (p. 56) plus payés, disparaissaient peu à peu; il n'en avait plus que trois mille. Il fallait qu'il employât les bourgeois à faire le guet, ces bourgeois qui le détestaient pour tant de causes, comme gascon, comme brigand, comme schismatique[96]. Le bourgeois de Paris dit expressément qu'il croit que cet «Armagnac est un diable en fourrure d'homme.»
Le duc de Bourgogne offrait la paix. Les Parisiens crurent un moment l'avoir. Le roi, le dauphin consentaient. Le peuple criait déjà Noël[97]. Le connétable seul s'y opposa; il sentait bien qu'il n'y avait pas de paix pour lui, que ce serait seulement remettre le roi entre les mains du duc de Bourgogne. Cette joie trompée jeta le peuple dans une rage muette.
Un certain Perrinet Leclerc[98], marchand de fer au Petit-Pont, qui avait été maltraité par les Armagnacs, s'associa quelques mauvais sujets, et prenant les clefs sous le chevet de son père qui gardait la porte Saint-Germain, il ouvrit aux Bourguignons. Le sire de l'Île-Adam (p. 57) entra avec huit cents chevaliers; quatre cents bourgeois s'y joignirent. Ils s'emparèrent du roi et de la ville. Les gens du dauphin le sauvèrent dans la Bastille. De là, leurs capitaines, le Gascon Barbasan et les Bretons Rieux et Tanneguy Duchâtel osèrent, quelques jours après, rentrer dans Paris pour reprendre le roi; mais le roi était bien gardé au Louvre; l'Île-Adam les combattit dans les rues, le peuple se mit contre eux et les écrasa des fenêtres.
Le connétable d'Armagnac, qui s'était caché chez un maçon, fut livré et emprisonné avec les principaux de son parti. Alors rentrèrent dans la ville les ennemis des Armagnacs, et avec eux une foule de pillards. Tous ceux qu'on disait Armagnacs furent rançonnés de maison en maison. Les grands seigneurs bourguignons s'y opposèrent d'autant moins qu'eux-mêmes prenaient tant qu'ils pouvaient.
Ces revenants étaient justement les bouchers, les proscrits, les gens ruinés, ceux dont les femmes avaient été menées à Orléans (fort mal menées) par les sergents d'Armagnac. Ils arrivaient furieux, maigres, pâles de famine. Dieu sait en quel état ils retrouvaient leurs maisons.
On disait à chaque instant que les Armagnacs rentraient dans la ville pour délivrer les leurs. Il n'y avait pas de nuit qu'on ne fût éveillé en sursaut par le tocsin. À ces continuelles alarmes, joignez la rareté des vivres; ils ne venaient qu'à grand'peine. Les Anglais tenaient la Seine; ils assiégeaient le Pont-de-l'Arche.
La nuit du dimanche 12 juin, un Lambert, potier d'étain, commença à pousser le peuple au massacre (p. 58) des prisonniers. «C'était, disait-il, le seul moyen d'en finir; autrement, pour de l'argent, ils trouveraient moyen d'échapper[99].» Ces furieux coururent d'abord aux prisons de l'hôtel de ville. Les seigneurs bourguignons, l'Île-Adam, Luxembourg et Fosseuse, vinrent essayer de les arrêter; mais, quand ils se virent un millier de gentilshommes devant une masse de quarante mille hommes armés, ils ne surent dire autre chose, sinon: «Enfants, vous faites bien.» La tour du Palais fut forcée, la prison Saint-Éloi, le grand Châtelet, où les prisonniers essayèrent de se défendre, (p. 59) puis Saint-Martin, Saint-Magloire et le Temple. Au petit Châtelet, ils firent l'appel des prisonniers; à mesure qu'ils passaient le guichet, on les égorgeait.
Ce massacre ne peut se comparer aux 2 et 3 septembre. Ce ne fut pas une exécution par des bouchers à tant par jour. Ce fut un vrai massacre populaire, exécuté par une populace en furie. Ils tuaient tout, au hasard, même les prisonniers pour dettes. Deux présidents du Parlement, d'autres magistrats périrent, des évêques même. Cependant, à Saint-Éloi, trouvant l'abbé de Saint-Denis qui disait la messe aux prisonniers et tenait l'hostie, ils le menacèrent, brandirent sur lui le couteau; mais, comme il ne lâcha point le corps du Christ, ils n'osèrent pas le tuer.
Seize cents personnes périrent du dimanche matin au lundi matin[100]. Tout ne fut pas aux prisons; on tua aussi dans les rues: si l'on voyait passer son ennemi, on n'avait qu'à crier à l'Armagnac, il était mort. Une femme grosse fut éventrée; elle resta nue dans la rue, et comme on voyait l'enfant remuer, la canaille disait: «Vois donc, ce petit chien remue encore.» Mais personne n'osa le prendre. Les prêtres du parti bourguignon ne baptisaient pas les petits Armagnacs, afin qu'ils fussent damnés.
Les enfants des rues jouaient avec les cadavres. Le corps du connétable et d'autres restèrent trois jours dans le palais, à la risée des passants. Ils s'étaient (p. 60) avisés de lui lever dans le dos une bande de peau, afin que lui aussi il portât sa bande blanche d'Armagnac. La puanteur força enfin de jeter tous les débris dans des tombereaux, puis, sans prêtres ni prières, dans une fosse ouverte au Marché-aux-Pourceaux[101].
Les gens du Bourguignon, effrayés eux-mêmes, le pressaient de venir à Paris. Il y fit en effet son entrée avec la reine. Ce fut une grande joie pour le peuple; ils criaient de toutes leurs forces: «Vive le roi! vive la reine! vive le duc! vive la paix!»
La paix ne vint pas, les vivres non plus. Les Anglais tenaient la rivière par en bas, par en haut les Armagnacs étaient maîtres de Melun. Une sorte d'épidémie commença dans Paris et les campagnes voisines, qui emporta cinquante mille hommes. Ils se laissaient mourir; l'abattement était extrême, après la fureur. Les meurtriers surtout ne résistèrent pas: ils repoussaient les consolations, les sacrements; sept ou huit cents moururent à l'Hôtel-Dieu désespérés. On en vit un courir dans les rues en criant: «Je suis damné!» Et il se jeta dans un puits la tête la première.
D'autres pensèrent, tout au contraire, que, si les choses allaient si mal, c'est qu'on n'avait pas assez tué. Il se trouva, non-seulement parmi les bouchers, mais dans l'Université même, des gens qui criaient en chaire qu'il n'y avait pas de justice à attendre des princes, qu'ils allaient mettre les prisonniers à rançon et les relâcher plus aigris et plus méchants encore. Le 21 août, (p. 61) par une extrême chaleur, un formidable rassemblement s'ébranle vers les prisons, une foule à pied, en tête la mort même à cheval[102], le bourreau de Paris, Capeluche. Cette masse va fondre au grand Châtelet; les prisonniers se défendent, du consentement des geôliers. Mais les assassins entrent par le toit; tout est tué, prisonniers et geôliers. Même scène au petit Châtelet[103]. Puis les voilà devant la Bastille. Le duc de Bourgogne y vient, sans troupes, voulant rester à tout prix le favori de la populace; il les prie honnêtement de se retirer, leur dit de bonnes paroles. Mais rien n'opérait. Il avait beau montrer de la confiance, de la bonhomie, se faire petit, jusqu'à toucher dans la main au chef (le chef, c'était le bourreau). Il en fut pour cette honte. Tout ce qu'il obtint, ce fut une promesse de mener les prisonniers au Châtelet; alors il les livra. Arrivés au Châtelet, ils y trouvèrent d'autres gens du peuple qui n'avaient rien promis et qui les massacrèrent.
Le duc de Bourgogne avait joué là un triste rôle. Il fut enragé de s'être ainsi avili. Il engagea les massacreurs à aller assiéger les Armagnacs à Montlhéry pour rouvrir la route aux blés de la Beauce. Puis il fit fermer la porte derrière eux et couper la tête à Capeluche. (p. 62) En même temps, pour consoler le parti, il fait décapiter quelques magistrats armagnacs.
Ce Capeluche, qui paya si cher l'honneur d'avoir touché la main d'un prince du sang, était un homme original dans son métier, point furieux, et qui se piquait de tuer par principe et avec intelligence. Il tira un bourgeois du massacre au péril de sa vie[104]. Quand il lui fallut franchir le pas à son tour, il montra à son valet comment il devait s'y prendre[105].
Le duc de Bourgogne, en devenant maître de Paris, avait succédé à tous les embarras du connétable d'Armagnac. Il lui fallait à son tour gouverner la grande ville, la nourrir, l'approvisionner; cela ne pouvait se faire qu'en tenant les Armagnacs et les Anglais à distance, c'est-à-dire en faisant la guerre, en rétablissant les taxes qu'il venait de supprimer, en perdant sa popularité.
Le rôle équivoque qu'il avait joué si longtemps, accusant les autres de trahison, tandis qu'il trahissait, ce rôle devait finir. Les Anglais remontant la Seine, menaçant Paris, il fallait lâcher Paris ou les combattre. Mais avec son éternelle tergiversation et sa duplicité, il avait énervé son propre parti; il ne pouvait plus rien ni pour la paix ni pour la guerre. Juste jugement de Dieu; son succès l'avait perdu; il était entré, tête baissée, dans une longue et sombre impasse, où il n'y avait plus moyen d'avancer ni de reculer.
Le peuple de Rouen, de Paris, qui l'avait appelé, (p. 63) était Bourguignon sans doute et ennemi des Armagnacs, mais encore plus des Anglais. Il s'étonnait, dans sa simplicité, de voir que ce bon duc ne fît rien contre l'ennemi du royaume. Ses plus chauds partisans commençaient à dire «qu'il était en toutes ses besognes le plus long homme qu'on pût trouver[106].» Cependant, que pouvait-il faire? appeler les Flamands; un traité tout récent avec l'Anglais ne le lui permettait pas[107]. Les Bourguignons? ils avaient assez à faire de se garder contre les Armagnacs. Ceux-ci tenaient tout le centre, Sens, Moret, Crécy, Compiègne, Montlhéry, un cercle de villes autour de Paris, Meaux et Melun, c'est-à-dire la Marne et la haute Seine. Tout ce dont il put disposer, sans dégarnir Paris, il l'envoya à Rouen; c'étaient quatre mille cavaliers.
On pouvait prévoir de longue date que Rouen serait investi. Henri V s'en était approché avec une extrême lenteur. Non content d'avoir derrière lui deux grandes colonies anglaises, Harfleur et Caen, il avait complété la conquête de la basse Normandie par la prise de (p. 64) Falaise, de Vire, de Saint-Lô, de Coutance et d'Evreux. Il tenait la Seine, non-seulement par Harfleur, mais par le Pont-de-l'Arche. Il avait déjà rétabli un peu l'ordre, rassuré les gens d'Église, invité les absents à revenir, leur promettant appui et déclarant qu'autrement il disposerait de leurs terres ou de leurs bénéfices. Il rouvrit l'échiquier et les autres tribunaux, et leur donna pour président suprême son grand trésorier de Normandie. Il réduisit presque à rien l'impôt du sel, «en l'honneur de la sainte Vierge[108].»
Peu de rois avaient été plus heureux à la guerre, mais la guerre était son moindre moyen. Henri V était, ses actes en témoignent, un esprit politique, un homme d'ordre, d'administration, et en même temps de diplomatie. Il avançait lentement, parlementant toujours, exploitant toutes les peurs, tous les intérêts, profitant à merveille de la dissolution profonde du pays auquel il avait affaire, fascinant de sa ruse, de sa force, de son invincible fortune, des esprits vacillants qui n'avaient plus rien où se prendre, ni principe ni espoir; personne en ce malheureux pays ne se fiait plus à personne, tous se méprisaient eux-mêmes.
Il négociait infatigablement, toujours, avec tous; avec ses prisonniers d'abord, c'était le plus facile. Les tenant sous la main, tristement, durement, il eut bon marché de leur fermeté.
Chacun des princes n'eut au commencement qu'un serviteur français[109]. Du reste honorablement, bon lit, (p. 65) sans doute bonne table; mais le besoin d'activité n'en était que plus grand; ils se mouraient d'ennui. Chaque fois que le roi d'Angleterre revenait dans son île, il faisait visite «à ses cousins d'Orléans et de Bourbon;» il leur parlait amicalement, confidentiellement. Une fois il leur disait: «Je vais rentrer en campagne; et pour cette fois, je n'y épargne rien; je m'y retrouverai toujours; les Français en feront les frais.» Une autre fois, prenant un air triste: «Je m'en vais bientôt à Paris... C'est dommage, c'est un brave peuple. Mais que faire? le courage ne peut rien, s'il y a division[110]».
Ces confidences amicales étaient faites pour désespérer les prisonniers. Ce n'étaient pas des Régulus. Ils obtinrent d'envoyer en leur nom le duc de Bourbon pour décider le roi de France à faire la paix au plus vite, en passant par toutes les conditions d'Henri; qu'autrement ils se feraient Anglais et lui rendraient hommage pour toutes leurs terres[111].
C'était un terrible dissolvant, une puissante contagion de découragement, que ces prisonniers d'Azincourt qui venaient prêcher la soumission à tout prix. Cela aidait aux négociations qu'Henri menait de front avec tous les princes de France. Dès l'ouverture de la campagne, au mois de mars 1418, il renouvela les trêves avec la Flandre et le duc de Bourgogne. En juillet, il en signa une pour la Guyenne; le 4 août, il prorogea la trêve avec le duc de Bretagne. Il accueillait (p. 66) avec la même complaisance les sollicitations de la reine de Sicile, comtesse d'Anjou et du Maine. Ce roi pacifique n'avait rien plus à cœur que d'éviter l'effusion du sang chrétien. Tout en accordant des trêves particulières, il écoutait les propositions continuelles de paix générale que les deux partis lui faisaient; il prêtait impartialement une oreille au dauphin, l'autre au duc de Bourgogne, mais il n'en était pas tellement préoccupé qu'il ne mît la main sur Rouen.
Dès la fin de juin, il avait fait battre la campagne, de sorte que les moissons ne pussent arriver à Rouen et que la ville ne fût point approvisionnée. Il avait importé pour cela huit mille Irlandais, presque nus, des sauvages, qui n'étaient ni armés ni montés, mais qui, allant partout à pied, sur de petits chevaux de montagne, sur des vaches, mangeaient ou prenaient tout. Ils enlevaient les petits enfants pour qu'on les rachetât. Le paysan était désespéré[112].
Quinze mille hommes de milice dans Rouen, quatre mille cavaliers, en tout peut-être soixante mille âmes, c'était tout un peuple à nourrir. Henri, sachant bien qu'il n'avait rien à craindre ni des Armagnacs dispersés, ni du duc de Bourgogne, qui venait de lui demander encore une trêve pour la Flandre, ne craignit pas de diviser son armée en huit ou neuf corps, de manière à embrasser la vaste enceinte de Rouen. Ces corps communiquaient par des tranchées qui les abritaient (p. 67) du boulet; vers la campagne, ils étaient défendus d'une surprise par des fossés profonds revêtus d'épines. Toute l'Angleterre y était, les frères du roi, Glocester, Clarence, son connétable Cornwall, son amiral Dorset, son grand négociateur Warwick, chacun à une porte.
Il s'attendait à une résistance opiniâtre; son attente fut surpassée. Un vigoureux levain cabochien fermentait à Rouen. Le chef des arbalétriers, Alain Blanchard[113], et les autres chefs rouennais semblent avoir été liés avec le carme Pavilly, l'orateur de Paris en 1413. Le Pavilly de Rouen était le chanoine Delivet. Ces hommes défendirent Rouen pendant sept mois, tinrent sept mois en échec cette grande armée anglaise. Le peuple et le clergé rivalisèrent d'ardeur; les prêtres excommuniaient, le peuple combattait; il ne se contentait pas de garder ses murailles; il allait chercher les Anglais, il sortait en masse, «et non par une porte, ni par deux, ni par trois, mais à la fois par toutes les portes[114].»
La résistance de Rouen eût été peut-être plus longue encore, si pendant qu'elle combattait elle n'eût eu une révolution dans ses murs. La ville était pleine de (p. 68) nobles et croyait être trahie par eux. Déjà en 1415, les voyant faire si peu de résistance aux Anglais descendus en Normandie, le peuple s'était soulevé et avait tué le bailli armagnac. Les nobles bourguignons n'inspirèrent pas plus de confiance[115]. Le peuple crut toujours qu'ils le trahissaient. Dans une sortie, les gens de Rouen attaquant les retranchements des Anglais, apprennent que le pont sur lequel ils doivent repasser vient d'être scié en dessous. Ils accusèrent leur capitaine, le sire de Bouteiller. Celui-ci ne justifia que trop ces accusations après la reddition de la ville; il se fit anglais et reçut des fiefs de son nouveau maître.
Les gens de Rouen ne tardèrent pas à souffrir cruellement de la famine. Ils parvinrent à faire passer un de leurs prêtres jusqu'à Paris. Ce prêtre fut amené devant le roi par le carme Pavilly, qui parla pour lui; (p. 69) puis l'homme de Rouen prononça ces paroles solennelles: «Très-excellent prince et seigneur, il m'est enjoint de par les habitants de la ville de Rouen de crier contre vous, et aussi contre vous, sire de Bourgogne, qui avez le gouvernement du roi et de son royaume, le grand haro, lequel signifie l'oppression qu'ils ont des Anglais; ils vous mandent et font savoir par moi que si, par faute de votre secours, il convient qu'ils soient sujets au roi d'Angleterre, vous n'aurez en tout le monde pires ennemis qu'eux, et s'ils peuvent, ils détruiront vous et votre génération[116].»
Le duc de Bourgogne promit qu'il enverrait du secours. Le secours ne fut autre chose qu'une ambassade. Les Anglais la reçurent, comme à l'ordinaire, volontiers; cela servait toujours à énerver et à endormir. Ambassade du duc de Bourgogne au Pont-de-l'Arche, ambassade du dauphin à Alençon.
Outre les cessions immenses du traité de Brétigny, le duc de Bourgogne offrait la Normandie; le dauphin proposait, non la Normandie, mais la Flandre et l'Artois, c'est-à-dire les meilleures provinces du duc de Bourgogne.
Le clerc anglais Morgan, chargé de prolonger quelques jours ces négociations, dit enfin aux gens du dauphin: «Pourquoi négocier? Nous avons des lettres de votre maître au duc de Bourgogne, par lesquelles il lui propose de s'unir à lui contre nous.» Les Anglais amusèrent de même le duc de Bourgogne et finirent par dire: «Le roi est fol, le dauphin mineur, (p. 70) et le duc de Bourgogne n'a pas qualité pour rien céder en France[117].»
Ces comédies diplomatiques n'arrêtaient pas la tragédie de Rouen. Le roi d'Angleterre, croyant faire peur aux habitants, avait dressé des gibets autour de la ville, et il y faisait pendre des prisonniers. D'autre part il barra la Seine avec un pont de bois, des chaînes et des navires, de sorte que rien ne pût passer. Les Rouennais de bonne heure semblaient réduits aux dernières extrémités, et ils résistèrent six mois encore; ce fut un miracle. Ils avaient mangé les chevaux, les chiens et les chats[118]. Ceux qui pouvaient encore trouver quelque aliment, tant fût-il immonde, ils se gardaient bien de le montrer; les affamés se seraient jetés dessus. La plus horrible nécessité, c'est qu'il fallut faire sortir de la ville tout ce qui ne pouvait pas combattre, douze mille vieillards, femmes et (p. 71) enfants. Il fallut que le fils mît son vieux père à la porte, le mari sa femme; ce fut là un déchirement. Cette foule déplorable vint se présenter aux retranchements anglais; ils y furent reçus à la pointe de l'épée. Repoussés également de leurs amis et de leurs ennemis, ils restèrent entre le camp et la ville, dans le fossé, sans autre aliment que l'herbe qu'ils arrachaient. Ils y passèrent l'hiver sous le ciel. Des femmes, hélas! y accouchèrent...; et alors les gens de Rouen, voulant que l'enfant fût du moins baptisé, le montaient par une corde; puis on le redescendait, pour qu'il allât mourir avec sa mère[119]. On ne dit pas que les Anglais aient eu cette charité; et pourtant leur camp était plein de prêtres, d'évêques; il y avait entre autres le primat d'Angleterre, archevêque de Cantorbéry.
Au grand jour de Noël, lorsque tout le monde chrétien dans la joie célèbre par de douces réunions de famille la naissance du petit Jésus, les Anglais se firent scrupule de faire bombance[120] sans jeter des (p. 72) miettes à ces affamés. Deux prêtres anglais descendirent parmi les spectres du fossé et leur apportèrent du pain. Le roi fit dire aussi aux habitants qu'il voulait bien leur donner des vivres pour le saint jour de Noël; mais nos Français ne voulurent rien recevoir de l'ennemi.
Cependant le duc de Bourgogne commençait à se mettre en mouvement. Et d'abord il alla de Paris à Saint-Denis. Là, il fit prendre au roi solennellement l'oriflamme; cruelle dérision; ce fut pour rester à Pontoise, longtemps à Pontoise, longtemps à Beauvais. Il y reçut encore un homme de Rouen qui s'était dévoué pour risquer le passage; c'était le dernier messager, la voix d'une ville expirante; il dit simplement que dans Rouen et la banlieue il était mort cinquante mille hommes de faim. Le duc de Bourgogne fut touché, il promit secours, puis débarrassé du messager, et comptant bien sans doute ne plus entendre parler de Rouen, il tourna le dos à la Normandie et mena le roi à Provins.
Il fallut donc se rendre. Mais le roi d'Angleterre, croyant utile de faire un exemple pour une si longue résistance, voulait les avoir à merci. Les Rouennais, qui savaient ce que c'était que la merci d'Henri V, prirent la résolution de miner un mur, et de sortir par là la nuit les armes à la main, à la grâce de Dieu. Le roi et les évêques réfléchirent, et l'archevêque de Cantorbéry vint lui-même offrir une capitulation: (p. 73) 1o La vie sauve, cinq hommes exceptés[121]; ceux des cinq qui étaient riches ou gens d'église se tirèrent d'affaire; Alain Blanchart paya pour tous; il fallait à l'Anglais une exécution, pour constater que la résistance avait été rébellion au roi légitime. 2o Pour la même raison, Henri assura à la ville tous les priviléges que les rois de France, ses ancêtres, lui avaient accordés, avant l'usurpation de Philippe de Valois. 3o Mais elle dut payer une terrible amende, trois cent mille écus d'or, moitié en janvier (on était déjà au 19 janvier[122]), moitié en février. Tirer cela d'une ville dépeuplée, ruinée[123], ce n'était pas chose facile. Il y avait à parier que ces débiteurs insolvables feraient plutôt cession de biens, qu'ils se sauveraient tous de la ville, et que le créancier se trouverait n'avoir pour gage que des maisons croulantes.—On y pourvut; la ville fut contrainte par corps; tous les habitants consignés jusqu'à parfait payement. Des gardes étaient (p. 74) mis aux portes; pour sortir, il fallait montrer un billet qu'on achetait fort cher[124]. Ces billets parurent une si heureuse invention de police et d'un si bon rapport, que désormais on en exigea partout. La Normandie entière devint une geôle anglaise. Ce gouvernement sage et dur ajouta à ces rigueurs un bienfait, qui parut une rigueur encore: l'unité de poids, de mesures et d'aunage, poids de Troyes, mesure de Rouen et d'Arques, aunage de Paris[125].
Le roi d'Angleterre, occupé d'organiser le pays conquis, accorda une trêve aux deux partis français, aux Bourguignons et aux Armagnacs. Il avait besoin de refaire un peu son armée. Il lui fallait surtout ramasser de l'argent et s'acquitter envers les évêques qui lui en avaient prêté pour cette longue expédition. L'Église lui faisait la banque, mais en prenant ses sûretés; tantôt les évêques se faisaient assigner par lui le produit d'un impôt[126]; tantôt ils lui prêtaient sur gage, sur ses joyaux[127], sur sa couronne, par exemple. Voilà sans doute pourquoi ils suivaient le camp en grand nombre[128]. À chaque conquête, ils pouvaient récupérer leurs avances, occupant les bénéfices vacants, les administrant, en percevant les fruits. Si les (p. 75) absents s'obstinaient à ne pas revenir, le roi disposait de leurs bénéfices, de leurs héritages, en faveur de ceux qui le suivaient. La terre ne manquait pas. Beaucoup de gens aimaient mieux tout perdre que de revenir. Le pays de Caux était désert; il se peuplait de loups; le roi y créa un louvetier.
Ce grand succès de la prise de Rouen exalta l'orgueil d'Henri V et obscurcit un moment cet excellent esprit; telle est la faiblesse de notre nature. Il se crut si sûr de réussir qu'il fit tout ce qu'il fallait pour échouer.
Chose étrange, et pourtant certaine, ce conquérant de la France n'avait encore qu'une province, et déjà la France ne lui suffisait plus. Il commençait à se mêler des affaires d'Allemagne. Il y voulait marier son frère Bedford[129]; la désorganisation de l'Empire l'encourageait sans doute; un frère du roi d'Angleterre, c'était bien assez pour faire un Empereur; témoin le frère d'Henri III, Richard de Cornouailles. Déjà Henri V marchandait l'hommage des archevêques et autres princes du Rhin.
Autre folie, et plus folle. Il voulait faire adopter son jeune frère, Glocester, à la reine de Naples, et provisoirement se faire donner le port de Brindes et le duché de Calabre[130]. Brindes était un lieu d'embarquement (p. 76) pour Jérusalem; l'Italie était pour Henri le chemin de la terre sainte; déjà ses envoyés prenaient des informations en Syrie. En attendant, ce projet lui faisait un ennemi mortel du roi d'Aragon, Alfonse le Magnanime, prétendant à l'adoption de Naples; il mettait d'accord contre lui les Aragonais[131] et les Castillans, deux puissances maritimes. Dès lors la Guyenne[132], l'Angleterre même étaient en péril. Naguère les Castillans, conduits par un Normand, amiral de Castille, avaient gagné sur les Anglais une grande bataille navale[133]. Leurs vaisseaux devaient sans difficulté, ou ravager les côtes d'Angleterre, ou tout au (p. 77) moins aller en Écosse, chercher les Écossais et les amener comme auxiliaires au dauphin.
Henri V voyait si peu son danger du côté du dauphin, de l'Écosse et de l'Espagne, qu'il ne craignit pas de mécontenter le duc de Bourgogne. Celui-ci, misérablement dépendant des Anglais pour les trêves de Flandre, avait essayé de fléchir Henri. Il lui demanda une entrevue, et lui proposa d'épouser une fille de Charles VI, avec la Guyenne et la Normandie; mais il voulait encore la Bretagne comme dépendance de la Normandie, et de plus le Maine, l'Anjou et la Touraine. Le duc de Bourgogne n'avait pas craint d'amener à cette triste négociation la jeune princesse, comme pour voir si elle plairait. Elle plut, mais l'Anglais n'en fut pas moins dur, moins insolent; cet homme, qui ordinairement parlait peu et avec mesure, s'oublia jusqu'à dire: «Beau cousin, sachez que nous aurons la fille de votre roi, et le reste, ou que nous vous mettrons, lui et vous, hors de ce royaume[134].»
Le roi d'Angleterre ne voulait pas traiter sérieusement; et le duc de Bourgogne avait près de lui des gens qui le suppliaient de traiter avec eux, les gens du dauphin, deux braves qui commandaient ses troupes, Barbazan et Tannegui Duchâtel. Il était bien temps que la France se réconciliât, si près de sa perte. Le Parlement de Paris et celui de Poitiers y travaillaient également; la reine aussi, et plus efficacement, car elle employait près du duc de Bourgogne une belle femme, pleine d'esprit et de grâce, qui (p. 78) parla, pleura[135], et trouva moyen de toucher cette âme endurcie.
Le 11 juillet, on vit au ponceau de Pouilly ce spectacle singulier: le duc de Bourgogne au milieu des anciens serviteurs du duc d'Orléans, parmi les frères et les parents des prisonniers d'Azincourt et des égorgés de Paris. Il voulut lui-même s'agenouiller devant le dauphin. Un traité d'amitié, de secours mutuel, fut signé, subi par les uns et les autres. Il fallait voir aux preuves ce que deviendrait cette amitié entre gens qui avaient de si bonnes raisons de se haïr.
Les Anglais n'étaient pas sans inquiétude[136]. Sept jours après ce traité, le 18 juillet, Henri V dépêcha de nouveaux négociateurs pour renouer l'affaire du mariage. Ce qui est plus étrange, ce qui étonnera ceux qui ne savent pas combien les Anglais sortent aisément de leur caractère quand leur intérêt l'exige, c'est qu'il devint tout à coup empressé et galant; il envoya à la princesse un présent considérable de joyaux[137]. Il est vrai que les gens du dauphin arrêtèrent (p. 79) ces joyaux en route; ils crurent pouvoir porter au frère ce qu'on destinait à la sœur.
Le roi d'Angleterre eut bientôt lieu de se rassurer. Le duc de Bourgogne, quoi qu'il fît, ne pouvait sortir de la situation équivoque où le plaçait l'intérêt de la Flandre. Son traité avec le dauphin ne rompit pas les négociations qu'il avait engagées depuis le mois de juin pour continuer les trêves entre la Flandre et l'Angleterre. Le 28 juillet, à Londres, le duc de Bedford proclame le renouvellement des trêves. Le 29, près de Paris, les Bourguignons en garnison à Pontoise se laissèrent surprendre par les Anglais; les habitants fugitifs arrivèrent à Paris et y jetèrent une extrême consternation. Elle augmenta lorsque, le 30, le duc de Bourgogne, emmenant précipitamment le roi de Paris à Troyes, passa sous les murs de Paris sans y entrer, sans pourvoir à la défense des Parisiens éperdus, autrement qu'en nommant capitaine de la ville son neveu, enfant de quinze ans[138].
D'après tout cela, les gens du dauphin crurent, à tort ou à droit, qu'il s'entendait avec les Anglais. Ils savaient que les Parisiens étaient fort irrités de l'abandon où les laissait leur bon duc, sur lequel ils (p. 80) avaient tant compté. Ils crurent que le duc de Bourgogne était un homme ruiné, perdu. Et alors, la vieille haine se réveilla d'autant plus forte qu'enfin la vengeance parut possible après tant d'années. Ajoutez que le parti du dauphin était alors dans la joie d'une victoire navale des Castillans sur les Anglais; ils savaient que les armées réunies de Castille et d'Aragon allaient assiéger Bayonne, qu'enfin les flottes espagnoles devaient amener au dauphin des auxiliaires écossais. Ils croyaient que le roi d'Angleterre, attaqué ainsi de plusieurs côtés, ne saurait où courir.
Le dauphin, enfant de seize ans, était fort mal entouré. Ses principaux conseillers étaient son chancelier Maçon et Louvet, président de Provence, deux légistes, de ces gens qui avaient toujours pour justifier chaque crime royal une sentence de lèse-majesté. Il avait aussi pour conseillers des hommes d'armes, de braves brigands armagnacs, gascons et bretons, habitués depuis dix ans à une petite guerre de surprises, de coups fourrés, qui ressemblaient fort aux assassinats.
Les serviteurs du duc lui disaient presque tous qu'il périrait dans l'entrevue que le dauphin lui demandait. Les gens du dauphin s'étaient chargés de construire sur le pont de Montereau la galerie où elle devait avoir lieu, une longue et tortueuse galerie de bois; point de barrière au milieu, contre l'usage qu'on observait toujours dans cet âge défiant. Malgré tout cela, il s'obstina d'y aller; la dame de Giac, qui ne le quittait point, le voulut ainsi[139].
(p. 81) Le duc tardant à venir, Tannegui Duchâtel alla le chercher. Le duc n'hésita plus; il lui frappa sur l'épaule, en disant: «Voici en qui je me fie.» Duchâtel lui fit hâter le pas; le dauphin, disait-il, attendait; de cette manière il le sépara de ses hommes, de sorte qu'il entra seul dans la galerie avec le sire de Navailles, frère du captal de Buch, qui servait les Anglais et venait de prendre Pontoise. Tous deux y furent égorgés (10 septembre 1419).
L'altercation qui eut lieu est diversement rapportée. Selon l'historien ordinairement le mieux informé, les gens du dauphin lui auraient dit durement: «Approchez donc enfin, monseigneur, vous avez bien tardé[140]!» À quoi il aurait répondu que «c'était le dauphin qui tardait à agir, que sa lenteur et sa négligence avaient fait bien du mal dans le royaume.» Selon un autre récit, il aurait dit qu'on ne pouvait traiter qu'en présence du roi, que le dauphin devait y venir; le sire de Navailles, mettant la main sur son épée, de l'autre saisissant le bras du jeune prince, aurait crié, avec la violence méridionale de la maison de Foix: «Que vous le veuillez ou non, vous y viendrez, monseigneur.» Ce récit, qui est celui des dauphinois, n'en est pas moins assez croyable; ils avouent, comme on voit, que leur plus grande crainte était que le dauphin ne leur échappât, qu'il ne revînt près de son père et du duc de Bourgogne.
(p. 82) Tannegui Duchâtel assura toujours qu'il n'avait pas frappé le duc. D'autres s'en vantèrent. L'un d'eux, Le Bouteiller, disait: «J'ai dit au duc de Bourgogne: Tu as coupé le poing au duc d'Orléans, mon maître, je vais te couper le tien.»
Quelque peu regrettable que fût le duc de Bourgogne, sa mort fit un mal immense au dauphin[141]. Jean sans Peur était tombé bien bas, lui et son parti. Il n'y avait bientôt plus de Bourguignons. Rouen ne pouvait jamais oublier qu'il l'avait laissé sans secours. Paris, qui lui était si dévoué, s'en voyait de même abandonné au moment du péril. Tout le monde commençait à le mépriser, à le haïr. Tous, dès qu'il fut tué, se retrouvèrent Bourguignons.
La lassitude était extrême, les souffrances inexprimables; on fut trop heureux de trouver un prétexte pour céder. Chacun s'exagéra à lui-même sa pitié et son indignation. La honte d'appeler l'étranger se couvrit d'un beau semblant de vengeance. Au fond, Paris céda, parce qu'il mourait de faim. La reine céda, (p. 83) parce qu'après tout, si son fils n'était roi, sa fille au moins serait reine. Le fils du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, était le seul sincère; il avait son père à venger. Mais sans doute aussi il croyait y trouver son compte; la branche de Bourgogne grandissait en ruinant la branche aînée, en mettant sur le trône un étranger qui n'aurait jamais qu'un pied de ce côté du détroit, et qui, s'il était sage, gouvernerait la France par le duc de Bourgogne.
Il ne faut pas croire que Paris ait appelé facilement l'étranger. Il avait été amené à cette dure extrémité par des souffrances dont rien peut-être, sauf le siége de 1590, n'a donné l'idée depuis. Si l'on veut voir comment les longues misères abaissent et matérialisent l'esprit, il faut lire la chronique d'un Bourguignon de Paris qui écrivait jour par jour. Ce désolant petit livre fait sentir à la lecture quelque chose des misères et de la brutalité du temps. Quand on vient de lire le placide et judicieux Religieux de Saint-Denis, et que de là on passe au journal de ce furieux Bourguignon, il semble qu'on change, non d'auteur seulement, mais de siècle; c'est comme un âge barbare qui commence. L'instinct brutal des besoins physiques y domine tout; partout un accent de misère, une âpre voix de famine. L'auteur n'est préoccupé que du prix des vivres, de la difficulté des arrivages; les blés sont chers, les légumes ne viennent plus, les fruits sont hors de prix, la vendange est mauvaise, l'ennemi récolte pour nous. En deux mots, c'est là le livre: «J'ai faim; j'ai froid,» ce cri déchirant que l'auteur entendait sans cesse dans les longues nuits d'hiver.
(p. 84) Paris laissa donc faire les Bourguignons, qui avaient encore toute autorité dans la ville. Le jeune Saint-Pol, neveu du duc de Bourgogne et capitaine de Paris, fut envoyé en novembre au roi d'Angleterre avec maître Eustache Atry, «au nom de la cité, du clergé et de la commune.» Il les reçut à merveille, déclarant qu'il ne voulait que la possession indépendante de ce qu'il avait conquis et la main de la princesse Catherine. Il disait gracieusement: «Ne suis-je pas moi-même du sang de France? Si je deviens gendre du roi, je le défendrai contre tout homme qui puisse vivre et mourir[142].»
Il eut plus qu'il ne demandait. Ses ambassadeurs, encouragés par les dispositions du nouveau duc de Bourgogne, réclamèrent le droit de leur maître à la couronne de France, et le duc reconnut ce droit (2 décembre 1419). Le roi d'Angleterre avait mis trois ans à conquérir la Normandie; la mort de Jean sans Peur sembla lui donner la France en un jour.
Le traité conclu à Troyes au nom de Charles VI assurait au roi d'Angleterre la main de la fille du roi de France et la survivance du royaume: «Est accordé que tantôt après nostre trépas, la couronne et royaume de France demeureront et seront perpétuellement à nostredit fils le roy Henri et à ses hoirs... La faculté et l'exercice de gouverner et ordonner la chose publique dudit royaume, seront et demeureront, notre vie durant, à nostre dit fils le roi Henri, avec le conseil des nobles et sages dudit royaume... Durant nostre vie, les lettres concernées en justice devront être écrites (p. 85) et procéder sous nostre nom et scel; toutefois, pour ce qu'aucuns cas singuliers pourraient advenir..., il sera loisible à nostre fils... écrire ses lettres à nos sujets, par lesquels il mandera, défendra et commandera, de par nous et de par lui, comme régent...»
Après ceci, l'article suivant n'était-il pas dérisoire «Toutes conquestes qui se feront par nostre dit fils le roi Henri sur les désobéissants, seront et se feront à notre profit.»
Ce traité monstrueux finissait dignement par ces lignes, où le roi proclamait le déshonneur de sa famille, où le père proscrivait son fils: «Considéré les horribles et énormes crimes et délits perpétrés audit royaume de France par Charles, soi-disant dauphin de Viennois, il est accordé que nous, notre dit fils le roi, et aussi notre très-cher fils Philippe, duc de Bourgogne, ne traiterons aucunement de paix ni de concorde avec que ledit Charles, ni traiterons ou ferons traiter, sinon du consentement et du conseil de tous et chacun de nous trois, et des trois états des deux royaumes dessusdits[143].»
Ce mot honteux, soi-disant dauphin, fut payé comptant à la mère. Isabeau se fit assigner immédiatement deux mille francs par mois, à prendre sur la monnaie de Troyes[144]. À ce prix, elle renia son fils et livra sa fille. L'Anglais prenait tout à la fois au roi de France son royaume et son enfant. La pauvre demoiselle (p. 86) était obligée d'épouser un maître; elle lui apportait en dot la ruine de son frère. Elle devait recevoir un ennemi dans son lit, lui enfanter des fils maudits de la France.
Il eut si peu d'égard pour elle, que le matin même de la nuit des noces, il partit pour le siége de Sens[145]. Cet implacable chasseur d'hommes court ensuite à Montereau. Et ne pouvant réduire le château, il fait pendre les prisonniers au bord des fossés[146]. C'était pourtant le premier mois de son mariage, le moment où il n'y a point de cœur qui n'aime et ne pardonne; sa jeune Française était enceinte; il n'en traitait pas mieux les Français.
Avec toute cette impétuosité, il fallut bien qu'il patientât devant Melun; le brave Barbazan l'y arrêta plusieurs mois. Le roi d'Angleterre employa tous les moyens, amena au siége Charles VI et les deux reines, se présentant comme gendre du roi de France, parlant au nom de son beau-père, se servant de sa femme, comme d'amorce et de piége. Toutes ces habiletés ne réussirent pas. Les assiégés résistèrent vaillamment; il y eut des combats acharnés autour des murs et sous les murs, dans les mines et contre-mines, et Henri lui-même (p. 87) ne s'y épargna pas. Cependant les vivres manquant, il fallut se rendre. L'Anglais, selon son usage, excepta de la capitulation et fit tuer plusieurs bourgeois, tout ce qu'il y avait d'Écossais dans la place, et jusqu'à deux moines.
Pendant le siége de Melun, il s'était fait livrer Paris par les Bourguignons, les quatre forts, Vincennes, la Bastille, le Louvre et la Tour de Nesle. Il fit son entrée en décembre. Il chevauchait entre le roi de France et le duc de Bourgogne. Celui-ci était vêtu de deuil[147], en signe de douleur et de vengeance; par pudeur aussi peut-être, pour s'excuser du triste personnage qu'il faisait en amenant l'étranger. Le roi d'Angleterre était suivi de ses frères, les ducs de Clarence et de Bedford, du duc d'Exeter, du comte de Warwick et de tous ses lords. Derrière lui, on portait, entre autres bannières, sa bannière personnelle, la lance à queue de renard[148]; c'était apparemment un signe qu'il avait pris jadis, en bon fox-hunter, dans sa vive jeunesse; homme fait, roi et victorieux, il gardait avec une insolente simplicité le signe du chasseur dans cette grande chasse de France.
Le roi d'Angleterre fut bien reçu à Paris[149]. Ce peuple (p. 88) sans cœur (la misère l'avait fait tel) accueillit l'étranger, comme il eût accueilli la paix elle-même. Les gens d'Église vinrent en procession au-devant des deux rois leur faire baiser les reliques. On les mena à Notre-Dame, où ils firent leur prière au grand autel. De là le roi de France alla se loger à sa maison de Saint-Pol; le vrai roi, le roi d'Angleterre, s'établit dans la bonne forteresse du Louvre (déc. 1420).
Il prit possession, comme régent de France, en assemblant les États le 6 décembre 1420 et leur faisant sanctionner le traité de Troyes[150].
Pour que le gendre fût sûr d'hériter, il fallait que le fils fût proscrit. Le duc de Bourgogne et sa mère vinrent par-devant le roi de France, siégeant comme juge à l'hôtel Saint-Pol, faire «grand'plainte et clameur de la piteuse mort de feu le duc Jean de Bourgogne.» Le roi d'Angleterre était assis sur le même banc que le roi de France, Messire Nicolas Raulin demanda, au nom du duc de Bourgogne et de sa mère, que Charles, soi-disant dauphin, Tannegui Duchâtel et tous les assassins du duc de Bourgogne fussent menés dans un tombereau, la torche au poing, par les carrefours, pour faire amende honorable. L'avocat du roi prit les mêmes conclusions. L'Université appuya[151]. Le roi autorisa la poursuite, et Charles ayant été crié et cité à la Table de marbre, pour comparaître sous trois jours devant le (p. 89) Parlement, fut, par défaut, condamné au bannissement et débouté de tout droit à la couronne de France (3 janvier 1421)[152].
Dans les années 1421 et 1422, l'Anglais résida souvent au Louvre, exerçant les pouvoirs de la royauté, faisant justice et grâce, dictant des ordonnances, nommant des officiers royaux. À Noël, à la Pentecôte, il tint cour plénière et table royale avec la jeune reine. Le peuple de Paris alla voir Leurs Majestés siégeant couronne en tête, et autour, dans un bel ordre, les évêques, les princes, les barons et chevaliers anglais. (p. 91) La foule affamée vint repaître ses yeux du somptueux banquet, du riche service; puis elle s'en alla à jeun, sans que les maîtres d'hôtel eussent rien offert à personne. Ce n'était pas comme cela sous nos rois, disaient-ils en s'en allant; à de pareilles fêtes, il y avait table ouverte; s'asseyait qui voulait; les serviteurs servaient largement, et des mets, des vins du roi même. Mais alors, le roi et la reine étaient à Saint-Pol, négligés et oubliés.
Les plus mécontents ne pouvaient nier, après tout, que cet Anglais ne fût une noble figure de roi et vraiment royale. Il avait la mine haute, l'air froidement orgueilleux, mais il se contraignait assez pour parler honnêtement à chacun, selon sa condition, surtout aux gens d'Église. On remarquait à sa louange qu'il n'affirmait jamais avec serment; il disait seulement: «Impossible.» Ou bien: «Cela sera[153].» En général, il parlait peu. Ses réponses étaient brèves «et tranchaient comme rasoir[154].»
Il était surtout beau à voir quand on lui apportait de mauvaises nouvelles; il ne sourcillait pas, c'était la plus superbe égalité d'âme. La violence du caractère, la passion intérieure, ordinairement contenue, perçait plutôt dans les succès; l'homme parut à Azincourt... (p. 92) Mais au temps où nous sommes il était bien plus haut encore, si haut, qu'il n'y a guère de tête d'homme qui n'y eût tourné: roi d'Angleterre et déjà de France, traînant après lui son allié et serviteur le duc de Bourgogne, ses prisonniers le roi d'Écosse, le duc de Bourbon, le frère du duc de Bretagne, enfin les ambassadeurs de tous les princes chrétiens. Ceux du Rhin particulièrement lui faisaient la cour; ils tendaient la main à l'argent anglais. Les archevêques de Mayence et de Trèves lui avaient rendu hommage, et étaient devenus ses vassaux[155]. Le palatin et autres princes d'Empire, avec toute leur fierté allemande, sollicitaient son arbitrage et n'étaient pas loin de reconnaître sa juridiction. Cette couronne impériale qu'il avait prise hardiment à Azincourt, elle semblait devenue sur sa tête la vraie couronne du saint Empire, celle de la chrétienté.
Une telle puissance pesa, comme on peut croire, au concile de Constance. Cette petite Angleterre s'y fit reconnaître d'abord pour un quart du monde, pour une des quatre nations du concile. Le roi des Romains, Sigismond, étroitement lié avec les Anglais, croyait les mener et fut mené par eux. Le pape prisonnier, confié d'abord à la garde de Sigismond, le fut ensuite à celle d'un évêque anglais; Henri V, qui avait déjà tant de princes français et écossais dans ses prisons, (p. 93) se fit encore remettre ce précieux gage de la paix de l'Église.
Pour faire comprendre le rôle que l'Angleterre et la France jouèrent dans ce concile, nous devons remonter plus haut. Quelque triste que soit alors l'état de l'Église, il faut que nous en parlions et que nous laissions un moment ce Paris d'Henri V. Notre histoire est d'ailleurs à Constance autant qu'à Paris.
Si jamais concile général fut œcuménique, ce fut celui de Constance. On put croire un moment que ce ne serait pas une représentation du monde, mais que le monde y venait en personne, le monde ecclésiastique et laïque[156]. Le concile semblait bien répondre à cette large définition que Gerson donnait d'un concile: «Une assemblée... qui n'exclue aucun fidèle.» Mais il s'en fallait de beaucoup que tous fussent des fidèles; cette foule représentait si bien le monde, qu'elle en contenait toutes les misères morales, tous les scandales. Les Pères du concile qui devait réformer la chrétienté ne pouvaient pas même réformer le peuple de toute sorte qui venait à leur suite; il leur fallut siéger comme au milieu d'une foire, parmi les cabarets et les mauvais jeux.
Les politiques doutaient fort de l'utilité du concile[157]. Mais le grand homme d'Église, Jean Gerson, s'obstinait à y croire; il conservait, par delà tous les autres, (p. 94) l'espoir et la foi. Malade du mal de l'Église[158], il ne pouvait s'y résigner. Son maître, Pierre d'Ailly, s'était reposé dans le cardinalat. Son ami Clémengis, qui avait tant écrit contre la Babylone papale, alla la voir et s'y trouva si bien, qu'il devint le secrétaire, l'ami des papes.
Gerson voulait sérieusement la réforme, il la voulait avec passion, et quoi qu'il en coûtât. Pour cela, il fallait trois choses: 1o rétablir l'unité du pontificat, couper les trois têtes de la papauté; 2o fixer et consacrer le dogme; Wicleff, déterré et brûlé à Londres[159] semblait reparaître à Prague dans la personne de Jean Huss; 3o il fallait raffermir enfin le droit royal, condamner la doctrine meurtrière du franciscain Jean Petit.
Ce qui rendait la position de Gerson difficile, ce qui l'animait d'un zèle implacable contre ses adversaires, c'est qu'il avait partagé, ou semblait partager encore plusieurs de leurs opinions. Lui aussi, à une autre époque, il avait dit comme Jean Petit cette parole homicide: «Nulle victime plus agréable à Dieu qu'un tyran[160].» Dans sa doctrine sur la hiérarchie et la juridiction de l'Église, il avait bien aussi quelques rapports avec les novateurs. Jean Huss soutenait, comme (p. 95) Wicleff, qu'il est permis à tout prêtre de prêcher sans l'autorisation de l'évêque ni du pape. Et Gerson, à Constance même, fit donner aux prêtres et même aux docteurs laïques le droit de voter avec les évêques et de juger le pape. Il reprochait à Jean Huss de rendre l'inférieur indépendant de l'autorité, et cet inférieur il le constituait juge de l'autorité même.
Les trois papes furent déclarés déchus. Jean XXIII fut dégradé, emprisonné. Grégoire XII abdiqua. Le seul Benoît XIII (Pierre de Luna), retiré dans un fort du royaume de Valence, abandonné de la France, de l'Espagne même, et n'ayant plus dans son obédience que sa tour et son rocher, n'en brava pas moins le concile, jugea ses juges, les vit passer comme il en avait vu tant d'autres, et mourut invincible à près de cent ans.
Le concile traita Jean Huss comme un pape, c'est-à-dire très-mal. Ce docteur était en réalité, depuis 1412, comme le pape national de la Bohême. Soutenu par toute la noblesse du pays, directeur de la reine, poussé peut-être sous main par le roi Wenceslas[161], comme Wicleff semble l'avoir été par Édouard III et Richard II, beau-frère de Wenceslas, Jean Huss était le héros du peuple beaucoup plus qu'un théologien[162]; il écrivait dans la langue du pays; il défendait la nationalité de la Bohême contre les Allemands, contre les étrangers en général; il repoussait les papes (p. 96) comme étrangers surtout. Du reste, il n'attaquait pas, comme fit Luther, la papauté même. Dès son arrivée à Constance, il fut absous par Jean XXIII.
Jean Huss soutenait les opinions de Wicleff sur la hiérarchie; il voulait, comme lui, un clergé national, indigène, élu sous l'influence des localités. En cela, il plaisait aux seigneurs, qui, comme anciens fondateurs, comme patrons et défenseurs des Églises, pouvaient tout dans les élections locales. Huss fut donc, comme Wicleff, l'homme de la noblesse. Les chevaliers de Bohême écrivirent trois fois au concile pour le sauver; à sa mort, ils armèrent leurs paysans et commencèrent la terrible guerre des hussites.
Sous d'autres rapports, Huss était bien moins le disciple de Wicleff qu'il ne se le croyait lui-même. Il se rapprochait de lui pour la Trinité; mais il n'attaquait pas la présence réelle, pas davantage la doctrine du libre arbitre. Je ne vois pas du moins dans ces ouvrages que, sur ces questions essentielles, il se rattache à Wicleff, autant qu'on le croirait d'après les articles de condamnation.
En philosophie, loin d'être un novateur, Jean Huss était le défenseur des vieilles doctrines de la scolastique. L'Université de Prague, sous son influence, resta fidèle au réalisme du moyen âge, tandis que celle de Paris sous d'Ailly, Clémengis et Gerson, se jetait dans les nouveautés hardies du nominalisme trouvées (ou retrouvées) par Occam. C'était le novateur religieux, Jean Huss, qui défendait le vieux credo philosophique des écoles. Il le soutenait dans son Université bohémienne, d'où il avait chassé les étrangers; il le soutenait (p. 97) à Oxford, à Paris même, par son violent disciple Jérôme de Prague. Celui-ci était venu braver dans sa chaire, dans son trône, la formidable Université de Paris[163], dénoncer les maîtres de Navarre pour leur enseignement nominaliste, les signaler comme des hérétiques en philosophie, comme de pernicieux adversaires du réalisme de saint Thomas.
Jusqu'à quel point cette question d'école avait-elle aigri nos gallicans, les meilleurs, les plus saints!... On n'ose sonder cette triste question. Eux-mêmes probablement n'auraient pu l'éclaircir. Ils s'expliquaient leur haine contre Jean Huss par sa participation aux hérésies de Wicleff.
Le concile s'ouvrit le 5 novembre 1414; dès le 27 mai, Gerson avait écrit à l'archevêque de Prague pour qu'il livrât Jean Huss au bras séculier. «Il faut, disait-il, couper court aux disputes qui compromettent la vérité; il faut, par cruauté miséricordieuse, employer le fer et le feu[164].» Les gallicans auraient bien voulu que l'archevêque pût épargner au concile cette terrible besogne. Mais qui aurait osé en Bohême mettre la main sur l'homme des chevaliers bohémiens?
Jean Huss était brave comme Zwingli; il voulu voir en face ses ennemis: il vint au concile. Il croyait d'ailleurs (p. 98) à la parole de Sigismond, dont il avait un sauf-conduit. Là, excepté le pape, il trouva tout le monde contre lui. Les Pères, qui par leur violence contre la papauté, se sentaient devenus fort suspects aux peuples, avaient besoin d'un acte vigoureux contre l'hérésie pour prouver leur foi. Les Allemands trouvaient bon qu'on brûlât un Bohémien; les Nominaux se résignaient aisément à la mort d'un réaliste[165]. Le roi des Romains, qui lui avait promis sûreté[166], saisit cette occasion de perdre un homme dont la popularité pouvait fortifier Wenceslas en Bohême.
Ceux même qui ne trouvaient pas le Bohémien hérétique, le condamnèrent comme rebelle; qu'il eût erré ou non, il devait, disaient-ils, se rétracter sur l'ordre du concile[167]. Cette assemblée qui venait de nier trois fois l'infaillibilité du pape, réclamait pour elle-même l'infaillibilité, la toute-puissance sur la raison individuelle. La république ecclésiastique se déclarait aussi absolue que la monarchie pontificale. Elle posa de même la (p. 99) question entre l'autorité et la liberté, entre la majorité et la minorité; faible minorité sans doute, qui, dans cette grande assemblée, se réduisait à un individu; l'individu ne céda pas, il aima mieux périr.
Il dut en coûter au cœur de Gerson de consommer ce sacrifice à l'unité spirituelle, cette immolation d'un homme... L'année suivante, il fallut en immoler un autre. Jérôme de Prague avait échappé, mais quand il apprit comment son maître était mort, il rougit de vivre et revint devant ses juges. Le concile devait démentir son premier arrêt ou brûler encore celui-ci[168].
L'un des vœux de Gerson, l'une des bénédictions qu'il attendait du concile, c'était qu'il condamnerait solennellement ce droit de tuer, prêché par Jean Petit... Et pour en venir là, il a fallu commencer par tuer deux hommes!... Deux? Deux cent mille peut-être. Ce Huss, brûlé, ressuscité dans Gérôme et encore brûlé, il est si peu mort que maintenant il revient comme un grand peuple, un peuple armé, qui poursuit la controverse l'épée à la main.
Les hussites, avec l'épée, la lance et la faux, sous le petit Procope, sous Ziska, l'indomptable borgne, donnent la chasse à la belle chevalerie allemande; et quand Procope sera tué, le tambour fait de sa peau (p. 100) mènera encore ces barbares, et battra par l'Allemagne son roulement meurtrier.
Nos gallicans avaient payé cher la réforme de Constance, et ils ne l'eurent pas[169]. Elle fut habilement éludée. Les Italiens, qui d'abord avaient les trois autres nations contre eux, surent se rallier les Anglais; ceux-ci qui avaient paru si zélés, qui avait tant accusé la France de perpétuer les maux de l'Église, s'accordèrent avec les Italiens pour faire décider, contre l'avis des Français et des Allemands, que le pape serait élu avant toute réforme, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de réforme sérieuse. Ce point décidé, les Allemands se rapprochèrent des Italiens et des Anglais, et les trois nations firent ensemble un pape italien. Les Français restèrent seuls et dupes, ne pouvant manquer d'avoir le pape contre eux, puisqu'ils avaient entravé son élection. Il était beau, toutefois, d'être ainsi dupes, pour avoir persévéré dans la réforme de l'Église.
C'était en 1417; le connétable d'Armagnac, partisan du vieux Benoît XIII, gouvernait Paris au nom du roi et du dauphin. Il fit ordonner par le dauphin, à l'Université, de suspendre son jugement sur l'élection du nouveau pape, Martin V; mais son parti était tellement affaibli dans Paris même, malgré les moyens de terreur dont il avait essayé, que l'Université osa passer (p. 101) outre et approuver l'élection. Elle avait hâte de se rendre le pape favorable; elle voyait que le système des libres élections ecclésiastiques qu'elle avait tant défendu, ne profitait point aux universitaires. Elle avait abaissé la papauté, relevé le pouvoir des évêques; et ceux-ci, de concert avec les seigneurs, faisaient élire aux bénéfices des gens incapables, illettrés, les cadets des seigneurs, leurs ignares chapelains, les fils de leurs paysans, qu'ils tonsuraient tout exprès. Les papes, du moins, s'ils plaçaient des prêtres peu édifiants, choisissaient parfois des gens d'esprit. L'Université déclara qu'elle aimait mieux que le pape donnât les bénéfices[170]. C'était un curieux spectacle de voir l'Université, si longtemps alliée aux évêques contre le pape, de la voir retourner à sa mère, la papauté, et attester contre les évêques, contre les élections locales, la puissance centrale de l'Église. Mais l'Université l'avait tuée, cette puissance pontificale; elle n'y revenait qu'en abdiquant ses maximes, en se reniant et se tuant elle-même.
Ce fut le sort de Gerson de voir ainsi la fin de la papauté et de l'Université. Après le concile de Constance, il se retira brisé, non en France, il n'y avait plus de France. Il chercha un asile dans les forêts profondes du Tyrol, puis à Vienne, où il fut reçu par (p. 102) Frédéric d'Autriche, l'ami du pape que Gerson avait fait déposer.
Plus tard, la mort du duc de Bourgogne encouragea Gerson à revenir, mais seulement jusqu'au bord de la France, jusqu'à Lyon. C'était une ville française, naguère d'Empire, mais toujours une ville commune à tous, une république marchande dont les priviléges couvraient tout le monde, une patrie commune pour le Suisse, le Savoyard, l'Allemand, l'Italien, autant que pour le Français. Ce confluent des fleuves et des peuples, sous la vue lointaine des Alpes, cet océan d'hommes de tout pays, cette grande et profonde ville avec ses rues sombres et ses escaliers noirs qui ont l'air de grimper au ciel, c'était une retraite plus solitaire que les solitudes du Tyrol. Il s'y blottit dans un couvent de Célestins dont son frère était prieur; il y expia, par la docilité monastique, sa domination sur l'Église, goûtant le bonheur d'obéir, la douceur de ne plus vouloir, de sentir qu'on ne répond plus de soi. S'il reprit par intervalle cette plume toute puissante, ce fut pour chercher le moyen de calmer la guerre qui le travaillait encore; pour trouver le moyen d'accorder le mysticisme et la raison, d'être scientifiquement mystique, de délirer avec méthode. Sans doute que ce grand esprit finit par sentir que cela encore était vain. On dit qu'en ses dernières années il ne pouvait plus voir que des enfants, comme il arriva sur la fin à Rousseau et à Bernardin de Saint-Pierre. Il ne vécut plus qu'avec les petits, les enseignant[171], ou plutôt (p. 103) recevant lui-même l'enseignement de ces innocents[172]. Avec eux, il apprenait la simplicité, désapprenait la scolastique. On inscrivit sur sa tombe: «Sursum corda[173].»
Le résultat du concile de Constance était un revers pour la France, une défaite, et plus grande qu'on ne peut dire, une bataille d'Azincourt. Après avoir eu si longtemps un pape à elle, une sorte de patriarche français, par lequel elle agissait encore sur ses alliés d'Écosse et d'Espagne, elle allait voir l'unité de l'Église rétablie en apparence, rétablie contre elle au profit de ses ennemis; ce pape italien, client du parti anglo-allemand, n'allait-il pas entrer dans les affaires de France, y dicter les ordres de l'étranger?
L'Angleterre avait vaincu par la politique, aussi bien que par les armes. Elle avait eu grande part à l'élection de Martin V; elle tenait entre ses mains son prédécesseur, Jean XXIII, sous la garde du cardinal de Winchester, oncle d'Henri V. Henri pouvait exiger du pape tout ce qu'il croirait nécessaire à l'accomplissement de ses projets sur la France, Naples, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Terre sainte.
(p. 104) Dans cette suprême grandeur où l'Angleterre semblait arrivée, il y avait bien pourtant un sujet d'inquiétude. Cette grandeur, ne l'oublions pas, elle la devait principalement à l'étroite alliance de l'épiscopat et de la royauté sous la maison de Lancastre: ces deux puissances s'étaient accordées pour réformer l'Église et conquérir la France schismatique. Or, au moment de la réforme, l'épiscopat anglais n'avait que trop laissé voir combien peu il s'en souciait; d'autre part, la conquête de la France à peine commencée, la bonne intelligence des deux alliés, épiscopat et royauté, était déjà compromise.
Depuis un siècle, l'Angleterre accusait la France de ne vouloir aucune réforme, de perpétuer le schisme. Elle en parlait à son aise, elle qui, par son statut des Proviseurs, avait de bonne heure annulé l'influence papale dans les élections ecclésiastiques. Séparée du pape sous ce rapport, elle avait beau jeu de reprocher le schisme aux Français. La France, soumise au pape, voulait un pape français à Avignon; l'Angleterre, indépendante du pape dans la question essentielle, voulait un pape universel, et elle l'aimait mieux à Rome que partout ailleurs. Dès qu'il n'y eut plus de pape français, les Anglais ne s'inquiétèrent plus de réformer le pontificat ni l'Église.
Les Anglais avaient donné leur victoire pour la victoire de Dieu; leur roi, sur les premières monnaies qu'il fit frapper en France avait mis: «Christus regnat, Christus vincit, Christus imperat.» Il eut beaucoup d'égards et de ménagements pour les prêtres français; il entendait son intérêt; ces prêtres, qui (p. 105) étaient prêtres bien plus que Français, devaient s'attacher aisément à un prince qui respectait leur robe. Mais ce n'était pas l'intérêt des lords évêques qui suivaient le roi comme conseillers, comme créanciers; ils devaient trouver avantage à ce que la fuite des ecclésiastiques français laissât un grand nombre de bénéfices vacants qu'on pût administrer, ou même prendre, donner à d'autres. C'est ce qui explique peut-être la dureté que ce conseil anglais, presque tout ecclésiastique, montra pour les prêtres qu'on trouvait dans les places assiégées. Dans la capitulation de Rouen, dressée et négociée par l'archevêque de Cantorbéry, le fameux chanoine de Livet fut excepté de l'amnistie; il fut envoyé en Angleterre; s'il ne périt pas, c'est qu'il était riche, et qu'il composa pour sa vie. Les moines étaient traités plus durement encore que les prêtres. Lorsque Melun se rendit, on en trouva deux dans la garnison, et ils furent tués. À la prise de Meaux, trois religieux de Saint-Denis ne furent sauvés qu'à grand'peine par les réclamations de leur abbé; mais le fameux évêque Cauchon, l'âme damnée du cardinal Winchester, les jeta dans d'affreux cachots[174].
Cela devait effrayer les bénéficiers absents. L'évêque (p. 106) de Paris, Jean Courtecuisse, n'osait revenir dans son évêché; ces absences laissaient nombre de bénéfices à la discrétion des lords évêques, bien des fruits à percevoir. Le roi, qui sans doute aurait mieux aimé que les absents revinssent et se ralliassent à lui, ne se lassait pas de les rappeler, avec menaces de disposer de leurs bénéfices; mais ils n'avaient garde de revenir. Les bénéfices étant alors considérés comme vacants, les évêques en disposaient pour leurs créatures; cela faisait deux titulaires pour chaque bénéfice. Après avoir tant accusé la France de perpétuer le schisme pontifical, la conquête anglaise créait peu à peu un schisme dans le clergé français.
Ces grandes et lucratives affaires expliquent seules pourquoi, dans toutes les expéditions d'Henri V, nous voyons les grands dignitaires de l'Église d'Angleterre ne plus quitter son camp, le suivre pas à pas. Ils semblent avoir oublié leur troupeau: les âmes insulaires deviennent ce qu'elles peuvent; les pasteurs anglais sont trop préoccupés de sauver celles du continent. Nous ne voyons encore au siége d'Harfleur que l'évêque de Norwich comme principal conseiller d'Henri. Mais après la bataille d'Azincourt, le roi, pressé de revenir en France, se remet entre les mains des évêques; il charge les deux chefs de l'épiscopat, l'archevêque de Cantorbéry et le cardinal de Winchester, de percevoir, au nom de la couronne, les droits féodaux de gardes, mariages et forfaitures pour notre prochain passage de mer[175]. Il fallait, avant même de commencer une autre (p. 107) expédition, mettre Harfleur en état de défense; le roi, parfaitement instruit des affaires de France, ne doutait pas qu'Armagnac n'essayât de lui arracher cet inappréciable résultat de la dernière campagne. Les évêques, qui seuls avaient de l'argent toujours prêt, firent évidemment les avances, et se firent assigner en garantie le produit de ces droits lucratifs.
Le cardinal Winchester, oncle d'Henri V, devint peu à peu l'homme le plus riche de l'Angleterre et peut-être du monde. Nous le voyons plus tard faire à la Couronne des prêts tels qu'aucun roi n'eût pu les faire alors; des vingt mille, cinquante mille livres sterling à la fois[176]. Quelques années après la mort d'Henri, il se trouva un moment le vrai roi de la France et de l'Angleterre (1430-1432). Henri, de son vivant même, lui reprocha publiquement d'usurper les droits de la royauté[177]; il croyait même que Winchester souhaitait impatiemment sa mort, et qu'il eût voulu la hâter.
Il se trompait peut-être; mais ce qui est sûr, c'est (p. 108) que les deux royautés, la royauté militaire et la royauté épiscopale et financière, avaient pu commencer ensemble la conquête, mais qu'elles n'auraient pu posséder ensemble, qu'elles ne pouvaient tarder à se brouiller. Au moment de ce grand effort du siége de Rouen, le roi, ayant besoin d'argent, se hasarda à parler de réformer les mœurs du clergé[178]. Les évêques lui accordèrent une aide pour la guerre, mais ce ne fut pas gratis; ils se firent livrer en retour plusieurs hérétiques.
En 1420, sous prétexte d'invasion imminente des Écossais, il obtint une demi-décime du clergé du nord de l'Angleterre, et chargea l'archevêque d'York de lever cet impôt[179]. C'était la terrible année du traité de Troyes; il n'avait pas à espérer de rien tirer de la France, d'un pays ruiné, à qui cette année même on prenait son dernier bien, l'indépendance et la vie nationale. Au contraire, il essaya de rattacher étroitement la Normandie et la Guyenne à l'Angleterre, d'une part, en exemptant de certains droits les ecclésiastiques normands; de l'autre, en diminuant les droits que payaient en Angleterre les marchands de vins de Bordeaux[180].
Mais, en 1421, il fallut de l'argent à tout prix. Charles VII occupait Meaux et assiégeait Chartres. Les Anglais avaient mis toute la campagne précédente à prendre Melun. Henri V fut obligé de pressurer les (p. 109) deux royaumes, et l'Angleterre, mécontente et grondante, tout étonnée de payer, lorsqu'elle attendait des tributs, et la malheureuse France, un cadavre, un squelette, dont on ne pouvait sucer le sang, mais tout au plus ronger les os. Le roi ménagea l'orgueil anglais en appelant l'impôt un emprunt; emprunt volontaire, mais qui fut levé violemment, brusquement; dans chaque comté, il avait désigné quelques personnes riches qui répondaient et payaient, sauf à lever l'argent sur les autres, en s'arrangeant comme ils pourraient: les noms de ceux qui auraient refusé devaient être envoyés au roi[181].
La Normandie fut ménagée, quant aux formes, presque autant que l'Angleterre. Le roi convoqua les trois États de Normandie à Rouen, pour leur exposer ce qu'il voulait faire pour l'avantage général. Ce qu'il voulait d'abord, c'était de recevoir du clergé une décime. En récompense, il limitait le pouvoir militaire des capitaines des villes[182], réprimait les excès des soldats. Le droit de prise ne devait plus être exercé en Normandie, etc.
L'emprunt anglais, la décime normande, ne suffisaient pas pour solder cette grosse armée de quatre mille hommes d'armes et de plusieurs milliers d'archers qu'il amenait d'Angleterre. Il fallut prendre une mesure qui frappât toute la France anglaise; le coup fut surtout terrible à Paris. Henri V fit faire une monnaie (p. 110) forte, d'un titre double ou triple de la faible monnaie qui courait; il déclara qu'il n'en recevrait plus d'autre; c'était doubler ou tripler l'impôt. La chose fut plus funeste encore au peuple qu'utile au trésor; les transactions particulières furent étrangement troublées; il fallut pendant toute l'année des règlements vexatoires pour interpréter, modifier cette grande vexation[183].
La lourde et dévorante armée que ramenait Henri ne lui était que trop nécessaire. Son frère Clarence venait d'être battu et tué avec deux ou trois mille Anglais en Anjou (bataille de Baugé, 25 mars 1421). Dans le Nord même, le comte d'Harcourt avait pris les armes contre les Anglais et courait la Picardie. Xaintrailles et la Hire venaient à grandes journées lui donner la main. Tous les gentilshommes passaient peu à peu du côté de Charles VII[184], du parti qui faisait les expéditions hardies, les courses aventureuses. Les paysans, il est vrai, souffrant de ces courses et de ces pillages, devaient à la longue se rallier à un maître qui saurait les protéger[185].
La férocité des vieux pillards armagnacs servait Henri V. Il fit une chose populaire en assiégeant la (p. 111) ville de Meaux, dont le capitaine, une espèce d'ogre[186], le bâtard de Vaurus, avait jeté dans les campagnes une indicible terreur. Mais comme le bâtard et ses gens n'attendaient aucune merci, ils se défendirent en désespérés. Du haut des murs, ils vomissaient toute sorte d'outrages contre Henri V, qui était là en personne; ils y avaient fait monter un âne, qu'ils couronnaient et battaient tour à tour; c'était, disaient-ils, le roi d'Angleterre qu'ils avaient fait prisonnier. Ces brigands servirent admirablement la France, dont pourtant ils ne se souciaient guère. Ils tinrent les Anglais devant Meaux tout l'hiver, huit grands mois; la belle armée se consuma par le froid, la misère et la peste. Le siége ouvrit le 6 octobre; le 18 décembre, Henri, qui voyait déjà cette armée diminuer, écrivait en Allemagne, en Portugal, pour en tirer au plus tôt des soldats. Les Anglais probablement lui coûtaient plus cher que ces étrangers. Pour décider les mercenaires allemands à se louer à lui plutôt qu'au dauphin, il leur faisait dire entre autres choses qu'il les payerait en meilleure monnaie[187].
Il n'avait pas à compter sur le duc de Bourgogne. Il vint un moment au siége de Meaux, mais s'éloigna bientôt sous prétexte d'aller en Bourgogne pour obliger les villes de son duché à accepter le traité de Troyes. Henri avait bien lieu de croire que le duc lui-même avait sous main provoqué cette résistance à un traité (p. 112) qui annulait les droits éventuels de la maison de Bourgogne à la couronne, aussi bien que ceux du dauphin, du duc d'Orléans et de tous les princes français. Et pourquoi le jeune Philippe avait-il fait un tel sacrifice à l'amitié des Anglais? Parce qu'il croyait avoir besoin d'eux pour venger son père et battre son ennemi. Mais c'étaient eux, bien plutôt, qui avaient besoin de lui. Le bonheur les avait quittés. Pendant que le duc de Clarence se faisait battre en Anjou, le duc de Bourgogne avait eu en Picardie un brillant succès; il avait joint les Dauphinois, Xaintrailles et Gamaches, avant qu'ils eussent pu se réunir à d'Harcourt, et les avait défaits et pris.
La malveillance réciproque des Anglais et des Bourguignons datait de loin. De bonne heure, ceux-ci avaient souffert de l'insolence de leurs alliés. Dès 1416, le duc de Glocester se trouvant comme otage chez le duc de Bourgogne Jean sans Peur, le fils de celui-ci, alors comte de Charolais, vint faire visite à Glocester; celui-ci, qui parlait en ce moment à des Anglais, ne se dérangea point à l'arrivée du prince, et lui dit simplement bonjour sans même se tourner vers lui[188]. Plus tard, dans une altercation entre le maréchal d'Angleterre Cornwall et le brave capitaine Bourguignon Hector de Saveuse, le général anglais qui était à la tête d'une forte troupe, ne craignit pas de frapper le capitaine de son gantelet. Une telle chose laisse des haines profondes. Les Bourguignons ne les cachaient point.
(p. 113) L'homme le plus compromis peut-être du parti bourguignon était le sire de l'Île-Adam, celui qui avait repris Paris et laissé faire les massacres. Il croyait du moins que son maître le duc de Bourgogne en profiterait, mais celui-ci, comme on l'a vu, livra Paris à Henri V.
L'Île-Adam avait peine à cacher sa mauvaise humeur. Un jour, il se présente au roi d'Angleterre vêtu d'une grosse cotte grise. Le roi ne passa point cela: «L'Île-Adam, lui dit-il, est-ce là la robe d'un maréchal de France?»
L'autre, au lieu de s'excuser, répliqua qu'il l'avait fait faire tout exprès pour venir par les bateaux de la Seine. Et il regardait le roi fixement.
«Comment donc, dit l'Anglais avec hauteur, osez-vous bien regarder un prince au visage, quand vous lui parlez!
«—Sire, dit le Bourguignon, c'est notre coutume à nous autres Français; quand un homme parle à un autre, de quelque rang qu'il soit, les yeux baissés, on dit qu'il n'est pas prud'homme, puisqu'il n'ose regarder en face.—Ce n'est pas l'usage d'Angleterre,» dit sèchement le roi. Mais il se tint pour averti; un homme qui parlait si ferme avait bien l'air de ne pas rester longtemps du côté anglais. L'Île-Adam avait pris une fois Paris, peut-être aurait-il essayé de le reprendre, en cas d'une rupture d'Henri avec le duc de Bourgogne. Peu après, sous un prétexte, le duc d'Exeter, capitaine de Paris, mit la main sur le Bourguignon et le traîna à la Bastille. Le petit peuple s'assembla, cria et fit mine de le défendre. Les (p. 114) Anglais firent une charge meurtrière, comme sur une armée ennemie[189].
Henri V voulait faire tuer l'Île-Adam, mais le duc de Bourgogne intercéda. Ce qui fut tué, et à n'en jamais revenir, ce fut le parti anglais dans Paris.
Le changement est sensible dans le Journal du Bourgeois. Le sentiment national se réveille en lui, il se réjouit d'une défaite des Anglais[190]; il commence à s'attendrir sur le sort des Armagnacs qui meurent sans confession[191].
Le roi d'Angleterre, prévoyant sans doute une rupture avec le duc de Bourgogne, semble avoir voulu prendre des postes contre lui dans les Pays-Bas. Il traita avec le roi des Romains pour l'acquisition du Luxembourg, puis chercha à conclure une étroite alliance avec Liége[192]. On se rappelle que c'est justement par la même acquisition et la même alliance que la maison d'Orléans se fit une ennemie irréconciliable de celle de Bourgogne.
Agir ainsi contre un allié qui avait été si utile, se (p. 115) préparer une guerre au nord quand on ne pouvait venir à bout de celle du midi, c'était une étrange imprudence. Quelles étaient donc les ressources du roi d'Angleterre?
D'après son budget, tel qu'il fut dressé en 1421 par l'archevêque de Cantorbéry, le cardinal Winchester et deux autres évêques, son revenu n'était que de cinquante-trois mille livres sterling, ses dépenses courantes de cinquante mille (vingt et un mille seulement pour Calais et la marche voisine[193]). Il y avait un excédant apparent de trois mille livres. Mais, sur cette petite somme, il fallait qu'il pourvût aux dépenses de l'artillerie, des fortifications et constructions, des ambassades, de la garde des prisonniers, à celles de sa maison, etc., etc. Dans ce compte, il n'y avait rien[194] pour servir les intérêts des vieilles dettes d'Harfleur, de Calais, etc., qui allaient s'accroissant.
La situation d'Henri V devenait ainsi fort triste. Ce conquérant, ce dominateur de l'Europe, allait se trouver peu à peu sous la domination la plus humiliante, celle de ses créanciers. D'une part il traînait après lui ce pesant conseil de lords évêques, qui ne pouvait manquer de devenir chaque jour et plus nécessaire et plus impérieux; d'autre part, les hommes d'armes, les capitaines, qui lui avaient engagé, amené des soldats, devaient sans cesse réclamer l'arriéré[195].
(p. 116) Henri V avait trouvé au fond de sa victoire la détresse et la misère. L'Angleterre rencontrait dans son action sur l'Europe, au XVe siècle, le même obstacle que la France avait trouvé au XIVe. La France aussi avait alors étendu vigoureusement les bras au midi et au nord, vers l'Italie, l'Empire, les Pays-Bas. La force lui avait manqué dans ce grand effort, les bras lui étaient retombés et elle était restée dans cet état de langueur où la surprit la conquête anglaise.
Les Anglais s'étaient figuré, en faisant la guerre, que la France pouvait la payer. Ils trouvèrent le pays déjà désolé. Depuis quinze ans, les misères avaient crû, les ruines étaient ruinées. Ils tirèrent si peu des pays conquis que, pour n'y pas périr eux-mêmes, il fallait qu'ils apportassent. Où prendre donc? Nous l'avons dit, l'Église seule alors était riche. Mais comment la maison de Lancastre, qui s'était élevée à l'ombre de l'Église et en lui livrant ses ennemis, comment eût-elle repris, contre l'Église, le rôle de ces ennemis même, celui des niveleurs hérétiques qu'elle avait livrés aux bûchers?
L'Angleterre avait reproché à la France, pendant un siècle, d'exploiter l'Église, de détourner les biens ecclésiastiques à des usages profanes; elle s'était chargée de mettre fin à un tel scandale, l'Église et la royauté anglaises s'étaient unies pour cette œuvre et elles avaient, en effet, écrasé la France... Cela fait, où (p. 117) en étaient les vainqueurs? au point où ils avaient trouvé les vaincus, dans les mêmes nécessités dont ils leur avaient fait un crime; mais ils avaient de plus la honte de la contradiction. Si le roi des prêtres ne touchait au bien des prêtres, il était perdu. Ainsi commençait à apparaître tel qu'il était en réalité, faible et ruineux, ce colossal édifice dont le pharisaïsme anglican avait cru sceller les fondements du sang des lollards anglais et des Français schismatiques.
Henri V ne voyait que trop clairement tout cela; il n'espérait plus. Rouen lui avait coûté une année, Melun une année, Meaux une année. Pendant cet interminable siége de Meaux, lorsqu'il voyait sa belle armée fondre autour de lui, on vint lui apprendre que la reine avait mis au monde un fils au château de Windsor: il n'en montra aucune joie, et, comparant sa destinée à celle de cet enfant, il dit avec une tristesse prophétique: «Henri de Monmouth aura régné peu et conquis beaucoup; Henri de Windsor régnera longtemps et il perdra tout. La volonté de Dieu soit faite!»
On conte qu'au milieu de ces sombres prévisions, un ermite vint le trouver et lui dit: «Notre-Seigneur, qui ne veut pas votre perte, m'a envoyé un saint homme, et voici ce que le saint homme a dit: «Dieu ordonne que vous vous désistiez de tourmenter son chrétien peuple de France; sinon vous avez peu à vivre[196].»
Henri V était jeune encore; mais il avait beaucoup travaillé en ce monde, le temps était venu du repos. (p. 118) Il n'en avait pas eu depuis sa naissance. Il fut pris, après sa campagne d'hiver, d'une vive irritation d'entrailles, mal fort commun alors, et qu'on appelait le feu Saint-Antoine. La dyssenterie le saisit[197]. Cependant le duc de Bourgogne lui ayant demandé secours pour une bataille qu'il allait livrer, il craignit que le jeune prince français ne vainquît encore une fois tout seul, et il répondit: «Je n'enverrai pas, j'irai.» Il était déjà très-faible et se faisait porter en litière; mais il ne put aller plus loin que Melun: il fallut le rapporter à Vincennes. Instruit par les médecins de sa fin prochaine, il recommanda son fils à ses frères, et leur dit deux sages paroles: premièrement, de ménager le duc de Bourgogne; deuxièmement, si l'on traitait, de s'arranger toujours pour garder la Normandie.
Puis il se fit lire les psaumes de la pénitence; et quand on en vint aux paroles du Miserere: «Ut ædificentur muri Hierusalem,» le génie guerrier du mourant se réveilla dans sa piété même: «Ah! si Dieu m'avait laissé vivre mon âge, dit-il, et finir la guerre de France, c'est moi qui aurais conquis la Terre sainte[198]!»
Il semble qu'à ce moment suprême il ait éprouvé quelque doute sur la légitimité de sa conquête de France, quelque besoin de se rassurer. On en jugerait (p. 119) volontiers ainsi, d'après les paroles qu'il ajouta, comme pour répondre à une objection intérieure: «Ce n'est pas l'ambition ni la vaine gloire du monde qui m'ont fait combattre. Ma guerre a été approuvée des saints prêtres et des prud'hommes; en la faisant, je n'ai point mis mon âme en péril.» Peu après il expira (31 août 1422).
L'Angleterre, dont il avait exprimé l'opinion en mourant, lui rendit même témoignage. Son corps fut porté à Westminster, parmi un deuil incroyable, non comme celui d'un roi, d'un triomphateur, mais comme les reliques d'un saint[199].
Il était mort le 31 août; Charles VI le suivit le 21 octobre[200]. Le peuple de Paris pleura son pauvre roi fol, autant que les Anglais leur victorieux Henri V. «Tout le peuple qui étoit dans les rues et aux fenêtres pleuroit et crioit, comme si chacun eût vu mourir ce qu'il aimoit le plus. Vraiment leurs lamentations étoient comme celles du prophète: Quomodo sedet sola civitas plena populo?»
Le menu commun de Paris criait: «Ah! très-cher prince, jamais nous n'en aurons un si bon! Jamais nous ne te verrons. Maudite soit la mort! Nous n'aurons jamais plus que guerre, puisque tu nous as laissés. Tu vas en repos; nous demeurons en tribulation et douleur[201].»
(p. 120) Charles VI fut porté à Saint-Denis, «petitement accompagné pour un roi de France; il n'avoit que son chambellan, son chancelier, son confesseur et quelques menus officiers.» Un seul prince suivait le convoi, et c'était le duc de Bedford. «Hélas! son fils et ses parents ne pouvoient être à l'accompagner, de quoi ils estoient légitimement excusez[202].» Cette belle famille était presque éteinte; les trois fils aînés étaient morts. Des filles, l'aînée avait épousé l'infortuné Richard II, puis le duc d'Orléans, prisonnier toute sa vie; la seconde, femme du duc de Bourgogne, mourut de chagrin; la troisième avait été contrainte d'épouser l'ennemi de la France. Le seul qui restât des fils de Charles VI était proscrit, déshérité.
Lorsque le corps fut descendu, les huissiers d'armes rompirent leurs verges et les jetèrent dans la fosse, et ils renversèrent leurs masses. Alors Berri, roi d'armes de France, cria sur la fosse: «Dieu veuille avoir pitié de l'âme de très-haut et très-excellent prince Charles, roi de France, sixième du nom, notre naturel et souverain seigneur.» Ensuite il reprit: «Dieu accorde bonne vie à Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d'Angleterre, notre souverain seigneur[203].»
Après avoir dit la mort du roi, il faudrait dire la mort du peuple. De 1418 à 1422, la dépopulation fut effroyable. Dans ces années lugubres, c'est comme un cercle meurtrier: la guerre mène à la famine, et la famine à la peste; celle-ci ramène la famine à son (p. 121) tour. On croit lire cette nuit de l'Exode où l'ange passe et repasse, touchant chaque maison de l'épée.
L'année des massacres de Paris (1418), la misère, l'effroi, le désespoir, amenèrent une épidémie qui enleva, dit-on, dans cette ville seule, quatre-vingt mille âmes[204]. «Vers la fin de septembre, dit le témoin oculaire, dans sa naïveté terrible, on mouroit tant et si vite, qu'il falloit faire dans les cimetières de grandes fosses où on les mettait par trente et quarante, arrangés comme lard, et à peine poudrés de terre. On ne rencontrait dans les rues que prêtres qui portoient Notre-Seigneur.»
En 1419, il n'y avait pas à récolter; les laboureurs étaient morts ou en fuite: on avait peu semé, et ce peu fut ravagé. La cherté des vivres devint extrême. On espérait que les Anglais rétabliraient un peu d'ordre et de sécurité, et que les vivres deviendraient moins rares; au contraire, il y eut famine. «Quand venoient huit heures, il y avoit si grande presse à la porte des boulangers, qu'il faut l'avoir vu pour le croire... Vous auriez entendu dans tout Paris des lamentations pitoyables des petits enfants qui crioient: (p. 122) «Je meurs de faim!» On voyoit sur un fumier vingt, trente enfants, garçons et filles, qui mouroient de faim et de froid. Et il n'y avoit pas de cœur si dur qui, les entendant crier la nuit: «Je meurs de faim! n'en eût grand pitié. Quelques-uns des bons bourgeois achetèrent trois ou quatre maisons dont ils firent hôpitaux pour les pauvres enfants[205].»
En 1421, même famine et plus dure. Le tueur de chiens était suivi des pauvres, qui, à mesure qu'il tuait, dévoraient tout, «chair et trippes[206].» La campagne, dépeuplée, se peuplait d'autre sorte: des bandes de loups couraient les champs, grattant, fouillant les cadavres; ils entraient la nuit dans Paris, comme pour en prendre possession. La ville, chaque jour plus déserte, semblait bientôt être à eux: on dit qu'il n'y avait pas moins de vingt-quatre mille maisons abandonnées[207].
On ne pouvait plus rester à Paris. L'impôt était trop écrasant. Les mendiants (autre impôt) y affluaient de toute part, et à la fin il y avait plus de mendiants que d'autres personnes, on aimait mieux s'en aller, laisser son bien. Les laboureurs de même quittaient leurs champs et jetaient la pioche; ils se disaient entre eux: (p. 123) «Fuyons aux bois avec les bêtes fauves... adieu les femmes et les enfants... Faisons le pis que nous pourrons. Remettons-nous en la main du Diable[208].»
Arrivé là, on ne pleure plus; les larmes sont finies, ou parmi les larmes même éclatent de diaboliques joies, un rire sauvage... C'est le caractère le plus tragique du temps, que, dans les moments les plus sombres, il y ait des alternatives de gaieté frénétique.
Le commencement de cette longue suite de maux, «de cette douloureuse danse,» comme dit le Bourgeois de Paris, c'est la folie de Charles VI, c'est le temps aussi de cette trop fameuse mascarade des satyres, des mystères pieusement burlesques, des farces de la Bazoche.
L'année de l'assassinat du duc d'Orléans a été signalée par l'organisation du corps des ménétriers. Cette corporation, tout à fait nécessaire sans doute dans une (p. 124) si joyeuse époque, était devenue importante et respectable. Les traités de paix se criaient dans les rues à grand renfort de violons; il ne se passait guère six mois qu'il n'y eût une paix criée et chantée[209].
L'aîné des fils de Charles VI, le premier dauphin, était un joueur infatigable de harpe et d'épinette. Il avait force musiciens, et faisait venir encore, pour aider, les enfants de chœur de Notre-Dame. Il chantait, dansait et «balait» la nuit et le jour[210], et cela l'année des Cabochiens, pendant qu'on lui tuait ses amis. Il se tua, lui aussi, à force de chanter et de danser.
Cette apparente gaieté, dans les moments les plus tristes, n'est pas un trait particulier de notre histoire. La chronique portugaise nous apprend que le roi D. Pedro, dans son terrible deuil d'Inès qui lui dura jusqu'à la mort, éprouvait un besoin étrange de danse et de musique. Il n'aimait plus que deux choses, les supplices et les concerts. Et ceux-ci, il les lui fallait étourdissants, violents, des instruments métalliques, dont la voix perçante prît tyranniquement le dessus, fit taire les voix du dedans et remuât le corps, comme (p. 125) d'un mouvement d'automate. Il avait tout exprès pour cela de longues trompettes d'argent. Quelquefois, quand il ne dormait pas, il prenait ses trompettes avec des torches, et il s'en allait dansant par les rues; le peuple alors se levait aussi, et soit compassion, soit entraînement méridional, ils se mettaient à danser tous ensemble, peuple et roi, jusqu'à ce qu'il en eût assez, et que l'aube le ramenât épuisé à son palais[211].
Il paraît constant qu'au XIVe siècle, la danse devint, dans beaucoup de pays, involontaire et maniaque. Les violentes processions des Flagellants en donnèrent le premier exemple. Les grandes épidémies, le terrible ébranlement nerveux qui en restaient aux survivants, tournaient aisément en danse de Saint-Gui[212]. Ces phénomènes sont, comme on sait, de nature contagieuse. Le spectacle des convulsions agissait d'autant plus puissamment qu'il n'y avait dans les âmes que convulsions et vertige. Alors les sains et les malades dansaient sans distinction. On les voyait dans les rues, dans les églises, se saisir violemment par la main et former des rondes. Plus d'un, qui d'abord en riait ou regardait froidement, en venait aussi à n'y plus voir, la tête lui tournait, il tournait lui-même et dansait avec les autres. (p. 126) Les rondes allaient se multipliant, s'enlaçant elles devenaient de plus en plus vastes, de plus en plus aveugles, rapides, furieuses à briser tout, comme d'immenses reptiles qui, de minute en minute, iraient grossissant, se tordant. Il n'y avait pas à arrêter le monstre; mais on pouvait couper les anneaux; on brisait la chaîne électrique en tombant des pieds et des poings sur quelques-uns des danseurs. Cette rude dissonance rompant l'harmonie, ils se trouvaient libres; autrement, ils auraient roulé jusqu'à l'épuisement final et dansé à mort.
Ce phénomène du XIVe siècle ne se représente pas au XVe. Mais nous y voyons, en Angleterre, en France, en Allemagne, un bizarre divertissement qui rappelle ces grandes danses populaires de malades et de mourants. Cela s'appelait la danse des morts, ou danse macabre[213]. Cette danse plaisait fort aux Anglais qui l'introduisirent chez nous[214].
On voyait naguère à Bâle[215], on voit encore à Lucerne, (p. 127) à la Chaise-Dieu en Auvergne, une suite de tableaux qui représentent la Mort entrant en danse avec des hommes de tout âge, de tout état, et les entraînant avec elle. Ces danses en peinture furent destinées à reproduire de véritables danses en nature et en action[216]. Elles durent certainement leur origine à quelques-uns des mimes sacrés qu'on jouait dans les églises, aux parvis, aux cimetières, ou même dans les rues aux processions[217]. L'effort des mauvais anges pour entraîner les âmes, tel qu'on le voit partout encore dans les bas-reliefs des églises, en donna sans doute la première idée. Mais, à mesure que le sentiment chrétien alla s'affaiblissant, ce spectacle cessa d'être religieux, il ne rappela aucune pensée de jugement, de salut, ni de résurrection[218], mais devint sèchement moral, durement philosophique et matérialiste. Ce ne fut plus le diable, fils du péché, de la volonté corrompue, mais la Mort, la mort fatale, matérielle et sous forme de squelette. Le squelette humain, dans ses formes anguleuses et (p. 128) gauches au premier coup-d'œil, rappelle, comme on sait, la vie de mille façons ridicules, mais l'affreux rictus prend en revanche un air ironique... Moins étrange encore par la forme que par la bizarrerie des poses, c'est l'homme et ce n'est pas l'homme... Ou, si c'est lui, il semble, cet horrible baladin, étaler avec un cynisme atroce la nudité suprême qui devait rester vêtue de la terre.
Le spectacle de la danse des morts se joua[219] à Paris en 1424, au cimetière des Innocents. Cette place étroite, où pendant tant de siècles l'énorme ville a versé presque tous ses habitants, avait été d'abord tout à la fois un cimetière, une voirie, hantée la nuit des voleurs, le soir des folles filles qui faisaient leur métier sur les tombes. Philippe-Auguste ferma la place de murs, et pour la purifier, la dédia à saint Innocent, un (p. 129) enfant crucifié par les juifs. Au XIVe siècle, les églises étant déjà bien pleines, la mode vint parmi les bons bourgeois de se faire enterrer au cimetière. On y bâtit une église; Flamel y contribua, et mit au portail des signes bizarres, inexplicables, qui, au dire du peuple, recélaient de grands mystères alchimiques. Flamel aida encore à la construction des charniers qu'on bâtit tout autour. Sous les arcades de ces charniers étaient les principales tombes; au-dessus régnait un étage et des greniers, où l'on pendait demi-pourris les os que l'on tirait des fosses[220], car il y avait peu de place; les morts ne reposaient guère; dans cette terre vivante, un cadavre devenait squelette en neuf jours. Cependant, tel était le torrent de matière morte qui passait et repassait, tel le dépôt qui en restait, qu'à l'époque où le cimetière fut détruit, le sol s'était exhaussé de huit pieds au-dessus des rues voisines[221]. De cette longue alluvion des siècles s'était formée une montagne de morts qui dominait les vivants.
Tel fut le digne théâtre de la danse macabre. On la commença en septembre 1424, lorsque les chaleurs avaient diminué, et que les premières pluies rendaient le lieu moins infect. Les représentations durèrent plusieurs mois.
(p. 130) Quelque dégoût que pût inspirer et le lieu et le spectacle, c'était chose à faire réfléchir de voir, dans ce temps meurtrier, dans une ville si fréquemment, si durement visitée de la mort, cette foule famélique, maladive, à peine vivante, accepter joyeusement la Mort même pour spectacle, la contempler insatiablement dans ses moralités bouffonnes, et s'en amuser si bien qu'ils marchaient sans regarder sur les os de leurs pères, sur les fosses béantes qu'ils allaient remplir eux-mêmes.
Après tout, pourquoi n'auraient-ils pas ri, en attendant? C'était la vraie fête de l'époque, sa comédie naturelle, la danse des grands et des petits. Sans parler de ces millions d'hommes obscurs qui y avaient pris part en quelques années, n'était-ce pas une curieuse ronde qu'avaient menée les rois et les princes. Louis d'Orléans et Jean sans Peur, Henri V et Charles VI! Quel jeu de la mort, quel malicieux passe-temps d'avoir approché ce victorieux Henri, à un mois près, de la couronne de France! Au bout de toute une vie de travail, pour survivre à Charles VI, il lui manquait un petit mois seulement. Non! pas un mois, pas un jour! Et il ne mourra pas même en bataille; il faut qu'il s'alite avec la dyssenterie et qu'il meure d'hémorroïdes[222].
Si l'on eût trouvé un peu dures ces dérisions de la (p. 131) Mort, elle eût eu de quoi répondre. Elle eût dit qu'à bien regarder, on verrait qu'elle n'avait guère tué que ceux qui ne vivaient plus. Le conquérant était mort, du moment que la conquête languit et ne put plus avancer; Jean sans Peur, lorsqu'au bout de ses tergiversations, connu enfin des siens même, se voyait à jamais avili et impuissant. Partis et chefs de partis, tous avaient désespéré. Les Armagnacs, frappés à Azincourt, frappés au massacre de Paris, l'étaient bien plus encore par leur crime de Montereau. Les cabochiens et les Bourguignons avaient été obligés de s'avouer qu'ils étaient dupes, que leur duc de Bourgogne était l'ami des Anglais; ils s'étaient vus forcés, eux qui s'étaient crus la France, de devenir Anglais eux-mêmes. Chacun survivait ainsi à son principe et à sa foi; la mort morale, qui est la vraie, était au fond de tous les cœurs. Pour regarder la danse des morts, il ne restait que des morts.
Les Anglais même, les vainqueurs, à leur spectacle favori, ne pouvaient qu'être mornes et sombres. L'Angleterre, qui avait gagné à sa conquête d'avoir pour roi un enfant français par sa mère, avait bien l'air d'être morte, surtout s'il ressemblait à son grand-père Charles VI. Et pourtant, en France, cet enfant était anglais, c'était Henri VI de Lancastre; sa royauté était la mort nationale de la France même.
Lorsque, quelques années après, ce jeune roi anglo-français, ou plutôt ni l'un ni l'autre, fut amené dans Paris désert par le cardinal Winchester, le cortége passa devant l'hôtel Saint-Paul, où la reine Isabeau, veuve de Charles VI, était aux fenêtres. On dit à l'enfant (p. 132) royal que c'était sa grand'mère; les deux ombres se regardèrent; la pâle jeune figure ôta son chaperon et salua; la vieille reine, de son côté, fit une humble révérence, mais, se détournant, elle se mit à pleurer[223].
«Les plus mortes morts» sont les meilleures, disait un sage, les plus près de la résurrection.
C'est une grande force de n'espérer plus, d'échapper aux alternatives des joies et des craintes, de mourir à l'orgueil et au désir... Mourir ainsi, c'est plutôt vivre.
Cette mort vivante de l'âme la rend calme et intrépide. (p. 134) Que craindrait d'ici celui qui n'est plus d'ici? Que peuvent contre un esprit toutes les menaces du monde?
L'Imitation de Jésus-Christ, le plus beau livre chrétien après l'Évangile, est sorti, comme lui, du sein de la mort. La mort du monde ancien, la mort du moyen âge, ont porté ces germes de vie.
Le premier manuscrit de l'Imitation[224] que l'on connaisse, (p. 135) paraît être de la fin du XIVe siècle ou du commencement du XVe. Depuis 1421, les copies deviennent innombrables. On en a trouvé vingt dans un seul monastère. L'imprimerie naissante s'employa principalement à reproduire l'Imitation. Il en existe deux mille (p. 136) éditions latines, mille françaises. Les Français en ont fait soixante traductions, les Italiens trente, etc.
Ce livre universel du christianisme a été revendiqué par chaque peuple comme un livre national. Les Français y montrent des gallicismes, les Italiens des italianismes, les Allemands des germanismes.
Tous les ordres du sacerdoce, qui sont comme des (p. 137) nations dans l'Église, se disputent également l'Imitation. Les prêtres la réclament pour Gerson, les chanoines réguliers pour Thomas de Kempen, les moines pour un certain Gersen, moine bénédictin. Bien d'autres pourraient réclamer aussi. Il s'y trouve des passages de tous les saints, de tous les docteurs. Saint François de Sales a seul bien vu dans cette obscure question: «L'auteur, dit-il, c'est le Saint-Esprit.»
L'époque n'est pas moins controversée que l'auteur et la nation. Le XIIIe siècle, le XIVe, le XVe, prétendent à cette gloire. Le livre éclate au XVe, et devient alors populaire, mais il a bien l'air de partir de plus loin et d'avoir été préparé dans les siècles antérieurs.
Comment en eût-il été autrement? Le christianisme, dans son principe même, n'est autre chose que l'imitation du Christ[225]. Le Christ est descendu pour nous encourager à monter. Il nous a proposé en lui le suprême modèle.
La vie des saints ne fut qu'imitation; les règles monastiques ne sont pas autre chose. Mais le mot d'imitation ne put être prononcé que tard. Le livre que nous appelons ainsi porte dans plusieurs manuscrits un titre qui doit être fort ancien: Livre de vie. Vie est synonyme de règle dans la vie monastique[226]. Ce livre n'aurait-il (p. 138) pas été, dans sa première forme, une règle des règles, une fusion de tout ce que chaque règle contenait de plus édifiant[227]? Il semble particulièrement empreint de l'esprit de sagesse et de modération qui caractérisait le grand ordre, l'ordre de Saint-Benoît.
Ces maîtres expérimentés de la vie intérieure sentirent de bonne heure que pour diriger l'âme dans une voie de perfectionnement réel, solide et sans rechute, il fallait proportionner la nourriture spirituelle aux forces du disciple, donner le lait aux faibles, le pain aux forts. De là les trois degrés (connus, il est vrai, de l'antiquité), qui ont formé la division naturelle du livre de l'Imitation: vie purgative, illuminative, unitive.
À ces trois degrés semblent répondre les titres divers que ce livre porte encore dans les manuscrits. Les uns, frappés du secours qu'il donne pour détruire en nous le vieil homme, l'intitulent: «Reformatio hominis.» Les autres y sentent déjà la douceur intime de la grâce, et l'appellent «Consolatio.» Enfin, l'homme relevé, rassuré, prend confiance dans ce Dieu si doux; il ose le regarder, le prendre pour modèle, il s'avoue la grandeur de sa destination, il s'élève à cette pensée hardie: Imiter Dieu, et le livre prend ce titre: «Imitatio Christi.»
Le but fut ainsi marqué haut de bonne heure; mais ce but fut manqué d'abord par l'élan même et l'excès du désir.
(p. 139) L'imitation au XIIIe, au XIVe siècles, fut ou trop matérielle ou trop mystique. Le plus ardent des saints, celui de tous peut-être qui fut le plus violemment frappé au cœur de l'amour de Dieu, saint François, en resta à l'imitation du Christ pauvre, du Christ sanglant, aux stigmates de la Passion. Le franciscain Ubertino de Cassal, Ludolph, et même Tauler, nous proposent encore à imiter toutes les circonstances matérielles de la vie du Seigneur[228]. Lorsqu'ils laissent la lettre et s'élèvent à l'esprit, l'amour les égare, ils dépassent l'imitation, ils cherchent l'union, l'unité de (p. 140) l'homme et de Dieu. Sans doute, telle est la pente de l'âme, elle ne demande qu'à périr en soi pour n'être plus qu'en l'objet aimé[229]. Et pourtant, tout serait perdu pour la passion, si elle arrivait, l'imprudente, à son but, à l'unité même; dans l'unité, il n'y aurait plus place à l'amour; pour aimer, il faut rester deux.
Tel fut l'écueil où échouèrent tous les mystiques pendant le XIIIe et le XIVe siècles, le grand Rusbrock lui-même, qui écrivait contre les mystiques.
La merveille de l'Imitation, dans la forme où elle fut arrêtée (peut-être vers 1400), c'est la mesure et la sagesse. L'âme y marche entre les deux écueils: matérialité, mysticité; elle y touche et n'y heurte pas; elle passe, comme si elle ne voyait point le péril; elle passe dans sa simplicité... Prenez garde, cette simplicité-là n'est pas une qualité naïve, c'est bien plutôt la fin de la sagesse; comme la seconde ignorance dont parle Pascal, l'ignorance qui vient après la science.
Cette simplicité dans la profondeur est particulièrement le caractère du troisième livre de l'Imitation. L'âme, détachée du monde au premier, s'est fortifiée dans la solitude du second. Au troisième, ce n'est plus solitude; l'âme a près d'elle un compagnon, un ami, un maître, et de tous le plus doux. Une gracieuse lutte s'engage, une aimable et pacifique guerre entre l'extrême faiblesse et la force infinie qui n'est plus que la (p. 141) bonté. On suit avec émotion toutes les alternatives de cette belle gymnastique religieuse; l'âme tombe, elle se relève, elle retombe, elle pleure. Lui, il la console: «Je suis là, dit-il, pour t'aider toujours, et plus encore qu'auparavant, si tu te confies en moi... Courage! tout n'est pas perdu... Tu te sens souvent troublé, tenté; eh bien, c'est que: Tu es homme et non pas Dieu, tu es chair et non pas ange[230]. Comment pourrais-tu toujours demeurer en même vertu; l'ange ne l'a pu au ciel, ni le premier homme au paradis...»
Cette intelligence compatissante de nos faiblesses et de nos chutes indique assez que ce grand livre a été achevé lorsque le christianisme avait longtemps vécu, lorsqu'il avait acquis l'expérience, l'indulgence infinie. On y sent partout une maturité puissante, une douce et riche saveur d'automne; il n'y a plus là les âcretés de la jeune passion. Il faut, pour en être venu à ce point, avoir aimé bien des fois, désaimé, puis aimé encore. C'est l'amour se sachant lui-même et goûtant profondément cette science, l'amour harmonisé qui ne périra plus par folie d'amour.
Je ne sais si le premier amour est le plus ardent, mais le plus grand, à coup sûr, le plus profond, c'est le dernier. On a vu souvent que, vers le milieu de la vie, et le milieu déjà passé, toutes les passions, toutes les pensées, finissaient par graviter ensemble et aboutir à une seule. La science même, multipliant les (p. 142) idées et les points de vue, n'était plus alors qu'un miroir à facettes où la passion reproduisait à l'infini son image, se réfléchissant, s'enflammant de sa propre réflexion... Telles se rencontrent parfois les tardives amours des sages, ces vastes et profondes passions, qu'on n'ose sonder... Telle, et plus profonde encore, la passion qu'on trouve en ce livre; grande comme l'objet qu'elle cherche, grande comme le monde qu'elle quitte... Le monde?..... Mais il a péri. Cet entretien tendre et sublime a lieu sur les ruines du monde, sur le tombeau du genre humain[231]. Les deux qui survivent, s'aiment et de leur amour et de l'anéantissement de tout le reste.
Que la passion religieuse soit arrivée d'elle-même, et sans influence du dehors, à un tel sentiment de solitude, on a peine à l'imaginer. On croirait plutôt que si l'âme s'est détachée si parfaitement des choses d'ici-bas, c'est qu'elle s'en est vue délaissée. Je ne sens pas seulement ici la mort volontaire d'une âme sainte, mais un immense veuvage et la mort d'un monde antérieur. Ce vide que Dieu vient remplir, c'est la place d'un monde social qui a sombré tout entier, corps et biens, Église et patrie. Il a fallu pour faire un tel désert qu'une Atlantide ait disparu.
Maintenant comment ce livre de solitude devient-il (p. 143) un livre populaire? Comment, en parlant de recueillement monastique, a-t-il pu contribuer à rendre au genre humain le mouvement et l'action?
C'est qu'au moment suprême où tous avaient défailli, où la mort semblait imminente, le grand livre sortit de sa solitude, de sa langue de prêtre, et il évoqua le peuple dans la langue du peuple même. Une version française se répandit, version naïve, hardie, inspirée. Elle parut sous le vrai titre du moment: «Internelle consolacion.»
La Consolation est un livre pratique et pour le peuple. Elle ne contient pas le dernier terme de l'Initiation religieuse, le dangereux quatrième livre de l'Imitatio Christi.
L'Imitatio, dans la disposition générale de ses quatre livres, suit une sorte d'échelle ascendante (abstinence, ascétisme, communication, union). La Consolation part du second degré, de la douceur, de la vie ascétique; elle va chercher des forces dans les communications divines, et elle redescend à l'abstinence, au détachement, c'est-à-dire à la pratique. Elle finit par où l'Imitatio a commencé.
Si le plan général de la Consolation n'a pas, comme celui de l'Imitatio, le noble caractère d'une initiation progressive, en revanche, la forme, le style, sont bien supérieurs. Les lourdes rimes, les cadences grossières que l'on a cherchées dans le latin barbare de l'Imitatio, disparaissent presque partout dans la Consolation française. Le style y offre précisément le caractère qui nous charme dans les sculptures du XVe siècle, la naïveté et déjà l'élégance. Naïveté, netteté à la (p. 144) Froissart, mais avec un mouvement tout autrement vif et bref[232], comme d'une âme bien émue... Ajoutez que dans certains passages du français on sent une délicatesse de cœur, dont l'original ne se doute pas[233].
Quelle dut être l'émotion du peuple, des femmes, des malheureux (les malheureux alors, c'était tout le monde), lorsque pour la première fois ils entendirent la parole divine, non plus dans la langue des morts, mais comme parole vivante, non comme formule cérémonielle, mais comme la voix vive du cœur, leur propre voix, la manifestation merveilleuse de leur secrète pensée... Cela seul était déjà une résurrection. L'humanité releva la tête, elle aima, elle voulut vivre: (p. 145) «Je ne mourrai point, je vivrai, je verrai encore les œuvres de Dieu!»
«Mon loyal ami et époux[234], ami si doux et débonnaire, qui me donnera les ailes de vraie liberté, que je puisse trouver en vous repos et consolation... Ô Jésus, lumière de gloire éternelle, seul soutien de l'âme pèlerine; pour vous est mon désir sans voix, et mon silence parle... Hélas! que vous tardez à venir! Venez donc consoler votre pauvre. Venez, venez, nulle heure n'est joyeuse sans vous...—Ah! je le sens, Seigneur, vous êtes revenu[235], vous avez eu pitié de mes larmes et de mes soupirs... Louange à vous, vraie Sagesse du Père! tout vous loue et vous bénit, mon corps, mon âme et aussi toutes vos créatures[236]!...
(p. 146) La transmission du livre populaire fut rapide, on ne peut en douter. Le genre humain, au commencement du XVe siècle, éprouva un besoin tout nouveau de reproduire, de répandre la pensée; ce fut comme une frénésie d'écrire. Les écrivains faisaient fortune, non plus les belles mains, mais les plus agiles. L'écriture de plus en plus hâtée, risquait de devenir illisible[237]... Les manuscrits, jusqu'alors, enchaînés[238] dans les églises, dans les couvents, avaient rompu la chaîne et couraient de main en main. Peu de gens savaient lire, mais celui qui savait, lisait tout haut; les ignorants écoutaient d'autant plus avidement; ils gardaient dans leurs jeunes et ardentes mémoires, des livres entiers.
Il fallait bien lire, écouter, penser tout seul, puisque l'enseignement religieux et la prédication manquaient (p. 147) presque partout. Les dignitaires ecclésiastiques abandonnaient ce soin à des voix mercenaires. Nous avons vu en 1405 et 1406 que pendant deux hivers, deux carêmes, il n'y eut point de sermon à Paris; à peine y eut-il un culte.
Et quand ils parlaient, que disaient-ils? Ils proclamaient leurs dissensions, leurs haines; ils maudissaient leurs adversaires. Comment s'étonner que l'âme religieuse se soit retirée en soi, qu'elle n'ait plus voulu entendre la voix discordante des docteurs, mais une seule voix, celle de Dieu? «Parlez, Seigneur, votre serviteur vous écoute... Les fils d'Israël disaient jadis à Moïse: Parles-nous; que le Seigneur ne nous parle pas, de peur que nous ne mourions. Ce n'est pas là ma prière, ô Seigneur. Non, que Moïse ne parle point, ni lui, ni les prophètes[239]... Ils donnent la lettre. Vous, vous donnez l'esprit. Parlez vous-même, ô Vérité éternelle, afin que je ne meure point[240].»
(p. 148) Ce qui fait la force de ce livre, c'est qu'avec cette noble liberté chrétienne, il n'y a nul esprit polémique, à peine quelques allusions aux malheurs du temps. Le pieux auteur reste dans un silence plein de respect en présence des infirmités de sa vieille mère l'Église[241]...
Que l'Imitation soit ou non un livre français[242], c'est en France qu'elle eut son action. Cela est visible, non-seulement par le grand nombre des versions françaises (plus de soixante!), mais surtout parce que la version principale est française, version éloquente et originale qui fit du livre monastique un livre populaire.
Au reste, il y a une raison plus haute et qui finit cette vaine dispute: l'Imitation fut donnée au peuple qui ne pouvait plus se passer de l'Imitation. Ce livre, utile, ailleurs sans doute, était ici une suprême nécessité. (p. 149) Nulle nation n'était descendue plus avant dans la mort, nulle n'avait besoin davantage de fouiller au fond de l'âme la source de vie qui y est cachée. Nulle ne pouvait mieux entendre le premier mot du livre: «Le royaume de Dieu est en vous, dit notre Seigneur Jésus-Christ. Rentre donc de tout ton cœur en toi-même, et laisse ce méchant monde... Tu n'as point ici de demeure permanente, où que tu sois. Tu es étranger et pèlerin; tu n'auras repos en nul lieu, sinon au cœur, quand tu seras vraiment joint à Dieu. Que regardes-tu donc çà et là pour trouver repos? Sois ton habitation aux cieux par l'amour, et point ne regarde les choses de ce monde qu'en passant, car elles passent et viennent à néant, et toi aussi comme elles[243]...»
Ce langage de mélancolie sublime et de profonde solitude, à qui s'adressait-il mieux qu'au peuple, au pays où il n'y avait plus que ruine? L'application semblait directe. Dieu semblait parler à la France et lui dire comme il dit aux morts: «Dès l'éternité, je t'ai connu par ton nom; tu as trouvé grâce, je te donnerai le repos[244]!»
Il ne fallait pas moins que cette bonté pour ranimer des cœurs si près du désespoir. L'Église universelle avait défailli, l'église nationale avait péri; de plus, (terrible tentation de blasphème!) une église étrangère était entrée, par la conquête et le meurtre, en possession de la France, le maître étranger avait apparu «comme roi des prêtres[245].»
(p. 150) La France, après avoir tant souffert du fol orgueil des fols, avait appris avec les Anglais à en connaître un autre, l'orgueil des sages. Elle avait enduré les pieux enseignements d'Henri V, entre le carnage d'Azincourt et les supplices de Rouen. Mais cela n'était rien encore; elle vit dans les vrais rois de l'Angleterre, en ses évêques, l'étrange spectacle de la sagesse sans l'esprit de Dieu. Le roi des prêtres morts, elle eut (c'était le progrès naturel), elle eut le prêtre-roi[246], la réalisation d'un terrible idéal, inconnu aux âges antérieurs, la royauté de l'usure dans l'homme d'église, la violence meurtrière dans le pharisaïsme... un Satan! mais sous forme nouvelle; non plus cette vieille figure de Satan honteux et fugitif. Non, Satan autorisé, décent, respectable, Satan riche, gras dans son trône d'évêque, dogmatisant, jugeant et réformant les saints.
Satan étant devenu cette vénérable personne, le rôle opposé restait à notre Seigneur. Il fallait qu'il fût amené par les constables devant ce grave chief-justice, comme un misérable échappé de paroisse[247], que dis-je, comme hérétique ou sorcier, comme violemment suspect d'être en relation avec le démon, ou démon lui-même; il fallait que notre Seigneur se laissât condamner et brûler, comme diable par le Diable... Les choses doivent aller jusque-là... C'est alors que l'assistance émerveillée verra cet honnête homme de juge se (p. 151) troubler à son tour, perdre contenance et se tordre dans son hermine... Alors chacun reprendra son rôle naturel; le drame sera complet, le mystère consommé.
L'Imitation de Jésus-Christ, sa passion reproduite dans la Pucelle, telle fut la rédemption de la France.
Une objection peut s'élever maintenant que personne ne ferait tout à l'heure. N'importe; dès ce moment nous pouvons y répondre.
L'esprit de ce livre, c'est la résignation. Cet esprit, répandu dans le peuple, eût dû, ce semble, le calmer, l'endormir, loin d'inspirer l'héroïsme de la résistance nationale. Comment expliquer cette apparente opposition?
C'est que la résurrection de l'âme n'est point celle de telle ou telle vertu, c'est que toutes les vertus se tiennent. C'est que la résignation ne revint pas seule, mais l'espoir, qui est aussi de Dieu, et avec l'espoir, la foi dans la justice... L'esprit de l'Imitation fut pour les clercs patience et passion; pour le peuple ce fut l'action, l'héroïque élan d'un cœur simple...
Et qu'on ne s'étonne pas si le peuple apparut ici en une femme, si de la patience et des douces vertus, une femme passa aux vertus viriles, à celle de la guerre, si la sainte se fit soldat. Elle a dit elle-même le secret de cette transformation, c'est un secret de femme: la PITIÉ qu'il y avait au royaume de France[248]!...
Voilà la cause, ne l'oublions jamais, la cause suprême de cette révolution. Quant aux causes secondaires, intérêts (p. 152) politiques, passions humaines, nous les dirons aussi; toutes doivent essayer leurs forces, venir heurter au but, succomber, s'avouer impuissantes, rendant hommage ainsi à la grande cause morale qui seule les rendit efficaces.
Le jeune roi, élevé par les Armagnacs, trouva en eux son principal appui, et aussi il partagea leur impopularité. Ces Gascons étaient les soldats les plus aguerris de la France, mais les plus pillards, les plus cruels. La haine qu'ils inspiraient dans le Nord aurait suffi pour y créer un parti bourguignon anglais. Les brigands du Midi semblaient plus étrangers que les étrangers.
Charles VII essaya ensuite des étrangers mêmes, de ceux qui avaient l'habitude des guerres anglaises; il appela les Écossais. C'étaient les plus mortels ennemis (p. 154) de l'Angleterre; on pouvait compter sur leur haine autant que sur leur courage. On plaça dans ces auxiliaires les plus grandes espérances. Un Écossais fut fait connétable de France, un Écossais comte de Touraine. Cependant, malgré leur incontestable bravoure, ils avaient été souvent battus en Angleterre. Ils le furent en France, à Crévant[249], à Verneuil (1423, 1424), non-seulement battus, mais détruits; les Anglais prirent garde qu'il n'en échappât. On prétendit que les Gascons, jaloux des Écossais, ne les avaient pas soutenus[250].
Les Anglais faillirent donner à Charles VII un allié bien plus utile et plus important que les Écossais; je parle du duc de Bourgogne. Il y avait deux gouvernements anglais, celui de Glocester à Londres, celui de Bedford à Paris; les deux frères s'entendaient si peu, qu'au même moment Bedford épousait la sœur du duc de Bourgogne, et Glocester commençait la guerre contre lui[251]. Un mot sur cette romanesque histoire.
Le duc de Bourgogne, comte de Flandre, croyait n'avoir sa Flandre que quand il l'aurait flanquée de (p. 155) Hollande et de Hainaut. Ces deux comtés étaient tombés entre les mains d'une fille, la comtesse Jacqueline; le duc de Bourgogne maria cette fille à un sien cousin, un enfant maladif, espérant bien qu'il ne viendrait rien de ce mariage et qu'il hériterait. Jacqueline, qui était une belle jeune femme, ne se résigna pas[252], elle laissa son triste mari, passa lestement le détroit et se proposa elle-même au duc de Glocester[253]. Les Anglais, qui ont les Pays-Bas en face, qui les ont toujours couvés des yeux, ne pouvaient guère résister à la tentation. Glocester fit la folie d'accepter (1423). C'était d'ailleurs un petit génie, ambitieux et incapable; il avait autrefois visé au trône de Naples; il voyait son frère Bedford régner en France, tandis qu'en Angleterre, son oncle, le cardinal Winchester, réduisait à rien son protectorat. Il prit donc en main la cause de Jacqueline, commençant ainsi contre le duc de Bourgogne, contre l'indispensable allié des Anglais une guerre qui, pour celui-ci, était une question d'existence, une guerre sans traité où le souverain de la Flandre risquerait jusqu'à son dernier homme. C'était hasarder la France anglaise, mettre en péril Bedford; Glocester, il est vrai, ne s'en souciait guère.
Le duc de Bourgogne, irrité, conclut une secrète alliance avec le duc de Bretagne; puis il lança à Bedford deux réclamations d'argent: 1o la dot de sa première (p. 156) femme, fille de Charles VI, cent mille écus! 2o une pension de vingt mille livres qu'Henri V lui avait promise, pour l'amener à reconnaître son droit à la couronne[254]. Que pouvait faire Bedford? Il n'avait pas d'argent; il offrit à sa place une possession inestimable, au-dessus de toute somme d'argent, Péronne, Montdidier et Roye, Tournai, Saint-Amand et Mortaigne, c'est-à-dire toute la barrière du Nord (septembre 1423)[255].
À chaque folie de Glocester, Bedford payait. En 1424, Glocester, comme chevalier de Jacqueline, défie le duc de Bourgogne en combat singulier. Cette bravade n'eut pas d'autre suite, sinon que Bedford en faillit périr. Les bandes de Charles VII vinrent se loger au cœur même de la France anglaise, en Normandie. Il fallait une bataille pour les chasser de là. Elle eut lieu le 17 août 1424 (Verneuil). Dès le mois de juin, Bedford avait regagné le duc de Bourgogne par une concession énorme; il lui avait engagé sa frontière de l'Est, Bar-sur-Seine, Auxerre et Mâcon.
(p. 157) Toute la France du Nord risquait fort de tomber ainsi, morceau par morceau, entre les mains du duc de Bourgogne. Mais tout à coup le vent changea. Le sage Glocester, au milieu de cette guerre commencée pour Jacqueline, oublie qu'il l'a épousée, oublie qu'au moment même elle est assiégée dans Bergues, et il en épouse une autre, une belle Anglaise[256]. Cette nouvelle folie eut les effets d'un acte de sagesse. Le duc de Bourgogne se laissa réconcilier avec les Anglais et fit semblant de croire tout ce que lui disait Bedford; l'essentiel pour lui était de pouvoir dépouiller Jacqueline, d'occuper le Hainaut, la Hollande et ensuite le Brabant dont la succession ne devait pas tarder à s'ouvrir.
Charles VII ne profita donc guère de cet événement qui semblait pouvoir lui être si utile. Tout l'avantage qu'il en tira, c'est que le comte de Foix, gouverneur du Languedoc, comprit que le duc de Bourgogne tournerait tôt ou tard contre les Anglais; il déclara que sa conscience[257] l'obligeait de reconnaître Charles VII comme le roi légitime. Il lui soumit le Languedoc, bien entendu que le roi n'en tirerait ni argent[258], ni (p. 158) troupes, qu'il n'y troublerait en rien la petite royauté que s'y était arrangée le comte de Foix.
L'amitié des maisons d'Anjou et de Lorraine semblait devoir être plus directement utile au parti de Charles VII. Le chef de la maison d'Anjou se trouvait alors être une femme, la reine Yolande, veuve de Louis II, duc d'Anjou, comte de Provence et prétendant au royaume de Naples; cette veuve était fille du roi d'Aragon et d'une Lorraine de la maison de Bar. Les Anglais ayant fait l'insigne faute d'inquiéter les maisons d'Anjou et d'Aragon pour le trône de Naples, Yolande forma contre eux l'alliance d'Anjou et de Lorraine avec Charles VII. Elle maria sa fille à ce jeune roi, et son fils René à la fille unique du duc de Lorraine.
Ce dernier mariage semblait bien difficile. Le duc de Lorraine, Charles le Hardi, avait été un violent ennemi des maisons d'Orléans[259], d'Armagnac; il avait épousé une parente du duc de Bourgogne; au massacre de 1418, il avait reçu de Jean sans Peur l'épée de connétable. En 1419, nous le voyons subitement changé, ennemi des Bourguignons, tout Français.
Pour comprendre ce miracle, il faut savoir que, dans cette éternelle bataille qui fut la vie de la Lorraine au (p. 159) moyen âge, les deux maisons rivales, Lorraine et Bar, s'étaient usées à force de combattre. Il restait deux vieillards, le duc de Bar, vieux cardinal, et le duc de Lorraine, qui n'avait qu'une fille[260]. Le cardinal assura son duché à son neveu René, et, pour réunir tout le pays, demanda pour René l'héritière de Lorraine au nom de Dieu et de la paix. Le duc, gouverné alors par une maîtresse française[261], consentit à donner sa fille et ses États à un prince français de cette maison de Bar, si longtemps ennemie de la sienne.
Les Anglais y avaient aidé en faisant au duc de Lorraine le plus sensible outrage. Henri V lui avait demandé sa fille en mariage, et il épousa la fille du roi de France; en même temps, il inquiétait le duc en voulant acquérir le Luxembourg, aux portes de la Lorraine.
L'irritation de Charles le Hardi augmenta, lorsqu'en (p. 160) 1424 les Bourguignons, auxiliaires des Anglais, occupèrent en Picardie la ville de Guise, qui lui appartenait. Alors il assembla les États de son duché, et leur fit reconnaître la Lorraine comme fief féminin, et sa fille, femme de René d'Anjou, comme son héritière.
La grandeur de la maison d'Anjou, son étroite union avec Charles VII, devait, ce semble, fortifier le parti royal. Mais cette maison avait trop à faire en Lorraine, en Italie. L'égoïste et politique Yolande voulait gagner du temps, ménager les Anglais, ne pas les attirer dans les domaines patrimoniaux de la maison d'Anjou. Elle attendait du moins que ses fils fussent affermis en Lorraine et à Naples.
Elle fut toutefois utile à son gendre Charles VII. Par ses sages conseils, elle éloigna de lui les vieux Armagnacs. Elle eut l'adresse de lui ramener les Bretons; elle fit donner l'épée de connétable au frère du duc de Bretagne, au comte de Richemont. Richemont n'accepta qu'en stipulant que le roi éloignerait de lui les meurtriers du duc de Bourgogne.
C'étaient les Bretons qui avaient sauvé le royaume au temps de Duguesclin. Charles VII, réunissant les Bretons, les Gascons, les Dauphinois, avait dès lors de son côté la vraie force militaire de la France. L'Espagne lui envoyait des Aragonais, l'Italie des Lombards.
Et avec tout cela la guerre languissait. L'argent manquait, l'union encore plus. Les favoris du roi firent échouer Richemont dans ses premières entreprises. Ce ne fut pas, il est vrai, impunément; le rude Breton en fit tuer deux en six mois sans forme de (p. 161) procès[262]. Puisqu'il fallait au roi un favori, il lui en donna un de sa main, le jeune La Trémouille[263], et le premier usage que celui-ci fit de son ascendant, fut de faire éloigner Richemont. Le roi, chose bizarre, défendit à son connétable de combattre pour lui; les gens du roi et ceux de Richemont étaient sur le point de tirer l'épée les uns contre les autres.
Ainsi Charles VII se trouvait moins avancé que jamais. Il avait essayé des Gascons, des Écossais, des Bretons, tous braves, tous indisciplinables. Ni le refroidissement du duc de Bourgogne à l'égard des Anglais, ni la soumission apparente du Languedoc, ni le rapprochement des maisons d'Anjou et de Lorraine, ne lui avait donné de force effective. Son parti semblait incurablement divisé et pour toujours impuissant.
Les Anglais, bien instruits de cette désorganisation, crurent que le moment était arrivé de forcer enfin la barrière de la Loire, et ils rassemblèrent autour d'Orléans ce qu'ils avaient de troupes disponibles et toutes celles qu'ils purent faire venir.
Cela ne faisait guère au total que dix ou onze mille hommes. Mais c'était encore un grand effort dans la situation où était leurs affaires. Le duc de Glocester troublait l'Angleterre de ses querelles avec son oncle (p. 162) le cardinal de Winchester[264]. En France, Bedford ne pouvait tirer d'argent d'un pays si complétement ruiné[265]. Pour attirer ou retenir les grands seigneurs anglais et leurs hommes, il fallait leur faire sans cesse de nouveaux dons de terre, de fiefs, c'est-à-dire mécontenter de plus en plus la noblesse française. Le chroniqueur parisien remarque qu'alors il n'y avait presque plus de gentilshommes français dans le parti anglais; tous peu à peu avaient passé de l'autre côté.
L'armée anglaise semblait peu nombreuse pour envelopper Orléans et barrer la Loire. Mais du moins c'étaient les meilleurs soldats que les Anglais eussent en France, et ils suppléaient à leur petit nombre par des travaux prodigieux. Ils formèrent autour de la ville, non une enceinte continue comme Édouard III autour de Calais, mais une série de forts ou bastilles qui devaient surveiller les intervalles qu'on laissait entre elles. Le plan qu'un savant ingénieur a tracé de ces travaux d'après les rapports du temps est véritablement formidable[266].
(p. 163) Chaque bastille était commandée par un des premiers lords d'Angleterre; du côté de la Beauce par le lord commandant du siége, Salisbury, par les Suffolk, par le brave des braves, le vieux comte Talbot. La forte et triple bastille du sud, au delà de la Loire, au poste le plus dangereux, était commandée par un homme moins connu, mais déterminé, ennemi furieux de la France, William Glasdale, qui avait juré que, s'il entrait dans la ville, il tuerait tout[267], hommes, femmes et enfants. Le nom même de ces bastilles anglaises indiquait assez la ferme résolution de ne pas quitter le siége, quoi qu'il arrivât. L'une s'appelait Paris, l'autre Rouen, l'autre Londres. Quelle honte eût-ce été aux Anglais de rendre Londres?
Ces bastilles n'étaient pas des forteresses muettes, mais comme des ennemis vivants, qui, parmi les injures et les bravades, vomissaient dans la place des boulets de pierre du poids de cent vingt, de cent soixante livres.
D'autres bastilles plus éloignées, c'étaient les places du voisinage, Montargis, Rochefort, Le Puiset, Beaugency, Meung, dont les assiégeants s'étaient préalablement assurés, et qui étaient devenus des places anglaises.
Orléans méritait ces grands efforts. Ce n'était pas seulement le centre de la France, le coude de la Loire, la clef du Midi; ces avantages sont ceux de la situation; (p. 164) mais, quant à la population même, c'était la vie même et le cœur d'un parti. À l'époque où les brigandages des Armagnacs firent passer toutes les villes dans le parti bourguignon, Orléans resta fidèle. Lorsque la réaction eut lieu à Paris contre ce parti, c'est à Orléans que les princes envoyèrent les femmes et les enfants des fugitifs, qu'ils voulaient garder en otage.
Les bourgeois montrèrent un zèle extraordinaire. Ils consentirent sans difficulté à laisser brûler leurs faubourgs[268], c'est-à-dire toute une ville plus grande que la ville, je ne sais combien de couvents, d'églises[269], qui auraient été autant de postes pour les Anglais. Ils laissèrent faire et firent eux-mêmes. Ils se taxèrent, ils fondirent des canons. Leurs franchises les dispensaient de recevoir garnison; ils en demandèrent une; ils reçurent tout ce qu'on leur envoya: quatre ou cinq mille soudards de toute nation, des Gascons, Xaintrailles, La Hire, Albret, des Italiens, le signor Valperga, des Aragonais, don Mathias et don Coaraze, des Écossais, un Stuart, enfin le bâtard d'Orléans, et soixante bouches à feu.
Il y avait quelques Lorrains, envoyés peut-être par le duc de Lorraine ou par son gendre, le jeune René d'Anjou, duc de Bar.
Orléans se vit assiégée avec une gaieté héroïque. Les Anglais n'ayant pu fermer la place du côté de la (p. 165) Sologne, il entrait toujours des vivres; en une fois neuf cents porcs. On se moquait des boulets anglais, qui ne tuaient presque personne; on assurait qu'un boulet avait déchaussé un homme sans lui toucher même le pied. Au contraire, les canons orléanais faisaient rage; ils avaient des noms terribles: l'un d'eux s'appelait Riflard. Il y avait encore la célèbre couleuvrine d'un habile canonnier lorrain, maître Jean; à eux deux, homme et couleuvrine, ils faisaient les plus beaux coups. Les Anglais avaient fini par connaître ce maître Jean; il ne se délassait de les tuer qu'en se moquant d'eux; de temps à autre, il faisait le mort, il se laissait choir; on l'emportait dans la ville, les Anglais étaient dans la joie, alors il revenait plus vivant que jamais et tirait sur eux de plus belle.
Les violons ne manquaient pas. Ceux de la ville en envoyèrent aux Anglais pour diminuer leur spleen dans les ennuis de l'hiver. Dunois fit passer aussi à Suffolk une bonne fourrure en échange d'une assiette de figues.
Ce qui égaya beaucoup plus les Orléanais, c'est qu'un jour où le général en chef Salisbury visitait les tournelles, Glasdale lui montrait Orléans et disait: «Mylord, vous voyez votre ville[270].» Il regarda, mais ne vit rien; un boulet lui ferma l'œil et lui emporta une partie de la tête[271]. Ce boulet était parti justement d'une tour appelée Notre-Dame; or Salisbury avait récemment pillé Notre-Dame de Cléry.
(p. 166) Du 12 octobre 1428 au 12 février 1429, le siége continua avec des succès variés. Sorties, fausses attaques, combats pour l'entrée des vivres, duels même pour éprouver et amuser les deux partis. Une fois, c'étaient deux Gascons contre deux Anglais, et les nôtres eurent l'avantage. Un autre jour, on fit battre les pages des deux armées; les pages anglais l'emportèrent. Six Français se présentèrent aux bastilles anglaises pour jouter, les Anglais n'acceptèrent point.
Ils complétaient lentement leurs fortifications, et l'on pouvait prévoir que la ville finirait par être à peu près fermée. Quelque insouciant que le roi parût de sauver l'apanage du duc d'Orléans, il était clair qu'Orléans une fois tombé, les Anglais avanceraient librement en Poitou, en Berri, en Bourbonnais, qu'ils vivraient aux dépens de ces provinces; qu'après avoir ruiné le Nord, ils ruineraient le Midi. Le duc de Bourbon envoya son fils aîné, le comte de Clermont; des Écossais, des seigneurs de Touraine, de Poitou, d'Auvergne, devaient, sous ce jeune prince, secourir Orléans, y introduire des vivres, et même empêcher qu'il n'arrivât des vivres au camp anglais. Le duc de Bedford en envoyait de Paris sous la conduite du brave sir Falstaff; il avait profité de la vieille haine cabochienne de Paris contre Orléans pour joindre à ses Anglais bon nombre d'arbalétriers parisiens et le prévôt même de Paris[272]. Ils amenaient trois cents charrettes de munitions, de vivres, de harengs surtout, provision indispensable du carême. Troupes, charrettes, (p. 167) tout le convoi venait à la file; rien n'était plus facile que de les couper et de les détruire; le gascon La Hire, qui était en avant des Français, brûlait de tomber sur eux, mais il reçut défense expresse du prince, qui s'avançait lentement avec le gros de la troupe. Cependant les Anglais avaient pris l'alarme; Falstaff s'était concentré au milieu de ses charrettes et d'une enceinte de pieux aigus que ces prévoyants Anglais portaient toujours avec eux. À droite les archers anglais, à gauche les arbalétriers parisiens. Quoi que pût dire le comte de Clermont, la haine emporta ses gens; les Écossais se jetèrent à bas de cheval pour combattre de plain-pied les Anglais; les Gascons armagnacs sautèrent sur leurs vieux ennemis les Parisiens. Mais ceux-ci tinrent ferme. Écossais et Gascons ayant ainsi rompu leur rangs, les Anglais sortirent de l'enceinte, les poursuivirent et en tuèrent trois ou quatre cents. Le comte de Clermont resta immobile. La Hire était si furieux qu'il revint sur les Anglais dispersés à la poursuite et en tua quelques-uns.
Il fallut rentrer dans Orléans, après ce triste combat. Les Orléanais, toujours satiriques[273], l'appelèrent la bataille des harengs; en effet, les boulets avaient crevé les barils, et la plaine était jonchée de harengs plus que de morts.
Quelque léger que fût l'échec, il découragea tout le monde. Les plus avisés s'empressèrent de quitter (p. 168) une ville qui semblait perdue. Le jeune comte de Clermont eut la faiblesse de partir avec ses deux mille hommes; l'amiral de France, le chancelier de France pensèrent que ce serait dommage si les grands officiers du roi étaient pris par les Anglais, et ils s'en allèrent aussi.
Les hommes d'armes n'espérant plus de secours humain, les prêtres ne comptèrent pas beaucoup sur le secours divin; l'archevêque de Reims partit; l'évêque même d'Orléans laissa ses brebis se défendre comme elles pourraient[274].
Ils s'en allèrent tous le 18 février, assurant aux bourgeois qu'ils reviendraient bientôt en force. Rien ne put les retenir. Le bâtard d'Orléans, qui défendait avec autant d'adresse que de vaillance l'apanage de sa maison, leur disait en vain, depuis le 12, qu'on devait attendre un secours miraculeux; qu'il allait venir des Marches de Lorraine une fille de Dieu qui promettait de sauver la ville. L'archevêque, qui était un ancien secrétaire du pape[275], un vieux diplomate, ne s'arrêta pas beaucoup à ces histoires de miracle.
Dunois lui-même ne comptait pas tellement sur un secours d'en haut, qu'il n'employât un moyen très-humain, très-politique, contre les Anglais. Il envoya Xaintrailles au duc de Bourgogne pour le prier, comme parent du duc d'Orléans, de prendre sa ville en garde. Le duc, Philippe le Bon, venait justement d'acquérir, outre la forte position de Namur, le Hainaut et la Hollande, (p. 169) ces deux ailes de la Flandre que les Anglais lui avaient si maladroitement disputées. On le priait de se faire donner la grande et importante position du centre de la France. Il était en train d'acquérir; il ne refusa pas Orléans. Il alla droit à Paris et dit la chose à Bedford, qui répondit sèchement qu'il n'avait pas travaillé pour le duc de Bourgogne[276]. Celui-ci, fort blessé, rappela ce qu'il avait de troupes au siége d'Orléans.
Nous ne savons pas si les Anglais perdirent beaucoup d'hommes au départ des Bourguignons. Au reste, ils avaient justement achevé leurs travaux autour de la ville. Les Bourguignons partirent le 17 avril; dès le 15, les Anglais avaient fini leur dernière bastille du côté de la Beauce, celle qu'ils nommaient Paris; le 20, ils terminèrent, du côté de la Sologne, celle de Saint-Jean-le-Blanc, qui fermait la Haute-Loire, d'où les Orléanais tiraient jusque-là leurs approvisionnements.
Les vivres entrant avec peine, le mécontentement commença; beaucoup de gens trouvaient que la ville avait fait assez de sacrifices pour se conserver à son seigneur; il valait mieux qu'Orléans devînt anglais que de ne plus être. Les choses n'en restèrent pas là. On trouva qu'il avait été fait un trou dans le mur de la ville; la trahison était évidente.
D'autre part, Dunois ne pouvait rien attendre de Charles VII. Les États assemblés en 1428 avaient voté de l'argent, sommé les tenans-fiefs de leur service féodal. Il n'était venu ni hommes ni argent. Le receveur (p. 170) général n'avait pas quatre écus en caisse[277]. Quand Dunois envoya La Hire pour demander du secours, le roi, qui le fit dîner avec lui, n'eut, dit-on, à lui donner qu'un poulet et une queue de mouton. Quoi qu'il en soit de cette historiette, la situation désespérée de Charles VII est prouvée par l'offre exorbitante qu'il avait faite aux Écossais de leur céder le Berri pour prix d'un nouveau secours.
Nous ne connaissons pas bien les intrigues qui divisaient cette petite cour. Dans cette extrême détresse, les divisions y avaient naturellement augmenté. Les vieux conseillers armagnacs, éloignés quelque temps par Richemont et par la belle-mère du roi, devaient reprendre crédit. Ce parti méridional aurait consenti volontiers à avoir un roi du Midi, siégeant à Grenoble[278]. Au contraire, la belle-mère du roi, duchesse d'Anjou, ne pouvait conserver l'Anjou si les Anglais passaient définitivement la Loire. Elle était unie en cela avec la maison d'Orléans. Mais la maison d'Anjou avait tant d'autres intérêts, si variés, si divers, qu'elle (p. 171) croyait devoir ménager toujours les Anglais, négocier toujours. Lorsque la défense d'Orléans parut désespérée (mai 1429), le vieux cardinal de Bar se hâta de traiter avec Bedford, au nom de son neveu René d'Anjou, de peur qu'il ne manquât la succession de Lorraine, sauf à se laisser désavouer par René, si les affaires de Charles VII prenaient une autre face[279].
La ruine imminente d'Orléans avait effrayé les villes voisines de la Loire. Les plus proches, Angers, Tours et Bourges, envoyèrent des vivres; Poitiers et La Rochelle de l'argent; puis l'effroi gagnant, le Bourbonnais, l'Auvergne, le Languedoc même, firent passer aux Orléanais, du salpêtre, du soufre et de l'acier[280].
Peu à peu la France entière s'intéressait au sort d'une ville. On était touché de cette brave résistance des Orléanais, de leur fidélité à leur seigneur. On avait pitié d'Orléans, du duc d'Orléans aussi. Il ne suffisait donc pas aux Anglais de le retenir prisonnier toute sa vie; ils voulaient lui prendre son apanage, le ruiner, lui et ses enfants. Ce nouveau malheur renouvelait la mémoire de tant d'autres malheurs de cette maison; il n'était pas d'homme qui n'eût chanté dans son enfance les complaintes qui couraient alors sur la mort de Louis d'Orléans[281]. Charles d'Orléans, prisonnier, ne pouvait défendre sa ville, mais ses ballades passaient le détroit et priaient pour lui.
Chose touchante et qui honore la nature humaine, (p. 172) au milieu des plus terribles misères, parmi la désolation et la famine, lorsque les loups prenaient possession des campagnes, lorsque, au dire d'un contemporain, il n'y avait plus une maison debout, hors les villes, depuis la Picardie jusqu'en Allemagne, ce peuple était encore sensible aux maux des autres; il réservait sa pitié pour un prince prisonnier, un prince, un poète, fils d'un homme assassiné, et lui-même voué pour toute la vie à cette mort de la captivité et de l'exil[282].
Les femmes surtout éprouvaient ce sentiment de pitié. Moins dominées par l'intérêt, elles sont fidèles au malheur. En général, elles ne furent pas assez politiques pour se résigner au joug étranger; elles restèrent bonnes Françaises. Duguesclin savait qu'il n'y avait rien de plus Français en France que les femmes, lorsqu'il disait: «Il n'y a pas une fileuse qui ne file une quenouille pour ma rançon.»
L'un des premiers exemples de résistance avait été donné par une jeune femme, la dame de la Rocheguyon, qui défendit longtemps cette forteresse qui lui (p. 173) appartenait, et qui, forcée de la rendre, refusa d'en faire hommage aux Anglais. Ceux-ci osèrent lui proposer d'épouser un traître, Gui Bouteiller, qui avait trahi Rouen; ils voulaient mettre un homme à eux dans cette place importante de la Rocheguyon. Il eut la place, mais non la dame; elle aima mieux laisser tout, et s'en aller pauvre avec ses enfants[283].
Les femmes étaient restées Françaises; les prêtres redevinrent Français. Ils avaient fini par s'apercevoir que les Anglais, avec tous leurs beaux semblants d'égards pour l'Église[284], en étaient les vrais ennemis. Après avoir essayé d'imposer l'Église d'Angleterre, Bedford fit à celle de France l'exorbitante demande de céder au roi pour les besoins de la guerre tous les biens et rentes qui avaient été donnés à l'Église depuis quarante ans. Ces deux propositions portèrent malheur aux Anglais. Ils succédèrent à la réputation d'impiété qu'avaient eue les Armagnacs. Le pillage de quelques églises attira sur eux l'exécration du peuple[285].
(p. 174) La grandeur de Lancastre n'avait pas une base ferme. Elle reposait sur deux mensonges. En Angleterre, ils avaient dit: «Nous ne demandons à l'Église que ses prières;» et ils voulaient toucher aux biens de l'Église. En France, ils avaient dit: «Nous sommes les vrais héritiers du trône, usurpé depuis Philippe de Valois; nous sommes les vrais rois de France, nous sommes Français.» Un tel mot aurait pu tromper dans la bouche d'Édouard III, qui était Français par sa mère et qui parlait encore français. Mais, par un contraste bizarre, c'est justement à l'avénement d'Henri V que la chambre des Communes commence à rédiger ses actes en anglais. Lorsque ces prétendus Français nous faisaient la grâce de se servir de notre langue, ils la défiguraient et la maltraitaient tellement qu'ils semblaient ennemis de la langue autant que de la nation.
Avec tout cela, les Anglais avaient une chose pour eux, c'est que leur jeune roi, Henri VI, était certainement Français par sa mère et petit-fils de Charles VI; il ne ressemblait que trop à son grand-père pour la faiblesse d'esprit. Au contraire, la légitimité de Charles VII était bien douteuse; il était né en 1403, au plus fort (p. 175) des liaisons de sa mère avec le duc d'Orléans; elle-même avait accédé aux actes dans lesquels il était appelé le soi-disant dauphin. Henri VI n'avait pas encore été sacré à Reims, mais Charles VII ne l'était pas non plus. Le peuple de ce temps ne reconnaissait un roi qu'à deux choses: la naissance royale et le sacre; Charles VII n'était pas roi selon la religion, et il n'était pas sûr qu'il le fût selon la nature. Cette question, indifférente pour les politiques qui se décident suivant leurs intérêts, était tout pour le peuple; le peuple ne veut obéir qu'au droit.
Une femme avait obscurci cette grande question de droit; une femme sut l'éclaircir.
L'originalité de la Pucelle, ce qui fit son succès, ce ne fut pas tant sa vaillance ou ses visions, ce fut son bon sens. À travers son enthousiasme, cette fille du peuple vit la question et sut la résoudre.
Le nœud que les politiques et les incrédules ne pouvaient délier, elle le trancha. Elle déclara, au nom de Dieu, que Charles VII était l'héritier; elle le rassura contre sa légitimité dont il doutait lui-même. Cette légitimité, elle la sanctifia, menant son roi droit à Reims, et gagnant de vitesse sur les Anglais l'avantage décisif du sacre.
(p. 177) Il n'était pas rare de voir les femmes prendre les armes. Elles combattaient souvent dans les siéges[286], témoin les trente femmes blessées à Amiens[287], témoin Jeanne Hachette. Au temps de la Pucelle et dans les mêmes années, les femmes de Bohême se battaient comme les hommes, dans les guerres des Hussites[288].
L'originalité de la Pucelle, je le répète, ne fut pas non plus dans ses visions. Qui n'en avait au moyen âge? Même dans ce prosaïque XVe siècle, l'excès des souffrances avait singulièrement exalté les esprits. Nous voyons, à Paris, un frère Richard remuer tout le peuple par ses sermons, au point que les Anglais finirent par le chasser de la ville. Le carme breton Conecta était écouté à Courtrai, à Arras, par des masses de quinze ou vingt mille hommes. Dans l'espace de quelques années, avant et après la Pucelle, toutes les provinces ont leurs inspirés. C'est une Pierrette bretonne qui converse avec Jésus-Christ. C'est une Marie d'Avignon, une Catherine de la Rochelle. C'est un petit berger, que Xaintrailles amène de son pays, lequel a des stigmates aux pieds et aux mains, et qui sue du sang aux saints jours[289].
(p. 178) La Lorraine était, ce semble, l'une des dernières provinces où un tel phénomène eût dû se présenter. Les Lorrains sont braves, batailleurs, mais volontiers intrigants et rusés. Si le grand Guise sauva la France, avant de la troubler, ce ne fut pas par des visions. Nous trouvons deux Lorrains au siége d'Orléans, et tous deux y déploient le naturel facétieux de leur spirituel compatriote Callot; l'un est le canonnier maître Jean qui faisait si bien le mort; l'autre est un chevalier qui fut pris par les Anglais, chargé de fers, et qui à leur départ revint à cheval sur un moine anglais[290].
La Lorraine des Vosges a, il est vrai, un caractère plus grave. Cette partie élevée de la France d'où descendent de tous côtés des fleuves vers toutes les mers, était couverte de forêts, forêts vastes et telles que les Carlovingiens les jugeaient les plus dignes de leurs chasses impériales. Dans les clairières de ces forêts s'élevaient les vénérables abbayes de Luxeuil et de Remiremont; celle-ci, comme on sait, gouvernée par une abbesse qui était princesse du Saint-Empire, qui avait ses grands officiers, toute une cour féodale, qui faisait porter par son sénéchal l'épée nue devant elle. Cette royauté de femme avait eu pour vassal, et pendant longtemps, le duc de Lorraine.
(p. 179) Ce fut justement entre la Lorraine des Vosges et celle des plaines, entre la Lorraine et la Champagne, que naquit, à Dom-Remy, la belle et brave fille qui devait porter si bien l'épée de la France.
Il y a quatre Dom-Remy le long de la Meuse dans un cercle de dix lieues, trois du diocèse de Toul, un de celui de Langres[291]. Probablement ces quatre villages étaient, dans des temps plus anciens, des domaines de l'abbaye de Saint-Remy de Reims[292]. Nos grandes abbayes avaient, comme on sait, dans les temps carlovingiens, des possessions bien plus éloignées, jusqu'en Provence, jusqu'en Allemagne, jusqu'en Angleterre.
Cette ligne de la Meuse est la Marche de Lorraine et de Champagne, tant disputée entre le roi et le duc. Le père de Jeanne, Jacques Darc[293], était un digne Champenois[294]. Jeanne tint sans doute de son père; (p. 180) elle n'eut point l'âpreté lorraine; mais bien plutôt la douceur champenoise, la naïveté mêlée de sens et de finesse, comme vous la trouvez dans Joinville.
Quelques siècles plus tôt, Jeanne serait née serve de l'abbaye de Saint-Remy; un siècle auparavant, serve du sire de Joinville. Il était, en effet, seigneur de la ville de Vaucouleurs, dont le village de Dom-Remy dépendait. Mais en 1335, le roi obligea les Joinville de lui céder Vaucouleurs[295]. C'était alors le grand passage de la Champagne à la Lorraine, la droite route d'Allemagne, non-seulement la route d'Allemagne, mais aussi celle des bords de la Meuse, la croix des routes. C'était encore, pour ainsi dire, la frontière des partis; il y avait près de Dom-Remy un dernier village du parti bourguignon, tout le reste était pour Charles VII.
Cette Marche de Lorraine et de Champagne avait en tout temps cruellement souffert de la guerre; longue guerre entre l'Est et l'Ouest, entre le roi et le duc, pour la possession de Neufchâteau et des places voisines; puis guerre du Nord au Sud, entre les Bourguignons et les Armagnacs. Le souvenir de ces guerres sans pitié n'a pu s'effacer jamais. On montrait naguère encore, près de Neufchâteau, un arbre antique au nom sinistre, dont les branches avaient sans doute porté bien des fruits humains: Le chêne des partisans.
(p. 181) Les pauvres gens des Marches avaient l'honneur d'être sujets directs du roi, c'est-à-dire qu'au fond ils n'étaient à personne, n'étaient appuyés ni ménagés de personne, qu'ils n'avaient de seigneur, de protecteur, que Dieu. Les populations sont sérieuses dans une telle situation; elles savent qu'elles n'ont à compter sur rien, ni sur les biens, ni sur la vie. Elles labourent et le soldat moissonne. Nulle part le laboureur ne s'inquiète davantage des affaires du pays; personne n'y a plus d'intérêt; il en sent si rudement les moindres contre-coups! Il s'informe, il tâche de savoir, de prévoir; du reste, il est résigné, quoi qu'il arrive, il s'attend à tout, il est patient et brave. Les femmes mêmes le deviennent; il faut bien qu'elles le soient, parmi tous ces soldats, sinon pour leur vie, au moins pour leur honneur, comme la belle et robuste Dorothée de Gœthe.
Jeanne était la troisième fille d'un laboureur[296], Jacques Darc, et d'Isabelle Romée[297]. Elle eut deux marraines, dont l'une l'appelait Jeanne, l'autre Sibylle.
Le fils aîné avait été nommé Jacques, un autre (p. 182) Pierre. Les pieux parents donnèrent à l'une de leurs filles le nom plus élevé de saint Jean[298].
Tandis que les autres enfants allaient avec le père travailler aux champs ou garder les bêtes, la mère tint Jeanne près d'elle, l'occupant à coudre ou à filer[299]. Elle n'apprit ni à lire ni à écrire; mais elle sut tout ce que savait sa mère des choses saintes[300]. Elle reçut sa religion, non comme une leçon, une cérémonie, mais dans la forme populaire et naïve d'une belle histoire de veillée, comme la foi simple d'une mère... Ce que nous recevons ainsi avec le sang et le lait, c'est chose vivante, et la vie même...
(p. 183) Nous avons sur la piété de Jeanne un touchant témoignage, celui de son amie d'enfance, de son amie de cœur, Haumette, plus jeune de trois ou quatre ans. «Que de fois, dit-elle, j'ai été chez son père, et couché avec elle de bonne amitié[301]...! C'était une bonne fille, simple et douce. Elle allait volontiers à l'église et aux saints lieux. Elle filait, faisait le ménage, comme font les autres filles... Elle se confessait souvent. Elle rougissait, quand on lui disait qu'elle était trop dévote, qu'elle allait trop à l'église.» Un laboureur, appelé aussi en témoignage, ajoute qu'elle soignait les malades, donnait aux pauvres. «Je le sais bien, dit-il: j'étais enfant alors, et c'est elle qui m'a soigné.»
Tout le monde connaissait sa charité, sa piété. Ils voyaient bien que c'était la meilleure fille du village.
Ce qu'ils ignoraient, c'est qu'en elle la vie d'en haut absorba toujours l'autre et en supprima le développement vulgaire. Elle eut, d'âme et de corps, ce don divin de rester enfant. Elle grandit, devint forte et belle, mais elle ignora toujours les misères physiques de la femme[302]. Elles lui furent épargnées, au profit de la pensée et de l'inspiration religieuse. Née sous les murs mêmes de l'église, bercée du son des cloches et nourrie de légendes, elle fut une légende elle-même, rapide et pure, de la naissance à la mort.
(p. 184) Elle fut une légende vivante... Mais la force de vie, exaltée et concentrée, n'en devint pas moins créatrice. La jeune fille, à son insu, créait, pour ainsi parler, et réalisait ses propres idées, elle en faisait des êtres, elle leur communiquait, du trésor de sa vie virginale, une splendide et toute-puissante existence, à faire pâlir les misérables réalités de ce monde.
Si poésie veut dire création, c'est là sans doute la poésie suprême. Il faut savoir par quels degrés elle en vint jusque-là, de quel humble point de départ.
Humble à la vérité, mais déjà poétique. Son village était à deux pas des grandes forêts des Vosges. De la porte de la maison de son père, elle voyait le vieux bois des chênes[303]. Les fées hantaient ce bois; elles aimaient surtout une certaine fontaine près d'un grand hêtre qu'on nommait l'arbre des fées, des dames[304]. Les petits enfants y suspendaient des couronnes, y chantaient. Ces anciennes dames et maîtresses des forêts ne pouvaient plus, disait-on, se rassembler à la fontaine; elles en avaient été exclues pour leurs péchés[305]. Cependant l'Église se défiait toujours des vieilles divinités locales; le curé, pour les chasser, allait chaque année dire une messe à la fontaine.
Jeanne naquit parmi ces légendes, dans ces rêveries populaires. Mais le pays offrait à côté une tout autre poésie, celle-ci, sauvage, atroce, trop réelle, hélas! la poésie de la guerre... La guerre! ce mot seul dit toutes (p. 185) les émotions; ce n'est pas tous les jours sans doute l'assaut et le pillage, mais bien plutôt l'attente, le tocsin, le réveil en sursaut, et dans la plaine au loin le rouge sombre de l'incendie... État terrible, mais poétique; les plus prosaïques des hommes, les Écossais du pays bas se sont trouvés poètes parmi les hasards du border; de ce désert sinistre, qui semble encore maudit, ont pourtant germé les ballades, sauvages et vivaces fleurs.
Jeanne eut sa part dans ces romanesques aventures. Elle vit arriver les pauvres fugitifs, elle aida, la bonne fille, à les recevoir; elle leur cédait son lit et allait coucher au grenier. Ses parents furent aussi une fois obligés de s'enfuir. Puis, quand le flot des brigands fut passé, la famille revint et retrouva le village saccagé, la maison dévastée, l'église incendiée.
Elle sut ainsi ce que c'est que la guerre. Elle comprit cet état anti-chrétien, elle eut horreur de ce règne du diable, où tout homme mourait en péché mortel. Elle se demanda si Dieu permettrait cela toujours, s'il ne mettrait pas un terme à ces misères, s'il n'enverrait pas un libérateur, comme il l'avait fait souvent pour Israël, un Gédéon, une Judith?... Elle savait que plus d'une femme avait sauvé le peuple de Dieu, que dès le commencement il avait été dit que la femme écraserait le serpent. Elle avait pu voir au portail des églises sainte Marguerite, avec saint Michel, foulant aux pieds le dragon[306]... Si, comme tout le monde disait, (p. 186) la perte du royaume était l'œuvre d'une femme, d'une mère dénaturée, le salut pouvait bien venir d'une fille. C'est justement ce qu'annonçait une prophétie de Merlin; cette prophétie, enrichie, modifiée selon les provinces, était devenue toute lorraine dans le pays de Jeanne Darc. C'était une pucelle des Marches de Lorraine qui devait sauver le royaume[307]. La prophétie avait pris probablement cet embellissement, par suite du mariage récent de René d'Anjou avec l'héritière du duché de Lorraine, qui, en effet, était très-heureux pour la France.
Un jour d'été, jour de jeûne, à midi, Jeanne étant au jardin de son père, tout près de l'église[308], elle vit de ce côté une éblouissante lumière, et elle entendit une voix: «Jeanne, sois bonne et sage enfant; va souvent à l'église.» La pauvre fille eut grand'peur.
Une autre fois, elle entendit encore la voix, vit la clarté, mais dans cette clarté de nobles figures dont l'une avait des ailes et semblait un sage prud'homme. Il lui dit: «Jeanne, va au secours du roi de France, et tu lui rendras son royaume.» Elle répondit, toute tremblante: «Messire, je ne suis qu'une pauvre fille; je ne saurais chevaucher[309], ni conduire les hommes (p. 187) d'armes.» La voix répliqua: «Tu iras trouver M. de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, et il te fera mener au roi. Sainte Catherine et sainte Marguerite viendront t'assister.» Elle resta stupéfaite et en larmes, comme si elle eût déjà vu sa destinée tout entière.
Le prud'homme n'était pas moins que saint Michel, le sévère archange des jugements et des batailles. Il revint encore, lui rendit courage, «et lui raconta la pitié qui estoit au royaume de France[310].» Puis vinrent les blanches figures des saintes, parmi d'innombrables lumières, la tête parée de riches couronnes, la voix douce et attendrissante, à en pleurer. Mais Jeanne pleurait surtout quand les saintes et les anges la quittaient. «J'aurais bien voulu, dit-elle, que les anges m'eussent emportée[311]...
Si elle pleurait, dans un si grand bonheur, ce n'était pas sans raison. Quelque belles et glorieuses que fussent ces visions, sa vie dès lors avait changé. Elle qui n'avait entendu jusque-là qu'une voix, celle de sa mère, dont la sienne était l'écho, elle entendait maintenant la puissante voix des anges!... Et que voulait la voix céleste? Qu'elle délaissât cette mère, cette douce maison. Elle qu'un seul mot déconcertait[312], il lui fallait aller parmi les hommes, parler aux hommes, aux soldats. Il fallait qu'elle quittât pour le monde, pour la guerre, ce petit jardin sous l'ombre de l'église, (p. 188) où elle n'entendait que les cloches[313] et où les oiseaux mangeaient dans sa main. Car tel était l'attrait de douceur qui entourait la jeune sainte; les animaux et les oiseaux du ciel venaient à elle[314], comme jadis aux Pères du désert, dans la confiance de la paix de Dieu.
Jeanne ne nous a rien dit de ce premier combat qu'elle soutint. Mais il est évident qu'il eut lieu et qu'il dura longtemps, puisqu'il s'écoula cinq années entre sa première vision et sa sortie de la maison paternelle.
Les deux autorités, paternelle et céleste, commandaient des choses contraires. L'une voulait qu'elle restât dans l'obscurité, dans la modestie et le travail; l'autre qu'elle partît et qu'elle sauvât le royaume. L'ange lui disait de prendre les armes. Le père, rude et honnête paysan, jurait que, si sa fille s'en allait avec les gens de guerre, il la noierait plutôt de ses propres mains[315]. De part ou d'autre, il fallait qu'elle désobéît. Ce fut là sans doute son plus grand combat; ceux qu'elle soutint contre les Anglais ne devaient être qu'un jeu à côté.
Elle trouva dans sa famille, non pas seulement résistance, mais tentation. On essaya de la marier, dans l'espoir de la ramener aux idées qui semblaient plus raisonnables. Un jeune homme du village prétendit qu'étant petite, elle lui avait promis mariage; et (p. 189) comme elle le niait, il la fit assigner devant le juge ecclésiastique de Toul. On pensait qu'elle n'oserait se défendre, qu'elle se laisserait plutôt condamner, marier. Au grand étonnement de tout le monde, elle alla à Toul, elle parut en justice, elle parla, elle qui s'était toujours tue.
Pour échapper à l'autorité de sa famille, il fallait qu'elle trouvât dans sa famille même quelqu'un qui la crût; c'était le plus difficile. Au défaut de son père, elle convertit son oncle à sa mission. Il la prit avec lui, comme pour soigner sa femme en couches. Elle obtint de lui qu'il irait demander pour elle l'appui du sire de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. L'homme de guerre reçut assez mal le paysan, et lui dit qu'il n'y avait rien à faire, sinon de la ramener chez son père, «bien souffletée»[316]. Elle ne se rebuta pas; elle voulut partir, et il fallut bien que son oncle l'accompagnât. C'était le moment décisif; elle quittait pour toujours le village et la famille; elle embrassa ses amies, surtout sa petite bonne amie Mengette, qu'elle recommanda à Dieu; mais, pour sa grande amie et compagne, Haumette, celle qu'elle aimait le plus, elle aima mieux partir sans la voir[317].
Elle arriva donc dans cette ville de Vaucouleurs, avec ses gros habits rouges de paysanne[318], et alla loger avec son oncle chez la femme d'un charron, qui la prit en amitié. Elle se fit mener chez Baudricourt, (p. 190) et lui dit avec fermeté «qu'elle venait vers lui de la part de son Seigneur, pour qu'il mandât au dauphin de se bien maintenir, et qu'il n'assignât point de bataille à ses ennemis; parce que son Seigneur lui donnerait secours dans la mi-carême... Le royaume n'appartenait pas au dauphin, mais à son Seigneur; toutefois, son Seigneur voulait que le dauphin devînt roi, et qu'il eût ce royaume en dépôt.» Elle ajoutait que malgré les ennemis du dauphin, il serait fait roi, et qu'elle le mènerait sacrer.
Le capitaine fut bien étonné; il soupçonna qu'il y avait là quelque diablerie. Il consulta le curé, qui apparemment eut les mêmes doutes. Elle n'avait parlé de ses visions à aucun homme d'église[319]. Le curé vint donc avec le capitaine dans la maison du charron, il déploya son étole et adjura Jeanne de s'éloigner, si elle était envoyée du mauvais esprit[320].
Mais le peuple ne doutait point; il était dans l'admiration. De toutes parts on venait la voir. Un gentilhomme lui dit, pour l'éprouver: «Eh bien! ma mie, il faut donc que le roi soit chassé et que nous devenions Anglais.» Elle se plaignit à lui du refus de Baudricourt: «Et cependant, dit-elle, avant qu'il soit la mi-carême, il faut que je sois devers le roi, dussé-je, pour m'y rendre, user mes jambes jusqu'aux genoux. Car personne au monde, ni rois, ni ducs, ni fille du roi d'Écosse, ne peuvent reprendre le royaume de (p. 191) France, et il n'y a pour lui de secours que moi-même, quoique j'aimasse mieux rester à filer près de ma pauvre mère; car ce n'est pas là mon ouvrage; mais il faut que j'aille et que je le fasse, parce que mon Seigneur le veut.»—«Et quel est votre Seigneur?»—«C'est Dieu!...» Le gentilhomme fut touché. Il lui promit «par sa foi, la main dans la sienne, que sous la conduite de Dieu, il la mèneroit au roi.» Un jeune gentilhomme se sentit aussi touché, et déclara qu'il suivrait cette sainte fille.
Il paraît que Baudricourt envoya demander l'autorisation du roi[321]. En attendant, il la conduisit chez le duc de Lorraine, qui était malade et voulait la consulter. Le duc n'en tira rien que le conseil d'apaiser Dieu, en se réconciliant avec sa femme. Néanmoins il l'encouragea.
De retour à Vaucouleurs, elle y trouva un messager du roi qui l'autorisait à venir. Le revers de la Journée des harengs décidait à essayer de tous les moyens. Elle avait annoncé le combat le jour même qu'il eut lieu. Les gens de Vaucouleurs, ne doutant point de sa mission, se cotisèrent pour l'équiper et lui acheter un cheval[322]. Le capitaine ne lui donna qu'une épée.
(p. 192) Elle eut encore en ce moment un obstacle à surmonter. Ses parents, instruits de son prochain départ, avaient failli en perdre le sens; ils firent les derniers efforts pour la retenir; ils ordonnèrent, ils menacèrent. Elle résista à cette dernière épreuve et leur fit écrire qu'elle les priait de lui pardonner.
C'était un rude voyage et bien périlleux qu'elle entreprenait. Tout le pays était couru par les hommes d'armes des deux partis. Il n'y avait plus ni route, ni pont, les rivières étaient grosses; c'était au mois de février 1429.
S'en aller ainsi avec cinq ou six hommes d'armes, il y avait de quoi faire trembler une fille. Une Anglaise, une Allemande, ne s'y fût jamais risquée; l'indélicatesse d'une telle démarche lui eût fait horreur. Celle-ci ne s'en émut pas; elle était justement trop pure pour rien craindre de ce côté. Elle avait pris l'habit d'homme, et elle ne le quitta plus; cet habit serré, fortement attaché, était sa meilleure sauvegarde. Elle était pourtant jeune et belle. Mais il y avait autour d'elle, pour ceux même qui la voyaient de plus près, une barrière de religion et de crainte; le plus jeune des gentilshommes qui la conduisirent, déclare que, couchant près d'elle, il n'eut jamais l'ombre même d'une mauvaise pensée.
Elle traversait avec une sérénité héroïque tout ce pays désert ou infesté de soldats. Ses compagnons regrettaient bien d'être partis avec elle; quelques-uns pensaient que peut-être elle était sorcière; ils avaient grande envie de l'abandonner. Pour elle, elle était tellement paisible, qu'à chaque ville elle voulait s'arrêter (p. 193) pour entendre la messe: «Ne craignez rien, disait-elle, Dieu me fait ma route; c'est pour cela que je suis née.» Et encore: «Mes frères de paradis me disent ce que j'ai à faire[323].»
La cour de Charles VII était loin d'être unanime en faveur de la Pucelle. Cette fille inspirée qui arrivait de Lorraine et que le duc de Lorraine avait encouragée, ne pouvait manquer de fortifier près du roi le parti de la reine et de sa mère, le parti de Lorraine et d'Anjou. Une embuscade fut dressée à la Pucelle à quelque distance de Chinon, et elle n'y échappa que par miracle[324].
L'opposition était si forte contre elle que, lorsqu'elle fut arrivée, le conseil discuta encore pendant deux jours si le roi la verrait. Ses ennemis crurent ajourner l'affaire indéfiniment en faisant décider qu'on prendrait des informations dans son pays. Heureusement, elle avait aussi des amis, les deux reines, sans doute, et surtout le duc d'Alençon, qui, sorti récemment des mains des Anglais, était fort impatient de porter la guerre dans le Nord pour recouvrer son duché. Les gens d'Orléans, à qui, depuis le 12 février, Dunois promettait ce merveilleux secours, envoyèrent au roi et réclamèrent la Pucelle.
Le roi la reçut enfin, et au milieu du plus grand appareil; on espérait apparemment qu'elle serait déconcertée. C'était le soir, cinquante torches éclairaient la salle, nombre de seigneurs, plus de trois cents (p. 194) chevaliers étaient réunis autour du roi. Tout le monde était curieux de voir la sorcière ou l'inspirée.
La sorcière avait dix-huit ans[325]; c'était une belle fille[326] et fort désirable, assez grande de taille, la voix douce et pénétrante.
Elle se présenta humblement, «comme une pauvre petite bergerette[327],» démêla au premier regard le roi, qui s'était mêlé exprès à la foule des seigneurs, et quoiqu'il soutint d'abord qu'il n'était pas le roi, elle lui embrassa les genoux. Mais, comme il n'était pas sacré, elle ne l'appelait que dauphin: «Gentil dauphin, dit-elle, j'ai nom Jehanne la Pucelle. Le Roi des cieux vous mande par moi que vous serez sacré et couronné en la ville de Reims, et vous serez lieutenant du Roi des cieux, qui est roi de France.» Le roi la prit (p. 195) alors à part, et après un moment d'entretien, tous deux changèrent de visage; elle lui disait, comme elle l'a raconté depuis à son confesseur: «Je te dis de la part de Messire, que tu es vrai héritier de France et fils du roi[328].»
Ce qui inspira encore l'étonnement et une sorte de crainte, c'est que la première prédiction qui lui échappa se vérifia à l'heure même. Un homme d'armes qui la vit et la trouva belle, exprima brutalement son mauvais désir, en jurant le nom de Dieu à la manière des soldats: «Hélas! dit-elle, tu le renies, et tu es si près de la mort!» Il tomba à l'eau un moment après et se noya[329].
Ses ennemis objectaient qu'elle pouvait savoir l'avenir, mais le savoir par inspiration du diable. On assembla quatre ou cinq évêques pour l'examiner. Ceux-ci, qui sans doute ne voulaient pas se compromettre avec les partis qui divisaient la cour, firent renvoyer l'examen à l'Université de Poitiers. Il y avait (p. 196) dans cette grande ville Université, Parlement, une foule de gens habiles.
L'archevêque de Reims, chancelier de France, présidant le conseil du roi, manda des docteurs, des professeurs en théologie, les uns prêtres, les autres moines, et les chargea d'examiner la Pucelle.
Les docteurs introduits et placés dans une salle, la jeune fille alla s'asseoir au bout du banc et répondit à leurs questions. Elle raconta avec une simplicité pleine de grandeur[330] les apparitions et les paroles des anges. Un dominicain lui fit une seule objection, mais elle était grave: «Jehanne, tu dis que Dieu veut délivrer le peuple de France; si telle est sa volonté, il n'a pas besoin de gens d'armes.» Elle ne se troubla point: «Ah! mon Dieu, dit-elle, les gens d'armes batailleront, et Dieu donnera la victoire.»
Un autre se montra plus difficile à contenter, c'était un frère Séguin, Limousin, professeur de théologie à l'Université de Poitiers, «bien aigre homme,» dit la chronique. Il lui demanda, dans son français limousin, quelle langue parlait cette prétendue voix céleste. Jeanne répondit avec un peu trop de vivacité: «Meilleure que la vôtre.»—«Crois-tu en Dieu?» dit le docteur en colère. «Eh bien! Dieu ne veut pas que l'on ajoute foi à tes paroles, à moins que tu ne montres un signe. Elle répondit: «Je ne suis point venue à Poitiers pour faire des signes ou miracles; mon signe sera de faire lever le siége d'Orléans. Qu'on me donne des hommes d'armes, peu ou beaucoup, et j'irai.»
(p. 197) Cependant, il en advint à Poitiers comme à Vaucouleurs, sa sainteté éclata dans le peuple; en un moment tout le monde fut pour elle. Les femmes, damoiselles et bourgeoises, allaient la voir chez la femme d'un avocat du Parlement, dans la maison de laquelle elle logeait; et elles revenaient tout émues. Les hommes mêmes y allaient; ces conseillers, ces avocats, ces vieux juges endurcis, s'y laissaient mener sans y croire, et quand ils l'avaient entendue, ils pleuraient, tout comme les femmes[331], et disaient: «Cette fille est envoyée de Dieu.»
Les examinateurs allèrent la voir eux-mêmes, avec l'écuyer du roi, et comme ils recommençaient leur éternel examen, lui faisant de doctes citations, et lui prouvant, par tous les auteurs sacrés, qu'on ne devait pas la croire: «Écoutez, leur dit-elle, il y en a plus au livre de Dieu que dans les vôtres... je ne sais ni A ni B; mais je viens de la part de Dieu pour faire lever le siége d'Orléans et sacrer le dauphin à Reims... Auparavant, il faut pourtant que j'écrive aux Anglais, et que je les somme de partir. Dieu le veut ainsi. Avez-vous du papier et de l'encre? Écrivez, je vais vous dicter[332]... À vous, Suffort, Classidas et La Poule, je vous somme, de par le roi des cieux, que vous vous en alliez en Angleterre[333]...» Ils écrivirent docilement; elle avait pris possession de ses juges même.
(p. 198) Leur avis fut qu'on pouvait licitement employer la jeune fille, et l'on reçut même réponse de l'archevêque d'Embrun, que l'on avait consulté. Le prélat rappelait que Dieu avait maintes fois révélé à des vierges, par exemple aux Sibylles, ce qu'il cachait aux hommes. Le démon ne pouvait faire pacte avec une vierge; il fallait donc bien s'assurer si elle était vierge en effet. Ainsi la science poussée à bout, ne pouvant ou ne voulant point s'expliquer sur la distinction délicate des bonnes et des mauvaises révélations, s'en remettait humblement des choses spirituelles au corps, et faisait dépendre du féminin mystère cette grave question de l'esprit.
Les docteurs ne sachant que dire, les dames décidèrent[334]. La bonne reine de Sicile, belle-mère du roi, s'acquitta avec quelques dames du ridicule examen, à l'honneur de la Pucelle. Des Franciscains, qu'on avait envoyés dans son pays aux informations, avaient rapporté les meilleurs renseignements. Il n'y avait plus de temps à perdre. Orléans criait au secours; Dunois envoyait coup sur coup. On équipa la Pucelle, on lui forma une sorte de maison. On lui donna d'abord pour écuyer un brave chevalier, d'âge mûr, Jean Daulon, qui était au comte de Dunois, et le plus honnête homme qu'il eût parmi ses gens. Elle eut aussi un (p. 199) noble page, deux hérauts d'armes, un maître d'hôtel, deux valets; son frère, Pierre Darc, vint la trouver et se joignit à ses gens. On lui donna pour confesseur Jean Pasquerel, frère ermite de Saint-Augustin. En général, les moines, surtout les Mendiants, soutenaient cette merveille de l'inspiration.
Ce fut une merveille, en effet, pour les spectateurs, de voir la première fois Jeanne Darc dans son armure blanche et sur son beau cheval noir, au côté une petite hache[335] et l'épée de sainte Catherine. Elle avait fait chercher cette épée derrière l'autel de Sainte-Catherine-de-Fierbois, où on la trouva en effet. Elle portait à la main un étendard blanc fleurdelisé, sur lequel était Dieu avec le monde dans ses mains; à droite et à gauche, deux anges qui tenaient chacun une fleur de lis. «Je ne veux pas, disait-elle, me servir de mon épée pour tuer personne[336].» Et elle ajoutait que, quoi qu'elle aimât son épée, elle aimait «quarante fois plus» (p. 200) son étendard. Comparons les deux partis, au moment où elle fut envoyée à Orléans.
Les Anglais s'étaient bien affaiblis dans ce long siége d'hiver. Après la mort de Salisbury, beaucoup d'hommes d'armes qu'il avait engagés se crurent libres et s'en allèrent. D'autre part, les Bourguignons avaient été rappelés par le duc de Bourgogne. Quand on força la principale bastille des Anglais, dans laquelle s'étaient repliés les défenseurs de quelques autres bastilles, on y trouva cinq cents hommes. Il est probable qu'en tout ils étaient deux ou trois mille. Sur ce petit nombre, tout n'était pas Anglais; il y avait aussi quelques Français, dans lesquels les Anglais n'avaient pas sans doute grande confiance.
S'ils avaient été réunis, cela eût fait un corps respectable; mais ils étaient divisés dans une douzaine de bastilles ou boulevards[337], qui, pour la plupart, ne communiquaient pas entre eux. Cette disposition prouve que Talbot et les autres chefs anglais avaient eu jusque-là plus de bravoure et de bonheur que d'intelligence militaire. Il était évident que chacune de ces petites places isolées serait faible contre la grande et grosse ville qu'elles prétendaient garder; que cette nombreuse population, aguerrie par un long siége, finirait par assiéger les assiégeants.
Quand on lit la liste formidable des capitaines qui se jetèrent dans Orléans, La Hire, Xaintrailles, Gaucourt, (p. 201) Cusan, Coaraze, Armagnac; quand on voit qu'indépendamment des Bretons du maréchal de Retz, des Gascons du maréchal de Saint-Sévère, le capitaine de Châteaudun, Florent d'Illiers, avait entraîné la noblesse du voisinage à cette courte expédition, la délivrance d'Orléans semble moins miraculeuse.
Il faut dire pourtant qu'il manquait une chose pour que ces grandes forces agissent avec avantage, chose essentielle, indispensable, l'unité d'action. Dunois eût pu la donner, s'il n'eût fallu pour cela que de l'adresse et de l'intelligence. Mais ce n'était pas assez: il fallait une autorité, plus que l'autorité royale; les capitaines du roi n'étaient pas habitués à obéir au roi. Pour réduire ces volontés sauvages, indomptables, il fallait Dieu même. Le Dieu de cet âge, c'était la Vierge bien plus que le Christ. Il fallait la Vierge descendue sur terre, une vierge populaire, jeune, belle, douce, hardie.
La guerre avait changé les hommes en bêtes sauvages; il fallait de ces bêtes refaire des hommes, des chrétiens, des sujets dociles. Grand et difficile changement! quelques-uns de ces capitaines armagnacs étaient peut-être les hommes les plus féroces qui eussent jamais existé. Il suffit d'en nommer un, dont le nom seul fait horreur, Gilles de Retz, l'original de la Barbe bleue[338].
Il restait pourtant une prise sur ces âmes qu'on pouvait saisir; elles étaient sorties de l'humanité, de la nature, sans avoir pu se dégager entièrement de la religion. Les brigands, il est vrai, trouvaient moyen (p. 202) d'accommoder de la manière la plus bizarre la religion au brigandage. L'un d'eux, le gascon La Hire, disait avec originalité: «Si Dieu le faisait homme d'armes, il serait pillard.» Et quand il allait au butin, il faisait sa petite prière gasconne, sans trop dire ce qu'il demandait, pensant bien que Dieu l'entendrait à demi-mot: «Sire Dieu, je te prie de faire pour La Hire ce que La Hire ferait pour toi, si tu étais capitaine et si La Hire était Dieu[339].»
Ce fut un spectacle risible et touchant de voir la conversion subite des vieux brigands armagnacs. Ils ne s'amendèrent pas à demi. La Hire n'osait plus jurer; la Pucelle eut compassion de la violence qu'il se faisait, elle lui permit de jurer «par son bâton.» Les diables se trouvaient devenus tout à coup de petits saints.
Elle avait commencé par exiger qu'ils laissassent leurs folles femmes et se confessassent[340]. Puis, dans la route, le long de la Loire, elle fit dresser un autel sous le ciel, elle communia et ils communièrent. La beauté de la saison, le charme d'un printemps de Touraine, devaient singulièrement ajouter à la puissance religieuse de la jeune fille. Eux-mêmes, ils avaient rajeuni; ils s'étaient parfaitement oubliés, ils se retrouvaient, comme en leurs belles années, pleins de bonne (p. 203) volonté et d'espoir, tous jeunes comme elle, tous enfants... Avec elle, ils commençaient de tout cœur une nouvelle vie. Où les menait-elle? peu leur importait. Ils l'auraient suivie, non pas à Orléans, mais tout aussi bien à Jérusalem. Et il ne tenait qu'aux Anglais d'y venir aussi; dans la lettre qu'elle leur écrivit, elle leur proposait gracieusement de se réunir et de s'en aller tous, Anglais et Français, délivrer le Saint-Sépulcre[341].
La première nuit qu'ils campèrent, elle coucha toute armée, n'ayant point de femmes près d'elle; mais elle n'était pas encore habituée à cette vie dure; elle en fut malade[342]. Quant au péril, elle ne savait ce que c'était.
Elle voulait qu'on passât du côté du Nord, sur la rive anglaise, à travers les bastilles des Anglais, assurant qu'ils ne bougeraient point. On ne voulut pas l'écouter; on suivit l'autre rive, de manière à passer deux lieues au-dessus d'Orléans. Dunois vint à la rencontre: «Je vous amène, dit-elle, le meilleur secours qui ait jamais été envoyé à qui que ce soit, le secours du Roi des cieux. Il ne vient pas de moi, mais de Dieu même qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d'Orléans et n'a pas (p. 204) voulu souffrir que les ennemis eussent tout ensemble le corps du duc et sa ville[343].»
Elle entra dans la ville à huit heures du soir (29 avril), lentement; la foule ne permettait pas d'avancer. C'était à qui toucherait au moins son cheval. Ils la regardaient «comme s'ils veissent Dieu[344].» Tout en parlant doucement au peuple, elle alla jusqu'à l'église, puis à la maison du trésorier du duc d'Orléans, homme honorable dont la femme et les filles la reçurent; elle coucha avec Charlotte, l'une des filles.
Elle était entrée avec les vivres; mais l'armée redescendit pour passer à Blois. Elle eût voulu néanmoins qu'on attaquât sur-le-champ les bastilles des Anglais. Elle envoya du moins une seconde sommation aux bastilles du nord, puis elle alla en faire une autre aux bastilles du midi. Le capitaine Glasdale l'accabla d'injures grossières, l'appelant vachère et ribaude[345]. Au fond, ils la croyaient sorcière et en avaient grand'peur. Ils avaient gardé son héraut d'armes, et ils pensaient à le brûler, dans l'idée que peut-être cela romprait le charme. Cependant, ils crurent devoir, avant tout, consulter les docteurs de l'Université de Paris. Dunois les menaçait d'ailleurs de tuer aussi leurs hérauts qu'il (p. 205) avait entre les mains. Pour la Pucelle, elle ne craignait rien pour son héraut; elle en envoya un autre, en disant: «Va dire à Talbot que s'il s'arme, je m'armerai aussi... S'il peut me prendre, qu'il me fasse brûler.»
L'armée ne venant point, Dunois se hasarda à sortir pour l'aller chercher. La Pucelle, restée à Orléans, se trouva vraiment maîtresse de la ville, comme si toute autorité eût cessé. Elle chevaucha autour des murs, et le peuple la suivit sans crainte[346]. Le jour d'après, elle alla visiter de près les bastilles anglaises; toute la foule, hommes, femmes et enfants, allaient aussi regarder ces fameuses bastilles où rien ne remuait. Elle ramena la foule après elle à Sainte-Croix pour l'heure des vêpres. Elle pleurait aux offices[347], et tout le monde pleurait. Le peuple était hors de lui; il n'avait plus peur de rien; il était ivre de religion et de guerre, dans un de ces formidables accès de fanatisme où les hommes peuvent tout faire et tout croire, où ils ne sont guère moins terribles aux amis qu'aux ennemis.
Le chancelier de Charles VII, l'archevêque de Reims, avait retenu la petite armée à Blois. Le vieux politique était loin de se douter de cette toute-puissance de l'enthousiasme, ou peut-être il la redoutait. Il vint bien malgré lui. La Pucelle alla au-devant, avec le peuple et les prêtres qui chantaient des hymnes; cette (p. 206) procession passa et repassa devant les bastilles anglaises; l'armée entra protégée par des prêtres et par une fille (4 mai 1429)[348].
Cette fille, qui, au milieu de son enthousiasme et de son inspiration, avait beaucoup de finesse, démêla très-bien la froide malveillance des nouveaux venus. Elle comprit qu'on voudrait agir sans elle, au risque de tout perdre. Dunois lui ayant avoué qu'on craignait l'arrivée d'une nouvelle troupe anglaise, sous les ordres de sir Falstoff: «Bastard, bastard, lui dit-elle, au nom de Dieu, je te commande que, dès que tu sauras la venue de ce Falstoff, tu me le fasses savoir; car, s'il passe sans que je le sache, je te ferai couper la tête[349].»
Elle avait raison de croire qu'on voulait agir sans elle. Comme elle se reposait un moment près de la jeune Charlotte, elle se dresse tout à coup: «Ah! mon Dieu! dit-elle, le sang de nos gens coule par terre... c'est mal fait! pourquoi ne m'a-t-on pas éveillée? vite, mes armes, mon cheval!» Elle fut armée en un moment, et trouvant en bas son jeune page qui jouait: «Ah! méchant garçon! lui dit-elle, vous ne me diriez donc pas que le sang de France feust rependu!» Elle partit au grand galop; mais déjà elle rencontra des blessés qu'on rapportait. «Jamais, dit-elle, je n'ai veu sang de François que mes cheveux ne levassent[350].»
À son arrivée, les fuyards tournèrent visage. Dunois, (p. 207) qui n'avait pas été averti non plus, arrivait en même temps. La bastille (c'était une des bastilles du nord) fut attaquée de nouveau. Talbot essaya de la secourir. Mais il sortit de nouvelles forces d'Orléans, la Pucelle se mit à leur tête, Talbot fit rentrer les siens. La bastille fut emportée.
Beaucoup d'Anglais qui avaient pris des habits de prêtres pour se sauver, furent emmenés par la Pucelle et mis chez elle en sûreté[351]; elle connaissait la férocité des gens de son parti. C'était sa première victoire, la première fois qu'elle voyait un champ de massacre. Elle pleura, en voyant tant d'hommes morts sans confession[352]. Elle voulut se confesser, elle et les siens, et déclara que le lendemain, jour de l'Ascension, elle communierait et passerait le jour en prières.
On mit ce jour à profit. On tint le conseil sans elle, et l'on décida que cette fois l'on passerait la Loire pour attaquer Saint-Jean-le-Blanc, celle des bastilles qui mettait le plus d'obstacle à l'entrée des vivres, et qu'en même temps l'on ferait une fausse attaque de l'autre côté. Les jaloux de la Pucelle lui parlèrent seulement de la fausse attaque, mais Dunois lui avoua tout.
Les Anglais firent alors ce qu'ils auraient dû faire plus tôt. Ils se concentrèrent. Brûlant eux-mêmes la bastille qu'on voulait attaquer, ils se replièrent dans les deux autres bastilles du midi, celles des Augustins et des Tournelles. Les Augustins furent attaqués à l'instant, attaqués et emportés. Le succès fut dû encore (p. 208) en partie à la Pucelle. Les Français eurent un moment de terreur panique et refluèrent précipitamment vers le pont flottant qu'on avait établi. La Pucelle et La Hire se dégagèrent de la foule, se jetèrent dans des bateaux et vinrent charger les Anglais en flanc.
Restaient les Tournelles. Les vainqueurs passèrent la nuit devant cette bastille. Mais ils obligèrent la Pucelle, qui n'avait rien mangé de la journée (c'était vendredi), à repasser la Loire. Cependant le conseil s'était assemblé. On dit le soir à la Pucelle qu'il avait été décidé unanimement que, la ville étant maintenant pleine de vivres, on attendrait un nouveau renfort pour attaquer les Tournelles. Il est difficile de croire que telle fut l'intention sérieuse des chefs; les Anglais pouvant d'un moment à l'autre être secourus par Falstoff, il y avait le plus grand danger à attendre. Probablement on voulait tromper la Pucelle et lui ôter l'honneur du succès qu'elle avait si puissamment préparé. Elle ne s'y laissa pas prendre.
«Vous avez été en votre conseil, dit-elle, et j'ai été au mien[353].» Et se tournant vers son chapelain: «Venez demain à la pointe du jour et ne me quittez pas; j'aurai beaucoup à faire; il sortira du sang de mon corps; je serai blessée au-dessus du sein...»
Le matin, son hôte essaya de la retenir. «Restez, Jeanne, lui dit-il; mangeons ensemble ce poisson qu'on vient de pêcher.»—«Gardez-le, dit-elle gaiement; (p. 209) gardez-le jusqu'à ce soir, lorsque je repasserai le pont après avoir pris les Tournelles: je vous amènerai un Godden qui en mangera sa part[354].»
Elle chevaucha ensuite avec une foule d'hommes d'armes et de bourgeois jusqu'à la porte de Bourgogne. Mais le sire de Gaucourt, grand maître de la maison du roi, la tenait fermée. «Vous êtes un méchant homme, lui dit Jeanne; que vous le vouliez ou non, les gens d'armes vont passer.» Gaucourt sentit bien que devant ce flot de peuple exalté sa vie ne tenait qu'à un fil; d'ailleurs ses gens ne lui obéissaient plus. La foule ouvrit la porte et en força une autre à côté.
Le soleil se levait sur la Loire au moment où tout ce monde se jeta dans les bateaux. Toutefois, arrivés aux Tournelles, ils sentirent qu'il fallait de l'artillerie, et ils allèrent en chercher dans la ville. Enfin ils attaquèrent le boulevard extérieur qui couvrait la bastille. Les Anglais se défendaient vaillamment[355]. La Pucelle, voyant que les assaillants commençaient à faiblir, se jeta dans le fossé, prit une échelle, et elle l'appliquait au mur, lorsqu'un trait vint la frapper entre le col et l'épaule. Les Anglais sortaient pour la prendre; mais on l'emporta. Éloignée du combat, placée sur l'herbe et désarmée, elle vit combien sa blessure était profonde; le trait ressortait par derrière; elle s'effraya et pleura[356]... (p. 210) Tout à coup, elle se relève; ses saintes lui avaient apparu; elle éloigne les gens d'armes qui croyaient charmer la blessure par des paroles; elle ne voulait pas guérir, disait-elle, contre la volonté de Dieu. Elle laissa seulement mettre de l'huile sur la blessure et se confessa.
Cependant rien n'avançait, la nuit allait venir. Dunois lui-même faisait sonner la retraite. «Attendez encore, dit-elle, buvez et mangez;» et elle se mit en prières dans une vigne. Un Basque avait pris des mains de l'écuyer de la Pucelle son étendard, si redouté de l'ennemi: «Dès que l'étendard touchera le mur, disait-elle, vous pourrez entrer.—Il y touche.—Eh bien, entrez, tout est à vous.» En effet, les assaillants, hors d'eux-mêmes, montèrent «comme par un degré.» Les Anglais en ce moment étaient attaqués des deux côtés à la fois.
Cependant les gens d'Orléans qui de l'autre bord de la Loire suivaient des yeux le combat, ne purent plus se contenir. Ils ouvrirent leurs portes et s'élancèrent sur le pont. Mais il y avait une arche rompue; ils y jetèrent d'abord une mauvaise gouttière, et un chevalier de Saint-Jean tout armé se risqua à passer dessus. Le pont fut rétabli tant bien que mal. La foule déborda.
Les Anglais, voyant venir cette mer de peuple, croyaient que le monde entier était rassemblé[357]. Le vertige les prit. Les uns voyaient saint Aignan, patron (p. 211) de la ville, les autres, l'archange Michel[358]. Glasdale voulut se réfugier du boulevard dans la bastille par un petit pont; ce pont fut brisé par un boulet; l'Anglais tomba et se noya, sous les yeux de la Pucelle qu'il avait tant injuriée. «Ah! disait-elle, que j'ai pitié de ton âme![359]» Il y avait cinq cents hommes dans la bastille; tout fut passé au fil de l'épée.
Il ne restait pas un Anglais au midi de la Loire. Le lendemain dimanche, ceux du nord abandonnèrent leurs bastilles, leur artillerie, leurs prisonniers, leurs malades. Talbot et Suffolk dirigeaient cette retraite en bon ordre et fièrement. La Pucelle défendit qu'on les poursuivît puisqu'ils se retiraient d'eux-mêmes. Mais avant qu'ils s'éloignassent et perdissent de vue la ville, elle fit dresser un autel dans la plaine, on y dit la messe, et, en présence de l'ennemi, le peuple rendit grâce à Dieu (dimanche 8 mai)[360].
L'effet de la délivrance d'Orléans fut prodigieux. (p. 212) Tout le monde y reconnut une puissance surnaturelle. Plusieurs la rapportaient au diable, mais la plupart à Dieu; on commença à croire généralement que Charles VII avait pour lui le bon droit.
Six jours après le siége, Gerson publia et répandit un traité où il prouvait qu'on pouvait bien, sans offenser la raison, rapporter à Dieu ce merveilleux événement. La bonne Christine de Pisan écrivit aussi pour féliciter son sexe. Plusieurs traités furent publiés, plus favorables qu'hostiles à la Pucelle, et par les sujets même du duc de Bourgogne, allié des Anglais.
Charles VII devait saisir ce moment, aller hardiment d'Orléans à Reims mettre la main sur la couronne. Cela semblait téméraire et n'en était pas moins facile dans le premier effroi des Anglais. Puisqu'ils avaient fait l'insigne faute de ne point sacrer encore leur jeune Henri VI, il fallait les devancer. Le premier sacré devait rester roi. C'était aussi une grande chose pour Charles VII de faire sa royale chevauchée à travers la France anglaise, de prendre possession, de montrer que partout en France le roi est chez lui.
(p. 213) La Pucelle était seule de cet avis, et cette folie héroïque était la sagesse même. Les politiques, les fortes têtes du conseil, souriaient; ils voulaient qu'on allât lentement et sûrement, c'est-à-dire qu'on donnât aux Anglais le temps de reprendre courage. Ces conseillers donnaient tous des avis intéressés. Le duc d'Alençon voulait qu'on allât en Normandie, qu'on reconquît Alençon[361]. Les autres demandèrent et obtinrent qu'on resterait sur la Loire, qu'on ferait le siége des petites places; c'était l'avis le plus timide, et surtout l'intérêt des maisons d'Orléans, d'Anjou, celui du Poitevin La Trémouille, favori de Charles VII.
Suffolk s'était jeté dans Jargau; il y fut renfermé, forcé. Beaugency fut pris aussi, avant que lord Talbot eût pu recevoir les secours du régent que lui amenait sir Falstoff. Le connétable de Richemont, qui, depuis longtemps, se tenait dans ses fiefs, vint avec ses Bretons, malgré le roi, malgré la Pucelle, au secours de l'armée victorieuse[362].
Une bataille était imminente; Richemont venait pour en avoir l'honneur. Talbot et Falstoff s'étaient réunis; mais, chose étrange qui peint et l'état du pays et cette guerre toute fortuite, on ne savait où trouver l'armée anglaise dans le désert de la Beauce, alors couverte de taillis et de broussailles. Un cerf découvrit les Anglais; (p. 214) poursuivi par l'avant-garde française, il alla se jeter dans leurs rangs.
Les Anglais étaient en marche et n'avaient pas, comme à l'ordinaire, planté leur défense de pieux. Talbot voulait seul se battre, enragé qu'il était, depuis Orléans, d'avoir montré le dos aux Français; sir Falstoff, au contraire, qui avait gagné la bataille des Harengs, n'avait pas besoin d'une bataille pour se réhabiliter; il disait, en homme sage, qu'avec une armée découragée il fallait rester sur la défensive. Les gens d'armes français n'attendirent pas la fin de la dispute; ils arrivèrent au galop et ne trouvèrent pas grande résistance[363]. Talbot s'obstina à combattre, croyant peut-être se faire tuer, et ne réussit qu'à se faire prendre. La poursuite fut meurtrière, deux mille Anglais couvrirent la plaine de leurs corps. La Pucelle pleurait à l'aspect de tous ces morts; elle pleura encore plus en voyant la brutalité du soldat, et comme il traitait les prisonniers qui ne pouvaient se racheter; l'un d'eux fut frappé si rudement à la tête, qu'il tomba expirant; la Pucelle n'y tint pas, elle s'élança de cheval, souleva la tête du pauvre homme, lui fit venir un prêtre, le consola, l'aida à mourir[364].
Après cette bataille de Patay (28 ou 29 juin), le (p. 215) moment était venu, ou jamais, de risquer l'expédition de Reims. Les politiques voulaient qu'on restât encore sur la Loire, qu'on s'assurât de Cosne et de la Charité. Ils eurent beau dire cette fois; les voix timides ne pouvaient plus être écoutées. Chaque jour affluaient des gens de toutes les provinces qui venaient au bruit des miracles de la Pucelle, ne croyaient qu'en elle et, comme elle, avaient hâte de mener le roi à Reims. C'était un irrésistible élan de pèlerinage et de croisade.
L'indolent jeune roi lui-même finit par se laisser soulever à cette vague populaire, à cette grande marée qui montait et poussait au nord. Roi, courtisans, politiques, enthousiastes, tous ensemble, de gré ou de force, les fols, les sages, ils partirent. Au départ, ils étaient douze mille; mais le long de la route, la masse allait grossissant; d'autres venaient, et toujours d'autres; ceux qui n'avaient pas d'armures suivaient la sainte expédition en simples jacques, tout gentilshommes qu'ils pouvaient être, comme archers, comme coutilliers.
L'armée partit de Gien le 28 juin, passa devant Auxerre sans essayer d'y entrer; cette ville était entre les mains du duc de Bourgogne que l'on ménageait. Troyes avait une garnison mêlée de Bourguignons et d'Anglais; à la première apparition de l'armée royale, ils osèrent faire une sortie. Il y avait peu d'apparence de forcer une grande ville si bien gardée, et cela sans artillerie. Mais comment s'arrêter à en faire le siége? Comment, d'autre part, avancer en laissant une telle place derrière soi? l'armée souffrait déjà de la faim. (p. 216) Ne valait-il pas mieux s'en retourner? Les politiques triomphaient.
Il n'y eut qu'un vieux conseiller armagnac, le président Maçon, qui fût d'avis contraire, qui comprît que dans une telle entreprise la sagesse était du côté de l'enthousiasme, que dans une croisade populaire il ne fallait pas raisonner. «Quand le roi a entrepris ce voyage, dit-il, il ne l'a pas fait pour la grande puissance des gens d'armes, ni pour le grand argent qu'il eût, ni parce que le voyage lui semblait possible; il l'a entrepris parce que Jeanne lui disait d'aller en avant et de se faire couronner à Reims, qu'il y trouverait peu de résistance, tel étant le bon plaisir de Dieu.»
La Pucelle, venant alors frapper à la porte du conseil, assura que dans trois jours on pourrait entrer dans la ville. «Nous en attendrions bien six, dit le chancelier, si nous étions sûrs que vous dites vrai.»—«Six? vous y entrerez demain[365]!»
Elle prend son étendard; tout le monde la suit aux fossés; elle y jette tout ce qu'on trouve, fagots, portes, tables, solives. Et cela allait si vite, que les gens de la ville crurent qu'en un moment il n'y aurait plus de fossés. Les Anglais commencèrent à s'éblouir, comme à Orléans; ils croyaient voir une nuée de papillons blancs qui voltigeaient autour du magique étendard. Les bourgeois, de leur côté, avaient grand'peur, se souvenant que c'était à Troyes que s'était conclu le traité qui déshéritait Charles VII; ils craignaient qu'on ne fît un exemple de leur ville; ils se réfugiaient déjà (p. 217) aux églises; ils criaient qu'il fallait se rendre. Les gens de guerre ne demandaient pas mieux. Ils parlementèrent et obtinrent de s'en aller avec tout ce qu'ils avaient.
Ce qu'ils avaient, c'était surtout des prisonniers, des Français. Les conseillers de Charles VII qui dressèrent la capitulation n'avaient rien stipulé pour ces malheureux. La Pucelle y songea seule. Quand les Anglais sortirent avec leurs prisonniers garrottés, elle se mit aux portes et s'écria: «Ô mon Dieu! ils ne les emmèneront pas!» Elle les retint en effet, et le roi paya leur rançon.
Maître de Troyes le 9 juillet, il fit le 15 son entrée à Reims, et le 17 (dimanche) il fut sacré. Le matin même, la Pucelle mettant, selon le précepte de l'Évangile, la réconciliation avant le sacrifice, dicta une belle lettre pour le duc de Bourgogne; sans rien rappeler, sans irriter, sans humilier personne, elle lui disait avec beaucoup de tact et de noblesse: «Pardonnez l'un à l'autre de bon cœur, comme doivent faire loyaux chrétiens.»
Charles VII fut oint par l'archevêque de l'huile de la Sainte-Ampoule qu'on apporta de Saint-Remy. Il fut, conformément au rituel antique[366], soulevé sur son siége par les pairs ecclésiastiques, servi des pairs laïques et (p. 218) au sacre et au repas. Puis il alla à Saint-Marcou toucher les écrouelles. Toutes les cérémonies furent accomplies sans qu'il y manquât rien. Il se trouva le vrai roi, et le seul, dans les croyances du temps. Les Anglais pouvaient désormais faire sacrer Henri; ce nouveau sacre ne pouvait être, dans la pensée des peuples, qu'une parodie de l'autre.
Au moment où le roi fut sacré, la Pucelle se jeta à genoux, lui embrassant les jambes et pleurant à chaudes larmes. Tout le monde pleurait aussi.
On assure qu'elle lui dit: «Ô gentil roi, maintenant est fait le plaisir de Dieu, qui vouloit que je fisse lever le siége d'Orléans et que je vous amenasse en votre cité de Reims recevoir votre saint sacre, montrant que vous êtes vrai roi et qu'à vous doit appartenir le royaume de France.»
La Pucelle avait raison; elle avait fait et fini ce qu'elle avait à faire. Aussi, dans la joie même de cette triomphante solennité, elle eut l'idée, le pressentiment peut-être de sa fin prochaine. Lorsqu'elle entrait à Reims avec le roi et que tout le peuple venait au-devant en chantant des hymnes: «Ô le bon et dévot peuple! dit-elle... Si je dois mourir, je serais bien heureuse que l'on m'enterrât ici!—Jeanne, lui dit l'archevêque, où croyez-vous donc mourir?—Je n'en sais rien, où il plaira à Dieu... Je voudrais bien qu'il lui plût que je m'en allasse garder les moutons avec ma sœur et mes frères... Ils seraient si joyeux de me revoir!... J'ai fait du moins ce que Notre-Seigneur m'avait commandé de faire.» Et elle rendit grâce en levant les yeux au ciel. «Tous ceux qui la virent en (p. 219) ce moment, dit la vieille chronique, crurent mieux que jamais que c'estoit chose venue de la part de Dieu[367].»
Telle fut la vertu du sacre et son effet tout-puissant dans la France du Nord, que dès lors l'expédition sembla n'être qu'une paisible prise de possession, un triomphe, une continuation de la fête de Reims. Les routes s'aplanissaient devant le roi, les villes ouvraient leurs portes et baissaient leurs ponts-levis. C'était comme un royal pèlerinage de la cathédrale de Reims à Saint-Médard de Soissons, à Notre-Dame de Laon. S'arrêtant quelques jours dans chaque ville, chevauchant à son plaisir, il entra dans Château-Thierry, (p. 221) dans Provins, d'où, bien refait et reposé, il reprit vers la Picardie sa promenade triomphale.
Y avait-il encore des Anglais en France? on eût pu vraiment en douter. Depuis l'affaire de Patay, on n'entendait plus parler de Bedford. Ce n'était pas que l'activité ou le courage lui manquât. Mais il avait usé ses dernières ressources. On peut juger de sa détresse par un seul fait qui en dit beaucoup; c'est qu'il ne pouvait plus payer son parlement, que cette cour cessa tout service, et que l'entrée même du jeune roi Henri ne put être, selon l'usage, écrite avec quelque détail sur les registres, «parce que le parchemin manquait[368].»
Dans une telle situation, Bedford n'avait pas le choix des moyens. Il fallut qu'il se remît à l'homme qu'il aimait le moins, à son oncle, le riche et tout-puissant cardinal de Winchester. Mais celui-ci, non moins avare qu'ambitieux, se faisait marchander et spéculait sur le retard[369]. Le traité ne fut conclu que le 1er juillet, le surlendemain de la défaite de Patay. Charles VII entrait à Troyes, à Reims; Paris était en alarmes, et (p. 222) Winchester était encore en Angleterre. Bedford, pour assurer Paris, appela le duc de Bourgogne. Il vint en effet, mais presque seul; tout le parti qu'en tira le régent, ce fut de le faire figurer dans une assemblée de notables, de le faire parler, et répéter encore la lamentable histoire de la mort de son père. Cela fait, il s'en alla, laissant pour tout secours à Bedford quelques hommes d'armes picards; encore fallut-il qu'en retour on lui engageât la ville de Meaux[370].
Il n'y avait d'espoir qu'en Winchester. Ce prêtre régnait en Angleterre. Son neveu, le protecteur Glocester, chef du parti de la noblesse, s'était perdu à force d'imprudences et de folies. D'année en année, son influence avait diminué dans le conseil; Winchester y dominait et réduisait à rien le protecteur, jusqu'à rogner le salaire du protectorat d'année en année[371]; c'était le tuer, dans un pays où chaque homme est coté strictement au taux de son traitement. Winchester, au contraire, était le plus riche des princes anglais, et l'un des grands bénéficiers du monde. La puissance suivit l'argent, comme il arrive. Le cardinal et les riches évêques de Cantorbéry, d'York, de Londres, d'Ely, de Bath, constituaient le conseil; s'ils y laissaient siéger des laïques, c'était à la condition qu'ils ne diraient mot, et aux séances importantes on ne les appelait même pas. Le gouvernement anglais, comme on pouvait le prévoir dès l'avénement des Lancastre, (p. 223) était devenu tout épiscopal. Il y paraît aux actes de ce temps. En 1429, le chancelier ouvre le Parlement par une sortie terrible contre l'hérésie; le conseil dresse des articles contre les nobles qu'il accuse de brigandage, contre les armées de serviteurs dont ils s'entouraient, etc.[372].
Pour porter au plus haut point la puissance du cardinal, il fallait que Bedford fût aussi bas en France que l'était Glocester en Angleterre, qu'il en fût réduit à appeler Winchester, et que celui-ci, à la tête d'une armée, vînt faire sacrer Henri VI. Cette armée, Winchester l'avait toute prête; chargé par le pape d'une croisade contre les Hussites de Bohême, il avait sous ce prétexte engagé quelques milliers d'hommes. Le pape lui avait donné l'argent des indulgences pour les mener en Bohême; le conseil d'Angleterre lui donna encore plus d'argent pour les retenir en France[373]. Le cardinal, au grand étonnement des croisés, se trouva les avoir vendus; il en fut deux fois payé, payé pour une armée qui lui servait à se faire roi.
Avec cette armée, Winchester devait s'assurer de Paris, y mener le petit Henri, l'y sacrer. Mais ce sacre (p. 224) n'assurait la puissance du cardinal qu'autant qu'il réussirait à décrier le sacre de Charles VII, à déshonorer ses victoires, à le perdre dans l'esprit du peuple. Contre Charles VII en France, contre Glocester en Angleterre, il employa, comme on verra, un même moyen, fort efficace alors: un procès de sorcellerie.
Ce fut seulement le 25 juillet, lorsque depuis neuf jours Charles VII était bien et dûment sacré, que le cardinal entra avec son armée à Paris. Bedford ne perdit pas un moment; il partit avec ces troupes pour observer Charles VII[374]. Deux fois ils furent en présence, et il y eut quelques escarmouches. Bedford craignait pour la Normandie; il la couvrit, et pendant ce temps, le roi marcha sur Paris (août).
Ce n'était pas l'avis de la Pucelle; ses voix lui disaient de ne pas aller plus avant que Saint-Denis. La ville des sépultures royales était, comme celle du sacre, une ville sainte; au delà, elle pressentait quelque chose sur quoi elle n'avait plus d'action. Charles VII eût dû penser de même. Cette inspiration de sainteté guerrière, cette poésie de croisade qui avait ému les campagnes, n'y avait-il pas danger à la mettre en face de la ville raisonneuse et prosaïque, du peuple moqueur, des scolastiques et des cabochiens?
(p. 225) L'entreprise était imprudente. Une telle ville ne s'emporte pas par un coup de main; on ne la prend que par les vivres; or les Anglais étaient maîtres de la Seine par en haut et par en bas. Ils étaient en force, et soutenus par bon nombre d'habitants qui s'étaient compromis pour eux. On faisait d'ailleurs courir le bruit que les Armagnacs venaient détruire, raser la ville.
Les Français emportèrent néanmoins un boulevard. La Pucelle descendit dans le premier fossé; elle franchit le dos d'âne qui séparait ce fossé du second. Là, elle s'aperçut que ce dernier, qui ceignait les murs, était rempli d'eau. Sans s'inquiéter d'une grêle de traits qui tombaient autour d'elle, elle cria qu'on apportât des fascines, et cependant de sa lance elle sondait la profondeur de l'eau. Elle était là presque seule, en butte à tous les traits; il en vint un qui lui traversa la cuisse. Elle essaya de résister à la douleur et resta pour encourager les troupes à donner l'assaut. Enfin, perdant beaucoup de sang, elle se retira à l'abri dans le premier fossé; jusqu'à dix ou onze heures du soir, on ne put la décider à revenir. Elle paraissait sentir que cet échec solennel sous les murs même de Paris devait la perdre sans ressource.
Quinze cents hommes avaient été blessés dans cette attaque, qu'on l'accusait à tort d'avoir conseillée. Elle revint, maudite des siens comme des ennemis. Elle ne s'était pas fait scrupule de donner l'assaut le jour de la Nativité de Notre-Dame (8 septembre); la pieuse ville de Paris en avait été fort scandalisée[375].
(p. 226) La cour de Charles VII l'était encore plus. Les libertins, les politiques, les dévots aveugles de la lettre, ennemis jurés de l'esprit, tous se déclarent bravement contre l'esprit, le jour où il semble faiblir. L'archevêque de Reims, chancelier de France, qui n'avait jamais été bien pour la Pucelle, obtint, contre son avis, que l'on négocierait. Il vint à Saint-Denis demander une trêve; peut-être espérait-il en secret gagner le duc de Bourgogne, alors à Paris.
Mal voulue, mal soutenue, la Pucelle fit pendant l'hiver les siéges de Saint-Pierre le Moustier et de la Charité. Au premier, presque abandonnée[376], elle donna pourtant l'assaut et emporta la ville. Le siége de la Charité traîna, languit, et une terreur panique dispersa les assiégeants.
Cependant les Anglais avaient décidé le duc de Bourgogne à les aider sérieusement. Plus il les voyait faibles, plus il avait l'espoir de garder les places qu'il pourrait prendre en Picardie. Les Anglais, qui venaient (p. 227) de perdre Louviers, se mettaient à sa discrétion. Ce prince, le plus riche de la chrétienté, n'hésitait plus à mettre de l'argent et des hommes dans une guerre dont il espérait avoir le profit. Pour quelque argent, il gagna le gouverneur de Soissons. Puis il assiégea Compiègne, dont le gouverneur était aussi un homme fort suspect. Mais les habitants étaient trop compromis dans la cause de Charles VII pour laisser livrer leur ville. La Pucelle vint s'y jeter. Le jour même, elle fit une sortie et faillit surprendre les assiégeants. Mais ils furent remis en un moment et poussèrent vivement les assiégés jusqu'au boulevard, jusqu'au pont. La Pucelle, restée en arrière pour couvrir la retraite, ne put rentrer à temps, soit que la foule obstruât le pont, soit qu'on eût déjà fermé la barrière. Son costume la désignait; elle fut bientôt entourée, saisie, tirée à bas de cheval. Celui qui l'avait prise, un archer picard, selon d'autres le bâtard de Vendôme, la vendit à Jean de Luxembourg. Tous, Anglais, Bourguignons, virent avec étonnement que cet objet de terreur, ce monstre, ce diable, n'était après tout qu'une fille de dix-huit ans.
Qu'il en dût advenir ainsi, elle le savait d'avance; cette chose cruelle était infaillible, disons-le, nécessaire. Il fallait qu'elle souffrît. Si elle n'eût pas eu l'épreuve et la purification suprême, il serait resté sur cette sainte figure des ombres douteuses parmi les rayons; elle n'eût pas été dans la mémoire des hommes la Pucelle d'Orléans.
Elle avait dit, en parlant de la délivrance d'Orléans et du sacre de Reims: «C'est pour cela que je suis (p. 228) née.» Ces deux choses accomplies, sa sainteté était en péril.
Guerre, sainteté, deux mots contradictoires; il semble que la sainteté soit tout l'opposé de la guerre, qu'elle soit plutôt l'amour et la paix. Quel jeune courage se mêlera aux batailles sans partager l'ivresse sanguinaire de la lutte et de la victoire?... Elle disait à son départ qu'elle ne voulait se servir de son épée pour tuer personne. Plus tard, elle parle avec plaisir de l'épée qu'elle portait à Compiègne, «excellente, dit-elle, pour frapper d'estoc et de taille[377].» N'y a-t-il pas là l'indice d'un changement? la sainte devenait un capitaine. Le duc d'Alençon dit qu'elle avait une singulière aptitude pour l'arme moderne, l'arme meurtrière, celle de l'artillerie. Chef de soldats indisciplinables, sans cesse affligée, blessée de leurs désordres, elle devenait rude et colérique, au moins pour les réprimer. Elle était surtout impitoyable pour les femmes de mauvaise vie qu'ils traînaient après eux. Un jour, elle frappa de l'épée de sainte Catherine, du plat de l'épée seulement, une de ces malheureuses. Mais la virginale épée ne soutint pas le contact; elle se brisa, et ne se laissa reforger jamais[378].
Peu de temps avant d'être prise, elle avait pris elle-même un partisan bourguignon, Franquet d'Arras, un brigand exécré dans tout le Nord. Le bailli royal le réclama pour le pendre. Elle le refusa d'abord, pensant (p. 229) l'échanger; puis, elle se décida à le livrer à la justice[379]. Il méritait cent fois la corde; néanmoins d'avoir livré un prisonnier, consenti à la mort d'un homme, cela dut altérer, même aux yeux des siens, son caractère de sainteté.
Malheureuse condition d'une telle âme tombée dans les réalités de ce monde! elle devait chaque jour perdre quelque chose de soi. Ce n'est pas impunément qu'on devient tout à coup riche, noble, honoré, l'égal des seigneurs et des princes. Ce beau costume, ces lettres de noblesse, ces grâces du roi, tout cela aurait sans doute à la longue altéré sa simplicité héroïque. Elle avait obtenu pour son village l'exemption de la taille, et le roi avait donné à l'un de ses frères la prévôté de Vaucouleurs.
Mais le plus grand péril pour la sainte, c'était sa sainteté même, les respects du peuple, ses adorations. À Lagny, on la pria de ressusciter un enfant. Le comte d'Armagnac lui écrivit pour lui demander de décider lequel des papes il fallait suivre[380]. Si l'on s'en rapportait à sa réponse (peut-être falsifiée), elle aurait promis de décider à la fin de la guerre, se fiant à ses voix intérieures pour juger l'autorité elle-même.
Et pourtant ce n'était pas orgueil. Elle ne se donna jamais pour sainte; elle avoua souvent qu'elle ignorait l'avenir. On lui demanda la veille d'une bataille si le (p. 230) roi la gagnerait; elle dit qu'elle n'en savait rien. À Bourges, des femmes la priant de toucher des croix et des chapelets, elle se mit à rire et dit à la dame Marguerite, chez qui elle logeait: «Touchez-les vous-même; ils seront tout aussi bons[381].»
C'était, nous l'avons dit, la singulière originalité de cette fille, le bon sens dans l'exaltation. Ce fut aussi, comme on verra, ce qui rendit ses juges implacables. Les scolastiques, les raisonneurs qui la haïssaient comme inspirée, furent d'autant plus cruels pour elle, qu'ils ne purent la mépriser comme folle, et que souvent elle fit taire leurs raisonnements devant une raison plus haute.
Il n'était pas difficile de prévoir qu'elle périrait. Elle s'en doutait bien elle-même. Dès le commencement, elle avait dit: «Il me faut employer; je ne durerai qu'un an, ou guère plus.» Plusieurs fois, s'adressant à son chapelain, frère Pasquerel, elle répéta: «S'il faut que je meure bientôt, dites de ma part au roi, notre seigneur, qu'il fonde des chapelles où l'on prie pour le salut de ceux qui seront morts pour la défense du royaume[382].»
Ses parents lui ayant demandé, quand ils la revirent à Reims, si elle n'avait donc peur de rien: «Je ne crains rien, dit-elle, que la trahison[383].»
Souvent, à l'approche du soir, quand elle était en campagne, s'il se trouvait là quelque église, surtout (p. 231) de moines mendiants, elle y entrait volontiers et se mêlait avec les petits enfants qu'on préparait à la communion. Si l'on en croit une ancienne chronique, le jour même qu'elle devait être prise, elle alla communier à l'église Saint-Jacques de Compiègne, elle s'appuya tristement contre un des piliers, et dit aux bonnes gens et aux enfants qui étaient là en grand nombre: «Mes bons amis et mes chers enfants, je vous le dis avec assurance, il y a un homme qui m'a vendue; je suis trahie et bientôt je serai livrée à la mort. Priez Dieu pour moi, je vous supplie; car je ne pourrai plus servir mon roi ni le noble royaume de France.»
Il est probable que la Pucelle fut marchandée, achetée, comme on venait d'acheter Soissons. Les Anglais en auraient donné tout l'or du monde, dans un moment si critique, lorsque leur jeune roi débarquait en France. Mais les Bourguignons voulaient l'avoir, et ils l'eurent; c'était l'intérêt, non-seulement du duc, du parti bourguignon en général, mais directement celui de Jean de Ligny, qui s'empressa d'acheter la prisonnière.
Que la Pucelle fût tombée entre les mains d'un noble seigneur de la maison de Luxembourg, d'un vassal du chevaleresque duc de Bourgogne[384], du bon duc, comme on disait, c'était une grande épreuve pour la chevalerie (p. 232) du temps. Prisonnière de guerre, fille, si jeune fille, vierge surtout, parmi de loyaux chevaliers, qu'avait-elle à craindre[385]? On ne parlait que de chevalerie, de protection des dames et damoiselles affligées; le maréchal Boucicaut venait de fonder un ordre qui n'avait pas d'autre objet. D'autre part, le culte de la Vierge, toujours en progrès dans le moyen âge, étant devenu la religion dominante, la virginité semblait devoir être une sauvegarde inviolable.
Pour expliquer ce qui va suivre, il faut faire connaître le désaccord singulier qui existait alors entre les idées et les mœurs, il faut, quelque choquant que puisse être le contraste, placer en regard du trop sublime idéal, en face de l'Imitation, en face de la Pucelle, les basses réalités de l'époque; il faut (j'en demande pardon à la chaste fille qui fait le sujet de (p. 233) ce récit) descendre au fond de ce monde de convoitise et de concupiscence. Si nous ne le connaissions pas tel qu'il fut, nous ne pourrions comprendre comment les chevaliers livrèrent celle qui semblait la chevalerie vivante, comment, sous ce règne de la Vierge, la Vierge apparut pour être méconnue si cruellement.
La religion de ce temps-là, c'est moins la Vierge que la femme; la chevalerie, c'est celle du petit Jehan de Saintré[386]; seulement le roman est plus chaste que l'histoire.
Les princes donnent l'exemple. Charles VII reçoit Agnès en présence de la mère de sa femme, de la vieille reine de Sicile; mère, femme, maîtresse, il les mène avec lui, tout le long de la Loire, en douce intelligence.
Les Anglais, plus sérieux, ne veulent d'amour que dans le mariage; Glocester épouse Jacqueline; parmi les dames de Jacqueline, il en remarque une, belle et spirituelle, il l'épouse aussi[387].
Mais la France, mais l'Angleterre, en cela comme en tout, le cèdent de beaucoup à la Flandre[388], au comte (p. 234) de Flandre, au grand-duc de Bourgogne. La légende expressive des Pays-Bas est celle de la fameuse comtesse qui mit au monde trois cent soixante-cinq enfants. Les princes du pays, sans aller jusque-là, semblent du moins essayer d'approcher. Un comte de Clèves a soixante-trois bâtards. Jean de Bourgogne, évêque de Cambrai, officie pontificalement avec ses trente-six bâtards et fils de bâtards qui le servent à l'autel.
(p. 235) Philippe le Bon n'eut que seize bâtards[389], mais il n'eut pas moins de vingt-sept femmes, trois légitimes et vingt-quatre maîtresses. Dans ces tristes années de 1429 et 1430, pendant cette tragédie de la Pucelle, il était tout entier à la joyeuse affaire de son troisième mariage. Cette fois, il épousait une infante de Portugal, Anglaise par sa mère, Philippa de Lancastre[390]. Aussi les Anglais eurent beau lui donner le commandement de Paris[391], ils ne purent le retenir; il avait hâte de laisser ce pays de famine, de retourner en Flandre, d'y recevoir sa jeune épousée. Les actes, les cérémonies, les fêtes, célébrées, interrompues, reprises, remplirent des mois entiers. À Bruges surtout, il y eut des galas inouïs, de fabuleuses réjouissances, des prodigalités insensées, à ruiner tous les seigneurs; et les bourgeois les éclipsaient. Les dix-sept nations qui avaient leurs comptoirs à Bruges y étalèrent les richesses du monde. Les rues étaient tendues de beaux et doux tapis de Flandre. Pendant huit jours et huit nuits coulaient les vins à flots, les meilleurs; un lion (p. 236) de pierre versait le vin du Rhin; un cerf celui de Beaune; une licorne, aux heures des repas, lançait l'eau de rose et le malvoisie[392].
Mais la splendeur de la fête flamande, c'étaient les Flamandes, les triomphantes beautés de Bruges, telles que Rubens les a peintes dans sa Madeleine de la Descente de croix. La Portugaise ne dut pas prendre plaisir à voir ses nouvelles sujettes. Déjà l'Espagnole Jeanne de Navarre s'était dépitée en les voyant, et elle avait dit malgré elle: «Je ne vois ici que des reines[393].»
Le jour de son mariage (10 janvier 1430), Philippe le Bon institua l'ordre de la Toison d'or[394], «conquise par Jason,» et il prit la conjugale et rassurante devise: «Autre n'auray.»
La nouvelle épouse s'y fia-t-elle? cela est douteux. Cette toison de Jason, ou de Gédéon[395] (comme l'Église se hâta de la baptiser), était, après tout, la toison d'or, elle rappelait ces flots dorés, ces ruisselantes chevelures d'or que van Eyck, le grand peintre de Philippe le Bon[396], jette amoureusement sur les épaules de ses (p. 237) saintes. Tout le monde vit dans l'ordre nouveau le triomphe de la beauté blonde, de la beauté jeune, florissante du Nord, en dépit des sombres beautés du Midi. Il semblait que le prince flamand, consolant les Flamandes, leur adressait ce mot à double entente: «Autre n'auray.»
Sous ces formes chevaleresques, gauchement imitées des romans, l'histoire de la Flandre en ce temps n'en est pas moins comme une fougueuse kermesse, joyeuse et brutale. Sous prétexte de tournois, de pas d'armes, de banquets de la Table ronde, ce ne sont que galanteries, amours faciles et vulgaires, interminables bombances[397]. La vraie devise de l'époque est celle que le sire de Ternant osa prendre aux joutes d'Arras: «Que j'aie de mes désirs assouvissance, et jamais d'autre bien!»
Ce qui pouvait surprendre, c'est que parmi les fêtes folles, les magnificences ruineuses, les affaires du comte de Flandre semblaient n'en aller que mieux. Il avait beau donner, perdre, jeter, il lui en venait toujours davantage. Il allait grossissant et s'arrondissant de la ruine générale. Il n'y eut d'obstacle qu'en Hollande; mais il acquit sans grande peine les positions dominantes de la Somme et de la Meuse, Namur, Péronne. Les Anglais, outre Péronne, lui mirent entre (p. 238) les mains Bar-sur-Seine, Auxerre, Meaux, les avenues de Paris, enfin Paris même.
Bonheur sur bonheur; la fortune allait le chargeant et le surchargeant. Il n'avait pas le temps de respirer. Elle fit tomber au pouvoir d'un de ses vassaux la Pucelle, ce précieux gage que les Anglais auraient acheté à tout prix. Et au même moment, sa situation se compliquant d'un nouveau bonheur, la succession du Brabant s'ouvrit, mais il ne pouvait la recueillir s'il ne s'assurait de l'amitié des Anglais.
Le duc de Brabant parlait de se remarier, de se faire des héritiers. Il mourut à point pour le duc de Bourgogne[398]. Celui-ci avait à peu près tout ce qui entoure le Brabant, je veux dire la Flandre, le Hainaut, la Hollande, Namur et le Luxembourg. Il lui manquait la province centrale, la riche Louvain, la dominante Bruxelles. La tentation était forte. Aussi ne fit-il aucune attention aux droits de sa tante[399], de laquelle pourtant il tenait les siens; il immola même les droits de ses pupilles, son propre honneur, sa probité de tuteur[400]. Il mit la main sur le Brabant. Pour le garder, (p. 239) pour terminer les affaires de Hollande et de Luxembourg, pour repousser les Liégeois qui venaient assiéger Namur, il fallait rester bien avec les Anglais, c'est-à-dire livrer la Pucelle.
Philippe le Bon était un bon homme, selon les idées vulgaires, tendre de cœur, surtout aux femmes, bon fils, bon père, pleurant volontiers. Il pleura les morts d'Azincourt; mais sa ligue avec les Anglais fit plus de morts qu'Azincourt. Il versa des torrents de larmes sur la mort de son père, puis, pour le venger, des torrents de sang. Sensibilité, sensualité, ces deux choses vont souvent ensemble. Mais la sensualité, la concupiscence, n'en sont pas moins cruelles dans l'occasion. Que l'objet désiré recule, que la concupiscence le voie fuir et se dérober à ses prises, alors elle tourne à la furie aveugle... Malheur à ce qui fait obstacle!... L'école de Rubens, dans ses bacchanales païennes, mêle volontiers des tigres aux satyres: «Lust hard by hate[401].»
Celui qui tenait la Pucelle entre ses mains, Jean de Ligny, vassal du duc de Bourgogne, se trouvait justement dans la même situation que son suzerain. Il était comme lui, dans un moment de cupidité, d'extrême tentation. Il appartenait à la glorieuse maison de Luxembourg; l'honneur d'être parent de l'empereur Henri VII et du roi Jean de Bohême valait bien qu'on le ménageât; mais Jean de Ligny était pauvre; il était cadet de cadet[402]. Il avait eu l'industrie de se faire (p. 240) nommer seul héritier par sa tante, la riche dame de Ligny et de Saint-Pol[403]. Cette donation, fort attaquable, allait lui être disputée par son frère aîné. Dans cette attente, Jean était le docile et tremblant serviteur du duc de Bourgogne, des Anglais, de tout le monde. Les Anglais le pressaient de leur livrer la prisonnière, et ils auraient fort bien pu la prendre dans la tour de Beaulieu en Picardie, où ils l'avaient déposée. D'autre part, s'il la laissait prendre, il se perdait auprès du duc de Bourgogne, son suzerain, son juge dans l'affaire de la succession, et qui par conséquent pouvait le ruiner d'un seul mot. Provisoirement il l'envoya à son château de Beaurevoir, près Cambrai, sur terre d'Empire.
Les Anglais, exaspérés de haine et d'humiliation, pressaient, menaçaient. Leur rage était telle contre la Pucelle, que, pour en avoir dit du bien, une femme fut brûlée vive[404]. Si la Pucelle n'était elle-même jugée et brûlée comme sorcière, si ses victoires n'étaient rapportées au démon, elles restaient des miracles dans l'opinion du peuple, des œuvres de Dieu; alors Dieu était contre les Anglais, ils avaient été bien et loyalement battus; donc leur cause était celle du Diable; dans les idées du temps, il n'y avait pas de milieu. Cette conclusion, intolérable pour l'orgueil anglais, l'était bien plus encore pour un gouvernement d'évêques, comme celui de l'Angleterre, pour le cardinal qui dirigeait tout.
(p. 241) Winchester avait pris les choses en main dans un état presque désespéré. Glocester étant annulé en Angleterre, Bedford en France, il se trouvait seul. Il avait cru tout entraîner en amenant le jeune roi à Calais (23 avril), et les Anglais ne bougeaient pas. Il avait essayé de les piquer d'honneur en lançant une ordonnance: «contre ceux qui ont peur des enchantements de la Pucelle[405].» Cela n'eut aucun effet. Le roi restait à Calais, comme un vaisseau échoué. Winchester devenait éminemment ridicule. Après avoir réduit la croisade de Terre sainte[406] à celle de Bohême, il s'en était tenu à la croisade de Paris. Le belliqueux prélat, qui s'était fait fort d'officier en vainqueur à Notre-Dame et d'y sacrer son pupille, trouvait tous les chemins fermés; de Compiègne, l'ennemi lui barrait la route de Picardie, de Louviers celle de Normandie. Cependant la guerre traînait, l'argent s'écoulait[407], la croisade se perdait en fumée. Le Diable apparemment s'en mêlait; le cardinal ne pouvait se tirer d'affaire qu'en faisant le procès au Malin, en brûlant cette diabolique Pucelle.
Il fallait l'avoir, la tirer des mains des Bourguignons. Elle avait été prise le 23 mai; le 26, un message (p. 242) part de Rouen, au nom du vicaire de l'inquisition, pour sommer le duc de Bourgogne et Jean de Ligny de livrer cette femme suspecte de sorcellerie. L'inquisition n'avait pas grande force en France; son vicaire était un pauvre moine, fort peureux, un dominicain, et sans doute, comme les autres Mendiants, favorable à la Pucelle. Mais il était à Rouen sous la terreur du tout-puissant cardinal, qui lui tenait l'épée dans les reins. Le cardinal venait de nommer capitaine de Rouen un homme d'exécution, un homme à lui, lord Warwick, gouverneur d'Henri[408]. Warwick avait deux charges fort diverses à coup sûr, mais toutes deux de haute confiance, la garde du roi et celle de l'ennemie du roi; l'éducation de l'un, la surveillance du procès de l'autre.
La lettre du moine était une pièce de peu de poids; on fit écrire en même temps l'Université. Il semblait difficile que les universitaires aidassent de bon cœur un procès d'inquisition papale, au moment où ils (p. 243) allaient guerroyer à Bâle contre le pape pour l'épiscopat. Winchester lui-même, chef de l'épiscopat anglais, devait préférer un jugement d'évêques, ou, s'il pouvait, faire agir ensemble évêques et inquisiteurs. Or, il avait justement à sa suite et parmi ses gens, un évêque très-propre à la chose, un évêque Mendiant qui vivait à sa table, et qui assurément jugerait ou jurerait tant qu'on en aurait besoin.
Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, n'était pas un homme sans mérite. Né à Reims[409], tout près du pays de Gerson, c'était un docteur fort influent de l'Université, un ami de Clémengis, qui nous assure qu'il était «bon et bienfaisant[410].» Cette bonté ne l'empêcha pas d'être un des plus violents dans le violent parti cabochien. Comme tel, il fut chassé de Paris en 1413. Il y rentra avec le duc de Bourgogne, devint évêque de Beauvais, et sous la domination anglaise, il fut élu par l'Université conservateur de ses priviléges. Mais (p. 244) l'invasion de la France du nord par Charles VII, en 1429, devint funeste à Cauchon; il voulut retenir Beauvais dans le parti anglais, et fut chassé par les habitants. Il ne s'amusa pas à Paris, près du triste Bedford, qui ne pouvait payer le zèle; il alla où étaient la richesse et la puissance, en Angleterre, près du cardinal Winchester. Il se fit Anglais, il parla anglais. Winchester sentit tout le parti qu'il pouvait tirer d'un tel homme; il se l'attacha en faisant pour lui autant et plus qu'il n'avait pu jamais espérer. L'archevêque de Rouen venait d'être transféré ailleurs; il le recommanda au pape pour ce grand siége. Mais ni le pape ni le chapitre ne voulait de Cauchon; Rouen, alors en guerre avec l'Université de Paris, ne pouvait prendre pour archevêque un homme de cette Université. Tout fut suspendu; Cauchon, en présence de cette magnifique proie, resta bouche béante, espérant toujours que l'invincible cardinal écarterait les obstacles, plein de dévotion en lui et n'ayant plus d'autre dieu.
Il se trouvait fort à point que la Pucelle avait été prise sur la limite du diocèse de Cauchon, non pas, il est vrai, dans le diocèse même, mais on espéra faire croire qu'il en était ainsi. Cauchon écrivit donc, comme juge ordinaire, au roi d'Angleterre, pour réclamer ce procès; et, le 12 juin, une lettre royale fit savoir à l'Université que l'évêque et l'inquisiteur jugeraient ensemble et concurremment. Les procédures de l'inquisition n'étaient pas les mêmes que celles des tribunaux ordinaires de l'Église. Il n'y eut pourtant aucune objection. Les deux justices voulant bien agir ainsi de connivence, une seule difficulté restait; l'inculpée (p. 245) était toujours entre les mains des Bourguignons.
L'Université se mit en avant; elle écrivit de nouveau au duc de Bourgogne, à Jean de Ligny (14 juillet). Cauchon, dans son zèle, se faisant l'agent des Anglais, leur courrier se chargea de porter lui-même la lettre[411], et la remit aux deux ducs. En même temps il leur fit une sommation comme évêque, à cette fin de lui remettre une prisonnière sur laquelle il avait juridiction. Dans cet acte étrange, il passe du rôle de juge à celui de négociateur, et fait des offres d'argent; quoique cette femme ne puisse être considérée comme prisonnière de guerre, le roi d'Angleterre donnera deux ou trois cents livres de rente au bâtard de Vendôme, et à ceux qui la retiennent la somme de six mille livres. Puis, vers la fin de la lettre il pousse jusqu'à dix mille francs, mais il fait valoir cette offre: «Autant, dit-il, qu'on donnerait pour un roi ou prince, selon la coutume de France.»
Les Anglais ne s'en fiaient pas tellement aux démarches de l'Université et de Cauchon qu'ils n'employassent des moyens plus énergiques. Le jour même où Cauchon présenta sa sommation, ou le lendemain, le Conseil d'Angleterre interdit aux marchands anglais les marchés des Pays-Bas (19 juillet), notamment celui d'Anvers, leur défendant d'y acheter les toiles et les autres objets pour lesquels ils échangeaient leur laine[412]. (p. 246) C'était frapper le duc de Bourgogne, comte de Flandre, par un endroit bien sensible, par les deux grandes industries flamandes, la toile et le drap; les Anglais n'allaient plus acheter l'une et cessaient de fournir la matière à l'autre.
Tandis que les Anglais agissaient si vivement pour perdre la Pucelle, Charles VII agissait-il pour la sauver? En rien, ce semble[413]; il avait pourtant des prisonniers entre ses mains; il pouvait la protéger, en menaçant de représailles. Récemment encore, il avait négocié par l'entremise de son chancelier, l'archevêque de Reims; mais cet archevêque et les autres politiques n'avaient jamais été bien favorables à la Pucelle. Le parti d'Anjou-Lorraine, la vieille reine de Sicile qui l'avait si bien accueillie, ne pouvait agir pour elle en ce moment près du duc de Bourgogne. Le duc de Lorraine allait mourir[414], on se disputait d'avance sa succession, et Philippe le Bon soutenait (p. 247) un compétiteur de René d'Anjou, gendre et héritier du duc de Lorraine.
Ainsi, de toutes parts, ce monde d'intérêt et de convoitise se trouvait contraire à la Pucelle, ou tout au moins indifférent. Le bon Charles VII ne fit rien pour elle, le bon duc Philippe la livra. La maison d'Anjou voulait la Lorraine, le duc de Bourgogne voulait le Brabant; il voulait surtout la continuation du commerce flamand avec l'Angleterre. Les petits aussi avaient leurs intérêts: Jean de Ligny attendait la succession de Saint-Pol, Cauchon l'archevêché de Rouen.
En vain la femme de Jean de Ligny se jeta à ses pieds, elle le supplia en vain de ne pas se déshonorer. Il n'était pas libre, il avait déjà reçu de l'argent anglais[415]; il la livra, non il est vrai aux Anglais directement, mais au duc de Bourgogne. Cette famille de Ligny et de Saint-Pol, avec ses souvenirs de grandeur et ses ambitions effrénées, devait poursuivre la fortune jusqu'au bout, jusqu'à la Grève[416]. Celui qui livra la Pucelle semble avoir senti sa misère; il fit peindre sur ses armes un chameau succombant sous le faix, avec (p. 248) la triste devise inconnue aux hommes de cœur: «Nul n'est tenu à l'impossible.»
Que faisait cependant la prisonnière? Son corps était à Beaurevoir, son âme à Compiègne; elle combattait d'âme et d'esprit pour le roi qui l'abandonnait. Elle sentait que sans elle cette fidèle ville de Compiègne allait périr et en même temps la cause du roi dans tout le Nord. Déjà elle avait essayé d'échapper de la tour de Beaulieu. À Beaurevoir, la tentation de fuir fut plus forte encore; elle savait que les Anglais demandaient qu'on la leur livrât, elle avait horreur de tomber entre leurs mains. Elle consultait ses saintes et n'en obtenait d'autre réponse, sinon qu'il fallait souffrir, «qu'elle ne serait point délivrée qu'elle n'eût vu le roi des Anglais.»—«Mais, disait-elle en elle-même, Dieu laissera-t-il donc mourir ces pauvres gens de Compiègne[417]?» Sous cette forme de vive compassion, la tentation vainquit. Les saintes eurent beau dire, pour la première fois elle ne les écouta point; elle se lança de la tour et tomba au pied, presque morte. Relevée, soignée par les dames de Ligny, elle voulait mourir et fut deux jours sans manger.
Livrée au duc de Bourgogne, elle fut menée à Arras, puis au donjon de Crotoy, qui depuis a disparu sous les sables. De là elle voyait la mer, et parfois distinguait les dunes anglaises, la terre ennemie, où elle avait espéré porter la guerre et délivrer le duc d'Orléans[418]. (p. 249) Chaque jour un prêtre prisonnier disait la messe dans la tour. Jeanne priait ardemment, elle demandait et elle obtenait. Pour être prisonnière, elle n'agissait pas moins; tant qu'elle était vivante, sa prière perçait les murs et dissipait l'ennemi.
Au jour même qu'elle avait prédit d'après une révélation de l'archange, au 1er novembre, Compiègne fut délivrée. Le duc de Bourgogne s'était avancé jusqu'à Noyon, comme pour recevoir l'outrage de plus près et en personne. Il fut défait encore peu après à Germiny (20 novembre). À Péronne, Xaintrailles lui offrit la bataille, et il n'osa l'accepter.
Ces humiliations confirmèrent sans doute le duc dans l'alliance des Anglais et le décidèrent à leur livrer la Pucelle. Mais la seule menace d'interrompre le commerce y eût bien suffi. Le comte de Flandre, tout chevalier qu'il se croyait et restaurateur de la chevalerie, était au fond le serviteur des artisans et des marchands. Les villes qui fabriquaient le drap, les campagnes qui filaient le lin, n'auraient pas souffert longtemps l'interruption du commerce et le chômage; une révolte eût éclaté.
Au moment où les Anglais eurent enfin la Pucelle et purent commencer le procès, leurs affaires étaient bien malades. Loin de reprendre Louviers, ils avaient perdu Châteaugaillard; La Hire, qui le prit par escalade, y trouva Barbazan prisonnier, et déchaîna ce redouté capitaine. Les villes tournaient d'elles-mêmes au parti de Charles VII; les bourgeois chassaient les (p. 250) Anglais. Ceux de Melun, si près de Paris, mirent leur garnison à la porte.
Pour enrayer, s'il se pouvait, dans cette descente si rapide des affaires anglaises, il ne fallait pas moins qu'une grande et puissante machine. Winchester en avait une à faire jouer, le procès et le sacre. Ces deux choses devaient agir d'ensemble, ou plutôt c'était la même chose; déshonorer Charles VII, prouver qu'il avait été mené au sacre par une sorcière, c'était sanctifier d'autant le sacre d'Henri VI; si l'un était reconnu pour l'oint du Diable, l'autre devenait l'oint de Dieu.
Henri entra à Paris le 2 décembre[419]. Dès le 21 novembre, on avait fait écrire l'Université à Cauchon pour l'accuser de lenteur et prier le roi de commencer le procès. Cauchon n'avait nulle hâte, il lui semblait dur apparemment de commencer la besogne, quand le salaire était encore incertain. Ce ne fut qu'un mois après qu'il se fit donner par le chapitre de Rouen l'autorisation de procéder en ce diocèse[420]. À l'instant (3 janvier 1431), Winchester rendit une ordonnance (p. 251) où il faisait dire au roi «qu'ayant été de ce requis par l'évêque de Beauvais, exhorté par sa chère fille de l'Université de Paris, il commandait aux gardiens de conduire l'inculpée à l'évêque[421].» Il était dit conduire, on ne remettait pas la prisonnière au juge ecclésiastique, on la prêtait seulement, «sauf à la reprendre si elle n'était convaincue.» Les Anglais ne risquaient rien, elle ne pouvait échapper à la mort; si le feu manquait, il restait le fer.
Le 9 janvier 1431, Cauchon ouvrit la procédure à Rouen. Il fit siéger près de lui le vicaire de l'inquisition, et débuta par tenir une sorte de consultation avec huit docteurs licenciés ou maîtres ès-arts de Rouen. Il leur montra les informations qu'il avait recueillies sur la Pucelle. Ces informations prises d'avance par les soins des ennemis de l'accusée, ne parurent pas suffisantes aux légistes rouennais; elles l'étaient si peu en effet que le procès, d'abord défini d'après ces mauvaises données, procès de magie, devint un procès d'hérésie.
Cauchon, pour se concilier ces Normands récalcitrants, pour les rendre moins superstitieux sur la forme des procédures, nomma l'un d'eux, Jean de la Fontaine, conseiller examinateur. Mais il réserva le rôle le plus actif, celui de promoteur du procès, à un certain Estivet, un de ses chanoines de Beauvais, qui l'avait suivi. Il trouva moyen de perdre un mois dans ces préparatifs[422]; mais enfin le jeune roi ayant été (p. 252) ramené à Londres (9 février), Winchester, tranquille de ce côté, revint vivement au procès; il ne se fia à personne pour en surveiller la conduite, il crut avec raison que l'œil du maître vaut mieux, et s'établit à Rouen pour voir instrumenter Cauchon.
La première chose était de s'assurer du moine qui représentait l'inquisition. Cauchon, ayant assemblé ses assesseurs, prêtres normands et docteurs de Paris, dans la maison d'un chanoine, manda le dominicain et le somma de s'adjoindre à lui. Le moinillon répondit timidement que «si ses pouvoirs étaient jugés suffisants, il ferait ce qu'il devait faire.» L'évêque ne manqua pas de déclarer les pouvoirs bien suffisants. Alors le moine objecta encore «qu'il voudrait bien s'abstenir, tant pour le scrupule de la conscience que pour la sûreté du procès;» que l'évêque devrait plutôt lui substituer quelqu'un jusqu'à ce qu'il fût bien sûr que ses pouvoirs suffisaient.
Il eut beau dire, il ne put échapper, il jugea bon gré, mal gré. Ce qui sans doute, après la peur, aida à le retenir, c'est que Winchester lui fit allouer vingt sols d'or pour ses peines[423]. Le moine mendiant n'avait peut-être vu jamais tant d'or dans sa vie.
(p. 253) Le 21 février, la Pucelle fut amenée devant ses juges. L'évêque de Beauvais l'admonesta avec «douceur et charité,» la priant de dire la vérité sur ce qu'on lui demanderait, pour abréger son procès et décharger sa conscience, sans chercher de subterfuges.—Réponse: Je ne sais sur quoi vous me voulez interroger, vous pourriez bien me demander telles choses que je ne vous dirais point.»—Elle consentait à jurer de dire vrai sur tout ce qui ne touchait point ses visions. «Mais pour ce dernier point, dit-elle, vous me couperiez plutôt la tête.» Néanmoins, on l'amena à jurer de répondre «sur ce qui toucherait la foi.»
Nouvelles instances le jour suivant, 22 février, et encore le 24. Elle résistait toujours: C'est le mot des petits enfants, qu'on pend souvent les gens pour avoir dit la vérité.» Elle finit, de guerre lasse, par consentir à jurer «de dire ce qu'elle sauroit sur son procès, mais non tout ce qu'elle sauroit[424].»
Interrogée sur son âge, ses nom et surnom, elle dit qu'elle avait environ dix-neuf ans. «Au lieu où je suis née, on m'appelait Jehannette et en France Jehanne...» Mais quant au surnom (la Pucelle), il semble que, par un caprice de modestie féminine, elle eût peine à le dire; elle éluda par un pudique mensonge: «Du surnom, je n'en sais rien.»
Elle se plaignait d'avoir les fers aux jambes. L'évêque lui dit que, puisqu'elle avait essayé plusieurs fois (p. 254) d'échapper, on avait dû lui mettre les fers. «Il est vrai, dit-elle, je l'ai fait; c'est chose licite à tout prisonnier. Si je pouvais m'échapper, on ne pourrait me reprendre d'avoir faussé ma foi, je n'ai rien promis.»
On lui ordonna de dire le Pater et l'Ave, peut-être dans l'idée superstitieuse que, si elle était vouée au Diable, elle ne pourrait dire ces prières. «Je les dirai volontiers si monseigneur de Beauvais veut m'ouïr en confession.» Adroite et touchante demande; offrant ainsi sa confiance à son juge, à son ennemi, elle en eût fait son père spirituel et le témoin de son innocence.
Cauchon refusa, mais je croirais aisément qu'il fut ému. Il leva la séance pour ce jour, et le lendemain, il n'interrogea pas lui-même; il en chargea un des assesseurs.
À la quatrième séance, elle était animée d'une vivacité singulière. Elle ne cacha point qu'elle avait entendu ses voix: «Elles m'ont éveillé, dit-elle, j'ai joint les mains, et je les ai priées de me donner conseil, elles m'ont dit: Demande à Notre-Seigneur.—Et qu'ont-elles dit encore?—Que je vous réponde hardiment.»
«... Je ne puis tout dire, j'ai plutôt peur de dire chose qui leur déplaise, que je n'ai de répondre à vous... Pour aujourd'hui, je vous prie de ne pas m'interroger.»
L'évêque insista, la voyant émue: «Mais Jehanne, on déplaît donc à Dieu en disant des choses vraies?—Mes voix m'ont dit certaines choses, non pour vous, mais pour le roi.» Et elle ajouta vivement: «Ah! s'il (p. 255) les savait, il en serait plus aise à dîner... Je voudrais qu'il les sût, et ne pas boire de vin d'ici à Pâques.»
Parmi ces naïvetés, elle disait des choses sublimes: «Je viens de par Dieu, je n'ai que faire ici, renvoyez-moi à Dieu, dont je suis venue...»
«Vous dites que vous êtes mon juge; avisez bien à ce que vous ferez, car vraiment je suis envoyée de Dieu, vous vous mettez en grand danger.»
Ces paroles sans doute irritèrent les juges et ils lui adressèrent une insidieuse et perfide question, une question telle qu'on ne peut sans crime l'adresser à aucun homme vivant: «Jehanne, croyez-vous être en état de grâce?»
Ils croyaient l'avoir liée d'un lacs insoluble. Dire Non, c'était s'avouer indigne d'avoir été l'instrument de Dieu. Mais d'autre part, comment dire Oui? Qui de nous, fragiles, est sûr ici-bas d'être vraiment dans la grâce de Dieu? Nul, sinon l'orgueilleux, le présomptueux, celui justement qui de tous en est le plus loin.
Elle trancha le nœud avec une simplicité héroïque et chrétienne:
«Si je n'y suis, Dieu veuille m'y mettre, si j'y suis, Dieu veuille m'y tenir[425].»
Les Pharisiens restèrent stupéfaits[426].
Mais avec tout son héroïsme, c'était une femme pourtant... Après cette parole sublime, elle retomba, (p. 256) elle s'attendrit, doutant de son état, comme il est naturel à une âme chrétienne, s'interrogeant et tâchant de se rassurer: «Ah! si je savais ne pas être en la grâce de Dieu, je serais la plus dolente du monde... Mais si j'étais en péché, la voix ne viendrait pas sans doute... Je voudrais que chacun pût l'entendre comme moi-même...»
Ces paroles rendaient prise aux juges. Après une longue pause, ils revinrent à la charge avec un redoublement de haine, et lui firent coup sur coup les questions qui pouvaient la perdre.
Les voix ne lui avaient-elles pas dit de haïr les Bourguignons?... N'allait-elle pas, dans son enfance, à l'arbre des fées? etc... Ils auraient déjà voulu la brûler comme sorcière.
À la cinquième séance, on l'attaqua par un côté délicat, dangereux, celui des apparitions.
L'évêque, devenu tout à coup compatissant, mielleux, lui fit faire cette question: «Jehanne, comment vous êtes-vous portée depuis samedi?—Vous le voyez, dit la pauvre prisonnière chargée de fers, le mieux que j'ai pu.»
«Jehanne, jeûnez-vous tous les jours de ce carême.—Cela est-il du procès?—Oui, vraiment.—Eh! bien, oui, j'ai toujours jeûné.»
On la pressa alors sur les visions, sur un signe qui aurait apparu au dauphin, sur sainte Catherine et saint Michel. Entre autres questions hostiles et inconvenantes, on lui demanda si, lorsqu'il lui apparaissait, saint Michel était nu?... À cette vilaine question, elle répliqua, sans comprendre, avec une pureté céleste: (p. 257) «Pensez-vous donc que Notre-Seigneur n'ait pas de quoi le vêtir[427]?»
Le 3 mars, autres questions bizarres, pour lui faire avouer quelque diablerie, quelque mauvaise accointance avec le Diable. «Ce saint Michel, ces saintes, ont-ils un corps, des membres? Ces figures sont-elles bien des anges?—Oui, je le crois aussi ferme que je crois en Dieu. Cette réponse fut soigneusement notée.
Ils passent de là à l'habit d'homme, à l'étendard: «Les gens d'armes ne se faisaient-ils pas des étendards à la ressemblance du vôtre? ne les renouvelaient-ils pas?—Oui, quand la lance en était rompue.—N'avez-vous pas dit que ces étendards leur porteraient bonheur?—Non, je disais seulement: Entrez hardiment parmi les Anglais, et j'y entrais moi-même.»
«Mais pourquoi cet étendard fut-il porté en l'église de Reims, au sacre, plutôt que ceux des autres capitaines?...—Il avait été à la peine, c'était bien raison qu'il fût à l'honneur[428].»
«Quelle était la pensée des gens qui vous baisaient les pieds, les mains et les vêtements?—Les pauvres gens venaient volontiers à moi, parce que je ne leur faisais point de déplaisir; je les soutenais et défendais, selon mon pouvoir[429].»
Il n'y avait pas de cœur d'homme qui ne fût touché de telles réponses. Cauchon crut prudent de procéder désormais avec quelques hommes sûrs et à petit bruit. (p. 258) Depuis le commencement du procès, on trouve que le nombre des assesseurs varie à chaque séance[430]; quelques-uns s'en vont, d'autres viennent. Le lieu des interrogatoires varie de même; l'accusée, interrogée d'abord dans la salle du château de Rouen, l'est maintenant dans la prison. Cauchon, «pour ne pas fatiguer les autres,» y menait seulement deux assesseurs et deux témoins (du 10 au 17 mars). Ce qui peut-être l'enhardit à procéder ainsi à huis clos, c'est que désormais il était sûr de l'appui de l'inquisition; le vicaire avait enfin reçu de l'inquisiteur général de France l'autorisation de juger avec l'évêque (12 mars).
Dans ces nouveaux interrogatoires, on insiste seulement sur quelques points indiqués d'avance par Cauchon.
Les voix lui ont-elles commandé cette sortie de Compiègne où elle fut prise?—Elle ne répond pas directement: «Les saintes m'avaient bien dit que je serais prise avant la Saint-Jean, qu'il fallait qu'il fût ainsi fait, que je ne devais pas m'étonner, mais prendre tout en gré, et que Dieu m'aiderait...» «Puisqu'il a plu ainsi à Dieu, c'est pour le mieux que j'ai été prise.»
«Croyez-vous avoir bien fait de partir sans la permission de vos père et mère? Ne doit-on pas honorer père et mère?—Ils m'ont pardonné.—Pensiez-vous donc ne point pécher, en agissant ainsi?—Dieu le (p. 259) commandait; quand j'aurais eu cent pères et cent mères, je serais partie[431].»
«Les voix ne vous ont-elles pas appelée fille de Dieu, fille de l'Église, la fille au grand cœur?—Avant que le siége d'Orléans ait été levé, et depuis, les voix m'ont appelée, et m'appellent tous les jours: «Jehanne la Pucelle, fille de Dieu.»
«Était-il bien d'avoir attaqué Paris le jour de la Nativité de Notre-Dame?—C'est bien fait de garder les fêtes de Notre-Dame; ce serait bien, en conscience, de les garder tous les jours.»
«Pourquoi avez-vous sauté de la tour de Beaurevoir? (ils auraient voulu lui faire dire qu'elle avait voulu se tuer).—J'entendais dire que les pauvres gens de Compiègne seraient tués tous, jusqu'aux enfants de sept ans, et je savais d'ailleurs que j'étais vendue aux Anglais; j'aurais mieux aimé mourir que d'être entre les mains des Anglais[432].»
«Sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent-elles les Anglais?—Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime, et haïssent ce qu'il hait.—Dieu hait-il les Anglais?—De l'amour ou haine que Dieu a pour les Anglais et ce qu'il fait de leurs âmes, je n'en sais rien; mais je sais bien qu'ils seront mis hors de France, sauf ceux qui y périront[433].»
(p. 260) «N'est-ce pas un péché mortel de prendre un homme à rançon et ensuite de le faire mourir?—Je ne l'ai point fait.—Franquet d'Arras n'a-t-il pas été mis à mort?—J'y ai consenti, n'ayant pu l'échanger pour un de mes hommes; il a confessé être un brigand et un traître. Son procès a duré quinze jours au bailliage de Senlis.—N'avez-vous pas donné de l'argent à celui qui a pris Franquet?—Je ne suis pas trésorier de France, pour donner argent[434].»
«Croyez-vous que votre roi a bien fait de tuer ou faire tuer monseigneur de Bourgogne?—Ce fut grand dommage pour le royaume de France. Mais quelque chose qu'il y eût entre eux, Dieu m'a envoyée au secours du roi de France[435].»
«Jehanne, savez-vous par révélation si vous échapperez?—Cela ne touche point votre procès. Voulez-vous que je parle contre moi?—Les voix ne vous en ont rien dit?—Ce n'est point de votre procès; je m'en rapporte à Notre-Seigneur qui en fera son plaisir...» Et après un silence: «Par ma foi, je ne sais ni l'heure, ni le jour. Le plaisir de Dieu soit fait!—Vos voix ne vous en ont donc rien dit en général?—Eh bien, oui, elles m'ont dit que je serais délivrée, que je sois gaie et hardie[436].»
Un autre jour, elle ajouta: «Les saintes me disent que je serai délivrée à grande victoire; et elles me disent encore: Prends tout en gré; ne te soucie de (p. 261) ton martyre; tu en viendras enfin au royaume de Paradis[437].—Et depuis qu'elles ont dit cela, vous vous tenez sûre d'être sauvée et de ne point aller en enfer?—Oui, je crois aussi fermement ce qu'elles m'ont dit que si j'étais sauvée déjà.—Cette réponse est de bien grand poids.—Oui, c'est pour moi un grand trésor.—Ainsi, vous croyez que vous ne pouvez plus faire de péché mortel?—Je n'en sais rien; je m'en rapporte de tout à Notre-Seigneur.»
Les juges avaient enfin touché le vrai terrain de l'accusation, ils avaient trouvé là une forte prise. De faire passer pour sorcière, pour suppôt du Diable, cette chaste et sainte fille, il n'y avait pas apparence, il fallait y renoncer; mais dans cette sainteté même, comme dans celle de tous les mystiques, il y avait un côté attaquable: la voix secrète égalée ou préférée aux enseignements de l'Église, aux prescriptions de l'autorité, l'inspiration, mais libre, la révélation, mais personnelle, la soumission à Dieu; quel Dieu? le Dieu intérieur.
On finit ces premiers interrogatoires par lui demander si elle voulait s'en remettre de tous ses dits et faits à la détermination de l'Église. À quoi elle répondit: «J'aime l'Église et je la voudrais soutenir de tout mon pouvoir. Quant aux bonnes œuvres que j'ai faites, je dois m'en rapporter au Roi du ciel, qui m'a envoyée[438].»
La question étant répétée, elle ne donna pas d'autre (p. 262) réponse, ajoutant: «C'est tout un, de Notre-Seigneur et de l'Église.»
On lui dit alors qu'il fallait distinguer; qu'il y avait l'Église triomphante, Dieu, les saints, les âmes sauvées, et l'Église militante, autrement dit le pape, les cardinaux, le clergé, les bons chrétiens, laquelle Église «bien assemblée» ne peut errer et est gouvernée du Saint-Esprit.—«Ne voulez-vous donc pas vous soumettre à l'Église militante?—Je suis venue au roi de France de par Dieu, de par la vierge Marie, les saints et l'Église victorieuse de là-haut; à cette Église, je me soumets, moi, mes œuvres, ce que j'ai fait ou à faire.—Et à l'Église militante?—Je ne répondrai maintenant rien autre chose.»
Si l'on en croyait un des assesseurs, elle aurait dit qu'en certains points, elle n'en croyait ni évêque, ni pape, ni personne; que ce qu'elle avait, elle le tenait de Dieu[439].
La question du procès se trouva ainsi posée dans sa simplicité, dans sa grandeur, le vrai débat s'ouvrit: d'une part, l'Église visible et l'autorité; de l'autre, l'inspiration attestant l'Église invisible... Invisible pour les yeux vulgaires, mais la pieuse fille la voyait clairement, elle la contemplait sans cesse et l'entendait en elle-même, elle portait en son cœur ces saintes et ces anges... Là était l'Église pour elle, là Dieu rayonnait; partout ailleurs combien il était obscur!...
Tel étant le débat, il n'y avait pas de remède; l'accusée (p. 263) devait se perdre. Elle ne pouvait céder, elle ne pouvait, sans mentir, désavouer, nier, ce qu'elle voyait et entendait si distinctement. D'autre part, l'autorité restait-elle une autorité, si elle abdiquait sa juridiction, si elle ne punissait? L'Église militante est une Église armée, armée du glaive à deux tranchants, contre qui? apparemment contre les indociles.
Terrible était cette Église dans la personne des raisonneurs, des scolastiques, des ennemis de l'inspiration; terrible et implacable, si elle était représentée par l'évêque de Beauvais. Mais au-dessus de l'évêque n'y avait-il donc pas d'autres juges? Le parti épiscopal et universitaire, qui prêchait la suprématie des conciles, pouvait-il, dans ce cas particulier, ne pas reconnaître comme juge suprême son concile de Bâle, qui allait ouvrir? D'autre part, l'inquisition papale, le dominicain qui en était le vicaire, ne contestait pas sans doute que la juridiction du pape ne fût supérieure à la sienne, qui en émanait.
Un légiste de Rouen, ce même Jean de la Fontaine, ami de Cauchon et hostile à la Pucelle, ne crut pas en conscience pouvoir laisser ignorer à une accusée sans conseil qu'il y avait des juges d'appel, et que, sans rien sacrifier sur le fond, elle pouvait y avoir recours. Deux moines crurent aussi que le droit suprême du pape devait être réservé. Quelque peu régulier qu'il fût que des assesseurs pussent visiter isolément et conseiller l'accusée, ces trois honnêtes gens, qui voyaient toutes les formes violées par Cauchon pour le triomphe de l'iniquité, n'hésitèrent pas à les violer eux-mêmes dans l'intérêt de la justice. Ils allèrent intrépidement (p. 264) à la prison, se firent ouvrir et lui conseillèrent l'appel. Elle appela le lendemain au pape et au concile. Cauchon furieux fit venir les gardes, et leur demanda qui avait visité la Pucelle. Le légiste et les deux moines furent en grand danger de mort[440]. Depuis ce jour, ils disparaissent, et avec eux disparaît du procès la dernière image du droit.
Cauchon avait espéré d'abord mettre de son côté l'autorité des gens de loi, si grande à Rouen; mais il avait vu bien vite qu'il faudrait se passer d'eux. Lorsqu'il communiqua les premiers actes du procès à l'un de ces graves légistes, maître Jehan Lohier, celui-ci répondit net que le procès ne valait rien, que tout cela n'était pas en forme, que les assesseurs n'étaient pas libres, que l'on procédait à huis clos, que l'accusée, simple fille, n'était pas capable de répondre sur de si grandes choses et à de tels docteurs. Enfin, l'homme de la loi osa dire à l'homme d'Église: «C'est un procès contre l'honneur du prince dont cette fille tient le parti; il faudrait l'appeler lui aussi et lui donner un défenseur.» Cette gravité intrépide, qui rappelle celle de Papinien devant Caracalla, aurait coûté cher à Lohier. Mais le Papinien normand n'attendit pas, comme l'autre, la mort sur sa chaise curule; il partit à l'instant pour Rome, où le pape s'empressa de s'attacher un tel homme et de le faire siéger dans les tribunaux du saint-siége; il y mourut doyen de la Rote[441].
(p. 265) Cauchon devait, ce semble, être mieux soutenu des théologiens. Après les premiers interrogatoires, armé des réponses qu'elle avait données contre elle, il s'enferma avec ses intimes, et, s'aidant surtout de la plume d'un habile universitaire de Paris, il tira de ces réponses un petit nombre d'articles, sur lesquels on devait prendre l'avis des principaux docteurs et des corps ecclésiastiques. C'était l'usage détestable, mais enfin (quoi qu'on ait dit) l'usage ordinaire et régulier des procès d'inquisition. Ces propositions extraites des réponses de la Pucelle, et rédigées sous forme générale, avaient une fausse apparence d'impartialité. Dans la réalité, elles n'étaient qu'un travestissement de ses réponses, et ne pouvaient manquer d'être qualifiées par les docteurs consultés, selon l'intention hostile de l'inique rédacteur[442].
Quelle que fût la rédaction, quelque terreur qui pesât sur les docteurs consultés, leurs réponses furent loin d'être unanimes contre l'accusée. Parmi ces docteurs, les vrais théologiens, les croyants sincères, ceux qui avaient conservé la foi ferme du moyen âge, ne pouvaient rejeter si aisément les apparitions, les visions. Il eût fallu douter aussi de toutes les merveilles de la vie des saints, discuter toutes les légendes. Le vénérable (p. 266) évêque d'Avranches, qu'on alla consulter, répondit que, d'après les doctrines de saint Thomas, il n'y avait rien d'impossible dans ce qu'affirmait cette fille, rien qu'on dût rejeter à la légère[443].
L'évêque de Lisieux, en avouant que les révélations de Jeanne pouvaient lui être dictées par le démon, ajouta humainement qu'elles pouvaient aussi être de simples mensonges, et que, si elle ne se soumettait à l'Église, elle devait être jugée schismatique et véhémentement suspecte dans la foi.
Plusieurs légistes répondirent en Normands, la trouvant coupable et très-coupable, à moins qu'elle n'eût ordre de Dieu. Un bachelier alla plus loin: tout en la condamnant, il demanda que, vu la fragilité de son sexe, on lui fit répéter les douze propositions (il soupçonnait avec raison qu'on ne les lui avait pas communiquées), et qu'ensuite on les adressât au pape. C'eût été un ajournement indéfini.
Les assesseurs, réunis dans la chapelle de l'archevêché, avaient décidé contre elle sur les propositions. Le chapitre de Rouen, consulté aussi, n'avait pas hâte de se décider, de donner cette victoire à l'homme qu'il détestait, qu'il tremblait d'avoir pour archevêque. Le chapitre eût voulu attendre la réponse de l'Université de Paris, dont on demandait l'avis. La réponse de Paris n'était pas douteuse; le parti gallican, universitaire et scolastique, ne pouvait être favorable à la Pucelle; un homme de ce parti[444], l'évêque de Coutances, avait dépassé (p. 267) tous les autres par la dureté et la bizarrerie de sa réponse. Il écrivit à l'évêque de Beauvais qu'il la jugeait livrée au démon, «parce qu'elle n'avait pas les deux qualités qu'exige saint Grégoire, la vertu et l'humanité,» et que ses assertions étaient tellement hérétiques que, quand même elle les révoquerait, il n'en faudrait pas moins la tenir sous bonne garde.
C'était un spectacle étrange de voir ces théologiens, ces docteurs, travailler de toute leur force à ruiner ce qui faisait le fondement de leur doctrine et le principe religieux du moyen âge en général, la croyance aux révélations, à l'intervention des êtres surnaturels... Ils doutaient du moins de celle des anges; mais leur foi au diable était tout entière.
L'importante question de savoir si les révélations intérieures doivent se taire, se désavouer elles-mêmes, lorsque l'Église l'ordonne, cette question débattue au dehors et à grand bruit, ne s'agitait-elle pas en silence dans l'âme de celle qui affirmait et croyait le plus fortement? Cette bataille de la foi ne se livrait-elle pas au sanctuaire même de la foi, dans ce loyal et simple cœur?... J'ai quelque raison de le croire.
Tantôt elle déclara se soumettre au pape et demanda à lui être envoyée. Tantôt elle distingua, soutenant qu'en matière de foi, elle était soumise au pape, aux prélats, à l'Église, mais que, pour ce qu'elle avait fait, elle ne pouvait s'en remettre qu'à Dieu. Tantôt elle ne distingua plus, et, sans explication, s'en remit «à son roi, au juge du ciel et de la terre.»
Quelque soin qu'on ait pris d'obscurcir ces choses, de cacher ce côté humain dans une figure qu'on voulait (p. 268) toute divine, les variations sont visibles. C'est à tort qu'on a prétendu que les juges parvinrent à lui faire prendre le change sur ces questions. «Elle était bien subtile, dit avec raison un témoin, d'une subtilité de femme[445].» J'attribuerais volontiers à ces combats intérieurs la maladie dont elle fut atteinte et qui la mit bien près de la mort. Son rétablissement n'eut lieu qu'à l'époque où ses apparitions changèrent, comme elle nous l'apprend elle-même, au moment où l'ange Michel, l'ange des batailles qui ne la soutenait plus, céda la place à Gabriel, l'ange de la grâce et de l'amour divin.
Elle tomba malade dans la semaine sainte. La tentation commença sans doute au dimanche des Rameaux[446]. Fille de la campagne, née sur la lisière des bois, elle qui toujours avait vécu sous le ciel, il lui fallut passer ce beau jour de Pâques fleuries au fond de la tour. Le grand secours qu'invoque l'Église[447] ne vint pas pour elle; la porte ne s'ouvrit point[448].
Elle s'ouvrit le mardi, mais ce fut pour mener l'accusée (p. 269) à la grande salle du château par-devant ses juges. On lui lut les articles qu'on avait tirés de ses réponses, et préalablement l'évêque lui remontra, «que ces docteurs étaient tous gens d'Église, clercs et lettrés en droit, divin et humain, et tous benins et pitoyables, vouloient procéder doucement, sans demander vengeance ni punition corporelle[449], mais que seulement ils vouloient l'éclairer et la mettre en la voie de vérité et de salut; que, comme elle n'étoit pas assez instruite en si haute matière, l'évêque et l'inquisiteur lui offroient qu'elle élût un ou plusieurs des assistants pour la conseiller.»
L'accusée, en présence de cette assemblée, dans laquelle elle ne trouvait pas un visage ami, répondit avec douceur: «En ce que vous m'admonestez de mon bien et de notre foi, je vous remercie; quant au conseil que vous m'offrez, je n'ai point intention de me départir du conseil de Notre-Seigneur.»
Le premier article touchait le point capital, la soumission. Elle répondit comme auparavant: «Je crois bien que notre Saint-Père, les évêques et autres gens d'Église sont pour garder la foi chrétienne et punir ceux qui y défaillent. Quant à mes faits, je ne me soumettrai qu'à l'Église du ciel, à Dieu et à la Vierge, aux saints et saintes du paradis. Je n'ai point failli en la foi chrétienne, et je n'y voudrais faillir.»
Et plus loin: «J'aime mieux mourir que révoquer (p. 270) ce que j'ai fait par le commandement de Notre-Seigneur.»
Ce qui peint le temps, l'esprit inintelligent de ces docteurs, leur aveugle attachement à la lettre sans égard à l'esprit, c'est qu'aucun point ne leur semblait plus grave que le péché d'avoir pris un habit d'homme. Ils lui remontrèrent que, selon les canons, ceux qui changent ainsi l'habit de leur sexe, sont abominables devant Dieu. D'abord elle ne voulut pas répondre directement, et demanda un délai jusqu'au lendemain. Les juges insistant pour qu'elle quittât cet habit, elle répondit: «Qu'il n'était pas en elle de dire quand elle pourrait le quitter.—Mais si l'on vous prive d'entendre la messe?—Eh bien! Notre-Seigneur peut bien me la faire entendre sans vous.—Voudrez-vous prendre l'habit de femme pour recevoir votre Sauveur à Pâques?—Non, je ne puis quitter cet habit pour recevoir mon Sauveur, je ne fais nulle différence de cet habit ou d'un autre.» Puis elle semble ébranlée, et demande qu'au moins on lui laisse entendre la messe, et elle ajoute: «Encore si vous me donniez une robe comme celles que portent les filles des bourgeois, une robe bien longue[450].»
On voit bien qu'elle rougissait de s'expliquer. La pauvre fille n'osait dire comment elle était dans sa prison, en quel danger continuel. Il faut savoir que trois soldats couchaient dans sa chambre[451], trois de ces (p. 271) brigands que l'on appelait houspilleurs. Il faut savoir qu'enchaînée à une poutre par une grosse chaîne de fer[452], elle était presque à leur merci; l'habit d'homme qu'on voulait lui faire quitter était toute sa sauvegarde... Que dire de l'imbécillité du juge ou de son horrible connivence?
Sous les yeux de ces soldats, parmi leurs insultes et leurs dérisions[453], elle était de plus espionnée du dehors; Winchester, l'inquisiteur et Cauchon[454] avaient chacun une clef de la tour et l'observaient à chaque heure; on avait tout exprès percé la muraille; dans cet infernal cachot, chaque pierre avait des yeux.
Toute sa consolation, c'est qu'on avait d'abord laissé (p. 272) communiquer avec elle un prêtre qui se disait prisonnier et du parti de Charles VII. Ce Loyseleur, comme on l'appelait, était un Normand qui appartenait aux Anglais. Il avait gagné la confiance de Jeanne, recevait sa confession, et pendant ce temps des notaires cachés écoutaient et écrivaient... On prétend que Loyseleur l'encouragea à résister, pour la faire périr. Quand on délibéra si elle serait mise à la torture, (chose bien inutile puisqu'elle ne niait ni ne cachait rien), il ne se trouva que deux ou trois hommes pour conseiller cette atrocité, et le confesseur fut des trois[455].
L'état déplorable de la prisonnière s'aggrava dans la semaine sainte par la privation des secours de la religion. Le jeudi, la Cène lui manqua; dans ce jour où le Christ se fait l'hôte universel, où il invite les pauvres et tous ceux qui souffrent, elle parut oubliée[456].
Au vendredi saint, au jour du grand silence, où tout bruit cessant chacun n'entend plus que son propre cœur, il semble que celui des juges ait parlé, qu'un sentiment d'humanité et de religion se soit éveillé dans leurs vieilles âmes scolastiques. Ce qui est sûr, c'est qu'au mercredi ils siégeaient trente-cinq, et que le samedi ils n'étaient plus que neuf; les autres prétextèrent sans doute les dévotions du jour.
Elle, au contraire, elle avait repris cœur; associant ses souffrances à celles du Christ, elle s'était relevée. Elle répondit de nouveau: «qu'elle s'en rapporterait (p. 273) à l'Église militante, pourvu qu'elle ne lui commandât chose impossible.—Croyez-vous donc n'être point sujette à l'Église qui est en terre, à notre Saint-Père le Pape, aux cardinaux, archevêques, évêques et prélats?—Oui, sans doute, notre Sire servi.—Vos voix vous défendent de vous soumettre à l'Église militante?—Elles ne le défendent point, Notre-Seigneur étant servi premièrement.
Cette fermeté se soutient le samedi. Mais le lendemain, que devint-elle, le dimanche, ce grand dimanche de Pâques? Que se passa-t-il dans ce pauvre cœur, lorsque la fête universelle éclatant à grand bruit par la ville, les cinq cents cloches de Rouen jetant leurs joyeuses volées dans les airs[457], le monde chrétien ressuscitant avec le Sauveur, elle resta dans sa mort?
Qu'était-ce en ce temps-là, dans cette unanimité du monde chrétien[458]! qu'était-ce pour une jeune âme qui n'avait vécu que de foi!... Elle qui, parmi sa vie intérieure de visions et de révélations, n'en avait pas moins obéi docilement aux commandements de l'Église; elle qui jusque-là s'était crue naïvement fille soumise de l'Église, «bonne fille,» comme elle disait, pouvait-elle voir sans terreur que l'Église était contre elle? Seule, quand tous s'unissent en Dieu, seule exceptée de la joie du monde et de l'universelle communion, au jour où la porte du ciel s'ouvre au genre humain, seule en être exclue!...
(p. 274) Et cette exclusion était-elle injuste? L'âme chrétienne est trop humble pour prétendre jamais qu'elle a droit à recevoir son Dieu... Qui était-elle après tout pour contredire ces prélats, ces docteurs. Comment osait-elle parler devant tant de gens habiles qui avaient étudié? Dans la résistance d'une ignorante aux doctes, d'une simple fille aux personnes élevées en autorité, n'y avait-il pas outrecuidance et damnable orgueil?... Ces craintes lui vinrent certainement.
D'autre part, cette résistance n'est pas celle de Jeanne, mais bien des saintes et des anges qui lui ont dicté ses réponses et l'ont soutenue jusqu'ici... Pourquoi, hélas! viennent-ils donc plus rarement dans un si grand besoin? Pourquoi ces consolants visages des saintes n'apparaissent-ils plus que dans une douteuse lumière et chaque jour pâlissants?... Cette délivrance tant promise, comment n'arrive-t-elle pas? Nul doute que la prisonnière ne se soit fait bien souvent ces questions, qu'elle n'ait tout bas, bien doucement, querellé les saintes et les anges. Mais des anges qui ne tiennent point leur parole, sont-ce bien des anges de lumière? Espérons que cette horrible pensée ne lui traversa point l'esprit.
Elle avait un moyen d'échapper. C'était, sans désavouer expressément, de ne plus affirmer, de dire: «Il me semble.» Les gens de loi trouvaient tout simple qu'elle dît ce petit mot[459]. Mais pour elle, dire une telle parole de doute, c'était au fond renier, c'était abjurer le beau rêve des amitiés célestes, trahir les douces (p. 275) sœurs d'en haut[460]... Mieux valait mourir. Et, en effet, l'infortunée, rejetée de l'Église visible, délaissée de l'invisible Église, du monde et de son propre cœur, elle défaillit... Et le corps suivait l'âme défaillante...
Il se trouva que justement ce jour-là elle avait goûté d'un poisson que lui envoyait le charitable évêque de Beauvais[461]; elle put se croire empoisonnée. L'évêque y avait intérêt; la mort de Jeanne eût fini ce procès embarrassant, tiré le juge d'affaire. Mais ce n'était pas le compte des Anglais. Lord Warwick disait tout alarmé: «Le roi ne voudrait pas pour rien au monde qu'elle mourût de sa mort naturelle; le roi l'a achetée, elle lui coûte cher!... Il faut qu'elle meure par justice, qu'elle soit brûlée... Arrangez-vous pour la guérir.»
On eut soin d'elle, en effet; elle fut visitée, saignée, mais elle n'alla pas mieux. Elle restait faible et presque mourante. Soit qu'on craignît qu'elle n'échappât ainsi et ne mourût sans rien rétracter, soit que cet affaiblissement du corps donnât espoir qu'on aurait meilleur marché de l'esprit, les juges firent une tentative (18 avril). Ils vinrent la trouver dans sa chambre et (p. 276) lui remontrèrent qu'elle était en grand danger si elle ne voulait prendre conseil et suivre l'avis de l'Église: «Il me semble, en effet, dit-elle, vu mon mal, que je suis en grand péril de mort. S'il en est ainsi, que Dieu veuille faire son plaisir de moi; je voudrais avoir confession, recevoir mon Sauveur et être mise en terre sainte.—Si vous voulez avoir les sacrements de l'Église, il faut faire comme les bons catholiques, et vous soumettre à l'Église.» Elle ne répliqua rien. Puis le juge, répétant les mêmes paroles, elle dit: «Si le corps meurt en prison, j'espère que vous le ferez mettre en terre sainte; si vous ne le faites, je m'en rapporte à Notre-Seigneur.»
Déjà, dans ses interrogatoires, elle avait exprimé une de ses dernières volontés.—Demande: «Vous dites que vous portez l'habit d'homme par le commandement de Dieu, et pourtant vous voulez avoir chemise de femme en cas de mort?—Réponse: «Il suffit qu'elle soit longue.» Cette touchante réponse montrait assez, qu'en cette extrémité, elle était bien moins préoccupée de la vie que de la pudeur.
Les docteurs prêchèrent longtemps la malade, et celui qui s'était chargé spécialement de l'exhorter, un des scolastiques de Paris, maître Nicolas Midy, finit par lui dire aigrement: «Si vous n'obéissez à l'Église, vous serez abandonnée comme une sarrasine.—Je suis bonne chrétienne, répondit-elle doucement, j'ai été bien baptisée, je mourrai comme une bonne chrétienne.»
Ces lenteurs portaient au comble l'impatience des Anglais. Winchester avait espéré, avant la campagne, (p. 277) pouvoir mettre à fin le procès, tirer un aveu de la prisonnière, déshonorer le roi Charles. Ce coup frappé, il reprenait Louviers[462], s'assurait de la Normandie, de la Seine, et alors il pouvait aller à Bâle commencer l'autre guerre, la guerre théologique, y siéger comme arbitre de la chrétienté, faire et défaire les papes[463]. Au moment où il avait en vue de si grandes choses, il lui fallait se morfondre à attendre ce que cette fille voudrait dire.
Le maladroit Cauchon avait justement indisposé le chapitre de Rouen, dont il sollicitait une décision contre la Pucelle. Il se laissait appeler d'avance: «Monseigneur l'archevêque[464]». Winchester résolut que, sans s'arrêter aux lenteurs de ces Normands, on s'adresserait directement au grand tribunal théologique, à l'Université de Paris[465].
Tout en attendant la réponse, on faisait de nouvelles tentatives pour vaincre la résistance de l'accusée; on employait la ruse, la terreur. Dans une seconde monition (2 mai), le prédicateur, maître Châtillon, lui proposa (p. 278) de s'en remettre de la vérité de ses apparitions à des gens de son parti[466]. Elle ne donna pas dans ce piége. «Je m'en tiens, dit-elle, à mon juge, au Roi du ciel et de la terre.» Elle ne dit plus cette fois, comme auparavant: «À Dieu et au pape.»—Eh bien! l'Église vous laissera, et vous serez en péril de feu, pour l'âme et le corps.—Vous ne ferez ce que vous dites qu'il ne vous en prenne mal au corps et à l'âme.»
On ne s'en tint pas à de vagues menaces. À la troisième monition, qui eut lieu dans sa chambre (11 mai), on fit venir le bourreau, on affirma que la torture était prête... Mais cela n'opéra point. Il se trouva au contraire qu'elle avait repris tout son courage, et tel qu'elle ne l'eut jamais. Relevée après la tentation, elle avait comme monté d'un degré vers les sources de la Grâce. «L'ange Gabriel est venu me fortifier, dit-elle; c'est bien lui, les saintes me l'ont assuré[467]... Dieu a toujours été le maître en ce que j'ai fait; le Diable n'a jamais eu puissance en moi... Quand vous me feriez arracher les membres et tirer l'âme du corps, je n'en dirais pas autre chose.» L'Esprit éclatait tellement en elle, que Châtillon lui-même, son dernier adversaire, fut touché et devint son défenseur; il déclara qu'un procès conduit ainsi lui semblait nul. Cauchon, hors de lui, le fit taire.
Enfin, arriva la réponse de l'Université. Elle décidait, (p. 279) sur les douze articles, que cette fille était livrée au Diable, impie envers ses parents, altérée de sang chrétien, etc.[468]. C'était l'opinion de la faculté de théologie. La faculté de droit, plus modérée, la déclarait punissable, mais avec deux restrictions: 1o si elle s'osbtinait; 2o si elle était dans son bon sens.
L'Université écrivait en même temps au pape, aux cardinaux, au roi d'Angleterre, louant l'évêque de Beauvais, et déclarant «qu'il lui sembloit avoir été tenue grande gravité, sainte et juste manière de procéder, et dont chacun devoit être bien content.»
Armés de cette réponse, quelques-uns voulaient qu'on la brûlât sans plus attendre; cela eût suffi pour la satisfaction des docteurs dont elle rejetait l'autorité, mais non pas pour celle des Anglais; il leur fallait une rétractation qui infamât le roi Charles. On essaya d'une nouvelle monition, d'un nouveau prédicateur, maître Pierre Morice, qui ne réussit pas mieux; il eut beau faire valoir l'autorité de l'Université de Paris, «qui est la lumière de toute science»: «Quand je verrais le bourreau et le feu, dit-elle, quand je serais dans le feu, je ne pourrais dire que ce que j'ai dit.»
On était arrivé au 23 mai, au lendemain de la Pentecôte; Winchester ne pouvait plus rester à Rouen, il fallait en finir. On résolut d'arranger une grande et terrible scène publique qui pût ou effrayer l'obstinée, ou tout au moins donner le change au peuple. On lui envoya la veille au soir Loyseleur, Châtillon et Morice, (p. 280) pour lui promettre que si elle était soumise, si elle quittait l'habit d'homme, elle serait remise aux gens d'Église et qu'elle sortirait des mains des Anglais.
Ce fut au cimetière de Saint-Ouen, derrière la belle et austère église monastique (déjà bâtie comme nous la voyons), qu'eut lieu cette terrible comédie. Sur un échafaud siégeaient le cardinal Winchester, les deux juges et trente-trois assesseurs, plusieurs ayant leurs scribes assis à leurs pieds. Sur l'autre échafaud, parmi les huissiers et les gens de torture, était Jeanne en habit d'homme; il y avait en outre des notaires pour recueillir ses aveux, et un prédicateur qui devait l'admonester. Au pied, parmi la foule, se distinguait un étrange auditeur, le bourreau sur la charrette, tout prêt à l'emmener, dès qu'elle lui serait adjugée[469].
Le prédicateur du jour, un fameux docteur, Guillaume Erard, crut devoir, dans une si belle occasion, lâcher la bride à son éloquence, et par zèle il gâta tout. «Ô noble maison de France, criait-il, qui toujours avais été protectrice de la foi, as-tu été ainsi abusée, de t'attacher à une hérétique et schismatique...» Jusque-là l'accusée écoutait patiemment, mais le prédicateur, se tournant vers elle, lui dit en levant le doigt: «C'est à toi, Jehanne, que je parle, et je te dis que ton roi est hérétique et schismatique.» À ces mots, l'admirable fille, oubliant tout son danger, s'écria: «Par ma foi, sire, révérence gardée, j'ose bien vous dire et jurer, sur peine de ma vie, que c'est le plus noble (p. 281) chrétien de tous les chrétiens, celui qui aime le mieux la foi et l'Église, il n'est point tel que vous le dites.»—Faites-la taire, s'écria Cauchon.
Ainsi tant d'efforts, de travaux, de dépenses, se trouvaient perdus. L'accusée soutenait son dire. Tout ce qu'on obtenait d'elle cette fois, c'était qu'elle voulait bien se soumettre au pape. Cauchon répondait: «Le pape est trop loin.» Alors il se mit à lire l'acte de condamnation tout dressé d'avance; il y était dit entre autres choses: «Bien plus, d'un esprit obstiné, vous avez refusé de vous soumettre au Saint-Père et au concile, etc.» Cependant Loyseleur, Erard, la conjuraient d'avoir pitié d'elle-même; l'évêque, reprenant quelque espoir, interrompit sa lecture. Alors les Anglais devinrent furieux; un secrétaire de Winchester dit à Cauchon qu'on voyait bien qu'il favorisait cette fille, le chapelain du cardinal en disait autant. «Tu en as menti[470],» s'écria l'évêque. «Et toi, dit l'autre, tu trahis le roi.» Ces graves personnages semblaient sur le point de se gourmer sur leur tribunal.
Erard ne se décourageait pas, il menaçait, il priait. Tantôt il disait: «Jehanne, nous avons tant de pitié de vous....!» et tantôt: «Abjure, ou tu seras brûlée!» Tout le monde s'en mêlait, jusqu'à un bon huissier qui, touché de compassion, la suppliait de céder, et assurait qu'elle serait tirée des mains des Anglais, remise à l'Église. «Eh bien! je signerai,» dit-elle.—Alors (p. 282) Cauchon, se tournant vers le cardinal[471], lui demanda respectueusement ce qu'il fallait faire. «L'admettre à la pénitence,» répondit le prince ecclésiastique.
Le secrétaire de Winchester tira de sa manche une toute petite révocation de six lignes (celle qu'on publia ensuite avait six pages), il lui mit la plume en main, mais elle ne savait pas signer; elle sourit et traça un rond; le secrétaire lui prit la main et lui fit faire une croix.
La sentence de grâce était bien sévère: «Jehanne, nous vous condamnons par grâce et modération à passer le reste de vos jours en prison, au pain de douleur et à l'eau d'angoisse, pour y pleurer vos péchés.»
Elle était admise par le juge d'église à faire pénitence, nulle autre part sans doute que dans les prisons d'église[472]. L'in pace ecclésiastique, quelque dur qu'il fût, devait au moins la tirer des mains des Anglais, la mettre à l'abri de leurs outrages, sauver son honneur. (p. 283) Quels furent sa surprise et son désespoir, lorsque l'évêque dit froidement: «Menez-la où vous l'avez prise!»
Rien n'était fait; ainsi trompée, elle ne pouvait manquer de rétracter sa rétractation. Mais, quand elle aurait voulu y persister, la rage des Anglais ne l'aurait pas permis. Ils étaient venus à Saint-Ouen dans l'espoir de brûler enfin la sorcière; ils attendaient, haletants, et on croyait les renvoyer ainsi, les payer d'un petit morceau de parchemin, d'une signature, d'une grimace... Au moment même où l'évêque interrompit la lecture de la condamnation, les pierres volèrent sur les échafauds, sans respect du cardinal... Les docteurs faillirent périr en descendant dans la place; ce n'étaient partout qu'épées nues qu'on leur mettait à la gorge; les plus modérés des Anglais s'en tenaient aux paroles outrageantes: «Prêtres, vous ne gagnez pas l'argent du roi.» Les docteurs, défilant à la hâte, disaient tout tremblants: «Ne vous inquiétez, nous la retrouverons bien[473].»
Et ce n'était pas seulement la populace des soldats, le mob anglais, toujours si féroce, qui montrait cette soif de sang. Les honnêtes gens, les grands, les lords, n'étaient pas moins acharnés. L'homme du roi, son gouverneur, lord Warwick, disait comme les soldats: «Le roi va mal[474], la fille ne sera pas brûlée.»
Warwick était justement l'honnête homme, selon les idées anglaises, l'Anglais accompli, le parfait gentleman[475]. (p. 284) Brave et dévot, comme son maître Henri V, champion zélé de l'Église établie, il avait fait un pèlerinage à la terre sainte, et maint autre voyage chevaleresque, ne manquant pas un tournoi sur sa route. Lui-même il en donna un des plus éclatants et des plus célèbres aux portes de Calais, où il défia toute la chevalerie de France. Il resta de cette fête un long souvenir: la bravoure, la magnificence de ce Warwick ne servirent pas peu à préparer la route au fameux Warwick, le faiseur de rois.
Avec toute cette chevalerie, Warwick n'en poursuivait pas moins âprement la mort d'une femme, d'une prisonnière de guerre; les Anglais, le meilleur et le plus estimé de tous, ne se faisaient aucun scrupule d'honneur de tuer par sentence de prêtres et par le feu celle qui les avait humiliés par l'épée.
Ce grand peuple anglais, parmi tant de bonnes et solides qualités, a un vice qui gâte ces qualités mêmes. Ce vice immense, profond, c'est l'orgueil. Cruelle maladie, mais qui n'en est pas moins leur principe de vie, l'explication de leurs contradictions, le secret de leurs actes. Chez eux, vertus et crimes, c'est presque toujours orgueil; leurs ridicules aussi ne viennent que de là. Cet orgueil est prodigieusement sensible et douloureux; ils en souffrent infiniment, et mettent encore de l'orgueil à cacher ces souffrances. Toutefois, elles se (p. 285) font jour; la langue anglaise possède en propre les deux mots expressifs de disappointment et mortification[476]. Cette adoration de soi, ce culte intérieur de la créature pour elle-même, c'est le péché qui fit tomber Satan, la suprême impiété. Voilà pourquoi, avec tant de vertus humaines, avec ce sérieux, cette honnêteté extérieure, ce tour d'esprit biblique, nulle nation n'est plus loin de la grâce. C'est le seul peuple qui n'ait pu revendiquer l'Imitation de Jésus; un Français pouvait écrire ce livre, un Allemand, un Italien, jamais un Anglais. De Shakespeare[477] à Milton, de Milton à Byron, leur belle et sombre littérature est sceptique, judaïque, satanique, pour résumer antichrétienne. Les Indiens de l'Amérique, qui ont souvent tant de pénétration et d'originalité, disaient à leur manière: «Le Christ, c'était un Français que les Anglais crucifièrent à Londres; Ponce-Pilate était un officier au service de la Grande-Bretagne.»
(p. 286) Jamais les Juifs ne furent si animés contre Jésus que les Anglais contre la Pucelle. Elle les avait, il faut le dire, cruellement blessés à l'endroit le plus sensible, dans l'estime naïve et profonde qu'ils ont pour eux-mêmes. À Orléans, l'invincible gendarmerie, les fameux archers, Talbot en tête, avaient montré le dos; à Jargeau, dans une place et derrière de bonnes murailles, ils s'étaient laissé prendre; à Patay, ils avaient fui à toutes jambes, fui devant une fille... Voilà qui était dur à penser, voilà ce que ces taciturnes Anglais ruminaient sans cesse en eux-mêmes... Une fille leur avait fait peur, et il n'était pas bien sûr qu'elle ne leur fît peur encore, tout enchaînée qu'elle était... Non pas elle, apparemment, mais le Diable dont elle était l'agent; ils tâchaient du moins de le croire ainsi et de le faire croire.
À cela, il y avait pourtant une difficulté, c'est qu'on la disait vierge, et qu'il était notoire et parfaitement établi que le Diable ne pouvait faire pacte avec une vierge. La plus sage tête qu'eussent les Anglais, le régent de Bedford, résolut d'éclaircir ce point; la duchesse, sa femme, envoya des matrones qui déclarèrent qu'en effet elle était pucelle[478]. Cette déclaration favorable tourna justement contre elle, en donnant lieu à une autre imagination superstitieuse. On conclut que c'était cette virginité qui faisait sa force, sa puissance; la lui ravir, c'était la désarmer, rompre (p. 287) le charme, la faire descendre au niveau des autres femmes.
La pauvre fille, en tel danger, n'avait eu jusque-là de défense que l'habit d'homme. Mais, chose bizarre, personne n'avait jamais voulu comprendre pourquoi elle le gardait. Ses amis, ses ennemis, tous en étaient scandalisés.
Dès le commencement, elle avait été obligée de s'en expliquer aux femmes de Poitiers. Lorsqu'elle fut prise et sous la garde des dames de Luxembourg, ces bonnes dames la prièrent de se vêtir comme il convenait à une honnête fille. Les Anglaises surtout, qui ont toujours fait grand bruit de chasteté et de pudeur, devaient trouver un tel travestissement monstrueux et intolérablement indécent. La duchesse de Bedford[479] lui envoya une robe de femme, mais par qui? par un homme, par un tailleur[480]. Cet homme, hardi et familier, osa bien entreprendre de lui passer la robe, et comme elle le repoussait, il mit sans façon la main sur elle, sa main de tailleur sur la (p. 288) main qui avait porté le drapeau de la France..., elle lui appliqua un soufflet.
Si les femmes ne comprenaient rien à cette question féminine, combien moins les prêtres?... Ils citaient le texte d'un concile du quatrième siècle[481], qui anathématisait ces changements d'habits. Ils ne voyaient pas que cette défense s'appliquait spécialement à une époque où l'on sortait à peine de l'impureté païenne. Les docteurs du parti de Charles VII, les apologistes de la Pucelle, sont fort embarrassés de la justifier sur ce point. L'un d'eux (on croit que c'est Gerson) suppose gratuitement que, dès qu'elle descend de cheval, elle reprend l'habit de femme; il avoue qu'Esther et Judith ont employé d'autres moyens plus naturels, plus féminins, pour triompher des ennemis du peuple de Dieu[482]. Ces théologiens, tout préoccupés de l'âme, semblent faire bon marché du corps; pourvu qu'on suive la lettre, la loi écrite, l'âme sera sauvée; que la chair devienne ce qu'elle pourra... Il faut pardonner à une pauvre et simple fille de n'avoir pas su si bien distinguer.
C'est notre dure condition ici-bas que l'âme et le corps soient si fortement liés l'un à l'autre, que l'âme traîne cette chair, qu'elle en subisse les hasards, et qu'elle en réponde... Cette fatalité a toujours été pesante, mais combien l'est-elle davantage sous une loi religieuse qui ordonne d'endurer l'outrage, qui ne (p. 289) permet point que l'honneur en péril puisse échapper en jetant là le corps et se réfugiant dans le monde des esprits!
Le vendredi et le samedi, l'infortunée prisonnière, dépouillée de l'habit d'homme, avait bien à craindre. La nature brutale, la haine furieuse, la vengeance, tout devait pousser les lâches à la dégrader avant qu'elle pérît, à souiller ce qu'ils allaient brûler... Ils pouvaient d'ailleurs être tentés de couvrir leur infamie d'une raison d'État selon les idées du temps; en lui ravissant sa virginité, on devait sans doute détruire cette puissance occulte dont les Anglais avaient si grand'peur; ils reprendraient courage peut-être, s'ils savaient qu'après tout ce n'était vraiment qu'une femme.
Au dire de son confesseur, à qui elle le révéla, un Anglais, non un soldat, mais un gentleman, un lord se serait patriotiquement dévoué à cette exécution; il eût bravement entrepris de violer une fille enchaînée, et, n'y parvenant pas, il l'aurait chargée de coups[483].
«Quand vint le dimanche matin, jour de la Trinité, et qu'elle dut se lever (comme elle l'a rapporté à celui (p. 290) qui parle)[484], elle dit aux Anglais, ses gardes: «Déferrez-moi, que je puisse me lever.» L'un d'eux ôta les habits de femme qui étaient sur elle, vida le sac où était l'habit d'homme, et lui dit: Lève-toi.—Messieurs, dit-elle, vous savez qu'il m'est défendu; sans faute, je ne le prendrai point.» Ce débat dura jusqu'à midi; et enfin, pour nécessité de corps, il fallut bien qu'elle sortît et prît cet habit. Au retour, ils ne voulurent point lui en donner d'autre, quelque supplication qu'elle fît[485].»
Ce n'était pas au fond l'intérêt des Anglais qu'elle reprît l'habit d'homme et qu'elle annulât ainsi une rétractation si laborieusement obtenue. Mais en ce moment leur rage ne connaissait plus de bornes. Xaintrailles venait de faire une tentative hardie sur Rouen[486]. C'eût été un beau coup d'enlever les juges sur leur tribunal, de mener à Poitiers Winchester et Bedford; celui-ci faillit encore être pris au retour, entre Rouen et Paris. Il n'y avait plus de sûreté pour les Anglais tant que vivrait cette fille maudite, qui sans doute continuait ses maléfices en prison. Il fallait qu'elle pérît.
(p. 291) Les assesseurs, avertis à l'instant de venir au château pour voir le changement d'habit, trouvèrent dans la cour une centaine d'Anglais qui leur barrèrent le passage; pensant que ces docteurs, s'ils entraient, pouvaient gâter tout, ils levèrent sur eux les haches, les épées, et leur donnèrent la chasse, en les appelant traîtres d'Armagnaux[487]. Cauchon, introduit à grand'peine, fit le gai pour plaire à Warwick, et dit en riant: «Elle est prise.»
Le lundi, il revint avec l'inquisiteur et huit assesseurs pour interroger la Pucelle et lui demander pourquoi elle avait repris cet habit. Elle ne donna nulle excuse, mais acceptant bravement son danger, elle dit que cet habit convenait mieux tant qu'elle serait gardée par des hommes; que d'ailleurs on lui avait manqué de parole. Ses saintes lui avaient dit «que c'était grand'pitié d'avoir abjuré pour sauver sa vie.» Elle ne refusait pas au reste de reprendre l'habit de femme. «Qu'on me donne une prison douce et sûre[488], disait-elle, je serai bonne et je ferai tout ce que voudra l'Église.»
L'évêque en sortant rencontra Warwick et une foule d'Anglais; et, pour se montrer bon Anglais, il dit en leur langue: «Farewell, farewell.» Ce joyeux adieu voulait dire à peu près: «Bonsoir, bonsoir, tout est fini[489].»
(p. 292) Le mardi, les juges formèrent à l'archevêché une assemblée telle quelle d'assesseurs, dont les uns n'avaient siégé qu'aux premières séances, les autres jamais, au reste gens de toute espèce, prêtres, légistes, et jusqu'à trois médecins. Ils leur rendirent compte de ce qui s'était passé et leur demandèrent avis. L'avis, tout autre qu'on ne l'attendait, fut qu'il fallait mander encore la prisonnière et lui relire son acte d'abjuration. Il est douteux que cela fût au pouvoir des juges. Il n'y avait plus au fond, ni juge, ni jugement possible, au milieu de cette rage de soldats, parmi les épées. Il fallait du sang, celui des juges peut-être n'était pas loin de couler. Ils dressèrent à la hâte une citation, pour être signifiée le lendemain à huit heures; elle ne devait plus comparaître que pour être brûlée.
Le matin, Cauchon lui envoya un confesseur, frère Martin l'Advenu, «pour lui annoncer sa mort et l'induire à pénitence...» Et quand il annonça à la pauvre femme la mort dont elle devait mourir ce jour-là, elle commença à s'écrier douloureusement, se détendre et arracher les cheveux: «Hélas! me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement, qu'il faille que mon corps, net en entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd'hui consumé et rendu en cendres! Ha! ha! j'aimerais mieux être décapitée sept fois que d'être ainsi brûlée... Oh! j'en appelle à Dieu, le grand juge, des torts et ingravances qu'on me fait[490]!»
Après cette explosion de douleur, elle revint à elle et se confessa, puis elle demanda à communier. Le (p. 293) frère était embarrassé; mais l'évêque consulté répondit qu'on pouvait lui donner la communion «et tout ce qu'elle demanderait.» Ainsi, au moment même où il la jugeait hérétique relapse et la retranchait de l'Église, il lui donnait tout ce que l'Église donne à ses fidèles. Peut-être un dernier sentiment humain s'éleva dans le cœur du mauvais juge; il pensa que c'était bien assez de brûler cette pauvre créature, sans la désespérer et la damner. Peut-être aussi le mauvais prêtre, par une légèreté d'esprit fort accordait-il les sacrements comme chose sans conséquence, qui ne pouvait après tout que calmer et faire taire le patient... Au reste, on essaya d'abord de faire la chose à petit bruit; on apporta l'eucharistie sans étole et sans lumière. Mais le moine s'en plaignit; et l'Église de Rouen, dûment avertie, se plut à témoigner ce qu'elle pensait du jugement de Cauchon; elle envoya le corps de Christ avec quantité de torches, un nombreux clergé, qui chantait des litanies et disait le long des rues au peuple à genoux: «Priez pour elle[491].»
Après la communion, qu'elle reçut avec beaucoup de larmes, elle aperçut l'évêque et elle lui dit ce mot: «Évêque, je meurs par vous...» Et encore: «Si vous m'eussiez mise aux prisons d'église et donné des gardiens ecclésiastiques, ceci ne fût pas advenu... C'est pourquoi j'en appelle de vous devant Dieu[492]!»
Puis, voyant parmi les assistants Pierre Morice, l'un de ceux qui l'avaient prêchée, elle lui dit: «Ah! maître (p. 294) Pierre, où serai-je ce soir?—N'avez-vous pas bonne espérance au Seigneur?—Oh! oui, Dieu aidant, je serai en Paradis!»
Il était neuf heures: elle fut revêtue d'habits de femme et mise sur un chariot. À son côté se tenait le confesseur frère Martin l'Advenu, l'huissier Massieu était de l'autre. Le moine augustin frère Isambart, qui avait déjà montré tant de charité et de courage, ne voulut pas la quitter. On assure que le misérable Loyseleur vint aussi sur la charrette et lui demanda pardon; les Anglais l'auraient tué sans le comte de Warwick[493].
Jusque-là la Pucelle n'avait jamais désespéré, sauf peut-être sa tentation pendant la semaine sainte. Tout en disant, comme elle le dit parfois: «Ces Anglais me feront mourir;» au fond, elle n'y croyait pas. Elle ne s'imaginait point que jamais elle pût être abandonnée. Elle avait foi dans son roi, dans le bon peuple de France. Elle avait dit expressément: «Il y aura en prison ou au jugement quelque trouble, par quoi je serai délivrée... délivrée à grande victoire[494]!...» Mais quand le roi et le peuple lui auraient manqué, elle avait un autre secours, tout autrement puissant et certain, (p. 295) celui de ses amies d'en haut, des bonnes et chères Saintes... Lorsqu'elle assiégeait Saint-Pierre, et que les siens l'abandonnèrent à l'assaut, les Saintes envoyèrent une invisible armée à son aide. Comment délaisseraient-elles leur obéissante fille; elles lui avaient tant de fois promis salut et délivrance!...
Quelles furent donc ses pensées lorsqu'elle vit que vraiment il fallait mourir; lorsque, montée sur la charrette, elle s'en allait, à travers une foule tremblante, sous la garde de huit cents Anglais armés de lances et d'épées? Elle pleurait et se lamentait, n'accusant toutefois ni son roi, ni ses Saintes... Il ne lui échappait qu'un mot: «Ô Rouen! Rouen! dois-je donc mourir ici?»
Le terme du triste voyage était le Vieux-Marché, le marché au poisson. Trois échafauds avaient été dressés. Sur l'un était la chaire épiscopale et royale, le trône du cardinal d'Angleterre, parmi les siéges de ses prélats. Sur l'autre devaient figurer les personnages du lugubre drame, le prédicateur, les juges et le bailli, enfin la condamnée. On voyait à part un grand échafaud de plâtre, chargé et surchargé de bois; on n'avait rien plaint au bûcher, il effrayait par sa hauteur. Ce n'était pas seulement pour rendre l'exécution plus solennelle; il y avait une intention: c'était afin que, le bûcher étant si haut échafaudé, le bourreau n'y atteignît que par en bas, pour allumer seulement, qu'ainsi il ne pût abréger le supplice[495], ni expédier la patiente, (p. 296) comme il faisait des autres, leur faisant grâce de la flamme. Ici, il ne s'agissait pas de frauder la justice, de donner au feu un corps mort; on voulait qu'elle fût bien réellement brûlée vive; que, placée au sommet de cette montagne de bois et dominant le cercle des lances et des épées, elle pût être observée de toute la place. Lentement, longuement brûlée sous les yeux d'une foule curieuse, il y avait lieu de croire qu'à la fin elle laisserait surprendre quelque faiblesse, qu'il lui échapperait quelque chose qu'on pût donner pour un désaveu, tout au moins des mots confus qu'on pourrait interpréter, peut-être de basses prières, d'humiliants cris de grâce, comme une femme éperdue...
Un chroniqueur, ami des Anglais, les charge ici cruellement. Ils voulaient, si on l'en croit, que la robe étant brûlée d'abord, la patiente restât nue, «pour oster les douptes du peuple;» que le feu étant éloigné, chacun vînt la voir, «et tous les secrez qui povent ou doivent estre en une femme;» et qu'après cette impudique et féroce exhibition, «le bourrel remist le grant feu sur sa povre charogne[496]...»
L'effroyable cérémonie commença par un sermon. Maître Nicolas Midy, une des lumières de l'Université de Paris, prêcha sur ce texte édifiant: «Quand un membre de l'Église est malade, toute l'Église est malade.» Cette pauvre Église ne pouvait guérir qu'en se coupant un membre. Il concluait pour la formule: (p. 297) Jeanne, allez en paix, l'Église ne peut plus te défendre.»
Alors le juge d'église, l'évêque de Beauvais, l'exhorta bénignement à s'occuper de son âme et à se rappeler tous ses méfaits pour s'exciter à la contrition. Les assesseurs avaient jugé qu'il était de droit de lui relire son abjuration; l'évêque n'en fit rien. Il craignait des démentis, des réclamations. Mais la pauvre fille ne songeait guère à chicaner ainsi sa vie; elle avait bien d'autres pensées. Avant même qu'on l'eût exhortée à la contrition, elle s'était mise à genoux, invoquant Dieu, la Vierge, saint Michel et sainte Catherine, pardonnant à tous et demandant pardon, disant aux assistants: «Priez pour moi!...» Elle requérait surtout les prêtres de dire chacun une messe pour son âme... Tout cela de façon si dévote, si humble et si touchante, que l'émotion gagnant, personne ne put plus se contenir; l'évêque de Beauvais se mit à pleurer, celui de Boulogne sanglotait, et voilà que les Anglais eux-mêmes pleuraient et larmoyaient aussi, Winchester comme les autres[497].
Serait-ce dans ce moment d'attendrissement universel, de larmes, de contagieuse faiblesse, que l'infortunée, amollie et redevenue simple femme, aurait avoué qu'elle voyait bien qu'elle avait eu tort, qu'on l'avait trompée apparemment en lui promettant délivrance. Nous n'en pouvons trop croire là-dessus le témoignage intéressé (p. 298) des Anglais[498]. Toutefois, il faudrait bien peu connaître la nature humaine pour douter, qu'ainsi trompée dans son espoir, elle n'ait vacillé dans sa foi... A-t-elle dit le mot, c'est chose incertaine; j'affirme qu'elle l'a pensé.
Cependant, les juges, un moment décontenancés, s'étaient remis et raffermis. L'évêque de Beauvais, s'essuyant les yeux, se mit à lire la condamnation. Il remémora à la coupable tous ses crimes, schisme, idolâtrie, invocation de démons, comment elle avait été admise à pénitence, et comment, «séduite par le Prince du mensonge, elle étoit retombée, ô douleur! comme le chien qui retourne à son vomissement... Donc, nous prononçons que vous êtes un membre pourri, et, comme tel, retranché de l'Église. Nous vous livrons à la puissance séculière, la priant toutefois de modérer son jugement, en vous évitant la mort et la mutilation des membres.»
Délaissée ainsi de l'Église, elle se remit en toute confiance à Dieu. Elle demanda la croix. Un Anglais lui passa une croix de bois, qu'il fit d'un bâton; elle ne la reçut pas moins dévotement, elle la baisa et la mit, cette rude croix, sous ses vêtements et sur sa chair... Mais elle aurait voulu la croix de l'Église, pour la tenir devant ses yeux jusqu'à la mort. Le bon huissier Massieu et frère Isambart firent tant, qu'on la lui apporta (p. 299) de la paroisse Saint-Sauveur. Comme elle embrassait cette croix, et qu'Isambart l'encourageait, les Anglais commencèrent à trouver tout cela bien long; il devait être au moins midi; les soldats grondaient, les capitaines disaient: «Comment? prêtre, nous ferez-vous dîner ici?...» Alors, perdant patience et n'attendant pas l'ordre du bailli, qui seul pourtant avait autorité pour l'envoyer à la mort, ils firent monter deux sergents pour la tirer des mains des prêtres. Au pied du tribunal, elle fut saisie par les hommes d'armes, qui la traînèrent au bourreau, lui disant; «Fais ton office...» Cette furie de soldats fit horreur; plusieurs des assistants, des juges mêmes, s'enfuirent, pour n'en pas voir davantage.
Quand elle se trouva en bas dans la place, entre ces Anglais qui portaient les mains sur elle, la nature pâtit et la chair se troubla; elle cria de nouveau: «Ô Rouen, tu seras donc ma dernière demeure!...» Elle n'en dit pas plus, et ne pécha pas par ses lèvres[499], dans ce moment même d'effroi et de trouble...
Elle n'accusa ni son roi, ni ses Saintes. Mais parvenue au haut du bûcher, voyant cette grande ville, cette foule immobile et silencieuse, elle ne put s'empêcher de dire: «Ah! Rouen, Rouen, j'ai grand'peur que tu n'aies à souffrir de ma mort!» Celle qui avait sauvé le peuple et que le peuple abandonnait n'exprima en mourant (admirable douceur d'âme!) que de la compassion pour lui...
Elle fut liée sous l'écriteau infâme, mîtrée d'une (p. 300) mître où on lisait: «Hérétique, relapse, apostate, ydolastre»... Et alors le bourreau mit le feu... Elle le vit d'en haut et poussa un cri... Puis, comme le frère qui l'exhortait ne faisait pas attention à la flamme, elle eut peur pour lui, s'oubliant elle-même, et elle le fit descendre.
Ce qui prouve bien que jusque-là elle n'avait rien rétracté expressément, c'est que ce malheureux Cauchon fut obligé (sans doute par la haute volonté satanique qui présidait) à venir au pied du bûcher, obligé à affronter de près la face de sa victime, pour essayer d'en tirer quelque parole... Il n'en obtint qu'une, désespérante. Elle lui dit avec douceur ce qu'elle avait déjà dit: «Évêque, je meurs par vous... Si vous m'aviez mise aux prisons d'église, ceci ne fût pas advenu.» On avait espéré sans doute que se croyant abandonnée de son roi, elle l'accuserait enfin et parlerait contre lui. Elle le défendit encore: «Que j'aie bien fait, que j'aie mal fait, mon roi n'y est pour rien; ce n'est pas lui qui m'a conseillée.»
Cependant, la flamme montait... Au moment où elle toucha, la malheureuse frémit et demanda de l'eau bénite; de l'eau, c'était apparemment le cri de la frayeur... Mais, se relevant aussitôt, elle ne nomma plus que Dieu, que ses anges et ses Saintes. Elle leur rendit témoignage: «Oui, mes voix étaient de Dieu, mes voix ne m'ont pas trompée[500]!...» Que toute (p. 301) incertitude ait cessé dans les flammes, cela nous doit faire croire qu'elle accepta la mort pour la délivrance promise, qu'elle n'entendit plus le salut au sens judaïque et matériel, comme elle avait fait jusque-là, qu'elle vit clair enfin, et que, sortant des ombres, elle obtint ce qui lui manquait encore de lumière et de sainteté.
Cette grande parole est attestée par le témoin obligé et juré de la mort, par le dominicain qui monta avec elle sur le bûcher, qu'elle en fit descendre, mais qui d'en bas lui parlait, l'écoutait et lui tenait la croix.
Nous avons encore un autre témoin de cette mort sainte, un témoin bien grave, qui lui-même fut sans doute un saint. Cet homme, dont l'histoire doit conserver le nom, était le moine augustin, déjà mentionné, frère Isambart de la Pierre; dans le procès, il avait failli périr pour avoir conseillé la Pucelle, et néanmoins, quoique si bien désigné à la haine des Anglais, il voulut monter avec elle dans la charrette, lui fit venir la croix de la paroisse, l'assista parmi cette foule furieuse, et sur l'échafaud et au bûcher.
(p. 302) Vingt ans après, les deux vénérables religieux, simples moines, voués à la pauvreté et n'ayant rien à gagner ni à craindre en ce monde, déposent ce qu'on vient de lire: «Nous l'entendions, disent-ils, dans le feu, invoquer ses Saintes, son archange; elle répétait le nom du Sauveur... Enfin, laissant tomber sa tête, elle poussa un grand cri: «Jésus!»
«Dix mille hommes pleuraient...» Quelques Anglais seuls riaient ou tâchaient de rire. Un d'eux, des plus furieux, avaient juré de mettre un fagot au bûcher; elle expirait au moment où il le mit, il se trouva mal; ses camarades le menèrent à une taverne pour le faire boire et reprendre ses esprits; mais il ne pouvait se remettre: «J'ai vu, disait-il hors de lui-même, j'ai vu de sa bouche, avec le dernier soupir, s'envoler une colombe. D'autres avaient lu dans les flammes le mot qu'elle répétait: «Jésus!» Le bourreau alla le soir trouver frère Isambart; il était tout épouvanté; il se confessa, mais il ne pouvait croire que Dieu lui pardonnât jamais... Un secrétaire du roi d'Angleterre disait tout haut en revenant: «Nous sommes perdus; nous avons brûlé une sainte!»
Cette parole, échappée à un ennemi, n'en est pas moins grave. Elle restera. L'avenir n'y contredira pas. Oui, selon la Religion, selon la Patrie, Jeanne Darc fut une sainte.
Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire[501]? Mais il faut se garder bien d'en faire une (p. 303) légende[502]; on doit en conserver pieusement tous les traits, même les plus humains, en respecter la réalité touchante et terrible...
(p. 304) Que l'esprit romanesque y touche, s'il ose; la poésie ne le fera jamais. Eh! que saurait-elle ajouter?... L'idée qu'elle avait, pendant tout le moyen âge, poursuivie de légende en légende, cette idée se trouva à la fin être une personne; ce rêve, on le toucha. La Vierge secourable des batailles que les chevaliers appelaient, attendaient d'en haut, elle fut ici-bas... En qui? c'est la merveille. Dans ce qu'on méprisait, dans ce qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la simple fille des campagnes, du pauvre peuple de France... Car il y eut un peuple, il y eut une France. Cette dernière figure du passé fut aussi la première du temps qui commençait. En elle apparurent à la fois la Vierge... et déjà la Patrie.
Telle est la poésie de ce grand fait, telle en est la philosophie, la haute vérité. Mais la réalité historique n'en est pas moins certaine; elle ne fut que trop positive et trop cruellement constatée... Cette vivante énigme, cette mystérieuse créature, que tous jugèrent surnaturelle, cet ange ou ce démon, qui, selon quelques-uns, devait s'envoler un matin[503], il se trouva que c'était une jeune femme, une jeune fille, qu'elle n'avait point d'ailes, qu'attachée comme nous à un corps mortel, elle devait souffrir, mourir, et de quelle affreuse mort.
(p. 305) Mais c'est justement dans cette réalité qui semble dégradante, dans cette triste épreuve de la nature, que l'idéal se retrouve et rayonne. Les contemporains eux-mêmes y reconnurent le Christ parmi les Pharisiens[504]... Toutefois nous devons y voir encore autre chose, la Passion de la Vierge, le martyre de la pureté.
Il y a eu bien des martyrs; l'histoire en cite d'innombrables, plus ou moins purs, plus ou moins glorieux. L'orgueil a eu les siens, et la haine et l'esprit de dispute. Aucun siècle n'a manqué de martyrs batailleurs, qui sans doute mouraient de bonne grâce quand ils n'avaient pu tuer... Ces fanatiques n'ont rien à voir ici. La sainte fille n'est point des leurs, elle eut un signe à part: Bonté, charité, douceur d'âme.
Elle eut la douceur des anciens martyrs, mais avec une différence. Les premiers chrétiens ne restaient doux et purs qu'en fuyant l'action, en s'épargnant la lutte et l'épreuve du monde. Celle-ci fut douce dans la plus âpre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre même; la guerre, ce triomphe du Diable, elle y porta l'esprit de Dieu.
Elle prit les armes quand elle sut «la pitié qu'il y avoit au royaume de France.» Elle ne pouvait voir «couler le sang françois.» Cette tendresse de cœur, elle l'eut pour tous les hommes; elle pleurait après les victoires et soignait les Anglais blessés.
Pureté, douceur, bonté héroïque, que cette suprême (p. 306) beauté de l'âme se soit rencontrée en une fille de France, cela peut surprendre les étrangers qui n'aiment à juger notre nation que par la légèreté de ses mœurs. Disons-leur (et sans partialité, aujourd'hui que tout cela est si loin de nous) que sous cette légèreté, parmi ses folies et ses vices mêmes, la vieille France n'en fut pas moins le peuple de l'amour et de la grâce.
Le sauveur de la France devait être une femme. La France était femme elle-même. Elle en avait la mobilité, mais aussi l'aimable douceur, la pitié facile et charmante, l'excellence au moins du premier mouvement. Lors même qu'elle se complaisait aux vaines élégances et aux raffinements extérieurs, elle restait au fond plus près de la nature. Le Français, même vicieux, gardait plus qu'aucun autre le bon sens et le bon cœur[505]...
Puisse la nouvelle France ne pas oublier le mot de l'ancienne: «Il n'y a que les grands cœurs qui sachent combien il y a de gloire à être bon[506]!» L'être et rester tel, entre les injustices des hommes et les sévérités de la Providence, ce n'est pas seulement le don d'une heureuse nature, c'est de la force et de l'héroïsme... Garder la douceur et la bienveillance, parmi tant d'aigres disputes, traverser l'expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor intérieur, cela est divin. Ceux (p. 307) qui persistent et vont ainsi jusqu'au bout sont les vrais élus. Et quand même ils auraient quelquefois heurté dans le sentier difficile du monde, parmi leurs chutes, leurs faiblesses et leurs enfances[507], ils n'en resteront pas moins les enfants de Dieu!
La mort de la Pucelle était, dans l'opinion des Anglais, le salut du roi. Warwick disait, quand il crut qu'elle échapperait: «Le roi va mal, la fille ne sera pas brûlée.» Et encore: «Le roi l'a achetée cher; il ne voudrait pour rien au monde qu'elle mourût de mort naturelle.»
Ce roi, qui, disait-on, ne pouvait vivre que par la mort de la jeune fille, qui voulait qu'elle pérît, c'était (p. 309) lui-même un tout jeune enfant de neuf ans, innocente et malheureuse créature, déjà marquée pour l'expiation... Pâle effigie de la France mourante, il se trouvait, par la malice du sort ou la justice de Dieu, placé dans le trône d'Henri V, afin qu'en réalité ce trône restât vide et que pendant un demi-siècle l'Angleterre n'eût ni roi, ni loi.
La sagesse anglaise s'était jouée elle-même; elle s'était chargée de rendre la France sage, et c'est elle qui devint folle. Par la victoire, la conquête et le mariage forcé, l'Angleterre réussit à se donner un Charles VI. Conçu dans la haine, enfanté dans les larmes, peut-être à sa naissance regardé de travers par sa mère elle-même[508], le triste enfant vint au monde sous de fâcheux auspices et pauvrement doué. C'était du reste un enfant bon et doux; avec de la douceur, il pouvait se faire que l'on tirât quelque parti de cette faible nature, mais il aurait fallu la patience de l'Amour et les tempéraments de la Grâce. L'esprit anglais est celui de la Loi. Le formalisme, la roideur, le cant, étaient déjà ce qu'ils sont aujourd'hui. Combien plus, sous un gouvernement de prêtres politiques, sortis pour la plupart de la scolastique, du pédantisme, et qui gouvernaient d'une même férule le roi et le royaume!... Scolastique et Politique, dures nourrices pour le pauvre enfant!... Le gouverneur, l'homme d'exécution pour cette discipline, ce fut le violent Warwick. Tour à tour gouverneur et (p. 310) geôlier, il fut choisi, nous l'avons dit, comme l'honnête homme du temps; brave, dur et dévot, il se faisait fort de former son élève sur le patron voulu, de le corriger et le châtier[509]... Il travailla si bien sur le patient, il amenda et émonda si consciencieusement qu'il ne resta plus rien... Rien de l'homme, encore moins du roi, une ombre à peine, quelque chose de passif et d'inoffensif, une âme prête pour l'autre monde... Un tel roi fit l'humiliation, la rage des Anglais; ils trouvèrent que le saint n'était bon qu'à faire un martyr; les durs raisonneurs n'ont jamais senti ce qu'il y a de Dieu en l'innocent, tout au moins de touchant dans le simple d'esprit.
Le martyre commença par le couronnement, par la riche moisson de malédictions qu'on lui fit recueillir dans les deux royaumes. Après avoir attendu neuf mois à Calais que les routes fussent moins dangereuses[510], il fut enfin amené à Paris, en décembre, au cœur de l'hiver. C'était le temps des grandes souffrances du peuple; la cherté des vivres était extrême; la misère et la dépopulation telles que le régent fut obligé de défendre de brûler les maisons abandonnées.
Ce prétendu sacre du roi de France fut tout anglais. D'abord, point de Français dans le cortége, sauf Cauchon et quelques évêques qui suivaient le cardinal Winchester. Nul prince du sang de France, sinon en (p. 311) comédie[511], un faux duc de Bourgogne, un faux comte de Nevers. La grand'mère ne paraît pas avoir été invitée; on lui laissa à peine entrevoir son petit-fils dans une solennelle et cérémonieuse visite. Il semblait politique de gagner la ville, de laisser officier l'évêque de Paris dans sa cathédrale. Mais le cardinal anglais, qui payait les frais du sacre[512], voulut aussi en avoir l'honneur. Il officia pontificalement à Notre-Dame, prit et mania la couronne de France, et la mit sur la tête de l'enfant à genoux[513]. Au grand scandale du chapitre, tout se fit selon les rites anglais[514]. C'était le droit du sacre pour les chanoines de garder le vase de vermeil qui contenait le vin; les officiers du roi soutinrent que ce vase leur revenait.
Les grands corps ne furent point ménagés. Le Parlement zélé qui avait banni Charles VII, l'Université dont les docteurs jugeaient la Pucelle, les échevins enfin, ils virent tous au banquet royal le cas que faisaient d'eux leurs bons amis les Anglais. Magistrats et docteurs, arrivant dans la majesté de leurs robes fourrées, vermeilles ou cramoisies, ils restèrent dans la boue, à la porte du Palais, sans trouver personne pour les introduire. S'ils parvinrent à entrer, ce fut en (p. 312) traversant à grand'peine le sale populaire, la foule malhonnête et méchante qui les poussait, les faisait tomber; les filous ramassaient... Arrivés dans la salle, à la Table de marbre, ils ne trouvèrent point de places, sinon parmi les savetiers, les maçons, déjà attablés. Aux joutes, les hérauts n'eurent pas la peine de crier: Largesse! Les gens s'en allèrent les mains vides: «Nous en aurions eu davantage, disaient-ils furieux, au mariage d'un orfèvre[515].» Encore, s'il y eût eu une légère baisse de taille; point de baisse. On ne fit même pas la grâce économique de mettre dehors un prisonnier.
Et pourtant, il faut le dire, quand ils le voulaient bien, les Anglais savaient dépenser. Ils avaient fait, peu d'années auparavant, un immense gala que la ville paya par une taille établie tout exprès. La gloutonnerie de cette gent vorace[516] faisait l'étonnement de la foule affamée et béante. Dans un de leurs repas, le chroniqueur compte, outre les bœufs et les moutons, huit cents plats de menue viande; en une fois, ils burent quarante muids[517].
Le jeune roi fut ramené par Rouen, logé au château, non loin de la Pucelle, le roi près de la prisonnière, sans que celle-ci en fût mieux traitée. Dans les temps (p. 313) vraiment chrétiens, ce voisinage seul eût sauvé l'accusée. On eût craint que si la grâce du roi ne s'étendait sur elle, elle n'étendit sur lui son malheur.
Il lui fallait recevoir encore une couronne à Londres. L'entrée royale fut pompeuse, mais grave, toute empreinte d'un caractère théologique et pédagogique; les divertissements furent des moralités, propres à former l'esprit et le cœur d'un jeune prince chrétien. L'enfant royal entendit au pont de Londres une ballade chantée par les sept dons de la Grâce; plus loin, il vit les sept Sciences avec la Sagesse, puis la figure d'un roi entre deux dames, Vérité et Mercie. Harangué par la Pureté, il trouva sur son passage les trois fontaines de Générosité, de Grâce et de Mercie, qui, il est vrai, ne coulaient point[518]. Au banquet royal, il fut régalé de ballades orthodoxes, à la gloire d'Henri V et de Sigismond qui punirent Oldcastle et Jean Huss, et enseignèrent la crainte de Dieu. Pour que rien ne manquât à la réjouissance, on brûla un homme à Smithfield[519].
Il y avait bien des choses, et trop claires, dans la sinistre comédie du couronnement. Qui eût su voir eût déjà vu la guerre civile parmi le cérémonial de religion et de paix. Ces pieux personnages qui siégeaient autour de leur royal pupille en leurs pacifiques robes violettes, ces loyaux barons qui venaient, Glocester en tête, rendre hommage avec leur livery[520], c'étaient deux (p. 314) partis, deux armées qui déjà se mesuraient des yeux. Les uns et les autres apportaient même pensée à l'autel, une pensée homicide. Les moyens seulement devaient différer.
Glocester et les barons, bouffis d'orgueil et de violence, devaient conspirer à grand bruit. À les entendre, sans les prêtres, ils auraient déjà conquis la France. Les évêques avaient tant peur de payer un schelling, qu'en 1430 ils avaient proposé de démolir les places fortes dont l'entretien était trop coûteux. N'était-ce pas une haute trahison?... Voilà pourquoi sans doute ils fermaient le conseil à lord Glocester, au roi même. Leur effronterie allait jusqu'à envoyer au Parlement, comme membres des communes, des gens qui n'avaient pas été élus... Glocester couronnait ces accusations par une terrible histoire. Son frère Henri V lui avait conté qu'une nuit qu'il couchait à Winchester, son chien jappa, et l'on trouva un homme couché sous un tapis; l'homme avoua que Winchester l'avait chargé de tuer le roi[521], mais on ne voulut pas donner suite à la chose, il fut noyé dans la Tamise.
De son côté, Winchester avait beau jeu pour récriminer. Tout le monde savait, voyait les fureurs de Glocester: prises d'armes dans la Cité, coup de main pour (p. 315) forcer la Tour, son mariage improvisé, et sa folle guerre contre l'alliée de l'Angleterre pour se faire un État à lui. Ce violent et dissolu Glocester avait osé épouser publiquement deux femmes; les chastes ladies de Londres avaient tellement souffert en leur délicatesse de cet énorme scandale, qu'elles en portèrent plainte au Parlement[522]. La seconde femme était d'une famille alliée au fameux hérétique Oldcastle; c'était une Lenoma Cobhar, belle, méchante, qui n'avait que trop d'esprit, et qui, après je ne sais combien d'aventures, n'en avait pas moins ensorcelé le duc, au point de s'en faire épouser. Cette femme avait une cour de gens suspects, faiseurs de vers satiriques, alchimistes, astrologues. Enfermée avec eux, que pouvait-elle faire, sinon travailler contre l'Église, lire aux astres la mort de ses ennemis, ou la hâter par des poisons ou des sorts?... Il y avait là bonne et riche matière aux procès ecclésiastiques. En 1432, Winchester, revenant de l'exécution de Rouen, crut pouvoir répéter la même scène à Londres. Il fit prendre une sorcière, nommée Margery, qui devait être attachée à la duchesse de Glocester[523]; il la fit examiner à Windsor même, au château royal; mais quelque bonne volonté qu'on y mît, la Margery fut trop habile, il n'y eut pas moyen d'en rien tirer; il fallut attendre.
Glocester à son tour, voyant Winchester parti pour le concile, crut avoir tout gagné; il fit arrêter à l'embarquement l'argent du cardinal. Un déficit énorme (p. 316) fut avoué dans le Parlement. Les communes, effrayées, appelèrent au gouvernement du royaume, non Glocester qui s'y attendait, mais son frère, le régent de France. Ce qui peint la nation, c'est que Bedford, pour première question, demanda quel traitement lui serait alloué... Le silence fut général.
Que le gouvernement fût entre les mains de Winchester ou de Bedford, les affaires ne pouvaient qu'aller mal. C'était justement l'époque où le faible lien qui attachait encore le duc de Bourgogne aux Anglais achevait de se rompre. Sa sœur, femme de Bedford, mourut cette année.
Cette alliance n'avait jamais été solide ni sûre. Le duc de Bourgogne avait dans ses archives un gage touchant de l'amitié anglaise, à savoir: les lettres secrètes de Glocester et de Bedford, où les deux princes agitaient ensemble les moyens de l'arrêter ou de le tuer. Bedford, beau-frère du duc de Bourgogne, opinait pour le dernier parti, sauf la difficulté de la chose[524].
Les variations de cette orageuse alliance feraient (p. 317) toute une histoire. D'abord Henri V, outre l'argent qu'il donna au duc pour l'attirer dans son parti, semblait lui avoir fait espérer de grands avantages. Mais, bien loin de lui faire part dans leurs acquisitions, les Anglais essayèrent de prendre l'héritage de Hollande et de Hainaut qu'il regardait comme sien. Dans leurs succès, ils lui tournaient le dos ou tâchaient de lui nuire; dès qu'ils avaient besoin de lui, les dogues revenaient rampants.
Après leur équipée de Hainaut, serrés de près par Charles VII, ils apaisèrent le duc en lui engageant Péronne et Tournai, puis Bar, Auxerre et Mâcon. En 1429, ils refusèrent de remettre Orléans entre ses mains. Orléans pris et Charles VII marchant sur Reims, ils se jetèrent dans les bras du beau-frère, lui engagèrent Meaux et firent semblant de lui confier Paris. Lorsqu'ils eurent la Pucelle, et que leur roi fut sacré, ils firent acte de souveraineté en Flandre[525], écrivant aux Gantais, et leur offrant protection.
Le duc de Bourgogne n'avait jamais eu grande raison d'aimer les Anglais, et il n'en avait plus de les craindre. Leur guerre en France devenait ridicule. Dunois leur prit Chartres, pendant que la garnison (p. 318) anglaise était au sermon. Ils assiégeaient Lagny; le régent en personne, le comte de Warwick, étaient venus et avaient fait brèche; mais voyant sur la brèche, déjà ouverte et praticable, les assiégés qui leur montraient les dents, ils crurent prudent de laisser là ces enragés et ils revinrent à Paris la veille de Pâques, «apparemment pour se confesser[526].»
Les Parisiens, réjouis de cette retraite de Bedford, ne s'amusèrent pas moins de son mariage. Il épousait à cinquante ans une petite fille de dix-sept, «frisque, belle et gracieuse[527]», une fille du comte de Saint-Pol, d'un vassal du duc de Bourgogne, et cela brusquement, sournoisement, sans rien dire à son beau-frère. Le duc n'y eût pas consenti; les Saint-Pol, élevés par lui[528] pour garder sa frontière, commençaient le rôle double qui devait les perdre; ils donnaient pied aux Anglais chez le duc de Bourgogne.
Winchester comprenait mieux que, l'alliance de Bourgogne rompue, la guerre allait changer de face, qu'elle deviendrait bien autrement coûteuse et qu'infailliblement l'Église paierait les frais. On avait commencé par l'Église de France. On voulait lui faire rendre tous les dons pieux qu'elle avait reçus depuis soixante ans.
Dans cette inquiétude, il s'entremit vivement pour la paix. Il obtint qu'une conférence aurait lieu entre (p. 319) Bedford et Philippe le Bon. Il parvint à faire avancer les deux ducs, l'un vers l'autre, jusqu'à Saint-Omer. Mais ce fut tout; une fois dans la ville, ni l'un ni l'autre ne voulut faire la première démarche. Quoique Bedford dût bien voir que la France était perdue pour les Anglais, s'il ne regagnait le duc de Bourgogne, il resta ferme sur l'étiquette; représentant du roi, il attendit la visite du vassal du roi, lequel ne bougea; la rupture fut définitive.
Tout au contraire, la France se ralliait peu à peu. Le rapprochement fut surtout l'ouvrage de la maison d'Anjou. La vieille reine Yolande d'Anjou, belle-mère du roi, lui ramenait les Bretons; de concert avec le connétable Richemont, frère du duc de Bretagne, elle chassa le favori La Trémouille.
Il était plus difficile de gagner le duc de Bourgogne, qui soutenait en Lorraine le prétendant Vaudemont contre René d'Anjou, fils d'Yolande. Ce prince, qui est resté dans la mémoire des Angevins et des Provençaux sous le nom du bon roi René, avait toutes les qualités aimables de la vieille France chevaleresque; il en avait aussi l'imprudence, la légèreté. Il s'était fait battre et prendre à Bulgnéville par les Bourguignons (1431). Il consacra les loisirs de la prison, non à la poésie, comme Charles d'Orléans, mais à la peinture. Il fit des tableaux pour la chapelle qu'il construisit dans sa prison, il en fit pour les Chartreux de Dijon; il travailla même pour celui qui le retenait prisonnier; lorsque Philippe le Bon vint le voir, René lui fit présent d'un beau portrait de Jean sans Peur. Il n'y avait pas moyen de rester ennemi de l'aimable peintre; le (p. 320) duc de Bourgogne lui rendit la liberté sous caution.
Les princes se rapprochaient, et il ne tenait pas aux peuples qu'ils n'en fissent autant. Paris, gouverné par Cauchon et autres évêques, essaya de s'en débarrasser et de chasser les Anglais. La Normandie même, cette petite Angleterre de France, finit par se lasser d'une guerre dont on lui faisait porter tout le poids. Un vaste soulèvement eut lieu dans les campagnes de la basse Normandie; le chef était un paysan, nommé Quatre-pieds, mais il y avait aussi des chevaliers; ce n'était pas une simple Jacquerie. La province ne pouvait manquer d'échapper bientôt aux Anglais.
Ils avaient l'air eux-mêmes de désespérer. Bedford délaissait Paris. La pauvre ville, frappée tour à tour de la famine et de la peste, était un trop affreux séjour. Le duc de Bourgogne osa pourtant la visiter; il y passa avec sa femme et son fils, se rendant à la grande assemblée d'Arras, où l'on allait traiter de la paix. Les Parisiens le reçurent, l'implorèrent comme un ange de Dieu.
Cette assemblée était celle de toute la chrétienté. On y vit les ambassadeurs du concile, du pape, de l'empereur, ceux des rois de Castille, d'Aragon et de Navarre, ceux de Naples, de Milan, de Sicile, de Chypre, ceux de Pologne et de Danemark. Tous les princes français, tous ceux des Pays-Bas, étaient venus ou avaient envoyé; de même l'Université de Paris et nombre de bonnes villes. Tout ce monde étant rassemblé, l'Angleterre elle-même arriva dans la personne du cardinal de Winchester.
La première question était de savoir s'il était possible (p. 321) d'accorder Charles VII et Henri VI. Mais quel moyen? chacun d'eux prétendait garder la couronne. Charles VII offrait l'Aquitaine, la Normandie même que les Anglais avaient encore. Ceux-ci demandaient que chacun restât en possession de ce qu'il avait, en s'arrondissant par des échanges[529]. Leur étrange infatuation est admirablement marquée dans les instructions que le conseil de Londres donnait au cardinal, quatre ans après l'Assemblée d'Arras (1439), lorsque les affaires anglaises avaient encore bien empiré. D'abord il devait engager Charles de Valois à cesser de troubler le roi Henri dans la jouissance de son royaume de France, et pour le bien de la paix, lui offrir en Languedoc vingt mille livres de rente[530] à tenir en fief. Puis, le cardinal, comme homme d'Église, devait faire un long discours sur les avantages de la paix. Et alors, les autres ambassadeurs du roi devaient se laisser gagner jusqu'à proposer mariage avec une fille de Charles, et reconnaître deux royaumes de France.
Il n'y avait rien à faire avec les Anglais; on les laissa partir d'Arras. Tout le monde se tourna vers le duc de Bourgogne. On le supplia d'avoir pitié du royaume, de la chrétienté, qui souffraient tant de ces longues guerres. Mais il ne pouvait se décider; sa conscience, son honneur de chevalier étaient engagés, (p. 322) disait-il, il avait signé; de plus, n'était-il pas lié par la vengeance de son père? Les légats du pape lui disaient qu'à cela ne tînt, qu'ils avaient pouvoir pour le délier de ses serments. Mais cela ne le rassurait pas encore. Le droit ecclésiastique ne semblant pas suffisant, on eut recours au droit civil: on fit une belle consultation où, pour laisser les esprits plus libres, les parties étaient désignées par les noms de Darius et d'Assuérus. Les docteurs anglais et français opinèrent, comme on devait s'y attendre, en sens contraire; mais ceux de Bologne, qu'avaient amenés les légats, déclaraient, conformément à l'avis des Français, que Charles VI n'avait pu conclure le traité de Troyes: «Les lois défendent que l'on traite de la succession d'un homme vivant, et annulent les serments contraires aux bonnes mœurs. Le traité contient d'ailleurs une chose impie, l'engagement du père de ne pas traiter avec son fils, sans le consentement des Anglais... Si le roi avait un crime à reprocher à son fils, il devait se pourvoir devant le pape, qui seul a le droit de déclarer un prince incapable d'hériter.»
Le duc de Bourgogne laissait raisonner, supplier. Mais au fond, le changement qu'on demandait était déjà fait en lui; il était las des Anglais. Les Flamands, qui tant de fois avaient forcé leurs comtes de rester unis à l'Angleterre, lui devenaient hostiles; ils souffraient des courses de la garnison de Calais; ils étaient maltraités lorsqu'ils allaient à ce grand marché des laines. Les Anglais, chose plus grave, se mettaient à filer aussi la laine, à faire du drap; ces draps, ces laines filées envahissaient la Flandre même, par le (p. 323) bon marché, et forçaient toutes les barrières. On les défendit en 1428, et il fallut les défendre encore en 1446, en 1464, en 1494[531]. Enfin, en 1499, il n'y eut plus moyen de les défendre; la Flandre, alors sous un prince étranger, se soumit à les recevoir.
L'Angleterre devenait donc une rivale de la Flandre, une ennemie; eût-elle été amie, son amitié eût peu servi désormais. Le duc de Bourgogne avait gagné par l'alliance des Anglais la barrière de la Somme, arrondi, complété sa Bourgogne; mais leur alliance ne pouvait plus lui garantir ses acquisitions. Ils avaient peine à se défendre, divisés comme ils l'étaient. Entre Winchester et Glocester, Bedford pouvait seul maintenir quelque équilibre; Bedford mourut; cette mort soulagea encore la conscience du duc de Bourgogne. Les traités conclus avec Bedford, comme régent de France, lui parurent dès lors moins sacrés; c'était le point de vue tout littéral du moyen âge; on se croyait lié viagèrement à celui qui avait signé[532].
Les deux beaux-frères du duc de Bourgogne, le duc de Bourbon et le connétable de Richemont, frère du duc de Bretagne, ne contribuèrent pas peu à le décider. Depuis sa prison d'Azincourt, depuis que, traîné partout à la suite d'Henri V, il avait vu de près la morgue des Anglais, Richemont en était resté ennemi implacable. Le duc de Bourbon, dont le père était (p. 324) mort prisonnier sans pouvoir se racheter jamais, ni par argent, ni par bassesse, n'aimait guère plus les Anglais; tout récemment encore, ils venaient de donner à Talbot son comté de Clermont[533], qui était dans la maison de Bourbon depuis saint Louis.
Bourbon et Richemont prièrent tant leur beau-frère, qu'il céda et voulut bien faire grâce. Le traité d'Arras ne peut être qualifié autrement. Le roi demandait pardon au duc, et le duc ne lui rendait pas hommage; en cela il devenait lui-même comme roi. Il gardait pour lui et ses hoirs tout ce qu'il avait acquis: d'un côté Péronne et toutes les places de la Somme, de l'autre Auxerre et Mâcon.
Les explications et réparations pour la mort du duc Jean étaient fort humiliantes. Le roi devait dire ou faire dire qu'en ce temps-là il était bien jeune, avait encore petite connaissance, et n'avait pas été assez avisé pour y pourvoir; mais qu'il allait faire toute diligence pour rechercher les coupables. Il devait fonder à Montereau une chapelle dans l'église, et un couvent pour douze chartreux; de plus, sur le pont où l'acte avait été perpétré, une croix en pierre, qui serait entretenue aux frais du roi.
La cérémonie du pardon eut lieu dans l'église de Saint-Wast. Le doyen de Paris, Jean Tudert[534], se jeta aux pieds du duc Philippe, et cria merci de la part du (p. 325) roi pour le crime de Jean sans Peur. Le duc se montra ému, le releva, l'embrassa, et lui dit qu'il n'y aurait jamais de guerre entre le roi Charles et lui. Le duc de Bourbon et le connétable jurèrent ensuite la paix, ainsi que les ambassadeurs et les seigneurs français et bourguignons.
Mais la réconciliation n'eut pas été complète, si le duc de Bourgogne n'eût conclu un arrangement définitif avec le beau-frère de Charles VII, René d'Anjou. René, n'ayant pu se tenir au premier traité, avait mieux aimé rentrer en prison. Philippe le Bon l'en fit sortir, et lui remit une partie de sa rançon en faveur du mariage de sa nièce, Marie de Bourbon, avec un fils de René. Ainsi les maisons de Bourgogne, de Bourbon et d'Anjou, se trouvaient unies entre elles et avec le roi. Celle de Bretagne flottait; le duc ne se déclarait pas; il trouvait grand profit à la guerre; on disait que trente mille Normands s'étaient réfugiés en Bretagne. Mais, que le duc fût anglais ou français, son frère Richemont était connétable de France: les Bretons le suivaient volontiers; les bandes bretonnes faisaient la force de Charles VII; on les appelait les bons corps[535].
Cette réconciliation de la France mit les Anglais hors d'eux-mêmes[536]; la colère les aveugla, et ils s'enfoncèrent comme à plaisir, dans leur malheur. Le duc (p. 326) de Bourgogne voulait garder des ménagements avec eux; il leur offrait sa médiation, ils la repoussèrent, ils pillèrent et tuèrent les marchands flamands dans Londres. La Flandre s'irritant à son tour, le duc en profita pour entraîner les communes, et il les mena assiéger Calais. Le parti bourguignon tourna comme le duc de Bourgogne; ceux de Paris, les halles même, le quartier bourguignon par excellence, appelèrent les gens du roi, son connétable, et les mirent dans la ville; les Anglais, qui y avaient encore quinze cents hommes d'armes et faisaient d'abord mine de résister, s'enfermèrent piteusement dans la Bastille; puis, ayant peur de la faim, ils obtinrent de s'embarquer et de descendre à Rouen. Le peuple, que trois évêques avaient durement gouverné pour les Anglais, les poursuivit de ses huées; il criait après l'évêque de Térouane, chancelier des Anglais[537]: «Au renard, au renard!» Les Parisiens avaient regret de les tenir quittes à si bon marché; mais il eût fallu assiéger la Bastille, et le connétable lui-même était aux expédients; l'argent lui manquait: le roi, pour reprendre Paris, n'avait eu que mille francs à lui donner (1436).
Les Anglais traîneront encore quinze ans en France, chaque jour plus humiliés, échouant partout, mais ne voulant jamais s'avouer leur impuissance, aimant mieux s'accuser les uns et les autres, crier à la trahison, jusqu'à ce que l'orgueil et la haine tournent en cette horrible maladie, cette rage épileptique que l'on (p. 327) a baptisée du poétique nom de guerre des Roses. Dès ce moment, le roi a peu à craindre; il n'a qu'à patienter, saisir l'occasion, frapper à propos; il peut déjà, moins inquiet de ce côté, s'informer des affaires intérieures, examiner l'état de la France, après tant de maux, s'il y a encore une France.
Dans cette vaste et confuse misère, parmi tant de ruines, deux choses étaient debout: la noblesse et l'Église. La noblesse avait servi le roi contre les Anglais, servi gratis un roi mendiant; elle y avait mangé beaucoup du sien, tout en mangeant le peuple; elle comptait être dédommagée. L'Église, d'autre part, se présentait comme bien pauvre et souffreteuse, mais il y avait cette notable différence qu'elle était pauvre par l'interruption du revenu; généralement le fonds restait. Le roi, débiteur de la noblesse, ne pouvait s'acquitter qu'aux dépens de l'Église, soit en forçant celle-ci de payer, ce qui semblait difficile et dangereux, soit plutôt doucement, indirectement, au nom des libertés ecclésiastiques, en rétablissant les élections où dominaient les seigneurs, et les mettant à même de disposer ainsi des bénéfices. Le pape y nommait souvent des partisans de l'Angleterre; Charles VII n'avait pas à les ménager. Il adopta dans sa Pragmatique de Bourges (7 juillet 1438) les décrets du concile de Bâle qui rétablissaient les élections et reconnaissaient les droits des nobles patrons des églises à présenter aux bénéfices[538]. Ces patrons, descendants des (p. 328) pieux fondateurs ou protecteurs, regardaient les églises comme des démembrements de leurs fiefs; ils ne demandaient pas mieux que de les protéger encore, c'est-à-dire d'y mettre leurs hommes, en faisant élire ceux-ci par les moines ou chanoines.
On n'eût pas attendu cette réforme aristocratique du concile de Bâle, à en juger par la prépondérance qu'y exerçait l'élément démocratique de l'Église, les universitaires. Ceux-ci avaient eu pourtant une leçon; ils avaient travaillé ardemment à la réforme de Constance, et ils n'en avaient pas profité. Les évêques, relevés par eux, mais généralement serviteurs craintifs des seigneurs, faisaient élire les gens recommandés, et les universitaires mouraient de faim. L'Université de Paris, ne cachant pas son désappointement, avait avoué, à cette époque, qu'elle aimait mieux encore que le pape donnât les prébendes[539]. À Bâle, elle crut avoir mieux pris ses précautions. Une part déterminée était assurée dans les bénéfices aux gradués, à ceux qui auraient étudié dix ans, sept ans, trois ans, et non-seulement aux théologiens, mais aux gradués en droit, en médecine; l'avocat et le médecin avaient droit à une cure, à un canonicat; quelque bizarre que (p. 329) fût la chose, c'était un pas, nécessaire peut-être, hors de la scolastique. On offrait ainsi le choix aux patrons; seulement, en leur rendant ce beau droit de présentation, les universitaires se chargeaient modestement de désigner un certain nombre des leurs, parmi lesquels ils pourraient choisir.
Le concile de Bâle était dans une situation difficile; le pape ouvrait contre lui son concile de Florence et faisait grand bruit de la réunion de l'Église grecque. Ceux de Bâle, in extremis[540] se hâtèrent d'accomplir la grande réforme qui devait leur gagner les seigneurs, les évêques, les universités, c'est-à-dire confédérer tous les pouvoirs locaux contre l'unité pontificale. Pour la collation des bénéfices, le pape était réduit par le concile presque à rien; on lui en laissait un sur cinquante. Autre réduction sur les annates et droits de chancellerie. Enfin la grande force d'unité, celle qui traînait à Rome des nations de plaideurs, qui y faisait couler des fleuves d'or, l'appel[541], était interdit (sauf quelques cas extraordinaires) toutes les fois que les plaideurs auraient plus de quatre jours de chemin (p. 330) pour se rendre à Rome; c'était faire descendre le juge des rois au rôle de podestat de la banlieue.
Ce qui charmait la France, alors si pauvre, c'est que la Pragmatique allait empêcher l'or et l'argent de sortir du royaume. Plus tard, lorsque la défense fut levée, le Parlement, dans une remontrance, fait un compte lamentable des millions d'or qui ont passé à Rome en quelques années. «Le Pont-au-Change, dit-il douloureusement, n'a plus ni change ni changeurs; on n'y voit que des chapeliers, des faiseurs de poupées[542].» Le Parlement se montre peu touché des retours en parchemin qu'on obtenait de Rome. L'absence de l'or se faisait vivement sentir. Sous Charles VII, il était vraiment nécessaire, comme instrument de la guerre, comme moyen d'action rapide: la banque tournait de ce côté ses spéculations; jusque-là occupée du change de Rome et de la transmission des décimes ecclésiastiques, elle allait tirer sur les Anglais cette lettre de change qu'ils payèrent avec la Normandie[543].
(p. 331) Puisqu'on chassait les Anglais, il semblait naturel de chasser aussi les Italiens. La France voulait faire elle-même ses affaires, affaires d'agent, affaires d'Église. Pourquoi l'Église établie d'Angleterre subsistait-elle parmi tant d'attaques? C'est qu'elle était toute anglaise, fermée aux étrangers, soutenue par les familles nobles par ses ennemis même, qui y plaçaient leurs parents ou leurs serviteurs; n'était-ce pas un exemple pour l'Église de France?
Il y avait toutefois une chose à craindre, c'est qu'une Église si bien fermée aux influences pontificales ne devint, non pas nationale, mais purement seigneuriale. Ce n'était pas le roi, l'État, qui hériterait de ce qui perdait le pape, mais bien les seigneurs et les nobles. À une époque où l'organisation était si faible encore, on n'agissait guère à distance; or, à chaque élection, le seigneur était là pour présenter ou recommander; les chapitres élisaient docilement[544]; le (p. 332) roi était bien loin. Il s'agissait de savoir si la noblesse était digne qu'on lui remît la principale action dans les affaires de l'Église; si les seigneurs, à qui véritablement revenait le choix des pasteurs, la responsabilité du salut des âmes, étaient eux-mêmes les âmes pures qu'en matière si délicate éclairerait le Saint-Esprit.
Le moyen âge avait redouté une telle influence comme l'anéantissement de l'Église. Et pourtant les barons du XIIe siècle, ceux même qui se battirent si longtemps pour le sceptre contre la crosse, ceux qui plantèrent le drapeau de l'Empereur sur les murs de Rome, comme un Godefroi de Bouillon, c'étaient des hommes craignant Dieu.
Dans son fief, le baron, tout fier et dur qu'il pouvait être, avait encore une règle qui, pour n'être pas écrite, ne semblait que plus respectable. Cette règle était l'usage, la coutume[545]. Dans ses plus grandes violences, il voyait venir ses hommes qui lui disaient avec respect: «Messire, ce n'est pas l'usage des bonnes gens de céans.» On lui amenait les prud'hommes, les vieux du pays, qui semblaient l'usage vivant, des gens qui l'avaient vu naître, qu'il voyait tous les jours et connaissait par leurs noms. L'emportement brutal du (p. 333) jeune homme tombait souvent en présence de ces vieillards, devant cette humble et grave figure de l'antiquité.
La crainte de Dieu, le respect de l'usage, ces deux freins des temps féodaux, sont brisés au XVe siècle. Le seigneur ne réside plus, il ne connaît plus ni ses gens, ni leurs coutumes. S'il revient, c'est avec des soldats pour faire de l'argent brusquement; il retombe par moments sur le pays, comme l'orage et la grêle; on se cache à son approche; c'est dans toute la contrée une alarme, un sauve qui peut.
Ce seigneur, pour porter le nom seigneurial de son père, n'en est pas plus un seigneur; c'est ordinairement un rude capitaine, un barbare, à peine un chrétien. Souvent ce sera un chef d'houspilleurs, de tondeurs, d'écorcheurs, comme le bâtard de Bourbon, le bâtard de Vaurus, un Chabannes, un La Hire. Écorcheurs était le vrai nom. Ruinant ce qui l'était déjà, enlevant la chemise à celui qu'on avait laissé en chemise; s'il ne restait que la peau, ils prenaient la peau.
On se tromperait si l'on croyait que c'étaient seulement les capitaines écorcheurs, les bâtards, les seigneurs sans seigneurerie, qui se montraient si féroces. Les grands, les princes avaient pris dans ces guerres hideuses un étrange goût du sang. Que dire quand on voit Jean de Ligny, de la maison du Luxembourg, exercer son neveu, le comte de Saint-Pol, un enfant de quinze ans, à massacrer des gens qui fuyaient[546]?
Ils traitaient au reste leurs parents comme leurs ennemis. (p. 334) Mieux valait même, pour la sûreté, être ennemi que parent. Il semble qu'en ce temps-là il n'y ait plus ni pères, ni frères... Le comte d'Harcourt tient son père prisonnier toute sa vie[547]; la comtesse de Foix empoisonne sa sœur; le sire de Giac sa femme[548]; le duc de Bretagne fait mourir de faim son frère, et cela publiquement: les passants entendaient avec horreur cette voix lamentable qui demandait en grâce la charité d'un peu de pain... Un soir, le 10 janvier, le comte Adolfe de Gueldre arrache du lit son vieux père; il le traîne cinq lieues à pied, sans chausses, par la neige, et le jette dans un cul de basse-fosse... Le fils avait à dire, il est vrai, que le parricide était l'usage de la famille[549]... Mais nous le trouvons aussi dans la plupart des grandes maisons du temps, dans toutes celles des Pays-Bas, dans celles de Bar, de Verdun, dans celle d'Armagnac, etc.
On était bien fait à ces choses, et pourtant il en éclata une dont tout le monde fut stupéfait: Conticuit terra.
Le duc de Bretagne se trouvant à Nantes, l'évêque, qui était son cousin et son chancelier, s'enhardit par sa présence à procéder contre un grand seigneur du (p. 335) voisinage, singulièrement redouté, un Retz de la maison des Laval, qui eux-mêmes étaient des Monfort, de la lignée des ducs de Bretagne. Telle était la terreur qu'inspirait ce nom que, depuis quatorze ans, personne n'avait osé parler.
L'accusation était étrange[550]. Une vieille femme, qu'on appelait la Meffraie, parcourait les campagnes, les landes; elle approchait des petits enfants qui gardaient les bêtes ou qui mendiaient, elle les flattait et les caressait, mais toujours en se tenant le visage à moitié caché d'une étamine noire; elle les attirait jusqu'au château du sire de Retz, et on ne les revoyait plus. Tant que les victimes furent des enfants de paysans qu'on pouvait croire égarés, ou encore de pauvres petites créatures comme délaissées de leur famille, il n'y eut aucune plainte. Mais, la hardiesse croissant, on en vint aux enfants des villes. Dans la grande ville même, à Nantes, dans une famille établie et connue, la femme d'un peintre ayant confié son jeune frère aux gens de Retz qui le demandaient pour le faire enfant de chœur à la chapelle du château, le petit ne reparut jamais.
Le duc de Bretagne accueillit l'accusation; il fut ravi de frapper sur les Laval[551]; l'évêque avait à se (p. 336) venger du sire de Retz qui avait forcé à main armée une de ses églises. Un tribunal fut formé de l'évêque, chancelier de Bretagne, du vicaire de l'inquisition et de Pierre de l'Hospital, grand juge du duché. Retz, qui sans doute eût pu fuir, se crut trop fort pour rien craindre et se laissa prendre.
Ce Gilles de Retz était un très-grand seigneur, riche de famille, riche de son mariage dans la maison de Thouars, et qui de plus avait hérité de son aïeul maternel, Jean de Craon, seigneur de la Suze, de Chantocé et d'Ingrande. Ces barons des Marches du Maine, de Bretagne et de Poitou, toujours nageant entre le roi et le duc, étaient, comme les Marches, entre deux juridictions, entre deux droits, c'est-à-dire hors du droit. On se rappelle Clisson le boucher et son assassin Pierre de Craon. Quant à Gilles de Retz, dont il s'agit ici, il semblait fait pour gagner la confiance. C'était, dit-on, un seigneur «de bon entendement, belle personne et bonne façon,» lettré de plus, et appréciant fort ceux qui parlaient avec élégance la langue latine[552]. Il avait bien servi le roi, qui le fit maréchal, et qui, au sacre de Reims, parmi ces sauvages Bretons que Richemont conduisait, choisit Gilles de Retz pour quérir à Saint-Remy et porter la sainte ampoule!... Retz, malgré ses démêlés avec l'évêque, passait pour dévot; or, une dévotion alors fort en vogue, c'était d'avoir une riche chapelle et beaucoup d'enfants de chœur (p. 337) qu'on élevait à grands frais; à cette époque la musique d'église prenait l'essor en Flandre, avec les encouragements des ducs de Bourgogne. Retz avait, tout comme un prince, une nombreuse musique, une grande troupe d'enfants de chœur dont il se faisait suivre partout.
Ces présomptions étaient favorables; d'autre part, on ne pouvait nier que ses juges ne fussent ses ennemis. Il les récusa. Mais il n'était pas facile de récuser une foule de témoins, pauvres gens, pères ou mères affligés, qui venaient à la file, pleurant et sanglotant, raconter avec détail comment leurs enfants avaient été enlevés. Les misérables qui avaient servi à tout cela n'épargnaient pas non plus celui qu'ils voyaient perdu sans ressource. Alors il cessa de nier, et se mettant à pleurer, il fit sa confession. Telle était cette confession que ceux qui l'entendirent, juges ou prêtres, habitués à recevoir les aveux du crime, frémirent d'apprendre tant de choses inouïes et se signèrent... Ni les Néron de l'empire, ni les tyrans de Lombardie, n'auraient eu rien à mettre en comparaison; il eût fallu ajouter tout ce que recouvrit la mer Morte, et par-dessus encore les sacrifices de ces dieux exécrables qui dévoraient des enfants.
On trouva dans la tour de Chantocé une pleine tonne d'ossements calcinés, des os d'enfants en tel nombre qu'on présuma qu'il pouvait y en avoir une quarantaine[553]. On en trouva également dans les latrines du château de la Suze, dans d'autres lieux, partout (p. 338) où il avait passé. Partout il fallait qu'il tuât... On porte à cent quarante le nombre d'enfants qu'avait égorgés la bête d'extermination[554].
Comment égorgé, et pourquoi? c'est ce qui était plus horrible que la mort même. C'étaient des offrandes au Diable. Il invoquait les démons Barron, Orient, Belzébut, Satan et Bélial. Il les priait de lui accorder: «l'or, la science et la puissance.» Il lui était venu d'Italie un jeune prêtre de Pistoïa, qui promettait de lui faire voir ces démons. Il avait aussi un Anglais qui aidait à les conjurer. La chose était difficile. Un des moyens essayés c'était de chanter l'office de la Toussaint en l'honneur des malins esprits. Mais cette dérision du saint sacrifice ne leur suffisait pas. Il fallait à ces ennemis du Créateur quelque chose de plus impie encore, le contraire de la création, la dérision meurtrière de l'image vivante de Dieu... Retz offrait parfois à son magicien le sang d'un enfant, sa main, ses yeux et son cœur.
Cette religion du Diable avait cela de terrible que peu à peu l'homme étant parvenu à détruire en soi tout ce qu'il avait de l'homme, il changeait de nature et se faisait Diable. Après avoir tué pour son maître, d'abord sans doute avec répugnance, il tuait pour lui-même avec volupté[555]. Il jouissait de la mort, encore (p. 339) plus de la douleur; d'une chose si cruellement sérieuse, il avait fini par se faire un passe-temps, une farce; les cris déchirants, le râle, flattaient son oreille, les grimaces de l'agonisant le faisaient pâmer de rire; aux dernières convulsions, il s'asseyait, l'effroyable vampire, sur sa victime palpitante[556].
Un prédicateur d'une imagination grande et terrible[557] a dit que dans la damnation le feu était la moindre chose, que le supplice propre au damné, c'était le progrès infini dans le vice et dans le crime, l'âme s'endurcissant, se dépravant toujours, s'enfonçant incessamment dans le mal de minute en minute (en progression géométrique!) pendant une éternité... Le damné dont nous parlions semble avoir commencé sur cette terre des vivants l'effroyable descente du mal infini.
Ce qui est triste à dire, c'est qu'ayant perdu toute notion du bien, du mal, du jugement, il eut toujours jusqu'au bout bonne opinion de son salut. Le misérable croyait avoir attrapé à la fois le Diable et Dieu. Il ne niait pas Dieu, il le ménageait, croyant corrompre son juge avec des messes et des processions. Le Diable, il ne s'y fiait qu'à bon escient, faisant toujours ses réserves, lui offrant tout, «hors sa vie et son âme[558].» Cela le rassurait. Quand on le sépara de son magicien, il lui dit en sanglotant ces étranges paroles: «Adieu François, mon ami, je prie Dieu qu'il vous donne bonne patience et connaissance, et soyez (p. 340) certain que, pourvu que vous ayez bonne patience et espérance en Dieu, nous nous entreverrons en la grant joie du Paradis[559].»
Il fut condamné au feu et mis sur le bûcher, mais non brûlé. Par ménagement pour sa puissante famille et pour la noblesse en général, on l'étrangla, avant que la flamme l'eût touché. Le corps ne fut pas mis en cendres. «Des damoiselles de grant estat[560]» vinrent le chercher à la prairie de Nantes où était le bûcher, lavèrent le corps de leurs nobles mains, et avec l'aide de quelques religieuses l'enterrèrent dans l'église des Carmes fort honorablement.
Le maréchal de Retz avait poursuivi son horrible carrière pendant quatorze ans, sans que personne osât l'accuser. Il n'eût jamais été accusé ni jugé sans cette circonstance singulière que trois puissances, ordinairement opposées, semblent s'être accordées pour sa mort: le duc, l'évêque, le roi. Le duc voyait les Laval et les Retz occuper une ligne de forteresses sur les Marches du Maine, de Bretagne et de Poitou; l'évêque était l'ennemi personnel de Retz, qui ne ménageait ni églises, ni prêtres; le roi enfin, à qui il avait rendu des services et sur lequel peut-être il comptait, ne voulait plus défendre les brigands qui avaient fait tant de tort à sa cause. Le connétable de France, Richemont, frère du duc de Bretagne, était l'implacable ennemi des sorciers, aussi bien que des écorcheurs; c'était (p. 341) sans doute par son conseil que deux ans auparavant, le dauphin, tout jeune encore, avait été envoyé pour pacifier ces Marches et s'était fait livrer un des lieutenants du maréchal de Retz en Poitou[561]. Cette rigueur du roi prépara sans doute sa chute, et enhardit le duc de Bretagne à faire agir contre lui l'évêque et l'inquisiteur.
Une justice qui dépendait d'un si rare accord de circonstances ne devait pas se reproduire aisément. Il n'y avait guère d'exemple qu'un homme de ce rang fût puni[562]. D'autres peut-être étaient aussi coupables. Ces hommes de sang, qui peu à peu rentraient dans leurs manoirs après la guerre, la continuaient, et plus atroce encore, contre les pauvres gens sans défense.
Voilà le service que les Anglais nous avaient rendu, la réforme qu'ils avaient accomplie dans nos mœurs. Telle ils laissaient la France... Ils avaient fait entendre, sur le champ même d'Azincourt, qu'ils avaient reçu de Dieu plein pouvoir pour la châtier, l'amender. Jeune en effet et bien légère avait été cette France de Charles VI et de Charles d'Orléans. Les Anglais à coup sûr étaient gens plus sérieux. Examinons ce que nos sages tuteurs avaient fait de nous, dans un séjour de vingt-cinq ans.
D'abord, ce par quoi la France est la France, l'unité (p. 342) du royaume, ils l'avaient rompue. Cette heureuse unité avait été la trêve aux violences féodales, la paix du roi; paix orageuse encore, mais, à la place, les Anglais laissaient partout une horrible petite guerre. Grâce à eux, ce pays se trouvait reporté en arrière, jusque dans les temps barbares; il semblait que, par dessus cette tuerie d'un million d'hommes, ils avaient tué deux ou trois siècles, annulé la longue période où nous avions péniblement bâti cette monarchie.
La barbarie reparaissait, moins ce qu'elle eut de bon, la simplicité et la foi. La féodalité revenait, mais non ses dévouements, ses fidélités, sa chevalerie. Ces revenants féodaux apparaissaient comme des damnés qui rapportaient de là-bas des crimes inconnus.
Les Anglais avaient beau se retirer, la France continuait de s'exterminer elle-même. Les provinces du Nord devenaient un désert, les landes gagnaient; au centre, nous l'avons vu, la Beauce se couvrait de broussailles; deux armées s'y cherchèrent et se trouvèrent à peine. Les villes, où tout le peuple des campagnes venait chercher asile, dévoraient cette foule misérable et n'en restaient pas moins désolées. Nombre de maisons étaient vides, on ne voyait que portes closes qui ne s'ouvraient plus[563], les pauvres tiraient (p. 343) de ces maisons tout ce qu'ils pouvaient pour se chauffer[564]. La ville se brûlait elle-même. Jugeons des autres villes par celle-ci, la plus populeuse, celle où le gouvernement avait siégé, où résidaient les grands corps, l'Université, le Parlement. La misère et la faim en avaient fait un foyer de dégoûtantes maladies contagieuses, qu'on ne distinguait pas trop, mais qu'on appelait au hasard la peste. Charles VII entrevit cette chose affreuse qu'on nommait encore Paris; il en eut horreur et il se sauva... Les Anglais n'essayaient pas d'y revenir. Les deux partis s'éloignaient, comme de concert. Les loups seuls venaient volontiers; ils entraient le soir, cherchant les charognes; comme ils ne trouvaient plus rien aux champs, ils étaient enragés de faim et se jetaient sur les hommes. Le contemporain, qui sans doute exagère, assure qu'en septembre 1438, ils dévorèrent quatorze personnes entre Montmartre et la porte Saint-Antoine[565].
Ces terribles misères sont exprimées, bien faiblement encore, dans la «Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs[566].» C'est un mélange de (p. 344) lamentations et de menaces; les malheureux affamés avertissent l'Église, le roi, les bourgeois et marchands, les seigneurs surtout: «Que le feu est bien près de leurs hostels.» Ils appellent le roi à leur secours... Mais que pouvait Charles VII? ce roi de Bourges, cette faible et mesquine figure[567], comment espérer qu'elle imposerait à tant d'hommes audacieux le respect et l'obéissance? Avec quelle force réprimerait-il ces écorcheurs des campagnes, ces terribles petits rois de châteaux? c'étaient ses propres capitaines[568], c'était avec eux et par eux qu'il faisait la guerre aux Anglais.
FIN DU SIXIÈME VOLUME.
(p. 345) En terminant l'impression de ce volume, je dois remercier les personnes fort nombreuses qui m'ont fourni des indications utiles, particulièrement mes amis ou élèves de l'École normale, de l'École des Chartes et des Archives, dont la plupart, jeunes encore, occupent déjà un rang distingué dans l'enseignement et dans la science: MM. la Cabane, Castelnau, Chéruel, Dessalles, Rosenwald, de Stadler, Teulet, Thomassy, Yanoski, etc. (note de 1840).
LIVRE IX
CHAPITRE PREMIER
LIVRE X
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE III
CHAPITRE PREMIER
PARIS.—IMPRIMERIE MODERNE (Barthier, dr) rue J.-J.-Rousseau, 61.
1: Du moins roi de la France du Nord. Il n'eut pas le titre de roi, étant mort avant Charles VI, mais il le laissa à son fils.
2: Turner, The History of England, during the middle ages (ed. 1830), vol. III, p. 96. On assurait récemment que le clergé anglican avait encore aujourd'hui un revenu supérieur à celui de tout le clergé de l'Europe. Ce qui est sûr, c'est que l'archevêque de Cantorbéry a un revenu quinze fois plus grand que celui d'un archevêque français, trente fois plus grand que celui d'un cardinal à Rome. Statistics of the Church of England, 1836, p. 5. V. aussi trois lettres de Léon Faucher (Courrier français, juillet-août 1836.)
3: Ils finirent par n'y plus aller. (Hallam.)
4: Turner.—Wilkins.
5: Les Anglais ont porté dans le droit politique ce génie de fiction que les Romains n'avaient montré que dans le droit civil. M. Allen, dans son livre sur la Prérogative royale, a résumé les prodigieux tours de force au moyen desquels se jouait cette bizarre comédie, chacun faisant semblant de confondre le roi et la royauté, l'homme faillible et l'idée infaillible. De temps en temps la patience échappait, la confusion cessait et l'abstraction se faisait d'une manière sanglante; si le roi ne périssait (comme Édouard II, Richard II, Henri VI et Charles Ier), il était renversé, ou tout au moins humilié, réduit à l'impuissance (Henri II, Jean, Henri III, Jacques II).
6: Bien entendu, là où il y a privilége pour l'aîné.
7: Ceci est moins vrai depuis que l'Angleterre a créé une immense propriété mobilière, qui se partage selon l'équité. La propriété territoriale reste assujettie aux lois du moyen âge.—Au reste, le droit d'aînesse est dans les mœurs, dans les idées même du peuple. J'ai cité à ce sujet une anecdote très-curieuse (t. I, à la fin du livre premier).—Dès que le père s'enrichit, sa première pensée est: Faire un aîné. À quoi réplique tout bas la pensée du cadet: Être indépendant, avoir une honnête suffisance (to be independent, to have a competence). Ces deux mots sont le dialogue tacite de la famille anglaise.—Le 12 avril 1836, M. Ewart voulait présenter un bill statuant que, au moins dans les successions ab intestat, les propriétés foncières seraient partagées également entre les enfants; sir John Russel a parlé contre, et la motion a été rejetée à une forte majorité.
8: Rapprocher l'histoire des trois Glocester, du frère du Prince Noir, du frère d'Henri V et du frère d'Édouard IV.
9: En 1373.
10: «Awake, wealth, and walk in this region!...» Turner.—La foi des Anglais dans la toute puissance de l'argent est naïvement exprimée dans les dernières paroles du cardinal Winchester, il disait en mourant: «Comment est-il donc possible que je meure, étant si riche? Quoi! l'argent ne peut donc rien à cela?» Ibidem.
11: Lewis. Richard II prit Wicleff pour son chapelain. V. dans Walsingham la grande scène où Wicleff est soutenu par les princes et les grands contre l'évêque et le peuple de Londres.
12: Turner.
13: Henri II, Édouard II, Richard II, Henri VI, Charles Ier.
14: Il avait été banni par Richard II et son temporel confisqué.
15: Henri IV, intimement uni aux évêques d'Angleterre, commença son règne par leur donner des armes contre les trois genres d'ennemis qu'ils avaient à craindre: 1o contre le pape, contre l'invasion du clergé étranger; 2e contre les moines (les moines achetaient des bulles du pape pour se dispenser de payer la dîme aux évêques); 3e contre les hérétiques. (Statutes of the realm.)
16: Les diocésains peuvent faire arrêter ceux qui prêchent ou enseignent sans leur autorisation et les faire brûler, en lieu apparent et élevé; «In eminenti loco comburi faciant.»—«And them before the people in an high place do to be burnt.» Ibidem.
17: Turner. En 1430, il n'en était plus ainsi; tout revenait au roi.
18: Ces conditions étaient plus humiliantes qu'aucune de celles qui avaient été imposées à Richard II. Il devait prendre seize conseillers, se laisser guider uniquement par leurs avis, etc.
19: «Le droit de primogéniture met de la rudesse dans les rapports du père au fils aîné. Celui-ci s'habitue à se considérer comme indépendant; ce qu'il reçoit de ses parents est à ses yeux une dette plus qu'un bienfait. La mort d'un père, celle d'un frère aîné, dont on attend l'héritage, sont sur la scène anglaise l'objet de plaisanteries que l'on applaudit et qui chez nous révolteraient le public.» Mme de Staël.—Je ne puis m'empêcher de rapprocher de ceci le mot de l'historien romain dans son tableau des proscriptions: «Il y eut beaucoup de fidélité dans les épouses, assez dans les affranchis, quelque peu chez les esclaves, aucune dans les fils; tant, l'espoir une fois conçu, il est difficile d'attendre! Velleius Paterculus.
20: Le fils négociait avec le parti de Bourgogne, tandis que le père se rapprochait du parti d'Orléans.
21: C'était comme nos écoles buissonnières du XVIe siècle.
22: Il est dit toutefois dans Henri IV que Falstaff parlait: Contre la prostituée de Babylone.—Shakespeare a fait de rares allusions aux puritains naissants, toutes malveillantes. Voir entre autres celle qui se trouve dans Twelfth Night, act. III, scène II.—Quant à Falstaff, j'aurai occasion d'y revenir.
23: Le roi lui demanda pourquoi il emportait sa couronne, et le prince lui dit: «Monseigneur, voici en présence ceux qui m'avoient donné à entendre et affirmé que vous estiez trépassé; et pour ce que je suis votre fils aîné...» Monstrelet.
24: Tellement que l'archevêque de Cantorbéry hésitait à l'attaquer, le croyant encore ami du roi. (Walsingham.)
25: «Repente mutatus est in virum alterum..., cujus mores et gestus omni conditioni, tam religiosorum quam laicorum, in exempla fuere.» Walsingham.
26: Statutes of the realm.
27: L'examen d'Oldcastle par l'archevêque est très-curieux dans l'histoire du moine Walsingham; il est impossible de tuer avec plus de sensibilité; le juge s'attendrit, il pleure; on le plaindrait volontiers plus que la victime.—«Dominus Cantuariensis gratiose se obtulit, et paratum fore promisit ad absolvendum eum; sed ille... petere noluit... Cui compatiens dominus Cant. dixit: Caveatis... Unde dominus Cant. sibi compatiens... Cui archiepiscopus affabiliter et suaviter... Consequenter dominus Cant. suavi et modesto modo rogavit... Quibus dictis dominus Cant. flebili vultu eum alloquebatur... Ergo, cum magna cordis amaritudine, processit ad prolationem sententiæ.» Walsingham, p. 384.—Elmham célèbre en prose et en vers les exécutions et les processions. «Rege jubente... Regia mens gaudet.» Turner, vol. III, p. 142.
28: De arraiatione cleri: «Prompti sint ad resistendum contra malitiam inimicorum regni, ecclesiæ, etc.» Rymer, 3e éd., vol. IV, rs I, p. 123; 28 mai 1415.
29: Traité pour avoir des vaisseaux de Hollande, 18 mars 1415. Presse des navires, 11 avril; des armuriers (operariis arcuum, etc., tam intra libertates quam extra), le 20; presse des matelots, le 3 mai; recherche de charrettes, le 16; achat de clous et de fers de chevaux, le 25; achat de bœufs et vaches, le 4 juin; ordre pour cuire du pain et brasser de la bière, le 27 mai; presse des maçons, charpentiers, serruriers, etc.—5 juin, négociations avec le Gallois Owen Glendour; 24 juillet, testament du roi; défense de la frontière d'Écosse; négociations avec l'Aragon, avec le duc de Bretagne, avec le duc de Bourgogne, 10 août; Bedford nommé gardien de l'Angleterre, 11 août; au maire de Londres, 12, etc. Rymer, t. IV, p. I, p. 109-146.
30: Walsingham y croit. Mais Turner voit très-bien que ce n'était qu'un faux bruit.
31: Jamais le roi de France n'avait envoyé à celui d'Angleterre une ambassade aussi solennelle; il y avait douze ambassadeurs, et leur suite se composait de cinq cent quatre-vingt-douze personnes. (Rymer.)
32: Outre les canonniers, ouvriers, etc. Quinze cents bâtiments de transport.—Tels sont les nombres indiqués par Monstrelet, t. III, p. 313. Lefebvre dit: huit cents bâtiments. Rien n'est plus incertain que les calculs de ce temps. Lefebvre croit que le roi de France avait deux cent mille hommes devant Arras, en 1414; Monstrelet en donne cent cinquante mille aux Français à la bataille d'Azincourt. Je crois cependant qu'il a été mieux instruit sur le nombre réel de l'armée anglaise à son départ.
33: Sous Charles VI, sous Louis XIII, etc.
34: Les scrupules d'Henri allèrent jusqu'à refuser le service d'un gentleman qui lui amenait vingt hommes, mais qui avait été moine, et n'était rentré dans la vie séculière qu'au moyen d'une dispense du pape. Ces dispenses étaient le sujet d'une guerre continuelle entre Rome et l'Église d'Angleterre.
35: Le roi n'en avait pas; mais plusieurs villes, telles que la Rochelle, Dieppe, etc., en avaient un assez grand nombre.
36: Le serviteur des ducs de Bourgogne, qui depuis fut leur héraut d'armes, sous le nom de Toison d'or, avoue ceci expressément: «Y allèrent à puissance de gens, jà soit (quoique) le duc de Bourgogne mandât par ses lettres patentes, que ils ne bougeassent, et que ne servissent ni partissent de leurs hostels, jusques à tant qu'il leur fist sçavoir.» Lefebvre de Saint-Remy.
37: Ms. cité par Sir Harris Nicolas dans son histoire de la bataille d'Azincourt (1832), p. 129. Ce remarquable opuscule offre toute l'impartialité qu'on devait attendre d'un Anglais judicieux, qui d'ailleurs n'a pas oublié l'origine française de sa famille. Qu'il me soit permis de faire remarquer en passant que beaucoup d'étrangers distingués descendent de nos réfugiés français: sir Nicolas, miss Martineau, Savigny, Ancillon, Michelet de Berlin, etc.
38: Le chapelain rapporte les lamentations de ces pauvres gens, et il ajoute, avec une bien singulière préoccupation anglaise, qu'après tout ils regrettaient une possession à laquelle ils n'avaient pas droit. «For the loss of their accustomed, though unlawful, habitations.» V. Sir Nicolas, p. 214.
39: Cette expédition a été racontée par trois témoins oculaires qui tous trois étaient dans le camp anglais: Hardyng, un chapelain d'Henri V, et Lefebvre de Saint-Remy, gentilhomme picard, du parti bourguignon, qui suivit l'armée d'Henri. Il n'y a qu'un témoin de l'autre parti, Jean de Vaurin, qui n'ajoute guère au récit des autres. Je suivrai volontiers les témoignages anglais. L'historien français qui raconte ce grand malheur national doit se tenir en garde contre son émotion, doit s'informer de préférence dans le parti ennemi.
40: Règlement de 1386. V. Sir Nicolas.
41: La noblesse était animée par la honte d'avoir laissé prendre Harfleur. Le Religieux exprime ici avec une extrême amertume le sentiment national: «La noblesse, dit-il, en fut moquée, sifflée, chansonnée, tout le jour chez les nations étrangères. Avoir sans résistance laissé le royaume perdre son meilleur et son plus utile port, avoir laissé prendre honteusement ceux qui s'étaient si bien défendus!»
42: Lettre du gouverneur de Calais Bardolf, au duc de Bedford: «Plaise à vostre Seignurie savoir, que par les entrevenans divers et bonnes amis, repairans en ceste ville et marche, aussi bien hors des parties de France, comme de Flaundres, me soit dit et rapporté plainement que sans faulte le Roi nostre Seignur... ara bataille... au pluis tarde, deins quinsze jours... que le duc de Lorenne ait assembleie... bien cinquant mille hommes, et que, mes qu'ils soient tous assemblées, ilz ne seront moins de cent mille ou pluis.» Rymer, t. IV, p. I, p. 147, 7 octobre 1415.
43: Lorsqu'on voit un de ces Picards, l'historien Lefebvre de Saint-Remy, après avoir combattu pour les Anglais à Azincourt, devenir le confident de la maison de Bourgogne, le servir dans les plus importantes missions (Lefebvre, prologue, t. VII, p. 258) et enfin vieillir dans cette cour comme héraut de la Toison d'or, on est bien tenté de croire que Lefebvre, quoique jeune alors, fut l'agent bourguignon près d'Henri V. Il ne vint pas seulement pour voir la bataille, les détails minutieux qu'il donne (p. 499) portent à croire qu'il suivit l'armée anglaise dès son entrée en Picardie. V. sur Lefebvre la notice de mademoiselle Dupont (Bulletin de la Société de l'histoire de France, tome II, 1re partie). La savante demoiselle a refait toute la vie de Lefebvre; elle a prouvé qu'il avait généralement copié Monstrelet; il me paraît toutefois qu'en copiant, il a quelque peu modifié le récit des faits dont il avait été témoin oculaire.
44: Les deux Bourguignons, Monstrelet et Lefebvre, ne disent rien de ceci. Ce sont les Anglais qui nous l'apprennent: «But suddenly, in the midst of their despondency, one of the villagers communicated to the king the invaluable information...» Turner, t. II, p. 423.
45: Il avait d'abord fait écrire en ce sens aux deux ducs, avec défense de venir en personne; c'est ce qu'assure le duc de Bourgogne dans la lettre au roi. Juvénal des Ursins, p. 299.
46: «Comme il fut dit au roy d'Angleterre que il avoit passé son logis, il s'arrêta et dit: «Jà Dieu ne plaise, entendu que j'ai la cotte d'armes vestue, que je dois retourner arrière.» Et passa outre.» Lefebvre.
47: Lefebvre, t. VIII, p. 511. Religieux, ms., 945 verso. Jehan de Vaurin. Chroniques d'Angleterre, vol. V, partie I, chap. 9, f. 15 verso; ms. de la Bibliothèque royale, no 6756.—Jean de Vaurin était à la bataille, comme Lefebvre, mais de l'autre côté: «Moy, acteur de ceste œuvre, en sçay la vérité, car en celle assemblée estoie du costé des François.»
48: Henri avait des Gallois et des Portugais. On a vu déjà qu'il avait des gens du Hainault.
49: Powel.—Turner.
50: Lefebvre de Saint-Remy.
51: «Car il avoit coustume d'en oyr chascun jour, trois l'une après l'autre.» Jehan de Vaurin, ms.
52: Quatre mille archers, sans compter de nombreuses milices. Les Parisiens avaient offert six mille hommes armés; on n'en voulut pas. Un chevalier dit à cette occasion: Qu'avons-nous besoin de ces ouvriers? nous sommes déjà trois fois plus nombreux que les Anglais.» Le Religieux remarque qu'on fit la même faute à Courtrai, à Poitiers et à Nicopolis, et il ajoute des réflexions hardies pour le temps.
53: Tous, dit le Religieux, voulaient être à l'avant-garde: «Cum singuli anti-guardiam poscerent conducendam... essetque inde exorta verbalis controversia, tandem tamen unanimiter (proh dolor!) concluserunt ut omnes in prima fronte locarentur.»—C'est ainsi que le grand-père de Mirabeau nous apprend qu'au pont de Cassano les officiers furent au moment de tirer l'épée les uns contre les autres, tous voulant être les premiers au combat. (Mémoires de Mirabeau.)
54: Les archers anglais poussaient l'arc avec le bras gauche, ceux de France tiraient la corde avec le bras droit; chez ceux-ci c'était le bras gauche, chez ceux-là le bras droit qui restait immobile. M. Gilpin attribue à cette différence de procédé celle d'expression dans les deux langues: tirer de l'arc, en français; bander l'arc, en anglais.
55: «Maintenant, frappe!» Monstrelet.
56: Les fantassins même avaient peine à marcher: «Propter soli mollitiem... per campum lutosum.» Walsingham.
57: Titus Livius.
58: Monstrelet. Quelques-uns disaient aussi que le roi d'Angleterre avait envoyé des archers derrière l'armée française; mais les témoins oculaires affirment le contraire.
59: «Ictus reiterabant mortales, inusitato etiam armorum genere usi quisque eorum in parte maxima clavam plumbeam gestabant, quæ capiti alicujus afflicta mox illum præcipitabat ad terram moribundum.» Religieux de Saint-Denis, ms., f. 950.
60: Cet embellissement est de la façon de Monstrelet, t. III, p. 355. Il le place hors du récit de la bataille, après la longue liste des morts. Lefebvre, témoin oculaire, n'a pu se décider ici à copier Monstrelet.
61: C'est justement de l'historien bourguignon que nous tenons ce détail. Monstrelet.
62: Lefebvre, t. VIII, p. 16-17, Monstrelet, t. III, p. 347. Je ne sais d'après quel auteur M. de Barante a dit: Henri V fit cesser le carnage et relever les blessés.» Hist. des ducs de Bourgogne, 3e édition, t. IV, p. 250.
63: «Let his grief be turned upon his head.» (Ms., Sir Nicolas.)
64: Le connétable fut très-heureux en cela; sa mort répondit à ceux qui l'accusaient de trahir.—Le Religieux revient fréquemment (fol. 940, 946, 948) sur ces bruits de trahison, qui probablement circulaient surtout à Paris, sous l'influence secrète du parti bourguignon.—Nulle part ces accusations ne sont exprimées avec plus de force que dans le récit anonyme qu'a publié M. Tailliar: «Charles de Labrech, connétable de Franche, alloit bien souvent boire et mangier avec le roi en l'ost des Englès... Li connétables se tenoit en ses bonnes villes et faisoit défendre de par le roi de Franche que on ne le combatesit nient.» Cette dernière accusation, si manifestement calomnieuse, ferait soupçonner que cette pièce est un bulletin du duc de Bourgogne. Au reste, l'auteur confond beaucoup de choses; il croit que c'est Clignet de Brabant qui pilla le camp anglais, etc. Dans la même page, il appelle Henri V tantôt roi de France, tantôt roi d'Angleterre. Archives du nord de la France et du midi de la Belgique (Valenciennes), 1830.
65: Monstrelet, t. III, p. 358. Selon le récit anonyme publié par M. Tailliar, on ne put jamais savoir le vrai nombre des morts; ceux qui les avaient enfouis jurèrent de ne point le révéler. Archives du nord de la France (Valenciennes), 1839.
66: Le Religieux.
67: Mémoire d'Artus III.
68: «Princeps presbyterorum.» Walsingham.
69: Monstrelet.
70: Lefebvre de Saint-Remy.
71: Lefebvre.
72: Et pourtant il s'en fallait bien qu'ils fussent de même parti, il y avait certainement des partisans de Mortimer et des partisans de Lancastre, des lollards et des orthodoxes.
73: «Et ce... j'ai ouï dire au comte de Charolois, depuis que il avoit atteint l'âge de soixante-sept ans.» Lefebvre de Saint-Remy.
74: «De suis victualibus refecerunt. Walsingham, p. 342.—Walsingham ajoute une observation de la plus haute importance: Nempe mos est utrique genti. Angliæ scilicet atque Galliæ, licet sibimet in propriis sint infesti regionibus, in remotis partibus tanquam fratres subvenire, et fidem ad invicem inviolabilem observare.» Walsingham, ibidem.—C'est qu'en effet, ce sont des frères ennemis, mais après tout des frères.
75: Malgré cette douceur de caractère, Charles d'Orléans avait eu quelques pensées de vengeance après la mort de son père. Les devises qu'on lisait sur ses joyaux, d'après un inventaire de 1409, semblent y faire allusion: «Item une verge d'or, où il a escript, Dieu le scet.—Item une autre verge d'or où il est escript, il est loup.—Item une autre verge d'or plate en laquelle est escript, Souviegne vous de.—Item deux autres verges d'or es quelles est escript, Inverbesserin.—Item un bracelet d'argent esmaillé de vert et escript, Inverbessirin. Inventoire des joyaulx d'or et d'argent, que monseigneur le duc d'Orléans a par-devers lui, fait à Blois, en la présence de mondit seigneur, par monseigneur de Gaule et par monseigneur de Chaumont, le IIIe jour de décembre, l'an mil CCCC et neuf, et escript par moy Hugues Perrier, etc.»—Cette pièce curieuse a été trouvée dans les papiers des Célestins de Paris. Archives du royaume, L. 1539.
76: Mon très-bon hôte et ma très-doulce hôtesse.
77: V. le détail curieux d'un achat de quatorze lits pour les principaux prisonniers: oreillers, traversins, couvertures, plume, satin, toile de Flandre, etc. Rymer, 3e édit., t. IV, P. I, p. 155 (mars 1416).
78: Il y avait d'autres poètes parmi les prisonniers d'Azincourt, entre autres le maréchal Boucicaut.
79: Pour compléter un Béranger de ce temps-là, il faudrait joindre à Charles d'Orléans Eustache Deschamps. Il représente Béranger par d'autres faces, par ses côtés patriotique, satirique, sensuel, etc. V. la pièce: Paix n'aurez jà, s'ils ne rendent Calais, p. 71.—Il s'élève quelquefois très-haut. Dans la ballade suivante, il semble comprendre le caractère titanique et satanique de la patrie de Byron (V. mon Introduction à l'Histoire universelle):
Selon le Brut, de l'isle des Géans,
Qui depuis fut Albions appelée,
Peuple maudit, tar dis en Dieu créans,
Sera l'isle de tous poins désolée.
Par leur orgueil vient la dure journée
Dont leur prophète Merlin
Pronostics leur doloreuse fin,
Quand il escript Vie perdrez et terre.
Lors montreront estrangiez et voisins:
Au temps jadis estoit cy Angleterre.
. . . . . . . . . .
Visaige d'ange portez (angli angeli), mais la pensée
De diable est en vous tou dis sortissans
À Lucifer . . . .
Destruiz serez; Grecs diront et Latins:
Au temps jadis estoit cy Angleterre.
80: Fortune, vueilliez-moi laisser, p. 170 (Poésies de Charles d'Orléans, éd. 1803).—Puisque ainsi est que vous allez en France, Duc de Bourbon, mon compagnon très-cher, p. 206.—En la forêt d'ennuyeuse tristesse, p. 209.—En regardant vers le pays de France, p. 323.—Ma très-doulce Valentinée, Pour moy fustes-vous trop tôt née, p. 269.
C'est l'inspiration des vers de Voltaire:
Si vous voulez que j'aime encore,
Rendez-moi l'âge des amours...
Et celle de Béranger:
Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse,
Vous vieillirez, et je ne serai plus...
81: César, qui était poète aussi, et qui avait tant d'esprit, appela sa légion gauloise l'alouette (alauda), la chanteuse...
82: Il y a pourtant un vif mouvement de passion dans les vers suivants:
Dieu! qu'il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle!
. . . . . . . .
Qui se pourroit d'elle lasser?
Tous jours sa beauté se renouvelle.
Dieu! qu'il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle!
Par deçà, ni delà la mer,
Ne scays dame ni demoyselle
Qui soit en tout bien parfait telle.
C'est un songe que d'y penser!
Dieu! qu'il la fait bon regarder.
Charles d'Orléans.
Le pauvre prisonnier eut encore un autre malheur; il fut toujours amoureux; bien des vers furent adressés par lui à une belle dame de ce côté-ci du détroit. Les Anglaises, probablement meilleures pour lui que les Anglais, n'en ont pas gardé rancune, s'il est vrai qu'en mémoire de Charles d'Orléans et de sa mère Valentine, elles ont pris pour fête d'amour la Saint-Valentin. V. Poésies de Charles d'Orléans, édit. 1803. (Note de la p. 42.)
83:
Le temps a quitté son manteau
De vent, de froidure et de pluie...
Charles d'Orléans, édit. 1803, p. 257.
Ces jolis chants d'alouette font penser à la vieille petite chanson, incomparable de légèreté et de prestesse:
J'étais petite et simplette
Quant à l'école on me mit
Et je n'y ai rien appris...
Qu'un petit mot d'amourette...
Et toujours je le redis.
Depuis qu'ay un bel amy.
84: Peu m'importe de savoir l'auteur des vers de Clotilde Surville; il me suffit de savoir que Lamartine, très-jeune, les avait retenus par cœur. Personne n'ignore maintenant que le second volume est l'ouvrage de l'ingénieux Nodier.
85: Perlin s'en plaignait déjà au XVIe siècle: «Il me desplait que ces vilains estans en leur pays nous crachent à la face, et eulx estans à la France, on les honore et révère, comme petis dieux» (1558).
86: «Ce dit jour Mons. Loiz de France, ainsné fils du Roy, notre Sire, Dauphin de Viennoiz et duc de Guienne, moru, de laage de vint ans ou environ, bel de visaige, suffisamment grant et gros de corps, pesans et tardif et po agile, voluntaire et moult curieux à magnificence dabiz et joiaux circa cultum sui corporis, désirans grandement grandeur, oneur de par dehors, grant despensier à ornemens de sa chapelle privée, à avoir ymages grosses et grandes dor et dargent, qui moult grant plaisir avoit à sons dorgues, lesquels entre les autres oblectacions mondaines hantoit diligemment, si avoit-il musiciens de bouche ou de voix, et pour ce avoit chapelle de grant nombre de jeune gent; et si avoit bon entendement, tant en latin que en françois, mais il emploioit po, car sa condicion estoit demployer la nuit à veiller et po faire, et le jour à dormir; disnoit à III ou IV heures après midi, et soupoit à minuit, et aloit coucher au point du jour et à soleil levant souvant, et pour ce estoit aventure qu'il vesquit longuement.» Archives du Royaume, Registres du Parlement, Conseil XIV, f. 39, verso, 19, décembre 1415.
87: Le Religieux de Saint-Denis est dès ce moment tout Armagnac; c'est un grand témoignage en faveur de ce parti, qui était en effet celui de la défense nationale.
88: Et des ballades.
As the King lay mysing on his bed,
He thought himself upon a time,
Those tributes due from the French King.
That hat not been paid for so long a time
Fal, lal, lal, lal, laral, laral, la.
He called unto his lovely page,
His lovely page away came he..., etc.
(Ballade citée par Sir Harris Nicolas, Agincourt, p. 78.)
89: À en croire l'historien même du parti bourguignon, le chanoine et les autres conjurés voulaient massacrer les princes: «Le jour de Pasques, après dyner.» Monstrelet.
90: «Messire Loys Bourdon allant de Paris au bois (de Vincennes)... en passant assez près du Roy, lui fist la révérence, et passa outre assez légièrement... (on l'arrêta). Et après, par le commandement du Roy, fut questionné, puis fut mis en un sacq de cuir et gecté en Saine; sur lequel sacq avoir escript: Laissez passer la justice du Roy.» Lefebvre de Saint-Remy.
91: «Et pour loger les gens des capitaines Armagnacs furent les povres gens boutés hors de leurs maisons, et à grant prière et à grant peine avoient-ils le couvert de leur ostel, et cette laronaille couchoient en leurs licts.» Journal du Bourgeois.
92: M. Chéruel a trouvé des détails curieux dans les archives de Rouen. Chéruel, Histoire de Rouen sous la domination anglaise, p. 19. Rouen, 1840.
93: Walsingham.
94: «Ut rei læsæ majestatis.» Religieux, ms., folio 79. Ce point de vue des légistes anglais qui suivaient le roi est mis dans son vrai jour au siége de Meaux. Ibidem, folio 176.
95: Il le fit avec ménagement, déclarant que c'était un emprunt, et assignant un revenu pour remplacer les châsses. Néanmoins les moines de Saint-Denis lui déclarèrent que ce serait dans leurs chroniques une tache pour ce règne: «Opprobrium sempiternum... si redigeretur in chronicis...» Le Religieux.
96: Armagnac persévérait dans son attachement au vieux pape du duc d'Orléans, au pape des Pyrénées, à l'Aragonais Pedro de Luna (Benoît XIII), condamné par les conciles de Pise et de Constance.—V. la déclaration de la reine contre lui. Ordonnances, t. X, p. 436.
97: Depuis longtemps, c'était l'unique vœu du peuple: «Vivat, vivat, qui dominari poterit! dum pax...» Le Religieux. Pendant le massacre de 1418, on criait de même: «Fiat pax!»
98: «Jeunes compagnons du moyen estat et de légère volonté, qui autrefois avoient été punis pour leurs démérites.» Monstrelet.
99: Le Bourgeois devient poète tout à coup, pour parer le massacre de mythologie et d'allégories: «Le dimanche ensuivant, 12 jour de juing, environ onze heures de nuyt, on cria alarme, comme on faisoit souvent alarme à la porte Saint-Germain, les autres crioient à la porte de Bardelles. Lors s'esmeut le peuple vers la place Maubert et environ, puis après ceulx de deçà les pons, comme des halles, et de Grève et de tout Paris, et coururent vers les portes dessus dites; mais nulle part ne trouvèrent nulle cause de crier alarme. Lors se leva la Déesse de Discorde, qui estoit en la tour de Mauconseil, et esveilla Ire la forcenée, et Convoitise, et Enragerie et Vengeance, et prindrent armes de toutes manières, et boutèrent lors d'avec eulx Raison, Justice, Mémoire de Dieu... Et n'estoit homme nul qui, en celle nuyt ou jour, eust osé parler de Raison ou de Justice, ne demander où elle estoit enfermée. Car Ire les avoit mise en si profonde fosse, qu'on ne les pot oncques trouver tout celle nuyt, ne la journée en suivant. Si en parla le Prévost de Paris au peuple, et le seigneur de l'Isle-Adam, en leur admonestant pitié, justice et raison; mais Ire et Forcennerie respondirent par la bouche du peuple: Malgrebieu, Sire, de vostre justice, de vostre pitié et de vostre raison: mauldit soit de Dieu qui aura la pitié de ces faulx traistres Arminaz Angloys, ne que de chiens; car par eulz est le royaulme de France destruit et gasté, et si l'avoient vendu aux Angloys.» Journal du Bourgeois de Paris, t. XV, p. 234.
100: Monstrelet, t. VI, p. 97.—Le greffier dit moins: «Jusques au nombre de huit cens personnes et au-dessus, comme on dit.» Archives, Registres du Parlement, Conseil, XIV, f. 139.
101: «En une fosse nommée la Louvière...» Lefebvre de Saint-Remy.
102: «Solus equester...» Religieux.
103: «Tuèrent bien trois cens prisonniers.» Monstrelet, t. IV, p. 120. «Durant laquelle assemblée et commocion, furent tuez et mis à mort environ de quatre-vingt à cent personnes, entre lesquelles y ot trois ou quatre femmes tuées, si comme on disoit...» Archives, Registres du Parlement, Conseil XIV, folio 142, verso, 21 août.
104: Le Religieux.
105: Journal du Bourgeois.
106: Journal du Bourgeois.
107: Le traité probablement ne concernait que la Flandre. Tout le monde croyait que dans une entrevue avec Henri V à Calais, il s'était allié à lui. Il existe un traité d'alliance et de ligue, où le duc reconnaît les droits d'Henri à la couronne de France, mais cet acte ne présente ni date précise ni signature. Il est probable que ce n'était qu'un projet, une offre de partager les conquêtes qui se feraient à frais communs.—Il est probable que Jean sans Peur fit entendre au roi d'Angleterre, que, s'il l'aidait activement, c'en était fait du parti bourguignon en France, qu'il servirait mieux les Anglais par sa neutralité que par son concours. Rymer, 3e éd., t. IV, pars I, p. 177-178, octobre 1416.
108: Rymer.
109: Selon le Religieux. Mais Rymer indique un plus grand nombre.
110: «Ut communiter dicitur, divisa virtus cito dilabitur.» Religieux.
111: Rymer, 27 janvier 1417.
112: «Un de leur pied chaussé et l'autre nud, sans avoir braies... prenoient petits enfants en berceau... montoient sur vaches, portant lesdits petits enfants...» Monstrelet.
113: Sur Alain Blanchard, V. la notice publiée par M. Auguste Le Prévôt, en 1826, l'Histoire de Rouen sous les Anglais, par M. Chéruel (1840), et l'Histoire du privilége de Saint-Romain, par M. Floquet, t. II, p. 548.
114: M. Chéruel, p. 46, d'après la chronique versifiée d'un Anglais qui était au siége. Archæologia Britannica, t. XXI, XXII. Ce curieux poëme a été traduit par M. Potier, bibliothécaire de Rouen.
115: «Les Engloys descendirent à la Hogue de Saint-Vaast, dimence 1er jour d'aost 1416, adonc estoit le dalphin de Vyane à Rouen avec sa forche; et de là se partit à soy retraire à Paris, et laissa l'ainsné filz du comte de Harcourt, chapitaine du chastel et de la ville, et M. de Gamaches, bailly de la dicte ville, avenc grant quantité d'estrangiers qui gardoient la ville et la quidèrent piller; mès l'en s'en aperchut, et y out sur ce pourvéanche. Mais nonostant tout, fut levé en la ville une taille de 16,000 liv. et un prest de 12,000, et tout poié dedens la my-aost ensuivant. Et fu commenchement de malvèse estrenche; et puis touz s'en alèrent au dyable. Et après euls y vint M. Gui le Bouteiller, capitaine de la ville, de par le duc de Bourgongne, avec 1400 ou 1500 Bourguégnons et estrangiers, pour guarder la ville contre les Engloys; mais ils estoient miez Engloys que Franchoiz; les quiez estoient as gages de la ville, et si destruioient la vitaille et la garnison de la ville.» Chronique ms. du temps, communiquée par M. Floquet.
116: Monstrelet.
117: V. le journal des négociations dans Rymer, nov. 1418.
118: La chronique anglaise donne un étrange tarif des animaux dégoûtants dont les gens de Rouen se nourrirent; peut-être ce tarif n'est qu'une dérision féroce de la misère des assiégés: On vendait un rat 40 pences (environ 40 francs, monnaie actuelle), et un chat, 2 nobles (60 francs), une souris se vendait 6 pences (environ 5 francs), etc.—Archæologia, t. XXI, XXII.—M. Chéruel a trouvé un renseignement plus sérieux sur le prix des denrées; par délibération du 7 octobre 1418, le chapitre fait fondre une châsse d'argent, et paye, entre autres dettes, soixante livres tournois (mille francs d'aujourd'hui?) pour deux boisseaux de blé. M. Chéruel, Rouen sous les Anglais, p. 53, d'après les registres capitulaires, conservés aux Archives départementales de la Seine-Inférieure. Cet excellent ouvrage donne une foule de renseignements non moins précieux pour l'histoire de la Normandie et de la France en général.
119: Monstrelet.—La saison, dit le chroniqueur anglais, était pour eux une grande source de misère; il ne faisait que pleuvoir. Les fossés présentaient plus d'un spectacle lamentable; on y voyait des enfants de deux à trois ans obligés de mendier leur pain, parce que leurs père et mère étaient morts. L'eau séjournant sur le sol qu'ils étaient contraints d'habiter, et, gisant çà et là, ils poussaient des cris, implorant un peu de nourriture. Plusieurs avaient les membres fléchis par la faiblesse, et étaient maigres comme une branche desséchée; les femmes tenaient leurs nourrissons dans leurs bras, sans avoir rien pour les réchauffer; des enfants tétaient encore le sein de leur mère étendue sans vie. On trouvait dix à douze morts pour un vivant.
120: Le camp anglais regorgeait de vivres; les habitants de Londres avaient envoyé à eux seuls un vaisseau chargé de vin et de cervoise. (Chéruel.)
121: Item, estoit octroyé par ledit seigneur Roi, que tous et chacun pourroient s'en retourner..., excepté Luc, Italien, Guillaume de Houdetot, chevalier bailly, Alain Blanchart, Jehan Segneult, maire, maître Robin, Delivet, et excepté la personne qui, de mauvaises paroles et déshonnêtes, auroit parlé antiennement, s'il peut être découvert, sans fraude ou mal engyn...» Vidimus de la capitulation de Rouen, aux Archives de Rouen (communiqué par M. Chéruel). Rymer donne le même acte en latin, t. IV, P. II, p. 82, 13 januar. 1419.
122: «Januarii instantis, februarii instantis.» Les articles suivants prouvent qu'il s'agit bien de 1418 et non de 1419, Rymer, t. IV, P. II, p. 82.
123: L'entrée magnifique du vainqueur, au milieu de ses ruines, fit un contraste cruel. L'honnête et humain M. Turner en est lui-même blessé.
124: Monstrelet.
125: Rymer.
126: Par exemple, en 1415, il engage à l'archevêque de Cantorbéry et aux évêques de Winchester, etc., la perception de droits féodaux.
127: Par exemple, le 24 juillet 1415, le 22 juin 1417. (Rymer.)
128: «Prælatorum, semper sibi assistentium, consilio...» Religieux.
129: «Super sponsalibus inter Bedfordium et filiam unicam Fr. burgravii Nuremburiensis, filiam unicam ducis Lotoringiæ, aliquam consanguineam imperatoris.» Rymer, t. IV, P. II, p. 100, 18 mart. 1419.
130: «Cum Johanna, regina Apuleæ, de adoptione Johannis ducis Bedfordiæ. Dux mittat quinquaginta millia ducatorum, quousque fortalitia civitatis Brandusii erint ei consignata... Dux teneatur, intra octo menses, venire personaliter cum mille hominibus armatis, 2000 sagittariis. Non intromittet se de regimine regni, excepto ducatu Calabriæ quem gubernabit ad beneplacitum suum.» Ibidem, p. 98, 12 mart. 1419.
131: Les Anglais s'étaient fort maladroitement mêlés des affaires intérieures de l'Aragon, dès 1413. (Ferreras.)
132: Les gens de Bayonne écrivent au roi d'Angleterre que «un balener armé a pris un clerc du roy de Castille,» et qu'on a su par lui que quarante vaisseaux castillans allaient chercher des Écossais en Écosse, les troupes du dauphin à Belle-Isle, et amener toute cette armée devant Bayonne. Rymer, t. IV, P. II, p. 128, 22 jul. 1419. Les gens de Bayonne écrivent plus tard que les Aragonais vont se joindre aux Castillans pour assiéger leur ville, p. 132, 5 septembre.
133: Le Normand Robert de Braquemont, amiral de Castille. (Le Religieux.)—Je reviendrai sur cette famille illustre et sur les Béthencourt, alliés et parents des Braquemont, à qui ceux-ci cédèrent leurs droits sur les Canaries. V. Histoire de la conqueste des Canaries, faite par Jean de Béthencourt, escrite du temps même par P. Bontier et J. Leverrier, prestres, 1630. Paris, in-12.
134: Monstrelet.
135: Le bon Religieux de Saint-Denis l'appelle: «La respectable et prudente dame de Giac...» Ce qui est sûr, c'est qu'elle était fort habile. Son mari, le sire de Giac, ne devinant pas pourquoi il réussissait dans tout, croyait le devoir au Diable, à qui il avait voué une de ses mains.
136: «Nous ne savons plus, écrivait un agent anglais à Henri V, si nous avons la guerre ou la paix; mais dans six jours... It is not know whethir we shall have werre or pees... But withynne six dayes...» Rymer, ibidem. p. 126, 14 juil. 1419.
137: Le Religieux croit, sans doute d'après un bruit populaire, qu'il y en avait pour cent mille écus!
138: Le mécontentement extrême de Paris se fait sentir jusque dans les pâles et timides notes du greffier du Parlement: Ce jour (9 août), les Anglois vinrent courir devant les portes de Paris... Et lors, y avoit à Paris petite garnison de gens d'armes, pour l'absence du Roy, de la Royne, de Mess. le Dauphin, le duc de Bourgoingne et des autres seigneurs de France, qui jusques cy ont fait petite résistence aus dits Anglois et à leurs entreprises...» Archives, Registres du Parlement.
139: Le trahit-elle? tout le monde le crut, quand après l'événement on la vit rester du côté du dauphin. Pourtant elle avait perdu, par la mort de Jean sans Peur, l'espoir d'une grande fortune. Innocente ou coupable, qu'aurait-elle été chercher en Bourgogne? la haine de la veuve, toute-puissante sous son fils?
140: «Tardavistis... tardavistis...» Religieux.
141: «Le seigneur de Barbezan par plusieurs fois reprocha à ceux qui avoient machiné le cas dessus dit, disant qu'ils avoient détruit leur maître de chevance et d'honneur, et que mieux voudroit avoir été mort que d'avoir été à icelle journée, combien qu'il en fût innocent.» Monstrelet.—«Pour occasion duquel fait plusieurs grans inconvénients et domages irréparables sont disposez davenir et plus grans que paravant, à la honte des faiseurs, au dommage du mond, Seig. Dauphin principalment, qui attendoit le royaume par hoirrie et succession après le Roy notre souverain S. A. quoy il aura moins daide et de faveur et plus dennemis et adversaires que par avant.» Archives, Registres du Parlement Conseil, XIV, folio 193, septembre 1419.
142: Le Religieux.
143: V. cet acte en trois langues, latine, française et anglaise, dans Rymer, 21 mai 1420.
144: Rymer, 9 juin 1420.
145: Comme on allait faire des joûtes pour le mariage: «Il dit, oïant tous, de son mouvement: Je prie à M. le Roy de qui j'ai espousé la fille et à tous ses serviteurs, et à mes serviteurs je commande que demain au matin nous soyons tous prêts pour aller mettre le siége devant la cité de Sens, et là pourra chascun jouster.» Journal du Bourgeois.
146: «Auquel lieu le roi d'Angleterre fit dresser un gibet, où les dessusdits prisonniers furent tous pendus, voyant ceux du chastel.» Monstrelet.
147: Monstrelet.
148: «Et portoit en sa devise une queue de renard de broderie.» Journal du Bourgeois de Paris, t. XV, p. 275. À l'entrée de Rouen, c'était une véritable queue de Renard: «Une lance à laquelle d'emprès le fer avoit attaché une queue de renart en manière de penoncel, en quoi aucuns sage notoient moult de choses.» Monstrelet, t. IV, p. 140.
149: Le greffier même du Parlement partage l'entraînement général, à en juger par ses mentions continuelles de processions et supplications pour le salut des deux rois: Furent moult joyeusement et honorablement receuz en la ville de Paris...» Archives, Registres du Parlement, Conseil, XIV, folio 224.
150: Le Parlement d'Angleterre en fit autant le 21 mai 1421. (Rymer.)
151: Monstrelet.
152: La sentence rendue par le roi de France, «de l'avis du Parlement,» est placée par Rymer au 23 décembre 1420 «Considérant que Charles soi-disant dauphin avoit conclu alliance avec le duc de Bourgogne... déclare les coupables de cette mort inhabiles à toute dignité.»—V. aussi le violent manifeste de Charles VI contre son fils: «Ô Dieu véritable, etc.,» 17 janvier 1419. Ord., t. XII, p. 273.—Un acte plus odieux encore, c'est celui qui ordonne que les Parisiens seront payés de ce qui leur est dû sur les biens des proscrits, de manière à associer Paris au bénéfice de la confiscation, Ord., t. XII, p. 281. Cela fait penser aux statuts anglais qui donnaient part aux communes dans les biens des Lollards.
153: «Impossible est; vel: Sic fieri oportebit.» Religieux.
154: Chronique de George Chastellain.—En citant pour la première fois Chastellain, je ne puis m'empêcher de remercier M. Buchon d'avoir recherché avec tant de sagacité les membres épars de cet éloquent historien. Espérons qu'on publiera bientôt le fragment qui manquait encore et que M. Lacroix vient de retrouver à Florence.
155: Procuration du roi d'Angleterre au Palatin du Rhin pour recevoir l'hommage de l'électeur de Cologne. Rymer, t. IV, P. I, p. 158-159, 4 mai 1416.—Autre au Palatin du Rhin (pensionnaire de l'Angleterre), pour qu'il reçoive l'hommage des électeurs de Mayence et de Trèves. Ibidem, P. II, p. 102, 1 april 1419.
156: On dit qu'il y vint cent cinquante mille personnes, que les chevaux des princes et prélats étaient au nombre de trente mille.
157: Petrus de Alliaco, de difficultate reformationis in concilio, ap. Von der Hardt, Concil. Constant., t. I, P. VI, p. 246. Schmidt, Essai sur Gerson, p. 37 (Strasb., 1839).
158: «In lecto adversæ valetudinis meæ.» Gerson. Epistola de Reform. theologiæ.
159: Cette scène atroce eut lieu à Londres en 1412, la même année où Jérôme de Prague afficha la bulle sur la gorge d'une fille publique.
160: D'après Sénèque le tragique: «Nulla Deo gratior victima quam tyrannus.» Gerson. Considerationes contra adulatores.
161: Wenceslas le défendit contre les accusations des moines et des clercs. V. sa réponse dans Pfister, Hist. d'Allemagne.
162: V. Renaissance. Notes de l'Introduction.
163: Royko, I theil, 112. Jean Huss avait, dit-on, défié l'Université de Paris: «Veniant omnes magistri de Parisiis! Ego volo cum ipsis disputare qui libros nostros cremaverunt in quibus honor totius mundi jacuit!» Concil. Labbe, t. XII, p. 140.
164: «... Securis brachii secularis... In ignem mittens... misericordi crudelitate. Nimis altercando... deperdetur veritas... Vos brachium invocare viis omnibus convenit.» Gerson. Epist. ad archiepisc. Prag., 27 mai 1414. Bulæus, V. 270.
165: Pierre d'Ailly avait contribué puissamment à la chute de Jean XXIII. Il se montra, en compensation, d'autant plus zélé contre l'hérétique; il l'embarrassa par d'étranges subtilités, voulant l'amener à avouer que celui qui ne croit pas aux universaux, ne croit pas à la Transsubstantiation.
166: Le sauf-conduit était daté du 18 oct. 1414.
167: Jean Huss nous fait connaître lui-même les efforts que l'on fit auprès de lui pour obtenir le sacrifice absolu de la raison humaine. On n'y épargna ni les arguments ni les exemples. On lui citait entre autres cette étrange légende d'une sainte femme qui entra dans un couvent de religieuses sous habit d'homme, et fut, comme homme, accusée d'avoir rendue enceinte une des nonnes: elle se reconnut coupable, confessa le fait et éleva l'enfant; la vérité ne fut connue qu'à sa mort.
168: Le Pogge, témoin du jugement de Jérôme, fut saisi de son éloquence. Il l'appelle: Virum dignum memoriæ sempiternæ. Cet homme si fier et si obstiné montra sur le bûcher une douceur héroïque; voyant un petit paysan qui apportait du bois avec grand zèle, il s'écria: «Ô respectable simplicité, qui te trompe est mille fois coupable!»—V. les détails du supplice de Jean Huss et de Jérôme: Monumenta Hussi, t. II, p. 515-521, 532-535.
169: Clémengis leur avait écrit pendant le concile qu'ils n'arriveraient à aucun résultat: «Excidit spes uniquique umquam videndæ unionis... Quis in re desperata suum libenter velit laborem impendere? Ibit schisma Latinæ Ecclesiæ, cum schismate Græcorum, in incuriam atque oblivionem.» Nic. Clemeng. Epist., t. II, p. 312.
170: Bulæus. Une assemblée de grands et de prélats, présidée par le dauphin, fit emprisonner le recteur qui avait parlé contre la manière dont ils dirigeaient les élections ecclésiastiques et conféraient les bénéfices. Le Parlement ne soutint pas l'Université, qui fit des excuses. Ce fut l'enterrement de l'Université comme puissance populaire.
171: Lire son traité: De parvulis ad Christum trahendis.
172: Il comptait sur leur intercession, et les réunit encore la veille de sa mort, pour leur recommander de dire dans leurs prières: «Seigneur, ayez pitié de votre pauvre serviteur Jean Gerson.
173: Sur le tombeau de Gerson, et sur le culte dont il était l'objet jusqu'à ce que les Jésuites eussent fait prévaloir une autre influence, voyez l'Histoire de l'église de Lyon, par Saint-Aubin, et une lettre de M. Aimé Guillon, dans la brochure de M. Gence: Sur l'Imitation polyglotte de M. Montfalcon. Il n'existe qu'un portrait de Gerson, celui que M. Jarry de Mancy a donné dans sa galerie des hommes utiles, d'après un manuscrit.
174: «In horribili carcere cum vitæ austeritate detineri fecit.»—Le Religieux de Saint-Denis, sans être arrêté par les préjugés de sa robe, décide avec son bon sens ordinaire que, quoique moines, ils ont dû résister à l'ennemi: «Minus bene considerans quæ canunt jura, videlicet vim vi repellere omnibus cujuscumque status... licitum esse, pugnareque pro patria.» Religieux, ms. folio 176-177.
175: «Exitus et proficus de wardis et maritagiis, ac etiam forisfacturas... Volentes quod H. Cantuariensi archiepiscopo, H. Wintoniensi cancellario nostro, et T. Dunolmensi episcopis, ac... militi nostro J. Rothenhale persolvantur.» Rymer, t. IV, P. I, p. 150, 28 nov. 1415.
Presse de maçons, tuiliers, etc., pour aller fortifier Harfleur. Ibidem., p. 152, 16 déc. 1415.
176: V. l'énumération détaillée de ces prêts, dans Turner.
177: Henri lui reprochait, entre autres félonies, de contrefaire la monnaie royale.—V. les lettres de pardon qu'il lui accorde. Rymer, t. IV, P. II, p. 7, 23 juin 1417.—Mais, tout vainqueur, tout populaire qu'était alors Henri V, il craignait ce dangereux prêtre. Il lui accorde une faveur le 11 sept. suivant, l'appelle son oncle, etc.
178: Turner.
179: Rymer, 27 octobre 1420.
180: Rymer, 22 januarii. 22 mart. 1420.
181: Rymer, 21 april. 1421.
182: Un chevalier est chargé de faire une enquête à ce sujet. (Rymer, 5 mai 1421.)
183: Ordonnances, XI.
184: Journal du Bourgeois.—Monstrelet.
185: C'est ce que disent du moins les historiens du parti bourguignon, Monstrelet et Pierre de Fenin: «Et en y eut plusieurs qui commencèrent à eux armer avec les Anglois, non pas gens de grand'autorité... «Monstrelet, t. IV, p. 143.—Pierre de Fenin assure même que: «Le povre peuple l'aimoit sur tous autres; car il estoit tout conclu de préserver le menu peuple contre les gentis-hommes.» Fenin, p. 187 (dans l'excellente édition de mademoiselle Dupont; 1837).
186: Tout le monde a lu cette terrible histoire populaire de la pauvre femme enceinte qu'un des Vaurus fit lier à un arbre, qui accoucha la nuit et fut mangée des loups. (Journal du Bourgeois.)
187: Rymer.
188: Monstrelet.
189: Monstrelet, t. IV, p. 277, 309. Les Parisiens finirent par comprendre ainsi que l'Anglais c'était l'ennemi. Ils en étaient déjà avertis par le langage. Les ambassadeurs anglais «requirent ledit président de exposer icelle créance, pour ce que chascun n'eust sceu bien aisément entendre leur françois langage...» Archives, Registres du Parlement, Conseil, XIV, fol. 215-216, mai 1420.
190: «Le peuple les avoit en trop mortelle haine les uns et les autres.» Journal du Bourgeois.
191: «Fut faite grant feste à Paris... Mieux on dust avoir pleuré. Quel dommaige et quel pitié par toute chrestienté...» Journal du Bourgeois.
192: Rymer, 17 jul. 1421; 6 août 1422.
193: «Pro Calesio et marchiis ejusdem, XII M marcas; pro custodia Angliæ, VIII M marcas; pro custodia Hiberniæ H M D marcas.» Rymer, ibidem, p. 27, 6 mai 1421.
194: «Et nondum provisum est, etc.» Rymer.
195: Ces réclamations furent si vives à la mort d'Henri V, que le conseil de régence fut obligé de leur assigner en payement le tiers et le tiers du tiers de tout ce que le roi avait pu gagner personnellement à la guerre, butin, prisonniers, etc. (Statutes of the Realm.)
196: Chastellain.
197: Le parti ennemi publia qu'il était mort mangé des poux.
198: Henri V avait envoyé pour examiner le pays le chevalier Guillebert de Launey, dont nous avons le rapport: «Sur plusieurs visitations de villes, ports et rivières, tant as par d'Égypte, comme de Surie, l'an de grâce 1422, le commandement, etc.» Turner, vol. II, 477.
199: «Comme s'ils fussent acertenez qu'il fust ou soit saint en paradis.» Monstrelet.
200: «Après le quatrième ou cinquième accès de fièvre quarte.» Archives, Registres du Parlement.
201: Journal du Bourgeois.
202: Juvénal.
203: Monstrelet.
204: «Comme il fut trouvé par les curés de paroisses.» Monstrelet.—«Ceux qui faisoient les fosses... affermoient... qu'avoient enterré plus de cent mille personnes.» Journal du Bourgeois de Paris. Il a dit un peu plus haut que dans les cinq premières semaines il était mort cinquante mille personnes. À ces calculs fort suspects d'exagération, il en ajoute un qui semble mériter plus de confiance: «Les corduaniers comptèrent le jour de leur confrérie les morts de leur mestier... et trouvèrent qu'ils estoient trepassés bien dix-huit cents, tant maistres que varlets, en ces deux mois.»
205: Journal du Bourgeois.
206: Idem.
207: Nombre exagéré évidemment. Toutefois il ne faut pas oublier qu'il y avait alors plus de maisons à proportion qu'aujourd'hui, parce qu'elles étaient fort petites et qu'il n'y avait guère de famille qui n'eût la sienne.—Il résulte des détails qu'on trouve dans la vie de Flamel que la dépopulation avait commencé dès 1406. Vilain, Hist. de Flamel, p. 355.
208: Journal du Bourgeois. Nous regrettons de ne pouvoir, faute d'espace, suivre, pour ces tristes années, le conseil que M. de Sismondi donne à l'historien avec un sentiment si profond de l'humanité:
«Ne nous pressons pas; lorsque le narrateur se presse, il donne une fausse idée de l'histoire... Ces années, si pauvres en vertus et en grands exemples, étaient tout aussi longues à passer pour les malheureux sujets du royaume, que celles qui paraissent resplendissantes d'héroïsme. Pendant qu'elles s'écoulaient, les uns étaient affaissés par les progrès de l'âge; les autres étaient remplacés par leurs enfants: la nation n'était déjà plus la même... Le lecteur ne s'aperçoit jamais de ce progrès du temps, s'il ne voit pas aussi comment ce temps a été rempli: la durée se proportionne toujours pour lui au nombre des faits qui lui sont présentés, et en quelque sorte, au nombre des pages qu'il parcourt. Il peut bien être averti que des années ont passé en silence, mais il ne le sent pas.»
209: C'était au reste un usage fort ancien.—«Et fut criée parmi Paris à quatre trompes et à six ménestriers (19 sept. 1418)... Et tous les jours à Paris, spécialement de nuit, faisoit-on très-grant feste pour ladite paix, à ménestriers et autrement (11 juillet 1419).» Journal du Bourgeois, p. 249-260.—Il paraît qu'on se disputait les joueurs de violon: «Ayant commencé une feste ou noce, ils seront obligés d'y rester jusques à ce qu'elle soit finie.» Archives, Ordinatio super officio de Jongleurs, etc., 24 april. 1407, Registre J. 161, no 270.
210: C'est ce que lui reprochaient tant les bouchers.
211: Chroniques de l'Espagne et du Portugal. Ferd. (Denis.)
212: Sur la peste noire, sur les Flagellants et leurs cantiques, voir le tome IV de cette Histoire. Le savant et éloquent Littré a donné, dans la Revue des Deux Mondes (février 1836, t. V de la IVe série, p. 220), un article d'une haute importance: Sur les grandes épidémies.—M. Larrey, qui a fait une intéressante notice sur la chorée ou danse de Saint-Gui, aurait dû peut-être rappeler que cette maladie avait été commune au XIVe siècle. Mémoires de l'Académie des sciences, t. XVI, p. 424-437.
213: C'est-à-dire, danse de cimetière.—Selon M. Van Praet (Catalogue des livres imprimés sur vélin), ce mot viendrait de l'arabe Magabir, Magabarag (cimetière). D'autres le tirent des mots anglais Make, Break (faire, briser), unis ensemble pour imiter le bruit du froissement et du craquement des os. On croyait, dès la fin du XVe siècle, que Macabre était un nom d'homme; c'est l'opinion la moins probable de toutes.
214: Peut-être y introduisirent-ils aussi la danse aux aveugles, et le tournoi des aveugles: «On meist quatre aveugles tous armez en un parc, chacun ung baton en sa main, et en ce lieu avoit un fort pourcel lequel ils devoient avoir s'ils le povoient tuer. Ainsi fut fait, et firent cette bataille si estrange; car ils se donnèrent tant de grands coups...» Journal de Bourgeois.
215: Ainsi qu'au cimetière de Dresde, à Sainte-Marie de Lubeck, au Temple Neuf de Strasbourg, sous les arcades du château de Blois, etc. La plus ancienne peut-être de ces peintures était celle de Minden en Westphalie; elle était datée de 1383.
216: L'art vivant, l'art en action, a partout précédé l'art figuré.—C'est ce que Vico, entre autres, a très-bien compris. Sur la danse, voir particulièrement le curieux ouvrage de Bonnet, Histoire de la danse, in-12, Paris 1723.
217: Ch. Magnin.
218: J'ai parlé de ces drames à la fin du tome II de cette histoire. Ailleurs j'ai rappelé un charmant mime de Résurrection qui se représente dans les processions de Messine. Introduction à l'Histoire universelle, p. 187 de la seconde édition, d'après Blunt, Vestiges of ancient manners discoverable in modern Italy and Sicily, p. 158.
219: «Item, l'an 1424 fut faite la Danse Maratre aux Innocents et fut commencée environ le moys d'aoust et achevée au karesme suivant.» Journal du Bourgeois de Paris, p. 352. «En l'an 1429, le cordelier Richart, preschant aux Innocents, estoit monté sur ung hault eschaffaut qui estoit près de toise et demie de haut, le dos tourné vers les charniers en-contre la charronnerie, à l'endroit de la danse macabre.» Ibidem, p. 384.—Je crois, avec Félibien et MM. Dulaure, de Barante et Lacroix, que c'était d'abord un spectacle, et non simplement une peinture, comme le veut M. Peignot: c'est le progrès naturel, comme je l'ai déjà fait remarquer. Le spectacle d'abord, puis la peinture, puis les livres de gravures avec explication.—La première édition connue de la Danse Macabre (1485) est en français, la première édition latine (1490) a été donnée par un Français; mais elle porte: Versibus alemanicis descripta. V. le curieux travail de M. Peignot, si intéressant sous le rapport bibliographique: Recherches sur les danses des morts et sur l'origine des cartes à jouer. Dijon 1826.
220: Le rez-de-chaussée extérieur, adossé à la galerie des tombeaux, et supportant les galetas où séchaient les os, était occupé par des boutiques de lingères, de marchandes de modes, d'écrivains, etc.
221: Mémoire de Cadet-de-Vaux, rapport de Thouret, et procès-verbal des exhumations du cimetière des Innocents, cités par M. Héricart de Thury, dans sa Description des catacombes, p. 176-178.
222: Cette dérision de la mort frappa les contemporains. Un gentilhomme, messire Sarrazin d'Arles, voyant un de ses gens qui revenait du convoi d'Henri V, lui demanda si le roi «avoit point ses housseaux chaussés.» Ah! monseigneur, nenni, par ma foi!—«Bel ami, dit l'autre, jamais ne me crois, s'il les a laissés en France!» Monstrelet.
223: «Et tantost elle s'inclina vers lui moult humblement et se tourna autre part plorant.» Journal du Bourgeois.
224: De Imitatione Christi, ed. Gence, 1826, descriptio codicum mss., p. XIII. M. Gence regarde le ms. de Mœlck, 1421, comme le plus ancien. M. Hase pense que le ms. de Grandmont pourrait être de la fin du XIVe siècle. Bibl. royale, fonds de Saint-Germain, no 837.
Nul doute qu'il n'y ait un plus grand nombre de traductions et d'éditions; j'indique seulement ici le nombre de celles qui sont venues à la connaissance d'un de nos plus savants bibliographes: Barbier, Dissertation sur soixante traductions françaises, etc., p. 254 (1812). M. Gence a recueilli l'indication d'un grand nombre d'éditions dans les archives italiennes (catalogues de la congrégation de l'Index), à l'époque où ces archives furent transférées à Paris.—Parmi les traducteurs de l'Imitation, on trouve avec surprise deux noms, Corneille et La Mennais. Le génie héroïque et polémique n'avait rien à voir avec le livre de la paix et de l'humilité.
De Imitatione, ed. Gence, index grammaticus.
M. Gregory en cite quelques-uns; il est vrai que plusieurs de ces mots ne sont pas spécialement des italianismes, mais des mots communs à toutes les langues néo-latines. Gregory, Mémoire sur le véritable auteur de l'Imitation, publié par M. Lanjuinais, in-12 (1827), p. 23-24.
Schmidt, Essai sur Gerson, 1839, p. 122. Gieseler, Lehrbuch, II, IV, 348.
Si l'on veut que l'auteur ou le dernier rédacteur de l'Imitation soit le plus grand homme du XVe siècle, ce sera certainement Gerson. Le vénérable M. Gence a voué sa vie à la défense de cette thèse. Pour la soutenir, il faut supposer que le goût de Gerson a fort changé dans sa retraite de Lyon. Le livre De Parvulis ad Christum trahendis, la Consolatio theologiæ, qui sont pourtant de cette époque, sont généralement écrits dans la forme pédantesque du temps. Dans quelques-uns de ses sermons et opuscules français, surtout dans celui qu'il adresse à ses sœurs, on trouve un tour vif et simple qui ne serait pas indigne de l'auteur de l'Imitation. Toutefois, même dans ce dernier opuscule, il y a encore de la subtilité et du mauvais goût. Il dit, au sujet de l'Annonciation, que la Vierge «ferma la portière de discrétion,» etc. Gerson, t. III, p. 810-841.
Thomas de Kempen a pour lui le témoignage de ses trois compagnons, Jean Busch, Pierre Schott, et Jean Trittenheim, tous trois du XVe siècle. Il semble pourtant bien difficile que ce laborieux copiste se soit élevé si haut; son Soliloquium animæ ne donne pas lieu de le croire. «Le Christ, dit-il, m'a pris sur ses épaules, m'a enseigné comme une mère, me cassant les noix spirituelles et me les mettant dans la bouche.» Ce luxe d'images (et quelles images!) est peu digne, comme l'observe très-bien M. Faugère, de l'homme qui aurait écrit l'Imitation. Éloge de Gerson (1838), p. 80.
Le prétendu Gersen a été créé par les bénédictins du XVIIe siècle, et accueilli par Rome en haine de Gerson. M. Gregory a dépensé beaucoup d'esprit à lui donner un souffle d'existence. Il avance l'ingénieuse hypothèse que l'Imitation, dans sa première ébauche, a dû être un programme d'école; je crois qu'elle serait plutôt sortie d'un manuel monastique. M. Daunou a montré jusqu'à l'évidence la faiblesse du système de M. Gregory (Journal des savants, déc. 1826, octob. et nov. 1827). L'unique pièce sur laquelle il s'appuie, le ms. d'Arona, est du XVe siècle et non du XIIIe, au jugement de deux excellents paléographes, M. Daunou et M. Hase.
M. Gence va chercher dans tous les auteurs sacrés et profanes les passages qui peuvent avoir un rapport, même éloigné, avec les paroles de l'Imitation; il risque de faire tort à son livre chéri, en faisant croire que ce n'est qu'un centon.—Suarez pense que les trois premiers livres sont de Jean de Verceil, d'Ubertino de Casal, de Pietro Renalutio; Gerson aurait ajouté le quatrième livre, et Thomas de Kempen aurait mis le tout en ordre. Cet éclectisme est fort arbitraire. La seule chose spécieuse que j'y trouve, c'est que le quatrième livre, d'une tendance bien plus sacerdotale que les trois autres, pourrait fort bien ne pas être de la même main. J. M. Suarez, Conjectura de Imitatione, 1667, in-4o, Romæ.
V. aussi dans l'édition de M. Gence (p. LIII) la note spirituelle et paradoxale qu'il a tirée d'un ms. de l'abbé Mercier de Saint-Léger.
«Il y avait, au moyen âge, deux existences: l'une guerrière et l'autre monacale. D'une part, le camp et la guerre; de l'autre, l'oraison et le cloître. La classe guerrière a eu son expression dans les épopées chevaleresques; celle qui veillait dans les cloîtres a eu besoin de s'exprimer aussi; il lui a fallu dire ses effusions rêveuses, les tristesses de la solitude tempérée par la religion; et qui sait si l'Imitation n'a pas été l'épopée intérieure de la vie monastique, si elle ne s'est pas formée peu à peu, si elle n'a pas été suspendue et reprise, si elle n'a pas été enfin l'œuvre collective que le monachisme du moyen âge nous a léguée comme sa pensée la plus profonde et son monument le plus glorieux?» Telle est l'opinion que M. Ampère a exprimée dans son cours. Je suis heureux de me rencontrer avec mon ingénieux ami. J'ajoute seulement que cette épopée monastique me paraît n'avoir pu se terminer qu'au XIVe ou au XVe siècle.
225: L'antiquité avait entrevu l'idée de l'Imitation. Les pythagoriciens définissaient la vertu: Ὀμολογια πρὸς τὸ θεῑον; et Platon: Ὀμοίωσις θεῷ χατὰ τὸ δυνατόν (Timée et Théétète). Théodore de Mopsueste, plus stoïcien que chrétien, disait: «Christ n'a rien eu de plus que moi; je puis me diviniser par la vertu.»
226: Surtout chez les chanoines réguliers de Saint-Augustin. (Gence.)
227: Ces Règles ne sont pas seulement des codes monastiques; elles contiennent beaucoup de préceptes moraux et d'effusions religieuses. V. passim les recueils d'Holstenius, etc.
228: Rien n'est moins judicieux, plus puéril même, que la manière dont Ubertino veut interpréter l'Évangile. «Le bœuf, dit-il, signifie que nous devons ruminer ce que le Christ a fait pour nous, l'âne, etc.» Arbor crucifixi Jesu, lib. III, c. III.—Tauler lui-même, qui écrit plus tard, tombe encore dans ces explications ridicules: «Via per sinistri pedis vulnus est sitibunda nostræ sensualitatis mortificatio.» Tauler, ed. Coloniæ, p. 809.—Quant à Ludolph, il surcharge l'Évangile d'embellissements romanesques qui n'ont rien d'édifiant, il donne le portrait de Jésus-Christ: «Il avoit les cheveulx à la manière d'une noys de couldre moult meure, en tirant sur le vert et le noir à la couleur de la mer, crespés et jusques aux oreilles pendans et sur les espales ventilans; ou meillieu de son chief deux partyes de cheveulx en manière des Nazareez, ayant le fronc plain et moult plaisant, la face sans fronce, playes et tache, et modérément rouge, et le nez compétament long, et sa bouche convenablement large sans aucune reprehension; non longue barbe, mais assez et de la couleur des cheveulx, et au menton fourcheue, le regard simple et mortiffié, les yeux clers. Estoit terrible en reprenant, et en admonestant doulx et amyable, joyeulx; en regardant, toute greveté. Il a ploré aulcuneffois, mais jamais ne rist... En parler puissant et raisonnable, peu de parolles et bien attrempées, et en toutes choses bien composées.» Ludolphus, Vita Christi, trad. par Guill. le Menand, éd. 1521, in-folio, fol. 7.
229: «Anima magis est ubi amat quam ubi animat,» dit saint Bernard. Sur cette tendance de l'âme à se perdre en Dieu, et sur la nécessité d'y remédier. V. saint Bonaventure, Stimuli amoris, p. 242, et Rusbrock, De Ornatu spiritualium nuptiarum, lib. II, p. 333.
230:
Homo es, et non Deus,
Caro es, non Angelus.
Imitatio, lib. III.
231: L'ébauche grandiose de Grainville semble promettre dans son titre le développement de cette situation dramatique; elle ne tient pas parole, et elle ne le pouvait. Cette épopée matérialiste est bien moins le dernier homme que la mort du globe. V. sur la vie de Grainville le bel article de Ch. Nodier, Dict. de la Conversation, t. XXXI.
232: Le rhythme me paraît être généralement le même que celui de Gerson dans ses sermons français. Je le croirais volontiers l'auteur, non de l'Imitation, mais de la Consolation.
233: Je n'en citerai qu'un exemple, mais bien remarquable: «Si tu as un bon ami et profitable à toy, tu le dois volontiers laisser pour l'amour de Dieu, et estre séparé de luy. Et ne te trouble pas ou courouce, s'il te laisse, comme PAR OBÉISSANCE ou autre cause raisonnable. Car tu dois sçavoir qu'il nous fault finalement en ce monde estre séparé l'un de l'autre, au moins par la mort, jusques à ce qu'en celle belle cité de paradis serons venus, de laquelle nous ne PARTIRONS JAMAIS L'UN D'AVEC L'AUTRE.» Consolacion, livre I, c. IX.—«Ita et tu aliquem necessarium et dilectum amicum, pro amore Dei disce relinquere. Nec graviter feras, quum ab amico derelictus fueris, sciens quoniam oportet non omnes tandem ab invicem separari.» Imitatio, lib. II, c. IX.—Le français ne dit pas: «Disce relinquere;» mais: «Ne te trouble pas ou courouce, s'il te laisse.» Il ajoute un mot touchant: «S'il te laisse, comme PAR OBÉISSANCE...» (Il y a là toute une élégie de couvent; les amitiés les plus honnêtes y étaient des crimes. Enfin, avec une bonté charmante:) «Cette belle cité de paradis... de laquelle nous ne partirons jamais l'un d'avec l'autre.»
234: Le latin est loin de cette noble confiance. Il a peur d'allumer l'imagination monastique; il dit: «O mi dilectissime sponse, amator purissime!...» Combien le français est plus pur: «Mon loyal ami et époux!»—Le latin, pour émousser encore, ajoute une inutilité: Dominator universæ creaturæ. Imitatio, lib. III, c. XXI, p. 171, éd. Gence, Internelle Consolacion, livre II, c. XXVI, fol. 56-57, éd. 1520, in-12. Cette édition de la Consolation, qui me paraît être une réimpression de l'in-4o sans date, est la plus moderne qu'on puisse lire; celle de 1522 est déjà gâtée pour le style et pour l'orthographe. Il est à souhaiter qu'on reproduise enfin ce beau livre dans sa forme originale, en supprimant les gloses qui, d'édition en édition, ont été mêlées au texte. M. Onésime Leroy a trouvé à Valenciennes un ms. important de la Consolation. Onés. Leroy, Études sur les mystères et sur les mss. de Gerson. 1837, Paris.
235: Ce beau mouvement n'est pas dans le latin. Le latin est ici languissant et décousu en comparaison du français.
236: J'ai changé deux ou trois mots: Soulas (solatium), piteux.—J'ai supprimé aussi une naïveté triviale, mais fort énergique et comme il en fallait dans un livre du peuple: «Vous seul estes ma joye; et sans vous, il n'y a point viande qui vaille...»
237: Pétrarque s'en plaint au milieu du XIVe siècle. Mêmes plaintes au XVe dans Clémengis, particulièrement pour l'indistinction et la continuité de l'écriture qui faisait un mot de chaque ligne.—Dès l'an 1304, le roi avait été obligé de défendre aux notaires les abréviations: leur écriture serait devenue une sorte d'algèbre. «Surrexerunt scriptores, quos cursores vocant, qui rapido juxta nomen cursu properantes, nec per membra curant orationem discernere, nec pleni aut imperfecti sensus notas apponere, sed in uno impetu, velut hii qui in stadio currunt... ut vix antequam ad metam veniant, pausam faciant... Oro ne per cursorios istos, ut ita dicam, croddiatores id describi facias.» Nic. Clemeng. Epist., t. II, p. 306.
«Non apponant abbreviationes...; cartularia sua faciant in bono papyro, etc.» Ordonnances, t. I, p. 417, jul. 1304.
238: «Enchaînés et attachiés ès chayères du cœur.» Vilain.—Quelquefois même, pour plus de sûreté, on les mettait dans une cage de fer; en 1406, un bréviaire ayant besoin de réparation, on fait scier par un serrurier deux croisillons de la cage où il était renfermé.
239: Non loquatur mihi Moyses, aut aliquis ex prophetis; sed Tu, etc.» Imitatio, lib. III, c. II.
240: Ces hardiesses auront paru plus dangereuses dans la langue vulgaire. Voilà sans doute pourquoi presque tous les mss. de la Consolation ont disparu. Elle a été imprimée avant 1500 sans date, puis coup sur coup (peut-être sous l'influence luthérienne) en 1522, 1525, 1527, 1533, 1542. Les calvinistes, qui multipliaient tant les livres en langue vulgaire, ne se soucièrent pas de celui-ci, parce qu'apparemment ils n'y trouvaient rien d'assez dur sur la prédestination. D'autre part, le clergé catholique, croyant sentir dans ce livre populaire du XVe siècle, une sorte d'avant-goût du protestantisme, l'a ôté peu à peu aux pauvres religieuses dont il avait dû être la douce nourriture. On leur a retranché ainsi ce qui faisait pour elles le charme de la religion au moyen âge, d'abord les drames sacrés, puis les livres. Ce jeûne intellectuel a toujours augmenté, avec les défiances de l'Église.—Il est impossible de ne pas être touché, en lisant sur ce livre de femmes (éd. 1520, exemplaire de la Bibl. Mazarine) les notes et les prières qu'y ont écrites les Religieuses auxquelles il a appartenu et qui se le transmettaient comme leur unique trésor.
241: «Senescenti ac propemodum effœtæ matri Ecclesiæ.» Tauler (d'après sainte Hildegarde).
242: C'est un livre chrétien, universel, et non point national. S'il pouvait être national, il serait plutôt français. Il n'a ni l'élan pétrarchesque des mystiques italiens, encore moins les fleurs bizarres des Allemands, leur profondeur sous formes puériles, leur dangereuse mollesse de cœur. Dans l'Imitation, il y a plus de sentiments que d'images; cela est français. En littérature, les Français dessinent plus qu'ils ne peignent, ou, si l'on veut, ils peignent en grisaille. Je lis dans Clémengis: «Non ineleganter quidam dixit: Color est vitare colorem.» Nic. Clemeng., t. II, p. 277, epist. 96.—Au reste, j'ai dit ailleurs plus au long ce que je pensais de notre langue et de notre littérature: Origines du droit, Introduction, p. CXVII-CXXII.
243: Internelle Consolacion.
244: «Te ipsum novi ex nomine...»
245: «Princeps presbyterorum.» Walsingham.
246: V. sur le cardinal Winchester, plus haut p. 107, et plus bas tout le chapitre IV.
247: Statutes of the Realm.
248: Procès de la Pucelle, interrogatoire du 15 mars 1531.
249: V. sur la messe de la victoire fondée à Auxerre et sur le bizarre privilége accordé à la maison de Chastellux: Lebeuf, Histoire d'Auxerre, t. II, p. 283; Millin, Voyage, t. I, p. 163; Michelet, Origines du droit, p. 435.
250: Amelgard ajoute que les Français furent consolés de la perte de cette sanglante bataille de Verneuil par l'extermination des Écossais.
251: Bedford lui-même ne craignit pas de mécontenter le duc de Bourgogne, en faisant casser un jugement des tribunaux de Flandre par le Parlement de Paris. Archives, Trésor des chartes, 1423, 30 avril, J. 573.
252: Lire le charmant récit, un peu long, il est vrai, un peu romanesque, de Chastellain, ch. LXIV, p. 69-71 (éd. Buchon, 1836).
253: Elle dit gaiement à Glocester qu'il lui fallait un mari et un héritier.—Vossius, Annal. Holl., lib. XIX, p. 528. Dujardin et Sellius, t. III. p. 426.
254: Archives, Trésor des chartes, J. 49, nos 12 et 13, septembre 1423.
255: Tournai, il est vrai, n'était pas entre les mains des Anglais, mais le duc de Bourgogne se faisait fort de la réduire. «Donnons, transportons et délaissons les villes, chasteaulx et chastellenies de Péronne, Roye et Mondidier... la ville, cité et bailliage de Tournay, Tournesis, Saint-Amand et Mortaigne.» Archives, Trésor des chartes, J. 249, nos 12 et 13, septembre 1423.—L'Histoire de la république de Tournai est encore à faire. V. Archives, Trésor des Chartes, J. 528-607, et Bibl. royale, mss. Collection d'Esnans, Vol. C.
Le duc s'engage à restituer, «au cas que, dans ledit temps de deux ans, il ne fasse apparoir des sommes que ledit Roy lui doit.» Archives, Trésor des chartes, J. 247, juin 1424.
256: Des dames anglaises portèrent à la Chambre des lords une pétition en faveur de Jacqueline (Lingard, ann. 1425). Cette scène populaire, burlesquement solennelle, a bien l'air d'avoir été arrangée par Winchester, pour combler le scandale et porter le dernier coup à son neveu.
257: Il demanda sur ce point de droit une consultation écrite du célèbre juge de Foix, le jurisconsulte Rebonit, qui, après avoir examiné mûrement le droit de Charles VII et celui d'Henri VI, décida pour le premier. Bibl. royale, mss., Doat, CCXIV, 34, 52, 1423, 5 mars.
258: D. Vaissette.
259: Et de la maison royale de France en général, à laquelle il disputait toujours les marches de Champagne. En 1408, Charles le Hardi avait fait un testament pour exclure tout Français de sa succession. En 1412, irrité d'un arrêt que le Parlement osa prononcer contre lui, il traîna les pannonceaux du roi à la queue de son cheval. Voir l'historiette que Juvénal rapporte à la gloire de son père, l'avocat général, et à la honte des ducs de Bourgogne et de Lorraine. Juvénal des Ursins, p. 247.
260: Ces princes de Lorraine et de Bar, presque toujours en guerre avec la France, ne perdent pas toutefois une seule occasion de se faire tuer pour elle; dès qu'il y a une grande bataille, ils accourent dans nos rangs. Leur histoire est uniformément héroïque: tués à Crécy, tués à Nicopolis, tués à Azincourt, etc.
261: Peut-être cette maîtresse qui vint à point pour les intérêts de la maison d'Anjou et de Bar fut-elle donnée au duc par la très-peu scrupuleuse Yolande, comme elle donna Agnès Sorel à son gendre Charles VII (une rivale à sa propre fille!...) Elle éveilla le jeune roi par les conseils d'Agnès, et probablement elle endormit le vieux duc de Lorraine par ceux de l'adroite Alizon. Alizon du May était de naissance «fort honteuse,» dit Calmet; mais, en revanche, elle était belle, spirituelle, de plus très-féconde; en quelques années, elle donna cinq enfants à son vieil amant. Aussi, selon la chronique: «Elle gouvernait le duc tout à sa volonté.» Chronique de Lorraine.
262: Voir la terrible histoire du sire de Giac, qui avait empoisonné sa femme et l'avait fait ensuite galoper jusqu'à la mort. Quand il fut pris par Richemont et sur le point d'être tué, il demanda qu'auparavant on lui coupât une main qu'il avait donnée au diable, de crainte qu'avec cette main le diable n'emportât tout le corps.
263: «Le roy luy dist: Vous me le baillez, beau cousin, mais vous en repentirez; car je le cognois mieux que vous.»
264: Ils étaient sur le point de se livrer bataille dans les rues de Londres. Lire la lettre guerrière du cardinal. (Turner.)
265: «Dix mille marcs promis aux garnisons anglaises de Picardie et de Calais, à prendre sur la rançon du roi d'Écosse, sur le droit des laines, etc.» Bibl. royale, mss. Bréquigny 58, ann. 1426, 25 juillet.
M. Berriat Saint-Prix (Hist. de Jeanne d'Arc, p. 159) a fait dans le Trésor des Chartes le relevé des dons de terres, de rentes, etc., que le duc de Bedford fit en quelques années aux seigneurs anglais, à Warwick, Salisbury, Talbot, Arundel, Suffolk. Bedford ne s'oubliait pas lui-même. Archives, Trésor des Chartes, Registres, 173-175.
266: Histoire du siége d'Orléans, par M. Jollois, ingénieur en chef des ponts et chaussées (1833, in-folio, Orléans), p. 24-40. V. surtout les cartes et plans.
267: Chronique de la Pucelle.
268: L'histoire et discours au vray du siége, etc. Orléans, 1606, p. 920.
269: Saint-Aignan, Saint-Michel, Saint-Michel-des-Fossés, Saint-Avit, Saint-Victor, les Jacobins, les Cordeliers, les Carmes, Saint-Mathurin, Saint-Loup, Saint-Marc, etc., etc.
270: Croniques de France dictes de Saint-Denis, imp. à Paris, par Anthoine Verard, 1493, III, 143. Grafton, p. 531.
271: Selon Grafton, ce beau coup fut tiré par un enfant, par le fils du canonnier qui était allé dîner.
272: Journal du Bourgeois de Paris.
273: Un proverbe, fort répété au XVIe siècle, mais je crois appliqué déjà à l'esprit des anciennes écoles d'Orléans, disait: «À Orléans, la glose est pire que le texte.»—On appelait les Orléanais «des guépins.»
274: L'histoire et discours au vray du siége.
275: De Jean XXIII; chancelier de France depuis 1325.
276: Disant: «Qu'il seroit bien marry d'avoir battu les buissons et que d'autres eussent les oisillons.» Jean Chartier.
277: «Nisi quatuor scuta.» Déposition de la veuve du receveur, Marguerite la Touroulde, Procès ms. de la Pucelle, Révision.
Vigiles de Charles VII, par Martial de Paris. Cette chronique rimée était, dit-on, devenue si populaire qu'on la chantait même dans les campagnes.
Traité du 10 novembre 1428. Barante, t. V, p. 256, 3e édition. Dupuy affirme que le comté de Saintonge fut donné au roi d'Écosse et à ses hoirs mâles, à tenir en hommage et pairie de France. Bibl. royale, mss. Dupuy, 337, nov. 1428.
278: Thomassin assure que le conseil avait décidé le roi à se retirer en Dauphiné. Il ne faut pas oublier que Thomassin est un Dauphinois, conseiller du dauphin Louis (XI).
279: Archives, Trésor des chartes, J. 582.
280: M. Jollois (p. 52) a donné les reçus: Archives de la ville d'Orléans, comptes de la commune, ann. 1428-1429.
281: «Cantilenas lugubres super morte dolorosa et a proditoribus nephandis proditorie perpetrata...» Religieux de Saint-Denis, ms., folio 878.—Il est vrai qu'on fit aussi des complaintes sur la mort du duc de Bourgogne. Nous lisons dans une lettre de grâce qu'un chanoine de Reims, trouvant une de ces complaintes à la suite d'une généalogie d'Henri VI, s'était emporté, avait tiré son couteau et coupé les vers; le roi lui pardonna à condition qu'il fera faire en expiation «deux tableaux plus beaux, lesquels seront attachés à crampons de fer, l'un en la ville de Reims, et l'autre en l'échevinage d'icelle.» Archives, Trésor des chartes, Registre CLXXIII, 676, ann. 1427.
282: Ce sentiment populaire fut exprimé vivement par la Pucelle, qui disait avoir pour mission de délivrer, non-seulement Orléans, mais le duc d'Orléans. (Procès, déposition du duc d'Alençon.)
283: Monstrelet. Il est juste d'ajouter que les femmes ne résistèrent pas seules. Monstrelet parle du brave brigand Tabary; le Bourgeois fait mention d'un capitaine roturier de Saint-Denis qui fut tué par ses envieux; le Religieux, du normand Braquemont, qui, avec la flotte de Castille, défit celle des Anglais; il raconte enfin qu'un Normand, Jean Bigot, au plus beau moment d'Henri V et quand il semblait invincible, ramassa quelques hommes, tua quatre cents Anglais, et envoya leurs drapeaux à Notre-Dame de Paris, afin qu'y faisant son entrée, l'Anglais y vît ses drapeaux.
284: Bedford s'était fait donner le titre de chanoine de la cathédrale de Rouen. (Deville.)
285: Le gouvernement anglais était fort dur. Nous le voyons par les grâces mêmes qu'il accorde. Grâce à un maître d'école d'une amende de 32 écus d'or, qu'il a encourue pour avoir élevé le fils d'un Armagnac (Archives, Trésor des chartes, J. Registre CLXXIII, 19, 1424). Lettres de pardon à un religieux qui a soigné un Armagnac blessé (Ibidem, 692, 1427), à un écolier qui a étudié le droit à Angers (Ibidem, 689), à deux frères qui ont été visités par un homme d'armes Armagnac; il était entré chez eux par la fenêtre pour les maltraiter (Ibidem, Registre CLXXV, 197, 1432). Grâce de la vie à un maçon de Rouen qui a dit que si le dauphin reprenait la ville, il y avait moyen d'empêcher les Anglais du château de faire des sorties (Archives, Trésor des chartes, Registre, CLXXIV, 14, 1424).
286: Les exemples seraient innombrables. Citons seulement les dames de Lalaing (1452, 1581). La seconde défendit Tournai contre le plus grand capitaine du XVIe siècle, le prince de Parme. Reiffenberg.
287: V. tome III.
288: «Et armoient les femmes, ainsi que diables, pleines de toutes cruautés, et en furent trouvées plusieurs mortes et occises aux rencontres.» Monstrelet.
289: Journal du Bourgeois de Paris, t. XV, p. 119-122. D'Artigny, Voltaire et Beaumarchais ont cru que ce Richard pouvait avoir endoctriné Jeanne Darc. V. la réfutation péremptoire de M. Berriat Saint-Prix, dans son Histoire de la Pucelle, p. 242-3. Meyer, Annales Rerum Flandricarum, f. 271 verso.
«De Bretaigne bretonnant.» Journal du Bourgeois de Paris, tome XV, p. 134? 1430.
Notices des mss., t. III, p. 347.—Procès, éd. Buchon, 1827. p. 87.—Journal du Bourgeois, t. XV, p. 411, 1430; Jean Chartier, p. 47.
290: Histoire au vray du siége.
291: Il y a encore un Dom-Remy, mais plus loin de la Meuse.
292: La Pucelle était née dans un ancien fief de Saint-Remy, on comprend mieux pourquoi l'idée de Reims, l'idée du sacre domina toute sa mission. Elle n'appela Charles VII que dauphin, jusqu'à ce qu'il fut sacré. Un diplôme de 1090 compte Dom-Remy-la-Pucelle parmi les propriétés de l'abbaye. M. Varin, Archives administratives de Reims, p. 242. Depuis, cette propriété fut aliénée; mais la cure du village semble être restée longtemps à la nomination du monastère de Saint-Remy (M. Varin, d'après D. Martel. Hist. ms. de Reims).
V., entre autres ouvrages, la savante introduction de M. Varin. Archives de Reims, p. XXIII-XXIV.
293: C'est l'orthographe que suit Jean Hordal, descendant d'un frère de la Pucelle (Hordal. Johannæ Darc historia, 1612, in-4o). Dès lors on ne peut guère tirer ce nom du village d'Arc.
294: De Montier-en-Der.
295: Charles V l'unit inséparablement à la couronne en 1365. «On voit encore en Champagne, près de Vaucouleurs, de grosses pierres que l'empereur Albert et Philippe le Bel firent planter pour servir de bornes à leurs empires.» Vosgien, chanoine de Vaucouleurs.
296: On voit encore aujourd'hui, au-dessus de la porte de la chaumière qu'habita Jeanne Darc, trois écussons sculptés: celui de Louis XI, qui fit embellir la chaumière; celui qui fut donné sans doute à l'un des frères de la Pucelle avec le surnom de Du Lis; et un troisième écusson qui porte une étoile et trois socs de charrue pour exprimer la mission de la Pucelle et l'humble condition de ses parents. Vallet, Mémoire adressé à l'Institut historique, sur le nom de famille de la Pucelle.
297: Le nom de Romée était souvent pris au moyen âge par ceux qui avaient fait le pèlerinage de Rome.
298: Ce prénom est celui d'un grand nombre d'hommes célèbres du moyen âge: Jean de Parme (auteur supposé de l'Évangile éternel), Jean Fidenza (saint Bonaventure), Jean Gerson, Jean Petit, Jean d'Occam, Jean Huss, Jean Calvin, etc. Il semble annoncer dans les familles qui le donnaient à leurs enfants une sorte de tendance mystique. Le choix du nom a une singulière importance dans tous les âges religieux (V. mes Origines du droit), à plus forte raison chez les chrétiens du moyen âge, qui plaçaient l'enfant sous le patronage du saint dont il portait le nom. J'ai parlé déjà au tome II (Tableau de la France) du nom de Jean, et au t. V de l'opposition de Jean et de Jacques.
299: «Interrogée si elle avoit apprins aucun art ou mestier, dist: que oui, et que sa mère lui avoit apprins à cousdre, et qu'elle ne cuidoit point qu'il y eust femme dans Rouen qui lui en sceust apprendre aucune chose. Ne alloit point aux champs garder les brebis ne austres bestes...—Depuis qu'elle a esté grande et qu'elle a eu entendement, ne les gardoit pas...; mais de son âge, si elle les gardoit ou non, n'en a pas la mémoire.» Procès, interrog. du 22 et 24 février 1431. Le témoignage de Jeanne me paraît devoir être préféré à celui des témoins du second procès, qui d'ailleurs parlent si longtemps après.
300: «Que autre personne que sadite mère ne lui apprint sa créance.» Ibidem.
301: «Stetit et jacuit amorose in domo patris sui.» Déposition d'Haumette.
302: «A ouy dire à plusieurs femmes que ladite Pucelle... onques n'avoit eu...» Déposition de son vieil écuyer, Jean Daulon.
303: «Que on voit de l'huys de son père.» Procès, interrog. du 24 février 1431.
304: Ibidem.
305: «Propter eorum peccata.» Déposition de Béatrix.
306: Sainte Marguerite voit apparaître le diable sous la forme d'un dragon; elle le met en fuite par un signe de croix. Elle s'échappe de la maison de son mari, en habit d'homme: «Tonsis crinibus, in virili habitu.» Legenda aurea Sanctorum.
307: Cette Pucelle devait venir du bois chenu; or il se trouvait un bois appelé ainsi à la porte même du village de Jeanne Darc. «Quod debebat venire puella ex quodam nemore canuto ex partibus Letharingiæ.» Déposit. du premier témoin de l'enquête de Rouen. Notices des mss., t. III, p. 347.
308: Procès, interrog. du 22 février.
309: Procès, interrog. du 22 février.
310: Procès, interrog. du 15 mars.
311: Ibid., 27 février.
312: «Sæpe habebat verecundiam, etc.» Déposition de Haumette.
313: Elle avait une sorte de passion pour le son des cloches: «Promiserat dare lanas... ut diligentiam haberet pulsandi.» Déposition de Périn.
314: Journal du Bourgeois.
315: Procès, interrog. du 12 mars.
316: «Daret ei alapas.» Notices des mss.
317: «Nescivit recessum... Multum flevit...» Déposition d'Haumette.
318: «Pauperibus vestibus rubeis.» Dépos. de Jean de Metz.
319: Procès, interrog. du 12 mars.
320: «Apportaverat stolam... adjuraverat.» Dépos. de Catherine, femme du charron.
321: Je croirais volontiers que le capitaine Baudricourt consulta le roi, et que sa belle-mère, la reine Yolande d'Anjou, s'entendit avec le duc de Lorraine sur le parti qu'on pouvait tirer de cette fille. Elle fut encouragée au départ par le duc, et à son arrivée accueillie par la reine Yolande, comme on le verra. Comparer sur ce point important Lebrun et Laverdy.
Chronique de Lorraine, ap. D. Calmet, Preuves, t. II, p. VI.
322: «Equum pretii XVI francorum.» Déposition de Jean de Metz.
323: «Sui fratres de paradiso.» Déposition de Jean de Metz.
324: Ibidem. Dépos. du frère Séguin.
325: Elle déclara en février 1431 «qu'elle avait dix-neuf ans ou environ.» Procès, interrog. du 21 février 1431, p. 54, éd. 1827. Vingt témoins déposèrent dans le même sens. V. le résumé de tous les témoignages dans M. Berriat Saint-Prix, p. 178-179.
Dépositions, Notices des mss., t. III, p. 373. M. Lebrun de Charmettes voudrait en faire une beauté accomplie. L'Anglais Grafton au contraire, dans son amusante fureur, dit: «Elle était si laide qu'elle n'eut pas grand mal à rester pucelle (because of her foule face.)» Grafton, p. 534.—Le portrait de Jeanne Darc qu'on trouve à la marge d'une copie du Procès, n'est qu'un griffonnage du greffier. V. le fac-simile des mss. de la Bibliothèque royale, dans la seconde édition de M. Guido Goerres, Die Jungfrau von Orléans, 1841.
Philippus Bergam. De Claris Mulieribus, cap CLVII; d'après un seigneur italien qui avait vu la Pucelle à la cour de Charles VII. Ibidem, p. 369.
326: Mammas, quæ pulchræ erant.
327: «Paupercula bergereta...» Déposition de Gaucourt, grand maître de la maison du roi.
328: Quinzième témoin. (Notices.) Selon un récit moins ancien, mais très-vraisemblable, elle lui rappela une chose qu'il savait seul: qu'un matin dans son oratoire il avait demandé à Dieu la grâce de recouvrer son royaume, s'il était l'héritier légitime, sinon celle de ne point périr ni de tomber en captivité; mais de pouvoir se réfugier en Espagne ou en Écosse.—Il semble résulter des réponses, du reste fort obscures, de la Pucelle à ses juges, que cette cour astucieuse abusa de sa simplicité, et que pour la confirmer dans ses visions, on fit jouer devant elle une sorte de Mystère où un ange apportait la couronne. Sala, Exemples de hardiesse, ms. français de la Bibl. royale, no 180. Lebrun, t. I, p. 180-183.
Procès, p. 77, 94-95, 102-106, éd. 1827.
329: Notices.
330: «Magno modo.» Déposition du frère Séguin.
331: «Plouroient à chaudes larmes.» Chronique de la Pucelle.
332: Déposition du témoin oculaire Versailles.
333: Cette lettre et les autres que la Pucelle a dictées sont certainement authentiques. Elles ont un caractère héroïque que personne n'eût pu feindre, une vivacité toute française, à la Henri IV, mais deux choses de plus: naïveté, sainteté. V. ces lettres dans Buchon, de Barante, Lebrun, etc.
Lenglet du Fresnoy, d'après le ms. de Jacques Gelu. De Puella Aurelianensi, mss. lat. Bibl. Regiæ, no 6199.
334: «Fut icelle Pucelle baillée à la royne de Cecile, etc.» Notices des mss., t. III, p. 351.
335: «Et fit ladite Pucelle très-bonne chère à mon frère et à moy, armée de toutes pièces, sauve la teste, et la lance en la main. Et après que nous feusmes descendus à Selles, j'allay à son logis la voir, et fit venir le vin, et me dit qu'elle m'en feroit bien tost boire à Paris, et semble chose toute divine de son fait, et de la voir, et de l'oïr... Et la veis monter à cheval armée tout en blanc, sauf la teste, une petite hache en sa main, sur un grand coursier noir... et lors se tourna vers l'huis de l'église, qui estoit bien prochain, et dist en assez voix de femme:—Vous, les prêtres et gens d'église, faites processions et prières à Dieu. Et lors se retourna à son chemin en disant: Tirez avant! tirez avant! son estendard ployé, que portoit un gracieux paige, et avoit sa hache petite en la main,» Lettre de Gui de Laval à ses mère et aïeule.
336: «Nolebat uti ense suo, nec volebat quemquam interficere.» Déposition de frère Séguin.
337: Monstrelet exagère au hasard; il dit soixante bastilles; il porte à sept ou huit mille hommes les Anglais tués dans les bastilles du sud, etc.
338: Voir plus bas l'épouvantable procès.
339: «Sur quoy le chapelain lui donna absolution telle quelle, et lors La Hire fit sa prière à Dieu, en disant en son gascon...» Mémoires concernant la Pucelle.
340: Dépos. de Dunois.—«Jeanne ordonna que tous se confessâssent... et leur fict oster leurs fillettes.» Mémoires concernant la Pucelle.
341: «Vous, duc de Bedford, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous faictes mie destruire. Se vous lui faictes raison, encore pourrez-vous venir en sa compagnie, l'où que les Franchois feront le plus bel fait que oncques fut fait pour la Xhrestpienté.» Lettre de la Pucelle.
342: «Multum læsa, quia decubuit cum armis.» Déposition de Louis de Contes, page de la Pucelle.
343: Dépos. de Dunois.
344: Elle semblait tout au moins un ange, une créature étrangère à tous les besoins physiques. Elle restait parfois tout un jour à cheval, sans descendre, sans manger ni boire, sauf le soir un peu de pain et de vin mêlé d'eau.
345: Les injures des Anglais lui étaient fort sensibles. S'entendant appeler «la putain des Armignats,» elle pleura à chaudes larmes et prit Dieu à témoin; puis se sentant consolée, elle dit: «J'ai eu nouvelles de mon Seigneur.»
346: «Après laquelle couroit le peuple à très-grand'foulle, prenant moult grand plaisir à la veoir et estre entour elle. Et quand elle eust veu et regardé à son plaisir les fortifications des Anglois...» L'histoire et discours au vray du siége.
347: Dépos. de Compaing, chanoine d'Orléans.
348: Dépos. du frère Pasquerel, confesseur de la Pucelle.
349: Dépos. de Daulon, écuyer de la Pucelle.
350: «Que mes cheveux ne me levassent en sus.» Dépos. du même.
351: Dépos. de Louis Contes, page de la Pucelle.
352: Dépos. de frère Pasquerel, son confesseur.
353: «Vos fuistis in vestro consilio, et ego in meo.» Déposition du confesseur de la Pucelle.
354: Dépos. de Colette, femme du trésorier Milet, chez lequel elle logeait.
355: «Sembloit... qu'ils cuidassent estre immortels.» L'histoire et discours au vray du siége.
356: «Timuit, flevit... Apposuerunt oleum olivarum cum lardo.» Notices des mss.
357: C'est ce qu'ils dirent le soir même, quand ils furent amenés à Orléans.
358: Selon la tradition orléanaise, conservée par Le Maire (Histoire d'Orléans), ce serait en mémoire de cette apparition que Louis XI aurait institué l'ordre de Saint-Michel, avec la devise: «Immensi tremor Oceani.» Néanmoins Louis XI n'en dit rien dans l'ordonnance de fondation. Cette devise se rapporte sans doute uniquement au célèbre pèlerinage: In periculo maris.»
359: «Clamando et dicendo: «Classidas, Classidas, ren ty, ren ty Regi cœlorum! Tu me vocasti putain. Ego habeo magnam pietatem de tua anima, et tuorum...»... Incepit flere fortiter pro anima ipsius et aliorum submersorum.» Notices des mss.
360: Le siége avait duré sept mois, du 12 octobre 1428 au 8 mai 1429. Dix jours suffirent à la Pucelle pour délivrer la ville; elle y était entrée le 29 avril au soir. Le jour de la délivrance resta une fête pour Orléans; cette fête commençait par l'éloge de Jeanne Darc, une procession parcourait la ville, et au milieu marchait un jeune garçon qui représentait la Pucelle.—Polluche, Essai hist. sur Orléans, remarque 77. Lebrun de Charmette, II, 128.
Il n'est pas sûr que ce pamphlet soit de Gerson. Gersonii Opera, IV, 859.
«Je Christine, qui ay plouré XI ans en l'abbaye close, etc.» Raimond Thomassy, Essai sur les écrits de Christine de Pisan, p. XLII.
Henrici de Gorckheim Propos. libr. duo, in Sibylla Francica, ed. Goldast, 1606. V. les autres auteurs cités par Lebrun, II, 325, et III, 7-9, 72.
361: V. la déposition du duc d'Alençon. Le duc voulant différer l'assaut, la Pucelle lui dit: «Ah! gentil duc, as-tu peur? ne sais-tu pas que j'ai promis à ta femme de te ramener sain et sauf?» Notices des mss.
362: Tout cela est fort long dans le panégyrique de Richemont, par Guillaume Gruel. Collection Petitot, t. VIII.
363: Falstoff s'enfuit, comme les autres, et fut dégradé de l'ordre de la Jarretière. Il était grand maître d'hôtel de Bedford. Sa dégradation, dont il fut au reste bientôt relevé, fut probablement un coup porté à Bedford.—V. Grafton, et le mémoire fameux que M. Berbrager prépare pour réhabiliter Falstoff.
364: «Tenendo eum in caput et consolando.» Déposition de son page, Louis de Contes.
365: Déposition de Simon Charles.
366: V. Varin, Archives de Reims, et mes Origines du droit, p. 155.
Un anonyme du XIIe siècle parle déjà de ce don transmis à nos rois par S. Marculphe. Acta SS. ord. S. Bened., ed. Mabillon, t. VI. M. de Reiffenberg donne la liste des auteurs qui en ont fait mention. (Notes de son édition de Barante, t. IV, p. 261.)
367: Chronique de la Pucelle. Notices des mss., déposition de Dunois.
368: «Ob defectum pergameni et eclipsim justitiæ.» Registre du Parlement, cité dans la préface du t. XIII des Ordonnances, p. LXVII.—«Pour escripre les plaidoieries et les arretz... plusieurs fois a convenu par nécessité... que les greffiers... à leurs despens aient acheté et paié le parchemin.» Archives, Registres du Parlement, samedi XXe jour de janvier 1431.
369: Dès le 15 juin, on presse des vaisseaux pour son passage; les conditions auxquelles il veut bien aider le roi, son neveu, ne sont réglées que le 18; le traité est du 1er juillet, et le 16, le régent et le conseil de France en sont encore à prier Winchester de venir et d'amener le roi au plus vite. V. tous ces actes dans Rymer.
370: On lui donna en outre vingt mille livres, pour payement de gens d'armes. Archives, Trésor des chartes, J. 249, quittance du 8 juillet 1429.
371: Turner.
372: Cette royauté des évêques se marque fortement dans un fait très-peu connu. Les francs-maçons avaient été signalés dans un statut de la troisième année d'Henri VI comme formant des associations contraires aux lois, leurs chapitres annuels défendus, etc. En 1429, lorsque l'influence du Protecteur Glocester fut annulée par celle de son oncle, le cardinal, nous voyons l'archevêque de Cantorbéry former une loge de francs-maçons et s'en déclarer le chef. The early History of free masonry in England, by James Orchard Halliwell (1840), London, p. 95.
373: Rymer.
374: Le défi de Bedford «À Charles de Valois» est écrit dans la langue dévote et dans les formes hypocrites qui caractérisent généralement les actes de la maison de Lancastre: «Ayez pitié et compassion du povre peuple chrestien... Prenez au pays de Brie aucune place aux champs... Et lors, si vous voulez aucune chose offrir, regardant au bien de la paix, nous laisserons et ferons tout ce que bon prince catholique peut et doit faire.» Monstrelet.
375: Ici la violence du Bourgeois est amusante: «Estoient pleins de si grant maleur et de si malle créance, que, pour le dit d'une créature qui estoit en forme de femme avec eulx, qu'on nommoit la Pucelle (que c'estoit? Dieu le scet), le jour de la Nativité Notre-Dame firent conjuration... de celui jour pour assaillir Paris...» Journal.
376: Lorsqu'on eut sonné la retraite, Daulon aperçut la Pucelle à l'écart avec les siens: «Et lui demanda ce qu'elle faisoit là ainsi seule, pour quoy elle ne se retyroit comme les autres; laquelle après ce qu'elle eust osté sa salade de dessus sa tête, lui respondit qu'elle n'estoit point seule, et que encore avoit-elle en sa compaignie cinquante mille de ses gens, et que d'illec ne se partiroit, jusque ad ce qu'elle eût prinse ladite ville. Il dict il qui parle que à celle heure, quelque chose qu'elle dict, n'avoit pas avec elle plus de quatre ou cinq hommes.» Déposition de Daulon.
377: «Bonus ad dandum de bonnes buffes et de bons torchons.» Process. mss., 27 februarii 1431.
378: V. la déposition du duc d'Alençon, et Jean Chartier.
379: «Elle fut consentante de le faire mourir... pour ce qu'il confessast estre meurtrier, larron et traistre.» Interrogatoire du 14 mars 1431.
380: Dans Berriat-Saint-Prix, p. 337, et dans Buchon, p. 539, édition de 1838.
381: Déposition de Marguerite la Touroulde.
382: Déposition de frère Jean Pasquerel.
383: Déposition de Spinal.
384: «Laquelle icelui duc alla voir au logis où elle estoit, et parla à elle aucunes paroles, dont je ne suis mie bien recors, jà soit ce que j'y estois présent.» Monstrelet.—V. ce que j'ai dit plus haut sur l'influence des femmes au moyen âge, sur Héloïse, sur Blanche de Castille, sur Laure, etc., et particulièrement le discours lu à l'Institut: Sur l'Éducation des femmes et sur les écoles religieuses dans les âges chrétiens (mai 1838).
«Font à sçavoir les treize chevaliers compaignons, portans en leur devise l'escu verd à la Dame blanche, premièrement, pourceque tout chevalier est tenu de droict de vouloir garder et défendre l'honneur, l'estat, les biens, la renommée et la louange de toutes dames et damoiselles, etc.» Livre des Faicts du maréchal de Boucicaut.
385: Les fêtes de la Vierge vont toujours se multipliant: Annonciation, Présentation, Assomption, etc. Dans l'origine, sa fête principale est la Purification; au XVe siècle, elle a si peu besoin d'être purifiée, que la Conception immaculée triomphe de toute opposition et devient presque un dogme. M. Didron a remarqué que la Vierge, d'abord vieille dans les peintures des catacombes, rajeunit peu à peu dans le moyen âge. V. son Iconographie chrétienne. Dès le XVIIe siècle, la Vierge perd beaucoup; on se moqua de l'ambassadeur du roi d'Espagne, qui, de la part du roi son maître, demandait à Louis XIV d'admettre la Conception immaculée.
386: V. le tome V et Renaissance, Introduction.
387: Selon quelques-uns, cette dame était déjà sa maîtresse; quoi qu'il en soit, le fait de la bigamie est incontestable.
388: J'ai caractérisé déjà cette grasse et molle Flandre. J'ai dit comment, avec sa coutume féminine, elle a sans cesse passé d'un maître à l'autre, convolé de mari en mari. Les Flamands ont souvent fait comme la Flandre. Les divorces sont communs en ce pays (Quételet). Sous ce point de vue, l'histoire de Jacqueline est fort curieuse; la vaillante comtesse aux quatre maris, qui défendit ses domaines contre le duc de Bourgogne, ne se garda pas si bien elle-même. Elle finit par troquer la Hollande contre un dernier époux. Retirée avec lui dans un vieux donjon, elle s'amusait, dit-on, tout en tirant au perroquet, à jeter dans les fossés des cruches, bien vidées, par-dessus sa tête. On assure qu'une de ces cruches retirées des fossés portait une inscription de quatre vers, dont voici le sens: «Sachez que dame Jacqueline, ayant bu une seule fois dans cette cruche, la jeta par-dessus sa tête dans le fossé, où elle disparut.» Reiffenberg, notes sur Barante, IV, 396. Voir les Archives du nord de la France, t. IV, 1re livraison (d'après un ms. de la Bibl. de l'Université de Louvain), et le travail que prépare M. Van Ertborn.—Le 1er décembre 1434, Jacqueline fit exposer les causes de nullité de son mariage avec le duc de Brabant: «Doudit mariage et alliance sentoit sa conscience bléchie, se estoit confessiée et l'en avoit estet baillie absolution, moyennant XII CT. couronnes à donner en amonsnes et en penance de corps que elle avoit accomplit.» Particularités curieuses sur Jacqueline de Bavière, p. 76, in-8o, Mons, 1838.
Art de vérifier les dates, Hollande, ann. 1276, III, 184.
Ibidem, Clèves, III, 184. La partie relative aux Pays-Bas est, comme on le sait maintenant, du chanoine Ernst, le savant auteur de l'Histoire du Limbourg, récemment éditée par M. Lavalleye (Liége, 1837).
Reiffenberg, Histoire de la Toison d'or, p. XXV de l'introduction.
V. particulièrement Archives de Lille, chambre des comptes, inventaire, t. VIII.
Reiffenberg, Histoire de la Toison d'or, introd. p. XXV.
389: Il reste je ne sais combien de lettres et d'actes de cet excellent prince, relativement aux nourritures de bâtards, pensions de mères et nourrices, etc.
390: Le père était le brave bâtard Jean Ier qui venait de fonder en Portugal une nouvelle dynastie, comme le bâtard Transtamare en Castille. C'était le beau temps des bâtards. L'habile et hardi Dunois avait déclaré à douze ans qu'il n'était pas fils du riche et ridicule Canny, qu'il ne voulait pas de sa succession, qu'il s'appelait «le bâtard d'Orléans.»
391: Les Anglais semblent y avoir été forcés: «Fut par les Parisiens requis au duc de Bourgogne qu'il lui plût à entreprendre le gouvernement de Paris.» Monstrelet.
392: Monstrelet.
393: V. t. IV.
394: L'allégorisme absurde du XVe siècle crut voir dans l'ordre de la Toison le triomphe des drapiers de Flandre. Il n'y avait pourtant pas moyen de s'y tromper. Le galant fondateur joignait à la toison un collier de pierres à feu, avec ce mot: «Ante ferit quam flamma micat.» On y chercha vingt sens; il n'y en a qu'un. La Jarretière d'Angleterre avec sa devise prude, la Rose de Savoie, ne sont pas plus obscures.
395: «Plus tard encore, le prince vieillissant, on fit de Jason Josué.» Reiffenberg.
396: Il fut valet de chambre, puis conseiller de Philippe le Bon. Il faisait partie de l'ambassade qui alla chercher l'infante Isabelle en Portugal. V. la relation dans Gachard.
397: La fête des mangeurs et buveurs a été célébrée encore cette année (1841) à Dilbeck et Zelick. On y donne en prix une dent d'argent au meilleur mangeur, un robinet d'argent au meilleur buveur.
398: Mort le 4 août, selon l'Art de vérifier les dates, le 8 selon Meyer. Il négociait avec René d'Anjou, héritier de Lorraine, pour épouser sa fille.
399: Marguerite de Bourgogne, comtesse de Hainaut, fille de Philippe le Hardi et de Marguerite de Flandre, par laquelle l'héritage féminin de Brabant était venu dans la maison de Bourgogne.
400: La mère de Charles et Jean de Bourgogne (fils du comte de Nevers, tué à Azincourt) s'était remariée à Philippe le Bon en 1454, et il partageait avec elle la garde noble de ses deux beaux-fils. Sur la spoliation de la maison de Nevers, V. surtout Bibl. royale, mss., fonds Saint-Victor, no 1080, fol. 53-96.
401: Milton.
402: Il était le troisième fils de Jean, seigneur de Beaurevoir, qui, lui-même, était fils puîné de Guy, comte de Ligny.
403: La mort de la tante était imminente; elle eut lieu en 1431.
404: «Elle disoit... que dame Jehane... estoit bonne.» Journal du Bourgeois.
405: «Contra terrificatos incantationibus Puellæ.» Rymer, 2 mai, 12 décembre 1430.
406: Projetée par Henri V. Voyez le tome précédent.
407: Quoique le cardinal se fît donner beaucoup d'argent, il y mettait aussi beaucoup du sien. Un chroniqueur assure que le couronnement se fit à ses frais; il fit aussi sans doute les avances nécessaires au procès. «... Magnificis suis sumtibus in regem Franciæ... coronari.» Hist. Croyland, contin., apud Gale, Angl., Script., I, 516.
408: Le petit Henri VI dit dans son ordonnance: Nous avons choisi le comte de Warwick... «Ad nos erudiendum... in et de bonis moribus, literatura, idiomate vario, nutritura et facetia...» Rymer, t. IV, pars IV, 1 julii 1428.—Ce molle atque facetum qu'Horace attribue à Virgile, comme le don suprême de la grâce, semble un peu étrange, appliqué, comme il l'est ici, au rude geôlier de la Pucelle. Il semble au reste n'avoir guère été plus doux pour son élève; la première chose qu'il stipule en acceptant la charge de gouverneur, c'est le droit de châtier. V. les articles qu'il présenta au conseil, Turner, II, 508.
V. commission pour faire revue du comte de Warwick, capitaine des château, ville et pont de Rouen, et d'une lance à cheval, quatorze à pied et quarante-cinq archers, pour la sûreté du château, etc. Archives du royaume, K. 63, 22 mars 1430.
409: Le bourguignon Chastellain l'appelle: «Très-noble et solemnel clerc.»—Nous avons parlé au tome précédent de son extrême dureté pour les gens d'église du parti contraire. V. sur Cauchon, Du Boulay. Historia Univers. Parisiensis, V. 912.
V. le Religieux de Saint-Denis, ms. Baluze, Bibl. royale, tome dernier, folio 176.
410: V. aussi la lettre que Clémengis lui adresse, avec ce titre: «Contractus amicitiæ mutuæ. Nicol. de Clemang. Epistolæ, II, 323.
Gallia Christiana, XI, 87-88.
«Litteraæ directæ Domino Summo Pontifici pro translatione D. Petri Cauchon, episcopi Balvacensis, ad ecclesiam metropolitanam Rothomagensem.» Rymer, t. IV, pars. IV, p. 152, 15 décembre 1429.
V. la Remontrance de Rouen contre l'Université. Chéruel, 167.
411: Cauchon recevait des Anglais cent sols par jour. D'après sa quittance (communiquée par M. Jules Quicherat, d'après le ms. de la Bibl. royale, Coll. Gaignière, vol. IV).
412: Rymer, t. IV, pars IV, p. 165, 19 julii 1430. Pour saisir l'ensemble de l'espèce de guerre commerciale qui commençait entre la jeune industrie anglaise et celle des Pays-Bas. V. les défenses d'importer en Flandre les draps et laines filées d'Angleterre (1428, 1464, 1494), et enfin l'importation permise (1499), sous promesse de réduire les droits sur la laine non travaillée que les Anglais vendront aux Flamands à Calais. Rapport du jury sur l'industrie belge, rédigé par M. Gachard, 1836.
413: Dans les lettres par lesquelles Charles VII accorde divers priviléges aux Orléanais immédiatement après le siége, pas un mot de la Pucelle; la délivrance de la ville est due «A la divine grâce, au secours des habitants et à l'aide des gens de guerre.» Ordonnances, XIII.—V. toutefois plus bas l'expédition de Xaintrailles.—M. de L'Averdy ne justifie le roi que par des conjectures. M. Berriat-Saint-Prix le trouve inexcusable, p. 239.
414: Il mourut quelques mois après, le 25 janvier 1431.
415: La rançon fut payée avant le 20 octobre. Comme le prouve l'une des pièces copiées par M. Mercier aux archives de Saint-Martin-des-Champs. Note de l'abbé Dubois. Dissertation, éd. Buchon, 1827, p. 217.
Le mausolée de la Toison d'or, Amst., 1689. p. 14. Histoire de l'Ordre, IV, 27.
416: V. tome VII, la mort du neveu de Jean de Ligny, le fameux connétable de Saint-Pol, qui crut un moment se faire un État entre les possessions des maisons de France et de Bourgogne, et fut décapité à Paris en 1475.
417: «Comme Dieu layra mourir ces bonnes gens de Compieigne, qui ont esté et sont si loyaux à leur seigneur?» Interrogatoire du 14 mars 1431.
418: Interrogatoire du 12 mars 1431.
419: La route de Picardie étant trop dangereuse, on le fit passer par Rouen. Dans sa lettre datée de Rouen, 6 novembre 1430, il donne pouvoir au chancelier de France de différer la rentrée du Parlement: «Considérant que les chemins sont très-dangereux et périlleux...»—Autre lettre datée de Paris, 13 novembre, par laquelle il donne un nouveau délai. Ordonnances, XIII, 159.
420: Le chapitre ne s'y décida qu'après une délibération solennelle. «Vocentur ad deliberandum super petitis per D. episcopum Belvacensem et compareant sub pœna pro quolibet deficiente amittendi omnes distributiones per octo dies... Assertiones pro quadam muliere in carceribus detenta... eidem in gallico exponantur et caritative moneatur...» Archives de Rouen, reg. capitulaires, 14-15 avril 1451, fol. 98 (communiqué par M. Chéruel).
421: Notices des mss.
422: Le 13 janvier, Cauchon assemble quelques abbés, docteurs et licenciés, et leur dit qu'on peut extraire des informations déjà prises quelques articles sur lesquels on interrogera l'accusée. Dix jours sont employés à faire ce petit extrait; il est approuvé le 23, et Cauchon charge le normand Jean de la Fontaine, licencié en droit canonique, de faire cet interrogatoire préliminaire, sorte d'instruction préparatoire, d'enquête sur vie et mœurs par laquelle commençaient les procès ecclésiastiques. Notices des mss.
423: V. la quittance dans les pièces copiées par M. Mercier aux archives de Saint-Martin-des-Champs. Note de l'abbé Dubois, Dissertation, éd. Buchon, 1827, p. 219.
424: Interrogatoire du 24 février 1431.
425: Interrogatoire du 24 février.
426: «Fuerunt multum stupefacti, et illa hora dimiserunt.» Procès de Révision. Notices des mss. III, 477.
Procès Éd. Buchon, 1827, p. 75. V. aussi d'autres questions bizarres de casuistes, p. 131 et passim.
427: Interrogatoire du 27 février.
428: Interrogatoire des 3 et 17 mars.
429: Ibidem, 3 mars.
430: «Au premier interrogatoire, trente-neuf assesseurs; au second interrogatoire du 22 février, quarante-sept; le 24, quarante; le 27, cinquante-trois; le 3 mars, trente-huit; etc.» Notices des mss.
431: Procès, 12 mars.
432: Ibidem, 14 mars. Elle répond le lendemain à une question analogue qu'elle fuirait encore, si Dieu le permettait: «Faceret ipsa une entreprinse, allegans proverbium gallicum: Ayde-toi, Dieu te aydera.» Procès mss., 15 mars.
433: Interrogatoire du 17 mars.
434: Interrogatoire du 14 mars.
435: Ibidem, 17 mars.
436: Ibidem, 3 et 14 mars.
437: Interrogatoire du 14 mars.
438: Ibidem, 17 mars.
439: «Non crederet nec prælato suo, nec papæ, nec cuicumque, quia hoc habebat a Deo.» Notices des mss.
440: L'inquisiteur déclara que si l'on inquiétait les deux moines, il ne prendrait plus aucune part au procès. (Notices des mss.)
441: Voir la déposition infiniment curieuse et naïve de l'honnête greffier Guillaume Manchon. (Notices des mss.)
442: Elles furent communiquées d'abord à quelques-uns des assesseurs, à ceux que Cauchon croyait les plus sûrs. Ceux-ci, toutefois, crurent devoir ajouter un correctif aux articles: «Elle se soumet à l'Église militante, en tant que cette Église ne lui impose rien de contraire à ses révélations faites et à faire.» Cauchon crut, non sans quelque raison, qu'une telle soumission conditionnelle n'était pas une soumission, et il prit sur lui de supprimer ce correctif.
443: Notices des mss.
444: Il écrivit à l'évêque, ne voulant pas apparemment reconnaître l'inquisiteur comme juge.
445: Déposition de Jean Beaupère. (Notices des mss.)
446: Je ne sais pourquoi, dit un grand maître des choses spirituelles, Dieu choisit les jours des fêtes les plus solennelles pour éprouver davantage et purifier ceux qui sont à lui... Ce n'est que là-haut, dans la fête du ciel, que nous serons délivrés de toutes nos peines.» Saint-Cyran.
447: Dimanche des Rameaux, à Prime: Deus in adjutorium meum intende...
448: Tout le monde sait que l'office de cette fête est un de ceux qui ont conservé les formes dramatiques du moyen âge. La procession trouve la porte de l'église fermée, le célébrant frappe: Attollite portas... Et la porte s'ouvre au Seigneur.
449: Procès, 3 avril, et non 29 mars, comme porte le ms. d'Orléans, où il y a beaucoup de confusion dans les dates. V. éd. Buchon, 1827, p. 164, 12 mai.
450: «Sicut filiæ burgensium, unam houppelandam longam.» Procès latin, ms., dimanche, 15 mars.
451: «Cinq Anglois, dont en demeuroit de nuyt trois en la chambre.» Notices des mss.
452: «De nuyt, elle estoit couchée ferrée par les jambes de deux paires de fers à chaîne, et attachée moult estroitement d'une chaîne traversante par les pieds de son lict, tenante à une grosse pièce de boys de longueur de cinq ou six pieds et fermante à clef, par quoi ne pouvoit mouvoir de la place.» Ibidem.—Un autre témoin dit: «Fuit facta una trabes ferrea, ad detinendam eam erectam.» Procès ms., déposition de Pierre Cusquel.
453: Le comte de Ligny vint la voir avec un lord anglais, et lui dit: «Jeanne, je viens vous mettre à rançon, pourvu que vous promettiez que vous ne porterez plus les armes contre nous.» Elle répondit: «Ah! mon Dieu, vous vous moquez de moi; je sais bien que vous n'en avez ni le vouloir ni le pouvoir.» Et comme il répétait les mêmes paroles, elle ajouta: «Je sais bien que ces Anglais me feront mourir, croyant après ma mort gagner le royaume de France. Mais quand ils seraient cent mille Godden (centum mille Godons gallice) de plus qu'ils ne sont aujourd'hui, ils ne gagneraient pas le royaume.» Le lord anglais fut si indigné qu'il tira sa dague pour la frapper, et il l'aurait fait sans le comte de Warwich. (Notices des mss.)
454: Non pas précisément Cauchon, mais son homme, Estivet, promoteur du procès.
455: Notices des mss., p. 475, et passim.—Procès, éd. Buchon, 1827, p. 164, 12 mai.
456: «Usquequo oblivisceris me in finem?» Offices du Jeudi Saint, à Laudes.
457: Rapprochez de ceci ce que nous avons dit plus haut de l'impression profonde que le son des cloches produisait sur elle.
458: Unanimité déjà, il est vrai, plus apparente que réelle, comme je l'ai dit et le dirai mieux encore.
459: C'était l'avis de Lohier. (Notices des mss.)
460: «Sui fratres de Paradiso.» Déposition de Jean de Metz.
461: «Eam interrogavit quid habebat, quæ respondit quod habebat quod fuerat missa quædam carpa sibi per episcopum Bellovacensem, de qua comederat, et dubitabat quod esset causa suæ infirmitatis; et ipse de Estiveto ibidem præsens, redarguit eam dicendo quod male dicebat, et vocavit eam paillardam, dicens: Tu, paillarda, comedisti aloza et alia tibi contraria. Cui ipsa respondit quod non fecerat, et habuerunt ad invicem ipsa Joanna et de Estiveto multa verba injuriosa. Postmodumque ipse loquens... audivit ab aliquibus ibidem præsentibus, quod ipsa passa fuerat multum vomitum.» Notices des mss., III, 471.
«Rex eam habebat caram et eam emerat.» Ibidem.
462: «Non audebant, ea vivente, ponere obsidionem ante villam Locoveris.» Notices des mss., III, 473.
463: Comme il l'avait fait au concile de Constance.—V. Endell Tyler, Memoirs of Henry the fifth, II, 61 (London, 1838).
464: «La cædule que tenoit ledit Monseigneur l'arcevesque.» Lebrun, IV, 79, d'après le ms. d'Urfé.
465: Les docteurs envoyés à l'Université parlèrent «au nom du Roi» dans la grande assemblée tenue aux Bernardins. Bulæus, Hist. Univ. Parisiensis, t. V, passim. Ce couvent célèbre où se tinrent tant d'assemblées importantes de l'Université, où elle jugea les papes, etc., subsiste encore aujourd'hui. C'est l'entrepôt des huiles.
466: L'archevêque de Reims, la Trémouille, etc. On lui offrit aussi de consulter l'Église de Poitiers.
467: «L'ange Gabriel est venu me visiter le 3 mai pour me fortifier.» Troisième monition (11 mai). Lebrun, IV, 90, d'après les grosses latines du procès.
468: Voyez cette pièce curieuse dans Bulæus, Hist. Univ. Paris. V. 395-401.
469: V. les dépositions du notaire Manchon, de l'huissier Massieu, etc. Notices des mss., III, 502, 505 et passim.
470: «Mentiebatur, quia potius, cum judex esset in causa fidei, deberet quærere ejus salutem quam mortem.» Notices. Cauchon, pour tout dire, devait ajouter que, dans l'intérêt des Anglais, la rétractation était bien plus importante que la mort.
471: «Inquisivit a cardinali Angliæ quid agere deberet.» Ibidem, 484.
«A manica sua.» Ibidem, 486.
472: V., au Processus contra Templarios, avec quelle insistance les défenseurs du Temple demandent «ut ponantur in manu Ecclesiæ.» Les prisons d'église avaient toutefois cet inconvénient que presque toujours on y languissait longtemps. Nous voyons en 1384 un meurtrier que se disputaient les deux juridictions de l'évêque et du prévôt de Paris, réclamer celle du prévôt et demander à être pendu par les gens du roi plutôt que par ceux de l'évêché, qui lui auraient fait subir préalablement une longue et dure pénitence: «Flere dies suos, et pœnitentiam, cum penuriis multimodis, agere, temporis longo tractu.» Archives du royaume. Registres du Parlement, ann. 1384.
473: «Non curetis, bene rehabebimus eam.» Notices des mss.
474: «Quod Rex male stabat.» Ibidem.
475: «A true pattern of the knigtly spirit, taste, accomplishments and adventures, etc.» Il fut un des ambassadeurs envoyés au concile de Constance par Henri V; il y fut défié par un duc, et le tua en duel. Turner donne, d'après un manuscrit, la description de son fastueux tournoi de Calais. Turner, II, 506.
476: Nous leur devons ces mots. Celui de mortification était, il est vrai, employé partout dans la langue ascétique; il s'appliquait à la pénitence volontaire que fait le pécheur pour dompter la chair et apaiser Dieu; ce qui est, je crois, anglais, c'est de l'avoir appliqué aux souffrances très-involontaires de la vanité, de l'avoir fait passer de la religion de Dieu à celle du moi humain.
477: Je ne me rappelle pas avoir vu le nom de Dieu dans Shakespeare: s'il y est, c'est bien rarement, par hasard et sans l'ombre d'un sentiment religieux. Le véritable héros de Milton, c'est Satan. Quant à Byron, il n'a pas trop repoussé le nom de chef de l'école satanique que lui donnaient ses ennemis; ce pauvre grand homme, si cruellement éprouvé par l'orgueil, n'eût pas été fâché, ce semble, de passer pour le Diable en personne. V. mon Introduction à l'histoire universelle, sur ce caractère de la littérature anglaise.
478: Faut-il dire que le duc de Bedford, si généralement estimé, comme un homme honnête et sage «erat in quodam loco secreto ubi videbat Johannam visitari:» Notices des mss.
479: Elle était sœur du duc de Bourgogne, mais elle avait adopté les habitudes anglaises. Le Bourgeois de Paris la montre toujours galopant derrière son mari: «Luy et sa femme qui partout où il alloit, le suivoit.» ann. 1428. «Et à cette heure s'en alloit le régent et sa femme par la Porte-Saint-Martin, et encontrèrent la procession, dont ils tinrent moult peu de compte; car ils chevauchoient moult fort, et ceux de la procession ne purent reculler; si furent moult touillez de la boue que leurs chevaux jettoient par devant et derrière.» Ibidem, ann. 1427.
480: Il semblerait que les grandes dames se faisaient habiller par des tailleurs. «Cuidam Joanny Symon, sutori tunicarum... Cum induere vellet, eam accepit dulciter per manum... tradidit unam alapam.» Notice des mss.
481: Concil. Gangrense, circa annum 324, tit. XIII, apud Concil. Labbe, II, 420.
482: «Licet ornarent se cultu solemniori ut gratius placerent his cum quibus agere conceperunt.» Gerson.
483: «La simple Pucelle lui révéla que... on l'avoit tourmentée violentement en la prison, molestée, battue et déchoullée, et qu'un millourt d'Angleterre l'avoit forcée.» Ms. Soubise.—Néanmoins, le même témoin dit dans sa seconde déposition, rédigée en latin: «Eam templavit vi opprimere.» Lebrun.—Ce qui fait croire que l'attentat ne fut pas consommé, c'est que, dans ses dernières lamentations, la Pucelle s'écriait: «Qu'il faille que mon corps, net en entier, qui ne fut jamais corrompu, soit consumé et rendu en cendres.» Notices des mss.
484: Déposition de l'huissier Massieu, qui la suivit jusqu'au bûcher. Ibidem.
485: N'est-il pas étonnant que MM. Lingard et Turner suppriment des détails si essentiels, qu'ils dissimulent la cause qui obligea la Pucelle à reprendre l'habit d'homme? Le catholique et le protestant ne sont ici qu'Anglais.
486: Était-il envoyé par Charles VII pour délivrer la Pucelle, rien ne l'indique. Il croyait avoir trouvé moyen de se passer d'elle; Xaintrailles se faisait mener par un petit berger gascon. L'expédition manqua et le berger fut pris.—Alain Chartier, Chroniques du roi Charles VII, et Jean Chartier, mai 1431, éd. Godefroy, p. 47. Journal du Bourgeois, p. 427, éd. 1827.
487: Déposition du notaire Manchon. Notices.
488: «In loco tuto.»—Le procès-verbal y substitue: «Carcer graciosus.» Lebrun.
489: «Faronnelle, faictes bonne chière, il en est faict.» Déposition d'Isambard. (Notices des mss.)
490: Déposition de Jean Toutmouillé. Ibidem.
491: Déposition de frère Jean de Levozoles. (Lebrun.)
492: Déposition de Jean Toutmouillé. (Notices des mss.)
493: Ceci, au reste, n'est qu'un on-dit (Audivit dici...), une circonstance dramatique dont la tradition populaire a peut-être orné gratuitement le récit. (Ibidem.)
494: Procès français, éd. Buchon, 1827, p. 79, III.—«An suum consilium dixerit sibi quod erit liberata a præsenti carcere? Respondet: Loquamini mecum infra tres menses... Oportebit semel quod ego sim liberata...—Dominus noster non permittet eam venire ita basse, quin habeat succursum a Deo bene cito et per miraculum.» Procès latin ms., 27 février, 17 mars 1431.
495: «De quoi il estoit fort marry et avoit grant compassion...» Ce détail et la plupart de ceux qui vont suivre sont tirés des dépositions des témoins oculaires, Martin Ladvenu, Isambart, Toutmouillé, Manchon, Beaupère, Massieu, etc. V. Notices des mss., III, 489-508.
496: Journal du Bourgeois.
497: «Episcopus Belvacensis fievit...»—«Le cardinal d'Angleterre et plusieurs autres Anglois furent contraincts plourer.» Notices des mss.
498: L'information qu'ils firent faire sur ses prétendues rétractations n'est signée ni des témoins, devant qui elles auraient eu lieu ni des greffiers du procès.—Trois de ces témoins, qui furent interrogés plus tard, n'en disent et paraissent n'en avoir eu aucune connaissance. (L'Averdy.)
499: Job.
500: «Quod voces quas habuerat, erant a Deo... nec credebat per easdem voces fuisse deceptam.» Notices des mss., III, 489.
M. Henri Martin a donné une explication rationnelle des voix et des visions de Jeanne Darc: «Le philosophe pourrait soutenir que l'illusion de l'inspiré consiste à prendre pour une révélation apportée par des êtres extérieurs, anges, saints ou génies, par les révélations intérieures de cette personnalité infinie qui est en nous, et qui parfois, chez les meilleurs et les plus grands, manifeste par éclairs des forces latentes dépassant presque sans mesure les facultés de notre condition actuelle. Dans la langue des anciennes philosophies et des religions les plus élevées, ce sont les révélations du férouer mazdéen, du bon démon (celui de Socrate), de l'ange gardien, de cet autre Moi qui n'est que le moi éternel, en pleine possession de lui-même,» l'awen des Celtes (Triades des Bardes Gallois). Hist. de France, t. VII.
501: Sur l'authenticité des pièces, la valeur des divers manuscrits, etc., voir le travail de M. de l'Averdy, et surtout celui du savant M. Jules Quicherat, auquel nous devrons la première publication complète du Procès de la Pucelle.
Je n'appelle pas poésie le poëme d'Antonio Astezano (secrétaire du duc d'Orléans, ms. de Grenoble, 1435), ni celui de Chapelain. Néanmoins ce dernier, comme le remarque très-bien M. Saint-Marc Girardin (Revue des Deux-Mondes, septembre 1838), a été traité très-sévèrement par la critique. Sa préface, qu'on a trouvée si ridicule, prouve une profonde intelligence théologique du sujet.—Shakespeare n'y a rien compris; il a suivi le préjugé national dans toute sa brutalité.—Voltaire, dans le déplorable badinage que l'on sait, n'a pas eu l'intention réelle de déshonorer Jeanne Darc; il lui rend dans ses livres sérieux le plus éclatant hommage: «Cette héroïne... fit à ses juges une réponse digne d'une mémoire éternelle... Ils firent mourir par le feu celle qui, pour avoir sauvé son roi, aurait eu des autels, dans les temps héroïques où les hommes en élevaient à leurs libérateurs.» Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, chap. LXXX.—Les Allemands ont adopté notre sainte et l'ont célébrée autant et plus que nous. Sans parler de la Jeanne Darc de Schiller, comment ne pas être touché du pèlerinage qu'accomplit M. Guide Goerres à travers toutes les bibliothèques de l'Europe et par toutes les villes de France pour recueillir les manuscrits, les traditions, les moindres traces d'une si belle histoire? Cette dévotion chevaleresque d'un Allemand à la mémoire d'une sainte française fait honneur à l'Allemagne, à l'humanité. L'Allemagne et la France sont deux sœurs. Puissent-elles l'être toujours! (octobre 1840.)
La réalité populaire me paraît avoir été bien heureusement conciliée avec l'idéalité poétique dans l'œuvre d'une jeune fille à jamais regrettable!... Elle avait eu pour révélation ce moment de Juillet. Toutes les deux, l'artiste et la statue, ont été les filles de 1830.
502: Le cadre serait tout tracé; c'est la formule même de la vie héroïque: 1, la forêt, la révélation; 2, Orléans, l'action; 3, Reims, l'honneur;—4, Paris et Compiègne, la tribulation, la trahison; 5, Rouen, la passion.—Mais rien ne fausse plus l'histoire que d'y chercher des types complets et absolus. Quelle qu'ait été l'émotion de l'historien en écrivant cet Évangile, il s'est attaché au réel, sans jamais céder à la tentation d'idéaliser.
503: Lorsqu'elle entra à Troyes, le clergé lui jeta de l'eau bénite, pour s'assurer si c'était une personne réelle ou une vision diabolique. Elle sourit et dit: «Approchez hardiment, je ne m'envoulleray pas.» Voir l'interrogatoire du 3 mars 1430.
504: L'évêque de Beauvais... «et sa compagnie ne se montrèrent pas moins affectés à faire mourir la Pucelle, que Cayphe et Anne, et les scribes et pharisées se montrèrent affectés à faire mourir Notre-Seigneur.» Chronique de la Pucelle.
505: Il restait toujours bon enfant; petit mot, grande chose. Personne aujourd'hui ne veut être ni enfant, ni bon; ce dernier mot est une épithète de dérision.
506: C'est le mot du Philoctète de Fénelon.—Télém., livre XII. L'original grec le dit aussi, mais bien faiblement, et d'ailleurs dans un autre sens. Sophocl. Philoct., v. 476.
507: Saint François de Sales.
508: Elle se hâta de se remarier avec un ennemi des Anglais, le Gallois Owen Tudor. C'est justement de ce mariage d'un Gallois et d'une Française que vinrent les rois les plus absolus que l'Angleterre ait eus, les Tudors, Henri VIII, Marie, Élisabeth.
509: V. plus haut.
510: Un laird écossais qui avait osé passer avant le roi, fut si content de lui-même qu'il entra, avec trompes, clairons et quatre bardes ou ménestrels, qui marchaient devant lui en chantant leurs chants sauvages, comme s'il fût entré par la brèche. (Journal du Bourgeois.)
511: «Et estoient vestus par personnages des cottes d'armes des dessus dits seigneurs.» Monstrelet.
512: D'après tout ce que nous savons de ce grand prêteur sur gages, il est infiniment probable qu'il fit seulement les avances; son panégyriste n'ose pas dire qu'il donna.
513: Jean Chartier. Monstrelet.
514: «Plus en suivant les coutumes d'Angleterre que de France.» Ibidem.
515: Journal du Bourgeois.
516: Shakespeare en parle d'une manière très-comique.
Either they must be dicted, like mules,
And have their provender tied to their mouths,
Or, piteous they will look, like drowned mice.
(Shak. Henry VI, I, P., act. I. sc. 2).
517: Journal du Bourgeois, ann. 1424, 1428.
518: «Il fallait demander discrètement à goûter de l'une des trois vertus et alors on recevait un verre de vin.» Turner.
519: «In the whiche pastyme... an hereticke was brent...» Ibidem.
520: Ces couleurs par lesquelles se désignaient les vassaux d'un même lord étaient une occasion fréquente de disputes, un moyen de guerre civile. (V. Shakespeare sur la livery jaune de Winchester, etc.) Mais ce ne fut qu'après l'horrible guerre de la Rose rouge et de la Rose blanche, qu'Henri VII parvint à supprimer les liveries.
521: «By the stirring up and procuring of my saide lorde of Winchester.» Hollingshed, éd. 1577, fol. 1228, col. 2.
522: V. plus haut.
523: Elle l'était certainement dix ans après.
524: Ces pièces, si importantes, étaient encore aux Archives de Lille au commencement de ce siècle; elles en ont été soustraites, et le savant archiviste, M. Leglay, qui en a recouvré d'autres, n'a pu trouver encore la trace de celles-ci; peut-être sont-elles aujourd'hui dans quelque manoir anglais, au fond d'un musée seigneurial. Heureusement l'inventaire en donne un extrait fort détaillé. Glocester écrit à Bedford pour lui apprendre les liaisons du duc de Bourgogne avec Arthur de Bretagne qui veut le rapprocher du dauphin; il propose de le faire arrêter. Bedford répond qu'il vaudrait mieux le tuer dans les joutes qui auront lieu à Paris. Puis il écrit que l'occasion a manqué, mais qu'il trouvera moyen de l'attirer et de le faire enlever au passage. Archives de Lille; chambre des comptes, inventaire, t. VIII, ann. 1424.
525: En 1423, Bedford avait tranché durement cette grande question de juridiction en faisant casser une sentence des Quatre membres de Flandre par le Parlement de Paris. Archives du royaume, Trésor des Chartes, 30 avril, J. 573.
«Et si vous ou les vostres désirez aucune chose devers nous, tousjours nous trouverez disposez de entendre raisonnablement comme souverain...» Proceedings and ordinances of the privy council of England, vol. IV, 5 (1835).
526: Journal du Bourgeois de Paris.
527: Monstrelet.
528: À ce moment même, Philippe obligeait René à leur laisser la ville de Guise, dont il était en possession. (Villeneuve-Bargemont.)
529: D. Plancher, Histoire de Bourgogne, t. IV, p. 203, d'après le journal anglais des conférences, ms. de la Bibl. Harleienne, no 4763.
530: «To the valeu, in demayne and revenue..., of XX mil. l. verly.» Rymer, 21 mai 1439.
531: V. plus haut, et pour la défense de 1446, Archives générales de Belgique, Brabant, no 2, fol. 123.
532: J'ai cité quelques exemples de cet attachement à la lettre dans mes Origines du droit, et je pourrais en ajouter une foule d'autres.
533: Bibliothèque royale, mss. Colbert, LII, fol. 313.
534: Ce fut Jean Tudert, et non Bourbon et Richemont, comme le dit à tort Monstrelet. D. Plancher, IV, 218-219. En effet, pourquoi Philippe le Bon aurait-il préféré ses deux beaux-frères pour leur laisser faire ce personnage humiliant? Cette observation judicieuse appartient aux auteurs de l'Ancien Bourbonnais (MM. Allier, Michel et Batissier), t. II, p. 50.
535: Daru.
536: «Le jeune roi Henry prit en ce si grand'déplaisance que les larmes lui saillirent hors des yeux.» Monstrelet.
537: Ce chancelier dit depuis «qu'il avoit bien payé son escot.» Jean Chartier.
538: V. Ordonnances, t. XIII, p. XLV-XLVI. Ce point essentiel de la Pragmatique est celui sur lequel elle glisse le plus légèrement: «Patronorum jura enervantur...»—Au contraire, elle insiste sur le texte populaire, la nécessité d'empêcher l'argent de sortir du royaume: «Thesauri asportantur.» Ordonnances, XIII, 269. Le vieux canoniste explique très-bien l'origine de ces droits, dans son vers technique:
Patronum faciunt dos, ædificatio, fundus.
(Ducange, verb. Patronus).
Ibidem, et verb. Abbacomites.
539: Bulæus.
540: Le concile dura longtemps encore, mais en concurrence avec celui de Ferrare.
541: Quand la Pucelle en appela au Pape, l'évêque de Beauvais répondit: «Le pape est trop loin.» Dans la réalité, il se trouva que les évêques eux-mêmes, pour s'être ainsi débarrassés du pape, eurent un pape (et plus dur) dans le Parlement. Voir les observations fort spécieuses de Pie II sur les inconvénients de la Pragmatique, dans le recueil des Libertés de l'Église gallicane, t. I (sub fin.), Hist. de la Pragm., p. 36, d'après Gobellini Comment. V. aussi la réponse du spirituel pontife aux Allemands, Æneæ Sylvii Piccolominei Opera, p. 837.
542: Il est curieux de voir avec quel enthousiasme ces magistrats parlent de l'argent: «Numisma est mensura omnium rerum, etc.» Remontrance du Parlement à Louis XI, Libertés de l'Église gallicane, I, p. 90, nos 52-57. V. aussi les observations piquantes sur la fureur avec laquelle on allait intriguer à Rome, pour obtenir les bénéfices: «N'y aura nul qui ait de quoy qui ne se mette en avant pour cuider advancer son fils ou son parent, et souvent perdront leur parent et leur argent.» Ibidem, p. 9, no 53.
Entre autres pamphlets, inspirés de cet esprit gallican, voyez: De Matrimonio contracto inter Dominam Pragmaticam et Papam, matrimonium istud debeatne consummari, 1438. Bibl. royale, mss. Dupuy, 670, fol. 42.
543: V. plus bas l'influence du grand banquier Jacques Cœur.
544: On peut relever dans la Gallia Christiana les noms des évêques qui furent nommés sous l'influence des grands seigneurs: Dunois. Son familier, D'Illiers, év. de Chartres, 1459.—Armagnac. Jean d'Armagnac, frère du bâtard d'Armagnac, év. d'Auch, vers 1640.—Pardiac. Jean de Barthon, fils du chancelier Bernard de Pardiac, comte de la Marche, év. de Limoges 1440.—Foix. Roger de Foix, év. de Tarbes, 1441, a pour successeur son parent, le cardinal Pierre de Foix.—Albret. Louis d'Albret, év. d'Aire, 1444, de Cahors, 1460.—Bourbon. Charles de Bourbon, év. du Puy, est élu (à neuf ans) archevêque de Lyon, 1446, sur la présentation de son père; Jean de Bourbon lui succède, comme év. du Puy; Jacques de Combornes, familier de la maison de Bourbon, est élu év. de Clermont, 1445.—Angoulême. Robert de Montberon, homme lettré, attaché à Jean d'Angoulême, est élu év. d'Angoulême vers 1440; Geoffroi de Pompadour, ami et conseiller du même Jean, succède, 1450.—Alençon. Robert Cornegrue, présenté par le duc d'Alençon, est élu év. de Séez, 1453.—Aubusson. Hugues d'Aubusson, év. de Tulles, 1444, etc., etc. (Note communiquée par M. Jules Quicherat, d'après la Gallia Christiana, etc.)
545: De là la fixité des redevances, qui était un si grand adoucissement. Souvent, elles étaient de pure cérémonie; en certains lieux, l'usage voulait que le régisseur donnât plus qu'il ne recevait. V. mes Origines du droit.
546: Monstrelet.
547: Monstrelet.
548: «Et quand elle eut bu les poisons, il la feist monter derrière luy à cheval, et chevaucha quinze lieues en celuy estat; puis mourut ladicte dame incontinent. Il faisoit ce pour avoir madame de Tonnerre.» Mém. de Richemont.
549: V. Art de vérifier les dates; Gueldre, aux années 1326, 1361, 1465.
Ibidem, Flandre 1226 (?), Namur 1236, Berg 1348 et 1404, Cuyck 1386. Hollande 1351 et 1392.
550: Je me suis servi de deux extraits manuscrits du procès; l'un est à la Bibliothèque royale (no 493, F); l'autre, très-soigné et très-bien fait, m'a été communiqué par le savant M. Louis Du Bois. Le manuscrit original du procès de Retz est aux Archives de Nantes.
551: D'autant plus sans doute que le roi venait d'ériger la baronnie des Laval en comté (1431). Ces Laval, issus des Montfort, formèrent contre eux une opposition toute française, et finirent par livrer la Bretagne au roi en 1488.
552: Manuscrit des Archives de Nantes.
553: Manuscrit des Archives de Nantes, dépositions d'Étienne Corillant et de Griart.
554: Manuscrit des Archives de Nantes, pièces justificatives. Le seul valet de chambre Henriet reconnaît en avoir livré quarante. Bibl. royale, mss. 493, F.
555: «Et ledit sire prenoit plus de plaisir à leur couper ou voir couper la gorge qu'à... Il leur faisoit couper le col par derrière pour les faire languir.» Bibl. royale, mss. 493, F.
556: Archives de Nantes, déposition de Griart, témoin et complice.
557: M. Monnod fils; tous ceux qui l'ont entendu en tremblent encore.
558: Bibl. royale, ms. 493, F.
559: Archives de Nantes.
560: Jean Chartier.
561: Bibl. royale. Legrand, Hist. ms. de Louis XI.
562: On trouva et l'on punit des Retz dans les rangs inférieurs. La même année (1440) on pendit à Paris un homme, «lequel estoit coustumier, quand il véoit ung petit enffant au maillot ou autrement, il l'ostoit à la mère, et tantost le gettoit au feu sans pitié.» Journal du Bourgeois.
563: Les gens du roi s'informaient curieusement de ces maisons abandonnées, des morts, des testaments, des héritiers, afin d'en tirer quelque chose: «Ils alloient parmy Paris, et quand ils véoient huys fermés, ils demandoient aux voisins d'entour: «Pourquoi sont ces huys fermés?—Ha! sire, respondoient-ils, les gens en sont trespassés.—Et n'ont-ils nuls hoirs qui y fussent demouré.—Ha! sire, ils demourent ailleurs, etc.» Journal du Bourgeois.
564: «Défense d'abattre et de brûler les maisons désertes.» Ordonnances, XIII, 31 janvier 1432.
565: Journal du Bourgeois. «Et si mangèrent un enffent de nuit en la place aux Chats, derrière les Innocents.» Ibidem. Ces loups étranglèrent par le plat pays plus de soixante à quatre-vingts personnes. (Jean Chartier.)
566:
Hélas! hélas! hélas! hélas!
Prélats, princes et bons seigneurs,
Bourgeois, marchans et advocats,
Gens de mestiers, grans et mineurs,
Gens d'armes, et les trois Estats,
Qui vivez sur nous, laboureurs, etc.
567: Charles VII avait une physionomie agréable, mais il n'était pas grand, il avait les jambes minces et grêles. Il paraissait à son avantage, quand il était revêtu de son manteau; le plus souvent il n'avait qu'une veste courte de drap vert, et l'on était choqué de lui voir des jambes si menues, avec de gros genoux. (Amelgard).
568: Ils se disaient toujours capitaines du roi, mais ils se moquaient de ses ordres. Nous voyons dans Monstrelet le meilleur peut-être de ces capitaines, La Hire, prendre en trahison un seigneur qui l'a reçu et hébergé chez lui; le roi a beau intervenir; il faut que le pauvre homme se ruine pour se racheter. (Ann. 1434.)
Plusieurs de ces capitaines d'écorcheurs ont laissé un long souvenir dans la mémoire du peuple. Le Gascon La Hire a donné son nom au valet de cœur. L'Anglais Matthew Gough, que les chroniqueurs appellent Mathago, est resté, je crois, dans certaines provinces, comme marionnette et épouvantail d'enfants. L'histoire du Breton Retz, fort adoucie, a fourni la matière d'un conte; de plus (pour l'honneur de la famille ou du pays?), on a substitué à son nom celui du partisan anglais Blue barb.