The Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1364-1415 (Volume 5/19), by 
Jules Michelet

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Title: Histoire de France 1364-1415 (Volume 5/19)

Author: Jules Michelet

Release Date: February 2, 2013 [EBook #41967]

Language: French

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HISTOIRE DE FRANCE

PAR

J. MICHELET

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE

TOME CINQUIÈME

PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Co, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

(p. i) PRÉFACE DE 1840

Ce volume et le suivant ont pour sujet commun la grande crise du xve siècle, les deux phases de cette crise où la France sembla s'abîmer. Celui-ci racontera la mort, le suivant la résurrection.

La première des deux périodes dure près d'un demi-siècle; elle part du schisme pontifical, et traverse le schisme politique d'Orléans et de Bourgogne, de Valois et de Lancastre.

Notre faible unité nationale du xive siècle était toute dans la royauté; au xve, la royauté même se divisant, il faut bien que le peuple essaye d'y suppléer. Le peuple des villes y échoue en 1413, et de cette tentative il ne reste qu'un code, le premier code administratif qu'ait eu la France. Le peuple des campagnes fera par inspiration ce que la sagesse des villes n'a pu faire; il relèvera la royauté, rétablira l'unité, et de cette épreuve où le pays faillit périr, sortira, confuse encore mais vivace et forte, l'idée même de la patrie.

(p. ii) Avant d'en venir là, il faut que ce pays descende dans la ruine, dans la mort, à une profondeur dont rien peut-être, ni avant ni après, n'a donné l'idée. Celui qui par l'étude a traversé les siècles pour se replacer dans les misères de cette époque funèbre, qui, pour mieux les comprendre, a voulu y vivre et en prendre sa part, ne pourra encore qu'à grand'peine en faire entrevoir l'horreur.

L'histoire est grave ici par le sujet; elle ne l'est pas moins par le caractère tout nouveau d'autorité qu'elle tire des monuments de l'époque. Pour la première fois peut-être elle marche sur un terrain ferme. La chronique, jusque-là enfantine et conteuse, commence à déposer avec le sérieux d'un témoin. Mais à côté de ce témoignage nous en trouvons un autre plus sûr. Les grandes collections d'actes publics, imprimés ou manuscrits, deviennent plus complètes et plus instructives. Elles forment dans leur suite, désormais peu interrompue, d'authentiques annales, au moyen desquelles nous pouvons dater, suppléer, souvent démentir, les on dit des chroniqueurs. Sans accorder aux actes une confiance illimitée, sans oublier que les actes les plus graves, les lois même, restent souvent sur le papier et sans application, on ne peut nier que ces témoignages officiels et nationaux n'aient généralement une autorité supérieure aux témoignages individuels.

(p. iii) Les ordonnances de nos rois, le Trésor des Chartes, les Registres du Parlement, les actes des Conciles; telles ont été nos sources pour les faits les plus importants. Joignez-y, quant à l'Angleterre, le Recueil de Rymer et celui des Statuts du royaume. Ces collections nous ont donné, particulièrement vers la fin du volume, l'histoire toute entière d'importantes périodes sur lesquelles la chronique se taisait.

L'étude de ces documents de plus en plus nombreux, l'interprétation, le contrôle des chroniques par les actes, des actes par les chroniques, tout cela exige des travaux préalables, des tâtonnements, des discussions critiques dont nous épargnons à nos lecteurs le laborieux spectacle. Une histoire étant une œuvre d'art autant que de science, elle doit paraître dégagée des machines et des échafaudages qui en ont préparé la construction. Nous n'en parlerions même pas, si nous ne croyions devoir expliquer et la lenteur avec laquelle se succèdent les volumes de cet ouvrage et le développement qu'il a pris. Il ne pouvait rester dans les formes d'un abrégé, sans laisser dans l'obscurité beaucoup de choses essentielles, et sans exclure les éléments nouveaux auxquels l'histoire des temps modernes doit ce qu'elle a de fécondité et de certitude.

8 février 1840.

(p. 1) LIVRE VI

CHAPITRE IV

CHARLES V—EXPULSION DES ANGLAIS
1364-1380

Le jeune roi était né vieux. Il avait de bonne heure beaucoup vu, beaucoup souffert. De sa personne, il était faible et malade. Tel royaume, tel roi. On disait que Charles le Mauvais l'avait empoisonné; il en était resté pâle et avait une main enflée, ce qui l'empêchait de tenir la lance. Il ne chevauchait guère, mais plus se tenait à Vincennes, à son hôtel de Saint-Paul, à sa royale librairie du Louvre. Il lisait, il oyait les habiles, il avisait froidement. On l'appela le sage, c'est-à-dire le lettré, le clerc, ou bien encore l'avisé, l'astucieux. Voilà le premier roi moderne, un roi assis, (p. 2) comme l'effigie royale est sur les sceaux. Jusque-là on se figurait qu'un roi devait monter à cheval. Philippe le Bel lui-même, avec son chancelier Pierre Flotte, était allé se battre à Courtrai. Charles V combattait mieux de sa chaise. Conquérant dans sa chambre, entre ses procureurs, ses juifs et ses astrologues, il défit les fameux chevaliers et les Compagnies encore plus redoutables. De la même plume, il signa les traités qui ruinaient l'Anglais et minuta les pamphlets qui devaient ruiner le pape, livrer au roi les biens de l'Église.

Ce médecin malade du royaume avait à le guérir de trois maux, dont le moindre semblait mortel: l'Anglais, le Navarrais, les Compagnies. Il se débarrassa du premier, comme on l'a vu, en le soûlant d'or, en patientant jusqu'à ce qu'il fût assez fort. Le Navarrais fut battu, puis payé, éloigné; on lui fit espérer Montpellier. Les Compagnies s'écoulèrent vers l'Espagne.

Charles V s'aida d'abord de ses frères; il leur confia les provinces les plus excentriques, le Languedoc au duc d'Anjou, la Bourgogne à Philippe le Hardi[1]. Il ne s'occupa que du centre. Mais il lui fallait un bras, une épée. Il n'y avait guère alors d'esprit militaire que parmi les Bretons et les Gascons. On célébrait le combat des Trente, où les Bretons avaient vaincu les Anglais[2]. Le roi s'attacha un brave Breton de Dinan, le (p. 3) sire Bertrand Duguesclin[3], qu'il avait vu lui-même au siége de Melun, et qui combattait pour la France depuis 1357.

(p. 4) La vie de ce fameux chef de compagnies, qui délivra la France des Compagnies et des Anglais, a été chantée, c'est-à-dire gâtée et obscurcie, dans une sorte d'épopée chevaleresque que l'on composa probablement pour ranimer l'esprit militaire de la noblesse. Nos histoires de Duguesclin ne sont guère que des traductions en prose de cette épopée. Il n'est pas facile de dégager de cette poésie ce qu'elle présente de sérieux, de vraiment historique. Nous en croirons volontiers le poëme et les romans en tout ce qui se rapproche (p. 5) du caractère bien connu des Bretons. Nous pourrons les croire encore dans les aveux qu'ils font contre leur héros. Ils avouent d'abord qu'il était laid: «De moyenne stature, le visage brun, le nez camus, les yeux verts, large d'épaules, longs bras et petites mains.» Ils disent qu'il était dès son enfance mauvais garçon, «rude, malicieux et divers en couraige,» qu'il assemblait les enfants, les partageait en troupes, qu'il battait et blessait les autres. Il fut quelque temps enfermé par son père. Cependant une religieuse avait prédit de bonne heure que cet enfant serait un fameux chevalier. Il fut encouragé par les prédictions d'une certaine demoiselle Tiphaine, que les Bretons croyaient sorcière, et que plus tard il épousa. Cet intraitable batailleur était pourtant, comme sont les Bretons, bon enfant et prodigue, souvent riche, souvent ruiné, donnant parfois tout ce qu'il avait pour racheter ses hommes; mais en revanche avide et pillard, rude en guerre et sans quartier. Comme les autres capitaines de ce temps, il préférait la ruse à tout autre moyen de vaincre, il restait toujours libre de sa parole et de sa foi. Avant la bataille, il était homme de tactique, de ressource et d'engin subtil. Il savait prévoir et pourvoir. Mais une fois qu'il y était, la tête bretonne reparaissait, il plongeait dans la mêlée, et si loin qu'il ne pouvait pas toujours s'en retirer. Deux fois il fut pris et paya rançon.

La première affaire pour le nouveau roi, c'était de redevenir maître du cours de la Seine. Mantes et Meulan étaient au roi de Navarre; Boucicaut et Duguesclin les prirent par une insigne perfidie. Les deux (p. 6) villes payèrent tout le mal que les Navarrais avaient fait aux Parisiens. Les bourgeois eurent la satisfaction d'en voir pendre vingt-huit à Paris.

Les Navarrais, fortifiés d'Anglais et de Gascons sous le captal de Buch, voulaient se venger et faire quelque chose pour empêcher le roi d'aller à Reims. Duguesclin vint bientôt au-devant avec une bonne troupe de Français, de Bretons, et aussi de Gascons. Le captal recula vers Évreux. Il s'arrêta à Cocherel, sur un monticule; mais Duguesclin eut l'adresse de lui ôter l'avantage du terrain. Il sonna la retraite et fit semblant de fuir. Le captal ne put empêcher ses Anglais de descendre; ils étaient trop fiers pour écouter un général gascon, quoique grand seigneur et de la maison de Foix. Il fallut qu'il obéit à ses soldats, et les suivît en plaine. Alors Duguesclin fit volte-face; les Gascons, qu'il avait de son côté, avaient fait, à trente, la partie d'enlever le captal du milieu de ses troupes. Les autres chefs navarrais furent tués, la bataille gagnée[4].

(p. 7) Gagnée le 16 mai, elle fut connue le 18 à Reims, la veille même du sacre; belle étrenne de la nouvelle royauté. Charles V donna à Duguesclin une récompense telle que jamais roi n'en avait donné: un établissement de prince, le comté même de Longueville, héritage du frère du roi de Navarre. En même temps, il faisait couper la tête au sire de Saquenville, l'un des principaux conseillers du Navarrais. Il ne traitait pas mieux les Français qui se trouvaient parmi les gens des Compagnies. On commença à se souvenir que le brigandage était un crime.

La guerre de Bretagne finit l'année suivante. Charles de Blois se résignait au partage de la Bretagne; mais sa femme n'y consentit pas. Le roi de France prêta Duguesclin et mille lances à Charles. Le prince de Galles envoya à Montfort le brave Chandos, deux cents lances, autant d'archers, auxquels se joignirent beaucoup de chevaliers anglais[5].

Montfort et les Anglais étaient sur une hauteur, comme le prince de Galles à Poitiers. Charles de Blois ne s'en inquiéta pas. Ce prince dévot, qui croyait aux miracles et qui en faisait, avait refusé au siége de Quimper de se retirer devant le flux. «Si c'est la volonté de Dieu, disait-il, la marée ne nous fera aucun mal.» Il ne s'arrêta pas plus devant la montagne à Auray que devant le flux à Quimper.

(p. 8) Charles de Blois était le plus fort. Beaucoup de Bretons, même de la Bretagne bretonnante, se joignirent à lui, sans doute en haine des Anglais[6]. Duguesclin avait rangé cette armée dans un ordre admirable. Chaque homme d'armes, dit Froissart, portait sa lance droit devant lui, taillée à la mesure de cinq pieds, et une hache forte, dure, et bien acérée, à petit manche... «Et s'en venoient ainsi tout bellement le pas. Ils chevauchoient si serrés qu'on n'eût pu jeter une balle de paume qu'elle ne tombât sur les pointes des lances. Jean Chandos regarda longtemps l'ordonnance des Français, «laquelle en soi-même il prisoit durement.» Il ne s'en put taire, et dit: «Que Dieu m'aide, comme il est vrai qu'il y a ici fleur de chevalerie, grand sens et bonne ordonnance[7]

Chandos s'était ménagé une réserve, pour soutenir chaque corps qui faiblissait. Ce ne fut pas sans peine qu'il obtint d'un de ses chevaliers qu'il voulût bien rester sur les derrières pour commander cette réserve. Il y fallut des prières, et presque des larmes[8]. Le préjugé féodal faisait considérer le premier rang comme la seule place honorable. Duguesclin n'aurait pu obtenir pareille chose dans l'autre armée.

Les deux prétendants combattaient en tête. C'était (p. 9) un duel sans quartier. Les Bretons étaient las de cette guerre, et voulaient en finir par la mort de l'un ou de l'autre[9]. La réserve de Chandos lui donna l'avantage sur Duguesclin, qui fut porté par terre et pris. Tout retomba sur Charles de Blois: sa bannière fut arrachée, renversée, lui-même tué. Les plus grands seigneurs de la Bretagne s'obstinèrent, et se firent tuer aussi.

Lorsque les Anglais vinrent à grande joie montrer à Montfort son ennemi qu'ils lui avaient tué, le sang français se réveilla en lui, ou peut-être la parenté; les larmes lui vinrent aux yeux. On trouva un cilice sous la cuirasse du mort. Sa piété, ses belles qualités revinrent en mémoire. Il n'avait recommencé la guerre que par déférence pour sa femme, dont la Bretagne était l'héritage. Ce saint[10] était aussi un homme. Il faisait des vers, composait des lais dans l'intervalle des batailles. Il avait été amoureux; un sien bâtard fut tué à côté de lui en voulant venger sa mort.

Montfort reçut en peu de jours les plus fortes places (p. 10) du pays. Les enfants de Charles de Blois étaient prisonniers en Angleterre. Le roi de France, qui ne portait nulle passion dans la guerre, s'arrangea avec le vainqueur, et décida la veuve de Charles de Blois à se contenter du comté de Penthièvre, de la vicomté de Limoges et d'une rente de dix mille livres. Le roi fit sagement. L'essentiel était d'empêcher que la Bretagne ne fit hommage à l'Anglais. Il y avait à parier qu'elle se lasserait tôt ou tard du protégé de l'Angleterre.

C'était quelque chose d'avoir fini la guerre de Bretagne et celle du roi de Navarre. Mais il fallait du temps pour que la France se remît. La simple énumération des ordonnances de Charles V suffit à découvrir quelles plaies effroyables la guerre avait faites. La plupart sont destinées à constater des diminutions de feux, à reconnaître que les communes dépeuplées ne peuvent plus payer les impôts. D'autres sont les sauvegardes que les villes, les abbayes, les hôpitaux, les chapitres obtiennent du roi. La protection publique était si faible, qu'on en réclamait une toute spéciale. Les villes, les corporations, les universités demandent que l'on consacre leurs priviléges. Plusieurs villes sont déclarées inséparables de la couronne. Les marchands italiens à Nîmes, les Castillans et Portugais à Harfleur et à Caen, obtiennent des priviléges. Au total, peu ou point de mesure générale; tout est spécial, individuel: on sent combien le royaume est loin de l'unité, combien il est faible et malade encore.

La plus grande misère de la France, c'était le brigandage des Compagnies. Licenciées par l'Anglais, repoussées de l'Île-de-France, de la Normandie, de la (p. 11) Bretagne, de l'Aquitaine, ces bandes refluaient sur le centre; elles se promenaient par le Berri, le Limousin, etc. Les brigands étaient là comme chez eux. C'était leur chambre, disaient-ils insolemment[11]. Ils étaient de toute nation, mais la plupart Anglais et Gascons, Bretons encore; mais ceux-ci étaient en petit nombre. Le peuple les regardait tous comme Anglais; rien n'a plus contribué à exaspérer la France contre l'Angleterre. On proposait aux Compagnies d'aller à la croisade. L'empereur leur avait obtenu le passage par la Hongrie, et il offrait de les défrayer en Allemagne. Mais la plupart ne se souciaient pas d'aller si loin. Ceux qui s'y décidèrent, dans l'espoir de piller l'Allemagne chemin faisant, y parvinrent à peine. Menés par l'Archiprêtre jusqu'en Alsace, ils y trouvèrent des populations serrées, hostiles, qui de toutes parts tombèrent sur eux. Il n'en réchappa guère. D'autres passèrent en Italie.

Mais le principal écoulement s'opéra vers l'Espagne, vers la Castille, dans la guerre du bâtard Don Enrique de Transtamare contre son frère Don Pèdre le Cruel. Tous les rois d'Espagne d'alors méritaient ce surnom. En Navarre régnait Charles le Mauvais, le meurtrier, l'empoisonneur. En Portugal, Don Pèdre le Justicier, celui qui fit une si atroce justice de la mort d'Inès de Castro. En Aragon, Don Pèdre le Cérémonieux, qui, sans forme de procès, fit pendre par les pieds un légat chargé de l'excommunier. De même, Don Pèdre le Cruel avait fait brûler vif un moine qui (p. 12) lui prédisait que son frère le tuerait. Il faut voir dans la Chronique d'Ayala ce qu'était l'Espagne, depuis qu'ayant moins à craindre les Maures, elle cédait à leur influence, devenait moresque, juive, tout, plutôt que chrétienne. Les guerres sans quartier contre les mécréants avaient rendu les mœurs féroces; elles le devenaient encore plus sous la dure fiscalité juive[12].

Ce Pèdre le Cruel était une espèce de fou furieux. Les deux éléments discordants de l'Espagne se combattaient en lui et en faisaient un monstre. Il se piquait de chevalerie, comme tout Castillan, et en même temps il ne régnait que par les juifs; il ne se fiait qu'à eux et aux Sarrasins[13]. On le disait fils d'une juive. Sans cette partialité pour les juifs, les communes lui auraient su gré de sa cruauté à l'égard des nobles.

Cet homme sanguinaire aimait pourtant. Il avait pour maîtresse la Dona Maria de Padilla, «petite, jolie et spirituelle,» dit le contemporain[14]. Pour lui plaire, il enferma sa femme Blanche, belle-sœur de Charles V, et finit par l'empoisonner. Il avait déjà fait périr je (p. 13) ne sais combien des siens. Son frère, Don Enrique de Transtamare, qui avait tout à craindre, se sauva et vint solliciter le roi de France de venger sa belle-sœur.

Le roi lui donna de bon cœur les Compagnies qui désolaient la France. Le roi d'Aragon offrit le passage, le pape l'autorisation d'envahir la Castille. Don Pèdre, entre autres violences, avait mis la main sur les biens d'église.

Le jeune duc de Bourbon était de nom le chef de l'expédition; le vrai chef devait être Duguesclin[15]. Il était encore prisonnier; les Anglais ne voulaient pas le rendre, à moins de 100,000 fr.[16]. Le roi, le pape et Don Enrique se cotisèrent et payèrent pour lui.

(p. 14) Duguesclin prit le commandement des aventuriers et les mena en Espagne, mais par Avignon, pour faire encore financer le pape. Il en tira deux cent mille francs en or et une absolution générale pour les siens. L'armée grossissait sur la route[17]; quoique le roi d'Angleterre eût défendu à ses sujets de prendre part à cette guerre, une foule d'aventuriers, Anglais et Gascons, n'en tenaient compte. Un Français les emmenait tous, au grand déplaisir de l'Anglais[18].

Ces gens, qui avaient commencé par rançonner le pape, n'en donnaient pas moins à cette guerre d'Espagne un faux air de croisade. Quand ils furent en Aragon, ils envoyèrent dire au roi de Castille qu'il eût à donner le passage et les vivres «aux pèlerins de Dieu qui avoient entrepris par grand'dévotion d'aller au royaume de Grenade, pour venger la souffrance de Notre-Seigneur, détruire les incrédules et exhausser notre foi. Le roi Don Piètre de ces nouvelles ne fit que rire, et répondit qu'il n'en feroit rien, et que jà il n'obéiroit à telle truandaille[19]

Ce fut en effet comme un pèlerinage. Il n'y eut rien à combattre. Don Pèdre fut abandonné. Il ne trouva d'asile qu'en Andalousie, chez ses amis les Maures. (p. 15) De là, il passa en Portugal, en Galice, et enfin à Bordeaux. Il y fut bien reçu. Les Anglais étaient outrés de colère et d'envie. Ils se chargèrent de ramener Don Pèdre, de rétablir le bourreau de l'Espagne; toujours ce diabolique orgueil qui leur a si souvent tourné la tête, tout sensés qu'ils paraissent, le même qui leur a fait brûler la Pucelle d'Orléans, qui, sous M. Pitt, leur aurait fait brûler la France.

Le prince de Galles était tellement infatué de sa puissance qu'il ne se contentait pas de vouloir rétablir Don Pèdre en Castille; il promettait au roi dépouillé de Majorque de le ramener en Aragon. Les seigneurs gascons, qui ne se souciaient pas d'aller si loin faire les affaires des Anglais, hasardèrent de lui dire qu'il était plus difficile de rétablir Don Pèdre que de le chasser. «Qui trop embrasse mal étreint, disaient-ils encore... Nous voudrions bien savoir qui nous payera; on ne met pas des gens d'armes hors de chez eux sans les payer[20].» Don Pèdre leur promettait tout ce qu'ils voulaient; il avait laissé des trésors cachés dans des lieux que lui seul connaissait; il leur donnerait six cent mille florins[21]. Pour le prince de Galles, il devait lui donner la Biscaye, c'est-à-dire l'entrée des Pyrénées, un Calais pour l'Espagne.

Tout ce qu'il y avait d'aventuriers anglais dans l'armée de Don Enrique fut rappelé en Guyenne. Ils partirent bien payés par lui, pour revenir le battre et gagner autant au service de Don Pèdre[22]: telle est la (p. 16) loyauté de ce temps. De même, le roi de Navarre traitait à la fois avec les deux partis, se faisant payer pour ouvrir, pour fermer les montagnes. Il craignait tellement de se compromettre pour les uns ou les autres, qu'au moment d'entrer en campagne avec les Anglais, il aima mieux se faire faire prisonnier[23].

Le prince de Galles eut plus de gens d'armes qu'il ne voulait[24]. La difficulté était de les nourrir. Arrivés sur l'Èbre, dans un maigre pays, par le vent, la pluie et la neige, les vivres leur manquèrent. Ils en étaient déjà à payer le petit pain un florin.—On conseillait à Don Enrique de refuser la bataille, de faire garder les passages et de les affamer. L'orgueil espagnol ne le permit pas. Il se voyait trois mille armures de fer, six mille hommes de cavalerie légère (vingt mille hommes d'armes, dit Froissart), dix mille arbalétriers, soixante mille communeros avec des lances, des piques et des frondes. Après tout, ce n'était guère que du peuple. Les archers anglais valaient mieux que les frondeurs castillans; les lances anglaises portaient plus loin que (p. 17) les dagues et les épées dont les Français et les Aragonais aimaient à se servir. La bataille fut conduite par ce brave et froid Jean Chandos qui avait déjà fait gagner aux Anglais les batailles de Poitiers et d'Auray. Malgré les efforts de Don Enrique, qui ramena les siens trois fois, les Espagnols s'enfuirent. Les aventuriers restèrent seuls à se battre inutilement[25]. Tout fut tué ou pris. Chandos se trouva, pour la seconde fois, avoir pris Duguesclin.

Ce fut un beau jour pour le prince de Galles. Il y avait juste vingt ans qu'il avait combattu à Crécy, dix qu'il avait gagné la bataille de Poitiers. Il rendit des jugements dans la plaine de Burgos; il y tint gages et champ de bataille: on put dire que l'Espagne fut un jour à lui.

Le roi de France, fort abattu de ces nouvelles, n'osa soutenir Henri de Transtamare. Sur une lettre de la princesse de Galles, il s'empressa de défendre au fugitif d'attaquer la Guyenne; il fit mettre en prison le jeune comte d'Auxerre, qui armait pour Don Enrique.

Les vainqueurs restaient en Espagne à attendre que Don Pèdre les payât sur les trésors cachés. Ils s'ennuyaient fort, la sobre hospitalité espagnole ne les dédommageait pas de ce long séjour. Les lourdes chaleurs venaient; ils se jetaient sur les fruits, et la dyssenterie les tuait en foule. Le prince de Galles n'était pas l'un des moins malades. Ils étaient, dit-on, réduits (p. 18) au cinquième, lorsqu'ils se décidèrent à repasser les monts, mal contents, mal portants, mal payés[26].

Le prince de Galles, qui avait répondu pour Don Pèdre, ne pouvant les satisfaire, ils pillaient l'Aquitaine. Il finit par leur dire d'aller chercher leur vie ailleurs. Ailleurs, c'était en France. Ils y passèrent, et tout en pillant sur leur route, ils ne manquaient pas de dire partout que c'était le prince de Galles, leur débiteur, qui les autorisait à se payer ainsi[27].

Le prince fit encore, par orgueil, la faute de délivrer Duguesclin; ce qui était donner un chef aux Compagnies. Le prudent Chandos, «qui était son maître,» avait dit qu'il ne le laisserait jamais se racheter. Un jour cependant que le prince était en gaieté, il aperçut le prisonnier, et lui dit: «Comment vous trouvez-vous, Bertrand?—À merveille, Dieu merci, répliqua-t-il. Comment ne serais-je pas bien? Depuis que je suis ici, je me trouve le premier chevalier du monde. On dit partout que vous me craignez, que vous n'osez me mettre à rançon.» L'Anglais fut piqué: «Messire Bertrand, dit-il, vous croyez donc que c'est pour votre bravoure que nous vous gardons? Par saint Georges, (p. 19) payez cent mille francs, et vous êtes libre.» Duguesclin le prit au mot[28].

Ayala dit que le prince, pour montrer qu'il se souciait peu de Duguesclin, lui dit de fixer lui-même combien il voulait payer. Duguesclin dit fièrement: «Pas moins de cent mille francs.» Ce serait plus d'un million aujourd'hui. Le prince fut étonné: «Et où les prendrez-vous, Bertrand?»—Le Breton, selon la chronique, aurait dit ces belles paroles, qui n'ont rien d'invraisemblable: «Monseigneur, le roi de Castille en payera moitié, et le roi de France le reste; et si ce n'était assez, il n'y a femme en France sachant filer, qui ne filât pour ma rançon[29]

Il ne présumait pas trop. La guerre était imminente. Pendant que Charles V recevait honorablement à Paris un fils du roi d'Angleterre, qui allait se marier à Milan, les Compagnies licenciées par les Anglais désolaient la Champagne et jusqu'aux environs de Paris. C'était trop de payer et d'être pillé.

Le prince de Galles était revenu d'Espagne hydropique, et son armée ne valait guère mieux. Les Gascons, qui s'étaient engagés dans cette affaire anglaise sur la foi des trésors cachés de Don Pèdre, revenaient pauvres, en piteux équipage et de mauvaise humeur. Ils gardaient d'ailleurs au prince plus d'une vieille (p. 20) rancune. Il avait forcé le comte de Foix à donner passage aux Compagnies, il avait demandé mille lances au sire d'Albret, et lui en avait laissé huit cents à sa charge[30]. Les méridionaux en voulaient aux Anglais, non pas seulement de leurs vexations, mais de ce qu'ils étaient Anglais, c'est-à-dire ennuyeux, incommodes à vivre. Ces vives, spirituelles et parleuses populations souffraient à les voir orgueilleusement taciturnes, et ruminant toujours en eux-mêmes leur bataille de Poitiers[31].

Le prince de Galles méprisait les Gascons. Il choisit, avec le tact anglais, ce moment de mauvaise humeur pour mettre sur leurs terres un fouage de dix sols par feu[32]; au lieu de les payer, il leur demandait de l'argent; un fouage aux maigres populations des landes, aux pauvres chevriers des montagnes; un fouage à cette brave petite noblesse qui ne fut jamais riche qu'en cadets et en bâtards. Le prince avait convoqué (p. 21) les états à Niort dans l'espoir de convertir les Gascons par le bon exemple des Poitevins et des Limousins. Ils n'y furent pas sensibles. Il eut beau transférer les états à Angoulême, à Poitiers, à Bergerac. Ils n'eurent pas plus envie de payer à Bergerac qu'à Niort.

Et non-seulement ils ne payèrent pas, mais ils allèrent trouver le roi de France, lui disant, avec la vivacité de leur pays, qu'ils voulaient justice, que sa cour était la plus juste du monde, que s'il ne recevait pas leur appel, ils iraient chercher un autre seigneur[33]. Le roi, qui n'était pas prêt à la guerre, tâchait de les contenir. Il ne les soutenait pas, ne les renvoyait pas; mais il les gardait à Paris, les choyait, les défrayait[34]. Il y avait de belles fortunes à faire auprès de ce bon roi. L'Anglais ne payait pas, même après; lui, il payait d'avance. Il donnait aux petits chevaliers, non pas de l'argent seulement, mais des établissements, des fortunes de prince. Il était le père des Bretons et des Gascons. Il ne leur gardait pas rancune. Plus on avait battu ses gens, et mieux il vous traitait. Il venait d'accueillir le Vendéen Clisson, l'un de ceux qui avaient le plus contribué à la défaite des Français à Auray. Il offrit au captal de Buch le duché de Nemours. Il donna au sire d'Albret une fille de France en mariage. Ce fut pour les Gascons un grand encouragement de voir un (p. 22) des leurs devenir prince, beau-frère des rois de France et de Castille.

Le 25 janvier 1369, le prince de Galles reçut à Bordeaux un docteur ès lois et un chevalier, qui venaient, de la part du roi de France, lui remettre un exploit. C'était une sommation polie de venir à Paris et de répondre en cour des pairs, touchant certains griefs dont, «par foible conseil et simple information, il aurait molesté les prélats, barons, chevaliers et communes des marches de Gascogne aux frontières de notre royaume, de laquelle chose nous sommes tout émerveillés[35].» Le malade, ayant pris connaissance du message, dit fièrement le mot de Guillaume le Conquérant: «Nous irons, mais ce sera le bassinet en tête, et soixante mille hommes à notre compagnie... Il en coûtera cent mille vies.» Le prince était de si mauvaise humeur, qu'après avoir permis aux messagers de s'en aller, il fit courir après, et les mit en prison sous un prétexte: «De crainte qu'ils n'allassent recorder leurs sougles (plaisanteries) et leurs bourdes (railleries) au duc d'Anjou qui vous aime tout petit, et qu'ils disent comme ils m'ont ajourné en mon hôtel même[36]

Le roi de France, tout au contraire, avait l'air de croire que cette affaire de Gascogne ne touchait point le roi d'Angleterre. Au même moment, il lui envoyait un présent de cinquante pipes de bon vin, dont pourtant l'Anglais ne voulut pas. Il avait naguère encore (p. 23) acquitté un des payements de la rançon du roi Jean.

Charles savait endurer et patienter. Ses affaires n'en marchaient pas moins. Au nord, il gagnait les gens des Pays-Bas. Il pratiquait le Ponthieu, Abbeville. Au midi, il avait, de longue date, fait placer par le pape des évêques à lui dans toutes les provinces anglaises. Au delà des Pyrénées, il envoyait Duguesclin et quelques gens des Compagnies pour aider aux Castillans à se débarrasser du roi que les Anglais leur avaient imposé. Don Enrique promettait en retour d'armer contre les Anglais une flotte double de celle du roi de France.

Don Pèdre avait pour lui beaucoup de communes, précisément à cause de sa cruauté à l'égard des nobles. Il avait surtout les Maures et les juifs, mauvais auxiliaires qui n'étaient pas capables de le défendre et qui donnaient une fâcheuse couleur à son parti. Il s'était retiré dans un des pays les moins chrétiens d'Espagne, dans l'Andalousie. Don Enrique et Duguesclin, emmenant rapidement un petit corps d'hommes sûrs, ne lui laissèrent pas le temps de reconnaître le nombre des assaillants. Les juifs qui, contre toutes leurs habitudes, avaient pris les armes, les jetèrent au plus vite; les Maures avec leurs flèches ne pouvaient arrêter la grosse cavalerie. Duguesclin défendit qu'on fît quartier à ces mécréants. Don Pèdre n'eut que le temps de se jeter dans le château de Montiel. On dit que Duguesclin lui promit de le faire évader et qu'il le trahit; que les deux frères étant venus en présence dans la tente de Don Enrique, ces furieux se jetèrent l'un sur l'autre; que Don Pèdre ayant mis (p. 24) Enrique dessous, Duguesclin prit Don Pèdre par la jambe et le mit sous son frère qui le poignarda[37].

La bataille de Montiel eut lieu le 14 mars. À la fin d'avril, Charles V éclata, surprit le Ponthieu et défia le roi d'Angleterre. Le défi fut porté à Westminster par un valet de cuisine. Le choix du messager, en chose moins grave, eût semblé épigrammatique. Ces conquérants, maltraités en Espagne par les fruits, en France par les vins, étaient malades, vieillis de leurs excès. Un fils d'Édouard III, Lionel, mourait à Milan d'indigestion. Les Anglais soutinrent qu'il était empoisonné.

Il n'y avait que trop de bonnes raisons pour rompre la paix. Les Anglais l'avaient rompue eux-mêmes, en lâchant leurs Compagnies sur la France. Charles V n'en parla pas, non plus que des réclamations des Gascons au traité de Bretigni, pas davantage de leurs priviléges violés par les Anglais. Il aima mieux chercher dans les chartes du traité quelque défaut de forme. Les états généraux, consultés par lui avec déférence, décidèrent que son droit était bon (9 mai 1369). Il se fit donner par la cour des pairs sentence pour confisquer l'Aquitaine; il dit hardiment dans cet acte que la suzeraineté et le droit d'appel avaient été réservés par le traité de Bretigni.

Il pouvait mentir hardiment: tout le monde était pour lui. Les Compagnies se déclarèrent françaises. Les évêques d'Aquitaine lui donnaient leurs villes; de (p. 25) longue date, l'archevêque de Toulouse les avaient gagnées: soixante villes, bourgs ou châteaux, chassèrent les Anglais, même Cahors, même Limoges, dont les évêques semblaient tous anglais. Le roi de France méritait ces miracles; tout maladif qu'il était, il faisait continuellement, pieds nus, de dévotes processions[38]. Les prêcheurs populaires parlaient pour lui. Le roi d'Angleterre faisait bien aussi prêcher l'évêque de Londres, mais il n'avait pas le même succès[39].

Toutes les villes qui se rendaient à Charles V obtenaient confirmation et augmentation de priviléges. On suit le progrès de sa conquête de charte en charte: Rhodez, Figeac, Montauban, février 1370; Milhau en Rouergue, mai; Cahors, Sarlat, juillet[40].

Il est difficile de croire qu'une tête aussi froide, aussi sage, ait eu réellement l'idée d'envahir l'Angleterre[41]. Il fit tout ce qu'il fallait pour le faire croire, sans doute afin d'attirer les Anglais dans le nord et de les empêcher d'étouffer le mouvement du midi. Ils (p. 26) débarquèrent en effet une armée à Calais sous le duc de Lancastre. La grande et grosse armée française, conduite par le duc de Bourgogne, cinq fois plus forte que l'anglaise, avait défense expresse de combattre. Elle resta immobile, puis se retira, sous les huées des Anglais[42]. Ceux-ci n'en perdirent pas moins leur temps et leur argent. Les villes du nord étaient en bon état. Dans le midi ils avaient regagné plusieurs places, mais en perdant ce qui valait bien plus, l'irréparable capitaine auquel ils devaient les victoires de Poitiers, d'Auray et de Najara, le sage et habile Jean Chandos.

Ce brave homme avait tout prévu. Dès le moment que le prince de Galles s'obstina, contre son avis, à imposer ce fatal fouage, Chandos se retira en Normandie. Puis, le midi se soulevant, il revint pour réparer le mal, pour sauver les imprudents qui n'avaient pas voulu l'écouter; mais il espérait peu de cette guerre. L'historien du temps le représente fort triste et mélancolieux, comme s'il eût prévu sa mort prochaine et la perte des provinces anglaises. Après sa mort, le roi d'Angleterre suivit enfin son avis, et révoqua l'impôt. Il était trop tard.

Les Anglais étaient, comme on est dans le malheur, de plus en plus malhabiles et malheureux. Ils auraient dû à tout prix s'assurer le roi de Navarre et s'en servir contre la France. Le marché tint, selon toute apparence, à la vicomté de Limoges que le Navarrais demandait. Le prince de Galles ne voulut pas ébrécher son royaume d'Aquitaine: il lui importait de garder (p. 27) cette porte de la France. Il refusa et perdit tout. Le roi de France regagna le roi de Navarre en lui donnant Montpellier, qu'il lui promettait depuis si longtemps. Peu après il eut encore l'adresse de se concilier le nouveau roi d'Écosse, premier de la maison de Stuart, Castille, Navarre, Flandre, Écosse, il détachait tout de l'Angleterre; il isolait son ennemie.

L'orgueil anglais était si engagé dans cette guerre qu'Édouard trouva encore moyen, après tant de sacrifices, de faire contre la France deux expéditions à la fois. Pendant qu'un de ses fils, le duc de Lancastre, allait secourir le prince de Galles resserré dans Bordeaux (fin juillet 1370), une autre armée sous un vieux capitaine, Robert Knolles, entrait en Picardie (même mois). Des deux côtés, nulle résistance; Duguesclin, Clisson, conseillaient d'éviter tout combat, d'escarmoucher seulement et de garder les places; la campagne devenait ce qu'elle pouvait. Ces chefs de Compagnie ne connaissaient que le succès; les plus braves aimaient mieux employer la ruse. Quant à l'honneur du royaume, ils ne savaient ce que c'était. Il fallait que le duc de Bourbon vît, sans bouger, passer devant le front de son armée, sa mère, mère de la reine de France, que les Anglais avaient prise, et qu'ils firent chevaucher sous ses yeux dans l'espoir d'entraîner le fils au combat. Il leur proposa un duel, mais leur refusa la bataille[43].

À Noyon, l'outrage fut plus sanglant. L'Écossais Seyton sauta les barrières de la ville, ferrailla une (p. 28) heure avec les Français, et sortit sain et sauf[44]. L'armée anglaise vint aussi jusqu'en Champagne, jusqu'à Reims, jusqu'à Paris, détruisant et brûlant tout ce qu'elle trouvait, cherchant s'il y aurait quelque ravage assez cruel, quelque piqûre assez sensible, pour réveiller l'honneur de l'ennemi. Pendant un jour et deux nuits qu'ils furent devant Paris, le roi, de son hôtel Saint-Paul, voyait sans s'émouvoir la flamme des villages qu'ils incendiaient de tous côtés. Une nombreuse et brillante chevalerie, les Tancarville, les Coucy, les Clisson, étaient dans la ville, mais il les retenait. Clisson, dont la bravoure était connue, encourageait cette prudence cruelle: «Sire, vous n'avez que faire d'employer vos gens contre ces enragés; laissez-les se fatiguer eux-mêmes. Ils ne vous mettront pas hors de votre héritage, avec toutes ces fumières.»

Au moment du départ, un Anglais approcha de la barrière Saint-Jacques qui était toute ouverte et pleine de chevaliers. Il avait fait vœu de heurter sa lance aux barrières de Paris. Nos chevaliers l'applaudirent et le laissèrent aller[45]. Cet outrage aux murailles de la cité, à l'honneur du pomœrium, chose si sainte chez les anciens, ne touchait pas les hommes féodaux. L'Anglais (p. 29) s'en allait au petit pas, quand un brave boucher avance sur le chemin, et d'une lourde hache à long manche lui décharge un coup entre les deux épaules; il redouble sur la tête et le renverse. Trois autres surviennent, et à eux quatre ils frappaient sur l'Anglais «ainsi que sur une enclume.» Les seigneurs qui étaient à la porte, vinrent le ramasser pour l'enterrer en terre sainte.

Le prince de Galles ne trouva pas plus d'obstacles pour assiéger Limoges que Knolles pour insulter Paris. Duguesclin avait lui-même conseillé de dissoudre l'armée du midi et n'avait gardé que deux cents lances pour courir le pays. Le prince en voulait d'autant plus cruellement aux gens de Limoges, que l'auteur de la défection de cette ville, l'évêque, était sa créature et son compère. Il avait juré l'âme de son père qu'il ferait payer cher à la ville cette trahison. Les bourgeois, fort effrayés, auraient voulu se rendre. Mais les capitaines français les en empêchèrent. Cependant le prince ayant fait miner une partie des murailles, les fit sauter et entra par la brèche. Il était trop malade pour chevaucher, mais se faisait traîner dans un chariot. Il avait donné ordre de tuer tout, hommes, femmes et enfants. Il se donna le spectacle de cette boucherie. «Il n'est si dur cœur que, s'il fut adonc en la cité de Limoges, et il lui souvint de Dieu qui n'en pleurât tendrement[46].» Le prince de Galles ne s'en (p. 30) souvint pas. Cet homme blême et malade, qui était si près de rendre compte, ce mourant ne pouvait se rassasier de voir des morts. Des femmes, des enfants, se jetaient à genoux sur son passage, en criant: «Grâce, grâce, gentil Sire!» Il n'écoutait rien. Il n'épargna que l'évêque, c'est-à-dire le seul coupable, et trois chevaliers français qui lui plurent pour s'être défendus à outrance.

Cette extermination de Limoges, qui rendit le nom anglais exécrable en France, apprit aux villes à se bien défendre. C'était un adieu de l'ennemi. Il traitait le pays comme la terre d'un autre, comme n'y comptant pas revenir. Peu après se sentant plus malade, le prince se laissa persuader par les médecins d'aller respirer le brouillard natal, et se fit embarquer pour Londres. Son frère, le duc de Lancastre, commençait sans doute à lui porter ombrage. Le prince de Galles, qui ne pouvait espérer de succéder, voulait au moins assurer le trône à son fils.

Le roi fit plaisir à tout le royaume en nommant Duguesclin connétable[47]. Le petit chevalier breton, investi de cette première dignité du royaume, mangea à la table du roi, distinction faite pour étonner, quand on voit, dans Christine de Pisan, que le cérémonial de France était que le roi fût servi à table par ses frères.

Le nouveau connétable entendait seul la guerre qu'il fallait faire à l'Anglais. Les batailles étaient impossibles; (p. 31) les imaginations étaient frappées depuis Crécy et Poitiers. Chose bizarre, les Français, qui sous Duguesclin forcèrent les Anglais dans plusieurs places, hésitaient à rencontrer en plaine ceux auxquels ils ne craignaient pas de donner assaut. Il leur fallait être tout au moins en nombre double. Ils commencèrent à se rassurer lorsque Duguesclin, suivant l'armée de Knolles dans sa retraite, enleva deux cents Anglais avec quatre cents Français.

Ce qui servait Charles V mieux que Duguesclin, mieux que tout le monde, c'était la folie des Anglais, le vertige qui les poussait de faute en faute. Ils firent déclarer pour eux le duc de Bretagne. Mais la Bretagne était contre. Ils se trouvèrent avoir provoqué la ruine de Montfort, qu'ils avaient établi avec tant de peine. Les Bretons chassèrent leur duc[48].

L'alliance de Castille avait jusque-là peu servi Charles V. Les Anglais se chargèrent de la resserrer, de la rendre efficace. Le duc de Lancastre, dans son ambition extravagante, épousa la fille aînée de Don Pèdre; le comte de Cambridge épousa sa seconde fille. C'était une infatuation inouïe, incroyable. L'Angleterre, qui n'avait pu conquérir la France, entreprenait de plus la conquête de l'Espagne.

Le résultat de cette nouvelle imprudence fut de (p. 32) donner une flotte aux Français. Le roi de Castille, menacé par ce mariage, envoya une armée navale à Charles V. Les gros vaisseaux espagnols, chargés d'artillerie, accablèrent devant la Rochelle les petits vaisseaux des Anglais, leurs archers. La Rochelle applaudit et chassa les vaincus. Elle se donna, mais avec bonnes réserves et sous condition, de manière à rester une république sous le roi.[49]

Ce grand événement entraîna tout le Poitou. Édouard et le prince de Galles, le vieillard et le malade, montèrent pourtant en mer et essayèrent de venir au secours. La mer ne voulait plus d'eux. Elle les ramena, bon gré, mal gré, en Angleterre. Thouars succomba. Duguesclin battit ce qui restait d'Anglais à Chizey. La Bretagne suivit: ce fut l'affaire de quelques siéges. Le seul capitaine qui restât aux Anglais était un Gascon, le captal de Buch; l'un des meilleurs qu'eussent les Français était un Gallois, un descendant des princes de Galles qui vengeait ses aïeux en servant la France. Le Gallois prit le Gascon: Charles V garda précieusement à la tour du Temple cet important prisonnier, sans lui permettre de se racheter jamais.

Le second fils d'Édouard III, le duc de Lancastre, tige de cette ambitieuse branche de Lancastre qui fit la gloire et le malheur de l'Angleterre au xve siècle, avait pris le titre de roi de Castille. Il se fit nommer capitaine général du roi d'Angleterre en France, son (p. 33) lieutenant dans l'Aquitaine, où les Anglais n'avaient presque plus rien. Il y a une telle force d'orgueil dans le caractère anglais, une passion si opiniâtre, qu'après tant d'hommes et d'argent joués et perdus, ils firent une mise nouvelle pour regagner tout. Ils trouvèrent encore une grande armée à donner à leur capitaine d'Aquitaine. Débarqué à Calais, Lancastre traversa la France, sans trouver rien à faire, ni bataille à livrer, ni ville à prendre: tout était fermé, en défense. Les Anglais ne purent rançonner que quelques villages. Tant qu'ils furent dans le Nord, les vivres abondaient: «Ils dînaient tous les jours splendidement.» Mais, dès qu'ils furent dans l'Auvergne, ils ne trouvèrent plus ni vivres, ni fourrages. La faim, les maladies firent dans l'armée des ravages terribles. Ils étaient partis de Calais avec trente mille chevaux; ils arrivèrent à pied en Guyenne: c'était une armée de mendiants; ils demandaient de porte en porte leur pain aux Français[50].

L'arrivée de cette armée à Bordeaux eut pourtant un effet. Les Gascons, qui n'étaient plus Anglais et qui n'étaient pas pressés de devenir Français, s'enhardirent, et déclarèrent au connétable de France qu'ils feraient hommage à celui des deux partis qui battrait l'autre. Il fut convenu qu'une bataille serait livrée le 15 avril à Moissac. Puis les Anglais l'ajournèrent (p. 34) au 15 août; puis ils demandèrent qu'elle eût lieu près de Calais. Les actes n'ayant pas été conservés, on ne sait trop ce qui fut convenu. Au 15 août, les Français se rendirent à Moissac, s'y rangèrent en bataille, attendirent et ne virent personne. Alors ils forcèrent les Gascons de tenir parole. Il ne resta aux Anglais en France que Calais, Bayonne et Bordeaux (1374).

Cet effort qui n'avait abouti à rien, ce coup donné en l'air, leur fit beaucoup de mal. L'épuisement qui suivit fut tel qu'Édouard accepta la médiation du pape qu'il avait tant de fois refusée. Le grondement du peuple devenait formidable au roi. Ce rude dogue, qu'on avait mené si longtemps par l'appât d'une proie qui reculait toujours, commençait à faire mine de se jeter sur son maître. On avait eu une peine incroyable à faire aimer la guerre à l'Angleterre. Elle était déjà lasse à la bataille de Crécy. Lorsque le chancelier demandait aux gens des communes, pour les piquer d'honneur: «Quoi donc? voudriez-vous d'une paix perpétuelle?» ils répondaient naïvement: «Oui, certes, nous l'accepterions[51].»—On leur fit croire ensuite que tout serait fini avec la prise de Calais. Puis vint la victoire de Poitiers, qui leur tourna la tête. Ils se figuraient que la rançon du roi de France les dispenserait à jamais de payer l'impôt. Après, on les amusa avec l'Espagne, avec les fameux trésors cachés de Don Pèdre. L'argent d'Espagne ne venant pas, on leur persuada qu'on prendrait l'Espagne elle-même.

(p. 35) En 1376, ils firent leurs comptes, et virent qu'ils n'avaient rien, ni argent, ni Espagne, ni France. Leur mauvaise humeur fut extrême. Ils s'en prirent au roi, au duc de Lancastre, qui avait alors la principale influence. Son frère aîné, le prince de Galles, tout malade qu'il était, se montrait favorable à l'opposition. Le Parlement de 1376, appelé le bon Parlement, ne se laissa plus mener par des mots. Il demanda ce qu'était devenu tant d'argent, ces subsides, ces rançons de France et d'Écosse. Il attaqua brutalement Édouard, dévoila sans pitié les faiblesses royales, le poursuivit dans son intérieur, dans sa chambre à coucher.

Le vieux roi était gouverné par une jeune femme mariée, Alice Perrers, femme de chambre de la reine, belle, hardie, impudente[52]. La pauvre reine, qui voyait tout, avait fait en mourant cette prière au roi: «Qu'il voulût bien se faire enterrer près d'elle à Westminster,» espérant l'avoir à elle, au moins dans la mort.

Les joyaux de la reine furent donnés à Alice. La créature se faisait donner, prenait ou volait. Elle vendait des places, des jugements même. Elle allait de sa personne au Banc du roi solliciter des causes. Les juges d'église, les docteurs en droit canon, étaient exposés dans leurs jugements, à voir la belle Alice (p. 36) venir hardiment leur parler à l'oreille. Le Parlement somma le roi d'éloigner cette femme et d'autres mauvais conseillers.

Le prince de Galles mourut, laissant un fils tout jeune. Le duc de Lancastre, entre ce neveu enfant et son vieux père, se trouvait effectivement roi. Les conseillers revinrent. Le vote d'une grosse taxe fut extorqué au Parlement. Le duc, qui avait besoin de bien d'autres ressources pour sa future conquête d'Espagne, se préparait à mettre la main sur les biens du clergé. Déjà il avait lancé contre les prêtres le fameux prédicateur Wicleff; il le soutenait, avec tous les grands seigneurs, contre l'évêque de Londres. Les gens de Londres, sur un mot insolent de Lancastre contre leur évêque, se soulevèrent, et faillirent mettre le duc en pièces.

Pendant tout ce bruit, le vieil Édouard III se mourait à Eltham, abandonné à la merci de son Alice. Elle le trompait jusqu'au bout, restant près de son lit, le flattant d'un prochain rétablissement, l'empêchant de songer à son salut. Dès qu'il perdit la parole, elle lui arracha ses anneaux des doigts, et le laissa là.

Le fils et le père étaient morts à un an de distance. Ces deux noms, auxquels se rattachent de tels événements, sont peut-être encore les plus chers souvenirs de l'Angleterre. Quoique le prince ait dû en grande partie à Jean Chandos ses victoires de Poitiers et de Najara, quoique son orgueil ait soulevé les Gascons et armé la Castille contre l'Angleterre, peu d'hommes méritèrent mieux la reconnaissance de leur pays. Nous-mêmes, à qui il a fait tant de mal, nous ne pouvons (p. 37) voir sans respect, à Cantorbéry, la cotte d'armes du grand ennemi de la France. Ce mauvais haillon de peau piquée des vers éclate entre tous les riches écussons dont l'église est parée. Il a survécu cinq cents ans au noble cœur qu'il couvrait.

Dès que le roi de France apprit la mort d'Édouard, il dit que c'était là un glorieux règne et qu'un tel prince méritait mémoire entre les preux. Il assembla nombre de prélats et de seigneurs, et fit faire un service à la Sainte-Chapelle. En Angleterre, les funérailles furent troublées. Quatre jours après la mort d'Édouard, la flotte de Castille, chargée des troupes de France, courut toute la côte en brûlant des villes: Wigth, Rye, Yarmouth, Darmouth, Plymouth et Winchelsea. Jamais, du vivant d'Édouard et du prince de Galles, l'Angleterre n'avait éprouvé un pareil désastre.

De toutes parts, le roi de France faisait une guerre de négociations. Depuis cinq ans, il empêchait le mariage d'un fils d'Édouard avec l'héritière de Flandre, par défaut de dispense papale; il obtint sans difficulté cette dispense pour son frère, le duc de Bourgogne, parent de la jeune comtesse au même degré. Le père ne voulait pas de ce mariage, non plus que les villes de Flandre. Mais la grand'mère, comtesse d'Artois et de Franche-Comté, fit dire à son fils, le comte de Flandre, qu'elle le déshéritait s'il ne donnait sa fille au prince français. Le mariage se fit pour le désespoir du prince d'Angleterre, qui voyait cette immense succession prête à échoir à la maison de France. La France, mutilée à l'ouest, se formait sa vaste ceinture de l'est et du nord.

(p. 38) Cet échec et ceux que les Anglais éprouvèrent encore près de Bordeaux allaient les décider à faire ce qu'ils auraient dû faire tout d'abord, à s'unir avec le roi de Navarre. Ils lui auraient donné Bayonne et le pays voisin, il eut été leur lieutenant en Aquitaine. Le Navarrais, plus fin qu'habile, envoyait son fils à Paris pour mieux tromper le roi, tandis qu'il traitait avec les Anglais. Il lui advint comme à Louis XI à Péronne. Sa finesse le mena au piége. Le roi lui garda son fils, lui reprit Montpellier et saisit son comté d'Évreux. On prit son lieutenant Dutertre, son conseiller Du Rue qui, disait-on, était venu empoisonner le roi. On accusait Charles le Mauvais d'avoir empoisonné déjà la reine de France, la reine de Navarre et d'autres encore. Tout cela n'était pas invraisemblable: ce petit prince, exaspéré par ses longs malheurs, pouvait essayer de reprendre par le crime et la ruse ce que la force lui avait ôté. Il avait sujet de haïr les siens autant que l'ennemi. Sa femme le trompait pour le brave capitaine gascon des Anglais, le captal de Buch[53]. Du Rue avoua seulement que Charles le Mauvais comptait empoisonner le roi par le moyen d'un jeune médecin de Chypre, qui pouvait s'introduire aisément près de Charles V et lui plaire, «parce qu'il parloit beau latin, et étoit fort argumentatif.» Dutertre et Du Rue furent exécutés. Charles V tira de ce procès l'avantage d'avilir, de déshonorer le roi de (p. 39) Navarre, de lui faire une réputation d'empoisonneur, de tuer ainsi ses prétentions au trône de France.

Charles le Mauvais perdit tout dans le Nord, excepté Cherbourg. Au Midi, les Castillans le menaçaient. Il eût perdu la Navarre même, si les Anglais n'étaient venus à son secours. Les Gascons y aidèrent les Anglais. Ceux-ci essayèrent ensuite de prendre Saint-Malo, et n'y réussirent pas plus que les Français à prendre Cherbourg. Tout ce grand mouvement de guerre n'aboutit encore à rien. Le roi de France ne put être forcé ni à combattre, ni à rendre; il resta les mains garnies[54].

L'habileté de Charles V et l'affaiblissement des autres États avaient relevé la France, au moins dans l'opinion. Toute la chrétienté regardait de nouveau vers elle. Le pape, la Castille, l'Écosse, regardaient le roi comme un protecteur. Frère du futur comte de Flandre, allié des Visconti, il voyait les rois d'Aragon, de Hongrie, ambitionner son alliance. Il recevait les ambassades lointaines du roi de Chypre, du Soudan de Bagdad, qui s'adressaient à lui, comme au premier prince des Francs[55]. L'empereur même lui rendit une sorte d'hommage en le visitant à Paris. Après avoir aliéné les droits de l'Empire en Allemagne et en Italie, il venait donner au dauphin le titre du royaume d'Arles.

(p. 40) La subite restauration du royaume de France était un miracle que chacun voulait voir. De toutes parts on venait admirer ce prince qui avait tant enduré, qui avait vaincu à force de ne pas combattre[56], cette patience de Job, cette sagesse de Salomon. Le xive siècle se désabusait de la chevalerie, des folies héroïques, pour révérer en Charles V le héros de la patience et de la ruse.

Ce prince naturellement économe, ce roi d'un peuple ruiné, étonnait les étrangers de la multitude de ses constructions. Il élevait autour de Paris des maisons dites de plaisance, Melun, Beauté, Saint-Germain; mais toute maison alors était un fort. Il donnait à la ville un nouveau pont (Pont-Neuf), des murs, des portes, une bonne bastille. Il ne se fiait guère qu'aux murailles[57].

Près de sa bastille, il avait construit, étendu, aménagé, (p. 41) avec le luxe d'un roi et les recherches d'un malade, le vaste hôtel Saint-Paul[58]. La magnificence de cette demeure, la splendide hospitalité qu'y trouvaient les princes et les seigneurs étrangers, faisaient illusion sur l'état du royaume. Le sire de La Rivière, l'aimable (p. 42) et subtil conseiller de Charles V, le gentilhomme accompli de ce temps, en faisait les honneurs. Il leur montrait la noble demeure de son maître, ces galeries, ces bibliothèques, ces buffets chargés d'or, et ils l'appelaient le riche roi[59].

«L'eure de son descouchier au matin estoit comme de six à sept heures. Donnoit audience mesmes aux mendres, de hardiement deviser à luy. Après, luy pigné, vestu et ordonné,... on lui apportoit son breviaire; environ huit heures du jour, aloit à la messe; à l'issue de sa chapelle, toutes manières de gens povoient bailier leurs requêtes. Après ce, aux jours députez à ce, aloit au conseil, après lequel... environ dix heures asseoit à table... À l'exemple de David, instruments bas oyait volontiers à la fin de ses mangiers.»

«Luy levé de table, à la colacion, vers lui povoyent aler toutes manières d'estrangiers. Là luy estoient apportées nouvelles de toutes manières de pays ou des aventures de ses guerres... pendant l'espace de deux heures; après aloit reposer une heure. Après son dormir, estoit un espace avec ses plus privés en esbatement, visitant joyauls ou autres richeces. Puis aloit à vespres. Après... entroit en été en ses jardins, où marchands (p. 43) venoient apporter velours, draps d'or, etc. En hyver s'occupoit souvent à oyr lire de diverses belles ystoires de la sainte Escripture, ou des faits des romans ou moralitez de philosophes et d'autres sciences, jusques à heures de soupper, auquel s'asseoit d'assez bonne heure, après lequel une pièce s'esbatoit, puis se retrayoit. Pour obvyer à vaines et vagues parolles et pensées, avoit (au dîner de la reine) un prud'homme en estant au bout de la table, qui, sans cesser, disoit gestes de mœurs virtueux d'aucuns bons treppassez[60]

Les philosophes avec lesquels le roi aimait à s'entretenir étaient ses astrologues[61]. Son astrologue en titre, un Italien, Thomas de Pisan, avait été appelé tout exprès de Bologne; le roi lui donnait cent livres par mois. Ces gens, quels que fussent leurs moyens de prévoir, ne se trompaient pas trop. Ils étaient pleins de finesse et de sagacité. Charles V donna un astrologue à Duguesclin en lui remettant l'épée de connétable.

Le peu que nous savons de Charles V, de ses jugements, de ses paroles, indique, comme tout son règne, une douce et froide sagesse, peut-être aussi quelque indifférence au bien et au mal[62]. «Considérant, dit son (p. 44) historien femelle, la fragilité humaine, il ne permit jamais aux maris d'emmurer leurs femmes pour méfaits de corps, quoiqu'il en fust maintes fois supplié[63].»—Il surprit trois fois son barbier en flagrant délit de vol et la main dans la poche, sans se fâcher ni le punir[64].

Charles V est peut-être le premier roi, chez cette nation jusque-là si légère, qui ait su préparer de loin un succès, le premier qui ait compris l'influence, lointaine et lente, mais dès lors réelle, des livres sur les affaires. Le prieur Honoré Bonnor écrivit par son ordre, sous le titre bizarre de l'Arbre des batailles, le premier essai sur le droit de la paix et de la guerre. Son avocat général, Raoul de Presles, lui mettait la Bible en langue vulgaire, tant d'années avant Luther et Calvin. Son ancien précepteur, Nicolas Oresme, traduisait l'autre Bible du temps, Aristote. Oresme, Raoul de Presles, Philippe de Maizières, travaillaient, peut-être à frais communs, à ces grands livres du Songe du verger, du Songe du vieux pèlerin, sorte de romans encyclopédiques où toutes les questions du temps (p. 45) étaient traitées, et qui préparaient l'abaissement de la puissance spirituelle et la confiscation des biens d'église. C'est ainsi qu'au xvie siècle, Pithou, Passerat et quelques autres travaillèrent ensemble à la Ménippée.

Les dépenses croissaient, le peuple était ruiné; l'Église seule pouvait payer. C'était là toute la pensée du xive siècle. En Angleterre, le duc de Lancastre essaya, pour brusquer la chose, de Wicleff et des Lollards, et faillit bouleverser le royaume. En France, Charles V la préparait avec une habile lenteur. Elle pressait pourtant. L'apparente restauration de la France ne pouvait tromper le roi. Il ne vivait que d'expédients. Il avait été obligé de payer les juges avec les amendes mêmes qu'ils prononçaient, de vendre l'impunité aux usuriers, de se mettre entre les mains des juifs. Conformément aux priviléges monstrueux que Jean leur avait vendus pour payer sa rançon, ils étaient quittes d'impôts, exempts de toute juridiction, sauf celle d'un prince du sang, nommé gardien de leurs priviléges. Nuls lettres royaux n'avaient force contre eux. Ils promettaient de n'exiger par semaine que quatre deniers par livre d'intérêt. Mais en même temps, ils devaient être crus contre leurs débiteurs de tout ce qu'ils jureraient[65].

(p. 46) Le prince, leur protecteur, devait les aider dans le recouvrement de leurs créances, c'est-à-dire que le roi se faisait recors pour les juifs, afin de partager. L'argent extorqué par de tels moyens coûtait au peuple bien plus qu'il ne rendait au roi.

Il fallait bien passer entre les mains du juif, ne pouvant dépouiller le prêtre. Le juif, le prêtre, avaient seuls de l'argent. Il n'y avait encore ni production de la richesse par l'industrie, ni circulation par le commerce. La richesse, c'était le trésor; trésor caché du juif, sourdement nourri par l'usure; trésor du prêtre, trop visible dans les églises, dans les biens d'église.

La tentation était forte pour Charles V, mais la difficulté était grande aussi. Les prêtres avaient été ses plus zélés auxiliaires contre l'Anglais. Ils lui avaient en grande partie livré l'Aquitaine, comme ils la donnèrent jadis à Clovis.

Il y avait deux sujets de querelle entre la puissance spirituelle et la temporelle, l'argent et la juridiction. La question de juridiction elle-même rentrait en grande partie dans celle d'argent, car la justice se payait[66].

Les premières plaintes contre le clergé partent des (p. 47) seigneurs et non des rois (1205)[67]. Les seigneurs, comme fondateurs et patrons des églises, étaient bien plus directement intéressés dans la question. Sous saint Louis, ils forment une confédération contre le clergé, décident de combien chacun doit contribuer pour soutenir cette espèce de guerre, se nomment des représentants pour prêter main-forte à ceux d'entre eux qui seraient frappés de sentences ecclésiastiques[68]. Dans la fameuse pragmatique de saint Louis (1270), acte jusqu'ici peu compris, le roi demande que les élections ecclésiastiques soient libres, c'est-à-dire laissées à l'influence royale et féodale[69].

Philippe le Bel eut les seigneurs pour lui dans sa lutte contre le pape. Ils formèrent une nouvelle confédération féodale qui effraya les évêques et livra au roi l'Église de France. L'accord de cette Église lui livra la papauté elle-même. Cependant, au commencement et à la fin de son règne, Philippe le Bel frappa deux coups d'une impartialité hardie, la maltôte, qui atteignit les nobles et les prêtres aussi bien que les bourgeois, la suppression du Temple, de la chevalerie ecclésiastique.

La royauté, triomphante sous Philippe de Valois, se fit donner par le pape tout ce qu'elle voulait sur les revenus de l'Église de France. Elle eut même la prétention de lever les décimes de la croisade sur toute la chrétienté. En dédommagement des décimes, régales, (p. 48) etc., les églises cherchaient à augmenter les profits de leurs justices, à empiéter sur les juridictions laïques, seigneuriales ou royales. Le roi parut vouloir y porter remède. Le 22 décembre 1329 eut lieu par-devant lui, au château de Vincennes, une solennelle plaidoirie entre l'avocat Pierre Cugnières et Pierre du Roger, archevêque de Sens. Le premier soutenait les droits du roi et des seigneurs[70]. Le second défendait ceux du clergé. Celui-ci parla sur le texte: «Deum timete; regem honorificate;[TD-6]» et il ramena ce précepte aux quatre suivants: «Servir Dieu dévotement; lui donner largement; honorer sa gent dûment; lui rendre le sien entièrement.»

Je serais porté à croire que toute cette dispute ne fut qu'une satisfaction donnée par le roi aux seigneurs. Il la termina en disant que, bien loin de diminuer les (p. 49) priviléges de l'Église, il les augmenterait plutôt. Seulement, il établit par une ordonnance son droit de régales sur les bénéfices vacants (1334). Des deux avocats, celui du clergé devint pape; celui du roi et des seigneurs fut, dit un grave historien, universellement sifflé: son nom resta le synonyme d'un mauvais ergoteur. Et ce ne fut pas tout. Il y avait à Notre-Dame une figure grotesque de damné, comme on voit ailleurs Dagobert tiraillé par les diables; cette figure laide et camuse fut appelée: M. Pierre du Coignet. Toute la gent cléricale, sous-diacres, sacristains, bedeaux, enfants de chœur, plantaient leurs bougies sur le nez du pauvre diable, ou, pour éteindre leurs cierges, lui en frappaient la face. Il endura quatre cents ans cette vengeance de sacristie.

Les églises étaient entre l'enclume et le marteau, entre le roi et le pape. Quand un évêché vacant avait payé au roi pendant un an ou plus les régales de la vacance, le nouvel élu payait au pape l'annate, ou première année de revenu[71].

Une autre chose dont se plaignaient le plus les seigneurs patrons de l'Église, et les chanoines ou moines qui concouraient aux élections, c'est ce qu'on appelait les Réserves. Le pape arrêtait d'un mot l'élection; il déclarait qu'il s'était réservé de nommer à tel évêché, à telle abbaye. Ces réserves, qui donnaient souvent un pasteur italien ou français à une église d'Angleterre, d'Allemagne, d'Espagne, étaient fort odieuses. Cependant, (p. 50) elles avaient souvent l'avantage de soustraire les grands siéges aux stupides influences féodales, qui n'y auraient guère porté que des sujets indignes, des cadets, des cousins des seigneurs. Les papes prenaient quelquefois au fond d'un couvent ou dans la poussière des universités un docte et habile clerc pour le faire évêque, archevêque, primat des Gaules ou de l'Empire.

Les papes d'Avignon n'eurent pas pour la plupart cette haute politique. Pauvres serviteurs du roi de France, ils laissaient la papauté devenir ce qu'elle pouvait. Ils ne voyaient dans les Réserves qu'un moyen de vendre des places, de faire de la simonie en grand. Jean XXII déclara effrontément qu'en haine de la simonie, il se réservait tous les bénéfices vacants dans la chrétienté la première année de son pontificat[72]. Ce fils d'un savetier de Cahors laissa en mourant un trésor de vingt-cinq millions de ducats. Les hommes du temps crurent qu'il avait trouvé la pierre philosophale.

Benoît XII était si effrayé de l'état où il voyait l'Église, des intrigues et de la corruption dont il était assiégé, qu'il aimait mieux laisser les bénéfices vacants; il se réservait les nominations et ne nommait personne. Lui mort, le torrent reprit son cours. À l'élection du prodigue et mondain Clément VI, on assure que plus de cent mille clercs vinrent à Avignon acheter des bénéfices[73].

Il faut lire les douloureuses lamentations de Pétrarque (p. 51) sur l'état de l'Église, ses invectives contre la Babylone d'Occident. C'est tout à la fois Juvénal et Jérémie. Avignon est pour lui un autre labyrinthe, mais sans Ariane, sans fil libérateur; il y trouve la cruauté de Minos et l'infamie du Minotaure[74]. Il peint avec dégoût les vieilles amours des princes de l'Église, ces mignons à tête blanche... Mille histoires scandaleuses couraient. Le conte absurde de la papesse Jeanne devint vraisemblable[75].

L'érudite indignation de Pétrarque pouvait inspirer quelque défiance. Un jugement plus imposant pour le peuple était celui de sainte Brigitte et des deux saintes Catherine. La première fait dire par Jésus même ces paroles au pape d'Avignon: «Meurtrier des âmes, pire que Pilate et Judas! Judas n'a vendu que moi. Toi, tu vends encore les âmes de mes élus[76]

Les papes qui suivirent Clément VI furent moins souillés, mais plus ambitieux. Ils rendirent l'église conquérante, désolèrent l'Italie. Clément avait acheté (p. 52) Avignon à la reine Jeanne en l'absolvant du meurtre de son mari. Ses successeurs, avec l'aide des Compagnies, reprirent tout le patrimoine de saint Pierre. Cette association du pape avec les brigands anglais et bretons porta au comble l'exaspération des Italiens. La guerre devint atroce, pleine d'outrage et de barbarie. Les Visconti donnèrent le choix aux légats qui leur apportaient l'excommunication, de se laisser noyer ou de manger la bulle. À Milan, on jetait les prêtres dans les fours allumés; à Florence, on voulait les enterrer vifs. Les papes sentirent que l'Italie leur échapperait s'ils ne quittaient Avignon.

Ils tenaient moins sans doute à cette ville, depuis qu'ils y avaient été rançonnés par les Compagnies. L'abaissement de la France les laissait libres de choisir leur séjour. Urbain V, le meilleur de ces papes, essaya de se fixer à Rome. Il y alla et n'y put rester. Grégoire s'y établit et y mourut.

À sa mort, les Français avaient dans le conclave une majorité rassurante. Cependant ce conclave se tenait à Rome; les cardinaux entendaient un peuple furieux crier autour d'eux: «Romano lo volemo o almanco italiano.» De seize cardinaux qui entrèrent au conclave, il n'y avait que quatre Italiens et un Espagnol, onze étaient Français. Les Français étaient divisés. Deux des derniers papes, qui étaient Limousins, avaient fait plusieurs cardinaux de leur province. Ces Limousins, voyant que les autres Français les excluaient de la papauté, s'unirent aux Italiens, et nommèrent un Italien, qu'ils croyaient du reste dévoué à la France, le Calabrois Bartolomeo Prignani.

(p. 53) Il advint, comme à l'élection de Clément V, tout le contraire de ce qu'on avait attendu, mais cette fois au préjudice de la France. Urbain VI, homme de soixante ans, jusque-là considéré comme fort modéré, sembla avoir perdu l'esprit dès qu'il fut pape. Il voulait, disait-il, réformer l'Église, mais il commençait par les cardinaux, prétendant, entre autres choses, les réduire à n'avoir qu'un plat sur leur table. Ils se sauvèrent, déclarèrent que l'élection avait été contrainte, et firent un autre pape. Ils choisirent un grand seigneur, Robert de Genève, fils du comte de Genève, qui avait montré dans les guerres de l'Église beaucoup d'audace et de férocité. Ils l'appelèrent Clément VII, sans doute en mémoire de Clément VI, un des papes les plus prodigues et les plus mondains qui aient déshonoré l'Église. De concert avec la reine Jeanne de Naples, contre laquelle Urbain s'était déclaré, Clément et ses cardinaux prirent à leur solde une compagnie de Bretons qui rôdait en Italie. Mais ces Bretons furent défaits par Barbiano, un brave condottiere qui avait formé la première compagnie italienne contre les compagnies étrangères. Clément se sauva en France, à Avignon. Voilà deux papes, l'un à Avignon, l'autre à Rome, se bravant et s'excommuniant l'un l'autre.

On ne pouvait attendre que la France et les États qui en suivaient alors l'impulsion (Écosse, Navarre et Castille) se laisseraient facilement déposséder de la papauté. Charles V reconnut Clément. Il pensa sans doute que, quand même toute l'Europe eût été pour Urbain, il valait mieux pour lui avoir un pape français, une sorte de patriarche dont il disposât. Cette (p. 54) politique égoïste lui fut amèrement reprochée. On considéra tous les malheurs qui suivirent, la folie de Charles VI, les victoires des Anglais, comme une punition du ciel[77].

On assure que les cardinaux français avaient eu d'abord l'idée de faire pape Charles V lui-même. Il aurait refusé, comme infirme d'un bras, et ne pouvant célébrer la messe[78].

Ce ne fut pas sans peine que le roi amena l'Université à se décider en faveur de Clément. Les facultés de droit et de médecine étaient sans difficulté pour le pape du roi. Mais celle des arts, composée de quatre nations, ne s'accordait pas avec elle-même. Les nations française et normande étaient pour Clément VII; la Picardie et l'Anglaise demandaient la neutralité. L'Université, ne pouvant arriver à un vote unanime, suppliait qu'on lui donnât du temps. Le roi prit tout sur lui. Il écrivit de Beauté-sur-Marne qu'il avait des informations suffisantes: «Le pape Clément VII est (p. 55) vray pasteur de l'Église universelle... Se vous mettez ce en refus ou délay, vous nous ferez déplaisir[79]

Charles V agit en cette occasion avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire. Il semble qu'il ait été honteux et aigri de n'avoir pas prévu.

Il aurait bien voulu gagner à son pape la Flandre, et par elle l'Angleterre. Il fit dire au comte de Flandre qu'Urbain parlait fort mal des Anglais, qu'il avait dit que d'après leur conduite à l'égard du Saint-Siége il les tenait pour hérétiques. La Flandre et l'Angleterre n'en reconnurent pas moins le pape de Rome en haine de celui d'Avignon. Urbain avait déjà l'Italie. L'Allemagne, la Hongrie, l'Aragon, embrassèrent son parti. Les deux saintes populaires, sainte Catherine de Sienne et sainte Catherine de Suède, le reconnurent, ainsi que l'infant Pierre d'Aragon, qu'on tenait aussi pour un saint homme. On demanda, chose inouïe, une consultation au plus fameux jurisconsulte du temps sur l'élection du pape; Baldus décida que l'élection d'Urbain était bonne et valable, disant, avec assez d'apparence, que, si l'élection avait pu être contrainte, les cardinaux n'en étaient pas moins revenus d'eux-mêmes après le tumulte et qu'ils avaient intronisé Urbain en pleine liberté.

Un événement impossible à prévoir avait mis presque toute la chrétienté en opposition avec la France. La fortune s'était jouée de la sagesse. La reine Jeanne de Naples, cousine et alliée du roi, fut peu après déposée par Urbain, renversée par son fils adoptif Charles (p. 56) de Duras, étranglée en punition d'un crime qui datait de trente-cinq ans.

Toute l'Europe remuait. Le mouvement était partout; mais les causes infiniment diverses. Les Lollards d'Angleterre semblaient mettre en péril l'Église, la royauté, la propriété même. À Florence, les Ciompi faisaient leur révolution démocratique[80]. La France elle-même semblait échapper à Charles V. Trois provinces, les plus excentriques, mais les plus vitales peut-être, se révoltèrent.

Le Languedoc éclata d'abord. Charles V, préoccupé du Nord et regardant toujours vers l'Angleterre, avait fait d'un de ses frères une sorte de roi du Languedoc. Il avait confié cette province au duc d'Anjou. Par le duc d'Anjou, il semblait près d'atteindre l'Aragon et Naples, tandis que par son autre frère, le duc de Bourgogne, il allait occuper la Flandre. Mais la France, misérablement ruinée, n'était guère capable de conquêtes lointaines. La fiscalité, si dure alors dans tout le royaume, devint en Languedoc une atroce tyrannie. Ces riches municipes du Midi, qui ne prospéraient que par le commerce et la liberté, furent taillés sans merci comme l'eût été un fief du Nord. Le prince féodal ne voulait rien comprendre à leurs priviléges. Il lui fallait au plus vite de l'argent pour envahir l'Espagne et l'Italie, pour recommencer les fameuses victoires de Charles d'Anjou.

Nîmes se souleva (1378), mais se voyant seule, elle (p. 57) se soumit. Le duc d'Anjou aggrava encore les impôts. Il mit, au mois de mars 1379, un monstrueux droit de cinq francs et dix gros sur chaque feu. Au mois d'octobre, nouvelle taxe de douze francs d'or par an, d'un franc par mois. Pour celle-ci, la levée en était impossible. La province était tellement ruinée, qu'en trente ans la population se trouvait réduite de cent mille familles à trente mille. Les consuls de Montpellier refusèrent de percevoir le dernier impôt. Le peuple massacra les gens du duc d'Anjou. Clermont-Lodève en fit autant. Mais les autres villes ne bougèrent. Les gens de Montpellier effrayés reçurent le prince à genoux, et attendirent ce qu'il déciderait de leur sort. La sentence fut effroyable. Deux cents citoyens devaient être brûlés vifs, deux cents pendus, deux cents décapités, dix-huit cents notés d'infamie et privés de tous leurs biens. Tous les autres étaient frappés d'amendes ruineuses[81].

On obtint avec peine du duc d'Anjou qu'il adoucît la sentence. Charles V sentit la nécessité de lui ôter le Languedoc. Il envoya des commissaires pour y réformer les abus. Au reste, dans les instructions qu'il leur donne, il n'y a pas trace d'un sentiment d'homme ou de roi. Il n'est préoccupé que des intérêts du fisc et du domaine: «Comme nous avons audit pays plusieurs terres labourables, vignes, forêts, moulins et autres héritages qui nous étaient ordinairement de grand revenu et profit; lesquelles terres sont demeurées désertes, (p. 58) parce que le peuple est si diminué par les mortalités, les guerres et autrement, qu'il n'est nul qui les puisse ou veuille labourer, ni tenir aux charges et redevances anciennes, nous voulons que nos conseillers puissent donner nos héritages à nouvelle charge, croître et diminuer l'ancienne.» Ils doivent aussi révoquer tous les dons, et s'informer de la conduite de tous les sénéchaux, capitaines, vigniers, etc.

La politique étroite, qui ne paraît que trop dans ces instructions, fit faire au roi une grande faute, la plus grande de son règne. Il arma contre lui la Bretagne. Ses meilleurs hommes de guerre étaient Bretons; il les avait comblés de biens; il croyait tenir en eux tout le pays. Ces mercenaires pourtant n'étaient pas la Bretagne. Eux-mêmes n'étaient plus aussi contents du roi. Il avait ordonné aux gens de guerre de paye désormais tout ce qu'ils prendraient. Il avait créé une maréchaussée pour réprimer leurs brigandages, des prévôts qui couraient le pays, jugeaient et pendaient.

Il n'aimait pas Clisson. Quoiqu'il l'ait désigné pour être connétable à la mort de Duguesclin, il eût préféré le sire de Coucy.

Un cousin de Duguesclin, le Breton Sévestre Budes, qui avait acquis beaucoup de réputation dans les guerres d'Italie, fut arrêté sur un soupçon par le pape français Clément VII, et livré par lui au bailli de Mâcon, qui le fit mourir, au grand chagrin de Duguesclin. Les parents du Breton étant venus se plaindre et affirmant son innocence, le roi dit froidement: «S'il est mort innocent, la chose est moins fâcheuse pour (p. 59) vous autres; c'est tant mieux pour son âme et pour votre honneur.»

Les Bretons étaient Français contre l'Angleterre, mais Bretons avant tout. Leur duc voulait les livrer aux Anglais, ils l'avaient chassé. Le roi voulant les réunir à la couronne, ils chassèrent le roi.

Le 5 avril 1378, Montfort s'était engagé à ouvrir aux Anglais le château de Brest. Le 20 juin, le roi l'ajourna à comparaître en Parlement, puis le fit condamner par défaut. La procédure fut étrange. On assigna le duc à Rennes et à Nantes, tandis qu'il était en Flandre. On ne lui donna pas de sauf-conduit. Plusieurs pairs ne voulurent point siéger au jugement. Le roi parla lui-même contre son vassal et conclut à la confiscation. Si le duché était enlevé à Montfort, il aurait dû revenir à la maison de Blois, conformément au traité de Guérande, que le roi avait garanti.

Dire à la vieille Bretagne que désormais elle ne serait plus qu'une province de France, une dépendance du domaine, c'était une chose hardie, et aussi une ingratitude, après ce que les Bretons avaient fait pour chasser l'Anglais. Le froid et égoïste prince ne connaissait pas évidemment le peuple auquel il avait affaire, et il ne pouvait le connaître; il y a des ignorances sans remède, celles du cœur.

Les Bretons, nobles et paysans, étaient déjà mal disposés. Le connétable Duguesclin, dans ses guerres de Bretagne, n'avait pas ménagé ses compatriotes. Il les avait frappés d'un fouage de vingt sous par feu; il avait défendu les affranchissements et rétabli la servitude de mainmorte, abolie par le duc. Le premier (p. 60) acte du gouvernement royal fut l'établissement de la gabelle. La Bretagne arma.

Les bourgeois armèrent comme les nobles. Ceux de Rennes s'associèrent expressément aux barons, et jurèrent de vivre et mourir pour la défense commune. Le duc, revenant d'Angleterre, fut accueilli avec transport par ceux même qui l'avaient chassé. On ne se souvint plus s'il était Blois ou Montfort. C'était le duc de Bretagne. Lorsqu'il débarqua près de Saint-Malo, tous les barons, tout le peuple l'attendaient sur le rivage; plusieurs entrèrent dans l'eau et s'y mirent à genoux. Jeanne de Blois elle-même vint le féliciter à Dinan, la veuve de Charles de Blois, de celui qu'il avait tué.

Les meilleurs capitaines que le roi pouvait employer contre la Bretagne étaient des Bretons. Clisson parut devant Nantes; mais il ne put s'empêcher de dire aux gens de la ville qu'ils feraient sagement de ne laisser entrer chez eux personne qui fût plus fort qu'eux. Duguesclin et Clisson se rendirent à l'armée que le duc d'Anjou rassemblait. Mais, à la première approche d'une troupe bretonne, cette armée se dissipa[82]. Le duc d'Anjou fut réduit à demander une trêve.

Le roi voyait ses Bretons passer l'un après l'autre à l'ennemi. Ceux qui ne voulurent le quitter qu'avec son autorisation l'obtinrent sans difficulté; mais à la frontière on les arrêtait pour les mettre à mort comme traîtres. Duguesclin lui-même, en butte aux soupçons (p. 61) du roi, lui renvoya l'épée de connétable, disant qu'il s'en allait en Espagne, qu'il était aussi connétable de Castille. Les ducs d'Anjou et de Bourbon furent envoyés pour l'apaiser, Charles V sentait bien qu'il ne pouvait rien faire sans lui. Mais le vieux capitaine était trop avisé pour aller se casser la tête contre cette furieuse Bretagne. Il valait mieux pour lui rester brouillé avec le roi et gagner du temps. Selon toute apparence, il ne consentit pas à reprendre l'épée de connétable. Ce fut comme ami du duc de Bourbon, et pour lui faire plaisir, qu'il alla assiéger dans le château de Randon, près du Puy en Velay, une compagnie qui désolait le pays. Il y tomba malade et y mourut[83]. On assure que le capitaine de la place, qui avait promis de se rendre dans quinze jours s'il n'était (p. 62) secouru, tint parole et vint mettre les clefs sur le lit du mort. Cela n'est pas invraisemblable. Duguesclin avait été l'honneur des Compagnies, le père des soldats; il faisait leur fortune, il se ruinait pour payer leurs rançons.

Les états de Bretagne négociaient avec le roi de France, le duc avec celui d'Angleterre. Charles V n'ayant voulu entendre à aucun arrangement, les Bretons laissèrent venir l'Anglais. Un frère de Richard II, comte de Buckingham, fut chargé de conduire une armée en Bretagne, mais en traversant le royaume par la Picardie, la Champagne, la Beauce, le Blaisois et le Maine. Charles V les laissa passer. Le duc de Bourgogne lui demanda en vain la permission de combattre. Duguesclin était mort le 13 juillet (1380). Le roi mourut le 16 septembre. Ce jour même, il abolit tout impôt non consenti par les états. C'était revenir au point d'où son règne avait commencé.

Il recommanda aussi en mourant de gagner à tout prix les Bretons[84]. Il avait déjà ordonné que Duguesclin fut enterré à Saint-Denis, à côté de son tombeau. Son fidèle conseiller, le sire de La Rivière, le fut à ses pieds.

Ce prince était mort jeune (quarante-quatre ans), et n'avait rien fini. Une minorité commençait. Le schisme, la guerre de Bretagne, la révolte de Languedoc à peine assoupie, la révolution de Flandre[85] dans (p. 63) toute sa force, c'étaient bien des embarras pour un jeune roi de douze ans.

Quoique Charles V eût déclaré par une ordonnance, dès 1374, que désormais les rois seraient majeurs à quatorze, son fils devait rester longtemps mineur, et même toute sa vie.

Charles V laissait deux choses, des places bien fortifiées et de l'argent. Après en avoir tant donné aux Anglais, aux Compagnies, il avait trouvé moyen d'amasser dix-sept millions. Il avait caché ce trésor à Vincennes, dans l'épaisseur d'un mur. Mais son fils n'en profita pas.

Le roi se croyait sûr des bourgeois. Il avait confirmé et augmenté les priviléges de toutes les villes qui quittaient le parti anglais[86]. Il avait défendu que les hôtels de ses frères servissent d'asile aux criminels, et soumis ces hôtels à la juridiction du prévôt. Conformément aux remontrances du Parlement de Paris, il l'autorisa à rendre ses arrêts sans délai, nonobstant tous lettres royaux à ce contraires[87]. Il permit aux bourgeois de Paris d'acquérir des fiefs au même titre que les nobles, et de porter les mêmes ornements que les chevaliers. Le roi créait ainsi au centre du royaume une noblesse roturière qui devait avilir l'autre en l'imitant. Toutes les terres de l'Île de France allaient peu à peu se trouver entre des mains bourgeoises, c'est-à-dire dans la dépendance plus immédiate du roi.

Ces avantages lointains ne balançaient pas les maux (p. 64) présents. Le peuple n'en pouvait plus. Les taxes étaient d'autant plus fortes que le roi, dès le commencement de son règne, s'était sagement interdit toute altération des monnaies. Je ne sais si cette dernière forme d'impôt n'était même pas regrettée; à une époque où il y avait peu de commerce, et où les rentes féodales se payaient généralement en nature, l'altération des monnaies frappait peu de personnes, et seulement les gens qui pouvaient perdre, par exemple les usuriers, juifs, Cahorsins, Lombards, ceux qui faisaient la banque de Rome ou d'Avignon. Les taxes, au contraire, ne touchaient pas ceux-ci, elles tombaient d'aplomb sur le pauvre.

Les biens d'église pouvaient seuls venir au secours du peuple et du roi. Mais il fallait du temps avant qu'on osât y porter les mains.

Ce qui prouve combien le clergé avait encore de puissance, c'est la facilité avec laquelle il avait chassé les Anglais des villes du Midi. Le roi de France, que les prêtres venaient de seconder si bien, devait y regarder à deux fois avant de se brouiller avec eux.

Le schisme mettait le pape d'Avignon entièrement à la discrétion du roi, et lui donnait, il est vrai, la libre disposition des bénéfices dans toute l'Église gallicane. Mais cet événement plaçait la France dans une situation périlleuse; elle se trouvait en quelque sorte isolée au milieu de l'Europe, et comme hors du droit chrétien.

C'était beaucoup sans doute pour la royauté d'avoir, en deux siècles, concentré en ses mains les deux forces du moyen âge, l'Église et la féodalité. Les dignités (p. 65) ecclésiastiques étaient désormais assurées aux serviteurs du roi, les fiefs réunis à la couronne ou devenus l'apanage des princes du sang. Les grandes maisons féodales, ces vivants symboles des grandes provincialités, s'étaient peu à peu éteintes. Les diversités du moyen âge se fondaient dans l'unité. Mais l'unité était faible encore.

Si Charles V ne put faire beaucoup lui-même, il laissa du moins à la France le type du roi moderne, qu'elle ne connaissait pas. Il enseigna aux étourdis de Crécy et de Poitiers ce que c'était que réflexion, patience, persévérance. L'éducation devait être longue; il y fallut bien des leçons. Mais au moins le but était marqué. La France devait s'y acheminer, lentement il est vrai, par Louis XI et par Henri IV, par Richelieu et par Colbert.

Dans les misères du xive siècle, elle commença à se mieux connaître elle-même. Elle sut d'abord qu'elle n'était pas et ne voulait pas être Anglaise. En même temps, elle perdait quelque chose du caractère religieux et chevaleresque qui l'avait confondue avec le reste de la chrétienté pendant tout le moyen âge, et elle se voyait, pour la première fois, comme nation et comme prose. Elle atteignit du premier coup, dans Froissart, la perfection de la prose narrative[88]. Le progrès (p. 66) de la langue est immense de Joinville à Froissart, presque nul de Froissart à Comines.

Froissart, c'est vraiment la France d'alors, au fond toute prosaïque, mais chevaleresque de forme et gracieuse d'allure. Le galant chapelain, qui desservit madame Philippa de beaux récits et de lais d'amour, nous conte son histoire aussi nonchalamment qu'il chantait sa messe.

D'amis ou d'ennemis, d'Anglais ou de Français, de bien ou de mal, le conteur ne se soucie guère. Ceux qui l'accusent de partialité ne le connaissent pas vraiment. S'il paraît quelquefois aimer mieux l'Anglais, (p. 67) c'est que l'Anglais réussit. Peu lui importe, pourvu que de château en château, d'abbaye en abbaye, il conte et écoute de belles histoires, comme nous le voyons dans son voyage aux Pyrénées, cheminant, le joyeux prêtre, avec ses quatre lévriers en laisse, qu'il mène au comte de Foix.

Un livre bien moins connu, et sur lequel je m'arrêterais d'autant plus volontiers, c'est un traité composé pour l'usage du peuple des campagnes par ordre du roi: Le Vrai Régime et Gouvernement des bergers et bergères, composé par le rustique Jehan de Brie, le bon berger (1379[89]). Dans ce petit livre, écrit avec grâce et (p. 68) beaucoup de douceur, on essaye de relever la vie des champs, d'y intéresser le paysan, découragé du travail après tant de calamités. Cela est fort touchant. C'est évidemment le roi qui se fait berger, et qui, sous cet habit, vient trouver le peuple, gisant entre le bœuf et l'âne, le sermonne doucement, l'encourage et essaye de l'instruire.

À propos de l'éducation des troupeaux, et parmi les recettes du berger et du vétérinaire, Jehan trouve moyen de dire quelques mots des grandes questions qui s'agitaient alors. Les noms de pasteur et d'ouailles prêtent à mille allusions.

On sent partout, au milieu de cette affectation de naïveté rustique, la malice des gens de robe, leur timide causticité à l'égard des prêtres. Ce livre est très-proche parent de l'avocat Patelin et de la Satire Ménippée.

Revenons. Il y avait dans l'ordre apparent qu'on admirait sous Charles V, et dans le système général du xive siècle, quelque chose de faible et de faux. La nouvelle religion sur laquelle tout reposait la royauté, se fondait elle-même sur une équivoque. De suzeraineté (p. 69) féodale, elle s'était faite, sous l'influence des légistes, monarchie romaine, impériale. Les établissements de France et d'Orléans étaient devenus les établissements de la France.

Le roi avait énervé la féodalité, lui avait ôté les armes des mains; puis, la guerre venant, il avait voulu les lui rendre. Elle subsistait encore cette féodalité, pleine d'orgueil et de faiblesse. C'était comme une armure gigantesque qui, toute vide qu'elle est, menace et brandit la lance. Elle tomba dès qu'on la toucha, à Crécy et à Poitiers.

Il fallut bien alors employer les mercenaires, les soldats de louage, c'est-à-dire faire la guerre avec de l'argent. Mais cet argent, où le prendre? On n'osait encore dépouiller l'Église, et l'industrie n'était pas née.

Charles V, avec toute sa sagesse politique, ne pouvait rien faire à cela. Au dernier moment, tout lui manqua à la fois.

Les Anglais, qui traversèrent la France en 1380, ne rencontrèrent pas plus de résistance qu'en 1370; le roi, qui n'avait plus les Bretons, se trouvait plus faible encore.

La sagesse ayant échoué, on essaya de la folie. La France se lança sous le jeune Charles VI dans une extravagante imitation de la chevalerie ancienne, dont on avait oublié le vrai caractère et même les formes[90].

Cette fausse chevalerie prit pour son héros un personnage (p. 70) fort peu chevaleresque, le fameux chef des Compagnies qui en avait délivré la France, l'habile Duguesclin. L'épopée que l'on fit de ses faits et gestes[91] (p. 71) indique assez que personne n'avait compris le vrai génie du connétable de Charles V.

Ce qu'on imita le mieux de la chevalerie, ce fut la richesse des armes et des armoiries, le luxe des tournois. Charles V avait un peuple ruiné. On demanda à cette misère plus que la richesse n'eût jamais pu payer. Une fois dans l'impossible, que coûte-t-il de demander?

Même situation dans toute l'Europe. Même vertige. Le hasard veut que la plupart des royaumes soient livrés à des mineurs. La royauté, cette divinité récente, elle bégaye ou radote.

Le siècle de Charles le Sage, le premier siècle de la politique, n'est pas arrivé aux trois quarts qu'il délire et devient fou. Une génération d'insensés occupe tous les trônes. Au glorieux Édouard III succède l'étourdi Richard II, au prudent empereur Charles IV l'ivrogne Wenceslas, au sage Charles V, Charles VI, un fou furieux. Urbain VI, Don Pèdre de Castille, Jean Visconti, donnèrent tous des signes de dérangement d'esprit.

La petite sagesse négative qui pensait avoir neutralisé le grand mouvement du monde se trouvait déjà à bout. Elle s'imaginait avoir tout fini, et tout commençait.

Les fils, que les habiles avaient cru tenir, s'embrouillaient de plus en plus. La contradiction du monde augmentait. On eût dit que la raison divine et humaine avait abdiqué.

«Dieu, comme dit Luther, s'ennuyait du jeu et jetait les cartes sous la table.»

C'est un moment tragique que celui où l'on se sent (p. 72) devenir fou, le moment où la raison, éclairée de sa dernière lueur, se voit périr et s'éteindre. «Oh! ne permets pas que je sois fou, bonté du ciel, s'écrie le roi Lear, conserve-moi dans l'équilibre. Oh! non, pas fou, de grâce! je ne voudrais pas être fou!...»

(p. 73) LIVRE VII

CHAPITRE PREMIER

JEUNESSE DE CHARLES VI
1380-1383

Si le grave abbé Suger et son dévot roi Louis VII s'étaient éveillés, du fond de leurs caveaux, au bruit des étranges fêtes que Charles VI donna dans l'abbaye de Saint-Denis; s'ils étaient revenus un moment pour voir la nouvelle France, certes, ils auraient été éblouis, mais aussi surpris cruellement; ils se seraient signés de la tête aux pieds et bien volontiers recouchés dans leur linceul.

Et en effet, que pouvaient-ils comprendre à ce spectacle? (p. 74) En vain ces hommes des temps féodaux, studieux contemplateurs des signes héraldiques, auraient parcouru des yeux la prodigieuse bigarrure des écussons appendus aux murailles; en vain ils auraient cherché les familles des barons de la croisade qui suivirent Godefroi ou Louis le Jeune; la plupart étaient éteintes. Qu'étaient devenus les grands fiefs souverains des ducs de Normandie, rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers? On en aurait trouvé les armes à grand'peine, rétrécies qu'elles étaient ou effacées par les fleurs de lis dans les quarante-six écussons royaux. En récompense, un peuple de noblesse avait surgi avec un chaos de douteux blasons. Simples autrefois comme emblèmes des fiefs, mais devenus alors les insignes des familles, ces blasons allaient s'embrouillant de mariages, d'héritages, de généalogies vraies ou fausses. Les animaux héraldiques s'étaient prêtés aux plus étranges accouplements. L'ensemble présentait une bizarre mascarade. Les devises, pauvre invention moderne[92], essayaient d'expliquer ces noblesses d'hier.

(p. 75) Tels blasons, telles personnes. Nos morts du xiie siècle n'auraient pas vu sans humiliation, que dis-je! sans horreur, leurs successeurs du xive. Grand eût été leur scandale, quand la salle se serait remplie des monstrueux costumes de ce temps, des immorales et fantastiques parures qu'on ne craignait pas de porter. D'abord des hommes-femmes, gracieusement attifés, et traînant mollement des robes de douze aunes; d'autres se dessinant dans leurs jaquettes de Bohême avec des chausses collantes, mais leurs manches flottaient jusqu'à terre. Ici, des hommes-bêtes brodés de toutes espèces d'animaux; là, des hommes-musique, historiés de notes[93] qu'on chantait devant ou derrière, (p. 76) tandis que d'autres s'affichaient d'un grimoire de lettres et de caractères qui sans doute ne disaient rien de bon.

Cette foule tourbillonnait dans une espèce d'église; l'immense salle de bois qu'on avait construite en avait l'aspect. Les arts de Dieu étaient descendus complaisamment aux plaisirs de l'homme. Les ornements les plus mondains avaient pris les formes sacrées. Les siéges des belles dames semblaient de petites cathédrales d'ébène, des châsses d'or. Les voiles précieux que l'ont n'eût jadis tirés du trésor de la cathédrale que pour parer le chef de Notre-Dame au jour de l'Assomption voltigeaient sur de jolies têtes mondaines; Dieu, la Vierge et les Saints avaient l'air d'avoir été mis à contribution pour la fête. Mais le Diable fournissait davantage. Les formes sataniques, bestiales, qui grimacent aux gargouilles des églises, des créatures vivantes n'hésitaient pas à s'en affubler. Les femmes portaient des cornes à la tête, les hommes aux pieds; leurs becs de souliers se tordaient en cornes, en griffes, en queue de scorpion. Elles surtout, elles faisaient trembler; le sein nu, la tête haute, elles promenaient par dessus la tête des hommes leur gigantesque hennin, échafaudé de cornes; il leur fallait se tourner et se baisser aux portes. À les voir (p. 77) ainsi belles, souriantes, grasses[94], dans la sécurité du péché, on doutait si c'étaient des femmes; on croyait reconnaître, dans sa beauté terrible, la Bête décrite et prédite; on se souvenait que le Diable était peint fréquemment comme une belle femme cornue[95]... Costumes échangés entre hommes et femmes, livrée du Diable portée par des chrétiens, parements d'autels sur l'épaule des ribauds, tout cela faisait une splendide et royale figure de sabbat.

Un seul costume eût trouvé grâce. Quelques-uns, de discret maintien, de douce et matoise figure, portaient humblement la robe royale, l'ample robe rouge fourrée d'hermine. Quels étaient ces rois? D'honnêtes bourgeois de la cité, domiciliés dans la rue de la Calandre ou dans la cour de la Sainte-Chapelle. Scribes d'abord du royal parlement des barons, puis siégeant près d'eux comme juges, puis juges des barons eux-mêmes, au nom du roi et sous sa robe. Le roi, laissant cette lourde robe pour un habit plus leste, l'a jetée sur leurs bonnes grosses épaules. Voilà deux déguisements: le roi prend (p. 78) l'habit du peuple, le peuple prend l'habit du roi. Charles VI n'aura pas de plus grand plaisir que de se perdre dans la foule, et de recevoir les coups des sergents[96]. Il peut courir les rues, danser, jouter dans sa courte jaquette; les bourgeois jugeront et régneront pour lui.

Cette Babel des costumes et des blasons exprimait trop faiblement encore l'embrouillement des idées. L'ordre politique naissait; le désordre intellectuel semblait commencer. La paix publique s'était établie; la guerre morale se déclarait. On eût dit que du sérieux monde féodal et pontifical s'était, un matin, déchaînée la fantaisie. Cette nouvelle reine du temps se dédommageait après sa longue pénitence. C'était comme un écolier échappé qui fait du pis qu'il peut. Le moyen âge, son digne père, qui si longtemps l'avait contenue, elle le respectait fort; mais, sous prétexte d'honneur, elle l'habillait de si bonne sorte, que le pauvre vieillard ne se reconnaissait plus.

On ne sait pas communément que le moyen âge s'est, de son vivant, oublié lui-même.

Déjà le dur Speculator Durandus, ce gardien inflexible du symbolisme antique, déclare avec douleur que le prêtre même ne sait plus le sens des choses saintes[97].

(p. 79) Le conseiller de saint Louis, Pierre de Fontaines, se croit obligé d'écrire le droit de son temps. «Car, dit-il, les anciennes coutumes que les prud'hommes tenoient, sont tantôt mises à rien... En sorte que le pays est à peu près sans coutume[98]

Les chevaliers, qui se piquaient tant de fidélité, étaient-ils restés fidèles aux rites de la chevalerie? Nous lisons que, lorsque Charles VI arma chevaliers ses jeunes cousins d'Anjou, et qu'il voulut suivre de point en point l'ancien cérémonial, beaucoup de gens «trouvèrent la chose étrange et extraordinaire[99]

Ainsi, avant 1400, les grandes pensées du moyen (p. 80) âge, ses institutions les plus chères vont s'altérant pour les signes, ou s'obscurcissant pour le sens. Nous connaissons aujourd'hui ce que nous fûmes au xiiie siècle mieux que nous ne le savions au xve. Il en est advenu comme d'un homme qui a perdu de vue sa famille, ses parents, ses jeunes années, et qui, plus tard, se recueillant, s'étonne d'avoir délaissé ses vieux souvenirs.

Quelqu'un offrant un jour une mnémonique au grand Thémistocle, il répondit ce mot amer: «Donne-moi plutôt un art d'oublier.» Notre France n'a pas besoin d'un tel art; elle n'oublie que trop vite!

Qu'un tel homme ait dit ce mot sérieusement, je ne le croirai jamais. Si Thémistocle eût vraiment pensé ainsi, s'il eût dédaigné le passé, il n'eût pas mérité le solennel éloge que fait de lui Thucydide: «L'homme qui sut voir le présent et prévoir l'avenir.»

Quiconque néglige, oublie, méprise, en sera puni par l'esprit de confusion. Loin d'entrevoir l'avenir, il ne comprendra rien au présent: il n'y verra qu'un fait sans cause. Un fait, et rien qui le fasse! Quelle chose plus propre à troubler le sens?... Le fait lui apparaîtra sans raison ni droit d'exister. L'ignorance du fait, l'obscurcissement du droit, sont le fléau du xive et du xve siècles.

Les chroniqueurs ne pouvant expliquer ces choses, y voient la peine du schisme. Ils ont raison en un sens. Mais le schisme pontifical était lui-même un incident du schisme universel qui travaillait les esprits.

La discorde intellectuelle et morale se traduisait en guerres civiles. Guerre dans l'Empire, entre Wenceslas (p. 81) et Robert; en Italie, entre Duras et Anjou; en Portugal, pour et contre les enfants d'Inès; en Aragon, entre Pierre VI et son fils; tandis qu'en France se préparent les guerres d'Orléans et de Bourgogne, en Angleterre, celles d'York et de Lancastre.

Discorde dans chaque état, discorde dans chaque famille. «Deux hommes se levant d'un même lit disent à peine un mot qu'ils s'enfuient l'un de l'autre; l'un crie York, l'autre Lancastre; et, pour adieu, ils croisent leurs épées[100]

Voilà les parents, les frères. Mais qui eût pénétré plus avant encore, qui eût ouvert un cœur d'homme, il y aurait trouvé toute une guerre civile, une mêlée acharnée d'idées, de sentiments en discorde.

Si la sagesse consiste à se connaître soi-même et à se pacifier, nulle époque ne fut plus naturellement folle. L'homme, portant en lui cette furieuse guerre, fuyait de l'idée dans la passion, du trouble dans le trouble. Peu à peu, esprit et sens, âme et corps, tout se détraquant, il n'y avait bientôt plus dans la machine humaine une pièce qui tînt. Comment, d'ignorance en erreur, d'idées fausses en passions mauvaises, d'ivresse en frénésie, l'homme perd-il sa nature d'homme? Nous ferons ce cruel récit. L'histoire individuelle explique l'histoire générale. La folie du roi n'était pas celle du roi seul: le royaume en avait sa part.

Reprenons Charles VI à son enfance, à son avénement.

Le petit roi de douze ans, déjà fol de chasse et de (p. 82) guerre, courait un jour le cerf dans la forêt de Senlis. Nos forêts étaient alors bien autrement vastes et profondes, et la dépopulation des quarante dernières années les avait encore épaissies. Charles VI fit dans cette chasse une merveilleuse rencontre: il vit un cerf qui portait, non la croix, comme le cerf de saint Hubert, mais un beau collier de cuivre doré, où on lisait ces mots latins: «Cesar hoc mihi donavit (César me l'a donné[101]).» Que ce cerf eût vécu si longtemps, c'était, tout le monde en convenait, chose prodigieuse et de grand présage. Mais comment fallait-il l'entendre? Était-ce un signe de Dieu qui promettait des victoires au règne de son élu? ou bien une de ces visions diaboliques par où le Tentateur prend possession des siens, et les pousse au hasard à travers les précipices jusqu'à ce qu'ils se rompent le col?

Quoi qu'il en soit, la faible imagination de l'enfant royal, déjà gâtée par les romans de chevalerie, fut frappée de cette aventure: il vit encore le cerf en songe avant sa victoire de Roosebeke. Dès lors, il plaça sous son écusson le cerf merveilleux, et donna pour support aux armes de France la malencontreuse figure du cornu et fugitif animal.

C'était chose peu rassurante de voir un grand royaume remis, comme un jouet, au caprice d'un enfant. On s'attendait à quelque chose d'étrange; des signes merveilleux apparaissaient.

Ces signes, qui menaçaient-ils? le royaume ou les ennemis du royaume? On pouvait encore en douter. (p. 83) Jamais plus faible roi; mais jamais la France n'avait été plus forte. Pendant tout le xiiie, tout le xive siècle, à travers les succès et les désastres, elle avait constamment gagné. Poussée fatalement dans la grandeur, elle croissait victorieuse; vaincue, elle croissait encore.

Après la défaite de Courtrai, elle gagna la Champagne et la Navarre[102]; après la défaite de Crécy, le Dauphiné et Montpellier; après celle de Poitiers, la Guienne, les deux Bourgognes, la Flandre. Étrange puissance, qui réussissait toujours malgré ses fautes, par ses fautes.

Non-seulement le royaume s'étendait, mais le roi était plus roi. Les seigneurs lui avaient remis leur épée de justice[103] et de bataille; ils n'attendaient qu'un signe de lui pour monter à cheval et le suivre n'importe où. On commençait à entrevoir la grande chose des temps modernes, un empire mû comme un seul homme.

Cette force énorme, où allait-elle se tourner? Qui allait-elle écraser? Elle flottait incertaine dans une jeune main gauche et violente, qui ne savait pas même ce qu'elle tenait.

Quelque part que le coup tombât, il n'y avait dans toute la chrétienté rien, ce semble, qui pût résister.

L'Italie, sous ses belles formes, était déjà faible et malade. Ici les tyrans, successeurs des Gibelins; là les villes guelfes, autres tyrans, qui avaient absorbé toute vie. Naples était ce qu'elle est, mêlée d'éléments divers, (p. 84) une grosse tête sans corps. Sous le prétexte du vieux crime de la reine Jeanne, les uns appelaient les princes hongrois de la première maison d'Anjou, sortie du frère de saint Louis; les autres réclamaient le secours de la seconde maison d'Anjou, c'est-à-dire de l'aîné des oncles de Charles VI.

L'Allemagne ne valait pas mieux. Elle se dégageait à grand'peine de son ancien état de hiérarchie féodale, sans attendre encore son nouvel état de fédération.

Elle tournait, cette grande Allemagne, vacillante et lourdement ivre, comme son empereur Wenceslas. La France n'avait, ce semble, qu'à lui prendre ce qu'elle voulait. Aussi le duc de Bourgogne, le plus jeune des oncles et le plus capable, poussait le roi de ce côté. Par mariage, par achat, par guerre, on pouvait enlever à l'Empire ce qui y tenait le moins, à savoir les Pays-Bas.

Par delà les Pays-Bas, le duc de Bourgogne montrait l'Angleterre. Le moment était bon. Cette orgueilleuse Angleterre avait alors une terrible fièvre. Le roi, les barons, et leur homme Wicleff, avaient lâché le peuple contre l'Église. Mais le dogue, une fois lancé, se retournait contre les barons. Dans ce péril, tout ce qui avait autorité ou propriété, roi, évêques, barons, se serrèrent et firent corps. Le roi, jeune et impétueux, frappa le peuple, raffermit les grands, puis s'en repentit, recula. La France pouvait profiter de ce faux mouvement et porter un coup.

Cette France, si forte, n'avait d'empêchement qu'en elle-même. Les oncles la tiraient en sens inverse, au midi, au nord. Il s'agissait de savoir d'abord qui gouvernerait (p. 85) le petit Charles VI. Ces princes, qui, pendant l'agonie de leur frère[104], étaient venus avec deux armées se disputer la régence, consentirent pourtant à plaider leur droit au parlement[105]. Le duc d'Anjou, comme aîné, fut régent. Mais on produisit une ordonnance du feu roi, qui réservait la garde de son fils au duc de Bourgogne et au duc de Bourbon, son oncle maternel. Charles VI devait être immédiatement couronné[106].

(p. 86) Une autre difficulté, c'est que, si le pays s'était un peu refait vers la fin du règne de Charles V, il n'y avait pas plus d'ordre ni d'habileté en finances, le peu d'argent qu'on levait mettait le peuple au désespoir, et le roi n'en profitait pas.

On se plaisait à croire que le feu roi avait un moment aboli les nouveaux impôts pour le remède de son âme. On crut ensuite qu'ils seraient remis par le nouveau roi, comme joyeuse étrenne du sacre. Mais les oncles menèrent leur pupille droit à Reims, sans lui faire traverser les villes, de crainte qu'il n'entendît les plaintes. On lui fit même, au retour, éviter Saint-Denis, où l'abbé et les religieux l'attendaient en grande pompe; on l'empêcha de faire ses dévotions au patron de la France, comme faisaient toujours les nouveaux rois.

La royale entrée fut belle; des fontaines jetaient du lait, du vin et de l'eau de rose. Et il n'y avait pas de pain dans Paris. Le peuple perdit patience. Déjà, tout autour, les villes et les campagnes étaient en feu. Le prévôt crut gagner du temps en convoquant les notables au Parloir aux bourgeois; mais il en vint bien d'autres; un tanneur demanda si l'on croyait les amuser ainsi. Ils menèrent, bon gré mal gré, le prévôt au palais. Le duc d'Anjou et le chancelier montèrent tout tremblants sur la Table de marbre, et promirent l'abolition des impôts établis depuis Philippe de Valois, (p. 87) depuis Philippe le Bel. La populace courut de là aux juifs, aux receveurs, pilla, tua[107].

Le moyen d'occuper ces bêtes furieuses, c'était de leur jeter un homme. Les princes choisirent un de leurs ennemis personnels, un des conseillers du feu roi, le vieil Aubriot, prévôt de Paris. Ils avaient d'ailleurs leurs raisons; Aubriot avait prêté de l'argent à plus d'un grand seigneur, qui se trouvait quitte, s'il était pendu. Ce prévôt était un rude justicier, un de ces hommes que la populace aime et haït, parce que, tout en malmenant le peuple, ils sont peuple eux-mêmes. Il avait fait faire d'immenses travaux dans Paris, le quai du Louvre, le mur Saint-Antoine, le pont Saint-Michel, les premiers égouts, tout cela par corvée, en ramassant les gens qui traînent dans les rues. Il ne traitait pas l'Église ni l'Université plus doucement; il s'obstinait à ignorer leurs priviléges. Il avait fait tout exprès au Châtelet deux cachots pour les écoliers et les clercs[108]. Il haïssait nommément l'Université «comme mère des prêtres.» Il disait souvent à Charles V que les rois étaient des sots d'avoir si bien renté les gens d'Église. Jamais il ne communiait. Railleur, blasphémateur, fort débauché malgré ses soixante ans, il était bien avec les juifs, mieux avec les juives; il leur rendait leurs enfants, qu'on enlevait pour les baptiser. Ce fut ce qui le perdit. L'Université l'accusa devant l'évêque. Un siècle (p. 88) plus tôt, il eût été brûlé. Il en fut quitte pour l'amende honorable et la pénitence perpétuelle, qui ne dura guère.

Abolir les impôts établis depuis Philippe le Bel, c'eût été supprimer le gouvernement. Par deux fois, le duc d'Anjou essaya de les rétablir (octobre 1381, mars 1382). À la seconde tentative, il prit de grandes précautions. Il fit mettre les recettes à l'encan, mais à huis clos dans l'enceinte du Châtelet. Il y avait des gens assez hardis pour acheter, personne qui osât crier le rétablissement des impôts. Pourtant, à force d'argent, on trouva un homme déterminé, qui vint à cheval dans la halle, et cria d'abord, pour amasser la foule: «Argenterie du roi volée! Récompense à qui la rendra!» Puis, quand tout le monde écouta, il piqua des deux, en criant que le lendemain on aurait à payer l'impôt.

Le lendemain, un des collecteurs se hasarda à demander un sol à une femme qui vendait du cresson[109]; il fut assommé. L'alarme fut si terrible que l'évêque, les principaux bourgeois, le prévôt même qui devait mettre l'ordre, se sauvèrent de Paris. Les furieux couraient toute la ville avec des maillets tout neufs qu'ils avaient pris à l'arsenal. Ils les essayèrent sur la tête des collecteurs. L'un d'eux s'était réfugié à Saint-Jacques, et tenait la Vierge embrassée; il fut égorgé sur l'autel (1er mars 1382). Ils pillèrent les maisons des morts; puis, sous prétexte qu'il y avait des collecteurs ou des juifs dans Saint-Germain-des-Prés, ils (p. 89) forcèrent et pillèrent la riche abbaye. Ces gens, qui violaient les monastères et les églises, respectèrent le palais du roi.

Ayant forcé le Châtelet, ils y trouvèrent Aubriot, le délivrèrent et le prirent pour capitaine. Mais l'ancien prévôt était trop avisé pour rester avec eux. La nuit se passa à boire, et le matin ils trouvèrent que leur capitaine s'était sauvé. Le seul homme qui leur tint tête et gagna quelque chose sur eux, c'était le vieux Jean Desmarets, avocat général. Ce bon homme, qu'on aimait beaucoup dans la ville, empêcha bien d'autres excès. Sans lui, ils auraient détruit le pont de Charenton.

Rouen s'était soulevé avant Paris et se soumit avant; Paris commença à s'alarmer. L'Université, le bon vieux Desmarets, intercédèrent pour la ville. Ils obtinrent une amnistie pour tous, sauf quelques-uns des plus notés, que l'on fit tout doucement jeter, la nuit, à la rivière. Cependant il n'y avait pas moyen de parler d'impôt aux Parisiens. Les princes assemblèrent à Compiègne les députés de plusieurs autres villes de France (mi-avril 1382). Ces députés demandèrent à consulter leurs villes, et les villes ne voulurent rien entendre[110]. Il fallut que les princes cédassent. Ils vendirent aux Parisiens la paix pour cent mille francs.

Ce qui brusqua l'arrangement, c'est que le régent était forcé de partir; il ne pouvait plus différer son expédition d'Italie. La reine Jeanne de Naples, menacée (p. 90) par son cousin Charles de Duras, avait adopté Louis d'Anjou, et l'appelait depuis deux ans[111]. Mais, tant qu'il avait eu quelque chose à prendre dans le royaume, il n'avait pu se décider à se mettre en route. Il avait employé ces deux ans à piller la France et l'Église de France. Le pape d'Avignon, espérant qu'il le déferait de son adversaire de Rome, lui avait livré non-seulement tout ce que le Saint-Siége pouvait recevoir, mais tout ce qu'il pourrait emprunter, engageant, de plus, en garantie de ces emprunts, toutes les terres de l'Église[112]. Pour lever cet argent, le duc d'Anjou avait mis partout chez les gens d'église des sergents royaux, des garnisaires, des mangeurs, comme on disait. Ils en étaient réduits à vendre les livres de (p. 91) leurs églises, les ornements, les calices, jusqu'aux tuiles de leurs toits.

Le duc d'Anjou partit enfin, tout chargé d'argent et de malédictions (fin avril 1382). Il partit lorsqu'il n'était plus temps de secourir la reine Jeanne. La malheureuse, fascinée par la terreur, affaissée par l'âge ou par le souvenir de son crime, avait attendu son ennemi. Elle était déjà prisonnière, lorsqu'elle eut la douleur de voir enfin devant Naples la flotte provençale, qui l'eût sauvée quelques jours plus tôt. La flotte parut dans les premiers jours de mai. Le 12, Jeanne fut étouffée sous un matelas.

Louis d'Anjou, qui se souciait peu de venger sa mère adoptive, avait envie de rester en Provence et de recueillir ainsi le plus liquide de la succession; le pape le poussa en Italie. Il semblait, en effet, honteux de ne rien faire avec une telle armée, une telle masse d'argent. Tout cela ne servait à rien. Louis d'Anjou n'eut pas même la consolation de voir son ennemi. Charles de Duras s'enferma dans les places, et laissa faire le climat, la famine, la haine du peuple. Louis d'Anjou le défia par dix fois. Au bout de quelques mois, l'armée, l'argent, tout était perdu. Les nobles coursiers de bataille étaient morts de faim; les plus fiers chevaliers étaient montés sur des ânes. Le duc avait vendu toute sa vaisselle, tous ses joyaux, jusqu'à sa couronne. Il n'avait sur sa cuirasse qu'une méchante toile peinte. Il mourut de la fièvre, à Bari. Les autres revinrent comme ils purent, en mendiant, ou ne revinrent pas (1384).

Des trois oncles de Charles VI, l'aîné, le duc d'Anjou, (p. 92) alla ainsi se perdre à la recherche d'une royauté d'Italie. Le second, le duc de Berri, s'en était fait une en France, gouvernant d'une manière absolue le Languedoc et la Guienne, et ne se mêlant pas du reste. Le troisième, le duc de Bourgogne, débarrassé des deux autres, put faire ce qu'il voulait du roi et du royaume. La Flandre était son héritage, celui de sa femme; il mena le roi en Flandre, pour y terminer une révolution qui mettait ses espérances en danger.

Il y avait alors une grande émotion dans toute la chrétienté. Il semblait qu'une guerre universelle commençât, des petits contre les grands. En Languedoc, les paysans, furieux de misère, faisaient main basse sur les nobles et sur les prêtres, tuant sans pitié tous ceux qui n'avaient pas les mains dures et calleuses comme eux; leur chef s'appelait Pierre de la Bruyère[113]. Les chaperons blancs de Flandre suivaient un bourgeois de Gand; les ciompi de Florence un cardeur de laine; les compagnons de Rouen avaient fait roi, bon gré mal gré, un drapier, «un gros homme, pauvre d'esprit[114].» En Angleterre, un couvreur menait le (p. 93) peuple à Londres, et dictait au roi l'affranchissement général des serfs.

L'effroi était grand. Les gentilshommes, attaqués partout en même temps, ne savaient à qui entendre, «L'on craignoit, dit Froissart, que toute gentillesse ne pérît.» Dans tout cela, pourtant, il n'y avait nul concert, nul ensemble. Quoique les maillotins de Paris eussent essayé de correspondre avec les blancs chaperons de Flandre[115]; tous ces mouvements, analogues (p. 94) en apparence, procédaient de causes au fond si différentes, qu'ils ne pouvaient s'accorder, et devaient être tous comprimés isolément.

En Flandre, par exemple, la domination d'un comte français, ses exactions, ses violences, avaient décidé la crise; mais il y avait un mal plus grave encore, plus profond, la rivalité des villes de Gand et de Bruges[116], leur tyrannie sur les petites villes et sur les (p. 95) campagnes. La guerre avait commencé par l'imprudence du comte, qui, pour faire de l'argent, vendit à ceux de Bruges le droit de faire passer la Lys dans leur canal, au préjudice de Gand. Cette grosse ville de Bruges, alors le premier comptoir de la chrétienté, avait étendu autour d'elle un monopole impitoyable. Elle empêchait les ports d'avoir des entrepôts, les campagnes de fabriquer[117]; elle avait établi sa domination sur vingt-quatre villes voisines. Elle ne put prévaloir sur Gand. Celle-ci, bien mieux située, au rayonnement des fleuves et des canaux, était d'ailleurs plus peuplée, et d'un peuple violent, prompt à tirer le couteau. Les Gantais tombèrent sur ceux de Bruges, qui détournèrent leur fleuve, tuèrent le bailli du comte, brûlèrent son château. Ypres, Courtrai, se laissèrent (p. 96) entraîner par eux. Liége, Bruxelles, la Hollande même, les encourageaient et regrettaient d'être si loin[118]. Liége leur envoya six cents charrettes de farine.

Gand ne manqua pas d'habiles meneurs. Plus on en tuait, plus il s'en trouvait. Le premier, Jean Hyoens, qui dirigea le mouvement, fut empoisonné; le second, décapité en trahison. Pierre Dubois, un domestique d'Hyoens, succéda; et voyant les affaires aller mal, il décida les Gantais, pour agir avec plus d'unité, à faire un tyran[119]. Ce fut Philippe Artevelde, fils du fameux Jacquemart, sinon aussi habile, du moins aussi hardi que son père. Assiégé, sans secours, sans vivres, il prend ce qui restait, cinq charrettes de pain, deux de vin; avec cinq mille Gantais, il marche droit à Bruges, (p. 97) où était le comte. Les Brugeois, qui se voyaient quarante mille, sortent fièrement, et se sauvent aux premiers coups. Les Gantais entrent dans la ville avec les fuyards, pillent, tuent, surtout les gens des gros métiers[120]. Le comte échappa en se cachant dans le lit d'une vieille femme. (3 mai 1382.)

Le duc de Bourgogne, gendre et héritier du comte de Flandre, n'eut pas de peine à faire croire au jeune roi que la noblesse était déshonorée si on laissait l'avantage à de tels ribauds. Ils avaient d'ailleurs couru le pays de Tournai, qui était terre de France. Une guerre en Flandre, dans ce riche pays, était une fête pour les gens de guerre; il vint à l'armée tout un peuple de Bourguignons, de Normands, de Bretons[121]. Ypres eut peur; la peur gagna, les villes se livrèrent. Les pillards n'eurent qu'à prendre; draps, toiles, coutils, vaisselle plate, ils vendaient, emballaient, expédiaient chez eux.

Les Gantais, ne pouvant compter sur personne[122], réduits à leurs milices, n'ayant presque point de gentilshommes avec eux, partant point de cavalerie, se (p. 98) tinrent, à leur ordinaire, en un gros bataillon. Leur position était bonne (Roosebeke, près Courtrai), mais la saison devenait dure (27 novembre 1382). Ils avaient hâte de retrouver leurs poêles. D'ailleurs, les défections commençaient; le sire de Herzele, un de leurs chefs, les avait quittés. Ils forcèrent Artevelde de les mener au combat.

Pour être sûrs de charger avec ensemble et de ne pas être séparés par la gendarmerie, ils s'étaient liés les uns aux autres. La masse avançait en silence, toute hérissée d'épieux qu'ils poussaient vigoureusement de l'épaule et de la poitrine. Plus ils avançaient, plus ils s'enfonçaient entre les lances des gens d'armes, qui les débordaient de droite et de gauche. Peu à peu, ceux-ci se rapprochèrent. Les lances étant plus longues que les épieux, les Flamands étaient atteints sans pouvoir atteindre. Le premier rang recula sur le second; le bataillon alla se serrant; une lente et terrible pression s'opéra sur la masse; cette force énorme se refoula cruellement contre elle-même. Le sang ne coulait qu'aux extrémités; le centre étouffait. Ce n'était point le tumulte ordinaire d'une bataille, mais les cris inarticulés de gens qui perdaient haleine, les (p. 99) sourds gémissements, le râle des poitrines qui craquaient[123].

Les oncles du roi, qui l'avaient tenu hors de l'action et à cheval, l'amenèrent ensuite sur la place et lui montrèrent tout. Ce champ était hideux à voir; c'était un entassement de plusieurs milliers d'hommes étouffés. Ils lui dirent que c'était lui qui avait gagné la bataille, puisqu'il en avait donné l'ordre et le signal. On avait remarqué d'ailleurs qu'au moment où le roi fit déployer l'oriflamme, le soleil se leva, après cinq jours d'obscurité et de brouillard.

Contempler ce terrible spectacle, croire que c'était lui qui avait fait tout cela, éprouver, parmi les répugnances de la nature, la joie contre nature de cet immense meurtre, c'était de quoi troubler profondément un jeune esprit. Le duc de Bourgogne put bientôt s'en apercevoir, à son propre dommage. Lorsqu'il ramena (p. 100) à Courtrai son jeune roi, le cœur ivre de sang, quelqu'un ayant eu l'imprudence de lui parler des cinq cents éperons français qu'on y gardait depuis la défaite de Philippe le Bel, il ordonna qu'on mit la ville à sac et qu'on la brûlât.

Le roi, ainsi animé, voulait pousser la guerre, aller jusqu'à Gand, l'assiéger; mais la ville était en défense. Le mois de décembre était venu; il pleuvait toujours. Les princes aimèrent mieux faire la guerre aux Parisiens soumis qu'aux Flamands armés. Paris était ému encore, mais disposé à obéir. L'avocat général Desmarets avait eu l'adresse de tout contenir, donnant de bonnes paroles, promettant plus qu'il ne pouvait, trahissant vertueusement les deux partis, comme font les modérés. Lorsque le roi arriva, les bourgeois, pour le mieux fêter, crurent faire une belle chose en se mettant en bataille. Peut-être aussi espéraient-ils, en montrant ainsi leur nombre, obtenir de meilleures conditions. Ils s'étalèrent devant Montmartre en longues files; il y avait un corps d'arbalétriers, un corps armé de boucliers et d'épées, un autre armé de maillets; ces maillotins, à eux seuls, étaient vingt mille hommes[124].

(p. 101) Ce spectacle ne fit pas l'impression qu'ils espéraient. La noblesse, qui menait le roi, revenait bouffie de sa victoire de Roosebeke. Les gens d'armes commencèrent par jeter bas les barrières; puis on arracha les portes même de leurs gonds; on les renversa sur la chaussée du roi; les princes, toute cette noblesse, eurent la satisfaction de marcher sur les portes de Paris[125]. Ils continuèrent en vainqueurs jusqu'à Notre-Dame. Le jeune roi, bien dressé à faire son personnage, chevauchait la lance sur la cuisse, ne disant rien, ne saluant personne, majestueux et terrible.

Le soldat logea militairement chez le bourgeois. On cria que tous eussent à porter leurs armes au Palais ou au Louvre. Ils en portèrent tant, dans leur peur, qu'il s'en trouvait, disait-on, de quoi armer huit cent mille hommes[126]. La ville désarmée, on résolut de la serrer entre deux forts; on acheva la Bastille Saint-Antoine, et l'on bâtit au Louvre une grosse tour qui plongeait dans l'eau; on croyait qu'une fois pris dans cet étau, Paris ne pourrait plus bouger.

Alors commencèrent les exécutions. On mit à mort les plus notés, les violents[127]; puis d'honnêtes gens qui les avaient contenus, et qui avaient rendu les plus (p. 102) grands services, comme le pauvre Desmarets[128]. On ne lui pardonna pas de s'être mis entre le roi et la ville. Après quelques jours d'exécutions et de terreur, on arrangea une scène de clémence. L'Université, la vieille duchesse d'Orléans, avaient déjà demandé grâce; mais le duc de Berri avait répondu que tous les bourgeois méritaient la mort. Enfin, on dressa, au plus haut des degrés du Palais, une tente magnifique, où le jeune roi siégea avec ses oncles et les hauts barons. La foule suppliante remplissait la cour. Le chancelier énuméra tous les crimes des Parisiens depuis le roi Jean, maudit leur trahison, et demanda quels supplices ils n'avaient pas mérités. Les malheureux voyaient déjà la foudre tomber, et baissaient les épaules; ce n'était que cris, des femmes surtout qui avaient leurs maris en prison: elles pleuraient et sanglotaient. Les oncles du roi, son frère, furent touchés; ils se jetèrent à ses pieds, comme il était convenu, et demandèrent que la peine de mort fut commuée en amende.

L'effet était produit; la peur ouvrit les bourses. Tout ce qui avait eu charge, tout ce qui était riche ou aisé, fut mandé, taxé à de grosses sommes, à trois mille, à six mille, à huit mille francs. Plusieurs payèrent plus qu'ils n'avaient. Lorsqu'on crut ne pouvoir plus rien tirer, on publia à son de trompe que désormais (p. 103) on aurait à payer les anciens impôts, encore augmentés; on mit une surcharge de douze deniers sur toute marchandise vendue. La ville ne pouvait rien dire; il n'y avait plus de ville, plus de prévôt, plus d'échevins, plus de commune de Paris[129]. Les chaînes des rues furent portées à Vincennes. Les portes restèrent ouvertes de nuit et de jour.

On traita à peu près de même Rouen[130], Reims, Châlons, Troyes, Orléans et Sens; elles furent aussi rançonnées. La meilleure partie de cet argent, si rudement extorqué, alla finalement se perdre dans les poches de quelques seigneurs. Il n'en resta pas grand'chose[131]. Ce qui resta, ce fut l'outrecuidance de (p. 104) cette noblesse, qui croyait avoir vaincu la Flandre et la France; ce fut l'infatuation du jeune roi, désormais tout prêt à toutes sottises, la tête à jamais brouillée par ses triomphes de Paris et de Roosebeke, et lancé à pleine course dans le grand chemin de la folie.

(p. 105) CHAPITRE II

JEUNESSE DE CHARLES VI
SUITE
1384-1391

La Flandre, qu'on disait vaincue, domptée, l'était si peu, qu'il y fallut encore deux campagnes, et pour finir par accorder aux Flamands tout ce qu'on leur avait refusé d'abord.

Cette pauvre Flandre était pillée à la fois par les Français, ses ennemis, et par les Anglais, ses amis. Ceux-ci, irrités du succès des Français à Roosebeke, préparèrent une croisade contre eux comme schismatiques et partisans du pape d'Avignon. Cette croisade, dirigée, disait-on, contre la Picardie, tomba sur la (p. 106) Flandre. Les Flamands eurent beau représenter au chef de la croisade, à l'évêque de Norwick, qu'ils étaient amis des Anglais, point schismatiques, mais, comme eux, partisans du pape de Rome; l'évêque, qui, sous ce titre épiscopal, n'était qu'un rude homme d'armes et grand pillard, s'obstina à croire que la Flandre était conquise par les Français et devenue toute française. Il prit d'assaut Gravelines, une ville amie, sans défense, qui ne s'attendait à rien. Cassel, pillée par les Anglais, fut ensuite brûlée par les Français. Bergues eut beau ouvrir ses portes au roi de France; le jeune roi, qui n'avait pas encore pris de ville, s'obstina à donner l'assaut; il escalada les murs dégarnis, força les portes ouvertes.

Le comte de Flandre insistait pour qu'on agît sérieusement et qu'on terminât la guerre. Mais tout le monde était las. Le pays commençait à être bien appauvri; il n'y avait plus rien à prendre sans combat. Ce qu'il fallait prendre, si on pouvait, c'était cette grosse ville de Gand; à quoi il fallait un siége, un long et rude siége; personne ne s'en souciait. Le duc de Berri surtout se désolait d'être tenu si longtemps loin de son beau Midi, de passer tous ses hivers dans la boue et le brouillard, à faire les affaires du duc de Bourgogne et du comte de Flandre. Heureusement celui-ci mourut. Les Flamands, dans leur haine contre les Français, prétendirent que le duc de Berri l'avait poignardé[132]. Si ce prince, naturellement doux (p. 107) et plutôt homme de plaisir, eût fait ce mauvais coup, ce qui est peu croyable, il eût servi mieux qu'il ne voulait le duc de Bourgogne, gendre et héritier du mort. Ce gendre ne fut pas difficile sur les conditions de la paix; il n'avait contre les Flamands ni haine, ni rancune; l'essentiel pour lui était d'hériter. Il leur accorda tout ce qu'ils voulurent, jura toutes les chartes qu'ils lui donnèrent à jurer. Il les dispensa même de parler à genoux, cérémonial qui pourtant était d'usage du vassal au seigneur et qui n'avait rien d'humiliant dans les idées féodales (18 décembre 1384).

Le duc de Bourgogne était la seule tête politique de cette famille. Il s'affermit dans les Pays-Bas par un double mariage de ses enfants avec ceux de la maison de Bavière, laquelle, possédant à la fois le Hainaut, la Hollande et la Zélande, entourait ainsi la Flandre au nord et au midi. Il eut encore l'adresse de marier le jeune roi, et de le marier dans cette même maison de Bavière. On proposait les filles des ducs de Bavière, de Lorraine et d'Autriche. Un peintre fut envoyé pour faire le portrait des trois princesses. La Bavaroise ne manqua pas d'être la plus belle, comme il convenait aux intérêts du duc de Bourgogne. On la fit venir en (p. 108) grande pompe à Amiens[133]. Le mariage devait se faire à Arras. Mais le roi déclara qu'il voulait avoir tout de suite sa petite femme; il fallut la lui donner. C'étaient pourtant deux enfants; il avait seize ans, elle quatorze.

Voilà le duc de Bourgogne bien fort, un pied en France, un pied dans l'Empire. Il voulait faire une plus grande chose, chose immense, et pourtant alors faisable: la conquête de l'Angleterre. Les Anglais désolaient tout le midi de la France; ils envahissaient la Castille, notre alliée. Au lieu de traîner cette guerre interminable sur le continent, il valait mieux aller les trouver dans leur île, faire la guerre chez eux et à leurs dépens. Ils avaient entre eux une autre guerre qui les occupait, guerre sourde, silencieuse et terrible. Ils étaient si enragés de haines, si acharnés à se mordre, qu'on pouvait les battre et les tuer avant qu'ils s'en aperçussent.

L'effort fut grand, digne du but. On rassembla tout ce qu'on put acheter, louer de vaisseaux, depuis la Prusse jusqu'à la Castille. On parvint à en réunir jusqu'à treize cent quatre-vingt-sept[134]. Vaisseaux de (p. 109) transport plus que de guerre; tout le monde voulait s'embarquer. Il semblait qu'on préparât une émigration générale de la noblesse française. Les seigneurs ne craignaient pas de se ruiner, sûrs d'en trouver dix fois plus de l'autre côté du détroit. Ils tenaient à passer galamment; ils paraient leurs vaisseaux comme des maîtresses. Ils faisaient argenter les mâts, dorer les proues; d'immenses pavillons de soie, flottant dans tout l'orgueil héraldique, déployaient au vent les lions, les dragons, les licornes, pour faire peur aux léopards.

La merveille de l'expédition, c'était une ville de bois qu'on apportait toute charpentée des forêts de la Bretagne, et qui faisait la charge de soixante-douze vaisseaux. Elle devait se remonter au moment du débarquement, et s'étendre, pour loger l'armée, sur trois mille pas de diamètre[135]. Quel que fût l'événement des batailles, elle assurait aux Français le plus sûr résultat du débarquement; elle leur donnait une place en Angleterre pour recueillir les mécontents, une sorte de Calais britannique.

Tout cela était assez raisonnable. Mais le duc de Bourgogne n'était pas roi de France. Le projet avait le tort de lui être trop utile; le maître de la Flandre eût profité plus que personne du succès de l'invasion d'Angleterre. On obéit donc lentement et de mauvaise grâce. La ville de bois se fit attendre, et n'arriva qu'à (p. 110) moitié brisée par la tempête. Le duc de Berri amusa le roi le plus longtemps qu'il put, en mariant son fils avec la petite sœur du roi, âgée de neuf ans. Charles VI partit seulement le 5 août, et on lui fit encore visiter lentement les places de la Picardie, de manière qu'il n'arriva à Arras qu'à la mi-septembre. Le temps était beau, on pouvait passer. Mais les Anglais négociaient. Le duc de Berri n'arrivait pas; il n'était aucunement pressé. Lettres, messages, rien ne pouvait lui faire hâter sa marche. Il arriva lorsque la saison rendait le passage à peu près impossible[136]. Le mois de décembre était venu, les mauvais temps, les longues nuits. L'Océan garda encore cette fois son île, comme il a fait contre Philippe II, contre Bonaparte[137].

Notre meilleure arme contre la Grande-Bretagne, c'est la Bretagne. Nos marins bretons sont les vrais adversaires des leurs; aussi fermes, moins sages peut-être, mais réparant cela par l'élan dans le moment critique. Le connétable de Clisson, homme du roi et chef des résistances bretonnes contre le duc de Bretagne, reprit l'expédition, et en fit l'affaire de sa province. Clisson visait haut; il venait de racheter aux (p. 111) Anglais le jeune comte de Blois, prétendant au duché de Bretagne; il lui donna sa fille, et il l'aurait fait duc. Le duc régnant, Jean de Montfort, prit Clisson en trahison; mais ses barons l'empêchèrent de le tuer[138]. Ce petit événement fit encore manquer la grande expédition d'Angleterre.

Les Anglais, réveillés toutefois et bien avertis, prirent des mesures. Ils désarmèrent leur roi, qui leur était suspect. Leur nouveau gouvernement nous chercha de l'occupation en Allemagne. Il y avait force petits princes nécessiteux qu'on pouvait acheter à bon marché. Le duc de Gueldre, qui avait plus d'un différend avec les maisons de Bourgogne et de Blois, se vendit aux Anglais pour une pension de vingt-quatre mille francs; il leur fit hommage; et, d'autant plus hardi qu'il avait moins à perdre[139], il défia majestueusement le roi de France.

Le duc de Bourgogne fut charmé, pour l'extension de son influence, de faire sentir dans les Pays-Bas et si loin vers le nord ce que pesait le grand royaume. Il fit faire contre cet imperceptible duc de Gueldre presque autant d'efforts qu'il en aurait fallu pour conquérir l'Angleterre. On rassembla quinze mille hommes d'armes, (p. 112) quatre-vingt mille fantassins[140]. La difficulté n'était pas de lever des hommes, mais de les faire arriver jusque-là. Le duc de Bourgogne, pour qui on faisait la guerre, ne voulut pas que cette grande et dévorante armée passât par son riche Brabant, dont il allait hériter. Il fallut tourner par les déserts de la Champagne, s'enfoncer dans les Ardennes, par les basses, humides et boueuses forêts, en suivant, comme on pouvait, les sentiers des chasseurs. Deux mille cinq cents hommes armés de haches allaient devant pour frayer la route, jetaient des ponts, comblaient les marais. La pluie tombait; le pays était triste et monotone. On ne trouvait rien à prendre, personne, pas même d'ennemis. D'ennui et de lassitude, on finit par écouter les princes qui intercédaient, l'archevêque de Cologne, l'évêque de Liége, le duc de Juliers. Charles VI fut touché surtout des prières d'une grande dame du pays, qui se disait éprise d'amour pour l'invincible roi de France[141]. Sous ce doux patronage, le duc de Gueldre fut reçu à s'excuser; il (p. 113) parla à genoux, et affirma que les défis n'avaient pas été écrits par lui, que c'étaient ses clercs qui lui avaient joué ce tour (1388).

Le résultat était grand pour le duc de Bourgogne, petit pour le roi. Deux mots d'excuses pour payer tant de peines et de dépenses; c'était peu. Au reste, les autres expéditions n'avaient pas mieux tourné. La France avait envahi l'Italie, menacé l'Angleterre, touché l'Allemagne. Elle avait fait de grands mouvements, elle avait fatigué et sué, et il ne lui en restait rien. Elle n'était pas heureuse; rien ne venait à bien. Le roi, gâté de bonne heure par la bataille de Roosebeke, avait cru tout facile, et il ne rencontrait que des obstacles[142]. À qui pouvait-il s'en prendre, sinon à ceux qui l'avaient jeté dans les guerres? À ses oncles, qui l'avaient toujours conseillé à son dam et à leur profit.

Les pacifiques conseillers de Charles V prévalurent à leur tour, le sire de la Rivière, l'évêque de Laon, Montaigu et Clisson. Charles VI, tout enfant qu'il était, avait toujours aimé ces hommes. Il avait obtenu de bonne heure que Clisson fût connétable. Il avait sauvé la vie au doux et aimable sire de la Rivière, que ses oncles voulaient perdre. La Rivière était l'ami et le serviteur personnel de Charles V; il a été enterré à Saint-Denis, aux pieds de son maître.

(p. 114) Le roi avait atteint vingt et un ans. Mais les oncles avaient le pouvoir en main: il fallait de l'adresse pour le leur ôter. L'affaire fut bien menée[143]. Au retour de leur triste expédition de Gueldre, un grand conseil fut assemblé à Reims, dans la salle de l'archevêché. Le roi demanda les moyens de rendre au peuple un peu de repos, et ordonna aux assistants de donner leur avis. Alors l'évêque de Laon se leva, énuméra doctement toutes les qualités du roi, corporelles et spirituelles, la dignité de sa personne, sa prudence et sa circonspection[144]; il déclara qu'il ne lui manquait rien pour régner par lui-même. Les oncles n'osant dire le contraire, Charles VI répondit qu'il goûtait l'avis du prélat; il remercia ses oncles de leurs bons services, et leur ordonna de se rendre chez eux, l'un en Languedoc, l'autre en Bourgogne. Il ne garda que le duc de Bourbon, son oncle maternel, qui était en effet le meilleur des trois.

L'évêque de Laon mourut empoisonné. Mais il avait rendu un double service au royaume. Les oncles, renvoyés chez eux, s'occupèrent un peu de leurs provinces, les purgèrent des brigands qui les dévastaient. Les nouveaux conseillers du roi, ces petites gens, ces marmousets, comme on les appelait, rendirent à la (p. 115) ville de Paris ses échevins et son prévôt des marchands. Ils conclurent une trêve avec l'Angleterre, favorisèrent l'Université contre le pape, et cherchèrent les moyens d'éteindre le schisme. Ils auraient aussi voulu réformer les finances. Ils allégèrent d'abord les impôts, mais furent bientôt obligés de les rétablir.

Le gouvernement était plus sage, mais le roi était plus fol. À défaut de batailles, il lui fallait des fêtes. Il avait eu le malheur de commencer son règne par un de ces heureux hasards qui tournent les plus sages têtes; il avait, à quatorze ans, gagné une grande bataille; il s'était vu salué vainqueur sur un champ couvert de vingt-six mille morts. Chaque année il avait eu les espérances de la guerre; à chaque printemps sa bannière s'était déployée pour les belles aventures. Et c'était à vingt ans, lorsque le jeune homme avait atteint sa force, lorsqu'il était reconnu pour un cavalier accompli dans tout exercice de guerre, qu'on le condamnait au repos! Un gouvernement de marmousets lui défendait les hautes espérances, les vastes pensées... Combien fallait-il de tournois pour le dédommager des combats réels, combien de fêtes, de bals, de vives et rapides amours, pour lui faire oublier la vie dramatique de la guerre, ses joies, ses hasards!

Il se jeta en furieux dans les fêtes, fit rude guerre aux finances, prodiguant en jeune homme, donnant en roi. Son bon cœur était une calamité publique. La chambre des comptes, ne sachant comment résister, notait tristement chaque don du roi de ces mots: «Nimis habuit,» ou «Recuperetur.» Les sages conseillers (p. 116) de la chambre avaient encore imaginé d'employer ce qui pouvait rester, après toute dépense, à faire un beau cerf d'or, dans l'espoir que cette figure aimée du roi serait mieux respectée. Mais le cerf fuyait, fondait toujours; on ne put même jamais l'achever[145].

D'abord, les fils du duc d'Anjou devant partir pour revendiquer la malheureuse royauté de Naples, le roi voulut auparavant leur conférer l'ordre de chevalerie. La fête se fit à Saint-Denis, avec une magnificence et un concours de monde incroyables. Toute la noblesse de France, d'Angleterre, d'Allemagne, était invitée. Il fallut que la silencieuse et vénérable abbaye, l'église des tombeaux, s'ouvrit à ces pompes mondaines, que les cloîtres retentissent sous les éperons dorés, que les pauvres moines accueillissent les belles dames. Elles logèrent dans l'abbaye même[146]. Le récit du moine chroniqueur en est encore tout ému.

Aucune salle n'était assez vaste pour le banquet royal; on en fit une dans la grande cour. Elle avait la forme d'une église[147], et n'avait pas moins de trente-deux toises de long. L'intérieur était tendu d'une toile immense, rayée de blanc et de vert. Au bout s'élevait un large et haut pavillon de tapisseries précieuses, (p. 117) bizarrement historiées, on eût dit l'autel de cette église, mais c'était le trône.

Hors des murs de l'abbaye, on aplanit, on ferma de barrières des lices longues de cent vingt pas. Sur un côté s'élevaient des galeries et des tours, où devaient siéger les dames, pour juger des coups.

Il y eut trois jours de fêtes, d'abord les messes, les cérémonies de l'Église, puis les banquets et les joutes, puis le bal de nuit; un dernier bal enfin, mais celui-ci masqué, pour dispenser de rougir. La présence du roi, la sainteté du lieu, n'imposèrent en rien. La foule s'était enivrée d'une attente de trois jours, ce fut un véritable Pervigilium Veneris[TD-28]; on était aux premiers jours du mois de mai. «Mainte demoiselle s'oublia, plusieurs maris pâtirent...» Serait-ce par hasard dans cette funeste nuit que le jeune duc d'Orléans, frère du roi, aurait plu, pour son malheur, à la femme de son cousin Jean Sans-Peur, comme il eut ensuite l'imprudence de s'en vanter[148]?

Cette bacchanale près des tombeaux eut un bizarre lendemain. Ce ne fut pas assez que les morts eussent été troublés par le bruit de la fête, on ne les tint pas quittes. Il fallut qu'ils jouassent aussi leur rôle. Pour (p. 118) aviver le plaisir par le contraste ou tromper les langueurs qui suivent, le roi se fit donner le spectacle d'une pompe funèbre.

Le héros de Charles VI[149], celui dont les exploits avaient amusé son enfance, Duguesclin, mort depuis dix ans, eut le triste honneur d'amuser de ses funérailles la folle et luxurieuse cour.

Les fêtes appellent les fêtes; le roi voulut que la reine Isabeau, qui depuis quatre ans était entrée cent fois dans Paris, y fît sa première entrée. Après la noble fête féodale, le populaire devait avoir la sienne, celle-ci gaie, bruyante, avec les accidents vulgaires et risibles, le vertige étourdissant des grandes foules. Les bourgeois étaient généralement vêtus de vert, les gens des princes l'étaient en rose. On ne voyait aux fenêtres que belles filles vêtues d'écarlate avec des ceintures d'or. Le lait et le vin coulaient des fontaines; des musiciens jouaient à chaque porte que passait la reine. Aux carrefours, des enfants représentaient de pieux mystères. La reine suivit la rue Saint-Denis. Deux anges descendirent par une corde, lui posèrent sur la tête une couronne d'or en chantant:

Dame enclose entre fleurs de lis,
Êtes-vous pas du paradis?

Lorsqu'elle fut arrivée au pont Notre-Dame, on vit avec étonnement un homme descendre, deux flambeaux (p. 119) à la main, par une corde tendue des tours de la cathédrale.

Le roi avait pris tout comme un autre sa part de la fête; il s'était mêlé à la foule des bourgeois, pour voir aussi passer sa belle jeune Allemande. Il reçut même des sergents «plus d'un horion» pour avoir approché trop près; le soir, il s'en vanta aux dames[150]. Le prince débonnaire, sachant aussi qu'il y avait à la fête beaucoup d'étrangers qui regrettaient de n'avoir jamais vu jouter le roi, se mêla aux joutes pour leur faire plaisir.

Bientôt après, le jeune frère du roi, le duc d'Orléans, épousa la fille de Visconti, le riche duc de Milan[151].

Charles VI voulut que la fête se fît à Melun. Il y reçut magnifiquement la charmante Valentina, qui devait exercer un si doux et si durable ascendant sur ce faible esprit.

La ville de Paris avait cru que l'entrée de la reine lui vaudrait une diminution d'impôt. Ce fut tout le contraire. Il fallut, pour payer la fête, hausser la gabelle, et, de plus, l'on décria les pièces de douze et de quatre deniers, avec défense de les passer, sous peine de la hart. C'était la monnaie du petit peuple, des pauvres. Pendant quinze jours, ces gens furent au désespoir, (p. 120) ne pouvant, avec cette monnaie, acheter de quoi manger[152].

Cependant le roi s'ennuyait; il s'avisa d'un voyage. Il n'avait pas fait son tour du royaume, sa royale chevauchée. Il ne connaissait pas encore ses provinces du Midi. Il en avait reçu de tristes nouvelles. Un pieux moine de Saint-Bernard était venu du fond du Languedoc lui dénoncer le mauvais gouvernement de son oncle de Berri. Le moine avait surmonté tous les obstacles, forcé les portes, et, en présence même de l'oncle du roi, il avait parlé avec une hardiesse toute chrétienne. Le roi, qui avait bon cœur, l'écouta patiemment, le prit sous sa sauvegarde, et promit d'aller lui-même voir ce malheureux pays. Il voulait, d'ailleurs, passer à Avignon et s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.

Après avoir, selon l'usage de nos rois en pareille circonstance, fait ses dévotions à l'abbaye de Saint-Denis, il prit sa route par Nevers et y fut reçu avec la prodigue magnificence de la maison de Bourgogne. Mais il ne permit pas à ses oncles de le suivre[153]; il ne voulait pas qu'ils fermassent ses oreilles aux plaintes des peuples. Peut-être aussi se sentait-il moins libre, en leur présence, de se livrer à ses fantaisies de jeune homme. Pour la même raison, il n'emmena point la reine; il voulait jouir sans contrainte, goûter royalement tout ce que la France avait de plaisirs.

(p. 121) Il s'arrêta d'abord à Lyon, dans cette grande et aimable ville, demi-italienne. Il fut reçu sous un dais de drap d'or par quatre jeunes belles demoiselles, qui le menèrent à l'archevêché. Ce ne fut, pendant quatre jours, que jeux, bals et galanteries.

Mais nulle part le roi ne passa le temps plus agréablement qu'à Avignon, chez le pape. Personne n'était plus consommé que ces prêtres dans tous les arts du plaisir. Nulle part la vie n'était plus facile, nulle part les esprits plus libres. L'eussent-ils été moins, ils se trouvaient à la source même des indulgences; le pardon était tout près du péché. Le roi, au départ, laissa de riches souvenirs aux belles dames d'Avignon, «qui s'en louèrent toutes[154]

Il partit grand ami du pape et tout gagné à son parti. Clément VII avait donné au jeune duc d'Anjou le titre de roi de Naples, et au roi lui-même la disposition de sept cent cinquante bénéfices, celle, entre autres, de l'archevêché de Reims. Mais l'élu du roi, qui était un fameux adversaire du pape et des dominicains, mourut bientôt empoisonné[155].

Arrivé en Languedoc, le roi n'entendit que plaintes et que cris. Le duc de Berri avait réduit le pays à un tel désespoir, que déjà plus de quarante mille hommes (p. 122) s'étaient enfuis en Aragon. Ce prince, bon et doux dans son Berri, livrait le Languedoc à ses agents comme une ferme à exploiter. Avide et prodigue, il se faisait bénir des uns, détester des autres. Il était homme à donner deux cent mille francs à son bouffon. Il est vrai qu'en récompense il donnait aussi aux clercs et construisait des églises. Il bâtissait ces tourelles aériennes, faisait tailler à grands frais ces dentelles de pierre que nous admirons et que le peuple maudissait. Précieux manuscrits, riches miniatures, sceaux admirables, rien ne lui coûtait. En dernier lieu, à soixante ans, il venait d'épouser une petite fille de douze ans, la nièce du comte de Foix. Combien de fêtes et de dépenses fallait-il au sexagénaire pour se faire pardonner son âge par cette enfant?

Le roi, retenu douze jours entiers à Montpellier par les vives et «frisques» demoiselles du pays[156], vint ensuite assister, à Toulouse, à l'exécution de Bétisac, trésorier de son oncle. Cet homme avouait tous ses crimes, mais il ajoutait qu'il n'avait rien fait que par ordre de monseigneur de Berri. Ne sachant comment le tirer de cette puissante protection, on lui persuada qu'il n'avait d'autre ressource que de se dire hérétique, qu'alors on l'enverrait au pape, qu'il serait sauvé. Il crut ce conseil, se déclara hérétique et fut brûlé vif. L'exécution eut lieu sous les fenêtres du roi, aux acclamations du peuple. Le roi donna cette satisfaction aux plaintes du Languedoc.

(p. 123) Pour faire encore chose agréable à la bonne ville de Toulouse, Charles VI accorda aux abbayes des filles de joie que ces filles ne fussent plus obligées de porter un costume[157], mais que désormais elles s'habillassent à leur fantaisie. Il voulait qu'elles prissent part à la joie de sa royale entrée.

Il revint droit à Paris, soûl de plaisirs, las de fêtes; il évita au retour celles qu'on lui préparait. Il gagea avec son frère que, tous deux partant à franc étrier, il arriverait avant lui. Il n'y avait plus de repos pour lui que dans l'étourdissement. À vingt-deux ans, il était fini; il avait usé deux vies, une de guerre, une de plaisirs. La tête était morte, le cœur vide; les sens commençaient à défaillir. Quel remède à cet état désolant? L'agitation, le vertige d'une course furieuse. «Les morts vont vite.»

La vie est un combat, sans doute, mais il ne faut pas s'en plaindre; c'est un malheur quand le combat finit. La guerre intérieure de l'Homo duplex est justement ce qui nous soutient. Contemplons-la, cette guerre, non plus dans le roi, mais dans le royaume, dans le Paris d'alors, qui la représentait si bien.

Le Paris de Charles VI, c'est surtout le Paris du nord, ce grand et profond Paris de la plaine, étendant ses rues obscures du royal hôtel Saint-Paul à l'hôtel de Bourgogne, aux halles. Au cœur de ce Paris, vers la Grève, s'élevaient deux églises, deux idées, Saint-Jacques et Saint-Jean.

(p. 124) Saint-Jacques de la Boucherie était la paroisse des bouchers et des lombards, de l'argent et de la viande. Dignement enceinte d'écorcheries, de tanneries et de mauvais lieux, la sale et riche paroisse s'étendait de la rue Troussevache au quai des Peaux ou Pelletier. À l'ombre de l'église des bouchers, sous la protection de ses confréries, dans une chétive échoppe, écrivaient, intriguaient, amassaient Flamel et sa vieille Pernelle, gens avisés, qui passaient pour alchimistes, et qui de cette boue infecte surent en effet tirer de l'or[158].

(p. 125) Contre la matérialité de Saint-Jacques s'élevait, à deux pas, la spiritualité de Saint-Jean. Deux événements tragiques avaient fait de cette chapelle une grande église, une grande paroisse: le miracle de la rue des Billettes, où «Dieu fut boulu par un juif;» puis, la ruine du Temple, qui étendit la paroisse de Saint-Jean sur ce vaste et silencieux quartier. Son curé était le grand docteur du temps, Jean Gerson, cet homme de combat et de contradiction. Mystique, ennemi des mystiques, mais plus ennemi encore des hommes de matière et de brutalité, pauvre et impuissant curé de Saint-Jean, entre les folies de Saint-Paul et les violences de Saint-Jacques, il censura les princes, il attaqua les bouchers; il écrivit contre les dangereuses sciences de la matière, qui sourdement minaient le christianisme, contre l'astrologie, contre l'alchimie.

Sa tâche était difficile; la partie était forte. La nature (p. 126) et les sciences de la nature, comprimées par l'esprit chrétien, allaient avoir leur renaissance.

Cette dangereuse puissance, longtemps captive dans les creusets et les matrices des disciples d'Averroès, transformée par Arnauld de Villeneuve et quasi spiritualisée[159], se contint encore au xiiie siècle; au xve, elle flamba...

Combien, en présence de cette éblouissante apparition, la vieille éristique pâlit? Celle-ci avait tout occupé en l'homme; puis, tout laissé vide. Dans l'entr'acte de la vie spirituelle, l'éternelle nature reparaît, toujours jeune et charmante. Elle s'empare de l'homme défaillant et l'attire contre son sein.

Elle revient après le christianisme, malgré lui, elle revient comme péché. Le charme n'en est que plus irritant pour l'homme, le désir plus âpre. N'étant pas encore comprise, n'étant pas science, mais magie, elle exerce sur l'homme une fascination meurtrière. Le fini va se perdre dans le charme infiniment varié de la nature. Lui, il donne, donne sans compter. Elle, belle, immuable, elle reçoit toujours et sourit.

Il faut donc que tout y passe. L'alchimiste vieillissant à la recherche de l'or, maigre et pâle sur son creuset, soufflera jusqu'à la fin. Il brûlera ses meubles, ses livres; il brûlerait ses enfants... D'autres poursuivront la nature dans ses formes les plus séduisantes; ils languiront à la recherche de la beauté. Mais la beauté fuit comme l'or; chacune de ses gracieuses (p. 127) apparitions échappe à l'homme, vaine et vide, et toute vaine qu'elle est, elle n'emporte pas moins les riches dons de son être... Ainsi triomphe de l'être éphémère l'insatiable, l'infatigable nature. Elle absorbe sa vie, sa force; elle le reprend en elle, lui et son désir, et résout l'amour et l'amant dans l'éternelle chimie.

Que si la vie ne manque point, mais que seulement l'âme défaille, alors c'est bien pis. L'homme n'a plus de la vie que la conscience de sa mort. Ayant éteint son Dieu intérieur, il se sent délaissé de Dieu, et comme excepté seul de l'universelle providence.

Seul... Mais au moyen âge on n'était pas longtemps seul. Le Diable vient vite, dans ces moments, à la place de Dieu. L'âme gisante est pour lui un jouet qu'il tourne et pelote... Et cette pauvre âme est si malade qu'elle veut rester malade, creusant son mal et fouillant les mauvaises jouissances: Mala mentis gaudia.[TD-30] Leurrée de croyances folles, amusée de lueurs sombres, menée de côté et d'autre par la vaine curiosité, elle cherche à tâtons dans la nuit; elle a peur et elle cherche...

Ce sont d'étranges époques. On nie, on croit tout. Une fiévreuse atmosphère de superstition sceptique enveloppe les villes sombres. L'ombre augmente dans leurs rues étroites; leur brouillard va s'épaississant aux fumées d'alchimie et de sabbat. Les croisées obliques ont des regards louches. La boue noire des carrefours grouille en mauvaises paroles. Les portes sont fermées tout le jour; mais elles savent bien s'ouvrir le soir pour recevoir l'homme du mal, le juif, le sorcier, l'assassin.

(p. 128) On s'attend alors à quelque chose. À quoi? On l'ignore. Mais la nature avertit; les éléments semblent changés. Le bruit courut un moment, sous Charles VI, qu'on avait empoisonné les rivières[160]. Dans tous les esprits flottait d'avance une vague pensée de crime.

(p. 129) CHAPITRE III

FOLIE DE CHARLES VI
1392-1400

Cette brutale histoire, qui va présenter tant de crimes hardis, de crimes orgueilleux qui cherchent le jour, elle commence par un vilain crime de nuit, un guet-apens. Ce fut un attentat de la féodalité mourante contre le droit féodal, commis en trahison par un arrière-vassal sur un officier de son suzerain, dans la résidence du suzerain même; et par-dessus, ce fut un sacrilége, l'assassin ayant pris pour faire son coup le jour du Saint-Sacrement.

Les Marmousets, les petits devenus maîtres des grands étaient mortellement haïs; Clisson, de plus, (p. 130) était craint. En France, il était connétable, l'épée du roi contre les seigneurs; en Bretagne, il était au contraire le chef des seigneurs contre le duc. Lié étroitement aux maisons de Penthièvre et d'Anjou, il n'attendait qu'une occasion pour chasser le duc de Bretagne et le renvoyer chez ses amis les Anglais. Le duc, qui le savait à merveille, qui vivait en crainte continuelle de Clisson et ne rêvait que du terrible borgne[161], ne pouvait se consoler d'avoir eu son ennemi entre les mains, de l'avoir tenu et de n'avoir pas eu le courage de le tuer. Or il y avait un homme qui avait intérêt à tuer Clisson, qui avait tout à craindre du connétable et de la maison d'Anjou. C'était un seigneur angevin, Pierre de Craon, qui, ayant volé le trésor du duc d'Anjou, son maître, dans l'expédition de Naples, fut cause qu'il périt sans secours[162]. La veuve ne perdait pas de vue cet homme, et Clisson, allié de la maison d'Anjou, ne rencontrait pas le voleur sans le traiter comme il le méritait.

Les deux peurs, les deux haines s'entendirent. Craon promit au duc de Bretagne de le défaire de Clisson. Il revint secrètement à Paris, rentra de nuit dans la ville; les portes étaient toujours ouvertes depuis la punition des Maillotins. Il remplit de coupe-jarrets son hôtel du Marché-Saint-Jean. Là, portes et croisées fermées, ils attendirent plusieurs jours. Enfin, le 13 juin, jour de la fête du Saint-Sacrement, un grand gala (p. 131) ayant eu lieu à l'hôtel Saint-Paul, joutes, souper et danses après minuit, le connétable revenait presque seul à son hôtel de la rue de Paradis. Ce vaste et silencieux Marais, assez désert même aujourd'hui, l'était bien plus alors; ce n'étaient que grands hôtels, jardins et couvents. Craon se tint à cheval avec quarante bandits au coin de la rue Sainte-Catherine; Clisson arrive, ils éteignent les torches, fondent sur lui. Le connétable crut d'abord que c'était un jeu du jeune frère du roi. Mais Craon voulut, en le tuant, lui donner l'amertume de savoir par qui il mourait. «Je suis votre ennemi, lui dit-il, je suis Pierre de Craon.» Le connétable, qui n'avait qu'un petit coutelas, para du mieux qu'il put. Enfin, atteint à la tête, il tomba; fort heureusement, il ouvrit en tombant une porte entre-bâillée, celle d'un boulanger qui chauffait son four à cette heure avancée de la nuit. La tête et moitié du corps se trouvèrent dans la boutique; pour l'achever, il eût fallu entrer. Mais les quarante braves n'osèrent descendre de cheval; ils aimèrent mieux croire qu'il en avait assez, et se sauvèrent au galop par la porte Saint-Antoine.

Le roi, qui se couchait, fut averti un moment après. Il ne prit pas le temps de s'habiller; il vint sans attendre sa suite, en chemise, dans un manteau. Il trouva le connétable déjà revenu à lui, et lui promit de le venger, jurant que jamais chose ne serait payée plus cher que celle-là.

Cependant le meurtrier s'était blotti dans son château de Sablé au Maine, puis dans quelque coin de la Bretagne. Les oncles du roi, qui étaient ravis de l'événement, (p. 132) et qui d'avance en avaient su quelque chose, disaient, pour amuser le roi et gagner du temps, que Craon était en Espagne. Mais le roi ne s'y trompait pas. C'était le duc de Bretagne qu'il voulait punir. Il était loin, ce duc; il fallait l'atteindre chez lui, dans son pauvre et rude pays, à travers les forêts du Mans, de Vitré, de Rennes. Il fallait que les oncles du roi lui amenassent leurs vassaux, c'est-à-dire qu'ils se prêtassent à punir le crime de leurs amis, le leur peut-être[163]. Le roi, ne sachant comment venir à bout de leur répugnance et de leurs lenteurs, alla jusqu'à rendre au duc de Berri le Languedoc qu'il lui avait si justement retiré[164].

(p. 133) Il était languissant, malade d'impatience. Il avait eu une fièvre chaude peu de temps auparavant, et n'était pas trop remis. Il y avait en lui quelque chose d'égaré et comme d'étrange. Ses oncles auraient voulu qu'il se soignât, qu'il se tînt tranquille, qu'il s'abstînt surtout de venir au conseil; mais ils ne gagnaient rien sur lui. Il monta à cheval malgré eux et les mena jusqu'au Mans. Là, ils parvinrent encore à le retenir trois semaines. Enfin, se croyant mieux, il n'écouta plus rien et fit déployer son étendard.

C'était le milieu de l'été, les jours brûlants, les lourdes chaleurs d'août. Le roi était enterré dans un habit de velours noir, la tête chargée d'un chaperon écarlate, aussi de velours. Les princes traînaient derrière sournoisement et le laissaient seul, afin, disaient-ils, de lui faire moins de poussière. Seul, il traversait les ennuyeuses forêts du Maine, de méchants bois pauvres d'ombrage, les chaleurs étouffées des clairières, les mirages éblouissants du sable à midi. C'était aussi dans une forêt, mais combien différente! que, douze ans auparavant, il avait fait rencontre du cerf merveilleux qui promettait tant de choses. Il était jeune alors, plein d'espoir, le cœur haut, tout dressé aux grandes pensées. Mais combien il avait fallu en rabattre! Hors du royaume, il avait échoué partout, tout tenté et tout manqué. Dans le royaume même, était-il bien roi? Voilà que tout le monde, les princes, le clergé, l'Université, attaquaient ses conseillers. On lui faisait le (p. 134) dernier outrage, on lui tuait son connétable et personne ne remuait; un simple gentilhomme, en pareil cas, aurait eu vingt amis pour lui offrir leur épée. Le roi n'avait pas même ses parents; ils se laissaient sommer de leur service féodal, et alors ils se faisaient marchander; il fallait les payer d'avance, leur distribuer des provinces, le Languedoc, le duché d'Orléans. Son frère, ce nouveau duc d'Orléans, c'était un beau jeune prince qui n'avait que trop d'esprit et d'audace, qui caressait tout le monde; il venait de mettre dans les fleurs de lis la belle couleuvre de Milan[165]... Donc, rien d'ami ni de sûr. Des gens qui n'avaient pas craint d'attaquer son connétable à sa porte ne se feraient pas grand scrupule de mettre la main sur lui. Il était seul parmi des traîtres. Qu'avait-il fait pourtant pour être ainsi haï de tous, lui qui ne haïssait personne, qui plutôt aimait tout le monde? Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour le soulagement du peuple; tout au moins il avait bon cœur; les bonnes gens le savaient bien.

Comme il traversait ainsi la forêt, un homme de mauvaise mine, sans autre vêtement qu'une cotte blanche, se jette tout à coup à la bride du cheval du roi, criant d'une voix terrible: «Arrête, noble roi, ne passe outre, tu es trahi!»

On lui fit lâcher la bride, mais on le laissa suivre le roi et crier une demi-heure.

Il était midi, et le roi sortait de la forêt pour entrer (p. 135) dans une plaine de sable où le soleil frappait d'aplomb. Tout le monde souffrait de la chaleur. Un page qui portait la lance royale s'endormit sur son cheval, et la lance, tombant, alla frapper le casque que portait un autre page. À ce bruit d'acier, à cette lueur, le roi tressaille, tire l'épée, et, piquant des deux, il crie: «Sus, sus aux traîtres? ils veulent me livrer!» Il courait ainsi l'épée nue sur le duc d'Orléans. Le duc échappa, mais le roi eut le temps de tuer quatre hommes avant qu'on pût l'arrêter[166]. Il fallut qu'il se fût lassé; alors, un de ses chevaliers vint le saisir par derrière. On le désarma, on le descendit de cheval, on le coucha doucement par terre. Les yeux lui roulaient étrangement dans la tête, il ne reconnaissait personne et ne disait mot. Ses oncles, son frère, étaient autour de lui. Tout le monde pouvait approcher et le voir. Les ambassadeurs d'Angleterre y vinrent comme les autres, ce qu'on trouva généralement fort mauvais. Le duc de Bourgogne, surtout, s'emporta contre le chambellan La Rivière, qui avait laissé voir le roi en cet état aux ennemis de la France.

(p. 136) Lorsqu'il revint un peu à lui, et qu'il sut ce qu'il avait fait, il en eut horreur, demanda pardon et se confessa. Les oncles s'étaient emparés de tout et avaient mis en prison La Rivière et les autres conseillers du roi; Clisson avait seul échappé. Toutefois, le roi défendit qu'on leur fît mal, et leur fit même rendre leurs biens[167].

Les médecins ne manquèrent point au royal malade, mais ils ne firent pas grand'chose. C'était déjà, comme aujourd'hui, la médecine matérialiste, qui soigne le corps sans se soucier de l'âme, qui veut guérir le mal physique sans rechercher le mal moral, lequel pourtant est ordinairement la cause première de l'autre. Le moyen âge faisait tout le contraire; il ne connaissait pas toujours les remèdes matériels; mais il savait à merveille calmer, charmer le malade, le préparer à se laisser guérir. La médecine se faisait chrétiennement, au bénitier même des églises. Souvent on commençait par confesser le patient, et l'on connaissait ainsi sa vie, ses habitudes. On lui donnait ensuite la communion, ce qui aidait à rétablir l'harmonie des esprits troublés. Quand le malade avait mis bas la passion, l'habitude mauvaise, dépouillé le vieil homme, alors on cherchait quelque remède. C'était ordinairement quelque absurde recette; mais sur un homme si bien préparé, tout réussissait. Au xive siècle, on ne connaissait déjà plus ces ménagements préalables; on (p. 137) s'adressait directement, brutalement au corps; on le tourmentait. Le roi se lassa bientôt du traitement, et dans un moment de raison il chassa ses médecins.

Les gens de la cour l'engageaient à ne chercher d'autre remède que les amusements, les fêtes, à guérir la folie par la folie.

Une belle occasion se présenta: la reine mariait une de ses dames allemandes, déjà veuve. Les noces de veuves étaient des charivaris, des fêtes folles, où l'on disait et faisait tout. Afin d'en faire, s'il se pouvait davantage, le roi et cinq chevaliers se déguisèrent en satyres.

Celui qui mettait en train ces farces obscènes était un certain Hugues de Guisay, un mauvais homme, de ces gens qui deviennent quelque chose en amusant les grands et marchant sur les petits. Il fit coudre ces satyres dans une toile enduite de poix-résine, sur quoi fut collée une toison d'étoupes qui les faisait paraître velus comme des boucs. Pendant que le roi, sous ce déguisement, lutine sa jeune tante, la toute jeune épouse du vieux duc de Berri, le duc d'Orléans, son frère, qui avait passé la soirée ailleurs, rentre avec le comte de Bar; ces malheureux étourdis imaginent, pour faire peur aux dames, de mettre le feu aux étoupes. Ces étoupes tenaient à la poix-résine; à l'instant les satyres flambèrent. La toile était cousue; rien ne pouvait les sauver. Ce fut chose horrible de voir courir dans la salle ces flammes vivantes, hurlantes... Heureusement, la jeune duchesse de Berri retint le roi, l'empêcha de bouger, le couvrit de sa robe, de sorte qu'aucune étincelle ne tombât sur (p. 138) lui. Les autres brûlèrent une demi-heure, et mirent trois jours à mourir[168].

Les princes avaient tout à craindre si le roi n'eût échappé; le peuple les aurait mis en pièces. Quand le bruit de cette aventure se répandit dans la ville, ce fut un mouvement général d'indignation et de pitié. Que l'on abandonnât le roi à ces honteuses folies, qu'il eût risqué, innocent et simple qu'il était, d'être enveloppé dans ce terrible châtiment de Dieu, l'honnête bourgeoisie de Paris frémissait d'y penser. Ils se portèrent plus de cinq cents à l'hôtel Saint-Paul. On ne put les calmer qu'en leur montrant le roi sous son dais royal, où il les remercia et leur dit de bonnes paroles.

Une telle secousse ne pouvait manquer d'amener une rechute. Celle-ci fut violente. Il soutenait qu'il n'était point marié, qu'il n'avait pas d'enfant. Un autre trait de sa folie, et ce n'était pas le plus fol, c'était de ne vouloir plus être lui-même, point Charles, point roi. S'il voyait des lis sur les vitraux ou sur les murs, il s'en moquait, dansait devant, les brisait, les effaçait. «Je m'appelle Georges, disait-il; mes armes sont un lion percé d'une épée[169]

(p. 139) Les femmes seules avaient encore puissance sur lui, sauf la reine, qu'il ne pouvait plus souffrir. Une femme l'avait sauvé du feu. Mais celle qui avait sur lui le plus d'empire, c'était sa belle-sœur Valentina, la duchesse d'Orléans. Il la reconnaissait fort bien, et l'appelait: «Chère sœur.» Il fallait qu'il la vît tous les jours; il ne pouvait durer sans elle; si elle ne venait, il l'allait chercher. Cette jeune femme, déjà délaissée de son mari, avait pour le pauvre fol un singulier attrait; ils étaient tous deux malheureux. Elle seule savait se faire écouter de lui; il lui obéissait, ce fol, elle était devenue sa raison.

Personne, que je sache, n'a bien expliqué encore ce phénomène de l'infatuation, cette fascination étrange qui tient de l'amour et n'est pas l'amour. Ce ne sont pas seulement les personnes qui l'exercent; les lieux ont aussi cette influence; témoin le lac dont Charlemagne ne pouvait détacher ses yeux[170]. Si la nature, si les forêts muettes, les froides eaux, nous captivent et nous fascinent, que sera-ce donc de la femme? Quel pouvoir n'exercera-t-elle pas sur l'âme souffrante qui viendra chercher près d'elle le charme des entretiens solitaires et de voluptueuses compassions?

(p. 140) Douce, mais dangereuse médecine qui calme et qui trouble. Le peuple, qui juge grossièrement et qui juge bien, sentait que ce remède était un mal encore. Elle a, disait-il, cette Visconti venue du pays des poisons, des maléfices, elle a ensorcelé le roi... Et il pouvait bien y avoir, en effet, quelque enchantement dans les paroles de l'Italienne, un subtil poison dans le regard de la femme du Midi.

Un meilleur remède aux troubles d'esprit, un moyen plus sage d'harmoniser nos puissances morales, c'est de recourir à la paix suprême, de se réfugier en Dieu. Le roi se voua à saint Denis, et lui offrit une grosse châsse d'or. Il se fit mener en Bretagne, au mélancolique pèlerinage du Mont-Saint-Michel, in periculo maris; plus tard, aux affreuses montagnes volcaniques du Puy en Vélay. On lui fit faire aussi de sévères ordonnances contre les blasphémateurs, contre les juifs. Cette fois, du moins, les juifs furent mieux traités; le roi, en les chassant, leur permit d'emporter leurs biens. Une autre ordonnance accordait un confesseur aux condamnés, de manière qu'en tuant le corps on sauvât du moins l'âme. Tout jeu fut défendu, sauf l'utile exercice de l'arbalète. Une fille du roi fut offerte à la Vierge, et faite religieuse en naissant; on espérait que l'innocente créature expierait les péchés de son père et lui obtiendrait guérison.

De toutes les bonnes œuvres royales, la plus royale c'est la paix; ainsi en jugeait saint Louis[171]. Les rois ne (p. 141) sont ici-bas que pour garder la paix de Dieu. On croyait généralement que la maison de France était frappée pour avoir mis la guerre et le schisme dans le monde chrétien. Donc, la paix était le remède; paix de l'Église entre Rome et Avignon, par la cession des deux papes; paix de la chrétienté entre la France et l'Angleterre, par un bon traité entre les deux rois, par une belle croisade contre le Turc, c'était le vœu de tout le monde; c'était ce que disaient tout haut les sermons des prédicateurs, les harangues de l'Université; tout bas les pleurs et les prières de tant de misérables, la prière commune des familles, celle que les mères enseignaient le soir aux petits enfants.

Il faut voir avec quelle vivacité Jean Gerson célèbre ce beau don de la paix, dans un de ces moments d'espoir où l'on crut à la cession des deux papes. Ce sermon est plutôt un hymne; l'ardent prédicateur devient poëte et rime sans le vouloir; nul doute que ces rimes n'aient été redites et chantées par la foule émue qui les entendait:

«Allons, allons, sans attarder,
«Allons de paix le droit sentier...
«Grâces à Dieu, honneur et gloire,
«Quand il nous a donné victoire.

«Élevons nos cœurs, ô dévot peuple chrétien! mettons (p. 142) hors toute autre cure, donnons cette heure à considérer le beau don de paix qui approche. Que de fois, par grands désirs, depuis près de trente ans, avons-nous demandé la paix, soupiré la paix! Veniat pax[172]

Les rois se réconcilièrent plus aisément que les papes. Les Anglais ne voulaient point la paix[173]; mais leur roi la voulut; il signa du moins une trêve de vingt-huit ans. Richard II, haï des siens, avait besoin de l'amitié de la France. Il épousa une fille du roi[174], avec une dot énorme de huit cents écus[175]. Mais il rendait Brest et Cherbourg.

Cet heureux traité permit à la noblesse de France, ce qu'elle souhaitait depuis si longtemps, de faire encore une croisade. La guerre contre les infidèles, c'était la paix entre les chrétiens. Il n'y avait plus si (p. 143) loin à chercher la croisade; elle venait nous chercher. Les Turcs avançaient; ils enveloppaient Constantinople, serraient la Hongrie. Ce rapide conquérant, Bajazet l'Éclair (Hilderim), avait, disait-on, juré de faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre de Rome. Une nombreuse noblesse partit, le connétable, quatre princes du sang, plusieurs hommes de grande réputation, l'amiral de Vienne, les sires de Couci, de Boucicaut. L'ambitieux duc de Bourgogne obtint que son fils, le duc de Nevers, un jeune homme de vingt-deux ans, fût le chef de ces vieux et expérimentés capitaines[176]. Une foule de jeunes seigneurs qui faisaient leurs premières armes déployèrent un luxe insensé. Les bannières, les guidons, les housses, étaient chargés d'or et d'argent; les tentes étaient de satin vert. La vaisselle d'argent suivait sur des chariots; des bateaux de vins exquis descendaient le Danube. Le camp de ces croisés fourmillait de femmes et de filles.

Que devenait, pendant ce temps, l'affaire du schisme? Reprenons d'un peu plus haut.

Longtemps les princes avaient exploité à leur profit la division de l'Église, le duc d'Anjou d'abord, puis le duc de Berri. Les papes d'Avignon, serviles créatures de ces princes, ne donnaient de bénéfices qu'à ceux qu'ils leur désignaient. Les prêtres erraient, mouraient de faim. Les suppôts de l'Université, les plus savants (p. 144) élèves qu'elle formait, les plus éloquents docteurs, restaient oubliés à Paris, languissants dans quelque grenier[177].

À la longue pourtant, quand l'Église fut presque ruinée, et que les abus devinrent moins lucratifs, alors, enfin, les princes commencèrent à écouter les plaintes de l'Université. Cette compagnie, enhardie par l'abaissement des papes, prit en main l'autorité; elle déclara qu'elle avait de droit divin la charge non-seulement d'enseigner, mais de corriger et de censurer, de censurer et doctrinaliter et judicialiter[TD-35], pour parler le langage du temps. Elle appela tous ses membres à donner avis sur la grande question de l'union de l'Église. Tous votèrent, du plus grand au plus petit. Un tronc était ouvert aux Mathurins. Le moindre des pauvres maîtres de Sorbonne, le plus crasseux des cappets de Montaigu, y jeta son vote. On en compta dix mille; mais les dix mille votes se réduisirent à trois avis: compromis entre les deux papes, cession de l'un et de l'autre, concile général pour juger l'affaire. La voie de cession sembla la plus sûre. On la croyait d'autant plus facile que Clément VII venait de mourir. Le roi écrivit aux cardinaux de surseoir à l'élection. Ils gardèrent ses lettres cachetées, et se hâtèrent d'élire. Le nouvel élu, Pierre de Luna, Benoît XIII, avait promis, il est vrai, de tout faire pour l'union de l'Église, et de céder s'il le fallait[178].

(p. 145) Pour obtenir de lui qu'il tînt parole, on lui envoya la plus solennelle ambassade qu'aucun pape eût jamais reçue. Les ducs de Berri, de Bourgogne et d'Orléans vinrent le trouver à Avignon, avec un docteur envoyé par l'Université de Paris. Celui-ci harangua le pape avec la plus grande hardiesse. Il avait pris ce texte: «Illuminez, grand Dieu, ceux qui devraient nous conduire, et qui sont eux-mêmes dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort.» Le pape parla à merveille; il répondit avec beaucoup de présence d'esprit et d'éloquence, protestant qu'il ne désirait rien plus que l'union. C'était un habile homme, mais un Aragonais, une tête dure, pleine d'obstination et d'astuce. Il se joua des princes, lassa leur patience, les excédant de doctes harangues, de discours, de réponses et de répliques, lorsqu'il ne fallait, comme on le lui dit, qu'un tout petit mot: Cession[179]. Puis, quand il les vit languissants, découragés, malades d'ennui, il s'en débarrassa par un coup hardi. Les princes ne demeuraient pas dans la ville d'Avignon, mais de l'autre côté, à Villeneuve, et tous les jours ils passaient le pont du Rhône pour conférer avec le pape. Un matin ce pont se trouva brûlé, on ne passait qu'en barque avec danger et lenteur. Le pape assura qu'il allait rétablir le pont[180]. Mais les princes perdirent patience et laissèrent l'Aragonais maître du champ de bataille. La paix de l'Église fut ajournée pour longtemps.

(p. 146) Les affaires de Turquie, d'Angleterre, ne tournèrent pas mieux.

Le 25 décembre 1396, pendant la nuit de Noël, au milieu des réjouissances de cette grande fête, tous les princes étant chez le roi, un cavalier entra à l'hôtel Saint-Paul, tout botté et en éperons. Il se jeta à genoux devant le roi et dit qu'il venait de la part du duc de Nevers, prisonnier des Turcs. L'armée tout entière avait péri. De tant de milliers d'hommes, il restait vingt-huit hommes, les plus grands seigneurs, que les Turcs avaient réservés pour les mettre à rançon.

Il n'y avait pas lieu de s'en étonner; la folle présomption des croisés ne pouvait qu'amener un tel désastre. Ils n'avaient pas même voulu croire que les Turcs pussent les attendre. Bajazet était à six lieues, que le maréchal Boucicaut faisait couper les oreilles aux insolents qui prétendaient que cette canaille infidèle osait venir à sa rencontre[181].

Le roi de Hongrie, qui avait appris à ses dépens ce genre de guerre, pria du moins les croisés de laisser ses Hongrois à l'avant-garde, d'opposer ainsi des troupes légères aux troupes légères, de se réserver. C'était l'avis du sire de Couci. Mais les autres ne voulurent rien écouter. L'avant-garde était le poste d'honneur pour les chevaliers; ils coururent à l'avant-garde, ils chargèrent et d'abord renversèrent tout devant eux. Derrière les premiers corps, ils en trouvèrent d'autres et les dissipèrent encore. Les janissaires même furent enfoncés. Arrivés ainsi au haut d'une (p. 147) colline, ils aperçurent de l'autre côté quarante mille hommes de réserve et virent en même temps les grandes ailes de l'armée turque qui se rapprochaient pour les enfermer. Alors il y eut un moment de terreur panique; la foule des croisés se débanda; les chevaliers seuls s'obstinèrent; ils pouvaient encore se replier sur les Hongrois, qui étaient tout près derrière eux et encore entiers. Mais après de telles bravades il y aurait eu trop de honte; ils s'élancèrent à travers les Turcs et se firent tuer pour la plupart.

Quand le sultan vit le champ de bataille et l'immense massacre qui avait été fait des siens, il pleura, se fit amener tous les prisonniers et les fit décapiter ou assommer; ils étaient dix mille[182]. Il n'épargna que le duc de Nevers et vingt-quatre des plus grands seigneurs; il fallut qu'ils fussent témoins de cette horrible boucherie.

Dès qu'on sut l'événement et dans quel péril se trouvait encore le comte de Nevers, le roi de France et le duc de Bourgogne se hâtèrent d'envoyer au cruel sultan de riches présents pour l'apaiser; un drageoir d'or, des faucons de Norwége, du linge de Reims, des tapisseries d'Arras qui représentaient Alexandre le Grand. On rassembla promptement les deux cent mille ducats qu'il exigeait pour rançon. Lui, il envoya aussi des présents au roi de France; mais c'étaient des dons insolents et dérisoires: une masse de fer, une cotte (p. 148) d'armes de laine à la turque, un tambour et des arcs dont les cordes étaient tissues avec des entrailles humaines[183]. Pour que rien ne manquât à l'outrage, il fit venir ses prisonniers au départ, et, s'adressant au comte de Nevers, il lui dit ces rudes paroles[184]: «Jean, je sais que tu es un grand seigneur en ton pays et fils d'un grand seigneur. Tu es jeune, tu as long avenir. Il se peut que tu sois confus et chagrin de ce qui t'est advenu lors de ta première chevalerie, et que, pour réparer ton honneur, tu rassembles contre moi une puissante armée. Je pourrais, avant de te délivrer, te faire jurer, sur ta foi et ta loi, que tu n'armeras contre moi, ni toi, ni tes gens. Mais non, je ne ferai faire ce serment, ni à eux, ni à toi. Quand tu seras de retour là-bas, arme-toi, si cela te fait plaisir, et viens m'attaquer. Et ce que je te dis, je le dis pour tous les chrétiens que tu voudrais amener. Je suis né pour guerroyer toujours, toujours conquérir.»

La honte était grande pour le royaume, le deuil universel. Il y avait peu de nobles familles qui n'eussent perdu quelqu'un. On n'entendait aux églises que des messes des morts. On ne voyait que gens en noir.

À peine on quittait ce deuil que le roi et le royaume en eurent un autre à porter. Le gendre de Charles VI, le roi d'Angleterre, Richard II, fut, au grand étonnement de tout le monde, renversé en quelques jours par (p. 149) son cousin Bolingbroke, fils du duc de Lancastre. Richard était ami de la France. Sa terrible catastrophe et l'usurpation des Lancastre nous préparaient Henri V et la bataille d'Azincourt.

Nous parlerons ailleurs, et tout au long, de cette ambitieuse maison de Lancastre, des sourdes menées par lesquelles, ayant manqué le trône de Castille, elle se prépara celui d'Angleterre. Un mot seulement de la catastrophe.

Quelque violent et aveugle que fût Richard, sa mort fut pleurée. C'était le fils du Prince Noir; il était né en Guienne, sur terre conquise, dans l'insolence des victoires de Créci et de Poitiers; il avait le courage de son père, il le prouva dans la grande révolte de 1380, où il comprima le peuple qui voulait faire main basse sur l'aristocratie. Il était difficile qu'il se laissât faire la loi par ceux qu'il avait sauvés, par les barons et les évêques, par ses oncles, qui les excitaient sous main. Il entra contre eux tous dans une lutte à mort; provoqué par le parlement impitoyable, qui lui tua ses favoris, il fut à son tour sans pitié: il fit tuer Glocester et chassa le fils de son autre oncle Lancastre. C'était jouer quitte ou double. Mais sa violence sembla justifiée par la lâcheté publique. Il trouva un empressement extraordinaire dans les amis à trahir leurs amis; il y eut foule pour dénoncer, pour jurer et parjurer; chacun tâchait de se laver avec le sang d'un autre[185]. (p. 150) Richard en eut mal au cœur, et un tel mépris des hommes qu'il crut ne pouvoir jamais trop fouler cette boue. Il osa déclarer dix-sept comtés coupables de trahison et acquis à la couronne, condamnant tout un peuple en masse pour le rançonner en détail, escomptant le pardon, revendant aux gens leurs propres biens, brocantant l'iniquité. Cet acte, audacieusement fou, par delà toutes les folies de Charles VI, perdit Richard II. Les Anglais lui léchaient les mains tant qu'il se contentait de verser du sang. Dès qu'il toucha à leurs biens, à leur arche sacro-sainte, la propriété, ils appelèrent le fils de Lancastre[186].

Celui-ci était encouragé tantôt par Orléans, tantôt par Bourgogne, qui, sans doute, souhaitait comme précédent le triomphe des branches cadettes. Il passa en Angleterre, protestant hypocritement qu'il ne demandait autre chose que l'héritage de son père. Mais quand même il eût voulu s'en tenir là, il ne l'aurait pu. Tout le monde vint se joindre à lui, comme ils ont fait tant de fois[187], et pour York, et pour Warwick, et pour (p. 151) Édouard IV, et pour Guillaume. Richard se trouva seul; tous le quittèrent, même son chien[188]. Le comte de Northumberland l'amusa par des serments, le baisa et le livra. Conduit à son rival sur un vieux cheval étique, abreuvé d'outrages, mais ferme, il accepta avec dignité le jugement de Dieu, il abdiqua[189]. Lancastre (p. 152) fut obligé par les siens de régner, obligé, pour leur sûreté, de leur laisser tuer Richard[190].

Le gendre du roi avait péri, et avec lui l'alliance anglaise et la sécurité de la France. La croisade avait manqué, les Turcs pouvaient avancer. La chrétienté semblait irrémédiablement divisée, le schisme incurable. Ainsi la paix, espérée un instant, s'éloignait de plus en plus. Elle ne pouvait revenir dans les affaires, n'étant pas dans les esprits; jamais ils ne furent moins pacifiés, plus discordants d'orgueil, de passions violentes et de haines.

On avait beau prier Dieu pour la paix et pour la santé du roi; ces prières, parmi les injures et les malédictions, ne pouvaient se faire entendre. Tout en s'adressant à Dieu, on essayait aussi du Diable. On faisait des offrandes à l'un, pour l'autre des conjurations. On implorait à la fois le ciel et l'enfer.

(p. 153) On avait fait venir du Languedoc un homme fort extraordinaire qui veillait, jeûnait comme un saint, non pour se sanctifier, mais afin d'acquérir influence sur les éléments et de faire des astres ce qu'il voulait. Sa science était dans un livre merveilleux qui s'appelait Smagorad, et dont l'original avait été donné à Adam[191]. Notre premier père, disait-il, ayant pleuré cent ans son fils Abel, Dieu lui envoya ce livre par un ange pour le consoler, le relever de sa chute, pour donner à l'homme régénéré puissance sur les étoiles.

Le livre ne réussissant pas pour Charles VI aussi bien que pour Adam, on eut recours à deux Gascons ermites de Saint-Augustin. On les établit à la Bastille près de l'hôtel Saint-Paul. On leur fournit tout ce qu'ils demandaient, entre autres choses des perles en poudre, dont ils firent un breuvage pour le roi. Ce breuvage, et les paroles magiques dont ils le fortifiaient, ne produisirent aucun bien durable; les deux moines, pour s'excuser, accusèrent le barbier du roi et le concierge du duc d'Orléans de troubler leurs opérations par de mauvais sortiléges. Ce barbier avait été vu, disait-on, rôdant autour d'un gibet pour y prendre les ingrédients de ses maléfices. Toutefois, les moines ne purent rien prouver; on les sacrifia au duc d'Orléans, au clergé. Ils avaient fait grand scandale. Tout le monde venait les consulter à la Bastille, leur demander des remèdes pour les maladies, des philtres d'amour. Ils (p. 154) furent dégradés en Grève par l'évêque de Paris, puis promenés par la ville, décapités, mis en quartiers, et les quartiers attachés aux portes de Paris.

L'effet de ces mauvais remèdes fut d'aggraver le mal. Le pauvre prince, après une lueur de raison, sentit l'approche de la frénésie; il dit lui-même qu'il fallait se hâter de lui ôter son couteau[192]. Il souffrait de grandes douleurs, et disait, les larmes aux yeux, qu'il aimerait mieux mourir. Tout le monde pleurait aussi, quand on l'entendait dire, comme il fit au milieu de toute sa maison: «S'il est ici parmi vous, celui qui me fait souffrir, je le conjure, au nom de Notre-Seigneur, de ne pas me tourmenter davantage, de faire que je ne languisse plus; qu'il m'achève plutôt, et que je meure.»

Hélas! disaient les bonnes gens, comment un roi si débonnaire[193] est-il ainsi frappé de Dieu et livré aux (p. 155) mauvais esprits? Il n'a pourtant jamais fait de mal. Il n'était pas fier, il saluait tout le monde, les petits comme les grands[194]. On pouvait lui dire tout ce qu'on voulait. Il ne rebutait personne; dans les tournois, il joutait avec le premier venu. Il s'habillait simplement, non comme un roi, mais comme un homme. Il était paillard, il est vrai; il aimait les femmes, les filles. Après tout, on ne pouvait dire qu'il eût jamais fait de peine aux familles honnêtes. La reine ne voulant plus coucher avec lui, on lui mettait dans son lit une petite fille[195], mais c'était en la payant bien, et (p. 156) jamais il ne lui fit mal dans ses plus mauvais moments.

Ah! s'il avait eu sa tête, la ville et le royaume s'en seraient bien mieux trouvés. Chaque fois qu'il revenait à lui, il tâchait de faire un peu de bien, de remédier à quelque mal. Il avait essayé de mettre de l'ordre dans les finances, de révoquer les dons qu'on lui surprenait dans ses absences d'esprit. Comment n'aurait-il pas eu bon cœur pour les chrétiens, lui qui avait ménagé les juifs même, en les renvoyant?...

En quelque état qu'il fût, il voyait toujours avec plaisir ses braves bourgeois. «Je n'ai, disait-il, confiance qu'en mon prévôt des marchands, Juvénal, et mes bourgeois de Paris.» Quand d'autres gens venaient le voir, il regardait d'un air effaré; mais quand c'était le prévôt, il lui parlait; il disait: «Juvénal, ne perdons pas notre temps, faisons de bonne besogne.»

Nous avons remarqué au commencement de cette histoire, en parlant des rois fainéants, combien le peuple était naturellement porté à respecter ces muettes et innocentes figures, qui passaient deux fois par an devant lui sur leur char attelé de bœufs. Les musulmans regardent les idiots comme marqués du sceau de Dieu et souvent comme personnes saintes. Dans certains cantons de la Savoie, c'est un touchant préjugé que le crétin porte bonheur à sa famille. La brute qui ne suit que l'instinct, en qui la raison individuelle est nulle, semble, par cela même, rester plus près de la raison divine. Elle est tout au moins innocente.

Rien d'étonnant, si le peuple, au milieu de tous ces princes orgueilleux, violents et sanguinaires, prenait pour objet de prédilection cette pauvre créature, (p. 157) comme lui humiliée sous la main de Dieu. Dieu pouvait par lui, aussi bien que par un plus sage, guérir les maux du royaume. Il n'avait pas fait grand'chose; mais visiblement il aimait le peuple. Il aimait! mot immense. Le peuple le lui rendit bien... Il lui resta toujours fidèle. Dans quelque abaissement qu'il fût, il s'obstina à espérer en lui; il ne voulait être sauvé que par lui. Rien de plus touchant, et en même temps de plus hardi, que les paroles par lesquelles le grand prédicateur populaire, Jean Gerson, bravant à la fois les ambitions rivales des princes qui attendaient la succession du malade, s'adresse à lui et lui dit: Rex in sempiternum vive!...[TD-42] Ô mon roi, vivez toujours!...

Cet attachement universel du peuple pour Charles VI parut dans un de ces malheureux essais que l'on fit pour le guérir. Deux sorciers offrirent au bailli de Dijon de découvrir d'où venait sa maladie. Au fond d'une forêt voisine, ils élevèrent un grand cercle de fer sur douze colonnes de fer; douze chaînes de fer étaient à l'entour. Mais il fallait trouver douze hommes, prêtres, nobles et bourgeois, qui voulussent entrer dans ce cercle formidable et se laisser lier de ces chaînes. On en trouva onze sans peine, et le bailli fit le douzième, qui se dévouèrent ainsi, au risque d'être peut-être emportés corps et âme par le Diable[196].

Le peuple de Paris voulait toujours voir son roi. Quand il n'était pas trop fol, et qu'on ne craignait pas qu'il fît rien d'inconvenant, on le menait aux églises. Ou bien encore, abattu et languissant, il allait (p. 158) aux représentations des Mystères que les Confrères de la Passion jouaient alors rue Saint-Denis. Ces Mystères, moitié pieux, moitié burlesques, étaient considérés comme des actes de foi. Ceux qui n'y auraient pas trouvé d'amusement n'y eussent pas moins assisté pour leur édification. Dans plusieurs églises, on avançait l'heure des vêpres pour qu'on pût aller aux Mystères.

Mais on n'osait pas toujours faire sortir le roi. Alors dans son retrait de l'hôtel Saint-Paul, ou dans la librairie du Louvre amassée par Charles V, on lui mettait dans les mains des figures pour l'amuser. Immobiles dans les livres écrits, ces figures prirent mouvement et devinrent des cartes[197]. Le roi jouant aux cartes, tout le monde voulut y jouer. Elles étaient peintes d'abord; mais cela étant trop cher, on s'avisa de les imprimer[198]. Ce qu'on aimait dans ce jeu, c'est qu'il empêchait de penser, qu'il donnait l'oubli. Qui (p. 159) eût dit qu'il en sortirait l'instrument qui multiplie la pensée et qui l'éternise, que de ce jeu des fols sortirait le tout-puissant véhicule de la sagesse?

Quelque recette de distraction qu'il y eût au fond de ce jeu, ces rois, ces dames, ces valets, dans leur bal perpétuel, dans leurs indifférentes et rapides évolutions, devaient quelquefois faire songer. À force de les regarder, le pauvre fol solitaire pouvait y placer ses rêves; le fol? pourquoi pas le sage?... N'y avait-il pas dans ces cartes de naïves images du temps? N'était-ce pas un beau coup de cartes, et des plus soudains, de voir Bajazet l'Éclair, vainqueur à Nicopolis, quasi maître de Constantinople, entrer dans une cage de fer? N'en était-ce pas un de voir le gendre du roi de France, le magnifique Richard II, supplanté en quelques jours par l'exilé Bolingbroke? Ce roi, en qui tout à l'heure il y avait dix millions d'hommes, le voilà qui est moins qu'un homme, un homme en peinture, un roi de carreau...

Dans une des farces de la bazoche, que les petits clercs du palais jouaient sur la royale Table de marbre, figuraient comme personnages les temps d'un verbe latin: «Regno, regnavi, regnabo.[TD-43]» Pédantesque comédie, mais dont il était difficile de méconnaître le sens.

Dans l'ordonnance par laquelle Charles VI autorise ceux qui jouaient les Mystères de la Passion, il les appelle «ses aimés et chers confrères[199]». Quoi de plus (p. 160) juste, en effet? Triste acteur lui-même, pauvre jongleur du grand Mystère historique, il allait voir ses confrères, saints, anges et diables, bouffonner tristement la Passion. Il n'était pas seulement spectateur, il était spectacle. Le peuple venait voir en lui la Passion de la royauté. Roi et peuple, ils se contemplaient, et avaient pitié l'un de l'autre. Le roi y voyait le peuple misérable, déguenillé, mendiant. Le peuple y voyait le roi plus pauvre encore sur le trône, pauvre d'esprit, pauvre d'amis, délaissé de sa famille, de sa femme, veuf de lui-même et se survivant, riant tristement du rire des fols, vieil enfant sans père ni mère pour en avoir soin.

La dérision n'eût pas été suffisante, la tragédie eût été moins comique s'il eût cessé de régner. Le merveilleux, le bizarre, c'est qu'il régnait par moments. Toute négligée et sale qu'était sa personne, sa main signait encore et semblait toute-puissante. Les plus graves personnes, les plus sages têtes du conseil, venaient entre deux accès profiter d'un moment lucide, épier les faibles lueurs d'une intelligence obscurcie, provoquer les douteux oracles qui tombaient de cette bouche imbécile.

C'était toujours le roi de France, le premier roi chrétien, la tête de la chrétienté. Les principaux États d'Italie, Milan, Florence, Gênes, se disaient ses clients. Gênes ne crut pouvoir échapper à Visconti qu'en se donnant à Charles VI. Ainsi la fortune moqueuse s'amusait (p. 161) à charger d'un nouveau poids cette faible main qui ne pouvait rien porter.

Ce fut un curieux spectacle de voir l'empereur Wenceslas, amené en France par les affaires de l'Église, conférer avec Charles VI (1398). L'un était fol, l'autre presque toujours ivre. Il fallait prendre l'empereur à jeun; mais pour le roi ce n'était pas toujours le moment lucide.

Charles VI ayant eu pourtant trois jours de bon, on en profita pour lui faire signer une ordonnance qui, selon le vœu de l'Université, suspendait l'autorité de Benoît XIII dans le royaume de France. Le maréchal Boucicaut fut envoyé à Avignon pour le contraindre par corps. Le vieux pontife se défendit dans le château d'Avignon en vrai capitaine (1398-1399). N'ayant plus de bois pour sa cuisine, il brûla une à une les poutres de son palais. Les Français avaient honte eux-mêmes de cette guerre ridicule. Les partisans de l'autre pape ne lui étaient pas plus soumis. Les Romains étaient en armes contre Boniface, comme les Français contre Benoît.

Voilà donc la papauté, l'empire, la royauté, aux prises et s'injuriant; l'empereur ivre, le roi idiot, prenant le pouvoir spirituel, suspendant le pape, tandis que le pape saisit les armes temporelles et endosse la cuirasse. Les dieux humains délirent, défendent qu'on leur obéisse, et se proclament fols....

Cela était certain, réel, mais aucunement vraisemblable, contraire à toute raison, propre à faire croire de préférence les mensonges les plus hasardés. Nulle comédie, nul Mystère ne devait dès lors choquer les (p. 162) esprits. Le plus fol n'était pas celui qui oubliait des réalités absurdes pour des fictions raisonnables. Ces Mystères aidaient d'ailleurs à l'illusion par leur prodigieuse durée; quelques-uns se divisaient en quarante jours. Une représentation si longue devenait pour le spectateur assidu une vie artificielle qui faisait oublier l'autre, ou pouvait lui faire douter souvent de quel côté était le rêve[200].

(p. 163) LIVRE VIII

CHAPITRE PREMIER

LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE—MEURTRE DU DUC D'ORLÉANS
1400-1407

Il y a dans la personne humaine deux personnes, deux ennemis qui guerroient à nos dépens, jusqu'à ce que la mort y mette ordre. Ces deux ennemis, l'orgueil et le désir, nous les avons vus aux prises dans cette pauvre âme de roi. L'un a prévalu d'abord, puis l'autre; puis, dans ce long combat, cette âme s'est éclipsée, et il n'y a plus eu où combattre. La guerre finie dans le roi, elle éclate dans le royaume; les deux principes vont agir en deux hommes et deux factions, (p. 164) jusqu'à ce que cette guerre ait produit son acte frénétique: le meurtre: jusqu'à ce que, les deux hommes ayant été tués l'un par l'autre, les deux factions, pour se tuer, s'accordent à tuer la France.

Cela dit, au fond tout est dit. Si pourtant on veut savoir le nom des deux hommes, nommons l'homme du plaisir, le duc d'Orléans, frère du roi; l'homme de l'orgueil, du brutal et sanguinaire orgueil, Jean Sans-Peur, duc de Bourgogne.

Les deux hommes et les deux partis doivent se choquer dans Paris. Deux partis, deux paroisses; nous les avons nommées déjà, celle de la cour, celle des bouchers, la folie de Saint-Paul, la brutalité de Saint-Jacques. La scène de l'histoire dit d'avance l'histoire même.

Louis d'Orléans, ce jeune homme qui mourut si jeune, qui fut tant aimé et regretté toujours, qu'avait-il fait pour mériter de tels regrets? Il fut pleuré des femmes, et c'est tout simple, il était beau, avenant, gracieux[201]; mais non moins regretté de l'Église, pleuré des saints... C'était pourtant un grand pécheur; il avait, dans ses emportements de jeunesse, terriblement vexé le peuple; il fut maudit du peuple, pleuré du peuple... Vivant, il coûta bien des larmes; mais combien plus, mort!

Si vous eussiez demandé à la France si ce jeune homme était bien digne de tant d'amour, elle eût répondu: (p. 165) Je l'aimais[202]. Ce n'est pas seulement pour le bien qu'on aime: qui aime, aime tout, les défauts aussi. Celui-ci plut comme il était, mêlé de bien et de mal. La France n'oublia jamais qu'en ses défauts même, elle avait vu poindre l'aimable et brillant esprit, l'esprit léger, peu sévère, mais gracieux et doux, de la Renaissance; tel il se continua dans son fils, Charles d'Orléans, l'exilé, le poète[203], dans son bâtard Dunois, dans son petit-fils, le bon et clément Louis XII.

Cet esprit, louez-le, blâmez-le, ce n'est pas celui d'un temps, d'un âge, c'est celui de la France même. Pour la première fois, au sortir du roide et gothique moyen âge, elle se vit ce qu'elle est, mobilité, élégance légère, fantaisie gracieuse. Elle se vit, elle s'adora. Celui-ci fut le dernier enfant, le plus jeune et le plus cher, celui à qui tout est permis, celui qui peut gâter, briser; la mère gronde, mais elle sourit... Elle aimait cette jolie tête qui tournait celle des femmes; elle aimait cet esprit hardi qui déconcertait les docteurs: c'était plaisir de voir les vieilles barbes de l'Université, au milieu de leurs lourdes harangues, se troubler à ses vives saillies et balbutier[204]. Il n'en était pas moins bon pour les doctes, les clercs et les prêtres, (p. 166) pour les pauvres, aumônier et charitable. L'Église était faible pour cet aimable prince; elle lui passait bien des choses; il n'y avait pas moyen d'être sévère avec cet enfant gâté de la nature et de la grâce.

De qui Louis tenait-il ces dons qu'il apporta en naissant? De qui, sinon d'une femme? De sa charmante mère apparemment, dont son mari même, le sage et froid Charles V, ne pouvait s'empêcher de dire: «C'est le soleil du royaume.» Une femme mit la grâce en lui, et les femmes la cultivèrent... Et que serions-nous sans elles! Elles nous donnent la vie (et cela, c'est peu), mais aussi la vie de l'âme. Que de choses nous apprenons près d'elles comme fils, comme amants ou amis... C'est par elles, pour elles, que l'esprit français est devenu le plus brillant, et, ce qui vaut mieux, le plus sensé de l'Europe. Ce peuple n'étudiait volontiers que dans les conversations des femmes; en causant avec ces aimables docteurs qui ne savaient rien, il a tout appris[205].

(p. 167) Nous n'avons pas la galerie où le jeune Louis eut la dangereuse fatuité de faire peindre ses maîtresses. Nous connaissons assez mal les femmes de ce temps-là. J'en vois trois pourtant qui de près ou de loin tinrent au duc d'Orléans. Toutes trois, de père ou de mère, étaient Italiennes. De l'Italie partait déjà le premier souffle de la Renaissance; le nord, réchauffé de ce vent parfumé du sud, crut sentir, comme dit le poète, «une odeur de paradis[206]

De ces Italiennes, l'une fut la femme du duc d'Orléans, Valentina Visconti, sa femme, sa triste veuve, et elle mourut de sa mort. L'autre, Isabeau de Bavière (Visconti du côté maternel), fut sa belle-sœur, son amie, peut-être davantage. La troisième, dans un rang bien modeste, la chaste, la savante Christine[207], n'eut (p. 168) avec lui d'autre rapport que les encouragements qu'il donna à son aimable génie[208].

L'Italie, la renaissance, l'art, l'irruption de la fantaisie, il y avait dans tout cela de quoi séduire et de quoi blesser. Ce jour du xvie siècle, qui éclatait brusquement dès la fin du xive, dut effaroucher les ténèbres. L'art n'était-il pas une coupable contrefaçon de la nature? Celle-ci n'a-t-elle pas assez de danger, assez de séduction, sans qu'une diabolique adresse la reproduise encore pour la perdition des âmes? Cette perfide Italie, la terre des poisons et des maléfices, n'est-ce pas aussi le pays de ces miracles du Diable?

(p. 169) C'étaient là les propos du peuple, ce qu'il disait tout haut. Joignez-y le silence haineux des scolastiques, qui voyaient bien que peu à peu il leur fallait céder la place. Derrière appuyaient la foule des esprits secs et étroits qui demandent toujours: À quoi bon?... À quoi bon un tableau du Giotto, une miniature du beau Froissart, une ballade de Christine?

De tels esprits sont toujours un grand peuple. Mais alors ils avaient pour eux un grave et puissant auxiliaire, la pauvreté publique, qui ne voyait dans les dépenses d'art et de luxe qu'une coupable prodigalité.

À ces mécontentements, à ces malveillances, à ces haines publiques ou secrètes, il fallait un envieux pour chef. La nature semblait avoir fait le duc de Bourgogne Jean sans Peur tout exprès pour haïr le duc d'Orléans. Il avait peu d'avantages physiques, peu d'apparence, peu de taille, peu de facilité[209]. Son silence habituel couvrait un caractère violent. Héritier d'une grande puissance, il tenta de grandes choses et échoua d'autant plus tristement. Sa captivité de Nicopolis coûta gros au royaume. Nourri d'amertume et d'envie, il souffrait cruellement de voir en face cette heureuse et brillante figure qui devait toujours l'éclipser. Avant que leur rivalité éclatât, avant que de secrets outrages (p. 170) eussent engendré en eux de nouvelles haines, il semblait être déjà le Caïn prédestiné de cet Abel.

L'équité nous oblige de faire remarquer avant tout que l'histoire de ce temps n'a guère été écrite que par les ennemis du duc d'Orléans. Cela doit nous mettre en défiance. Ceux qui le tuèrent en sa personne ont dû faire ce qu'il fallait pour le tuer aussi dans l'histoire.

Monstrelet est sujet et serviteur de la maison de Bourgogne[210]. Le Bourgeois de Paris est un Bourguignon furieux. Paris était généralement hostile au duc d'Orléans, et cela pour un motif facile à comprendre: le duc d'Orléans demandait sans cesse de l'argent; le duc de Bourgogne défendait de payer.

Cette rancune de Paris n'a pas été sans influence sur le plus impartial des historiens de ce temps, sur le Religieux de Saint-Denis. Il n'a pu se défendre de reproduire la clameur de cette grande ville voisine. Le moine a pu céder aussi à celle du clergé, que le duc d'Orléans essayait indirectement de soumettre à l'impôt[211].

Il ne faut pas oublier que le duc d'Orléans, ne possédant rien, ou presque rien, hors du royaume, tirait toutes ses ressources de la France, de Paris surtout. (p. 171) Le duc de Bourgogne, au contraire, était tout à la fois un prince français et étranger; il avait des possessions et dans le royaume et dans l'Empire; il recevait beaucoup d'argent de la Flandre, et demandait plutôt des gens d'armes à la Bourgogne[212].

Remontons à la fondation de cette maison de Bourgogne. Nos rois, ayant presque détruit le seul pouvoir militaire qui se trouvât en France, la féodalité, essayèrent, au xiiie et au xve siècles, d'une féodalité artificielle; ils placèrent les grands fiefs dans la main des princes leurs parents. Charles V fit un grand établissement féodal. Tandis que son frère aîné, gouverneur du Languedoc, regardait vers la Provence et l'Italie, il donna la Bourgogne en apanage à son plus jeune frère, de manière à agir vers l'Empire et les Pays-Bas. Il fit pour ce dernier l'immense sacrifice de rendre aux Flamands Lille et Douai, la Flandre française[213], la barrière du royaume au nord, pour que ce frère épousât leur future souveraine, l'héritière des comtés de Flandre, d'Artois, de Réthel, de Nevers et de la Franche-Comté. Il espérait que dans cette alliance la France absorberait la Flandre, que les peuples (p. 172) étant réunis sous une même domination, les intérêts se confondraient peu à peu. Il n'en fut pas ainsi. La distinction resta profonde, les mœurs différentes, la barrière des langues immuable; la langue française et wallonne ne gagna pas un pouce de terrain sur le flamand[214]. La riche Flandre ne devint pas un accessoire de la pauvre Bourgogne[215]. Ce fut tout le contraire: l'intérêt flamand emporta la balance. Quel intérêt? un intérêt hostile à la France, l'alliance commerciale de l'Angleterre, commerciale d'abord, puis politique.

Nous avons dit ailleurs comment la Flandre et l'Angleterre étaient liées depuis longtemps. S'il y avait mariage politique entre les princes de la France et de la Flandre, il y avait toujours eu mariage commercial entre les peuples de la Flandre et de l'Angleterre. Édouard III ne put faire son fils comte de Flandre; Charles V fut plus heureux pour son frère. Mais ce frère, tout Français qu'il était, ne se fit accepter des Flamands qu'en se résignant aux relations indispensables de la Flandre et de l'Angleterre. Ces relations faisaient la richesse du pays, celle du prince. Toutefois les Anglais, qui depuis Édouard III avaient attiré beaucoup de drapiers de la Flandre[216], n'avaient plus tant (p. 173) de ménagements à garder avec les Flamands; ils pillaient souvent leurs marchands et secondaient les bannis de Flandre dans leurs pirateries. Le fameux Pierre Dubois, l'un des chefs de la révolution de Flandre en 1382, se fit pirate et fut la terreur du détroit. En 1387, il enleva la flotte flamande, qui chaque année allait à La Rochelle acheter nos vins du Midi[217]. La Flandre et le comte de Flandre étaient ruinés par ces pirateries, si ce comte ne devenait ou le maître, ou l'allié de l'Angleterre. Ayant essayé en vain de s'en rendre maître (1386), il fallait qu'il en fût l'allié, qu'il y fît, s'il pouvait, un roi qui garantît cette alliance. Il y parvint en 1399 contre l'intérêt de la France.

Cette puissance de Bourgogne, ainsi partagée entre l'intérêt français et étranger, n'allait pas moins s'étendant et s'agrandissant. Philippe le Hardi compléta ses Bourgognes en achetant le Charolais (1390), ses Pays-Bas en faisant épouser à son fils l'héritière de Hainaut et de Hollande (1385). Le souverain de la Flandre, jusque-là serré entre la Hollande et le Hainaut, allait saisir ainsi deux grands postes: par la Hollande, des ports sur l'Océan, c'était comme des fenêtres ouvertes sur l'Angleterre; par le Hainaut, des places fortes, Mons et Valenciennes, les portes de la France.

Voilà une grande et formidable puissance, formidable par son étendue et par la richesse de ses possessions, (p. 174) mais bien plus encore par sa position, par ses relations, touchant à tout, ayant prise sur tout. Il n'y avait rien en France à opposer à une telle force. La maison d'Anjou avait fondu, en quelque sorte, dans ses vaines tentatives sur l'Italie. Le duc de Berri, lors même qu'il était gouverneur du Languedoc, n'y était pas sérieusement établi; il n'était que le roi de Bourges. Le duc d'Orléans, frère du roi, s'était fait donner successivement l'apanage d'Orléans, puis une bonne part du Périgord et de l'Angoumois, puis les comtés de Valois, Blois et Beaumont, puis encore celui de Dreux. Il avait, par sa femme, une position dans les Alpes, Asti. C'étaient certes de grands établissements, mais dispersés; ce n'était pas une grande puissance. Tout cela ne faisait point masse en présence de cette masse énorme et toujours grossissante des possessions du duc de Bourgogne.

Philippe le Hardi avait eu, à son grand profit, la part principale à l'administration du royaume sous la minorité de Charles VI, et bien au delà, jusqu'à ce qu'il eut vingt et un ans. Il l'avait perdue quelque temps, pendant le gouvernement des Marmousets, la Rivière, Clisson, Montaigu. La folie de Charles VI fut comme une nouvelle minorité; cependant il devenait impossible de ne pas donner part, dans le gouvernement, au duc d'Orléans, frère du roi, qui en 1401 avait trente ans. Ce prince, héritier probable du roi malade et de ses enfants maladifs, avait apparemment autant d'intérêt au bien du royaume que le duc de Bourgogne, qui, s'étendant toujours vers l'Empire et les Pays-Bas, devenait de plus en plus un prince étranger. (p. 175) Toutefois, les légèretés du duc d'Orléans, ses passions, ses imprudences, lui faisaient tort; la vivacité même de son esprit, ses qualités brillantes, mettaient en défiance. Son oncle, déjà âgé, solide sans éclat (comme il faut pour fonder), rassurait davantage. D'ailleurs, il était riche hors du royaume; on pensait que le maître de la riche Flandre prendrait moins d'argent en France.

Ce fut un moment décisif, entre l'oncle et le neveu, que celui de la révolution d'Angleterre, en 1399. Tous deux avaient caressé le dangereux Lancastre pendant son séjour au château de Bicêtre. Le duc d'Orléans en fit son frère d'armes et se crut sûr de lui. Mais Lancastre, avec beaucoup de sens, préféra l'alliance du duc de Bourgogne, comte de Flandre. Celui-ci montra dans cette circonstance une extrême prudence. Il en avait besoin. Richard avait épousé sa petite-nièce, il était gendre du roi de France et notre allié. Le duc de Bourgogne se serait perdu dans le royaume, s'il avait ostensiblement concouru à une révolution qui nous était si préjudiciable. Il ne laissa pas passer Lancastre par ses États; il donna même ordre de l'arrêter à Boulogne, où il ne devait point aller. Lancastre fit le tour par la Bretagne, dont le duc était ami et allié du duc de Bourgogne; ils lui donnèrent pour l'accompagner quelques gens d'armes, et leur homme, Pierre de Craon[218], l'assassin de Clisson, l'ennemi mortel du (p. 176) duc d'Orléans. C'étaient de faibles moyens, mais ce qu'ils y joignirent d'argent, on ne peut le deviner. Or, c'était surtout d'argent que Lancastre avait besoin; les hommes ne manquaient pas en Angleterre pour en recevoir.

Ce ne fut pas tout. Le duc de Bretagne étant mort peu après, sa veuve, qui avait vu Lancastre à son passage, déclara qu'elle voulait l'épouser. Cette veuve était la fille du terrible ennemi de nos rois, de Charles le Mauvais. Rien n'était plus dangereux que ce mariage. Le duc de Bourgogne en détourna la veuve, comme il devait; mais il eut le bonheur de ne pas être écouté; le mariage se fit au grand profit du duc de Bourgogne, qui, malgré le duc d'Orléans, malgré le vieux Clisson, vint prendre la garde du jeune duc de Bretagne et de la Bretagne, et bâtit à Nantes même sa tour de Bourgogne[219].

Ainsi se formait autour du royaume un vaste cercle d'alliances suspectes. Le maître de la Franche-Comté, de la Bourgogne et des Pays-Bas, se trouvait aussi maître de la Bretagne, ami du nouveau roi d'Angleterre et du roi de Navarre. La maison de Lancastre s'était alliée, en Castille, à la maison bâtarde de Transtamare, comme celle de Bourgogne s'unit plus tard à la maison non moins bâtarde de Portugal. Bourgogne, (p. 177) Bretagne, Navarre, Lancastre, toutes les branches cadettes se trouvaient ainsi liées entre elles et avec les branches bâtardes de Portugal et de Castille.

Contre cette conjuration de la politique, le duc d'Orléans se porta pour champion du vieux droit. Il prit cette cause en main dans toute la chrétienté, se déclarant pour Wenceslas contre Robert, pour le pape contre l'Université, pour la jeune veuve de Richard contre Henri IV. Après avoir provoqué un duel de sept Français contre sept Anglais, il jeta le gant à son ancien frère d'armes pour venger la mort de Richard II[220]. Il lui reprochait de plus d'avoir manqué, dans la personne de la veuve, Isabelle de France, à tout ce qu'un homme noble devait «aux dames veuves et pucelles[221].» Il lui demandait un rendez-vous aux frontières, où ils pourraient combattre chacun à la tête de cent chevaliers.

Lancastre répondit, avec la morgue anglaise, qu'il n'avait vu nulle part que ses prédécesseurs eussent été ainsi défiés par gens de moindre état; ajoutant, dans le langage hypocrite du parti ecclésiastique qui l'avait mis sur le trône, que ce qu'un prince fait, «il le doit faire à l'honneur de Dieu, et comme profit de (p. 178) toute chrétienté ou de son royaume, et non pas pour vaine gloire ni pour nulle convoitise temporelle[222]

Henri IV avait de bonnes raisons pour refuser le combat; il avait bien autre chose à faire chez lui; il ne voyait qu'ennemis autour de lui; ce trône tout nouveau branlait. Le duc de Bourgogne lui rendit le service de faire continuer la trève avec la France.

Ces affaires d'Angleterre et de Bretagne sont déjà une guerre indirecte entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne. La guerre va devenir directe, acharnée. Le neveu essaye d'attaquer l'oncle dans les Pays-Bas; l'oncle attaque et ruine le neveu en France, à Paris.

Le duc d'Orléans, battu par son habile rival dans l'affaire de Bretagne, fit une chose grave contre lui; si grave, que la maison de Bourgogne dut vouloir dès lors sa ruine. Il se fit un établissement au milieu des possessions de cette maison, parmi les petits États qu'elle avait ou qu'elle convoitait; il acheta le Luxembourg, se logeant comme une épine au cœur du Bourguignon, entre lui et l'Empire, à la porte de Liége, de manière à donner courage aux petits princes du pays, par exemple au duc de Gueldre. Le duc d'Orléans paya ce duc pour faire ce qu'il avait toujours fait, pour piller les Pays-Bas.

Louis d'Orléans ayant engagé ce condottiere au service du roi, il l'amène à Paris avec ses bandes et, (p. 179) d'autre part, il fait venir des Gallois des garnisons de Guienne. Le duc de Bourgogne y accourt; l'évêque de Liége lui amène du renfort; une foule d'aventuriers du Hainaut, de Brabant, de l'Allemagne, arrivent à la file. Le duc d'Orléans de son côté se fortifie des Bretons de Clisson, d'Écossais, de Normands. Paris se mourait de peur. Mais il n'y eut rien encore; les deux rivaux se mesurèrent, se virent en force, et se laissèrent réconcilier.

Le duc de Bourgogne n'avait pas besoin d'une bataille pour perdre son neveu; il n'y avait qu'à le laisser faire: il avait pris un rôle impopulaire qui le menait à sa ruine. Le duc d'Orléans voulait la guerre, demandait de l'argent au peuple, au clergé même. Le duc de Bourgogne voulait la paix (le commerce flamand y avait intérêt); riche d'ailleurs, il se popularisait ici par un moyen facile, il défendait de payer les taxes. Si l'on en croyait une tradition conservée par Meyer, historien flamand, ordinairement très-partial pour la maison de Bourgogne, les princes de cette maison, ulcérés par les tentatives galantes du duc d'Orléans sur la femme du jeune duc de Bourgogne, auraient organisé contre leur ennemi un vaste système d'attaques souterraines, le représentant partout au peuple comme l'unique auteur des taxes sous le poids desquelles il gémissait, le désignant à la haine publique, préparant longuement, patiemment, l'assassinat par la calomnie[223].

(p. 180) Il n'y aurait eu pour le duc d'Orléans qu'un moyen de sortir de cette impopularité, une guerre glorieuse contre l'Anglais. Mais pour cela il fallait de l'argent, l'Église en avait. Le duc d'Orléans fit ordonner un emprunt général dont les gens d'Église ne seraient point exempts. Mais le duc de Bourgogne se mit du côté du clergé et l'encouragea à refuser l'emprunt. Une ordonnance de taxe générale fut de même inutile. Le duc de Bourgogne déclara que l'ordonnance mentait, en se disant consentie par les princes, que ni lui ni le (p. 181) duc de Berri n'y avaient consenti; que si les coffres du roi étaient vides, ce n'était pas du sang des peuples qu'il fallait les remplir; qu'il fallait faire regorger les sangsues; que, pour lui, il voulait bien qu'on sût que s'il eût autorisé cette nouvelle exaction, il aurait emboursé deux cent mille écus pour sa part.

Qu'on juge si de telles paroles étaient bien reçues du peuple. Le duc de Bourgogne eut tout le monde pour lui. On l'appela, on le mit à l'œuvre, et alors il ne fut pas médiocrement embarrassé. Après avoir tant déclamé contre les taxes, il n'en pouvait guère lever lui-même. Il lui fallut avoir recours à un étrange expédient. Il envoya dans toutes les villes du royaume des commissaires du parlement pour examiner les contrats particuliers et frapper d'amendes arbitraires ceux qu'ils trouveraient usuraires ou frauduleux [224]. Tous ceux «qui auraient vendu trop cher de moitié» devaient être punis. Cette absurde et impraticable inquisition ne produisit pas grand'chose.

Le duc d'Orléans reprit son influence. Il s'était étroitement lié avec le pape Benoît XIII; ce pape ayant enfin échappé aux troupes qui l'assiégeaient dans Avignon, le duc surprit au roi une ordonnance qui restituait au pape l'obédience du royaume; l'Université (p. 182) en rugit. D'autre part, le duc s'étant lié étroitement avec sa belle-sœur Isabeau, la fit entrer dans le conseil et s'y trouva prépondérant. Il parut ainsi maître et de l'Église et de l'État, c'est-à-dire que dès lors tout ce qui se fit d'impopulaire retomba sur lui.

Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que le parti d'Orléans ne fut le seul qui agit pour la France et contre l'Anglais, qui sentît qu'on devait profiter de l'agitation de ce pays[225], qui tentât des expéditions. Je vois en 1403 les Bretons de ce parti mettre une flotte en mer et battre les Anglais[226]. Plus tard des secours sont envoyés aux chefs gallois, avec lesquels le roi fait alliance[227]. Je vois l'homme du duc d'Orléans, le connétable d'Albret, faire une guerre heureuse en Guienne[228]. On envoie en Castille pour demander les secours d'une flotte contre les Anglais. Une transaction utile leur ferme la Normandie; on tire Cherbourg et Évreux des mains suspectes du roi de Navarre, en le dédommageant ailleurs.

En 1404, tout le royaume souffrant des courses des Anglais, un grand armement fut ordonné, une lourde taxe. Tout l'argent fut placé dans une tour du palais pour n'en sortir que du consentement des princes. Le duc d'Orléans n'attendit pas ce consentement; il vint la nuit forcer la tour et en tira l'argent[229]. C'était un (p. 183) acte violent, injustifiable, une sorte de vol. Toutefois, quand on songe que le duc de Bourgogne venait d'abandonner le comte de Saint-Pol aux vengeances de l'Anglais[230], quand on songe que le duc de Berri avait fait manquer l'invasion de 1386, et qu'il empêcha encore le roi de combattre en 1415, on comprend que jamais ces princes n'auraient employé cet argent contre les ennemis du royaume.

L'armement se fit à Brest, une flotte fut préparée. Elle devait être conduite dans le pays de Galles par le comte de La Marche, prince de la maison de Bourbon, qui était agréable aux deux partis. Mais ce prince fit ce que le duc de Berri avait fait autrefois. Il s'obstina à ne bouger de Paris; il y resta d'août en novembre pour les fêtes d'un double mariage entre les princes de la maison de Bourgogne et les enfants du roi. On allégua que le vent était contraire. Et, en effet, on voit bien qu'il soufflait d'Angleterre; les Anglais étaient instruits de tout par des traîtres; ils avaient ici des agents à qui ils payaient pension; ils pensionnaient entre autre le capitaine de Paris[231].

Le nouveau duc de Bourgogne, Jean sans Peur, avait d'ailleurs intérêt à ne pas commencer par déplaire aux Flamands en leur fermant l'Angleterre. (p. 184) Il conclut au contraire une trêve marchande avec les Anglais[232].

L'habile et heureux fondateur de la maison de Bourgogne était mort au milieu de la crise (1404), au moment où il venait encore de mettre un de ses fils en possession du Brabant. Il avait recueilli tous les fruits de sa politique égoïste[233]; il s'était constamment servi des ressources de la France, de ses armées, de son argent, et avec cela il mourut populaire, laissant à son fils Jean sans Peur un grand parti dans le royaume.

Philippe le Hardi était, dans son intérieur, un homme rangé et régulier; il n'eut d'autre femme que sa femme, la riche et puissante héritière des Flandres et de tant d'autres provinces, et qui lui aidait à les maintenir. Il fut toujours bien avec le clergé; il le défendait volontiers au conseil du roi; du reste, donnant peu aux églises.

On ne lui reproche aucun acte violent. Eut-il connaissance de l'assassinat de Clisson et de l'empoisonnement de l'évêque de Laon? La chose est possible, mais encore moins prouvée.

Ce politique mettait dans toute chose un faste royal qu'on pouvait prendre pour de la prodigalité et qui (p. 185) sans doute était un moyen. Le culte était célébré dans sa maison avec plus de pompe que chez aucun roi; la musique surtout, nombreuse, excellente. Dans les occasions publiques, dans les fêtes, il tenait à éblouir et jetait l'argent. Lorsqu'il alla recevoir, à Lélinghen, Isabelle de France, veuve de Richard II, qu'Henri IV renvoyait, il déploya un luxe incroyable, inconvenant dans une si triste circonstance, mais il voulait sans doute imposer à ses amis les Anglais. Au reste, il ne lui en coûta rien, il profita de cette dépense pour se donner, au nom du roi de France, une énorme pension de trente-six mille livres. Il en fut de même au mariage de son second fils; il donna à tous les seigneurs des Pays-Bas qui y assistaient des robes de velours vert et de satin blanc, et leur distribua pour dix mille écus de pierreries; il avait pourvu d'avance à ces dépenses en se faisant assigner, sur le trésor de France, une somme de cent quarante mille francs.

La rançon de son fils, loin de lui coûter, fut pour lui une occasion de lever des sommes énormes. Indépendamment de tout ce qu'il tira de la Bourgogne, de la Flandre, etc., il s'assigna, au nom du roi, quatre-vingt mille livres. Nous voyons le même fils, à peine de retour, tirer encore, l'année suivante, douze mille livres de Charles VI[234]. Cette maison si riche ne méprisait pas les plus petits gains.

Le duc de Bourgogne n'aimait pas à payer. Ses trésoriers n'acquittaient rien, pas même les dépenses journalières de sa maison[235]. Quoiqu'il laissât à sa mort (p. 186) une masse énorme, inestimable, de meubles, de joyaux, d'objets précieux, il y avait lieu de craindre qu'ils ne suffissent point à payer tant de créanciers. Plutôt que de toucher aux immeubles, la veuve se décida à renoncer à la succession des biens mobiliers.

Ce n'était pas chose simple, au moyen âge, que cession et renonciation. Le débiteur insolvable faisait triste figure; il devait se dégrader lui-même de chevalerie en s'ôtant le ceinturon. Dans certaines villes, il fallait que, par devant le juge et sous les huées de la foule, «il frappât du cul sur la pierre[236].» La cession du débiteur était honteuse. La renonciation de la veuve était odieuse et cruelle. Elle venait déposer les clefs sur le corps du défunt, comme pour lui dire qu'elle lui rendait sa maison, renonçant à la communauté, et n'ayant plus rien à voir avec lui; elle reniait son mariage[237]. Il n'y avait guère de pauvre femme qui se décidât (p. 187) à boire une telle honte, à briser ainsi son cœur... Elles donnaient plutôt leur dernière chemise.

La duchesse de Bourgogne ne recula pas. Cette femme d'une audace virile accomplit bravement la cérémonie[238]. Elle descendait, comme Charles le Mauvais, de cette violente Espagnole Jeanne de Navarre et de Philippe le Bel[239]. La petite fille de Jeanne, Marguerite, avait fondé avec non moins de violence la maison de Bourgogne. On dit que voyant son fils le comte de Flandre hésiter à accepter pour gendre Philippe le Hardi, elle lui montra sa mamelle et lui dit que s'il ne consentait elle trancherait le sein qui l'avait nourri. Ce mariage, comme nous l'avons vu, mit tout un empire dans les mains de la maison de Bourgogne. La seconde Marguerite, petite-fille de l'autre, femme de Philippe le Hardi, digne mère de Jean sans Peur, aima mieux faire cette banqueroute solennelle que de diminuer d'un pouce de terre les possessions de sa maison. Elle connaissait son temps, cet âge de fer et de plomb. Ses fils n'y perdirent rien, ils n'en furent ni moins honorés ni moins populaires. Une telle audace fit peur; on sut ce qu'on avait à craindre de ces princes.

(p. 188) La mort de Philippe le Hardi semblait laisser le duc d'Orléans maître du conseil. Il en profita pour se faire donner des places qui couvraient Paris au nord, Coucy, Ham, Soissons. Avec la Fère, Châlons, Château-Thierry, Orléans et Dreux, il possédait ainsi une ceinture de places autour de Paris. Le duc de Bourgogne avait pris, il est vrai, au midi, le poste important d'Étampes[240].

Le duc d'Orléans obtint de son pape une défense au nouveau duc de Bourgogne de se mêler des affaires du royaume[241]. Pour que cette défense signifiât quelque chose, il fallait être le plus fort. Il ne put empêcher Jean sans Peur d'entrer au conseil, et non-seulement lui, mais trois autres qui n'étaient qu'un avec lui, ses frères, les ducs de Limbourg et de Nevers, et son cousin le duc de Bretagne.

Jean sans Peur, suivant la politique de son père, commença par se déclarer contre la taille que faisait ordonner le duc d'Orléans pour la continuation de la guerre, déclarant qu'il empêcherait ses sujets de la payer. Paris, encouragé, n'avait pas envie de payer non plus. En vain, les crieurs qui proclamaient la taxe annonçaient en même temps que celle de l'année dernière avait été bien employée, qu'on avait repris plusieurs places du Limousin. Le peuple de Paris ne se souciait du Limousin ni du royaume; il ne paya point. Les prisons se remplirent, les places se couvrirent de meubles à l'encan. L'exaspération (p. 189) était telle qu'il fallut défendre, à son de trompe, de porter ni épée ni couteau[242].

Tout porte à croire que les impôts n'étaient pas excessifs, quoi qu'en disent les contemporains. La France était redevenue riche par la paix; la main-d'œuvre était à haut prix dans les villes. Le fisc levait plus facilement six francs par feu, qu'il n'aurait levé un franc cinquante ans auparavant[243]. Mais cet argent était levé avec une violence, une précipitation, une inégalité capricieuse, plus funeste que l'impôt même.

Que le peuple eût ou n'eût pas d'argent, il n'en voulait pas donner. On lui disait que la reine faisait passer en Allemagne tout ce que le duc d'Orléans ne (p. 190) gaspillait pas. On avait, disait-on, arrêté à Metz six charges d'or que la Bavaroise envoyait chez elle[244]. Les esprits les plus sages accueillaient ces bruits; le grave historien du temps croit que la taxe précédente avait fourni la somme monstrueuse de huit cent mille écus d'or[245], et que le duc et la reine avaient tout mangé.

Pour juger ces assertions, pour apprécier l'ignorance et la malveillance avec lesquelles on raisonnait des ressources du royaume, il faut voir le beau plan que le parti du duc de Bourgogne proposait pour la réforme des finances. «Il y a, disait-on, dix-sept cent mille villes, bourgs et villages; ôtons-en sept cent mille qui sont ruinés; qu'on impose les autres à vingt écus seulement par an, cela fera vingt millions d'écus; en payant bien les troupes, la maison du roi, les collecteurs et receveurs, en réservant même quelque chose pour réparer les forteresses, il restera trois millions dans les coffres du roi.» Ce calcul de dix-sept cent mille clochers est justement celui sur lequel s'appuie le facétieux recteur de la satire Ménippée.

Rien ne servit mieux le parti bourguignon que le sermon d'un moine augustin contre la reine et le duc. (p. 191) La reine pourtant était présente[246]. Le saint homme ne parla qu'avec plus de violence, et probablement sans bien savoir qui il servait par cette violence. Il n'y a pas de meilleur instrument pour les factions que ces fanatiques qui frappent en conscience. Dans sa harangue, il attaquait pêle-mêle les prodigalités de la cour, les abus, les nouveautés en général, la danse, les modes, les franges, les grandes manches[247]. Il dit, en face de la reine, que sa cour était le domicile de dame Vénus, etc.[248].

On en parla au roi, qui, loin de se fâcher, voulut aussi l'entendre. Devant le roi, il en dit encore plus: Que les tailles n'avaient servi à rien; que le roi lui-même était vêtu du sang et des larmes du peuple; que le duc (il ne le désignait pas autrement) était maudit, et que, sans doute, Dieu ferait passer le royaume dans une main étrangère[249].

Le duc d'Orléans, si violemment attaqué, n'essayait point de regagner les esprits. On l'accusait de prodigalité; il n'en fut que plus prodigue; il y avait trop peu d'argent pour la guerre, il y en avait assez pour les fêtes, les amusements. Éloigné si longtemps du gouvernement par ses oncles, sous prétexte de jeunesse, il restait jeune en effet; il avait passé la trentaine (p. 192) et n'en était que plus ardent dans ses folles passions. À cet âge d'action, l'homme que les circonstances empêchent d'agir se retourne avec violence vers la jeunesse qui s'en va, vers les caprices d'un autre âge; mais il y porte une fantaisie tout autrement difficile, insatiable; tout y passe, rien n'y suffit; le plaisir d'abord, mais c'est bientôt fini; puis, dans le plaisir, l'aigre saveur du péché secret; puis le secret dédaigné, les jouissances insolentes du bruit, du scandale.

La petite reine de Charles VI n'était pas ce qu'il lui fallait; il n'aimait que les grandes dames, c'est-à-dire les aventures, les enlèvements, les folles tragédies de l'amour. Il prit ainsi chez lui la dame de Canny, et il la garda, au vu et su de tout le monde, jusqu'à ce qu'il en eut un fils. Ce fut le fameux Dunois.

Fut-il l'amant des deux Bavaroises, de Marguerite, femme de Jean sans Peur, et de la reine Isabeau, propre femme de son frère? la chose n'est pas improbable. Ce qui est sûr, c'est qu'il semblait fort uni avec Isabeau au conseil et dans les affaires; une si étroite alliance d'un jeune homme trop galant avec une jeune femme qui se trouvait comme veuve du vivant de son mari, n'était rien moins qu'édifiante.

Maître de la reine, il semblait vouloir l'être du royaume. Il profita d'une rechute de son frère pour se faire donner par lui le gouvernement de la Normandie. Cette province, la plus riche de toutes, avait été convoitée par le feu duc de Bourgogne. Le duc d'Orléans, qui ne pouvait plus tirer d'argent de Paris, eût trouvé là d'autres ressources. C'était aussi des ports de Normandie (p. 193) qu'il eût pu le mieux diriger, contre l'Angleterre, les capitaines de son parti. L'expédition du comte de la Marche, préparée à Brest, n'avait abouti à rien; elle eût peut-être réussi en partant d'Honfleur ou de Dieppe. Les Normands, sans doute encouragés sous main par le parti de Bourgogne, reçurent fort mal leur nouveau gouverneur; il essaya en vain de désarmer Rouen[250]. Il y avait une grande imprudence à irriter ainsi cette puissante commune. Les capitaines des villes et forteresses gardèrent leurs places, contre lui, jusqu'à nouvel ordre du roi.

Cette tentative du duc d'Orléans sur la Normandie excita de grandes défiances contre lui dans l'esprit de Charles VI, lorsqu'il eut une lueur de bon sens. On s'adressa aussi à son orgueil. On lui apprit dans quel honteux abandon sa femme et son frère le laissaient[251]; on lui dit que ses serviteurs n'étaient plus (p. 194) payés, que ses enfants étaient négligés, qu'il n'y avait plus moyen de faire face aux dépenses de sa maison. Il demanda au dauphin ce qui en était, l'enfant dit oui, et que depuis trois mois la reine le caressait et le baisait pour qu'il ne dit rien[252].

On obtint ainsi de Charles VI qu'il appelât le duc de Bourgogne; celui-ci, sous prétexte de faire hommage de la Flandre, vint avec un cortége qui était plutôt une armée. Il amenait avec lui la foule de ses vassaux et six mille hommes d'armes. La reine et le duc d'Orléans se sauvèrent à Melun. Les enfants de France devaient les suivre le lendemain; mais le duc de Bourgogne arriva à temps pour les arrêter[253].

(p. 195) Il avait besoin du jeune dauphin[254]. En l'absence du roi, il lui fit présider un conseil, composé des princes, des conseillers ordinaires, où, de plus, on avait appelé, chose nouvelle, le recteur et force docteurs de l'Université[255]. Là, maître Jean de Nyelle, un docteur de l'Artois, serviteur du duc de Bourgogne, prononça une longue harangue sur les abus dont son maître demandait la réforme. Il termina en accusant le duc d'Orléans de négliger la guerre des Anglais, montrant comment cette guerre était juste, prétendant qu'avec (p. 196) les subsides annuels, les tailles générales, et l'emprunt fait récemment aux riches et aux prélats, on pouvait bien la soutenir.

On ne peut que s'étonner d'un tel discours, lorsqu'on voit qu'alors même le duc de Bourgogne, comme comte de Flandre, venait de traiter avec les Anglais, et que de plus il avait donné l'exemple de ne rien payer pour la guerre. Le parti d'Orléans, à ce moment même, reprenait dix-huit petites places, puis soixante dans la Guienne. Le comte d'Armagnac leur offrait la bataille sous les murs de Bordeaux[256]. Le sire de Savoisy fit une course heureuse contre les Anglais. Des secours furent envoyés aux Gallois. Les chefs de ces expéditions, Albret, Armagnac, Savoisy, Rieux, Duchâtel, étaient tous du parti d'Orléans.

L'exaspération de Paris contre les taxes, la jalousie des princes contre le duc d'Orléans, rendirent un moment Jean sans Peur maître de tout. Le roi de Navarre, le roi de Sicile, le duc de Berri, déclarèrent que tout ce que le duc de Bourgogne avait fait était bien fait. Le clergé et l'Université prêchèrent en ce sens. Puis, les princes allèrent un à un à Melun prier le duc d'Orléans de ne plus assembler de troupes, et de laisser la reine revenir dans sa bonne ville. Le vieux duc de Berri s'emporta jusqu'à dire à son neveu qu'il (p. 197) n'y avait aucun des princes qui ne le tint pour ennemi public; à quoi le duc d'Orléans répliqua seulement: «Qui a bon droit, le garde[257]

Il répondit aussi à l'ambassade de l'Université, au recteur, aux docteurs, qui venaient le sermonner sur les biens de la paix. Il les harangua à son tour en langue vulgaire, mais dans leur style, opposant syllogisme à syllogisme, citation à citation. Il concluait par les paroles suivantes, auxquelles il n'y avait, ce semble, rien à répondre: «l'Université ne sait pas que le roi étant malade et le dauphin mineur, c'est au frère du roi qu'il appartient de gouverner le royaume. Et comment le saurait-elle? L'Université n'est pas française; c'est un mélange d'hommes de toute nation[258]; ces étrangers n'ont rien à voir dans nos affaires... Docteurs, retournez à vos écoles. Chacun son métier. Vous n'appelleriez pas apparemment des gens d'armes à opiner sur la foi[259]. Et il ajouta d'un ton plus léger: «Qui vous a chargé de négocier la paix entre moi et mon cousin de Bourgogne? Il n'y a entre nous ni haine ni discorde[260]

(p. 198) Le duc de Bourgogne comptait sur Paris. Il avait achevé de gagner les Parisiens par la bonne discipline de ses troupes qui ne prenaient rien sans payer. Les bourgeois avaient été autorisés à se mettre en défense, à refaire les chaînes de fer qui barraient les rues; on en forgea plus de six cents en huit jours. Mais quand il voulut mener plus loin les Parisiens et les décider à le suivre contre le duc d'Orléans, ils refusèrent nettement. Ce refus rendit la réconciliation plus facile. Les princes consentirent à un rapprochement. Les deux partis avaient à craindre la disette. Le duc d'Orléans rentra dans Paris, toucha dans la main au duc de Bourgogne[261], et consentit aux réformes qu'il avait proposées. Quelques suppressions d'officiers, quelques réductions de gages, ce fut toute la réforme. Mais la discorde restait la même entre les princes. Le duc d'Orléans, doux et insinuant, avait trouvé moyen de regagner son oncle de Berri et presque tout le conseil; il reprenait peu à peu le pouvoir. On essaya bientôt d'un nouvel accord aussi inutile que le premier.

Il n'y avait qu'une chance de paix; c'était le cas où les Anglais, par leurs pirateries, par leurs ravages autour de Calais, décideraient le duc de Bourgogne, comte de Flandre, à agir sérieusement contre eux et à s'arranger avec le duc d'Orléans. On put croire un moment que les ennemis de la France lui rendraient ce service. En 1405, les Anglais, voyant que Philippe (p. 199) le Hardi était mort, crurent avoir meilleur marché de la veuve et du jeune duc; ils tentèrent de s'emparer du port de l'Écluse. Et ceci ne fut pas une tentative individuelle, un coup de piraterie, mais bien une expédition autorisée, par une flotte royale, et sous la conduite du duc de Clarence, le propre fils d'Henri IV. C'était justement le moment où le nouveau comte de Flandre venait de renouveler les trêves marchandes avec les Anglais[262].

Voilà les princes d'accord pour agir contre l'ennemi. Le duc de Bourgogne se charge d'assiéger Calais, tandis que le duc d'Orléans fera la guerre en Guienne. Calais et Bordeaux étaient bien les deux points à attaquer, mais ce n'était pas trop des forces réunies du royaume pour une seule des deux entreprises; les tenter toutes deux à la fois, c'était tout manquer.

Calais ne pouvait guère se prendre que l'hiver et par un coup de main; c'est ce que vit plus tard le grand Guise[263]. Le duc de Bourgogne avertit longuement l'ennemi par d'interminables préparatifs; il rassembla des troupes considérables, des munitions infinies, douze cents canons[264], petits il est vrai. Il prit le temps de bâtir une ville de bois pour enfermer la (p. 200) ville. Pendant qu'il travaille et charpente, les Anglais ravitaillent la place, l'arment, la rendent imprenable.

Le duc d'Orléans ne réussit pas mieux. Il commença la campagne trop tard, comme à l'ordinaire, se mettant en route lorsqu'il eût fallu revenir. On lui disait bien pourtant qu'il ne trouverait plus rien dans la campagne, ni vivres ni fourrages, que l'hiver approchait; il répondait avec légèreté que la gloire en serait plus grande d'avoir à vaincre l'Anglais et l'hiver.

Les Gascons qui l'avaient appelé se ravisèrent et ne l'aidèrent point[265]. N'ayant qu'une petite armée de cinq mille hommes, il ne pouvait se hasarder d'attaquer Bordeaux; il aurait voulu du moins en saisir les approches; il tâta Blaye, puis Bourg. Le siége traîna dans la mauvaise saison; les vivres manquèrent, une flotte qui en apportait de la Rochelle fut prise en mer par les Anglais. Les troupes affamées se débandèrent. Le duc d'Orléans s'obstinait à ce malheureux siége, sans espoir, mais s'étourdissant, jouant la solde des troupes, n'osant revenir.

Il savait bien ce qui l'attendait à Paris. Le duc de Bourgogne y était déjà; il ameutait le peuple contre lui, le désignait comme l'ami des Anglais, l'accusait d'avoir détourné pour sa belle expédition de Guienne (p. 201) l'argent avec lequel on eût pris Calais[266]. Paris était fort ému, l'Université, le clergé même. Le duc d'Orléans avait récemment irrité l'évêque et l'église de Paris; à son départ pour la Guienne, il avait été à Saint-Denis baiser les os du patron de la France; ceux de Paris, qui prétendaient avoir les vraies reliques du saint, ne pardonnèrent pas au duc de décider ainsi contre eux.

Peu à peu, Paris devenait unanime contre le duc d'Orléans. Les gens de l'Université de Paris couvaient contre lui une haine profonde, haine de docteurs, haine de prêtres. D'abord, il était l'ami du pape leur ennemi, il faisait donner les bénéfices à d'autres qu'aux universitaires, il les affamait. Autre crime: à l'Université de Paris, il opposait les universités d'Orléans, d'Angers, de Montpellier et de Toulouse, toutes favorables au pape d'Avignon[267]. Il soutenait, comme on l'a vu, que l'Université de Paris n'était pas française, que, composée en grande partie d'étrangers, elle ne pouvait s'immiscer dans les affaires du royaume. C'étaient là de terribles griefs auprès de nos docteurs. Peut-être cependant lui auraient-ils à la rigueur pardonné tout cela; mais ce qui était bien (p. 202) autrement grave pour des lettrés, décidément irrémissible et inexpiable, il se moquait d'eux.

Déjà surannée pour la science et l'enseignement, l'Université de Paris avait atteint l'apogée de sa puissance. Elle était devenue, pour ainsi dire, l'autorité. Depuis plus d'un siècle, cette vieille aînée des rois avait parlé haut dans la maison de son père, fille équivoque[268] en soutane de prêtre, et comme les vieilles filles, aigre et colérique. Le roi aussi l'avait gâtée, ayant besoin d'elle contre les templiers, contre les papes. Dans le grand schisme, elle se chargea de choisir pour la chrétienté et choisit Clément VII; puis elle humilia son pape.

C'était pour le roi un instrument peu sûr et qui souvent le blessait lui-même. Au moindre mécontentement, l'Université venait lui déclarer que la Fille des rois, lésée dans ses priviléges, irait, brebis errante[269], chercher un autre asile. Elle fermait ses classes, les écoliers se dispersaient, au grand dommage de Paris. Alors on se hâtait de courir après eux, de finir la secessio, de rappeler les gens togata du mont Aventin.

L'Université ne s'en tint pas à ces moyens négatifs. Bientôt, associée au petit peuple, elle donna ses ordres à l'hôtel Saint-Paul et traita le roi presque aussi mal qu'elle avait traité le pape. Dans cette éclipse misérable de la papauté, de l'Empire, de la royauté, l'Université de Paris trônait, férule en main, et se croyait reine du monde.

(p. 203) Et il y avait bien quelque raison dans cette absurdité. Avant l'imprimerie, avant la domination de la presse sous laquelle nous vivons, toute publicité était dans l'enseignement oral que dispensaient les universités; or, la première et la plus influente de toutes était celle de Paris.

Puissance immense, à peu près sans contrôle. Et dans quelles mains se trouvait-elle? Aux mains d'un peuple de docteurs aigris par la misère, en qui d'ailleurs la haine, l'envie, les mauvaises passions, avaient été soigneusement cultivées par une éducation de polémique et de dispute. Ces gens arrivaient à la puissance, ils devaient montrer combien l'éristique sèche et durcit la fibre morale, comment, portée du raisonnement dans la réalité, elle continue d'abstraire, abstrait la vie et raisonne le meurtre, comme tout autre négation.

De bonne heure, l'Université avait commencé la guerre contre le duc d'Orléans. Dès 1402, elle déclara les ennemis de la soustraction d'obédience, les amis du pape, pécheurs et fauteurs du schisme. Le prince, si clairement désigné, demanda réparation; mais le même soir, l'un des plus célèbres docteurs et prédicateurs, Courtecuisse, renouvela l'invective.

Deux ans après, l'Université saisit une occasion de frapper un des principaux serviteurs du duc d'Orléans et de la reine, le sire de Savoisy. Ce seigneur, qui avait fait des expéditions heureuses contre les Anglais, avait autour de lui une maison toute militaire, des serviteurs insolents, des pages fort mal disciplinés; un de ceux-ci donna des éperons à son cheval tout au (p. 204) travers d'une procession de l'Université; les écoliers le souffletèrent, les gens de Savoisy prirent parti, poursuivirent les écoliers qui se jetèrent dans Sainte-Catherine; des portes, ils tirèrent au hasard dans l'église, au grand effroi du prêtre qui disait la messe en ce moment. Plusieurs écoliers furent blessés. Savoisy eut beau demander pardon à l'Université et offrir de livrer les coupables[270]. Il fallut qu'il perpétuât le souvenir de son humiliation, en fondant une chapelle de cent livres de rentes; que son propre hôtel, l'un des plus beaux alors, fût démoli de fond en comble. Les peintures admirables dont il était décoré ne purent toucher les scolastiques[271]. La démolition se fit à grand bruit, au son des trompettes qui proclamaient la victoire de l'Université[272].

Elle avait suspendu ses leçons et défendu les prédications jusqu'à ce qu'elle eût obtenu cette réparation éclatante. Elle usa du même moyen lorsque Benoît XIII s'étant échappé d'Avignon, le duc d'Orléans fit révoquer par le roi la soustraction d'obédience, et que le pape ordonna la levée d'un décime sur le clergé, dont le duc aurait profité sans doute. Un concile assemblé à Paris n'osait rien décider. L'Université, par l'organe d'un de ses docteurs, Jean Petit, éclata avec violence contre le pape, contre les fauteurs du pape, contre l'Université de Toulouse qui (p. 205) le soutenait; celle de Paris exigea du roi un ordre au Parlement de faire brûler la lettre qu'avaient écrite ceux de Toulouse à cette occasion. La terreur était si grande que le même Savoisy, récemment maltraité par l'Université, se chargea de porter au Parlement l'ordre du roi. Cet homme, intrépide devant les Anglais, rampait devant la puissance populaire, dont il avait vu de si près la force et la rage.

On peut juger de l'insolence des écoliers après de telles victoires; ils se croyaient décidément les maîtres sur le pavé de Paris. Deux d'entre eux, un Breton et un Normand, firent je ne sais quel vol. Le prévôt, messire de Tignonville, ami du duc d'Orléans, jugeant bien que s'il les renvoyait à leurs juges ecclésiastiques ils se trouveraient les plus innocentes personnes du monde, les traita comme déchus du privilége de cléricature, les mit à la torture, les fit avouer, puis les envoya au gibet. Là-dessus, grande clameur de l'Université et des clercs en général.

Les princes, ne pouvant abandonner le prévôt, répondaient aux universitaires qu'ils pouvaient aller dépendre et inhumer les corps, et qu'il n'en fût plus parlé. Mais ce n'était pas leur compte; ils voulaient que le prévôt fondât deux chapelles, qu'il fût déclaré inhabile à tout emploi, qu'il allât dépendre lui-même les deux clercs et les inhumât de ses mains, après les avoir baisés, ces cadavres déjà pourris et infects, à la bouche[273].

Tout le clergé soutint l'Université. Non-seulement (p. 206) les classes furent fermées, mais les prédications suspendues, et cela dans le saint temps de Noël, pendant tout l'Avent, tout le Carême, à la fête même de Pâques. Déjà, l'année précédente, les prédications et l'enseignement avaient été suspendus aux mêmes époques pour ne pas payer le décime. Ainsi le clergé se vengeait aux dépens des âmes qui lui étaient confiées, il refusait au peuple le pain de la parole dans le temps des plus saintes fêtes, parmi les misères de l'hiver, lorsque les âmes ont tant besoin d'être soutenues. La foule allait aux églises et n'y trouvait plus de consolation[274]. L'hiver, le printemps, passèrent ainsi silencieux et funèbres.

Le duc d'Orléans avait beaucoup à craindre; le peuple s'en prenait de tout à lui. Son parti s'affaiblissait. Il reçut un nouveau coup par la mort de son ami Clisson. Tant qu'il vivait, tout vieux qu'il était, Clisson faisait peur au duc de Bretagne.

Quelque temps auparavant, le duc et la reine se promenant ensemble du côté de Saint-Germain, un effroyable orage fondit sur eux; le duc se réfugia dans la litière de la reine; mais les chevaux effrayés faillirent les jeter dans la rivière. La reine eut peur, le duc fut touché; il déclara vouloir payer ses créanciers, ne sachant pas sans doute lui-même combien il était endetté. Mais il en vint plus de huit cents; les gens du duc ne payèrent rien et les renvoyèrent.

(p. 207) Dans ce triste hiver de 1407, le duc et la reine crurent ramener les esprits en ordonnant au nom du roi la suspension du droit de prise, celui de tous les abus qui faisait le plus crier. Les maîtres d'hôtel du roi, des princes, des grands, prenaient sur les marchés, dans les maisons, tout ce qui pouvait servir à la table de leurs maîtres, ce qui les tentait eux-mêmes, ce qu'ils pouvaient emporter; meubles, linge, tout leur était bon. Les gens du duc et de la reine avaient rudement pillé; ils eurent beau suspendre l'exercice de ce droit odieux[275]; le peuple leur en voulait trop, il ne leur en sut aucun gré.

Tout tournait contre eux. La reine, depuis longtemps éloignée de son mari, n'en était pas moins enceinte; elle attendait, souhaitait un enfant. Elle accoucha en effet d'un fils, mais qui mourut en naissant. Il fut pleuré de sa mère plus qu'on ne pleure un enfant de cet âge quand on en a déjà plusieurs autres; pleuré comme un gage d'amour.

Le duc d'Orléans lui-même était malade, il se tenait à son château de Beauté. Ce replis onduleux de la Marne et ses îles boisées[276], qui d'un côté regardent l'aimable coteau de Nogent, de l'autre l'ombre monacale de Saint-Maur[277], a toujours eu un inexplicable (p. 208) attrait de grâce mélancolique. Dans ces îles, sur la belle et dangereuse rivière, s'éleva jadis une villa mérovingienne, un palais de Frédégonde[278]; là, plus tard, fut la chère retraite où Charles VII crut vainement mettre en sûreté son trésor, la bonne et belle Agnès[279]. Ce château d'Agnès Sorel était celui même de Louis d'Orléans; il s'y tenait malade au mois de novembre 1407; c'était la fin de l'automne, les premiers froids, les feuilles tombaient.

Chaque vie a son automne, sa saison jaunissante, où toute chose se fane et pâlit; plût au ciel que ce fût la maturité; mais ordinairement c'est plus tôt, bien avant l'âge mûr. C'est ce point, souvent peu avancé de l'âge, où l'homme voit les obstacles se multiplier tout autour, où les efforts deviennent inutiles, où s'abrége l'espoir, où, le jour diminuant, grandissent peu à peu les ombres de l'avenir... On entrevoit alors, pour la première fois, que la mort est un remède, qu'elle vient au secours des destinées qui ont peine à s'accomplir.

Louis d'Orléans avait trente-six ans; mais déjà, depuis plusieurs années, parmi ses passions même et ses folles amours, il avait eu des moments sérieux[280]. Il avait fait, écrit de sa main, un testament fort (p. 209) chrétien, fort pieux, plein de charité et de pénitence. Il y ordonnait d'abord le payement de ses créanciers, puis des legs aux églises, aux colléges, aux hôpitaux, d'abondantes aumônes. Il y recommandait ses enfants à son ennemi même, au duc de Bourgogne; il éprouvait le besoin d'expier; il demandait à être porté au tombeau sur une claie couverte de cendres[281].

Au temps où nous sommes parvenus, il n'eut un pressentiment que trop vrai de sa fin prochaine. Il (p. 210) allait souvent aux Célestins; il aimait ce couvent; dans son enfance, sa bonne dame de gouvernante l'y menait tout petit entendre les offices. Plus tard, il y visitait fréquemment le sage Philippe de Maizières, vieux conseiller de Charles V, qui s'y était retiré[282]. Il séjournait même quelquefois au couvent, vivant avec les moines, comme eux, et prenant part aux offices de jour et de nuit. Une nuit donc qu'il allait aux matines et qu'il traversait le dortoir, il vit, ou crut voir, la Mort[283]. Cette vision fut confirmée par une autre; il se croyait devant Dieu et prêt à subir son jugement. C'était un signe solennel qu'au lieu même où avait commencé son enfance il fût ainsi averti de sa fin. Le prieur du couvent auquel il se confia crut aussi qu'en effet il lui fallait songer à son âme et se préparer à bien mourir.

Ce ne fut pas une apparition moins sinistre qu'il eut bientôt au château de Beauté. Il y reçut une étrange visite, celle de Jean sans Peur. Il devait peu s'y attendre, un nouveau motif avait encore aigri leur haine. Les Liégeois ayant chassé leur évêque, jeune homme de vingt ans, qui voulait être évêque sans se faire prêtre[284], ils en avaient élu un autre, avec (p. 211) l'appui du duc d'Orléans et du pape d'Avignon. L'évêque chassé était justement le beau-frère du duc de Bourgogne. Si le duc d'Orléans, maître du Luxembourg, étendait encore son influence sur Liége, son rival allait avoir une guerre permanente chez lui, en Brabant, en Flandre; la France lui échappait. Ce danger devait porter son exaspération au comble[285].

Dès longtemps, il avait annoncé des résolutions violentes. En 1405, lorsque les deux rivaux étaient en présence sous les murs de Paris, Louis d'Orléans ayant pris pour emblème un bâton noueux, Jean sans Peur prit pour le sien un rabot. Comment le bâton devait-il être raboté[286]? on pouvait tout craindre.

Le duc de Berri, plein d'inquiétude, crut gagner beaucoup sur son neveu en le décidant à aller voir le malade. Soit pour tromper son oncle, soit par un sentiment de haineuse curiosité, il se contraignit jusque-là. Le duc d'Orléans allait mieux; le vieil oncle prit ses deux neveux, les mena entendre la messe, et les (p. 212) fit communier de la même hostie; il leur donna un grand dîner de réconciliation, et il fallut qu'ils s'embrassassent. Louis d'Orléans le fit de bon cœur, tout porte à le croire; la veille, il s'était confessé et avait témoigné amendement et repentance. Il invita son cousin à dîner avec lui le dimanche suivant; il ne savait point qu'il n'y aurait pas de dimanche pour lui.

On voit encore aujourd'hui, au coin de la Vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois, une tourelle du xve siècle, légère, élégante, et qui contraste fort avec la laide maison, qui de côté et d'autre s'y est gauchement accrochée. Cette tourelle fermait, de ce côté, le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé en 1407 par la reine Isabeau, en 1550 par Diane de Poitiers.

L'hôtel Barbette placé hors de l'enceinte de Philippe Auguste, entre les deux juridictions de la ville et du Temple, libre également de l'une et de l'autre, avait été longtemps soustrait, par sa position, aux gênes de la ville, couvre-feu, fermeture des portes, etc. Enfermé plus tard dans l'enceinte de Charles V, il n'en était pas moins, dans ce quartier peu fréquenté, hors de la surveillance des honnêtes et médisants bourgeois de Paris[287].

Cet hôtel, bâti par le financier Étienne Barbette, maître de la monnaie sous Philippe le Bel, fut pillé (p. 213) dans la grande sédition où le peuple enragé poursuivit le roi jusqu'au Temple (1306). Le même hôtel, quatre-vingts ans après, appartenait à un autre parvenu, au grand maître Montaigu, l'un des Marmousets qui gouvernaient le royaume. Ils y firent coucher Charles VI la veille de son départ pour la Bretagne, lorsque, malgré ses oncles, ils parvinrent à le tirer de Paris pour lui faire poursuivre la vengeance de l'assassinat de Clisson. Montaigu, ami, comme Clisson, du duc d'Orléans, fit sa cour à la reine en lui cédant cette maison commode; elle n'aimait pas l'hôtel Saint-Paul où vivait son mari; ce mari la gênait quand il était fou, bien plus encore quand il ne l'était pas.

Elle avait embelli à plaisir ce séjour de prédilection, l'avait agrandi, étendu jusqu'à la rue de la Perle. Les jardins étaient d'autant mieux fermés et solitaires, que le long de la Vieille rue du Temple ils se trouvaient masqués d'une ligne de maisons qui regardaient la rue, et ne voyaient rien derrière, tout au plus le mur du mystérieux hôtel.

La reine y accoucha le 10 novembre. Les deux princes communièrent ensemble le 20; le 22, ils mangèrent chez le duc de Berri, s'embrassèrent et se jurèrent une amitié de frères. Cependant, depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour tuer ce frère; il lui avait dressé embuscade près de l'hôtel Barbette, les assassins attendaient.

Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire depuis plus de quatre mois, Jean sans Peur cherchait une maison pour ce guet-apens. Un clerc de l'Université, qui était son homme, avait chargé un couratier public de maisons (p. 214) de lui en louer une où il voulait, disait-il, mettre du vin, du blé et autres denrées que les écoliers et les clercs recevaient de leur pays, et qu'ils avaient le privilége universitaire de vendre sans droit. Le courtier lui trouva et lui fit livrer, le 17 novembre, la maison de l'image Notre-Dame, Vieille-Rue-du-Temple, en face l'hôtel de Rieux et de la Bretonnerie. Le duc de Bourgogne y fit entrer de nuit des gens à lui, entre autres un ennemi mortel du duc d'Orléans, un Normand, Raoul d'Auquetonville, ancien général des finances, que le duc avait chassé pour malversation. Raoul répondait de tuer; un valet de chambre du roi promit, pour argent, de livrer et de trahir.

Le lendemain du repas de réconciliation, le mercredi 23 novembre 1407, Louis d'Orléans avait été comme à l'ordinaire chez la reine; il y avait soupé, et gaiement, pour essayer de consoler la pauvre mère[288]. Le valet de chambre du roi arrive en hâte et dit que le roi demande son frère, qu'il veut lui parler[289]. Le duc, qui avait dans Paris six cents chevaliers ou écuyers, n'avait pourtant pas amené grand monde avec lui, aimant mieux sans doute faire à petit bruit ces visites dont on ne médisait que trop. Il laissa même à l'hôtel Barbette une partie de ceux qui l'avaient suivi, comptant peut-être y retourner quand il serait quitte du roi. Il n'était que huit heures; c'était de bonne heure pour les gens de la cour, mais tard pour ce quartier (p. 215) retiré, en novembre surtout. Il n'avait avec lui que deux écuyers montés sur un même cheval, un page et quelques valets pour éclairer. Il s'en allait, vêtu d'une simple robe de damas noir, par la Vieille-Rue-du-Temple, en arrière de ses gens, chantant à demi-voix et jouant avec son gant, comme un homme qui veut être gai. Nous savons ces détails par deux témoins oculaires: un valet de l'hôtel de Rieux et une pauvre femme qui logeait dans une chambre dépendante du même hôtel. Jaquette, femme de Jacques Griffart, cordonnier, déposa qu'étant à sa fenêtre haute sur la rue pour voir si son mari ne revenait pas, et y prenant un lange qui séchait, elle vit passer un seigneur à cheval, et un moment après, comme elle couchait son enfant, elle entendit crier: «À mort! à mort!» Elle courut à la fenêtre, son enfant dans les bras, et elle vit le même seigneur à genoux dans la rue, sans chaperon; autour de lui, sept ou huit hommes, le visage masqué, qui frappaient dessus de haches et d'épées; lui, il mettait son bras devant en disant quelques mots, comme: «Qu'est ceci? D'où vient ceci?» Il tomba, mais ils ne continuaient pas moins à frapper d'estoc et de taille. La femme, qui voyait tout, criait au meurtre tant qu'elle pouvait. Un homme qui l'aperçut à la fenêtre lui dit: «Taisez-vous, mauvaise femme.» Alors, à la lueur des torches, elle vit sortir de la maison de l'image Notre-Dame un grand homme avec un chaperon rouge descendant sur les yeux; il dit aux autres: «Éteignez tout, allons-nous-en, il est bien mort!» Quelqu'un lui donna encore un coup de massue, mais il ne remuait plus. Près de lui gisait un (p. 216) jeune homme qui, tout mourant qu'il était, se souleva en criant: «Ah! monseigneur mon maître[290].» C'était le page qui ne l'avait pas quitté et s'était jeté au-devant des coups. Ce page était Allemand; il avait peut-être été donné à Louis d'Orléans par Isabeau de Bavière.

(p. 217) Depuis l'assassinat manqué de Clisson, on savait qu'il ne fallait pas croire à la légère qu'un homme était tué; aussi, selon un autre récit, le grand homme au chaperon rouge vint, avec un falot de paille, regarder à terre si la besogne avait été faite consciencieusement[291]. Il n'y avait rien à dire; le mort était taillé en pièces, le bras droit était tranché à deux places, au (p. 218) coude et au poignet; le poing gauche était détaché, jeté au loin par la violence du coup; la tête était ouverte de l'œil à l'oreille, d'une oreille à l'autre; le crâne était ouvert, la cervelle épandue sur le pavé[292].

Ces pauvres restes furent portés le lendemain matin, parmi la consternation et la terreur générale[293], à l'église voisine des Blancs-Manteaux. Ce fut au jour seulement qu'on ramassa dans la boue la main mutilée et la cervelle. Les princes vinrent lui donner l'eau bénite. Le vendredi, il fut enseveli à l'église des Célestins, (p. 219) dans la chapelle qu'il avait bâtie lui-même[294]. Les coins du drap mortuaire étaient portés par son oncle, le vieux duc de Berri, par ses cousins, le roi de Sicile, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon; puis venaient les seigneurs, les chevaliers, une foule innombrable de peuple. Tout le monde pleurait, les ennemis comme les amis[295]. Il n'y a plus d'ennemis alors; chacun, dans ces moments, devient partial pour le mort. Quoi! si jeune, si vivant naguère et déjà passé! Beauté, grâce chevaleresque, lumière de science, parole vive et douce; hier tout cela, aujourd'hui plus rien[296]...

Rien?... davantage peut-être. Celui qui semblait hier (p. 220) un simple individu, on voit qu'il avait en lui plus d'une existence, que c'était, en effet, un être multiple, infiniment varié[297]!... Admirable vertu de la mort! Seule elle révèle la vie. L'homme vivant n'est vu de chacun que par un côté, selon qu'il le sert ou le gêne. Meurt-il, on le voit alors sous mille aspects nouveaux, on distingue tous les liens divers par lesquels il tenait au monde. Ainsi, quand vous arrachez le lierre du chêne qui le soutenait, vous apercevez dessous d'innombrables fils vivaces que jamais vous ne pourrez déprendre de l'écorce où ils ont vécu; ils resteront brisés, mais ils resteront[298].

Chaque homme est une humanité, une histoire universelle... Et pourtant cet être, en qui tenait une généralité infinie, c'était en même temps un individu spécial, un être unique, irréparable, que rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après; Dieu ne recommencera point. Il en viendra d'autres, sans doute; le monde, qui ne se lasse pas, amènera à la vie d'autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais, jamais...

Celui-ci sans doute eut ses vices; mais c'est en partie pour cela que nous le pleurons; il n'en appartint que (p. 221) davantage à la pauvre humanité; il nous ressembla d'autant plus; c'était lui et c'était nous. Nous nous pleurons en lui nous-mêmes et le mal profond de notre nature.

On dit que la mort embellit ceux qu'elle frappe et exagère leurs vertus; mais c'est bien plutôt, en général, la vie qui leur faisait tort. La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la vérité, selon la charité, qu'en chaque homme il y a ordinairement plus de bien que de mal. On connaissait les prodigalités du duc d'Orléans, on connut ses aumônes. On avait parlé de ses galanteries; on ne savait pas assez que cette heureuse nature avait toujours conservé, au milieu même des vaines amours, l'amour divin et l'élan vers Dieu. On trouva aux Célestins la cellule où il aimait à se retirer[299]. Lorsqu'on ouvrit son testament, on vit qu'au plus fort de ses querelles, cette âme sans fiel était toujours confiante, aimante, pour ses plus grands ennemis.

Tout cela demande grâce... Eh! qui ne pardonnerait quand cet homme, dépouillé de tous les biens de la (p. 222) vie, redevenu nu et pauvre, est apporté dans l'église et attend son jugement? Tous prient pour lui, tous l'excusent, expliquant ses fautes par les leurs et se condamnant eux-mêmes... Pardonnez-lui, Seigneur, frappez-nous plutôt.

Personne n'avait plus à se plaindre du duc d'Orléans que sa femme Valentine; elle l'avait toujours aimé et toujours il en aima d'autres. Elle ne l'excusa pas moins autant qu'il était en elle; elle prit comme sien avec elle le bâtard de son mari et l'éleva parmi ses enfants. Elle l'aimait autant qu'eux, davantage. Souvent, lui voyant tant d'esprit et d'ardeur, l'Italienne le serrait, lui disait: «Ah! tu m'as été dérobé! c'est toi qui vengeras ton père[300]

La justice ne vint jamais pour la veuve, elle n'eut pas cette consolation. Elle n'eut pas celle d'élever au mort l'humble tombe «de trois doigts au-dessus de terre» qu'il demandait dans son testament[301]; elle ne put même lui mettre sous la tête «la rude pierre, la (p. 223) roche» qu'il voulait pour oreiller. Louis d'Orléans, proscrit dans la mort, attendit cent ans un tombeau.

Aux premiers âges chrétiens, dans les temps de vive foi, les douleurs étaient patientes; la mort semblait un court divorce; elle séparait, mais pour réunir. Un signe de cette foi dans l'âme, dans la réunion des âmes, c'est que, jusqu'au xiie siècle, le corps, la dépouille mortelle semble avoir moins d'importance; elle ne demande pas encore de magnifiques tombeaux; cachée dans un coin de l'église, une simple dalle la couvre; c'est assez pour la désigner au jour de la résurrection: «Hinc surrectura[302]

Au temps dont nous écrivons l'histoire, il y avait déjà un changement peu avoué, d'autant plus profond. Même dévotion extérieure, mais la foi moins vive; au plus profond des cœurs, à leur insu, l'espoir faiblissait. La douleur ne se laissait plus aisément charmer aux promesses de l'avenir; aux pieuses consolations elle opposait le mot de Valentine: «Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien[303]

(p. 224) S'il lui restait quelque chose, c'était de parer la triste dépouille, de glorifier les restes, de faire de la tombe une chapelle, une église, dont ce mort serait le dieu.

Vains amusements de la douleur qui ne l'arrêtent pas longtemps. Quelque profond que soit le sépulcre, elle n'en ressent pas moins à travers les puissantes attractions de la mort; elle les suit... La veuve du duc d'Orléans vécut ce que dura sa robe de deuil.

C'est que les mots de l'union: Vous devenez même chair, ils ne sont pas un vain son; ils durent pour celui qui survit. Qu'ils aient donc leur effet suprême!... Jusque-là, il va chaque jour heurter cette tombe à l'aveugle, l'interroger, lui demander compte... Elle ne sait que répondre; il aurait beau la briser qu'elle n'en dirait pas davantage... En vain, s'obstinant à douter, s'irritant, niant la mort, il arrache l'odieuse pierre; en vain, parmi les défaillances de la douleur et de la nature, il ose soulever le linceul, et montrant à la lumière ce qu'elle ne voudrait pas voir, il dispute[304] aux (p. 225) vers le je ne sais quoi, informe et terrible, qui fut pourtant Inès de Castro.

(p. 226) CHAPITRE II

LUTTE DES DEUX PARTIS.—CABOCHIENS.—ESSAIS DE RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE
1408-1414

L'étranger qui visite la silencieuse Vérone et les tombeaux des La Scala découvre dans un coin une lourde tombe sans nom[305]. C'est, selon toute apparence, (p. 227) la tombe de l'assassiné[306]. À côté s'élève un somptueux monument à triple étage de statues, et par-dessus ce monument, sur la tête des saints et des prophètes, plane un cavalier de marbre. C'est la statue de l'assassin. Un Signore de La Scala tua son frère dans la rue en plein jour, il lui succéda. Cela ne produisit, ce semble, ni étonnement, ni trouble[307]. Le meurtrier régna doucement pendant seize années; et alors, sentant sa fin venir, il donna ordre à ses affaires, fit encore étrangler un de ses frères qu'il tenait prisonnier, et laissa la seigneurie de Vérone à son bâtard, comme tout bon père de famille laisse son bien à son fils.

Les choses ne se passèrent pas ainsi en France à la mort du duc d'Orléans. La France n'en prit pas si aisément son parti. S'il n'eut pas un tombeau de pierre[308], il en eut un dans les cœurs. Tout le pays sentit le coup et en fut profondément remué, et l'État, et la famille, et chaque homme, jusqu'aux entrailles. Une dispute, une guerre de trente années commença; il en coûta la vie à des millions d'hommes. Cela est triste, mais il (p. 228) n'en faut pas moins féliciter la France et la nature humaine.

«Ce n'était pourtant que la mort d'un homme,» dit froidement le chroniqueur de la maison de Bourgogne[309]. Mais la mort d'un homme est un événement immense lorsqu'elle arrive par un crime; c'est un fait terrible sur lequel les sociétés ne doivent se résigner jamais.

Cette mort engendra la guerre, et la guerre entre les esprits. Toutes les questions politiques, morales, religieuses, s'agitèrent à cette occasion[310]. La grande polémique des temps modernes, elle a commencé pour la France par le sentiment du droit, par l'émotion de la nature, par la douce et sainte pitié.

Où se livra d'abord ce grand combat? Là même d'où partit le crime, au cœur du meurtrier. Le lendemain au matin, lorsque tous les parents du mort allèrent aux Blancs-Manteaux visiter le corps et lui donner l'eau bénite, le duc de Bourgogne qualifia lui-même l'acte selon la vérité: «Jamais plus méchant et plus traître meurtre n'a été commis en ce royaume.» Le vendredi, au convoi, il tenait un des coins du drap mortuaire et pleurait comme les autres.

Plus que tous les autres sans doute, et non moins sincèrement. Il n'y avait pas là d'hypocrisie. La nature humaine est ainsi faite. Nul doute que le meurtrier n'eût voulu alors ressusciter le mort au prix de sa vie. (p. 229) Mais cela n'était pas en lui. Il fallait qu'il traînât à jamais ce fardeau, qu'à jamais il portât ce pesant drap mortuaire.

Lorsqu'il fut constant que les assassins avaient fui vers la rue Mauconseil, où était l'hôtel du duc de Bourgogne, lorsque le prévôt de Paris déclara qu'il se faisait fort de trouver les coupables si on lui permettait de fouiller les hôtels des princes, le duc de Bourgogne se troubla; il tira à part le duc de Berri et le roi de Sicile et leur dit tout pâle: «C'est moi; le diable m'a tenté[311].» Ils reculèrent; le duc de Berri fondit en larmes et ne dit qu'une parole: «J'ai perdu mes deux neveux.»

Le duc de Bourgogne s'en alla accablé, humilié, et l'humiliation le changea. L'orgueil tua le remords. Il se souvint qu'il était puissant, qu'il n'y avait pas de juge pour lui. Il s'endurcit, et puisque enfin le coup était fait, le mal irréparable, il résolut de revendiquer son crime comme vertu, d'en faire, s'il pouvait, un acte héroïque. Il osa venir au conseil. Il en trouva la porte fermée; le duc de Berri l'y retint en lui disant doucement qu'on ne l'y verrait pas avec plaisir. À quoi le coupable répondit, avec le masque d'airain qu'il s'était décidé à prendre: «Je m'en passerai volontiers, monsieur; qu'on n'accuse personne de la mort du duc (p. 230) d'Orléans; ce qui s'est fait, c'est moi qui l'ai fait faire.»

Avec ce beau semblant d'audace, le duc de Bourgogne n'était pas rassuré. Il retourna à son hôtel, monta à cheval et galopa sans s'arrêter jusqu'en Flandre. Dès qu'on sut qu'il fuyait, on le poursuivit; cent vingt chevaliers du duc d'Orléans coururent après lui. Mais il n'y avait pas moyen de l'atteindre: à une heure il était déjà à Bapaume. Il ordonna, en mémoire de ce péril, que dorénavant les cloches sonnassent à cette heure-là. Cela s'appela longtemps l'angelus du duc de Bourgogne.

Il avait échappé à ses ennemis, non à lui-même. À peine arrivé à Lille, il convoqua ses barons, ses prêtres. Ils lui prouvèrent invinciblement qu'il n'avait fait que son devoir, qu'il avait sauvé le roi et le royaume. Il reprit courage, rassembla les états de Flandre, d'Artois, ceux de Lille et de Douai, et leur en fit répéter autant[312]. Il le fit dire, prêcher, écrire, et ces écrits furent répandus partout, tant il sentait le besoin de mettre son crime en commun avec ses sujets, de se faire donner par eux l'approbation qu'il ne pouvait plus se donner lui-même, d'étouffer sous la voix du peuple la voix de son cœur.

Entre autres bruits qu'il fit répandre, on dit partout que le duc d'Orléans depuis longtemps lui dressait des (p. 231) embûches, qu'il n'avait fait que le prévenir[313]. Il fit croire cette grossière invention aux braves Flamands; sans doute il eût voulu y croire aussi.

Cependant l'émotion du tragique événement ne s'affaiblissait pas dans Paris. Ceux même qui regardaient le duc d'Orléans comme l'auteur de tant d'impôts, et qui peut-être s'étaient réjouis tout bas de sa mort, ne purent voir sans être touchés sa veuve et ses enfants qui vinrent lui demander justice. La pauvre veuve, madame Valentine, amenait avec elle son second fils, sa fille et madame Isabeau de France, fiancée au jeune duc d'Orléans et déjà veuve elle-même, à quinze ans, d'un autre assassiné, du roi d'Angleterre Richard II. (p. 232) Le roi de Sicile, le duc de Berri, le duc de Bourbon, le comte de Clermont, le connétable, allèrent au-devant. La litière était couverte de drap noir et traînée par quatre chevaux blancs. La duchesse était en grand deuil, ainsi que ses enfants et sa suite; ce triste cortége entra à Paris le 10 décembre, par le plus triste et le plus rude hiver qu'on eût vu depuis plusieurs siècles[314].

Descendue à l'hôtel Saint-Paul, elle se jeta à genoux en pleurant devant le roi qui pleurait aussi. Deux jours après elle revint par-devant le roi et son conseil, portant plainte et demandant justice. Le discours des avocats qui parlèrent pour elle, celui des prédicateurs qui firent l'éloge funèbre du duc d'Orléans, la lettre que son fils répandit quelques années après, sont pleins de choses touchantes et d'une naïveté douloureuse.

«Vox sanguinis fratris tui clamat ad me de terra.[TD-78]

«Tu peux, ô roi, dire à la partie adverse cette parole qu'a dite le Seigneur à Caïn après qu'il eût tué son frère... Certes oui, la terre crie et le sang réclame; car il ne serait pas un homme naturel, ni d'un sang (p. 233) pur, celui qui n'aurait pas compassion d'une mort si cruelle.

«Et toi, ô roi Charles de bonne mémoire, si tu vivais maintenant, que dirais-tu? quelles larmes pourraient t'apaiser? qui t'empêcherait de faire justice d'une telle mort? Hélas! tu as tant aimé, honoré et élevé avec tant de soin l'arbre où est né le fruit dont ton fils a reçu la mort! Hélas! roi Charles, tu pourrais bien dire, comme Jacob: Fera pessima devoravit filium meum[TD-79], une bête très-mauvaise a dévoré mon fils.

«Hélas! il n'y a si pauvre homme, ou de si bas état en ce monde dont le père ou le frère ait été tué si traîtreusement, que ses parents et ses amis ne s'engagent à poursuivre l'homicide jusqu'à la mort. Qu'est-ce donc quand le malfaiteur persévère et s'obstine dans sa volonté criminelle?... Pleurez, princes et nobles, car le chemin est ouvert pour vous faire mourir en trahison et à l'improviste; pleurez, hommes, femmes, vieillards et jeunes gens; la douceur de la paix et de la tranquillité vous est ôtée, puisque le chemin vous est montré pour occire et porter le glaive contre les princes, et qu'ainsi vous voilà en guerre, en misère, en voie de destruction.»

La prophétie ne s'accomplit que trop. Celui contre (p. 234) lequel on venait d'accueillir cette plainte, celui qu'on jugeait digne de toute peine, d'amende honorable, de prison, il n'y eut pas besoin de le poursuivre: il revint de lui-même, mais en maître; l'on n'avait que des plaidoiries à lui opposer. Il revint, malgré les plus expresses défenses, entouré d'hommes d'armes, et fit mettre sur la porte de son hôtel deux fers de lance, l'un affilé, l'autre émoussé[315], pour dire qu'il était prêt à la guerre et à la paix, qu'il combattrait aux armes courtoises ou, si l'on aimait mieux, à mort. Les princes avaient été jusqu'à Amiens pour l'empêcher de venir. Il leur donna des fêtes, leur fit entendre d'excellente musique et continua sa route jusqu'à Saint-Denis, où il fit ses dévotions. Là, nouvelle défense des princes[316]. Mais il n'entra pas moins à Paris. Il se trouva des gens pour crier: «Noël au bon duc[317]!» Le peuple (p. 235) croyait qu'il allait supprimer les taxes. Les princes l'accueillirent. La reine, chose odieuse, se contraignit au point de lui faire bonne mine.

Tout semblait rassurant; et pourtant, en entrant dans la ville où l'acte avait été commis, il ne pouvait s'empêcher de trembler. Il alla droit à son hôtel, fit camper toutes ses troupes autour. Mais son hôtel ne lui semblait pas sûr. Il fallut, pour calmer son imagination, que dans son hôtel même on lui bâtît une chambre tout en pierres de taille et forte comme une tour[318]. Pendant que ses maçons travaillaient à défendre le corps, ses théologiens faisaient ce qu'ils pouvaient pour cuirasser l'âme. Déjà il avait les certificats de ses docteurs de Flandre; mais il voulait celui de l'Université, une bonne justification solennelle en présence du roi, des princes, du peuple, qui approuveraient au moins par leur silence. Il fallait que le monde entier suât à laver cette tache.

Le duc de Bourgogne ne pouvait manquer de défenseurs parmi les gens de l'Université. Son père et lui avaient toujours été liés avec ce corps par la haine commune du duc d'Orléans et de son pape Benoît XIII. Ils avaient protégé les principaux docteurs. Philippe le Hardi avait donné un bénéfice au célèbre Jean Gerson[319]; son successeur pensionnait le cordelier Jean Petit, tous deux grands adversaires du pape.

Toutefois, pour soutenir cette thèse que le partisan (p. 236) du pape avait été bien et justement tué, il fallait trouver un aveugle et violent logicien, capable de suivre intrépidement le raisonnement contre la raison, l'esprit de corps et de parti contre l'humanité et la nature.

Cette logique n'était pas celle des grands docteurs de l'Université, Gerson, d'Ailly, Clémengis. Ils restèrent plutôt dans l'inconséquence; dans leur plus grande passion, ils ne furent jamais aveuglés. D'Ailly et Clémengis écrivirent contre le pape; puis, quand ils craignirent d'avoir ébranlé l'Église même, ils se rallièrent à la papauté. Gerson attaqua le duc d'Orléans pour ses exactions; puis il pleura l'aimable prince, il fit son oraison funèbre.

Au-dessous de ces illustres docteurs, en qui le bon sens et le bon cœur firent toujours équilibre à la dialectique, se trouvaient les vrais scolastiques, les subtils, les violents, qui paraissaient les forts, les grands hommes du temps qui n'ont pas été ceux de l'avenir. Ceux-ci étaient généralement plus jeunes que Gerson, qui lui-même était disciple de Pierre d'Ailly et de Clémengis. Ces violents étaient donc la troisième génération dans cette longue polémique, d'autant plus violents qu'ils y venaient tard. Ainsi la Constituante fut dépassée par la jeune Législative, celle-ci par la très-jeune Convention.

Ces hommes n'étaient pas des misérables, des hommes mercenaires, comme on l'a dit, mais généralement de jeunes docteurs estimés pour la sévérité de leurs mœurs, pour la subtilité de leur esprit, pour leur faconde. Les uns étaient des moines comme le cordelier Petit, comme le carme Pavilly, l'orateur des bouchers, (p. 237) le harangueur de la Terreur de 1413. Les autres furent les meneurs des conciles et marquèrent comme prélats; tels furent, au concile de Constance, Courcelles et Pierre Cauchon, qui déposèrent le pape Jean XXIII et jugèrent la Pucelle.

L'apologiste du duc de Bourgogne, Jean Petit, était un Normand, animé d'un âpre esprit normand, un moine mendiant de la pauvre et sale famille de saint François. Ces cordeliers, d'autant plus hardis qu'ils n'avaient que leur corde et leurs sandales, se jetaient volontiers en avant. Au xive siècle, ils avaient été pour la plupart visionnaires, mystiques, malades et fols de l'amour de Dieu; ils étaient alors ennemis de l'Université. Mais, à mesure que le mysticisme fit place à la grande polémique du schisme, ils furent du parti de l'Université et au delà. Le cordelier Jean Petit n'avait pas le moyen d'étudier; il fut soutenu par le duc de Bourgogne, qui l'aida à prendre ses grades et lui fit une pension[320]. À peine docteur, il se fit remarquer par sa violence. L'Université l'envoya parmi ceux de ses membres qu'elle députait aux deux papes. Lorsque l'assemblée du clergé de France, en 1406, flottait et n'osait se déclarer entre l'Université de Paris qui attaquait le pape Benoît, et celle de Toulouse qui le défendait, (p. 238) Jean Petit prêcha avec la fureur burlesque d'un prédicateur de carrefour, «contre les farces et tours de passe-passe de Pierre de la Lune, dit Benoît.» Il demanda et obtint que le Parlement fît brûler la lettre de l'Université de Toulouse. C'est alors que le parti de Benoît et du duc d'Orléans fut jugé vaincu, que les gens avisés le quittèrent[321], que ses ennemis s'enhardirent et que, la suspension des prédications ayant suffisamment irrité le peuple, on crut pouvoir enfin tuer celui qu'on désignait depuis longtemps à la haine comme l'auteur des taxes et le complice du schisme.

L'Université avait récemment arraché au roi l'ordre de contraindre par corps le pape qui refusait de céder. Ce pape avait été jugé schismatique et ses partisans schismatiques. Par deux fois on essaya d'exécuter cette contrainte par l'épée. La mort d'un prince qui soutenait le pape semblait aux universitaires un résultat naturel de cette condamnation du pape; c'était aussi une contrainte par corps.

Je n'ai pas le courage de reproduire la longue harangue par laquelle Jean Petit entreprit de justifier le meurtre. Il faut dire pourtant que si ce discours parut odieux à beaucoup de gens, personne ne le trouva ridicule. Il est divisé et subdivisé selon la méthode scolastique, la seule que l'on suivît alors.

Il prit pour texte ces paroles de l'Apôtre: «La convoitise est la racine de tous maux.» Il déduisait de là doctement une majeure en quatre parties, que la mineure devait appliquer. La mineure avait quatre (p. 239) parties de même pour établir que le duc d'Orléans tombant dans les quatre genres de convoitise, concupiscence, etc., s'était rendu coupable de lèse-majesté en quatre degrés. Il établissait, par le témoignage des philosophes, des Pères de l'Église et de la sainte Écriture, qu'il était non-seulement permis, mais honorable et méritoire de tuer un tyran. À cela il apportait douze raisons en l'honneur des douze apôtres, appuyées de nombreux exemples bibliques.

Cet épouvantable fatras n'a pas moins de quatre-vingt-trois pages dans Monstrelet. Le copier, ce serait à en vomir. Il faut résumer. Tout peut se réduire à trois points:

1. Le duc de Bourgogne a tué pour Dieu[322]. Ainsi Judith, etc. Le duc d'Orléans n'était pas seulement l'ennemi du peuple de Dieu, comme Holopherne. Il était l'ennemi de Dieu, l'ami du Diable; il était sorcier[323]. La diablesse Vénus lui avait donné un talisman pour se faire aimer, etc.

(p. 240) 2. Le duc de Bourgogne a tué pour le roi. Il a, comme bon vassal, sauvé son suzerain des entreprises d'un vassal félon.

3. Il a tué pour la chose publique et comme bon citoyen. Le duc d'Orléans était un tyran. Le tyran doit être tué, etc.[324].

Mais il faut lire l'original. Il faut voir dans sa laideur ce monstrueux accouplement des droits et des systèmes contraires. Le cruel raisonneur prend indifféremment et partout tout ce qui peut, tant bien que mal, fonder le droit de tuer; tradition biblique, classique, féodale, tout lui est bon, pourvu qu'on tue.

Le discours de Jean Petit ne mériterait guère d'attention si c'était l'œuvre individuelle du pédant, l'indigeste avorton éclos du cerveau d'un cuistre. Mais non; il ne faut pas oublier que Jean Petit était un docteur très-important, très-autorisé. Cette monstrueuse laideur de confusion et d'incohérence, ce mélange sauvage de tant de choses mal comprises, c'est du siècle et non de l'homme. J'y vois la grimaçante figure du moyen âge caduque, le masque demi-homme, demi-bête de la scolastique agonisante.

L'histoire, au reste, ne présente guère d'objet plus choquant. On rirait de ce pêle-mêle d'équivoques, de malentendus, d'histoires travesties, de raisonnements cornus, où l'absurde s'appuie magistralement sur le faux. On rirait; mais on frémit. Les syllogismes ridicules (p. 241) ont pour majeure l'assassinat, et la conclusion y ramène. L'histoire devient ce qu'elle peut. La fausse science, comme un tyran, la violente et la maltraite. Elle tronque et taille les faits, comme elle ferait des hommes. Elle tue l'empereur Julien avec la lance des croisades; elle égorge César avec le couteau biblique, en sorte que le tout a l'air d'un massacre indistinct d'hommes et de doctrines, d'idées et de faits.

Quand il y aurait eu le moindre bon sens dans ce traité de l'assassinat, quand les crimes du duc d'Orléans eussent été prouvés et qu'il eût mérité la mort, cela ne justifiait pas encore la trahison du duc de Bourgogne. Quoi! pour des fautes si anciennes, après une réconciliation solennelle, après avoir mangé ensemble et communié de la même hostie!... Et l'avoir tué de nuit, en guet-apens, désarmé, était-ce d'un chevalier? Un chevalier devait l'attaquer à armes égales, le tuer en champ clos. Un prince, un grand souverain devait faire la guerre avec une armée, vaincre son ennemi en bataille; les batailles sont les duels des rois.

Au reste, la harangue de Jean Petit était moins une apologie du duc de Bourgogne qu'un réquisitoire contre le duc d'Orléans. C'était un outrage après la mort, comme si le meurtrier revenait sur cet homme gisant à terre, ayant peur qu'il ne revécût, et tâchant de le tuer une seconde fois.

Le meurtrier n'avait pas besoin d'apologie. Pendant que son docteur pérorait, il avait en poche de bonnes lettres de rémission qui le rendaient blanc comme neige. Dans ces lettres, le roi déclare que le duc lui a exposé comment pour son bien et celui du royaume (p. 242) «il a fait mettre hors de ce monde» son frère le duc d'Orléans; mais il a appris que le roi, «sur le rapport d'aulcuns ses malveillans... en a pris desplaisance... Savoir faisons que nous avons osté et ostons toute desplaisance que nous pourrions avoir eue envers lui... etc.[325]

Les gens de l'Université ayant si bien soutenu le duc de Bourgogne, il était bien juste qu'il les soutînt à son tour. D'abord il termina à leur avantage l'affaire qui depuis un an tenait en guerre les deux juridictions, civile et ecclésiastique. La première eut tort. L'Université, le clergé, allèrent dépendre les deux écoliers voleurs dont les squelettes branlaient encore à Montfaucon. Tout un peuple de prêtres, de moines, de clercs et d'écoliers, animés d'une joie frénétique, les mena à travers Paris jusqu'au parvis de Notre-Dame, où ils furent remis à la justice ecclésiastique, et déposés aux pieds de l'évêque[326]. Le prévôt demanda pardon aux recteurs, docteurs et régents[327]. Ce triomphe (p. 243) des deux cadavres, qui était l'enterrement de la justice royale, eut lieu au soleil de mai, attristé par la lueur des torches que portait tout ce monde noir.

Le 14 mai, la veille même de la grande victoire de l'Université, deux messagers du pape Benoît XIII avaient eu la hardiesse de venir braver dans Paris cette colérique puissance. Ils avaient apporté des bulles menaçantes où l'ennemi, qu'on croyait à terre, semblait plus vivant que jamais[328]. C'était un gentilhomme aragonais (comme son maître Benoît XIII) qui avait hasardé le coup.

Une députation de l'Université vint à grand bruit demander justice. Une grande assemblée se fit à Saint-Paul en présence du roi, du duc de Bourgogne et des princes. Un violent sermon y fut prononcé par Courtecuisse, qui faisait le pendant du discours de Jean Petit. C'était la condamnation du pape, comme l'autre était la condamnation du prince, partisan du pape.

Le texte était: «Que la douleur en soit pour lui; (p. 244) tombe sur lui son iniquité!» Si le pape eût été là, il n'y eût guère eu plus de sûreté pour lui que pour le duc d'Orléans. Le pape n'y étant pas, on ne frappa que ses bulles. Le chancelier les condamna au nom de l'assemblée, les secrétaires royaux y enfoncèrent le canif, et les jetèrent au recteur qui les mit en menus morceaux.

Ce n'était pas assez de poignarder un parchemin. On envoya ordre à Boucicaut d'arrêter le pape; et en attendant, on prit, comme suspects d'aimer le pape, l'abbé de Saint-Denis et le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois. Saint-Denis étant, comme on l'a vu, fort mal avec l'église de Paris, l'arrestation de l'abbé était populaire. Mais le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois était membre du Parlement. Il y avait imprudence à l'arrêter; le Parlement en garda rancune. Les prisonniers, ayant tout à craindre dans ce moment de violence, essayèrent d'apaiser l'Université en se réclamant d'elle, et demandant l'adjonction de quelques-uns de ses docteurs à la commission qui devait les juger. Ils eurent lieu de s'en repentir. Ces scolastiques, étrangers aux lois, aux hommes et aux affaires, ne purent jamais s'accorder avec les juges[329]. Ils montrèrent autant de gaucherie que de violence, firent arrêter au hasard nombre de gens. Les prisonniers avaient beau invoquer le Parlement, l'évêque de Paris; les princes même intercédaient. Ces implacables pédants ne voulaient point lâcher prise.

Le dimanche 25 mai, un professeur de l'Université, (p. 245) Pierre aux Bœufs (cordelier, comme Jean Petit), lut devant le peuple les «lettres royaux» qui déclaraient que dorénavant on n'obéirait ni à l'un ni à l'autre pape. Cela s'appela l'acte de Neutralité. Aucune salle, aucune place n'aurait contenu la foule. La lecture se fit à la culture de Saint-Martin-des-Champs. Cette ordonnance n'est point dans le style ordinaire des lois. C'est visiblement un factum de l'Université, violent, âcre, et qui n'est pas sans éloquence: «Qu'ils tombent, qu'ils périssent, plutôt que l'unité de l'Église. Qu'on n'entende plus la voix de la marâtre: «Coupez l'enfant, et qu'il ne soit ni à moi, ni à elle; mais la voix de la bonne mère: «Donnez-le lui plutôt tout entier...»

On ne s'en tint pas à des paroles. Un concile assemblé dans la Sainte-Chapelle détermina comment l'Église se gouvernerait dans la vacance du Saint-Siége. Benoît ne put être atteint; il se sauva à Perpignan, entre le royaume d'Aragon, son pays, où il était soutenu, et la France, où il guerroyait contre le concile à force de bulles. Mais ses deux messagers furent pris et traînés par les rues dans un étrange accoutrement; ils étaient coiffés de tiares de papier, vêtus de dalmatiques noires aux armes de Pierre de Luna, et de plus chargés d'écriteaux qui les qualifiaient traîtres et messagers d'un traître. Ainsi équipés, il furent mis dans un tombereau de boueurs, piloriés dans la cour du Palais, parmi les huées du peuple qui s'habituait à mépriser les insignes du pontificat[330]. (p. 246) Le dimanche suivant, même scène au parvis Notre-Dame: un moine trinitaire, régent de théologie, invectiva contre eux et contre le pape, avec une violence furieuse et des farces de bateleur, le tout dans une langue si fangeuse, que bonne part de cette boue retombait sur l'Université[331].

Le pape de Rome, le pape d'Avignon, étaient tous les deux en fuite; leurs cardinaux avaient déserté. La reine s'enfuit aussi, emmenant de Paris le dauphin, gendre du duc de Bourgogne. Les ducs d'Anjou (roi de Sicile), de Berri et de Bretagne, ne tardèrent pas à les suivre. Le duc de Bourgogne allait se trouver seul de tous les princes à Paris, ayant toutefois dans les mains le roi, le concile, l'Université. Lâcher le roi et Paris, c'était risquer beaucoup. Cependant il ne pouvait plus remettre son retour aux Pays-Bas. Pendant (p. 247) qu'il faisait ici la guerre au pape et écoutait les prolixes harangues des docteurs, le parti de Benoît et d'Orléans se fortifiait à Liége. Le jeune évêque de Liége, son cousin Jean de Bavière, ne pouvait plus résister[332]. Les Liégeois étaient menés par un homme de tête et de main, le sire de Perweiss, père de l'autre prétendant à l'évêché de Liége; il appelait les Allemands; il faisait venir des archers anglais. Le Brabant était en péril. Que serait-il advenu si la Flandre avait pris parti pour Liége, si les gens de Gand s'étaient souvenus que les Liégeois leur avaient envoyé des vivres avant la bataille de Roosebeke?

Je parlerai plus tard de ce curieux peuple de Liége, de cette extrême pointe de la race et de la langue wallone au sein des populations germaniques, petite France belge qui est restée, sous tant de rapports, si semblable à la vieille France, tandis que la nôtre changeait. Mais tout cela ne peut se dire en passant.

Les Liégeois étaient quarante mille intrépides fantassins. Mais le duc avait contre eux toute la chevalerie de Picardie et des Pays-Bas, qui regardait avec raison cette guerre comme l'affaire commune de la noblesse. La noblesse était d'accord. Les villes, Liége, Gand et Paris, ne s'entendaient pas. Gand et Paris ne suivaient pas le même pape que les Liégeois. Le duc de Bourgogne, qui soulevait les communes en France, écrasa en Belgique celle de Liége.

Les Liégeois étaient une population d'armuriers et (p. 248) de charbonniers, brutale et indomptable, que leurs chefs ne pouvaient mener. Dès que les bannières féodales apparurent dans la plaine de Hasbain, le proverbe se vérifia:

Qui passe dans le Hasbain
A bataille le lendemain.

Ils se postèrent quarante mille dans une enceinte fermée de chariots et de canons, et attendirent fièrement. Le duc de Bourgogne, qui savait qu'il allait leur venir encore dix mille hommes de troupes et des archers d'Angleterre, se hasarda d'attaquer. Les Liégeois avaient un peu de cavalerie, quelques chevaliers; mais ils s'en défiaient trop; ils les empêchèrent de bouger. Ceux de Bourgogne ne pouvant les forcer par devant, les tournèrent; une terreur panique les prit; plusieurs milliers de Liégeois se rendirent prisonniers. Le duc de Bourgogne, presque vainqueur, voit apparaître alors les dix mille paresseux de Tongres, qui venaient enfin combattre. Il craignit qu'ils ne lui arrachassent la victoire, et ordonna le massacre des prisonniers. Ce fut une immense boucherie; toute cette chevalerie, cruelle par peur, s'acharna sur la multitude qui avait posé les armes. Le duc de Bourgogne prétend, dans une lettre[333], qu'il resta vingt-quatre (p. 249) mille hommes sur le carreau: il avait perdu seulement de soixante à quatre-vingts chevaliers ou écuyers, sans compter les soldats apparemment. Néanmoins, cette disproportion fait sentir assez combien, dans la nouveauté et l'imperfection des armes à feu, les moyens offensifs étaient faibles contre ces maisons de fer dont les chevaliers s'affublaient.

Je me défie un peu de ce nombre de vingt-quatre mille hommes; c'est juste celui de la bataille de Roosebeke, que gagna Philippe le Hardi. Le fils ne voulut pas sans doute avoir tué moins que le père. Quoi qu'il en soit, le récit des cruautés épouvantables du parti de Bourgogne, qui, dans le Hasbain seul, avait brûlé, disait-on, quatre cents églises paroissiales, souvent même avec les paroissiens, la vengeance de l'évêque de Liége, Jean sans Pitié, ses noyades dans la Meuse, tout cela, chose triste à dire mais qui peint le siècle, frappa les imaginations et releva le duc de Bourgogne. Cette bataille fut prise pour le jugement de Dieu. On savait qu'il avait d'ailleurs payé de sa personne[334]. Le peuple, comme les femmes, aime les forts: Ferrum est quod amant[TD-83]. On donna au duc de Bourgogne le surnom de Jean sans Peur: sans peur des hommes et sans peur de Dieu[335].

(p. 250) La reine et les princes étaient revenus à Paris dans l'absence du duc de Bourgogne[336], et procédaient contre lui. Un éloquent prédicateur, Cérisy, prononçait une touchante apologie de Louis d'Orléans, qui a effacé à jamais le discours de Jean Petit. L'avocat de la veuve et des orphelins concluait à ce que le duc de Bourgogne fît amende honorable, demandât pardon et baisât la terre, et qu'après avoir fait diverses fondations expiatoires, il allât pendant vingt ans outre-mer pour pleurer son crime. Cela se disait le 11 septembre; (p. 251) le 23, il gagnait la bataille d'Hasbain; le 24 novembre, il arrivait à Paris. La foule alla voir avec respect l'homme qui venait de tuer vingt-cinq mille hommes; il s'en trouva pour crier Noël!

La reine et les princes avaient enlevé le roi à Chartres; ils pouvaient en son nom agir contre le duc. Cela le décida à un accommodement[337]. La chose fut négociée par le grand maître Montaigu, serviteur de la reine et de la maison d'Orléans, principal conseiller de ce parti, qui avait été envoyé au duc de Bourgogne, qui en avait rapporté une grande peur, et qui ne sentait pas sa tête bien ferme sur ses épaules. Il arrangea avec la crédulité de la peur ce triste traité qui déshonorait les deux partis. Le principal article était que le second fils du mort épouserait une fille du meurtrier, avec une dot de cent cinquante mille francs d'or. Comme dot, c'était beaucoup, mais comme prix du sang, combien peu!

Ce fut une laide scène, laide encore comme profanation d'une des plus saintes églises de France. Notre-Dame de Chartres, ses innombrables statues de saints et de docteurs, furent condamnées à être témoins de la fausse paix et des parjures. On dressa, non pas au parvis où se faisaient les amendes honorables, mais à l'entrée du chœur, un grand échafaud. Le roi, la reine, les princes, y siégeaient. L'avocat du duc de Bourgogne demanda au roi, au nom du duc, qu'il lui (p. 252) plût «de ne conserver dans le cœur ni colère ni indignation à cause du fait qu'il a commis et fait faire sur la personne de monseigneur d'Orléans, pour le bien du royaume et de vous.»

Puis les enfants d'Orléans entrèrent; le roi leur fit part du pardon qu'il avait accordé, et les requit de l'avoir pour agréable. L'avocat du duc de Bourgogne parla en ces termes: «Monseigneur d'Orléans et messieurs ses frères, voici monseigneur de Bourgogne, qui vous supplie de bannir de vos cœurs toute haine et toute vengeance, et d'être bons amis avec lui.» Le duc ajouta de sa propre bouche: «Mes chers cousins, je vous en prie.»

Les jeunes princes pleuraient. Selon le cérémonial convenu, la reine, le dauphin et les seigneurs du sang royal s'approchèrent d'eux et intercédèrent pour le duc de Bourgogne; ensuite, le roi, du haut de son trône, leur adressa ces mots: «Mon très-cher fils et mon très-cher neveu, consentez à ce que nous avons fait, et pardonnez.» Le duc d'Orléans et son frère répétèrent alors, l'un après l'autre, les paroles prescrites.

Montaigu, qui avait dressé d'avance ce traité, par lequel les enfants reconnaissaient que leur père avait été tué pour le bien du royaume, avait au fond trahi son ancien maître, le duc d'Orléans, pour le duc de Bourgogne. Celui-ci, néanmoins, lui en voulut mortellement. Il n'avait pas probablement deviné d'avance l'humiliante attitude qu'il lui faudrait prendre dans cette cérémonie, et ce qu'il lui en coûterait pour dire aux enfants: «Pardonnez.»

Tout le monde savait à quoi s'en tenir sur la valeur (p. 253) d'une telle paix. Le greffier du Parlement, en l'inscrivant sur son registre, ajoute ces mots à la marge: «Pax, pax, inquit Propheta, et non est pax.»

Les réconciliés revinrent à Paris, plus ennemis que jamais, mais d'accord pour sacrifier le trop conciliant Montaigu. Ce pauvre diable n'avait, après tout, péché que par peur. Mais il avait encore un autre crime; il était trop riche. On se demandait comment ce fils d'un notaire de Paris, médiocrement lettré, de pauvre mine, petite taille, barbe claire, la langue épaisse[338], comment il s'y était pris pour gouverner la France depuis si longtemps. Il fallait bien, avec tout cela, qu'il fût pourtant un habile homme pour que la reine, le duc d'Orléans, les ducs de Berri et de Bourbon, eussent tous besoin de lui et l'appelassent leur ami.

L'habileté qui lui manqua, ce fut de se faire petit. Sans parler de ses grandes terres, il avait bâti à Marcoussis un délicieux château. À Paris, le peuple montrait avec envie son splendide hôtel. Les plus grands seigneurs avaient recherché ses filles. Récemment encore, il avait marié son fils avec la fille du connétable d'Albret, cousin du roi. Il fit encore son frère évêque de Paris, et à cette occasion il eut l'imprudence de traiter les princes, d'étaler une incroyable quantité de vaisselle d'or et d'argent. Les convives ouvrirent de grands yeux; leur cupidité attisa leur haine. Ils trouvèrent fort mauvais que Montaigu eût tant de vaisselle d'or, lorsque celle du roi était en gage.

Pour un homme nouveau, Montaigu semblait bien (p. 254) assis. Dès le temps du gouvernement des Marmousets, il s'était acquis beaucoup de gens; il était bien apparenté, bien allié. Frère de l'archevêque de Sens, il venait de prendre une forte position populaire dans Paris en y faisant son frère évêque. Aussi les princes menèrent l'affaire à petit bruit. Ils s'assemblèrent secrètement à Saint-Victor, délibérèrent sous le sceau du serment; ils conspirèrent, trois ou quatre princes du sang et les plus grands seigneurs de France, contre le fils du notaire. On avertit Montaigu; mais il s'obstina à ne rien craindre. N'avait-il pas pour lui le roi, le bon duc de Berri, la reine surtout, en mémoire du duc d'Orléans? La reine s'employa, il est vrai, un peu en sa faveur. Mais il ne fallut pas grande violence pour lui forcer la main; on lui promit que les grands biens de Montaigu seraient donnés au dauphin[339]. Après tout, elle était absente, à Melun; ce triste spectacle de la mort d'un vieux serviteur ne devait pas affliger ses yeux.

Il y eut à la mort de Montaigu une chose qu'on ne voit guère à la chute des favoris: le peuple se souleva[340]. Montaigu, il est vrai, intéressait les trois puissances de la ville: il était frère de l'évêque; il réclamait le privilége de cléricature, celui du clergé et de l'Université; enfin, il en appelait au Parlement. Rien ne lui servit. La ville était pleine des gentilshommes du duc de Bourgogne. Le nouveau prévôt de Paris, (p. 255) Pierre Desessarts, monta à cheval, courut les rues avec une forte troupe, criant qu'il tenait les traîtres qui étaient cause de la maladie du roi, qu'il en rendrait bon compte, que les bonnes gens n'avaient qu'à retourner à leurs affaires et à leurs métiers[341].

Montaigu nia tout d'abord; mais il était entre les mains d'une commission; on lui fit tout avouer par la torture. Le 17 octobre, sans perdre de temps, moins d'un mois après sa belle fête, il fut traîné aux halles. On ne lut pas même l'arrêt. Brisé qu'il était par la torture, les mains disloquées, le ventre rompu, il baisait la croix de tout son cœur, affirmant jusqu'au bout qu'il n'était pas coupable, non plus que le duc d'Orléans, que seulement il ne pouvait nier qu'ils n'eussent usé des deniers du roi et trop dépensé[342]. L'assistance pleurait; ceux même que les princes avaient envoyés pour s'assurer du supplice revinrent tout en larmes.

Cette mort avait touché tout le monde, mais effrayé encore plus. Quel en fut le résultat? Celui qu'on devait attendre de la lâcheté du temps. Tous voulurent être du côté d'un homme qui frappait si fort; la mort du duc d'Orléans, celle de Montaigu, le massacre de Liége, c'étaient trois grands coups. Le roi de Navarre était déjà allié du duc de Bourgogne[343], dont il avait besoin (p. 256) contre le comte d'Armagnac. Le duc d'Anjou le fut pour de l'argent; il en reçut, comme dot d'une fille de Bourgogne, pour aller perdre encore cet argent en Italie. La reine fut aussi gagnée par un mariage; le duc de Bourgogne alla la voir à Melun et promit de faire épouser au frère d'Isabeau (Louis de Bavière) la fille de son ami le roi de Navarre. Il était d'ailleurs arrangé que le jeune dauphin présiderait désormais le conseil; la grosse Isabeau[344] crut sottement qu'elle gouvernerait son fils, et par son fils le royaume. Elle revint à Paris, c'est-à-dire qu'elle se remit entre les mains du duc de Bourgogne.

Ainsi, les choses tournaient à souhait pour lui et pour son parti. L'Université, toute-puissante au concile de Pise, venait de mettre à profit la déposition des deux papes, pour faire donner la papauté à l'un de ses anciens professeurs, qui apparemment n'aurait rien à refuser à l'Université et au duc de Bourgogne.

Que manquait-il à celui-ci, sinon de se réhabiliter, s'il pouvait, de faire oublier? Il y avait deux moyens, réformer l'État et chasser l'Anglais. Il entreprit de nouveau d'assiéger Calais: cette fois, le duc d'Orléans n'était plus là pour faire manquer l'entreprise. Il s'y prit comme la première fois; il fit bâtir une ville de bois autour de la ville; il entassa dans l'abbaye de Saint-Omer force machines et quantité d'artillerie. Mais les Anglais, pour la somme de dix mille nobles (p. 257) à la rose, trouvèrent un charpentier qui y jeta le feu grégeois et brûla en un moment tout ce qu'on avait longuement préparé.

La réforme n'alla guère mieux que la guerre. Le duc de Bourgogne l'avait commencée à sa manière, rudement. Il avait rendu à Paris ses priviléges, en y mettant un prévôt à lui, le violent Desessarts. Il avait convoqué une assemblée générale de la noblesse, sous la présidence du dauphin, s'emparant du dauphin même et mettant de côté le vieux duc de Berri.

Cependant il prenait les finances en main, destituant au nom du roi et des princes tous les trésoriers, et mettant à leur place des bourgeois de Paris, des gens riches, timides et dépendants. Tous les receveurs devaient rendre compte à un haut conseil qu'il dominait par le comte de Saint-Pol. Ce conseil fit une chose inouïe, il interdit la Chambre des comptes, fit arrêter plusieurs de ses membres[345], et néanmoins il se servit de ses registres, relevant sur les marges les Nimis habuit ou Recuperetur dont cette sage et honnête compagnie marquait les payements excessifs. On voulait s'autoriser de cette note pour tirer de l'argent de (p. 258) ceux qui avaient reçu, ou même de leurs héritiers.

Cela était inquiétant pour beaucoup de monde, suspect pour tous, d'autant plus que dans toutes ces mesures on voyait derrière le duc de Bourgogne un homme emporté, passionné et brouillon, le nouveau prévôt de Paris, Desessarts, homme de peu, qui se hâtait de faire sa main, d'enrichir les siens, comme avait fait Montaigu; il l'avait mené au gibet et il y courait lui-même.

Tel était Paris; hors de Paris, se formait un grand orage. Le duc d'Orléans n'était qu'un enfant, un nom; mais autour de ce nom se serraient naturellement tous ceux qui haïssaient le duc de Bourgogne et le roi de Navarre.

D'abord le comte d'Armagnac, ennemi du second par voisinage, du premier pour avoir dès longtemps été forcé de céder le Charolais; puis le duc de Bretagne, les comtes de Clermont et d'Alençon; enfin, les ducs de Berri et de Bourbon, qui, se voyant comptés pour rien par le duc de Bourgogne, passèrent de l'autre côté. Ces princes s'allièrent «pour la réforme de l'État et contre les ennemis du royaume.»

C'était aussi contre les ennemis du royaume que le duc de Bourgogne levait des troupes et demandait de l'argent. Il fit venir à Paris les principaux bourgeois des villes de France pour obtenir, non une taxe, mais un prêt; les Anglais, disait-il, menaçaient de débarquer. Les bourgeois, sans délibérer, répondirent nettement que leurs villes étaient déjà trop chargées, que le duc de Bourgogne n'avait qu'à faire usage des trois cent mille écus d'or qui, disait-on, avaient été recouvrés. (p. 259) Mais cet argent s'était écoulé sans qu'on sût comment[346].

Paris ne montrait pas plus de zèle que les autres villes; le duc avait voulu lui rendre ses armes et ses divisions militaires de centeniers, soixanteniers, cinquanteniers, etc. Les Parisiens le remercièrent et n'en voulurent pas, ne se souciant pas de devenir les soldats du duc de Bourgogne. Il n'avait pu non plus faire un capitaine de Paris; la ville prétendit qu'ayant eu un prince du sang pour capitaine (le duc de Berri), elle ne pouvait accepter un capitaine de moindre rang.

Le duc de Bourgogne, ayant contre lui les princes, sans avoir pour lui les villes, fut obligé de recourir à ses ressources personnelles. Il appela ses vassaux. Une nuée de Brabançons vint s'abattre sur la France du nord, sur Paris, pillant, ravageant. Paris, devenu sensible au mal général par ses propres souffrances, demanda la paix à grands cris. Son organe ordinaire, l'Université, avec cet aplomb propre aux gens qui ne connaissent ni les hommes ni les choses, trouvait un moyen fort simple de tout arranger, c'était d'exclure du gouvernement les deux chefs de partis, les ducs de Berri et de Bourgogne, de les renvoyer dans leurs terres, et de prendre dans les trois États des gens de (p. 260) bien et d'expérience, qui gouverneraient à merveille. Le duc de Bourgogne et le roi de Navarre accueillirent d'autant mieux la chose qu'elle était impraticable. Ils firent parade de désintéressement; ils étaient prêts, disaient-ils, soit à servir l'État gratuitement, en sacrifiant même leurs biens, ou encore à se retirer si c'était l'utilité du royaume.

L'Université n'eut pas à aller loin pour trouver le duc de Berri. Il était déjà avec ses troupes à Bicêtre. Il avait répondu à une première ambassade, qui lui demandait la paix au nom du roi, que justement il venait pour s'entendre avec le roi. Il reçut parfaitement les députés de l'Université, goûta leur conseil, répondant gaiement: «S'il faut pour gouverner des gens pris dans les trois États, j'en suis et je retiens place dans les rangs de la noblesse.»

L'hiver et la faim forcèrent pourtant les princes à accepter l'expédient que proposait l'Université. Il donnait satisfaction à leur gloriole. Le duc de Bourgogne consentait à s'éloigner en même temps qu'eux. Le conseil devait être composé de gens qui jureraient de n'appartenir ni à l'un ni à l'autre. Le dauphin était remis à deux seigneurs nommés, l'un par le duc de Berri, l'autre par le duc de Bourgogne. (Paix de Bicêtre, 1er nov. 1410.)

Au fond, celui-ci restait maître. Il avait l'air de quitter Paris, mais il le gardait. Son prévôt Desessarts, qui devait sortir de charge, y fut maintenu. Le dauphin n'eut guère autour de lui que de zélés Bourguignons. Son chancelier était Jean de Nyelle, sujet et serviteur du duc de Bourgogne; ses conseillers, le sire (p. 261) de Heilly, autre vassal du même prince, le sire de Savoisy, qui avait embrassé récemment son parti, Antoine de Craon, de la famille de l'assassin de Clisson, le sire de Courcelles, parent sans doute du célèbre docteur qui fut l'un des juges de la Pucelle, etc.

Le duc de Bourgogne s'était retiré conformément au traité. Il n'armait pas et ses adversaires armaient. Les torts paraissaient être du côté des amis du duc d'Orléans. Le conseil du dauphin, pour mieux faire croire à son impartialité, s'adjoignit le Parlement, quelques évêques, quelques docteurs de l'Université, plusieurs notables bourgeois, et, au nom de cette assemblée, il défendit aux ducs d'Orléans et de Bourgogne d'entrer dans Paris.

La défense était dérisoire; ce dernier était en réalité si bien présent dans Paris, qu'à ce moment même il décidait la ville alarmée à prendre pour capitaine un homme à lui, le comte de Saint-Pol.

Il s'agissait de mettre Paris en défense. On proposa une taxe générale dont personne ne serait exempt, ni le clergé, ni l'Université. Mais leur zèle n'alla pas jusque-là pour le parti de Bourgogne; à ce mot d'argent, ils se soulevèrent. Le chancelier de Notre-Dame, parlant au nom des deux corps, déclara qu'ils ne pouvaient donner ni prêter; qu'ils avaient bien de la peine à vivre; qu'on savait bien que si les finances du roi n'étaient dilapidées, il entrerait tous les mois deux cent mille écus d'or dans ses coffres; que les biens de l'Église, amortis depuis longtemps, n'avaient rien à voir avec les taxes. Enfin, il s'emporta jusqu'à dire que, lorsqu'un prince opprimait ses sujets par d'injustes (p. 262) exactions, c'était, d'après les anciennes histoires, un cas légitime de le déposer[347].

Cette hardiesse extraordinaire de langage indiquait assez que le clergé et l'Université ne seraient point pour le parti bourguignon un instrument docile. Le nouveau capitaine de Paris chercha ses alliés plus bas; il s'adressa aux bouchers. Ce fut un curieux spectacle de voir le comte de Saint-Pol, de la maison de Luxembourg, cousin des Empereurs et du chevaleresque Jean de Bohême, partager sa charge de capitaine de Paris avec les Legoix[348] et autres bouchers; de le voir armer ces gens, marcher dans Paris de front avec cette milice royale, les charger de faire les affaires de la ville, et de poursuivre les Orléanais. Il risquait gros en s'alliant ainsi. Il croyait tenir les bouchers; n'étaient-ce pas eux qui allaient bientôt le tenir lui-même? Le comte de Saint-Pol et son maître le duc de Bourgogne mettaient là en mouvement une formidable machine; mais, le doigt pris dans les roues, ils pouvaient fort bien, doigt, tête et corps, y passer tout entiers.

Je ne sais, au reste, s'il y avait moyen d'agir autrement. Tout esprit de faction à part, Paris, au milieu des bandes qui venaient batailler autour, avait grand besoin de se garder lui-même. Or, depuis la punition (p. 263) des Maillotins et le désarmement, les seuls des habitants qui eussent le fer en main et l'assurance que donne le maniement du fer, c'étaient les bouchers. Les autres, comme on l'a vu, avaient refusé de reprendre leurs centeniers, de crainte de porter les armes. Les gentilshommes du comte de Saint-Pol n'auraient pas suffi, ils auraient même été bientôt suspects, si on ne les eût vus toujours à côté d'une milice brutale, il est vrai, violente, mais après tout parisienne et intéressée à défendre Paris du pillage. Quelque peur qu'on eût des bouchers, on avait bien autrement peur des innombrables pillards qui venaient jusqu'aux portes observer, tâter la ville, et qui auraient fort bien pu, si elle n'eût pris garde à elle, l'enlever par un coup de main[349].

C'était une terrible chose, pour la gent innocente et pacifique des bourgeois, de voir du haut de leurs clochers (p. 264) le double flot des populations du Midi et du Nord qui battait leurs murs. On eût dit que les provinces extrêmes du royaume, longtemps sacrifiées au centre, venaient prendre leur revanche. La Flandre se souvenait de sa défaite de Roosebeke. Le Languedoc n'avait pas oublié les guerres des Albigeois, encore moins les exactions récentes des ducs d'Anjou et de Berri. Ce que le centre avait gagné par l'attraction monarchique, il le rendit avec usure. Le Nord, le Midi, l'Ouest, envoyèrent ici tout ce qu'ils avaient de bandits.

D'abord, pour défendre Paris contre les gens du Midi qu'amenait le duc d'Orléans, arrivèrent les Brabançons mercenaires du duc de Bourgogne. Pour mieux le défendre, ils ravagèrent tous les environs, pillèrent Saint-Denis. Autres défenseurs, les gens des communes de Flandre; ceux-ci, gens intelligents qui savaient le prix des choses, pillaient méthodiquement, avec ordre, à fond, de manière à faire place nette; puis ils emballaient proprement. De guerre, il ne fallait pas leur en parler; ce n'était pas pour cela qu'ils étaient venus. Leur comte avait beau les prier, chapeau bas, de se battre un peu, ils n'en tenaient compte. Quand ils avaient rempli leurs charrettes[350], les seigneurs de Gand et de Bruges reprenaient, quoi qu'on pût leur dire, le chemin de leur pays.

(p. 265) Mais la grande foule des pillards venait des provinces nécessiteuses de l'Ouest et du Midi. La campagne, à la voir au loin, était toute noire de ces bandes fourmillantes; gueux ou soldats, on n'eût pu le dire; qui à pied, qui à cheval, à âne; bêtes et gens maigres et avides à faire frémir, comme les sept vaches dévorantes du songe de Pharaon.

Démêlons cette cohue. D'abord il y avait force Bretons. Les familles étaient d'autant plus nombreuses, en Bretagne, qu'elles étaient plus pauvres. C'était une idée bretonne d'avoir le plus d'enfants possible, c'est-à-dire plus de soldats qui allassent gagner au loin et qui rapportassent[351]. Dans les vraies usances bretonnes, la maison paternelle, le foyer restait au plus jeune[352]; les aînés étaient mis dehors; ils se jetaient dans une barque ou sur un mauvais petit cheval, et tant les (p. 266) portait la barque ou l'indestructible bête, qu'ils revenaient au manoir refaits, vêtus et passablement garnis.

En Gascogne, un droit différent produisait les mêmes effets. L'aîné restait fièrement au castel, sur sa roche, sans vassal que lui-même, et se servant par simplicité. Les cadets s'en allaient gaiement devant eux, tant que la terre s'étendait, bons piétons, comme on sait, allant à pied par goût, tant qu'ils ne trouvaient pas un cheval, riches d'une épée de famille, d'un nom sonore et d'une cape percée; du reste, nobles comme le roi, c'est-à-dire comme lui sans fief[353], et n'en levant pas moins quint et requint sur la terre, péage sur le passant.

Ce vieux portrait du Gascon, pour être vieux, n'est pas moins ressemblant, et je crois que, mutatis mutandis, il en reste quelque chose. Tels les peint la chronique dès le temps du bon roi Robert[354]; tels au temps des Plantagenets[355]; tels sous Bernard d'Armagnac, et enfin sous Henri IV. L'excellent baron de Feneste[356] n'exprime pas seulement l'invasion des intrigants du Midi sous le Béarnais; plus sérieux en apparence, moins amusant, moins gasconnant, ce baron subsiste. Alors, aujourd'hui et toujours, ces gens ont exploité de préférence un fonds excellent, la simplicité et la (p. 267) pesanteur des hommes du Nord. Aussi émigraient-ils volontiers. Ce n'était pas pour bâtir, comme les Limousins, ni pour porter et vendre, comme les gens d'Auvergne. Les Gascons ne vendaient qu'eux-mêmes. Comme soldats, comme domestiques des princes, ils servaient pour devenir maîtres. Ne leur parlez pas d'être ouvriers ou marchands; ministres ou rois, à la bonne heure! Il leur faut, non pas ce que demandait Sancho, une toute petite île, mais bien un royaume, un royaume de Naples, de Portugal, s'il se pouvait; de Suède au moins[357], ils s'en contenteront, hommes honnêtes et modérés. Tout le monde ne peut pas, comme le meunier du moulin de Barbaste[358], gagner Paris pour une messe.

Quoique au fond le caractère ait peu changé, nous ne devons pas nous figurer les méridionaux d'alors comme nous les voyons et les comprenons aujourd'hui. Tout autres ils apparurent à nos gens du xve siècle, lorsque les oppositions provinciales étaient si rudement contrastées et encore encouragées par l'ignorance mutuelle. Ce Midi fit horreur au Nord. La brutalité provençale, capricieuse et violente; l'âpreté gasconne, sans pitié, sans cœur, faisant le mal pour en rire; les durs et intraitables montagnards du Rouergue et des Cévennes, les sauvages Bretons aux cheveux pendants, tout cela dans la saleté primitive, baragouinant, maugréant dans vingt langues que ceux (p. 268) du Nord croyaient espagnoles ou mauresques. Pour mettre la confusion au comble, il y avait parmi le tout des bandes de soldats allemands, d'autres de lombards. Cette diversité de langues était une terrible barrière entre les hommes, une des causes pour lesquelles ils se haïssaient sans savoir pourquoi. Elle rendait la guerre plus cruelle qu'on ne peut se le figurer. Nul moyen de s'entendre, de se rapprocher. Le vaincu qui ne peut parler se trouve sans ressource, le prisonnier sans moyen d'adoucir son maître. L'homme à terre voudrait en vain s'adresser à celui qui va l'égorger; l'un dit grâce, l'autre répond mort.

Indépendamment de ces antipathies de langage et de race dans une même race, dans une même langue, les provinces se haïssaient. Les Flamands, même de langue wallonne, détestaient les chaudes têtes picardes[359]. Les Picards méprisaient les habitudes régulières des Normands qui leur paraissaient serviles[360]. Voilà pour la langue d'oil. Dans la langue d'oc, les gens du Poitou et de la Saintonge, haïs au Nord comme méridionaux, n'en ont pas moins fait des satires contre les gens du Midi, surtout contre les Gascons[361].

Au bout de cette échelle de haines, par delà Bordeaux (p. 269) et Toulouse, se trouve, au pied des Pyrénées, hors des routes et des rivières navigables, un petit pays dont le nom a résumé toutes les haines du Midi et du Nord. Ce nom tragique est celui d'Armagnac.

Rude pays, vineux, il est vrai, mais sous les grêles de la montagne, souvent fertile, souvent frappé. Ces gens d'Armagnac et de Fézenzac, moins pauvres que ceux des Landes, furent pourtant encore plus inquiets. De bonne heure, leurs comtes déclarent qu'ils ne veulent dépendre que de Sainte-Marie d'Auch, et ensuite ils battent et pillent l'archevêque d'Auch pendant près de deux siècles. Persécuteurs assidus des églises, excommuniés de génération en génération, ils vécurent la plupart en vrais fils du diable.

Lorsque le terrible Simon de Montfort tomba sur le Midi, comme le jugement de Dieu, ils s'amendèrent, lui firent hommage, puis au comte de Poitiers. Saint Louis leur donna plus d'une sévère leçon. L'un d'eux fut mis, pour réfléchir deux ans, dans le château de Péronne.

Ils finirent par comprendre qu'ils gagneraient plus à servir le roi de France; la succession de Rhodez, si éloigné de l'Armagnac, les engagea d'ailleurs dans les intérêts du royaume.

Les Armagnacs devinrent alors, avec les Albret, les capitaines du Midi pour le roi de France. Battants, battus, toujours en armes, ils menèrent partout les Gascons, jusqu'en Italie. Ils formèrent une leste et infatigable infanterie, la première qu'ait eue la France. Ils poussaient la guerre avec une violence inconnue jusque-là, forçant tout le monde à prendre la croix blanche, (p. 270) coupant le pied, le poing, à qui refusait de les suivre[362].

Nos rois les comblèrent. Ils les étouffèrent dans l'or. Ils les firent généraux, connétables. C'était méconnaître leur talent; ces chasseurs des Pyrénées et des Landes, ces lestes piétons du Midi, valaient mieux pour la petite guerre que pour commander de grandes armées. Les comtes d'Armagnac furent faits deux fois prisonniers en Lombardie. Le connétable d'Albret conduisait malheureusement l'armée d'Azincourt.

C'était trop faire pour eux, et l'on fit encore davantage. Nos rois crurent s'attacher ces Armagnacs en les mariant à des princesses du sang. Voilà ces rudes capitaines gascons qui se décrassent, prennent figure d'homme et deviennent des princes. On leur donne en mariage une petite-fille de saint Louis. Qui ne les croirait satisfaits? Chose étrange et qui les peint bien: à peine eurent-ils cet excès d'honneur de s'allier à la maison royale, qu'ils prétendirent valoir mieux qu'elle, et se fabriquèrent tout doucement une généalogie qui les rattachait aux anciens ducs d'Aquitaine, légitimes souverains du Midi, d'autre part aux Mérovingiens, premiers conquérants de la France. Ces Capétiens étaient des usurpateurs qui détenaient le patrimoine de la maison d'Armagnac.

Tout Français et princes qu'ils étaient devenus, le naturel diabolique reparaissait à tout moment. L'un d'eux épouse sa belle-sœur (pour garder la dot); un (p. 271) autre, sa propre sœur, avec une fausse dispense. Bernard VII, comte d'Armagnac, qui fut presque roi et finit si mal, avait commencé par dépouiller son parent, le vicomte de Fézenzaguet, le jetant, avec ses fils, les yeux crevés, dans une citerne. Ce même Bernard, se déclarant ensuite serviteur du duc d'Orléans, fit bonne guerre aux Anglais, leur reprit soixante petites places. Au fond, il ne travaillait que pour lui-même: quand le duc d'Orléans vint en Guienne, il ne le seconda pas. Mais dès que le prince fut mort, le comte d'Armagnac se porta pour son ami, pour son vengeur; il saisit hardiment ce grand rôle, mena tout le Midi au ravage du Nord, fit épouser sa fille au jeune duc d'Orléans, lui donnant en dot ses bandes pillardes et la malédiction de la France.

Ce qui rendit ces Armagnacs exécrables, ce fut, outre leur férocité, la légèreté impie avec laquelle ils traitaient les prêtres, les églises, la religion. On aurait dit une vengeance d'Albigeois ou l'avant-goût des guerres protestantes. On l'eût cru, et l'on se fût trompé. C'était légèreté gasconne[363] ou brutalité soldatesque.. (p. 272) Probablement aussi, dans leur étrange christianisme, ils pensaient que c'était bien fait de piller les saints de la langue d'oil, qu'à coup sûr ceux de la langue d'oc ne leur en sauraient pas mauvais gré. Ils emportaient les reliquaires sans se soucier des reliques; ils faisaient du calice un gobelet, jetaient les hosties. Ils remplaçaient volontiers leurs pourpoints percés par des ornements d'églises; d'une chappe, ils se taillaient une cotte d'armes; d'un corporal, un bonnet.

Arrivés devant Paris, ils avaient pris Saint-Denis pour centre. Ils logèrent dans la petite ville et dans la riche abbaye. La tentation était grande. Les religieux, de peur d'accidents, avaient fait enfouir le trésor du bienheureux; mais ils n'avaient pas songé à prendre la même précaution pour la vaisselle d'or et d'argent que la reine leur avait confiée. Un matin, après la messe, le comte d'Armagnac réunit au réfectoire l'abbé et les religieux; il leur expose que les princes n'ont pris les armes que pour délivrer le roi et rétablir la justice dans le royaume, que tout le monde doit aider à une si louable entreprise. «Nous attendons de l'argent, dit-il, mais il n'arrive pas; la reine ne sera pas fâchée, j'en suis sûr, de nous prêter la vaisselle pour payer nos troupes; messieurs les princes vous en donneront bonne décharge, scellée de leur sceau.» Cela dit, sans s'arrêter aux représentations des religieux, il se fait ouvrir la porte du Trésor, entre, le marteau à la main, et force les coffres. Encore ne craignit-il pas de dire que si cela ne suffisait pas, il faudrait bien aussi que le trésor du saint contribuât. (p. 273) Les moines se le tinrent pour dit, et firent sortir de l'abbaye ceux des leurs qui connaissaient la cachette[364].

Des gens qui prenaient de telles libertés avec les saints ne pouvaient pas être forts dévots à l'autre religion de la France, la royauté. Ce roi fou que les gens du Nord, que Paris, au milieu de ses plus grandes violences, ne voyaient qu'avec amour; ceux du Midi n'y trouvaient rien que de risible. Quand ils prenaient un paysan, et que, pour s'amuser, ils lui coupaient les oreilles ou le nez: «Va, disaient-ils; va maintenant te montrer à ton idiot de roi[365]

Ces dérisions, ces impiétés, ces cruautés atroces, rendirent service au duc de Bourgogne. Les villes affamées par les pillards tournèrent contre le duc d'Orléans. Les paysans, désespérés, prirent la croix de Bourgogne et tombèrent souvent sur les soldats isolés. Avec tout cela, il n'y avait guère en France d'autre force militaire que les Armagnacs. Le duc de Bourgogne, ne pouvant leur faire lâcher Paris, qu'ils serraient de tous côtés, eut recours à la dernière, à la plus dangereuse ressource: il appela les Anglais[366].

(p. 274) Les choses en étaient venues à ce point que les Anglais étaient moins odieux aux Français du Nord que les Français du Midi. Le duc de Bourgogne conclut d'abord une trêve marchande avec les Anglais, dans l'intérêt de la Flandre; puis il leur donna des troupes, offrant de donner une de ces filles en mariage au fils aîné d'Henri IV[367] (1er septembre 1411). Quelles furent les conditions, quelle part de la France leur promit-il? Rien ne l'indique. Le parti d'Orléans publia qu'il faisait hommage de la Flandre à l'Anglais, et s'engageait à lui faire rendre la Guienne et la Normandie.

L'arrivée des troupes anglaises fit refluer les Armagnacs de Paris à la Loire, jusqu'à Bourges, jusqu'à Poitiers. Ils perdirent même Poitiers; mais les princes tinrent dans Bourges, où le duc de Bourgogne vint les assiéger avec les Anglais, avec le roi, qu'il traînait partout. Néanmoins le siége fut long. Le manque de vivres, les exhalaisons des marais, des champs pleins de cadavres, la peste enfin, qui du camp se répandit dans le royaume, décidèrent les deux partis à une vaine et fausse paix, qui fut à peine une trève (traité de Bourges, 15 juillet 1412). Le duc de Bourgogne promettait ce qu'il ne pouvait tenir, d'obliger les siens à rendre aux princes leurs biens confisqués. Tout ce que le duc d'Orléans y gagna, ce fut de faire quelque réparation à la mémoire de Montaigu; le prévôt de (p. 275) Paris alla détacher son corps du gibet de Montfaucon et le fit enterrer honorablement.

Cependant les Orléanais, voyant que leur adversaire ne les avait chassés que par le secours de l'Anglais, essayaient de le détacher à tout prix du Bourguignon. Celui-ci, au contraire, était déjà las de ses alliés, et il avait envoyé des troupes pour les combattre en Guienne. Le comte d'Armagnac prit à l'instant la croix rouge et se fit Anglais, confirmant ainsi les accusations du duc de Bourgogne. Il avait fait publier à grand bruit dans Paris qu'on avait saisi sur un moine les papiers des princes et les propositions qu'ils faisaient aux ennemis. Ils avaient fait serment, disait-on, de tuer le roi, de brûler Paris, de partager la France. Cette bizarre invention du parti de Bourgogne produisit le plus grand effet à Paris[368]. Les gens de l'Université, les bourgeois, tout le peuple, les femmes et les enfants, prononçaient mille imprécations contre ceux qui livraient ainsi le roi et le royaume. Le pauvre roi pleurait et demandait ce qu'il fallait faire.

Le traité réel était assez odieux sans y ajouter ces fables: les princes faisaient hommage à l'Anglais, s'engageaient à lui faire recouvrer ses droits et lui remettaient vingt places dans le Midi. Pour tant d'avantages, il ne laissait aux ducs de Berri et d'Orléans, le Poitou, l'Angoumois et le Périgord, que leur vie durant. Le seul comte d'Armagnac conservait tous ses (p. 276) fiefs à perpétuité. Le traité, visiblement, était son ouvrage[369] (18 mai 1412).

Ainsi, des princes sans cœur jouaient tour à tour à ce jeu funeste d'appeler l'ennemi du royaume. La chose était pourtant sérieuse. Ils s'en seraient aperçus bientôt, si la mort d'Henri IV n'eût donné un répit à la France.

Trahie par les deux partis, n'ayant rien à attendre que d'elle, elle va essayer, dans cet intervalle, de faire ses affaires elle-même. En est-elle déjà capable? on peut en douter.

Dans cette période de cinq années, entre un crime et un crime, le meurtre du duc d'Orléans et le traité avec l'Anglais, les partis ont prouvé leur impuissance pour la paix et pour la guerre; trois traités n'ont servi qu'à envenimer les haines.

Est-ce à dire, pourtant, que ces tristes années aient été perdues, que le temps ait coulé en vain?... Non, il n'y a point d'années perdues; le temps a porté son fruit.

D'abord, les deux moitiés de la France se sont rapprochées, il est vrai, pour se haïr; le Midi est venu visiter le Nord, comme au temps des Albigeois le Nord visita le Midi.

Ces rapprochements, même hostiles, étaient pourtant nécessaires; il fallait que la France, pour devenir une plus tard, se connût d'abord, qu'elle se vît, comme elle était, diverse encore et hétérogène.

(p. 277) Ainsi se prépare de loin l'unité de la nation. Déjà le sentiment national est éveillé par les fréquents appels à l'opinion publique que font les partis dans cette courte période. Ces manifestes continuels pour ou contre le duc de Bourgogne[370], ces prédications politiques dans l'intérêt des factions, ces représentations théâtrales où la foule est admise comme témoin des grands actes politiques, l'échafaud de Chartres, le sermon de la neutralité, tout cela, c'est déjà implicitement un appel au peuple.

Dans les pédantesques harangues du temps, parmi les violences, les mensonges, parmi le sang et la boue, il y a pourtant une chose qui fait la force du parti de Bourgogne, si souillé et si coupable, à savoir: l'aveu solennel de la responsabilité des puissants, des princes et des rois.

L'Université professe cette doctrine, alors inouïe, qu'un roi qui accable ses sujets d'exactions injustes peut et doit être déposé. Cette parole est réprouvée; mais ne croyez pas qu'elle tombe. Des pensées inconnues fermentent.

(p. 278) C'est vers cette époque, ce semble, qu'au fronton même de la cathédrale de Chartres, témoin de l'humiliation des princes, on sculpte une figure nouvelle, celle de la Liberté[371]; liberté morale sans doute, mais l'idée de la liberté politique s'y mêle et s'y ajoute peu à peu.

Le duc de Bourgogne était bien indigne d'être le représentant du principe moderne. Ce principe ne se démêle en lui qu'à travers la double laideur du crime et des contradictions.

Le meurtrier vient parler d'ordre, de réforme et de bien public; il vient attester les lois, lui qui a tué la loi; nous allons pourtant voir paraître, sous les auspices de cet odieux parti, la grande ordonnance du xve siècle.

Autre bizarrerie.

Ce prince féodal, qui vient, à la tête d'une noblesse acharnée, d'exterminer la commune de Liége, il puise dans cette victoire même la force qui relève la commune de Paris; là-bas prince des barons, ici prince des bouchers.

Ces contradictions font, nous l'avons dit, la laideur du siècle, celle surtout du parti bourguignon. Le chef, au reste, parut comprendre que, quoi qu'il eût fait, il n'avait rien fait lui-même, qu'il ne pouvait pas grand'chose.

Lorsque l'Université proposa de tirer des trois États des gens sages et non suspects pour aider au gouvernement, (p. 279) il prononça cette grande parole: «Qu'en effet, il ne se sentait pas capable de gouverner si grand royaume que le royaume de France[372]

(p. 280) CHAPITRE III

ESSAIS DE RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE—CABOCHIENS DE PARIS; GRANDE ORDONNANCE—CONCILES DE PISE ET DE CONSTANCE.
1409-1415

Le gouvernement d'un seul étant avoué impossible, il fallut bien essayer du gouvernement de plusieurs. Le parti de Bourgogne, dans sa détresse, convoqua au nom du roi une grande assemblée des députés des villes, des prélats, chapitres, etc. (30 janvier 1413.) Cette assemblée de notables est qualifiée par quelques-uns du nom d'États-Généraux. Ils furent si peu généraux qu'il n'y vint presque personne, sauf les envoyés de quelques villes du centre. Dans ce moment de crise, (p. 281) entre la guerre civile et la guerre étrangère que l'on voyait imminente, la France se chercha et elle ne put se trouver.

C'était, il est vrai, l'hiver; les chemins impraticables, pleins de bandits; la moitié du royaume étrangère ou hostile à l'autre. Il vint peu de gens, et ce peu ne savait que dire. Il n'y avait point de traditions, de précédents, pour une telle assemblée; un demi-siècle s'était écoulé depuis les derniers États. Les gens de Reims, de Rouen, de Sens et de Bourges, parlèrent seuls, ou plutôt prêchèrent sur un texte de l'Écriture, prouvant doctement les avantages de la paix, mais avec non moins de force l'impossibilité de payer pour finir la guerre; ils concluaient qu'il fallait, avant tout, recouvrer les deniers mal perçus ou détournés. Maître Benoît Gentien, célèbre docteur et moine de Saint-Denis, parla au nom de Paris et de l'Université. Il demanda des réformes, indiqua des abus, déclama contre l'ambition et la convoitise, toutefois en termes généraux et sans nommer personne. Il déplut à tout le monde.

Dans la réalité, les maux étaient trop grands pour s'en tenir à une médecine expectante. Les généralités vagues n'avançaient à rien. L'assemblée fut congédiée; Paris prit la parole au défaut de la France, Paris et la voix de Paris, son Université.

L'Université, nous l'avons vu, avait plus de zèle que de capacité pour s'acquitter d'une telle tâche. Elle avait grand besoin d'être dirigée. Or, il n'y avait qu'une classe qui pût le faire, qui eût connaissance des lois, des faits, et quelque esprit pratique: c'étaient (p. 282) les membres des hautes cours, du Parlement[373], de la Chambre des comptes et de la Cour des aides. Je ne vois pas que l'Université se soit adressée aux deux derniers corps; leur extrême timidité lui était sans doute trop bien connue; mais elle demanda l'appui du Parlement, l'engageant à se joindre à elle pour demander les réformes nécessaires.

Le Parlement n'aimait pas l'Université, qui dès longtemps l'avait fait déclarer incompétent dans les causes qui la regardaient; la victoire récente de la juridiction ecclésiastique (1408) n'était pas propre à les réconcilier. Cette puissance tumultueuse, qui peu à peu devenait l'alliée de la populace, était antipathique à la gravité des parlementaires autant qu'à leurs habitudes de respect pour l'autorité royale. Ils répondirent à l'Université de la manière suivante: «Il ne convient pas à une cour établie pour rendre la justice au nom du roi de se rendre partie plaignante pour la demander. Au surplus, le Parlement est toujours prêt, toutes et quantes fois il plaira au roi de choisir quelques-uns de ses membres pour s'occuper des affaires du royaume. L'Université et le corps de la ville sauront bien ne faire nulle chose qui ne soit à faire.»

Ce refus du Parlement de prendre part à la révolution devait la rendre violente et impuissante. Paris et (p. 283) l'Université pouvaient dès lors faire ce qu'ils voulaient, obtenir des réformes, de belles ordonnances; il n'y avait personne pour les exécuter. Il faut aux lois des hommes pour qu'elles soient vivantes, efficaces. Le temps, les habitudes, les mœurs, peuvent seuls faire ces hommes.

Je dirai ailleurs tout au long ce que je pense du Parlement, comme cour de justice. Ce n'est pas en passant qu'on peut qualifier ce long travail de la transformation du droit, cette œuvre d'interprétation, de ruse et d'équivoque[374]. Qu'il me suffise ici de regarder le Parlement du point de vue extérieur, et d'expliquer pourquoi un corps qui pouvait agir si utilement refusa son concours.

Le Parlement n'avait pas besoin de prendre le pouvoir des mains de l'Université et du peuple de Paris; le pouvoir lui venait invinciblement par la force des (p. 284) choses. Il craignit avec raison de compromettre, par une intervention directe dans les affaires, l'influence indirecte mais toute-puissante qu'il acquérait chaque jour. Il n'avait garde d'ébranler l'autorité royale, lorsque cette autorité devenait peu à peu la sienne.

La juridiction du Parlement de Paris avait toujours gagné dans le cours du xive siècle. Ceux qui avaient le plus réclamé contre elle, finissaient par regarder comme un privilége d'être jugé par le Parlement. Les églises et les chapitres réclamaient souvent cette faveur.

Suprême cour du roi, le Parlement voyait, non-seulement les baillis du roi et ses juges d'épée, mais les barons, les plus grands seigneurs féodaux, attendre à la grand'salle et solliciter humblement. Récemment il avait porté une sentence de mort et de confiscation contre le comte de Périgord[375]. Il recevait appel contre les princes, contre le duc de Bretagne, contre le duc (p. 285) d'Anjou, frère du roi (1328, 1371). Bien plus, le roi, en plusieurs cas, lui avait subordonné son autorité même, lui défendant d'obéir aux lettres-royaux, déclarant en quelque sorte que la sagesse du Parlement était moins faillible, plus sûre, plus constante, plus royale que celle du roi[376].

«Le Parlement, dit-il encore dans ses ordonnances, est le miroir de la justice. Le Châtelet et tous les tribunaux doivent suivre le style du Parlement.»

Admirable ascendant de la raison et de la sagesse! Dans la défiance universelle où l'on était de tout le reste, cette cour de justice fut obligée d'accepter toute sorte de pouvoirs administratifs, de police, d'ordre communal, etc. Paris se reposa sur le Parlement du soin de sa subsistance; le pain, l'arrivage de la marée, une foule d'autres détails, la surveillance des monnayeurs, des barbiers ou chirurgiens, celle du pavé de la ville, ressortiront à lui. Le roi lui donna à régler sa maison[377].

Les seules puissances qui résistassent à cette attraction, c'étaient, outre l'Université[378], les grandes cours fiscales, la Chambre des comptes, la Cour des aides[379]. Encore voyons-nous, dans une grande occasion, qu'il est ordonné aux réformateurs des aides et finances de consulter le Parlement[380]. On croit devoir expliquer que (p. 286) si les maîtres des comptes sont juges sans appel, c'est «qu'il y aurait inconvénient à transporter les registres pour les mettre sous les yeux du Parlement[381]

Il fut réglé en 1388 et 1400, ordonné de nouveau en 1413, que le Parlement se recruterait lui-même par voie d'élection[382]. Dès lors il forma un corps et devint de plus en plus homogène. Les charges ne sortirent plus des mêmes familles. Transmises par mariage, par vente même, elles ne passèrent guère qu'à des sujets capables et dignes. Il y eut des familles parlementaires, des mœurs parlementaires. Cette image de sainteté laïque que la France avait vue une fois, en un homme, en un roi, elle l'eut immuable dans ce roi judiciaire, sans caprice, sans passion, sauf l'intérêt de la royauté. La stabilité de l'ordre judiciaire se trouve ainsi fondée, au moment où l'ordre politique va subir les plus rapides variations. Quoi qu'il advienne, la France aura un dépôt de bonnes traditions et de sagesse; dans les moments extrêmes où la royauté, la noblesse, tous ces vieux appuis lui manqueront, où elle sera au point de s'oublier elle-même, elle se reconnaîtra au sanctuaire de la justice civile.

Le Parlement n'a donc pas tort de se refuser à sortir de cette immobilité si utile à la France. Il regardera passer la révolution, il lui survivra, pour en reprendre et en appliquer à petit bruit les résultats les plus utiles.

(p. 287) Le Parlement se récusant, l'Université n'en alla pas moins son chemin. Cette bizarre puissance, théologique, démocratique et révolutionnaire, n'était guère propre à réformer le royaume. D'abord, elle avait en elle trop peu d'unité, d'harmonie, pour en donner à l'État. Elle ne savait pas même si elle était un corps ecclésiastique ou laïque, quoiqu'elle réclamât les priviléges des clercs.

La faculté de théologie, dans la morgue de son orthodoxie, dans l'orgueil de sa victoire sur les chefs de l'Église, était Église pourtant. Elle semblait diriger, mais au fond elle était menée, violentée par la nombreuse et tumultueuse faculté des Arts (c'est-à-dire de logique)[383]. Celle-ci, peu d'accord avec l'autre, ne l'était pas davantage avec elle-même; elle se divisait en quatre nations, et dans ce qu'on appelait une nation, il y avait bien des nations diverses, Danois, Irlandais, Écossais, Lombards, etc.

Une révolution avait eu lieu dans l'Université au xive siècle.

Pour régulariser les études et les mœurs, on avait peu à peu, par des fondations de bourses et autres moyens, cloîtré les écoliers dans ce qu'on appelait des colléges. La plupart des colléges semblaient être au fond la propriété des boursiers, qui nommaient au (p. 288) scrutin les principaux, les maîtres. Rien n'était plus démocratique[384].

Ces petites républiques cloîtrées de jeunes gens pauvres étaient, comme on peut croire, animées de l'esprit le plus inquiet, surtout à l'époque du schisme, où les princes disposaient de tout dans l'Église, et fermaient aux universitaires l'accès des bénéfices. Dans ces tristes demeures, sous l'influence de la sèche et stérile éducation du temps, languissaient sans espoir de vieux écoliers. Il y avait là de bizarres existences, des gens qui, sans famille, sans amis, sans connaissance du monde, avaient passé toute une vie dans les greniers du pays latin, étudiant, faute d'huile, au clair de la lune, vivant d'arguments ou de jeûnes, ne descendant des sublimes misères de la Montagne, de la gouttière de Standonc[385], de la lucarne d'où fut jeté Ramus, que pour disputer à mort dans la boue de la rue du Fouarre ou de la place Maubert.

Les moines Mendiants, nouveaux membres de l'Université, avaient, outre l'aigreur de la scolastique, celle de la pauvreté; ils étaient souvent haineux et envieux par-dessus toute créature; misérables, et faisant de leur misère un système, ils ne demandaient (p. 289) pas mieux que de l'infliger aux autres. On a dit (et je crois qu'il en était ainsi pour beaucoup d'entre eux) qu'ils ne comprenaient le christianisme que comme religion de la mort et de la douleur. Mortifiés et mortifiants, ils se tuaient d'abstinences et de violences, et ils étaient prêts à traiter le prochain comme eux-mêmes. C'est parmi eux que le duc de Bourgogne trouva sans peine des gens pour louer le meurtre.

Le mépris que les autres ordres avaient pour les Mendiants était propre à irriter cette disposition farouche. Or, parmi les Mendiants, il y avait un ordre moins important, moins nombreux que les Dominicains et les Franciscains, mais plus bizarre, plus excentrique, et dont les autres Mendiants se moquaient eux-mêmes. Cet ordre, celui des Carmes, ne se contentait pas d'une origine chrétienne; ils voulaient, comme les Templiers, remonter plus haut que le christianisme[386]. Ermites du mont Carmel, descendants d'Élie, ils se piquaient d'imiter l'austérité des prophètes hébraïques, de ces terribles mangeurs de sauterelles qui, dans le désert, luttaient contre l'esprit de Dieu[387].

(p. 290) Un carme, Eustache de Pavilly, se chargea de lire la remontrance de l'Université au roi. Cet Élie de la place Maubert parla aussi durement que celui du Carmel. On ne pouvait du moins reprocher à cette remontrance d'être générale et vague. Rien n'était plus net[388]. Le carme n'accusait pas seulement les abus, il dénonçait les hommes; il les nommait hardiment par leurs noms, en tête le prévôt Desessarts, jusque-là l'homme des Bourguignons, celui qui avait arrêté Montaigu. Mais alors on n'était plus sûr de lui et il venait de se brouiller avec l'Université[389].

Le duc de Bourgogne accueillit la remontrance. Menacé par les princes et voyant le dauphin, son gendre, s'éloigner de lui, il résolut de s'appuyer sur l'Université et sur Paris. Il força le conseil à destituer les financiers, comme l'Université le demandait. Desessarts se sauva, déclarant qu'en effet il lui manquait deux millions, mais qu'il en avait les reçus du duc de Bourgogne.

Celui-ci se trouvait fort intéressé à tenir loin un (p. 291) tel accusateur. Un mois après, il apprend qu'il est revenu, qu'il a forcé le pont de Charenton, et qu'il occupe la Bastille au nom du dauphin. Les conseillers du dauphin s'étaient imaginé que, la Bastille prise, Paris tournerait pour lui contre le duc de Bourgogne. Il en fut tout autrement. Le poste de Charenton, qui assurait les arrivages de la haute Seine et les approvisionnements de la ville, était la chose du monde qui intéressait le plus les Parisiens. L'attaque de ce poste fit croire que Desessarts voulait affamer Paris. Un immense flot de peuple vint heurter à l'hôtel de ville, réclamant l'étendard de la commune, pour aller attaquer la Bastille. Le premier jour, on parvint à les renvoyer[390]. Le second, ils prirent l'étendard et assiégèrent la forteresse. Ils auraient eu peine à la forcer; mais le duc de Bourgogne aida: il décida Desessarts effrayé de sortir, lui répondant de la vie[391]. Il lui fit une croix sur le dos de sa main, et jura dessus. Le duc croyait mener le peuple; il vit bientôt qu'il le suivait.

Ceux qui venaient de planter l'étendard de la commune contre une forteresse royale n'étaient pourtant pas, autant qu'on pourrait croire, des ennemis de l'ordre. Ils ne mirent pas la main sur Desessarts, ne lui firent aucun mal; ils voulaient qu'on lui fît son procès. Ils le menèrent au château du Louvre et lui donnèrent une garde demi-bourgeoise et demi-royale.

(p. 292) Ces hommes, modérés dans la violence même, n'étaient pas des gens de la bonne bourgeoisie de Paris, de celle qui fournissait les échevins, les cinquanteniers. Cette bourgeoisie avait parlé par l'organe de Benoît Gentien, parlé modérément, vaguement; elle était incapable d'agir. Les cinquanteniers avaient fait ce qu'ils avaient pu pour empêcher qu'on ne marchât sur la Bastille. Il y avait des gens plus forts qu'eux et que la foule suivait plus volontiers, gens riches, mais qui, par leur position, leur métier et leurs habitudes, se rapprochaient du petit peuple: c'étaient les maîtres bouchers, maîtres héréditaires des étaux de la grande boucherie et de la boucherie Sainte-Geneviève[392]. Ces étaux passaient, comme des fiefs, d'hoir en hoir, et toujours aux mâles. Les mêmes familles les ont possédés pendant plusieurs siècles. Ainsi les Saint-Yon et les Thibert, déjà importants sous Charles V (1376), subsistaient encore au dernier siècle[393]. Ce qui, malgré leur richesse, leur conservait les habitudes énergiques du métier, c'est qu'il leur (p. 293) était enjoint d'exercer eux-mêmes, de sorte que, tout riches qu'ils pouvaient être, ces seigneurs bouchers restaient de vrais bouchers, tuant, saignant et détaillant la viande.

C'étaient du reste des gens rangés, réguliers, et souvent dévots. Ceux de la grande boucherie étaient fort affectionnés à la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie. Nous voyons, dans les actes de Saint-Jacques, le boucher Alain y acheter une lucarne pour voir la messe de chez lui[394], et le boucher Haussecul une clef de l'église pour y faire à toute heure ses dévotions.

Dans cette classe honnête, mais grossière et violente, les plus violents étaient les bouchers de la boucherie Sainte-Geneviève, les Legoix surtout. Ceux-ci, anciens vassaux de l'abbaye, vivaient assez mal avec elle. Ils s'obstinaient, malgré l'abbé, à vendre de la viande les jours maigres, et de plus à fondre leur suif chez eux, au risque de brûler le quartier. Établis au milieu des écoles et des disputes, ils participaient à l'exaltation des écoliers. La boucherie Sainte-Geneviève était justement près de la Croix des Carmes, et, par conséquent, à la porte du couvent des Carmes; les Legoix étaient ainsi voisins, amis sans doute, de ce violent moine Eustache de Pavilly, le harangueur de l'Université.

La force des maîtres bouchers, c'était une armée de garçons, de valets, tueurs, assommeurs, écorcheurs, (p. 294) dont ils disposaient. Il y avait parmi ces garçons des hommes remarquables par leur audace brutale, deux surtout, l'écorcheur Caboche et le fils d'une tripière. C'étaient des gens terribles dans une émeute; mais leurs maîtres, qui les lançaient, croyaient toujours pouvoir les rappeler.

Il était curieux de voir comment les maîtres bouchers, ayant un moment Paris entre les mains, Paris, le roi, la reine et le dauphin, comment ils useraient de ce grand pouvoir. Ces gens, honnêtes au fond, religieux et loyaux, regardaient tous les maux du royaume comme la suite du mal du roi, et ce mal lui-même comme une punition de Dieu. Dieu avait frappé pour leurs péchés le roi et le duc d'Orléans son frère. Restait le jeune dauphin; ils mettaient en lui leur espoir; toute leur crainte était que le châtiment ne s'étendît à celui-ci, qu'il ne ressemblât à son père[395]. Ce prince, tout jeune qu'il était, leur donnait sous ce rapport beaucoup d'inquiétude. Il était dépensier, n'aimait que les beaux habits; ses habitudes étaient toutes contraires à celles des bourgeois rangés. Ces gens, qui se couchaient de bonne heure, entendaient toute la nuit la musique du dauphin; il lui fallait des (p. 295) orgues, des enfants de chœur, pour ses fêtes mondaines. Tout le monde en était scandalisé.

Ils avisèrent, dans leur sagesse, qu'ils devaient, pour réformer le royaume, réformer d'abord l'héritier du royaume, éloigner de lui ceux qui le perdaient, veiller à sa santé corporelle et spirituelle.

Pendant que Desessarts était encore dans la Bastille s'excusant sur les ordres du dauphin, nos bouchers se rendaient à Saint-Paul, ayant à leur tête un vieux chirurgien, Jean de Troyes, homme d'une figure respectable et qui parlait à merveille. Le dauphin, tout tremblant, se mit à sa fenêtre, par le conseil du duc de Bourgogne, et le chirurgien parla ainsi: «Monseigneur, vous voyez vos très-humbles sujets, les bourgeois de Paris, en armes devant vous. Ils veulent seulement vous montrer par là qu'ils ne craindraient pas d'exposer leur vie pour votre service, comme ils l'ont déjà su faire; tout leur déplaisir est que votre royale jeunesse ne brille pas à l'égal de vos ancêtres, et que vous soyez détourné de suivre leurs traces par les traîtres qui vous obsèdent et vous gouvernent. Chacun sait qu'ils prennent à tâche de corrompre vos bonnes mœurs, et de vous jeter dans le dérèglement. Nous n'ignorons pas que notre bonne reine, votre mère, en est fort mal contente; les princes de votre sang eux-mêmes craignent que lorsque vous serez en âge de régner, votre mauvaise éducation ne vous en rende incapable. La juste aversion que nous avons contre des hommes si dignes de châtiment nous a fait solliciter assez souvent qu'on les ôtât de votre service. Nous sommes résolus de tirer aujourd'hui vengeance (p. 296) de leur trahison, et nous vous demandons de les mettre entre nos mains.»

Les cris de la foule témoignèrent que le vieux chirurgien avait parlé selon ses sentiments. Le dauphin, avec assez de fermeté, répondit: «Messieurs les bons bourgeois, je vous supplie de retourner à vos métiers, et de ne point montrer cette furieuse animosité contre des serviteurs qui me sont attachés.

«—Si vous connaissez des traîtres, dit le chancelier du dauphin croyant les intimider, on les punira, nommez-les.

«—Vous d'abord,» lui crièrent-ils. Et ils lui remirent une liste de cinquante seigneurs ou gentilshommes, en tête de laquelle se trouvait son nom. Il fut forcé de la lire tout haut, et plus d'une fois.

Le dauphin, tremblant, pleurant, rouge de colère, mais voyant bien pourtant qu'il n'y avait pas moyen de résister, prit une croix d'or que portait sa femme, et fit jurer au duc de Bourgogne qu'il n'arriverait aucun mal à ceux que le peuple allait saisir. Il jura, comme pour Desessarts, ce qu'il ne pouvait tenir.

Cependant ils enfonçaient les portes et se mettaient à fouiller l'hôtel du roi pour y chercher les traîtres. Ils saisirent le duc de Bar, cousin du roi, puis le chancelier du dauphin, le sire de la Rivière, son chambellan, son écuyer tranchant, ses valets de chambre et quelques autres. Ils en arrachèrent un brutalement à la dauphine, fille du duc de Bourgogne, qui voulait le sauver. Tous les prisonniers, mis à cheval, furent menés à l'hôtel du duc de Bourgogne, puis à la tour du Louvre.

(p. 297) Tous n'arrivèrent pas jusqu'au Louvre. Ils égorgèrent ou jetèrent à la Seine ceux qu'ils croyaient coupables des dérèglements du dauphin ou de ses folles dépenses, un riche tapissier, un pauvre diable de musicien appelé Courtebotte. Ils rencontrèrent aussi un habile mécanicien ou ingénieur, qui avait aidé le duc de Berri à défendre Bourges; quelqu'un s'étant avisé de dire que cet homme se vantait de pouvoir mettre le feu à la ville sans qu'on pût l'éteindre, il fut tué à l'instant.

Les bouchers croyaient avoir fait une chose méritoire et comptaient bien être remerciés; ils vinrent le lendemain à l'hôtel de ville. Là, les gros bourgeois, échevins et autres, repassaient en frémissant les événements de la veille, l'hôtel royal forcé, l'enlèvement des serviteurs du roi, le sang versé. Ils craignaient que le duc d'Orléans et les princes ne vinssent, en punition, anéantir la ville de Paris. Ils avaient peur des princes; mais, d'autre part, ils avaient peur des bouchers; ils n'osaient les désavouer. Ils envoyèrent aux princes quelques-uns des leurs avec des docteurs de l'Université pour leur faire entendre, s'ils pouvaient, que tout s'était fait par bonne intention et sans qu'on voulût leur déplaire.

Cependant les bouchers, persévérant dans leur projet de réformer les mœurs du dauphin, ne cessaient de revenir à Saint-Paul ou d'y envoyer des docteurs de leur parti. C'était un spectacle terrible et comique que ce peuple, naïvement moral et religieux dans sa férocité, qui ne songeait ni à détruire le pouvoir royal, ni à le transporter à une autre maison, (p. 298) pas même à une autre branche, mais qui voulait seulement amender la royauté qui venait lui tâter le pouls, la médeciner gravement. L'hygiène appliquée à la politique[396] n'avait rien d'absurde, lorsque l'État se trouvant encore renfermé dans la personne du roi, languissait de ses infirmités, était fol de sa folie.

Le carme Eustache Pavilly s'était particulièrement chargé d'administrer au jeune prince cette médecine morale, n'y épargnant nul remède héroïque. Il lui disait en face, par exemple: «Ah! Monseigneur, que vous êtes changé! tant que vous vous êtes laissé éduquer et conduire au bon gouvernement de votre respectable mère, vous donniez tout l'espoir qu'on peut concevoir d'un jeune homme bien né. Tout le monde bénissait Dieu d'avoir donné au roi un successeur si docile aux bons enseignements. Mais, une fois échappé aux directions maternelles, vous n'avez que trop ouvert l'oreille à des gens qui vous ont rendu indévôt envers Dieu, paresseux et lent à expédier les affaires. Ils vous ont appris, chose odieuse et insupportable aux bons sujets du roi, à faire de la nuit le jour, à passer le temps en mangeries, en vilaines danses et autres choses peu convenables à la majesté royale.»

Pavilly l'admonestait ainsi, tantôt en présence de la reine, tantôt devant les princes. Une fois, il lui fit entendre tout un traité complet de la conduite des (p. 299) princes[397], examinant dans le plus grand détail toutes les vertus qui peuvent rendre digne du trône, et rappelant tous les exemples des vertus et des vices que l'histoire, surtout l'histoire de France, pouvait présenter. Les derniers exemples étaient ceux du roi encore vivant et de son frère, celui du dauphin même, que, s'il ne s'amendait, obligerait de transférer son droit d'aînesse à son jeune frère, ainsi que la reine l'en avait menacé.

Il conclut en demandant qu'on choisît des commissaires pour informer contre les dissipateurs des deniers publics, d'autres pour faire le procès des traîtres emprisonnés, enfin, des capitaines contre le comte d'Armagnac. «Ce peuple, ajoutait-il, est là pour m'avouer de tout cela; je viens d'exposer ses humbles demandes.»

Le dauphin répondait doucement; mais il n'y pouvait plus tenir. Il aurait voulu s'échapper. Le comte de Vertus, frère du duc d'Orléans, s'était enfui sous un déguisement. Le dauphin eut l'imprudence d'écrire aux princes de venir le délivrer. Les bouchers, qui s'en doutaient, prirent leurs mesures pour que leur royal pupille ne pût échapper à leur surveillance; ils mirent bonne garde aux portes de la ville et s'assurèrent de l'hôtel Saint-Paul[398], dont ils constituèrent gardien et concierge le sage chirurgien Jean de Troyes. (p. 300) Et cependant ils faisaient jour et nuit des rondes autour «pour la sûreté du roi et de monseigneur le duc de Guienne.» C'est ainsi qu'on nommait le dauphin.

Garder son roi et héritier du royaume, les tenir en geôle, c'était une situation nouvelle, étrange, et qui devait étonner les bouchers eux-mêmes. Mais quand ils se seraient repentis, ils n'étaient plus maîtres. Leurs valets, qu'ils avaient menés d'abord, les menaient maintenant à leur tour. Les héros du parti étaient les écorcheurs, le fils de la tripière, Caboche et Denisot. Ils avaient pour capitaine un chevalier bourguignon, Hélion de Jacqueville, aussi brutal qu'eux. La garde des deux postes de confiance, d'où dépendaient les vivres, Charenton et Saint-Cloud, les écorcheurs se l'étaient réservée à eux-mêmes. Apparemment les maîtres bouchers n'étaient plus jugés assez sûrs.

Le duc de Bourgogne n'en était pas sans doute à regretter ce qu'il avait fait. Les Parisiens gardant le dauphin, les Gantais voulurent garder le fils du duc de Bourgogne[399]. Ils vinrent le demander à Paris. Les Parisiens avaient pris le blanc chaperon de Gand; les Gantais le reprirent de leur main. Le duc de Bourgogne (p. 301) fut obligé d'envoyer son fils aux Gantais, de leur donner ce précieux otage. Il subit le chaperon.

Un jour que le roi mieux portant allait en grande pompe remercier Dieu à Notre-Dame avec ses princes et sa noblesse, le vieux Jean de Troyes se trouve sur son passage avec le corps de ville; il supplie le roi de prendre le chaperon, en signe de l'affection cordiale qu'il a pour sa ville de Paris. Le roi l'accepte bonnement. Dès lors il fallut bien que tout le monde le portât[400], le recteur, les gens du Parlement. Malheur à ceux qui l'auraient porté de travers[401].

Le chaperon fut envoyé aux autres villes, et presque toutes le prirent. Néanmoins aucune n'entra sérieusement dans le mouvement de Paris. Les cabochiens, ne trouvant aucune résistance mais n'étant aidés de personne, furent obligés de recourir à des moyens expéditifs pour faire de l'argent. Ils demandèrent au dauphin l'autorisation de prendre soixante bourgeois, gens riches, modérés et suspects. Ils les rançonnèrent.

On avait commencé par emprisonner les courtisans, les seigneurs. Déjà on en venait aux bourgeois. On ne pouvait deviner où s'arrêteraient les violences. Les (p. 302) petites gens prenaient peu à peu goût au désordre; ils ne voulaient plus rien faire que courir les rues avec le chaperon blanc; ne gagnant plus, il fallait bien qu'ils prissent. Le pillage pouvait commencer d'un moment à l'autre.

Les gens de l'Université, qui avaient mis tout en mouvement sans savoir ce qu'ils faisaient, n'étaient pas les moins effrayés. Ils avaient cru accomplir la réforme en compagnie du duc de Bourgogne, du corps de ville et des bourgeois les plus honorables. Et voilà qu'il ne leur restait que les bouchers, les valets de boucherie, les écorcheurs. Ils frémissaient de se rencontrer dans les rues avec ces nouveaux frères et amis, qu'ils voyaient pour la première fois, sales, sanglants, manches retroussées, menaçant tout le monde, hurlant le meurtre.

L'alliance monstrueuse des docteurs et des assommeurs ne pouvait durer. Les universitaires se réunirent au couvent des Carmes de la place Maubert, dans la cellule même d'Eustache Pavilly[402]. Ils étaient singulièrement abattus, et ne savaient quel parti prendre. Ces pauvres docteurs, ne trouvant dans leur science aucune lumière qui pût les guider, se décidèrent humblement à consulter les simples d'esprits. Ils s'enquirent des personnes dévotes et contemplatives, des religieux, des saintes femmes qui avaient des visions. Pavilly, plein de confiance, s'offrit d'aller les consulter. (p. 303) Mais les visions de ces femmes n'avaient rien de rassurant. L'une avait vu trois soleils dans le ciel. Une autre voyait sur Paris flotter des nuées sombres, tandis qu'il faisait beau au midi, vers les marches de Berri et d'Orléans. «Moi, disait la troisième, j'ai vu le roi d'Angleterre en grand orgueil au haut des tours de Notre-Dame; il excommuniait notre sire le roi de France; et le roi, entouré de gens en noir, était assis humblement sur une pierre dans le parvis[403]

La terreur de ces visions ébranla les plus intrépides. Ils voulurent consulter un honnête homme du parti opposé, le modéré des modérés, Juvénal des Ursins. Ils le firent venir; mais ils n'en purent tirer rien de praticable. Il ne voyait rien à faire, sinon prier les princes de se réconcilier et de rompre les négociations qu'ils avaient entamées avec l'Anglais[404]. C'était simplement se soumettre et renoncer aux réformes. Cependant l'abattement était tel, le désir de la paix si fort, que cet avis entraînait tout le monde. Le seul Pavilly s'obstina; il soutint que tout ce qui s'était fait était bien fait, et qu'il fallait aller jusqu'au bout[405].

(p. 304) Ces divisions, dont les princes étaient instruits, les encouragèrent sans doute à différer la publication de la grande ordonnance de réforme que l'Université avait d'abord si vivement sollicitée. Alors, sans plus s'inquiéter des docteurs qui l'abandonnaient, le moine entraînant après lui le prévôt des marchands, les échevins, une foule de petit peuple, et bon nombre de bourgeois intimidés, s'en alla hardiment prêcher le roi à Saint-Paul[406] (22 mai): «Il y a encore, dit-il, de mauvaises herbes au jardin du roi et de la reine; il faut sarcler et nettoyer; la bonne ville de Paris, comme un sage jardinier, doit ôter ces herbes funestes, qui étoufferaient les lis[407]...» Quand il eut fini cette sinistre harangue, et accepté la collation qu'on offrit, selon l'usage, au prédicateur, le chancelier lui demanda au nom de qui il parlait. Le carme se tourna (p. 305) vers le prévôt et les échevins, qui l'avouèrent de ce qu'il avait dit. Mais le chancelier objectant que cette députation était peu nombreuse pour représenter la ville de Paris, ils appelèrent quelques bourgeois des plus considérables qui étaient dans la cour; ceux-ci montèrent à contre-cœur, et se mettant à genoux devant le roi protestèrent de leur bonne intention. Cependant la foule augmentait; toutes sortes de gens entraient sans qu'on n'osât leur interdire la porte, l'hôtel s'emplissait. Le duc de Bourgogne lui-même commençait à avoir peur de ses amis; pour les décider à s'en aller, il s'avisa de leur dire que le roi était à peine rétabli, que ce tumulte allait lui faire mal, lui causer une rechute. Mais ils criaient de plus belle qu'ils étaient venus justement pour le bien du roi.

Alors le chirurgien Jean de Troyes exhiba une nouvelle liste de traîtres. En tête se trouvait le propre frère de la reine, Louis de Bavière. Le duc de Bourgogne eut beau prier, la reine verser des larmes[408]; Louis de Bavière, qui allait se marier, demandait au moins huit jours, promettant de se constituer prisonnier la semaine d'après, ils furent inflexibles. Pour abréger, le capitaine de la milice, Jacqueville, monta avec ses gens, et brutalement, sans égards pour la reine, pour le roi ni le dauphin, pénétrant partout, brisant les portes, il mit la main sur ceux que le peuple demandait. Pour comble de violence, ils emmenèrent (p. 306) treize dames de la reine et de la dauphine[409]. Il ne fallait pas parler à ces gens de respect pour les dames, ni de chevalerie. Parmi les prisonniers qu'ils emmenèrent se trouvait un Bourguignon, un des leurs, que huit jours auparavant ils avaient donné pour chancelier au dauphin. La défiance croissait d'heure en heure.

Cependant le duc de Berri et d'autres parents des prisonniers envoyèrent demander à l'Université si elle avouait ce qui s'était fait. Celle-ci, consultée en masse et comme corps, se rassura un peu par sa multitude, et donna du moins une réponse équivoque. «Que de ce elle vouloit en rien s'entremettre ni empêcher.» Dans le conseil du roi, les universitaires allèrent plus loin et déclarèrent qu'ils n'étaient pour rien dans l'enlèvement des seigneurs, et que la chose ne leur plaisait pas.

Le désaveu timide de l'université ne rassurait pas les princes. Cette fois, ils craignaient pour eux-mêmes; le coup avait frappé si près d'eux qu'ils firent signer au roi une ordonnance où il approuvait ce qui s'était fait. Le lendemain (25 mai 1413) fut lue solennellement la grande ordonnance de réforme.

Cette ordonnance, si violemment arrachée, ne porte pas, autant qu'on pourrait croire, le caractère du moment; c'est une sage et impartiale fusion des meilleures ordonnances du xive siècle. On peut l'appeler le code administratif de la vieille France, comme l'ordonnance de 1357 avait été sa charte législative et politique.

(p. 307) On peut s'étonner de voir cette ordonnance à peine mentionnée dans les historiens. Elle n'a pourtant pas moins de soixante-dix pages in-folio[410]. Sauf quelques articles trop minutieux et d'une rédaction enfantine[411], ou bien encore dirigés hostilement contre certains individus, on ne peut qu'admirer l'esprit qui y règne, esprit très-spécial, très-pratique: sans spécialité, point de réforme réelle. Celle-ci part de bien bas, mais elle va haut et pénètre partout. Elle réduit les gages de la lingère, de la poissonnière du roi; mais elle règle les droits des grands corps de l'État, et tout le jeu de la machine administrative, judiciaire et financière.

La forme est curieuse, je voudrais pouvoir la conserver; mais alors, cette ordonnance seule occuperait le reste du volume, et encore l'ensemble resterait confus. Il m'est impossible de résumer ce code en quelques lignes, sans emprunter notre langage moderne, plus précis et plus formulé.

Tout ce détail immense semble dominé par deux idées: la centralisation de l'ordre financier, de l'ordre judiciaire. Dans le premier, tout abouti à la Chambre des comptes; dans le second, tout au Parlement.

Les chefs des administrations financières (domaine, aide, trésor des guerres) sont réduits à un petit nombre; (p. 308) mesure économique qui contribue à assurer la responsabilité. La Chambre des comptes examine les résultats de leur administration; elle juge en cas de doute, mais sur pièces et sans plaidoiries.

Tous les vassaux du roi sont tenus de faire dresser les aveux et dénombrements des fiefs qu'ils tiennent de lui, et de les envoyer à la Chambre des comptes[412]. Ce tribunal de finance se trouve ainsi le surveillant, l'agent indirect de la centralisation politique.

L'élection est le principe de l'ordre judiciaire; les charges ne s'achètent plus. Les lieutenants des sénéchaux et prévôts sont élus par les conseillers, les avocats et autres saiges.

Pour nommer un prévôt, le bailli demande aux «advocats, procureurs, gens de pratique et d'autre estat» la désignation de trois ou quatre personnes capables. Le chancelier et une commission du Parlement, «appelez avec eux des gens de notre grand conseil et des gens de nos comptes,» choisissent entre les candidats.

Aux offices notables, c'est directement le Parlement qui nomme, en présence du chancelier et de quelques membres du grand conseil.

Le Parlement élit ses membres, en présence du chancelier et de quelques membres du grand conseil. Ce corps se recrute désormais lui-même; l'indépendance de la magistrature est ainsi fondée.

Deux juridictions oppressives sont limitées, restreintes. L'hôtel du roi n'enlèvera plus les plaideurs à leurs tribunaux naturels, ne les ruinera plus préalablement (p. 309) en les forçant de venir des provinces éloignées implorer à Paris une justice tardive. La charge du grand maître des eaux et forêts est supprimée. Ce grand maître, ordinairement l'un des hauts seigneurs du royaume, n'avait que trop de facilités pour tyranniser les campagnes. Il y aura six maîtres, et l'on pourra appeler de leurs tribunaux au Parlement. Les usages des bonnes gens seront respectés. Les louvetiers n'empêcheront plus le paysan de tuer les loups. Il pourra détruire les nouvelles garennes que les seigneurs ont faites, en dépeuplant le voisin des hommes et habitants, et le peuplant de bêtes sauvages[413]

Dans la lecture de ce grand acte, une chose inspire l'admiration et le respect, c'est une impartialité qui ne se dément nulle part. Quels ont été les véritables rédacteurs? De quel ordre de l'État est-elle plus particulièrement émanée? On ne saurait le dire.

L'Université elle-même, à qui elle est principalement attribuée dans le préambule[414], ne pouvait avoir cet esprit d'application, cette sage pratique. La remontrance de l'Université, telle qu'on la lit dans Monstrelet, n'est guère qu'une violente accusation de tel abus, de tel fonctionnaire.

Les parlementaires, auxquels l'ordonnance accorde tant de pouvoir, ne semblent pourtant pas avoir dominé dans la rédaction. On leur reproche l'ignorance (p. 310) de quelques-uns d'entre eux, leur facilité à recevoir des présents; on leur défend d'être plusieurs membres du Parlement d'une même famille.

Les avocats, notaires, greffiers, sont tancés pour l'esprit fiscal, pour la paperasserie ruineuse qui déjà dévorait les plaideurs.

Les gens des comptes sont traités avec défiance. Ils ne doivent rien décider isolément, mais par délibération commune «et en plein bureau.»

Les prévôts et sénéchaux doivent être nés dans une autre province que dans celle où ils jugent. Ils ne peuvent y rien acquérir, ni s'y marier, ni y marier leurs filles. Quand ils vont quitter la province, ils doivent y rester quarante jours pour répondre de ce qu'ils ont fait.

Les gens d'Église n'inspirent pas plus de confiance au rédacteur de l'ordonnance. Il ne veut pas que des prêtres puissent être avocats. Il accuse les présidents clercs du Parlement de négligence ou de connivence. Je ne reconnais pas ici la main ecclésiastique.

Cette ordonnance n'émane pas non plus exclusivement de l'esprit bourgeois et communal. Elle protége les habitants des campagnes. Elle leur accorde le droit de chasse dans les garennes que les seigneurs ont faites sans droit. Elle leur permet de prendre les armes pour seconder les sénéchaux et courir sus aux pillards[415].

De tout ceci, nous pouvons conclure qu'une réforme aussi impartiale de tous les ordres de l'État ne s'est faite sous l'influence exclusive d'aucun d'eux, mais que tous y ont pris part.

(p. 311) Les violents ont exigé et quelquefois dicté; les modérés ont écrit; ils ont transformé les violences passagères en réformes sages et durables. Les docteurs Pavilly, Gentien, Courtecuisse; les légistes Henri de Marle, Arnaud de Corbie, Juvénal des Ursins, tous, vraisemblablement, auront été consultés. Toutes les ordonnances antérieures sont venues se fondre ici. C'est la sagesse de la France d'alors, son grand monument, qu'on a pu condamner un moment avec la révolution qui l'avait élevé, mais qui n'en est pas moins resté comme un fonds où la législation venait puiser, comme un point de départ pour les améliorations nouvelles.

Quelque sévères que nous puissions être, nous autres modernes, pour ces essais gothiques, convenons pourtant qu'on y voit poindre les vrais principes de l'organisme administratif, principes qui ne sont autres que ceux de tout organisme, centralisation de l'ensemble, subordination mutuelle des parties. La séparation des pouvoirs administratifs et judiciaire, des pouvoirs judiciaire et municipal, quoique impossible encore, n'en est pas moins indiquée dans quelques articles.

La confusion des pouvoirs judiciaire et militaire, ce fléau des sociétés barbares, y subsiste en droit dans les sénéchaux et les baillis. En fait, ces juges d'épée ne sont plus déjà les vrais juges; ils ont la représentation et les bénéfices de la justice plus qu'ils n'en ont le pouvoir même. Les vrais juges sont leurs lieutenants, et ceux-ci sont élus par les avocats et les conseillers, par les sages, comme dit l'ordonnance.

Elle accorde beaucoup à ces sages, aux gens de loi, (p. 312) beaucoup trop, ce semble. Les compagnies se recrutant elles-mêmes, se recruteront probablement en famille; les juges s'associeront, malgré toutes les précautions de la loi, leurs fils, leurs neveux, leurs gendres. Les élections couvriront des arrangements d'intérêt ou de parenté. Une charge sera souvent une dot; étrange apport d'une jeune épousée, le droit de faire rompre et pendre... Ces gens se respecteront, je le crois, en proportion même des droits immenses qui sont en leurs mains. Le pouvoir judiciaire, transmis comme propriété, n'en sera que plus fixe, plus digne peut-être. Ne sera-t-il pas trop fixe? Ces familles, ne se mariant guère qu'entre elles, ne vont-elles pas constituer une sorte de féodalité judiciaire? immense inconvénient... Mais alors c'était un avantage. Cette féodalité était nécessaire contre la féodalité militaire, qu'il s'agissait d'annuler. La noblesse avait la force de cohésion et de parenté; il fallait qu'il y eut aussi parenté dans la judicature; à ces époques, matérielles encore, il n'y a d'association solide que par la chair et le sang.

Deux choses manquaient pour que la belle réforme administrative et judiciaire de 1413 fût viable[416]: d'abord d'être appuyé sur une réforme législative et politique; celle-ci avait été essayée isolément en 1357. Mais ce qui manquait surtout, c'étaient des hommes, et les mœurs qui font les hommes: sans les mœurs, que peuvent les lois?... Ces mœurs ne pouvaient se former (p. 313) qu'à la longue, et d'abord dans certaines familles dont l'exemple pût donner à la nation ce qu'elle a le moins, il faut le dire, ce qu'elle acquiert lentement, le sérieux, l'esprit de suite, le respect des précédents. Tout cela se trouva dans les familles parlementaires.

Cette ordonnance des ordonnances fut déclarée solennellement par le roi obligatoire, inviolable. Les princes et les prélats qui étaient à ses côtés en levèrent la main. L'aumônier du roi, maître Jean Courtecuisse, célèbre docteur de l'Université, prêcha ensuite à Saint-Paul sur l'excellence de l'ordonnance. Dans son discours, généralement faible et traînant, il y a néanmoins une figure pathétique; il y représente l'Université comme un pauvre affamé qui a faim et soif des lois[417].

Il s'agissait d'appliquer ce grand code. Là devait apparaître la terrible disproportion entre les lois et les hommes. Les modérés, les capables se tenant à l'écart, restaient pour commencer l'application de ces belles lois, les gens les moins propres à mettre en mouvement une telle machine, les scolastiques et les bouchers, ceux-ci trop grossiers, ceux-là trop subtils, trop étrangers aux réalités.

Quelle qu'ait été leur gaucherie brutale dans un métier si nouveau pour eux, l'histoire doit dire qu'ils (p. 314) ne se montrèrent pas aussi indignes du pouvoir qu'on l'eût attendu. Ces gens de la commune de Paris, délaissés du royaume, essayèrent tout à la fois de le réformer et de le défendre. Ils envoyèrent leur prévôt contre les Anglais, en même temps que leur capitaine Jacqueville allait bravement à la rencontre des princes[418]. Dans Paris même ils commencèrent un grand monument d'utilité publique, qui complétait la triple unité de cette ville; je parle du pont Notre-Dame, grand ouvrage fondé héroïquement dans des circonstances si difficiles et avec si peu de ressources[419].

Le fait est que ce gouvernement ne fut soutenu de personne[420]. Les Anglais étaient à Dieppe, si près de Paris; personne ne voulut donner d'argent. Gerson refusa de payer et laissa plutôt piller sa maison. L'avocat général Juvénal refusa aussi, aimant mieux être emprisonné.

En donnant ainsi l'exemple d'annuler par une résistance d'inertie ce gouvernement irrégulier, les modérés n'en prirent pas moins une responsabilité bien (p. 315) grave. Ils abandonnaient tout à la fois et la défense du pays et la belle réforme qu'on avait obtenue avec tant de peine. Ce n'est pas la seule fois que les honnêtes gens ont ainsi trahi l'intérêt public, et puni la liberté du crime de son parti. Les cabochiens ne purent faire contribuer ni l'Église ni le Parlement. Ayant saisi l'argent de la foire du Landit, qui appartenait aux moines de Saint-Denis, ils virent s'élever une clameur générale. Leurs amis, les universitaires, refusèrent de les aider et les obligèrent de rapporter l'argent qu'ils avaient levé sur quelques suppôts de l'Université.

Se voyant ainsi entravé de toute part et ne trouvant que des obstacles, les cabochiens entrèrent en fureur. Ils poursuivirent Gerson, qui fut obligé de se cacher dans les voûtes de Notre-Dame. Le jugement des prisonniers fut hâté; la commission eut peur et signa des condamnations. D'abord on fit mourir des gens qui l'avaient mérité, par exemple un homme qui avait livré à l'ennemi, à la mort, quatre cents bourgeois de Paris. Puis on traîna à la Grève le prévôt Desessarts, qui avait trahi les deux partis tour à tour. Les bouchers hâtèrent sa mort, justement parce qu'ils craignaient sa bravoure et sa cruauté[421] (1er juillet).

Les juges allant encore trop lentement, les assassinats abrégèrent. Jacqueville alla insulter dans sa prison le sire de La Rivière, et celui-ci l'ayant démenti, ce digne capitaine des bouchers assomma le prisonnier désarmé. La Rivière n'en fut pas moins porté le lendemain (p. 316) à la Grève; l'on décapita pêle-mêle les vivants et le mort[422].

Si la prison même n'était plus une sauvegarde, l'hôtel du roi risquait fort de n'en être plus une. Un soir que Jacqueville et ses bouchers faisaient leur ronde, ils entendirent, vers onze heures, un grand bruit de fête chez le dauphin. Ce jeune homme dansait pendant qu'on tuait ses amis. Les bouchers montèrent et lui firent demander par Jacqueville s'il était décent à un fils de France de danser ainsi à une heure indue[423]. Le sire de la Trémouille répliqua, Jacqueville lui reprocha d'être l'auteur de ces désordres. La patience manqua au dauphin; il s'élança sur Jacqueville et lui porta trois coups de poignard qu'arrêta sa cotte de mailles. La Trémouille eût été massacré si le duc de Bourgogne n'eût prié pour lui (10 juillet).

Cette violation de l'hôtel du roi détacha bien des gens de ce parti qui ne respectait rien. La religion de la royauté était encore entière et le fut longtemps[424]. (p. 317) Les bons bourgeois assurèrent le dauphin de leur douleur et de leur dévouement. Les bouchers avaient lassé tout le monde. Les artisans même, les derniers du peuple, commençaient à en avoir assez; plus de commerce, plus d'ouvrage; ils étaient sans cesse appelés à faire le guet, excédés de gardes, de rondes et de veilles.

Les princes, qui n'ignoraient pas l'état de Paris, approchaient toujours en offrant la paix[425]. Tout le monde la désirait, mais on avait peur. Le dauphin fit part des propositions aux grands corps, au Parlement, à l'Université. Il fut décidé, malgré les bouchers, qu'il y aurait conférence avec les princes. L'éloquence de Caboche, qui pérora dans un brillant costume de chevalier, ne persuada personne; ses menaces eurent peu d'effet.

Personne dans la bourgeoisie n'agit plus habilement contre les bouchers que l'avocat général Juvénal. Cet honnête homme poursuivait alors, sans souci des réformes, sans intelligence de l'avenir[426], un seul but: la fin des désordres et la sécurité de Paris. Cette pensée ne lui laissait ni repos ni sommeil. Une nuit, s'étant endormi vers le matin, il lui sembla qu'une voix lui disait: Surgite cum sederetis, qui manducatis (p. 318) panem doloris[TD-100]. Sa femme, qui était une bonne et dévote dame, lorsqu'il s'éveilla, lui dit: «Mon ami, j'ai entendu ce matin qu'on vous disait, ou que vous prononciez en rêvant des paroles que j'ai souvent lues dans mes Heures,» et elle les lui répéta. Le bon Juvénal lui répondit: «Ma mie, nous avons onze enfants, et par conséquent grand sujet de prier Dieu de nous accorder la paix; ayons espoir en lui, il nous aidera.»

La ruine des bouchers fut décidée par une chose, petite et pourtant de grand effet. Il fut convenu, malgré eux, que les propositions des princes seraient lues d'abord, non dans l'assemblée générale, mais dans chaque quartier (21 juillet). La faible minorité qui tyrannisait Paris pouvait effrayer encore quand elle était réunie; divisée, elle devenait impuissante, presque imperceptible. Ce point fut emporté contre les bouchers par l'énergie d'un quartenier du cimetière Saint-Jean, le charpentier Guillaume Cirasse, qui osa bien dire en face aux Legoix: «Nous verrons s'il y a à Paris autant de frappeurs de cognée que d'assommeurs de bœufs.»

Les bouchers n'obtinrent pas même que la paix accordée aux princes le fût sous forme d'amnistie. Quoi qu'ils pussent dire, on criait: «La paix!» Ce parti vint finir à la Grève même. Dans une assemblée qui s'y tint, une voix cria: «Que ceux qui veulent la paix passent à droite!» Il ne resta presque personne à gauche. Ils n'eurent d'autre ressource, eux et le duc de Bourgogne, que de se joindre au cortége du dauphin qui allait au Louvre délivrer les prisonniers (3 août).

(p. 319) La réaction alla si vite qu'en sortant de la prison du Louvre, le duc de Bar en fut nommé capitaine; et l'autre fort de Paris, la Bastille, fut confié à un autre prisonnier, au duc de Bavière. Deux des échevins furent changés; le charpentier fut échevin à la place de Jean de Troyes[427].

Peu après, un des de Troyes et deux bouchers, coupables des premiers meurtres, furent condamnés et mis à mort. Plusieurs s'enfuirent, et la populace se mit à piller leurs maisons. On faisait courir le bruit qu'on avait trouvé une liste de quatorze cents personnes, dont les noms étaient marqués d'un T, d'un B ou d'un R (tué, banni ou rançonné).

Le duc de Bourgogne n'essaya pas de résister au mouvement. Il laissa arrêter deux de ses chevaliers dans son hôtel même et partit sans rien dire aux siens, qu'il laissait en grand danger. Il voulait emmener le roi. Mais Juvénal et une troupe de bourgeois les rejoignirent à Vincennes, et il leur laissa reprendre ce précieux otage[428] (23 août).

Dans l'arrangement avec les princes, il était convenu qu'ils n'entreraient pas dans Paris. Mais toute (p. 320) condition fut oubliée, à commencer par celle-ci. Le dauphin et le duc d'Orléans parurent ensemble, vêtus des mêmes couleurs, portant une huque italienne en drap violet avec une croix d'argent. C'était, et ce n'était pas deuil; le chaperon était rouge et noir; pour devise: «Le droit chemin.» Ce qui était plus hostile encore pour les Bourguignons, c'était la blanche écharpe d'Armagnac. Tout le monde la prit; on la mit même aux images des saints. Lorsque les petits enfants, moins oublieux, moins enfants que ce peuple, chantaient les chansons bourguignonnes, ils étaient sûrs d'être battus[429].

L'ordonnance de réforme, si solennellement proclamée, fut non moins solennellement annulée par le roi dans un lit de justice (5 sept.). Le sage historien du temps, affligé de cette versatilité, osa demander à quelques-uns du Conseil comment, après avoir vanté ces ordonnances comme éminemment salutaires, ils consentaient à leur abrogation. Ils répondirent naïvement: «Nous voulons ce que veulent les princes.»—«À qui donc vous comparerai-je, dit le moine, sinon à ces coqs de clocher qui tournent à tous les vents[430]

On renvoya à Jean sans Peur sa fille, que devait épouser le fils du duc d'Anjou. L'Université condamna les discours de Jean Petit. Une ordonnance déclara le duc de Bourgogne rebelle (10 février); on convoqua (p. 321) contre lui le ban et l'arrière-ban. Il ne s'agissait de rien moins que de confisquer ses États.

Il crut pouvoir prévenir ses ennemis. Les cabochiens exilés lui persuadaient qu'il lui suffirait de paraître devant Paris avec ses troupes pour y être reçu. Le dauphin, déjà las des remontrances de sa mère et de celles des princes, appelait en effet le Bourguignon. Il vint camper entre Montmartre et Chaillot; le comte d'Armagnac, qui avait onze mille chevaux dans Paris, tint ferme et rien ne bougea.

Le duc de Bourgogne se retirant, les princes entreprirent de le poursuivre, d'exécuter la confiscation. Mais les effroyables barbaries des Armagnacs à Soissons avertirent trop bien Arras de ce qu'elle avait à craindre. Ils échouèrent devant cette ville, comme le duc de Bourgogne avait échoué devant Paris[431].

Voilà les deux partis de nouveau convaincus d'impuissance. Ils font encore un traité. Le duc de Bourgogne est quitte pour un peu de honte, mais il ne perd rien; il offre au roi, pour la forme, les clefs d'Arras[432].

(p. 322) Il est défendu de porter désormais la bande d'Armagnac et la croix de Bourgogne (4 sept. 1414).

La réaction ne fut point arrêtée par cette paix. Les modérés, qui avaient si imprudemment abandonné la réforme, eurent sujet de s'en repentir. Les princes traitèrent Paris en ville conquise. Les tailles devinrent énormes, et l'argent était gaspillé, donné, jeté. Juvénal, alors chancelier ayant refusé de signer je ne sais quelle folie de prince, on lui retira les sceaux. Toute modération déplut. La violence gagna les meilleures têtes. Au service funèbre qui fut célébré pour le duc d'Orléans, Gerson prêcha devant le roi et les princes; il attaqua le duc de Bourgogne, avec qui l'on venait de faire la paix, et déclama contre le gouvernement populaire (5 janvier 1415).

«Tout le mal est venu, dit Gerson, de ce que le roi et la bonne bourgeoisie ont été en servitude par l'outrageuse entreprise de gens de petit état... Dieu l'a permis afin que nous connussions la différence qui est entre la domination royale et celle d'aucuns populaires; (p. 323) car la royale a communément et doit avoir douceur; celle du vilain est domination tyrannique et qui se détruit elle-même. Aussi Aristote enseignoit-il à Alexandre: «N'élève pas ceux que la nature fait pour obéir.»—Le prédicateur croit reconnaître les divers ordres de l'État dans les métaux divers dont se composait la statue de Nabuchodonosor: «L'état de bourgeoisie, des marchands et laboureurs, est figuré par les jambes qui sont de fer et partie de terre, pour leur labeur et humilité à servir et obéir...; en leur état doit être le fer de labeur et la terre d'humilité[433]

Le même homme qui condamnait le gouvernement populaire dans l'État, le demandait dans l'Église. Donnons-nous ce curieux spectacle. Il peut sembler humiliant pour l'esprit humain; il ne l'est pas pour Gerson même. Dans chaque siècle, c'est le plus grand homme qui a mission d'exprimer les contradictions, apparentes ou réelles, de notre nature; pendant ce temps-là, les médiocres, les esprits bornés qui ne voient qu'un côté des choses, s'y établissent fièrement, s'enferment dans un coin, et là triomphent de dire...

Dès qu'il s'agit de l'Église, Gerson est républicain; partisan du gouvernement de tous. Il définit le concile: «Une réunion de toute l'Église catholique, comprenant tout ordre hiérarchique, sans exclure aucun fidèle qui voudra se faire entendre.» Il ajoute, il est vrai, que cette assemblée doit être convoquée «par une autorité légitime;» mais cette autorité n'est pas supérieure à celle du concile, puisque le concile a droit de la déposer. (p. 324) Gerson ne s'en tint pas à la théorie du républicanisme ecclésiastique; il fit donner suffrage aux simples prêtres dans le concile de Constance, et coopéra puissamment à déposer Jean XXIII[434].

Reprenons d'un peu plus haut. Avant que les griefs de l'État fussent signalés par la remontrance de l'Université et la grande ordonnance de 1413, ceux de l'Église l'avaient été par un violent pamphlet universitaire, qui eut un bien autre retentissement. La remontrance, l'ordonnance, ces actes mort-nés furent à peine connus hors de Paris. Mais le terrible petit livre de Clémengis: Sur la Corruption de l'Église, éclata dans toute la chrétienté. Peut-être n'est-ce pas exagérer que d'en comparer l'effet à celui de la Captivité de Babylone, écrite un siècle après par Luther.

De tout temps, on avait fait des satires contre les gens d'Église. L'une des premières, et certainement l'une des plus piquantes, se trouve dans un des Capitulaires de Charlemagne. Ces attaques, généralement, avaient été indirectes, timides, le plus souvent sous forme allégorique. L'organe de la satire, c'était le renard, la bête plus sage que l'homme; c'était le bouffon, le fol plus sage que les sages; ou bien enfin le diable, c'est-à-dire la malignité clairvoyante. Ces trois formes où la satire, pour se faire pardonner, s'exprime par les organes les plus récusables, comprennent (p. 325) toutes les attaques indirectes du moyen âge. Quant aux attaques directes, elles n'avaient guère été hasardées jusqu'au xiiie siècle que par les hérétiques déclarés, Albigeois, Vaudois, etc. Au xive siècle, les laïques, Dante, Pétrarque, Chaucer, lancèrent contre Rome, contre Avignon, des traits pénétrants. Mais enfin, c'étaient des laïques; l'Église leur contestait le droit de la juger. Ici, vers 1400, ce sont les Universités, ce sont les plus grands docteurs, c'est l'Église, dans ce qu'elle a de plus autorisé, qui censure, qui frappe l'Église. Ce sont les papes eux-mêmes qui se jettent au visage les plus tristes accusations.

Ce dialogue, qui se prolongea entre Avignon et Rome pendant tout le temps du schisme, n'en apprit que trop sur tous les deux. La fiscalité surtout des deux siéges, qui vendaient les bénéfices longtemps avant qu'ils ne vaquassent, cette vénalité famélique est caractérisée par des mots terribles: «N'a-t-on pas vu, disent les uns, les courtiers du pape de Rome courir toute l'Italie pour s'informer s'il n'y avait pas quelque bénéficier malade, puis bien vite dire à Rome qu'il était mort[435]? N'a-t-on pas vu ce pape, ce marchand de mauvaise foi, vendre à plusieurs le même bénéfice, et la marchandise déjà livrée, la proclamer encore et la revendre au second, au troisième, au quatrième acheteur?»—«Et vous, répondaient les autres, vous qui réclamez pour le pape la succession (p. 326) des prêtres, ne venez-vous pas au chevet de l'agonisant rafler toute sa dépouille? Un prêtre déjà inhumé a été tiré du sépulcre, et le cadavre déterré pour le mettre à nu[436]

Ces furieuses invectives furent ramassées, comme en une masse, dans le pamphlet de Clémengis, et cette masse lancée de façon à écraser l'Église. Le pamphlet n'était pas seulement dirigé contre la tête, tous les membres étaient frappés. Pape, cardinaux, évêques, chanoines, moines, tous avaient leur part, jusqu'au dernier Mendiant. Certainement Clémengis fit bien plus qu'il ne voulait. Si l'Église était vraiment telle, il n'y avait pas à la réformer; il fallait prendre ce corps pourri et le jeter tout entier au feu.

D'abord l'effroyable cumul, jusqu'à réunir en une main quatre cents, cinq cents bénéfices, l'insouciance des pasteurs qui souvent n'ont jamais vu leur église; l'ignorance insolente des gros bonnets, qui rougissent de prêcher; l'arbitraire tyrannique de leur juridiction, au point que tout le monde fuit maintenant le jugement de l'Église; la confession vénale, l'absolution mercenaire: «Que si, dit-il, on leur rappelle le précepte de l'Évangile: Donnez gratuitement, ainsi que vous avez reçu, ils répondent sans sourciller: «Nous n'avons pas reçu gratis; nous avons acheté, nous pouvons revendre[437]

Dans l'ardeur de l'invective, ce violent prêtre aborde (p. 327) hardiment mille choses que les laïques auraient craint d'expliquer: l'étrange vie des chanoines, leurs quasi-mariages, leurs orgies parmi les cartes et les pots, la prostitution des religieuses, la corruption hypocrite des Mendiants qui se vantent de faire la besogne de tous les autres, de porter seuls le poids de l'Église, tandis qu'ils vont de maison en maison boire avec les femmes: «Les femmes sont celles des autres, mais les enfants sont bien d'eux[438]

En repassant froidement ces virulentes accusations on remarque qu'il y a dans le factum ecclésiastique de l'Université, comme dans son factum politique de 1413, plus d'un grief mal fondé. Il était injuste de reprocher d'une manière absolue au pape, aux grands dignitaires de l'Église, l'augmentation des dépenses. Cette augmentation ne tenait pas seulement à la prodigalité, au gaspillage, au mauvais mode de perception, mais bien aussi à l'avilissement progressif du prix de l'argent, ce grand phénomène économique que le moyen âge n'a pas compris; de plus, à la multiplicité croissante des besoins de la civilisation, au développement de l'administration, au progrès des arts, etc.[439]. (p. 328) La dépense avait augmenté, et quoique la production eût augmenté aussi, celle-ci ne croissait pas dans une proportion assez rapide pour suffire à l'autre. La richesse croissait lentement, et elle était mal répartie. L'équilibre de la production et de la consommation avait peine à s'établir.

Un autre grief de Clémengis, et le plus grand sans doute aux yeux des universitaires, c'est que les bénéfices étaient donnés le plus souvent à des gens fort peu théologiens, aux créatures des princes, du pape, aux légistes surtout. Les princes, les papes, n'avaient pas tout le tort. Ce n'était pas leur faute si les laïques partageaient alors avec l'Église ce qui avait fait le titre et le droit de celle-ci au moyen âge, l'esprit, le pouvoir spirituel. Le clergé seul était riche, les récompenses ne pouvaient guère se prendre que sur les biens du clergé.

Clémengis lui-même fournit une bonne réponse à ses accusations. Quand on parcourt le volumineux recueil de ses lettres, on est étonné de trouver dans la correspondance d'un homme si important, de l'homme d'affaires de l'Université, si peu de choses positives. Ce n'est que vide, que généralités vagues. Nulle condamnation plus décisive de l'éducation scolastique.

Les contemporains n'avaient garde de s'avouer cette pauvreté intellectuelle, ce desséchement de l'esprit. Ils se félicitaient de l'état florissant de la philosophie (p. 329) et de la littérature. N'avaient-ils pas de grands hommes, tout comme les âges antérieurs? Clémengis était un grand homme, d'Ailly était un grand homme[440], et bien d'autres encore, qui dorment dans les bibliothèques et méritent d'y dormir.

L'esprit humain se mourait d'ennui. C'était là son mal. Cet ennui était une cause indirecte, il est vrai, mais réelle de la corruption de l'Église. Les prêtres excédés de scolastique, de formes vides, de mots où il n'y a rien pour l'âme, ils la donnaient au corps, cette âme dont ils ne savaient que faire. L'Église périssait par deux causes en apparence contraires, et (p. 330) dont pourtant l'une expliquait l'autre: subtilité, stérilité dans les idées, matérialité grossière dans les mœurs.

Tout le monde parlait de réforme. Il fallait, disait-on, réformer le pape, réformer l'Église; il fallait que l'Église, siégeant en concile, ressaisit ses justes droits. Mais transporter la réforme du pape au concile, ce n'était guère avancer. De tels maux sont au fond des âmes: «In culpa est animus.[TD-106]» Un changement de forme dans le gouvernement ecclésiastique, une réforme négative ne pouvait changer les choses; il eût fallu l'introduction d'un élément positif, un nouveau principe vital, une étincelle, une idée.

Le concile de Pise crut tout faire, en condamnant par contumace les deux papes qui refusaient de céder, en les déclarant déchus, en faisant pape un frère mineur, un ancien professeur de l'Université de Paris. Ce professeur, qui était Mineur avant tout, se brouilla bien vite avec l'Université. Au lieu de deux papes, on en eut trois; ce fut tout.

Ceux qui aiment les satires liront avec amusement le piquant réquisitoire du concile contre les deux papes réfractaires[441]. Cette grande assemblée du monde chrétien comptait vingt-deux cardinaux, quatre patriarches, environ deux cents évêques, trois cents abbés, les quatre généraux des ordres Mendiants, les députés de deux cents chapitres, de treize universités[442], trois (p. 331) cents docteurs, et les ambassadeurs des rois; elle siégeait dans la vénérable église byzantine de Pise, à deux pas du Campo-Santo. Elle n'en écouta pas moins avec complaisance le facétieux récit des ruses et des subterfuges par lesquels les deux papes éludaient depuis tant d'années la cession qu'on leur demandait. Ces ennemis acharnés s'entendaient au fond à merveille. Tous deux, à leur exaltation, avaient juré de céder. Mais ils ne pouvaient, disaient-ils, céder qu'ensemble, qu'au même moment: il fallait une entrevue. Poussés l'un vers l'autre par leurs cardinaux, ils trouvaient chaque jour de nouvelles difficultés. Les routes de terre n'étaient pas sûres; il leur fallait des saufs-conduits des princes. Les saufs-conduits arrivaient-ils? ils ne s'y fiaient pas. Il leur fallait une escorte, des soldats à eux. D'ailleurs, ils n'avaient pas d'argent pour se mettre en route; ils en empruntaient à leurs cardinaux. Puis, ils voulaient aller par mer: il leur fallait des vaisseaux. Les vaisseaux prêts, c'était autre chose. On parvint un moment à les approcher un peu l'un de l'autre. Mais il n'y eut pas moyen de leur faire faire le dernier pas. L'un voulait que l'entrevue eût lieu dans un port, au rivage même; l'autre avait horreur de la mer. C'étaient comme deux animaux d'élément différent, qui ne peuvent se rencontrer[443].

Benoît XIII, l'Aragonais, finit par jeter le masque, et dit qu'il croirait pécher mortellement, s'il acceptait (p. 332) la voie de cession[444]. Et peut-être était-il sincère. Céder, c'était reconnaître comme supérieure l'autorité qui imposait la cession, c'était subordonner la papauté au concile, changer le gouvernement de l'Église de monarchie en république. Était-ce bien au milieu d'un ébranlement universel du monde qu'il pouvait toucher à l'unité qui, si longtemps, avait fait la force du grand édifice spirituel, la clef de la voûte? Au moment où la critique touchait à la légende législative de la papauté, lorsque Valla élevait les premiers doutes sur l'authenticité des décrétales[445], pouvait-on demander au pape d'aider à son abaissement, de se tuer de ses propres mains?

Il faut le dire. Ce n'était pas une question de forme, mais bien de fond et de vie. Monarchie ou république, l'Église eût été également malade. Le concile avait-il en lui la vie morale qui manquait au pape? les réformateurs valaient-ils mieux que le réformé? le chef était gâté, mais les membres étaient-ils sains? Non, (p. 333) il y avait, dans les uns et dans les autres, beaucoup de corruption; tout ce qui constituait le pouvoir spirituel tendait à se matérialiser, à n'être plus spirituel. Et cela venait principalement, nous l'avons dit, de l'absence des idées, du vide immense qui se trouvait dans les esprits.

C'en était fait de la scolastique. Raimond Lulle l'avait fermée par sa machine à penser; puis Ockam en refusant la réalité aux universaux, en replaçant la question au point où l'avait laissée Abailard.

Raimond Lulle pleura aux pieds de son Arbor[446], qui finissait la scolastique. Pétrarque pleura la poésie. Les grands mystiques d'alors avaient de même le sentiment de la fin. Le xive siècle voit passer ces derniers génies; chacun d'eux se tait, s'en va, éteignant sa lumière: il se fait d'épaisses ténèbres.

Il ne faut pas s'étonner si l'esprit humain s'effraye et s'attriste. L'Église ne le console pas. Cette grande épouse du moyen âge avait promis de ne pas vieillir, d'être toujours belle et féconde, de renouveler[447] toujours, de sorte qu'elle occupât sans cesse l'inquiète pensée de l'homme, l'inépuisable activité de son cœur. Cependant elle avait passé de la jeune vitalité populaire aux abstractions de l'école, à saint Thomas[448]. (p. 334) Dans sa tendance vers l'abstrait et le pur, la religion spiritualiste refusait peu à peu tout autre aliment que la logique. Noble régime, mais sobre, et qui finit par se composer de négations. Aussi elle allait maigrissant; maigreur au xive siècle, consomption au xve, effrayante figure de dépérissement et de phthisie, comme vous la voyez, à la face creuse, aux mains transparentes du Christ maudissant d'Orcagna.

Telles étaient les misères de cet âge, ses contradictions. Réduit au formalisme vide, il y plaçait ses espérances. Gerson croyait tout guérir en ramenant l'Église aux formes républicaines, au moment même où il se déclarait contre la liberté dans l'État. L'expérience du concile de Pise n'avait rien appris. On allait assembler un autre concile à Constance, y chercher la quadrature du cercle religieux et politique: lier les mains au chef que l'on reconnaît infaillible, le proclamer supérieur, en se réservant de le juger au besoin.

Ce tribunal suprême des questions religieuses devait aussi décider une grande question de droit. Le parti d'Orléans, celui de Gerson, voulait y faire condamner la mémoire de Jean Petit, son apologie du duc de Bourgogne, et proclamer ce principe qu'aucun intérêt, (p. 335) aucune nécessité politique n'est au-dessus de l'humanité. C'eût été une grande chose, si, dans l'obscurcissement des idées, on fût revenu aux sentiments de la nature.

La France semblait tout entière à ces éternels problèmes; on eût dit qu'elle oubliait le temps, la réalité, sa réforme, son ennemi.

Au moment où l'Anglais allait fondre sur elle, étrange préoccupation, un grand politique d'alors pense que si le royaume doit craindre, c'est du côté de l'Allemagne et du duc de Lorraine[449]. Lorsqu'on vint avertir Jean sans Peur que les Anglais, débarqués depuis près de deux mois, étaient sur le point de livrer à l'armée royale une grande et décisive bataille, les messagers le trouvèrent dans ses forêts de Bourgogne[450].

Sous prétexte de la chasse, il s'était rapproché de Constance, rêvant toujours à Jean Petit et à son vieux crime, inquiet du jugement que le concile allait rendre, et, en attendant, vivant sous la tente (p. 336) au milieu des bois, et prêtant l'oreille aux voix des cerfs qui bramaient la nuit[451].

FIN DU CINQUIÈME VOLUME.

(p. 337) TABLE DES MATIÈRES

LIVRE VI
CHAPITRE IV

LIVRE VII
CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

(p. 341) CHAPITRE III

LIVRE VIII
CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

PARIS.—IMPRIMERIE MODERNE (Barthier, dr) rue J.-J. Rousseau, 61.

Notes

1: Il confirma le don que son père avait fait de la Bourgogne à Philippe le Hardi.

2: On a élevé un monument sur la lande de Mi-Voie, près Ploermel, pour perpétuer le souvenir de cet événement. Voy. le poëme publié par M. de Fréminville, en 1819, et par Crapelet, en 1827. Voy. aussi M. de Roujoux, Hist. de Bretagne, III, 381.—La douleur de Beaumanoir, lorsqu'il rencontra les paysans bretons traînés en esclavage par les Anglais, est exprimée avec une touchante naïveté:

Il vit peiner chétifs, dont il eut grand'pitié.
L'un estoit en un ceps et li autre ferré.....
Comme vaches et bœufs que l'on mène au marché.
Quand Beaumanoir les vit, du cœur a soupiré!

Beaumanoir, s'en plaignant à l'Anglais Bemborough, en reçoit la réponse suivante:

Biaumaner, taisez-vous; de ce n'est plus parlé,
Montfort si sera duc de la noble duché,
De Nante à Pontorson, et même à Saint-Mahé,
Édouard sera roy de France couronné.

Et Beaumanoir, selon le poëte, lui répondit humblement:

Songiez un autre songe, cestuy est mal songié;
Car jamais par tel voie n'en aurez demi pié.

Au commencement de la bataille, l'Anglais crie à Beaumanoir:

Rends-toi tôt, Beaumanoir je ne t'occiray mie;
Mais je feray de toi biau présent à ma mie,
Car je lui ai promis, et ne veux mentir mie,
Que ce soir te mettrai dans chambre jolie (honnête).
Et Beaumanoir répond: Je te le surenvie!
. . De sueur et de sang la terre rosoya.

Beaumanoir, demandant à boire, reçoit de Geoffroy Dubois la fameuse réponse:

Bois ton sang, Beaumanoir, ta soif se passera!

L'histoire, dit le poëte, en fut écrite, et peinte en tappichies:

Par tretous les états qui sont de ci la mer;
Et s'en est esbattu maint gentil chevalier,
Et mainte noble dame à la bouche jolie,
Que Dieu leur soit en aide et dites-en, Amen.

3: «En ce temps s'armoit et étoit toujours armé François, un chevalier de Bretagne qui s'appeloit messire Bertrand Duguesclin.» Froiss.—Duguesclin est nommé dans les actes Glecquin, Gléaquin, Glayaquin, Glesquin, Cleyquin, Claikin, etc. Ceci le désignerait pour vrai Breton de race. Il se croyait lui-même descendu d'un roi maure, Hakim, retiré en Bretagne, qui, chassé du pays par Charlemagne, aurait laissé dans la tour de Glay son fils, que Charles fit baptiser. Le connétable voulait, après la guerre de Castille, passer en Afrique et conquérir Bougie. (Voyez le man. de la Bibl. du roi: Conquête de la Bret. Armorique, faite par le preux Charlemagne sur ung payen nommé Aquin, qui l'avoist usurpé, etc., no 35, 356 du P. Lelong.)

Cilz qui le mist en rime fust Cuveliers
Et pour l'amour du prince qui de Dieu soit sauvé,
Afin qu'ont n'eust pas les bons fais oubliés
Du vaillant connestable qui tant fut redoubtez,
En a fait les beau vers noblement ordenez.

Ms. de la Bibl. royale, no 7224.

M. Macé, professeur d'histoire, a donné une notice intéressante sur cet important manuscrit dans l'Annuaire de Dinan, 1835.

Mais l'enfant dont je dis et dont je vois parlant,
Je crois qu'il not si lait de Resnes à Dinant.
Camus estoit et noir, malotru et massant (?).
Li père et la mère si le héoient tant...

Ms. de la Bibl. royale, no 7224.

Voyez aussi la chronique en prose, réimprimée par M. Francisque Michel.

4: «Si ordonnons que nous mettions à cheval trente des nôtres...; et de fait ils prendront ledit captal et trousseront et l'emporteront entre eux.» Froiss., IV, ch. CCCCLXXXVIII, p. 201.

«Si y furent grand temps sur un état que de crier Notre-Dame-Auxerre, et de faire pour ce jour leur souverain le comte d'Auxerre... Si y fut avisé et regardé pour meilleur chevalier de la place et qui plus s'étoit combattu de la main... messire Bertrand Duguesclin. Si fut ordonné de commun accord que on crieroit Notre-Dame Guesclin.» Ibid., p. 202-3.

Les lettres de donation sont du 27 mai 1364. Duchâtelet, Hist. de Duguesclin, p. 297.—En 1365, le roi reprit ce comté, en payant une partie de la rançon de Duguesclin. Archives, J. 381.

«Si furent pris à mercy tous les soudoyers étrangers; mais aucuns pillards de la nation de France, qui là s'étoient boutés, furent tous morts.» Froiss., IV, ch. CCCCXCVIII, p. 230.

5: «Chandos... pria plusieurs chevaliers et écuyers de la duché d'Aquitaine; mais trop petit en y allèrent avec lui, si ils n'étoient Anglois.» Froiss., IV, ch. DI, p. 241.

6: «Le vicomte de Rohan, le sire de Léon, le sire de Kargoule (Kergorlay), le sire de Loheac... et moult d'autres que je ne puis mie tous nommer.» Froissart, ch. DII, p. 242.

7: Froissart.

8: «Étoit messire Jean Chandos auques (presque) sur le point de larmoyer. Si dit encore moult doucement: «Messire Hue, ou il faut que vous le fassiez ou que je le fasse.» Id.

9: «Que si on venoit au-dessus de la bataille que messire Charles de Blois fut trouvé en la place, on ne le devoit point prendre à nulle rançon, mais occire. Et ainsi en cas semblable, les François et les Bretons en avoient ordonné de messire Jean de Montfort; car en ce jour ils vouloient avoir fin de la bataille et de guerre.» Froissart, ch. DX, p. 264.

10: «Et l'appelle-t-on saint Charles.» Froissart.—Urbain V, bon François, ordonna, il est vrai, une enquête pour la canonisation de Charles de Blois, mais il mourut avant qu'elle fût faite, et son successeur Grégoire II, sous lequel elle eut lieu, n'en fit aucun usage, pour ne pas offenser le duc de Bretagne. Hist. de Bret., p. 336 (note de M. Dacier sur Froissart).

11: Froissart.

12: La cour dut plus d'une fois donner satisfaction au peuple. En 1329, pour apaiser les mécontentements, on força le juif Joseph à rendre compte de son administration dans les finances, et on fit un nouveau règlement qui excluait de ces fonctions quiconque n'était pas chrétien. En 1360, D. Pèdre fit mourir le juif Samuel Lévi, que don Juan Alphonse lui avait donné pour trésorier dix ans auparavant. Il avait amassé une fortune énorme. (Ayala.)

13: En 1358, voulant faire la guerre au roi d'Aragon, «E enviò el rey D. Pedro a regard al rey Mahomad de Grenada, que le ayuda se con algunas galeas.» Ayala, c. xi.

14: Ayala.

15: On a sur l'expédition d'Espagne un chant languedocien: «A Dona Clamenca. Cançon ditta la bertat, fattat sur la guerra d'Espania, fattat pel generoso Guesclin assistat des nobles moundis de Tholosa.» 1367. Don Morice, I, p. 16, et Froiss., IV, p. 286.

16: Charles V lui prêta cet argent, à condition qu'il emmènerait les Compagnies.—«À tous ceuls qui ces présentes lettres verront, Bertran du Guesclin, chevalier, conte de Longueville, chambellan du roy de France, mon très-redoubté et souverain seigneur, salut. Savoir faisons que parmi certaine somme de deniers que ledit roy mon souverain seigneur nous a pieça fait bailler en prest, tant pour mettre hors de son royaume les compaignes qui estoient es parties de Bretaigne, de Normandie et de Chartain et aillieurs es basses marches, comme pour nous aidier à paier partie de notre raençon à noble homme messire Jehan de Champdos, vicomte de Saint-Sauveur et connestable d'Acquitaine, duquel nous sommes prisonnier. Nous avons promis et promettons audit roy mon souverain seigneur par nos foy et serment mettre et emmener hors de son royaume lesdictes compaignes à nostre pouvoir le plus hastivement que nous pourrons, sans fraude ou mal engin, et aussi sans les souffrir ne souffrir demourer ne faire arrest en aucune partie dudit royaume, se n'est en faisant leur chemin, et sans ce que nous ou les dictes compaignes demandions ou puissions demander audit roy mon souverain seigneur ne à ses subgiez ou bonnes villes, finance ou autre aide quelconques, etc.» (1365, 22 août.) Archives, J. 481.

17: «Là étoient tous les chefs de compagnie, c'est à savoir messire Robert, Briquet, Lamit, le petit Meschin, le bourg (bâtard) Camus, etc.» Froissart.

18: «Si y allèrent de la principauté et des chevaliers du prince de Galles.» Id.

19: Froissart.

20: Froissart.

21: Id.

22: «Si prirent congé au roi Henry... au plus courtoisement sans eux découvrir, ni l'intention du prince. Le roi Henry, qui étoit large, courtois et honorable, leur donna moult doucement de beaux dons, et les remercia grandement de leur service, et leur départit au partir de ses biens, tant que tous s'en contentèrent. Si vidèrent d'Espagne.» Froiss., ch. DXXIV, p. 326. Duguesclin avait été créé duc de la Molina. D. Morice, I, p. 1628.

23: «Et supposoient les aucuns que tout par cautèle s'étoit fait prendre... pourtant que il ne savoit encore comment la besogne se porteroit du roi Henry et du roi Don Piètre.» Froissart, ch. DXXXIX, p. 369.

24: Il ne garda que les Anglais et les Gascons, congédiant presque tous les autres, Allemands, Flamands, etc. (Froissart.)

25: Les pauvres gens des communes, vivement poursuivis, allèrent tomber dans l'Èbre, «en l'eau qui étoit roide, noire et hideuse.» Froissart.

26: Knygthon, col. 2,629; et Froiss., ch. DLXII, p. 429. «Ils portoient à grand meschef la chaleur et l'air d'Espagne, et mêmement le prince étoit tout pesant et maladieux.» Walsingham ajoute qu'on disait alors que le prince avait été empoisonné. Wals., p. 117.

«Si leur fit dire le prince et prier qu'ils voulussent issir de son pays et aller ailleurs pour chasser et vivre... Ils entrèrent en France, qu'ils appeloient leur chambre.» Froiss., ch. DLXIV, p. 439.

27: «Que le prince de Galles les envoyoit là.» Froissart.

28: Froissart «Et tantôt que le prince l'ouit ainsi parler, il s'en repentit.»

29:

N'a filairesse en France, qui sache fil filer,
Qui ne gaignast ainçois ma finance à filer,
Qu'elles ne me volissent hors de vos las geter.

Ms. de la Bibl. royale, no 7224, folio 86.

30: «Il s'y prêta fort mal: «Messire le prince de Galles se truffe de moi.» Adonc demanda tantôt un clerc. Il vint. Quand il fut venu, il lui dit, et le clerc écrivit: «Cher sire, plaise vous savoir que je ne saurois sevrer les uns des autres... et si aucuns iront, tout iront, ce sçais-je. Dieu vous ait en sa sainte garde.» Froiss., ch. DXXXI, p. 350-1.

31: «Et sont ceux du Poitou, de Saintonge, de Quercy, de Limousin, de Rouergue, de telle nature qu'ils ne peuvent aimer les Anglois,... et les Anglois aussi qui sont orgueilleux et présomptueux ne les peuvent aussi aimer, ni ne firent-ils oncques, et encore maintenant moins que oncques, mais les tiennent en grand dépit et vileté.» Froiss.

32: Et non d'un franc, comme le dit Froissart. Lettres du Prince de Galles, 26 janvier 1368. Note communiquée par M. Lacabane. Ms. de la Bibl. royale.

33: Froissart.

34: «Et vous mettrons à accord avec notre très cher neveu le prince de Galles, qui espoir (peut-être) n'est mie bien conseillé.» Ibid.

35: Froissart.

36: Idem.

37: Au lieu de Duguesclin qu'Ayala fait intervenir, Froissart nomme le vicomte de Roquebertin.

38: «Tout déchaux et nuds pieds, et madame la reine aussi... et faisoit ledit roi de France par tout son royaume être son peuple, par contrainte des prélats et des gens d'église en cette affliction.» Froiss., ch. DLXXXVII, p. 87.

39: «Au voir dire, il était de nécessité à l'un roi et à l'autre, puisque guerroyer vouloient, qu'ils fissent mettre en termes et remontrer à leur peuple l'ordonnance de leur querelle, pourquoi chacun entendit de plus grand volonté à conforter son seigneur; et de ce étoient-ils tous réveillés en l'un royaume et en l'autre.» Froiss.

40: Ordonn. V. p. 291, 324, 333, 338. Sism. IX, p. 145.

—Sur l'histoire des communes, voyez particulièrement le cinquième volume du cours de M. Guizot.

41: Froissart.

42: Froissart.

43: «Puisque combattre ne voulez.... dedans trois jours, sire duc de Bourbon, à heure de tierce ou de midi, vous verrez votre dame de mère mettre à cheval et mener en voie: si avisez sur ce, et la rescouez (délivrez) si vous voulez.» Froiss., ch. DCXX, p. 173. «...Mais oncques ne s'en murent ni bougèrent.» Ibid., ch. DCXXI, p. 175.

44: «Seigneurs, je vous viens voir; vous ne daignez issir hors de vos barrières, et j'y daigne bien entrer.» Froissart.

45: «Allez-vous-en, allez-vous-en, vous vous êtes bien acquitté,» Froissart.

46: «Plus de trois mille personnes y furent décollées cette journée. Dieu en ait les âmes; car ils furent bien martyrs.» Froissart.

47: «Pour le plus vaillant, mieux taillé et idoine de ce faire, et le plus vertueux et fortuné en ses besognes.» Froissart.

48: «Tous les barons, chevaliers et écuyers de Bretagne, étoient très-bons François: «Cher sire, avoient-ils dit à leur duc, sitôt que nous pourrons apercevoir que vous vous ferez partie pour le roi d'Angleterre contre le roi de France... nous vous relinquerons tous, et mettrons hors de Bretagne.» Froiss., VI, ch. DCLXXIV, p. 27-28.

49: «... Et auroient en leurs villes coins pour forger florins et monnoie blanche et noire, de telle forme et aloi comme ont ceux de Paris.» Froiss., VI, ch. DCLXX, p. 15.

50: «Vix quadraginta caballos vivos secum ducens.[TD-1]» Wals., p. 529.—«Milites famosos et nobiles, delicatos quondam et divites... ostiatim mendicando, panem petere, nec erat qui eis daret.[TD-2]» Wals., p. 187.

51: Hallam.

52: «Milites parliamentales graviter conquesti sunt de quadam Alicia Peres appellata, femina procacissima.[TD-3]» Walsingham, p. 189.—«Illa nunc juxta justitiarios regis residendo, nunc in foro ecclesiastico juxta doctores se collocando... pro defensione causarum suadere ac etiam contra postulare minime verebatur.[TD-4]» Wals., p. 189.—«Inverecunda pellex detraxit annulos a suis digitis et recessit.[TD-5]» Ibid.

53: Secousse, Hist. de Charles le Mauvais, t. I, 2e partie, p. 173.—Lebrasseur, Hist. du comte d'Évreux, p. 93.—Voyez les pièces originales du procès, Archives du royaume, J. 618.

54: «Le roi de France rossoignoit (craignait) si les fortunes périlleuses que nullement il ne vouloit que ses gens s'aventurassent par bataille si il n'avoit contre six les cinq.» Froiss., VII, 115.

55: «Comme au solennel prince des chrétiens.»

56: «Le roi Charles de France fut durement sage et subtil; car tout quoi (coi) étoit en ses chambres et en ses déduits; si reconquéroit ce que ses prédécesseurs avoient perdu sur le champ, la tête armée et l'épée au poing.» Froiss.

57: «Comment le roy Charles estoit droit artiste et appris ès sciences et des beauls maçonnages qu'il fist faire:—Fonda l'église de Saint-Anthoine dedans Paris. L'église Saint-Paul fist amender et acroistre, et maintes autres églises et chapelles fonda, amenda et crut les édifices et rentes. Accrut son hôtel de Saint-Paul; le chastel du Louvre à Paris fit édifier de neuf; la Bastille Saint-Anthoine, combien que puis on y ait ouvré, et sus plusieurs des portes de Paris, fait édifice fort et bel. Item les murs neufs et belles, grosses et haultes tours qui entour Paris sont. Ordonna à faire le Pont-Neuf. Édifia Beaulté; Plaisance la noble maison; répara l'ostel de Saint-Ouyn. Moult fit rédifier le chastel de Saint-Germain-en-Laye; Cruel, Montargis; le chastel de Melun et mains autres notables édifices.» Christ. de Pisan VI, 25.

58: Le séjour de l'hôtel Saint-Paul était, disait-il, favorable à sa santé. Dans ce labyrinthe de chambres qui composaient les appartements du roi, on comptait: la chambre où gist le roi, la grand'chambre de retrait, la chambre de l'estude. De plus, il y avait un jardin, un parc, une chambre des bains, une des étuves, une ou deux autres qu'on appelait chauffe-doux, un jeu de paume, des lices, une volière, une chambre pour les tourterelles, des ménageries pour les sangliers, pour les grands lions et les petits, une chambre de conseil, etc. Charles V avait renfermé dans son hôtel Saint-Paul plusieurs autres hôtels, comme ceux des abbés de Saint-Maur et de Puteymuce (petimus; dans les environs se tenaient des scribes qui faisaient le métier d'écrire des pétitions: par une autre corruption on l'appela Petit-Musc). Les appartements du duc d'Orléans n'étaient guère moins vastes que ceux du roi; puis venaient dans de semblables proportions ceux du duc de Bourgogne, de Marie, d'Isabelle, de Catherine de France, des ducs et duchesses de Valois et de Bourbon, des princes et princesses du sang et de quantité d'autres seigneurs et gens de cour. Le duc d'Orléans avait un cabinet qui lui servait simplement à dire ses heures et qu'on appelait retrait où dit ses heures Monsieur Louis de France. De même quand on descendait dans les cours, on trouvait la mareschaussée, la conciergerie, la fourille, la lingerie, la pelleterie, la bouteillerie, la saucisserie, le garde-manger, la maison du four, la fauconnerie, la lavanderie, la fruiterie, l'échançonnerie, la panneterie, l'épicerie, la tapisserie, la charbonnerie, le lieu où l'on faisait l'hypocras, la pâtisserie, le bûcher, la taillerie, la cave aux vins des maisons du roi, les cuisines, les jeux de paume, les colliers, les poulaillers, etc. Les chambres étaient lambrissées du bois le plus rare; jusque dans les chapelles il y avait des cheminées et des poêles qu'on appelait chauffe-doux. Les cheminées étaient ornées de statues colossales, selon l'usage du temps; «celle de la chambre du roi avait de grands chevaux de pierre; une autre était chargé de douze grosses bêtes et de treize grands prophètes.» Félibien, I, p. 654-5.

«Pour maintenir sa court en honneur, le roy avoit avec luy barons de son sang et autres chevaliers duis et apris en toutes honneurs... ainsi messire Burel de la Rivière, beau chevalier, et qui certes très-gracieusement, largement et joyeusement savoit accueillir ceux que le roy vouloit festoyer et honorer.» Christ. de Pisan, VI, 63.

59: Ainsi l'appeloit Mathieu de Coucy.

60: Christine de Pisan.

61: «Les grands princes séculiers (dit un contemporain de Charles V) n'oseroient rien faire de nouvel sans son commandement et sans sa saincte élection (de l'astrologie); ils n'oseroient chasteaux fonder, ne églises édifier, ne guerre commencer, ne entrer en bataille, ne vestir robe nouvelle, ne donner joyau, ne entreprendre un grand voyage, ne partir de l'ostel sans son commandement.» Christ. de Pis., p. 208.

62: Il ne blâmait pas toute dissimulation: «Dissimuler, disoyent aucuns, est un rain (une branche) de trahison. Certes, ce dist le roy adont, les circonstances font les choses bonnes ou maulvaises; car en tel manière peut estre dissimulé, que c'est vertu et en telle manière vice; sçavoir: dissimuler contre la fureur des gens pervers, quant ce est besoing est grant sens; mais dissimuler et faindre son courage en attendant opportunité de grever aucun, se peut appeler vice.» Christine, VI, p. 53.

63: «... Et à difficulté donnoit congé que le mari la tenist close en une chambre, si trop estoit desordonnée.» Christ. de Pisan.

64: Il ne le renvoya qu'à la quatrième.—Cependant lui-même avait la justice à cœur et s'en mêlait. Une bonne femme étant venue se plaindre d'un homme d'armes qui avait violé sa fille, il fit en sa présence pendre le coupable à un arbre.

65: Ord. III, p. 351 et 471. Conf. à IV, p. 352 (4 février 1364).—Ord. III, p. 478, art. 26.—Ils ne devaient pas prêter sur gages suspects; mais ils s'étaient ménagé une justification facile. Article 20 des priviléges des juifs: «De crainte qu'on ne mette dans leurs maisons des choses que l'on diroit ensuite volées, nous voulons qu'ils ne puissent être repris pour nulle chose trouvée chez eux, sauf en un coffre dont ils porteroient les clefs,» Ord. III, p. 478.

Quoique Charles V eût essayé d'introduire un peu d'ordre dans la comptabilité, il n'y pouvait voir clair. L'usage des chiffres romains, maintenu presque jusqu'à nous pour la chambre des Comptes, suffisait pour rendre les calculs impossibles.

66: Le défenseur officiel du clergé, en 1329, nous dit expressément que la justice, surtout en France, était le revenu le plus net de l'Église.

67: Libertés de l'Égl. gallic.

68: Libertés de l'Égl. gallic.

69: Il réclame contre les excès de la cour de Rome, contre les empêchements de la juridiction, contre la violation des franchises du royaume, sans dire quelles sont ces franchises. Ibid.

70: Pierre Cugnières demandait entre autres choses que le vassal félon fût puni par le seigneur et non par l'Église, sauf la pénitence qui viendrait après; qu'un seigneur ne fût pas excommunié pour les fautes des siens; que le juge ecclésiastique ne forçât pas le vassal d'autrui par excommunication à plaider devant lui, que l'Église ne donnât pas asile à ceux qui échappaient des prisons du roi; d'autre part que les terres acquises par le clerc payassent les taxes et retournassent à sa famille, au lieu de rester en main morte, que le clerc qui trafiquait ou prêtait fût sujet à la taille qu'un roturier ne donnât moitié de sa terre à son fils clerc, s'il avait deux enfants, etc.

«Abiitque in proverbium, ut quem sciolum et argutulum et deformem videmus, M. Petrum de Cuneriis, vel corrupte, M. Pierre du Coignet vocitemus.[TD-7]» Bulæus, IV, 222.—Libertés de l'Église gall. Traités. Lettres de Brunet, p. 4.—«Simulacrum ejus, simum et deforme... quod scholastici prætereuntes stylis suis scriptoriis pugnisque confodere et contundere solebant.[TD-8]» Bulæus, IV, 322.

71: Les archevêques de Mayence et de Cologne payaient chacun au pape vingt-quatre mille ducats pour le pallium.

72: Balus. Pap. Aven, I, p. 722. «Omnia beneficia ecclesiastica quæ fuerunt, et quocumque nomine censeantur et ubicumque ea vacare contigerit.[TD-9]»

73: In Clemente clementia... Tertia Vit. Clem. VI.

74: Petrarch., Ep. x.

75: L'antipape Nicolas V avait eu pour femme Jeanne de Corbière, avec laquelle il avait divorcé pour se faire mineur. Lorsqu'il fut pape, Jeanne prétendit que le divorce était nul. On en fit mille contes à la cour d'Avignon; de là la fable de la papesse Jeanne. On l'a rejetée à l'an 848, et cité en preuve Marianus Festus et Sigebert de Gemblours; mais on n'en trouve pas un mot dans les anciens manuscrits de ces auteurs. Plus tard seulement on inséra dans le texte ce qu'on avait d'abord écrit à la marge. Bulæus, IV, 240.

76: «Tu pejor Lucifero... tu injustior Pilato... tu immitior Juda, qui me solum vendidit; tu autem non solum me vendis, sed et animos electorum meorum.[TD-10]» S. Brigittæ Revelationes, 1. I, c. xli.

77: «Ô quel flayel! ô quel douloureux meschief, qui encore dure! etc.» Christ. de Pisan.—On chantait à cette époque le cantique suivant:

Plange regni respublica,
Tua gens, ut schismatica,
Desolatur.
Nam pars ejus est iniqua,
Et altera sophistica
Reputatur, etc.[TD-11]

Bibl. du roi, cod. 7609. Coll. des Mém. V, 181.

78: Lenfant, Conc. de Pise.—«Cependant il montrait tous les ans de ses mains la vraie croix au peuple à la Sainte-Chapelle, comme l'avait fait saint Louis.» Christ. de Pisan.

79: Bulæus.

80: V. le récit de M. Quinet, Révolutions d'Italie, t. IV des œuvres complètes (1858).

81: Hist. du Languedoc, l. XXXII, ch. xci, p. 365,—ch. xcv, p. 368,—ch. xcvi, p. 369.

82: Chronique en vers de 1341 à 1381, par maître Guillaume de Saint-André, licencié en décret, scolastique de Dol, notaire apostolique et impérial, ambassadeur, conseiller et secrétaire du duc Jean IV:

Les François estoient testonnés,
Et leurs airs tout efféminés;
Avoient beaucoup de perleries,
Et de nouvelles broderies.
Ils estoient frisques et mignotz,
Chantoient comme des syrenotz;
En salles d'herbettes jonchées,
Dansoient, portaient barbes fourché
... Les vieux ressembloient aux jeune
Et tous prenoient terrible nom,
Pour faire paour aux Bretons.

83:

A! doulce France amie, je te layrai briefment!
Or veille Dieu de gloire, par son commandement,
Que si bon conestable aiez prochainement
De coi vous vailliez mieux en honour plainement!

Poème de Duguesclin, ms. de la Bibl. royale, no 7224, 142 verso.

V. l'excellent art. Charles V de M. Lacabane (Dict. de la conversation).

84: Froissart.

85: L'histoire de cette révolution se lie plus naturellement à celle du règne de Charles VI.

86: V. ci-dessus, page 25.

87: Ordonn., V.

88: Sans parler de tant de beaux récits, je ne crois pas qu'il y ait rien dans notre langue de plus exquis que le chapitre: «Comment le roi Édouard dit à la comtesse de Salisbury qu'il convenoit qu'il fust aimé d'elle, dont elle fut fortement ébahie.»

Quoique Froissart ait séjourné si longtemps en Angleterre, je n'y trouve qu'un mot qui semble emprunté à la langue de ce pays:

«Le roi de France pour ce jour étoit jeune et volontiers travilloit (voyageait, travelled).» T. IX, p. 475, année 1388.

«Considérai en moi-même que nul espérance n'étoit que aucuns faits d'armes se fissent ès parties de Picardie et de Flandre, puisque paix y étoit, et point ne voulois être oiseux; car je savois bien que au temps à venir et quand je serai mort, sera cette haute et noble histoire en grand cours, et y prendront tous nobles et vaillants hommes plaisance et exemple de bien faire; et entrementes que j'avois, Dieu merci, sens, mémoire et bonne souvenance de toutes les choses passées, engin clair et aigu pour concevoir tous les faits dont je pourrois être informé touchants à ma principale matière, âge, corps et membres pour souffrir peine, me avisai que je ne voulois me séjourner de non poursuivre ma matière; et pour savoir la vérité des lointaines besognes sans ce que j'envoyasse aucune autre personne en lieu de moi, pris voie et achoison (occasion) raisonnable d'aller devers haut prince et redouté seigneur messire Gaston comte de Foix et de Berne... Et tant travaillai et chevauchai en quérant de tous côtés nouvelles, que par la grâce de Dieu, sans péril et sans dommage, je vins en son châtel à Ortais... en l'an de grâce 1388. Lequel... quand je lui demandois aucune chose, il me le disoit moult volontiers; et me disoit bien que l'histoire que je avois fait et poursuivois seroit au temps à venir plus recommandée que mille autres.» Froissart, IX, 218-220.

89: Jehan raconte d'abord comme quoi: «À l'âge où les enfants commencent à muer leurs premières dents et où ils ont encore leur folle plume, et ne sont prenables d'aucune loi,» il fut chargé de garder les oies, puis les pourceaux; comment ensuite, «accroissant son estat d'estre promeu aux honneurs terriens,» il eut la garde des chevaux et des vaches. Mais il y fut blessé, et revint dire que jamais il ne garderoit de vaches: «Et lors, lui fust baillée la garde de quatre-vingts agneaux débonnaires et innocents..., et il fut coomme leur tuteur et curateur, car ils étoient soubs âge et mineurs d'ans.» Il ne se conduisit pas comme certains pasteurs temporels ou spirituels..., etc. Ensuite «ledit Jehan de Brie, sans simonie, fut establi et institué à porter les clefs des vivres... de l'hôtel de Messy, appartenant à l'un des conseillers du roy nostre seigneur lès enquestes de son parlement à Paris... Quand ledict de Brie eut été licencié et maistre en ceste science de bergerie, et qu'il estoit digne de lire en la rue au Feurre (la rue du Fouarre, où étaient les écoles) auprès la crèche aulx veaux, ou soubz l'ombre d'ung ormel ou tilleul, derrière les brebis, lors vint demourer au Palais-Royal, en l'hostel de Messire Arnoul de Grantpont, trésorier de la Sainte-Chapelle royale à Paris...—Premièrement, les aigniaux qui sont jeunes et tendres doivent estre traitez amyablement et sans violence, et ne les doit-on pas férir ne chastier de verges, de bastons, etc.»—Lorsque l'on coupe les agneaux:

«Doit lors le berger estre sans péché, et est bon de soi confesser, etc., etc.» Ce charmant petit livre n'a pas été réimprimé, que je sache, depuis le xvie siècle. J'en connais deux éditions, toutes deux de Paris; l'une porte la date de 1542 (Bibl. de l'Arsenal), l'autre n'a pas d'indication d'année (Bibl. royale, S. 880).

Le passage suivant a bien l'air d'être écrit par un homme de robe: «Ils estoient (les agneaux) sous âge et mineurs d'ans; et pour ce que ledit Jehan n'est pas noble, et que il ne lui appartenoit pas de lignage, il n'en put avoir le bail, mais il en eut la garde, gouvernement et administration, quant à la nourriture.»

90: Au point que, sous Charles VI, lorsqu'on arma solennellement chevaliers les deux fils du duc d'Anjou, tous les assistants demandaient ce que signifiaient ces rites.

91: Ce poème offre le mélange bizarre de deux esprits très-opposés. Duguesclin y est peint comme un chevalier du xiiie siècle; mais il est malveillant pour les prêtres, comme on l'était au xive. Il ne veut rien prendre du peuple; il ne rançonne que le pape et les gens d'église. On croirait lire la Henriade.

.... Le prévost d'Avignon
Vint droit à Villenove, où la chevalerie
De Bertran et des siens estoit adonc logie.
I la dit à Bertran que point ne le detrie:
Sire, l'avoir est prest, je vous acertefie,
Et la solution séelée et fournie,
Come Jhesu donna le fils sainte Marie
À Marie-Magdalaine qui fut Jhesu amie.
Et Bertran li a dit: Beau sire, je vous prie,
Dont vint ycilz avoirs, ne me le celez mie?
La pris li Aposteles en sa thresorerie?
Nanil, Sire, dit-il, mais la debte est paie
Du commun d'Avignon, a chascun sa partie.
Dit Bertran Du Guesclin: Prévost, je vous afie,
Jà n'en arons deniers en jours de notre vie,
Se ce n'est de l'avoir venant de la clergie,
Et volons que tuit cil qui la taille ont paiée,
Aient tout lor argent, sans prendre une maillie.
Sire, dit li prévos, Dieu vous doint bonne vie!
La pour gent arez forment escleessie (réjouie).
Amis, ce dit Bertran, au pape me direz,
Que ces grans tresors soit ouvers ou defermez,
Ceulz qui lont paié, il lor soit retorez.
Et dites que jamais n'en soit nul reculez.
Car, se le savoie, jà ne vous en doubtez,
Et je fusse oultre mer passez et bien alez
Je seroie ainçois par deçà retournez...

Poème de Duguesclin, ms. de la Bibl. royale. no 7224, folio 49.

92: Moderne, c'est-à-dire renouvelée alors récemment. Ces anciens avaient eu aussi des devises.—V. Spener. Origines du droit. Introd., p. xxxiv: «Comme les Écossais, comme la plupart des populations celtiques, nos aïeux aimaient, au témoignage des anciens, les vêtements bariolés. La diversité des blasons provinciaux couvrit la France féodale comme d'un tartan multicolore.—L'Allemagne et la France sont les deux grandes nations féodales. Le blason y est indigène. Il y devint un système, une science. Il fut importé en Angleterre, imité en Espagne et en Italie.—L'Allemagne barbare et féodale aimait dans les armoiries le vert, la couleur de terre, d'une terre verdoyante. La France féodale, mais non moins ecclésiastique, a préféré les couleurs du ciel.—Les couleurs, les signes muets, précèdent longtemps les devises. Celles-ci sont la révélation du mystère féodal. Elles en sont aussi la décadence. Toute religion s'affaiblit en s'expliquant. Dès que le blason devient parleur, il est moins écouté.—L'origine des devises, ce sont les cris d'armes. Quelques-uns, d'une aimable poésie, semblent emporter les souvenirs de la paix au sein des batailles. Le sire de Prie criait: «Chants d'oiseaux!» Un autre: «Notre-Dame au peigne d'or!» Ces cris de bataille font penser au mot tout français de Joinville: «Nous en parlerons devant les dames.»—Le blason plaisait comme énigme, les devises comme équivoque. Leur beauté principale résulte des sens multiples qu'on peut y trouver. Celle du duc de Bourgogne fait penser: «J'ai hâte,» hâte du ciel ou du trône? Cette maison de Bourgogne, si grande, sitôt tombée, semble dire ici son destin.—La devise des ducs de Bourbon est plus claire; un mot sur une épée: «Penetrabit. Elle entrera.»

93: «Litteris aut bestiis intextas.[TD-12]» Nicolai Clemeng. epistol. t. II, p. 149.

Ordonnance de Charles, duc d'Orléans, pour payer 276 livres, 7 sols, 6 deniers tournois, pour 960 perles destinées à orner une robe: «Sur les manches est escript de broderie tout au long le dit de la chanson Madame, je suis plus joyeulx, et notté tout au long sur chacune desdites deux manches, 568 perles pour servir à former les nottes de ladite chanson, ou il y a 142 nottes, c'est assavoir pour chacune notte 4 perles en quarrée, etc.» Catalogue imprimé des titres de la collection de M. de Courcelles, vendue le 21 mai 1834.

94: L'obésité est un caractère des figures de cette sensuelle époque. Voir les statues de Saint-Denis; celles du xive siècle sont visiblement des portraits. Voir surtout la statue du duc de Berri, dans la chapelle souterraine de Bourges, avec l'ignoble chien gras qui est à ses pieds.

95: «Les dames et demoiselles menoient grands et excessifs estats, et cornes merveilleuses, hautes et larges; et avoient de chacun costé, au lieu de bourlées, deux grandes oreilles si larges que quand elles vouloient passer l'huis d'une chambre, il falloit qu'elles se tournassent de côté et baissassent.» Juvénal des Ursins.—«Quid de cornibus et caudis loquar?... Adde quod in effigie cornutæ fœminæ Diabolus plerumque pingitur.[TD-13]» Clemengis.

96: Voir plus bas l'entrée de la reine Isabeau.

97: «Proh dolor! ipsi hodie, ut plurimum, de his qui usu quotidiano in ecclesiasticis contrectant rebus et præferunt officiis, quid significent et quare instituta sint modicum apprehendunt, adeo ut impletum esse ad litteram illud propheticum videatur: Sicut populus, sic sacerdos.[TD-14]» Durandi Rationale divinorum officiorum, folio 1, 1459 in-folio, Mogunt.—Toutes les éditions ultérieures que je connais portent par erreur proferunt pour præferunt. Le premier éditeur, l'un des inventeurs de l'imprimerie, a seul compris que præferunt rappelle le prælati, comme contrectant le sacerdotes de la phrase précédente. Cf. les éditions de 1476, 1480, 1481, etc.

98: «Li anchienes coustumes, ke li preudommes soloient tenir et user, sont moult anoienties... Si ke li païs est à bien près sans coustume.» De Fontaines, p. 78, à la suite du Joinville de Ducange, 1668, in-folio.—Crussel dit et montre très-bien que «dès le milieu du xiiie siècle, on commençait à ignorer jusqu'à la signification de quelques-uns des principaux termes du droit des fiefs.» Brussel, I, 41.—M. Klimrath (Revue de législation), a prouvé que Bouteiller ne savait plus ce que c'était que la saisine.

99: «Quod peregrinum vel extraneum valde fuit.[TD-15]» Chronique du Religieux de Saint-Denis, édition de MM. Bellaguet et Magin, 1839, t. I, p. 590. Édition correcte, traduction élégante.—Ce grave historien est la principale source pour le règne de Charles VI. Le Laboureur en fait cet éloge: «Quand il parle des exactions du duc d'Orléans, on diroit qu'il est Bourguignon; quand il donne le détail des pratiques et des funestes intelligences du duc de Bourgogne avec des assassins infâmes et la canaille de Paris, on croiroit qu'il est Orléanois.»

100: Michel Drayton's The miseries of Queen Margaret.

101: Religieux de Saint-Denis.

102: Par la mort de la reine Jeanne, femme de Philippe le Bel.

103: Pour les appels, sans parler de l'influence indirecte des juges royaux.

104: Pendant que son frère expirait, le duc d'Anjou s'était tenu caché dans une chambre voisine; puis, il avait fait main basse sur tous les meubles, toute la vaisselle, tous les joyaux.—On disait que le feu roi avait fait sceller des barres d'or et d'argent dans les murs du château de Melun, et que les maçons employés à ce travail avaient ensuite disparu. Le trésorier avait juré de garder le secret. Le duc d'Anjou, n'en pouvant rien tirer, fit venir le bourreau. «Coupe la tête à cet homme,» lui dit-il. Le trésorier indiqua la place.

105: Religieux de Saint-Denis.

106: Les trois oncles de Charles VI étaient tout aussi ambitieux et avares que les oncles de Richard II. Il leur fallait aussi des couronnes. En France même, le trône pouvait vaquer. Les jeunes enfants du maladif Charles V pouvaient suivre leur père. La devise du duc de Berri, telle qu'on la lisait dans sa belle chapelle de Bourges, indiquait assez ces vagues espérances: «Oursine, le temps venra!»—Voir dans les actes d'août et d'octobre 1374 combien le sage roi Charles V, tant d'années avant sa mort, était préoccupé de ses défiances à l'égard de ses frères. Il ne nomme pas le duc de Berri. Quant à son frère aîné, le duc d'Anjou, il ne peut se dispenser de lui laisser la régence; mais il place à quatorze ans l'époque de la majorité des rois; il limite le pouvoir du régent, non-seulement en réservant la tutelle à la reine-mère et aux ducs de Bourgogne et de Bourbon, mais encore en autorisant son ami personnel, le chambellan Bureau de La Rivière, à accumuler jusqu'à la majorité du jeune roi tout ce qui pourra s'épargner sur le revenu des villes et terres réservé pour son entretien, villes de Paris, Melun, Senlis, duché de Normandie, etc. Il appelle au conseil Duguesclin, Clisson, Couci, Savoisi, Philippe de Maizières, etc. Ordonnances, t. VI, p. 26 et 49-54, août et octobre 1374.

107: Maints débiteurs profitèrent du tumulte pour faire enlever chez leurs créanciers les titres de leurs obligations. (Religieux.)

108: «Teterrimos carceres composuerat, uni Claustri Brunelli, alteri Vici Straminum adaptans nomina.[TD-16]» Religieux.

109: Religieux de Saint-Denis.

110: «Quibusdam ex potentioribus urbibus... Potius mori optamus quam leventur.[TD-17]» Religieux.

111: Charles V avait d'abord proposé au roi de Hongrie d'unir leurs enfants par un mariage (le second fils du roi de France aurait épousé la fille du roi de Hongrie) et de forcer la main à la reine Jeanne, pour qu'elle leur assurât sa succession. Voir les instructions données par Charles V à ses ambassadeurs. Archives, Trésor des Chartes, J. 458, surtout la pièce 9.

112: Dans l'incroyable traité qu'ils firent ensemble et qui subsiste, le pape accorde au duc tout décime en France et hors de France, à Naples, en Autriche, en Portugal, en Écosse, avec moitié du revenu de Castille et d'Aragon, de plus toutes dettes et arrérages, tout cens biennal, toute dépouille des prélats qui mourront, tout émolument de la chambre apostolique; le duc y aura ses agents. Le pape fera de plus des emprunts aux gens d'Église et receveurs de l'Église. Il engagera, pour garantie de ce que le duc dépense, Avignon, le comtat Venaissin et autres terres d'Église. Il lui donne en fief Bénévent et Ancône. Et comme le duc ne se fie pas à sa parole, le pape jure le tout sur la croix.—Voir le projet d'un royaume, qui serait inféodé par le pape au duc d'Anjou, les réclamations des cardinaux, etc. Archives, Trésor des Chartes, J. 495.

113: Ils tuèrent ainsi un écuyer écossais, après l'avoir couronné de fer rouge, et un religieux de la Trinité, qu'ils traversèrent de part en part d'une broche de fer. Le lendemain, ayant pris un prêtre qui allait à la cour de Rome, ils lui coupèrent le bout des doigts, lui enlevèrent la peau de sa tonsure et le brûlèrent.

114: «Ducenti et eo amplius insolentissimi viri, vino forsitan temulenti, et qui publicis officini mechanicis inserviebant artibus, quemdam burgensem simplicem, locupletem tamen, venditorem pannorum, ob pinguedinem nimium Crassum ideo vocatum, angariantes, ut ejus autoritate uterentur in agendis... regem super se illico statuerunt. Hunc in sede, more regis, præparata super currum levaverunt, quem per villæ compita perducentes, et laudes regias barbarisantes, cum ad principale forum rerum venalium pervenissent, ut plebs maneret libera ab omni subsidiorum jugo postulant et assequuntur... Sedens pro tribunali, audire omnium oppositiones coactus est.[TD-18]» Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 130.

115: On trouva, dit-on, au pillage de Courtrai des lettres de bourgeois de Paris qui établissaient leurs intelligences avec les Flamands.

«Encore se tenoit le roi de France sur le mont de Ypres, quand nouvelles vinrent que les Parisiens s'étoient rebellés et avoient eu conseil, si comme on disoit, entre eux là et lors pour aller abattre le beau chastel de Beauté qui sied au bois de Vincennes, et aussi le chasteau du Louvre et toutes les fortes maisons d'environ Paris, afin qu'ils n'en pussent jamais être grevé.—(Mais Nicolas le Flamand leur dit): Beaux seigneurs, abstenez-vous de ce faire tant que nous verrons comment l'affaire du roi notre sire se portera en Flandre: si ceux de Gand viennent à leur entente, ainsi que on espère qu'ils y venront, adonc sera-t-il heure du faire et temps assez.

«Or, regardez la grand'diablerie que ce eût été, si le roi de France eût été déconfit en Flandre, et la noble chevalerie que étoit avecques lui en ce voyage. On peut bien croire et imaginer que toute gentillesse et noblesse eût été morte et perdue en France et autant bien ens ès autre pays: ni la Jacquerie ne fut oncques si grande ni si horrible qu'elle eût été. Car pareillement à Reims, à Châlons en Champagne, et sur la rivière de Marne, les vilains se rebelloient et menaçoient jà les gentilshommes et dames et enfants qui étoient demeurés derrière; aussi bien à Orléans, à Blois, à Rouen en Normandie, et en Beauvoisis, leur étoit le diable entré en la tête pour tout occire, si Dieu proprement n'y eût pourvu de remède.» Froissart, VIII, 319-320.

«Tous prenoient pied et ordonnance sur les Gantois, et disoient adonc les communautés par tout le monde, que les Gantois étoient bonnes gens et que vaillamment ils se soutenoient en leurs franchises; dont ils devoient de toutes gens être aimés et honorés.» Froissart, VIII, 103.

«Les gentilshommes du pays... avoient dit et disoient encore et soutenoient toujours que si le commun de Flandre gagnoit la journée contre le roi de France, et que les nobles du royaume de France y fussent morts, l'orgueil seroit si grand en toutes communautés, que tous gentilshommes s'en douteroient, et jà en avoit-on vu l'apparent en Angleterre.» Froissart, VIII, 367-8.

116: Quand les haines et tribulations vinrent premièrement en Flandre, le pays étoit si plein et si rempli de biens que merveilles seroit à raconter et à considérer; et tenoient les gens des bonnes villes si grands états que merveilles seroit à regarder, et devez savoir que toutes ces guerres et haines murent par orgueil et par envie que les bonnes villes de Flandre avoient l'une sur l'autre... Et ces guerres commencèrent par si petite incidence que, au justement considérer, si sens et avis s'en fussent ensoignés (mêlés), il ne dut point avoir eu de guerre; et peuvent dire et pourront ceux qui cette matière liront ou lire feront, que ce fut œuvre du diable; car vous savez et avez ouï dire aux sages que le diable subtile et attire nuit et jour à bouter guerre et haine là où il voit paix, et court au long de petit en petit pour voir comment il peut venir à ses ententes.» Froissart, VII, 215-16.

117: En 1358, le comte de Flandre «accorda à ceux de Bruges et leur promist que jamais il ne mettroit sus aucun estaple de biens ou marchandises en autre ville que audit Bruges, mesmes qu'il priveroit de leurs offices les baillis et eschevins de l'eaue à l'Escluse, toutes les fois qu'ils seroyent trouvez avoir fait contre ledict droict d'estaple, et qu'il en apparut par cinc eschevins de Bruges.» Oudegherst, folio 273, éd. in-4o.—«Puis (ceux de Bruges, Gand, Ypres et Courtray) alèrent à l'Escluse, par acord, et y abatirent plusieurs maisons, qui estoient sus le port, en une rue, en laquelle on vendoit et acheptoit marchandises, sans égard; et disoit les Flamans de Bruges et autres que c'estoit au préjudice des marchands et d'eux, et pour ce les abatirent.» Chronique de Sauvage, p. 223.

«Interdictum petitione Brugensium (1384), ne post hac Franconates per pagos suos lanificium faciant.[TD-19]» Meyer, p. 201.—Aussi: «Ceux du Franc ont toujours esté de la partie du comte plus que tout le demeurant de Flandre.» Froissart, VII, 439.

118: Ceux de Brabant, et par spécial ceux de Bruxelles leur étoient moult favorables, et leur mandèrent ceux de Liége pour eux reconforter en leur opinion: «Bonnes gens de Gand, nous savons bien que pour le présent vous avez moult affaire et êtes fort travaillés de votre seigneur le comte et des gentilshommes et du demeurant du pays, dont nous sommes moult courroucés; et sachez que si nous étions à quatre ou à six lieues près marchissans (limitrophes) à vous, nous vous ferions tel confort que on doit faire à ses frères, amis et voisins, etc.» Froissart, VII, 450. Voir aussi Meyer.

119: Dubois va trouver Philippe Artevelde et lui dit: «Et saurez-vous bien faire le cruel et le hautin? car un sire entre commun (peuple), et par spécial à ce que nous avons à faire, ne vaut rien s'il n'est crému et redouté et renommé à la fois de cruauté; ainsi veulent Flamands être menés, ni on ne doit tenir entre eux compte de vies d'hommes ni avoir pitié non plus que d'arondeaulx (hirondelles) ou de alouettes qu'on prend en la saison pour manger.—Par ma foi, dit Philippe, je saurai tout ce faire.—Et c'est bien, dit Piètre, et vous serez, comme je pense, souverain de tous les autres.» Froissart, VII, 479.

120: Ils rapportèrent à Gand, pour humilier Bruges, le grand dragon de cuivre doré que Beaudoin de Flandre, empereur de Constantinople, avait pris à Sainte-Sophie et que les Brugeois avaient placé sur leur belle tour de la halle aux draps.—Cette tradition contestée est discutée et finalement adoptée dans l'intéressant Précis des Annales de Bruges, de M. Delpierre, p. 10, 1835.

121: Le Religieux de Saint-Denis prétend que cette armée montait à plus de cent mille hommes. Ce fut un seul fournisseur, un bourgeois de Paris, Nicolas Boulard, qui se chargea d'approvisionner pour quatre mois le marché qui se tenait au camp.

122: Les Gantais avaient demandé du secours aux Anglais, mais, de crainte qu'on ne voulût leur faire payer ce secours, ils réclamèrent les sommes que la Flandre avait autrefois prêtées à Édouard III. Ils n'eurent ni secours ni argent.

«Quand les seigneurs orent ouï cette parole et requête, ils commencèrent à regarder l'un l'autre, et les aucuns à sourire... Et les consaulx d'Angleterre sur leurs requêtes étoient en grand différent, et tenoient les Flamands à orgueilleux et présumpcieux, quand ils demandoient à ravoir deux cent mille vielz écus de si ancienne date que de quarante ans.» Froissart, VIII, 250-1.

123: «Ces Flamands qui descendoient orgueilleusement et de grand volonté, venoient roys et durs, et boutoient en venant de l'épaule et de la poitrine, ainsi comme sangliers tout forcenés, et étoient si fort entrelacés ensemble que on ne les pouvoit ouvrir et dérompre... Là fut un mons et un tas de Flamands occis moult long et moult haut; et de si grand bataille et de si grand'foison de gens morts comme il y en ot là, on ne vit oncques si peu de sang issir qu'il en issit, et c'étoit au moyen de ce qu'ils étoient beaucoup d'éteints et étouffés dans la presse, car iceux ne jetoient point de sang.» Froissart, VII, 347-354.—«Et y heubt en Flandre après la bataille grant orreur et pugnaisie en le place où le bataille avoit esté, des mors dont le place duroit une grande lieue... et les mangeoient les chiens et maint grand oisel qui furent veu en icelle place, dont le peuple avoit grant merveille.» Chronique inédite, ms. 801, D. de la Bibliothèque de Bourgogne (à Bruxelles), folio 153. Cette chronique curieuse n'est pas celle que Sauvage a rajeunie; d'ailleurs elle va plus loin.

124: Sur tout ceci, voyez le récit du Religieux de Saint-Denis.—Le calcul de Froissart, différent en apparence, ne contredit point celui-ci: «Et estoient en la cité de Paris de riches et puissants hommes armés de pied en cap la somme de trente mille hommes, aussi bien arrés et appareillés de toutes pièces comme nul chevalier pourroit être; et avoient leurs varlets et leurs maisnies (suite) armés à l'avenant. Et avoient et portoient maillets de fer et d'acier, périlleux bastons pour effondrer heaulmes et bassinets; et disoient en Paris quand ils se nombroient que ils étoient bien gens, et se trouvoient par paroisses tant que pour combattre de eux-mêmes sans autre aide le plus grand seigneur du monde.» Froissart, VIII, 183.

125: «... Quasi leoninam civium superbiam conculcarent...[TD-20]» Religieux de Saint-Denis.

126: Ibidem. Cette exagération prouve seulement l'idée qu'on se formait déjà de la population de cette grande ville.

127: Le lundi qui suivit la rentrée du roi, on exécuta un orfèvre et un marchand de drap, plusieurs autres dans la quizaine suivante, parmi lesquels Nicolas le Flamand, un des amis d'Étienne Marcel, qui avait assisté au meurtre de Robert de Clermont.

128: On prétend qu'à sa mort il refusa de dire merci au roi, et dit seulement merci à Dieu. Il était l'auteur d'un recueil de Décisions notoires, établies par enquestes par tourbes, de 1300 à 1387.

129: «Statuentes ut officium præposituræ exerceret qui regis auctoritate et non civium fungeretur.—Confraternitates etiam ad devotionem ecclesiarum sanctorum, et earum ditationem introductas, in quibus cives consueverant convenire, ut simul gaudentes epularentur... censuerunt etiam suspendendas usque ad beneplacitum regiæ majestatis.[TD-21]» Religieux de Saint-Denis, I, 242.—Ordonnance du 27 janvier 1382, t. VI du Recueil des Ord., p. 685. Un mot de cette ordonnance fait entendre que les Parisiens avaient aidé indirectement les Flamands: «Ils ont empesché que nos charioz et ceux de nostre chier oncle, le duc de Bourgogne, et plusieurs autres choses fussent amenez par devers nous... où nous estions.»

130: La ville de Rouen fut fort maltraitée, sa cloche lui fut enlevée et donnée aux panetiers du roi; c'est ce qui résulte d'une charte dont je dois la communication à l'amitié de M. Chéruel: «Comme par nos lettres patentes vous est apparu nous avoir donné à nos bien amés panetiers Pierre Debuen et Guillaume Heroval une cloche qui soulloit estre en la mairie de Rouen, nommée Rebel, laquelle fust confisquée à Rouen quand la commotion du peuple fust dernièrement en ladicte ville.» Archives de Rouen, registre ms., côte A, folio 267.

131: «Nec inde regale ærarium ditatum est.[TD-22]» Religieux.

132: Froissart dit qu'il mourut de maladie, t. IX, p. 10, édit. Buchon.—Le religieux de Saint-Denis, ce grave et sévère historien, qui ne déguise aucun crime des princes de ce temps, n'accuse point le duc de Berri.—Meyer (lib. xiii, fol. 200) ne rapporte l'assassinat que d'après une chronique flamande du xve siècle, laquelle se réfute elle-même par la cause qu'elle assigne au fait. Le duc de Berri aurait pris querelle avec le comte de Flandre pour l'hommage du comté de Boulogne, héritage de sa femme. Or le duc de Berri n'épousa l'héritière de Boulogne que cinq ans après. Art de vérifier les dates, Comtes de Flandre, ann. 1384, t. III, p. 21.

133: «La jeune dame, en estant debout, se tenoit coie et ne mouvoit ni cil ni bouche; et aussi à ce jour ne savoit point de françois.» Froissart.

134: «Ils furent nombrés à treize cents et quatre-vingt-sept vaisseaux... Et encore n'y estoit pas la navie du connétable.» Froissart, t. X, c. xxiv, p. 160.—«Les pourvéances de toutes parts arrivaient en Flandre, et si grosses de vins et de chairs salées, de foin, d'avoine, de tonneaux de sel, d'oignons, de verjus, de biscuit, de farine, de graisses, de moyeux (jaunes) d'œufs battus en tonneaux, et de toute chose dont on se pouvoit aviser ni pour-penser, que qui ne le vit adoncques, il ne le voudra ou pourra croire.» Froissart, ibid., p. 158.

135: Knyghton.—Walsingham.

136: Le duc de Berri répondait froidement aux reproches du duc de Bourgogne sur l'inutilité de ses prodigieuses dépenses: «Beau-frère, si nous avons la finance et nos gens l'aient aussi, la greigneur partie en retournera en France; toujours va et vient finance. Il vaut mieux cela aventurer que mettre les corps en péril ni en doute.» Froissart, t. X, p. 271.

137:

... And Ocean, 'mid his uproar wild,
Speaks safety to his island child.

«L'Océan qui la garde, en son rauque murmure, dit amour et salut à son île, à son enfant!» Coleridge.

138: Le sire de Laval dit au duc de Bretagne: «Il n'y auroit en Bretagne chevalier ni écuyer, cité, chastel ni bonne ville, ni homme nul, qui ne vous haït à mort, et ne mit peine à vous déshériter. Ni le roi d'Angleterre ni son conseil ne vous en sauroient nul gré. Vous voulez vous perdre pour la vie d'un homme?» Froissart.

139: Et plus à gagner: «Plus est riche et puissant le duc de Bourgogne, tant y vaut la guerre mieulx... Pour une buffe que je recevrai, j'en donnerai six.» Froissart.

140: On renvoya, il est vrai, le plus grand nombre comme impropre au service. Le même Nicolas Boulard, dont nous avons parlé, pourvut aux approvisionnements.

Il envoya ses gens avec cent mille écus d'or sur le Rhin; ils furent partout bien reçus, sur le renom de leur maître. «Ob magistri notitiam.» Les mariniers du Rhin s'employèrent avec beaucoup de zèle à faire descendre ces provisions jusqu'aux Pays-Bas. Religieux de Saint-Denis, I, IX, c. vii, p. 532.

141: «Quod acceptabilius regi fuit, insignis domina municipii Amoris, casto amore succensa, ad eum personaliter accessit.[TD-23]» Religieux de Saint-Denis, ibidem, p. 538.—V. Les traités originaux des princes des Pays-Bas, et leurs excuses au roi. Archives, Trésor des Chartes, J., 522.

142: Une expédition, sollicitée par les Génois et commandée par le duc de Bourbon, alla échouer en Afrique (1390). Le comte d'Armagnac, ramassant tous les soldats qui pillaient la France, passa les Alpes, attaqua les Visconti et se fit prendre (1391). Le roi lui-même projetait une croisade d'Italie; il aurait établi le jeune Louis d'Anjou à Naples, et terminé le schisme par la prise de Rome.

143: Elle était préparée de longue date. On ne perdait pas une occasion d'indisposer le roi contre ses oncles: «... Leur en ay oy aucune foiz tenir leur consaulz, et dire au roi: Sire, vous n'avez mais à languir que six ans, et l'autre foiz que cinq ans, et ainsi chascune année, si comme le temps s'aprochoit...» Instruction de Jean de Berry, dans les Analectes, his. de M. Le Glay, Lille, 1838, p. 159.

144: le Religieux.

145: «Non nisi usque ad colli summitatem peregerunt.[TD-24]» Religieux.

146: «Abbatia pro Regina dominarumque insigni contubernio retenta...[TD-25]» Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 586.—«Quarum si pulchritudinem... attendisses... fictum dearum... ritum dixisses renovatum.[TD-26]» Ibidem, p. 594.

147: Ad templi similitudinem.[TD-27]» Religieux.

148: Cette tradition ne se trouve que dans Meyer et autres auteurs assez modernes. Mais le contemporain y fait allusion: «Alias displicenciæ radices utique non si cognitas quod scriptu dignas reputem.[TD-29]» Religieux de Saint-Denis, ms., 388, verso.—Juvénal écrivant plus tard est déjà plus clair: «Et estoit commune renommée que desdistes joustes estoient provenues des choses deshonnestes en matière d'amourettes, et dont depuis beaucoup de maux sont venus.» Juvénal des Ursins, p. 73, édit. Godefroy.

149: Dans son testament, il lègue une somme considérable, trois cents livres, pour que l'on fasse des prières pour l'âme de Duguesclin, mort douze ans auparavant. Testament de Charles VI, janvier 1893, Archives, Trésor des Chartes, J., 404.

150: «En eut le roy plusieurs coups et horions sur les espaules bien assez. Et au soir, en la présence des dames et damoiselles, fut la chose sçue et récitée, et le roy mesme se farçoit des horions qu'il avoit reçus.» Grandes chroniques de Saint-Denis.

151: Ce mariage eut de grandes conséquences qu'on verra plus tard. Elle apporta Asti en dot, avec 450,000 florins. Archives.

152: Le Religieux.

153: Je suis sur ce point le Religieux de Saint-Denis, p. 618. Au reste, les contradictions des historiens sur ce voyage ne sont pas inconciliables.

154: «Quoiqu'ils fussent logés de lez le pape et les cardinaux, si ne se pouvoient-ils tenir... que toute nuit ils ne fussent en danses, en caroles et en esbattements avec les dames et damoiselles d'Avignon; et leur administroit leurs reviaux (fêtes) le comte de Genève, lequel étoit frère du pape.» Froissart.

155: Selon le bénédictin de Saint-Denis, on soupçonna généralement les dominicains.

156: «Et leur donnoit anals d'or et fermaillets (agrafes) à chascune...» Froissart.

157:... Sauf une jarretière d'autre couleur au bras... (Ordonnances.)

158: Saint-Jacques était le Saint-Denis, le Westminster des confréries; l'ambition des bouchers, des armuriers, était d'y être enterré. Le premier bienfaiteur de cette église fut une teinturière. Les bouchers l'enrichirent. Ces hommes rudes aimaient leur église. Nous voyons par les chartes que le boucher Alain y acheta une lucarne pour voir la messe de chez lui; le boucher Haussecul acquit à grand prix une clef de l'église. Cette église était fort indépendante, entre Notre-Dame et Saint-Martin, qui se la disputaient. C'était un redoutable asile que l'on n'eût pas violé impunément. Voilà pourquoi le rusé Flamel, écrivain non juré, non autorisé de l'Université, s'établit à l'ombre de Saint-Jacques. Il put y être protégé par le curé du temps, homme considérable, greffier du parlement, qui avait cette cure, sans même être prêtre (voir les lettres de Clémengis). Flamel se tint là trente ans dans une échoppe de cinq pieds sur trois; et il s'y aida si bien de travail, de savoir-faire, d'industrie souterraine, qu'à sa mort il fallut, pour contenir les titres de ses biens, un coffre plus grand que l'échoppe.

D'abord, sans autre bien que sa plume et une belle main, épousa une vieille femme qui avait quelque chose. Sous même enseigne, il fit plus d'un métier. Tout en copiant les beaux manuscrits qu'on admire encore, il est probable que, dans ce quartier de riches bouchers ignorants, de lombards et de juifs, il fit et fit faire bien d'autres écritures. Un curé, greffier du Parlement, pouvait encore lui procurer de l'ouvrage. Le prix de l'instruction commençant à être senti; les seigneurs à qui il vendait ces beaux manuscrits lui donnèrent à élever leurs enfants. Il acheta quelques maisons; ces maisons, d'abord à vil prix par la fuite des juifs et par la misère générale du temps, acquirent peu à peu de la valeur. Flamel sut en tirer parti. Tout le monde affluait à Paris; on ne savait où loger. De ces maisons, il fit des hospices, où il recevait des locataires pour une somme modique. Ces petits gains, qui lui venaient ainsi de partout, firent dire qu'il savait faire de l'or. Il laissa dire, et peut-être favorisa ce bruit, pour mieux vendre ses livres.—Cependant ces arts occultes n'étaient pas sans danger. De là le soin extrême que mit Flamel à afficher partout sa piété aux portes des églises. Partout on le voyait en bas-relief agenouillé devant la croix avec sa femme Pernelle. Il trouvait à cela double avantage. Il sanctifiait sa fortune et il l'augmentait en donnant à son nom cette publicité. Voir le savant et ingénieux abbé Vilain, Histoire de Saint-Jacques-la-Boucherie, 1758; et son Histoire de Nicolas Flamel, 1761.

159: Voy. ses Œuvres, Lyon, 1504, et sa Vie (par Haitze), Aix, 1719.

160: Selon le chroniqueur bénédictin, on accusa encore de ce crime les dominicains: «Veneficos ignorabant, siebant tamen quod desuper habitum longum et nigrum, subtus vero album, ut religiosi, deferebant.[TD-31]» Religieux de Saint-Denis; t. I, l. XI, c. v, p. 684.

161: Il avait perdu un œil à la bataille d'Auray, en 1364.

162: Le duc de Berri lui dit un jour: «Méchant traître, c'est toi qui as causé la mort de notre frère.» Et il donna ordre de l'arrêter, mais personne n'obéit. (Religieux.)

163: Ils ne tardèrent pas à obtenir la grâce de Craon (13 mars 1395). Lettres de rémission accordées à Pierre de Craon: «... Il ait esté par notre commandement et ordenance au saint Sépulcre, et depuis par nostre permission et licence et soubs nostre sauf-conduit soit venu en nostre royaume et en l'abbaye de Saint-Denis, où il a esté par l'espace de IIII mois et demi ou environ en espérance de ciudier trouver paix et accord avec ledit sire de Clicon... et avec ce ait esté naguères banni de nostre royaume et entre autres choses condempné envers notre très-chère et très-amée tante la royne de Cécille par arrest de Parlement, pour lesquels bannissement et autres condemnations lui, sa femme et ses enfants sont du tout deserts d'estat et de chevance, mesmement que de ses biens ne lui demoura autre chose... et leur a convenu... requerir leurs parents et amis pour vivre...—Voulans en ce cas pitié et miséricorde préférer à rigueur de justice et pour contemplation de nostre très-chère et très-amée fille Ysabelle royne d'Angleterre, qui sur ce nous a... supplié le jour de ses fiansailles et que ledit suppliant est de nostre lignaige. Nous par saine et meure délibération et de nos très-chers et amés oncles et frère...» Archives, Trésor des Chartes, J., 37.

164: Nous suivons pas à pas le Religieux de Saint-Denis. Ce grave historien mérite ici d'autant plus d'attention, qu'il était lui-même à l'armée et témoin oculaire des événements.

165: Il venait d'épouser la fille du duc de Milan, qui avait une couleuvre dans ses armes.

166: «... Quemdam abjectissimum virum obviam habuit, qui eum terruit vehementer. Is nec minis nec terroribus potuit cohiberi, quin regi pertranseunti terribiliter clamando fere per dimidiam horam hæc verba reiteraret: Non progrediaris ulterius, insignis rex, quia cito perdendus es. Cui cito assensit ejus imaginatio jam turbata... Hoc furore perdurante, viros quatuor occidit, cum quodam insigni milite dicto de Polegnac de Vasconia, ex furtivo tamen concubitu oriundo.[TD-32]» Le Religieux de Saint-Denis, folio 189, ms.—M. Bellaguet ayant encore le manuscrit original entre les mains, et n'ayant pas encore publié cette partie, je me sers de l'excellente copie de Baluze (1839).

167: On était loin de s'attendre à un traitement si humain. Les Parisiens allaient tous les jours à la Grève, dans l'espoir de les voir pendre.

168: L'inventeur de la mascarade fut un des brûlés, à la grande joie du peuple. Il avait toujours traité les pauvres gens avec la plus cruelle insolence. Il les battait comme des chiens, les forçait d'aboyer, les foulait aux pieds avec ses éperons. Quand son corps passa dans Paris, plusieurs crièrent après lui son mot ordinaire: «Aboie, chien!» (Religieux.)

169: On fut obligé de murer toutes les entrées de l'hôtel Saint-Pol.—«Non solum se uxoratum liberosque genuisse denegabat, imo suimet et tituli regni Franciæ oblitus, se non nominari Carolum, nec deferre lilia asserebat; et quotiens arma sua vel reginæ exarata vasis aureis vel alicubi videbat, ea indignantissime delebat.[TD-33]» Le Religieux de Saint-Denis, ms., anno 1393, folio 207.—«Arma propria et reginæ si in vitreis vel parietibus exarata vel depicta percepisset, inhoneste et displicenter saltando hæc delebat, asserens se Georgium vocari, et in armis leonem gladia transforatum se deferre.[TD-34]»

170: On expliquait aussi par un talisman l'influence de Diane de Poitiers sur Henri II. (Guibert.)

171: Voir ses belles paroles, à ce sujet, dans son instruction à son fils: «Chier fils, je t'enseigne que les guerres et les contens qui seront en ta terre, ou entre tes homes, que tu metes peine de l'apaiser à ton pouvoir; car c'est une chose qui moult plest à Notre-Seigneur: et messire Saint-Martin nous a donné moult grant exemple, car il ala pour metre pès entre les clers qui estoient en sa archevêché, au tems qu'il savoit par Notre-Seigneur que il devoit mourir; et li sembla que il metoit bone fin en sa vie en ce fere.»

172: Toutefois Gerson doute encore. Si la cession s'opère, ce sera un don de Dieu et non une œuvre de l'homme; il y a trop d'exemples de la fragilité humaine: Ajax, Caton, Médée, les anges même, «qui trébuchèrent du ciel,» enfin les apôtres, et notamment saint Pierre, «qui à la voix d'une femelette renya Nostre-Seigneur.» Gerson, édition de Du Pin, t. IV, p. 567.

173: Sur les négociations antérieures, depuis 1380, voir entre autres pièces le Voyage de Nicolas de Bosc, évêque de Bayeux, imprimé dans le voyage littéraire de deux bénédictins, partie seconde, p. 307-360.

174: La jeune Isabelle avait sept ans. Richard assura qu'il en était épris sur la vue de son portrait.

175: Elle apporta, en outre, un grand nombre d'objets précieux. V. deux déclarations des joyaux, vaisselle d'or et d'argent, robes, tapisseries et objets divers pour la personne de madame Isabeau, pour sa chambre, sa chapelle et son écurie, panneterie, fruiterie, cuisine, etc. Nov. 1396, 23 juillet 1400. Archives, Trésor des Chartes, J., 643.

176: Comparer sur le récit de cette croisade nos historiens nationaux et les écrivains hongrois et allemands cités par Hammer, Histoire de l'Empire Ottoman. Ce grand ouvrage a été traduit sous la direction de l'auteur, par M. Hellert, qui l'a enrichi d'un atlas très-utile.

177: Nous analyserons plus tard le terrible pamphlet de Clémengis.

178: Consulter sur tout ceci le récit hostile au pape qu'on trouve dans les actes du concile de Pise. Concilia, ed. Labbe et Cossart, 1671, t. XI, part. 2, col. 2172, et seq.

179: Le Religieux.

180: Id.

181: Le Religieux.

182: Récit du bavarois Schildberger, l'un des prisonniers qui fut épargné à la prière du fils du sultan. Hammer, Histoire de l'Empire Ottoman, trad. de M. Hellert, t. I, p. 334.

183: Le Religieux de Saint-Denis y ajoute: «Equus habens abcissas ambas nares, ut diutius ad cursum habilis redderetur.[TD-36]» Ms., folio 330.

184: «L'Amorath parla au comte de Nevers par la bouche d'un latinier qui transportoit la parole.» Froissart.

185: Shakespeare n'exagère rien dans la scène où le père court dénoncer son fils à l'usurpateur qu'il vient lui-même de combattre. Cette scène, d'un comique horrible, n'exprime que trop fidèlement la mobile loyauté de ce temps si prompt à se passionner pour les forts. Peut-être aussi faut-il y reconnaître la facilité qu'on acquérait, parmi tant de serments divers, de se mentir à soi-même et de tourner son hypocrisie en un fanatisme farouche. Dans tout ceci Shakespeare est aussi grand historien que Tacite. Mais lorsque Froissart montre le chien même du roi Richard qui laisse son maître et vient faire fête au vainqueur, il n'est pas moins tragique que Shakespeare.

186: L'Église eut au fond la part principale dans cette révolution. La maison de Lancastre, qui avait d'abord soutenu Wicleff et les Lollards, se concilia ensuite les évêques et réussit par eux. Turner seul a bien compris ceci.

187: «Leur coustume d'Angleterre est que, quand ils sont au-dessus de la bataille, ils ne tuent riens, et par spécial du peuple, car ils connoissent que chacun quiert leur complaire, parce qu'ils sont les plus forts.» Communes.

188: «Le roi Richard avoit un lévrier lequel on nommait Math, très-beau outre mesure; et ne vouloit ce chien connoître nul homme fors le roi; et quand le roi devoit chevaucher, cil qui l'avoit en garde le laissoit aller; et ce lévrier venoit tantôt devers le roi festoyer et lui mettoit ses deux pieds sur les épaules. Et or donc advint que le roi et le comte Derby parlant ensemble en mi la place de la cour du dit châtel et leurs chevaux tous sellés, car tantôt ils devoient monter, ce lévrier nommé Math qui coutumier étoit de faire au roi ce que dit est, laissa le roi et s'en vint au duc de Lancastre et lui fit toutes les contenances telles que endevant il faisoit au roi, et lui assist les deux pieds sur le col, et le commença grandement à conjouir. Le duc de Lancastre, qui point ne connaissait le lévrier, demanda au roi: «Et que veut ce lévrier faire?»—«Cousin ce dit le roi, ce vous est un grand'signifiance et à moi petite.»—«Comment dit le duc, l'entendez-vous?»—«Je l'entends, dit le roi, le lévrier vous festoie et recueille aujourd'hui comme roi d'Angleterre que vous serez, et j'en serai déposé; et le lévrier en a connoissance naturelle; si le tenez de lez (près) vous, car il vous suivra et il m'éloignera.» Le duc de Lancastre entendit bien cette parole et conjouit le lévrier, lequel oncques depuis ne voulut suivre Richard de Bordeaux, mais le duc de Lancastre; et ce virent et sçurent plus de trente mille.» Froissart, t. XIV, c. lxxv, p. 205.

189: Voy., au t. XIV du Froissart édité par M. Buchon, le poëme français sur la déposition de Richard II (p. 322-466), écrit par un gentilhomme français qui était attaché à sa personne.—Voir aussi la publication de M. Thomas Wright: Alliterative Poem on the deposition of king Richard II.—Richardi Maydiston de Concordia inter Ricardum II et civitatem London[TD-37], 1838.—La lamentation de Richard est très-touchante dans Jean de Vaurin: Ha, Monseigneur Jean-Baptiste mon parrain, je l'ai tiré du gibet, etc. Bibl. royale, mss., 6756, t. IV, partie 2, folio 246.

190: «Si fut dit au roi: «Sire, tant que Richard de Bordeaux vive, vous ni le pays ne serez à sûr état.» Répondit le roi: «Je crois que vous dites vérité, mais tant que à moi je ne le ferai jà mourir, car je l'ai pris sus. Si lui tiendrai son convenant (promesse) tant que apparent me sera que fait me aura trahison.» Si répondirent ses chevaliers: «Il vous vaudroit mieux mort que vif; car tant que les François le sauront en vie, ils s'efforceront toujours de vous guerroyer, et auront espoir de le retourner encore en son État, pour la cause de ce que il a la fille du roi de France.» Le roi d'Angleterre ne répondit point à ce propos et se départit de là, et les laissa en la chambre parler ensemble, et il entendit à ses fauconniers, et mit un faucon sur son poing, et s'oublia à le paître.» Froissart, t. XIV, c. lxxxi, p. 258.

191: Ce passage du Religieux de Saint-Denis ne peut trouver son explication que dans les auteurs qui ont traité de la Cabale. Voir les travaux de M. Franck, si remarquables par la précision et la netteté.

192: «Sequenti die, mente se alienari sentiens, jussit sibi cultellum amoveri et avunculo suo duci Burgundiæ præcepit, ut sic omnes facerent curiales. Tot angustiis pressus est illa die quod sequenti luce, cum præfatum ducem et aulicos accersisset, eis lachrimabiliter fassus est, quod mortem avidius appetebat quam taliter cruciari, omnesque circumstantes movens ad lachrimas, pluries fertur dixisse: Amore Jesu Christi, si sint aliqui conscii hujus mali, oro ut me non torqueant amplius, sed cito diem ultimum faciant me signare.[TD-38]» Religieux de Saint-Denis, ms. Baluze.

193: Le Religieux donne une preuve remarquable de la douceur de Charles VI: «Cum in itinere... adolescens... dextrarium... urgeret calcaribus, ut eum ad superbiam excitaret, recalcitrando calce tibiam ejus graviter vulneravit et inde cruor fluxit largissimus. Inde... circumstantes cum in actorem delicti animadvertere conarentur, id rex manu et verbis levibus, etc.[TD-39] Ibidem, folio 736.

194: «Tanta affabilitate præeminebat, ut etiam contemptibilibus personis ex improviso et nominatim salutationis dependeret affatum, et ad se ingredi volentibus vel occurrentibus passim mutuæ collocutionis aut offerret ultro commercium aut postulantibus non negaret... Quamvis beneficiorum et injuriarum valde recolens, non tamen naturaliter neque magnis de causis sic ad iracundiam pronus fuit, ut alicui contumelias aut improperia proferret. Carnis lubrico contra matrimonii honestatem dicitur laborâsse, ita tamen ut nemini scandalum fieret, nulli vis, nulli enormis infligeretur injuria. Prædecessorum morem etiam non observans, raro et cum displicentia habitu regali, epitogio scilicet et talari tunica utebatur, sed indifferenter, ut decuriones cæteri, holosericis indutus, et nunc Boemannum nunc Alemannum se fingens, etiam... post unctionem susceptam hastiludia et joca militaria justo sæpius exercebat.[TD-40]» Ibidem, folio 141.

195: «Filia cujusdam mercatoris equorum... quæ quidem competenter fuit remunerata, quia sibi fuerunt data duo maneria pulchra cum suis omnibus pertinentiis, situata unum a Creteil, et aliud a Bagnolet, et ipsa vulgariter vocabatur palam et publice Parva Regina, et secum diu stetit, suscepitque ab eo unam filiam, quam ipse rex matrimonialiter copulavit cuidam nuncupato Harpedenne, cui dedit dominium de Belleville in Pictavia, filiaque vocabatur domicella de Belleville.[TD-41]»—Je ne retrouve plus la source d'où j'ai tiré cette note. Elle est ou du Religieux de Saint-Denis, ou du ms. Dupuy, Discours et Mémoires mezlez, coté 488.

196: Le Religieux.

197: Les cartes étaient connues avant Charles VI, mais peu en usage.

On en trouve la première mention dans le Renart contrefait, dont l'auteur anonyme nous apprend qu'il a commencé son poëme en 1328 et l'a fini en 1341. M. Peignot a donné une curieuse biographie de tous les auteurs qui ont traité ce sujet. Peignot, Recherches sur les danses des morts et sur les cartes à jouer.—Les uns font les cartes d'origine allemande, les autres d'origine espagnole ou provençale. M. Rémusat remarque que nos plus anciennes cartes à jouer ressemblent aux cartes chinoises. Abel Rémusat, Mém. Acad., 2e série, t. VII, p. 418.

198: En 1430, Philippe-Marie Visconti, duc de Milan, paya quinze cents pièces d'or pour un jeu de cartes peintes.—En 1441, les cartiers de Venise présentent requête pour se plaindre du tort que leur font les marchands étrangers par les cartes qu'ils impriment. Ibidem, p. 218, 247.

199: Ordonnances, t. VIII, p. 555, déc. 1402.—Dans une lettre bien antérieure, Charles VI assigne: Quarante francs à certains chapelains et clercs de la Sainte-Chapelle de nostre Palais à Paris, lesquels jouèrent devant nous le jour de Pasques nagaires passé les jeux de la Résurrection Nostre Seigneur.» 5 avril 1390. Bibliothèque royale, mss., cabinet des titres.

200: «Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecteroit peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan étoit sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu'il est roi, je crois qu'il seroit presque aussi heureux qu'un roi qui rêveroit toutes les nuits douze heures durant qu'il est artisan.» Pascal.

201: Voir le Religieux de Saint-Denis à l'année 1405, et le portrait qu'il fait du duc d'Orléans, année 1407, ms. Baluze, folio 553.—V. aussi les complaintes et autres pièces sur la mort de Louis d'Orléans. Bibl. royale, mss. Colbert 2403, Regius 9681-5.

202: «Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en respondant: Parceque c'estoit luy, parceque c'estoit moy.» Montaigne.

203: Louis d'Orléans était poëte aussi, s'il est vrai qu'il avait célébré dans des vers les secrètes beautés de la duchesse de Bourgogne. (Barante.)

204: V. plus loin la réponse qu'il leur fit en 1405. Toutefois ordinairement il leur parlait avec douceur: «Ipsum vidi elegantiorem respondendo... quam fuerant proponendo... mitissime alloqui, et si uspiam errassent, leniter admonere.[TD-44]» Religieux de Saint-Denis, ms., 553 verso.

205: L'éducation d'un jeune chevalier, par les femmes, est l'invariable sujet des romans ou histoires romanesques du xve siècle. Les histoires de Saintré, de Fleuranges, de Jacques de Lalaing, ne sont guère autre chose. L'homme y prend toujours le petit rôle; il trouve doux d'y faire l'enfant. Tout au contraire de la Nouvelle-Héloïse, dans les romans du xve siècle, la femme enseigne et non l'homme, ce qui est bien plus gracieux. C'est ordinairement une jeune dame, mais plus âgée que lui, une dame dans la seconde jeunesse, une grande dame surtout, d'un rang élevé, inaccessible, qui se plaît à cultiver le petit page, à l'élever peu à peu. Est-ce une mère, une sœur, un ange gardien? Un peu tout cela. Toutefois, c'est une femme... Oui, mais une dame placée si haut! Que de mérite il faudrait, que d'efforts, de soupirs, pendant de longues années!... Les leçons qu'elle lui donne ne sont pas des leçons pour rire: rien n'est plus sérieux, quelquefois plus pédantesque. La pédanterie même, l'austérité des conseils, la grandeur des difficultés, font un contraste piquant et ajoutent un prix à l'amour... Au but, tout s'évanouit; en cela, comme toujours, le but n'est rien, la route est tout. Ce qui reste, c'est un chevalier accompli, le mérite et la grâce même.—Voir l'histoire du Petit Jehan de Saintré, 3 vol. in-12, 1724; le Panégyric du chevalier sans reproche (La Trémouille), 1527, etc., etc. (note de 1840).—Voir Renaissance. Notes de l'introduction (1855).

206:

Quan la doss aura venta
Deves vostre pais,
M'es veiaire que senta
Odor de Paradis.

«Quand le doux zéphyr souffle de votre pays, ô ma Dame, il me semble que je sens une odeur de Paradis.» Bernard de Ventadour.

207: Christine de Pisan semble avoir commencé la suite des femmes de lettres, pauvres et laborieuses, qui ont nourri leur famille du produit de leur plume.—Nous devons à M. Thomassy de pouvoir apprécier enfin ce mérite si longtemps méconnu. Essai sur les écrits politiques de Christine de Pisan, 1838. M. de Sismondi la traite encore assez durement. Gabriel Naudé, ce grand chercheur, avait eu l'idée de tirer ses manuscrits de la poussière. Naudæi Epistolæ, epist. XLIX, p. 369.

208: Elle dédia au duc d'Orléans son Débat des deux amants et d'autres ouvrages. Du reste, elle fait entendre qu'elle ne le vit qu'une fois, et pour solliciter sa protection: «Et ay-je veu de mes yeulx, comme j'eusse affaire aucune requeste d'ayde de sa parolle, à laquelle, de sa grâce, ne faillis mie. Plus d'une heure fus en sa présence, où je prenoye grant plaisir de veoir sa contenance, et si agmodérément expédier besongnes, chascune par ordre; et moi mesmes, quant vint à point, par luy fus appellée, et fait ce que requeroye...»—Elle dit encore du duc d'Orléans: «N'a cure d'oyr dire deshonneur des femmes d'autruy, à l'exemple du sage (et dit de telles notables parolles: «Quand on me dit mal d'aucun, je considère se celluy qui le dit a aucune particulière hayne à celluy dont il parle»), ne de nelluy mesdire, et ne croit mie de legier mal qu'on luy rapporte.» Christine de Pisan, collection Petitot, t. V, p. 393.

209: Le Religieux de Saint-Denis ajoute toutefois que, quoiqu'il parlât peu, il avait de l'esprit; ses yeux étaient intelligents. Il en existe un portrait fort ancien au musée de Versailles et au château d'Eu. Il est en prières, déjà vieux, les chairs molles, l'air bonasse et vulgaire. Christine l'appelle en 1404: «Prince de toute bonté, salvable, juste, saige, benigne, douls et de toute bonne meurs.»

210: M. Darcier n'a pas réussi, dans la préface de son Monstrelet, à établir l'impartialité de ce chroniqueur. Monstrelet omet ou abrége ce qui est défavorable à la maison de Bourgogne, ou favorable à l'autre parti. Cela est d'autant plus frappant qu'il est ordinairement d'un bavardage fatigant. «Plus baveux qu'un pot à moutarde,» dit Rabelais.

211: V. 1402, et les projets du parti d'Orléans, 1411.

212: Au témoignage de Charles le Téméraire. (Gachard.)

213: Il est curieux de voir comment Philippe le Hardi eut l'adresse de se conserver cette importante possession que Charles V avait cru, ce semble, ne céder que temporairement pour gagner les Flamands et faciliter le mariage de son frère. Celui-ci obtint, sous la minorité de Charles VI, qu'on lui laisserait Lille, etc., pour sa vie et celle de son premier hoir mâle. Il savait bien qu'une si longue possession finirait par devenir propriété. V. les Preuves de l'Hist. de Bourgogne, de D. Plancher, 16 janvier 1386, t. III, p. 91-94.

214: C'est ce qui résulte de l'important mémoire de M. Raoux; il prouve par une suite de témoignages que depuis le xie siècle la limite des deux langues est la même. Rien n'a changé dans les villes mêmes que les Français ont gardées un siècle et demi. Mémoires de l'Académie de Bruxelles, t. IV, p. 412-440.

215: «Mon pays de Bourgoigne n'a point d'argent; il sent la France.» Mot de Charles le Téméraire. (Gachard.)

216: V. au tome IV, livre VI, chap. Ier, les étranges promesses par lesquelles les Anglais s'efforçaient de les attirer.

217: Meyeri Annales Flandriæ, folio 208, et Altemeyer, Histoire des relations commerciales et politiques des Pays-Bas avec le Nord, d'après les documents inédits; ms.

218: La misère força peut-être Craon à cet acte monstrueux d'ingratitude. Il avait dû la grâce de son premier crime aux prières de la jeune Isabelle de France, épouse de Richard II. V. p. 132.

219: De plus, il emmena avec lui le duc et ses deux frères.—Lorsque le jeune duc de Bretagne retourna chez lui, on lui donna, non-seulement le comté d'Évreux, mais la ville royale de Saint-Malo, l'un des plus précieux fleurons de la couronne de France. Il n'en resta pas moins à moitié Anglais; son frère Arthur tenait le comté de Richemont du roi d'Angleterre.

220: Lettre des ambassadeurs anglais contre le duc d'Orléans, etc.: «Le roi d'Angleterre, alors duc, étant revenu en Angleterre demander justice, a été poursuivi par le roi Richard, lequel est mort en cette poursuite, ayant auparavant résigné son royaume audit duc; il n'est pas nouveau qu'un roi, comme un pape, puisse résigner son État.» 24 septembre 1404. Archives, Trésor de Chartes, J., 645.

221: Monstrelet.

222: Monstrelet.—Quant à Isabelle de France, il récriminait d'une manière toute satirique: «Plût à Dieu que vous n'eussiez fait rigueur, cruauté ni vilenie envers nulle dame ni damoiselle, non plus qu'avons fait envers elle; nous croyons que vous en vaudriez mieux.»

223: Meyer ne nomme pas cet auteur, qui nous apprend seulement dans le passage cité qu'il a vu souvent Charles VI et causé familièrement avec lui. Il prétend que Jean sans Peur voulait, dès le vivant de son père, tuer le duc d'Orléans; que dès qu'il lui succéda, il demanda à ses conseillers quel était le moyen d'en venir à bout avec moins de danger. N'ayant pu changer sa résolution, ils lui conseillèrent d'attendre qu'il eût perdu son ennemi dans l'esprit du peuple: «Id autem hoc modo efficere posset, si Parisiis præcipue et similiter in aliis quibusque regni nobilioribus civitabus, per biennium vel triennium ante per impositas personas ubique disseminari faceret: «Se maxime regnicolis compati et condolere, quod tot tributis, et variis, et multiplicibus vectigalibus premerentur. Seque totis eniti conatibus ut, regno ad antiquas suas libertates atque immunitates restituto, omnibus hujusmodi molestissimis gravissimisque exactionibus populus levaretur; sed ne sui optimi ac piissimi voti et affectus quem ad regnum et regnicolas gerebat, fructum assequeretur, ipsius Aurelianensis ducis vires et conatus semper obstitisse et continuo obstare, qui omnium hujus modi imponendorum et in dies excrescentium novorum tributorum atque vectigalium author et defensor maximus existeret ac semper extitisset.» Hoc igitur rumore per omnes pene civitates et provincias regni aures mentesque popularium occupante, tanta invidia apud plebem (quæ hujus modi gravamina vectigalium atque exactionum altius sentit atque suspirat) conflata fuit adversus prælatum Aurelianensium ducem, tantus vero amor, gratia atque favor omnium duci Burgundionum arcesserunt, ut...[TD-45]» Meyer, 224 verso.

224: «Compatiendo regnicolis... Affirmans, quod si... consensisset, inde ducenta millia scuta auri, sibi promissa, percepisset.[TD-46]» Religieux de Saint-Denis, ms., folio 392.

«Qui de usurariis dolosisque contractibus et specialiter de illis qui ultra medietatem justi pretii aliquid vendidissent inquirerent, et ab eis secundum demerita, pecunias extorquerent.[TD-47]» Ibidem, folio 394.

225: C'était le temps de la révolte des Percy.

226: C'étaient les Bretons de Clisson, conduits par Guillaume Duchâtel.

227: Rymer.

228: Le comte de Clermont, très-jeune encore, était le chef nominal de cette armée.

229: Le Religieux dit qu'il s'était muni d'un ordre du roi.

230: Le comte de Saint-Pol avait pris les armes pour les intérêts de sa fille, belle-fille du duc de Bourgogne.

231: Le Religieux paraît croire pourtant qu'il était innocent; le Parlement le jugea tel. Il était Normand et fortement soutenu par les nobles de Normandie. Ibidem, folio 424. «Et disoient les Anglais... qu'il n'y avoit chose si secrete au conseil du roy que tantost après ils ne sceussent.» Juvénal, p. 162.

232: En 1403, le duc de Bourgogne n'osant négocier avec les Anglais laissa les villes de Flandre traiter avec eux. Rymer, editio tertia, t. IV, p. 38.—Il se fit ensuite autoriser par le roi à conclure une trêve marchande. Cette trêve fut renouvelée par sa veuve et son successeur, 29 août 1403, 19 juin 1404. Archives, Trésor des Chartes, J., 573.

233: V. l'excellent jugement que Le Laboureur porte sur le caractère de Philippe le Hardi. Introd. à l'Hist. de Charles VI, p. 96.

234: D. Plancher.

235: Le Religieux.

236: Glossaire de Laurière, t. I, p. 206. Michelet, Origines du droit, p. 395: «Se desceindre,» c'est le signe de la cession de biens.—En certaines villes d'Italie, celui qui fait cession a payé pour toujours, «s'il frappe du cul sur la pierre en présence du juge.»

237: La renonciation de la veuve n'est pas en effet sans analogie avec le reniement du mariage, par lequel la loi de Castille permettait à la femme noble qui avait épousé un roturier, de reprendre sa noblesse à la mort de son mari. Il fallait qu'elle allât à l'église avec une hallebarde sur l'épaule; là, elle touchait de la pointe la fosse du défunt et elle lui disait: «Vilain, garde ta vilainie, que je puisse reprendre ma noblesse.» Note communiquée par M. Rossew Saint-Hilaire.—Michelet, Origines, p. 42: «La clef était un des principaux symboles usités dans le mariage...—En France: «Lorsqu'on ostoit les clefs à sa femme, c'étoit le signe du divorce.» Godet.—«C'est une coutume chez les François que les veuves déposent leurs clefs et leur ceinture sur le corps mort de leur époux, en signe qu'elles renoncent à la communauté des biens.» Le Grand Coutumier.

238: «Et de ce demanda instrument à un notaire public, qui estoit là présent.» Monstrelet.—«Et là (à Arras), la duchesse Marguerite, sa femme (femme de Philippe le Hardi), renonça à ses biens meubles par la doute qu'elle ne trouvât trop grands dettes, en mettant sur sa représentation sa ceinture avec sa bourse et les clefs, comme il est de coutume, etc.» Monstrelet.

239: V. tome IV.

240: Il se l'était fait céder en 1400 par le duc de Berri.

241: Meyer.

242: Le Religieux.

243: Cela ressort d'une infinité de faits de détail. Un historien dont l'opinion est grave en ce qui touche l'économie politique, et que d'ailleurs on ne peut soupçonner d'oublier jamais la cause du peuple, M. de Sismondi a compris ceci comme nous: «L'agriculture n'était point détruite en France, quoiqu'il semblât qu'on eût fait tout ce qu'il fallait pour l'anéantir. Au contraire, les granges brûlées par les dernières expéditions des Anglais avaient été rebâties, les vignes avaient été replantées, les champs se couvraient de moissons. Les arts, les manufactures, n'étaient point abandonnés; au contraire, il paraît qu'ils employaient un plus grand nombre de bras dans les villes, à en juger par les statuts de corps de métiers qui se multipliaient dans toutes les provinces, et pour lesquels on demandait chaque année de nouvelles sanctions royales. La richesse, si barbarement enlevée à ceux qui l'avaient produite, était bientôt recréée par d'autres; et il faut bien que ce fût avec plus d'abondance encore, car le produit des tailles et des impositions, loin de diminuer, s'était considérablement accru. Le roi levait plus facilement six francs par feu dans l'année, qu'il n'aurait levé un franc cinquante ans auparavant.» Sismondi, Histoire des Français, t. XII, p. 173.

244: «Cum regina ex illis sex equos oneratos auro monetato in Alemaniam mitteret, hoc in prædam venit Metensium (de ceux de Metz) qui a conductoribus didicerunt quod alias finantiam similem in Alemaniam conduxerant, unde mirati sunt multi, cum sic vellet depauperare Franciam ut Alemanos ditaret.[TD-48]» Religieux de Saint-Denis, ms., folio 440.

245: «Mihi pluries de summa sciscitanti responsum est, quod octies ad centum millia scuta auri venerat, quam tamen propriis deputaverunt usibus.[TD-49]» Ibidem, folio 439.

246: Le Religieux.

247: «Loricatis, fimbriatis et manicatis vestibus.[TD-50]» Religieux.

248: «Domina Venus.[TD-51]» Religieux.—Cet Augustin, qui prêcha contre le duc d'Orléans, lui avait dédié un livre, qui peut-être n'avait pas été assez payé.

249: «Te induere de substantia, lacrimis et gemitibus miserrimæ plebis.[TD-52]» Religieux.

250: Ceux de Rouen répondirent avec dérision: «Nous porterons nos armes au château, c'est-à-dire que nous irons armés, armés aussi nous reviendrons.»

251: «C'estoit grande pitié de la maladie du roy, laquelle luy tenoit longuement. Et quand il mangeoit, c'estoit bien gloutement et louvissement. Et ne le pouvoit-on faire despoüiller, et estoit tout plein de poux, vermine et ordure. Et avoit un petit lopin de fer, lequel il mit secrettement au plus près de sa chair. De laquelle chose on ne sçavoit rien, et luy avoit tout pourry la pauvre chair, et n'y avoit personne qui ozast approcher de luy pour y remedier. Toutefois il y avoit un physicien qui dit, qu'il estoit necessité d'y remedier, ou qu'il estoit en danger, et que de la garison de la maladie il n'y avoit remede, comme il luy sembloit. Et advisa qu'on ordonnast quelque dix ou douze compagnons desguisez, qui fussent noircis, et aucunement garnis dessous, pour doute qu'il ne les blessast. Et ainsi fut fait, et entrerent les compagnons, qui estoient bien terribles à voir, en sa chambre. Quand il les vid, il fut bien esbahi, et vinrent de faict à luy: et avoit-on fait faire tous habillements nouveaux, chemise, gippon, robbe, chausses, bottes, qu'un portoit. Ils le prirent, luy cependant disoit plusieurs paroles, puis le dépouillerent, et luy vestirent lesdites choses qu'ils avoient apportées. C'estoit grande pitié de le voir, car son corps estoit tout mangé de poux et d'ordure. Et si trouverent ladite piece de fer: toutes les fois qu'on le vouloit nettoyer, falloit que ce fust par ladite maniere.» Juvénal des Ursins.

252: Il témoigna beaucoup de reconnaissance à une dame qui avait soin du dauphin et suppléait à la négligence de sa mère. Il lui donna le gobelet d'or dans lequel il venait de boire. (Religieux.)

253: Monstrelet, t. I, p. 163. Le greffier du Parlement, contre son ordinaire, raconte ce fait avec détail: «Ce dit jour, le roy estant malade en son hostel de Saint-Pol, à Paris, de la maladie de l'aliénation de son entendement (laquelle a duré dès l'an mil CCCIIIIXX et XIII, hors aucuns intervalles de resipiscence telle quelle), et la royne et le duc d'Orliens Loys frère du roy estant à Meleun, où len menoit le dauphin duc de Guienne aagé de IX ans environ et sa femme aagiée de X ans ou environ, au mandement de la royne mère dudit dauphin (qui venoit au roy comme len disoit pour faire hommage après le décès de Philippe son père, oncle du roi, jadis de ses terres, et pour le visiter et aviser comme len disoit du petit gouvernement de ce royaume) soupeconans comme len disoit que la royne n'eust mandé ledit dauphin pour sa venue, chevaucha hastivement et soudainement, à tout sa gent armée de Louvres en Parisis où il avoit gen, en passant par Paris environ VII heures au matin, et a consuit ledit dauphin son gendre qui avoit gen à Ville-Juyve à Genisy, et ledit dauphin interrogué après salus où il aloit et si voudroit pas bien retourner en sa bonne ville de Paris, a respondu que oy, comme len disoit, le ramena environ XII heures contre le gré du marquis du Pont cousin germain du roy et dudit duc et contre le gré du frère de la royne qui le menoient, auquel dauphin alèrent au-devant le roy de Navarre cousin germain, le duc de Berry et le duc de Bourbon, oncles du roy et plusieurs autres seigneurs qui estoient à Paris, et le menèrent au chasteau du Louvre pour être plus seurement; dont se tindrent mal contens lesdits duc d'Orliens et la royne, telement que hinc ende s'assemblèrent à Paris du cousté dudit duc de Bourgogne le duc de Lambourt son frère à grand nombre de gens d'armes, et ou plat-paiz plusieurs de plusieurs paiz et à Meleun et ou paiz environ du consté du duc d'Orliens plusieurs, comme len disoit. Quil en avendra? Dieu y pourvoi, car en lui doit estre espérance et science et «non in princibus nec in filiis hominum, in quibus non est salus.[TD-53]» Archives, Registres du Parlement, Conseil, vol. XII, folio 222, 19 août 1405.

254: Il logea avec le dauphin pour être plus sûr de lui.

255: Le Religieux.

256: Le comte d'Armagnac prit d'abord dix-huit petites places, selon le Religieux, ms., 469 verso: «Burdegalensem adiit civitatem, ipsis mandans quod si exire audebant...[TD-54]»—Le connétable d'Albret et le comte d'Armagnac, employant tour à tour les armes et l'argent, se firent rendre soixante forts ou villages fortifiés. Religieux, 471, verso.

257: «Sur les pennonceaux de leurs lances les Bourguignons portoient: ich houd, je tiens, à l'encontre des Orléanois qui avoient: je l'envie.» Monstrelet.

258: Bulæus.

259: «In casu fidei ad consilium milites non evocaretis.[TD-55]» Religieux.

260: Monstrelet prétend que le duc d'Orléans avait pris l'Université pour juge et arbitre.—Ce qui est plus sûr, c'est qu'il s'adressa au Parlement: «Si requeroit la cour qu'elle ne souffrist ledict dauphin estre transporté...» Archives, Reg. du Parlem. Cons., vol. XII, f. 222.

261: Si l'on en croyait la chronique suivie par M. de Barante, ils auraient couché dans le même lit.

262: Promesse de la duchesse de Bourgogne et du duc Jean, son fils, qui s'engagent à suivre l'instruction du roi pour régler le commerce des Flamands avec les Anglais, 19 juin 1404. Archives, Trésor des Chartes, J. 573.

263: L'hiver, au contraire, découragea le duc de Bourgogne. (Juvénal des Ursins.)

264: Voyez le curieux travail de M. Lacabane sur l'Histoire de l'artillerie au moyen âge (manuscrit en 1840).

265: «Ferebatur capitaneos ad custodiam Aquitaniæ deputatos dominum ducem Aurelianensem antea sollicitasse, ut... aggrediendo armis patriam Burdegalensem...—Iter arripuit, quamvis minime ignoraret agilitatem Vasconum et quantis astuciis Francos reiteratis vicibus deceperunt ab antiquo.[TD-56]» Religieux de Saint-Denis, ms., folios 489, 490.

266: Monstrelet dit que l'on avait abusé du nom du roi pour défendre aux capitaines de la Picardie et du Boulenois d'aider le duc de Bourgogne. Monstrelet, t. I, p. 192.—Le duc réclama des dédommagements. V. Compte des dépenses faites par le duc de Bourgogne pour le siége de Calais, extrêmement important pour l'histoire de l'artillerie, et en général du matériel de la guerre. Archives, Trésor des Chartes, J. 922.

267: Bulæus.

268: On a débattu pendant cinq cents ans cette question insoluble si l'Université était un corps ecclésiastique ou laïque.

269: «Quasi ovem errabundam.[TD-57]» Religieux.

270: Il déclara même qu'il était prêt à pendre le coupable de sa propre main. (Religieux.)

271: Le roi ne put sauver qu'une galerie peinte à fresque, qui était bâtie sur les murs de la ville, et on lui en fit payer la valeur.

272: «Cum lituis et instrumentis musicis.[TD-58]» Religieux.

273: «Post oris osculum.[TD-59]» Religieux.

274: En récompense, les ménétriers semblent s'être multipliés. Leur corporation devient importante. Elle fait confirmer ses statuts. Portef. Fontanieu, 24 avril 1407.

275: Ils le suspendirent pour quatre ans. 7 septembre 1407.

276:

Marne l'enceint.....
Et belle tour qui garde les détrois.
Où l'en se puet retraire à sauveté;
Pour tous ces poins li doulz prince courtois
Donna ce nom à ce lieu de Beauté.

Eustache Deschamps.

277: Saint-Maur était alors une grande abbaye fortifiée.

278: C'est de la Marne qu'un pêcheur retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.

279: Elle mourut jeune, et l'on crut qu'elle était empoisonnée. Ce château d'Agnès dans une île fait penser au labyrinthe de la belle Rosamonde. V. la jolie ballade.

280: «Ad multa vitia præceps fuit, quæ tamen horruit cum ad virilem ætatem pervenisset.[TD-60]» Religieux.

281: Son testament fut trouvé écrit tout entier de sa main, quatre ans avant sa mort. La bonté de son âme confiante et sans fiel se manifestait dans la recommandation qu'il faisait de ses enfants aux soins de son oncle le duc Philippe, tandis qu'ils étaient déjà au plus fort de leurs querelles. On y voyait le goût et la connaissance familière des divines Écritures et des choses saintes. Durant sa vie, il avait été le plus magnifique des princes dans ses dons aux églises. Ses dernières volontés étaient plus libérales encore. Après le payement de ses dettes qu'il recommandait d'une façon expresse, commençait un merveilleux détail de toutes les fondations qu'il ordonnait, des prières et services funèbres qu'il prescrivait pour sa mémoire et dont les cérémonies était soigneusement déterminées. Il assignait des fonds pour construire une chapelle dans chaque église de Sainte-Croix d'Orléans, Notre-Dame de Chartres, Saint-Eustache et Saint-Paul de Paris. En outre, comme il avait une dévotion particulière pour l'ordre des religieux Célestins, il fondait une chapelle dans chacune des églises qu'ils avaient en France, au nombre de treize, sans parler des richesses qu'il laissait à leur maison de Paris. Il avait voulu y être inhumé en habit de l'ordre, porté humblement au tombeau sur une claie couverte de cendre, et que sa statue de marbre le représentât aussi vêtu de cette robe. Les pauvres et les hôpitaux n'étaient pas oubliés dans ses bienfaits; et son amour pour les lettres paraissait dans la fondation de six bourses au collége de l'Ave Maria. Histoire des Célestins, par le P. Beurrier. M. de Barante, t. III, p. 95, 3e édition. Voir l'acte original, inséré en entier par Godefroy, à la suite de Juvénal des Ursins, p. 631-646.

282: Jean Petit prétend qu'ils conspiraient ensemble. (Monstrelet).

283: Telle était la tradition du couvent. Les moines avaient fait peindre cette vision dans leur chapelle à côté de l'autel; on y voyait la Mort tenant une faux à la main, et montrant au duc d'Orléans cette légende: «Juvenes ac senes rapio.[TD-61]» Millin.

284: «Urgebant ut aut sacris initiaretur, aut certe episcopatum abdicaret.[TD-62]» Zanfliet est ici d'autant plus croyable que sa partialité pour l'évêque est partout visible. Corn. Zanfliet, Leodiensi monachi Chronicon, apud Martene, Amplissima Collectio, t. V, p. 360. Voir aussi Catalogus episcoporum Leodensium, auctore Placentio, ann. 1403-1408, et la Collection de Chapeauville.

285: Dans l'attente d'une guerre prochaine, il s'était assuré de l'alliance du duc de Lorraine (6 avril 1407), et il avait pris à son service le maréchal de Boucicaut. Boucicaut promet de le servir envers et contre tous, sauf le roi et ses enfants, «en mémoire de ce que le duc de Bourgogne lui a sauvé la vie, estant pris des Turcs.» Fonds Baluze, 18 juillet 1407.

286: On disait après la mort du duc d'Orléans: «Baculum nodosum factum esse planum.» Meyer.—Devises: Mgr d'Orléans, Je suis mareschat de grant renommée. Il en appert bien, j'ay forge levée. Mgr de Bourgogne, Je suis charbonnier d'étrange contrée. J'ay assez charbon pour faire fumée. Mss. Colbert, Regius.

287: Les maisons placées ainsi n'avaient pas bon renom. On le voit par les plaintes que faisaient les chanoines de Saint-Méry contre les mauvais lieux qui se trouvaient le long de la vieille enceinte de Philippe-Auguste. Ils obtinrent une ordonnance d'Henri VI, roi de France et d'Angleterre, pour en purger ce quartier.

288: «Dolorem... studuit mitigare... cœna jocunda peracta.[TD-63]» Religieux.

289: Monstrelet.

290: Déposition de Jacquette Griffart. Mém. Acad., t. XXI, p. 526 et suiv.: «Elle s'en alla de sa dite fenestre pour coucher son enfant, et incontinent après ouit crier, etc...»—L'autre témoin oculaire, serviteur d'un neveu du maréchal de Rieux, dépose aussi; «Que le jour d'hier au soir, environ huit heures de nuit..., estant à l'huis d'une des salles... qui ont égart la Vieille rue du Temple... ouit et entendit qu'en la rue avoit grand cliquetis comme d'épées et autres armures... et disoient tels mots: «À mort, à mort!» Dont lors pour scavoir ce que c'estoit, il remonta en la dite chambre dudit son maître, qui est au dessus de ladite salle... et trouva que aux fenêtres d'icelle estoit desja ledit son maître, le page, le barbier d'icelui son maître, qui regardoient en ladite Vieille rue du Temple, par l'une desquelles fenestres il qui parle regarda emmi ladite rue, et veid à la clarté d'une torche qui étoit ardente sur les carreaux, que droit devant l'hôtel de l'Image de Notre-Dame, étoient plusieurs compaignons à pied, comme du nombre de douze à quatorze, nul desquels il ne connaissoit, lesquels tenoient les uns des espées toutes nues, les autres haches, les autres becs de faucon, et massues de bois ayans piquans de fer au bout, et desdits harnois féroient et frappoient sur aucuns qui estoient en la compagnie, disans tels mots: «À mort, à mort!» Et qu'il est vrai que lors, il qui parle, pour mieux voir qui estoient iceux compagnons, alla ouvrir le guichet de la porte qui a issue en ladite Vieille rue du Temple... Et ainsi qu'il ouvrit ledit guichet de ladite porte, on bouta un bec de faucon entre ledit guichet et la porte, dont lors il qui parle, pour doubte qu'on ne lui fit mal dudit bec de faucon referma ledit guichet et s'en retourna en la chambre dudit son maître, par l'une des fenestres de laquelle il vit aucuns compaignons qui étoient montés sur chevaux emmi la rue, et si veid sortir d'icelui hôtel, cinq ou six compagnons tous montés sur chevaux, qu'incontinent qu'ils furent sortis, un homme de pied près d'iceux, feri et frappa d'une massue de bois un homme qui étoit tout étendu sur les carreaux, et revêtu d'une houppelande de drap de damas noir, fourrée de martre; et quand il eut frappé ledit coup, il monta sur un cheval et se mit en la compagnie des autres... Et incontinent après ledit coup de massue ainsi donné, il qui parle veid tous lesdits compagnons qui étoient à cheval eux en aller et fouir le plustôt qu'ils pouvoient sans aucune lumière, droit à l'entrée de la rue des Blancs-Manteaux en laquelle ils se bouterent, et ne sait quelle part ils allerent. Incontinent qu'ils s'en furent allés, lui estant encore à ladite fenestre, vit sortir par les fenestres d'en haut dudit hôtel de l'image Notre-Dame, grande fumée, et si ouit plusieurs des voisins qui crioient moult fort: «Au feu, au feu!» Et lors lui qui parle, ledit son maître et les autres dessus nommés, allerent tous emmi la rue, eux étans en laquelle, il qui parle veid à la clarté d'une ou deux torches, ledit feu monseigneur d'Orléans qui étoit tout étendu mort sur les carreaux, le ventre contremont, et n'avoit point de poing au bras senestre... et si veid qu'environ le long de deux toises près dudit feu monseigneur le duc d'Orléans, étoit aussi étendu sur les carreaux un compagnon qui estoit à la cour dudit feu M. le duc d'Orléans, appelé Jacob, qui se complaignoit moult fort, comme s'il vouloit mourir.» Déposition du varlet Raoul Prieur, Mém. Acad., t. XXI, p. 529.

291: «Cadaver ignominiose traxit ad vicinum fœtidissimum lutum, ubi, cum face straminis ardente, scelus adimpletum vidit; inde lætus, tanquam de re bene gesta, ad hospitium ducis Burgundiæ rediit.[TD-64]» Religieux de Saint-Denis, ms., folio 553.—V. dans les preuves de Félibien, le récit des Registres du Parlement, Conseil, XIII.

292: «Lesquelles playes estoient telles et si énormes que le test estoit fendu, et que toute la cervelle en sailloit... Item que son bras destre estoit rompu tant que le maistre os sailloit dehors au droit du coude...» Information du sire de Tignouville, prévôt de Paris.

293: Cette terreur ne paraît que trop dans le peu de mots qu'on écrivit le lendemain sur les registres du Parlement. Preuves de Félibien, t. II, p. 549. Les gens du Parlement paraissent sentir, avec la sagacité de la peur, qu'un tel coup n'a pu être fait que par un homme bien puissant. Ils ne disent rien de favorable au mort: «Ce prince qui si grand seigneur estoit et si puissant, et à qui naturellement, au cas qu'il eust fallu gouverneur en ce royaume, appartenoit le gouvernement, en si petit moment a finé ses jours moult horriblement et honteusement. Et qui ce a faict, «scietur autem postea.[TD-65]»—Plus tard, on apprend que le meurtrier est le duc de Bourgogne, et le Parlement fait écrire sur ses registres les lignes suivantes, où le blâme est partagé assez également entre les deux partis. «XXIII novembris M CCCC VII inhumaniter fuit trucidatus et interfectus D. Ludovicus Franciæ, dux Aurelianensis et frater regis, multum astutus et magni intellectus, sed nimis in carnalibus lubricus, de nocte hora IX per ducem Burgundiæ, aut suo præcepto, ut confessus est, in vico prope portam de Barbette. Unde infinita mala processerunt, quæ diu nimis durabunt.[TD-66]» Registres du Parlement, Liber consiliorum, passage imprimé dans les Mélanges curieux de Labbe, t. II, p. 702-3.

294: Les Célestins avaient été fondés par Pierre de Morone (Célestin V), ce simple d'esprit qui fut déposé du pontificat par Boniface VIII. En haine de Boniface, Philippe le Bel honora les Célestins, les fit venir en France, les établit dans la forêt de Compiègne (1308). Cet ordre devint très-populaire en France. Tous les hommes importants du temps de Charles V et de Charles VI furent en intime relation avec cet ordre. Montaigu fit beaucoup de bien aux Célestins de Marcoussis. Archives, L. 1539-1540.

295: Monstrelet, serviteur de la maison de Bourgogne, qui écrit à Cambrai (en la noble cité de Cambrai, t. I, p. 48), et certainement plusieurs années après l'événement, assure que le peuple se réjouit de cette mort. Le Religieux de Saint-Denis, ordinairement si bien informé, si près des événements, et qui semble les enregistrer à mesure qu'ils arrivent, ne dit rien de pareil. Il assure que le meurtrier lui-même parut affligé (folio 553); il ne croit pas, il est vrai, à la sincérité de cette douleur. Moi, j'y crois, cette contradiction me paraît être dans la nature. L'apologiste du duc d'Orléans dit que le duc de Bourgogne pleurait et sanglotait: «Singultibus et lacrymis.[TD-67]» Ibidem, folio 593.

296:... Et lui qui estoit le plus grand de ce royaume, après le Roy et ses enfants, est en si petit de temps, si chétif. Et qui cecidit, stabili non erat ille gradu. Agnosco nullam homini fiduciam, nisi in Deo; et si parum videatur, illiscescat clarius... Parcat sibi Deus.[TD-68]» Archives. Registres du Parlement. Plaidoiries, Matinées, VI. f. 7 verso.

297: Henri II s'écria en voyant le corps du duc de Guise: «Mon Dieu qu'il est grand! Il paroit encore plus grand mort que vivant.» Il disait mieux qu'il ne croyait; cela est vrai dans un bien autre sens.

298: Je faisais l'autre jour cette observation dans la forêt de Saint-Germain (12 septembre 1839).

299: Selon l'apologiste du duc d'Orléans (Religieux de Saint-Denis, ms. folio 594), il disait tous les jours le bréviaire: «Horas canonicas dicebat.[TD-69]»—«Il avoit, dit Sauval, sa cellule dans le dortoir des Célestins, laquelle y est encore en son entier. Il jeûnoit, veilloit avec les religieux, venoit à matines comme eux durant l'Avant et le Carême. Ce prince leur a donné la grande Bible en vélin, enluminée, qui avoit été à son père Charles V, et qu'on voit dans leur bibliothèque, signée de Charles V et de Louis, duc d'Orléans. Il leur donna aussi une autre grande Bible en cinq volumes in-folio, écrite sur le vélin, qui a toujours servi et sert encore pour lire au réfectoire.» Sauval, t. I, p. 460.

300: «Qu'il lui avoit été emblé, et qu'il n'y avoit à peine des enfants qui fust si bien taillé de venger la mort de son père qu'il estoit.» Juvénal.

301: «Consiérant le mot du prophète: Ego sum vermis et non homo, opprobrium hominum et abjectio plebis[TD-70]; je veux et ordonne que la remembrance de mon visage et de mes mains soit faite sur ma tombe en guise de mort, et soit madicte remembrance vêtue de l'habit desdicts religieux Célestins, ayant dessous la tête au lieu d'oreiller une rude pierre en guise et manière d'une roche, et aux pieds, au lieu de lyons... une autre rude roche... Et veux... que madicte tombe ne soit que de trois doigts de haut sur terre, et soit faicte de marbre noir eslevée et d'albâtre blanc..., et que je tienne en mes deux mains un livre où soit escrit le psaume: Quicumque vult salvus esse...[TD-71] Autour de ma tombe soient inscrits le Pater, l'Ave et le Credo.» Testament de Louis d'Orléans, imprimé par Godefroy, à la suite de Juvénal des Ursins, p. 633.

Cy gist Loys duc Dorléans...
Lequel sur tous ducz terriens
Fut le plus noble en son vivant
Mais ung qui voult aller devant
Par envye le feist mourir...

Épistaphe de feu Loys, duc d'Orléans. Bibl. royale, mss. Colbert, 2403; Regius, 9681, 5.

302: Cette inscription, la plus belle peut-être qu'on ait jamais lue sur une tombe chrétienne, a été placée par mon ami M. Fourcy (bibliothécaire de l'École polytechnique) sur celle de sa mère.

303: La devise de Valentine se lisait dans sa chapelle aux Cordeliers de Blois.

304: «Le roi se rendit à l'église de Santa-Clara, où il fit exhumer le corps de la femme qu'il chérissait. Il ordonna que son Inès fût revêtue des ornements royaux, et qu'on la plaçât sur un trône où ses sujets vinrent baiser les ossements qui avaient été une si belle main.» Faria y Souza.

Lope parle seulement de la translation du corps: «Como foi trellada Dona Enez, etc.» Collecçao de livros ineditos. 1816, t. IV, p. 113. M. Ferdinand Denis, dans ses intéressantes Chroniques de l'Espagne et du Portugal, t. I, p. 157, cite le texte principal (de Faria y Souza), qui appuie la tradition.—Un savant Portugais, M. Corvalho, assurait avoir vu, il y a quelques années, le corps d'Inès bien conservé: «Seulement la peau avait pris le ton du vélin bruni par le temps...» (Ibidem, t. I, p. 163). M. Taylor, en 1835, n'a plus trouvé que des ossements dispersés sur les dalles du couvent d'Alcobaça, et il les a pieusement inhumés. Voyage pitt. en Espagne et en Portugal, l. XIII.—Je trouve encore dans les Chroniques, traduites par M. Ferdinand Denis (t. I, p. 78), un fait curieux qui caractérise, autant que l'histoire d'Inès, le matérialisme poétique de ces temps, c'est l'histoire du bon vassal qui ne veut pas rendre son château au nouveau roi avant de s'assurer de la mort de son maître Sanche II. Il va à Tolède, où Sanche était mort exilé, enlève la pierre, reconnaît le mort, et accomplit son serment féodal en lui remettant au bras droit les clefs du château qu'il lui a autrefois confiées.

305: «In terra, e meze sepolte, son prima tre arche di marmi nostrale, quali non si sa per qual di questa casa servissero, poichè non hanno iscrizione alcuna; ben anno l'arme sopra i coperchi, e nel mezo di uno si vide la scala con aquila sopra,

E'n su la scala porta il santo ucello.»

Dante, Parad., XVII, 72. Maffei, Verona illustrata, parte terza, p. 78, éd. in-folio.

306: Si ma mémoire ne me trompe, il y a près de là, dans Vérone, plusieurs lieux dont les noms rappellent cet événement: «Via dell'ammazato, Via delle quatro spade, Volto barbaro, etc.»—Ma conjecture semble appuyée par le passage suivant: «Sepultus... exigua cum pompa tantum, cum cives vererentur ne offenderent fratrem.[TD-72]» Torelly Saraynæ Veronensis Hist. Veron., lib. secundo; Thesaur. Antiquit. Ital. Grævii et Burmanni, t. noni parte septima, colonn. 71.

307: «Cæde hac a civibus et populo percepta, quilibet quietus remansit... Approbata fuit ejus mens...» Exclamarunt omnes: Vivat Dominus noster...[TD-73]» Ibidem, colonn. 70-71.

308: Ce tombeau ne fut élevé que par Louis XII.

309: «... Pour la mort d'un seul homme...» Monstrelet.

310: Ces grandes questions semblent avoir été déjà débattues en France, à l'occasion de la fin tragique de Richard II. Voy. Lettre de Charles VI aux Anglais, 2 oct. 1402. Bibl. royale, mss. Fontanieu, 105-6; Brienne, vol. XXXIV, p. 227.

311: «Se fecisse instigante Diabolo.[TD-74]» Religieux, ms., folio 554.—Plus loin, l'apologiste du duc d'Orléans rapporte cette parole comme avouée du duc de Bourgogne lui-même: «Tunc dixit quod Diabolus ad id ipsum tentaverat, et nunc sine verecundia sibimet contradicendo dicit quod optime fecit.[TD-75]» Ibidem, ms. folio 593.

312: Auxquels il fit remontrer publiquement comment à Paris il avoit fait occire Louis, duc d'Orléans; et la cause pourquoi il l'avoit fait, il la fit lors divulguer par beaux articles et commanda que la copie en fût baillée par écrit à tous ceux qui la voudroient avoir; pour lequel fait il pria qu'on lui voulsist faire aide à tous besoins qui lui pourroient survenir. À quoi lui fut répondu des Flamands que très-volontiers aide lui feroient.»—Les Flamands lui étaient d'autant plus favorables en ce moment qu'il venait de leur obtenir une trêve de l'Angleterre. Monstrelet, t. I, p. 207, 231.

313: Le duc de Bourgogne aurait pu soutenir cette assertion, si l'on s'en rapportait à la mauvaise traduction que Le Laboureur a faite du Religieux. Il lui fait dire ridiculement (p. 624): «Ces flamèches de division causèrent un embrasement de haine et d'inimitié qu'on ne put esteindre et qui fit découvrir beaucoup d'apparence de conspirations sur la vie l'un de l'autre.» Il n'y a pas de conspirations dans le texte; il dit: «In necem mutuam diu visi fuerunt publice aspirare.[TD-76]» Folio 552.—Cette récrimination atroce du meurtrier n'est, je crois, exprimée nettement que dans une chronique belge que j'ai déjà citée. Elle suppose, ce qui met le comble à l'invraisemblance, que le duc d'Orléans s'adressa à son ennemi mortel, Raoul d'Auquetonville, pour le décider à tuer le duc de Bourgogne: «Avint ce nonobstant, par commune voix et renommée, si comme on disoit, que ledit Dorliens avoit marchandé ou voloit marchander à Raoulet d'Actonville de tuer le duc de Bourgogne, lequel fait fu découvert par ledit Raoulet au duc de Bourgogne.» Chronique mss., no 801 D (Bibliothèque de Bourgogne, à Bruxelles), folio 222.

314: Au commencement de janvier 1408, il fait si froid que le Parlement ne tient pas séance...» Il ne pouoit besoigner: le grephier mesme, combien qu'il eust prins feu delez lui, en une poelette, pour garder lancre de son cornet de geler, lancre se geloit en sa plume, de 2 ou 3 mos en 3 mos, et tant que enregistrer ne pouoit...» Ce récit est quatre fois plus long que celui de la mort du duc d'Orléans. Les glaçons empêchaient les moulins de fonctionner: il y eut disette. Quand la gelée cessa, les ponts furent emportés. Le greffier termine par ces mots... «Et ce cas, avec l'occision de feu monseigneur Loiz duc d'Orléans frère du roi (DE QUO SUPRA, MENSE NOVEMBRI), a esté à grant merveille en ce royaume...» Il paraît qu'il y eut vacance pendant un mois. 1er jour de février: «Curia vacat[TD-77], pour ce qu'il n'a osé passer la rivière pour aler au Palaiz pour la grant impétuosité et force d'elle. Car aussy croît-elle toujours.» Archives, Registres du Parlement, Conseil, vol. XIII, folio 11; et Plaidoiries, Matinée VI, folio 40.

315: «Et se logea en l'hostel d'un bourgeois, nommé Jacques de Haugart, auquel hôtel ledit duc fit pendre par dessus l'huis par dehors deux lances, dont l'une si avoit fer de guerre et l'autre fer de rochet; pourquoi fut dit de plusieurs nobles estant à icelle assemblée que ledit duc les y avoit fait mettre en signifiance que qui voudroit avoir à lui paix ou guerre, si le prensit.» Monstrelet, t. I, p. 234.

316: À l'approche des troupes qui allaient occuper Paris, le Parlement, avec sa prudence ordinaire, ne voulut point se mêler des affaires de la ville ni des précautions à prendre: «Et si a esté touché de requérir provision pour la ville de Paris où plusieurs gens d'armes doivent arriver... Sur quoy n'a pas été conclu, quia ad curiam non pertineret multis obstantibus[TD-80]; au moins, ny pourroit remédier.» Archives, Registre du Parlement, Conseil, XIII, 10 février 1407 (1408), f. 13, verso.

317: C'est du moins ce que rapporte le chroniqueur bourguignon: «Mesmement les petits enfants en plusieurs carrefours à haute voix criaient Noël.» Monstrelet.

318: «Fist faire... à puissance d'ouvriers, une forte chambre de pierre, bien taillée, en manière d'une tour.» Monstrelet.

319: Un canonicat de Bruges, auquel Gerson renonça de bonne heure.

320: Cette pension n'était pas gratuite; Jean Petit nous apprend lui-même qu'il a fait serment au duc de Bourgogne: «Je suis obligé à le servir par serment à lui faict il y a trois ans passés... Lui, regardant que j'estois très-petitement bénéficié, m'a donné chascun an bonne et grande pension pour moi aider à tenir aux escoles; de laquelle pension, j'ai trouvé une grand'partie de mes dépens et trouverai encore, s'il lui plaît de sa grâce.» Monstrelet, t. I, p. 245.

321: Par exemple Savoisy.

322: «Les légistes disent que toute occision d'homme, juste ou injuste, est homicide. Mais les théologiens disent qu'il y a deux manières d'homicide, etc.»

323: M. Buchon dit que le détail des maléfices du duc d'Orléans, toujours omis dans les éditions antérieures de Monstrelet, ne se trouve que dans le ms. 8347. Le ms. du Roi 10319, ms. du commencement du xve siècle, est précédé d'une miniature enluminée qui représente un loup cherchant à couper une couronne surmontée d'une fleur de lis, tandis qu'un lion l'effraye et le fait fuir. Au bas, on lit ces quatre vers:

Par force le leu rompt et tire
A ses dents et gris la couronne,
Et le lion par très grand ire
De sa pate grant coup lui donne.

(Buchon, édit. de Monstrelet, t. I, p. 302.)

324: «Celui qui l'occit par bonne subtilité et cautelte en l'épiant, pour sauver la vie de son roi... il ne fait pas nefas...»—Ceci fait penser aux Provinciales.

325: Cartons de Fontanieu, année 1407.

326: «Ce dit jour ont esté despenduz deux exécutéz au gibet, qui se disoient clercs et escoliers de l'Université de Paris, et au despendre a eu, comme len dit, plus de XL mille personnes au gibet, et ont esté ramenez en deux sarqueux, à grant compaignie et grans processions des églises, et de l'Université, sonnans toutes les cloches des églises, jusques au parviz de N. D., entre X et XI heures, couverts de toile noire, et rendus à lévesque de Paris par certaine forme et manière, et depuiz portez ou menez à Saint-Maturin où ont esté inhumez, comme len dit, et ce fait par ordonnance royal.» 16 mai 1408. Archives, Registres du Parlement, Plaidoiries, Matinée VI, folio 93; et Conseil, vol. XIII, folio 26.

327: «Messeigneurs, leur dit-il, se raillant de leur puissance et de leur obstination, outre le pardon que vous m'accordez, je vous ai grande obligation; car lorsque vous m'avez attaqué, je me tins pour assuré d'être mis hors de mon état; mais je craignais qu'il ne vous vînt en idée de conclure aussi à ce que je fusse marié, et je suis bien certain que si une fois vous eussiez mis cette conclusion en avant, il m'aurait fallu, bon gré, mal gré, me marier. Par votre grâce, vous avez bien voulu m'exempter de cette rigueur, ce dont je vous remercie très-humblement.» Chronique no 10297.

328: «A esté présentée au roy, dès lundi, comme len disoit, une bulle par laquelle le pape Benedict, qui est lun des contendens du papat, excommunie le roy et messires ses parents et adhérens. Et qu'il en avendra? Diex y pourvoie!» Archives, Registres du Parlement, Conseil, XIII, folio 27.

329: «Theologi atque artistæ, in disputationibus magis quam processibus experti... Unde inter eos atque in jure peritos pluries orta verbalis discordia.[TD-81]» Religieux, ms., folio 1308.

330: Le Religieux.—«Au jour dui entre 10 et 11 heures les prélas et clergie de France assemblé au Palaiz, sur le fait de l'Église, ont esté amenez maistre Sanceloup, nez du pair Darragon, et un chevaucheur du pape Benedict qui fu devers nez de Castelle, en 2 tumbereaux, chascun deulx vestuz dune tunique de toille peincte, où estoit en brief effigiée la manière de la présentation des mauveses bulles dont est mention le 21 de may cy-dessus, et les armes du dict Benedict renversées et autres choses, et mittrez de papier sur leurs têtes, où avoit escriptures du fait, depuis le Louvre où estoient prisonniers, avec plusieurs autres de ce royaume, prélas et autres gens déglise, qui avoient favorisé aux dictes bulles, comme len dit, jusques en la court du Palaiz en molt grant compaignie de gens à trompes, et là ont esté eschafaudez publiquement et puiz remenez audit Louvre par la manière dessus dicte.» Archives, Registres du Parlement, Conseil XIII, folio 39, août 1408.

331: «Quod anum sordidissimæ omasariæ osculari mallet quam os Petri.[TD-82]» Religieux.

332: V. les curieux détails que donne Zanfliet sur la fraction des Haïreit. Cornelii Zanfliet Leodiensis monarchi Chronicon, ap. Martène Ampliss. Coll., t. V, p. 365, 366. Le Religieux et Monstrelet sont fort étendus et fort instructifs. Placentius (Catalogus, etc.) est peu détaillé.

333: «Y ont esté occis... de vingt-quatre à vingt-six mille Liégeois, comme on peut le savoir par l'estimation de ceux qui ont vu les noms... Nous avons bien perdu de soixante à quatre-vingts chevaliers ou escuyers.» Lettre du duc de Bourgogne. V. M. de Barante, t. III, p. 211-212, 3e édition.

334: «Comment en décourant de lieu à autre, sur un petit cheval, exhorta et bailla à ses gens grand courage, et comment il se maintint jusques en la fin, n'est besoin d'en faire grand'déclaration... Oncques de son corps sang ne fut trait pour icelui jour, combien qu'il fut plusieurs fois travaillé.» Monstrelet, t. II, p. 17.

335: Il eût pu être nommé, tout aussi bien que son cousin l'évêque, Jean sans Pitié. Monstrelet dit lui-même: «Quand il fut demandé, après la déconfiture, si on cesseroit de plus occire iceux Liegeois, il fit réponse qu'ils mourroient tous ensemble, et que pas ne vouloit qu'on les prenst à rançon ni mist à finance.»

336: «Dimanche 26 août 1408... Entrèrent à Paris et vindrent de Meleun la royne et le dauphin accompaigniés, environ quatre heures après disner, des ducs de Berri, de Bretoigne, de Bourbon, et plusieurs autres contes et seigneurs et grant multitude de gens darmes et alèrent parmi la ville loger au Louvre.—Mardi 28 août... Ce dict jour entra à Paris la duchesse Dorléans, mère du duc Dorléans qui à présent est, et la royne d'Angleterre, femme du dict duc, en une litière couverte de noir à quatre chevaux couverts de draps noirs, à heure de vespres, accompaignée de plusieurs chariots noirs pleins de dames et femmes, et de plusieurs ducs et contes et gens darmes.» Archives, Registres du Parlement, Conseil. vol. XIII, fol. 40-41.—Les princes s'accordèrent pour déférer, dans cet intervalle, un pouvoir nominal à la reine et au dauphin: «Ce Ve jour (5 septembre 1408) furent tous les seigneurs de céans au Louvre en la grant sale, où estoient en personne la royne, le duc de Guienne, etc. (Suit une longue série de noms)... en la présence desquelz... fu publiée par la bouche de maistre Jeh. Jouvenel, advocat du roy, la puissance octroiée et commise par le roy à la royne et audit mons. de Guienne sur le gouvernement du royaume, le roy empeschié ou absent.» Archives, Ibidem, Conseil, vol. XIII, fol. 42 verso.

337: À la rentrée du Parlement, le vieux chancelier traça un tableau touchant de la désolation du royaume. Archives, Registre du Parlement, Conseil XIII, folio 49.

338: Le Religieux.

339: Bibliothèque royale, mss., Dupuy, vol. 744, Fontanieu 107-108, ann. 1409.

340: Le Religieux.

341: Le Religieux.

342: «Affirmasse quod tormentorum violentia (qua et manus dislocatas et se ruptum circa pudenda monstrabat) illa confessus fuerat, nec in aliquo culpabilem ducem Aurelianensem nec se etiam reddebat nisi in pecuniarum regiarum nimia consumptione.[TD-84]» Religieux, ms., folio 633.

343: Le duc de Bourgogne déploie dans cette année 1409 une remarquable activité. Il cherche des alliances au midi et au nord. Voy. les traités avec le roi de Navarre, le comte de Foix, le duc de Bavière et Édouard de Bar, mss., Baluze, 9484, 2.

344: «Mole carnis gravata nimium.[TD-85]» Religieux.

345: «Et quia à longo tempore, D. Cameræ computorum ægre ferentes quod Rex manu prodiga pecunias multis etiam indignis consueverat largiri, dona in scriptis redigebant, addentes in margine Recuperetur, Nimis habuit; statutum est ut registrum præsidentibus traderetur, qui quod nimium fuerat ab ipsis aut eorum hæredibus usque ad ultimum quadrantem; cessante omni appellatione, extorquerent. Omnes etiam Dominos Cameræ computorum deposuerunt, una duntaxat excepto qui vices suppleret omnium, donec...[TD-86]» Religieux, ms., folio 639.—Voir aussi Ordonnances, t. IX, p. 468 et seq.

346: Au milieu de cette détresse, nous trouvons, entre autres dépenses, un mandement de Charles VI pour le payement de ses veneurs. L'acte est rédigé dans des termes très-impératifs et très-rigoureux. À la suite de la signature du roi viennent ces mots: «Garde qu'en ce n'ait faute.» Bibliothèque royale, mss., Fontanieu 107-108, ann. 1410, 9 juillet.—«Pour une paire d'heures, données par le roi à la duchesse de Bourgogne, 600 écus.» Ibidem, 109-110, ann. 1413.

347: «Nec reges digne vocari, si exactionibus injustis opprimant populum suum, sed quod eos depositione dignos possint rationabiliter reputare, in annalibus antiquis possunt de multis legere.[TD-87]» Religieux, ms., fol. 675 verso.

348: Peu après, nous voyons le duc de Bourgogne assister aux obsèques du boucher Legoix: «Et lui fit-on moult honorables obsèques, autant que si c'eust été un grand comte.» Juvénal.

349: Dans une de ces alarmes, on fit loger le roi au Palais avec une forte troupe de gens d'armes, au grand effroi du greffier.—«Ce dict jour, pour ce que le Roy notre Sire, accompaignié de molt de princes, barons et chevaliers et grant nombre de gens darmes, estoit venu loger au Palaiz, et pour les gens darmes estoient pleins les hostelz tant de la Cité que du cloistre de Paris, et par tout oultre les pons par devers la place Maubert, sans distinction, hors les seigneurs de céans pour lesquels a esté ordené, comme a dit en la chambre le prévost de Paris, que en leurs hostelz len ne se logera pas, et que en telz cas aventure seroit que les chambellans du Roy notre dit sire ne preissent les tournelles de céans, esquelles a procès sans nombre qui seroient en aventure destre embroillez fouillez, et adirez et perdus, qui seroit dommage inestimable à tous de quelque estaque soit de ce royaume; j'ay fait murer l'uiz de ma tournelle, afin que len ne y entre, car: In armigero vix potest vigere ratio.[TD-88]» Le greffier a dessiné un soldat sur la marge. Archives, Registres du Parlement. Conseil, XIII, folio 131 verso, 16 septembre 1410.

350: Deux mille charrettes, selon Meyer; douze mille, selon Monstrelet.—«Leur requist bien instamment qu'ils le voulsissent servir encore huit jours... Commencèrent à crier à haulte voix: Wap! wap! (qui est à dire en françois: À l'arme! à l'arme!)... boutèrent le feu par tous leurs logis, en criant de rechef tous ensemble: Gau! gau! se départirent et prirent leur chemin vers leurs pays... Le duc de Bourgogne... le chaperon ôté hors de la tête devant eux, leur pria à mains jointes très-humblement... eux disant et appelant frères, compains et amis...» Monstrelet.

351: Quelquefois cinquante enfants, de dix femmes différentes... (Guillaume de Poitiers.)

352: Origines du droit, page 63: Usement de Rohan: «En succession directe de père et de mère, le fils juveigneur et dernier né desdits tenanciers succède au tout de ladite tenue et en exclut les autres, soient fils ou filles.»—Art. 22: «Le fils Juveigneur, auquel seul appartient la tenue, comme dit est, doit loger ses frères et sœurs jusques à ce qu'ils soient mariés, et d'autant qu'ils seroient mineurs d'ans, doivent les frères et sœurs estres mariés et entretenus sur le bail et profit de la tenue pendant leur minorité; et estant les frères et sœurs mariés, le juveigneur peut les expulser tous.» (Coutumier général.)—Cette loi me semble conforme à l'esprit d'un peuple navigateur et guerrier qui veut forcer les aînés, déjà grands et capables d'agir, à chercher fortune au loin.—Voir ibidem sur le droit d'aînesse.

353: Le roi n'en est pas moins le grand fieffeux; il n'a rien et il a tout.

354: Voir au tome II, ceux qui vinrent avec la reine Constance.

355: V. tome II et III. Sous la plupart de ces princes, au xiie et xiiie siècles, les Poitevins et les Gascons gouvernèrent l'Angleterre.

356: Aventures du baron de Feneste (par d'Aubigné), 1620.

357: L'affaire de Portugal, pour être moins éclaircie, n'en est pas moins probable.

358: C'est le sobriquet d'amitié que les Gascons donnaient à leur Henri.

359: Monstrelet.

360: Je lis dans une lettre de grâce que des Picards entendant parler d'une somme de 800 livres, que le capitaine de Gisors exigeait des Normands, disaient: «Se c'estoit en Picardie, l'on abateroit les maisons de ceulz qui se acorderoient de les paier.» Archives, Trésor des Chartes, Registres 148, 214; ann. 1395.

361: D'Aubigné, l'auteur du Baron de Feneste, était né en Saintonge, établi en Poitou.

362: Vaissette, Hist. du Languedoc, t. IV, p. 282. Néanmoins ils conservaient toujours des liaisons avec les Anglais. Le Parlement leur fait un procès en 1395, à ce sujet. Archives, Registres du Parlement, Arrêts, XI, ann. 1395.

363: Cette légèreté méridionale est sensible dans les proverbes, particulièrement dans ceux des Béarnais; plusieurs sont fort irrévérencieux pour la noblesse et pour l'Église:

Habillat ù bastou
Qu'aüra l'air du barou.

Habillez un bâton, il aura l'air d'un baron.

Les sourcières et lous loubs-garous
Aüs cures han minya capous.

Les sorcières et les loups-garous font manger des chapons aux curés, etc., etc. Collection de Proverbes béarnais, ms., communiquée par MM. Picot et Badé, de Pau.

364: Les Parisiens croyaient néanmoins, et non sans apparence, que les moines étaient favorables au parti d'Orléans. Le bruit même courut à Paris que le duc d'Orléans s'était fait couronner roi de France dans l'abbaye de Saint-Denis. Religieux, ms., f. 701 verso.

365: «Ite ad regem vestrum insanum, inutilem et captivum.[TD-89]» Religieux.

366: Selon le Religieux de Saint-Denis, qui prit des informations à ce sujet, le duc d'Orléans pria le roi d'Angleterre, au nom de la parenté qui les unissait, de ne pas envoyer de troupes à son adversaire. Henri IV répondit qu'il avait craint de soulever les Anglais (alliés des Flamands), et qu'il avait accepté les offres du duc de Bourgogne.

367: Rymer.

368: «Indeque rabies popularis sic exarsit, ut omnes utriusque sexus absque erubescentiæ velo ducibus publice maledicentes, orarent ut cum Juda proditore æternam perciperent portionem.[TD-90]» Religieux, ms. folio, 734.

369: Rymer.

370: Le plus important peut-être de ces manifestes est celui que le duc de Bourgogne publia au nom du roi, le 13 février 1412. Il y demandait une aide à la langue d'oil et à la langue d'oc, et en confiait la perception à un bourgeois de Paris. Préalablement il y fait une longue histoire apologétique des démêlés de la maison de Bourgogne avec celle d'Orléans. Il y flatte Paris; il entre dans le ressentiment du peuple contre les excès des gens d'armes du parti d'Orléans. Il fait dire au roi: «Nous feusmes deuement et souffisamment informés qu'ils tendoient à débouter du tout Nous et notre génération de notre royaume et seigneurerie.» Bibl. royale, mss., Fontanieu, 109-110, ann. 1412, 13 février; d'après un vidimus de la vicomté de Rouen.

371: Voir le curieux rapport de M. Didron, dans le Journal de l'instruction publique, 1839.

372: «Indignum se reputavit regimine tanti regni ut erat regnum Franciæ.»[TD-91]

373: C'était l'opinion de Clémengis. Il implore dans ses lettres l'intervention du Parlement comme l'unique remède aux maux présents et futurs du royaume.

«O Clarissimi præsides regiorum tribunalium, cæterique celeberrimi judices, qui illam egregiam Curiam illustratis, expergiscimini tandem aliquando, et regni non dico statum, quia non stat, sed miserabilem lapsum aspicite... (Le juge doit comme le médecin) non tantum morbis cum exorti fuerint subvenire, sed præstantiori etiam cum gloria, salubri ante præservatione, ne oriantur propiscere.[TD-92]» Nic. Clemeng., Epistol., t. II, p. 284.

374: Il est curieux d'observer le commencement de ce grand travail dans les registres dits Olim. On y trouve déjà des détails curieux sur la procédure. Deux employés des Archives, MM. Dessalles et Duclos, en préparent la publication sous la direction de M. le comte Beugnot. Voir subsidiairement les notices de MM. Klimrath, Taillandier et Beugnot, sur nos anciens livres de droit et sur l'immense collection des registres du Parlement.—Toutefois il ne faut pas oublier que ces registres, même Olim, que ces livres, même ceux du xiiie siècle, contiennent moins le droit du moyen âge que la destruction du droit du moyen âge. Il faudrait remonter au droit féodal, au droit ecclésiastique, tels qu'on les trouve dans les chartes, dans les canons, dans les rituels, dans les formules et symboles juridiques.

375: Il serait plus exact de dire: Comte en Périgord. Il n'avait guère que la neuvième partie du département actuel de la Dordogne (mss. inédits de M. Dessalles sur l'histoire du Périgord). D'après une chronique ms. qu'a retrouvée M. Mérilhou, la chute du dernier comte aurait été décidée par un rapt qu'il essaya de faire sur la fille d'un consul de Périgueux, pendant une procession. Le procès énumère bien d'autres crimes. Rien n'est plus curieux pour faire connaître les détails de cette interminable guerre entre les seigneurs et les gens du roi. Le principal grief c'est que, à en croire l'accusation, le comte disait qu'il voulait être roi et agissait comme tel: «Jactabat palam et publice fore se REGEM..., certumque judicem pro appellationibus decidendis... constituerat... a quo non permittebat ad Nos vel ad... Curiam appellare.[TD-93]» Archives, Registres du parlement, Arrêts criminels, reg. XI, ann. 1389-1396.

376: V. Ordonnances, passim, particulièrement aux années 1344, 1359, 1389, 1400.

377: Ord., ann. 1358, 1369, 1372, 1382.

378: Ord., ann. 1366.

379: Ord., ann. 1375.

380: Ord., ann. 1374.

381: Ord., ann. 1408.

382: On ajoute qu'on élira aussi des nobles, ce qui prouve qu'ordinairement la chose n'arrivait guère. Ord., ann. 1407-8.

383: Les règlements de ces deux facultés se modifièrent en sens inverse. La faculté de théologie prolongea ses cours; elle exigea six ans d'étude au lieu de cinq ans avant le baccalauréat. La faculté des arts réduisit ses cours de six à cinq, puis à trois et demie, et enfin, en 1600, à deux. La scolastique perdait peu à peu son importance. (Bulæus.)

384: Du Boulay donne tout au long les constitutions de ces colléges, t. IV et V.

385: Fils d'un cordonnier de Malines, il vint à Paris comme domestique ou marmiton, selon l'histoire manuscrite de Sainte-Geneviève: le jour il était à sa cuisine, la nuit il se retirait au clocher de l'église, et y étudiait au clair de lune. Il entra au collége de Montaigu, releva ce collége alors ruiné, et en fut comme le second fondateur. Il n'en est pas moins célèbre pour la violence avec laquelle il prêcha contre le divorce de Louis XII.

386: Cette prétention produisit au xviie siècle une vive polémique entre les Carmes et les Jésuites. Ceux-ci, qui n'aimaient guère plus la poésie du moyen âge que la philosophie moderne, attaquèrent durement l'histoire d'Élie; ils prirent une massue de science et de critique pour écraser la frêle légende. Les Carmes, en représailles, firent proscrire en Espagne les Acta des Bollandistes. Héliot, Histoire des Ordres monastiques, t. I, p. 305-310.

387: La règle des Carmes était très-propre à développer l'exaltation: de longs jeûnes, de longs silences, les jours et les nuits passés dans une cellule.

388: Le passage le plus important est celui où l'on compare les dépenses de la maison royale à des époques différentes: «Ad priscorum regnum, reginarum ac liberorum suorum continuandum statum magnificum et quotidianas expensiones 94,000 francorum auri abunde sufficiebant, indeque creditores debite contentabantur; quod utique modo non fit, quamvis ad prædictos usus 450,000 annuatim recipiant.[TD-94]» Religieux, ms., folio 761.

389: Desessarts et son frère recevaient ou prenaient beaucoup d'argent. Mais l'Université avait contre le prévôt un sujet particulier de haine. Il avait pris parti contre les écoliers dans leur querelle avec un sergent du prévôt qui était en même temps aubergiste, et qui, en dérision des écoliers, avait traîné un âne mort à la porte du collége d'Harcourt.

390: Ils respectèrent la courageuse résistance du clerc de l'hôtel de ville.

391: Le duc lui dit: «Mon ami, ne te soucie; car je te jure que tu n'auras autre garde que de mon propre corps. Et lui fit la croix sur le dos de la main, et l'emmena.» Juvénal.

392: Cette antique corporation ne fit pas inscrire ses règlements parmi ceux des autres métiers, lorsque le prévôt Étienne Boileau les recueillit sous saint Louis. Sans doute les bouchers aimèrent mieux s'en fier à la tradition, à la notoriété publique et à la crainte qu'ils inspiraient. V. M. Depping. Introd. aux Règlements d'Et. Boileau, p. LVI; et Lamare, Traité de la police, t. II, livre V, tit. XX.

393: Félibien, t. II, p. 733. Sauval, t. I, 634, 642. V. aussi les Ordonnances, passim. L'une des plus curieuses est celle qui fixe la redevance de chaque nouveau boucher envers le cellérier et le «concierge de la Court-le-Roy» (du Parlement). Ordonnances, t. VI, p. 597, ann. 1381.

394: «Une vue de deux doigts de long sur deux de large.» Vilain, Histoire de Saint-Jacques-la-Boucherie, p. 54, ann. 1388, 1405.

395: «Si ab aliquo præpotente (ut publice ferebatur) inducti ad hoc fuerint tunc non habui pro comperto; eos tamen non ignoro ducis Guyennæ nocturnas et indecentes vigilias, ejus commessationes et modum inordinatum vivendi molestissime tulisse, timentes, sicut dicebant, ne infirmitatem paternæ similem incurreret in dedecus regni.» Religieux, ms., folio 778.—Il ne s'agit pas ici de celui qui fut Charles VII, cinquième fils de Charles VI, mais de Louis, son troisième fils, qui avait le titre de duc de Guienne.[TD-95]

(Note de l'Éditeur.)

396: V. le sermon de Gerson sur la santé corporelle et spirituelle du roi, et la lettre de Clémengis, intitulée: De politiæ Gallicanæ ægrutidine, per metaphoram corporis humani lapsi et consumpti.[TD-96] Nic. Clemeng. Epist., t. II, p. 300. Ces comparaisons abondent encore au xviie siècle, et jusque dans les préfaces de Corneille.

397: «Ex quibus posset componi tractatus valde magnus.[TD-97]» Religieux.

398: «Gardèrent curieusement les portes..., et disoient aucuns d'eux qu'on le faisoit pour sa correction, car il estoit de jeune âge.» Monstrelet.

399: Ce fait si important ne se trouve que dans le Religieux. Les historiens du parti bourguignon, Monstrelet, Meyer, n'en disent rien. Meyer passe sur tout cela comme sur des charbons.—Ce fut Paris qui s'entremit en cette affaire pour ceux de Gand: «Regali consilio (præpositi mercatorum et scabinorum Parisiensium validis precibus) ut Dominus Comes de Charolois, primogenitus ducis Burgundiæ, cum uxore sua, filia Regis, in Flandriam duceretur..., Gandavensium burgenses obtinuerunt.[TD-98]» Religieux, ms., 723 verso.

400: «Et en prinrent hommes d'églises, femmes d'honneur, marchandes qui à tout vendoient les denrées.» Journal d'un bourgeois de Paris.

401: Le dauphin ayant fait l'espiéglerie de tirer en bas une corne de son chaperon de manière à ce qu'elle figurât une bande (signe des Armagnacs), les bouchers faillirent éclater: «Regardez, disaient-ils, ce bon enfant de dauphin, il en fera tant qu'il nous mettra en colère.» Juvénal.

402: Lisez cette grande scène dans Juvénal des Ursins, p. 251-252. Cet historien médiocre, qui semble ordinairement se contenter d'abréger le Religieux, présente cependant de plus quelques détails importants qu'il avait appris de son père.

403: Quelques-uns disaient qu'il fallait s'attendre à tous les maux, depuis la malédiction prononcée par Boniface, et depuis renouvelée par Benoît XIII.

404: Il savait que les princes faisaient venir le duc de Clarence, et le duc de Bourgogne, le comte d'Arundel.

405: Juvénal affirme, avec une légèreté malveillante, que le Carme tirait de l'argent de tout cela. Quelqu'un, dit-il, parla pour sauver Desessarts qui était au Châtelet, en grand danger: «Mais le dit de Pavilly qui tendoit fort au profit de sa bourse, et s'intéressoit fort avec les Gois, Saintyous et leurs alliez, voulust montrer que la prise des personnes estoit dument faite et qu'il falloit ordonner commissaires pour faire leur procès.» Juvénal des Ursins, p. 252.

406: «Et dans les trois tours dudit hostel mirent et ordonnèrent leurs gens d'armes.» Monstrelet.—«... Ont esté à Saint-Pol..., et après une collation faite par M. Eustace de Pavilly, maistre en théologie, de l'Ordre de N. D. des Carmes, tendant à fin d'hoster les bons des mauvais...» Archives, Registres du Parlement, Conseil.

407: «Très-mauvaises herbes et périlleuses, c'est à savoir quelques serviteurs et servantes, qu'il falloit sarcler et oster.» Juvénal.—Jean de Troyes avait déjà employé la même métaphore: «Eradicentur herbæ malæ, ne impediant florem juventutis vestræ virtutum fructus odoriferos producere.[TD-99]» Religieux, ms., 785, verso.—Cette poésie de jardinage plaisait fort au peuple des villes, toujours enfermé, et d'autant plus amoureux de la campagne qu'il ne la voyait pas. On la retrouve partout dans les Meistersaenger, dans Hans Sachs, etc. Il est vrai qu'elle n'y est pas mise à l'usage du meurtre, comme ici.

408: Le dauphin «s'abstint de pleurer, ce qu'il pût, en torchant ses larmes.» Monstrelet.

409: «Et, ce fait le roi s'en alla dîner.» Monstrelet.

410: Ordonnances, t. X, p. 71-134.

411: V. l'article sur «Nostre bonne couronne desmembrée, et les flourons d'icelle baillez en goige...» Ordonnances, t. X, p. 92; et l'article sur les aides de la guerre, dont l'argent sera serré: «En un gros coffre, qui sera mis en la grosse tour de Nostre Palais, ou ailleurs en lieu sûr et secret, auquel coffre aura trois clefs...» Ibidem, p. 96.

412: Ord., p. 109.

413: Ord., p. 163.

414: «Eussions requis les Prélats, Chevaliers, Écuyers, Bourgeois de nos citez et bonnes villes, et mesmement nostre très-chière et très amée fille l'Université de Paris... que nous baillâssent leur bon avis...» Ord., p. 71.

415: Ord., p. 137.

416: La seule garantie qu'on lui donne, c'est la publicité, l'insuffisante publicité de ce temps. Elle doit être lue et affichée une fois au siége de chaque sénéchaussée et bailliage, le premier jour des assises. Ord., p. 113.

417: Du Boulay rapporte à tort ce sermon à l'année 1403. Cependant le titre qu'il lui donne lui-même devait l'avertir qu'il est de 1413. Aura-t-il craint, pour l'honneur de l'Université, d'avouer les liaisons d'un de ses plus grands docteurs avec les Cabochiens?

418: Jusqu'à Montereau... «ils ne rencontrèrent pas l'un l'autre.» Monstrelet.

419: Cedit jour fut nommé le pont de la Planche de Mibray le Pont Nostre-Dame, et le nomma le roi de France Charles, et frappa de la trie sur le premier pieu, et le duc de Guienne, son fils, après, et le duc de Berry, et le duc de Bourgogne, et le sire de la Trémouille.» Journal du bourgeois de Paris, 10 mai 1413, éd. Buchon, t. XV, p. 182.

420: Cependant le nouveau gouvernement avait essayé de s'assurer de l'Université en enjoignant au prévôt de Paris et aux autres justiciers de faire jouir l'Université des avantages que le pape Jean XXIII lui avait accordés dans la répartition des bénéfices, Ord., p. 155, 6 juillet 1413.

421: «Depuis qu'il fust mis sur la claye jusques à sa mort, il ne faisoit toujours que rire.» Journal du Bourgeois.

422: Les cabochiens s'inquiétèrent pourtant de l'effet que produisait cette barbarie. Ils envoyèrent dans les villes une sorte d'apologie; ils y disaient: «que chacune information de ceux qui avoient été décolés, contenoit soixante feuilles de papier.» Monstrelet.

423: «Entre onze et douze heures du soir.» Juvénal.

424: Voyez si longtemps après l'extrême timidité du chef de la Fronde. Il eut peur des États-Généraux (Retz, livre II), peur de l'union des villes (livre III): «J'en eus scrupule,» dit-il. Il eut peur encore de se lier avec Cromwell. Mazarin, tout en défendant l'autorité royale qui était la sienne, avait apparemment moins de scrupule, s'il est vrai qu'après la mort de Charles Ier, il ait dit dans sa prononciation italienne: «Ce M. de Cromwell est né houroux (heureux).»

425: Le Bourgeois de Paris est l'écho fidèle des bruits absurdes qu'on faisait circuler: «Mais bien scay que ils demandoient toujours ... la destruction de la bonne ville de Paris.

426: Voyez au Musée de Versailles la longue et piteuse figure de Juvénal, et la rouge trogne de son fils l'archevêque. Le père n'en fut pas moins un excellent citoyen. Son fils rapporte un trait admirable de fermeté à l'égard du duc de Bourgogne, p. 222, note 2.

427: V. les armoiries de Guillaume Cirasse, dans le Recueil des armoiries des prévôts et échevins de Paris (exemplaire colorié à la bibl. du cabinet du Roi, au Louvre).

428: Juvénal donne encore ici le beau rôle à son père. «Le duc de Bourgogne dit au roy: Que s'il luy plaisoit aller esbattre jusques vers le bois de Vincennes, qu'il y faisoit beau, et en fut le roy content. Mais Juvénal alla aussitôt avec deux cents chevaux vers le bois, et dit au roy: Sire, venez-vous-en en vostre bonne ville de Paris, le temps est bien chaud pour vous tenir sur les champs. Dont le roy fut très content, et se mit à retourner.»

429: «Mesmes les petits enfants qui chantoient une chanson..., où on disoit: Duc de Bourgogne, Dieu te remaint en joie!...» Journal du bourgeois.

430: «Gallis campanilium ecclesiarum, à cunctis ventis volvendis.[TD-101]» Religieux.

431: Ce qui força le duc de Bourgogne à traiter, c'est que les Flamands l'abandonnaient. Les députés de Gand dirent au roi qu'ils se chargeaient de ranger le duc à son devoir.

432: Le roi désirait fort traiter. Juvénal donne là-dessus une jolie scène d'intérieur. Un grand seigneur vient trouver le roi au matin pour l'animer contre les Bourguignons. «Le roy estant en son lict, ne dormoit pas et parloit en s'esbatant avec un de ses valets de chambre, en soy farsant et divertissant. Et ledit seigneur vint prendre par dessous la couverture le roy tout doucement par le pied, en disant: Monseigneur, vous ne dormez pas? Non, beau cousin, luy dit le roy, vous soyez le bien venu, voulez-vous rien? y a-t-il aucune chose de nouveau? Nenny, Monseigneur, luy respondit-il, sinon que vos gens qui sont en ce siége, disent que tel jour qu'il vous plaira, verrez assaillir la ville, où sont vos ennemis et ont espérance d'y entrer. Lors le roy dit, que son cousin le duc de Bourgogne vouloit venir à raison, et mettre la ville en sa main, sans assaut, et qu'il falloit avoir paix. À quoy ledit seigneur respondit: Comment, Monseigneur, voulez-vous avoir la paix avec ce mauvais, faux, traistre et desloyal, qui si faussement et mauvaisement a faict tuer vostre frère? Lors le roy, aucunement desplaisant, luy dit: Du consentement de beau fils d'Orléans, tout lui a esté pardonné. Hélas, Sire, répliqua ledit seigneur, vous ne le verrez jamais vostre frère... Mais le roy lui respondit assez chaudement: Beau cousin, allez-vous-en; je le verray au jour du Jugement. Juvénal, p. 2-3.

433: Jean Gerson.

434: V. les œuvres de Gerson (éd. Du Pin), surtout au tome IV, et les travaux estimables de MM. Faugère, Schmidt et Thomassy. Je parlerai ailleurs de ceux de MM. Gence, Gregori, Daunou, Onésyme Leroy, et en général des écrivains qui ont débattu la question de l'Imitation.

435: «Et si aliquos invenerunt ægrotantes, tunc currebant ad curiam romanam, et mortem talium intimabant.[TD-102]» Theodor. à Niem, de Schism.

436: «Ut inhumatus avulso monumento atque corrupto corpore suis spoliis effossus privaretur.[TD-103]» Appellatio Univers. Paris, à D. Benedicto.

437: Clemengis.

438: «Cum non suis uxoribus, licet sæpe cum suis parvulis.[TD-104]» Clémengis.

439: Clémengis s'étonne de ce qu'un monastère qui nourrissait primitivement cent moines n'en nourrit plus que dix (p. 19). Qui ne sait combien en deux ou trois siècles changent et le prix des choses et le nombre de celles qu'on juge nécessaires? Pour ne parler que d'un siècle, quelle grande maison pourrait être défrayée aujourd'hui d'après le calcul que madame de Maintenon fait pour celle de son frère? Voir, entre autres ouvrages, une brochure de M. le comte d'Hauterive: Faits et observations sur la dépense d'une des grandes administrations, etc.; deux autres brochures de M. Eckard: Dépenses effectives de Louis XIV en bâtiments au cours du temps des travaux et leur évaluation, etc.

440: Je ne veux pas contester le mérite réel de ces deux personnages, qui furent tout à la fois d'éminents docteurs et des hommes d'action. D'Ailly fut l'une des gloires de la grande école gallicane du collége de Navarre; il y forma Clémengis et Gerson. Clémengis est un bon écrivain polémique, mordant, amusant, salé (comme aurait dit Saint-Simon). V. le tableau qu'il fait de la servitude et de la servilité du pape d'Avignon, dans le livre de la Corruption de l'Église (p. 26). La conclusion du livre est très-éloquente. C'est une apostrophe au Christ; les protestants peuvent y voir une prophétie de la Réforme: «Si tuam vineam labruscis senticosisque virgultis palmites suffocantibus obseptam, infructiferam, vis ad naturam reducere, quis melior modus id agendi, quam inutiles stirpes eam sterilem efficientes quæ falcibus amputatæ pullulant, radicitus evellere, vineamque ipsam aliis agricolis locatam novis rursum aut feracibus et fructiferis palmitibus inserere?... Hæc non nisi exigua sunt dolorum initia et suavia quædam eorum quæ supersunt præludia. Sed tempus erat, ut portum, ingruente jam tempestate, peteremus, nostræque in his periculis saluti consuleremus, ne tanta procellarum vis, quæ laceram Petri naviculam validiori turbinis impulsu, quam ullo alias tempore concussura est, in mediis nos fluctibus, cum his qui merito naufragio perituri sunt, absorbeat.[TD-105]» Nic. Clemeng, De corrupto Ecclesiam statu, t. I, p. 28.

441: Concilium Pisanum[TD-107], ap. Concil. éd. Labbe et Cossart, 1671; t. XI, pars II, p. 2172 et seq.

442: Les Universités de Bologne, d'Angers, d'Orléans, de Toulouse même, avaient fini par se réunir contre les papes à celle de Paris.

443: «Habentes facies diversas..., sed caudas habent ad invicem colligatas, ut de vanitate conveniant.[TD-108]» Ibidem, p. 2183.—«... Volebat unum pedem tenere in aqua et alium in terra.[TD-109]» Ibidem, p. 2,184.

444: Lorsqu'on lui apprit que la France avait déclaré sa soustraction d'obédience, il dit avec beaucoup de dignité: «Qu'importe? Saint Pierre n'avait pas ce royaume dans son obédience.»

445: Non-Seulement Valla, mais Gerson, dans son épître De modis uniendi ac reformandi Ecclesiam, p. 166. Sur Valla, lire un article excellent de la Biographie universelle (par M. Viguier), t. XLVII, p. 345-353.—«Des papes ont permis à Ballerini de critiquer, à Rome même, les fausses décrétales. Pourquoi ne les ont-ils pas révoquées? Pour la même raison que les rois de France n'ont pas révoqué les fables politiques relatives aux douze pairs de Charlemagne, ni les Empereurs celles qui se rattachent à l'origine des cours Weimiques, etc.» Telle est la réponse de l'ingénieux M. Walter, Walter, Lehrbuch des Kirchenrechts, Bonn, 1829, p. 161.

446: Voir la curieuse préface. Raymundi Lullii Majoricensis, illuminati patris, Arbor scientiæ. Lugduni, 1636, in-4o p. 2 et 3.

447: Ce verbe, employé comme neutre, avait bien plus de grâce. Je crois qu'on y reviendra. V. Charles d'Orléans (p. 48): «Tous jours sa beauté renouvelle.» Et Eustache Deschamps (p. 99): «De jour en jour votre beauté renouvelle

448: Saint Thomas, comme Albert le Grand, fait profession de partir toujours d'un texte, de commenter, rien de plus. Que sera-ce s'il est démontré qu'ils n'ont pas eu de texte sérieux, qu'ils ont marché constamment sur le chemin peu solide, perfide, des traductions les plus infidèles, et cela sans s'apercevoir que tel prétendu passage d'Aristote, par exemple, est antiaristotélique. V. Renaissance, Introduction (1860).

449: «Licet quis, contemnendum esse, quantum ad bella pertinet, ducem Lotharingiæ, nec tantis pollere viribus, ut domui audeat Franciæ bellum inferre, non parvus debet hostis videre quem Deus excitat et propter aliorum adjuvat facinora.[TD-110]» Nic. Clemengis, t. II, p. 257.—On voit de même dans les lettres de Machiavel qu'à la veille d'être conquise par les Espagnols, l'Italie ne craignait que les Vénitiens. Il écrit aux magistrats de Florence: «Vos Seigneuries m'ont toujours dit que la liberté de l'Italie n'avait à craindre que Venise.» Machiavel, lettre de février ou mars 1508.

450: Peut-être y avait-il moins d'insouciance que de connivence. On jugera.

451: «Le duc de Bourgogne, qui longtemps n'avoit demouré ni séjourné en son pays de Bourgogne, et qui vouloit bien avoir ses plaisirs et soullas, se advisa que pour mieux avoir son déduit de la chasse des cerfs, et les ouyr bruire par nuit, il se logeroit dedans la forest d'Argilly, qui est grande et lée.» Lefebvre de Saint-Remy.]

Traductions effectuées lors de la préparation de ce fichier.

TD-1: «emmenant avec lui à peine quarante chevaux en bon état»

TD-2: «... des militaires célèbres et nobles, jadis élégants et riches... demander leur pain, en mendiant de porte en porte, et personne ne leur en donnait »

TD-3: «Les gardes du Parlement se sont plaints avec force d'une certaine femme particulièrement impudente, nommée Alice Perrers.»

TD-4: «Celle-ci, tantôt siégeant à côté des juges royaux, tantôt placée au tribunal ecclésiastique à côté des docteurs en droit,... ne craignait ni de donner son avis dans la défense des causes, ni même d'attaquer en justice.»

TD-5: «L'impudique concubine retira les bagues de ses doigts et partit.»

TD-6: «Craignez Dieu, honorez le roi»

TD-7: «Il est passé en proverbe de sorte qu'un homme que nous trouvons à la fois laid, plutôt cultivé et assez spirituel, est appelé "M. Petrum de Cuneriis" ou, selon l'expression corrompue, "M. Pierre du Coignet".»

TD-8: «Sa statue, camarde et difforme... qu'en passant devant elle, les étudiants, de leur plume et de leur poing, avaient l'habitude de buriner et de frapper »

TD-9: «Qu'il ait reçu tous les bénéfices ecclésiastiques qui auraient été vacants ou estimés tels, quelqu'en soit le titulaire ou l'endroit.»

TD-10: «Toi, pire que Lucifer,... plus injuste que Pilate,... plus violent que Judas qui n'a vendu que moi! toi, non seulement tu me vends, mais tu vends encore les âmes de mes élus.»

TD-11:Lamente-toi, gouvernement royal! ton peuple est à l'abandon car il n'est plus uni.
En effet une partie de tes sujets est hostile, et l'autre passe pour déloyale.

TD-12: «brodés de lettres et de bêtes.»

TD-13: «Que dirais-je des cornes et des queues?... Ajoutons qu'habituellement le Diable est peint sous les traits d'une femme cornue.»

TD-14: «Oh, douleur! Combien ceux qui, de nos jours, dans la pratique quotidienne, s'occupent des affaires de l'église et président les cérémonies, en savent bien peu sur ce qu'elles signifient et pourquoi elles ont été établies, ainsi voit-on s'accomplir à la lettre la prophétie: tel peuple, tels prêtres.»

TD-15: «Ce qui parût tout à fait étrange et extraordinaire.»

TD-16: «Il avait fait construire deux cachots très sordides, leur donnant respectivement le nom de Clos-Bruneau et de Rue-du-foin

TD-17: «Certaines villes parmi les plus puissantes... Nous préférons mourir plutôt que d'avoir à en supporter la levée.»

TD-18: «Au moins deux cents hommes particulièrement insolents, peut-être imbibés de vin, qui travaillaient dans les arts mécaniques publics comme compagnons d'atelier, obligeant un certain bourgeois vendeur de draps, assez simplet mais fortuné, appelé Crassus en raison de son embonpoint excessif, à les placer sous son autorité pour les actions à entreprendre, ... en firent leur roi sur le champ. Ils hissèrent celui-ci au-dessus d'un char, sur un trône aménagé selon l'usage royal, puis, le conduisant aux carrefours de la ville et prononçant de royales louanges agrémentées de barbarismes, demandèrent, alors qu'ils étaient parvenus à la principale place de marché, que le peuple restât libre de toute obligation de subsides, ce qu'ils obtinrent... Siègeant au tribunal, il fut forcé d'entendre les objections de chacun.»

TD-19: «interdit par une pétition des Brugeois (1384) que les Franconates travaillent désormais la laine dans leurs villages.»

TD-20: «... qu'ils foulassent au pied l'orgueil farouche des citoyens...»

TD-21: «Décidant qu'il assumerait la charge de prévôt sous la seule autorité du roi et non de celle des citoyens.--Quant aux confréries consacrées à la dévotion à certains saints et à l'enrichissement des chapelles qui leur étaient dédiées, et dont les membres avaient l'habitude de se rassembler pour participer ensemble à un joyeux festin..., on jugea qu'il convenait de les suspendre jusqu'à ce que le bon plaisir de Sa Royale Majesté...»

TD-22: «mais le trésor royal n'en fut pas enrichi.»

TD-23: «Particulièrement agréable au roi fut qu'une noble dame du château d'Amour, brûlant pour lui d'un chaste amour, vînt en personne jusqu'à lui.»

TD-24: «On alla seulement jusqu'au haut de l'encolure.»

TD-25: «L'abbaye, réservée pour le logement particulier de la Reine et des nobles dames.»

TD-26: «Si tu avais remarqué... leur beauté... on aurait cru revoir les cérémonies des anciennes déesses.»

TD-27: «À la ressemblance d'un temple.»

TD-28: Culte nocturne de Vénus.

TD-29: «(on rapportait aussi) d'autres racines à cette aversion, qui ne sont cependant pas assez bien connues pour que je les juge dignes d'être couchées par écrit.»

TD-30: Les plaisirs malsains de l'esprit.

TD-31: «On ne connaissait pas les empoisonneurs mais on savait qu'ils portaient, comme les religieux, un scapulaire blanc sous une longue chape noire.»

TD-32: «Il rencontra en chemin un homme couvert de haillons qui lui causa une grande frayeur et qu'on ne put retenir, ni par les menaces ni par la peur, si bien que, pendant près d'une demi-heure, celui-ci répéta au roi, qui continuait son chemin, ces paroles qu'il criait d'une voix terrible: "ne va pas plus loin, noble roi, car tu serais perdu sur le champ". L'imagination déjà troublée du roi fit qu'aussitôt il ajouta foi à ces paroles... Et persistant dans son égarement, il tua quatre hommes, parmi lesquels était un certain de Polignac de Gascogne, chevalier fameux mais né en secret d'un adultère.»

TD-33: «Il niait être marié et avoir fait des enfants; bien plus, oubliant même qui il était et son titre de roi de France, il affirmait ne pas s'appeler Charles ni porter un blason aux fleurs de lys; et toutes les fois qu'il voyait ses armes ou les marques de la reine sur des vases d'or ou sur quelque autre objet, il les effaçait avec fureur.»

TD-34: «S'il voyait gravées ou peintes ses propres armes et celles de la reine, dansant d'une façon burlesque et inconvenante, il les détruisait, affirmant s'appeler Georges et porter des armes au lion percé d'une épée.»

TD-35: en théorie et en droit.

TD-36: «Un cheval aux naseaux fendus pour le rendre capable de courir plus longtemps.»

TD-37: L'accord entre Richard II et la cité de Londres, par Richard Maydison.

TD-38: «Le lendemain, sentant qu'il perdait la raison, il ordonna qu'on lui otât son couteau et recommanda à son oncle le duc de Bourgogne que tous les les gens de la cour en fissent autant. Ce jour-là, il fut tant harcelé par ses souffrances que le lendemain, ayant fait venir ledit duc et les autres seigneurs de la cour, il leur avoua en pleurant qu'il préférait la mort à de pareils tourments; à ce qu'on dit, il répéta plusieurs fois à toute l'assistance, émue jusqu'aux larmes: "Pour l'amour de Jésus-Christ, s'il en est parmi vous qui sont complices du mal que j'endure, je les supplie de ne pas me torturer davantage et de me faire mourir sur le champ".»

TD-39: «Alors qu'un adolescent... croisant le chemin du roi... avait éperonné son cheval pour qu'il exécute des cabrioles, un coup de sabot de la monture blessa gravement le roi à la jambe d'où le sang se mit à couler abondamment. Comme l'entourage se préparait à châtier le fautif, alors le roi, d'un geste de la main et par des paroles d'apaisement, etc.

TD-40: «Il était d'une telle affabilité que, même aux personnes les plus humbles, il adressait la parole à l'improviste en les saluant par leur nom; à ceux qui, indistinctement, voulaient s'adresser ou se présenter à lui, il allait jusqu'à offrir de lui-même un échange privé, ou bien il ne le refusait pas à ceux qui en faisaient directement la demande... Bien qu'il gardât parfaite souvenance des faveurs et des offenses qui lui avaient été faites, il ne fut pourtant, ni naturellement ni même pour de grands motifs, enclin à se mettre en colère au point de dire à quiconque des injures ou des reproches. On disait qu'il avait manqué à la fidélité conjugale en succombant à la débauche charnelle, mais il faisait en sorte qu'à personne, cela ne paraisse un scandale, ni qu'il soit infligé aucune violence ou aucune grande injustice. En outre, n'observant pas l'usage de ses ancêtres, il n'utilisait que rarement et toujours à contrec[oe]ur l'habit royal, à savoir le manteau et la tunique longue, mais s'habillait indifféremment de vêtements de soie, comme tous les autres gens de la cour, ou se déguisait, tantôt en Bohémien, tantôt en Allemand, enfin..., même après avoir reçu l'onction sainte, il s'exerçait, bien plus souvent que de raison, à la joute ou aux autres jeux militaires.»

TD-41: «La fille d'un certain marchand de chevaux... qui fut certes rétribuée fort convenablement (puisqu'il lui fut donné deux beaux manoirs avec toutes leurs dépendances, situés respectivement à Créteil et à Bagnolet, et que celle-ci fut appelé ouvertement et communément "petite reine"), garda le roi longtemps auprès d'elle et eut de lui une fille que le roi lui-même maria à un certain Harpedenne auquel il offrit la seigneurie de Belleville en Poitou, la fille étant appelée "Demoiselle de Belleville".»

TD-42: Que le roi vive éternellement!...

TD-43: «Je règne, j'ai régné, je régnerai.»

TD-44: «Je l'ai vu, formulant lui-même une réponse plus élégante... que la requête qui lui avait été présentée..., parler très doucement et, avec les plus grands égards, mettre en garde ceux qui auraient commis quelque erreur.»

TD-45: «Mais cela il pourrait l'obtenir ainsi: en nommant des agents, d'abord à Paris mais aussi dans chacune des autres grandes villes du royaume, chargés de faire répéter, auparavant et partout, pendant deux ou trois ans: «qu'il souffre et compatit grandement aux malheurs des habitants du fait qu'ils soient à ce point écrasés de contributions et de redevances variées et multiples. Et qu'il fait tous ses efforts pour que le peuple, dans le royaume rendu à ses antiques libertés et à ses exemptions, soit soulagé de tous les prélèvements très pénibles et très pesants de cette nature; mais que, quant à son meilleur v[oe]u très affectueux et au souhait très amical qu'il forme à l'intention du royaume et de ses habitants, l'énergie et les efforts du Duc d'Orléans en personne ont toujours fait obstacle et continuent encore de faire obstacle à ce qu'il en obtienne la réalisation, ledit duc s'étant présenté et se présentant toujours comme le père et le grand défenseur de tous ces impôts et contributions et redevances nouvelles croissant jour après jour.» Par cette rumeur qui occupa les oreilles et les esprits des populations dans la quasi totalité des cités et provinces du royaume, un ressentiment si fort auprès du peuple (qui ainsi ressent et déplore encore plus fort le poids des redevances et des recouvrements) fut excité contre le duc d'Orléans, tandis qu'une telle affection et qu'une gratitude et une sympathie si intenses allérent au duc de Bourgogne, que...»

TD-46: «Compatissant aux malheurs des habitants du royaume... Affirmant que s'il... y avait consenti, il aurait reçu les deux cent mille écus d'or qui lui avaient été promis.»

TD-47: «... et que ceux-ci enquêtent sur les transactions à caractère usuraire ou frauduleux et notamment sur ceux qui auraient vendu à un prix excédant de moitié le juste prix, et leur infligeraient une amende proportionnée à leur délit.»

TD-48: «Comme la reine envoyait depuis chez eux et à destination de l'Allemagne six chevaux chargés de monnaie d'or, le convoi fut arrêté chez les Messins qui apprirent des accompagnateurs qu'ils avaient déjà effectué un transfert analogue, et nombreux furent ceux qui s'étonnèrent qu'elle veuille ainsi dépouiller la France pour enrichir les Allemands.»

TD-49: «M'étant informé à plusieurs reprises au sujet de cette somme, on me répondit qu'elle atteignait huit fois cent mille écus d'or, et qu'ils l'avaient pourtant affectée à des usages privés.»

TD-50: «des vêtements aux lanières bien tressées, frangés et à longues manches.»

TD-51: «La déesse Vénus.»

TD-52: «... te vêtir de la chair, des pleurs et des gémissements du pauvre peuple.»

TD-53: «et non dans les princes ni dans les enfants des hommes, en lesquels il n'est point de salut.»

TD-54: «Il arriva auprès de la ville de Bordeaux, leur faisant savoir que s'ils osaient sortir...»

TD-55: «Vous ne solliciteriez pas l'avis d'une assemblée de chevaliers sur un sujet touchant la foi.»

TD-56: «On disait qu'auparavant les capitaines chargés de la défense de l'Aquitaine avait pressé Monseigneur le Duc d'Orléans de... en assiégeant la métropole bordelaise... Il lança donc l'expédition, bien qu'il n'ignorât en rien l'inconstance des Gascons et par combien de ruses ils avaient déjà par le passé trahi plus d'une fois les Français.»

TD-57: «Comme une brebis errante.»

TD-58: «au son des buccins et d'autres instruments de musique.»

TD-59: «Après un baiser sur la bouche.»

TD-60: «(pendant sa jeunesse) il fut porté à de nombreux vices qu'il prit en revanche en horreur quand il fut parvenu à l'âge mûr.»

TD-61: «J'emporte jeunes et vieux.»

TD-62: «Ils faisaient pression, soit pour qu'il fût initié aux choses sacrées, soit pour qu'il renonçât définitivement à l'épiscopat.»

TD-63: «Il s'appliqua... à apaiser la douleur... après un joyeux dîner.»

TD-64: «On traîna le cadavre jusqu'à un bourbier voisin particulièrement fétide où, à la lumière d'une torche de paille, il vérifia que le crime avait bien été accompli; puis, joyeux comme s'il eût fait une bonne action, il se rendit à l'hôtel du duc de Bourgogne.»

TD-65: «on l'apprendra toutefois plus tard.»

TD-66: «C'est d'une façon fort barbare que, le 23 novembre 1407, dans une rue proche de la porte de Barbette, Monseigneur Louis de France, duc d'Orléans et frère du roi, prince très rusé et d'une grande intelligence mais assez porté à la luxure, fut égorgé et massacré à neuf heures du soir, à l'instigation du duc de Bourgogne, qui le confessa.»

TD-67: «Avec des sanglots et des larmes.»

TD-68: «Or celui qui mourut n'avait pas cette ferme position. Je ne place pas ma foi en l'homme mais seulement en Dieu; et s'il peut sembler petit, il n'en est que plus glorieux... Que Dieu le garde.»

TD-69: «Il récitait les heures canoniales.»

TD-70: Moi je suis un ver, non un homme, la honte des hommes et le rebut du peuple.

TD-71: Quiconque veut être sauvé...

TD-72: «enterré... mais seulement en modeste apparat, les citoyens craignant d'offenser son frère.»

TD-73: «Les citoyens et le peuple ayant appris ce meurtre, chacun resta tranquille ... Son courage fut approuvé...» Ils crièrent tous: Vive notre Seigneur...»

TD-74: «...qu'il l'avait fait, poussé par le Diable.»

TD-75: «À ce moment-là, il avait dit que le Diable l'y avait poussé et maintenant, sans honte, il se contredit lui-même en disant qu'il a très bien fait.»

TD-76: «On les a vus depuis longtemps aspirer au grand jour à leur mort mutuelle.»

TD-77: «Le parlement est vacant.»

TD-78: «La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi.»

TD-79: «Une bête très féroce a dévoré mon fils.»

TD-80: «parce que, en vertu de nombreux obstacles, cela ne concernerait pas le parlement.»

TD-81: «Les théologiens et les maîtres ès arts libéraux, plus experts en disputes théologiques ou scholastiques qu'en analyses juridiques... d'où, entre eux et les experts en droit, l'apparition à plusieurs reprises de conflit de vocabulaire.»

TD-82: «qu'il préférerait baiser le cul de la tripière la plus immonde plutôt que la bouche de ce Pierre.»

TD-83: «C'est la violence qu'ils aiment.»

TD-84: «... avoir affirmé qu'il avait avoué sous la violence de cette torture (dont témoignaient ses mains disloquées et son corps rompu dans la région des parties honteuses), et qu'il ne reconnaissait en rien ni la culpabilité du duc d'Orléans, ni la sienne, sauf en ce qui concernait la dépense excessive des deniers royaux.»

TD-85: «Fortement gênée par son embonpoint excessif.»

TD-86: «Et parce que depuis longtemps, les M.(aîtres) de la Chambre des comptes rapportaient en le déplorant que le Roi avait l'habitude, même à ceux nombreux qui ne le méritaient pas, de faire de ruineuses largesses, et consignaient ces dons par écrit en ajoutant dans la marge Doit être récupéré ou en a suffisamment, il fut décrété que ce sommier serait remis aux présidents qui, tout recours exclus, feraient tout restituer jusqu'au dernier quart de denier par les bénéficiaires de ces excès ou par leurs héritiers. On déposa même tous les Maîtres de la Chambre des comptes, à une seule exception près concernant celui qui devait tenir le rôle de tous les autres, jusqu'à ce que...»

TD-87: «S'ils oppriment leur peuple par des recouvrements injustes, ils ne sont pas dignes d'être appelés rois, et dans les annales antiques, on peut lire à maintes reprises qu'on serait en revanche dans ce cas en droit de juger légitime de les déposer.»

TD-88: «Il n'y a guère de bon sens à attendre d'un homme en arme.»

TD-89: «Allez voir votre roi débile, ce fainéant, ce captif.»

TD-90: «Alors la rage populaire s'enflamma à tel point que tous, hommes et femmes, injuriant publiquement les ducs sans aucun voile de pudeur, prièrent pour qu'ils reçoivent le même salaire éternel que le traître Judas.»

TD-91: «Il s'estima indigne de la conduite d'un royaume aussi grand que l'était royaume de France.»

TD-92: «O très distingués présidents des chambres des régions, et autres juges très illustres qui éclairez cette éminente Assemblée, sortez donc enfin de votre torpeur,--et je ne peux parler de l'état du royaume puisqu'il est en ruine--, mais considérez sa misérable chute... (Comme le médecin, le juge doit) non seulement remédier aux maladies qui seraient apparues, mais aussi, et plus glorieusement, veiller par avance à ce que, par une saine préservation, elles n'apparaissent pas.»

TD-93: «Il proclamait ouvertement et publiquement qu'il serait roi..., et, en matière de nominations, il décidait d'établir certain juge... et ne permettait pas de faire appel de lui à nous ou au Parlement.»

TD-94: «Autrefois, 94 milliers de francs or suffisaient largement aux rois précédents pour assurer le faste de la cour, le train de vie des reines et de leurs enfants, ainsi que leurs dépenses journalières, et les créanciers en étaient convenablement rémunérés; pourtant cela n'est plus aujourd'hui, bien qu'ils reçoivent 450 000 francs par an pour les mêmes besoins.»

TD-95: Qu'ils y aient été poussés par quelque grand seigneur, comme on le disait publiquement, je n'ai pas pu à l'époque le vérifier; mais je n'ignore pas qu'ils ont eu à supporter les indécentes veillées nocturnes du duc de Guyenne, ses orgies et son inconduite très choquante, craignant, comme ils le disaient, qu'il n'ajoutât au déshonneur du royaume la même infirmité que son père.

TD-96: «De la maladie de l'état français, comme métaphore de la chute et de l'épuisement du corps humain.»

TD-97: «à partir desquels on pourrait composer un traité volumineux.»

TD-98: «Du conseil du roi (par les instantes prières du prévôt des marchands et des échevins parisiens), les bourgeois de Gand obtinrent... que Monseigneur le Comte de Charolais, fils ainé du duc de Bourgogne, soit amené en Flandre avec son épouse, fille du Roi.»

TD-99: «Il faut sarcler les mauvaises herbes, pour qu'elles n'empêchent pas la fleur de votre jeunesse de produire les fruits parfumés de la vertu.»

TD-100: «Sortez de votre torpeur, vous qui mangez le pain de douleur.»

TD-101: «aux coqs des clochers d'églises qui tournent à tous les vents.»

TD-102: «Et s'ils avaient découvert que certains étaient malades, alors ils couraient à la Curie romaine et les déclaraient morts.»

TD-103: «afin que, déterré, le tombeau renversé et le corps décomposé, il soit dépouillé de ses vêtements et privé de sépulture.»

TD-104: «avec des femmes qui ne sont pas les leurs, mais avec de jeunes enfants qui sont souvent bien à eux.»

TD-105: «Si tu veux régénérer ta vigne stérile et asphyxiée par des sauvageons et des ronces pleines d'épines qui en étouffent les sarments, quelle meilleure façon de le faire que d'arracher jusqu'à la racine ces rejets inutiles qui quand on les élague à la serpe se multiplient en la rendant stérile, et, dans cette vigne que tu loueras à d'autres vignerons, de greffer des sarments, soit nouveaux, soit déjà fertiles et fructifères,... Ce sont là les débuts, plutôt brefs, des douleurs et de doux préludes à ce qui va leur succèder. Mais, la tempête s'étant déjà levée, il n'est que temps pour nous de chercher à regagner le port et dans ce péril de songer à notre salut, afin d'éviter que la force de l'ouragan, qui va bientôt ébranler la nef de Pierre malmenée par le choc de ce tourbillon à la puissance jusqu'alors inconnue, ne nous engloutisse au sein des flots, avec ceux qui vont mourir dans un naufrage bien mérité.»

TD-106: «L'âme est dans le péché.»

TD-107: Le concile de Pise.

TD-108: «Les visages opposés, ils ont en revanche leurs queues soudées l'une à l'autre, si bien qu'ils peuvent s'entendre dans leurs vantardises.»

TD-109: «...Il voulait garder un pied dans l'eau et un autre sur terre.»

TD-110: «Même si pour eux, en tout ce qui concerne la guerre, le duc de Lorraine peut être négligé et ne détient pas assez d'armes pour oser attaquer notre patrie la France, on ne doit pas sous-estimer un ennemi que Dieu encourage et aide en raison des crimes commis par d'autres.»






End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1364-1415 (Volume
5/19), by Jules Michelet

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