The Project Gutenberg EBook of Histoire de la Guerre de Trente Ans, by
Friedrich von Schiller

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Title: Histoire de la Guerre de Trente Ans

Author: Friedrich von Schiller

Commentator: Henri Schmidt

Translator: Adolphe Regnier

Release Date: November 17, 2012 [EBook #41385]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA GUERRE DE TRENTE ANS ***




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SCHILLER


HISTOIRE
DE LA
GUERRE DE TRENTE ANS

TRADUCTION FRANÇAISE

PAR AD. REGNIER


PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79


1881

COULOMMIERS.—IMPRIMERIE PAUL BRODARD


Table des matières


NOTICE SUR SCHILLER

Schiller naquit en 1759, à Marbach, en Würtemberg, et mourut le 9 mai 1805 à Weimar. Parmi ses biographies, celle de Scherr, Schiller und seine Zeit, est une des meilleures[1]. Quelle différence, entre sa vie et celle de Gœthe, son émule et son ami! Mais toutes les difficultés accumulées devant lui, loin d'arrêter son génie, en hâtèrent l'essor. Le duc de Würtemberg eut beau le forcer à se faire chirurgien militaire; il eut beau lui défendre de s'occuper de philosophie et de poésie: Schiller persévéra. «Chassez le naturel, il revient au galop.»

Le jeune poëte s'enfuit de son pays pour échapper à son tyrannique protecteur. Déjà il s'était fait mettre aux arrêts pour être allé assister à Mannheim à la représentation de ses Brigands (1781). Ses autres tragédies sont la Conjuration de Fiesque, Intrigue et Amour, [p. vi] Don Carlos, la Trilogie de Wallenstein, Marie Stuart, la Pucelle d'Orléans, et son chef-d'œuvre Guillaume Tell. Sa première pièce fit une sensation prodigieuse en Allemagne; plus d'un jeune homme, voulant en imiter le héros, Charles Moor, déclara comme lui la guerre à la société existante et alla vivre dans les forêts. Mais plus se calmait en Schiller le feu de la jeunesse, plus son goût et son génie s'épurèrent. Ne pouvant analyser ici ses œuvres dramatiques, nous renverrons nos élèves à l'Allemagne de Mme de Stael[2], aux traductions en vers français de M. Braun, et à la thèse que notre regrettable ami, M. Blanchet[3], ancien élève de l'École normale, professeur de rhétorique au lycée de Strasbourg, a soutenue, en 1855, devant la Faculté des lettres de Paris: il y a développé cette pensée de M. Saint-Marc Girardin[4], qu'il a prise pour épigraphe de son opuscule: «Schiller est, selon moi, le plus dramatique de tous les poëtes allemands. Cependant, ses drames ont besoin d'un commentaire, parce qu'ils renferment toujours quelque pensée profonde que le poëte a voulu mettre en relief.»

Schiller n'est pas placé moins haut comme poëte lyrique. Mais à ses poésies lyriques aussi [p. vii] on peut appliquer ce que M. Saint-Marc Girardin a dit de ses drames; il ne sait pas, comme Gœthe, dans le Pêcheur, dans le Roi de Thulé, reproduire le ton simple de la vieille ballade; sa poésie est savante, je dirais presque artificielle, pour me servir de la distinction si vraie, faite d'abord par Herder. On y voit le poëte, tandis que chez Gœthe il s'efface. Ce n'en sont pas moins d'admirables poëmes que la Cloche, le Plongeur, la Caution, Rodolphe de Habsbourg, les Grues d'Ibycus, l'Anneau de Polycrate, le Lot du poëte, Hector et Andromaque; pas une anthologie n'omet de les citer.

En philosophie, Schiller est élève de Kant. Il passa plusieurs années à se pénétrer des doctrines si élevées de la Critique de la raison pure et de la Critique du jugement; ce dernier ouvrage renferme l'esthétique du philosophe de Kœnigsberg. C'est dans ces études évidemment qu'il faut chercher l'origine du caractère philosophique de toutes ses œuvres. Il appliqua surtout les principes de son illustre maître dans ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme.

Schiller fut quelque temps professeur d'histoire à Iéna. De là ses travaux historiques[5]. Pourtant il s'y livrait encore dans un autre but; c'étaient souvent des études préliminaires pour[p. viii] ses tragédies. Les chœurs de la Fiancée de Messine, la traduction métrique du deuxième livre de l'Énéide et celle de la Phèdre de Racine, prouvent à quel point il avait saisi les beautés des chœurs grecs, celles de Virgile et de notre grand tragique. Dans les vers lyriques de la Fiancée respire le souffle de Sophocle et d'Eschyle.

Comme Klopstock, l'auteur de la Messiade, Schiller, en 1792, fut nommé citoyen français par l'Assemblée nationale. Mais le diplôme, portant cette suscription: Au sieur Gille, publiciste allemand, ne lui parvint qu'en 1798.


[p. ix]

NOTICE
SUR
L'HISTOIRE DE LA GUERRE DE TRENTE ANS

Depuis bien longtemps, la Guerre de Trente ans, de Schiller, est un livre classique en France. Nous allons montrer, aussi succinctement que possible, qu'il mérite bien d'être mis entre les mains de la jeunesse de nos écoles. Et que cette démonstration au moins ne paraisse pas hors de propos. C'est qu'en Allemagne, depuis quelque temps, on a soulevé la question: Schiller est-il ou n'est-il pas historien? La question est grave, on le voit, et vaut bien la peine qu'on en dise quelque chose, d'autant plus que la plupart des critiques allemands répondent négativement. Voyons donc ce qu'il faut en penser. Schiller, en effet, après ce que l'histoire est devenue de nos jours, ne peut plus guère prétendre à ce titre. A quels travaux, à quelles patientes recherches ne se livrent pas les grands historiens contemporains[p. x] de l'Allemagne, avant de prendre la plume? Nous parlons des Mommsen, des Ranke, des Gervinus. Ils remontent d'abord aux sources, ils fouillent dans la poussière des bibliothèques et des chancelleries, ils recueillent et déchiffrent des inscriptions, et, sans jamais lâcher la bride à leur imagination, ils cherchent à nous donner, de l'époque qu'ils décrivent ou qu'ils racontent, l'idée la plus exacte, la plus conforme à la vérité. De même chez nous ont fait les Thierry, les Guizot, les Villemain et les Thiers. Mais tel n'a pas été le procédé suivi par Schiller. En quelques mois il avait non-seulement rassemblé les matériaux de son livre, mais écrit son livre. Il ne cite jamais les sources; il l'avait fait parcimonieusement pour sa première œuvre historique, la Défection des Pays-Bas; ici, on ne sait pas où il puise. Et où paraît d'abord la Guerre de Trente ans? Dans l'Almanach des dames de Gœschen (1791-1793). Est-ce bien là la place d'une œuvre historique sérieuse? Puis on cite de lui certains mots malheureux sur sa manière de concevoir l'histoire. Dans une lettre à Caroline de Beulwitz (10 décembre 1788), nous trouvons les passages suivants, que nous citerons dans la langue originale: «Ich werde immer eine schlechte Quelle für einen künftigen Geschichtsforscher sein, der das Unglück hat, sich an mich zu wenden... Die Geschichte ist überhaupt nur ein Magazin für[p. xi] meine Phantasie, und die Gegenstände müssen sich gefallen lassen, was sie unter meinen Händen werden[6]

Est-ce donc là sérieusement un livre classique? Eh bien, nous répondons hardiment oui, et voici nos raisons. D'abord, quoi qu'en puisse dire Niebuhr[7], le style de Schiller est excellent. N'est-ce pas là un point essentiel pour des élèves qui cherchent un modèle de la bonne prose allemande? Ce sera toujours un des mérites immortels de Schiller d'avoir le premier écrit l'histoire d'une manière attrayante. Ensuite, au point de vue même des faits, nous ne croyons pas que l'on puisse reprocher à Schiller des faussetés ou des erreurs graves. Il connaissait la guerre de Trente ans; il l'avait étudiée, dans des travaux de seconde main, soit; elle l'avait vivement intéressé; dès le début, il y voyait la matière d'un drame. Le reproche le plus sérieux que l'on puisse lui faire, c'est d'avoir écourté la fin, le cinquième livre, la période française en un mot. Déjà Duvau en fait la remarque dans la Biographie universelle de Michaud. Nous souscrirons donc volontiers au reproche que lui adresse M. Filon[8] d'avoir tenu trop peu de [p. xii] compte des victoires de Condé. Mais pour Schiller, qui ne voyait dans l'histoire que des matériaux pour ses drames, quel intérêt pouvait avoir encore cette guerre, une fois que ses deux héros principaux, Gustave-Adolphe et Wallenstein, avaient disparu de la scène?

Où il faut peut-être le plus se défier de lui, c'est dans l'appréciation des faits et des personnages; mais ce n'est là qu'un petit inconvénient: même erronée, la manière de voir d'un Schiller a toujours son prix. Du reste, il a répondu lui-même à presque tous les reproches qu'on lui a adressés. Les voici en substance: Il a trop vu une guerre de religion dans ce qui était avant tout une guerre politique. Il peint trop en beau le vainqueur de Lützen. Il est allé trop loin dans ses attaques contre Tilly et Ferdinand. Eh bien! qu'on lise, à la fin du livre III, les considérations dont il fait suivre la mort de Gustave-Adolphe, et l'on verra qu'il ne le croyait pas aussi désintéressé qu'on veut bien le dire. Il est bien convaincu qu'il avait des projets de conquête en Allemagne: et il croit que sa mort vint à propos pour empêcher la guerre d'éclater entre lui et ses alliés; «enfin, dit-il, le plus grand service qu'il pût rendre à la liberté de l'Empire allemand, ce fut de mourir.» S'il est sévère pour Tilly, l'impitoyable vainqueur de Magdebourg, sans méconnaître ses talents comme général, n'est-il pas plein de réserve[p. xiii] quand il s'agit du duc de Lauenbourg, François-Albert, que la voix publique accusait de complicité dans la mort du roi de Suède? Après avoir exposé tout ce qui a pu justifier ces soupçons, ne termine-t-il pas par ces belles paroles: «Mais ici, plus que partout ailleurs, il s'agit d'appliquer la maxime que, là où le cours naturel des choses suffit pleinement pour expliquer les événements, il ne faut pas déshonorer la dignité de la nature humaine par une accusation morale.» Quant à Wallenstein, voici ce qu'en dit M. Filon, à la page 328 de son article III: «La culpabilité de Wallenstein est encore un problème pour l'histoire. Qu'il ait été ambitieux, toute sa vie le prouve assez. Que, dans ses négociations comme dans ses guerres, il ait toujours consulté son intérêt particulier plus que celui de son maître; qu'il ait même rêvé la couronne de Bohême et qu'il ait espéré l'obtenir à l'aide des puissances étrangères, c'est ce dont on ne peut guère douter. Mais ce qui n'est point prouvé, c'est qu'il ait conspiré, comme on l'en a accusé, la mort de l'empereur et la ruine de la maison d'Autriche. Schiller, qui cherchait surtout un drame dans cette catastrophe, a accueilli sans examen les accusations portées contre le duc de Friedland; mais les travaux de la critique moderne en Allemagne, ont rétabli la vérité. Le crime de trahison, qui fut le prétexte de l'assassinat, n'a été établi par aucun acte authentique. [p. xiv] Les papiers originaux n'ont jamais été produits, et la cour de Vienne fut réduite à dire que les conjurés les avaient brûlés.» Évidemment, M. Filon ne peut avoir songé qu'au Wallenstein que Schiller a peint dans son drame. Car, à la fin du quatrième livre de son histoire, Schiller dit positivement la même chose que M. Filon.

Ainsi, nous le répétons, nous sommes persuadés que le livre de Schiller peut remplir, entre les mains de nos élèves, un double but et leur être doublement utile: d'abord, en leur offrant, dans la langue qu'ils étudient, un modèle de style, tout aussi bien que le Charles XII de Voltaire leur en offre un dans la leur; ensuite, en leur présentant un tableau vrai et animé de cette grande guerre de la première moitié du XVIIe siècle, qui eut des conséquences si fécondes pour la plupart des États de l'Europe.

Schmidt.

[p. xv]


ARGUMENT ANALYTIQUE
DE LA GUERRE DE TRENTE ANS


PREMIER LIVRE.

Introduction.—Conséquences générales de la Réformation.—Révolte de Matthias.—L'empereur lui cède l'Autriche et la Hongrie.—Matthias reconnu roi de Bohême.—L'électeur de Cologne abjure le catholicisme.—Suites de cette abjuration.—L'électeur palatin.—Querelle de la succession de Juliers.—Vues et desseins du roi de France Henri IV.—Formation de l'Union.—La Ligue.—Mort de l'empereur Rodolphe.—Matthias lui succède.—Troubles en Bohême.—Guerre civile.—Ferdinand extirpe le protestantisme en Styrie.—Les Bohêmes se choisissent pour roi l'électeur palatin, Frédéric V.—Frédéric accepte la couronne de Bohême.—Bethlen Gabor, prince de Transylvanie, envahit l'Autriche.—Le duc de Bavière et les princes de la Ligue embrassent la cause de Ferdinand.—L'Union prend les armes pour Frédéric.—Bataille de Prague et soumission totale de la Bohême.

DEUXIÈME LIVRE.

Situation de l'Empire.—De l'Europe.—Mansfeld.—Christian, duc de Brunswick.—Wallenstein lève à ses frais une armée impériale.—Défaite du roi de Danemark.—Mort de Mansfeld.—Édit de restitution de 1628.—Diète de Ratisbonne.—Négociations.—Wallenstein est dépouillé [p. xvi] de son commandement.—Gustave-Adolphe.—L'armée suédoise.—Gustave-Adolphe prend congé des états de Suède à Stockholm.—Invasion des Suédois.—Leurs progrès en Allemagne.—Le comte Tilly prend le commandement des troupes impériales.—Traité avec la France.—Congrès de Leipzig.—Siége et sac de Magdebourg.—Constance du landgrave de Cassel.—Jonction des Saxons et des Suédois.—Bataille de Leipzig.—Conséquences de la victoire.

TROISIÈME LIVRE.

Situation de Gustave-Adolphe après la bataille de Leipzig.—Ses progrès.—Invasion de la Lorraine par les Français.—Prise de Francfort.—Capitulation de Mayence.—Tilly reçoit de Maximilien l'ordre de couvrir la Bavière.—Gustave-Adolphe franchit le Lech.—Défaite et mort de Tilly.—Gustave s'empare de Munich.—Invasion de la Bohême et prise de Prague par l'armée saxonne.—Détresse de l'empereur.—Triomphe secret de Wallenstein.—Il veut s'associer à Gustave-Adolphe.—Il reprend son commandement.—Jonction de Wallenstein et des Bavarois.—Défense de Nuremberg par Gustave-Adolphe.—Il attaque les retranchements de Wallenstein.—Il entre en Saxe; marche au secours de l'électeur de Saxe; s'avance contre Wallenstein.—Bataille de Lützen.—Mort de Gustave-Adolphe.—Situation de l'Allemagne après la bataille de Lützen.

QUATRIÈME LIVRE.

La France et la Suède resserrent leur alliance.—Oxenstiern prend la direction des affaires.—Mort de l'électeur palatin.—Révolte des officiers suédois.—Prise de Ratisbonne par le duc Bernard.—Wallenstein entre en Silésie.—Ses projets de trahison.—L'armée l'abandonne.—Il se retire à Égra.—Ses complices mis à mort.—Fin de Wallenstein.—Portrait de Wallenstein.

CINQUIÈME LIVRE.

Bataille de Nœrdlingen—La France entre dans une alliance contre l'Autriche.—Paix de Prague.—La Saxe [p. xvii]prend parti pour l'empereur.—Bataille de Wittstock gagnée par les Suédois.—Bataille de Rheinfelden gagnée par Bernard, duc de Weimar.—Prise de Brisach par Bernard.—Sa mort.—Mort de Ferdinand II.—Ferdinand III lui succède.—Retraite fameuse de Banner en Poméranie.—Ses succès.—Sa mort.—Torstensohn prend le commandement.—Mort de Richelieu et de Louis XIII.—Victoire des Suédois à Jankowitz.—Défaite des Français à Fribourg.—Bataille de Nœrdlingen gagnée par Turenne et Condé.—Wrangel commande l'armée suédoise; Mélander, l'armée de l'empereur.—L'électeur de Bavière rompt l'armistice. Il adopte à l'égard de l'empereur la même politique que la France à l'égard des Suédois.—La cavalerie de l'armée du duc de Weimar passe aux Suédois.—Prise de la ville neuve de Prague par Kœnigsmark ou dernière action d'éclat de la guerre de Trente ans.


HISTOIRE
DE LA
GUERRE DE TRENTE ANS


PREMIÈRE PARTIE

LIVRE PREMIER

Depuis l'époque où la guerre de religion commença en Allemagne, jusqu'à la paix de Westphalie, il ne s'est passé presque rien d'important et de mémorable dans le monde politique de l'Europe, où la réformation n'ait eu la part principale. Tous les grands événements qui eurent lieu dans cette période se rattachent à la réforme religieuse, si même ils n'y prennent leur source; et, plus ou moins, directement ou indirectement, les plus grands États, comme les plus petits, en ont éprouvé l'influence.

La maison d'Espagne n'employa guère son énorme puissance qu'à combattre les nouvelles opinions ou leurs adhérents. C'est par la réformation que fut allumée la guerre civile qui, sous quatre règnes orageux, ébranla la France jusque dans ses fondements, attira les armes étrangères dans le cœur de[p. 2] ce royaume, et en fit, pendant un demi-siècle, le théâtre des plus déplorables bouleversements. C'est la réformation qui rendit le joug espagnol insupportable aux Pays-Bas; c'est elle qui éveilla chez ce peuple le désir et le courage de s'en délivrer, et lui en donna, en grande partie, la force. Dans tout le mal que Philippe II voulut faire à la reine Élisabeth d'Angleterre, son seul but fut de se venger de ce qu'elle protégeait contre lui ses sujets protestants et s'était mise à la tête d'un parti religieux qu'il s'efforçait d'anéantir. En Allemagne, le schisme dans l'Église eut pour conséquence un long schisme politique, qui livra, il est vrai, ce pays à la confusion durant plus d'un siècle, mais qui éleva en même temps un rempart durable contre la tyrannie. Ce fut en grande partie la réformation qui la première fit entrer les royaumes du Nord, la Suède et le Danemark dans le système européen, parce que leur accession fortifiait l'alliance protestante, et que cette alliance leur était à eux-mêmes indispensable. Des États qui, auparavant, existaient à peine les uns pour les autres, commencèrent à avoir, grâce à la réformation, un point de contact important, et à s'unir entre eux par des liens tout nouveaux de sympathie politique. De même que la réformation changea les rapports de citoyen à citoyen, et ceux des souverains avec leurs sujets, de même des États entiers entrèrent, par son influence, dans des relations nouvelles les uns avec les autres; et ainsi, par une marche singulière des choses, il fut réservé à la division de l'Église d'amener l'union plus étroite des États entre eux. A la vérité, cette commune sympathie politique s'annonça d'abord par un effet[p. 3] terrible et funeste: par une guerre de trente ans, guerre dévastatrice, qui, du milieu de la Bohême jusqu'à l'embouchure de l'Escaut, des bords du Pô jusqu'à ceux de la mer Baltique, dépeupla des contrées, ravagea les moissons, réduisit les villes et les villages en cendres; par une guerre où les combattants par milliers trouvèrent la mort, et qui éteignit, pour un demi-siècle, en Allemagne l'étincelle naissante de la civilisation, et rendit à l'ancienne barbarie ses mœurs, qui commençaient à peine à s'améliorer. Mais l'Europe sortit affranchie et libre de cette épouvantable guerre, dans laquelle, pour la première fois, elle s'était reconnue pour une société d'États unis entre eux; et la sympathie réciproque des États, qui ne date, à proprement parler, que de cette guerre, serait déjà un assez grand avantage pour réconcilier le cosmopolite avec les horreurs qui la signalèrent. La main du travail a effacé insensiblement les traces funestes de la guerre, mais les suites bienfaisantes qui en découlèrent subsistent toujours. Cette même sympathie générale des États, qui fit ressentir à la moitié de l'Europe le contre-coup des événements de la Bohême, veille aujourd'hui au maintien de la paix qui a terminé cette lutte. Comme, du fond de la Bohême, de la Moravie et de l'Autriche, les flammes de la dévastation s'étaient frayé une route pour embraser l'Allemagne, la France, la moitié de l'Europe, de même, du sein de ces derniers États, le flambeau de la civilisation s'ouvrira un passage pour éclairer ces autres contrées.

Tout cela fut l'œuvre de la religion. Elle seule rendit tout possible; mais il s'en fallut beaucoup[p. 4] que tout se fît pour elle et à cause d'elle. Si l'intérêt particulier, si la raison d'État ne s'étaient promptement unis avec elle, jamais la voix des théologiens et celle du peuple n'auraient trouvé des princes si empressés, ni la nouvelle doctrine de si nombreux, si vaillants et si fermes défenseurs. Une grande part de la révolution ecclésiastique revient incontestablement à la force victorieuse de la vérité, ou de ce qui était confondu avec la vérité. Les abus de l'ancienne Église, l'absurdité de plusieurs de ses doctrines, ses prétentions excessives devaient nécessairement révolter des esprits déjà gagnés par le pressentiment d'une lumière plus pure, et les disposer à embrasser la réforme. Le charme de l'indépendance, la riche proie des bénéfices ecclésiastiques devaient faire convoiter aux princes un changement de religion, et sans doute n'ajoutaient pas peu de force à leur conviction intime; mais la raison d'État pouvait seule les déterminer. Si Charles-Quint, dans l'ivresse de sa fortune, n'avait porté atteinte à l'indépendance des membres de l'Empire, il est peu probable qu'une ligue protestante se fût armée pour la liberté de religion. Sans l'ambition des Guises, jamais les calvinistes français n'auraient vu à leur tête un Condé, un Coligny; sans l'imposition du dixième et du vingtième denier, jamais le siége de Rome n'aurait perdu les Provinces-Unies. Les princes combattirent pour leur défense ou leur agrandissement; l'enthousiasme religieux recruta pour eux des armées et leur ouvrit les trésors de leurs peuples. La multitude, lorsqu'elle n'était pas attirée sous leurs drapeaux par l'espoir du butin, croyait répandre son sang pour la vérité, quand elle le versait pour l'intérêt des monarques.

[p. 5]

Heureuses, cependant, les nations, que leur intérêt se trouvât cette fois étroitement lié à celui de leurs princes! C'est à ce hasard seulement qu'elles doivent leur délivrance de Rome. Heureux aussi les princes que le sujet, en combattant pour leur cause, combattît en même temps pour la sienne! A l'époque dont nous écrivons l'histoire, aucun monarque d'Europe n'était assez absolu pour pouvoir se mettre au-dessus du vœu de ses sujets, dans l'exécution de ses desseins politiques. Mais que de peine pour gagner à ses vues la bonne volonté de son peuple et la rendre agissante! Les plus pressants motifs empruntés à la raison d'État ne trouvent que froideur chez les sujets, qui les comprennent rarement et s'y intéressent plus rarement encore. L'unique ressource d'un prince habile est alors de lier l'intérêt du cabinet à quelque autre intérêt qui touche de plus près le peuple, s'il en existe un de cette nature, ou de le faire naître, s'il n'existe pas.

Telle fut la position d'une grande partie des princes qui prirent fait et cause pour la réforme. Par un singulier enchaînement des choses, il fallut que le schisme de l'Église coïncidât avec deux circonstances politiques, sans lesquelles il aurait eu, selon les apparences, un tout autre développement. C'était, d'une part, la prépondérance soudaine de la maison d'Autriche, qui menaçait la liberté de l'Europe; de l'autre, le zèle actif de cette famille pour l'ancienne religion. La première de ces deux causes éveilla les princes; la seconde arma les peuples pour eux.

L'abolition d'une juridiction étrangère dans leurs États, l'autorité suprême dans les affaires ecclésiastiques,[p. 6] une digue opposée à l'écoulement des deniers envoyés à Rome, enfin la riche dépouille des bénéfices ecclésiastiques, étaient des avantages propres à séduire également tous les souverains: pourquoi, demandera-t-on peut-être, firent-ils moins d'impression sur les princes de la maison d'Autriche? Qui empêcha cette maison, et surtout la branche allemande, de prêter l'oreille aux pressantes invitations d'un si grand nombre de ses sujets, et de s'enrichir, à l'exemple d'autres souverains, aux dépens d'un clergé sans défense? Il est difficile de se persuader que la croyance à l'infaillibilité de l'Église romaine ait eu plus de part à la pieuse fidélité de cette maison, que la croyance contraire n'en eut à l'apostasie des princes protestants. Plusieurs motifs concoururent à faire des princes autrichiens les soutiens de la papauté. L'Espagne et l'Italie, d'où l'Autriche tirait une grande partie de ses forces, avaient pour le siége de Rome cet aveugle dévouement qui distingua, en particulier, les Espagnols dès le temps de la domination des Goths. La moindre tendance vers les doctrines abhorrées de Luther et de Calvin aurait enlevé irrévocablement au monarque d'Espagne les cœurs de ses sujets; la rupture avec la papauté pouvait lui coûter son royaume: un roi d'Espagne devait être un prince orthodoxe ou descendre du trône. Ses États d'Italie lui imposaient la même contrainte: il devait peut-être les ménager plus encore que ses Espagnols, parce qu'ils supportaient avec une extrême impatience le joug étranger, et qu'ils pouvaient le secouer plus aisément. D'ailleurs, ces États lui donnaient la France pour rivale et le chef[p. 7] de l'Église pour voisin: motifs assez puissants pour le détourner d'un parti qui détruisait l'autorité du pape, et pour qu'il s'efforçât de gagner le pontife romain par le zèle le plus actif pour l'ancienne religion.

A ces considérations générales, également importantes pour tout roi d'Espagne, s'ajoutèrent pour chacun d'eux en particulier des raisons particulières. Charles-Quint avait en Italie un dangereux rival dans le roi de France, qui aurait vu ce pays se jeter dans ses bras, à l'instant même où Charles se serait rendu suspect d'hérésie. Précisément pour les projets qu'il poursuivait avec le plus de chaleur, la défiance des catholiques et une querelle avec l'Église lui auraient créé les plus grands obstacles. Quand Charles-Quint eut à se prononcer entre les deux partis religieux, la nouvelle religion n'avait pu encore se rendre respectable à ses yeux, et d'ailleurs on pouvait, selon toutes les vraisemblances, espérer encore un accommodement à l'amiable entre les deux Églises. Chez Philippe II, son fils et son successeur, une éducation monacale s'unissait à un caractère despotique et sombre pour entretenir dans son cœur, contre toute innovation en matière de foi, une haine implacable, qui ne pouvait guère être diminuée par la circonstance que ses adversaires politiques les plus acharnés étaient en même temps les ennemis de sa religion. Comme ses possessions européennes, dispersées parmi tant d'États étrangers, se trouvaient de toutes parts ouvertes à l'influence des opinions étrangères, il ne pouvait contempler avec indifférence les progrès de la réformation en d'autres pays, et son intérêt politique[p. 8] immédiat le poussait à prendre en main la cause de l'ancienne Église en général, pour fermer les sources de la contagion hérétique. La marche naturelle des choses plaça donc ce monarque à la tête de la religion catholique et de l'alliance que ses adhérents formèrent contre les novateurs. Ce qui fut observé sous les longs règnes, remplis d'événements, de Charles-Quint et de son fils, devint une loi pour leurs successeurs, et plus le schisme s'étendit dans l'Église, plus l'Espagne dut s'attacher fermement au catholicisme.

La branche allemande de la maison d'Autriche semble avoir été plus libre; mais, si plusieurs de ces obstacles n'existaient pas pour elle, d'autres considérations l'enchaînaient. La possession de la couronne impériale, qu'on ne pouvait même pas se figurer sur une tête protestante (car comment un apostat de l'Église romaine aurait-il pu ceindre le diadème du saint empire romain?), attachait les successeurs de Ferdinand Ier au siége pontifical; Ferdinand lui-même lui fut dévoué sincèrement par des motifs de conscience. D'ailleurs, les princes autrichiens de la branche allemande n'étaient pas assez puissants pour se passer de l'appui de l'Espagne, et c'était y renoncer absolument que de favoriser la nouvelle religion. Leur dignité impériale les obligeait aussi à défendre la constitution germanique, par laquelle ils se maintenaient dans ce rang suprême, et que les membres protestants de l'Empire s'efforçaient de renverser. Si l'on considère encore la froideur des protestants dans les embarras des empereurs et dans les dangers communs de l'Empire, leurs violentes usurpations sur[p. 9] le temporel de l'Église, et leurs hostilités partout où ils se sentaient les plus forts, on comprendra que tant de motifs réunis devaient retenir les empereurs dans le parti de Rome et que leur intérêt particulier devait se confondre parfaitement avec celui de la religion catholique. Comme le sort de cette religion dépendit peut-être entièrement de la résolution que prirent les princes autrichiens, on dut les considérer, dans toute l'Europe, comme les colonnes de la papauté. La haine qu'elle inspirait aux protestants se tourna donc aussi unanimement contre l'Autriche, et confondit peu à peu le protecteur avec la cause qu'il protégeait.

Cependant cette même maison d'Autriche, irréconciliable ennemie de la réforme, menaçait sérieusement par ses projets ambitieux, soutenus de forces prépondérantes, la liberté politique des États européens et surtout des membres de l'Empire. Ce danger tira nécessairement ces derniers de leur sécurité, et ils durent songer à leur propre défense. Leurs ressources habituelles n'auraient jamais suffi pour résister à un pouvoir aussi menaçant: ils durent donc demander à leurs sujets des efforts extraordinaires, et, les trouvant encore très-insuffisants, ils empruntèrent des forces à leurs voisins et cherchèrent, par des alliances entre eux, à contre-balancer une puissance trop forte pour chacun d'eux en particulier.

Mais les grandes raisons politiques qui engageaient les souverains à s'opposer aux progrès de l'Autriche n'existaient pas pour leurs sujets. Les avantages et les souffrances du moment peuvent seuls ébranler les peuples, et une sage politique ne[p. 10] doit jamais attendre ces mobiles-là. Ces princes eussent donc été fort à plaindre, si la fortune ne leur eût offert un autre mobile très-puissant qui passionna les peuples et excita chez eux un enthousiasme qu'on put opposer au danger politique, parce qu'il se rencontrait dans un même objet avec ce danger. Ce mobile était la haine déclarée d'une religion que protégeait la maison d'Autriche; c'était le dévouement enthousiaste à une doctrine que cette maison s'efforçait de détruire par le fer et par le feu. Ce dévouement était ardent, cette haine implacable. Le fanatisme religieux craint les dangers lointains; l'enthousiasme ne calcule jamais ce qu'il sacrifie. Ce que le plus pressant péril politique n'aurait pu obtenir des citoyens, l'ardeur d'un zèle pieux le leur fit faire. Peu de volontaires eussent armé leurs bras pour l'État, pour l'intérêt du prince; mais pour la religion, le marchand, l'artisan, le cultivateur saisirent avec joie les armes. Pour l'État ou pour le souverain, on eût tâché de se dérober au plus léger impôt extraordinaire: pour la religion, on risqua son bien et son sang, toutes ses espérances temporelles. Des sommes trois fois plus fortes affluent maintenant dans le trésor du prince; des armées trois fois plus nombreuses entrent en campagne; et l'imminence du danger de la foi imprime à toutes les âmes un élan si prodigieux, que les sujets ne sentent point des efforts qui, dans une situation d'esprit plus calme, les auraient épuisés et accablés. La peur de l'inquisition espagnole ou des massacres de la Saint-Barthélemy fait trouver, chez leurs peuples, au prince d'Orange, à l'amiral Coligny, à la reine d'Angleterre, Élisabeth, et aux [p. 11] princes protestants de l'Allemagne, des ressources encore inexplicables aujourd'hui.

Cependant, des efforts particuliers, quelque grands qu'ils fussent, auraient produit peu d'effet contre une force qui était supérieure même à celle du plus puissant monarque, s'il se présentait isolé; mais, dans ces temps d'une politique encore peu avancée, il n'y avait que des circonstances accidentelles qui pussent résoudre des États éloignés à s'entre-secourir. La différence de constitutions, de lois, de langage, de caractère national, qui faisait de chaque peuple et de chaque pays comme un monde à part et élevait entre eux de durables barrières, rendait chaque État insensible aux souffrances d'un autre, si même la jalousie nationale n'en ressentait pas une maligne joie. Ces barrières, la réformation les renversa. Un intérêt plus vif, plus pressant que l'intérêt national ou l'amour de la patrie, et tout à fait indépendant des relations civiles, vint animer chaque citoyen et des États tout entiers. Cet intérêt pouvait unir ensemble plusieurs États, et même les plus éloignés, tandis qu'il était possible que ce lien manquât à des sujets d'un même souverain. Le calviniste français eut avec le réformé génevois, anglais, allemand, hollandais, un point de contact, qu'il n'avait pas avec ses concitoyens catholiques. Il cessait donc, en un point essentiel, d'être citoyen d'un seul État, et de concentrer sur ce seul État toute son attention et tout son intérêt. Son cercle s'agrandit; il commence à lire son sort futur dans celui de peuples étrangers qui partagent sa croyance, et à faire sa cause de la leur. Ce fut seulement alors que les princes[p. 12] purent se hasarder à porter des affaires étrangères devant l'assemblée de leurs États; qu'ils purent espérer d'y trouver un accueil favorable et de prompts secours. Ces affaires étrangères sont devenues celles du pays, et l'on s'empresse de tendre aux frères en la foi une main secourable, qu'on eût refusée au simple voisin et plus encore au lointain étranger. L'habitant du Palatinat quitte maintenant ses foyers, pour combattre en faveur de son coreligionnaire français contre l'ennemi commun de leur croyance. Le sujet français prend les armes contre une patrie qui le maltraite et va répandre son sang pour la liberté de la Hollande. Maintenant on voit Suisses contre Suisses, Allemands contre Allemands, armés en guerre pour décider, sur les rives de la Loire et de la Seine, la succession au trône de France. Le Danois franchit l'Eider et le Suédois le Belt, afin de briser les chaînes forgées pour l'Allemagne.

Il est très-difficile de dire ce que seraient devenues la réformation et la liberté de l'Empire, si la redoutable maison d'Autriche n'avait pris parti contre elles; mais ce qui paraît démontré, c'est que rien n'a plus arrêté les princes autrichiens dans leurs progrès vers la monarchie universelle que la guerre opiniâtre qu'ils firent aux nouvelles opinions. Dans aucune autre circonstance, il n'eût été possible aux princes moins puissants de contraindre leurs sujets aux sacrifices extraordinaires à l'aide desquels ils résistèrent au pouvoir de l'Autriche; dans aucune autre circonstance, les divers États n'auraient pu se réunir contre l'ennemi commun.

Jamais l'Autriche n'avait été plus puissante qu'après[p. 13] la victoire de Charles-Quint à Mühlberg, où il avait triomphé des Allemands. La liberté de l'Allemagne semblait anéantie à jamais avec la ligue de Smalkalde: mais on la vit renaître avec Maurice de Saxe, naguère son plus dangereux ennemi. Tous les fruits de la victoire de Mühlberg périrent au congrès de Passau et à la diète d'Augsbourg, et tous les préparatifs de l'oppression temporelle et spirituelle aboutirent à des concessions et à la paix.

A la diète d'Augsbourg, l'Allemagne se divisa en deux religions et en deux partis politiques: elle ne se divisa qu'alors, parce qu'alors seulement la séparation devint légale. Jusque-là, on avait considéré les protestants comme des rebelles: on résolut alors de les traiter comme des frères, non qu'on les reconnût pour tels, mais parce qu'on y était forcé. La confession d'Augsbourg osa se placer dès lors à côté de la foi catholique, mais seulement comme une voisine tolérée, avec des droits provisoires de sœur. Tout membre séculier de l'Empire eut le droit de déclarer unique et dominante, sur son territoire, la religion qu'il professait, et d'interdire le libre exercice du culte à la communion rivale; il fut permis à tout sujet de quitter le pays où sa religion était opprimée. Alors, pour la première fois, la doctrine de Luther eut donc pour elle une sanction positive: si elle rampait dans la poussière en Bavière et en Autriche, elle avait la consolation de trôner en Saxe et en Thuringe. Toutefois, au souverain seul était réservé le droit de décider quelle religion serait professée ou proscrite dans ses provinces; quant aux sujets, qui n'avaient point de représentants à la diète, le traité ne s'occupa guère[p. 14] de leurs intérêts. Seulement, dans les principautés ecclésiastiques, où la religion catholique resta irrévocablement dominante, le libre exercice du culte fut stipulé en faveur des sujets protestants qui l'étaient avant cette époque, et encore sous la seule garantie personnelle de Ferdinand, roi des Romains, qui avait ménagé cette paix: garantie contre laquelle avait protesté la partie catholique de l'Empire, et qui, insérée dans le traité de paix avec cette protestation, ne reçut point force de loi.

Au reste, si les opinions avaient seules divisé les esprits, avec quelle indifférence n'aurait-on pas considéré cette division! Mais à ces opinions étaient attachés des richesses, des dignités, des droits: circonstance qui rendit la séparation infiniment plus difficile. De deux frères qui avaient joui jusqu'alors en commun de leur patrimoine, l'un abandonnait la maison paternelle; de là résultait la nécessité de partager avec celui qui restait. Le père, n'ayant pu pressentir cette séparation, n'avait rien décidé pour ce cas. Pendant dix siècles, les bénéfices fondés par les ancêtres avaient formé successivement la richesse de l'Église, et ces ancêtres appartenaient aussi bien à celui qui partait qu'à son frère qui demeurait. Or, le droit de succession était-il attaché uniquement à la maison paternelle, ou tenait-il au sang? Les donations avaient été faites à l'Église catholique, parce qu'alors il n'en existait point encore d'autre; au frère aîné, parce qu'alors il était fils unique. Le droit d'aînesse serait-il appliqué dans l'Église, comme dans les familles nobles? De quelle valeur était la préférence accordée à une partie, quand l'autre ne pouvait pas encore[p. 15] lui être opposée? Les luthériens pouvaient-ils être exclus de la jouissance de ces biens, que pourtant leurs ancêtres avaient contribué à fonder, et en être exclus pour ce seul motif qu'à l'époque de la fondation on ne connaissait pas encore cette division en luthériens et en catholiques? Les deux partis ont débattu et débattent encore cette question avec des arguments spécieux; mais il serait aussi difficile à l'un qu'à l'autre de prouver son droit. Le droit n'a de décisions que pour les cas supposables, et peut-être les fondations ecclésiastiques ne sont-elles pas de ce nombre, du moins lorsqu'on étend les volontés des fondateurs à des propositions dogmatiques. Comment supposer une donation éternelle faite à une opinion variable?

Quand le droit ne peut pas décider, la force décide, et c'est ce qui arriva ici. L'une des parties garda ce qu'on ne pouvait plus lui ôter; l'autre défendit ce qu'elle avait encore. Toutes les abbayes, tous les évêchés sécularisés avant la paix demeurèrent aux protestants; mais les catholiques prirent leurs sûretés en stipulant, par une réserve spéciale, qu'on n'en séculariserait plus d'autres à l'avenir. Tout possesseur d'une fondation ecclésiastique directement soumise à l'Empire, électeur, évêque ou abbé, est déchu de ses bénéfices et dignités, aussitôt qu'il passe à l'Église protestante; il doit évacuer ses possessions sur-le-champ, et le chapitre procède à une nouvelle élection, comme si la place était devenue vacante par un cas de mort. L'Église catholique d'Allemagne repose encore aujourd'hui sur cette ancre sacrée de la réserve ecclésiastique, qui fit dépendre de leur profession de foi[p. 16] toute l'existence temporelle des princes appartenant à l'Église. Que deviendrait cette Église, si l'ancre se brisait? Les membres protestants de l'Empire opposèrent à la réserve une opiniâtre résistance, et, s'ils finirent par l'admettre dans le traité de paix, ce fut avec cette addition expresse que les deux parties ne s'étaient pas mises d'accord sur ce point. Pouvait-il être plus obligatoire pour eux que ne l'était pour les catholiques la garantie de Ferdinand en faveur des sujets protestants dans les domaines ecclésiastiques? La paix laissait donc subsister deux points litigieux, et c'est à leur sujet que la guerre s'alluma.

C'est ainsi que les choses se passèrent pour la liberté religieuse et les biens ecclésiastiques; il n'en fut pas autrement des droits et des dignités. Le système de l'Empire germanique était calculé pour une seule Église, parce qu'il n'en existait qu'une dans le temps où ce système prit naissance. L'Église s'est partagée, la religion divise la diète en deux partis: et l'on voudrait cependant que le système entier de l'Empire en suivit un seul exclusivement? Autrefois, tous les empereurs furent des fils de l'Église romaine, parce qu'elle était sans rivale en Allemagne; mais était-ce le rapport avec Rome qui constituait l'empereur des Allemands, et n'était-ce pas plutôt l'Allemagne qui se représentait dans son empereur? A l'ensemble du corps germanique appartient aussi la partie protestante: comment sera-t-elle représentée dans une suite non interrompue d'empereurs catholiques? Les membres de la diète se jugent eux-mêmes dans le tribunal suprême de l'Empire, parce que ce sont eux qui[p. 17] nomment les juges. Qu'ils soient eux-mêmes leurs juges, qu'il y ait une justice égale pour tous, c'est le but de l'institution: ce but peut-il être atteint, si les deux religions ne siégent pas dans le tribunal? Si, à l'époque de la fondation, une seule croyance régnait encore en Allemagne, ce fut un hasard; mais qu'aucun membre ne pût en opprimer un autre juridiquement, c'était l'objet essentiel de l'institution. Cet objet est manqué, si un des partis religieux est en possession exclusive de juger l'autre: or l'objet doit-il être sacrifié, par suite d'un changement accidentel? Les protestants ont fini, à grand'peine, par conquérir pour leur religion le droit de séance dans la chambre impériale, mais sans arriver encore à l'entière égalité des voix. Quant à la couronne d'empereur, aucun prince protestant ne s'y est élevé jusqu'à ce jour.

Quoi qu'on puisse dire de l'égalité que la paix religieuse d'Augsbourg introduisait entre les deux Églises, il est incontestable que l'Église catholique en sortit victorieuse. Tout ce qu'obtint la luthérienne, ce fut la tolérance; tout ce que l'Église catholique céda, elle le sacrifia à la nécessité et non à la justice. Ce n'était toujours pas une paix entre deux puissances jugées égales; c'était un simple compromis entre le souverain et un rebelle qu'il n'avait pu vaincre. Tous les procédés de l'Église catholique envers les protestants semblent avoir découlé de ce principe et en découler encore. C'était toujours un crime de passer dans l'Église protestante, puisque la défection était punie d'un dommage aussi grave que celui dont la réserve menace les princes ecclésiastiques apostats. Dans[p. 18] la suite encore, l'Église catholique préféra s'exposer à tout perdre par la force, plutôt que de céder volontairement et en droit le moindre avantage. On pouvait garder l'espoir de reprendre ce que la violence aurait enlevé, et ce n'était jamais qu'une perte accidentelle; mais une prétention abandonnée, un droit concédé aux protestants, ébranlaient les fondements de l'Église catholique. Dans le traité même de la paix de religion, on ne perdit point de vue ce principe. Ce qu'on abandonna, dans cet accord, aux évangéliques, ne fut pas cédé sans réserve: il fut expressément déclaré que toutes les clauses ne seraient valables que jusqu'au prochain concile général, qui s'occuperait des moyens de réunir les deux Églises. Alors seulement, si cette dernière tentative échouait, la paix de religion serait d'une validité absolue. Si faible que fût l'espérance d'une réunion, si peu sérieuse que fût peut-être à cet égard l'intention des catholiques eux-mêmes, on n'en avait pas moins gagné de restreindre le traité par cette condition.

Ainsi cette paix de religion, qui devait éteindre pour toujours le feu de la guerre civile, ne fut au fond qu'un expédient temporaire, un ouvrage de la nécessité et de la force; elle ne fut point dictée par la loi de l'équité; elle ne fut point le fruit d'idées épurées sur la religion et la liberté de religion. Une paix qui eût eu ce caractère, les catholiques ne pouvaient la donner, et, si l'on veut être de bonne foi, les évangéliques ne pouvaient encore s'en accommoder. Bien loin de se montrer toujours absolument équitables envers les catholiques, ils opprimaient, quand cela était en leur pouvoir, les[p. 19] calvinistes, qui, il est vrai, n'étaient pas plus dignes de la tolérance, dans la meilleure acception du mot, vu qu'ils étaient eux-mêmes tout aussi éloignés de la pratiquer. Pour une paix de religion de ce genre, l'époque n'était pas mûre, et il y avait encore trop de confusion dans les esprits. Comment une partie pouvait-elle demander à l'autre ce qu'elle était elle-même incapable d'accorder? Ce que chaque parti religieux sauva ou gagna dans le traité d'Augsbourg, il le dut à l'état accidentel de puissance où il se trouvait l'un par rapport à l'autre, lorsqu'on arrêta les bases de cette paix. Mais ce que la force avait gagné, la force dut le maintenir: il fallait donc que le rapport de puissance subsistât à l'avenir, sous peine de voir le traité perdre sa force. On avait tracé, l'épée à la main, les limites des deux Églises; il fallait les garder avec l'épée, ou sinon, malheur au parti qui désarmerait le premier! perspective incertaine, effrayante pour le repos de l'Allemagne, et qui déjà le menaçait du sein même de la paix.

L'Empire jouit alors d'une tranquillité momentanée: le lien d'une concorde passagère semblait réunir de nouveau en un seul corps ses membres divisés, en sorte que le sentiment du bien commun se réveilla même pour un temps. Mais la séparation avait atteint l'Empire au cœur; rétablir la première harmonie était chose désormais impossible. Si exactement que le traité de paix parût avoir déterminé les droits des deux parties, il n'en fut pas moins l'objet d'interprétations diverses. Il avait imposé un armistice aux combattants dans la plus grande chaleur de la lutte; il avait couvert le feu, il ne l'avait pas éteint, et, des deux côtés, il restait des prétentions [p. 20] non satisfaites. Les catholiques croyaient avoir trop perdu, les évangéliques n'avoir pas assez gagné; les uns et les autres se dédommageaient en interprétant, selon leurs vues, la paix, qu'ils n'osaient pas enfreindre encore.

Le puissant motif qui avait porté tant de princes protestants à embrasser avec un tel empressement la doctrine de Luther, je veux dire la prise de possession des biens ecclésiastiques, ne fut pas moins efficace après la conclusion de la paix qu'avant, et tous les bénéfices médiats, qui n'étaient pas encore dans leurs mains, y passèrent bientôt. Toute la basse Allemagne fut, en peu de temps, sécularisée, et, s'il en fut autrement dans la haute, cela tint à la vive résistance des catholiques, qui y avaient la supériorité. Quand un parti se sentait le plus fort, il molestait ou opprimait l'autre; les princes ecclésiastiques surtout, étant, de tous les membres de l'Empire, les plus dépourvus de moyens de défense, furent sans cesse inquiétés par le désir d'agrandissement de leurs voisins non catholiques. Quiconque se sentait incapable de repousser la force par la force se réfugiait sous les ailes de la justice, et les plaintes en spoliations, contre les membres protestants de la diète, s'accumulèrent devant le tribunal de l'Empire, assez disposé à poursuivre les accusés par ses sentences, mais trop peu soutenu pour les faire exécuter. La paix, qui accordait aux princes l'entière liberté de religion, avait aussi pourvu, en quelque manière, aux intérêts du sujet, en stipulant pour lui le droit de quitter en toute sécurité le pays où son culte serait opprimé. Mais la lettre morte du traité de paix ne pouvait le protéger contre les violences[p. 21] qu'un souverain peut se permettre envers un sujet détesté; contre les persécutions inouïes par lesquelles il peut entraver son émigration; contre les piéges, adroitement tendus, dans lesquels l'artifice, joint à la force, peut enlacer les esprits. Le sujet catholique de princes protestants se plaignait hautement de la violation de la paix religieuse; l'évangélique, plus hautement encore, des persécutions que lui faisait subir son souverain catholique. L'animosité des théologiens et leur humeur querelleuse envenimaient des incidents insignifiants par eux-mêmes et enflammaient les esprits: heureux encore si cette rage théologique s'était épuisée sur l'ennemi commun, sans répandre son venin sur les alliés de sa propre croyance!

L'union des protestants entre eux serait à la fin parvenue à maintenir l'équilibre entre les deux partis opposés et à prolonger ainsi la paix; mais, pour mettre le comble à la confusion, cette union cessa bientôt. La doctrine que Zwingle avait répandue à Zurich et Calvin à Genève ne tarda pas à s'établir aussi en Allemagne et à diviser les protestants, au point qu'ils ne se reconnaissaient presque plus entre eux qu'à leur commune haine contre la papauté. Les protestants de cette époque ne ressemblaient plus à ceux qui avaient présenté, cinquante années auparavant, leur confession de foi à Augsbourg; et la raison de ce changement, c'est dans cette confession même qu'il faut la chercher. Par elle, une limite positive fut tracée à la croyance luthérienne, avant que l'esprit d'examen, qui s'était éveillé, acquiesçât à cette limite, et les protestants sacrifièrent aveuglément une partie de ce qu'ils[p. 22] avaient gagné à se séparer de Rome. Ils trouvaient déjà un point de réunion suffisant dans les griefs que tous les protestants élevaient également contre la hiérarchie romaine et les abus de l'Église, dans leur commune improbation des dogmes catholiques; cependant, ils cherchèrent ce point de réunion dans un nouveau système de croyance positive, où ils placèrent le signe distinctif de leur Église, son caractère essentiel et sa prééminence, et auquel ils rattachèrent le traité qu'ils conclurent avec les catholiques. C'est simplement comme adhérents à la confession de foi qu'ils conclurent la paix de religion: ce titre seul donnait part aux avantages de cette paix; aussi, quel que fût le résultat, ces adhérents devaient bientôt se trouver dans une fâcheuse position. Une barrière permanente était opposée à l'esprit d'examen, si les prescriptions de la confession de foi obtenaient une aveugle soumission; mais le point de réunion était perdu, si l'on se divisait au sujet du formulaire adopté. Malheureusement ce double effet se produisit, et les conséquences funestes de l'un et de l'autre se manifestèrent. L'un des partis s'attacha fermement à la première confession, et, si les calvinistes s'en éloignèrent, ce fut uniquement pour s'enfermer, d'une manière semblable, dans un nouveau système de doctrine.

Les protestants ne pouvaient donner à leur ennemi commun de plus spécieux prétexte que cette division intestine, ni de spectacle plus agréable que celui de l'animosité avec laquelle ils se poursuivaient les uns les autres. Qui pouvait maintenant faire un crime aux catholiques de trouver[p. 23] ridicule l'arrogance avec laquelle les réformateurs avaient prétendu annoncer le seul vrai système de religion? qui pouvait les blâmer d'emprunter aux protestants eux-mêmes des armes contre les protestants? et, en présence de ces opinions contradictoires, de s'attacher à l'autorité de leur croyance, qui, en partie, avait du moins pour elle une antiquité respectable et une majorité de suffrages plus respectable encore? Mais les protestants furent jetés par leur division dans des embarras plus sérieux encore. La paix de religion ne concernait que les adhérents à la confession de foi, et les catholiques les pressèrent de déclarer qui ils entendaient reconnaître pour leurs coreligionnaires. Les évangéliques ne pouvaient, sans charger leur conscience, admettre dans leur union les réformés; ils ne pouvaient les exclure sans convertir d'utiles amis en dangereux ennemis. Cette déplorable séparation ouvrit ainsi la voie aux machinations des jésuites, pour semer la défiance entre les deux partis et détruire l'accord de leurs mesures. Enchaînés par la double crainte des catholiques et des adversaires qu'ils avaient dans leur propre secte, les protestants négligèrent le moment unique de conquérir à leur Église un droit absolument égal à celui de l'Église romaine. Ils eussent échappé à tous ces embarras, la séparation des réformés eût été sans préjudice pour la cause commune, si l'on avait cherché le point de réunion uniquement dans ce qui éloignait de l'Église romaine, et non dans des confessions d'Augsbourg ou des formulaires de concorde.

Si divisé que l'on fût sur tout le reste, on sentait[p. 24] unanimement qu'une sûreté qu'on n'avait due qu'à l'égalité des forces ne pouvait être maintenue que par cette égalité. Les réformes continuelles d'un parti, les efforts contraires de l'autre, entretenaient des deux côtés la vigilance, et la teneur du traité de paix était le sujet de contestations éternelles. Chaque démarche d'un parti semblait nécessairement à l'autre tendre à violer la paix; ce qu'on se permettait à soi-même n'avait pour objet que de la maintenir. Tous les mouvements des catholiques n'avaient pas un but offensif, comme le leur reprochaient leurs adversaires; de leurs actes, plus d'un leur était imposé par la nécessité de se défendre. L'autre parti avait fait voir, d'une manière non équivoque, à quoi devaient s'attendre les catholiques si malheureusement ils avaient le dessous. L'avidité de la secte protestante pour les biens de l'Église ne leur laissait espérer aucun ménagement, sa haine, aucune générosité, aucune tolérance.

Mais les protestants étaient excusables aussi de montrer peu de confiance en la loyauté des catholiques. Les traitements perfides et barbares qu'on se permettait en Espagne, en France et dans les Pays-Bas envers leurs coreligionnaires; le honteux subterfuge de certains princes catholiques, qui se faisaient délier par le chef de l'Église des serments les plus sacrés; l'abominable maxime, qu'on n'était pas tenu de garder sa foi et sa parole aux hérétiques, avaient déshonoré l'Église romaine aux yeux de tous les gens de bien. Point de promesse dans la bouche d'un catholique, point de serment si redoutable, qui pût rassurer le protestant. Comment se serait-il reposé sur la paix de religion, que les jésuites[p. 25] présentaient dans toute l'Allemagne comme une transaction provisoire, et que Rome avait même solennellement rejetée?

Cependant le concile général, auquel on s'était référé dans le traité de paix, s'était tenu dans la ville de Trente, mais, comme on l'avait prévu, sans pouvoir réconcilier les deux partis qui se combattaient, sans leur avoir fait faire un seul pas vers cette réconciliation, enfin sans que les protestants y eussent seulement envoyé des députés. Ils étaient désormais solennellement condamnés par l'Église, dont le concile se déclarait le représentant. Pouvaient-ils trouver une garantie suffisante contre l'anathème dans un traité profane, et, de plus, imposé par la force des armes, un traité appuyé sur une condition qui semblait mise à néant par le décret du concile? L'apparence du droit ne manquait donc plus aux catholiques, s'ils se sentaient d'ailleurs assez forts pour enfreindre la paix de religion, et les protestants n'étaient plus protégés que par le respect qu'inspirerait leur propre force.

D'autres causes s'ajoutèrent à celles-là, pour augmenter la défiance. L'Espagne, sur qui s'appuyait l'Allemagne catholique, faisait alors aux Pays-Bas une violente guerre, qui avait amené aux frontières de l'Allemagne l'élite des forces espagnoles. Comme elles seraient bien vite au cœur de l'Empire, si un coup décisif les y rendait nécessaires! L'Allemagne était alors comme une place de recrutement pour presque toutes les puissances européennes. La guerre de religion y avait amassé des soldats que la paix laissait sans pain. Il était facile, à tant de princes, indépendants les uns des autres, de réunir [p. 26] des troupes, qu'ils louaient ensuite à des puissances étrangères, soit par l'appât du gain, soit par esprit de parti. Philippe II attaqua les Pays-Bas avec des troupes allemandes, et ils se défendirent avec des troupes allemandes. En Allemagne, des levées de ce genre alarmaient toujours un des deux partis: elles pouvaient tendre à son oppression. Un envoyé qui parcourait le pays, un légat extraordinaire du pape, une conférence de princes, enfin toute nouveauté, était nécessairement une menace pour les uns ou pour les autres. Ainsi vécut l'Allemagne pendant un demi-siècle, toujours la main sur l'épée: le moindre bruit de feuille effrayait.

Ferdinand Ier, roi de Hongrie, et son excellent fils, Maximilien II, tinrent, durant cette époque difficile, les rênes de l'Empire. Avec un cœur plein de droiture, avec une patience vraiment héroïque, Ferdinand avait ménagé la paix d'Augsbourg et prodigué inutilement sa peine pour réunir les deux Églises dans le concile de Trente. Abandonné par son neveu, Philippe d'Espagne, pressé à la fois en Hongrie et en Transylvanie par les armes victorieuses des Turcs, comment cet empereur aurait-il pu songer à violer la paix de religion et à détruire lui-même son laborieux ouvrage? Les faibles ressources de ses domaines épuisés ne pouvaient suffire aux frais considérables de cette guerre des Turcs, toujours renaissante: il fallait recourir à l'assistance de l'Empire, dont la paix de religion tenait seule encore réunis en un même corps les membres divisés. L'état des finances de Ferdinand lui rendait les protestants aussi nécessaires que les catholiques, et lui imposait, par conséquent, l'obligation[p. 27] de traiter les uns et les autres avec une égale justice: au milieu de leurs prétentions si contraires, c'était un véritable travail de géant. Aussi le succès fut loin de répondre à ses vœux; et sa condescendance envers les protestants ne servit qu'à réserver pour ses petits-fils la guerre, qui n'affligea pas ses derniers regards. La fortune ne fut pas beaucoup plus favorable à son fils Maximilien, que la contrainte des circonstances et sa vie trop courte empêchèrent seules peut-être d'élever la nouvelle religion sur le trône impérial. La nécessité avait appris au père à ménager les protestants; la nécessité et la justice dictèrent au fils la même conduite. Il en coûta cher au petit-fils de n'avoir ni écouté la justice ni cédé à la nécessité.

Maximilien laissa six enfants mâles: l'aîné, l'archiduc Rodolphe, hérita seul de ses États et monta sur le trône impérial; ses frères ne reçurent que de faibles apanages. Une ligne collatérale, continuée par leur oncle, Charles de Styrie, possédait quelques annexes de territoires, qui furent réunies à la succession dès le règne de Ferdinand II, son fils. Ainsi, ces pays exceptés, la vaste puissance de la maison d'Autriche se trouvait maintenant réunie tout entière dans une seule main; mais malheureusement cette main était faible.

Rodolphe II n'était pas sans vertus, qui certainement lui auraient gagné l'amour des hommes, si son lot eût été la condition privée. Son caractère était doux; il aimait la paix; il cultivait les sciences, surtout l'astronomie, l'histoire naturelle, la chimie et l'étude des antiquités, avec une ardeur passionnée, mais qui lui fit négliger les affaires publiques,[p. 28] quand la situation inquiétante de l'État réclamait la plus sérieuse attention, et qui l'entraîna dans des prodigalités funestes, alors que ses finances épuisées rendaient nécessaire la plus rigoureuse économie. Son goût pour l'astronomie s'égara en rêveries astrologiques, auxquelles s'abandonne si aisément un esprit craintif et mélancolique, comme était le sien. Ce caractère et une jeunesse passée en Espagne ouvrirent son oreille aux inspirations de cette cour et aux mauvais conseils des jésuites, qui finirent par le gouverner absolument. Entraîné par des fantaisies d'amateur si peu dignes de son haut rang, effrayé par des prédictions ridicules, il se déroba, selon la coutume espagnole, aux yeux de ses sujets, pour s'enfouir au milieu de ses antiquités et de ses pierres gemmes, et s'enfermer dans son laboratoire ou dans ses écuries, tandis que la discorde la plus menaçante dénouait tous les liens du corps germanique, et que la flamme de la révolte commençait déjà à battre les marches de son trône. L'approche de sa personne était interdite à tous, sans exception. Il laissait en suspens les plus pressantes affaires. La perspective de la riche succession d'Espagne s'évanouit, parce qu'il ne sut se résoudre à épouser l'infante Isabelle. L'Empire était menacé de la plus épouvantable anarchie, parce que son chef, quoique sans héritier, ne pouvait se déterminer à faire élire un roi des Romains. Les états d'Autriche lui refusèrent l'obéissance; la Hongrie et la Transylvanie se détachèrent de sa souveraineté, et la Bohême ne tarda pas à suivre leur exemple. Les successeurs de ce Charles-Quint, si redouté, couraient le danger d'être dépouillés d'une[p. 29] partie de leurs possessions par les Turcs, d'une autre par les protestants, et de succomber, sans espoir de salut, sous une ligue puissante de princes, qu'un grand monarque formait contre eux en Europe. Dans l'intérieur de l'Allemagne, il arriva ce qu'on avait toujours vu arriver quand le trône était vacant ou que l'empereur manquait des qualités impériales. Les membres de l'Empire, lésés ou abandonnés par leur chef suprême, cherchent leur secours en eux-mêmes, et il faut que des alliances suppléent à l'autorité qu'ils ne trouvent pas dans l'empereur. L'Allemagne se partage en deux unions, qui s'observent mutuellement les armes à la main. Rodolphe, adversaire méprisé de l'une, protecteur impuissant de l'autre, reste oisif et inutile entre elles, également incapable de disperser ses ennemis et de dominer ses partisans. Que pouvait attendre, en effet, l'empire germanique d'un prince qui n'était pas même capable de défendre contre un ennemi intérieur ses États héréditaires? Pour prévenir la ruine complète de la maison d'Autriche, sa propre famille se réunit contre lui, et une faction puissante se jette dans les bras de son frère. Chassé de tous ses domaines, il n'a plus à perdre que la couronne impériale, et la mort vient à propos lui sauver cette dernière ignominie.

Ce fut le mauvais génie de l'Allemagne qui lui donna pour chef un Rodolphe, à cette époque difficile, où une souple prudence et un bras puissant pouvaient seuls conserver la paix de l'Empire. En un temps plus tranquille, la Confédération germanique se serait elle-même tirée d'affaire, et Rodolphe, comme tant d'autres de son rang, aurait caché[p. 30] sa faiblesse dans une obscurité mystérieuse. Le besoin pressant des vertus qui lui manquaient fit paraître au grand jour son incapacité. La situation de l'Allemagne demandait un empereur qui pût donner par ses propres forces du poids à ses résolutions, et les États héréditaires de Rodolphe, quelque considérables qu'ils fussent, se trouvaient dans une situation qui plaçait leur souverain dans un extrême embarras.

Les princes autrichiens étaient, à la vérité, catholiques, et de plus les soutiens de la papauté; mais il s'en fallait beaucoup que leurs États fussent catholiques comme eux. Les nouvelles opinions y avaient aussi pénétré; favorisées par les embarras de Ferdinand et la bonté de Maximilien, elles s'y étaient répandues avec un rapide succès. Les domaines autrichiens présentaient en petit le même spectacle que l'Allemagne en grand. La plupart des seigneurs et des chevaliers étaient évangéliques, et dans les villes les protestants avaient acquis une grande prépondérance. Lorsqu'ils eurent réussi à faire siéger dans les états des provinces quelques-uns des leurs, peu à peu les protestants occupèrent, l'une après l'autre, les charges provinciales, remplirent les conseils et supplantèrent les catholiques. Contre l'ordre nombreux des seigneurs et des chevaliers et les députés des villes, que pouvait faire la voix de quelques prélats, que des railleries grossières et un mépris insultant finirent même par chasser entièrement de la diète? L'assemblée des états d'Autriche devint ainsi insensiblement toute protestante, et, dès lors, la réforme fit des pas rapides vers une existence publique. Le prince dépendait[p. 31] des états, parce que c'étaient eux qui refusaient ou consentaient les impôts. Ils profitèrent de la gêne financière de Ferdinand et de son fils, pour arracher à ces princes une liberté religieuse après l'autre. Enfin Maximilien accorda à l'ordre des seigneurs et des chevaliers le libre exercice de leur culte, mais seulement sur leur propre territoire et dans leurs châteaux. Le zèle indiscret des prédicateurs évangéliques franchit ces bornes fixées par la sagesse. Au mépris de la défense formelle, plusieurs se firent entendre publiquement dans les villes de province et même à Vienne, et le peuple courait en foule à ce nouvel évangile, dont le meilleur assaisonnement était les allusions et les invectives. Ce fut pour le fanatisme un aliment toujours nouveau, et l'aiguillon de ce zèle impur envenima la haine des deux Églises, si voisines l'une de l'autre.

Parmi les États héréditaires de l'Autriche, il n'en était pas de moins sûrs et de plus difficiles à défendre que la Hongrie et la Transylvanie. L'impossibilité de protéger ces deux pays contre la puissance voisine et supérieure des Turcs avait déjà amené Ferdinand à la détermination humiliante de reconnaître, par un tribut annuel, la suzeraineté de la Porte sur la Transylvanie: funeste aveu d'impuissance, et encore plus dangereuse amorce pour une inquiète noblesse, lorsqu'elle croirait avoir à se plaindre de son souverain. Les Hongrois ne s'étaient pas soumis sans réserve à la maison d'Autriche. Ils maintenaient la liberté d'élire leur roi, et ils réclamaient fièrement tous les droits constitutionnels inséparables de cette liberté. Le proche voisinage de l'empire turc et la facilité de changer de maître[p. 32] impunément fortifiaient encore les magnats dans leur insolence. Mécontents de l'Autriche, ils se jetaient dans les bras des Ottomans; peu satisfaits de ceux-ci, ils revenaient à la souveraineté allemande. Leur passage fréquent et rapide d'une domination à une autre avait influé sur leur caractère: de même que leur pays flottait entre les deux souverainetés allemande et ottomane, leur esprit balançait incertain entre la révolte et la soumission. Plus ces deux pays souffraient de se voir abaissés à l'état de provinces d'une monarchie étrangère, plus ils aspiraient invinciblement à obéir à un chef choisi parmi eux: aussi n'était-il pas difficile à un noble entreprenant d'obtenir leur hommage. Le pacha turc le plus voisin s'empressait d'offrir le sceptre et la couronne à un seigneur révolté contre l'Autriche; un autre avait-il enlevé quelques provinces à la Porte, l'Autriche lui en assurait la possession avec le même empressement, heureuse de conserver par là une ombre de souveraineté et d'avoir gagné un rempart contre les Turcs. Plusieurs de ces magnats, Bathori, Boschkai, Ragoczy, Bethlen, s'élevèrent ainsi successivement, en Hongrie et en Transylvanie, comme rois tributaires, et ils se maintinrent sans autre politique que de s'attacher à l'ennemi, pour se rendre plus redoutables à leur maître.

Ferdinand, Maximilien et Rodolphe, tous trois souverains de Transylvanie et de Hongrie, épuisèrent leurs autres États pour défendre ces deux pays contre les invasions des Turcs et les révoltes intérieures. A des guerres désastreuses succédaient sur ce sol de courtes trêves, qui n'étaient guère moins funestes. La contrée était au loin dévastée dans[p. 33] toutes les directions, et le sujet maltraité se plaignait également de son ennemi et de son protecteur. Dans ces provinces aussi, la réforme avait pénétré, et, à l'abri de leur liberté d'états, à la faveur du tumulte, elle avait fait de sensibles progrès. On l'attaqua alors aussi imprudemment, et l'exaltation religieuse rendit l'esprit de faction plus redoutable. La noblesse de Transylvanie et de Hongrie, conduite par un rebelle audacieux, nommé Boschkai, lève l'étendard de la révolte. Les insurgés hongrois sont sur le point de faire cause commune avec les protestants mécontents d'Autriche, de Moravie et de Bohême, et d'entraîner tous ces pays dans un même et formidable soulèvement. Dès lors, la ruine de la religion romaine y devenait inévitable.

Dès longtemps, les archiducs d'Autriche, frères de l'empereur, voyaient avec une indignation muette la chute de leur maison: ce dernier événement fixa leur résolution. Le deuxième fils de Maximilien, l'archiduc Matthias, héritier présomptif de Rodolphe et gouverneur de Hongrie, se leva pour soutenir la maison chancelante de Habsbourg. Dans ses jeunes années, entraîné par le désir d'une fausse gloire, ce prince avait, contre l'intérêt de sa famille, prêté l'oreille aux invitations de quelques rebelles des Pays-Bas, qui l'appelaient dans leur patrie, pour défendre les libertés de la nation contre son propre parent, Philippe II. Matthias, qui avait cru reconnaître dans la voix d'une faction isolée celle du peuple néerlandais tout entier, parut, à cet appel, dans les Pays-Bas. Mais le succès répondit aussi peu aux désirs des Brabançons qu'à son attente, et il abandonna sans gloire une imprudente entreprise.[p. 34] Sa seconde apparition dans le monde politique n'en eut que plus d'éclat.

Ses représentations redoublées à l'empereur étant demeurées sans effet, il appela à Presbourg les archiducs, ses frères et ses cousins, et délibéra avec eux sur le danger croissant de leur maison. Ses frères sont unanimes pour lui remettre, comme à l'aîné, la défense de leur héritage, que laissait périr un frère imbécile. Ils déposent dans les mains de cet aîné tout leur pouvoir et tous leurs droits, et l'investissent de la pleine autorité d'agir selon ses vues pour le bien commun. Matthias ouvre aussitôt des négociations avec la Porte et les rebelles hongrois. Il est assez habile pour sauver le reste de la Hongrie, au moyen d'une paix avec les Turcs, et les prétentions de l'Autriche sur les provinces perdues, par un traité avec les rebelles. Mais Rodolphe, aussi jaloux de sa puissance souveraine que négligent pour la soutenir, refuse de ratifier cette paix, qu'il regarde comme une atteinte coupable à sa suprématie. Il accuse l'archiduc d'intelligence avec l'ennemi et de projets criminels sur la couronne de Hongrie.

L'activité de Matthias n'était rien moins qu'exempte de vues intéressées, mais la conduite de l'empereur hâta l'exécution de ces vues. La reconnaissance lui assurait l'attachement des Hongrois, auxquels il venait de donner la paix; ses négociateurs lui promettaient le dévouement de la noblesse; en Autriche même, il pouvait compter sur un nombreux parti: il ose donc déclarer plus ouvertement ses desseins et contester, les armes à la main, avec l'empereur. Les protestants d'Autriche et de Moravie, préparés de[p. 35] longue main à la révolte et gagnés maintenant par l'archiduc, qui leur promet la liberté de conscience, prennent hautement et publiquement son parti, et effectuent leur réunion, depuis longtemps redoutée, avec les rebelles hongrois. Une formidable conjuration s'est formée tout à coup contre l'empereur. Il se résout trop tard à réparer la faute commise; en vain il essaye de dissoudre cette ligue funeste. Déjà tout le monde est en armes; la Hongrie, l'Autriche et la Moravie ont rendu hommage à Matthias, qui marche déjà sur la Bohême, où il va chercher l'empereur dans son château et trancher le nerf de sa puissance.

Le royaume de Bohême n'était pas pour l'Autriche une possession beaucoup plus tranquille que la Hongrie: la seule différence était que, dans celle-ci, c'étaient plutôt des causes politiques, et, dans celle-là, la religion qui entretenaient la discorde. La Bohême avait vu, un siècle avant Luther, éclater le premier feu des guerres de religion: la Bohême, un siècle après Luther, vit s'allumer la flamme de la guerre de Trente ans. La secte, à laquelle Jean Huss donna naissance, avait toujours subsisté depuis dans ce royaume, d'accord avec l'Église romaine pour les cérémonies de la doctrine, à l'exception du seul article de la cène, que les hussites prenaient sous les deux espèces. Le concile de Bâle avait accordé ce privilége aux adhérents de Huss, dans une convention particulière, les compactata de Bohême, et, quoique les papes eussent ensuite contesté cette concession, les hussites continuaient d'en jouir sous la protection des lois. L'usage du calice étant l'unique signe remarquable qui distinguât[p. 36] cette secte, on la désignait par le nom d'utraquistes (les communiants sous l'une et l'autre espèce), et elle se complaisait dans cette dénomination, parce qu'elle lui rappelait le privilége qui lui était si cher. Mais sous ce nom se cachait aussi la secte, beaucoup plus rigide, des «frères bohêmes et moraves,» qui s'écartaient de l'Église dominante en des points beaucoup plus importants et qui avaient beaucoup de rapports avec les protestants d'Allemagne. Chez les uns comme chez les autres, les nouveautés religieuses allemandes et suisses firent rapidement fortune, et le nom d'utraquistes, sous lequel ils surent cacher toujours leur changement de principes, les garantissait de la persécution.

Au fond, ils n'avaient plus de commun que le nom avec les anciens utraquistes; ils étaient, en réalité, de vrais protestants. Pleins de confiance dans la force de leur parti et la tolérance de l'empereur, ils osèrent, sous le règne de Maximilien, mettre au jour leurs véritables sentiments. A l'exemple des Allemands, ils rédigèrent une confession de foi, dans laquelle luthériens et calvinistes reconnurent leurs opinions, et ils demandèrent que tous les priviléges de l'Église utraquiste d'autrefois fussent transférés à cette nouvelle confession. Cette demande rencontra de l'opposition chez leurs collègues catholiques des états, et ils durent se contenter d'une assurance verbale de la bouche de l'empereur.

Tant que Maximilien vécut, ils jouirent, même sous leur nouvelle forme, d'une complète tolérance; mais, sous son successeur, les choses changèrent[p. 37] de face. Il parut un édit impérial qui enlevait aux soi-disant frères bohêmes la liberté de religion. Ces frères bohêmes ne se distinguaient en rien des autres utraquistes: la sentence de leur condamnation frappait donc nécessairement à la fois tous les associés à la confession de Bohême. Aussi s'opposèrent-ils unanimement dans la diète au mandat impérial, mais ce fut sans succès. L'empereur et les membres catholiques des états s'appuyèrent sur les compactata et sur le droit national de Bohême, où assurément il ne se trouvait rien encore en faveur d'une religion qui, au temps où cette ancienne législation naquit, n'avait pas encore pour elle la voix de la nation. Mais combien de changements s'étaient faits depuis! Ce qui n'était alors qu'une secte insignifiante était devenu l'Église dominante; et n'était-ce pas une véritable chicane de vouloir fixer par d'anciens pactes les limites d'une religion nouvelle? Les protestants de Bohême invoquèrent la garantie verbale de Maximilien et la liberté religieuse des Allemands, auxquels ils ne voulaient être inférieurs en aucun point. Efforts inutiles: on refusa tout.

Tel était en Bohême l'état des choses quand Matthias, déjà maître de la Hongrie, de l'Autriche et de la Moravie, parut devant Kollin, pour soulever aussi les états du pays contre l'empereur. L'embarras de Rodolphe fut à son comble. Abandonné de tous ses autres pays héréditaires, il fondait sa dernière espérance sur les états de Bohême, et il pouvait prévoir qu'ils abuseraient de sa détresse pour le forcer d'admettre leurs prétentions. Après tant d'années, il reparut enfin publiquement à la[p. 38] diète de Prague. Pour montrer, au peuple aussi, qu'il vivait encore, il fallut ouvrir tous les volets de la galerie, longeant la cour, par laquelle il passa. C'est assez dire où, quant à lui, l'on en était venu. Ce qu'il avait craint arriva. Les états, qui sentaient leur importance, ne voulurent entendre à rien, avant d'avoir obtenu pour leurs priviléges constitutionnels et pour la liberté de religion une pleine sûreté. Il était inutile de recourir maintenant encore aux anciens subterfuges; le sort de l'empereur était dans leurs mains: il dut se plier à la nécessité. Cependant, il ne céda que pour les autres demandes: il se réserva de régler à la prochaine diète les affaires de religion.

Alors les Bohêmes prirent les armes pour la défense de Rodolphe: une sanglante guerre civile entre les deux frères paraissait inévitable; mais l'empereur, qui ne craignait rien tant que de rester dans cette servile dépendance des états, n'en attendit pas l'explosion et s'empressa de s'accommoder par une voie pacifique avec l'archiduc son frère. Par un acte formel de renonciation, il abandonna à celui-ci, ce qu'il ne pouvait plus lui reprendre, l'Autriche et la Hongrie, et il le reconnut pour son successeur au trône de Bohême.

L'empereur n'avait payé si cher sa délivrance que pour s'engager immédiatement après dans un nouvel embarras. Les affaires de religion de la Bohême avaient été renvoyées à la prochaine diète: elle s'ouvrit en 1609. Les états demandaient la liberté du culte, telle qu'elle avait existé sous le dernier empereur, un consistoire particulier, la cession de l'université de Prague, et la permission[p. 39] de nommer dans leur sein des défenseurs, ou protecteurs de leur liberté. Rodolphe s'en tint à sa première réponse: le parti catholique avait enchaîné toutes les résolutions du timide empereur. Si réitérées et si menaçantes que fussent les représentations des états, il persista dans sa première déclaration de n'accorder rien au delà des anciennes conventions. La diète se sépara sans avoir rien obtenu, et ses membres, irrités contre l'empereur, convinrent entre eux de se réunir à Prague, de leur propre autorité, pour aviser eux-mêmes à leurs intérêts.

Ils parurent en grand nombre à Prague, et les délibérations suivirent leur cours, sans égard à la défense de l'empereur, et presque sous ses yeux. La condescendance qu'il commença à montrer ne fit que leur prouver combien ils étaient redoutés et accrut leur audace: sur l'article principal, Rodolphe resta inébranlable. Alors ils exécutèrent leurs menaces, et prirent sérieusement la résolution d'établir eux-mêmes en tous lieux le libre exercice de leur culte et d'abandonner l'empereur dans sa détresse, jusqu'à ce qu'il eût approuvé cette mesure. Ils allèrent plus loin, et se donnèrent eux-mêmes les défenseurs que l'empereur leur refusait. On en désigna dix de chacun des trois ordres; on résolut de mettre sur pied au plus tôt une force militaire, et le comte de Thurn, principal instigateur de cette révolte, fut nommé général major. Des actes si sérieux obligèrent enfin Rodolphe de céder: les Espagnols eux-mêmes le lui conseillèrent. Dans la crainte que les états, poussés à bout, ne se donnassent enfin au roi de Hongrie, il signa la fameuse[p. 40] lettre impériale ou de Majesté que les Bohêmes ont invoquée, sous les successeurs de Rodolphe, pour justifier leur soulèvement.

Par cette lettre, la confession de Bohême, que les états avaient présentée à Maximilien, acquérait absolument les mêmes droits que l'Église catholique. Les utraquistes (c'est par ce nom que les protestants de Bohême continuaient de se désigner) obtiennent l'université de Prague et un consistoire particulier, entièrement indépendant du siége archiépiscopal de Prague. Ils conservent toutes les églises qu'ils possèdent dans les villes, les villages et les bourgs, à la date de la publication de la lettre; et, s'ils veulent encore en bâtir de nouvelles, cette faculté ne sera interdite ni à l'ordre des seigneurs et chevaliers ni à aucune ville. C'est sur ce dernier article de la lettre impériale que s'éleva plus tard la querelle qui mit l'Europe en feu.

La lettre impériale faisait de la Bohême protestante une sorte de république. Les états avaient appris à connaître la force que leur donnaient la constance, l'union et le bon accord dans leurs mesures. Il ne restait guère plus à l'empereur qu'une ombre de sa puissance souveraine. L'esprit de révolte trouva un dangereux encouragement dans la personne des soi-disant protecteurs de la liberté. L'exemple et le succès de la Bohême étaient un signal séduisant pour les autres États héréditaires de l'Autriche, et tous se disposaient à arracher les mêmes priviléges par les mêmes moyens. L'esprit de liberté parcourait une province après l'autre, et, comme c'était surtout la discorde des princes autrichiens que les protestants avaient mise à profit si [p. 41] heureusement, on se hâta de réconcilier l'empereur avec le roi de Hongrie.

Mais cette réconciliation ne pouvait être sincère. L'offense était trop grave pour être pardonnée, et Rodolphe continua de nourrir dans son cœur une haine inextinguible contre Matthias. Il s'arrêtait avec douleur et colère à la pensée que le sceptre de Bohême devait aussi venir à la fin dans cette main détestée; et la perspective n'était guère plus consolante pour lui, si Matthias mourait sans héritier. Alors Ferdinand, archiduc de Grætz, qu'il aimait tout aussi peu, devenait le chef de la famille. Pour l'exclure, ainsi que Matthias, du trône de Bohême, il conçut le dessein de faire passer cet héritage au frère de Ferdinand, l'archiduc Léopold, évêque de Passau, celui de tous ses agnats qu'il aimait le plus et qui avait le mieux mérité de sa personne. Les idées des Bohêmes sur leur droit de libre élection au trône, leur penchant pour la personne de Léopold, semblaient favorables à ce projet, pour lequel Rodolphe avait consulté sa partialité et son désir de vengeance plus que l'intérêt de sa maison. Cependant, pour accomplir son dessein, il avait besoin de forces militaires, et il rassembla en effet des troupes dans l'évêché de Passau. Nul ne connaissait la destination de ce corps; mais une incursion soudaine qu'il fit en Bohême, par défaut de solde, et à l'insu de l'empereur, et les désordres qu'il y commit, soulevèrent contre Rodolphe tout le royaume. Vainement il protesta de son innocence auprès des états de Bohême: ils n'y voulurent pas croire. Vainement il essaya de réprimer la licence spontanée de ses soldats: il ne put s'en faire écouter. Supposant[p. 42] que ces préparatifs avaient pour objet la révocation de la lettre de Majesté, les défenseurs de la liberté armèrent toute la Bohême protestante, et Matthias fut appelé dans le pays. L'empereur, après que ses troupes de Passau eurent été expulsées, resta dans Prague, privé de tout secours. On le surveillait, comme un prisonnier, dans son propre château, et l'on éloigna de lui tous ses conseillers. Cependant, Matthias avait fait son entrée à Prague au milieu de l'allégresse, universelle, et, bientôt après, Rodolphe fut assez pusillanime pour le reconnaître roi de Bohême: sévère dispensation du sort, qui contraignit cet empereur de transmettre pendant sa vie, à son ennemi, un trône qu'il n'avait pas voulu lui laisser après sa mort! Pour comble d'humiliation, on le força de relever de toutes leurs obligations ses sujets de Bohême, de Silésie et de Lusace, par un acte de renonciation écrit de sa main. Il obéit, le cœur déchiré. Tous, ceux-là mêmes qu'il croyait s'être le plus attachés, l'avaient abandonné. Après avoir signé, il jeta par terre son chapeau, et brisa avec les dents la plume qui lui avait rendu ce honteux service.

Tandis que Rodolphe perdait l'un après l'autre ses États héréditaires, il ne soutenait pas beaucoup mieux sa dignité impériale. Chacun des partis religieux qui divisaient l'Allemagne s'efforçait toujours de gagner du terrain aux dépens de l'autre ou de se garantir contre ses attaques. Plus était faible la main qui tenait le sceptre impérial, et plus les protestants et les catholiques se sentaient abandonnés à eux-mêmes: plus devaient s'accroître la vigilance avec laquelle ils s'observaient réciproquement, et[p. 43] leur mutuelle défiance. Il suffisait que l'empereur fût gouverné par les jésuites, et dirigé par les conseils de l'Espagne, pour donner aux protestants un sujet d'alarmes et un prétexte à leurs hostilités. Le zèle inconsidéré des jésuites, qui, dans leurs écrits et du haut de leur chaire, jetaient du doute sur la validité de la paix de religion, excitait toujours plus la défiance des religionnaires, et leur faisait soupçonner dans la démarche la plus indifférente des catholiques des vues dangereuses. Tout ce qui était entrepris, dans les États héréditaires de l'empereur, pour limiter la religion évangélique éveillait l'attention de toute l'Allemagne protestante, et ce puissant soutien, que les sujets évangéliques de l'Autriche trouvaient ou se flattaient de trouver chez leurs coreligionnaires, contribuait beaucoup à leur audace et aux rapides succès de Matthias. On croyait dans l'Empire que la durée prolongée de la paix de religion n'était due qu'aux embarras où les troubles intérieurs de ses États héréditaires jetaient l'empereur: aussi ne se pressait-on nullement de le tirer de ces embarras.

Presque toutes les affaires de la diète de l'Empire demeuraient en suspens, soit par la négligence de Rodolphe, soit par la faute des princes protestants, qui s'étaient fait une loi de ne subvenir en rien aux besoins communs, tant qu'on n'aurait pas fait droit à leurs griefs. Ces griefs portaient principalement sur le mauvais gouvernement de l'empereur, sur la violation de la paix religieuse, et sur les nouvelles usurpations du conseil aulique de l'Empire, qui avait commencé sous ce règne à étendre sa juridiction aux dépens de la chambre [p. 44] impériale. Autrefois, les empereurs avaient prononcé souverainement par eux-mêmes dans les cas de peu d'importance, avec le concours des princes dans les cas graves, sur toutes les contestations qui s'élevaient entre les membres de l'Empire, et que le droit du plus fort n'avait pas terminées sans leur intervention; ou bien ils remettaient la décision à des juges impériaux, qui suivaient la cour. A la fin du quinzième siècle, ils avaient transféré cette juridiction souveraine à un tribunal régulier, permanent et fixe, la chambre impériale de Spire, et les membres de l'Empire, pour n'être pas opprimés par la volonté arbitraire de l'empereur, s'étaient réservé le droit d'en nommer les assesseurs et d'examiner les jugements par des révisions périodiques. Ce droit des membres de l'Empire, nommé le droit de présentation et de visitation, la paix de religion l'avait étendu aux membres luthériens, si bien que désormais les causes protestantes eurent aussi des juges protestants, et qu'une sorte d'équilibre parut exister entre les deux religions dans ce tribunal suprême de l'Empire.

Mais les ennemis de la réformation et des libertés germaniques, attentifs à tout ce qui pouvait favoriser leurs vues, trouvèrent bientôt un expédient pour détruire le bon effet de cette institution. Peu à peu, l'usage s'introduisit qu'un tribunal particulier de l'empereur, le conseil aulique impérial, établi à Vienne, et sans autre destination, dans l'origine, que d'assister l'empereur de ses avis dans l'exercice de ses droits personnels incontestés; un tribunal dont les membres, nommés arbitrairement par l'empereur seul et payés par lui seul, devaient prendre[p. 45] pour loi suprême l'intérêt de leur maître, pour unique règle l'avantage de la religion catholique, qu'ils professaient: que ce conseil, dis-je, exerçât la haute justice sur les membres de l'Empire. Beaucoup d'affaires litigieuses, entre des membres de différente religion, sur lesquelles la chambre impériale avait seule le droit de prononcer, ou qui, avant son institution, ressortissaient au conseil des princes, étaient maintenant portées devant le conseil aulique. Il ne faut pas s'étonner si les sentences de ce tribunal trahissaient leur origine, et si des juges catholiques et des créatures de l'empereur sacrifiaient la justice à l'intérêt de la religion catholique et de l'empereur. Quoique tous les membres de l'Empire semblassent intéressés à s'élever à temps contre un abus si dangereux, cependant les protestants, qu'il blessait plus sensiblement, se levèrent seuls (encore ne furent-ils pas unanimes) pour défendre la liberté allemande, qu'une institution si arbitraire attaquait dans ce qu'elle a de plus sacré, l'administration de la justice. Certes l'Allemagne n'aurait eu guère à se féliciter d'avoir aboli le droit du plus fort et institué la chambre impériale, si l'on eût encore souffert, à côté de ce tribunal, la juridiction arbitraire de l'empereur. Les membres de l'Empire germanique eussent fait bien peu de progrès, en comparaison des temps de barbarie, si la chambre impériale, où ils siégeaient à côté de l'empereur et pour laquelle ils avaient renoncé à leur ancien droit de princes souverains, avait dû cesser d'être une juridiction nécessaire. Mais, à cette époque, les esprits alliaient souvent les plus étranges contradictions. Alors, au titre d'empereur, légué par le despotisme[p. 46] romain, s'attachait encore une idée de pouvoir absolu, qui faisait avec le reste du droit public allemand le plus ridicule contraste, mais qui était néanmoins soutenue par les juristes, propagée par les fauteurs du despotisme et reçue par les faibles comme un article de foi.

A ces griefs généraux s'ajouta peu à peu une suite d'incidents particuliers, qui portèrent enfin les inquiétudes des protestants jusqu'à la plus vive défiance. A l'époque des persécutions religieuses exercées par les Espagnols dans les Pays-Bas, quelques familles protestantes s'étaient réfugiées dans la ville impériale catholique d'Aix-la-Chapelle, où elles s'établirent à demeure et augmentèrent insensiblement le nombre de leurs adhérents. Ayant réussi, par adresse, à faire entrer quelques personnes de leur croyance dans le conseil de la ville, les religionnaires demandèrent une église et l'exercice public de leur culte, et comme ils essuyèrent un refus, ils se firent raison par la force et s'emparèrent même de toute l'administration municipale. C'était pour l'empereur et tout le parti catholique un coup trop sensible de voir une ville si considérable au pouvoir des protestants. Toutes les représentations de Rodolphe et ses ordres de rétablir les choses sur l'ancien pied étant demeurés sans effet le conseil aulique mit la ville au ban de l'Empire, par une sentence qui ne reçut toutefois son exécution que sous le règne suivant.

Les protestants firent, pour étendre leur domaine et leur puissance, deux autres tentatives plus considérables. L'électeur de Cologne, Gebhard, né Truchsess de Waldbourg, conçut pour la jeune [p. 47] comtesse Agnès de Mansfeld, chanoinesse de Gerresheim, une violente passion, à laquelle Agnès ne fut pas insensible. Comme les yeux de toute l'Allemagne étaient fixés sur cette liaison, les deux frères de la comtesse, zélés calvinistes, demandèrent satisfaction de cette atteinte à l'honneur de leur maison, qui ne pouvait être sauvé par un mariage, tant que l'électeur demeurerait évêque catholique. Ils le menacèrent de laver cette tache dans son sang et celui de leur sœur, s'il ne renonçait aussitôt à tout commerce avec la comtesse ou ne lui rendait l'honneur devant les autels. L'électeur, indifférent à toutes les conséquences de sa démarche, n'écouta que la voix de l'amour. Soit qu'il eût déjà, en général, du penchant pour la religion réformée, soit que les charmes de son amante opérassent seuls ce miracle, il abjura la foi catholique et conduisit la belle Agnès à l'autel.

L'affaire était de la plus haute importance. D'après la lettre de la réserve ecclésiastique, l'électeur avait perdu par cette apostasie tous ses droits à l'archevêché; et, si les catholiques étaient jamais intéressés à faire exécuter la réserve, c'était surtout lorsqu'il s'agissait d'un électorat. D'un autre côté, il était bien dur de renoncer au pouvoir suprême, et cela coûtait plus encore à la tendresse d'un époux qui aurait tant désiré de donner plus de prix à l'offre de son cœur et de sa main par l'hommage d'une principauté. La réserve ecclésiastique était d'ailleurs un point litigieux du traité d'Augsbourg, et toute l'Allemagne protestante jugeait d'une extrême importance d'enlever au parti catholique ce quatrième électorat. Déjà l'exemple d'actes pareils avait été[p. 48] donne, et avec un heureux succès, dans plusieurs bénéfices ecclésiastiques de la basse Allemagne. Plusieurs chanoines de Cologne étaient dès lors protestants et tenaient pour l'électeur; dans la ville même, il pouvait compter sur de nombreux adhérents de la même religion. Tous ces motifs, auxquels les encouragements de ses amis et de ses proches, et les promesses de plusieurs cours allemandes donnaient encore plus de force, décidèrent l'électeur à garder son archevêché, même après son changement de religion.

Mais on vit bientôt qu'il avait entrepris une lutte au-dessus de ses forces. En permettant le libre exercice du culte évangélique dans le pays de Cologne, il avait déjà provoqué la plus violente opposition de la part des chanoines et des membres des états. L'intervention de l'empereur et l'anathème de Rome, qui l'excommuniait comme apostat et le dépouillait de toutes ses dignités ecclésiastiques et séculières, armèrent contre lui ses États et son chapitre. Gebhard leva des troupes; les chanoines en firent autant. Pour s'assurer promptement un puissant soutien, ils se hâtèrent de nommer un nouvel électeur, et le choix tomba sur l'évêque de Liége, prince de Bavière.

Alors commença une guerre civile, qui pouvait aisément aboutir à une rupture générale de la paix dans l'Empire, vu le grand intérêt que devaient prendre à cet incident les deux partis qui divisaient l'Allemagne. Les protestants s'indignaient surtout que le pape eût osé, en vertu d'un prétendu pouvoir apostolique, dépouiller de ses dignités impériales un prince de l'Empire. Même[p. 49] dans l'âge d'or de leur domination spirituelle, les papes s'étaient vu contester ce droit: combien plus dans un siècle où, au sein d'un parti, leur autorité était entièrement tombée et ne reposait chez l'autre que sur de très-faibles appuis! Toutes les cours protestantes d'Allemagne intervinrent énergiquement à ce sujet auprès de l'empereur. Henri IV, qui n'était encore alors que roi de Navarre, ne négligea aucune voie de négociations pour recommander avec instance aux princes allemands de maintenir leurs droits. Le cas était décisif pour la liberté de l'Allemagne. Quatre voix protestantes contre trois voix catholiques, dans le collége des électeurs, faisaient nécessairement pencher la balance en faveur des protestants et fermaient pour toujours à la maison d'Autriche l'accès du trône impérial.

Mais l'électeur Gebhard avait embrassé la religion réformée, et non la luthérienne: cette seule circonstance fit son malheur. L'animosité qui régnait entre ces deux Églises ne permit pas aux princes évangéliques de le regarder comme un des leurs et de l'appuyer comme tel avec énergie. Tous l'avaient encouragé, il est vrai, et lui avaient promis des secours; mais un prince apanagé de la maison palatine, le comte palatin Jean Casimir, zélé calviniste, fut le seul qui lui tint parole. Malgré la défense de l'empereur, il accourut, avec sa petite armée, dans le pays de Cologne; mais il ne fit rien de considérable, parce que l'électeur, qui manquait même des choses les plus nécessaires, le laissa absolument sans aide. L'électeur nouvellement élu fit des progrès d'autant plus rapides, qu'il était puissamment soutenu par ses parents bavarois et par les Espagnols,[p. 50] qui le secoururent des Pays-Bas. Les soldats de Gebhard, laissés sans paye par leur maître, livrèrent à l'ennemi une place après l'autre; d'autres furent obligées de capituler. Gebhard se maintint un peu plus longtemps dans ses États de Westphalie, jusqu'à ce qu'il fut contraint là aussi de céder devant des forces supérieures. Après avoir fait pour son rétablissement plusieurs tentatives inutiles en Hollande et en Angleterre, il se retira dans l'évêché de Strasbourg, où il mourut doyen du chapitre: première victime de la réserve ecclésiastique ou plutôt du défaut d'harmonie entre les protestants d'Allemagne!

A cette querelle de Cologne s'en rattacha bientôt une autre dont Strasbourg fut le théâtre. Plusieurs chanoines protestants de Cologne, atteints de l'anathème papal en même temps que l'électeur, s'étaient réfugiés dans l'évêché de Strasbourg, où ils possédaient des prébendes. Les chanoines catholiques se faisant scrupule, vu qu'ils étaient proscrits, de leur en permettre la jouissance, ils se mirent eux-mêmes en possession, de leur autorité privée et par la force, et un puissant parti protestant de la bourgeoisie de Strasbourg leur donna bientôt la supériorité dans le chapitre. Les chanoines catholiques s'enfuirent à Saverne; là, sous la protection de leur évêque, ils continuèrent de tenir leur chapitre, comme le seul régulier, et déclarèrent intrus les chanoines restés à Strasbourg. Cependant ceux-ci s'étaient renforcés par l'admission de plusieurs membres protestants de haute naissance, si bien qu'à la mort de l'évêque, ils osèrent en présenter un nouveau dans la personne d'un prince protestant, Jean-Georges de Brandebourg. [p. 51] Les chanoines catholiques, loin d'accepter ce choix, présentèrent l'évêque de Metz, prince lorrain, qui signala aussitôt son élection par des hostilités sur le territoire de Strasbourg.

La ville de Strasbourg ayant pris les armes pour le chapitre protestant et le prince de Brandebourg, et le parti contraire, soutenu par des troupes lorraines, cherchant à s'emparer des biens de l'évêché, il s'ensuivit une longue guerre, accompagnée, suivant l'esprit du temps, de barbares dévastations. Vainement l'empereur voulut interposer son autorité souveraine pour décider la querelle: les biens de l'évêché restèrent longtemps encore divisés entre les deux partis, jusqu'à ce qu'enfin le prince protestant abandonna ses prétentions pour un médiocre équivalent en argent. Ainsi l'Église catholique sortit encore triomphante de cette affaire.

Ce différend était à peine terminé, qu'il se passa à Donawert, ville impériale de Souabe, un événement plus inquiétant encore pour toute l'Allemagne protestante. Dans cette ville, jusque-là catholique, le parti protestant avait pris, par les voies accoutumées, une telle prépondérance, sous les règnes de Ferdinand et de son fils, que les catholiques furent réduits à se contenter d'une église succursale dans le couvent de la Sainte-Croix et à dérober aux scandales de l'autre parti la plupart de leurs cérémonies religieuses. Enfin un abbé fanatique de ce couvent osa braver les sentiments populaires et ordonner une procession publique, avec la croix en tête et les bannières déployées; mais on le força bientôt de renoncer à son entreprise. L'année suivante, ce même abbé, encouragé par une déclaration [p. 52] favorable de l'empereur, ayant renouvelé cette procession, on se porta à des actes publics de violence. Comme la procession revenait, la populace fanatique ferma la porte aux religieux, abattit leurs bannières, et les accompagna chez eux avec des cris et des injures. Une citation impériale fut la suite de ces violences, et, le peuple furieux ayant menacé la personne des commissaires impériaux, toutes les tentatives d'accommodement amiable ayant échoué auprès de cette multitude fanatique, la ville fut mise formellement au ban de l'Empire, et le duc Maximilien de Bavière chargé d'exécuter la sentence. A l'approche de l'armée bavaroise, le découragement s'empara tout à coup de cette bourgeoisie naguère si arrogante, et elle posa les armes sans résistance. L'entière abolition du culte protestant dans ses murs fut le châtiment de sa faute. Donawert perdit ses priviléges, et, de ville impériale de Souabe, elle devint ville provinciale de Bavière.

Il y avait dans cette affaire deux circonstances qui devaient exciter au plus haut degré l'attention des protestants, quand même l'intérêt de la religion aurait eu pour eux moins de force. C'était le conseil aulique de l'Empire, tribunal arbitraire et entièrement catholique, dont ils contestaient d'ailleurs si vivement la juridiction, qui avait rendu la sentence, et l'on avait chargé de l'exécution le duc de Bavière, le chef d'un cercle étranger. Des actes si contraires à la constitution faisaient prévoir, de la part des catholiques, des mesures violentes qui pouvaient bien s'appuyer sur une entente secrète et un plan dangereux, et finir par la ruine entière de leur liberté religieuse.

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Dans un état de choses où la force fait la loi, où toute sûreté repose sur le pouvoir, le parti le plus faible sera toujours le plus pressé de se mettre en défense. C'est ce qu'on vit alors en Allemagne. Si les catholiques avaient réellement formé quelques desseins hostiles contre les protestants, il était raisonnable de croire que les premiers coups seraient portés sur l'Allemagne du sud plutôt que sur celle du nord, parce que, dans la basse Allemagne, les protestants étaient liés entre eux, sans interruption, sur une grande étendue de pays, et pouvaient, par conséquent, se soutenir fort aisément les uns les autres; tandis que, dans la haute Allemagne, séparés de leurs coreligionnaires, entourés de tous côtés par les catholiques, ils étaient exposés sans défense à toute irruption. En outre, si, comme il était à présumer, les catholiques voulaient mettre à profit les divisions intestines des protestants et diriger leur attaque contre une seule secte, les calvinistes, qui étaient les plus faibles et d'ailleurs exclus du traité de paix, se trouvaient évidemment dans un danger plus prochain, et c'était sur eux que devaient tomber les premiers coups.

Les deux circonstances se rencontraient dans les États de l'électeur palatin: ils avaient dans le duc de Bavière un voisin redoutable, et leur retour au calvinisme ne leur permettait d'espérer ni la protection du traité de paix religieuse, ni de grands secours des membres évangéliques de l'Empire. Aucun pays d'Allemagne n'a éprouvé, en aussi peu d'années, des changements de religion aussi rapides que le Palatinat à cette époque. On vit, dans le court espace de soixante années, ce pays, malheureux[p. 54] jouet de ses maîtres, prêter deux fois serment à la doctrine de Luther, et deux fois l'abandonner pour celle de Calvin. D'abord l'électeur Frédéric III avait été infidèle à la confession d'Augsbourg, dont Louis, son fils aîné et son successeur, fit de nouveau, par un changement brusque et violent, la religion dominante. Les calvinistes furent dépouillés de leurs églises dans tout le pays; leurs ministres, et même les maîtres d'école de leur confession, furent bannis hors des frontières; ce prince évangélique si zélé les poursuivit jusque dans son testament, en ne donnant pour tuteurs à son fils encore mineur que des luthériens d'une sévère orthodoxie. Mais son frère, le comte palatin Jean Casimir, cassa ce testament illégal, et, en vertu de la bulle d'or, il prit possession de la tutelle et de toute l'administration. On donna au jeune électeur, Frédéric IV, âgé de neuf ans, des instituteurs calvinistes, à qui l'on recommanda d'extirper de l'âme de leur élève l'hérésie luthérienne, dussent-ils y employer les coups. Si l'on agissait de la sorte avec le maître, il est aisé de deviner comment on traitait les sujets.

Ce fut sous ce Frédéric IV que la cour palatine se donna beaucoup de mouvement pour entraîner les membres protestants de l'Empire d'Allemagne à de communes mesures contre la maison d'Autriche, et, s'il était possible, à une ligue générale. Outre que cette cour était dirigée par les conseils de la France, conseils dont l'âme était la haine de l'Autriche, le soin de sa propre sûreté l'obligeait de se ménager à temps le secours, si douteux, des évangéliques contre un ennemi voisin et supérieur en forces. Mais de grandes difficultés s'opposaient à cette[p. 55] ligue: l'antipathie des évangéliques pour les réformés le cédait à peine à leur commune horreur des papistes. On chercha donc premièrement à réunir les deux communions, pour faciliter ensuite l'alliance politique; mais toutes les tentatives échouèrent: elles n'aboutirent le plus souvent qu'à fortifier chaque parti dans sa croyance. Il ne restait d'autre ressource que d'augmenter la défiance et la crainte des évangéliques, pour leur faire juger la réunion nécessaire. On amplifia les forces des catholiques; on exagéra le danger; des événements fortuits furent attribués à un plan médité; de simples incidents furent défigurés par des interprétations odieuses, et l'on prêta à toute la conduite des catholiques un accord et une préméditation, dont ils étaient vraisemblablement bien éloignés.

La diète de Ratisbonne, où les protestants s'étaient flattés de faire renouveler la paix de religion, s'était séparée sans résultat, et à leurs anciens griefs venait de s'ajouter l'oppression récente de Donawert. Alors s'effectua, avec une incroyable rapidité, la réunion si longtemps désirée et tentée. L'électeur palatin Frédéric IV, le comte palatin de Neubourg, deux margraves de Brandebourg, le margrave de Bade et le duc Jean Frédéric de Wurtemberg, ainsi des luthériens avec des calvinistes, conclurent à Anhausen, en Franconie (1608), pour eux et leurs héritiers, une étroite alliance nommée l'Union évangélique. Les princes unis se promettaient, contre tout offenseur, conseils et secours mutuels, dans ce qui intéressait la religion et leurs droits de membres de l'Empire; ils se reconnaissaient tous solidaires. Si un membre de l'Union voyait ses États[p. 56] envahis, les autres devaient s'armer sur-le-champ et courir à sa défense. Les terres, les villes et les châteaux des alliés seraient ouverts, en cas de nécessité, aux troupes de chacun; les conquêtes seraient partagées entre tous selon la mesure du contingent fourni. En temps de paix, la direction de toute l'alliance serait remise à l'électeur palatin, mais avec des pouvoirs limités. Pour subvenir aux frais, on exigea des avances, et un fonds fut consigné. La différence de religion, entre luthériens et calvinistes, ne devait avoir sur l'Union aucune influence. On se liait pour dix ans. Chaque associé avait dû s'engager à recruter de nouveaux membres. L'électeur de Brandebourg se montra bien disposé, celui de Saxe désapprouva l'alliance; la Hesse ne put venir à bout de se déterminer; les ducs de Brunswick et de Lunebourg voyaient aussi à la chose des difficultés. Mais les trois villes impériales de Strasbourg, Nuremberg et Ulm ne furent pas pour l'Union une acquisition de médiocre importance, parce qu'on avait grand besoin de leur argent, et que leur exemple pouvait être suivi par plusieurs autres villes impériales.

Les membres ligués de la diète, jusque-là timides et peu redoutés dans leur isolement, tinrent, l'Union une fois conclue, un langage hardi. Ils portèrent devant l'empereur, par le prince Christian d'Anhalt, leurs plaintes et leurs demandes communes, dont les principales étaient le rétablissement de Donawert, l'abolition de la juridiction aulique, et même une réforme dans l'administration et le conseil de l'empereur. Les princes avaient eu soin de choisir, pour lui faire ces représentations, le moment où les troubles[p. 57] de ses États héréditaires le laissaient à peine respirer; où il venait de perdre et de voir passer au pouvoir de Matthias l'Autriche et la Hongrie; où il n'avait sauvé sa couronne de Bohême que par la concession de la lettre impériale; enfin, où la succession de Juliers préparait déjà de loin un nouvel embrasement. Il ne faut donc pas s'étonner que l'indolent monarque se soit pressé moins que jamais de se résoudre, et que les princes unis aient pris les armes avant qu'il eût seulement délibéré.

Les catholiques observaient l'Union d'un regard soupçonneux; l'Union surveillait avec la même défiance les catholiques et l'empereur, qui suspectait lui-même l'un et l'autre parti: l'inquiétude et l'irritation étaient partout au comble. Et il fallut que, dans ce moment critique, la mort du duc Jean Guillaume de Juliers vint encore ouvrir, dans le pays de Juliers et de Clèves, une succession très-litigieuse.

Huit prétendants réclamaient cet héritage, que des traités solennels avaient déclaré indivisible, et l'empereur, qui laissait voir le désir de le retirer, comme fief impérial tombé en déshérence, pouvait passer pour un neuvième compétiteur. Quatre d'entre eux, l'électeur de Brandebourg, le comte palatin de Neubourg, le comte palatin de Deux-Ponts et le margrave de Burgau, prince autrichien, réclamaient cette succession, comme fief féminin, au nom de quatre princesses, sœurs du feu duc. Deux autres, l'électeur de Saxe, de la ligne albertine, et les ducs de Saxe, de la ligne ernestine, s'appuyaient sur une expectative plus ancienne, que l'empereur Frédéric III leur avait accordée sur cet[p. 58] héritage, et que Maximilien Ier avait confirmée aux deux maisons de Saxe. On s'arrêta peu aux prétentions de quelques princes étrangers. L'électeur de Brandebourg et le comte de Neubourg avaient peut-être le droit le mieux fondé, un droit qui leur donnait, ce semble, des chances assez égales. Aussi, dès que la succession fut ouverte, ces deux princes firent prendre possession de l'héritage: Brandebourg agit le premier; Neubourg suivit son exemple. Ils commencèrent leur querelle avec la plume, et l'auraient vraisemblablement finie avec l'épée: mais l'intervention de l'empereur, qui voulait appeler cette cause devant son trône et mettre provisoirement le séquestre sur le pays en litige, amena bientôt les deux partis à conclure un accord, pour écarter le danger commun. Ils convinrent de gouverner conjointement le duché. Vainement l'empereur fit-il sommer les états du pays de refuser l'hommage à leurs nouveaux maîtres; vainement envoya-t-il dans les duchés son parent, l'archiduc Léopold, évêque de Passau et de Strasbourg, afin de soutenir par sa présence le parti impérial: tout le pays s'était soumis, à l'exception de Juliers, aux princes protestants, et le parti de l'empereur se vit assiégé dans la ville capitale.

La contestation de Juliers était importante pour toute l'Allemagne; elle excita même l'attention de plusieurs cours de l'Europe. La question n'était pas seulement de savoir qui posséderait le duché de Juliers et qui ne le posséderait pas: on se demandait surtout lequel des deux partis qui divisaient l'Allemagne, le catholique ou le protestant, s'agrandirait d'une possession si considérable; laquelle des [p. 59] deux religions gagnerait ou perdrait ce territoire. On se demandait si l'Autriche réussirait encore une fois dans ses usurpations, et assouvirait par une nouvelle proie sa fureur de conquêtes, ou si la liberté de l'Allemagne et l'équilibre de ses forces seraient maintenus contre les usurpations de l'Autriche. La querelle de la succession de Juliers intéressait donc toutes les puissances ennemies de cette maison et favorables à la liberté. L'Union évangélique, la Hollande, l'Angleterre, et surtout Henri IV, y furent engagés.

Ce monarque, qui avait consumé la plus belle moitié de sa vie à lutter contre la maison d'Autriche, et qui n'avait enfin surmonté qu'à force de persévérance et de courage héroïque les obstacles que cette maison avait élevés entre le trône et lui, n'était pas resté jusqu'alors spectateur oisif des troubles d'Allemagne. C'était précisément cette lutte des princes contre l'empereur qui donnait et assurait la paix à la France. Les protestants et les Turcs étaient les deux forces salutaires, qui pesaient, à l'orient et à l'occident, sur la puissance autrichienne; mais, aussitôt qu'on lui permettait de se dégager de cette contrainte, elle se relevait aussi formidable que jamais. Henri IV avait eu, pendant toute une moitié de vie d'homme, le spectacle continuel de la soif de domination et de conquête de l'Autriche. Ni l'adversité, ni même la pauvreté d'esprit, qui tempère cependant d'ordinaire toutes les passions, ne pouvaient éteindre celle-là dans un cœur où coulait une seule goutte du sang de Ferdinand d'Aragon. L'ambition d'agrandissement de l'Autriche avait déjà, depuis un siècle, [p. 60] arraché l'Europe à une heureuse paix et causé une violente révolution dans l'intérieur de ses principaux États. Elle avait dépouillé les champs de cultivateurs et les ateliers d'artisans, pour couvrir de masses armées, immenses, inconnues jusque-là, le sol de l'Europe, et de flottes ennemies les mers destinées au commerce. Elle avait imposé aux princes européens la nécessité funeste d'accabler d'impôts inouïs l'industrie de leurs sujets et d'épuiser, dans une défense contrainte, le meilleur des forces de leurs domaines, perdues pour le bonheur des habitants. Point de paix pour l'Europe, point de plan durable pour le bonheur des peuples, aussi longtemps qu'on laisserait cette redoutable famille troubler, à son gré, le repos de cette partie du monde.

Telles étaient les pensées qui couvraient d'un nuage l'âme de Henri, vers la fin de sa glorieuse carrière. Quels efforts n'avait-il pas dû faire pour tirer la France du chaos où l'avait plongée une longue guerre civile, allumée et entretenue par cette même Autriche! Tout grand homme veut avoir travaillé pour le long avenir. Et qui pouvait garantir à ce monarque la durée de la prospérité où il laissait la France, aussi longtemps que l'Autriche et l'Espagne ne feraient qu'une puissance, maintenant épuisée et abattue, il est vrai, mais qui n'avait besoin que d'un heureux hasard pour se reformer soudain en un seul corps et renaître aussi formidable que jamais? S'il voulait laisser à son successeur un trône bien affermi et à son peuple une paix durable, il fallait que cette dangereuse puissance fût désarmée pour toujours. Telle était[p. 61] la source de la haine implacable que Henri IV avait jurée à l'Autriche: haine inextinguible, ardente et juste comme l'inimitié d'Annibal envers le peuple de Romulus, mais ennoblie par un principe plus généreux.

Toutes les puissances de l'Europe avaient, comme Henri IV, ce grand devoir à remplir; mais toutes n'avaient pas sa lumineuse politique, son courage désintéressé, pour agir en vue d'un tel devoir. Tout homme, sans distinction, est séduit par un avantage prochain: les grandes âmes sont seules touchées d'un bien éloigné. Aussi longtemps que, dans ses desseins, la sagesse compte sur la sagesse ou se fie à ses propres forces, elle ne forme que des plans chimériques et court le danger de se rendre la risée du monde; mais elle est assurée d'un heureux succès et peut se promettre les applaudissements et l'admiration des hommes, aussitôt que, dans ses plans de génie, elle a un rôle pour la barbarie, la cupidité et la superstition, et que les circonstances lui permettent d'employer des passions égoïstes à l'accomplissement de ses beaux projets.

Dans la première supposition, le fameux dessein de Henri IV, de chasser la maison d'Autriche de toutes ses possessions et de partager cette proie entre les puissances de l'Europe, aurait effectivement mérité le nom de chimère, qu'on lui a tant prodigué; mais le méritait-il aussi dans l'autre hypothèse? Jamais l'excellent roi n'avait compté, chez les exécuteurs de son projet, sur un motif pareil à celui qui l'animait lui-même et son fidèle Sully dans cette entreprise. Tous les États dont le[p. 62] concours lui était nécessaire furent décidés à accepter le rôle qu'ils avaient à remplir, par les mobiles les plus forts et les plus capables d'entraîner une puissance politique. Aux protestants d'Autriche on ne demandait que de secouer le joug autrichien, et c'était déjà le but de leurs efforts; aux Pays-Bas, de s'affranchir de même de l'Espagne. Le pape et les républiques italiennes n'avaient pas de plus grand intérêt que de bannir pour jamais la tyrannie espagnole de leur péninsule; pour l'Angleterre, rien n'était plus désirable qu'une révolution qui la délivrait de son plus mortel ennemi. A ce partage des dépouilles de l'Autriche, chaque puissance gagnait ou une extension de territoire ou la liberté; des possessions nouvelles ou la sûreté pour les anciennes; et, comme toutes y gagnaient, l'équilibre ne recevait nulle atteinte. La France pouvait dédaigner généreusement toute part au butin, car sa force était plus que doublée par la ruine de l'Autriche, et rien ne la rendait plus puissante que de ne pas agrandir sa puissance. Enfin, pour récompenser les descendants de Habsbourg de délivrer l'Europe de leur présence, on leur donnait la liberté de s'étendre dans tous les autres mondes, découverts et à découvrir. Les coups de poignard de Ravaillac sauvèrent l'Autriche et retardèrent de quelques siècles le repos de l'Europe.

Les yeux attachés sur ce plan, Henri IV dut s'empresser de prendre une part active à l'Union évangélique en Allemagne, et à la querelle de la succession de Juliers, comme à deux événements de la plus grande importance. Ses négociateurs agissaient sans relâche auprès de toutes les cours[p. 63] protestantes d'Allemagne, et le peu qu'ils révélaient ou qu'ils laissaient pressentir du grand secret politique de leur maître suffisait pour gagner des esprits animés d'une haine si ardente contre l'Autriche et possédés d'une telle ambition de s'agrandir. Les habiles efforts de Henri resserrèrent encore les liens de l'Union, et le puissant secours qu'il promit éleva le courage de ses membres au plus haut degré de confiance. Une nombreuse armée française, commandée par le roi en personne, devait joindre sur le Rhin les troupes de l'Union et d'abord les aider à achever la conquête du pays de Clèves et de Juliers, marcher ensuite avec les Allemands en Italie, où la Savoie, Venise et le pape tenaient déjà prêt un puissant renfort, et renverser là tous les trônes espagnols. L'armée victorieuse devait après cela pénétrer, de la Lombardie, dans les domaines héréditaires de la maison de Habsbourg: là, favorisée par une révolte générale des protestants, elle brisait le sceptre autrichien dans tous ses États allemands, dans la Bohême, la Hongrie et la Transylvanie. Pendant ce temps, les Brabançons et les Hollandais, renforcés des secours de la France, se délivreraient également de leurs tyrans espagnols, et ce torrent débordé, effroyable, qui naguère encore avait menacé d'engloutir dans ses sombres tourbillons la liberté de l'Europe, coulerait désormais, sans bruit et oublié, derrière les Pyrénées.

Les Français s'étaient toujours vantés de leur célérité: cette fois, ils furent devancés par les Allemands. Avant que Henri IV se fût montré en Alsace, une armée de l'Union y parut et dispersa[p. 64] un corps autrichien, que l'évêque de Strasbourg et de Passau avait rassemblé dans cette contrée, pour le conduire dans le pays de Juliers, Henri IV avait formé son plan en homme d'État et en roi, mais il en avait remis l'exécution à des brigands. Dans sa pensée, il ne fallait donner lieu à aucun membre catholique de l'Empire de se croire menacé par cet armement et de faire de la cause de l'Autriche la sienne. La religion ne devait être en aucune sorte mêlée dans cette entreprise. Mais comment les projets de Henri IV eussent-ils fait oublier aux princes allemands leurs vues particulières? La soif des conquêtes, la haine religieuse étaient leur mobile: ne devaient-ils pas saisir, chemin faisant, toutes les occasions de satisfaire leur passion dominante? Ils s'abattaient comme des vautours sur les États des princes ecclésiastiques et choisissaient, quels que fussent les détours à faire, ces grasses campagnes pour y asseoir leur camp. Comme s'ils eussent été en pays ennemi, ils levaient des contributions, saisissaient arbitrairement les revenus de l'État, et prenaient de force tout ce qu'on ne voulait pas leur abandonner de gré. Pour ne pas laisser aux catholiques le moindre doute sur les vrais motifs de leur armement, ils annoncèrent hautement et sans détour le sort qu'ils réservaient aux bénéfices ecclésiastiques. On voit comme Henri IV et les princes allemands s'étaient peu entendus pour ce plan d'opérations, et combien l'excellent roi s'était trompé quant à ses instruments! Tant il est vrai toujours que, si la sagesse commande jamais une violence, il ne faut point charger l'homme violent de l'accomplir, et qu'à celui-là seul pour qui l'ordre est chose sacrée[p. 65] on peut confier la mission d'en enfreindre les lois.

La conduite de l'Union, qui révolta même plusieurs États évangéliques, et la crainte de maux encore plus grands, produisirent chez les catholiques quelque chose de plus qu'une oisive colère. L'autorité de l'empereur était trop déchue pour les protéger contre un tel ennemi. C'était leur alliance qui rendait les membres de l'Union si redoutables et si insolents: c'était une alliance qu'il fallait leur opposer.

L'évêque de Wurtzbourg traça le plan de cette union catholique, qui se distingua de l'évangélique par le nom de Ligue. Les points dont on convint furent à peu près les mêmes que ceux qui servaient de base à l'Union. La plupart des membres étaient des évêques. Le duc Maximilien de Bavière se mit à la tête de la Ligue, mais, en sa qualité de seul membre laïque considérable, avec un pouvoir bien supérieur à celui que les protestants avaient laissé à leur chef. Outre que le duc de Bavière commandait seul toutes les forces militaires de son parti, ce qui donnait aux opérations une promptitude et une vigueur que ne pouvaient guère avoir celles de l'Union, la Ligue avait encore cet avantage que les contributions des riches prélats étaient payées bien plus régulièrement que celles des pauvres membres évangéliques de l'Union. Sans proposer à l'empereur, comme prince catholique de l'Empire, de prendre part à l'alliance, sans lui en rendre compte comme au chef de l'État, la Ligue se leva tout à coup, inattendue et menaçante, armée d'une force assez grande pour écraser à la fin l'Union et se maintenir sous trois empereurs. Elle combattait, il est[p. 66] vrai, pour l'Autriche, puisqu'elle était dirigée contre les princes protestants; mais l'Autriche elle-même fut bientôt réduite à trembler devant elle.

Cependant les armes des princes unis avaient été assez heureuses dans le duché de Juliers et en Alsace; ils tenaient Juliers bloqué étroitement, et tout l'évêché de Strasbourg était en leur pouvoir. Mais leurs brillants succès étaient arrivés à leur terme. Il ne parut pas d'armée française sur le Rhin: celui qui devait la commander, qui devait être l'âme de toute l'entreprise, Henri IV, n'était plus. Les fonds s'épuisaient; les États refusaient d'en fournir de nouveaux, et les villes impériales, membres de l'Union, s'étaient senties fort blessées qu'on leur demandât sans cesse leur argent et jamais leurs avis. Elles se montraient surtout irritées d'avoir dû se mettre en frais pour la querelle de Juliers, formellement exclue cependant des affaires de l'Union; de ce que les princes s'adjugeaient de grosses pensions sur la caisse commune et, avant tout, de ce qu'ils ne leur rendaient aucun compte de l'emploi des fonds.

L'Union penchait donc vers sa chute, dans le temps même où la Ligue naissante se levait contre elle avec des forces entières et fraîches. La pénurie d'argent qui se faisait sentir ne permettait pas aux princes unis de tenir plus longtemps la campagne, et cependant il était dangereux de déposer les armes, à la vue d'un adversaire prêt à combattre. Pour se garantir au moins d'un côté, on se hâta de traiter avec l'ennemi le plus ancien, l'archiduc Léopold, et les deux partis convinrent de retirer leurs troupes d Alsace, de rendre les prisonniers et d'ensevelir le[p. 67] passé dans l'oubli. C'est à ce vain résultat qu'aboutit cet armement, dont on s'était tant promis.

Le langage impérieux avec lequel l'Union, dans la confiance de sa force, s'était annoncée à l'Allemagne catholique, la Ligue l'employait maintenant vis-à-vis de l'Union et de ses troupes. On leur montrait les traces de leur expédition, et on les flétrissait hautement elles-mêmes des termes les plus sévères, que méritait leur conduite. Les évêchés de Wurtzbourg, Bamberg, Strasbourg, Mayence, Trèves, Cologne, et beaucoup d'autres, avaient éprouvé leur présence dévastatrice. On demanda que tous ces pays fussent dédommagés, que la liberté du passage par terre et par eau fût rétablie (car les princes unis s'étaient aussi rendus maîtres de la navigation du Rhin); enfin on exigeait que toutes choses fussent remises dans leur premier état. Mais, avant tout, on demanda aux membres de l'Union de déclarer franchement et nettement ce qu'on avait à attendre d'eux. Leur tour était venu de céder à la force. Ils n'étaient pas en mesure contre un ennemi si bien préparé; mais c'étaient eux-mêmes qui avaient révélé au parti catholique le secret de sa force. Sans doute, il en coûtait à leur orgueil de mendier la paix, mais ils durent s'estimer heureux de l'obtenir. Un parti promit des dédommagements, l'autre le pardon. On mit bas les armes. L'orage se dissipa encore une fois, et l'on eut un intervalle de repos. Alors éclata en Bohême la révolte qui coûta à l'empereur la dernière de ses possessions héréditaires; mais ni l'Union ni la Ligue ne se mêlèrent à ce débat.

Enfin l'empereur Rodolphe mourut (1612). Descendu[p. 68] dans la tombe, son absence fut aussi peu remarquée que l'avait été sa présence sur le trône; mais, longtemps après, quand les malheurs des règnes suivants eurent fait oublier les malheurs du sien, sa mémoire fut entourée d'une auréole. De si affreuses ténèbres s'étendirent sur toute l'Allemagne, qu'on regretta avec des larmes de sang un tel empereur.

On n'avait jamais pu obtenir de Rodolphe qu'il fît élire son successeur à l'Empire, et chacun attendait avec inquiétude la prochaine vacance du trône; mais, contre toute attente, Matthias y monta promptement et paisiblement. Les catholiques lui donnèrent leurs voix, parce qu'ils espéraient tout de la vive activité de ce prince; les protestants lui donnèrent les leurs, parce qu'ils attendaient tout de sa débilité. Il n'est pas difficile de concilier cette contradiction: les uns se reposaient sur ce qu'on avait vu de lui autrefois, les autres sur ce qu'on voyait de lui alors.

L'avénement d'un nouveau prince est toujours pour toutes les espérances comme le jour de tirage d'une loterie; dans un royaume électif, la première diète du nouveau roi est d'ordinaire sa plus rude épreuve. Tous les anciens griefs y sont produits, et l'on en cherche de nouveaux, pour les faire participer aux réformes qu'on espère: une création toute nouvelle doit commencer avec le nouveau règne. Chez les membres protestants de l'Empire vivait encore un tout frais souvenir des grands services que leurs coreligionnaires d'Autriche avaient rendus à Matthias dans sa révolte: et surtout la manière dont ceux-ci s'étaient fait payer de leurs[p. 69] secours semblait devoir maintenant leur servir de modèle à eux-mêmes.

C'était avec l'appui des diètes protestantes d'Autriche et de Moravie que Matthias s'était frayé la voie aux trônes de son frère et qu'il y était réellement monté; mais, emporté par ses projets ambitieux, il n'avait point réfléchi que par là, en même temps, la voie avait été ouverte à ses diètes pour dicter des lois à leur maître. Cette découverte l'arracha bientôt à l'ivresse de son bonheur. A peine reparaissait-il triomphant aux yeux de ses sujets autrichiens, après l'expédition de Bohême, que déjà l'attendait «une très-humble requête» qui suffisait pour empoisonner toute sa joie. On lui demandait, avant de procéder à l'hommage, une entière liberté de religion dans les villes et dans les bourgs, une parfaite égalité de droits entre catholiques et protestants, et, pour ceux-ci, l'accès de tout point égal à toutes les charges. En plusieurs endroits, on se mit de soi-même en possession de cette liberté; et, dans la confiance qu'inspirait le régime nouveau, on rétablit arbitrairement le culte évangélique là où l'empereur l'avait aboli. A la vérité, Matthias n'avait pas dédaigné d'user contre Rodolphe des griefs des protestants, mais jamais il n'avait pu avoir la pensée d'y faire droit. Il se flatta qu'un langage ferme et résolu ferait tomber, dès le principe, ces prétentions. Il mit en avant ses droits héréditaires sur le pays, et il ne voulait entendre parler d'aucune condition avant l'hommage. C'était sans condition que les états voisins de Styrie, l'avaient prêté à l'archiduc Ferdinand; mais bientôt ils avaient eu lieu de s'en repentir. Avertis par cet[p. 70] exemple, les états d'Autriche persistèrent dans leur refus; et même, pour n'être pas violemment contraints à l'hommage, ils allèrent jusqu'à quitter la capitale, exhortèrent leurs co-états catholiques à la même résistance, et commencèrent à lever des troupes. Ils firent des démarches pour renouveler avec les Hongrois leur ancienne alliance, mirent dans leurs intérêts les princes protestants de l'Empire, et se disposèrent très-sérieusement à soutenir leur requête par les armes.

Matthias n'avait fait aucune difficulté de consentir aux exigences bien plus grandes des Hongrois. Mais la Hongrie était un royaume électif, et la constitution républicaine de ce pays justifiait les demandes des états aux yeux du prince, et sa propre condescendance vis-à-vis des états aux yeux de tout le monde catholique. En Autriche, au contraire, ses prédécesseurs avaient exercé des droits de souveraineté beaucoup plus étendus, et il ne pouvait s'en laisser dépouiller par les états, sans se déshonorer devant toute l'Europe catholique, sans s'attirer la colère de Rome et de l'Espagne et le mépris de ses propres sujets catholiques. Ses conseillers, sévèrement orthodoxes, parmi lesquels Melchior Clésel, évêque de Vienne, avait sur lui le plus d'empire, l'exhortaient à se laisser arracher de force toutes les églises par les protestants, plutôt que de leur en céder une seule légalement.

Mais malheureusement ces embarras l'assaillirent dans un temps où Rodolphe vivait encore: spectateur de cette lutte, il pouvait aisément être tenté d'employer contre son frère les armes par lesquelles celui-ci avait triomphé de lui, à savoir des intelligences[p. 71] avec ses sujets rebelles. Afin d'échapper à ce coup, Matthias s'empressa d'accepter la proposition des états de Moravie, qui s'offraient à servir de médiateurs entre lui et les états d'Autriche. Un comité, des uns et des autres, se réunit à Vienne, où les députés autrichiens firent entendre un langage qui aurait surpris même à Londres, au sein du Parlement. «Les protestants, disaient-ils dans la conclusion, ne veulent pas être moins respectés dans leur patrie qu'une poignée de catholiques. C'est par le secours de sa noblesse protestante que Matthias a contraint l'empereur à céder; où se trouvent quatre-vingts barons papistes, on en compte trois cents évangéliques. L'exemple de Rodolphe doit être un avertissement pour Matthias. Qu'il prenne garde de perdre la terre, en voulant faire des conquêtes pour le ciel.» Les états de Moravie, au lieu d'exercer leur médiation au profit de l'empereur, ayant fini par prendre eux-mêmes le parti de leurs frères autrichiens; l'union allemande étant intervenue en faveur de ceux-ci avec la plus grande énergie, et la crainte des représailles de Rodolphe ayant mis Matthias fort à la gêne, il se laissa enfin arracher la déclaration désirée en faveur des évangéliques.

Les membres protestants de l'empire d'Allemagne prirent alors pour modèle de leur conduite envers l'empereur celle des états autrichiens envers leur archiduc, et ils s'en promirent le même succès. A la première diète qu'il tint à Ratisbonne (1613), où les affaires les plus pressantes attendaient une solution, où une contribution générale était devenue nécessaire pour une guerre avec la Turquie et avec le prince Bethlen Gabor de Transylvanie, qui s'était[p. 72] déclaré maître de ce pays avec le secours des Turcs et menaçait même la Hongrie, ces membres protestants surprirent l'empereur par une demande toute nouvelle. Les voix catholiques étaient toujours les plus nombreuses dans le conseil des princes, et, comme tout se décidait à la pluralité des voix, on ne tenait d'ordinaire aucun compte des évangéliques, quelque étroite que fût leur union. Ils voulaient maintenant voir renoncer les catholiques à cet avantage de la pluralité des voix; ils voulaient qu'à l'avenir une religion n'eût plus la faculté d'annuler les voix de l'autre par une invariable majorité. Et, en effet, si la religion évangélique devait être représentée à la diète, il s'entendait, ce semble, de soi-même que la constitution de l'assemblée ne devait pas lui rendre impossible l'usage de son droit. A cette demande, on ajoutait des plaintes sur les usurpations du conseil aulique et sur l'oppression des protestants, et les fondés de pouvoir des états avaient ordre de ne prendre aucune part aux délibérations générales, tant qu'ils n'auraient pas obtenu sur ce point préliminaire une réponse favorable.

Ainsi s'introduisit dans la diète une dangereuse division, qui menaçait de rendre à jamais impossible toute délibération commune. Si sincèrement que l'empereur eût désiré, à l'exemple de Maximilien, son père, tenir un sage milieu entre les deux religions, la conduite actuelle des protestants ne lui laissait plus que la fâcheuse nécessité de choisir entre elles. Dans ses pressants besoins, l'assistance de tout l'Empire lui était indispensable, et pourtant il ne pouvait s'attacher un parti sans perdre le secours[p. 73] de l'autre. Si mal affermi dans ses propres domaines héréditaires, il devait trembler à la seule pensée d'une guerre ouverte avec les protestants; mais toute l'Europe catholique, attentive à la résolution qu'il allait prendre, et les représentations des membres catholiques de l'Empire, celles des cours de Rome et d'Espagne, lui permettaient aussi peu de favoriser les protestants au préjudice de la religion romaine.

Une situation si critique aurait abattu un plus ferme génie que Matthias, et sa propre habileté l'aurait tiré difficilement de ce mauvais pas; mais l'intérêt des catholiques était lié étroitement avec l'autorité de l'empereur, et, s'ils la laissaient déchoir, les princes ecclésiastiques surtout étaient aussitôt livrés sans défense aux attaques des protestants. Voyant donc l'empereur balancer, les catholiques jugèrent qu'il était grand temps de raffermir son courage qui faiblissait. On le fit pénétrer dans le secret de la Ligue; on lui en exposa toute l'organisation, les ressources et les forces. Si peu consolante que fût cette découverte pour l'empereur, la perspective d'un soutien si puissant lui donna cependant un peu plus de courage contre les évangéliques. Leurs demandes furent écartées, et la diète se sépara sans rien résoudre. Mais Matthias fut la victime de cette querelle. Les protestants lui refusèrent leurs subsides et se vengèrent sur lui de l'obstination des catholiques.

Cependant les Turcs se montraient eux-mêmes disposés à prolonger l'armistice, et on laissa le prince Bethlen Gabor en paisible possession de la Transylvanie. L'Empire se trouvait préservé des[p. 74] dangers extérieurs, et même au dedans, malgré toutes ces divisions si périlleuses, la paix régnait encore. Un accident fort imprévu avait donné à la querelle de la succession de Juliers la tournure la plus étrange. Ce duché était toujours possédé en commun par l'électeur de Brandebourg et le comte palatin de Neubourg; un mariage, entre le prince de Neubourg et une princesse de Brandebourg devait unir d'une manière indissoluble les intérêts des deux familles. Tout ce plan fut renversé par—un soufflet, que l'électeur de Brandebourg eut le malheur de donner, dans l'ivresse, à son gendre futur. Dès ce moment, la bonne harmonie fut détruite entre les deux maisons. Le prince de Neubourg se fit catholique. Une princesse de Bavière fut le prix de cette apostasie, et la puissante protection de la Bavière et de l'Espagne la conséquence naturelle des deux événements. Pour aider le comte palatin à s'assurer la possession exclusive de Juliers, les troupes espagnoles furent attirées des Pays-Bas dans le duché. Pour se délivrer de ces hôtes, l'électeur de Brandebourg appela les Hollandais dans le pays, et, pour leur complaire, il embrassa le calvinisme. Les Espagnols et les Hollandais parurent, mais on put voir que c'était uniquement en vue de conquérir pour eux-mêmes.

La guerre voisine, des Pays-Bas, sembla vouloir prendre alors pour théâtre le territoire germanique, et quelle abondance de matières inflammables n'y trouvait-elle pas toute prête! L'Allemagne protestante vit avec effroi les Espagnols prendre pied sur le bas Rhin, et l'Allemagne catholique avec plus d'effroi encore les Hollandais franchir les limites de[p. 75] l'Empire. C'était à l'occident que devait éclater la mine depuis longtemps creusée sous tout le sol de l'Allemagne; la terreur et les alarmes s'étaient tournées de ce côté, et ce fut de l'orient que vint le coup qui amena l'explosion.

Le repos que la lettre de Majesté de Rodolphe II avait procuré à la Bohême se prolongea encore quelque temps sous le règne de Matthias, et jusqu'au jour où fut nommé un nouveau successeur à la couronne de ce royaume, dans la personne de Ferdinand de Grætz.

Ce prince, que nous apprendrons à mieux connaître dans la suite, sous le nom de Ferdinand II, s'était annoncé comme un zélateur inexorable de l'Église romaine, en extirpant par violence le protestantisme de ses États héréditaires: aussi la partie catholique de la nation bohême voyait-elle en lui le futur soutien de son Église. La santé caduque de Matthias rapprochait cette époque prévue, et les catholiques bohêmes, dans la confiance que leur inspirait un si puissant protecteur, commençaient déjà à traiter leurs adversaires avec moins de ménagements. Les sujets protestants de seigneurs catholiques étaient surtout exposés aux plus durs traitements. Plusieurs catholiques commirent même l'imprudence de parler assez haut de leurs espérances, et leurs menaces éveillèrent dans l'autre parti une fâcheuse méfiance contre leur futur souverain. Mais elle n'aurait jamais éclaté par des actes, si l'on s'en était tenu à des menaces générales, et si des attaques particulières contre certaines personnes n'avaient donné au mécontentement populaire des chefs entreprenants.

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Henri Matthias, comte de Thurn, n'était pas né Bohême, mais il possédait quelques domaines dans le royaume; et son zèle pour la religion protestante, un amour enthousiaste pour sa nouvelle patrie, lui avaient gagné toute la confiance des utraquistes, ce qui lui ouvrit le chemin des postes les plus importants. Il avait servi avec gloire contre les Turcs. Par ses manières insinuantes, il gagna les cœurs de la multitude. Esprit ardent, impétueux; aimant le trouble, parce que ses talents y brillaient; assez inconsidéré et téméraire pour entreprendre des choses qu'une froide prudence et un sang plus tranquille ne hasardent point; assez peu scrupuleux pour jouer le sort des peuples, lorsqu'il s'agissait de satisfaire ses passions; assez habile pour mener à la lisière une nation telle qu'était alors la Bohême: il avait déjà pris la part la plus active aux troubles sous le règne de Rodolphe, et c'était à lui principalement qu'on devait la lettre impériale, arrachée à ce prince par les états. La cour avait mis sous sa garde, comme burgrave de Karlstein, la couronne de Bohême et les chartes du royaume; mais, dépôt bien plus important, la nation s'était livrée elle-même à lui, en le nommant défenseur ou protecteur de la foi. Les grands qui gouvernaient l'empereur arrachèrent maladroitement au comte de Thurn la garde de choses mortes pour lui laisser son influence sur les vivants. Ils lui enlevèrent la dignité de burgrave, qui le faisait dépendre de la faveur de la cour, comme pour lui ouvrir les yeux sur l'importance de ce qui lui restait; ils blessèrent sa vanité, qui rendait pourtant son ambition inoffensive. Dès lors, il fut dominé par le désir [p. 77] de la vengeance, et l'occasion de le satisfaire ne lui manqua pas longtemps.

Dans la lettre de Majesté arrachée par les Bohêmes à Rodolphe II, aussi bien que dans la paix de religion des Allemands, un article important était resté indécis. Tous les droits que la paix de religion assurait aux protestants étaient pour les membres de la diète, pour le souverain, et non pour les sujets; on avait seulement stipulé pour les sujets des États ecclésiastiques une vague liberté de conscience. La lettre impériale de Bohême ne parlait non plus que des seigneurs, membres des états, et des villes royales, dont les magistrats avaient su conquérir des droits égaux à ceux des membres des états. A ces villes seules fut accordée la liberté d'établir des églises, des écoles, et d'exercer publiquement le culte protestant. Dans toutes les autres villes, c'était aux seigneurs dont elles relevaient de statuer quel degré de liberté religieuse ils voulaient permettre aux sujets. Les membres de l'Empire germanique avaient usé de ce droit dans toute son étendue: les séculiers, sans opposition; les ecclésiastiques, auxquels une déclaration de l'empereur Ferdinand contestait ce droit, avaient combattu, non sans fondement, la validité de cette déclaration. Ce qui était contesté dans le traité de paix était indéterminé dans la lettre de Rodolphe; là, l'interprétation n'était pas douteuse, mais il était douteux de savoir si l'on devait l'obéissance; ici, l'interprétation était laissée aux seigneurs. Les sujets des membres ecclésiastiques des états de Bohême croyaient donc avoir le même droit que la déclaration de Ferdinand accordait aux sujets des évêques allemands: ils s'estimaient[p. 78] égaux aux sujets des villes royales, parce qu'ils rangeaient les domaines ecclésiastiques parmi les domaines de la couronne. Dans la petite ville de Klostergrab, qui dépendait de l'archevêque de Prague, et à Braunau, qui appartenait à l'abbé du couvent de ce nom, les sujets protestants osèrent bâtir des églises de leur propre autorité, et en terminèrent la construction malgré l'opposition de leurs seigneurs et même l'improbation de l'empereur.

Cependant, la vigilance des défenseurs s'était un peu ralentie, et la cour crut pouvoir hasarder un coup décisif. Sur un ordre impérial, l'église de Klostergrab fut démolie, celle de Braunau fermée de force, et les bourgeois les plus turbulents furent jetés en prison. Un mouvement général parmi les protestants fut la suite de ces mesures; on cria à la violation de la lettre de Majesté. Le comte de Thurn, animé par la vengeance et pressé plus encore par son office de défenseur, se montra surtout très-actif pour échauffer les esprits. A son instigation, des députés de tous les cercles du royaume furent convoqués à Prague, pour prendre les mesures nécessaires dans ce danger commun. On convint de rédiger une supplique à l'empereur et d'insister sur l'élargissement des prisonniers. La réponse de l'empereur, déjà très-mal reçue des états parce qu'il ne l'avait pas adressée à eux-mêmes, mais à ses lieutenants, improuvait leur conduite, comme illégale et séditieuse, justifiait par un ordre impérial ce qui s'était fait à Klostergrab et à Braunau, et renfermait quelques passages qu'on pouvait interpréter comme des menaces.

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Le comte de Thurn ne manqua pas d'augmenter la fâcheuse impression que cet écrit de l'empereur produisit sur l'assemblée des états. Il leur représenta le danger de tous ceux qui avaient pris part à la supplique et sut les entraîner par la peur et la colère à des résolutions violentes. Les soulever immédiatement contre l'empereur, c'eût été un pas encore trop hardi. Il ne les amena que par degrés à ce but inévitable. Il jugea bon de détourner d'abord leur mécontentement sur les conseillers de l'empereur, et fit répandre, à cet effet, le bruit que l'écrit impérial avait été rédigé à la lieutenance à Prague, et seulement signé à Vienne. Parmi les lieutenants impériaux, le président de la chambre Slawata et le baron de Martinitz, nommé burgrave de Karlstein à la place de Thurn, étaient l'objet de la haine universelle. Depuis longtemps, l'un et l'autre avaient laissé voir assez clairement leurs dispositions hostiles aux membres protestants des états, en refusant seuls d'assister à la séance où la lettre impériale avait été enregistrée dans les statuts de Bohême. Dès lors, on les avait menacés de les rendre responsables de toute atteinte future portée à cet acte, et, depuis, tout ce qui était arrivé de fâcheux aux protestants leur avait été imputé, et non sans raison. Parmi tous les seigneurs catholiques, nuls ne s'étaient montrés aussi durs que ces deux hommes envers leurs sujets protestants. On les accusait de lâcher des chiens après eux, pour les pousser à la messe, et de les ramener de force au papisme, par le refus du baptême, du mariage et de la sépulture. Il n'était pas difficile d'enflammer la colère de la nation contre deux personnages si détestés,[p. 80] et on les choisit pour victimes du mécontentement universel.

Le 23 mai 1618, les députés, en armes et accompagnés d'une suite nombreuse, se présentèrent au château royal et entrèrent en tumulte dans la salle où les lieutenants de l'empereur, Sternberg, Martinitz, Lobkowitz et Slawata, étaient assemblés. Ils demandèrent d'un ton menaçant, à chacun d'eux, de déclarer s'il avait eu part à l'écrit impérial et s'il y avait donné son assentiment. Sternberg les accueillit avec modération; Martinitz et Slawata répondirent fièrement. Cela décida de leur sort. On conduisit par le bras hors de la salle Sternberg et Lobkowitz, moins haïs et plus redoutés; ensuite Slawata et Martinitz furent saisis, traînés vers une fenêtre et précipités, d'une hauteur de quatre-vingts pieds, dans le fossé du château. On y jeta après eux le secrétaire Fabricius, leur créature à tous deux. Tout le monde civilisé s'étonna, comme de raison, d'une justice si étrange: les Bohêmes alléguèrent, pour s'excuser, l'usage national, et ne trouvèrent rien de surprenant dans cette affaire, sinon qu'on pût se relever, si bien portant, d'une telle chute. Un amas de fumier, sur lequel la lieutenance impériale eut le bonheur de choir, l'avait préservée du mal.

On ne pouvait se flatter d'avoir reconquis, par une si brusque exécution, les bonnes grâces de l'empereur; mais c'était là justement que le comte de Thurn avait voulu amener les états. S'ils s'étaient permis un pareil acte de violence dans la crainte d'un péril encore incertain, l'attente certaine d'un châtiment et le besoin de sûreté, devenu plus pressant,[p. 81] devaient les entraîner bien plus loin encore. En se faisant justice à eux-mêmes d'une façon si brutale, ils avaient fermé toutes les voies à l'irrésolution et au repentir, et il ne paraissait possible de racheter ce crime unique que par une longue suite de violences. Comme on ne pouvait faire que l'acte n'eût pas été commis, il fallait désarmer le pouvoir qui devait punir. Trente directeurs furent nommés pour continuer légalement la révolte. On s'empara de toutes les affaires du gouvernement, de tous les revenus de la couronne; on reçut le serment des fonctionnaires royaux et des troupes; et l'on adressa à toute la nation bohême une sommation de défendre la cause commune. Les jésuites, que la haine générale accusait d'avoir provoqué jusque-là tous les actes d'oppression, furent bannis de tout le royaume, et les états crurent nécessaire de justifier, dans un manifeste particulier, cette dure décision. Au reste, toutes ces mesures avaient pour objet le maintien des lois et de l'autorité royale: langage ordinaire des rebelles, jusqu'à ce que la fortune se soit prononcée pour eux.

L'émotion que la nouvelle de cette révolte de Bohême excita à la cour impériale fut loin d'être aussi vive que l'eût mérité une telle provocation. L'empereur Matthias n'était plus cet homme déterminé qui avait pu autrefois aller chercher son roi et son maître au sein de son peuple et le renverser de trois trônes. L'audacieux courage qui l'avait animé dans une usurpation l'abandonna dans une défense légitime. Les Bohêmes révoltés avaient pris les armes les premiers, et il était naturel qu'il armât comme eux. Mais il ne pouvait espérer de [p. 82] renfermer la guerre dans ce royaume; dans tous les pays de sa domination, les protestants étaient liés entre eux par une dangereuse sympathie: le péril commun de la religion pouvait les réunir tout à coup en une redoutable république. Que pouvait-il opposer à un pareil ennemi, si nos sujets protestants se séparaient de lui? Les deux partis n'allaient-ils pas s'épuiser dans une guerre civile si funeste? Tout n'était-il pas compromis s'il succombait, et, s'il était vainqueur, qui ruinait-il que ses propres sujets?

Ces considérations disposèrent Matthias et son conseil à l'indulgence et à des pensées de paix; mais d'autres voulaient voir dans cette indulgence même la cause du mal. L'archiduc Ferdinand de Grætz alla jusqu'à féliciter l'empereur d'un événement qui justifierait devant l'Europe entière toutes les violences envers les protestants de Bohême. «La désobéissance, disait-il, l'anarchie et la révolte ont toujours donné la main au protestantisme. Toutes les libertés que Matthias et son prédécesseur ont accordées aux états n'ont eu d'autre effet que d'accroître leurs prétentions. C'est contre l'autorité souveraine que sont dirigées toutes les démarches des hérétiques; c'est par degrés que leur insolence en est venue à cette dernière attaque; bientôt, pour dernier outrage, ils attenteront à la personne de l'empereur. Contre de pareils ennemis, on ne trouvera de secours que dans les armes, de repos et d'autorité que sur les ruines de leurs dangereux priviléges, de sûreté pour la foi catholique que dans la destruction totale de cette secte. L'issue de la guerre était douteuse, il est vrai; mais, si on ne[p. 83] la faisait pas, la ruine était certaine. La confiscation des biens des rebelles suffirait largement aux dépenses, et la terreur des supplices enseignerait, pour l'avenir, aux autres diètes une prompte obéissance.» Pouvait-on blâmer les protestants de Bohême de prendre à temps leurs mesures contre les effets de pareilles maximes? Aussi bien était-ce seulement contre l'héritier de l'empereur que cette révolte était dirigée, et non contre l'empereur lui-même, qui n'avait rien fait pour justifier les alarmes des protestants. Ce fut pour fermer le chemin du trône de Bohême à Ferdinand qu'on saisit les armes, dès le temps du règne de Matthias; mais on voulait, jusqu'à la mort de cet empereur, se tenir dans les bornes d'une apparente soumission.

Cependant la Bohême était en armes, et l'empereur ne pouvait pas même offrir la paix sans armer à son tour. L'Espagne avança de l'argent et promit qu'elle enverrait des troupes d'Italie et des Pays-Bas. On nomma généralissime un Néerlandais, le comte de Bucquoi, aucun homme du pays n'inspirant assez de confiance; le comte de Dampierre, étranger comme lui, commandait sous ses ordres. Avant que cette armée se mît en mouvement, l'empereur la fit précéder d'un manifeste, pour tenter les voies de la douceur. Il y déclarait aux Bohêmes que la lettre de Majesté était sacrée pour lui; qu'il n'avait jamais rien résolu contre leur religion ou leurs priviléges. Son armement actuel n'était lui-même que la suite nécessaire du leur; aussitôt que la nation aurait posé les armes, il licencierait, lui aussi ses troupes. Mais cette lettre clémente manqua son but, parce que les chefs de la révolte jugèrent[p. 84] prudent de cacher au peuple la bonne volonté de l'empereur. Au lieu de cela, ils répandirent du haut des chaires et dans des pamphlets les bruits les plus venimeux: ils faisaient trembler le peuple abusé, en le menaçant de nouvelles Saint-Barthélemy, qui n'existaient que dans leur tête. Toute la Bohême prit part à la révolte, excepté les villes de Budweiss, Krummau et Pilsen. Ces trois cités, qui étaient en grande partie catholiques, eurent seules le courage, au milieu de la défection générale, de rester fidèles à l'empereur, qui leur promit des secours. Mais il ne pouvait échapper au comte de Thurn combien il serait dangereux de laisser dans les mains de l'ennemi trois places d'une telle importance, qui tenaient ouverte en tout temps aux armes de l'empereur l'entrée du royaume. Avec une prompte résolution, il parut devant Budweiss et Krummau, se flattant que l'épouvante lui livrerait l'une et l'autre. Krummau se rendit, mais Budweiss repoussa avec fermeté toutes ses attaques.

Alors l'empereur commença à montrer lui-même un peu plus de sérieuse vigueur et d'activité. Bucquoi et Dampierre se jetèrent dans la Bohême avec deux armées et commencèrent à la traiter en pays ennemi. Mais ces deux chefs impériaux trouvèrent le chemin de Prague plus difficile qu'ils ne s'y étaient attendus. Il leur fallut enlever, l'épée à la main, chaque passage, chaque poste un peu tenable, et la résistance augmentait à chaque pas, parce que les excès de leurs soldats, pour la plupart Hongrois et Wallons, poussaient les amis à la défection et les ennemis au désespoir. Mais, alors même que ses armées s'avançaient dans la Bohême, l'empereur[p. 85] continuait d'offrir la paix aux états et de se montrer disposé à un accommodement. De nouvelles perspectives qui s'ouvrirent pour les rebelles rehaussèrent leur courage. La diète de Moravie embrassa leur parti, et il leur vint d'Allemagne, en la personne du comte de Mansfeld, un défenseur aussi brave qu'inattendu.

Les chefs de l'Union évangélique avaient observé jusque-là les événements de Bohême en silence, mais non en spectateurs oisifs. La Bohême combattait pour la même cause qu'eux et contre le même ennemi: ils firent voir aux membres de l'alliance leur propre sort dans celui de ce peuple, et leur représentèrent sa cause comme l'intérêt le plus sacré pour l'union allemande. Fidèles à ce principe, ils soutinrent le courage des rebelles par des promesses de secours, et une circonstance heureuse les mit en état de remplir à l'improviste cet engagement.

Le comte Pierre-Ernest de Mansfeld, dont le père, Ernest de Mansfeld, officier autrichien plein de mérite, avait commandé quelque temps avec beaucoup de gloire l'armée espagnole dans les Pays-Bas, fut l'instrument qui devait humilier la maison d'Autriche en Allemagne. Il avait fait lui-même ses premières campagnes au service de cette maison, et combattu, dans le pays de Juliers et en Alsace, sous les drapeaux de l'archiduc Léopold, contre la religion protestante et la liberté allemande; mais, gagné insensiblement par les principes de la nouvelle religion, il abandonna un chef intéressé, qui lui refusait le payement des dépenses faites à son service, et il consacra à l'Union évangélique son zèle et son épée victorieuse. Il arriva précisément à cette [p. 86] époque que le duc de Savoie, engagé dans une guerre contre l'Espagne, demanda des secours à l'Union, dont il était l'allié. L'Union lui céda sa nouvelle conquête, et Mansfeld fut chargé de mettre sur pied en Allemagne, pour le duc et à ses frais, une armée de quatre mille hommes. Cette armée était prête à marcher, quand la guerre s'alluma en Bohême, et le duc n'ayant, à ce moment, aucun besoin de renforts, laissa ces troupes à la disposition de l'Union. Rien ne pouvait être plus au gré de celle-ci que de secourir, aux frais d'autrui, ses alliés de Bohême. Le comte de Mansfeld reçut aussitôt l'ordre de conduire ces quatre mille hommes dans ce royaume, et, pour cacher aux yeux du monde les véritables auteurs de l'armement, on mit en avant un brevet délivré par les états de Bohême.

Mansfeld parut dans le pays et s'y établit solidement par la prise de la ville forte de Pilsen, fidèle à l'empereur. Le courage des rebelles fut encore relevé par un autre secours, que leur envoyèrent les états de Silésie. Ils engagèrent alors avec les troupes impériales des combats, peu décisifs, mais qui n'en causèrent que plus de ravages et qui furent le prélude d'une guerre plus sérieuse. Afin de ralentir les opérations militaires de l'empereur, on négocia avec lui, et l'on accepta même la médiation offerte par la Saxe; mais, avant que le résultat pût montrer combien on était peu sincère, la mort fit disparaître l'empereur de la scène.

Qu'avait fait Matthias pour justifier l'attente du monde, qu'il avait provoquée en renversant son prédécesseur? Était-ce la peine de monter sur le[p. 87] trône de Rodolphe par un crime, pour l'occuper si mal et en descendre avec si peu de gloire? Tant que Matthias fut roi, il expia l'imprudence par laquelle il l'était devenu. Afin de porter la couronne quelques années plus tôt, il en avait sacrifié toute l'indépendance. Ce que les états, devenus plus puissants lui laissèrent d'autorité, ses propres agnats l'entravèrent par une humiliante contrainte. Malade et sans postérité, il vit l'attention des hommes courir au-devant de son orgueilleux successeur, qui, dans son impatience, anticipait sur sa destinée, et, sous le règne expirant d'un vieillard, ouvrait déjà le sien.

On pouvait regarder comme éteinte avec Matthias la branche régnante de la maison d'Autriche en Allemagne. Car, de tous les fils de Maximilien, il ne restait plus que l'archiduc Albert, alors dans les Pays-Bas, qui, faible et sans enfants, avait cédé à la branche de Grætz ses droits à la succession. La maison d'Espagne s'était aussi désistée, dans un pacte secret, en faveur de l'archiduc Ferdinand de Styrie, de toutes ses prétentions sur les pays autrichiens. C'était en la personne de ce prince que la souche de Habsbourg devait pousser en Allemagne de nouvelles branches et faire revivre l'ancienne grandeur de l'Autriche.

Ferdinand eut pour père l'archiduc Charles de Carniole, de Carinthie et de Styrie, frère puîné de l'empereur Maximilien II, et pour mère une princesse de Bavière. Comme il avait perdu son père dès l'âge de douze ans, l'archiduchesse sa mère le confia à la garde du duc Guillaume de Bavière, frère de cette princesse, sous les yeux duquel il fut [p. 88] élevé et instruit par les jésuites, à l'université d'Ingolstadt. On imagine aisément quels principes Ferdinand dut puiser dans le commerce d'un prince qui avait renoncé par dévotion au gouvernement. On lui montrait, d'une part, l'indulgence des princes de la branche de Maximilien envers l'hérésie, et les troubles de leurs États; de l'autre, la prospérité de la Bavière et le zèle impitoyable de ses souverains pour la religion: entre ces deux modèles, on lui laissait le choix.

Préparé dans cette école à devenir un vaillant champion de Dieu, un actif instrument de l'Église, il quitta la Bavière, après un séjour de cinq ans, pour aller prendre le gouvernement de ses domaines héréditaires. Les états de Carniole, de Carinthie et de Styrie, ayant demandé que leur liberté religieuse fût confirmée avant la prestation de l'hommage, Ferdinand répondit que l'hommage n'avait rien de commun avec la liberté religieuse. Le serment fut exigé et prêté sans condition. Plusieurs années s'écoulèrent avant que l'entreprise, dont le plan avait été conçu à Ingolstadt, parût mûre pour l'exécution. Avant de manifester son dessein, Ferdinand alla en personne implorer à Lorette la faveur de la Vierge Marie et chercher à Rome, aux pieds de Clément VIII, la bénédiction apostolique.

C'est qu'il ne s'agissait de rien moins que de bannir le protestantisme d'une contrée où il avait pour lui la supériorité du nombre et, de plus, une existence légale, grâce à un acte formel de tolérance que le père de Ferdinand avait octroyé à l'ordre des seigneurs et chevaliers du pays. Une concession si solennelle ne pouvait être retirée sans danger. Mais[p. 89] aucune difficulté n'effrayait le pieux élève des jésuites. L'exemple des autres princes de l'Empire, catholiques et protestants, qui avaient exercé sans contradiction, dans leurs domaines, le droit de réforme, et l'abus que les états de Styrie avaient fait de leur liberté religieuse, devaient servir de justification à cet acte de violence. Armé d'une loi positive, qui choquait le bon sens, on croyait pouvoir insulter sans pudeur aux lois de la raison et de l'équité. Au reste, dans cette injuste entreprise, Ferdinand montra un courage digne d'admiration et une louable constance. Sans bruit, et, il faut le dire aussi, sans cruauté, il supprima le culte protestant dans une ville, puis dans une autre, et, en peu d'années, cette œuvre périlleuse fut achevée, à l'étonnement général de l'Allemagne.

Mais, tandis que les catholiques admiraient dans ce prince le héros et le chevalier de leur Église, les protestants commençaient à se prémunir contre lui, comme contre leur ennemi le plus dangereux. Néanmoins, la proposition de Matthias de lui assurer sa succession ne trouva point d'opposition, ou n'en trouva qu'une bien faible, dans les États électifs de l'Autriche, et les Bohêmes eux-mêmes le couronnèrent, sous des conditions très-acceptables, comme leur roi futur. Ce ne fut que plus tard, quand ils eurent reconnu la funeste influence de ses conseils sur le gouvernement de l'empereur, que leurs inquiétudes s'éveillèrent. Diverses pièces, écrites de la main de ce prince, que la malveillance fit tomber dans leurs mains et qui ne trahissaient que trop ses sentiments, portèrent leurs craintes au plus haut degré. Ils furent surtout révoltés d'un pacte[p. 90] secret de famille conclu avec l'Espagne, par lequel Ferdinand assurait à cette couronne le royaume de Bohême, à défaut d'héritiers mâles, sans avoir entendu la nation et sans nul égard au droit qu'elle avait d'élire ses souverains. Les nombreux ennemis que ce prince s'était faits, par sa réforme en Styrie, parmi les protestants en général, lui rendirent auprès des Bohêmes les plus mauvais services; et surtout quelques émigrés styriens, réfugiés en Bohême, et qui avaient apporté dans leur nouvelle patrie un cœur altéré de vengeance, se montraient fort actifs pour nourrir le feu de la révolte. Ce fut dans ces dispositions hostiles que le roi Ferdinand trouva la nation bohême, lorsque l'empereur Matthias lui fit place.

De si mauvais rapports entre la nation et le prince candidat à la couronne auraient excité des orages, quelque paisible qu'eût été, du reste, la succession au trône: combien plus alors, au milieu du feu de la révolte; quand la nation avait repris sa souveraineté, qu'elle était revenue à l'état du droit naturel, qu'elle avait les armes à la main; que le sentiment de son union lui avait inspiré une foi enthousiaste en elle-même; que les plus heureux succès, des promesses de secours étrangers et des espérances folles avaient élevé son courage jusqu'à la plus ferme confiance! Oubliant les droits déjà conférés à Ferdinand, les états déclarèrent leur trône vacant et leur choix complétement libre. Il n'y avait aucun moyen de paisible soumission, et, si Ferdinand voulait posséder la couronne de Bohême, il avait le choix, ou de l'acheter au prix de tout ce qui rend une couronne souhaitable, ou de la conquérir l'épée à la main.

[p. 91]

Mais par quels moyens la conquérir? De quelque côté qu'il tournât ses regards, tous ses États étaient en flammes. La Silésie était entraînée dans la révolte de la Bohême; la Moravie était sur le point de suivre cet exemple; dans la haute et la basse Autriche s'agitait, comme sous Rodolphe, l'esprit de liberté; aucune diète ne voulait prêter le serment. Le prince Bethlen Gabor de Transylvanie menaçait la Hongrie d'une irruption; un mystérieux armement des Turcs effrayait toutes les provinces situées à l'orient; et pour que la détresse de Ferdinand fût au comble, il fallut encore que les protestants, éveillés par l'exemple général, levassent la tête dans ses domaines paternels. Ils avaient dans ces pays la supériorité du nombre; dans la plupart, ils étaient en possession des revenus avec lesquels Ferdinand devait faire la guerre. Les neutres commençaient à balancer; les fidèles, à désespérer; les malintentionnés montraient seuls du courage. Une moitié de l'Allemagne faisait signe aux rebelles de prendre patience, l'autre attendait l'événement sans agir; les secours de l'Espagne étaient encore dans des pays lointains: le moment qui donnait tout à Ferdinand menaçait de tout lui ravir.

Quelques offres qu'il fît maintenant, sous la dure loi de la nécessité, aux Bohêmes rebelles, toutes ses propositions de paix furent insolemment rejetées. Déjà le comte de Thurn se montre en Moravie, à la tête d'une armée, pour amener cette province, la seule qui fût encore chancelante, à prendre un parti. La vue de leurs amis donne aux protestants moraves le signal de la révolte. Brünn est emporté; le reste du pays se rend volontairement;[p. 92] dans toute la province, on change de religion et de gouvernement. Le torrent des rebelles, grossi dans sa course, se précipite dans l'Autriche supérieure, où un parti de même opinion le reçoit avec allégresse. «Plus de priviléges de religion! les mêmes droits pour toutes les Églises chrétiennes! Le bruit se répand qu'on lève dans le pays des troupes étrangères pour écraser la Bohême: ce sont elles qu'on vient chercher, dit-on, et l'on poursuivra jusqu'à Jérusalem l'ennemi de la liberté.» Aucun bras ne se remue pour défendre l'archiduc; à la fin, les rebelles viennent camper sous les murs de Vienne, pour assiéger leur souverain.

Ferdinand avait éloigné ses enfants de Grætz, où ils n'étaient plus en sûreté, et les avait envoyés dans le Tyrol; lui-même, il attendait la révolte dans sa capitale. Une poignée de soldats était tout ce qu'il pouvait opposer à cet essaim furieux; et ce petit nombre d'hommes manquait de bonne volonté parce qu'ils étaient sans solde et même sans pain. Vienne n'était pas préparée à un long siége. Le parti des religionnaires, toujours prêt à se joindre aux Bohêmes, avait dans la ville la supériorité, ceux de la campagne rassemblaient déjà des troupes contre l'archiduc. Déjà la plèbe protestante le voyait enfermé dans un cloître, ses États partagés, et ses enfants élevés dans la nouvelle religion. Livré à des ennemis secrets, entouré d'ennemis déclarés, il voyait, à chaque instant, s'ouvrir l'abîme qui allait engloutir toutes ses espérances, l'engloutir lui-même. Les balles bohêmes volaient dans son palais impérial, où seize barons autrichiens, qui avaient pénétré dans son appartement, l'assiégeaient[p. 93] de reproches et voulaient lui arracher son consentement à une confédération avec les Bohêmes. Un de ces barons le saisit par les boutons de son pourpoint, lui lança ce cri au visage: «Ferdinand, signeras-tu?»

A qui n'eût-on pardonné de chanceler dans une position si terrible?... Ferdinand songeait aux moyens de devenir empereur d'Allemagne. Il semblait n'avoir plus d'autre ressource que de fuir promptement ou de céder. Autour de lui, des hommes de cœur lui conseillaient le premier parti; des prêtres catholiques, le second. S'il abandonnait la ville, elle tombait dans les mains de l'ennemi. Avec Vienne, l'Autriche était perdue; avec l'Autriche, le trône impérial. Ferdinand ne quitta point sa capitale et voulut tout aussi peu entendre parler de conditions.

L'archiduc discutait encore avec les barons qu'on lui avait députés; tout à coup, le son des trompettes retentit sur la place du château. Les assistants passent de l'étonnement à la crainte, un bruit sinistre se répand dans le palais: les députés disparaissent l'un après l'autre. On entend beaucoup de nobles et de bourgeois s'enfuir en toute hâte dans le camp de Thurn. Ce changement soudain avait été produit par un régiment de cuirassiers de Dampierre, qui, à ce moment décisif, avait pénétré dans la ville pour défendre l'archiduc. Un corps de fantassins les suivit bientôt; beaucoup de bourgeois catholiques, animés à cette vue d'un nouveau courage, et les étudiants eux-mêmes, prennent les armes. Une nouvelle qui arriva en même temps de Bohême acheva de sauver Ferdinand: le général néerlandais[p. 94] Bucquoi avait battu complétement le comte de Mansfeld près de Budweiss, et il marchait sur Prague. Les Bohêmes se hâtèrent de plier leurs tentes pour aller délivrer leur capitale.

Et maintenant l'ennemi laissait libres les passages qu'il avait occupés pour fermer à Ferdinand la route qui menait à Francfort, à l'élection impériale. S'il importait, en tout cas, au roi de Hongrie, pour l'ensemble de son plan, de monter sur le trône de l'Empire, c'était maintenant pour lui un intérêt d'autant plus grave, que son élection allait devenir le témoignage le moins suspect et le plus décisif pour la dignité de sa personne et la justice de sa cause, en même temps qu'elle lui permettrait d'espérer les secours de l'Allemagne. Mais la même cabale, qui le poursuivait dans ses États héréditaires, travailla également contre lui dans sa candidature à la couronne impériale. On ne voulait plus voir monter aucun prince autrichien sur le trône d'Allemagne, et moins que tout autre ce Ferdinand, le persécuteur décidé de la religion protestante, l'esclave de l'Espagne et des jésuites. Pour l'écarter, on avait offert, du vivant de Matthias, la couronne impériale au duc de Bavière, et, après son refus, au duc de Savoie. Comme il n'était pas fort aisé de s'accorder avec celui-ci sur les conditions, on s'efforça du moins de retarder l'élection, jusqu'au moment où un coup décisif, en Bohême ou en Autriche, aurait ruiné toutes les espérances de Ferdinand et l'aurait rendu incapable de cette dignité. Les membres de l'Union ne négligèrent rien pour prévenir contre lui l'électeur de Saxe, qui était enchaîné aux intérêts de l'Autriche, et lui représenter [p. 95] le péril dont les maximes de ce prince et ses liaisons avec l'Espagne menaçaient la religion protestante et la constitution de l'Empire. Ils ajoutaient que, par l'élévation de Ferdinand au trône impérial, l'Allemagne ferait siennes les affaires particulières de l'archiduc et attirerait contre elle les attaques des Bohêmes. Mais, en dépit de tous les efforts contraires, le jour de l'élection fut fixé; Ferdinand y fut convoqué, comme roi légitime de Bohême; et, malgré la protestation des états de ce pays, sa voix d'électeur fut reconnue valable. Les trois voix des électeurs ecclésiastiques étaient à lui, celle de la Saxe lui était aussi favorable; celle de Brandebourg ne lui était pas contraire, et une majorité décisive le nomma empereur (1619). C'est ainsi qu'il vit placée d'abord sur sa tête la plus douteuse de ses couronnes, pour perdre quelques jours après celle qu'il comptait parmi ses possessions assurées. Tandis qu'on le faisait empereur à Francfort, on le renversait, à Prague, du trône de Bohême.

Cependant presque tous ses États héréditaires d'Allemagne avaient formé une confédération formidable avec les Bohêmes, dont l'audace ne connut alors plus de bornes. Le 17 août 1619, dans une assemblée des états du royaume, ils déclarèrent l'empereur ennemi de la religion et de la liberté de la Bohême, pour avoir excité le feu roi contre eux par ses funestes conseils, prêté des troupes pour les opprimer, livré le royaume en proie aux étrangers, et même enfin, au mépris de leur souveraineté nationale, assuré le trône à l'Espagne, dans un pacte secret; il le déclarèrent déchu de tous ses droits[p. 96] à leur couronne et procédèrent sans retard à une nouvelle élection. Comme c'étaient des protestants qui avaient prononcé la sentence, le choix ne pouvait guère tomber sur un prince catholique: cependant, pour la forme, quelques voix se firent entendre en faveur de la Bavière et de la Savoie. Mais la haine religieuse acharnée qui divisait entre eux les évangéliques aussi et les réformés opposa quelque temps des obstacles, même à l'élection d'un roi protestant; enfin l'adresse et l'activité des calvinistes l'emportèrent sur les luthériens, supérieurs en nombre.

Parmi tous les princes qui furent proposés pour cette, dignité, l'électeur palatin Frédéric V s'était acquis les droits les plus fondés à la confiance et à la reconnaissance des Bohêmes. Chez aucun de ses compétiteurs, l'intérêt particulier de beaucoup de membres des états et l'inclination du peuple ne semblaient justifiés par autant d'avantages politiques. Frédéric V avait l'esprit libre et éveillé, une grande bonté de cœur, une générosité royale. Il était le chef des réformés en Allemagne; il dirigeait l'Union, dont les forces étaient à ses ordres: proche parent du duc de Bavière, gendre du roi de la Grande-Bretagne, qui pouvait le soutenir puissamment. Le parti calviniste fit valoir avec le plus heureux succès tous ces avantages, et les états du royaume, assemblés à Prague, élurent pour roi Frédéric V, au milieu des prières et des larmes de joie.

Tout ce qui s'accomplit à la diète de Prague était un coup trop bien préparé, et Frédéric avait pris lui-même à toute l'affaire une part trop active pour[p. 97] que l'offre des Bohêmes eût dû le surprendre. Mais, une fois en présence de la couronne, il fut effrayé de son éclat: la grandeur de l'attentat, jointe à celle du succès, intimida son cœur pusillanime. Selon l'habitude des âmes faibles, il voulut d'abord s'affermir dans son dessein par le jugement d'autrui; mais ce jugement n'avait aucun pouvoir sur lui lorsqu'il contrariait sa passion. La Saxe et la Bavière, auxquelles il avait demandé conseil, tous les électeurs ses collègues, tous ceux qui mettaient dans la balance, avec cette entreprise, ses talents et ses forces, lui montrèrent l'abîme où il se précipitait. Le roi Jacques d'Angleterre lui-même aimait mieux voir une couronne arrachée à son gendre que de l'aider à violer la majesté sacrée des rois par un si funeste exemple. Mais que pouvait la voix de la sagesse contre l'éclat séducteur d'une couronne royale? Dans le moment où elle déploie sa plus grande énergie, où elle repousse loin d'elle le rejeton sacré d'une dynastie deux fois séculaire, une nation libre se jette dans ses bras; elle se fie à son courage et le choisit pour son chef dans la périlleuse carrière de la gloire et de la liberté; une religion opprimée attend de lui, de lui son défenseur-né, protection et appui contre son persécuteur: sera-t-il assez pusillanime pour avouer sa crainte, assez lâche pour trahir la religion et la liberté? Cette nation lui montre en même temps la supériorité de ses ressources et l'impuissance de ses ennemis; les deux tiers des forces autrichiennes armées contre l'Autriche, et, en Transylvanie, un belliqueux allié, tout prêt à diviser encore, par une attaque, les faibles restes de cette puissance. De si[p. 98] brillants appels n'éveilleraient pas son ambition? De telles espérances n'enflammeraient pas son courage?

Quelques instants de tranquille réflexion auraient suffi pour lui montrer la témérité de l'entreprise et le peu de valeur de la récompense; mais les encouragements parlaient à ses sens, les avertissements à sa raison. Ce fut son malheur que les voix qui l'entouraient, celles qui pouvaient le mieux se faire écouter, prissent le parti qui flattait ses désirs. L'agrandissement de leur maître ouvrait à l'ambition et à la cupidité de tous ses serviteurs palatins un vaste champ pour se satisfaire. Tout zélé calviniste devait voir avec transport ce triomphe de son Église. Une tête si faible pouvait-elle résister aux séductions de ses conseillers, qui exagéraient ses ressources et ses forces autant qu'ils rabaissaient la puissance de l'ennemi; aux exhortations des prédicateurs de sa cour, qui lui présentaient les inspirations de leur zèle fanatique comme la volonté du ciel? Les rêveries des astrologues remplissaient son cerveau de chimériques espérances. La séduction vint même l'assaillir par la voix irrésistible de l'amour: «As-tu donc osé, lui disait l'électrice, recevoir la main d'une fille de roi pour trembler ainsi devant une couronne que l'on t'offre volontairement? J'aime mieux du pain à ta table de roi que des festins à ta table d'électeur.»

Frédéric accepta le trône de Bohême. Le couronnement se fit à Prague avec une pompe sans exemple: la nation étala toutes ses richesses pour honorer son propre ouvrage. La Silésie et la Moravie, annexes de la Bohême, suivirent l'exemple de[p. 99] l'État principal et prêtèrent serment. La réforme triomphait dans toutes les églises du royaume; l'allégresse était sans bornes; l'amour pour le nouveau roi allait jusqu'à l'adoration. Le Danemark et la Suède, la Hollande, Venise et plusieurs États d'Allemagne le reconnurent comme roi légitime, et Frédéric se mit à prendre ses mesures pour se maintenir sur son nouveau trône.

Sa plus grande espérance reposait sur le prince de Transylvanie, Bethlen Gabor. Ce redoutable ennemi de l'Autriche et de l'Église catholique, non content de la principauté qu'il avait enlevée, avec le secours des Turcs, à son maître légitime, Gabriel Bathori, saisit avec empressement cette occasion de s'agrandir aux dépens des princes autrichiens, qui avaient refusé de le reconnaître comme souverain de la Transylvanie. Une attaque fut concertée avec les rebelles bohêmes contre la Hongrie et l'Autriche: les deux armées devaient faire leur jonction devant la capitale. Cependant Bethlen Gabor cacha sous un faux semblant d'amitié le véritable objet de ses préparatifs; il promit artificieusement à l'empereur d'attirer les Bohêmes dans le piége, en feignant de les secourir: il promit de lui livrer vivants les chefs de la révolte. Mais tout à coup il paraît en ennemi dans la haute Hongrie; la terreur le précède; derrière lui est la dévastation. Tout le pays se soumet, et il reçoit à Presbourg la couronne de Hongrie. Le frère de l'empereur, qui était gouverneur de Vienne, trembla pour cette capitale. Il se hâta d'appeler le général Bucquoi à son secours, et la retraite des Impériaux amena derechef l'armée bohême devant[p. 100] Vienne. Renforcée de douze mille Transylvains, et bientôt réunie avec les troupes victorieuses de Bethlen Gabor, elle menaça de nouveau d'emporter la ville. Tous les environs étaient ravagés, le Danube fermé, les communications interceptées; déjà l'on éprouvait les terreurs de la faim. Ferdinand, que ce pressant danger avait ramené précipitamment dans sa capitale, se voyait pour la seconde fois sur le bord de l'abîme. Enfin, la disette et la rigueur de la température forcèrent les Bohêmes à retourner chez eux; un échec en Hongrie rappela Bethlen Gabor: la fortune avait encore une fois sauvé l'empereur.

En peu de semaines, tout changea de face: par sa prudence et son activité, Ferdinand rétablit ses affaires, autant que Frédéric ruina les siennes par sa négligence et ses mauvaises mesures. Les états de la basse Autriche furent amenés à prêter l'hommage par la confirmation de leurs priviléges, et quelques membres, qui avaient refusé de paraître, furent déclarés coupables de lèse-majesté et de haute trahison. Ainsi l'empereur s'était rétabli dans un de ses États héréditaires, et en même temps il mettait tout en mouvement pour s'assurer des secours étrangers. Déjà, par ses représentations verbales lors de l'élection impériale de Francfort, il avait réussi à gagner à sa cause les électeurs ecclésiastiques, et, à Munich, le duc Maximilien de Bavière. De la part que l'Union et la Ligue prendraient à la guerre de Bohême dépendaient l'issue de cette guerre, le sort de l'empereur et celui de Frédéric. Toute l'Allemagne protestante semblait intéressée à soutenir Frédéric, et la religion catholique à ne[p. 101] pas laisser succomber l'empereur. Tous les princes catholiques d'Allemagne devaient trembler pour leurs possessions, si les protestants étaient vainqueurs en Bohême; s'ils succombaient, l'empereur pouvait faire la loi à toute l'Allemagne protestante. Ferdinand mit donc la Ligue en mouvement, et Frédéric l'Union. Le lien de la parenté, et son attachement personnel pour l'empereur, son beau-frère, avec qui il avait été élevé à Ingolstadt; le zèle pour la religion catholique, visiblement menacée du plus grand péril; les inspirations des jésuites; enfin, les mouvements suspects de l'Union, décidèrent le duc de Bavière à faire de la cause de Ferdinand sa propre cause, et tous les princes de la Ligue imitèrent son exemple.

Maximilien de Bavière, après s'être assuré, par un traité conclu avec l'empereur, le dédommagement de tous ses frais de guerre et de toutes les pertes qu'il pourrait éprouver, prit, avec des pouvoirs illimités, le commandement des troupes de la Ligue, qui devaient marcher au secours de l'empereur contre les rebelles de Bohême.

Les chefs de l'Union, au lieu de faire obstacle à cette dangereuse alliance de la Ligue et de l'empereur, mirent plutôt tout en œuvre pour l'accélérer. S'ils amenaient la Ligue catholique à prendre une part déclarée dans la guerre de Bohême, ils avaient lieu de se promettre la même chose de tous les membres et alliés de l'Union. Si l'Union n'était menacée par une démarche publique de l'autre parti, on ne pouvait espérer de voir réunies les forces des protestants. Les princes saisirent donc le moment critique des troubles de Bohême pour [p. 102] demander aux catholiques le redressement de tous les anciens griefs et une complète garantie de la liberté religieuse. Cette demande, dont le ton était menaçant, ils l'adressèrent au duc de Bavière, comme chef des catholiques, et ils insistèrent pour avoir une réponse prompte et sans réserve. Que Maximilien se prononçât pour eux ou contre eux, ils atteignaient leur but. S'il cédait, le parti catholique était privé de son plus puissant défenseur; s'il résistait, il armait tout le parti protestant et rendait inévitable la guerre, de laquelle ils se promettaient un bon résultat. Maximilien, que tant d'autres motifs attiraient déjà dans le parti opposé, prit cette sommation pour une formelle déclaration de guerre, et l'armement fut hâté. Tandis que la Bavière et la Ligue prenaient les armes pour l'empereur, on négociait des subsides avec la cour d'Espagne. Toutes les difficultés que la politique somnolente du ministère espagnol opposait à cette demande furent heureusement surmontées par le comte de Khevenhüller, ambassadeur impérial à Madrid. Outre l'avance d'un million de florins, que l'on sut arracher peu à peu à cette cour, on la décida à diriger des Pays-Bas espagnols une attaque sur le bas Palatinat.

En même temps qu'on s'efforçait d'attirer dans l'alliance toutes les puissances catholiques, on entravait avec la plus grande énergie la contre-alliance protestante. Il importait de rassurer l'électeur de Saxe et plusieurs autres princes évangéliques sur le bruit, répandu par l'Union, que les préparatifs de la Ligue avaient pour but de leur reprendre les bénéfices sécularisés. L'assurance du contraire, donnée[p. 103] par écrit, tranquillisa l'électeur de Saxe, que sa jalousie particulière contre le Palatinat, les suggestions de son prédicateur de cour, vendu à l'Autriche, enfin la mortification de s'être vu écarté par les Bohêmes, à l'élection de leur roi, faisaient déjà pencher pour l'empereur. Le fanatisme luthérien ne pouvait pardonner aux réformés «que tant de faibles pays dussent s'engouffrer (c'est ainsi qu'on s'exprimait) dans la gueule du calvinisme, et l'antechrist romain faire simplement place à l'antechrist helvétique.»

Tandis que Ferdinand mettait tout en œuvre pour améliorer sa fâcheuse position, Frédéric ne négligeait rien pour gâter sa bonne cause. Sa liaison choquante avec le prince de Transylvanie, l'allié déclaré de la Porte, scandalisait les âmes faibles, et le bruit public l'accusait de chercher son agrandissement aux dépens de la chrétienté et d'avoir armé les Turcs contre l'Allemagne. Il irritait les luthériens de Bohême par son zèle inconsidéré pour la religion réformée, et les catholiques par ses attaques contre les images. L'introduction d'impôts onéreux lui enleva l'amour du peuple. Les grands du royaume, trompés dans leur attente, se refroidirent pour sa cause; le défaut de secours étrangers abattit leur confiance. Au lieu de se consacrer avec une ardeur infatigable à l'administration du royaume, Frédéric perdait son temps en plaisirs frivoles; au lieu d'accroître son trésor par une sage économie, il dissipait dans un faste inutile et théâtral, et par une libéralité mal entendue, les revenus de ses États. Avec une légèreté insouciante, il se mirait dans sa dignité nouvelle, et ne songeant,[p. 104] hors de saison, qu'à jouir de sa couronne, il oubliait le soin plus pressant de l'affermir sur sa tête.

Autant l'on s'était abusé sur le compte de Frédéric, autant il s'était malheureusement trompé lui-même dans son espoir d'assistance étrangère. La plupart des membres de l'Union séparaient les affaires de Bohême de l'objet de leur alliance; d'autres membres de l'Empire, dévoués à Frédéric, étaient enchaînés par une crainte aveugle de l'empereur: Ferdinand avait gagné l'électeur de Saxe et le duc de Hesse-Darmstadt; la basse Autriche d'où l'on attendait une puissante diversion, avait rendu hommage à l'empereur; Bethlen Gabor avait conclu avec lui un armistice. La cour de Vienne sut endormir le Danemark par des ambassades, et occupa la Suède par une guerre avec la Pologne. La république de Hollande avait de la peine à se défendre contre les armes espagnoles; Venise et la Savoie restèrent dans l'inaction; le roi Jacques d'Angleterre se laissa tromper par les artifices de l'Espagne. Un ami après l'autre se retira; une espérance après l'autre s'évanouit. Si rapide avait été, en quelques mois, le changement de toutes choses!

Cependant les chefs de l'Union rassemblèrent un corps d'armée; l'empereur et la Ligue en firent autant. Les forces de la Ligue étaient réunies près de Donawert, sous les ordres de Maximilien; celles de l'Union, près d'Ulm, sous le margrave d'Ansbach. On croyait toucher enfin au moment décisif, qui devait terminer par un grand coup cette longue querelle et fixer irrévocablement les rapports des deux Églises en Allemagne. Les deux partis attendaient[p. 105] l'événement avec anxiété. Mais quel ne fut pas l'étonnement, lorsque la nouvelle de la paix arriva tout à coup, et que les deux armées se séparèrent sans coup férir!

L'intervention de la France avait produit cette paix, que les deux partis acceptèrent avec un égal empressement. Le ministère français, qui n'était plus dirigé par Henri le Grand, et d'ailleurs la politique de ce roi n'était peut-être plus applicable à la situation du royaume, craignait maintenant beaucoup moins l'agrandissement de l'Autriche que la puissance où s'élèveraient les calvinistes si la maison palatine se maintenait sur le trône de Bohême. Engagé lui-même, précisément alors, dans une lutte difficile avec les huguenots de l'intérieur, il n'avait pas de plus pressant intérêt que de voir la faction protestante écrasée le plus tôt possible en Bohême, avant qu'elle pût offrir à la faction des huguenots en France un dangereux modèle. Afin que l'empereur eût les mains libres pour agir sans délai contre les Bohêmes, le ministère français s'interposa donc comme médiateur entre l'Union et la Ligue, et ménagea cette paix inattendue, dont l'article le plus important était «que l'Union ne prendrait aucune part aux affaires de Bohême, et que les secours qu'elle pourrait prêter à Frédéric V ne s'étendraient pas au delà des pays palatins.» La fermeté de Maximilien et la crainte de se voir prise entre les troupes de la Ligue et une nouvelle armée impériale, qui s'avançait des Pays-Bas, décidèrent l'Union à cette paix honteuse.

Toutes les forces de la Bavière et de la Ligue étaient maintenant aux ordres de l'empereur contre[p. 106] les Bohêmes, que le traité d'Ulm abandonnait à leur sort. Avant que la nouvelle de ce qui s'était passé à Ulm se fût répandue dans l'Autriche supérieure, Maximilien y parut tout à coup, et les états, consternés, nullement préparés à repousser une attaque, achetèrent le pardon de l'empereur en lui rendant l'hommage sur-le-champ et sans condition. Le duc fut renforcé, dans la basse Autriche, par les troupes néerlandaises du comte de Bucquoi, et cette armée austro-bavaroise, qui s'élevait, après la jonction, à cinquante mille hommes, pénétra, sans perdre un moment, sur le territoire de Bohême. Elle chassa devant elle tous les escadrons bohêmes, répandus dans la basse Autriche et la Moravie. Toutes les villes qui tentèrent de résister furent prises d'assaut; d'autres, effrayées par le bruit du châtiment infligé à celles-ci, ouvrirent volontairement leurs portes: rien n'arrêtait la course impétueuse de Maximilien. L'armée bohême, sous les ordres du vaillant prince Christian d'Anhalt, se replia jusque dans le voisinage de Prague, et Maximilien lui livra bataille sous les murs de cette capitale.

Le mauvais état dans lequel il espérait surprendre l'armée des rebelles justifiait la précipitation de Maximilien et lui assura la victoire. Frédéric n'avait pas rassemblé trente mille hommes; le prince d'Anhalt lui en avait amené huit mille; Bethlen Gabor lui avait envoyé dix mille Hongrois. Une incursion de l'électeur de Saxe dans la Lusace avait intercepté tous les secours qu'il attendait de ce pays et de la Silésie; la pacification de l'Autriche le privait de tous ceux qu'il s'était promis de ce côté. Bethlen[p. 107] Gabor, le plus important de ses alliés, se tint en repos. L'Union avait livré Frédéric à l'empereur. Il ne lui restait plus que ses Bohêmes, qui manquaient eux-mêmes de bonne volonté, d'accord et de courage. Les magnats de Bohême étaient mécontents de se voir préférer des généraux allemands; le comte de Mansfeld resta à Pilsen, séparé du quartier général, afin de ne pas servir sous Anhalt et Hohenlohe. Le soldat, qui manquait du nécessaire, perdit toute ardeur et tout courage, et la mauvaise discipline de l'armée provoquait chez le paysan les plaintes les plus amères. Ce fut en vain que Frédéric se montra dans le camp, afin d'animer par sa présence le courage des soldats, et par son exemple l'émulation de la noblesse.

Les Bohêmes commençaient à se retrancher sur la Montagne-Blanche, non loin de Prague, lorsque l'armée combinée austro-bavaroise les assaillit, le 8 novembre 1620. Au commencement de l'action, la cavalerie du prince d'Anhalt remporta quelques avantages, bientôt rendus vains par la supériorité de l'ennemi. Les Bavarois et les Wallons chargèrent avec une force irrésistible, et la cavalerie hongroise fut la première à tourner le dos. L'infanterie bohême ne tarda pas à suivre son exemple, et les Allemands furent enfin entraînés aussi dans la déroute générale. Dix canons, qui formaient toute l'artillerie de Frédéric, tombèrent dans les mains de l'ennemi. Quatre mille Bohêmes périrent dans la fuite et dans le combat; les troupes de l'empereur et de la Ligue perdirent à peine quelques centaines d'hommes. Cette victoire décisive avait été remportée en moins d'une heure.

[p. 108]

Frédéric était à dîner dans Prague, tandis que ses troupes se faisaient tuer pour lui sous les murs de la ville. Il ne s'attendait probablement encore à aucune attaque, puisqu'il avait commandé ce jour-là même un grand repas. Un courrier le fit enfin sortir de table, et il put voir des remparts tout cet affreux spectacle. Il demanda une suspension d'armes de vingt-quatre heures pour se déterminer après réflexion: huit heures furent tout ce qu'il obtint du duc. Frédéric les employa à s'enfuir de la capitale, pendant la nuit, avec sa femme et les principaux officiers de l'armée. Cette fuite fut si précipitée, que le prince d'Anhalt oublia ses papiers les plus secrets et Frédéric sa couronne. «Je sais maintenant ce que je suis,» disait ce malheureux prince aux personnes qui essayaient de le consoler. «Il y a des vertus que le malheur seul peut nous enseigner, et ce n'est que dans l'adversité que nous apprenons, nous autres princes, ce que nous sommes.»

Prague n'était pas encore perdue sans ressource, quand le pusillanime Frédéric l'abandonna. Mansfeld était toujours à Pilsen, avec son corps détaché, qui n'avait pas vu la bataille. A chaque instant, Bethlen Gabor pouvait commencer les hostilités et rappeler aux frontières de Hongrie les forces de l'empereur. Les Bohêmes battus pouvaient se relever, les maladies, la faim et le froid détruire les ennemis: toutes ces espérances s'évanouirent devant la crainte présente.

Frédéric redoutait l'inconstance des Bohêmes, qui pouvaient aisément céder à la tentation de livrer sa personne à l'empereur pour acheter leur grâce.

Thurn et ceux qui partageaient sa condamnation[p. 109] ne jugèrent pas prudent non plus d'attendre leur sort dans les murs de Prague. Ils se réfugièrent en Moravie, pour chercher, bientôt après, leur salut dans la Transylvanie. Frédéric s'enfuit à Breslau, mais il n'y séjourna que peu de temps, et trouva ensuite un asile à la cour de l'électeur de Brandebourg, puis enfin en Hollande.

La bataille de Prague avait décidé du sort de toute la Bohême. Prague se rendit dès le lendemain au vainqueur; les autres villes suivirent le sort de la capitale. Les états rendirent l'hommage sans condition; leur exemple fut imité en Silésie et en Moravie. L'empereur laissa s'écouler trois mois avant d'ordonner une enquête sur le passé. Beaucoup de ceux qui avaient pris la fuite dans la première frayeur reparurent dans la capitale, rassurés par cette apparence de modération; mais, à un jour, à un moment fixé, l'orage éclata. Quarante-huit des plus actifs instigateurs de la révolte furent arrêtés et traduits devant une commission extraordinaire, composée de Bohêmes et d'Autrichiens. Vingt-sept d'entre eux périrent sur l'échafaud; dans la classe du peuple, une quantité innombrable eut le même sort. On somma les absents de comparaître, et, aucun d'eux ne s'étant présenté, ils furent condamnés à mort, comme coupables de haute trahison et de lèse-majesté impériale. Leurs biens furent confisqués, leurs noms cloués au gibet. On confisqua même les biens de rebelles déjà morts. Cette tyrannie était supportable, parce qu'elle ne pesait que sur certaines personnes, et que les dépouilles de l'un enrichissaient l'autre; mais d'autant plus douloureuse fut l'oppression qui accabla sans distinction tout le [p. 110] royaume. Tous les prédicateurs protestants, d'abord les bohêmes, et un peu plus tard les allemands, furent expulsés du pays. Ferdinand coupa de sa propre main la lettre de Majesté de Rodolphe et en brûla le sceau. Sept ans après la bataille de Prague, toute tolérance envers les protestants était abolie dans le royaume. Mais les violences que l'empereur se permit contre les priviléges religieux des Bohêmes, il se les interdit à l'égard de leur constitution politique, et, en même temps qu'il leur enlevait la liberté de penser, il leur laissait généreusement le droit de se taxer eux-mêmes.

La victoire de la Montagne-Blanche mit Ferdinand en possession de tous ses États et les lui rendit même avec un pouvoir plus étendu que celui dont y avait joui son prédécesseur, parce que l'hommage fut rendu sans condition, et qu'aucune lettre impériale ne limitait plus son autorité souveraine. Tous ses justes désirs étaient donc satisfaits, et même au delà de son attente.

Il était libre maintenant de congédier ses alliés et de rappeler ses armées. La guerre était finie, si seulement il était juste; s'il était juste et généreux, les châtiments devaient cesser aussi. Tout le sort de l'Allemagne était dans sa main, et des millions de créatures humaines attendaient le bonheur ou le malheur de la détermination qu'il allait prendre. Jamais si grande décision ne fut au pouvoir d'un seul homme; jamais l'aveuglement d'un seul homme ne causa tant de calamités. [p. 111]


LIVRE DEUXIÈME

La résolution que prit alors Ferdinand donna à la guerre une tout autre direction, un autre théâtre et d'autres acteurs. D'une révolte en Bohême et d'une exécution militaire contre des rebelles, on vit naître une guerre allemande et bientôt européenne. Le moment est donc venu de jeter un coup d'œil sur l'Allemagne et sur le reste de l'Europe.

Tout inégal que fût, entre catholiques et protestants, le partage du territoire de l'Empire et des priviléges de ses membres, chaque parti n'avait qu'à profiter de ses propres avantages et à rester sagement uni, pour contre-balancer les forces de l'autre. Si les catholiques étaient plus nombreux et plus favorisés par la constitution de l'Empire, les protestants possédaient une suite continue de contrées populeuses, des princes belliqueux, une vaillante noblesse, de nombreuses armées, des villes impériales opulentes; ils étaient maîtres de la mer, et, en cas de nécessité, ils avaient un parti assuré dans les États des princes catholiques. Si les catholiques pouvaient compter sur les armes de l'Espagne et de l'Italie, la république de Venise, la Hollande et l'Angleterre ouvraient leurs trésors aux protestants; les États du Nord et les redoutables Ottomans étaient prêts à voler à leur secours. Le[p. 112] Brandebourg, la Saxe et le Palatinat opposaient dans le collége électoral trois voix protestantes, d'un poids considérable, aux trois voix ecclésiastiques; et, si les États protestants savaient user de leur force, la dignité impériale devenait une chaîne pour l'électeur de Bohême, comme pour l'archiduc d'Autriche. L'épée de l'Union pouvait retenir l'épée de la Ligue dans le fourreau, ou, s'il fallait en venir à la guerre, elle en pouvait rendre l'événement incertain. Malheureusement, l'intérêt particulier rompit le lien politique qui devait unir entre eux tous les membres protestants de l'Empire. Cette grande époque ne trouva sur la scène que des esprits médiocres, et l'on ne profita point du moment décisif, parce que les courageux manquèrent de puissance, et les puissants d'intelligence, de courage et de résolution.

Les mérites de son aïeul Maurice, l'étendue de ses possessions et l'importance de son suffrage plaçaient l'électeur de Saxe à la tête de l'Allemagne protestante. La résolution qu'il allait prendre devait décider lequel des deux partis triompherait dans la lutte, et Jean-Georges n'était pas insensible aux avantages que lui assurait cette position considérable. Conquête également significative pour l'empereur et pour l'Union, il évitait soigneusement de se donner tout entier à l'un ou à l'autre; il ne voulait point, par une déclaration irrévocable, se fier à la reconnaissance de Ferdinand ni renoncer aux fruits qu'il pouvait retirer de la crainte inspirée à ce prince. Inaccessible au vertige de l'enthousiasme chevaleresque ou religieux, qui entraînait un souverain après l'autre à risquer sa couronne et sa vie [p. 113] dans les hasards de la guerre, Jean-Georges aspirait à la gloire plus solide de ménager son bien et de l'augmenter. Si ses contemporains l'accusèrent d'avoir abandonné dans le fort de l'orage la cause protestante, d'avoir préféré l'agrandissement de sa maison au salut de la patrie, d'avoir exposé à la ruine toute l'Église évangélique d'Allemagne, de peur de faire le moindre mouvement en faveur des réformés; s'ils l'accusèrent d'avoir fait par sa douteuse amitié presque autant de mal à la cause commune que ses plus ardents ennemis: il pouvait répondre que la faute en était à ces princes qui n'avaient pas su prendre pour modèle sa sage politique. Si, malgré cette sage politique, le paysan saxon eut à gémir, comme tous les autres, sur les horreurs qui accompagnaient le passage des armées impériales; si l'Allemagne tout entière put voir comme Ferdinand trompait son allié et se jouait de ses promesses; si Jean-Georges lui-même crut enfin s'en apercevoir: c'était à l'empereur de rougir, lui qui trahissait si cruellement une si loyale confiance.

Si cette confiance exagérée en la maison d'Autriche, et l'espérance d'agrandir ses domaines, lièrent les mains de l'électeur de Saxe, la crainte de l'Autriche et la frayeur de perdre ses États tinrent le faible Georges-Guillaume de Brandebourg dans des liens bien plus honteux. Ce qu'on reprochait à ces deux souverains aurait sauvé à l'électeur palatin sa gloire et ses États. Une confiance irréfléchie en ses forces non éprouvées, l'influence des conseils de la France, et l'éclat séduisant d'une couronne avaient entraîné ce malheureux prince dans une aventure[p. 114] à la hauteur de laquelle ne s'élevaient ni son génie ni sa situation politique. La puissance de la maison palatine était affaiblie par le morcellement de ses domaines et le peu d'harmonie qui régnait entre ses princes: réunie dans une seule main, cette puissance aurait pu longtemps encore rendre douteuse l'issue de la guerre.

Les partages affaiblissaient aussi la maison souveraine de Hesse, et la différence de religion entretenait entre Cassel et Darmstadt une division funeste. La ligne de Darmstadt, attachée à la confession d'Augsbourg, s'était mise sous la protection de l'empereur, qui la favorisait au détriment de la ligne réformée de Cassel. Tandis que ses frères dans la foi versaient leur sang pour la religion et la liberté, le landgrave Georges de Darmstadt recevait une solde de l'empereur. Mais, à l'exemple de son ancêtre, qui avait entrepris cent ans auparavant, de défendre la liberté allemande contre le redoutable Charles-Quint, Guillaume de Cassel préféra le parti du danger et de l'honneur. Supérieur à la crainte, qui faisait plier des princes bien plus forts que lui sous la toute-puissance de Ferdinand, le landgrave Guillaume fut le premier qui offrit le secours de son bras héroïque au héros suédois et qui donna aux princes d'Allemagne cet exemple que nul ne voulait risquer avant les autres. Autant sa décision annonçait de courage, autant sa persévérance montra de fermeté et ses exploits de bravoure. Avec une résolution intrépide, il se posta à la frontière de son pays ensanglanté et reçut avec un dédain railleur l'ennemi dont les mains fumaient encore du sac de Magdebourg.

[p. 115]

Le landgrave Guillaume est digne de passer à l'immortalité, à côté de l'héroïque branche ernestine. Il se leva bien tard pour toi le jour de la vengeance, infortuné Jean-Frédéric, noble prince, à jamais glorieux! Mais, s'il a été lent à paraître, quelle en fut la splendeur! On vit ton époque renaître, et ton héroïsme descendit sur tes petits-fils. Une race vaillante de princes sort des forêts de la Thuringe, pour flétrir, par ses exploits immortels, le jugement qui dépouilla ton front de la couronne électorale, et apaiser, en entassant les victimes sanglantes, ton ombre irritée. L'arrêt du vainqueur put leur enlever tes États, mais non la vertu patriotique qui te les fit sacrifier, ni le courage chevaleresque, qui, un siècle plus tard, fera chanceler le trône de son petit-fils. Ta vengeance et celle de l'Allemagne ont aiguisé le fer sacré, fatal à la race de Habsbourg, et de la main d'un héros à celle d'un autre se transmet le glaive invincible. Ce qu'ils ne peuvent faire comme souverains, ils l'accomplissent comme hommes de cœur, et meurent d'une mort glorieuse, comme les plus vaillants soldats de la liberté. Ils ne règnent pas sur d'assez grands domaines pour attaquer leur ennemi avec leurs propres armées, mais ils dirigent contre lui d'autres tonnerres et conduisent à la victoire des drapeaux étrangers.

La liberté de l'Allemagne, trahie par les membres puissants de l'Empire, qui pourtant en recueillaient tous les fruits, fut défendue par un petit nombre de princes pour qui elle avait à peine quelque valeur. La possession des terres et des dignités étouffa le courage; la pauvreté, à ce double égard,[p. 116] fit des héros. Tandis que la Saxe, le Brandebourg et d'autres encore se tiennent timidement en arrière, on voit les Anhalt, les Mansfeld, les princes de Weimar et leurs pareils, prodiguer leur sang dans des batailles meurtrières. Mais les ducs de Poméranie, de Mecklembourg, de Lunebourg, de Wurtemberg, les villes impériales de la haute Allemagne, pour qui le nom du chef suprême de l'Empire avait été de tout temps redoutable, se dérobent craintivement à la lutte contre l'empereur et se courbent en murmurant sous sa main qui les écrase.

L'Autriche et l'Allemagne catholique avaient, dans le duc Maximilien de Bavière, un défenseur aussi puissant que politique et brave. Fidèle, dans tout le cours de cette guerre, à un même plan, mûrement calculé: jamais indécis entre son intérêt politique et sa religion; jamais esclave de l'Autriche, qui travaillait pour son propre agrandissement et tremblait devant le bras qui la sauvait. Maximilien eût mérité de recevoir d'une main meilleure que celle du despotisme les dignités et les domaines qui furent sa récompense. Les autres princes catholiques, la plupart membres du clergé, trop peu guerriers pour résister aux essaims des soldats qu'attirait la prospérité de leurs contrées, furent successivement victimes de la guerre et se contentèrent de poursuivre dans le cabinet ou dans la chaire un ennemi devant lequel ils n'osaient se montrer en campagne. Esclaves de l'Autriche ou de la Bavière, tous furent éclipsés par Maximilien, et leurs forces ne prirent quelque importance que réunies dans sa puissante main.

[p. 117]

La redoutable monarchie que Charles-Quint et son fils avaient formée, par un monstrueux assemblage, des Pays-Bas, du Milanais, des Deux-Siciles et des vastes contrées des Indes orientales et occidentales, penchait déjà vers sa ruine sous Philippe III et Philippe IV. Enflée rapidement par un or stérile, on vit cette monarchie dépérir par une lente consomption, parce qu'on la priva du lait nourricier des États, de l'agriculture. Ses conquêtes dans les Indes occidentales avaient plongé l'Espagne dans la pauvreté, pour enrichir tous les marchés de l'Europe, et les changeurs d'Anvers, de Venise et de Gênes spéculaient longtemps d'avance sur l'or qui dormait encore dans les mines du Pérou. Pour les Indes, on avait dépeuplé les provinces espagnoles; et les richesses des Indes, on les avait prodiguées dans la guerre entreprise pour reconquérir la Hollande, dans la tentative chimérique de changer la succession au trône de France, dans une attaque malheureuse contre l'Angleterre. Mais l'orgueil de cette cour avait survécu à l'époque de sa grandeur, la haine de ses ennemis à sa puissance, et la terreur semblait régner encore autour de l'antre vide du lion. La défiance des protestants prêtait au ministère de Philippe III la dangereuse politique de son père, et chez les catholiques allemands vivait toujours la confiance dans les secours de l'Espagne, comme la croyance miraculeuse aux reliques des martyrs. Un faste extérieur cachait les blessures saignantes qui épuisaient cette monarchie, et l'on croyait toujours à sa puissance, parce qu'elle gardait le ton superbe de son âge d'or. Esclaves chez eux, étrangers sur leur propre trône, ces fantômes de[p. 118] rois d'Espagne dictaient des lois en Allemagne aux princes de leur famille, et l'on peut douter que les secours qu'ils leur prêtèrent méritassent la honteuse dépendance par laquelle les empereurs durent les acheter. Derrière les Pyrénées, des moines ignorants, des favoris artificieux, tramaient les destins de l'Europe. Mais on devait redouter encore, dans son plus profond abaissement, une puissance qui ne le cédait pas aux premières en étendue; qui restait, sinon par une ferme politique, du moins par habitude, invariablement fidèle au même système d'États; qui avait à ses ordres des armées aguerries et des généraux excellents; qui, lorsque la guerre ne suffisait pas, recourait au poignard des assassins, et savait employer comme incendiaires ses propres ambassadeurs. Ce qu'elle perdait dans trois autres régions, elle s'efforçait de le regagner vers l'Orient, et les États européens se trouvaient pris dans son filet, si elle réussissait dans son entreprise, dès longtemps méditée, de porter, entre les Alpes et l'Adriatique, ses frontières jusqu'aux domaines héréditaires de l'Autriche.

Les princes italiens avaient vu avec une grande inquiétude cette puissance importune pénétrer dans leur pays, où ses efforts continuels pour s'agrandir faisaient trembler pour leurs possessions tous les souverains du voisinage. Pressé entre Naples et Milan par les vice-rois espagnols, le pape se trouvait dans la plus dangereuse situation. La république de Venise était resserrée entre le Tyrol autrichien et le Milanais espagnol; la Savoie entre cette dernière contrée et la France. De là cette politique changeante et ambiguë que les États italiens [p. 119] avaient suivie depuis Charles-Quint. Le double caractère du pontife romain le maintenait flottant entre deux politiques contradictoires. Si le successeur de saint Pierre honorait dans les princes espagnols ses fils les plus dociles, les plus fermes défenseurs de son siége, le souverain des États de l'Église avait à redouter en leur personne ses plus fâcheux voisins et ses adversaires les plus menaçants. Rien n'importait plus au pontife que de voir les protestants anéantis et les armes de l'Autriche victorieuses; mais le souverain avait lieu de bénir les armes des protestants, qui mettaient son voisin hors d'état de devenir dangereux pour lui. L'une ou l'autre politique avait le dessus, selon que les papes avaient plus de souci de leur puissance temporelle ou de leur souveraineté spirituelle; mais en général, la politique de Rome se déterminait par le besoin le plus pressant; et l'on sait combien la crainte de perdre un avantage présent entraîne plus puissamment les esprits que le désir de recouvrer un bien depuis longtemps perdu. C'est ainsi qu'on s'explique comment le vicaire de Jésus-Christ pouvait se conjurer avec la maison d'Autriche pour la perte des hérétiques, et avec ces mêmes hérétiques pour la ruine de la maison d'Autriche. Ainsi s'entrelace merveilleusement le fil de l'histoire! Que serait devenue la réformation, que serait devenue la liberté des princes allemands, si l'évêque de Rome et le prince de Rome avaient eu constamment le même intérêt?

La France avait perdu, avec son excellent roi Henri, toute sa grandeur, et tout son poids dans la balance politique de l'Europe. Une minorité orageuse[p. 120] anéantit tous les bienfaits de l'administration vigoureuse qui l'avait précédée. Des ministres incapables, créatures de la faveur et de l'intrigue, dissipèrent en peu d'années les trésors que le bon ordre de Sully et l'économie de Henri IV avaient amassés. A peine capables de maintenir contre les factions de l'intérieur leur autorité subreptice, ils devaient renoncer à diriger le grand gouvernail de l'Europe. Une guerre civile, pareille à celle qui armait l'Allemagne contre l'Allemagne, souleva les Français les uns contre les autres; et Louis XIII n'entra dans la majorité que pour combattre sa mère et ses sujets protestants. Ceux-ci, retenus dans le devoir par la politique éclairée de Henri IV, courent maintenant aux armes. Éveillés par l'occasion, encouragés par quelques chefs entreprenants, ils forment un État dans l'État et choisissent pour centre de leur naissant empire la forte et puissante ville de La Rochelle. Trop peu homme d'État pour étouffer, dès son principe, cette guerre civile par une sage tolérance, et bien éloigné d'être assez maître des forces de son royaume pour la conduire avec vigueur, Louis XIII se voit bientôt réduit à l'humiliante nécessité d'acheter par de grosses sommes d'argent la soumission des rebelles. Vainement la raison d'État le presse de soutenir contre l'Autriche les révoltés de Bohême, il faut que le fils de Henri IV reste pour le moment spectateur oisif de leur destruction: heureux si les calvinistes de son royaume ne se rappellent pas fort mal à propos leurs coreligionnaires d'au delà du Rhin! Un grand génie au timon de l'État eût réduit les protestants français à l'obéissance et conquis la liberté de leurs frères en[p. 121] Allemagne; mais Henri IV n'était plus, et sa politique ne devait renaître qu'avec Richelieu.

Tandis que la France descendait du faîte de sa gloire, la Hollande, devenue libre, achevait l'édifice de sa grandeur. Il n'était pas encore éteint, le courage enthousiaste qui, allumé par la maison d'Orange, avait changé cette nation de marchands en un peuple de héros et l'avait rendue capable de maintenir son indépendance dans la guerre meurtrière contre les rois d'Espagne. Se souvenant de tout ce qu'ils avaient dû, dans l'œuvre de leur délivrance, aux secours étrangers, ces républicains brûlaient du désir d'aider leurs frères allemands à s'assurer un sort pareil, et leur ardeur était d'autant plus grande, qu'ils combattaient les uns et les autres le même ennemi, et que la liberté de l'Allemagne devenait le plus ferme rempart pour la liberté de la Hollande. Mais une république qui luttait encore pour sa propre existence, qui, par les plus admirables efforts, pouvait à peine faire tête, sur son propre territoire, à un ennemi supérieur, n'osait se priver des forces nécessaires à sa défense et les prodiguer, par une magnanime politique, pour les États étrangers.

L'Angleterre elle-même, bien que, sur ces entrefaites, elle se fût agrandie de l'Écosse, n'avait plus en Europe, sous le faible Jacques Ier, l'influence que le génie dominateur d'Élisabeth avait su lui acquérir. Convaincue que la prospérité de son île était attachée à la sûreté des protestants, cette sage reine avait eu constamment pour maxime de favoriser toute entreprise qui tendait à l'affaiblissement de la maison d'Autriche. Son successeur manqua[p. 122] de génie pour comprendre ce système, aussi bien que de puissance pour le mettre en pratique. L'économe Élisabeth n'épargna point ses trésors pour secourir les Pays-Bas contre l'Espagne, et Henri IV contre les fureurs de la Ligue: Jacques Ier abandonna fille, petits-fils et gendre à la merci d'un vainqueur impitoyable. Tandis que ce monarque épuisait son érudition à chercher dans le ciel l'origine de la majesté royale, il laissait dépérir la sienne sur la terre. Les efforts que faisait son éloquence pour démontrer le droit absolu de la royauté rappelaient à la nation anglaise ses droits à elle, et, par une vaine prodigalité, il sacrifiait la plus importante de ses royales prérogatives, celle de se passer du Parlement et d'ôter la parole à la liberté. L'horreur instinctive qu'il avait d'une épée nue le faisait reculer même devant la guerre la plus juste. Son favori Buckingham se jouait de ses faiblesses, et sa vanité complaisante faisait de lui la dupe facile des artifices de l'Espagne. Tandis qu'on ruinait son gendre en Allemagne et qu'on gratifiait des étrangers du patrimoine de ses petits-fils, ce vieillard imbécile respirait avec délices l'encens que l'Autriche et l'Espagne faisaient fumer devant lui. Pour détourner son attention de la guerre d'Allemagne, on lui montra à Madrid une épouse pour son fils, et ce père facétieux équipa lui-même son fils romanesque pour la scène bizarre par laquelle il surprit sa fiancée espagnole. Cette fiancée échappa à son fils, comme la couronne de Bohême et l'électorat palatin à son gendre, et la mort seule déroba Jacques Ier au danger de terminer son règne pacifique par une guerre, uniquement pour n'avoir[p. 123] pas eu le courage de la montrer dans le lointain.

Les troubles civils, préparés par son gouvernement mal-habile, éclatèrent sous son malheureux fils et forcèrent bientôt celui-ci, après quelques tentatives insignifiantes, de renoncer à prendre aucune part à la guerre d'Allemagne, pour combattre dans son propre royaume la rage des factions, dont il fut enfin la déplorable victime.

Deux rois pleins de mérite, bien loin l'un de l'autre, sans doute, pour la renommée personnelle, mais également puissants, également avides de gloire, faisaient alors respecter les États du Nord. Sous le règne long et actif de Christian IV, le Danemark s'était élevé jusqu'à devenir une puissance importante. Les qualités personnelles de ce prince, une excellente marine, des troupes d'élite, des finances bien administrées, de sages alliances, se réunirent pour assurer à cet État, au dedans, une prospérité florissante, au dehors, la considération. Quant à la Suède, Gustave Wasa l'avait arrachée à la servitude; il l'avait transformée par une sage législation, et produit le premier aux regards du monde cet État nouvellement créé. Ce que ce grand prince n'avait fait qu'indiquer dans une ébauche grossière fut achevé par son petit-fils, Gustave-Adolphe, encore plus grand que lui.

Ces deux royaumes, réunis auparavant, par contrainte et contre nature, en une seule monarchie, et sans force dans cette union, s'étaient séparés violemment au temps de la réforme, et cette séparation fut l'époque de leur prospérité. Autant cette union forcée avait été nuisible aux deux États, autant, une fois séparés, l'harmonie et les rapports[p. 124] de bon voisinage leur étaient nécessaires. L'Église évangélique s'appuyait sur l'un et sur l'autre; ils avaient les mêmes mers à surveiller; le même intérêt aurait dû les réunir contre le même ennemi. Mais la haine qui avait brisé le lien entre les deux royaumes continua d'entretenir une discorde hostile entre les deux peuples, longtemps après leur séparation. Les rois de Danemark ne pouvaient toujours pas renoncer à leurs prétentions sur la couronne de Suède, et la Suède ne pouvait écarter le souvenir de l'ancienne tyrannie danoise. Les frontières contiguës des deux États offraient à la haine nationale un éternel aliment; la jalousie vigilante des deux rois et les collisions inévitables du commerce dans les mers du Nord ne laissaient jamais tarir la source des querelles.

Entre les moyens par lesquels Gustave Wasa, fondateur du royaume de Suède, avait cherché à consolider sa nouvelle création, la réformation de l'Église avait été un des plus efficaces. Une loi fondamentale du royaume excluait les catholiques de tous les offices publics et interdisait à tout souverain futur de la Suède de changer la religion du pays. Mais déjà le second fils et le second successeur de Gustave, Jean III, rentrait dans l'Église romaine, et son fils Sigismond, qui était aussi roi de Pologne, se permit des actes qui tendaient à la ruine de la constitution de l'Église dominante. Les états du royaume, ayant à leur tête Charles, duc de Sudermanie, troisième fils de Gustave, opposèrent une ferme résistance, qui alluma enfin une guerre civile entre l'oncle et le neveu, entre le roi et la nation. Le duc Charles, administrateur du royaume[p. 125] en l'absence du roi, mit à profit la longue résidence de Sigismond en Pologne et le juste mécontentement des états, pour s'attacher étroitement la nation et frayer insensiblement à sa propre maison le chemin du trône. Les mauvaises mesures de Sigismond ne favorisèrent pas médiocrement ses desseins. Une assemblée générale des états osa déroger, en faveur de l'administrateur du royaume, au droit de primogéniture, introduit par Gustave Wasa dans la succession à la couronne de Suède, et plaça le duc de Sudermanie sur le trône, dont Sigismond fut exclu solennellement avec toute sa postérité. Le fils du nouveau roi, qui gouverna sous le nom de Charles IX, fut Gustave-Adolphe, que les partisans de Sigismond, en sa qualité de fils d'un usurpateur, refusèrent de reconnaître. Mais, si les obligations d'un roi et de son peuple sont réciproques, si les États ne passent point, par héritage, d'une main dans une autre, comme une denrée morte, il doit être permis à toute une nation, agissant unanimement, de retirer sa foi au souverain parjure et d'en mettre un plus digne à sa place.

Gustave-Adolphe n'avait pas encore accompli sa dix-septième année, quand le trône de Suède devint vacant par la mort de son père; mais la précoce maturité de son esprit décida les états à abréger en sa faveur la durée légale de la minorité. Il ouvrit par une glorieuse victoire sur lui-même un règne dont la victoire devait être la compagne fidèle et qui devait finir au milieu d'un triomphe. La jeune comtesse de Brahé, fille d'un de ses sujets, eut les prémices de ce grand cœur, et il était sincèrement résolu à partager avec elle le trône de Suède. Mais, [p. 126] contraint par les nécessités du temps et des circonstances, son penchant se soumit au devoir supérieur du monarque, et l'héroïque vertu reprit tout son empire sur un cœur qui n'était pas destiné à se renfermer dans le paisible bonheur de la vie privée.

Christian IV de Danemark, qui était déjà roi avant que Gustave vit le jour, avait attaqué les frontières suédoises et remporté sur le père de ce héros d'importants avantages. Gustave-Adolphe se hâta de mettre fin à cette guerre funeste et acheta la paix par de sages sacrifices, afin de tourner ses armes contre le czar de Moscou. Jamais, pour aspirer à la gloire équivoque des conquérants, il ne fut tenté de prodiguer le sang de ses peuples dans des guerres injustes; mais jamais il ne recula devant une guerre légitime. Ses armes furent heureuses contre la Russie, et le royaume de Suède s'accrut, vers l'orient, de provinces importantes.

Cependant Sigismond, roi de Pologne, nourrissait contre le fils les sentiments hostiles auxquels le père avait donné de justes motifs: il ne négligea aucun artifice pour ébranler la fidélité des sujets de Gustave, refroidir ses amis et rendre ses ennemis irréconciliables. Ni les grandes qualités de son adversaire, ni les témoignages multipliés de dévouement que la Suède donnait à son souverain adoré, ne purent guérir ce prince, aveuglé de la folle espérance de remonter un jour sur le trône qu'il avait perdu. Il repoussa dédaigneusement toutes les propositions de paix de Gustave, et ce héros, ami de la paix, se vit entraîné malgré lui dans une longue guerre avec la Pologne, durant laquelle, peu à peu, toute la Livonie et la Prusse[p. 127] polonaise furent soumises à la domination suédoise. Toujours vainqueur, Gustave-Adolphe était toujours le premier prêt à tendre la main pour la paix.

Cette lutte entre la Suède et la Pologne eut lieu au commencement de la guerre de Trente ans en Allemagne, et se trouve liée avec elle. Il suffisait que le roi Sigismond fût catholique et disputât la couronne de Suède à un prince protestant, pour qu'il pût se tenir assuré du concours le plus actif de l'Espagne et de l'Autriche. Un double lien de parenté avec l'Empereur lui donnait encore un droit plus particulier à sa protection. Aussi ce fut surtout sa confiance en un si puissant soutien qui encouragea le roi de Pologne à poursuivre la guerre, quoiqu'elle tournât si mal pour lui; et les cours de Vienne et de Madrid ne négligèrent pas de soutenir son ardeur par des promesses pleines de jactance. Tandis que Sigismond perdait une place après l'autre, en Livonie, en Courlande et en Prusse, il voyait, en Allemagne, son allié marcher de victoire en victoire à la souveraineté absolue: il n'est donc pas étonnant que son éloignement pour la paix s'accrût en proportion de ses défaites. La vivacité avec laquelle il poursuivait sa chimérique espérance l'aveuglait sur l'astucieuse politique de Ferdinand, qui n'occupait, aux dépens de son allié, le héros suédois, que pour détruire d'autant plus à son aise la liberté de l'Allemagne, et tirer ensuite à lui, comme une conquête facile, le Nord épuisé. Mais une circonstance sur laquelle seule on n'avait point compté, la grandeur héroïque de Gustave, déchira la trame de cette politique trompeuse. Cette guerre polonaise de huit ans, loin d'épuiser les forces de[p. 128] la Suède, n'avait servi qu'à mûrir le génie militaire de Gustave-Adolphe, à endurcir ses armées par une longue habitude des combats, et à introduire peu à peu la nouvelle tactique, par laquelle ces armées devaient faire ensuite des prodiges sur le territoire allemand.

Après cette digression nécessaire sur la situation des États européens à cette époque, qu'il me soit permis de reprendre le fil de l'histoire.

Ferdinand avait recouvré ses États, mais non encore les frais que lui avait coûtés cette conquête. Une somme de quarante millions de florins, que mirent dans ses mains les confiscations de Bohême et de Moravie, aurait suffi pour l'indemniser, ainsi que ses alliés, de toutes leurs dépenses; mais cette somme énorme s'était bientôt écoulée dans les mains des jésuites et de ses favoris. Le duc Maximilien de Bavière, dont le bras victorieux avait presque seul remis Ferdinand en possession de ses domaines, qui avait sacrifié un proche parent pour défendre sa religion et son empereur: Maximilien, dis-je, avait les droits les plus fondés à sa reconnaissance. D'ailleurs, par une convention conclue avec l'Empereur, avant l'ouverture des hostilités, il s'était assuré expressément le dédommagement de toutes ses dépenses. Ferdinand sentait toute l'étendue des obligations que lui imposaient cette convention et ces services; mais il n'avait pas envie de les remplir à son propre préjudice. Il songeait à récompenser le duc de la manière la plus brillante, mais sans se dépouiller lui-même. Or, pouvait-il mieux atteindre ce but qu'aux dépens du prince contre lequel les lois de la guerre semblaient[p. 129] lui donner ce droit, et dont les fautes pouvaient être assez sévèrement qualifiées pour justifier, par le nom de châtiment légitime, toutes les violences? Il fallait donc poursuivre encore Frédéric, il fallait achever la ruine de Frédéric, afin de pouvoir récompenser Maximilien, et une nouvelle guerre fut entreprise pour payer la première.

Mais un motif bien plus puissant vint se joindre au premier et en augmenter le poids. Jusqu'alors, Ferdinand n'avait combattu que pour son existence et n'avait rempli d'autres devoirs que ceux de la défense personnelle; mais, maintenant que la victoire lui donnait la liberté d'agir, il songea à ce qu'il considérait comme des devoirs supérieurs, et se rappela le vœu qu'il avait fait, dans son pèlerinage de Lorette et de Rome, à sa généralissime la sainte Vierge, d'étendre son culte au péril de sa couronne et de sa vie. La destruction du protestantisme se rattachait indissolublement à ce vœu. Pour l'accomplir, Ferdinand ne pouvait trouver un concours de circonstances plus favorables que celles qui s'offraient à ce moment, au sortir de la guerre de Bohême. Il ne manquait ni de forces ni d'une apparence de droit pour mettre le Palatinat dans des mains catholiques, et les conséquences de ce changement étaient pour toute l'Allemagne orthodoxe d'une importance incalculable. En même temps qu'il récompensait le duc de Bavière avec les dépouilles de son parent, Ferdinand satisfaisait ses plus bas désirs et remplissait son devoir le plus sublime: il écrasait un ennemi qu'il détestait; il épargnait à son intérêt un sacrifice douloureux, tout en méritant la couronne céleste.

[p. 130]

La perte de Frédéric était résolue dans le cabinet impérial bien longtemps avant que le sort se fut déclaré contre lui; mais ce fut seulement après ses revers que le pouvoir arbitraire osa le frapper de sa foudre. Un décret de l'empereur, dépourvu de toutes les formalités présentes en pareil cas par les constitutions, mit au ban de l'Empire et déclara déchus de toutes leurs dignités et possessions, comme coupables de lèse-majesté impériale et perturbateurs de la paix publique, l'électeur et trois autres princes qui avaient pris les armes pour lui en Silésie et en Bohême. L'accomplissement de cette sentence contre Frédéric, c'est-à-dire la conquête de ses États, fut confiée, avec un égal mépris des lois de l'Empire, au roi d'Espagne, comme possesseur du cercle de Bourgogne, au duc de Bavière et à la Ligue. Si l'Union évangélique eût été digne de son nom et de la cause qu'elle défendait, on aurait trouvé dans l'exécution du ban de l'Empire des obstacles insurmontables; mais une force si méprisable, qui pouvait à peine tenir tête aux troupes espagnoles dans le bas Palatinat, dut renoncer à combattre contre les armées réunies de l'empereur, de la Bavière et de la Ligue. L'arrêt de proscription prononcé contre l'électeur effraya aussitôt toutes les villes impériales qui se retirèrent sans délai de l'alliance, et les princes ne tardèrent pas à suivre leur exemple. Heureux de sauver leurs propres domaines, ils laissèrent à la merci de Ferdinand l'électeur, qui avait été leur chef; ils abjurèrent l'Union et promirent de ne jamais la renouveler.

Les princes allemands avaient abandonné honteusement le malheureux Frédéric; la Bohême, la[p. 131] Silésie et la Moravie avaient rendu hommage à la redoutable puissance de l'empereur: un seul homme, un chevalier de fortune, qui n'avait que son épée, le comte Ernest de Mansfeld, osa braver toute cette puissance dans les murs de Pilsen. Laissé sans secours, après la bataille de Prague, par l'électeur, à qui il avait voué ses services, ignorant même si Frédéric lui savait gré de sa fermeté, il tint seul, quelque temps encore, contre les Impériaux, jusqu'au moment où ses troupes, pressées par le besoin d'argent, vendirent enfin la ville à l'empereur. Mansfeld ne fut point ébranlé d'un coup si rude; on le vit bientôt après établir dans le haut Palatinat de nouvelles places de recrutement, pour attirer à lui les troupes que l'Union avait licenciées. En peu de temps, il eut rassemblé sous ses drapeaux une armée de vingt mille hommes, d'autant plus redoutable pour toutes les provinces sur lesquelles elle se jetterait, que le pillage seul pouvait la faire vivre. Ignorant où cet essaim allait se précipiter, tous les évêchés voisins, dont la richesse pouvait le tenter, tremblaient déjà devant lui; mais, pressé par le duc de Bavière, qui envahit le haut Palatinat, comme exécuteur du décret de proscription, Mansfeld dut évacuer le pays. Il se déroba par un heureux stratagème à la vive poursuite du général bavarois Tilly, et parut tout à coup dans le bas Palatinat. Il y fit éprouver aux évêchés du Rhin les mauvais traitements qu'il avait médités contre ceux de Franconie. Tandis que l'armée impériale et bavaroise inondait la Bohême, le général espagnol Ambroise Spinola s'était jeté des Pays-Bas, avec une armée considérable, dans le bas Palatinat,[p. 132] que le traité d'Ulm permettait à l'Union de défendre. Mais les mesures étaient si mal prises, que les places tombèrent l'une après l'autre dans les mains des Espagnols et qu'enfin, quand l'Union se fut dissoute, la plus grande partie du pays demeura occupée par leurs troupes. Leur général Corduba, qui prit le commandement de ces troupes après la retraite de Spinola, leva précipitamment le siége de Frankenthal, à l'arrivée de Mansfeld dans le bas Palatinat; mais, sans s'arrêter à chasser les Espagnols de cette province, Mansfeld se hâta de franchir le Rhin pour refaire en Alsace ses bandes affamées. Toutes les campagnes ouvertes sur lesquelles se répandit cette troupe de brigands furent changées en affreux déserts, et les villes ne se rachetèrent du pillage que par d'énormes rançons. Fortifié par cette expédition, Mansfeld reparut sur le Rhin, afin de couvrir le bas Palatinat.

Tant qu'un tel bras combattait pour lui, l'électeur Frédéric n'était pas perdu sans ressource. De nouvelles perspectives commencèrent à s'ouvrir à lui, et son infortune lui suscita des amis, qui ne lui avaient pas donné signe de vie pendant sa prospérité. Le roi Jacques d'Angleterre, qui avait vu avec indifférence son gendre perdre la couronne de Bohême, s'éveilla de son insensibilité quand il vit menacée l'existence tout entière de sa fille et de ses petits-fils, et l'ennemi victorieux tenter une attaque sur l'électorat. Alors enfin, quoique bien tard, il ouvrit ses trésors; alors il s'empressa de soutenir avec de l'argent et des soldats, d'abord l'Union, qui défendait encore le bas Palatinat, et ensuite le comte de Mansfeld, quand l'Union se fut évanouie. [p. 133] Par lui, le roi Christian de Danemark, son proche parent, fut aussi engagé à une active assistance. L'expiration de la trêve entre l'Espagne et la Hollande priva en même temps l'empereur de tout l'appui qu'il aurait pu attendre du côté des Pays-Bas. Mais ce fut de Transylvanie et de Hongrie que vinrent au comte palatin les plus importants secours. La trêve de Gabor avec l'empereur était à peine expirée que ce vieil et redoutable ennemi de l'Autriche inonda de nouveau la Hongrie, et se fit couronner roi à Presbourg. Ses progrès furent si rapides que Bucquoi dut quitter la Bohême pour défendre contre lui la Hongrie et l'Autriche. Ce vaillant général trouva la mort au siége de Neuhæusel; non moins brave que lui, Dampierre avait déjà succombé devant Presbourg. Gabor s'avança sans obstacles jusqu'aux frontières de l'Autriche. Le vieux comte de Thurn et plusieurs proscrits bohêmes avaient apporté à cet ennemi de leur ennemi leur haine et leur épée. Une attaque vigoureuse du côté de l'Allemagne, tandis que Gabor pressait l'empereur du côté de la Hongrie, aurait pu rétablir promptement la fortune de Frédéric; mais toujours les Bohêmes et les Allemands avaient posé les armes, lorsque Gabor entrait en campagne; toujours ce dernier s'était épuisé, quand les autres commençaient à reprendre des forces.

Cependant Frédéric n'avait pas hésité à se jeter dans les bras de Mansfeld, son nouveau défenseur. Il parut, déguisé, dans le bas Palatinat, que Mansfeld et le général bavarois Tilly se disputaient; le haut Palatinat était soumis depuis longtemps. Frédéric eut un rayon d'espérance, quand il vit, sur les[p. 134] ruines de l'Union, de nouveaux amis se lever pour lui. Le margrave Georges-Frédéric de Bade, qui en avait été membre, commençait depuis quelque temps à rassembler des troupes, qui formèrent bientôt une armée considérable. Nul n'en savait la destination, quand le margrave entra soudain en campagne et se joignit au comte de Mansfeld. Avant de faire ce pas décisif, il avait résigné ses États à son fils, afin de les soustraire par ce moyen à la vengeance de l'empereur, si la fortune lui était contraire. Le duc de Wurtemberg, son voisin, se mit aussi à augmenter ses forces militaires. Le comte palatin reprit courage et travailla de toutes ses forces à faire revivre l'Union. C'était maintenant à Tilly de songer à sa sûreté. Il se hâta d'appeler à lui les troupes du général espagnol Corduba. Mais, tandis que l'ennemi concentrait ses forces, Mansfeld et le margrave se séparèrent, et celui-ci fut battu près de Wimpfen par le général bavarois (1622).

Un aventurier sans argent, auquel on contestait même une naissance légitime, s'était déclaré le défenseur d'un roi, accablé par un de ses plus proches parents et abandonné par le père de son épouse. Un prince régnant s'était dessaisi de ses États, qu'il gouvernait paisiblement, pour tenter, en faveur d'un autre prince, qui lui était étranger, les hasards de la guerre; et lorsqu'il désespérait de faire triompher cette cause, un nouveau chevalier de fortune, pauvre en domaines, mais riche en glorieux ancêtres, entreprit, après lui, de la défendre. Le duc Christian de Brunswick, administrateur de Halberstadt, crut avoir appris du comte de Mansfeld le secret de tenir sur pied, sans argent, une armée[p. 135] de vingt mille hommes. Poussé par la présomption de la jeunesse, et plein d'un violent désir de recueillir gloire et butin aux dépens du clergé catholique, qu'il haïssait en franc chevalier, il rassembla dans la basse Saxe une forte armée, pour la défense de Frédéric, disait-il, et au nom de la liberté allemande. Il se proclamait ami de Dieu et ennemi des prêtres: ce fut la devise qu'il fit graver sur sa monnaie, fabriquée avec l'argenterie des églises, et ses actions furent loin d'y faire honte.

La route que suivit cette bande de brigands fut marquée, comme de coutume, par les plus effroyables dévastations. En pillant les bénéfices de la basse Saxe et de la Westphalie, elle recueillit des forces pour aller piller les évêchés du Rhin. Là, repoussé par les amis et les ennemis, l'administrateur s'approcha du Mein, dans le voisinage de la ville mayençaise de Hœchst, et franchit cette rivière, après un combat meurtrier avec Tilly, qui lui disputait le passage. Il n'atteignit l'autre bord qu'après avoir perdu la moitié de ses troupes; il en rassembla promptement le reste et se joignit au comte de Mansfeld. Poursuivies par Tilly, ces bandes réunies se jetèrent une seconde fois sur l'Alsace, pour dévaster ce qui avait échappé à la première invasion. Tandis que l'électeur Frédéric, réduit au rôle d'un mendiant fugitif, errait avec l'armée qui le reconnaissait pour maître et qui se parait de son nom, ses amis s'occupaient de le réconcilier avec l'empereur. Ferdinand ne voulait pas encore leur ôter toute espérance de voir rétablir le comte palatin. Plein de ruse et de dissimulation, il se montra disposé à négocier, afin de refroidir leur ardeur en campagne et de prévenir[p. 136] les résolutions extrêmes. Le roi Jacques, jouet, comme toujours, des intrigues de l'Autriche, ne contribua pas peu, par son fol empressement, à soutenir les mesures de l'empereur. Ferdinand exigeait avant tout que Frédéric, s'il en appelait à sa clémence, mit bas les armes, et Jacques trouva cette demande parfaitement juste. Sur son invitation, le comte palatin congédia ses seuls vrais défenseurs, le comte de Mansfeld et l'administrateur, et il attendit son sort, en Hollande, de la pitié de l'empereur.

Mansfeld et le duc Christian ne furent embarrassés que de trouver un nouveau nom. Ce n'était point la cause du comte palatin qui les avait armés: son congé ne pouvait donc les désarmer. La guerre était leur but; peu importait la cause qu'ils avaient à défendre. Après une tentative inutile de Mansfeld pour passer au service de l'empereur, ils se dirigèrent tous deux vers la Lorraine, où leurs troupes commirent des brigandages qui répandirent l'effroi jusqu'au cœur de la France. Ils attendaient en vain, depuis quelque temps, un maître qui les voulût payer, quand les Hollandais, pressés par le général espagnol Spinola, leur offrirent du service. Après avoir livré, près de Fleurus, un combat meurtrier aux Espagnols, qui voulaient leur fermer le passage, ils atteignirent la Hollande, où leur apparition obligea sur-le-champ Spinola de lever le siége de Berg-op-Zoom. Mais bientôt la Hollande, fatiguée à son tour de ces hôtes malfaisants, saisit le premier moment de calme pour se délivrer de leur dangereux secours. Mansfeld fit prendre à ses troupes, dans la fertile province d'Ost-Frise, des forces pour de nouveaux[p. 137] exploits. Le duc Christian, ardemment épris de la comtesse palatine, dont il avait fait la connaissance en Hollande, et plus belliqueux que jamais, reconduisit les siennes dans la basse Saxe, portant le gant de cette princesse à son chapeau, et sur ses drapeaux cette devise: Tout pour Dieu et pour elle! Ces deux hommes étaient loin d'avoir fini leur rôle dans cette guerre.

Tous les États de l'Empire étaient enfin délivrés d'ennemis; l'Union était dissoute; le margrave de Bade, Mansfeld et le duc Christian étaient battus et ne tenaient plus la campagne. L'armée d'exécution inondait les pays palatins au nom de l'empereur. Les Bavarois occupaient Mannheim et Heidelberg, et bientôt aussi Frankenthal fut abandonné aux Espagnols. Le comte palatin attendait dans un coin de la Hollande l'autorisation d'apaiser la colère de l'empereur par une génuflexion, et une prétendue diète électorale, à Ratisbonne, devait enfin prononcer sur son sort. Ce sort était depuis longtemps décidé à la cour de l'empereur; mais, jusque-là, on n'avait pas jugé les circonstances assez favorables pour déclarer ouvertement tout ce qu'on avait résolu. L'empereur, après tout ce qu'il s'était permis contre l'électeur, ne croyait plus pouvoir espérer une réconciliation sincère. Il fallait être violent jusqu'au bout pour l'être impunément. Ce qui était perdu devait donc l'être sans retour; il importait que Frédéric ne revit jamais ses États, et un prince sans sujets et sans territoire ne pouvait plus porter le chapeau d'électeur. Autant le comte palatin s'était rendu coupable envers la maison d'Autriche, autant le duc de Bavière s'était signalé par les services qu'il avait rendus.[p. 138] Autant la maison d'Autriche et l'Église catholique avaient à redouter la vengeance et la haine religieuse de la maison palatine, autant elles pouvaient compter sur la reconnaissance et le zèle religieux de celle de Bavière. Enfin, en transférant à la Bavière la dignité électorale palatine, on assurait à la religion catholique la prépondérance la plus décisive dans le collége des électeurs et, en Allemagne, un triomphe permanent.

Ce dernier motif était suffisant pour rendre favorables à cette innovation les trois électeurs ecclésiastiques. Du côté protestant, la voix de l'électeur de Saxe, était seule importante. Mais Jean-Georges pouvait-il contester à l'empereur un droit sans lequel devenait incertain celui qu'il avait lui-même à la couronne électorale? A la vérité, un prince que ses ancêtres, sa dignité et sa puissance plaçaient à la tête de l'Église protestante en Allemagne n'eût dû avoir, à ce qu'il semblait, rien de plus sacré que de soutenir les droits de cette Église contre toutes les attaques de sa rivale; mais la question était moins alors de savoir comment on devait protéger les intérêts de la religion protestante contre les catholiques, que de résoudre auquel de deux cultes également détestés, du calvinisme ou de la religion romaine, on laisserait prendre l'avantage sur l'autre; auquel de deux ennemis également funestes on adjugerait l'électorat palatin; et, pressé entre deux obligations opposées, il était bien naturel qu'on remît la décision à la haine privée et à l'intérêt privé. Le défenseur-né de la liberté allemande et de la religion protestante encouragea l'empereur à procéder, en vertu de la toute-puissance impériale,[p. 139] contre le Palatinat, et à ne s'inquiéter, en aucune manière, si l'électeur de Saxe faisait, pour la forme, quelque opposition à ses mesures. Si, dans la suite, Jean-Georges retira son consentement, c'est que Ferdinand lui-même avait donné lieu à ce changement d'avis en chassant de Bohême les ministres évangéliques; et l'investiture de l'électorat palatin, donnée à la Bavière, cessa d'être un acte illégal aussitôt que l'empereur eût consenti à céder à l'électeur de Saxe la Lusace, en payement de six millions d'écus pour frais de guerre.

Ainsi donc, malgré l'opposition de toute l'Allemagne protestante, et au mépris des lois fondamentales de l'Empire, qu'il avait jurées à son élection, Ferdinand donna solennellement, dans Ratisbonne, l'investiture de l'électorat palatin au duc de Bavière; «sans préjudice toutefois, disait-on dans l'acte, des droits que pourraient faire valoir les agnats et les descendants de Frédéric.» Ce prince infortuné se vit alors irrévocablement dépouillé de ses États, sans avoir été entendu d'abord par le tribunal qui le condamnait, justice que les lois accordent même au plus humble sujet et au plus affreux malfaiteur.

Cette violence ouvrit enfin les yeux au roi d'Angleterre, et les négociations entamées pour le mariage de son fils avec une infante d'Espagne ayant été rompues dans le même temps, Jacques prit avec vivacité le parti de son gendre. En France, une révolution dans le ministère avait mis le cardinal Richelieu à la tête du gouvernement, et ce royaume, tombé si bas, commença bientôt à sentir qu'une main vigoureuse tenait le timon de l'État.[p. 140] Les mouvements du gouverneur espagnol à Milan, pour s'emparer de la Valteline et se mettre ainsi en communication avec les domaines héréditaires de l'Autriche, firent revivre et les anciennes alarmes qu'inspirait cette puissance et, avec elles, les maximes politiques de Henri le Grand. Le mariage du prince de Galles avec Henriette de France amena entre les deux couronnes une alliance plus étroite, à laquelle accédèrent la Hollande, le Danemark et quelques États d'Italie. On forma le plan de forcer, à main armée, l'Espagne à restituer la Valteline, et l'Autriche à rétablir Frédéric; mais le premier objet fut seul poursuivi avec quelque activité. Jacques Ier mourut, et Charles Ier, en lutte avec son parlement, ne put plus donner aucune attention aux affaires d'Allemagne. La Savoie et Venise retinrent les secours promis, et le ministre français crut qu'il fallait soumettre les huguenots dans sa patrie, avant de se hasarder à défendre contre l'empereur les protestants d'Allemagne. Ainsi le succès fut loin de répondre aux grandes espérances qu'on avait conçues de cette alliance.

Le comte de Mansfeld, dépourvu de tout secours, restait inactif sur le bas Rhin, et le duc Christian de Brunswick se vit de nouveau rejeté, après une campagne malheureuse, hors du territoire allemand. Une nouvelle irruption de Bethlen Gabor dans la Moravie s'était terminée infructueusement, comme toutes les précédentes, par une paix formelle avec l'empereur, parce quelle n'avait pas été secondée du côté de l'Allemagne. L'Union n'existait plus: aucun prince protestant n'était plus sous les armes, et le général Tilly se tenait aux frontières [p. 141] de la basse Allemagne, sur le territoire protestant, avec une armée accoutumée à vaincre. Les mouvements du duc Christian de Brunswick l'avaient attiré dans ce pays et une fois déjà dans le cercle de basse Saxe, où il avait pris Lippstadt, place d'armes de l'administrateur. La nécessité d'observer cet ennemi et de l'empêcher de faire de nouvelles irruptions aurait pu justifier alors encore la présence de Tilly dans cette contrée. Mais Mansfeld et Christian avaient licencié leurs troupes faute d'argent et l'armée du comte Tilly ne voyait plus tout autour d'elle aucun ennemi: pourquoi encore occuper et accabler ce pays?

Parmi les clameurs passionnées des partis, il est difficile de distinguer la voix de la vérité; mais on pouvait s'inquiéter que la Ligne restât sous les armes. Les cris de joie prématurés des catholiques devaient augmenter la consternation. L'empereur et la Ligue, armés et vainqueurs en Allemagne, ne voyaient nulle part de forces qui pussent leur résister, s'ils tentaient d'assaillir les protestants ou même d'anéantir la paix de religion. A supposer que Ferdinand fût loin du dessein d'abuser de ses forces, la faiblesse des protestants devait lui en suggérer la pensée. Des pactes surannés ne pouvaient être un frein pour un prince qui se croyait obligé à tout envers sa religion, et à qui toute violence semblait justifiée par une pieuse intention. La Haute Allemagne était domptée, la basse pouvait seule encore faire obstacle à sa toute-puissance. Là, les protestants dominaient, là on avait enlevé à l'Église romaine la plupart des bénéfices ecclésiastiques, et le moment semblait venu de lui rendre[p. 142] ses possessions. Ces biens confisqués par les princes de la basse Allemagne composaient d'ailleurs une partie notable de leur puissance, et c'était un excellent prétexte pour les affaiblir que d'aider l'Église à recouvrer son bien.

Rester oisif dans une situation si dangereuse eût été une impardonnable négligence. Le souvenir des excès que l'armée de Tilly avait commis dans la basse Saxe était encore trop récent pour que les membres protestants de l'Empire ne dussent pas songer à leur défense. Le cercle de basse Saxe s'arma en toute hâte. On leva des impôts extraordinaires; on recruta des troupes; on remplit les magasins. On négocia pour des subsides avec Venise, avec la Hollande, avec l'Angleterre. On délibéra sur le choix de la puissance qui serait placée à la tête de la confédération. Les rois du Sund et de la mer Baltique, alliés naturels de ce cercle, ne pouvaient voir avec indifférence l'empereur y mettre le pied comme conquérant et devenir leur voisin sur les côtes de la mer du Nord. Le double intérêt de la religion et de la politique les pressait d'arrêter les progrès de ce monarque dans la basse Allemagne. Christian IV, roi de Danemark, se comptait lui-même, comme duc de Holstein, parmi les membres de ce cercle. Des motifs non moins forts déterminèrent Gustave-Adolphe à prendre part à cette alliance.

Les deux rois se disputaient l'honneur de défendre le cercle de basse Saxe et de combattre la formidable puissance de l'Autriche. L'un et l'autre offrirent de mettre sur pied une armée bien équipée et de la commander en personne. De glorieuses[p. 143] campagnes contre les Moscovites et les Polonais appuyaient les propositions du roi de Suède; toutes les côtes de la Baltique étaient remplies du nom de Gustave-Adolphe. Mais la gloire de ce rival rongeait le cœur du monarque danois, et plus il se promettait lui-même de lauriers dans cette campagne, moins Christian IV pouvait se résoudre à les céder à son voisin, dont il était jaloux. Ils portèrent tous deux leurs offres et leurs conditions devant le cabinet anglais, et là Christian IV réussit enfin à l'emporter sur son concurrent. Gustave-Adolphe demandait pour sa sûreté, afin de garantir à ses troupes un refuge nécessaire en cas de malheur, l'abandon de quelques places fortes en Allemagne, où il ne possédait pas un pouce de terrain. Christian IV avait le Holstein et le Jutland, par lesquels il pouvait se retirer en sûreté après une bataille perdue.

Afin de prendre l'avantage sur son rival, le roi de Danemark se hâta de paraître en campagne. Nommé chef du cercle de basse Saxe, il eut bientôt sur pied une armée de soixante mille hommes; l'administrateur de Magdebourg, les ducs de Brunswick, les ducs de Mecklembourg, se joignirent à lui. L'appui que l'Angleterre lui avait fait espérer élevait son courage, et, à la tête de forces si considérables, il se flattait de terminer cette guerre en une seule campagne.

On fit savoir à Vienne que cet armement avait uniquement pour but la défense du cercle et le maintien de la tranquillité dans cette contrée. Mais les négociations avec la Hollande, avec l'Angleterre et même avec la France, les efforts extraordinaires[p. 144] du cercle et l'armée formidable qu'on mettait sur pied, semblaient tendre à quelque chose de plus que la simple défense: au rétablissement complet de l'électeur palatin et à l'abaissement de l'empereur, devenu trop puissant.

Après que Ferdinand eut vainement épuisé les négociations, les remontrances, les menaces et les ordres, pour décider le roi de Danemark et le cercle de basse Saxe à poser les armes, les hostilités commencèrent, et la basse Allemagne devint le théâtre de la guerre. Le comte Tilly suivit la rive gauche du Wéser et s'empara de tous les passages jusqu'à Minden. Après avoir échoué dans une attaque sur Nienbourg, il traversa le fleuve, envahit la principauté de Calemberg et la fit occuper par ses troupes. Le roi manœuvrait sur la rive droite du Wéser, et il s'étendit dans le pays de Brunswick: mais il avait affaibli son armée par de trop forts détachements et ne put rien exécuter de considérable avec le reste. Connaissant la supériorité de l'ennemi, il évitait avec autant de soin une bataille décisive que le général de la Ligue la cherchait.

Jusqu'ici, l'empereur n'avait fait la guerre en Allemagne qu'avec les armes de la Bavière et de la Ligue, si l'on excepte les troupes auxiliaires des Pays-Bas espagnols qui avaient attaqué le bas Palatinat. Maximilien dirigeait la guerre, comme chef de l'exécution impériale, et Tilly, qui commandait l'armée, était au service de la Bavière. C'était aux armes de la Bavière et de la Ligue que Ferdinand devait toute sa supériorité en campagne; ces auxiliaires tenaient dans leurs mains toute sa fortune[p. 145] et son autorité. Cette dépendance de leur bon vouloir ne s'accordait pas avec les vastes projets auxquels la cour impériale commençait à donner carrière à un si brillant début.

Autant la Ligue avait montré d'empressement à entreprendre la défense de l'empereur, sur laquelle reposait son propre salut, autant l'on devait peu s'attendre à lui trouver le même zèle pour les plans de conquête de Ferdinand. Ou, si elle consentait à donner ses armées pour faire des conquêtes, il était à craindre qu'elle n'admît l'empereur qu'au partage de la haine générale, et qu'elle ne recueillît pour elle seule tous les fruits de la guerre. Des forces militaires imposantes, qu'il aurait levées lui-même, le pouvaient seules soustraire à cette accablante dépendance de la Bavière et l'aider à maintenir en Allemagne son ancienne supériorité. Mais la guerre avait beaucoup trop épuisé les provinces impériales, pour qu'elles pussent suffire aux frais immenses d'un pareil armement. Dans ces circonstances, rien ne pouvait être plus agréable à l'empereur que la proposition avec laquelle un de ses officiers vint le surprendre.

C'était le comte Wallenstein, officier de mérite, le plus riche gentilhomme de Bohême. Il avait servi, dès sa première jeunesse, la maison impériale, et s'était signalé de la manière la plus glorieuse dans plusieurs campagnes, contre les Turcs, les Vénitiens, les Bohêmes, les Hongrois et les Transylvains. Il avait assisté, en qualité de colonel, à la bataille de Prague, et, plus tard, général-major, il avait battu une armée hongroise en Moravie. La reconnaissance de l'empereur fut égale à ces services, et une part considérable des biens confisqués[p. 146] après la révolte de Bohême fut sa récompense. Maître d'une immense fortune, enflammé par des projets ambitieux, plein de confiance dans son heureuse étoile, et plus encore dans une profonde appréciation des conjonctures, il offrit de lever et d'équiper une armée à ses frais et aux frais de ses amis, pour le service de l'empereur, et même de lui épargner le soin de l'entretien, s'il lui était permis de la porter à cinquante mille hommes. Il n'y eut personne qui ne raillât ce projet, comme la création chimérique d'une tête exaltée; mais la seule tentative pouvait être déjà d'un grand avantage, dût-elle ne tenir qu'une partie de ces promesses. On abandonna à Wallenstein quelques districts en Bohême, comme places de recrutement, et l'on y ajouta la permission de donner des brevets d'officier. Au bout de peu de mois, il avait sous les armes vingt mille hommes, avec lesquels il quitta les frontières de l'Autriche; bientôt après, il parut avec trente mille sur celles de la basse Saxe. Pour tout cet armement, l'empereur n'avait donné que son nom. La renommée du général, une brillante perspective d'avancement et l'espérance du butin, attirèrent, de toutes les contrées de l'Allemagne, des aventuriers sous ses drapeaux. On vit même des princes régnants, excités par l'amour de la gloire ou la soif du gain, offrir de lever des régiments pour l'Autriche.

Alors, pour la première fois dans cette guerre, on vit paraître en Allemagne une armée impériale, formidable apparition pour les protestants, et qui n'était pas beaucoup plus réjouissante pour les catholiques. Wallenstein avait ordre de joindre son[p. 147] armée aux troupes de la Ligue et d'attaquer, de concert avec le général bavarois, le roi de Danemark; mais, depuis longtemps jaloux de la gloire militaire de Tilly, il ne montra nulle envie de partager avec lui les lauriers de cette campagne et de voir éclipsé par l'éclat des hauts faits de Tilly l'honneur des siens. Son plan de guerre appuya, il est vrai, les opérations de Tilly; mais il demeura, dans l'exécution, tout à fait indépendant de lui. Comme il n'avait pas les ressources avec lesquelles Tilly subvenait aux besoins de son armée, il était obligé de conduire la sienne dans les pays riches, qui n'avaient pas encore souffert de la guerre. Au lieu donc de faire sa jonction, comme il en avait l'ordre, avec le général de la Ligue, il entra sur les terres de Halberstadt et de Magdebourg et se rendit maître de l'Elbe près de Dessau. Tous les pays situés sur les deux rives du fleuve furent alors ouverts à ses exactions. Il pouvait de là fondre sur les derrières du roi de Danemark, et même, au besoin, se frayer un chemin jusque dans les États de ce prince.

Christian IV sentit tout le danger de sa position entre deux armées si redoutables. Auparavant déjà, il avait appelé à lui l'administrateur de Halberstadt, qui était revenu récemment de Hollande; maintenant, il se déclara aussi publiquement pour le comte de Mansfeld, qu'il avait désavoué jusque-là, et il le soutint de tout son pouvoir. Mansfeld reconnut ce service d'une manière signalée. A lui seul, il occupa sur l'Elbe les forces de Wallenstein et les empêcha d'écraser le roi de concert avec Tilly. Le vaillant général osa même, malgré la supériorité des ennemis,[p. 148] s'approcher du pont de Dessau et se retrancher vis-à-vis des Impériaux; mais, pris à dos par toutes leurs forces, il dut céder au nombre et quitter son poste avec une perte de trois mille hommes. Après cette défaite, il se retira dans la marche de Brandebourg, où il prit quelque repos, se renforça de nouvelles troupes et tourna subitement vers la Silésie, pour pénétrer de là dans la Hongrie et, réuni à Bethlen Gabor, transporter la guerre au cœur des États d'Autriche. Comme les domaines héréditaires de l'empereur étaient sans défense contre un pareil ennemi, Wallenstein reçut l'ordre pressant de laisser pour le moment le roi de Danemark, afin d'arrêter, s'il était possible, la marche de Mansfeld à travers la Silésie.

Cette diversion, par laquelle Mansfeld attira les troupes de Wallenstein, permit à Christian IV de détacher une partie de son armée en Westphalie, pour y occuper les évêchés de Münster et d'Osnabrück. Afin de s'opposer à cette manœuvre, Tilly quitta précipitamment le Wéser; mais les mouvements du duc Christian, qui faisait mine de pénétrer par la Hesse dans les terres de la Ligue, afin d'en faire le théâtre de la guerre, le rappelèrent promptement de Westphalie. Pour maintenir ses communications avec les pays catholiques et empêcher la jonction dangereuse du landgrave de Hesse avec l'ennemi, Tilly s'empara en grande hâte de toutes les places tenables sur la Werra et la Fulde, et s'assura de la ville de Münden, à l'entrée des montagnes de la Hesse, où le confluent de ces deux rivières forme le Wéser. Bientôt après, il prit Gœttingue, la clef du Brunswick et de la Hesse; il [p. 149] préparait à Nordheim le même sort, mais le roi accourut avec toutes ses forces pour s'opposer à son dessein. Après avoir pourvu cette place de tout ce qui était nécessaire pour soutenir un long siége, il cherchait à s'ouvrir, par l'Eichsfeld et la Thuringe, une nouvelle entrée dans les pays de la Ligue. Déjà il avait dépassé Duderstadt, mais le comte Tilly l'avait devancé par des marches rapides. Comme l'armée de ce dernier, renforcée par quelques régiments de Wallenstein, était très-supérieure en nombre, le roi se retira vers le Brunswick pour éviter une bataille; mais, dans cette retraite même, Tilly le poursuivit sans relâche, et, après trois jours d'escarmouches, Christian IV fut à la fin contraint de faire face à l'ennemi, près du village de Lutter, au pied du Barenberg. Les Danois attaquèrent avec beaucoup de bravoure, et leur vaillant roi les mena trois fois au combat; mais enfin il fallut céder à un ennemi supérieur en nombre et mieux exercé, et le général de la Ligue remporta une victoire complète. Soixante drapeaux et toute l'artillerie, les bagages et les munitions, furent perdus; beaucoup de nobles officiers et environ quatre mille soldats restèrent sur le champ de bataille; plusieurs compagnies d'infanterie, qui, pendant la déroute, s'étaient jetées, à Lutter, dans la maison du bailliage, mirent bas les armes et se rendirent au vainqueur.

Le roi s'enfuit avec sa cavalerie et rallia bientôt ses troupes après ce cruel revers. Tilly, poursuivant sa victoire, se rendit maître du Wéser, occupa le pays de Brunswick et repoussa le roi jusque sur les terres de Brème. Devenu timide par sa défaite,[p. 150] Christian résolut de rester sur la défensive et surtout de fermer à l'ennemi le passage de l'Elbe. Mais, en jetant des garnisons dans toutes les places tenables, il se réduisit à l'inaction, avec des forces divisées, et les corps détachés furent, l'un après l'autre, dispersés ou détruits par l'ennemi. Les troupes de la Ligue, maîtresses de tout le cours du Wéser, se répandirent au delà de l'Elbe et du Havel, et les Danois se virent chassés successivement de toutes leurs positions. Tilly avait lui-même passé l'Elbe et porté bien avant dans le Brandebourg ses armes victorieuses, tandis que Wallenstein pénétrait par l'autre côté dans le Holstein, afin de transférer la guerre dans les États mêmes du roi.

Wallenstein revenait alors de la Hongrie, où il avait poursuivi le comte Mansfeld sans pouvoir arrêter sa marche, ni empêcher sa réunion avec Bethlen Gabor. Toujours poursuivi par la fortune, et toujours supérieur à son sort, Mansfeld s'était frayé sa route par la Silésie et la Hongrie, à travers d'immenses difficultés, et avait joint heureusement le prince de Transylvanie, mais il n'en fut pas très-bien reçu. Comptant sur l'appui de l'Angleterre et sur une puissante diversion dans la basse Saxe, Gabor avait de nouveau rompu la trêve avec l'empereur; et maintenant, au lieu de la diversion espérée, Mansfeld attirait chez lui toutes les forces de Wallenstein, et lui demandait de l'argent, au lieu d'en apporter. Le défaut d'harmonie entre les princes protestants refroidit l'ardeur de Gabor, et, selon sa coutume, il se hâta de se débarrasser des forces supérieures de l'empereur par une paix précipitée. Fermement résolu de la[p. 151] rompre au premier rayon d'espérance, il adressa le comte Mansfeld à la république de Venise, afin de se procurer avant tout de l'argent.

Séparé de l'Allemagne et hors d'état de nourrir en Hongrie le faible reste de ses troupes, Mansfeld vendit son artillerie et son matériel de guerre et licencia ses soldats. Il prit lui-même, avec une suite peu nombreuse, la route de Venise par la Bosnie et la Dalmatie. De nouveaux projets enflammaient son courage, mais sa carrière était finie. Le destin, qui l'avait tant ballotté pendant sa vie, lui avait préparé un tombeau en Dalmatie. La mort le surprit non loin de Zara (1626); son fidèle compagnon de fortune, le duc Christian de Brunswick, était mort peu de temps auparavant: dignes tous deux de l'immortalité, s'ils s'étaient élevés au-dessus de leur siècle, comme ils s'élevèrent au-dessus sus de leur sort.

Le roi de Danemark, avec des forces entières, n'avait pu tenir contre le seul Tilly; combien moins le pouvait-il contre les deux généraux de l'empereur, avec une armée affaiblie? Les Danois abandonnèrent tous leurs postes sur le Wéser, l'Elbe et le Havel, et l'armée de Wallenstein se répandit, comme un torrent impétueux dans le Brandebourg, le Mecklembourg, le Holstein et le Schleswig. Ce général, trop superbe pour agir en commun avec un autre, avait envoyé le général de la Ligue, Tilly, au delà de l'Elbe, pour observer les Hollandais; mais ce n'était qu'un prétexte: Wallenstein voulait terminer lui-même la guerre contre le roi de Danemark et recueillir pour lui seul les fruits des victoires de Tilly. Christian IV avait perdu toutes les[p. 152] places fortes de ses provinces allemandes, Glückstadt seul excepté; ses armées étaient battues ou dispersées; nuls secours d'Allemagne; peu de consolation du côté de l'Angleterre; ses alliés de la basse Saxe livrés en proie à la rage du vainqueur. Aussitôt après sa victoire de Lutter, Tilly avait contraint le landgrave de Hesse-Cassel de renoncer à l'alliance danoise. La terrible apparition de Wallenstein devant Berlin décida l'électeur de Brandebourg à se soumettre et le força de reconnaître Maximilien de Bavière comme électeur légitime. La plus grande partie du Mecklembourg fut alors inondée de troupes impériales, et les deux ducs mis au ban de l'Empire et chassés de leurs États comme partisans du roi de Danemark. Avoir défendu la liberté allemande contre d'injustes attaques était un crime qui entraînait la perte de toutes possessions et dignités. Et tout cela n'était pourtant que le prélude de violences plus criantes, qui devaient suivre bientôt.

Alors parut au jour le secret de Wallenstein: on vit comment il entendait remplir ses promesses excessives. Ce secret, il l'avait appris de Mansfeld; mais l'écolier surpassa le maître. Selon la maxime que la guerre doit nourrir la guerre, Mansfeld et le duc Christian avaient pourvu aux besoins de leurs troupes avec les contributions qu'ils arrachaient indistinctement aux amis et aux ennemis; mais cette manière de brigandage était accompagnée de tous les ennuis et de tous les dangers attachés à la vie de brigands. Comme des voleurs fugitifs, ils étaient contraints de se glisser à travers des ennemis vigilants et exaspérés, de fuir d'un bout de[p. 153] l'Allemagne jusqu'à l'autre, d'épier avec anxiété l'occasion propice, enfin d'éviter précisément les pays les plus riches, parce qu'ils étaient défendus par de plus grandes forces. Si Mansfeld et Brunswick, quoiqu'aux prises avec de si puissants obstacles, avaient fait pourtant des choses si étonnantes, que ne devait-on pouvoir accomplir, tous ces obstacles une fois levés, si l'armée mise sur pied était assez nombreuse pour faire trembler chaque prince de l'Empire en particulier, jusqu'au plus puissant; si le nom de l'empereur assurait l'impunité de tous les attentats; en un mot, si, sous l'autorité du chef suprême et à la tête d'une armée sans égale, on suivait le même plan de guerre que ces deux aventuriers avaient exécuté à leurs propres périls, avec une bande ramassée au hasard?

C'était là ce que Wallenstein avait en vue lorsqu'il fit à l'empereur son offre audacieuse, et maintenant personne ne la trouvera plus exagérée. Plus on renforçait l'armée, moins on devait être inquiet de son entretien, car elle n'en était que plus terrible pour les membres de l'Empire qui résistaient; plus les violences étaient criantes, plus l'impunité en était assurée. Contre les princes dont les dispositions étaient hostiles, on avait une apparence de droit; avec ceux qui étaient fidèles, on pouvait s'excuser en alléguant la nécessité. Le partage inégal de cette oppression prévenait le danger de l'union des princes entre eux: d'ailleurs, l'épuisement de leurs États leur ôtait les moyens de se venger. Toute l'Allemagne devint de la sorte un magasin de vivres pour les armées de l'empereur, et il put user en maître de tout le territoire germanique,[p. 154] comme de ses propres domaines. Un cri universel monta au trône de Ferdinand pour implorer sa justice; mais, aussi longtemps que les princes maltraités demandaient justice, on n'avait pas à craindre qu'ils se vengeassent eux-mêmes. L'indignation publique se partageait entre l'empereur, qui prêtait son nom à ces violences, et le général, qui outrepassait ses pouvoirs et abusait manifestement de l'autorité de son maître. On recourait à l'empereur, pour obtenir protection contre son général; mais, aussitôt que Wallenstein, appuyé sur ses troupes, s'était senti tout-puissant, il avait cessé d'obéir à son souverain.

L'épuisement de l'ennemi rendait vraisemblable une paix prochaine; cependant, Wallenstein continuait de renforcer l'armée impériale, qu'il porta enfin jusqu'à cent mille hommes. Des brevets, sans nombre, de colonels et d'officiers; pour le général lui-même un faste royal; à ses créatures des prodigalités excessives (il ne donnait jamais moins de mille florins); des sommes incroyables pour acheter des amis à la cour et y maintenir son influence: tout cela sans qu'il en coûtât rien à son maître! Ces sommes immenses furent levées, comme contributions de guerre, sur les provinces de la basse Allemagne; nulle différence entre les amis et les ennemis; même arbitraire pour les passages de troupes et les cantonnements sur les terres de tous les souverains; mêmes extorsions, mêmes violences. Si l'on pouvait ajouter foi à une évaluation contemporaine qui paraît excessive, Wallenstein, pendant un commandement de sept années, aurait levé soixante millions d'écus de contributions sur une[p. 155] moitié de l'Allemagne. Plus les exactions étaient énormes, plus son armée vivait dans l'abondance, et plus, par conséquent, l'on s'empressait de courir sous ses drapeaux: tout le monde vole à la fortune. Les armées de Wallenstein grossissaient, tandis qu'on voyait dépérir les contrées sur leur passage. Que lui importaient les malédictions des provinces et les lamentations des souverains? Ses troupes l'adoraient, et le crime même le mettait en état de se rire de toutes les conséquences du crime.

Ce serait faire tort à l'empereur que de lui imputer tous les excès de ses armées. Si Ferdinand avait prévu qu'il livrait en proie à son général tous les États de l'Allemagne, il n'aurait pu méconnaître quels dangers il courait lui-même avec un lieutenant si absolu. Plus le lien se resserrait entre les soldats et le chef de qui seul ils attendaient leur fortune, leur avancement, plus l'armée et le général se détachaient nécessairement de l'empereur. Tout se faisait en son nom, à la vérité, mais Wallenstein n'invoquait la majesté du chef de l'Empire que pour écraser tout autre pouvoir en Allemagne. De là, chez cet homme, le dessein médité d'abaisser visiblement tous les princes d'Allemagne, de briser tous degrés, toute hiérarchie entre ces princes et le chef suprême, et d'élever l'autorité de celui-ci au-dessus de toute comparaison. Si une fois l'empereur était la seule puissance qui pût donner des lois en Allemagne, qui pourrait atteindre à la hauteur du vizir qu'il avait fait exécuteur de sa volonté? L'élévation où Wallenstein le portait surprit Ferdinand lui-même; mais, précisément parce que la grandeur[p. 156] du maître était l'ouvrage de son serviteur, cette création de Wallenstein devait retomber dans le néant aussitôt qu'elle ne serait plus soutenue par la main de son auteur. Ce n'était pas sans motifs qu'il soulevait contre l'empereur tous les princes de l'Empire germanique: plus leur haine était violente, plus l'homme qui rendait leur mauvais vouloir inoffensif restait nécessaire à Ferdinand. L'intention évidente du général était que son souverain n'eût plus personne à craindre en Allemagne que celui-là seul à qui il devait cette toute-puissance.

Wallenstein faisait un pas vers ce but, lorsqu'il demanda le Mecklembourg, sa récente conquête, comme gage provisoire, jusqu'au remboursement des avances d'argent qu'il avait faites à l'empereur dans la dernière campagne. Auparavant déjà, Ferdinand l'avait nommé duc de Friedland, vraisemblablement pour lui donner un avantage de plus sur le général bavarois; mais une récompense ordinaire ne pouvait satisfaire l'ambition d'un Wallenstein. Vainement des voix mécontentes s'élevèrent, dans le conseil même de l'empereur, contre cette nouvelle promotion, qui devait se faire aux dépens de deux princes de l'Empire; vainement les Espagnols eux-mêmes, que l'orgueil du général avait depuis longtemps offensés, s'opposèrent à son élévation. Le parti puissant qu'il avait acheté parmi les conseillers eut le dessus. Ferdinand voulait s'attacher, à tout prix, ce serviteur indispensable. On chassa de leur héritage, pour une faute légère, les descendants d'une des plus anciennes maisons régnantes d'Allemagne, et l'on revêtit de leurs dépouilles une créature de la faveur impériale.

[p. 157]

Bientôt après, Wallenstein commença à s'intituler généralissime de l'empereur sur mer et sur terre. La ville de Weimar fut conquise, et l'on prit pied sur la Baltique. On demanda des vaisseaux à la Pologne et aux villes anséatiques, afin de porter la guerre de l'autre côté de cette mer, de poursuivre les Danois dans l'intérieur de leur royaume, et d'imposer une paix, qui frayerait la voie à de plus grandes conquêtes. La cohérence des États de la basse Allemagne avec les royaumes du Nord était détruite, si l'empereur réussissait à s'établir entre eux et à envelopper l'Allemagne, depuis l'Adriatique jusqu'au Sund, dans la chaîne continue de ses États, interrompue seulement par la Pologne, qui était sous sa dépendance. Si telles étaient les vues de Ferdinand, Wallenstein avait les siennes pour suivre le même plan. Des possessions sur la Baltique devaient former la base d'une puissance que son ambition rêvait depuis longtemps et qui devait le mettre en état de se passer de son maître.

Pour l'un et l'autre objet, il était de la plus grande importance d'occuper la ville de Stralsund, sur la mer Baltique. Son excellent port, la facilité du trajet de ce point aux côtes de Suède et de Danemark, la rendaient particulièrement propre à former une place d'armes dans une guerre contre ces deux puissances. Cette ville, la sixième de la ligue anséatique, jouissait des plus grands priviléges, sous la protection du duc de Poméranie. N'ayant aucune liaison avec le Danemark, elle n'avait pas jusque-là pris la moindre part à la guerre. Mais ni cette neutralité ni ses priviléges ne pouvaient la défendre contre les prétentions arrogantes[p. 158] de Wallenstein, qui avait ses vues sur elle.

Les magistrats de Stralsund avaient rejeté avec une louable fermeté une proposition du généralissime de recevoir une garnison impériale; ils avaient aussi repoussé la demande insidieuse du passage pour ses troupes. Dès lors, Wallenstein se disposa à faire le siége de la ville.

Il était d'une égale importance pour les deux couronnes du Nord de protéger l'indépendance de Stralsund, sans laquelle on ne pouvait maintenir la libre navigation de la Baltique. Le danger commun fit taire enfin la jalousie qui divisait depuis longtemps les deux rois. Dans un traité conclu à Copenhague (1628), ils se promirent de réunir leurs forces pour la défense de Stralsund et de repousser en commun toute puissance étrangère qui paraîtrait dans la Baltique avec des intentions ennemies. Christian IV jeta aussitôt dans Stralsund une garnison suffisante et alla se montrer aux habitants pour affermir leur courage. La flotte danoise coula à fond quelques bâtiments de guerre, envoyés par le roi Sigismond de Pologne au secours de Wallenstein, et, la ville de Lubeck lui ayant alors aussi refusé ses vaisseaux, le généralissime impérial sur mer n'eut pas même assez de navires pour bloquer le port d'une seule ville.

Rien ne paraît plus étrange que de vouloir conquérir, sans bloquer son port, une place maritime parfaitement fortifiée. Wallenstein, qui n'avait jamais rencontré de résistance, voulut alors vaincre la nature et accomplir l'impossible. Stralsund, libre du côté de la mer, put continuer sans obstacle à se pourvoir de vivres et à se renforcer de nouvelles[p. 159] troupes; néanmoins Wallenstein l'investit du côté de la terre, et il chercha par des menaces fastueuses à suppléer aux moyens plus efficaces qui lui manquaient. «J'emporterai cette ville, disait-il, quand elle serait attachée au ciel avec des chaînes.» L'empereur, qui pouvait bien regretter une entreprise dont il n'attendait pas une glorieuse issue, saisit lui-même avec empressement une apparence de soumission et quelques offres acceptables des habitants pour ordonner à son général de lever le siége. Wallenstein méprisa cet ordre et pressa, comme auparavant, les assiégés par des assauts continuels. La garnison danoise, déjà très-réduite, ne suffisait plus à des travaux sans relâche; cependant le roi ne pouvait risquer plus de soldats pour la défense de la ville: alors, avec l'agrément de Christian IV, elle se jeta dans les bras du roi de Suède. Le commandant danois quitta la forteresse pour faire place à un Suédois, qui la défendit avec le plus heureux succès. La fortune de Wallenstein échoua devant Stralsund: pour la première fois, son orgueil éprouva la sensible humiliation de renoncer à une entreprise, et cela après y avoir perdu plusieurs mois et sacrifié douze mille hommes. Mais la nécessité où il avait mis cette ville de recourir à la protection suédoise amena entre Gustave-Adolphe et Stralsund une étroite alliance, qui ne facilita pas peu, dans la suite, l'entrée des Suédois en Allemagne.

Jusqu'ici, la fortune avait accompagné les armes de la Ligue et de l'empereur. Christian IV, vaincu en Allemagne, était contraint de se cacher dans ses îles; mais la mer Baltique mit un terme à ces [p. 160] conquêtes. Le manque de vaisseaux n'empêchait pas seulement de poursuivre plus loin le roi: il exposait encore le vainqueur à perdre le fruit de ses victoires. Ce qui devait surtout alarmer, c'était l'union des deux rois du Nord: si elle durait, l'empereur et son général ne pouvaient jouer aucun rôle sur la Baltique ni faire une descente en Suède. Mais, si l'on réussissait à séparer les intérêts des deux monarques et à s'assurer particulièrement l'amitié du roi de Danemark, on pouvait espérer de venir à bout d'autant plus aisément de la Suède isolée. La crainte de l'intervention des puissances étrangères, les mouvements séditieux des protestants dans ses propres États, les frais énormes que la guerre avait coûtés jusque-là, et plus encore l'orage qu'on était sur le point de soulever dans toute l'Allemagne protestante, disposaient l'esprit de l'empereur à la paix, et, par des motifs tout opposés, son général s'empressa de satisfaire ce désir. Bien éloigné de souhaiter une paix qui, du faîte brillant de la grandeur et de la puissance, le plongerait dans l'obscurité de la vie privée, il ne voulait que changer le théâtre de la guerre et, par cette paix partielle, prolonger la confusion. L'amitié du roi de Danemark, dont il était devenu le voisin, comme duc de Mecklembourg, lui était très-précieuse pour ses vastes projets, et il résolut de s'attacher ce monarque, en lui sacrifiant même, au besoin, les intérêts de son maître.

Christian IV s'était engagé, dans le traité de Copenhague, à ne point conclure de paix partielle avec l'empereur sans la participation de la Suède. Néanmoins, les propositions que lui fit Wallenstein [p. 161] furent accueillies avec empressement. Dans un congrès tenu à Lubeck (1629), d'où Wallenstein écarta, avec un dédain étudié, les envoyés suédois, qui étaient venus intercéder pour le Mecklembourg, l'empereur restitua aux Danois tous les pays qu'on leur avait pris. On imposa au roi l'obligation de ne plus s'immiscer désormais dans les affaires de l'Allemagne, au delà de ce qui lui était permis comme duc de Holstein; de ne plus prétendre, à quelque titre que ce fût, aux bénéfices ecclésiastiques de la basse Allemagne, et d'abandonner à leur sort les ducs de Mecklembourg. Christian avait entraîné lui-même ces deux princes dans la guerre contre l'empereur, et maintenant il les sacrifiait pour se concilier le ravisseur de leurs États. Parmi les motifs qui l'avaient décidé à faire la guerre à l'empereur, le rétablissement de l'électeur palatin, son parent, n'avait pas été le moins considérable; il ne fut pas dit un seul mot de ce prince dans le traité de Lubeck, et même on reconnaissait, dans l'un des articles, la légitimité de l'électorat bavarois. Ce fut ainsi, avec si peu de gloire, que Christian IV disparut de la scène.

Pour la deuxième fois, Ferdinand tenait dans sa main le repos de l'Allemagne, et il ne dépendait que de lui de changer la paix avec le Danemark en une paix générale. De toutes les contrées de l'Allemagne s'élevaient jusqu'à lui les lamentations des malheureux qui le suppliaient de mettre un terme à leurs souffrances: les barbaries de ses soldats, l'avidité de ses généraux avaient passé toutes les bornes. L'Allemagne, traversée par les bandes dévastatrices de Mansfeld et de Christian de Brunswick,[p. 162] et par les masses, plus effroyables encore, de Tilly et de Wallenstein, était épuisée, saignante, désolée, et soupirait après le repos. Tous les membres de l'Empire désiraient ardemment la paix; l'empereur la souhaitait lui-même. Engagé, au nord de l'Italie, dans une guerre contre la France, épuisé par celle d'Allemagne, il songeait avec inquiétude aux comptes qu'il aurait à solder. Malheureusement, les conditions auxquelles les deux partis religieux consentaient à remettre l'épée dans le fourreau étaient contradictoires. Les catholiques voulaient sortir de la guerre avec avantage; les protestants ne voulaient pas en sortir avec perte. Au lieu de mettre les adversaires d'accord par une sage modération, l'empereur prit parti, et, par là, il plongea de nouveau l'Allemagne dans les horreurs d'une épouvantable guerre.

Dès la fin des troubles de Bohême, Ferdinand avait déjà commencé la contre-réformation dans ses États héréditaires; mais, par ménagement pour quelques membres évangéliques des états, il avait procédé avec modération. Les victoires que ses généraux remportèrent dans la basse Allemagne lui donnèrent le courage de dépouiller toute contrainte. Il fut donc signifié aux protestants de ses domaines héréditaires qu'ils eussent à renoncer à leur culte ou à leur patrie: amère et cruelle alternative, qui provoqua chez les paysans de l'Autriche les plus terribles soulèvements. Dans le Palatinat, le culte réformé fut aboli immédiatement après l'expulsion de Frédéric V, et les docteurs de cette religion furent chassés de l'université de Heidelberg.

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Ces innovations n'étaient que le prélude de plus grandes encore. Dans une assemblée de princes électeurs à Mulhouse, les catholiques demandèrent à l'empereur de restituer à leur Église tous les archevêchés, les évêchés, les abbayes et couvents, médiats ou immédiats, que les protestants avaient confisqués depuis la paix d'Augsbourg, et d'indemniser ainsi les catholiques pour les pertes et les vexations qu'ils avaient essuyées dans la dernière guerre. Un souverain aussi rigoureux catholique que l'était Ferdinand ne pouvait laisser tomber une pareille invitation; mais il ne croyait pas le moment venu de soulever toute l'Allemagne protestante par une mesure si décisive. Il n'était pas un seul prince protestant à qui cette revendication des biens ecclésiastiques n'enlevât une partie de ses domaines. Là même où l'on n'avait pas consacré entièrement le produit de ces biens à des usages temporels, on l'avait employé dans l'intérêt de l'Église protestante. Plusieurs princes devaient à ces acquisitions une grande partie de leurs revenus et de leur puissance. La revendication devait les soulever tous indistinctement. La paix de religion ne contestait point leur droit à ces bénéfices, quoiqu'elle ne l'établît pas non plus d'une manière certaine; mais une longue possession, presque séculaire chez un grand nombre, le silence de quatre empereurs, la loi de l'équité, qui donnait aux protestants, sur les fondations de leurs ancêtres, un droit égal à celui des catholiques, pouvaient être allégués par eux comme des titres pleinement légitimes. Outre la perte effective qu'ils auraient éprouvée dans leur puissance et leur juridiction en[p. 164] restituant ces biens, outre les complications infinies qui en devaient résulter, ce n'était pas pour eux un médiocre préjudice, que les évêques catholiques réintégrés dussent renforcer d'autant de voix nouvelles le parti catholique dans la diète. Des pertes si sensibles du côté des évangéliques faisaient craindre à l'empereur la plus violente résistance, et, avant que le feu de la guerre fût étouffé en Allemagne, il ne voulut pas soulever mal à propos contre lui tout un parti redoutable dans son union et qui avait dans l'électeur de Saxe un puissant soutien. Il fit donc d'abord quelques tentatives partielles, pour juger de l'accueil que recevrait une mesure générale. Quelques villes impériales de la haute Allemagne et le duc de Wurtemberg reçurent l'ordre de restituer un certain nombre de ces bénéfices.

L'état des choses en Saxe lui permit de risquer quelques essais plus hardis. Dans les évêchés de Magdebourg et de Halberstadt, les chanoines protestants n'avaient pas balancé à nommer des évêques de leur religion. En ce moment, les deux évêchés, à l'exception de la ville de Magdebourg, étaient envahis par des troupes de Wallenstein. Le hasard voulut que les deux siéges furent vacants à la fois: celui de Halberstadt par la mort de l'administrateur, le duc Christian de Brunswick, et l'archevêché de Magdebourg par la déposition de Christian-Guillaume, prince de Brandebourg. Ferdinand profita de ces deux circonstances pour donner le siége de Halberstadt à un évêque catholique et de plus prince de sa propre maison. Pour se dérober à une pareille contrainte, le chapitre de Magdebourg se[p. 165] hâta d'élire archevêque un fils de l'électeur de Saxe. Mais le pape, qui, de sa propre autorité, s'ingéra dans cette affaire, conféra aussi au prince autrichien l'archevêché de Magdebourg; et l'on ne put s'empêcher d'admirer l'habileté de Ferdinand, qui, dans son zèle pieux pour sa religion, n'oubliait pas de veiller aux intérêts de sa famille.

Enfin, lorsque la paix de Lubeck l'eut délivré de tout souci du côté du Danemark, que les protestants lui parurent totalement abattus en Allemagne, et que les instances de la Ligue devinrent de plus en plus fortes et pressantes, Ferdinand signa l'édit de restitution (1629), fameux dans la suite par tant de malheurs, après l'avoir d'abord soumis à l'approbation des quatre électeurs catholiques. Dans le préambule, il s'attribue le droit d'expliquer, en vertu de sa toute-puissance impériale, le sens du traité de paix, dont les interprétations diverses ont donné lieu jusqu'ici à tous les troubles, et d'intervenir, comme arbitre et juge souverain, entre les deux parties contendantes. Il fondait ce droit sur la coutume de ses ancêtres et sur le consentement donné auparavant même par des membres évangéliques de l'Empire. L'électeur de Saxe avait en effet reconnu ce droit à l'empereur, et l'on put voir alors combien cette cour avait fait de tort à la cause protestante par son attachement à l'Autriche. Mais, si la lettre du traité était réellement susceptible d'interprétations diverses, comme un siècle de querelles le témoignait suffisamment, l'empereur, qui était lui-même un prince catholique ou protestant, et, par conséquent, partie intéressée, ne pouvait en aucune façon, sans violer l'article essentiel du[p. 166] traité de paix, décider entre protestants et catholiques une querelle de religion. Il ne pouvait être juge dans sa propre cause, sans réduire à un vain nom la liberté de l'Empire germanique.

Ainsi donc, en vertu de ce droit qu'il s'arrogeait d'interpréter la paix de religion, Ferdinand décida: «que toute saisie de fondations médiates ou immédiates faite par les protestants, depuis le jour de cette paix, était contraire au sens du traité et révoquée comme une violation de l'acte.» Il décida en outre: «que la paix de religion n'imposait aux seigneurs catholiques d'autre obligation que de laisser sortir librement de leur territoire les sujets protestants.» Conformément à cette sentence, il fut ordonné, sous peine du ban de l'Empire, à tous possesseurs illégitimes de biens ecclésiastiques, c'est-à-dire à tous les membres protestants de la diète indistinctement, de remettre sans délai ces biens usurpés aux commissaires impériaux.

Il n'y avait rien moins que deux archevêchés et douze évêchés sur la liste; de plus, un nombre infini de couvents, que les protestants s'étaient appropriés. Cet édit fut un coup de foudre pour toute l'Allemagne protestante: déjà terrible en lui-même par ce qu'il enlevait actuellement, plus terrible encore par les maux qu'il faisait craindre pour l'avenir et dont il semblait n'être que l'avant-coureur. Les protestants regardèrent alors comme une chose arrêtée entre la Ligue et l'empereur la ruine de leur religion, que suivrait bientôt la ruine de la liberté germanique. On n'écouta aucune représentation; on nomma les commissaires, et l'on rassembla une armée, pour leur assurer l'obéissance.[p. 167] On commença par Augsbourg, où la paix avait été conclue: la ville dut retourner sous la juridiction de son évêque, et six églises protestantes furent fermées. Le duc de Wurtemberg fut de même contraint de restituer ses couvents. Cette rigueur éveilla par l'effroi tous les membres évangéliques de l'Empire, mais sans provoquer chez eux une active résistance. La crainte du pouvoir impérial agissait trop puissamment; déjà un grand nombre penchait vers la soumission. En conséquence, l'espoir de réussir par les voies de la douceur décida les catholiques à différer d'une année l'exécution de l'édit, et ce délai sauva les protestants. Avant qu'il fut expiré, le bonheur des armes suédoises avait entièrement changé la face des affaires.

Dans une assemblée des électeurs à Ratisbonne, à laquelle Ferdinand lui-même assista (1630), on eut le dessein de travailler sérieusement à la pacification complète de l'Allemagne et au redressement de tous les griefs. Ces griefs n'étaient guère moindres du côté des catholiques que de celui des protestants, quoique Ferdinand fût bien persuadé qu'il s'était attaché tous les membres de la Ligue par l'édit de restitution, et son chef, en lui octroyant la dignité d'électeur et en lui concédant la plus grande partie des pays palatins. La bonne intelligence entre l'empereur et les princes de la Ligue s'était considérablement altérée depuis l'apparition de Wallenstein. L'orgueilleux électeur de Bavière, accoutumé à jouer le rôle de législateur en Allemagne, à ordonner même du sort de l'empereur, s'était vu tout à coup, par l'arrivée du nouveau général, devenir inutile, et toute l'importance qu'il[p. 168] avait eue jusque-là s'était évanouie avec l'autorité de la Ligue. Un autre se présentait pour recueillir les fruits de ses victoires et ensevelir dans l'oubli tous les services passés. Le caractère altier du duc de Friedland, dont le plus doux triomphe était de braver la dignité des princes et de donner à l'autorité de son maître une odieuse extension, ne contribua pas peu à augmenter le ressentiment de l'électeur. Ce prince, mécontent de l'empereur et se défiant de ses intentions, était entré avec la France dans des liaisons dont les autres membres de la Ligue étaient aussi suspects. La crainte des projets d'agrandissement de Ferdinand, le mécontentement qu'excitaient les calamités présentes, avaient étouffé chez eux toute reconnaissance. Les exactions de Wallenstein étaient parvenues au plus intolérable excès. Le Brandebourg évaluait ses pertes à vingt millions, la Poméranie à dix, la Hesse à sept, et les autres États à proportion. Le cri de détresse était général, énergique, violent; toutes les représentations restaient sans effet; nulle différence entre les protestants et les catholiques: sur ce point, les voix étaient unanimes. Des flots de suppliques, toutes dirigées contre Wallenstein, assiégèrent l'empereur alarmé; on épouvanta son oreille par les plus affreuses descriptions des violences souffertes. Ferdinand n'était pas un barbare. Sans être innocent des atrocités commises sous son nom en Allemagne, il n'en connaissait pas l'excès: il n'hésita pas longtemps à satisfaire aux demandes des princes, et à licencier, dans les armées qu'il avait en campagne, dix-huit mille hommes de cavalerie. Au moment de cette réforme, les Suédois[p. 169] se préparaient déjà vivement à entrer en Allemagne, et la plus grande partie des Impériaux licenciés accourut sous leurs étendards.

Cette condescendance de Ferdinand ne servit qu'à encourager l'électeur de Bavière à des exigences plus hardies. Le triomphe remporté sur l'autorité de l'empereur était incomplet, tant que le duc de Friedland conservait le commandement en chef. Les princes se vengèrent rudement alors de la fierté de ce général, que tous indistinctement avaient éprouvée. Sa destitution fut demandée par tout le collége des électeurs, et même par les Espagnols, avec un accord et une chaleur qui étonnèrent Ferdinand. Mais cette unanimité même, cette véhémence, avec laquelle les envieux de l'empereur insistaient pour le renvoi de son général, devaient le convaincre de l'importance de ce serviteur. Wallenstein, instruit des cabales formées contre lui à Ratisbonne, ne négligea rien pour ouvrir les yeux de Ferdinand sur les véritables intentions de l'électeur de Bavière. Il parut lui-même à Ratisbonne, mais avec une pompe qui éclipsa jusqu'à l'empereur et qui donna un nouvel aliment à la haine de ses adversaires.

Pendant un long temps, l'empereur ne put se résoudre. Le sacrifice qu'on exigeait de lui était douloureux. Il devait au duc de Friedland toute sa supériorité; il sentait quelle perte il allait faire s'il le sacrifiait à la haine des princes; mais malheureusement, dans ce temps même, la bonne volonté des électeurs lui était nécessaire. Il méditait d'assurer la succession impériale à son fils Ferdinand, élu roi de Hongrie, et le consentement de Maximilien[p. 170] lui était pour cela indispensable. Cette affaire lui tenait plus au cœur que toutes les autres, et il ne craignit pas de sacrifier son serviteur le plus considérable pour obliger l'électeur de Bavière.

A cette même diète de Ratisbonne, il se trouvait aussi des envoyés français munis de pleins pouvoirs pour arrêter une guerre qui menaçait de s'allumer en Italie entre l'empereur et leur maître. Le duc Vincent de Mantoue et de Montferrat était mort sans enfants. Son plus proche parent, Charles, duc de Nevers, avait pris aussitôt possession de cet héritage, sans rendre à l'empereur l'hommage qui lui était dû en qualité de seigneur suzerain de ces principautés. Appuyé sur les secours de la France et de Venise, il s'obstinait dans le refus de remettre ces pays entre les mains des commissaires impériaux, jusqu'à ce qu'on eût prononcé sur la validité de ses droits. Ferdinand prit les armes, excité par les Espagnols, qui, possesseurs de Milan, trouvaient fort dangereux le proche voisinage d'un vassal de la France et saisissaient avec empressement l'occasion de faire des conquêtes dans cette partie de l'Italie avec le secours de l'empereur. Malgré toutes les peines que se donna le pape Urbain VIII pour éloigner la guerre de ces contrées, l'empereur envoya au delà des Alpes une armée allemande, dont l'apparition inattendue jeta l'épouvante dans tous les États italiens. Ses armes étaient partout victorieuses en Allemagne quand cela arriva en Italie, et la peur, qui grossit tout, crut voir revivre soudain les anciens projets de monarchie universelle formés par l'Autriche. Les horreurs de la guerre, qui désolaient l'Empire,[p. 171] s'étendirent alors dans les heureuses campagnes arrosées par le Pô. La ville de Mantoue fut prise d'assaut, et tout le pays d'alentour dut subir la présence dévastatrice d'une soldatesque sans frein. Aux malédictions qui retentissaient de toutes parts contre l'empereur dans l'Allemagne entière, se joignirent alors celles de l'Italie, et du conclave même s'élevèrent au ciel des vœux secrets pour le bonheur des armes protestantes.

Effrayé de la haine universelle que lui avait attirée cette campagne d'Italie, et fatigué par les instances des électeurs qui appuyaient avec zèle la demande des ministres français, Ferdinand finit par prêter l'oreille aux propositions de la France et promit l'investiture au nouveau duc de Mantoue.

La France devait reconnaître ce service important de la Bavière. La conclusion du traité donna aux plénipotentiaires de Richelieu l'occasion souhaitée d'entourer l'empereur des plus dangereuses intrigues pendant leur séjour à Ratisbonne, d'exciter toujours plus contre lui les princes mécontents, et de faire tourner à son préjudice toutes les délibérations de l'assemblée. Richelieu, pour parvenir à ses fins, avait choisi un excellent instrument dans la personne d'un capucin, le Père Joseph, qu'il avait placé auprès de l'ambassadeur, comme un attaché qui ne pouvait être suspect. Une de ses premières instructions était de poursuivre avec chaleur la déposition de Wallenstein. Dans la personne du général qui les avait conduites à la victoire, les armées autrichiennes perdaient la plus grande partie de leur force: des armées entières ne pouvaient compenser la perte de ce seul homme. C'était [p. 172] donc un trait d'habile politique de venir, dans le temps même où un roi victorieux, maître absolu de ses opérations, marchait contre l'empereur, enlever aux armées impériales le seul général qui égalât Gustave en expérience militaire et en autorité. Le Père Joseph, d'intelligence avec l'électeur de Bavière, entreprit de vaincre l'irrésolution de Ferdinand, qui était comme assiégé par les Espagnols et par tout le collége des électeurs. «L'empereur ferait bien, disait-il, d'acquiescer sur ce point au désir des princes, afin d'obtenir plus aisément leurs voix pour l'élection de son fils comme roi des Romains. L'orage une fois dissipé, Wallenstein se retrouverait toujours assez tôt pour reprendre son poste.» Le rusé capucin connaissait trop bien son homme pour craindre de rien risquer en donnant ce motif de consolation.

La voix d'un moine était, pour Ferdinand II, la voix de Dieu même. «Rien sur la terre, écrit son propre confesseur, n'était plus sacré pour lui que la personne d'un prêtre. S'il lui arrivait, disait-il souvent, de rencontrer en même temps, dans le même lieu, un religieux et un ange, le religieux aurait sa première révérence, et l'ange la seconde.» La déposition de Wallenstein fut résolue.

Pour récompenser Ferdinand de sa pieuse confiance, le capucin travailla contre lui à Ratisbonne avec tant d'adresse que tous ses efforts pour faire nommer roi des Romains le roi de Hongrie échouèrent complétement. Dans un article particulier du traité qu'il venait de conclure avec la France, les envoyés de cette puissance avaient promis en son nom qu'elle observerait avec tous les ennemis de[p. 173] l'empereur la plus stricte neutralité, au moment même où Richelieu négociait déjà avec le roi de Suède, l'excitait à la guerre et le forçait, en quelque sorte, à accepter l'alliance de son maître. Ce mensonge fut, il est vrai, retiré aussitôt qu'il eut produit son effet, et le Père Joseph dut expier dans un cloître la témérité d'avoir outre-passé ses pouvoirs. Ferdinand s'aperçut trop tard à quel point l'on s'était joué de lui. «Un méchant capucin, l'entendit-on s'écrier, m'a désarmé avec son rosaire, et n'a pas escamoté moins de six chapeaux d'électeurs dans son étroit capuchon.»

Ainsi le mensonge et la ruse triomphaient de l'empereur dans un temps où on le croyait tout-puissant en Allemagne et où il l'était en effet par la force de ses armes. Affaibli de quinze mille hommes et privé d'un général qui compensait la perte d'une armée, il quitta Ratisbonne sans voir accompli le désir auquel il avait fait tous ces sacrifices. Avant que les Suédois l'eussent battu en campagne, Maximilien de Bavière et le Père Joseph lui avaient fait une blessure incurable. Dans cette mémorable assemblée de Ratisbonne, on résolut la guerre avec la Suède, et l'on termina celle de Mantoue. Les princes s'étaient employés inutilement pour les ducs de Mecklembourg, et l'envoyé d'Angleterre avait mendié avec aussi peu de succès une pension annuelle en faveur du comte palatin Frédéric.

Dans le temps où l'on devait annoncer à Wallenstein sa destitution, il commandait une armée de près de cent mille hommes, dont il était adoré. La plupart des officiers étaient ses créatures; son[p. 174] moindre signe était un arrêt du sort pour le simple soldat. Son ambition était sans bornes, son orgueil inflexible; son esprit impérieux ne pouvait endurer un affront sans vengeance. Un instant devait alors le précipiter de la plénitude du pouvoir dans le néant de la vie privée. On pouvait croire que, pour exécuter une pareille sentence contre un pareil criminel, il ne faudrait guère moins d'art qu'il n'en avait fallu pour l'arracher au juge. Aussi eut-on la précaution de choisir deux des plus intimes amis de Wallenstein pour lui porter la mauvaise nouvelle, qu'ils devaient adoucir, autant qu'il était possible, par les plus flatteuses assurances de la faveur inaltérable de l'empereur.

Wallenstein, quand ces députés de l'empereur parurent devant lui, savait depuis longtemps l'objet de leur mission. Il avait eu le temps de se recueillir, et la sérénité régnait sur son visage, tandis que son cœur était en proie à la douleur et à la rage. Mais il avait résolu d'obéir. Cet arrêt le surprit avant que le temps fût mûr pour un coup hardi et que ses préparatifs fussent achevés. Ses vastes domaines étaient dispersés en Bohême et en Moravie; l'empereur pouvait, en les confisquant, couper le nerf de sa puissance. Il attendit sa vengeance de l'avenir. Son espoir était fortifié par les prophéties d'un astrologue italien, qui menait à la lisière comme un enfant cet esprit indompté. Séni, c'était son nom, avait lu dans les étoiles que la brillante carrière de son maître était encore loin de sa fin, et que l'avenir lui réservait une fortune éclatante. Il n'était pas besoin de fatiguer les astres pour prédire avec vraisemblance qu'un ennemi tel que Gustave-Adolphe[p. 175] ne permettrait pas longtemps de se passer d'un général tel que Wallenstein.

«L'empereur est trahi, répondit Wallenstein aux envoyés; je le plains, mais je lui pardonne. Il est clair que l'orgueilleux génie du Bavarois le domine. Je suis peiné, je l'avoue, qu'il m'ait sacrifié avec si peu de résistance; mais je veux obéir.» Il congédia les messagers avec des largesses de prince et conjura l'empereur, dans une humble supplique, de ne pas lui retirer sa faveur et de le maintenir dans ses dignités. Les murmures de l'armée furent universels, quand elle apprit la destitution de son général, et la meilleure partie des officiers quitta aussitôt le service de l'empereur. Un grand nombre suivit Wallenstein dans ses terres de Bohême et de Moravie, il s'en attacha d'autres par des pensions considérables, afin de pouvoir, dans l'occasion, s'en servir sur-le-champ.

En rentrant dans le silence de la vie privée, il ne songeait à rien moins qu'au repos. La pompe d'un roi l'entourait dans cette solitude et semblait braver l'arrêt de son humiliation. Six entrées conduisaient au palais qu'il habitait à Prague, et il fallut abattre cent maisons pour dégager la place du château. De semblables palais furent bâtis dans ses nombreux domaines. Des gentilshommes des premières familles se disputaient l'honneur de le servir, et l'on vit des chambellans de l'empereur résigner la clef d'or pour exercer la même charge auprès de Wallenstein. Il entretenait soixante pages, qui étaient instruits par les meilleurs maîtres; cinquante trabans gardaient constamment son antichambre. Son ordinaire n'était jamais au-dessous[p. 176] de cent services; son maître d'hôtel était un homme de grande qualité. S'il voyageait, sa suite et ses bagages remplissaient cent voitures à quatre et à six chevaux; sa cour le suivait dans soixante carrosses, avec cinquante chevaux de main. Le luxe des livrées, l'éclat des équipages, la somptuosité des appartements étaient assortis à cette magnificence. Six barons et autant de chevaliers devaient constamment entourer sa personne, pour exécuter chacun de ses signes; douze patrouilles faisaient la ronde autour de son palais pour en éloigner le moindre bruit. Sa tête, sans cesse en travail, avait besoin de silence; aucun roulement de voiture ne devait approcher de sa demeure, et il n'était pas rare que les rues fussent fermées avec des chaînes. Sa société était muette comme les avenues qui conduisaient à lui. Sombre, concentré, impénétrable, il épargnait ses paroles plus que ses présents, et le peu qu'il disait était proféré d'un ton repoussant. Il ne riait jamais, et la froideur de son sang résistait aux séductions de la volupté. Toujours occupé et agité de vastes desseins, il se privait de toutes les vaines distractions dans lesquelles d'autres dissipent une vie précieuse. Il entretenait, et en personne, une correspondance qui s'étendait à toute l'Europe; il écrivait presque tout de sa main, pour confier le moins possible à la discrétion d'autrui. Il était maigre et de haute stature; il avait le teint jaunâtre, les cheveux roux et courts, les yeux petits, mais étincelants. Un sérieux terrible, et qui éloignait de lui, siégeait sur son front, et l'excès de ses récompenses pouvait seul retenir la troupe tremblante de ses serviteurs.

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C'était dans cette fastueuse obscurité que Wallenstein, silencieux, mais non pas oisif, attendait son heure éclatante et le jour de la vengeance, qui bientôt devait poindre. Le cours impétueux des victoires de Gustave-Adolphe ne tarda pas à lui en donner un avant-goût. Il n'avait abandonné aucun de ses hauts desseins; l'ingratitude de l'empereur avait délivré son ambition d'un frein importun. La splendeur éblouissante de sa vie privée trahissait l'orgueilleux essor de ses projets: prodigue comme un monarque, il semblait compter déjà parmi ses possessions certaines les biens que lui montrait l'espérance.

Après la destitution de Wallenstein et le débarquement de Gustave-Adolphe, il fallait nommer un généralissime; on jugea nécessaire en même temps de réunir dans une seule main le commandement, jusqu'alors séparé, des troupes de l'empereur et de la Ligue. Maximilien de Bavière aspirait à ce poste important, qui pouvait mettre Ferdinand dans sa dépendance; mais cette raison-là même excitait celui-ci à le rechercher pour son fils aîné, le roi de Hongrie. Pour éloigner les deux concurrents et satisfaire, dans une certaine mesure, l'un et l'autre parti, on finit par donner le commandement à Tilly, général de la Ligue, qui passa dès lors du service de la Bavière à celui de l'Autriche. Les armées que Ferdinand avait sur le territoire allemand montaient, après la réduction des troupes de Wallenstein, à quarante mille hommes environ; les forces de la Ligue n'étaient guère moindres: les unes et les autres commandées par d'excellents officiers, exercées par de nombreuses campagnes, et fières d'une[p. 178] longue suite de victoires. Avec de pareilles forces, on croyait avoir d'autant moins à craindre l'approche du roi de Suède, que l'on occupait la Poméranie et le Mecklembourg, les seules portes par lesquelles il pût entrer en Allemagne.

Après la tentative malheureuse du roi de Danemark pour arrêter les progrès de l'empereur, Gustave-Adolphe était en Europe le seul prince de qui la liberté mourante pût espérer son salut, le seul en même temps dont l'intervention fût provoquée par les motifs politiques les plus graves, justifiée par les offenses qu'il avait reçues, et qui fût, par ses qualités personnelles, à la hauteur d'une si hasardeuse entreprise. De puissantes raisons d'État, qui lui étaient communes avec le Danemark, l'avaient porté, même avant l'ouverture de la guerre dans la basse Saxe, à offrir sa personne et ses armées pour la défense de l'Allemagne. Christian IV, pour son propre malheur, l'avait alors écarté. Depuis ce temps, l'insolence de Wallenstein et l'orgueil despotique de l'empereur ne lui avaient pas épargné les provocations, qui, en lui, devaient irriter l'homme et déterminer le roi. Des troupes impériales avaient été envoyées au secours du roi de Pologne, Sigismond, pour défendre la Prusse contre les Suédois. Le roi s'étant plaint à Wallenstein de ces hostilités, on lui répondit que l'empereur avait trop de soldats et croyait devoir les employer à aider ses amis. Ce même Wallenstein avait renvoyé, avec une hauteur offensante, du congrès tenu à Lubeck pour traiter avec le Danemark, les députés suédois, et, comme ils ne s'étaient pas laissé rebuter pour cela, il les avait menacés de violences contraires[p. 179] au droit des nations. Ferdinand avait fait insulter le pavillon suédois et intercepter des dépêches que Gustave envoyait en Transylvanie. Il continuait d'entraver la paix entre la Pologne et la Suède, et de refuser à Gustave le titre de roi. Il n'avait jugé dignes d'aucune attention les représentations réitérées de Gustave, et, au lieu d'accorder la satisfaction demandée pour les anciennes offenses, il en avait ajouté de nouvelles.

Tant de provocations personnelles, soutenues par les raisons d'État et les motifs de conscience les plus graves, et fortifiées par les invitations les plus pressantes, venues d'Allemagne, devaient faire impression sur l'âme d'un prince d'autant plus jaloux de sa dignité royale qu'on pouvait avoir plus de penchant à la lui disputer, d'un prince que flattait infiniment la gloire de défendre les opprimés et qui aimait la guerre avec passion, comme le véritable élément de son génie. Mais, avant qu'une trêve et une paix avec la Pologne lui laissât les mains libres, il ne pouvait songer sérieusement à une guerre nouvelle et pleine de dangers.

Cette trêve avec la Pologne, le cardinal de Richelieu eut le mérite de la ménager. Ce grand homme d'État, qui tenait d'une main le gouvernail de l'Europe, tandis que de l'autre il comprimait, dans l'intérieur de la France, la fureur des factions et l'orgueil des grands, poursuivait avec une constance inébranlable, au milieu d'une administration orageuse, le dessein qu'il avait formé d'arrêter dans sa marche altière la puissance croissante de l'Autriche. Mais les circonstances opposaient, dans l'exécution, de sérieux obstacles à ce plan. Le plus grand génie [p. 180] ne saurait braver impunément les préjugés de son siècle. Ministre d'un roi catholique, et même prince de l'Église romaine par la pourpre dont il était revêtu, il n'osait encore, s'alliant avec les ennemis de cette Église, combattre ouvertement une puissance qui, aux yeux de la multitude, avait su sanctifier par le nom de la religion ses prétentions ambitieuses. Les ménagements qu'imposaient à Richelieu les idées étroites de ses contemporains réduisirent son activité politique à tenter avec circonspection d'intervenir secrètement, et de faire exécuter par une main étrangère les desseins de son lumineux génie. Après avoir fait de vains efforts pour empêcher la paix du Danemark avec l'empereur, il eut recours à Gustave-Adolphe, le héros de son siècle. Rien ne fut épargné pour décider ce monarque et pour lui faciliter l'exécution. Charnacé, négociateur avoué du cardinal, parut dans la Prusse polonaise, où Gustave-Adolphe faisait la guerre contre Sigismond, et alla de l'un à l'autre roi pour ménager entre eux une trêve ou une paix. Gustave-Adolphe y était depuis longtemps disposé, et le ministre français réussit enfin à ouvrir aussi les yeux de Sigismond sur ses vrais intérêts et sur la politique trompeuse de l'empereur. Une trêve de six ans fut conclue entre les deux rois: elle laissait Gustave-Adolphe en possession de toutes ses conquêtes et lui donnait la liberté si longtemps désirée de tourner ses armes contre l'empereur. Le négociateur français lui offrit pour cette entreprise l'alliance de son roi et des subsides considérables, qui n'étaient pas à dédaigner; mais Gustave craignit, non sans raison, de se mettre vis-à-vis de la France, en les acceptant,[p. 181] dans un état de dépendance qui pourrait l'entraver dans le cours de ses victoires; il craignit que cette ligue avec une puissance catholique n'éveillât la défiance des protestants.

Autant cette guerre était pressante et juste, autant les circonstances au milieu desquelles Gustave-Adolphe l'entreprenait étaient pleines de promesses. Le nom de l'empereur était redoutable, il est vrai; ses ressources inépuisables, sa puissance jusqu'alors invincible: une si périlleuse entreprise aurait effrayé tout autre que Gustave-Adolphe. Il vit tous les obstacles, tous les dangers qui s'opposaient à son entreprise; mais il connaissait aussi les moyens par lesquels il pouvait espérer de les vaincre. Son armée n'était pas nombreuse, mais bien disciplinée, endurcie par un climat rigoureux et de continuelles campagnes, formée à la victoire dans la guerre de Pologne. La Suède, quoique pauvre en argent et en hommes, et fatiguée par une guerre de huit ans, qui lui avait demandé des efforts au delà de ses forces, était dévouée à son roi avec un enthousiasme qui lui permettait d'espérer des états l'appui le plus empressé. En Allemagne, le nom de l'empereur était détesté tout autant pour le moins que redouté. Les princes protestants semblaient n'attendre que l'arrivée d'un libérateur pour secouer le joug insupportable de la tyrannie et se déclarer ouvertement pour la Suède. Les membres catholiques de l'Empire ne pouvaient voir eux-mêmes avec déplaisir l'arrivée d'un adversaire qui limiterait la puissance prépondérante de l'empereur. La première victoire remportée sur le territoire allemand serait nécessairement décisive pour la cause de Gustave;[p. 182] elle amènerait à se déclarer les princes encore incertains; elle affermirait le courage de ses partisans; elle augmenterait l'affluence sous ses drapeaux et lui ouvrirait des sources abondantes de secours pour la suite de la guerre. Si la plupart des pays de l'Allemagne avaient déjà souffert énormément des maux de la guerre, les riches villes anséatiques y avaient pourtant échappé jusque-là, et elles ne pouvaient hésiter à prévenir par un sacrifice volontaire et modéré la ruine commune. A mesure qu'on chasserait les Impériaux de quelque province, leurs armées, qui ne vivaient qu'aux dépens du pays qu'elles occupaient, devaient se fondre de plus en plus. D'ailleurs, les forces de l'empereur étaient sensiblement diminuées par les envois de troupes faits mal à propos en Italie et dans les Pays-Bas. L'Espagne, affaiblie par la perte de ses galions d'Amérique et occupée par une guerre sérieuse dans les Pays-Bas, ne pouvait lui prêter qu'un faible secours. Au contraire, la Grande-Bretagne faisait espérer au roi de Suède des subsides importants, et la France, qui tout juste alors se pacifiait à l'intérieur, venait au-devant de lui avec les offres d'assistance les plus avantageuses.

Mais la plus sûre garantie du succès de son entreprise, c'est en lui-même que Gustave-Adolphe la trouvait. La prudence lui commandait de s'assurer tous les secours extérieurs et de mettre par là son dessein à l'abri du reproche de témérité; mais c'était seulement dans son propre sein qu'il puisait sa confiance et son courage. Gustave-Adolphe était incontestablement le premier général de son siècle[p. 183] et le plus brave soldat de son armée, qu'il s'était créée lui-même. Familiarisé avec la tactique des Grecs et des Romains, il avait inventé un art militaire supérieur, qui a servi de modèle aux plus grands généraux des temps qui suivirent. Il réduisit les grands escadrons, incommodes par leur masse, pour rendre plus faciles et plus prompts les mouvements de la cavalerie; dans la même vue, il laissa de plus grandes distances entre les bataillons. Une armée en bataille ne formait d'ordinaire qu'une seule ligne: il rangea la sienne sur deux lignes, de sorte que la deuxième pût marcher en avant si la première venait à plier. Il savait suppléer au manque de cavalerie en distribuant des fantassins entre les cavaliers, ce qui décida très-souvent la victoire. C'est lui qui le premier apprit à l'Europe l'importance de l'infanterie dans les batailles. Toute l'Allemagne admira la discipline par laquelle, dans les premiers temps, les armées suédoises se distinguèrent si glorieusement sur le sol germanique: tous les désordres étaient sévèrement punis, principalement le blasphème, le vol, le jeu et le duel. La tempérance était commandée par les lois militaires de la Suède, et l'on ne voyait dans le camp suédois, sans excepter la tente royale, ni or ni argent. L'œil du général veillait avec autant de soin sur les mœurs des soldats que sur leur bravoure guerrière. Chaque régiment devait se former en cercle autour de son aumônier pour la prière du matin et du soir, et accomplir sous la voûte du ciel ses devoirs religieux. En tout cela, le législateur servait lui-même de modèle. Une piété vive, sincère, rehaussait le courage qui animait son grand cœur. Également[p. 184] éloigné de l'incrédulité grossière, qui enlève aux passions fougueuses du barbare un frein nécessaire, et de la bigoterie rampante d'un Ferdinand, qui s'abaissait devant Dieu comme un ver de terre et qui foulait l'humanité sous ses pieds orgueilleux, Gustave, même dans l'ivresse du bonheur, était toujours homme et chrétien, mais toujours aussi, dans sa piété, héros et roi. Il supportait comme le dernier de ses soldats toutes les incommodités de la guerre. Au milieu des plus noires ténèbres de la bataille, son esprit conservait toute sa lumière; partout présent par son regard, il oubliait la mort qui l'environnait; on le voyait toujours sur le chemin du péril le plus redoutable. Sa bravoure naturelle ne lui fit que trop souvent oublier ce qu'il devait au général, et cette vie royale se termina par la mort d'un simple soldat. Mais le lâche, comme le brave, suivait un tel guide à la victoire, et à son œil d'aigle, qui embrassait tout, n'échappait nulle action héroïque, inspirée par son exemple. La gloire du souverain alluma dans toute la nation un sentiment d'elle-même plein d'enthousiasme. Fier d'un tel roi, le paysan de Finlande et de Gothie sacrifiait avec joie sa pauvreté; avec joie le soldat versait son sang, et ce noble essor que le génie d'un seul homme avait donné au peuple entier survécut longtemps à son auteur.

Autant l'on était d'accord sur la nécessité de la guerre, autant l'on était incertain sur le plan qu'il fallait suivre. Oxenstiern lui-même, le courageux chancelier, trouvait une guerre offensive trop hasardeuse, et les forces de son roi, pauvre et consciencieux, trop inférieures aux immenses ressources[p. 185] d'un despote qui disposait de l'Allemagne entière comme de sa propriété. Le génie du héros, qui voyait plus loin, réfuta ces doutes timides du ministre.

«Si nous attendons l'ennemi en Suède, disait Gustave, tout est perdu pour nous si nous perdons une seule bataille. Tout est gagné, au contraire, si nous débutons heureusement en Allemagne. La mer est vaste, et nous avons à garder en Suède des côtes étendues: que la flotte ennemie nous échappe et que la nôtre soit battue, nous ne pouvons plus empêcher une descente de l'ennemi. Nous devons tout faire pour conserver Stralsund: aussi longtemps que ce port nous est ouvert, nous nous ferons respecter sur la Baltique, et nos communications seront libres avec l'Allemagne. Mais, pour protéger Stralsund, il ne faut pas nous cacher en Suède; il faut passer avec une armée en Poméranie. Ne me parlez donc plus d'une guerre défensive, qui nous ferait perdre nos plus précieux avantages. Il ne faut pas que la Suède voie un seul drapeau ennemi. Si nous sommes vaincus en Allemagne, il sera toujours temps de suivre votre plan.»

Il fut donc résolu qu'on passerait en Allemagne et qu'on attaquerait l'empereur. Les préparatifs furent poussés avec la plus grande vigueur, et les mesures que prit Gustave ne témoignèrent pas moins de prévoyance que sa résolution ne montrait de courage et de grandeur. Il fallait, avant tout, dans une guerre si lointaine, mettre la Suède en sûreté contre les dispositions équivoques de ses voisins. Dans une entrevue personnelle avec le roi[p. 186] de Danemark, à Markarœd, Gustave s'assura l'amitié de ce prince. Il couvrit ses frontières du côté de la Moscovie. On pouvait, de l'Allemagne, tenir en respect la Pologne, s'il lui prenait envie de violer la trêve. Un négociateur suédois, Falkenberg, qui parcourait la Hollande et les cours d'Allemagne, donnait à son maître, au nom de plusieurs princes protestants, les plus flatteuses espérances, quoique pas un n'eût encore assez de courage et de désintéressement pour conclure avec lui un traité formel. Les villes de Lubeck et de Hambourg se montraient disposées à lui avancer de l'argent et à recevoir en payement le cuivre de Suède. Il envoya au prince de Transylvanie des personnes affidées, pour exciter cet ennemi irréconciliable de l'Autriche à prendre les armes contre l'empereur.

Cependant, on enrôlait pour la Suède en Allemagne et dans les Pays-Bas, on complétait les régiments, on en formait de nouveaux; on rassemblait des vaisseaux, on équipait soigneusement la flotte; on amassait autant de vivres, de munitions de guerre et d'argent qu'il était possible. En peu de temps, on eut trente vaisseaux de guerre prêts à mettre à la voile; une armée de quinze mille hommes était sous les drapeaux, et deux cents bâtiments de transport disposés pour les embarquer. Gustave ne voulait pas emmener en Allemagne de plus grandes forces, dont l'entretien aurait d'ailleurs alors excédé les ressources de son royaume. Mais, si l'armée était peu nombreuse, le choix des troupes était excellent, pour la discipline, le courage et l'expérience; elle pouvait servir de noyau solide à une force militaire plus considérable, quand Gustave aurait atteint le[p. 187] sol de l'Allemagne et que la fortune aurait favorisé ses premiers débuts. Oxenstiern, à la fois général et chancelier, se tenait en Prusse avec dix mille hommes, pour défendre cette province contre la Pologne. Quelques troupes régulières et une nombreuse milice, qui servait de pépinière à l'armée principale, demeurèrent en Suède, afin que le royaume ne fût pas sans défense contre un voisin parjure qui essayerait de le surprendre.

Ainsi toutes les mesures se trouvèrent prises pour la sûreté du royaume. Gustave-Adolphe ne fut pas moins attentif à régler l'administration intérieure. La régence fut remise au sénat; le comte palatin Jean-Casimir, beau-frère du roi, fut chargé des finances. La reine, quoique tendrement aimée de son époux, fut éloignée de toutes les affaires du gouvernement: ses moyens bornés n'étaient point au niveau d'une telle tâche. Gustave ordonna sa maison comme un mourant. Le 20 mai 1630, toutes les mesures étant prises et tout disposé pour le départ, le roi parut à Stockholm dans l'assemblée des états, pour leur faire un adieu solennel. Il prit dans ses bras sa fille Christine, âgée de quatre ans, qui avait été, dès le berceau, déclarée son héritière, et, l'ayant présentée aux états comme leur future souveraine, il reçut de nouveau, en son nom, leur serment de fidélité, pour le cas où il ne reverrait pas sa patrie; ensuite il fit lire l'ordonnance qui réglait la régence du royaume pendant son absence ou la minorité de sa fille. Toute l'assemblée fondait en larmes, et ce ne fut qu'après quelque temps que le roi lui-même retrouva le calme nécessaire pour adresser aux états son discours d'adieu.

[p. 188]

«Ce n'est pas à la légère, leur dit-il, que je me précipite, et vous avec moi, dans cette nouvelle guerre périlleuse. Le Tout-Puissant m'est témoin que je ne combats point pour mon plaisir. L'empereur m'a fait le plus cruel outrage dans la personne de mes ambassadeurs; il a soutenu mes ennemis, il poursuit mes amis et mes frères; il foule aux pieds ma religion, il tend la main vers ma couronne. Opprimés par lui, les membres de l'Empire d'Allemagne implorent instamment nos secours, et, s'il plaît à Dieu, nous les secourrons.

«Je sais à quels dangers ma vie sera exposée: je ne les ai jamais fuis, et j'échapperai difficilement à tous. A la vérité, jusqu'à ce jour, la Toute-Puissance divine m'a protégé merveilleusement; mais enfin le jour viendra où je périrai en défendant ma patrie. Je vous remets à la protection du Ciel. Soyez justes, consciencieux: menez une vie irréprochable, et nous nous retrouverons dans l'éternité.

«Membres de mon sénat, je m'adresse d'abord à vous. Que Dieu vous éclaire et vous remplisse de sagesse, afin que vos conseils tournent constamment au plus grand bien de mon royaume. Vaillante noblesse, je vous recommande à la protection divine. Continuez à vous montrer les dignes descendants de ces Goths héroïques dont la bravoure renversa l'antique Rome dans la poussière. Serviteurs de l'Église, je vous exhorte à la tolérance et à la concorde: soyez vous-mêmes les modèles des vertus que vous prêchez, et n'abusez jamais de votre autorité sur les cœurs de mon peuple. Députés de l'ordre des bourgeois et des paysans, j'implore pour vous la bénédiction du Ciel, pour vos labeurs une[p. 189] moisson réjouissante, des granges pleines, l'abondance de tous les biens de la vie. Pour vous tous, absents et présents, j'adresse au Ciel des vœux sincères. Je vous fais à tous mes tendres adieux; je vous les fais peut-être pour l'éternité.»

L'embarquement des troupes se fit à Elfsnaben, où la flotte était à l'ancre. Une foule innombrable de peuple était accourue pour assister à ce spectacle aussi magnifique que touchant. Les cœurs des assistants éprouvaient les sensations les plus diverses, selon qu'ils s'arrêtaient à la grandeur de l'entreprise ou à la grandeur du héros. Parmi les officiers supérieurs qui commandaient dans cette armée, Gustave Horn, le rhingrave Othon-Louis, Henri Matthias, comte de Thurn, Ortenbourg, Baudissen, Banner, Teufel, Tott, Mutsenfahl, Falkenberg, Kniphausen et plusieurs autres, ont illustré leurs noms.

La flotte, retenue par des vents contraires, ne put mettre à la voile qu'au mois de juin, et, le 24, elle atteignit l'île de Rügen, sur la côte de la Poméranie.

Gustave-Adolphe fut le premier qui descendit à terre. A la vue de son escorte, il s'agenouilla sur le sol germanique et rendit grâces au Tout-Puissant pour la conservation de son armée et de sa flotte. Il débarqua ses troupes dans les îles de Wollin et d'Usedom. A son approche, les garnisons impériales abandonnèrent soudain leurs retranchements et prirent la fuite. Il parut devant Stettin avec la rapidité de la foudre, pour s'assurer de cette place importante avant d'être prévenu par les Impériaux. Bogisla XIV, duc de Poméranie, prince faible et déjà vieillissant, était depuis longtemps fatigué des [p. 190] excès que les Impériaux avaient commis dans ses domaines et continuaient d'y commettre; mais, hors d'état de leur résister, il avait cédé, en murmurant tout bas, à des forces supérieures. L'apparition de son libérateur, au lieu d'animer son courage, le remplit de crainte et d'incertitude. Quoique son pays saignât encore des blessures que lui avaient faites les troupes impériales, il n'osait se résoudre à provoquer la vengeance de l'empereur, en se prononçant ouvertement pour les Suédois. Gustave, campé sous le canon de Stettin, somma cette ville de recevoir une garnison suédoise. Bogisla parut lui-même au camp du roi, pour s'excuser de laisser entrer ses troupes. «Je viens à vous comme ami, et non comme ennemi, lui répondit Gustave; ce n'est pas à la Poméranie, ce n'est pas à l'Allemagne que je fais la guerre; c'est à leurs ennemis. Ce duché restera dans mes mains comme un dépôt sacré, et, après la campagne, il vous sera rendu par moi plus sûrement que par tout autre. Voyez dans votre pays les traces des troupes impériales; voyez les traces des miennes à Usedom, et choisissez qui, de l'empereur ou de moi, vous voulez avoir pour ami. Qu'espérez-vous si l'empereur s'empare de votre capitale? Sera-t-elle plus ménagée par lui que par moi? Ou bien voulez-vous mettre des bornes à mes victoires? La chose est pressante: prenez une résolution, et ne me forcez pas d'employer des moyens plus efficaces.»

C'était pour le duc de Poméranie une pénible alternative. D'un côté, le roi de Suède, avec une armée redoutable, aux portes de sa capitale; de l'autre, l'empereur, sa vengeance inévitable, et[p. 191] l'exemple effrayant de tant de princes allemands qui, victimes de cette vengeance, erraient misérables. Le danger le plus pressant fixa son irrésolution. Stettin ouvrit ses portes au roi, des troupes suédoises y entrèrent, et les Impériaux, qui s'avançaient à marche forcée, furent ainsi prévenus. L'occupation de Stettin assura au roi un établissement en Poméranie, la navigation de l'Oder et une place d'armes pour son armée. Le duc Bogisla, voulant prévenir le reproche de trahison, se hâta de s'excuser auprès de l'empereur sur la nécessité; mais, persuadé qu'il serait implacable, il s'unit étroitement avec son nouveau protecteur, pour se faire de l'amitié suédoise un rempart contre la vengeance de l'Autriche. Le roi trouvait dans le duc de Poméranie un important allié, qui couvrait ses derrières et assurait ses communications avec la Suède.

Comme Ferdinand l'avait attaqué en Prusse le premier, Gustave-Adolphe se crut dispensé envers lui des formalités accoutumées, et il commença les hostilités sans déclaration de guerre. Il justifia sa conduite auprès des cours européennes par un manifeste particulier, où il exposait tous les motifs, déjà indiqués, qui le déterminaient à prendre les armes. Cependant, il poursuivait ses progrès en Poméranie et voyait son armée s'accroître chaque jour. Des officiers et des soldats qui avaient servi sous Mansfeld, Christian de Brunswick, le roi de Danemark et Wallenstein, venaient par bandes s'enrôler sous ses drapeaux victorieux.

La cour impériale fut bien loin d'accorder d'abord à l'invasion du roi de Suède l'attention dont[p. 192] elle parut digne bientôt après. L'orgueil autrichien, porté au comble par les succès inouïs obtenus jusque-là, regardait de haut, avec mépris, un prince qui sortait d'un coin obscur de l'Europe avec une poignée d'hommes, et qui ne devait, à ce qu'on s'imaginait, la réputation militaire qu'il avait acquise jusqu'alors qu'à l'incapacité d'un ennemi encore plus faible que lui. La peinture méprisante que Wallenstein avait faite, non sans dessein, de la puissance suédoise, augmentait la sécurité de l'empereur. Comment pouvait-il estimer un ennemi que son général se faisait fort de chasser d'Allemagne à coups de verges? Les rapides progrès de Gustave en Poméranie ne purent même détruire encore complétement ce préjugé, auquel les railleries des courtisans donnaient chaque jour plus de crédit. On le nommait à Vienne «la Majesté de neige», que le froid du Nord maintenait pour le moment, mais qui fondrait à vue d'œil en avançant vers le Midi. Les électeurs même, alors rassemblés à Ratisbonne, ne daignèrent pas s'arrêter à ses représentations, et, par une aveugle complaisance pour Ferdinand, lui refusèrent jusqu'au titre de roi. Tandis qu'on se raillait de Gustave-Adolphe à Vienne et à Ratisbonne, il prenait possession successivement des places fortes du Mecklembourg et de la Poméranie.

Malgré ces dédains, l'empereur s'était montré disposé à régler par des négociations ses démêlés avec la Suède, et, à cet effet, il avait même envoyé des fondés de pouvoir à Dantzig. Mais on vit clairement par leurs instructions combien sa démarche était peu sérieuse, puisqu'il refusait toujours à Gustave le titre de roi. Il voulait seulement éviter, [p. 193] ce semble, de prendre sur lui l'odieux de l'agression, et le rejeter sur son ennemi, afin de pouvoir d'autant plus compter sur le secours des membres de l'Empire. Aussi, comme il fallait s'y attendre, ce congrès de Dantzig se sépara sans avoir rien produit, et l'animosité fut portée de part et d'autre au dernier degré par les lettres violentes qu'on échangea.

Cependant, un général de l'empereur, Torquato Conti, qui commandait l'armée en Poméranie, avait fait d'inutiles efforts pour reprendre Stettin aux Suédois. Les Impériaux furent chassés successivement de toutes les places: Damm, Stargard, Camin, Wolgast tombèrent rapidement au pouvoir de Gustave. Dans sa retraite, Torquato Conti, pour se venger de Bogisla, fit exercer par son armée les violences les plus criantes contre les habitants de la Poméranie, que son avarice avait depuis longtemps maltraités de la façon la plus cruelle. Sous prétexte d'affamer les Suédois, tout fut pillé et ravagé; et souvent, quand les Impériaux ne pouvaient plus se maintenir dans une place, ils la réduisaient en cendres, pour n'en laisser que les ruines à l'ennemi. Mais ces barbaries ne servaient qu'à faire paraître dans un plus beau jour la conduite opposée des Suédois, et à gagner tous les cœurs au monarque ami de l'humanité. Le soldat suédois payait tout ce qu'il consommait; sur son passage, la propriété d'autrui était respectée: aussi les villes et les campagnes recevaient l'armée suédoise à bras ouverts, tandis que le peuple des campagnes de Poméranie égorgeait sans pitié tous les soldats impériaux qui tombaient dans ses mains. Beaucoup de Poméraniens[p. 194] entrèrent au service de la Suède, et les états de ce pays si fort épuisé accordèrent avec joie à Gustave une contribution de cent mille florins.

Torquato Conti, avec toute sa dureté de caractère, était un excellent général. Ne pouvant chasser de Stettin le roi de Suède, il tâcha de lui rendre au moins cette position inutile. Il se retrancha à Garz, sur l'Oder, au-dessus de Stettin, pour commander le fleuve et couper à cette ville ses communications par eau avec le reste de l'Allemagne. Rien ne put l'amener à un engagement avec Gustave-Adolphe, dont les forces étaient supérieures et qui cependant ne réussit pas à emporter les solides retranchements des Impériaux. Torquato, trop dépourvu de troupes et d'argent pour prendre l'offensive, espérait, avec ce plan de conduite, donner au comte Tilly le temps d'accourir pour la défense de la Poméranie, et se joindre à lui pour attaquer le roi de Suède. Un jour, il profita même de l'absence de Gustave pour faire à l'improviste une tentative sur Stettin; mais les Suédois étaient sur leurs gardes: la vive attaque des Impériaux fut victorieusement repoussée, et Torquato s'éloigna avec une grande perte. On ne peut nier que Gustave ne fût redevable de ces heureux commencements à son bonheur autant qu'à son expérience militaire. Depuis la destitution de Wallenstein, les troupes impériales, en Poméranie, étaient réduites à l'état le plus déplorable. Elles expiaient cruellement leurs propres excès: un pays affamé, désolé, ne pouvait plus les nourrir. Toute discipline avait disparu; nul respect pour les ordres des officiers, l'armée se fondait à vue d'œil par de fréquentes désertions, et par la mortalité que produisait [p. 195] dans tous ces rangs le froid rigoureux d'un climat nouveau pour elle. Dans ces circonstances, Torquato Conti n'aspirait qu'au repos, afin de rétablir ses troupes dans les quartiers d'hiver; mais il avait affaire à un ennemi pour qui il n'y avait point d'hiver sous le ciel d'Allemagne. Gustave avait eu d'ailleurs la précaution de munir ses soldats de peaux de mouton, afin de pouvoir tenir la campagne même au plus fort de l'hiver. Aussi les fondés de pouvoir de l'empereur qui vinrent lui proposer un armistice reçurent cette réponse désolante: «Les Suédois sont soldats en hiver comme en été et ne se soucient point d'épuiser plus longtemps le pauvre cultivateur. Les Impériaux feront ce qu'il leur plaira; mais, pour eux, ils ne songent nullement à rester dans l'inaction.» Torquato Conti se démit bientôt après d'un commandement où il n'y avait plus beaucoup de gloire et plus du tout d'argent à gagner.

Une pareille inégalité devait nécessairement donner l'avantage aux Suédois. Les Impériaux furent inquiétés sans relâche dans leurs quartiers d'hiver. Greifenhagen, place importante sur l'Oder, fut prise d'assaut, et les ennemis finirent par abandonner aussi les villes de Garz et de Pyritz. Ils ne tenaient plus, dans toute la Poméranie, que Greifswalde, Demmin et Colberg, et le roi fit sans retard les plus vigoureuses dispositions pour en former le siége. L'ennemi fugitif se dirigea vers la marche de Brandebourg, non sans essuyer de grandes pertes en hommes, en bagages, en artillerie, qui tombèrent dans les mains des Suédois, attachés à sa poursuite.

[p. 196]

En occupant les passages de Ribnitz et de Damgarten, Gustave s'était ouvert l'entrée du duché de Mecklembourg; déjà, il avait invité les habitants, par un manifeste, à retourner sous la domination de leurs souverains légitimes et à chasser tout ce qui tenait à Wallenstein. Mais les Impériaux se rendirent maîtres par artifice de la ville importante de Rostock, et le roi, qui ne voulait pas diviser ses forces, dut renoncer à pousser plus avant. Les ducs de Mecklembourg, chassés de leurs États, avaient en vain fait intercéder auprès de l'empereur les princes assemblés à Ratisbonne; en vain, pour fléchir l'empereur par leur soumission, ils avaient rejeté l'alliance de la Suède et tout recours à la force. Réduits au désespoir par le refus opiniâtre de Ferdinand, ils prirent alors ouvertement le parti du roi, levèrent des troupes et en donnèrent le commandement au duc François-Charles de Saxe-Lauenbourg. Celui-ci réussit à s'emparer de quelques places fortes sur l'Elbe; mais elles lui furent bientôt enlevées par le général de l'empereur, Pappenheim, envoyé contre lui. Peu après, assiégé par ce dernier dans Ratzebourg, il se vit contraint, après une vaine tentative d'évasion, à se rendre prisonnier avec tout son monde. Ainsi s'évanouit de nouveau pour ces malheureux princes l'espérance de rentrer dans leurs États: il était réservé à Gustave-Adolphe de leur rendre cette justice éclatante.

Les bandes fugitives de l'empereur s'étaient jetées dans la marche de Brandebourg, et elles en faisaient le théâtre de leurs brigandages. Non contents d'exiger les contributions les plus arbitraires, [p. 197] d'écraser le bourgeois par les logements militaires, ces monstres fouillaient encore l'intérieur des maisons, forçaient et brisaient tout ce qui était fermé, pillaient toutes les provisions, maltraitaient de la manière la plus affreuse quiconque essayait de résister, déshonoraient les femmes jusque dans les lieux saints; et tout cela se passait, non point en pays ennemi, mais dans les États d'un prince de qui l'empereur n'avait pas à se plaindre et qu'il osait presser, malgré toutes ces horreurs, de prendre les armes contre le roi de Suède. Le spectacle de ces épouvantables désordres, que le manque d'argent et d'autorité les obligeait de souffrir, indignait les généraux même de l'empereur, et leur chef, le comte de Schaumbourg, rougissant de tant d'excès, voulut déposer le commandement. L'électeur de Brandebourg, trop pauvre en soldats pour défendre son pays, et laissé sans secours par l'empereur, qui ne daignait pas répondre aux représentations les plus pathétiques, ordonna enfin à ses sujets, par un édit, de repousser la force par la force et de tuer sans miséricorde tout soldat impérial qui serait surpris à piller. L'horreur des vexations et la détresse du gouvernement étaient montées à un tel point qu'il ne restait plus au souverain que la ressource désespérée d'enjoindre par la loi la vengeance personnelle.

Les Impériaux avaient attiré les Suédois dans la marche de Brandebourg, et le refus de l'électeur de lui donner passage par la place forte de Cüstrin avait pu seul empêcher Gustave-Adolphe d'assiéger Francfort-sur-l'Oder. Il revint sur ses pas pour achever la conquête de la Poméranie par la prise[p. 198] de Demmin et de Colberg. Cependant le feld-maréchal Tilly s'avançait pour défendre la marche de Brandebourg.

Ce général, qui pouvait se glorifier de n'avoir encore perdu aucune bataille, le vainqueur de Mansfeld, de Christian de Brunswick, du margrave de Bade et du roi de Danemark, allait trouver dans le roi de Suède un adversaire digne de lui. Tilly était d'une famille noble de Liége et s'était formé dans la guerre des Pays-Bas, alors l'école des généraux. Il trouva bientôt, sous l'empereur Rodolphe II, l'occasion de montrer en Hongrie les talents qu'il avait acquis, et il s'y éleva promptement d'un grade à un autre. Après la conclusion de la paix, il entra au service de Maximilien de Bavière, qui le nomma général en chef avec un pouvoir illimité. Il fut, par ses excellents règlements, le créateur de l'armée bavaroise, et c'était à lui surtout que Maximilien devait la supériorité qu'il avait eue jusque-là en campagne. Après la guerre de Bohême, on lui remit le commandement des troupes de la Ligue, et, après la retraite de Wallenstein, celui de toute l'armée impériale. Aussi sévère pour ses troupes, aussi sanguinaire avec l'ennemi, d'un caractère aussi sombre que Wallenstein, il le laissait bien loin derrière lui pour la modestie et le désintéressement. Un zèle aveugle pour sa religion, une soif barbare de persécution se joignaient à un caractère naturellement farouche, pour faire de lui l'effroi des protestants. A son humeur répondait un extérieur bizarre et terrible. Petit, maigre, les joues creuses, il avait le nez long, le front large et ridé, une forte moustache,[p. 199] le bas du visage en pointe. Il se montrait d'ordinaire en pourpoint espagnol de satin vert clair, à manches tailladées, et coiffé d'un petit chapeau à haut retroussis, orné d'une plume d'autruche rouge, qui descendait en flottant jusque sur son dos. Toute sa personne rappelait le duc d'Albe, le geôlier des Flamands, et sa conduite était loin d'effacer cette impression. Tel était le général qui se présentait en ce moment contre le héros du Nord.

Tilly était bien éloigné de mépriser son adversaire. «Le roi de Suède, disait-il hautement dans l'assemblée des électeurs, à Ratisbonne, est un ennemi aussi habile que vaillant, endurci à la guerre, et dans la fleur de son âge. Ses mesures sont excellentes; ses ressources ne sont point faibles; les états de son royaume lui ont témoigné un extrême empressement. Son armée, composée de Suédois, d'Allemands, de Livoniens, de Finlandais, d'Écossais et d'Anglais, ne fait qu'une seule nation par son aveugle obéissance. Contre un pareil joueur, ne pas avoir perdu, c'est avoir déjà beaucoup gagné.»

Les progrès du roi de Suède dans le Brandebourg et la Poméranie ne laissaient pas au nouveau généralissime un moment à perdre, et les généraux qui commandaient sur les lieux réclamaient instamment sa présence. Tilly appela donc auprès de lui, avec toute la célérité possible, les troupes impériales dispersées dans toute l'Allemagne; mais il lui fallut beaucoup de temps pour tirer des provinces désolées et appauvries les provisions de guerre dont il avait besoin. Enfin, au milieu de[p. 200] l'hiver, il parut à la tête de vingt mille hommes devant Francfort-sur-l'Oder, où il fit sa jonction avec le reste des troupes de Schaumbourg. Il remit à ce général la défense de Francfort, avec une garnison suffisante. Il voulait lui-même courir en Poméranie, pour sauver Demmin et débloquer Colberg, déjà réduit à la dernière extrémité par les Suédois; mais, avant qu'il eût quitté le Brandebourg, Demmin, très-mal défendu par le duc Savelli, s'était rendu au roi, et Colberg capitula aussi, par famine, après cinq mois de siége. Les passages de la Poméranie antérieure étant fortement occupés, et le camp du roi près de Schwedt défiant toutes les attaques, Tilly renonça à son premier plan offensif et se retira sur l'Elbe pour assiéger Magdebourg.

La prise de Demmin laissait Gustave libre de pénétrer sans obstacle dans le Mecklembourg; mais une entreprise plus importante attira ses armes d'un autre côté. Tilly avait à peine commencé sa retraite que le roi leva brusquement son camp de Schwedt, et marcha contre Francfort-sur-l'Oder avec toutes ses forces. Cette ville était mal fortifiée, mais défendue par une garnison de huit mille hommes, dont la plupart étaient le reste de ces bandes furieuses qui avaient ravagé la Poméranie et le Brandebourg. L'attaque fut vive, et, dès le troisième jour, la ville fut emportée d'assaut. Les Suédois, assurés de la victoire, rejetèrent toute capitulation, quoique l'ennemi eût battu deux fois la chamade: ils voulaient exercer le terrible droit de représailles. Dès son arrivée dans le pays, Tilly avait enlevé à Neubrandebourg une garnison suédoise[p. 201] demeurée en arrière, et, irrité de sa vive résistance, il l'avait fait massacrer jusqu'au dernier homme. Les Suédois, quand ils prirent d'assaut Francfort, se souvinrent de cette barbarie. «Quartier comme à Neubrandebourg!» répondait-on à chaque soldat de l'empereur qui demandait la vie, et on l'égorgeait sans pitié. Quelques milliers furent tués ou pris; un grand nombre se noyèrent dans l'Oder; le reste s'enfuit en Silésie; toute l'artillerie tomba au pouvoir des Suédois. Pour satisfaire à la fureur du soldat, il fallut que Gustave permît trois heures de pillage.

Tandis que ce roi courait d'une victoire à une autre, que le succès de ses armes relevait le courage des princes protestants et rendait plus vive leur résistance, l'empereur, toujours inflexible, continuait de pousser à bout leur impatience par ses prétentions exagérées envers eux et en faisant exécuter à la rigueur l'édit de restitution. La nécessité le poussait maintenant dans les voies violentes, où il était d'abord entré par orgueil; pour sortir des embarras où sa conduite arbitraire l'avait précipité, il ne voyait plus d'autre ressource que l'arbitraire. Mais, dans un système d'États aussi artificiellement organisé que l'est aujourd'hui et que le fut toujours le corps germanique, la main du despotisme devait produire des perturbations infinies. Les princes voyaient avec stupeur la constitution de l'Empire renversée insensiblement et l'état de nature, auquel on revenait, les conduisit à la défense personnelle, le seul moyen de salut qui reste dans cet état. Les attaques ouvertes de l'empereur contre l'Église évangélique avaient enfin arraché[p. 202] des yeux de Jean-Georges le voile qui lui avait caché si longtemps l'astucieuse politique de ce prince. Ferdinand l'avait personnellement offensé, en excluant son fils de l'archevêché de Magdebourg, et le feld-maréchal d'Arnheim, son nouveau favori et son ministre, ne négligea rien pour enflammer son ressentiment. Auparavant général de l'empereur sous les ordres de Wallenstein, et toujours ami ardemment dévoué de ce dernier, il cherchait à venger son ancien bienfaiteur et à se venger lui-même de Ferdinand, et à détacher l'électeur de Saxe des intérêts de l'Autriche. L'apparition des Suédois en Allemagne devait lui en fournir les moyens. Gustave-Adolphe était invincible aussitôt que les membres protestants de l'Empire s'unissaient à lui, et l'empereur ne craignait rien tant que cette union. L'électeur de Saxe, en se déclarant, pouvait, par son exemple, entraîner tous les autres, et le sort de Ferdinand se trouvait, en quelque sorte, dans les mains de Jean-Georges. L'adroit favori, flattant l'ambition de son maître, lui fit sentir son importance, et lui conseilla d'effrayer l'empereur en le menaçant d'une alliance avec la Suède, pour obtenir de lui par la crainte ce qu'on ne pouvait attendre de la reconnaissance. Cependant, il était d'avis que l'électeur ne s'engageât point effectivement avec la Suède, afin de conserver toujours son importance et sa liberté. Il l'enivrait du projet magnifique, pour l'exécution duquel il ne manquait rien qu'une main plus habile, d'attirer à lui tout le parti protestant, de former en Allemagne une troisième puissance, et de jouer le rôle d'arbitre souverain entre la Suède et l'Autriche.

[p. 203]

Ce plan devait flatter d'autant plus l'amour-propre de Jean-Georges, qu'il lui était également insupportable de tomber sous la dépendance de la Suède ou de rester plus longtemps sous la tyrannie de l'empereur. Il ne pouvait voir avec indifférence qu'un prince étranger lui enlevât la direction des affaires d'Allemagne, et, tout incapable qu'il était de jouer le premier rôle, sa vanité ne pouvait se contenter du second. Il résolut donc de faire tourner, autant qu'il pourrait, à l'avantage de sa situation particulière, les progrès du monarque suédois, mais de suivre, en demeurant indépendant de lui, son propre plan. Dans cette vue, il eut une conférence avec l'électeur de Brandebourg, qui avait des raisons semblables d'être irrité contre l'empereur et de se défier de la Suède. Après s'être assuré, dans une diète convoquée à Torgau, de l'assentiment des états de Saxe, qui lui était indispensable pour l'exécution de son plan, il invita tous les membres évangéliques de l'Empire à une assemblée générale, qui devait s'ouvrir à Leipzig le 6 février 1631. Brandebourg, Hesse-Cassel, plusieurs princes, des comtes, d'autres membres de l'Empire, des évêques protestants, parurent en personne ou se firent représenter dans cette assemblée, que le prédicateur de la cour de Saxe, le docteur Hoe de Hohenegg, ouvrit par un sermon véhément. L'empereur avait fait d'inutiles efforts pour empêcher cette conférence, qui se réunissait de son autorité privée, dont l'objet était visiblement la défense personnelle, et que la présence des Suédois en Allemagne rendait fort dangereuse. Les princes assemblés, animés par les progrès de Gustave-Adolphe,[p. 204] maintinrent leurs droits, et ils se séparèrent, au bout de deux mois, après une décision remarquable, qui jeta Ferdinand dans un grand embarras. Elle portait que l'empereur serait énergiquement requis, dans un écrit rédigé au nom de tous, d'abolir l'édit de restitution, de retirer ses troupes de leurs résidences et places fortes, de cesser les exécutions, de réformer tous les anciens abus. En attendant, on mettrait sur pied une armée de quarante mille hommes, pour se faire justice soi-même, en cas d'un refus de l'empereur.

Une nouvelle circonstance se présenta, qui ne contribua pas peu à fortifier les princes protestants dans leurs résolutions. Le roi de Suède avait enfin surmonté les scrupules qui l'avaient détourné jusque-là d'une liaison plus étroite avec la France, et, le 13 janvier 1631, il avait conclu avec cette couronne une formelle alliance. Après avoir très-vivement débattu la manière dont seraient traités les princes catholiques de l'Empire, que la France prenait sous sa protection, et envers lesquels Gustave voulait user du droit de représailles; après une contestation, moins importante, sur le titre de Majesté, que l'orgueil français refusait à la fierté suédoise, Richelieu céda enfin sur le second point, Gustave-Adolphe sur le premier, et le traité d'alliance fut signé à Beerwald, dans la Nouvelle-Marche. Les deux puissances s'y engagèrent à se soutenir mutuellement et à main armée, à défendre leurs amis communs, à aider à rentrer dans leurs États les princes de l'Empire dépossédés, et à rétablir toutes choses, aux frontières et dans l'intérieur de l'Allemagne, comme elles étaient avant que la [p. 205] guerre éclatât. Dans cette vue, la Suède devait entretenir à ses frais en Allemagne une armée de trente mille hommes, et la France fournir aux Suédois quatre cent mille écus de subsides annuels. Si la fortune favorisait les armes de Gustave, il devait respecter dans les places conquises la religion catholique et les lois de l'Empire, et ne rien entreprendre contre elles; l'accès de l'alliance était ouvert à tous les membres de l'Empire et aux princes, même catholiques, en Allemagne comme au dehors; une partie ne pouvait conclure, sans la connaissance et le consentement de l'autre, une paix séparée avec l'ennemi; l'alliance devait durer cinq ans.

Autant le roi de Suède avait répugné à recevoir une solde de la France et à sacrifier l'avantage de conduire la guerre avec une entière liberté, autant cette alliance fut décisive pour ses affaires en Allemagne. Alors seulement, les membres de l'Empire germanique, le voyant soutenu par la puissance la plus considérable de l'Europe, commencèrent à prendre confiance dans son entreprise, dont le succès leur avait donné jusqu'alors de justes alarmes. Alors seulement, il devint redoutable à l'empereur. De ce moment, les princes catholiques eux-mêmes, qui désiraient l'humiliation de l'Autriche, virent avec moins de défiance les progrès de Gustave en Allemagne, parce que son alliance avec une puissance catholique lui imposait des ménagements envers l'Église. De même que l'apparition de Gustave-Adolphe protégeait la religion évangélique et la liberté allemande contre la prépondérance de l'empereur, de même l'intervention de la France[p. 206] pouvait maintenant protéger la religion catholique et la liberté allemande contre Gustave-Adolphe, si l'ivresse du succès devait l'entraîner au delà des bornes de la modération.

Le roi de Suède ne tarda point à notifier ce traité conclu avec la France aux princes qui avaient formé l'alliance de Leipzig, et les invita en même temps à s'unir avec lui plus étroitement. La France appuya cette invitation et n'épargna aucun argument pour décider l'électeur de Saxe. Gustave-Adolphe offrait de se contenter d'un appui secret, si les princes jugeaient encore téméraire de se déclarer ouvertement pour lui. Plusieurs lui firent espérer leur adhésion, aussitôt qu'ils verraient jour à se déclarer. Jean-Georges, toujours défiant et jaloux du roi de Suède, toujours fidèle à sa politique intéressée, ne put se résoudre à se déclarer bien nettement.

La résolution de la conférence de Leipzig et le traité entre la France et la Suède étaient deux nouvelles également fâcheuses pour l'empereur. Contre la décision des princes, il eut recours aux foudres de sa toute-puissance impériale. Pour faire sentir à la France tout son mécontentement du traité, il ne lui manquait qu'une armée. Tous les membres de l'Union de Leipzig reçurent des lettres de remontrances, qui leur interdisaient, dans les termes les plus forts, toute levée de troupes. Ils répondirent par de violentes récriminations, justifièrent leur conduite par le droit naturel, et continuèrent leurs préparatifs de guerre.

Cependant, les généraux de l'empereur se voyaient réduits, par le défaut de troupes et d'argent, à la[p. 207] fâcheuse alternative de perdre de vue le roi de Suède ou les princes allemands, ne se trouvant pas en état de leur tenir tête en même temps avec leurs forces divisées. Les mouvements des protestants attiraient leur attention vers l'intérieur de l'Empire; les progrès du roi dans la marche de Brandebourg, qui menaçaient déjà de près les États héréditaires de Ferdinand, exigeaient impérieusement qu'ils tournassent leurs armes de ce côté. Après la prise de Francfort, Gustave avait marché contre Landsberg sur la Wartha, et Tilly, après avoir essayé trop tard de sauver cette place, retourna vers Magdebourg, pour continuer avec vigueur le siége commencé.

Le riche archevêché, dont Magdebourg était la résidence, avait longtemps appartenu à des princes évangéliques de la maison de Brandebourg, qui y établirent leur religion. Christian-Guillaume, le dernier administrateur, avait été mis au ban de l'Empire, à cause de ses liaisons avec le Danemark, et le chapitre, pour ne pas attirer sur l'archevêché la vengeance impériale, s'était cru obligé de le dépouiller formellement de sa dignité. A sa place, il proposa le prince Jean-Auguste, deuxième fils de l'électeur de Saxe; mais Ferdinand le rejeta, pour conférer l'archevêché à son propre fils Léopold. Là-dessus, l'électeur adressa de vaines plaintes à la cour impériale. Christian-Guillaume de Brandebourg prit des mesures plus efficaces. Assuré de l'attachement du peuple et des magistrats de Magdebourg, et enflammé par des espérances chimériques, il se crut en état de vaincre tous les obstacles que la sentence du chapitre, la concurrence de deux[p. 208] puissants rivaux et l'édit de restitution opposaient à son rétablissement. Il fit un voyage en Suède et tâcha de s'assurer, par la promesse d'une importante diversion en Allemagne, le secours de Gustave. Le roi ne le renvoya point sans lui faire espérer un vigoureux appui, mais il lui recommanda en même temps d'agir avec prudence.

A peine Christian-Guillaume eut-il appris le débarquement de son protecteur en Poméranie, qu'il se glissa dans Magdebourg, à la faveur d'un déguisement. Il parut soudain dans le conseil de la ville, rappela aux magistrats tous les maux que les troupes impériales avaient fait souffrir à la ville et au territoire, les pernicieux desseins de Ferdinand, le péril de l'Église évangélique. Après ce début, il leur annonça que le moment de leur délivrance était arrivé, et que Gustave-Adolphe leur offrait son alliance et ses secours. Magdebourg, une des plus riches cités de l'Allemagne, jouissait, sous le gouvernement de ses magistrats, d'une liberté républicaine, qui inspirait aux citoyens une audace héroïque. Ils en avaient déjà donné des preuves glorieuses dans leur conduite envers Wallenstein, qui, attiré par leurs richesses, leur avait adressé des réquisitions exorbitantes, et, par une courageuse résistance, ils avaient maintenu leurs droits. Tout leur territoire éprouva, il est vrai, la fureur dévastatrice de ses troupes, mais Magdebourg même échappa à sa vengeance. Il ne fut donc pas difficile à l'administrateur de gagner des esprits encore émus par le récent souvenir de ces mauvais traitements. Une alliance fut conclue entre la ville et le roi de Suède: Magdebourg accordait au roi le[p. 209] libre passage dans la ville et le pays, avec le droit de recrutement sur le territoire de l'archevêché, et recevait, en retour, l'assurance que sa religion et ses priviléges seraient loyalement protégés.

Aussitôt l'administrateur leva des troupes et commença prématurément les hostilités, avant que Gustave fût assez près pour le soutenir avec son armée. Il réussit à enlever quelques détachements impériaux dans le voisinage, à faire de petites conquêtes, et même à surprendre la ville de Halle; mais l'approche d'une armée autrichienne l'obligea bientôt de reprendre en toute hâte et non sans perte le chemin de Magdebourg. Gustave-Adolphe, quoique mécontent de sa précipitation, lui envoya un officier expérimenté, Dietrich de Falkenberg, pour diriger les opérations militaires et assister l'administrateur de ses conseils. Falkenberg fut nommé, par les magistrats, commandant de la ville, pour toute la durée de la guerre. Chaque jour, il arrivait des villes voisines de nouveaux renforts à l'armée du prince; elle remporta plusieurs avantages sur les régiments impériaux envoyés contre elle, et put soutenir, pendant plusieurs mois, une guerre avec beaucoup de bonheur.

Enfin le comte de Pappenheim s'approcha de la ville, après son expédition contre le duc de Saxe-Lauenbourg. Il délogea, en peu de temps, de toutes les redoutes environnantes, les troupes de l'administrateur, lui coupa ainsi toute communication avec la Saxe, et entreprit sérieusement le siége de la ville. Tilly survint bientôt après; il somma l'administrateur, dans un écrit menaçant, de ne pas résister plus longtemps à l'édit de restitution, de se [p. 210] soumettre aux ordres de l'empereur, et de rendre Magdebourg. La réponse du prince fut vive et hardie, et décida le général impérial à lui faire éprouver la force de ses armes.

Cependant, le siége fut encore retardé quelque temps, à cause des progrès de Gustave-Adolphe, qui appelèrent d'un autre côté le général de l'empereur, et la jalousie des généraux, qui commandaient en son absence, laissa à la ville un répit de quelques mois. Enfin, le 30 mars 1631, Tilly reparut, et, dès ce moment, le siége fut poussé avec vigueur.

Tous les ouvrages extérieurs furent emportés en peu de temps. Falkenberg avait lui-même retiré les postes inutilement exposés et fait rompre le pont de l'Elbe. Comme on n'avait pas assez de troupes pour défendre une si vaste place avec ses faubourgs, on abandonna ceux de Sudenbourg et de Neustadt à l'ennemi, qui aussitôt les réduisit en cendres. Pappenheim se sépara de Tilly et passa l'Elbe, près de Schœnebeck, pour attaquer la ville de l'autre côté.

La garnison, affaiblie par les combats livrés précédemment dans les ouvrages extérieurs, ne s'élevait pas à plus de deux mille fantassins et quelques centaines de cavaliers, nombre bien faible pour une place si étendue, et qui de plus était irrégulière. Pour suppléer à ce manque de défenseurs, on arma les bourgeois: ressource désespérée, qui fit plus de mal que de bien. Les bourgeois, déjà par eux-mêmes très-médiocres soldats, perdirent la ville par leur désunion. Le pauvre voyait avec peine qu'on rejetât sur lui seul toutes les charges, qu'on l'exposât seul à toutes les fatigues, à tous les dangers, tandis [p. 211] que le riche envoyait ses valets et se donnait du bon temps dans sa maison. Le mécontentement éclata enfin en murmures universels; l'indifférence prit la place du zèle; le dégoût et la négligence dans le service, celle de l'attention vigilante. La division des esprits, jointe aux progrès de la disette, donna lieu insensiblement à des réflexions décourageantes; plusieurs commencèrent à s'effrayer de leur entreprise téméraire, à trembler devant la toute-puissance de Ferdinand, contre qui l'on avait engagé la lutte. Mais le fanatisme religieux, l'ardent amour de la liberté, une répugnance invincible pour le nom de l'empereur, l'espoir vraisemblable d'une délivrance prochaine, écartèrent toute idée de capitulation; et, si divisé que l'on fût sur tout le reste, on était unanime pour se défendre jusqu'à la dernière extrémité.

L'espérance des assiégés de se voir délivrés se fondait sur les plus grandes probabilités. Ils connaissaient l'armement de l'Union de Leipzig; ils connaissaient l'approche de Gustave-Adolphe. Les princes et le roi de Suède étaient également intéressés au salut de Magdebourg, et quelques jours de marche pouvaient amener ce dernier devant leurs murs. Le comte Tilly n'ignorait rien de tout cela, et voilà pourquoi il s'efforçait tant de s'emparer de la ville, par quelque moyen que ce fût. Déjà il avait envoyé, pour la sommer de se rendre, un trompette avec diverses dépêches à l'administrateur, au commandant et aux magistrats; mais on lui avait répondu qu'on mourrait plutôt que de se rendre. Une vigoureuse sortie des bourgeois lui prouva que le courage des assiégés n'était rien[p. 212] moins que refroidi; et l'arrivée du roi à Potsdam, les courses des Suédois jusqu'aux murs de Zerbst, devaient inspirer des alarmes à Tilly et les plus belles espérances aux habitants de Magdebourg. Un deuxième trompette, qu'il leur envoya, et le ton plus mesuré de son style, affermirent encore leur confiance, mais pour les plonger dans une incurie d'autant plus profonde.

Cependant, les assiégeants avaient poussé leurs approches jusqu'aux fossés de la ville, et les batteries qu'ils avaient dressées foudroyaient les remparts et les tours. Une tour s'écroula entièrement, mais sans donner plus de facilité pour l'attaque, parce qu'elle ne tomba point dans le fossé et se coucha de côté sur le rempart. Malgré le bombardement continuel, les murs avaient peu souffert, et l'effet des boulets rouges, qui devaient incendier la ville, était rendu nul par des dispositions excellentes. Mais la provision de poudre des assiégés s'épuisait, et l'artillerie de la place cessa peu à peu de répondre au feu des assiégeants. Avant qu'on eût eu le temps de préparer de nouvelle poudre, Magdebourg devait être nécessairement délivré ou perdu. Jamais les habitants n'avaient eu tant d'espoir: tous les regards se tournaient avec une ardente impatience vers le point de l'horizon où devaient flotter les drapeaux suédois. Gustave-Adolphe était assez proche pour arriver en trois jours devant la ville. La sécurité augmente avec la confiance, et tout contribue à la fortifier. Le 9 mai, la canonnade ennemie cesse tout à coup; plusieurs batteries sont dégarnies de leurs pièces. Un silence de mort règne dans le camp des Impériaux. Tout persuade aux[p. 213] assiégés que leur délivrance approche. La plupart des bourgeois et des soldats de garde sur le rempart abandonnent leur poste de grand matin, pour se livrer une fois enfin, après un long travail, aux douceurs du sommeil: mais ce sommeil leur coûta cher, et le réveil fut affreux!

Tilly avait enfin renoncé à l'espérance d'emporter la place, avant l'arrivée des Suédois, en suivant toujours le même plan d'attaque. Il résolut donc de lever son camp, mais de tenter encore auparavant un assaut général. Les difficultés étaient grandes: il n'y avait point de brèche praticable, et les ouvrages étaient à peine endommagés. Mais le conseil de guerre, que Tilly rassembla, se déclara pour l'assaut, en s'appuyant sur l'exemple de Maëstricht, qu'on avait emporté par escalade, au point du jour, tandis que les bourgeois et les soldats étaient livrés au sommeil. L'assaut fut résolu, et l'on décida d'attaquer sur quatre points à la fois. La nuit du 9 au 10 fut consacrée entièrement aux préparatifs nécessaires. Toutes les dispositions étaient prises, et l'on attendait le signal convenu, que le canon devait donner à cinq heures du matin. Il fut donné en effet, mais seulement deux heures plus tard, parce que Tilly, qui se défiait encore du succès, avait rassemblé une seconde fois le conseil de guerre. Pappenheim reçut l'ordre d'attaquer les ouvrages du faubourg de Neustadt: un mur incliné, un fossé sans eaux et peu profond, le favorisaient. La plupart des bourgeois et des soldats avaient quitté les retranchements; le petit nombre qui restait était plongé dans le sommeil: il ne fut donc pas difficile à Pappenheim d'escalader le premier le rempart.

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Falkenberg frappé soudain du bruit de la mousqueterie, accourt de l'hôtel de ville, où il était occupé à expédier le deuxième trompette de Tilly; il s'élance, avec une poignée de monde qu'il a pu ramasser, vers la porte de Neustadt, que l'ennemi a déjà emportée. Repoussé de ce côté, le brave général vole sur un autre point, où un deuxième parti d'Impériaux est près d'escalader les murailles. Sa résistance est vaine: à peine le combat est-il engagé, que les balles ennemies le couchent par terre. La violence de la fusillade, le son du tocsin, le tumulte croissant, éveillent enfin les bourgeois et les avertissent du danger qui les menace. Ils se couvrent à la hâte de leurs habits, saisissent leurs armes, et, dans leur aveugle stupeur, se précipitent au-devant de l'ennemi. On aurait pu espérer encore de le repousser, mais le commandant était tué: point de plan d'attaque; point de cavalerie, pour pénétrer dans les rangs en désordre; enfin plus de poudre pour continuer le feu. Deux autres portes, où jusque-là l'ennemi ne s'était pas encore montré, sont dégarnies de leurs défenseurs, qu'on veut porter dans la ville, où le danger est plus pressant. L'ennemi profite promptement du désordre qui naît de là, pour attaquer aussi ces postes. La résistance est vive et opiniâtre; mais enfin quatre régiments impériaux, maîtres du rempart, prennent à dos les Magdebourgeois et achèvent leur défaite. Un brave capitaine, nommé Schmidt, qui, dans cette confusion générale, mène encore une fois à l'ennemi les plus résolus, est assez heureux pour le repousser jusqu'à la porte; mais il tombe mortellement blessé, et avec lui disparaît la[p. 215] dernière espérance de Magdebourg. Avant midi, tous les ouvrages sont emportés, et la ville est au pouvoir de l'ennemi.

Deux portes sont alors ouvertes au principal corps d'armée, par ceux qui avaient donné l'assaut, et Tilly fait entrer dans Magdebourg une partie de son infanterie. Elle occupe aussitôt les principales rues, et les canons braqués chassent tous les bourgeois dans leurs demeures, pour y attendre leur sort. On ne les laisse pas longtemps incertains; deux mots du comte Tilly fixent le destin de Magdebourg. Un général qui aurait eu quelque humanité eût vainement recommandé la pitié à de pareilles troupes; mais Tilly ne prit pas même la peine de l'essayer. Les soldats, devenus, par le silence de leur général, maîtres de la vie de tous les citoyens, se précipitent dans l'intérieur des maisons pour assouvir sans frein tous les désirs de leur brutalité. Quelques Allemands furent touchés par les prières de l'innocence; la fureur des Wallons de Pappenheim fut sourde et impitoyable. A peine ce massacre avait-il commencé, que les autres portes s'ouvrirent, et toute la cavalerie, les bandes féroces des Croates, furent lâchées sur cette malheureuse ville.

Alors commença une scène de carnage pour laquelle l'histoire n'a point de langage, ni la poésie de pinceaux. L'enfance innocente, la vieillesse infirme, la jeunesse, le sexe, la condition, la beauté, rien ne peut désarmer la rage du vainqueur. Des femmes sont maltraitées dans les bras de leurs maris, des filles aux pieds de leurs pères: le sexe sans défense n'a que le privilége d'être victime[p. 216] d'une double rage. Point de retraite assez cachée, assez sainte, pour échapper aux recherches infatigables de la cupidité. On trouva cinquante-trois femmes décapitées dans une église. Les Croates s'amusaient à jeter les enfants dans les flammes, les Wallons de Pappenheim à percer les nourrissons sur le sein de leurs mères. Quelques officiers de la Ligue, révoltés de cet affreux spectacle, osèrent demander au comte Tilly qu'il voulût bien arrêter le massacre. «Revenez dans une heure, répondit-il. Je verrai alors ce que j'aurai à faire. Il faut que le soldat ait quelque chose pour ses dangers et sa peine.» Ces horreurs continuèrent, avec la même rage, jusqu'au moment où les flammes et la fumée arrêtèrent enfin la rapacité. Pour augmenter le trouble et briser la résistance des habitants, on avait tout d'abord mis le feu en plusieurs endroits. Il s'éleva un orage, qui répandit les flammes dans toute la ville avec une rapidité dévorante, et rendit l'embrasement général. La presse était effroyable, au milieu de la fumée et des cadavres, des glaives étincelants, des ruines croulantes et des ruisseaux de sang. L'air était brûlant, et la chaleur insupportable contraignit enfin ces bourreaux eux-mêmes à se réfugier dans leur camp. En moins de douze heures, cette ville populeuse, grande et forte, une des plus belles de l'Allemagne, fut réduite en cendres, à l'exception de deux églises et de quelques masures. L'administrateur Christian-Guillaume, couvert de blessures, fut fait prisonnier avec trois bourgmestres. Beaucoup de braves officiers et de magistrats avaient trouvé, en combattant, une mort digne d'envie. Quatre cents des[p. 217] plus riches bourgeois furent arrachés à la mort par l'avarice des officiers ennemis, qui voulaient tirer d'eux de fortes rançons. Au reste, on ne vit guère que des officiers de la Ligue montrer cette sorte d'humanité, et l'aveugle barbarie du soldat impérial les fit regarder comme des anges sauveurs.

A peine la fureur de l'incendie fut-elle un peu calmée, que les bandes impériales revinrent, avec une avidité nouvelle, fouiller la cendre et les décombres. Plusieurs périrent suffoqués par la vapeur; beaucoup firent un riche butin, les bourgeois ayant caché dans les caves ce qu'ils avaient de plus précieux. Le 13 mai, Tilly parut enfin lui-même dans la ville, après qu'on eut nettoyé les principales rues des ruines et des cadavres. Ce fut une scène horrible, affreusement révoltante, qui s'offrit alors aux regards de l'humanité! Des vivants se relevaient parmi des monceaux de morts; des enfants erraient çà et là et cherchaient leurs parents avec des cris qui déchiraient l'âme; des nourrissons suçaient encore le sein maternel, que la mort avait glacé. Pour dégager les rues, il fallut jeter dans l'Elbe plus de six mille cadavres; les flammes avaient dévoré bien plus encore de morts et de vivants. On fait monter à trente mille tout le nombre des victimes.

L'entrée solennelle du général, qui eut lieu le 14, mit fin au pillage, et ce qui vivait encore fut épargné. Environ mille personnes furent tirées de la cathédrale, où elles avaient passé trois jours et deux nuits, sans nourriture, dans l'attente continuelle de la mort. Tilly leur fit annoncer le pardon et distribuer du pain. Le lendemain, on célébra,[p. 218] dans cette cathédrale, une messe solennelle, et l'on chanta le Te Deum au bruit du canon. Le général de l'empereur parcourut les rues à cheval, afin de pouvoir mander à son maître, comme témoin oculaire, que, depuis la ruine de Troie et de Jérusalem, il ne s'était pas vu de pareille victoire. Et cette parole n'avait rien d'exagéré, si l'on considère à la fois la grandeur, la prospérité, l'importance de la ville détruite, et la rage de ses dévastateurs.

La nouvelle du désastre de Magdebourg répandit l'allégresse chez les catholiques, l'horreur et l'effroi dans toute l'Allemagne protestante. La douleur et la colère universelles accusaient le roi de Suède, qui, se trouvant si près, avec de si grandes forces, avait laissé sans secours cette ville alliée. Les plus équitables eux-mêmes trouvaient inexplicable cette inaction du roi, et, pour ne pas perdre à jamais les cœurs du peuple qu'il était venu délivrer, il se vit obligé d'exposer au jugement du monde, dans une apologie, les raisons de sa conduite.

Il venait d'attaquer Landsberg, et il s'en était emparé le 16 avril, lorsqu'il apprit le danger de Magdebourg. Aussitôt il résolut de délivrer cette place, serrée de si près, et marcha vers la Sprée avec toute sa cavalerie et dix régiments d'infanterie. La situation où ce roi se trouvait en Allemagne lui faisait une loi, loi inviolable de prudence, de ne jamais faire un pas en avant sans avoir assuré ses derrières. Il fallait qu'il traversât avec toutes les précautions de la défiance un pays où il était environné d'amis équivoques et d'ennemis déclarés et puissants; un seul pas inconsidéré pouvait lui couper [p. 219] toute communication avec son royaume. Déjà l'électeur de Brandebourg avait ouvert sa forteresse de Cüstrin aux Impériaux fugitifs et l'avait fermée aux Suédois qui les poursuivaient. Si maintenant Gustave était malheureux contre Tilly, ce même électeur pouvait encore ouvrir ses forteresses aux troupes de l'empereur, et le roi, ayant des ennemis devant et derrière lui, était perdu sans ressource. Pour n'être pas exposé à ce hasard, dans l'entreprise qu'il voulait alors exécuter, il demandait, avant de marcher au secours de la ville assiégée, que les deux forteresses de Cüstrin et de Spandau lui fussent remises par l'électeur jusqu'à la délivrance de Magdebourg.

Rien ne paraissait plus juste que cette demande. L'important service que Gustave-Adolphe avait rendu peu auparavant à l'électeur, en chassant les Impériaux du Brandebourg, semblait lui donner des droits à sa reconnaissance, et la conduite des Suédois en Allemagne jusqu'à ce jour était un titre à sa confiance. Mais, en livrant ses places fortes au roi de Suède, l'électeur le rendait, en quelque sorte, maître de son pays, et rompait en même temps avec Ferdinand, exposant ainsi ses États aux vengeances futures des armées impériales. Longtemps Georges-Guillaume fut cruellement combattu en lui-même, mais enfin la pusillanimité et l'égoïsme parurent l'emporter. Insensible au sort de Magdebourg, indifférent pour la religion et la liberté allemande, il ne vit rien que son propre danger, et son appréhension fut portée au comble par son ministre Schwarzenberg, secrètement soldé par l'empereur. Cependant, les troupes suédoises s'approchèrent de Berlin, et le[p. 220] roi alla loger chez l'électeur. Quand il vit la timide hésitation de ce prince, il ne put contenir son indignation. «Je marche vers Magdebourg, lui dit-il, non dans mon intérêt, mais dans celui des évangéliques. Si personne ne veut m'aider, je fais retraite sur-le-champ, j'offre un accommodement à l'empereur, et je reprends le chemin de Stockholm. Je suis assuré que l'empereur fera avec moi une paix aussi avantageuse que je pourrai le désirer; mais que Magdebourg succombe, qu'il n'ait plus rien à craindre de moi, et vous verrez ce qui vous arrivera!» Cette menace jetée à propos, peut-être aussi la vue de l'armée suédoise, qui était assez puissante pour procurer de force à son maître ce qu'on refusait de lui accorder de bonne grâce, décidèrent enfin l'électeur à remettre Spandau dans les mains du roi de Suède.

Deux chemins s'offraient alors à Gustave pour gagner Magdebourg: l'un le menait au couchant, à travers un pays épuisé, et des troupes ennemies qui pouvaient lui disputer le passage de l'Elbe; l'autre au sud, par Dessau ou Wittenberg, où il trouvait des ponts pour passer le fleuve et pouvait tirer des vivres de la Saxe. Mais il fallait le consentement de Jean-Georges, qui lui inspirait une juste défiance. Avant de se mettre en marche, il fit donc demander à ce prince le libre passage et des vivres pour ses troupes, qu'il payerait comptant. Sa demande fut rejetée; aucune représentation ne put faire abandonner à l'électeur son système de neutralité. Ce débat durait encore, lorsque arriva la nouvelle du sort affreux de Magdebourg.

Tilly l'annonça du ton d'un vainqueur à tous les[p. 221] princes protestants, et ne perdit pas un moment pour profiter de son mieux de la terreur générale. L'autorité de l'empereur, considérablement déchue depuis les progrès de Gustave, se releva, plus formidable que jamais, après ce coup décisif; et ce changement se révéla aussitôt dans le langage impérieux qu'il fit entendre aux membres protestants de l'Empire. Par une décision souveraine, il cassa les résolutions de l'alliance de Leipzig; un décret impérial abolit l'alliance elle-même; tous les membres rebelles étaient menacés du sort de Magdebourg. Comme exécuteur de ce décret impérial, Tilly fit marcher aussitôt des troupes contre l'évêque de Brême, qui était membre de l'alliance de Leipzig et avait levé des soldats. L'évêque, effrayé, les livra sur-le-champ à Tilly et signa la cassation des arrêtés de Leipzig. Une armée impériale, qui revenait d'Italie dans ce temps-là même, sous les ordres du comte de Fürstenberg, traita de même l'administrateur de Wurtemberg. Il fallut que le duc se soumît à l'édit de restitution et à tous les décrets de l'empereur, et qu'en outre il lui payât pour l'entretien de ses troupes un subside annuel de cent mille écus. Des charges pareilles furent imposées aux villes d'Ulm et de Nuremberg, aux cercles de Franconie et de Souabe. La main de l'empereur s'appesantissait terriblement sur l'Allemagne. La soudaine prépondérance qu'il dut à cet événement, fondée sur l'apparence plus que sur la réalité, l'entraîna au delà des bornes de la modération, où il s'était renfermé jusqu'alors, et l'égara dans des mesures violentes et précipitées, qui firent cesser enfin, à l'avantage de Gustave-Adolphe,[p. 222] l'indécision des princes allemands. Aussi malheureuses donc que furent pour les protestants les premières suites du sanglant triomphe de Tilly, aussi avantageux furent ses effets éloignés. La première surprise fit bientôt place à une active indignation; le désespoir donna des forces, et la liberté allemande sortit des cendres de Magdebourg.

Parmi les princes qui avaient formé l'alliance de Leipzig, l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse étaient de beaucoup les plus redoutables, et l'autorité de l'empereur n'était pas assurée dans ces contrées, tant qu'il ne les voyait pas désarmés. Tilly tourna d'abord ses armes contre le landgrave et marcha incontinent de Magdebourg sur la Thuringe. Dans cette expédition, les territoires de la Saxe-Ernestine et de Schwarzbourg furent horriblement maltraités. Frankenhausen fut pillé impunément et réduit en cendres par les soldats de Tilly, sous les yeux mêmes de leur général. Les malheureux paysans furent cruellement punis de ce que leur maître favorisait les Suédois. Erfurt, la clef du pays entre la Saxe et la Franconie, fut menacé d'un siége, mais s'en racheta par une livraison volontaire de vivres et une somme d'argent. De là, Tilly dépêcha un envoyé au landgrave de Hesse-Cassel, pour le sommer de licencier ses troupes sans délai et de renoncer à l'alliance de Leipzig, de recevoir des régiments impériaux dans ses domaines et ses places fortes, de payer des contributions et de se déclarer ami ou ennemi. C'est ainsi qu'un prince de l'Empire germanique se vit traiter par un officier de l'empereur. Mais cette exigence excessive tirait un poids effrayant des forces militaires dont elle[p. 223] était accompagnée, et le récent souvenir du sort affreux de Magdebourg ajoutait nécessairement à son effet. L'intrépidité avec laquelle le landgrave répondit à cette injonction n'en mérite que plus d'éloges. «Il n'était nullement disposé, dit-il, à avoir des soldats étrangers dans ses places fortes et dans sa résidence. Ses troupes, il en avait besoin. Contre une attaque il saurait se défendre. Si le général Tilly manquait d'argent et de vivres, il n'avait qu'à prendre le chemin de Munich, où il trouverait l'un et l'autre en abondance.» L'irruption de deux troupes d'Impériaux dans la Hesse fut la suite immédiate de cette réponse provoquante; mais le landgrave sut si bien prendre ses mesures, qu'il les empêcha de rien faire de considérable. Tilly était sur le point de les suivre avec toutes ses forces, et la malheureuse contrée aurait payé bien cher la fermeté de son prince, si les mouvements du roi de Suède n'avaient rappelé à propos le général de l'empereur.

Gustave-Adolphe avait appris la ruine de Magdebourg avec la plus vive douleur. Son affliction fut encore augmentée par la réclamation de Georges-Guillaume, qui redemandait, conformément au traité, la forteresse de Spandau. La perte de Magdebourg avait plutôt fortifié qu'affaibli les motifs qui rendaient si importante pour le roi la possession de cette place. Plus il voyait approcher la nécessité d'une bataille décisive contre Tilly, moins il pouvait se résoudre à renoncer au seul refuge qui lui restât en cas de revers. Après avoir épuisé vainement les représentations et les prières auprès de l'électeur de Brandebourg, voyant plutôt sa froideur augmenter[p. 224] de jour en jour, il envoya enfin à son commandant l'ordre d'évacuer Spandau; mais il déclara en même temps que, dès ce jour, l'électeur serait traité en ennemi.

Pour appuyer cette déclaration, il parut devant Berlin avec toute son armée. «Je ne veux pas être moins bien traité que les généraux de l'empereur, dit-il aux députés que le prince effrayé avait envoyés dans son camp. Votre maître les a reçus dans ses États, a pourvu à tous leurs besoins, leur a livré toutes les places qu'ils ont voulues, et, par toutes ces complaisances, il n'a pu en obtenir pour son peuple un traitement plus humain. Tout ce que je lui demande, moi, c'est la sûreté, une somme d'argent médiocre, et du pain pour mes troupes. Je lui promets en échange de protéger ses États et d'éloigner de lui la guerre. Mais je suis forcé d'insister sur tous ces points: que mon frère l'électeur décide promptement s'il veut m'avoir pour ami ou voir sa capitale livrée au pillage.» Ce ton résolu fit impression, et les canons braqués contre la ville dissipèrent tous les doutes de Georges-Guillaume. Peu de jours après, une alliance fut signée: l'électeur promettait une contribution de trente mille écus par mois, laissait Spandau dans les mains de Gustave et s'engageait à ouvrir aussi en tout temps Cüstrin à ses troupes. Cette alliance, désormais décidée, entre l'électeur de Brandebourg et la Suède, ne fut pas mieux reçue à Vienne que ne l'avait été auparavant celle du duc de Poméranie; mais les revers que ses armes éprouvèrent bientôt après ne permirent pas à l'empereur de témoigner autrement que par des paroles son mécontentement.

[p. 225]

La joie que le roi ressentit de cet heureux succès s'accrut bientôt par l'agréable nouvelle que Greifswalde, la seule place forte que les Impériaux possédassent encore en Poméranie, avait capitulé, et que tout le pays était enfin délivré de ces cruels ennemis. Il reparut lui-même dans le duché et jouit du délicieux spectacle de la joie universelle, qui était son ouvrage. Un an s'était écoulé depuis que Gustave-Adolphe avait mis le pied sur le sol de l'Allemagne, et cet anniversaire fut célébré dans tout le duché de Poméranie par un jour solennel d'actions de grâces. Peu auparavant, le czar de Moscovie l'avait fait saluer par ses ambassadeurs, chargés de lui renouveler l'amitié de leur maître et même de lui offrir des troupes auxiliaires. Il dut se féliciter d'autant plus de ces dispositions pacifiques des Russes, qu'il était pour lui d'une extrême conséquence de n'être pas inquiété par l'inimitié d'un voisin durant la périlleuse guerre qu'il allait affronter. Bientôt après, la reine Marie-Éléonore, son épouse, débarqua en Poméranie avec un renfort de huit mille Suédois, et le marquis d'Hamilton lui amena dix mille Anglais: événement qui doit être d'autant moins passé sous silence que c'est là tout ce que l'histoire peut rapporter des exploits de cette nation pendant la guerre de Trente ans.

Pendant l'expédition de Tilly dans la Thuringe, Pappenheim occupait le territoire de Magdebourg, mais il n'avait pu empêcher les Suédois de passer l'Elbe à diverses reprises, de tailler en pièces quelques détachements impériaux et de prendre possession de plusieurs places. Lui-même, alarmé de l'approche du roi il rappela le comte Tilly de la[p. 226] manière la plus pressante et le décida, en effet, à revenir, à marches forcées, à Magdebourg. Tilly assit son camp en deçà du fleuve, à Wolmirstædt; Gustave avait le sien du même côté, près de Werben, non loin du confluent du Havel et de l'Elbe. Tilly, dès son arrivée, eut des sujets d'alarme. Les Suédois dispersèrent trois de ses régiments, qui étaient postés dans des villages, loin du corps d'armée; enlevèrent la moitié de leurs bagages et brûlèrent le reste. Vainement Tilly s'avança à une portée de canon du camp de Gustave, pour lui présenter la bataille. Le roi, plus faible de moitié que les ennemis, l'évita sagement. Son camp était trop fort pour permettre à l'ennemi une attaque: tout se réduisit à une canonnade et à quelques escarmouches, dans lesquelles les Suédois eurent toujours l'avantage. Pendant sa retraite sur Wolmirstædt, l'armée de Tilly perdit beaucoup de monde par les désertions. Depuis le massacre de Magdebourg, la fortune le fuyait.

En revanche, elle accompagnait constamment le roi de Suède. Tandis qu'il était campé à Werben, tout le Mecklembourg, à la réserve d'un petit nombre de places, fut conquis par son général Tott et par le duc Adolphe-Frédéric; et Gustave eut la royale jouissance de rétablir les deux princes dans leurs États. Il se rendit lui-même à Gustrow, où se fit la réintégration, pour relever par sa présence l'éclat de la cérémonie. Les ducs, ayant entre eux leur sauveur et autour d'eux un brillant cortége de princes, firent une entrée solennelle, dont la joie des sujets fit la plus touchante des fêtes. Bientôt après son retour à Werben, Gustave vit paraître[p. 227] dans son camp le landgrave de Hesse-Cassel, qui venait conclure avec lui une étroite alliance offensive et défensive. Ce fut le premier prince régnant d'Allemagne qui se déclara librement et ouvertement contre l'empereur; il y était entraîné, il est vrai, par les plus solides raisons. Le landgrave Guillaume s'engagea à traiter les ennemis du roi comme les siens, à lui ouvrir ses villes et tout son pays, à lui fournir des vivres et toutes les choses nécessaires. De son côté, le roi se déclara son ami et son protecteur, et promit de ne conclure aucune paix sans avoir obtenu de l'empereur pleine satisfaction pour le landgrave. Les deux parties tinrent loyalement leur parole. Pendant cette longue guerre, Hesse-Cassel demeura fidèle jusqu'à la fin à l'alliance suédoise, et eut sujet, à la paix de Westphalie, de se féliciter de l'amitié de la Suède.

Tilly, à qui la démarche hardie du landgrave ne resta pas longtemps inconnue, envoya contre lui le comte Fugger, avec quelques régiments, et il essaya en même temps d'exciter par des lettres provocatrices les sujets hessois à se soulever contre leur maître. Ses lettres produisirent aussi peu d'effet que ses régiments, qu'il eut lieu de regretter ensuite, à la bataille de Breitenfeld: les états de Hesse ne pouvaient hésiter longtemps entre le défenseur de leurs propriétés et le brigand qui les ravageait.

Mais ce qui alarmait bien davantage le général de l'empereur, c'étaient les sentiments équivoques de l'électeur de Saxe, qui, malgré la défense impériale, continuait ses armements et maintenait l'alliance de Leipzig. A cause du voisinage du roi de[p. 228] Suède et de l'imminence d'une bataille décisive, Tilly jugeait très-dangereux de laisser en armes la Saxe électorale, prête à chaque instant à se déclarer pour les ennemis. Il venait d'être renforcé par vingt-cinq mille hommes de vieilles troupes que Fürstenberg lui avait amenées. Plein de confiance en ses forces, il crut pouvoir désarmer l'électeur par la simple menace de son arrivée, ou du moins le vaincre sans peine. Mais, avant de quitter son camp de Wolmirstædt, il le fit sommer par une députation, envoyée à cet effet, d'ouvrir ses États aux troupes impériales et de licencier les siennes, ou de les réunir à celles de l'empereur, pour chasser, avec elles, Gustave-Adolphe de l'Allemagne. Il lui rappelait que jusqu'à ce jour la Saxe électorale avait été plus ménagée que tous les autres pays de l'Allemagne, et le menaçait, en cas de refus, de la plus terrible dévastation.

Tilly avait choisi pour cette sommation impérieuse le moment le plus défavorable. La destruction de Magdebourg, les excès des Impériaux dans la Lusace, les mauvais traitements essuyés par les alliés et les coreligionnaires de l'électeur, tout se réunissait pour exciter la colère de ce dernier contre Ferdinand. Le voisinage de Gustave-Adolphe, quelque peu de droit qu'il eût à la protection de ce prince, animait son courage. Il refusa de recevoir les Impériaux et déclara sa ferme résolution de rester sous les armes. «Quelle que fût sa surprise, ajouta-t-il, de voir l'armée impériale marcher contre ses États dans un moment où elle avait assez à faire à poursuivre le roi de Suède, il ne pouvait croire cependant que, au lieu des récompenses promises [p. 229] et méritées, on le payerait d'ingratitude en ruinant son pays.» Au départ des envoyés de Tilly, qu'il avait traités magnifiquement, il s'expliqua en termes plus clairs encore. «Messieurs, leur dit-il, je vois bien que l'on songe à mettre aussi enfin sur la table les confitures de Saxe, longtemps réservées; mais on a coutume de servir avec elles des noix et des plats de parade qui sont durs à mordre: prenez bien garde de vous y casser les dents.»

Tilly partit alors de son camp, s'avança jusqu'à Halle, en faisant d'effroyables ravages, et, de là, fit renouveler sa sommation à l'électeur, en termes plus pressants encore et plus menaçants. Quand on se rappelle les sentiments de ce prince, qui, par inclination personnelle et par les instigations de ses ministres vendus, était dévoué à l'intérêt de l'Autriche, même au mépris de ses plus saints devoirs, et qui s'était si facilement laissé réduire à l'inaction, on est forcé de s'étonner que l'empereur ou ses ministres fussent assez aveuglés pour abandonner leur premier système de conduite dans le moment le plus critique, et pousser à bout par une conduite violente un prince si facile à mener. Ou était-ce peut-être là l'intention de Tilly? Se proposait-il de changer un ami douteux en ennemi déclaré, afin d'être par là dispensé des ménagements que les ordres secrets de l'empereur lui avaient imposés jusqu'alors pour les États de ce prince? Était-ce peut-être l'intention de Ferdinand lui-même de pousser l'électeur à une démarche hostile, pour être quitte de ses obligations et mettre à néant, sans qu'il pût se plaindre, un compte onéreux? Quoi qu'il en soit, on n'en doit pas moins[p. 230] s'étonner de voir Tilly assez téméraire pour oser, en présence d'un redoutable ennemi, s'en faire un nouveau, et assez négligent pour ne pas s'opposer à la jonction de leurs forces.

Jean-Georges, réduit au désespoir par l'entrée de Tilly sur son territoire, se jeta, non sans une vive répugnance, dans les bras du roi de Suède.

Aussitôt après avoir congédié la première députation de Tilly, il avait envoyé en toute hâte son feld-maréchal d'Arnheim au camp de Gustave, pour demander un prompt secours à ce monarque, qu'il avait si longtemps négligé. Le roi renferma en lui-même la joie que lui causait ce dénoûment ardemment souhaité. «J'en suis fâché pour l'électeur, répondit-il à l'envoyé avec une froideur simulée. S'il avait eu égard à mes représentations réitérées, ses États n'auraient pas vu l'ennemi, et Magdebourg existerait encore. Maintenant que l'extrême nécessité ne laisse aucune autre ressource, on se tourne vers le roi de Suède. Mais dites à votre maître que je n'ai nulle envie de me perdre, moi et mes alliés, pour l'amour de l'électeur de Saxe. D'ailleurs, qui me garantira la fidélité d'un prince dont les ministres sont aux gages de l'Autriche et qui m'abandonnera dès que l'empereur voudra bien le flatter et retirer ses troupes? Tilly vient de recevoir des renforts considérables, mais qui ne m'empêcheront point de marcher à lui hardiment, aussitôt que mes derrières seront couverts.»

Le ministre saxon ne sut que répondre à ces reproches, sinon que le mieux serait d'ensevelir le passé dans l'oubli. Il pressa le roi de s'expliquer sur les conditions auxquelles il consentirait à venir [p. 231] au secours de la Saxe, et répondit d'avance qu'elles seraient acceptées. «Je demande, répondit Gustave, que l'électeur me remette la forteresse de Wittenberg, me donne en otage l'aîné de ses fils, paye à mes troupes trois mois de solde et me livre les traîtres qui siégent dans son conseil. A ces conditions, je suis prêt à le secourir.»

«Non-seulement Wittenberg, s'écria l'électeur, en apprenant cette réponse et en renvoyant son ministre dans le camp suédois, non-seulement Wittenberg, mais Torgau et toute la Saxe lui sont ouverts; je lui donne en otage toute ma famille, et, si cela ne suffit pas, je m'offre moi-même. Courez, et dites-lui que je suis prêt à lui livrer les traîtres qu'il me nommera, à payer à son armée la solde qu'il demande, à sacrifier mes biens et ma vie pour la bonne cause.»

Le roi n'avait voulu que mettre à l'épreuve les nouveaux sentiments de l'électeur: touché de sa sincérité, il retira ses dures conditions. «La défiance que l'on me témoigna, dit-il, quand je voulus marcher à la délivrance de Magdebourg, avait éveillé la mienne. Aujourd'hui, la confiance de l'électeur mérite que j'y réponde. Qu'il paye seulement un mois de solde à mes troupes: j'espère même le dédommager de cette avance.»

Aussitôt que l'alliance fut conclue, le roi passa l'Elbe et se réunit aux Saxons dès le jour suivant. Au lieu d'empêcher cette jonction, Tilly avait marché sur Leipzig, qu'il somma de recevoir garnison impériale. Dans l'espoir d'une prompte délivrance, le commandant, Jean de la Pforta, fit des préparatifs de défense et brûla le faubourg de Halle.[p. 232] Mais le mauvais état des fortifications rendit la résistance inutile, et, dès le deuxième jour, les portes de la ville furent ouvertes. Tilly s'était logé dans la maison d'un fossoyeur, la seule qui fût restée debout dans le faubourg; c'est là qu'il signa la capitulation, c'est là qu'on résolut d'attaquer le roi de Suède. A la vue des crânes et des ossements que le possesseur de la maison avait fait peindre sur les murailles, Tilly changea de couleur. Leipzig, contre toute attente, éprouva un traitement favorable.

Cependant, le roi de Suède et l'électeur de Saxe tinrent à Torgau un grand conseil de guerre, auquel assista l'électeur de Brandebourg. Il s'agissait de prendre une résolution qui allait fixer irrévocablement le sort de l'Allemagne et de la religion évangélique, la fortune de plusieurs peuples et celle de leurs princes. L'anxiété de l'attente, qui oppresse même le cœur des héros avant une grande résolution, parut troubler tout à coup l'âme de Gustave-Adolphe. «Si nous nous décidons maintenant à une bataille, dit le roi, l'enjeu n'est pas moins qu'une couronne et deux chapeaux d'électeur. La fortune varie, et la volonté impénétrable du Ciel peut, à cause de nos péchés, donner la victoire à l'ennemi. A la vérité, mon royaume, s'il devait perdre et mon armée et moi, aurait encore des moyens de défense: l'éloignement, une flotte considérable, des frontières bien gardées, les armes d'un peuple belliqueux, le garantiraient du moins des derniers malheurs; mais où est le salut pour vous, qui avez l'ennemi sur le dos si la bataille est perdue?»

Gustave-Adolphe montra la défiance modeste[p. 233] d'un héros que la confiance de sa force n'aveugle pas sur la grandeur du péril; Jean-Georges, la confiance d'un homme faible qui sent un héros à ses côtés. Impatient de voir le plus tôt possible ses États délivrés de deux armées qui leur pesaient, il brûlait de livrer une bataille, dans laquelle il n'avait pas à perdre d'anciens lauriers. Il parlait de marcher seul avec ses Saxons sur Leipzig et de combattre Tilly. Enfin Gustave se rangea à son avis, et l'on résolut d'attaquer l'ennemi sans délai, avant qu'il eût reçu les renforts que lui amenaient les généraux Altringer et Tiefenbach. L'armée combinée suédo-saxonne franchit la Mulda; l'électeur de Brandebourg retourna dans son pays.

Le 7 septembre 1631, les deux armées furent en présence au point du jour. Tilly, ayant négligé d'écraser les Saxons avant leur jonction avec les Suédois, avait résolu d'attendre ses renforts, qui arrivaient en toute hâte, et il avait établi solidement son camp, non loin de Leipzig, dans une position avantageuse, où il pouvait espérer de n'être pas forcé à livrer bataille. Cependant, à l'approche des ennemis, les instances du bouillant Pappenheim le décidèrent enfin à changer de position et à se porter sur la gauche vers les collines qui s'élèvent du village de Wahren à Lindenthal. Son armée était rangée sur une seule ligne au pied de ces hauteurs; son artillerie, distribuée sur les collines, pouvait balayer toute la grande plaine de Breitenfeld. De là s'avançait sur deux colonnes l'armée suédo-saxonne, qui avait à passer la Lober près de Podelwitz, village situé devant le front des Impériaux. Pour inquiéter leur passage, Pappenheim fut[p. 234] détaché contre eux avec deux mille cuirassiers, mais seulement après une longue résistance de Tilly, et avec l'ordre formel de ne pas engager de combat. Au mépris de cet ordre, Pappenheim en vint aux mains avec l'avant-garde suédoise; mais, après une courte lutte, il fut forcé à la retraite. Pour arrêter l'ennemi, il livra Podelwitz aux flammes, ce qui n'empêcha point les Suédois et les Saxons d'avancer et de former leur ordre de bataille.

Les Suédois, rangés sur deux lignes, occupaient la droite: l'infanterie au centre, distribuée en petits bataillons, dont les mouvements étaient faciles, et qui pouvaient exécuter, sans troubler l'ordre, les plus rapides manœuvres; la cavalerie sur les ailes, répartie de même en petits escadrons, entre lesquels on avait jeté plusieurs compagnies de mousquetaires, destinées à dissimuler le petit nombre des cavaliers et à démonter par leurs décharges ceux de l'ennemi. Le colonel Teufel commandait le centre, Gustave Horn l'aile gauche, le roi lui-même la droite, opposée au comte Pappenheim.

Les Saxons étaient séparés des Suédois par un grand intervalle: disposition de Gustave que l'événement justifia. L'électeur avait réglé lui-même le plan de bataille avec son feld-maréchal, et le roi s'était contenté de l'agréer. Il paraît qu'il mit ses soins à distinguer la bravoure suédoise de la bravoure saxonne, et l'événement ne les confondit pas.

L'ennemi se déployait, vers le couchant, au pied des hauteurs, sur une ligne immense, assez étendue pour déborder l'armée suédoise, l'infanterie formée en gros bataillons, la cavalerie en escadrons[p. 235] très-gros aussi et difficiles à mouvoir. Tilly avait posté son artillerie derrière lui, sur les hauteurs, et se trouvait ainsi commandé par ses propres boulets, qui décrivaient leurs paraboles au-dessus de lui. De cette position de l'artillerie, on pourrait presque conclure, si d'ailleurs tous ces détails sont exacts, que l'intention de Tilly était plutôt d'attendre l'ennemi que de l'attaquer, car il ne pouvait pénétrer dans ses rangs sans se jeter sous le feu de ses propres canons. Tilly commandait le centre en personne, Pappenheim l'aile gauche, le comte de Fürstenberg la droite. Les troupes de l'empereur et de la Ligue ne montaient pas ensemble à plus de trente-quatre ou trente-cinq mille hommes; c'était aussi le nombre des Suédois et des Saxons réunis.

Mais un million de soldats de part et d'autre aurait pu rendre la journée plus meurtrière, sans la rendre plus importante et plus décisive. C'est pour cette journée que Gustave avait traversé la Baltique, cherché le péril sur une terre lointaine, confié à la fortune infidèle sa couronne et sa vie. Les deux plus grands généraux de leur temps, tous deux jusqu'alors invincibles, allaient soutenir l'un contre l'autre leur dernière épreuve dans une lutte longtemps évitée: l'un d'eux laissera sa renommée sur le champ de bataille. Les deux moitiés de l'Allemagne ont vu avec crainte et tremblement approcher ce jour; le monde entier s'inquiète dans l'attente du résultat, sujet de bénédictions ou de larmes pour la lointaine postérité.

La fermeté, qui jusque-là n'avait jamais abandonné le comte Tilly, lui fit défaut ce jour-là. Nul dessein arrêté de combattre le roi; aussi peu de[p. 236] constance pour éviter la bataille. Pappenheim l'entraîna contre sa volonté. Au dedans de lui luttaient des doutes qu'il n'avait jamais éprouvés; de noirs pressentiments obscurcissaient son front, jusque-là toujours serein. Le spectre de Magdebourg semblait planer sur lui.

Une canonnade de deux heures ouvrit la bataille. Le vent soufflait du couchant, et, avec la fumée de la poudre, il chassait, des terres sèches et nouvellement labourées, un nuage de poussière contre les Suédois. Cela décida Gustave à faire à l'improviste une conversion vers le nord, et la rapidité de la manœuvre ne laissa pas à l'ennemi le temps de s'y opposer.

Enfin Tilly abandonne les hauteurs et risque sa première attaque contre les Suédois; mais, accueilli par un feu terrible, il se détourne vers la droite et tombe sur les Saxons avec une telle impétuosité, que leurs rangs sont rompus et que le désordre s'empare de toute l'armée. L'électeur lui-même ne revint de son trouble que dans Eilenbourg. Un petit nombre de régiments tinrent encore quelque temps sur le champ de bataille et, par leur vigoureuse résistance, sauvèrent l'honneur des Saxons. A peine les vit-on en désordre, que les Croates se livrèrent au pillage, et des courriers furent aussitôt expédiés à Munich et à Vienne, pour annoncer la victoire.

Pappenheim chargea l'aile droite des Suédois avec toute sa cavalerie, mais sans pouvoir l'ébranler. Le roi y commandait en personne, et sous lui le général Banner. Sept fois Pappenheim renouvela son attaque, et sept fois il fut repoussé. Enfin, il[p. 237] prit la fuite, après une grande perte, et abandonna le champ de bataille au vainqueur.

Cependant Tilly avait terrassé le reste des Saxons, et il s'élançait avec ses troupes victorieuses sur l'aile gauche des Suédois. Aussitôt qu'il eut remarqué le désordre de l'armée saxonne, le roi, avec une décision rapide, avait renforcé cette aile de trois régiments, pour couvrir ses flancs, que la fuite des alliés laissait dégarnis. Gustave Horn, qui commandait là, opposa aux cuirassiers de Tilly une vigoureuse résistance, que ne facilitait pas peu la distribution des fantassins entre les escadrons. Déjà l'ennemi commençait à faiblir, quand Gustave-Adolphe parut pour décider la bataille. L'aile gauche des Impériaux était battue, et les troupes du roi, qui n'avaient plus de combattants devant elles, pouvaient être mieux employées ailleurs. Il se porta donc sur la gauche, avec son aile droite et le corps de bataille, et attaqua les hauteurs où était postée l'artillerie ennemie. Elle fut bientôt dans ses mains, et l'ennemi eut à essuyer le feu de ses propres canons.

Foudroyée en flanc par l'artillerie, pressée de front par les charges terribles des Suédois, l'armée, jusqu'alors invincible, rompit ses rangs. Il ne restait plus de ressource à Tilly qu'une prompte retraite; mais cette retraite même, il fallait la faire à travers les ennemis. Le désordre se mit dans toute l'armée, quatre régiments exceptés, vieux soldats aguerris, qui n'avaient jamais fui du champ de bataille et qui ne voulaient pas plus fuir maintenant. Les rangs serrés, ils se firent jour à travers l'armée victorieuse et, toujours combattant, gagnèrent[p. 238] un petit bois, où ils firent de nouveau face aux ennemis et résistèrent jusqu'à la nuit, jusqu'à ce qu'ils fussent réduits à six cents hommes. Avec eux s'enfuit tout le reste de l'armée de Tilly: la bataille était gagnée.

Gustave-Adolphe se prosterna au milieu des blessés et des morts, et la première, la plus ardente joie du triomphe s'exhala par une fervente prière. Il fit poursuivre par sa cavalerie l'ennemi en déroute, aussi loin que put le permettre la profonde obscurité de la nuit. Le bruit du tocsin mit en mouvement toute la population des villages voisins; point de grâce pour le malheureux fuyard qui tombait dans les mains des paysans furieux. Le roi campa, avec le reste de son armée, entre le champ de bataille et Leipzig, car il était impossible d'attaquer la ville cette même nuit. Les ennemis avaient laissé sept mille hommes sur la place; plus de cinq mille étaient blessés ou prisonniers. Ils avaient perdu toute leur artillerie, tout leur camp, plus de cent drapeaux et étendards. Les Saxons comptaient deux mille morts, les Suédois pas plus de sept cents. La déroute des Impériaux fut si complète, que Tilly, dans sa fuite sur Halle et Halberstadt, ne put rallier plus de six cents hommes, et Pappenheim pas plus de quatorze cents. Si rapidement s'était fondue cette formidable armée, qui peu auparavant faisait trembler encore toute l'Allemagne et l'Italie.

Tilly lui-même ne dut son salut qu'au hasard. Quoique affaibli par plusieurs blessures, il refusait de se rendre à un capitaine de cavalerie suédois qui l'avait atteint, et déjà celui-ci était sur le point[p. 239] de le tuer, quand il fut lui-même abattu d'un coup de pistolet. Mais ce qui était plus affreux pour Tilly que les blessures et le danger de mort, c'était la douleur de survivre à sa gloire et de perdre en un jour le fruit des travaux de toute sa longue vie. Ses anciennes victoires n'étaient plus rien, du moment que lui échappait celle qui devait couronner toutes les autres. Il ne lui restait rien de ses brillants exploits que les malédictions de l'humanité, qui les avaient accompagnés. Depuis ce jour, Tilly ne retrouva plus sa sérénité, et la fortune ne revint plus à lui. Sa dernière consolation, la vengeance, lui fut même interdite, par l'ordre formel de son maître de ne plus hasarder aucune affaire décisive. On attribue le malheur de cette journée à trois fautes principales, qui sont d'avoir placé son artillerie sur les hauteurs, derrière l'armée, de s'être ensuite éloigné de ces hauteurs, et d'avoir laissé l'ennemi se former sans obstacle en ordre de bataille. Mais qu'il eût promptement réparé ces fautes, sans l'imperturbable présence d'esprit et le génie supérieur de son adversaire! Tilly se sauva précipitamment de Halle à Halberstadt; il y attendit à peine la guérison de ses blessures et se porta en toute hâte sur le Wéser, pour s'y renforcer des garnisons impériales de la basse Saxe.

Aussitôt que le péril fut passé, l'électeur de Saxe parut dans le camp suédois. Gustave le remercia d'avoir conseillé la bataille, et Jean-Georges, surpris de ce bienveillant accueil, lui promit, dans le premier transport de la joie, la couronne de roi des Romains. Dès le jour suivant, Gustave marcha sur Mersebourg, après avoir laissé à l'électeur le soin[p. 240] de reprendre Leipzig. Cinq mille Impériaux, qui étaient parvenus à se rallier et que le roi de Suède rencontra sur son chemin, furent, les uns taillés en pièces, les autres faits prisonniers, et la plupart de ceux-ci passèrent à son service. Mersebourg se rendit sur-le-champ; Halle fut emportée bientôt après. C'est là que l'électeur de Saxe, après avoir repris Leipzig, vint rejoindre le roi, pour délibérer sur les opérations futures.

On avait la victoire, mais en user sagement était le seul moyen de la rendre décisive. L'armée impériale était détruite; la Saxe ne voyait plus d'ennemis, et Tilly, fugitif, s'était retiré à Brunswick. Le poursuivre jusque-là, c'eût été renouveler la guerre dans la basse Saxe, qui se remettait à peine des maux de la campagne précédente. On résolut donc de porter la guerre dans les pays ennemis, qui, sans défense et ouverts jusqu'à Vienne, semblaient inviter le vainqueur. On pouvait tomber à droite sur les États des princes catholiques, on pouvait pénétrer à gauche dans les domaines héréditaires de l'empereur et le faire trembler jusque dans sa résidence. On décida de suivre l'un et l'autre chemin: il ne restait plus qu'à distribuer les rôles. Gustave-Adolphe, à la tête d'une armée victorieuse, eût trouvé peu de résistance de Leipzig à Prague, à Vienne et à Presbourg. La Bohême, la Moravie, l'Autriche, la Hongrie étaient sans défenseurs; dans ces pays, les protestants opprimés soupiraient après un changement. L'empereur lui-même n'était plus en sûreté dans son palais; dans la terreur d'une première attaque, Vienne eût ouvert ses portes. En dépouillant l'ennemi de ses[p. 241] domaines, on tarissait les sources qui devaient alimenter la guerre, et Ferdinand eût accepté avec empressement une paix qui aurait éloigné un ennemi redoutable du cœur de ses États. Ce plan hardi aurait séduit un conquérant, et le succès l'eût peut-être justifié. Gustave-Adolphe, aussi prévoyant que brave, et plus homme d'État que conquérant, le rejeta, parce qu'il trouvait à poursuivre un but plus élevé, et qu'il ne voulait pas tout remettre à la fortune et au courage.

S'il prenait le chemin de la Bohême, il fallait qu'il abandonnât à l'électeur de Saxe la Franconie et le haut Rhin. Mais Tilly, avec les débris de l'armée vaincue, avec les garnisons de la basse Saxe et les renforts qu'on lui amenait, commençait à former sur le Wéser une nouvelle armée, à la tête de laquelle il ne pouvait guère tarder longtemps à chercher l'ennemi. A un général si expérimenté, on ne pouvait opposer un Arnheim, qui, à la bataille de Leipzig, avait donné de ses talents des preuves très-équivoques. Or, que serviraient à Gustave les plus rapides et les plus brillants progrès en Bohême et en Autriche, si Tilly recouvrait sa puissance dans les provinces de l'Empire, s'il ranimait le courage des catholiques par de nouvelles victoires et désarmait les alliés du roi? Que servirait-il d'avoir chassé l'empereur de ses États héréditaires, si, dans le même temps, Tilly lui conquérait l'Allemagne? Gustave pouvait-il espérer de réduire Ferdinand à une plus fâcheuse extrémité que n'avait fait, douze années auparavant, la révolte de Bohême, qui cependant n'avait point ébranlé la fermeté de ce prince ni épuisé ses ressources, et de[p. 242] laquelle il était sorti plus redoutable que jamais?

Des avantages moins brillants, mais beaucoup plus solides, s'offraient à Gustave s'il envahissait en personne le pays de la Ligue. Là, son arrivée, à la tête de ses troupes, était décisive. Dans ce temps même, les princes étaient assemblés en diète à Francfort, au sujet de l'édit de restitution, et Ferdinand y faisait jouer tous les ressorts de son artificieuse politique, pour décider à un accommodement précipité et désavantageux les protestants effrayés. L'approche de leur défenseur pouvait seule les exciter à une ferme résistance et ruiner les projets de l'empereur. Gustave-Adolphe pouvait espérer que sa présence victorieuse réunirait tous ces princes mécontents, et que la terreur de ses armes détacherait les autres de Ferdinand. C'était là, dans le cœur de l'Allemagne, qu'il trancherait le nerf de la puissance impériale, qui ne pouvait se soutenir sans le secours de la Ligue. De là il pouvait surveiller de près la France, alliée peu sûre; et, s'il devait souhaiter, pour l'accomplissement d'un vœu secret, l'amitié des électeurs catholiques, il fallait avant tout devenir le maître de leur sort, pour s'assurer par de généreux ménagements des droits à leur reconnaissance.

Il choisit donc pour lui le chemin de la Franconie et du Rhin, et abandonna à l'électeur de Saxe la conquête de la Bohême.

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DEUXIÈME PARTIE

LIVRE TROISIÈME

La glorieuse victoire de Gustave-Adolphe près de Leipzig avait amené un grand changement dans toute la conduite ultérieure de ce monarque, ainsi que dans la manière de penser de ses amis et de ses ennemis. Il venait de se mesurer avec le plus grand général de son temps; il avait essayé la force de sa tactique et le courage de ses Suédois contre l'élite des troupes impériales, les mieux exercées de l'Europe, et il avait triomphé dans cette lutte. Dès ce moment, il prit en lui-même une ferme confiance, et la confiance est la mère des grandes actions. On remarque désormais dans toutes les entreprises militaires du roi de Suède une marche plus hardie et plus sûre, plus de résolution dans les situations même les plus difficiles, un langage plus altier avec son ennemi, avec ses alliés une dignité plus fière, et dans sa douceur même plutôt la condescendance du maître. L'essor pieux de son imagination secondait son courage naturel; il confondait volontiers sa cause avec celle du Ciel; il voyait dans la défaite de Tilly un jugement décisif [p. 244] de la Divinité contre ses adversaires, et se regardait lui-même comme un instrument de la vengeance céleste. Laissant loin derrière lui sa couronne et le sol de la patrie, il s'élançait maintenant, sur les ailes de la Victoire, dans l'intérieur de l'Allemagne, qui, depuis des siècles, n'avait point vu dans son sein de conquérant étranger. Le courage guerrier de ses habitants, la vigilance de ses nombreux souverains, ses États enchaînés avec art, la multitude de ses places fortes, le cours de ses nombreuses rivières, avaient mis, depuis un temps immémorial, des barrières à l'ambition de ses voisins, et, quelque fréquents qu'eussent été les orages aux frontières de ce vaste corps politique, l'intérieur avait été préservé de toute invasion étrangère. De tout temps, cet Empire avait joui du privilége équivoque de n'avoir d'autre ennemi que lui-même et de ne pouvoir être vaincu du dehors. Alors même, c'était uniquement la désunion de ses membres et l'intolérance du fanatisme religieux qui frayaient la route au conquérant suédois pour pénétrer au cœur du pays. Elle était depuis longtemps détruite, la bonne harmonie des États, qui seule avait rendu l'Empire invincible, et Gustave-Adolphe emprunta à l'Allemagne elle-même les forces avec lesquelles il soumit l'Allemagne. Il mit à profit, avec autant de prudence que de courage, ce que lui offrait la faveur du moment; aussi habile dans le cabinet que sur le champ de bataille, il rompit les trames d'une astucieuse politique, comme il renversait les murailles des villes avec le tonnerre de son artillerie. Il poursuivit irrésistiblement ses victoires d'une extrémité de l'Allemagne à l'autre, sans perdre le fil[p. 245] d'Ariane, qui assurait son retour, et, sur les rives du Rhin comme à l'embouchure du Lech, il ne cessa jamais d'être près de ses États héréditaires.

La consternation que la défaite de Tilly causa à l'empereur et à la Ligue catholique pouvait à peine surpasser l'étonnement et l'embarras que les alliés du roi ressentirent de son bonheur inespéré. Ce bonheur était plus grand qu'ils ne l'avaient prévu, plus grand qu'ils ne l'avaient désiré. Elle était anéantie d'un seul coup, l'armée formidable qui avait arrêté ses progrès, qui avait mis des bornes à son ambition et qui l'avait rendu dépendant de leur bonne volonté. Seul, sans rival, sans adversaire en état de lui résister, il occupait maintenant le centre de l'Allemagne. Rien ne pouvait arrêter sa course ni borner ses prétentions, si l'ivresse du succès lui donnait la tentation d'en abuser. Si l'on s'était d'abord alarmé de la prépondérance de l'empereur, on n'avait pas maintenant beaucoup moins sujet de tout craindre, pour la constitution de l'Empire, de la violence d'un conquérant étranger, et, pour l'Église catholique d'Allemagne, du zèle religieux d'un roi protestant. La défiance et la jalousie, assoupies pour un temps, chez quelques-unes des puissances alliées, par la crainte plus grande qu'elles avaient de l'empereur, se réveillèrent bientôt, et, à peine Gustave-Adolphe avait-il justifié leur confiance par son courage et son bonheur, que déjà l'on travaillait de loin à la ruine de ses projets. Il lui fallut remporter ses victoires au milieu d'une lutte perpétuelle avec les artifices des ennemis et la défiance de ses propres alliés; mais son courage déterminé, sa profonde sagesse se frayèrent un chemin à travers tous ces[p. 246] obstacles. Tandis que l'heureux succès de ses armes inquiétait ses alliés plus puissants, la Saxe et la France, il animait le courage des faibles, qui osaient alors, pour la première fois, laisser paraître leurs vrais sentiments et embrasser ouvertement son parti. Eux qui ne pouvaient ni rivaliser avec la grandeur de Gustave-Adolphe, ni souffrir de son ambition, ils attendaient d'autant plus de la générosité de ce puissant ami, qui les enrichissait de la dépouille de leurs adversaires et les protégeait contre l'oppression des puissants. Sa force cachait leur faiblesse, et, insignifiants par eux-mêmes, ils acquéraient de l'importance par leur union avec le héros suédois. C'était le cas de la plupart des villes impériales, et, en général, des plus faibles entre les membres protestants de l'Empire. Ce furent eux qui conduisirent le roi dans l'intérieur de l'Allemagne et qui couvrirent ses derrières, qui entretinrent ses armées, reçurent ses troupes dans leurs places fortes, répandirent pour lui leur sang dans ses batailles. Ses ménagements habiles pour la fierté allemande, ses manières affables, quelques actes de justice éclatants, son respect pour les lois, étaient autant de chaînes qu'il imposait à l'esprit inquiet des protestants d'Allemagne: et les criantes barbaries des Impériaux, des Espagnols et des Lorrains contribuèrent puissamment à mettre sous le jour le plus favorable sa modération et celle de ses troupes.

Si Gustave-Adolphe dut à son génie la plus grande partie de ses succès, on ne peut disconvenir toutefois que la fortune et les circonstances le favorisèrent puissamment. Il avait pour lui deux grands avantages, qui lui donnaient sur l'ennemi[p. 247] une supériorité décidée. En transportant le théâtre de la guerre dans les provinces de la Ligue, en attirant à lui la jeunesse de ces contrées, en s'enrichissant de leurs dépouilles, en disposant du revenu des princes fugitifs comme de sa propriété, il enlevait à l'ennemi tous les moyens de lui résister avec énergie et se mettait lui-même en état d'entretenir, avec peu de dépense, une guerre coûteuse. De plus, tandis que ses adversaires, les princes de la Ligue, divisés entre eux, mus par des intérêts tout à fait différents et souvent contraires, agissaient sans accord et, par conséquent, aussi sans vigueur; tandis que leurs généraux manquaient de pleins pouvoirs, leurs soldats de discipline, leurs armées dispersées d'ensemble; tandis que chez eux le général était distinct du législateur et de l'homme d'État, les deux qualités se réunissaient au contraire dans Gustave-Adolphe. Il était la source unique de laquelle découlait tout pouvoir, l'unique but vers lequel le guerrier à l'œuvre dirigeait ses regards: lui seul était l'âme de tout son parti, l'auteur du plan de guerre et en même temps l'exécuteur. Aussi la cause protestante obtint en lui l'unité et l'harmonie qui manquaient absolument au parti opposé. Il ne faut donc pas s'étonner que, secondé par de tels avantages, à la tête d'une pareille armée, doué d'un tel génie pour la faire agir, et conduit par une si habile politique, Gustave-Adolphe fût invincible.

L'épée dans une main et le pardon dans l'autre, on le voit maintenant parcourir l'Allemagne de l'un à l'autre bout, comme conquérant, législateur et juge, presque en aussi peu de temps qu'un autre [p. 248] en aurait mis à la visiter dans un voyage de plaisir. Comme au souverain-né du pays, on apporte au-devant de lui les clefs des villes et des forteresses. Nul château ne lui est inaccessible; nulle rivière n'arrête sa marche victorieuse; souvent il est vainqueur par la seule terreur de son nom. Sur tout le cours du Mein on voit arborés les drapeaux suédois; le bas Palatinat est libre; les Espagnols et les Lorrains se sont retirés au delà du Rhin et de la Moselle. Les Suédois et les Hessois se sont répandus, comme un torrent fougueux, sur les territoires de l'électorat de Mayence, de Würtzbourg et de Bamberg; et trois évêques fugitifs expient loin de leur demeure leur malheureux dévouement à l'empereur. Enfin le moment vient aussi pour le chef de la Ligue, pour Maximilien, d'éprouver, à son tour, sur son propre sol, les maux qu'il avait préparés à d'autres. Ni le sort effrayant de ses alliés, ni les offres amiables de Gustave, qui, au milieu de ses conquêtes, faisait des propositions de paix, n'avaient pu vaincre l'obstination de ce prince. Passant sur le cadavre de Tilly, qui se place devant l'entrée comme un chérubin chargé de la garder, la guerre se précipite sur les provinces bavaroises. Comme les rives du Rhin, les bords du Lech et du Danube fourmillent maintenant de guerriers suédois. Caché dans ses châteaux forts, l'électeur, vaincu, abandonne ses États sans défense à l'ennemi, que les fertiles campagnes, épargnées jusqu'alors par la guerre dévastatrice, invitent au pillage, et que la fureur fanatique du paysan bavarois provoque à d'égales violences. Munich même ouvre ses portes à l'invincible roi, et le comte palatin fugitif, Frédéric[p. 249] V, se console quelques instants de la perte de ses États dans la résidence déserte de son rival.

Tandis que Gustave-Adolphe étend ses conquêtes aux frontières méridionales de l'Empire, et, avec une force irrésistible, renverse tout ennemi devant lui, ses alliés et ses généraux remportent de semblables triomphes dans les autres provinces. La basse Saxe se soustrait au joug impérial; les ennemis abandonnent le Mecklembourg; les garnisons autrichiennes se retirent de toutes les rives de l'Elbe et du Wéser. Le landgrave Guillaume de Hesse se rend redoutable en Westphalie et sur le haut Rhin; les ducs de Weimar, en Thuringe; les Français, dans l'électorat de Trèves; à l'est, presque tout le royaume de Bohême est soumis par les Saxons. Déjà les Turcs se préparent à attaquer la Hongrie, et, dans le centre des provinces autrichiennes, une dangereuse révolte est près d'éclater. Ferdinand, désespéré, jette les yeux sur toutes les cours de l'Europe, pour se fortifier contre de si nombreux ennemis par des secours étrangers. Vainement il appelle à lui les armes des Espagnols, que la vaillance néerlandaise occupe au delà du Rhin; vainement il s'efforce de faire agir pour sa délivrance la cour de Rome et toute l'Église catholique. Le pape, offensé, se rit de la perplexité de Ferdinand, en célébrant de pompeuses processions et lançant de vains anathèmes, et, au lieu de l'argent qu'il demande, on lui montre les plaines ravagées de Mantoue.

A toutes les extrémités de sa vaste monarchie, des armes ennemies l'environnent. Avec les États de la Ligue placés en avant et que les Suédois ont[p. 250] envahis, sont tombés tous les boulevards derrière lesquels la puissance autrichienne s'était si longtemps sentie à couvert, et le feu de la guerre jette déjà des flammes près de ses frontières sans défense. Ses alliés les plus zélés sont désarmés; Maximilien de Bavière, son plus puissant soutien, est à peine en état de se défendre lui-même. Ses armées, fondues par la désertion et des défaites répétées, découragées par de longs revers, ont oublié sous des généraux malheureux cette ardeur guerrière, fruit de la victoire et qui l'assure par avance. Le danger est au comble; un moyen extraordinaire peut seul tirer la puissance impériale de son profond abaissement. Le pressant besoin, c'est un général; et le seul de qui l'on puisse attendre le rétablissement de la première gloire, la cabale de l'envie l'a écarté de la tête de l'armée. Cet empereur si redoutable est tombé si bas, qu'il est forcé de conclure avec son serviteur et sujet offensé un traité avilissant, et, après avoir arraché ignominieusement le pouvoir à l'orgueilleux Wallenstein, de le solliciter, avec plus d'ignominie encore, de le reprendre. Alors un nouvel esprit commence à ranimer le corps expirant de la puissance autrichienne, et le prompt changement des affaires décèle la main vigoureuse qui les dirige. Devant l'absolu monarque de Suède se présente maintenant un général aussi absolu que lui, un héros victorieux devant son pareil. Les deux puissances sont aux prises une seconde fois dans une lutte incertaine, et le prix de la guerre, déjà remporté à demi par Gustave-Adolphe, est soumis à l'épreuve d'un nouveau et plus terrible combat. En vue de Nuremberg viennent camper, menaçantes,[p. 251] les deux armées rivales, comme une double nuée qui porte la tempête. Elles s'observent avec un respect mêlé de crainte, toutes deux désirant et redoutant à la fois le moment où éclatera l'orage qui doit les mettre aux prises. Les regards de l'Europe s'arrêtent avec frayeur et curiosité sur cette imposante arène, et déjà Nuremberg dans l'angoisse s'attend à donner son nom à une bataille plus décisive encore que celle qui a été livrée près de Leipzig. Tout à coup, les nuages se brisent; l'orage de la guerre s'éloigne de la Franconie, pour se décharger, d'autant plus terrible, sur les plaines de Saxe. La foudre qui menaçait Nuremberg tombe non loin de Lützen, et la bataille, déjà à moitié perdue, est gagnée par le trépas du roi. Le bonheur, qui ne l'avait jamais abandonné dans sa carrière, lui fit encore à sa mort cette rare faveur de succomber dans la plénitude de sa gloire et toute la pureté de son nom. Par une fin opportune, son génie tutélaire le déroba à la destinée inévitable de l'humanité, d'oublier, au comble de la fortune, la modestie, et, au faîte de la toute-puissance, la justice. Il nous est permis de douter qu'avec une plus longue vie il eût mérité les pleurs que l'Allemagne versa sur sa tombe, qu'il eût mérité le tribut d'admiration que la postérité décerne au premier, au seul conquérant qui se soit montré juste. A la chute prématurée de son grand chef, on craint la ruine de tout le parti; mais, pour la puissance qui gouverne le monde, un homme n'est jamais une perte irréparable. Deux grands hommes d'État, Axel Oxenstiern en Allemagne, et Richelieu en France, prennent le timon de la guerre qui échappe au héros mourant; sur lui[p. 252] passe, poursuivant sa course, l'impassible destinée, et le feu de la guerre brûle encore seize années entières sur la poussière du monarque dès longtemps oublié.

Qu'on me permette de suivre, dans un court aperçu, la marche victorieuse de Gustave-Adolphe, de parcourir d'un coup d'œil rapide tout le théâtre où il est seul le héros de l'action, et d'attendre, pour rattacher à l'empereur le fil de l'histoire, que l'Autriche, réduite à l'extrémité par le bonheur des Suédois, et domptée par une suite de revers, descende, du faîte de son orgueil, à des moyens de salut humiliants et désespérés.

A peine le plan de guerre était-il tracé à Halle entre le roi de Suède et l'électeur de Saxe, et l'attaque de la Bohême assignée à l'électeur, l'invasion des terres de la Ligue à Gustave-Adolphe; à peine les alliances furent-elles conclues avec les princes voisins de Weimar et d'Anhalt, et les dispositions prises pour reconquérir l'évêché de Magdebourg, que le roi se mit en mouvement pour pénétrer dans l'intérieur de l'Empire. Il ne marchait point contre un ennemi méprisable. Ferdinand était encore tout puissant dans l'Empire; ses garnisons étaient répandues dans toute la Franconie, la Souabe et le Palatinat, et il fallait d'abord leur enlever, l'épée à la main, chaque poste important. Sur le Rhin, Gustave était attendu par les Espagnols, qui avaient envahi toutes les terres du comte palatin expulsé, qui occupaient toutes les places fortes et lui disputaient chaque passage du fleuve. Sur ses derrières était Tilly, qui rassemblait déjà de nouvelles forces et qui allait voir bientôt une armée auxiliaire de Lorrains se joindre à ses drapeaux. Dans[p. 253] le cœur de tout catholique, un implacable ennemi, la haine religieuse, s'opposait à Gustave, et cependant ses rapports avec la France ne lui permettaient d'agir contre les catholiques qu'avec une demi-liberté. Il voyait parfaitement tous ces obstacles, mais il voyait aussi le moyen de les vaincre. L'armée impériale était dispersée dans des garnisons, et il avait l'avantage de l'attaquer avec ses forces réunies. S'il avait contre lui le fanatisme religieux des catholiques romains et la crainte que les membres les plus faibles de l'Empire avaient de l'Empereur, il pouvait attendre un concours actif de l'amitié des protestants et de leur haine pour la tyrannie autrichienne. Les excès des troupes impériales et espagnoles avaient fortement travaillé pour lui dans ces provinces; dès longtemps, le paysan et le bourgeois maltraités soupiraient après un libérateur, et plusieurs trouvaient déjà un soulagement à changer de joug. Quelques agents avaient été envoyés en avant pour faire pencher du côté des Suédois les villes impériales les plus importantes, particulièrement Nuremberg et Francfort. Erfurt était la première place dont la possession eût un grand prix pour le roi et qu'il ne pouvait laisser derrière lui sans l'occuper. Un accommodement avec la bourgeoisie, qui inclinait vers le parti protestant, lui ouvrit, sans coup férir, les portes de la ville et de la citadelle. Là, comme dans chaque place importante qui tomba par la suite dans ses mains, il se fit jurer fidélité par les habitants, et il s'assura d'eux par une garnison suffisante. Il remit à son allié, le duc Guillaume de Weimar, le commandement d'une armée qui devait être levée en Thuringe. Ce fut [p. 254] aussi à la ville d'Erfurt qu'il voulut confier son épouse, et il promit à cette cité d'augmenter ses priviléges. Alors l'armée suédoise traversa sur deux colonnes, par Gotha et Arnstadt, la forêt de Thuringe; elle enleva, en passant, le comté de Henneberg aux Impériaux, et se réunit, le troisième jour, devant Kœnigshofen, sur la frontière de la Franconie.

François, évêque de Würtzbourg, l'ennemi le plus acharné des protestants et le membre le plus zélé de la Ligue catholique, fut aussi le premier sur qui s'appesantit le bras de Gustave-Adolphe. Quelques paroles de menace suffirent pour mettre sa place frontière de Kœnigshofen, et avec elle la clef de toute la province, dans les mains des Suédois. A la nouvelle de cette rapide conquête, l'épouvante saisit tous les membres catholiques du cercle. Les évêques de Würtzbourg et de Bamberg tremblèrent dans leurs châteaux. Déjà ils voyaient leurs siéges chanceler, leurs églises profanées, leur religion dans la poussière. La méchanceté des ennemis de Gustave avait publié sur l'esprit persécuteur et la conduite militaire du monarque suédois et de ses troupes les plus affreuses descriptions, que les assurances multipliées du roi et les plus éclatants exemples d'humanité et de tolérance ne purent jamais réfuter complétement. On craignait de souffrir d'un autre le mal qu'on eût fait soi-même, on le sentait, en cas pareil. Un grand nombre des plus riches catholiques se hâtaient déjà de mettre leurs biens, leur conscience et leurs personnes à l'abri du fanatisme sanguinaire des Suédois. L'évêque lui-même donna l'exemple à ses sujets. Au [p. 255] milieu de l'embrasement que son zèle bigot avait allumé, il déserta ses domaines et s'enfuit à Paris, pour entraîner, s'il était possible, le ministère français à se déclarer contre l'ennemi commun de la religion.

Cependant, les progrès de Gustave-Adolphe dans l'évêché répondirent tout à fait à cet heureux début. Schweinfurt, abandonné par la garnison impériale, se rendit à lui, et Würtzbourg bientôt après. Il fallut emporter d'assaut le Marienberg. On avait retiré dans cette place, réputée imprenable, une grande provision de vivres et de munitions de guerre, qui tomba tout entière dans les mains de l'ennemi. Une trouvaille très-agréable pour le roi fut la bibliothèque des jésuites, qu'il fit transporter à Upsal; une bien plus agréable encore, pour ses soldats, fut la cave, richement remplie, du prélat: il avait eu encore le temps de sauver ses trésors. Tout l'évêché suivit bientôt l'exemple de la capitale; tout se soumit aux Suédois. Le roi se fit prêter serment d'hommage par tous les sujets de l'évêque, et, vu l'absence du légitime souverain, il institua une régence, qui fut pour la moitié composée de protestants. Dans toute place catholique qu'il réduisait sous sa puissance, il ouvrait les églises à la religion protestante, mais sans rendre aux catholiques l'oppression sous laquelle ils avaient tenu si longtemps ses coreligionnaires. Le terrible droit de la guerre n'était exercé que sur ceux qui faisaient résistance l'épée à la main; quelques actes de barbarie, commis dans l'aveugle fureur de la première attaque par une soldatesque effrénée, ne peuvent être imputés à son chef miséricordieux.[p. 256] L'homme paisible et sans défense éprouvait un traitement humain. Ce fut toujours pour Gustave-Adolphe la loi la plus sacrée d'épargner le sang des ennemis comme celui de ses soldats.

Dès la première nouvelle de l'invasion suédoise, l'évêque de Würtzbourg, nonobstant les négociations qu'il avait entamées avec le roi pour gagner du temps, avait demandé avec instance au général de la Ligue de secourir promptement l'évêché en péril. Dans l'entrefaite, ce général vaincu avait rassemblé sur le Wéser les débris de ses troupes dispersées; il s'était renforcé des garnisons impériales de la basse Saxe et avait fait sa jonction dans la Hesse avec ses deux lieutenants Altringer et Fugger. A la tête de ces forces considérables, le comte Tilly brûlait d'impatience d'effacer la honte de sa première défaite par une victoire plus éclatante. Dans son camp près de Fulde, où il s'était avancé avec son armée, il attendait, plein d'une extrême ardeur, la permission du duc de Bavière d'en venir aux mains avec Gustave-Adolphe. Mais, après l'armée de Tilly, la Ligue n'en avait pas une deuxième à perdre, et Maximilien était beaucoup trop circonspect pour livrer toute la destinée de son parti au hasard d'une nouvelle bataille. Tilly reçut, les larmes aux yeux, les ordres de son maître, qui le contraignaient à l'inaction. Ainsi fut retardée la marche de ce général vers la Franconie, et Gustave-Adolphe eut le temps d'envahir tout l'évêché. Ce fut en vain que Tilly se renforça ensuite à Aschaffenbourg de douze mille Lorrains et accourut, avec des forces supérieures, pour débloquer Würtzbourg: la ville et la citadelle[p. 257] étaient déjà au pouvoir des Suédois, et Maximilien de Bavière fut accusé, non sans quelque fondement peut-être, par la voix publique, d'avoir accéléré par ses hésitations la ruine de l'évêché. Forcé d'éviter une bataille, Tilly se contenta de s'opposer aux projets ultérieurs de l'ennemi; mais il ne put soustraire que bien peu de places à l'impétuosité des Suédois. Après une vaine tentative pour jeter un renfort dans la ville de Hanau, où les Impériaux n'avaient qu'une faible garnison, et dont la possession donnait au roi un trop grand avantage, il franchit le Mein près de Seligenstadt et dirigea sa course vers la Bergstrasse, pour défendre les provinces palatines contre l'attaque du vainqueur.

Le comte Tilly ne fut pas le seul ennemi que Gustave-Adolphe trouva sur sa route en Franconie et qu'il chassa devant lui. Le duc Charles de Lorraine, fameux, dans les annales de l'Europe de ce temps, par l'inconstance de son caractère, ses vains projets et sa mauvaise fortune, avait aussi levé son faible bras contre le héros suédois, pour mériter de l'empereur Ferdinand II la couronne électorale. Sourd aux conseils d'une sage politique, il ne suivait que les mouvements d'une fougueuse ambition. En soutenant l'empereur, il provoqua la France, sa redoutable voisine, et, pour courir dans les pays lointains après un brillant fantôme, qui cependant fuyait toujours devant lui, il découvrit ses domaines héréditaires, qu'une armée française envahit comme un torrent irrésistible. On lui accorda sans peine en Autriche l'honneur de se perdre, comme les princes de la Ligue, pour l'avantage de la maison archiducale. Enivré de vaines espérances, ce prince rassembla [p. 258] une armée de dix-sept mille hommes, qu'il voulut conduire en personne contre les Suédois. Si ces troupes manquaient de discipline et de courage, elles éblouissaient du moins les yeux par une brillante parure, et autant qu'elles cachaient leur bravoure devant l'ennemi, autant elles s'en montraient prodigues envers le bourgeois et le paysan sans défense, au secours desquels elles étaient appelées. Cette armée, élégamment parée, ne pouvait tenir longtemps contre le hardi courage et la redoutable discipline des Suédois. Une terreur panique la saisit quand la cavalerie suédoise fondit sur elle, et elle fut aisément chassée des quartiers qu'elle occupait dans l'évêché de Würtzbourg. L'échec de quelques régiments causa une déroute générale parmi les troupes, et leur faible reste se hâta de se dérober à la bravoure des soldats du Nord dans quelques villes au delà du Rhin. Objet de risée pour les Allemands et couvert de honte, leur chef se sauva chez lui par Strasbourg, trop heureux d'apaiser par une humble lettre d'excuses la colère de son vainqueur, qui commença par le battre et ne lui demanda compte qu'après de ses hostilités. Un paysan d'un village du Rhin se permit, dit-on, de porter un coup au cheval du duc, comme il vint à passer près de lui dans sa fuite. «Allons, seigneur, dit le paysan, il faut courir plus vite, quand vous fuyez devant le grand roi de Suède.»

Le malheureux exemple de son voisin avait inspiré à l'évêque de Bamberg de plus sages mesures. Pour préserver ses domaines du pillage, il vint au-devant du roi avec des propositions de paix, mais qui ne devaient servir qu'à retarder le progrès de[p. 259] ses armes, jusqu'à l'arrivée des secours. Gustave-Adolphe, beaucoup trop loyal lui-même pour craindre la ruse chez autrui, accepta avec empressement les propositions de l'évêque et spécifia même les conditions auxquelles il promettait d'épargner à l'évêché tout traitement hostile. Il s'y montra d'autant plus disposé que d'ailleurs son intention n'était pas de consumer son temps à faire la conquête de Bamberg, et que ses autres projets l'appelaient dans les provinces du Rhin. La hâte qu'il avait de poursuivre l'exécution de ses projets lui fit perdre les sommes d'argent que, par un plus long séjour en Franconie, il aurait pu aisément arracher à l'évêque sans défense; car ce rusé prélat laissa tomber les négociations aussitôt que l'orage de la guerre se fut éloigné de ses limites. A peine Gustave-Adolphe lui eut-il tourné le dos, qu'il se jeta dans les bras du comte Tilly et reçut les troupes impériales dans les mêmes villes et forteresses qu'il s'était montré peu auparavant empressé d'ouvrir au roi. Mais, par cet artifice, il n'avait retardé que pour peu de temps la ruine de son évêché. Un général suédois, que Gustave avait laissé en Franconie, se chargea de punir l'évêque de cette perfidie, et l'évêché devint par là même un malheureux théâtre de la guerre, également ravagé par les amis et les ennemis.

La fuite des Impériaux, dont la menaçante présence avait jusqu'alors gêné les résolutions des états de Franconie, et en même temps la conduite humaine du roi, donnèrent à la noblesse aussi bien qu'à la bourgeoisie de ce cercle le courage de se montrer favorables aux Suédois. Nuremberg s'abandonna[p. 260] solennellement à la protection du roi. Il gagna la noblesse de Franconie par des manifestes flatteurs, dans lesquels il daignait s'excuser de paraître dans leur pays les armes à la main. La richesse de la Franconie, et la loyauté que le soldat suédois avait continué d'observer dans ses relations avec les habitants, amenèrent l'abondance dans le camp royal. La faveur que Gustave-Adolphe avait su acquérir auprès de la noblesse de tout le cercle, le respect et l'admiration que ses brillants exploits éveillaient même chez l'ennemi, le riche butin qu'on se promettait au service d'un roi toujours victorieux, lui furent d'un grand secours pour les levées de troupes que tant de garnisons, détachées de l'armée principale, lui rendaient nécessaires. On accourait par bandes, de toutes les parties de la Franconie, au premier bruit du tambour.

Le roi n'avait pu consacrer à la conquête de la Franconie beaucoup plus de temps qu'il ne lui en avait fallu pour la parcourir. Pour achever la soumission de tout le cercle et assurer ses conquêtes, il laissa derrière lui un de ses meilleurs généraux, Gustave Horn, avec un corps de huit mille hommes. Lui-même, avec le gros de l'armée, qui était renforcée par les levées faites en Franconie, il se hâta de marcher vers le Rhin, pour s'assurer de cette frontière de l'Empire contre les Espagnols, pour désarmer les électeurs ecclésiastiques et s'ouvrir dans ces riches contrées de nouvelles ressources pour la continuation de la guerre. Il suivit le cours du Mein: Seligenstadt, Aschaffenbourg, Steinheim, tout le pays situé sur les deux bords de la rivière, [p. 261] furent soumis dans cette expédition. Rarement les garnisons impériales attendaient son arrivée; nulle part, elles ne purent se maintenir. Quelque temps auparavant, un de ses lieutenants avait déjà réussi à enlever aux Impériaux, par une surprise, la ville et la citadelle de Hanau, pour la conservation desquelles le comte Tilly avait pris tant de soins. Joyeux d'échapper à l'insupportable tyrannie de cette soldatesque, le comte de Hanau se soumit avec empressement au joug plus doux du monarque suédois.

C'était principalement sur la ville de Francfort que se dirigeait alors l'attention de Gustave-Adolphe, dont la règle générale, sur le territoire allemand, était d'assurer ses derrières par l'alliance et la possession des places les plus importantes. Francfort avait été une des premières villes impériales que, dès la Saxe, il avait fait préparer d'avance à le recevoir, et maintenant, d'Offenbach, il la fit sommer une seconde fois, par de nouveaux envoyés, de lui accorder le passage et de recevoir garnison. Cette ville aurait bien voulu être dispensée d'un choix périlleux entre le roi de Suède et l'empereur: en effet, quelque parti qu'elle embrassât, elle avait à craindre pour ses priviléges et son commerce. La colère de l'empereur pouvait tomber rudement sur elle, si elle se soumettait trop promptement au roi de Suède, et qu'il ne restât pas assez puissant pour protéger ses partisans en Allemagne. Mais elle pouvait souffrir bien plus encore du mécontentement d'un vainqueur irrésistible, qui était déjà pour ainsi dire devant ses portes avec une armée formidable, et qui pouvait la punir de sa résistance par [p. 262] la ruine de tout son commerce et de sa prospérité. Vainement elle allégua pour son excuse, par l'intermédiaire de ses envoyés, les dangers qui menaçaient ses foires, ses priviléges, peut-être même sa liberté de ville impériale, si, en embrassant le parti suédois, elle attirait sur elle la colère de l'empereur. Gustave-Adolphe se montra surpris que, dans une affaire aussi importante que la liberté de l'Allemagne tout entière et le sort de l'Église protestante, la ville de Francfort parlât de ses foires et subordonnât à des avantages temporels les grands intérêts de la patrie et de la conscience. «Pour lui, ajouta-t-il avec menace, il avait, depuis l'île de Rügen jusqu'au Mein, trouvé la clef de toutes les villes et forteresses, et il saurait bien trouver aussi celle de Francfort. En arrivant les armes à la main, il n'avait d'autre objet que le bien de l'Allemagne et la liberté de l'Église protestante, et, avec la conscience d'une si juste cause, il n'était nullement disposé à se laisser arrêter dans sa course par aucun obstacle. Il voyait bien que les habitants de Francfort ne lui voulaient tendre que les doigts, mais il lui fallait la main tout entière, afin de pouvoir s'y tenir.» Ensuite il marcha avec toute son armée sur les pas des envoyés de la ville, qui se retiraient avec cette réponse, et il attendit, en ordre de bataille, devant Sachsenhausen, la dernière déclaration du sénat.

Si la ville de Francfort avait fait difficulté de se soumettre aux Suédois, c'était uniquement dans la crainte de l'empereur; l'inclination personnelle des bourgeois ne leur permettait pas d'hésiter un moment entre l'oppresseur de la liberté allemande[p. 263] et son protecteur. Les préparatifs menaçants dont Gustave-Adolphe appuyait maintenant sa demande d'une déclaration formelle pouvaient atténuer aux yeux de l'empereur la culpabilité de leur défection, et pallier, par une apparence de contrainte, une démarche qu'ils faisaient volontiers. On ouvrit donc alors les portes au roi de Suède, qui traversa cette ville impériale, à la tête de son armée, dans un défilé magnifique et un ordre admirable. Six cents hommes de garnison restèrent dans Sachsenhausen; le roi marcha, dès le premier soir, avec le reste de son armée, sur la ville mayençaise de Hœchst, qui fut prise avant la nuit.

Tandis que Gustave-Adolphe faisait des conquêtes sur le cours du Mein, la fortune couronnait aussi les entreprises de ses généraux et de ses alliés dans le nord de l'Allemagne. Rostock, Wismar et Dœmitz, les seules places fortes du Mecklembourg qui gémissaient encore sous le joug des garnisons impériales, furent emportées par le souverain légitime, le duc Jean-Albert, sous la direction du général suédois Achatius Tott. Vainement le général impérial Wolf, comte de Mansfeld, essaya de reprendre aux Suédois l'évêché de Halberstadt, dont ils avaient pris possession aussitôt après la victoire de Leipzig; il lui fallut bientôt laisser aussi dans leurs mains l'évêché de Magdebourg. Un général suédois, Banner, qui était resté sur l'Elbe, avec une division forte de huit mille hommes, tenait bloquée étroitement la ville de Magdebourg et avait déjà culbuté plusieurs régiments impériaux, envoyés pour délivrer cette place. Le comte de Mansfeld la défendait, il est vrai, en personne,[p. 264] avec une très-grande valeur; mais, trop faible en hommes pour être en état d'opposer une longue résistance à la nombreuse armée des assiégeants, il songeait déjà aux conditions sous lesquelles il voulait rendre la ville, quand le général Pappenheim accourut à sa délivrance et occupa ailleurs les armes des ennemis. Cependant Magdebourg, ou plutôt les misérables cabanes qui sortaient tristement du milieu des ruines de cette grande cité, furent dans la suite volontairement évacuées par les Impériaux, et aussitôt après occupées par les Suédois.

Les membres du cercle de basse Saxe hasardèrent aussi, après les heureuses entreprises du roi, de se relever du coup qu'ils avaient reçu de Wallenstein et de Tilly dans la malheureuse guerre danoise. Ils tinrent à Hambourg une assemblée où l'on convint de mettre sur pied trois régiments, avec le secours desquels ils espéraient se débarrasser de l'excessive tyrannie des garnisons impériales. L'évêque de Brême, parent du roi de Suède, ne s'en tint pas à cela: il leva aussi des troupes pour son compte, et avec elles il inquiéta des prêtres et des moines sans défense; mais il eut le malheur d'être bientôt désarmé par le comte de Gronsfeld, général de l'empereur. Georges, duc de Lunebourg, auparavant colonel au service de Ferdinand, embrassa alors aussi le parti de Gustave-Adolphe, et leva pour ce prince quelques régiments par lesquels les troupes impériales furent occupées dans la basse Saxe, ce qui ne fut pas un médiocre avantage pour le roi.

Mais il reçut des services encore bien plus importants [p. 265] du landgrave Guillaume de Hesse-Cassel, dont les armes victorieuses firent trembler une grande partie de la Westphalie et de la basse Saxe, l'abbaye de Fulde et même l'électorat de Cologne. On se souvient qu'immédiatement après l'alliance que le landgrave avait conclue, dans le camp de Werben, avec Gustave-Adolphe, deux généraux de l'empereur, Fugger et Altringer, furent envoyés dans la Hesse par le comte Tilly pour châtier le landgrave de sa défection. Mais ce prince avait résisté avec un mâle courage aux armes de l'ennemi, comme ses états provinciaux aux manifestes dans lesquels Tilly prêchait la révolte, et bientôt la bataille de Leipzig le délivra de ces bandes dévastatrices. Il profita de leur éloignement avec autant de vaillance que de résolution, conquit en peu de temps Vach, Münden et Hœxter, et inquiéta par ses rapides succès l'abbaye de Fulde, l'évêché de Paderborn et tous les bénéfices limitrophes de la Hesse. Ces États, effrayés, se hâtèrent de mettre des bornes à ses progrès par une prompte soumission, et ils échappèrent au pillage au moyen de sommes d'argent considérables qu'ils lui payèrent volontairement. Après ces heureuses entreprises, le landgrave réunit son armée victorieuse à la grande armée de Gustave-Adolphe, et il se rendit lui-même à Francfort auprès de ce monarque, pour délibérer avec lui sur le plan des opérations ultérieures.

Beaucoup de princes et d'ambassadeurs étrangers avaient paru avec lui dans cette ville pour rendre hommage à la grandeur de Gustave-Adolphe, implorer sa faveur ou apaiser sa colère. Le plus remarquable entre tous était le roi de Bohême et[p. 266] comte palatin dépossédé, Frédéric V, qui était accouru de Hollande pour se jeter dans les bras de celui qu'il regardait comme son vengeur et son protecteur. Gustave-Adolphe lui accorda le stérile honneur de le saluer comme une tête couronnée, et s'efforça d'alléger son malheur par une noble sympathie. Mais, quoi que Frédéric se promît de la puissance et de la fortune de son protecteur, quelque fond qu'il crût pouvoir faire sur sa justice et sa magnanimité, l'espérance du rétablissement de cet infortuné dans ses États perdus était cependant fort éloignée. L'inaction et la politique absurde de la cour d'Angleterre avaient refroidi le zèle de Gustave-Adolphe, et une susceptibilité dont il ne put se rendre tout à fait maître lui fit oublier ici la glorieuse vocation de défenseur des opprimés, qu'il avait si hautement proclamée à son apparition dans l'Empire d'Allemagne. La frayeur de sa puissance irrésistible et de sa vengeance prochaine avait aussi amené à Francfort le landgrave Georges de Hesse-Darmstadt et l'avait porté à une prompte soumission. Les liaisons de ce prince avec l'empereur, et son peu de zèle pour la cause protestante, n'étaient pas un secret pour le roi, mais il se contenta de rire d'un si impuissant ennemi. Comme le landgrave se connaissait assez peu lui-même, ainsi que la situation politique de l'Allemagne, pour s'ériger, avec autant de sottise que d'assurance, en médiateur entre les deux partis, Gustave-Adolphe avait coutume de ne l'appeler, par moquerie, que le «pacificateur». On l'entendait dire souvent, lorsqu'il jouait avec le landgrave et qu'il lui gagnait de l'argent, «que ce gain lui faisait doublement plaisir, parce[p. 267] que c'était de la monnaie impériale.» Ce fut seulement en faveur de la parenté du landgrave Georges avec l'électeur de Saxe, prince que Gustave-Adolphe avait des raisons de ménager, que ce monarque se contenta de la remise de sa forteresse de Rüsselsheim et de la promesse qu'il observerait pendant cette guerre une stricte neutralité. Les comtes de Westerwald et de Wettéravie avaient également paru à Francfort auprès du roi, pour conclure avec lui une alliance et lui offrir contre les Espagnols leur secours, qui lui fut très-utile dans la suite. La ville de Francfort elle-même eut tout sujet de se louer de la présence de Gustave-Adolphe, qui prit son commerce sous la protection de son autorité royale et rétablit par les mesures les plus énergiques la sûreté des foires, que la guerre avait beaucoup troublée.

L'armée suédoise était maintenant renforcée de dix mille Hessois, que le landgrave Guillaume de Cassel avait amenés au roi. Déjà Gustave-Adolphe avait fait attaquer Kœnigstein; Kostheim et Flœrsheim se rendirent à lui après un siége de peu de durée; il était maître de tout le cours du Mein et fit construire à Hœchst en toute hâte des bateaux pour faire passer le Rhin à ses troupes. Ces préparatifs remplirent de crainte l'électeur de Mayence, Anselme Casimir, et il ne douta plus un instant qu'il ne fût le premier que menaçait l'orage de la guerre. Comme partisan de l'empereur et un des membres les plus actifs de la Ligue catholique, il ne pouvait s'attendre à être mieux traité que ne l'avaient été déjà ses deux confrères, les évêques de Würtzbourg et de Bamberg. La situation de ses[p. 268] domaines au bord du Rhin faisait à l'ennemi une nécessité de s'en assurer, et d'ailleurs cette riche contrée avait, pour l'armée, dans son dénûment, un irrésistible attrait. Mais l'électeur, connaissant trop peu ses ressources et l'adversaire qu'il avait devant lui, se flatta de repousser la force par la force et de lasser la vaillance suédoise par la solidité de ses remparts. Il fit réparer en toute hâte les fortifications de sa résidence, la pourvut de tout ce qui la mettait en état de soutenir un long siége, et reçut de plus dans ses murs deux mille Espagnols commandés par un général de leur nation, don Philippe de Sylva. Pour rendre l'approche impossible aux bateaux suédois, il fit obstruer, par une quantité de pieux qu'on y enfonça, l'embouchure du Mein; il y fit jeter aussi de grandes masses de pierres et couler à fond des bateaux entiers. Lui-même, accompagné de l'évêque de Worms, il s'enfuit à Cologne avec ses plus précieux trésors et abandonna ville et territoire à la rapacité d'une garnison tyrannique. Tous ces préparatifs, qui témoignaient moins de vrai courage que d'impuissante obstination, ne détournèrent pas l'armée suédoise de marcher sur Mayence et de faire les plus sérieuses dispositions pour l'attaque de la ville. Tandis qu'une partie des troupes se répandait dans le Rhingau, culbutait tout ce qui s'y trouvait d'Espagnols, et arrachait d'énormes contributions, et que l'autre partie rançonnait les cantons catholiques du Westerwald et de la Wettéravie, l'armée principale était déjà campée près de Cassel, vis-à-vis de Mayence, et le duc Bernard de Weimar avait même pris, sur la gauche du Rhin, le Mæusethurm et le château d'Ehrenfels. Déjà Gustave-Adolphe[p. 269] se préparait sérieusement à passer le Rhin et à bloquer la ville du côté de terre, quand les progrès du comte Tilly en Franconie l'arrachèrent précipitamment à ce siége et donnèrent à l'électorat un repos, qui du reste ne fut pas de longue durée.

Le danger de la ville de Nuremberg, que le comte Tilly faisait mine d'assiéger pendant l'absence de Gustave-Adolphe, occupé aux bords du Rhin, et qu'il menaçait, en cas de résistance, du sort affreux de Magdebourg, avait décidé le roi de Suède à ce prompt départ de Mayence. Pour ne pas s'exposer une seconde fois, devant toute l'Allemagne, au reproche et à la honte d'avoir laissé une ville alliée à la discrétion d'un ennemi barbare, il accourait, à marches forcées, pour délivrer cette importante cité impériale; mais il apprit, dès Francfort, la valeureuse résistance des habitants de Nuremberg et la retraite de Tilly: alors il ne tarda pas un moment à poursuivre ses projets sur Mayence. N'ayant pas réussi à forcer le passage du Rhin, près de Cassel, sous le canon des assiégés, il dirigea sa marche vers la Bergstrasse, pour s'approcher de la ville d'un autre côté, s'empara chemin faisant de toutes les places importantes, et parut, pour la seconde fois, au bord du Rhin, près de Stockstadt, entre Gernsheim et Oppenheim. Les Espagnols avaient abandonné toute la Bergstrasse, mais ils cherchaient encore à défendre, avec beaucoup d'opiniâtreté, la rive gauche du fleuve. Dans cette vue, ils avaient brûlé ou coulé à fond tous les bateaux du voisinage, et ils étaient préparés sur l'autre bord à l'attaque la plus formidable, si le roi risquait le passage sur ce point.

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Son courage l'exposa, dans cette occasion, au danger imminent de tomber dans les mains de l'ennemi. Pour reconnaître l'autre rive, il s'était hasardé à franchir le fleuve dans un petit bateau; mais, à peine avait-il abordé, qu'il fut surpris par une troupe de cavaliers espagnols, auxquels il ne se déroba que par une retraite précipitée. Enfin, avec le secours de quelques mariniers du voisinage, il réussit à s'emparer d'un petit nombre de bateaux, sur deux desquels il fit passer le comte de Brahé, avec trois cents Suédois. A peine cet officier avait-il eu le temps de se retrancher sur la rive opposée, qu'il fut assailli par quatorze compagnies de dragons et de cuirassiers espagnols. Aussi grande était la supériorité, aussi courageuse fut la résistance de Brahé et de sa petite troupe, et son héroïque défense donna au roi le temps de le soutenir en personne avec des troupes fraîches. Alors les Espagnols prirent la fuite, après une perte de six cents hommes, quelques-uns se hâtèrent de gagner la ville forte d'Oppenheim, et d'autres Mayence. Un lion de marbre, sur une haute colonne, portant une épée nue dans la griffe droite et un casque sur la tête, indiquait encore au voyageur, soixante-dix ans après, la place où l'immortel monarque passa le grand fleuve de la Germanie.

Aussitôt après cet heureux exploit, Gustave-Adolphe fit transporter au delà du Rhin l'artillerie et la plus grande partie des troupes, et assiégea Oppenheim, qui fut pris d'assaut le 8 décembre 1631, après une résistance désespérée. Cinq cents Espagnols, qui avaient défendu si vaillamment cette place, furent, jusqu'au dernier, victimes de [p. 271] la fureur suédoise. La nouvelle que Gustave-Adolphe avait passé le Rhin effraya tous les Espagnols et les Lorrains, qui avaient occupé l'autre bord et s'étaient crus à l'abri, derrière le fleuve, de la vengeance des Suédois. Une prompte fuite était maintenant leur unique ressource: toute place qui n'était pas tout à fait tenable fut précipitamment abandonnée. Après une longue suite de violence envers les bourgeois désarmés, les Lorrains évacuèrent la ville de Worms, qu'ils maltraitèrent encore, avant leur départ, avec une cruauté raffinée. Les Espagnols se renfermèrent à la hâte dans Frankenthal, où ils se flattaient de braver les armées victorieuses de Gustave-Adolphe.

Le roi ne perdit plus un moment pour exécuter ses desseins sur Mayence, où s'était jetée l'élite des troupes espagnoles. Tandis qu'il marchait sur cette ville par la rive gauche du Rhin, le landgrave de Hesse-Cassel s'en était approché par l'autre rive et avait conquis sur sa route plusieurs places fortes. Les Espagnols assiégés, quoique investis des deux côtés, montrèrent d'abord beaucoup de courage et de résolution pour se défendre jusqu'à la dernière extrémité, et, pendant plusieurs jours, ils firent pleuvoir, sans interruption, sur le camp suédois, un violent feu de bombes, qui coûta au roi plus d'un brave soldat. Cependant, malgré cette courageuse résistance, les Suédois gagnaient toujours du terrain et s'étaient déjà tellement approchés des fossés de la place, qu'ils se disposaient sérieusement à l'assaut. Alors les assiégés perdirent courage. Ils tremblaient, avec raison, à la pensée du fougueux emportement du soldat suédois,[p. 272] dont le Marienberg, près de Würtzbourg, fournissait un affreux témoignage. Un sort terrible attendait la ville de Mayence, s'il fallait la prendre d'assaut, et l'ennemi pouvait se sentir aisément tenté de venger l'horrible sort de Magdebourg sur cette riche et magnifique résidence d'un prince catholique. Par ménagement pour la ville plus que pour leur propre vie, les Espagnols capitulèrent le quatrième jour et obtinrent du généreux monarque un sauf-conduit jusqu'à Luxembourg; mais, comme bien d'autres avaient fait jusqu'alors, la plupart s'enrôlèrent sous les drapeaux suédois.

Le 13 décembre 1631, le roi de Suède fit son entrée dans la ville conquise, où il se logea dans le palais de l'électeur. Quatre-vingts canons tombèrent en son pouvoir, et la bourgeoisie eut à payer quatre-vingt mille florins pour se racheter du pillage. Dans cette contribution n'étaient pas compris les juifs et le clergé, qui furent contraints de payer à part de très-fortes sommes. Le roi s'appropria la bibliothèque de l'électeur et en fit présent à son chancelier Oxenstiern, qui la céda au gymnase de Westeræs; mais le vaisseau qui la transportait en Suède fit naufrage, et, perte irréparable, la Baltique engloutit ce trésor.

Après qu'ils eurent perdu Mayence, le malheur ne cessa de poursuivre les Espagnols dans les contrées du Rhin. Peu de temps avant la prise de cette ville, le landgrave de Hesse-Cassel s'était emparé de Falkenstein et de Reifenberg; la forteresse de Kœnigstein se rendit aux Hessois; le rhingrave Othon-Louis, un des généraux du roi, eut le bonheur de battre neuf escadrons espagnols,[p. 273] qui marchaient sur Frankenthal, et de se rendre maître des villes les plus importantes des bords du Rhin, depuis Boppart jusqu'à Bacharach. Après la prise de Braunfels, place forte dont les comtes de Wettéravie s'emparèrent avec le secours des Suédois, les Espagnols perdirent toutes les places en Wettéravie, et dans tout le Palatinat, ils ne purent conserver, outre Frankenthal, que très-peu de villes. Landau et Kronweissenbourg se déclarèrent hautement pour les Suédois. Spire offrit de lever des troupes pour le service du roi. Les ennemis perdirent Mannheim par la présence d'esprit du jeune duc Bernard de Weimar et la négligence du commandant de la place, qui fut traduit pour ce revers devant le tribunal militaire à Heidelberg et décapité.

Le roi avait prolongé la campagne jusque bien avant dans l'hiver, et vraisemblablement la rigueur même de la saison avait été une des causes de la supériorité que le soldat suédois conservait sur l'ennemi. Mais maintenant les troupes épuisées avaient besoin de se refaire dans les quartiers d'hiver, que Gustave-Adolphe leur fit prendre en effet, dans le pays d'alentour, peu de temps après la conquête de la ville de Mayence. Il profita lui-même du relâche que la saison imposait à ses opérations militaires, pour expédier avec son chancelier les affaires du cabinet, négocier avec l'ennemi au sujet de la neutralité, et terminer avec une puissance alliée quelques démêlés politiques, auxquels sa conduite antérieure avait donné lieu. Pour sa résidence d'hiver et pour centre des affaires d'État, il choisit la ville de Mayence, pour [p. 274] laquelle il laissait en général paraître une prédilection qui s'accordait peu avec l'intérêt des princes allemands et l'intention qu'il avait témoignée de ne faire qu'une courte visite à l'Empire. Non content d'avoir fortifié la ville le mieux possible, il fit élever vis-à-vis, dans l'angle qui forme la jonction du Mein avec le Rhin, une nouvelle citadelle, qui fut appelée Gustavsbourg, d'après son fondateur, mais qui a été plus connue sous le nom de Pfaffenraub, Pfaffenzwang.

Tandis que Gustave-Adolphe se rendait maître du Rhin et menaçait de ses armes victorieuses les trois électorats voisins, ses vigilants ennemis mettaient en mouvement, à Paris et à Saint-Germain, tous les ressorts de la politique, pour lui retirer l'appui de la France et pour le mettre, s'il était possible, en guerre avec cette puissance. Lui-même, en portant, par un mouvement équivoque et inattendu, ses armes sur le Rhin, il avait donné de l'ombrage à ses amis et fourni à ses adversaires les moyens d'exciter une dangereuse défiance de ses projets. Après qu'il eut soumis à son pouvoir l'évêché de Würtzbourg et la plus grande partie de la Franconie, il ne tenait qu'à lui de pénétrer par l'évêché de Bamberg et le haut Palatinat en Bavière et en Autriche; et tous s'attendaient naturellement qu'il ne tarderait pas à attaquer l'empereur et le duc de Bavière dans le centre de leur puissance, et à terminer au plus tôt la guerre par la défaite de ces deux principaux ennemis. Mais, à la grande surprise des deux parties belligérantes, Gustave-Adolphe abandonna le chemin que lui avait tracé d'avance l'opinion[p. 275] générale, et, au lieu de tourner ses armes vers la droite, il les porta vers la gauche, pour faire sentir sa puissance aux princes moins coupables et moins à craindre de l'électorat du Rhin, tandis qu'il donnait à ses deux plus importants adversaires le loisir de rassembler de nouvelles forces. Le dessein de remettre avant tout le malheureux comte palatin Frédéric V en possession de ses États, par l'expulsion des Espagnols, pouvait seul expliquer cette marche surprenante, et la croyance au prochain rétablissement de Frédéric réduisit en effet quelque temps au silence les soupçons de ses amis et les calomnies de ses adversaires; mais maintenant, le bas Palatinat était presque entièrement purgé d'ennemis, et Gustave-Adolphe persistait à faire de nouveaux plans de conquêtes sur le Rhin; il persistait à ne pas rendre au maître légitime le Palatinat reconquis. Vainement l'ambassadeur du roi d'Angleterre rappela au conquérant ce que la justice exigeait de lui, et ce que sa promesse solennellement proclamée lui imposait comme un devoir d'honneur: Gustave répondit à cette demande par des plaintes amères sur l'inaction de la cour britannique et se prépara vivement à déployer, au premier jour, ses drapeaux victorieux en Alsace et même en Lorraine.

Alors éclata la défiance contre le monarque suédois, et la haine de ses ennemis se montra extrêmement active à répandre les bruits les plus désavantageux sur ses projets. Dès longtemps, le ministre de Louis XIII, Richelieu, avait vu avec inquiétude le roi s'approcher des frontières françaises, et l'esprit défiant de son maître ne s'ouvrait [p. 276] que trop aisément aux fâcheuses suppositions qu'on faisait à ce sujet. En ce temps même, la France était engagée dans une guerre civile avec les protestants de l'intérieur, et l'on avait en effet quelque raison de craindre que l'approche d'un roi victorieux, qui était de leur parti, ne ranimât le courage des huguenots et ne les excitât à la plus violente résistance. Cela pouvait arriver, quelque éloigné d'ailleurs que pût être Gustave-Adolphe de leur donner des espérances et de commettre ainsi une véritable trahison envers le roi de France son allié. Mais l'esprit vindicatif de l'évêque de Würtzbourg, qui cherchait à se consoler à la cour de France de la perte de ses États; l'éloquence empoisonnée des jésuites, et le zèle actif du ministre bavarois, présentèrent comme tout à fait démontrée cette dangereuse intelligence entre les huguenots et le roi de Suède, et surent troubler par les plus vives inquiétudes l'esprit craintif de Louis. Ce n'étaient pas seulement d'extravagants politiques, c'était aussi plus d'un catholique raisonnable, qui croyaient sérieusement que le roi allait pénétrer prochainement au cœur de la France, faire cause commune avec les huguenots et renverser dans le royaume la religion romaine. Des zélateurs fanatiques le voyaient déjà franchir les Alpes avec une armée et détrôner, en Italie même, le Vicaire de Jésus-Christ. Quoique de pareilles rêveries se réfutassent aisément d'elles-mêmes, on ne pouvait nier cependant que, par ses entreprises militaires sur le Rhin, Gustave ne donnât aux imputations de ses adversaires une prise dangereuse et ne justifiât, en quelque mesure, le soupçon d'avoir voulu[p. 277] diriger ses armes moins contre l'empereur et le duc de Bavière que contre la religion catholique en général.

Le cri général d'indignation que les cours catholiques, excitées par les jésuites, élevèrent contre les liaisons de la France avec les ennemis de l'Église, décida enfin le cardinal de Richelieu à faire un pas décisif pour la sûreté de sa religion et à démontrer en même temps au monde catholique la sincérité du zèle religieux de la France et la politique intéressée des États ecclésiastiques de l'Empire. Persuadé que les vues du roi de Suède tendaient uniquement, comme les siennes, à l'abaissement de la maison d'Autriche, il ne fit point difficulté de promettre aux princes de la Ligue une parfaite neutralité du côté de la Suède, aussitôt qu'ils renonceraient à l'alliance de l'empereur et retireraient leurs troupes. Quelle que fût maintenant la résolution des princes, Richelieu avait atteint son but. S'ils se séparaient du parti autrichien, Ferdinand était exposé sans défense aux armes unies de la France et de la Suède, et Gustave-Adolphe, délivré en Allemagne de tous ses autres ennemis, pouvait tourner à la fois toutes ses forces contre les États héréditaires de l'empereur. La chute de la maison d'Autriche était alors inévitable, et ce but suprême de tous les efforts de Richelieu se trouvait atteint sans dommage pour l'Église. Le succès était incomparablement plus douteux, si les princes de la Ligue persistaient dans leur refus et demeuraient encore fidèles à l'alliance autrichienne; mais alors la France avait fait paraître devant toute l'Europe ses sentiments catholiques et avait[p. 278] satisfait à ses devoirs comme membre de l'Église romaine; les princes de la Ligue paraissaient les seuls auteurs de tous les maux que la continuation de la guerre devait infailliblement attirer sur l'Allemagne catholique; eux seuls, par leur attachement opiniâtre à l'empereur, rendaient vaines les mesures de leur protecteur, précipitaient l'Église dans le dernier péril et se perdaient eux-mêmes.

Richelieu suivit ce plan avec d'autant plus de chaleur qu'il était plus vivement pressé par des demandes réitérées de l'électeur de Bavière, qui réclamait le secours de la France. On se souvient que ce prince, dès le temps où il avait eu sujet de suspecter les sentiments de l'empereur, était entré avec la France dans une alliance secrète par laquelle il espérait s'assurer la possession de l'électorat palatin contre un futur changement de dispositions de Ferdinand. Si clairement que l'origine de ce traité fît connaître contre quel ennemi il avait été conclu, Maximilien l'étendait maintenant, d'une manière assez arbitraire, aux attaques du roi de Suède, et n'hésitait point à réclamer contre ce monarque, allié de la France, les mêmes secours qu'on lui avait promis seulement contre l'Autriche. Richelieu, jeté dans l'embarras par cette alliance contradictoire avec deux puissances opposées l'une à l'autre, ne vit pour lui d'autre expédient que de mettre une prompte fin à leurs hostilités; et, hors d'état, à cause de son traité avec la Suède, de protéger la Bavière, tout aussi peu disposé à la livrer, il s'employa avec une extrême ardeur pour la neutralité, comme étant le seul moyen de satisfaire à son double engagement. Un plénipotentiaire particulier,[p. 279] le marquis de Brézé, fut envoyé, à cet effet, au roi de Suède, à Mayence, afin de sonder sur ce point ses dispositions et d'obtenir de lui pour les princes alliés des conditions favorables. Mais, si Louis XIII avait des raisons importantes pour souhaiter de voir cette neutralité établie, Gustave-Adolphe en avait d'aussi solides pour désirer le contraire. Convaincu par des preuves nombreuses que l'horreur des princes de la Ligue pour la religion protestante était invincible, leur haine pour la puissance étrangère des Suédois implacable, leur attachement à la maison d'Autriche indestructible, il redoutait beaucoup moins leur hostilité ouverte qu'il ne se défiait d'une neutralité si opposée à leur inclination. D'ailleurs, se voyant contraint, placé, comme il l'était, sur le territoire allemand, de poursuivre la guerre aux dépens des ennemis, c'était pour lui une perte manifeste de diminuer le nombre de ses ennemis déclarés, sans acquérir par là de nouveaux amis. Il n'est donc pas étonnant que Gustave-Adolphe laissât paraître peu d'empressement à acheter, par le sacrifice des avantages qu'il avait remportés, la neutralité des princes catholiques, qui lui était d'un si faible secours.

Les conditions auxquelles il accordait la neutralité à l'électeur de Bavière étaient dures et conformes à cette manière de voir. Il exigeait de la Ligue catholique une complète inaction: elle retirerait ses troupes de l'armée impériale, des places conquises, de tous les pays protestants. Il voulait de plus voir les forces des États ligués réduites à un petit nombre de soldats. Toutes leurs terres [p. 280] devaient être fermées aux armées impériales et ne fournir à la maison d'Autriche aucun secours en hommes, en vivres et en munitions. Si dure que fût la loi dictée par le vainqueur au vaincu, le médiateur français se flattait encore de la faire accepter à l'électeur de Bavière. Pour faciliter cette affaire, Gustave-Adolphe s'était laissé persuader d'accorder à Maximilien une trêve de quinze jours. Mais, dans le même temps où le roi recevait par l'agent français les assurances répétées de l'heureux progrès de cette négociation, une lettre interceptée de l'électeur au général Pappenheim en Westphalie lui découvrit la perfidie de ce prince, qui n'avait cherché, dans toute cette affaire, qu'à gagner du temps pour sa défense. Bien loin de se laisser enchaîner dans ses opérations militaires par un accommodement avec la Suède, l'artificieux Maximilien n'en mettait que plus d'activité dans ses préparatifs et profitait du loisir que lui laissait l'ennemi pour faire des préparatifs de résistance d'autant plus énergiques. Toute cette négociation de neutralité fut donc rompue sans avoir rien produit; elle n'avait servi qu'à renouveler avec plus d'acharnement les hostilités entre la Bavière et la Suède.

L'accroissement des forces de Tilly, avec lesquelles ce général menaçait d'envahir la Franconie, rappelait impérieusement le roi dans ce cercle; mais il fallait d'abord chasser du Rhin les Espagnols, et fermer à leurs armes le passage des Pays-Bas dans les provinces allemandes. A cet effet, Gustave-Adolphe avait déjà offert à l'électeur de Trèves, Philippe de Zeltern, la neutralité, à condition[p. 281] que la forteresse d'Hermannstein lui serait remise, et qu'un libre passage par Coblentz serait accordé aux troupes suédoises. Mais, avec quelque déplaisir que l'électeur vît ses domaines dans les mains des Espagnols, il pouvait bien moins encore se résoudre à les mettre sous la protection suspecte d'un hérétique et à rendre le conquérant suédois maître de son sort. Toutefois, se voyant hors d'état de maintenir son indépendance contre deux rivaux si redoutables, il chercha contre l'un et l'autre un refuge sous la puissante protection de la France. Richelieu, avec sa politique accoutumée, avait mis à profit l'embarras de ce prince pour étendre le pouvoir de la France et lui acquérir aux frontières de l'Allemagne un important allié. Une nombreuse armée française devait couvrir le pays de Trèves et mettre garnison dans la forteresse d'Ehrenbreitstein. Mais les vues qui avaient décidé l'électeur à cette démarche hasardée ne furent pas complétement remplies, car le ressentiment qu'elle excita chez Gustave-Adolphe ne put être apaisé avant que les troupes suédoises eussent aussi obtenu le libre passage à travers le pays de Trèves.

Tandis que cette affaire se négociait avec Trèves et la France, les généraux du roi avaient nettoyé tout l'électorat de Mayence du reste des garnisons espagnoles, et Gustave-Adolphe avait lui-même achevé la conquête de ce pays par la prise de Kreuznach. Pour garder ce qui était conquis, le chancelier Oxenstiern dut rester sur le Rhin moyen, avec une partie de l'armée; et le corps principal se mit en marche, sous la conduite du roi, pour chercher l'ennemi en Franconie.

[p. 282]

Cependant, le comte Tilly et le général suédois de Horn, que Gustave-Adolphe avait laissé dans ce cercle avec huit mille hommes, s'en étaient disputé la possession avec des succès balancés, et l'évêché de Bamberg surtout était à la fois le prix et le théâtre de leurs dévastations. Appelé vers le Rhin par ses autres projets, le roi avait remis à son général le châtiment de l'évêque, qui avait provoqué sa colère par sa conduite perfide, et l'activité du général justifia le choix du monarque. Il soumit en peu de temps une grande partie de l'évêché aux armées suédoises, et il prit d'assaut la capitale même, abandonnée par la garnison impériale. L'évêque, expulsé, demandait instamment des secours à l'électeur de Bavière, qui se laissa enfin persuader de mettre un terme à l'inaction de Tilly. Autorisé par l'ordre de son maître à rétablir le prélat, ce général rassembla ses troupes dispersées dans le haut Palatinat et s'approcha de Bamberg avec une armée de vingt mille hommes. Gustave Horn, fermement résolu à défendre sa conquête contre ces forces supérieures, attendit l'ennemi derrière les remparts de Bamberg; mais il se vit arracher, par la seule avant-garde de Tilly, ce qu'il avait espéré de disputer à l'armée tout entière. Le désordre qui tout à coup se mit dans la sienne, et auquel toute sa présence d'esprit ne put remédier, ouvrit la place aux ennemis, et les troupes, les bagages et l'artillerie ne purent être sauvés qu'à grand'peine. La reprise de Bamberg fut le fruit de cette victoire; mais le général suédois se retira en bon ordre derrière le Mein, et Tilly, malgré toute sa célérité, ne put le rejoindre.[p. 283] L'apparition en Franconie du roi de Suède, à qui Gustave Horn amena près de Kitzingen le reste de ses troupes, mit bientôt un terme aux conquêtes de Tilly et le força de pourvoir lui-même à sa sûreté par une prompte retraite.

Le roi avait passé à Aschaffenbourg une revue générale de son armée, qui, après sa jonction avec Gustave Horn, Banner et le duc Guillaume de Weimar, s'élevait à près de quarante mille hommes. Rien n'arrêta sa marche à travers la Franconie, car le comte Tilly, beaucoup trop faible pour attendre un ennemi si supérieur, s'était retiré, à marches forcées, vers le Danube. La Bohême et la Bavière se trouvaient alors également près du roi, et Maximilien, incertain de la route que suivrait ce conquérant, hésitait à prendre une résolution. Le chemin qu'on allait tracer à Tilly devait fixer le choix de Gustave-Adolphe et le sort des deux provinces. A l'approche d'un si redoutable ennemi, il était dangereux de laisser la Bavière sans défense, pour couvrir les frontières de l'Autriche; il était plus dangereux encore, en recevant Tilly en Bavière, d'y appeler en même temps l'ennemi et d'en faire le théâtre d'une lutte dévastatrice. L'inquiétude paternelle du prince surmonta enfin les doutes de l'homme d'État, et, quoi qu'il en pût arriver, Tilly reçut l'ordre de défendre avec toutes ses forces l'entrée de la Bavière.

La ville impériale de Nuremberg accueillit avec une joie triomphante le défenseur de la religion évangélique et de la liberté allemande, et l'ardent enthousiasme des citoyens se répandit à son aspect en touchants témoignages d'allégresse et d'admiration.[p. 284] Gustave lui-même ne pouvait cacher son étonnement de se voir dans cette ville, au centre de l'Allemagne, jusqu'où il n'avait jamais espéré de porter ses étendards. La grâce et la noblesse de son maintien complétaient l'impression produite par ses glorieux exploits, et l'affabilité avec laquelle il répondait aux salutations de cette ville impériale lui eut en peu d'instants gagné tous les cœurs. Il confirma alors en personne le traité qu'il avait conclu avec elle dès les rivages de la Baltique, et unit tous les citoyens dans les sentiments d'un zèle ardent et d'une concorde fraternelle contre l'ennemi commun. Après une courte station dans les murs de Nuremberg, il suivit son armée vers le Danube et parut devant la place frontière de Donawert, avant qu'on y soupçonnât l'approche d'un ennemi. Une nombreuse garnison bavaroise défendait cette ville, et le commandant, Rodolphe-Maximilien, duc de Saxe-Lauenbourg, montra d'abord la plus ferme résolution de tenir jusqu'à l'arrivée de Tilly. Mais bientôt la vigueur avec laquelle Gustave-Adolphe commença le siége le força de songer à une prompte et sûre retraite, qu'il effectua heureusement sous le feu terrible de l'artillerie suédoise.

La prise de Donawert ouvrit au roi la rive droite du Danube, et la petite rivière du Lech le séparait seule encore de la Bavière. Le danger pressant de ses États éveilla toute l'activité de Maximilien, et autant il avait laissé l'ennemi pénétrer facilement jusqu'au seuil de la Bavière, autant il se montra cette fois résolu à lui rendre le dernier pas difficile. Tilly établit de l'autre côté du Lech, près de la petite[p. 285] ville de Rain, un camp bien retranché, qui, entouré de trois rivières, défiait toutes les attaques. On avait coupé tous les ponts du Lech; on avait défendu par de fortes garnisons le cours entier de la rivière jusqu'à Augsbourg; et même, pour s'assurer de cette ville impériale, qui laissait voir depuis longtemps l'impatience qu'elle éprouvait de suivre l'exemple de Francfort et de Nuremberg, on y avait logé une garnison bavaroise et désarmé les bourgeois. L'électeur lui-même, avec toutes les troupes qu'il avait pu rassembler, s'enferma dans le camp de Tilly, comme si toutes ses espérances eussent tenu à ce poste unique, et que la fortune des Suédois eût dû échouer contre cette dernière muraille.

Gustave-Adolphe parut bientôt sur la rive, vis-à-vis des lignes bavaroises, après avoir soumis tout le territoire d'Augsbourg en deçà du Lech, et ouvert à ses troupes dans cette contrée de riches approvisionnements. On était au mois de mars, époque où cette rivière, grossie par les pluies fréquentes et par les neiges des montagnes du Tyrol, s'élève à une hauteur extraordinaire et court entre des rives escarpées avec une rapidité impétueuse. Une tombe certaine s'ouvrait dans ses flots à l'assaillant téméraire, et, sur la rive opposée, les canons ennemis lui montraient leurs gueules meurtrières. Si, cependant, son audace venait à bout de ce passage, presque impossible à travers la fureur des flots et du feu, un ennemi frais et courageux attendait, dans un camp inexpugnable, des troupes harassées; et, soupirant après le repos, elles trouvaient une bataille. Avec des forces épuisées, il leur faut escalader les lignes ennemies, dont[p. 286] la solidité semble défier toute attaque. Une défaite, essuyée sur cette rive, les entraîne à une perte inévitable, car la même rivière, qui leur fait obstacle sur le chemin de la victoire, leur ferme toute retraite, si la fortune les abandonne.

Le conseil de guerre, assemblé en ce moment par Gustave-Adolphe, fit valoir toute l'importance de ces motifs, pour empêcher l'exécution d'une si périlleuse entreprise. Les plus braves reculaient, et un groupe respectable de guerriers vieillis au service ne rougit point d'avouer ses inquiétudes; mais la résolution du roi était prise. «Comment! dit-il à Gustave Horn, qui portait la parole pour les autres, nous aurions franchi la Baltique et tant de grands fleuves d'Allemagne, et, devant un ruisseau, devant ce Lech que voilà, nous renoncerions à notre entreprise?» Dans une reconnaissance du pays, qu'il avait faite en exposant plusieurs fois sa vie, il avait découvert que la rive en deçà du Lech dominait l'autre sensiblement et favorisait l'effet de l'artillerie suédoise, au préjudice de celle de Tilly. Il sut profiter de cette circonstance avec une prompte habileté. Il fit dresser, sans délai, à la place où la rive gauche du Lech se courbait vers la droite, trois batteries, d'où soixante-douze pièces de campagne entretinrent un feu croisé contre l'ennemi. Tandis que cette furieuse canonnade éloignait les Bavarois de la rive opposée, le roi fit jeter en toute hâte un pont sur le Lech; une épaisse fumée, produite par un feu de bois et de paille mouillée, sans cesse entretenu, déroba longtemps aux yeux des ennemis les progrès de l'ouvrage, tandis que le tonnerre presque continuel de l'artillerie empêchait en même[p. 287] temps d'entendre le bruit des haches. Gustave-Adolphe excitait lui-même l'ardeur des troupes par son exemple, et mit, de sa propre main, le feu à plus de soixante canons. Les Bavarois répondirent, pendant deux heures, à cette canonnade, avec la même vivacité, mais non avec le même succès, parce que les batteries des Suédois s'avançaient de manière à dominer l'autre bord, et que l'élévation de celui qu'ils occupaient leur servait de parapet contre l'artillerie ennemie. Vainement, de la rive, les Bavarois s'efforcèrent de détruire les ouvrages des Suédois: l'artillerie supérieure de ceux-ci les repoussa, et ils furent réduits à voir le pont s'achever presque sous leurs yeux. Dans ce jour terrible, Tilly fit les plus grands efforts pour enflammer le courage des siens: le plus menaçant danger ne put l'éloigner de la rive. Enfin il trouva la mort qu'il cherchait. Une balle de fauconneau lui fracassa la jambe, et bientôt après, Altringer, son compagnon d'armes et son égal en courage, fut blessé dangereusement à la tête. Les Bavarois, n'étant plus animés par la présence de ces deux chefs, plièrent enfin, et Maximilien lui-même fut entraîné, contre son gré, à une résolution pusillanime. Vaincu par les représentations de Tilly mourant, dont la fermeté accoutumée fléchissait aux approches du moment suprême, il abandonna précipitamment son poste inexpugnable, et un gué, découvert par les Suédois, où leur cavalerie était sur le point de tenter le passage, hâta sa timide retraite. Il leva son camp, dès la même nuit, avant qu'un seul soldat ennemi eût passé le Lech; et, sans laisser au roi le temps de l'inquiéter dans sa marche, il se retira[p. 288] dans le meilleur ordre à Neubourg et à Ingolstadt. Gustave-Adolphe, qui effectua le passage le lendemain, vit avec surprise le camp ennemi évacué, et la fuite de l'électeur excita plus encore son étonnement lorsqu'il reconnut la force du camp abandonné. «Si j'eusse été le Bavarois, s'écria-t-il stupéfait, jamais, quand même un boulet m'aurait emporté la barbe et le menton, jamais je n'eusse abandonné un poste comme celui-là, et livré à l'ennemi l'entrée de mes États.»

La Bavière était donc maintenant ouverte au vainqueur, et le flot de la guerre, qui n'avait encore exercé ses fureurs qu'aux frontières de cette contrée, se précipita, pour la première fois, sur ses fertiles plaines, longtemps épargnées. Mais, avant de hasarder la conquête d'un pays qui lui était hostile, Gustave arracha d'abord la ville impériale d'Augsbourg au joug bavarois, reçut le serment des bourgeois, et s'assura de leur fidélité en y laissant une garnison. Ensuite, il s'avança vers Ingolstadt à marches forcées, voulant, par la prise de cette forteresse importante, que l'électeur couvrait avec une grande partie de son armée, assurer ses conquêtes en Bavière et s'établir sur le Danube.

Peu de temps après l'arrivée du roi devant Ingolstadt, Tilly, blessé, termina sa carrière dans les murs de cette ville, après avoir éprouvé tous les caprices de la fortune infidèle. Écrasé par le génie supérieur de Gustave-Adolphe, ce général vit, au déclin de ses jours, se flétrir tous les lauriers de ses anciennes victoires, et, par une suite d'adversités, il satisfit la justice du sort et les mânes irrités de Magdebourg. En lui, l'armée de l'empereur et de la[p. 289] Ligue perdit un chef qui ne se pouvait remplacer, la religion catholique son plus zélé défenseur, et Maximilien de Bavière son serviteur le plus fidèle, qui scella de son sang sa fidélité, et remplit même encore en mourant les devoirs de général. Son dernier legs à l'électeur fut le conseil d'occuper Ratisbonne, afin de rester maître du Danube et de conserver ses communications avec la Bohême.

Avec la confiance qui est le fruit ordinaire d'une telle suite de victoires, Gustave-Adolphe entreprit le siége d'Ingolstadt, dont il espérait vaincre la résistance par l'impétuosité de la première attaque. Mais la force des ouvrages et la bravoure de la garnison lui opposèrent des obstacles qu'il n'avait pas eu à combattre depuis la victoire de Breitenfeld, et peu s'en fallut que les remparts d'Ingolstadt ne devinssent le terme de ses exploits. Comme il faisait la reconnaissance de la place, un boulet de vingt-quatre, qui tua son cheval sous lui, le jeta par terre, et, un instant après, son favori, le jeune Margrave de Bade, fut emporté à ses côtés par un autre boulet. Le roi se releva sur-le-champ avec sang-froid et rassura ses soldats, effrayés, en continuant aussitôt son chemin sur un autre cheval.

Les Bavarois avaient pris possession de la ville impériale de Ratisbonne, que l'électeur avait surprise, suivant le conseil de Tilly, et qu'il tenait enchaînée par une forte garnison. Cet événement changea soudain le plan de guerre du roi. Il s'était flatté lui-même de l'espérance d'occuper cette ville, attachée au protestantisme, et de trouver en elle une alliée non moins dévouée que Nuremberg, Augsbourg et Francfort. La prise de Ratisbonne[p. 290] par les Bavarois éloigna pour longtemps l'accomplissement de son principal désir, qui était de s'emparer du Danube, afin de couper à son adversaire tout secours de la Bohême. Il quitta promptement les murs d'Ingolstadt, devant lesquels il prodiguait inutilement son temps et ses soldats, et pénétra dans l'intérieur de la Bavière, afin d'y attirer l'électeur pour la protection de ses États et de dégarnir les rives du Danube de leurs défenseurs.

Tout le pays jusqu'à Munich était ouvert au conquérant. Moosbourg, Landshut, tout l'évêché de Freisingen se soumirent à lui: rien ne pouvait résister à ses armes. Mais, quoiqu'il ne trouvât point sur son chemin de troupes régulières, il avait à combattre dans le cœur de chaque Bavarois un implacable ennemi, le fanatisme religieux. Des soldats qui ne croyaient pas au pape étaient dans ce pays une apparition nouvelle, inouïe; le zèle aveugle des prêtres les avait représentés au paysan comme des monstres, des fils de l'enfer, et leur chef comme l'Antechrist. Il n'est pas étonnant qu'on s'affranchît de tous les devoirs de la nature et de l'humanité envers cette couvée de Satan, et qu'on se crût autorisé aux plus effroyables attentats. Malheur au soldat suédois qui tombait seul dans les mains d'une troupe de ces sauvages! Toutes les tortures que peut imaginer la rage la plus raffinée étaient exercées sur ces malheureuses victimes, et la vue de leurs corps mutilés provoquait l'armée à d'affreuses représailles. Gustave-Adolphe lui seul ne souilla par aucun acte de vengeance son caractère héroïque: la mauvaise opinion que les Bavarois avaient de son christianisme était loin de le[p. 291] délier, envers ce malheureux peuple, des préceptes de l'humanité; elle lui faisait, au contraire, un devoir plus sacré d'honorer sa croyance par une modération plus scrupuleuse encore.

L'approche du roi répandit le trouble et l'épouvante dans la capitale, qui, dépourvue de défenseurs et abandonnée par les principaux habitants, ne chercha son salut que dans la magnanimité du vainqueur. Elle espérait apaiser son courroux par une soumission absolue et volontaire, et envoya des députés au-devant de lui jusqu'à Freisingen, pour déposer à ses pieds les clefs de la ville. Si vivement que le roi fût excité par l'inhumanité des Bavarois et la haine de leur souverain à faire un usage cruel de son droit de conquête; si instamment qu'il fût sollicité, même par des Allemands, de faire expier le malheur de Magdebourg à la capitale de son destructeur, son grand cœur dédaigna néanmoins cette basse vengeance: l'impuissance de l'ennemi désarma sa colère. Satisfait d'un triomphe plus noble, de la joie de conduire, avec la pompe d'un vainqueur, le comte palatin, Frédéric V, dans la résidence du prince qui était le principal artisan de sa chute et le ravisseur de ses États, il releva la magnificence de son entrée par l'éclat plus beau de la modération et de la douceur.

Le roi ne trouva dans Munich qu'un palais abandonné: on avait emporté à Werfen les trésors de l'électeur. La magnificence du château électoral le jeta dans l'étonnement, et il demanda au gardien qui lui montrait les appartements le nom de l'architecte. «Il n'y en a pas d'autre, répondit-il, que l'électeur lui-même.—Je voudrais l'avoir, cet architecte,[p. 292] répliqua le roi, pour l'envoyer à Stockholm.—C'est de quoi l'architecte saura se garder,» repartit le gardien. Lorsqu'on visita l'arsenal, il ne s'y trouva que des affûts, dépourvus de leurs pièces. On avait enfoui si soigneusement les canons dans la terre, qu'il n'en paraissait aucune trace, et, sans la trahison d'un ouvrier, on n'aurait jamais découvert l'artifice. «Ressuscitez des morts, s'écria le roi, et paraissez au jugement!» On fouilla la terre, et l'on découvrit environ cent quarante pièces, plusieurs d'une grandeur extraordinaire, et la plupart enlevées en Bohême et dans le Palatinat. Une somme de trente mille ducats d'or, qui était cachée dans une des plus grandes, compléta la joyeuse surprise que fit au roi cette précieuse découverte.

Mais ce qu'il eût bien mieux aimé voir paraître, c'était l'armée bavaroise elle-même, qu'il avait voulu attirer hors de ses retranchements en pénétrant au cœur de la Bavière. Le roi se vit trompé dans cet espoir. Aucun ennemi ne se montra; les plus pressantes sollicitations de ses sujets ne purent décider l'électeur à mettre au hasard d'une bataille le dernier reste de ses forces. Enfermé dans Ratisbonne, il languissait dans l'attente des secours que le duc de Friedland lui devait amener de Bohême, et, jusqu'à l'arrivée des auxiliaires espérés, il essayait provisoirement d'enchaîner l'activité de son ennemi en renouvelant les négociations de neutralité. Mais la défiance du roi, trop souvent excitée, déjoua cette manœuvre, et les retards calculés de Wallenstein laissèrent sur l'entrefaite la Bavière en proie aux Suédois.

C'était jusqu'à cette contrée lointaine que Gustave-Adolphe [p. 293] s'était avancé de victoire en victoire, de conquête en conquête, sans trouver sur sa route un ennemi capable de lutter contre lui. Une partie de la Bavière et de la Souabe, les évêchés de Franconie, le bas Palatinat, l'archevêché de Mayence, restaient subjugués derrière lui: un bonheur non interrompu l'avait accompagné jusqu'au seuil de la monarchie autrichienne; et un brillant succès avait justifié le plan d'opérations qu'il s'était tracé après la victoire de Breitenfeld. S'il n'avait pas réussi d'abord, comme il le désirait, à opérer entre les membres protestants de l'Empire la réunion qu'il avait espérée, il avait du moins désarmé ou affaibli les membres de la Ligue catholique; il avait fait la guerre en très-grande partie à leurs frais; il avait diminué les ressources de l'empereur, fortifié le courage des États faibles, et trouvé le chemin de l'Autriche à travers les provinces des alliés de Ferdinand, qu'il avait mises à contribution. Lorsqu'il ne pouvait imposer l'obéissance par la force des armes, l'amitié des villes impériales, qu'il avait su s'attacher par le double lien de la politique et de la religion, lui rendait les plus importants services, et, aussi longtemps que ses armes conservaient leur supériorité, il pouvait tout attendre de leur zèle. Par ses conquêtes sur le Rhin, les Espagnols étaient séparés du bas Palatinat, à supposer que la guerre néerlandaise leur laissât des forces pour prendre part à celle d'Allemagne; le duc de Lorraine, après sa malheureuse campagne, avait préféré le parti de la neutralité. Tant de garnisons, laissées par Gustave-Adolphe sur son passage en Allemagne, n'avaient point diminué son armée; et,[p. 294] aussi vigoureuse qu'au début de l'expédition, elle se trouvait maintenant au centre de la Bavière, prête et résolue à porter la guerre dans l'intérieur de l'Autriche.

Tandis que le roi faisait la guerre dans l'Empire avec une si grande supériorité, la fortune n'avait pas moins favorisé, sur un autre théâtre, son allié, l'électeur de Saxe. On se souvient que, dans la conférence qui fut tenue à Halle, entre les deux princes, après la bataille de Leipzig, la conquête de la Bohême échut en partage à l'électeur, tandis que le roi se réserva de marcher contre les États de la Ligue. Le premier fruit que Jean-Georges recueillit de la victoire de Breitenfeld fut la reprise de Leipzig, que suivit en peu de temps l'expulsion des garnisons impériales de tout le cercle. Renforcé par les soldats de ces garnisons, qui passèrent de son côté, le général saxon d'Arnheim dirigea sa marche vers la Lusace, qu'un général impérial, Rodolphe de Tiefenbach, avait inondée de ses troupes, pour punir l'électeur de s'être rangé du parti de l'ennemi. Il avait déjà commencé, dans cette province mal défendue, les dévastations accoutumées, conquis plusieurs villes et effrayé Dresde même par son approche menaçante; mais ces progrès rapides furent arrêtés subitement, par un ordre formel et réitéré de l'empereur, d'épargner à toutes les possessions saxonnes les maux de la guerre.

Ferdinand reconnaissait trop tard qu'il s'était laissé égarer par une fausse politique en poussant à bout l'électeur de Saxe et en amenant de force, pour ainsi dire, au roi de Suède cet important allié. Le mal qu'il avait fait par une fierté inopportune,[p. 295] il voulait le réparer maintenant par une modération tout aussi maladroite, et il fit une nouvelle faute, en voulant corriger la première. Pour enlever à son ennemi un si puissant allié, il renouvela, par l'entremise des Espagnols, ses négociations avec l'électeur, et, afin d'en rendre le succès plus facile, Tiefenbach eut l'ordre d'évacuer sur-le-champ toutes les provinces de Saxe. Mais cette louable démarche de l'empereur, bien loin de produire l'effet espéré, ne fit que révéler à l'électeur l'embarras de son ennemi et de sa propre importance, et l'encouragea même à poursuivre d'autant plus vivement les avantages qu'il avait remportés. D'ailleurs, comment eût-il pu, sans se déshonorer par la plus honteuse ingratitude, abandonner un allié auquel il avait donné les assurances les plus sacrées de sa fidélité, auquel il devait la conservation de ses États et même de sa couronne électorale?

L'armée saxonne, dispensée de marcher en Lusace, prit donc le chemin de la Bohême, où un concours de circonstances favorables semblait lui assurer d'avance la victoire. Le feu de la discorde couvait encore sous la cendre dans ce royaume, premier théâtre de cette funeste guerre, et le poids incessant de la tyrannie donnait chaque jour au mécontentement de la nation un nouvel aliment. De quelque côté que l'on portât les yeux, on voyait dans ce malheureux pays les traces du plus déplorable changement. Des cantons entiers avaient reçu de nouveaux propriétaires, et gémissaient sous le joug détesté de seigneurs catholiques, que la faveur de l'empereur et des jésuites avait revêtus de la [p. 296] dépouille des protestants bannis. D'autres avaient profité de la misère publique pour acheter à vil prix les biens confisqués des proscrits. Le sang des plus nobles défenseurs de la liberté avait coulé sur les échafauds, et ceux qui avaient échappé à la mort par une prompte fuite erraient dans la misère loin de leur patrie, tandis que les souples esclaves de la tyrannie dissipaient en débauches leurs héritages. Mais le joug de ces petits despotes était moins insupportable que l'asservissement des consciences, qui pesait sans distinction sur tout le parti protestant de ce royaume. Nul danger extérieur, nulle résistance nationale, si sérieuse qu'elle fût, nulle expérience, même la plus décourageante, n'avait pu mettre de bornes au prosélytisme des jésuites. Si les voies de la douceur ne produisaient rien, on recourait aux soldats, pour ramener au bercail les brebis égarées. Ceux qui eurent le plus à souffrir de ces violences furent les habitants du Joachimsthal, dans les montagnes frontières entre la Bohême et la Misnie. Deux commissaires impériaux, soutenus de deux jésuites et de quinze mousquetaires, parurent dans cette paisible vallée, pour prêcher l'Évangile aux hérétiques. Si l'éloquence des jésuites ne suffisait pas, on tâchait d'atteindre son but en logeant de force les mousquetaires dans les maisons et en recourant aux menaces de bannissement et aux amendes. Mais cette fois la bonne cause triompha, et la courageuse résistance de cette peuplade força l'empereur de retirer honteusement son mandat de conversion. L'exemple de la cour servit de règle de conduite aux catholiques du royaume et justifia tous les [p. 297] genres d'oppression que, dans leur arrogance, ils étaient tentés d'exercer contre les protestants. Il ne faut pas s'étonner que ce parti, cruellement poursuivi, fût favorable à un changement, et qu'il portât ses regards avec impatience vers son libérateur, qui se montrait alors à la frontière.

Déjà l'armée saxonne était en marche sur Prague. Toutes les places devant lesquelles elle paraissait avaient été abandonnées par les garnisons impériales. Schlœckenau, Tetschen, Aussig, Leutmeritz, tombèrent rapidement, l'une après l'autre, au pouvoir de l'ennemi; chaque ville ou village catholique était livré au pillage. L'effroi saisit tous les catholiques du royaume, et, se souvenant des traitements qu'ils avaient fait subir aux évangéliques, ils ne se hasardaient pas à attendre l'arrivée vengeresse d'une armée protestante. Tout ce qui était catholique, et avait quelque chose à perdre, fuyait de la campagne dans la capitale, pour quitter ensuite la capitale elle-même, tout aussi promptement. Prague même n'était nullement préparée à repousser une attaque, et se trouvait trop dépourvue de troupes pour être en état de soutenir un long siége. On avait résolu trop tard à la cour impériale d'appeler le feld-maréchal Tiefenbach au secours de cette capitale. Avant que l'ordre impérial eût atteint les quartiers de ce général, en Silésie, les Saxons étaient déjà près de Prague; la bourgeoisie, à demi protestante, promettait peu de zèle, et la faible garnison ne laissait pas espérer une longue résistance. Dans cette affreuse extrémité, les habitants catholiques attendaient leur salut de Wallenstein, qui vivait à Prague en simple particulier. Mais,[p. 298] bien éloigné d'employer pour la défense de la ville son expérience militaire et le poids de son autorité, il saisit au contraire le moment favorable pour satisfaire sa vengeance. Si ce ne fut pas lui qui attira les Saxons à Prague, du moins ce fut certainement sa conduite qui leur facilita la prise de cette ville. Si peu en mesure qu'elle fût d'opposer une longue résistance, elle ne manquait pourtant pas de moyens de se maintenir jusqu'à l'arrivée d'un secours; et un colonel impérial, le comte Maradas, témoigna effectivement le désir d'entreprendre la défense; mais, étant sans commandement, et poussé uniquement par son zèle et son courage à cette action hardie, il n'osait pas se mettre à l'œuvre à ses propres risques, sans l'assentiment d'un supérieur. En conséquence, il demanda conseil au duc de Friedland, dont l'approbation tenait lieu d'une commission impériale, et à qui un ordre exprès de la cour adressait la généralité de Bohême dans cette extrémité. Mais Wallenstein prétexta artificieusement son éloignement de tout emploi et son absolue retraite de la scène politique, et il abattit la fermeté du subalterne par les scrupules que lui, l'homme puissant, laissa paraître. Afin de rendre le découragement général et complet, il quitta même enfin la ville, avec toute sa cour, quoiqu'il eût fort peu de chose à craindre de l'ennemi à la prise de la place, et elle fut perdue précisément parce qu'il marqua par sa retraite qu'il désespérait d'elle. Son exemple fut suivi par toute la noblesse catholique, par la généralité avec les troupes, par le clergé et tous les officiers de la couronne. On employa toute la nuit à sauver les[p. 299] personnes et les biens. Tous les chemins jusqu'à Vienne étaient remplis de fuyards, qui ne revinrent de leur frayeur que dans la résidence impériale. Maradas lui-même, désespérant du salut de Prague, suivit la foule et conduisit sa petite troupe jusqu'à Thabor, où il voulut attendre l'événement.

Un profond silence régnait dans Prague, quand les Saxons parurent le lendemain devant ses murs. Nuls préparatifs de défense; pas un coup de canon tiré des remparts, qui annonçât quelque résistance des habitants. Les troupes se virent au contraire entourées d'une foule de spectateurs, que la curiosité avait attirés hors de la ville pour considérer l'armée saxonne, et la paisible familiarité avec laquelle ils s'approchaient ressemblait beaucoup plus à une salutation amicale qu'à une réception ennemie. Par le rapport unanime de ces gens, on apprit que la ville était dégarnie de soldats et que le gouvernement s'était enfui à Budweiss. Ce défaut de résistance, inattendu, inexplicable, excita d'autant plus la défiance d'Arnheim, que l'approche rapide des secours de Silésie n'était pas un secret pour lui, et que l'armée saxonne était trop peu pourvue de matériel de siége et beaucoup trop faible en nombre pour assaillir une si grande ville. Craignant une embuscade, il redoublait de vigilance, et il flotta dans cette crainte, jusqu'au moment où le maître d'hôtel du duc de Friedland, qu'il découvrit dans la foule, lui confirma cette incroyable nouvelle. «La ville est à nous sans coup férir,» s'écria-t-il alors, au comble de l'étonnement, en s'adressant à ses officiers, et, sur-le-champ, il la fit sommer par un trompette.

[p. 300]

La bourgeoisie de Prague, honteusement délaissée par ses défenseurs, avait pris depuis longtemps sa résolution, et il ne s'agissait plus que de garantir la liberté et la propriété par une capitulation avantageuse. Aussitôt qu'elle fut signée par le général saxon, au nom de son maître, on lui ouvrit les portes sans résistance, et, le 11 novembre 1631, l'armée fit son entrée triomphante. L'électeur lui-même arriva bientôt après, pour recevoir en personne l'hommage de ses nouveaux protégés, car c'était seulement à ce titre que les trois villes de Prague s'étaient rendues à lui: leur union avec la monarchie autrichienne ne devait pas être rompue par cette soumission. Autant les catholiques avaient redouté avec excès les représailles des Saxons, autant la modération de l'électeur et la bonne discipline des troupes les surprirent agréablement. Dans cette occasion, le feld-maréchal d'Arnheim fit paraître d'une façon toute particulière son dévouement au duc de Friedland. Non content d'avoir épargné dans la marche toutes ses propriétés, il mit encore des gardes à son palais, afin que rien n'en fût détourné. Les catholiques de la ville jouirent de la plus complète liberté de conscience, et, de toutes les églises qu'ils avaient enlevées aux protestants, quatre seulement furent rendues à ces derniers. Les jésuites seuls, à qui la voix publique imputait toutes les persécutions souffertes, furent exclus de cette tolérance et durent s'éloigner du royaume.

Jean-Georges, même victorieux, ne démentit pas l'humble soumission que lui inspirait le nom de l'empereur, et ce qu'un général, comme Tilly ou Wallenstein, se serait permis infailliblement contre[p. 301] lui à Dresde, il s'en abstint à Prague contre Ferdinand. Il distingua soigneusement l'ennemi, auquel il faisait la guerre, du chef de l'Empire, auquel il devait le respect. Il s'interdit de toucher aux meubles de celui-ci, tandis qu'il s'appropriait sans scrupule, comme étant de bonne prise, les canons de celui-là et les faisait emmener à Dresde. Il ne prit point son logement dans le palais impérial, mais à l'hôtel de Lichtenstein: trop discret pour occuper les appartements de celui à qui il enlevait un royaume. Si ce trait nous était rapporté d'un grand homme et d'un héros, il nous transporterait, à juste titre, d'admiration. Le caractère du prince chez qui nous le rencontrons nous autorise à douter si nous devons honorer, dans cette retenue, la belle victoire de la modestie, ou plutôt compatir à la pusillanimité de l'esprit faible, que le succès même n'enhardit point et que la liberté ne peut affranchir de ses chaînes accoutumées.

La prise de Prague, que suivit bientôt la soumission de la plupart des villes, produisit dans le royaume un grand et rapide changement. Beaucoup de nobles protestants, qui avaient erré jusqu'alors en proie à la misère, reparurent dans leur patrie, et le comte de Thurn, le fameux auteur de la révolte de Bohême, eut la gloire, avant sa mort, de se montrer en vainqueur sur l'ancien théâtre de son crime et de sa condamnation. Il fit son entrée triomphale par le même pont où les têtes de ses partisans, placées sur des piques, offraient à ses yeux l'affreux spectacle du sort qui l'avait menacé lui-même, et son premier soin fut d'éloigner ces objets sinistres. Les exilés se mirent aussitôt en [p. 302] possession de leurs biens, dont les propriétaires actuels avaient pris la fuite. Sans s'inquiéter de savoir qui rembourserait à ceux-ci les sommes qu'ils avaient dépensées, les anciens maîtres reprirent tout ce qui leur avait appartenu, même ceux qui avaient touché le prix de la vente; et plusieurs d'entre eux eurent lieu de louer la bonne administration des précédents régisseurs. Dans l'intervalle, les champs et les troupeaux avaient parfaitement fructifié dans la seconde main. Les meubles les plus précieux décoraient les appartements; les caves, qu'ils avaient laissées vides, étaient richement fournies, les écuries peuplées, les magasins remplis. Mais, se défiant d'un bonheur qui fondait sur eux d'une manière si imprévue, ils se hâtèrent de revendre ces possessions incertaines et de changer en biens meubles leur richesse immobilière.

La présence des Saxons ranima le courage de tout ce qui dans le royaume avait le cœur protestant, et, dans les campagnes, comme dans la capitale, on voyait la foule courir aux églises évangéliques, nouvellement ouvertes. Un grand nombre, que la crainte avait seule maintenus dans l'obéissance au pape, s'attachèrent alors publiquement à la nouvelle doctrine, et plusieurs catholiques récemment convertis abjurèrent avec joie une confession forcée pour suivre leur ancienne croyance. Toute la tolérance que montrait le nouveau gouvernement ne put empêcher l'explosion de l'indignation légitime, que ce peuple persécuté fit sentir aux oppresseurs de sa liberté la plus sainte. Il fit un usage terrible de ses droits reconquis, et, dans plusieurs lieux, sa haine d'une religion imposée[p. 303] par la force ne put s'éteindre que dans le sang de ceux qui l'avaient prêchée.

Cependant, les secours que les généraux de l'empereur, Gœtz et Tiefenbach, amenaient de Silésie, étaient arrivés en Bohême, où quelques régiments du comte Tilly vinrent les joindre du haut Palatinat. Pour dissiper ces forces, avant qu'elles eussent le temps de s'accroître, Arnheim marcha de Prague contre elles avec une partie de l'armée et attaqua courageusement leurs lignes près de Nimbourg, sur l'Elbe. Après un combat fort animé, il délogea enfin les ennemis, non sans perdre beaucoup de monde, de leur camp fortifié, et, par la violence de son feu, il les contraignit de repasser l'Elbe et de couper le pont qui les avait amenés sur l'autre rive. Mais il ne put empêcher les Impériaux de lui faire éprouver des pertes dans plusieurs petites rencontres, ni les Croates de pousser leurs courses jusqu'aux portes de Prague. Quoi qu'on pût se promettre de ce brillant début de la campagne des Saxons en Bohême, la suite ne justifia nullement l'attente de Gustave-Adolphe. Au lieu de poursuivre avec une force irrésistible les avantages obtenus, de s'ouvrir, à travers la Bohême vaincue, un chemin jusqu'à l'armée suédoise, et d'attaquer, de concert avec elle, le centre de la puissance impériale, ils s'affaiblirent dans une petite guerre continuelle, où l'avantage ne fut pas toujours de leur côté, et perdirent sans fruit le temps que réclamait une plus grande entreprise. Mais la conduite ultérieure de Jean-Georges découvrit les motifs qui l'avaient empêché de mettre à profit ses avantages contre l'empereur et de seconder [p. 304] par une opportune activité les projets du roi de Suède.

La plus grande partie de la Bohême était maintenant perdue pour l'empereur, et les Saxons étaient, de ce côté, en marche sur l'Autriche, tandis que Gustave-Adolphe s'ouvrait un chemin à travers la Franconie, la Souabe et la Bavière, vers les provinces héréditaires de Ferdinand. Une longue guerre avait consumé la puissance de la monarchie autrichienne, épuisé ses domaines, diminué ses armées. Elle n'était plus, la gloire de ses triomphes, la confiance en ses forces invincibles, la subordination, cette bonne discipline des troupes, qui donnait en campagne au général suédois son adversaire une supériorité si décidée. Les alliés de l'empereur étaient désarmés, ou le danger qui les assaillait eux-mêmes avait ébranlé leur fidélité. Maximilien de Bavière, le plus puissant soutien de l'Autriche, semblait céder, lui aussi, aux séduisantes invitations à la neutralité; l'alliance suspecte de ce prince avec la France avait depuis longtemps rempli d'alarmes l'empereur. Les évêques de Würtzbourg et de Bamberg, l'électeur de Mayence, le duc de Lorraine, étaient chassés de leurs États, ou du moins dangereusement menacés; Trèves était sur le point de se mettre sous la protection française. La vaillance des Hollandais occupait, dans les Pays-Bas, les armes de l'Espagne, tandis que Gustave-Adolphe les repoussait du Rhin; la Pologne était encore enchaînée par sa trêve avec lui. Ragotzy, prince de Transylvanie, successeur de Bethlen Gabor et héritier de son esprit turbulent, menaçait les frontières de la Hongrie.[p. 305] La Porte elle-même faisait d'inquiétants préparatifs, afin de profiter du moment favorable. La plupart des membres protestants de l'Empire, enhardis par les victoires de leur défenseur, avaient pris ouvertement et activement parti contre l'empereur. Toutes les ressources, que l'insolence d'un Tilly ou d'un Wallenstein s'était créées dans ces contrées par de violentes extorsions, étaient désormais taries; toutes ces places de recrutement, ces magasins, ces lieux de refuge, étaient perdus pour l'empereur, et la guerre ne pouvait plus, comme auparavant, se soutenir aux dépens d'autrui. Pour achever sa détresse, une dangereuse révolte éclate dans le pays au-dessus de l'Ens; le prosélytisme inopportun du gouvernement arme les paysans protestants, et le fanatisme agite ses torches, tandis que l'ennemi assiége déjà les portes de l'Empire. Après une si longue prospérité, après une si brillante suite de victoires, après de si magnifiques conquêtes, après tant de sang inutilement répandu, le monarque d'Autriche se voit, pour la deuxième fois, poussé vers le même abîme où il semblait près de s'engloutir au début de son règne. Si la Bavière embrassait la neutralité, si l'électeur de Saxe résistait aux séductions, et si la France se décidait à attaquer la puissance espagnole à la fois dans les Pays-Bas, en Italie et en Catalogne, le pompeux édifice de la grandeur autrichienne s'écroulait; les couronnes alliées se partageaient ses dépouilles, et le corps politique de l'Allemagne se voyait à la veille d'une complète révolution.

Tout l'enchaînement de ces malheurs commença avec la bataille de Breitenfeld, dont l'issue malheureuse[p. 306] rendit manifeste la décadence, depuis longtemps décidée, de la puissance autrichienne que l'éclat prestigieux d'un grand nom avait seul dissimulée. Si l'on remontait aux causes qui donnaient aux armes des Suédois une si redoutable supériorité, on les trouvait surtout dans le pouvoir illimité de leur chef, qui réunissait en un seul point toutes les forces de son parti, et, n'étant gêné dans ses entreprises par aucune autorité supérieure, maître absolu de chaque moment favorable, faisait servir tous les moyens à son but et ne recevait de lois que de lui-même. Mais, depuis la destitution de Wallenstein et la défaite de Tilly, on voyait du côté de l'empereur et de la Ligue absolument tout le contraire. Les généraux manquaient d'autorité sur les troupes et de la liberté d'action si nécessaire; les soldats manquaient d'obéissance et de discipline, les corps détachés d'ensemble dans leurs opérations, les membres de l'Empire de bonne volonté, les chefs de concorde, de promptitude dans les résolutions et de fermeté dans l'exécution. Ce ne fut pas leur puissance supérieure, ce fut seulement l'usage mieux entendu qu'ils firent de leurs forces qui donna aux ennemis de l'empereur une si décisive prépondérance. La Ligue et l'empereur ne manquaient pas de ressources, mais seulement d'un homme qui eût le talent et le pouvoir de les employer. Lors même que Tilly n'eût jamais perdu sa gloire, la défiance qu'inspirait la Bavière ne permettait pas, cependant, de remettre le sort de la monarchie dans les mains d'un homme qui ne dissimula jamais son attachement pour la maison de Bavière. Le plus pressant besoin de Ferdinand[p. 307] était donc un général qui eût assez d'expérience pour former et conduire une armée et qui consacrât ses services à l'Autriche avec un aveugle dévouement.

C'était le choix de ce général qui occupait maintenant le conseil secret de l'empereur et qui en divisait les membres. Pour opposer un roi à un roi, et pour enflammer le courage des troupes par la présence de leur maître, Ferdinand, dans le premier feu de la passion, s'offrait à commander lui-même son armée; mais il n'était pas difficile de renverser une résolution que le seul désespoir inspirait et que faisait tomber un instant de tranquille réflexion. Ce que défendait à l'empereur sa dignité et le fardeau du gouvernement, les circonstances le permettaient à son fils, jeune homme capable et courageux, sur qui les sujets autrichiens portaient leurs regards avec une joyeuse espérance. Appelé par sa naissance même à défendre une monarchie dont il portait déjà deux couronnes, Ferdinand III, roi de Bohême et de Hongrie, unissait à la dignité naturelle d'héritier présomptif l'estime des armées et tout l'amour des peuples, dont l'assistance lui était si indispensable pour la conduite de la guerre. Le souverain futur, cher à la nation, pouvait seul hasarder d'imposer de nouvelles charges à des sujets accablés; il semblait qu'il fût seul capable, par sa présence au milieu de l'armée, d'étouffer la funeste jalousie des chefs et de ramener, par le pouvoir de son nom, à l'ancienne rigueur la discipline relâchée. Si le jeune homme manquait encore de cette indispensable maturité de jugement, de cette prudence, de cette connaissance de la guerre,[p. 308] qui ne s'acquiert que par l'usage, on pouvait suppléer à ce défaut par un bon choix de conseillers et d'auxiliaires, revêtus, sous son nom, de l'autorité la plus étendue.

Autant étaient spécieux les motifs par lesquels une partie des ministres soutenait cette proposition, aussi grandes étaient les difficultés qu'y opposait la défiance, peut-être aussi la jalousie de l'empereur, et l'état désespéré des affaires. Combien n'était-il pas périlleux de confier le sort de la monarchie tout entière à un jeune homme qui avait lui-même un si grand besoin de guides étrangers! Quelle témérité d'opposer au plus grand général du siècle un débutant, qui n'avait prouvé encore par aucune entreprise qu'il fût capable de remplir ce poste important; dont le nom, que jamais encore la gloire n'avait proclamé, était beaucoup trop faible pour garantir d'avance la victoire aux troupes découragées! Quelle nouvelle charge encore, pour le sujet, d'entretenir l'état somptueux qui convenait à un général couronné, état que les préjugés de l'époque rendaient inséparable de sa présence aux armées! Quel danger enfin pour le prince lui-même d'ouvrir sa carrière politique par un office qui le rendait le fléau de son peuple et l'oppresseur des pays sur lesquels il devait régner un jour!

D'ailleurs, il ne suffisait pas de chercher un général pour l'armée, il fallait aussi trouver une armée pour le général. Depuis la déposition de Wallenstein, l'empereur s'était défendu avec le secours de la Ligue et de la Bavière plus qu'avec ses propres forces, et c'est précisément à cette dépendance[p. 309] d'amis équivoques qu'on voulait se dérober par la création d'un général à soi. Mais, sans la force toute-puissante de l'or et sans le nom magique d'un chef victorieux, était-il possible de faire sortir une armée qui pût rivaliser en discipline, en esprit belliqueux, en habileté, avec les bandes aguerries du conquérant suédois? Dans l'Europe entière, il n'y avait qu'un seul homme qui eût accompli un tel prodige, et cet homme unique, on lui avait fait un mortel affront.

Enfin le moment était venu, qui offrait à l'orgueil offensé de Friedland une satisfaction sans égale. Le sort s'était lui-même déclaré son vengeur, et une suite non interrompue de revers, qui avait fondu sur l'Autriche depuis le jour de sa destitution, avait arraché à l'empereur lui-même l'aveu que, en lui ôtant ce général, on lui avait coupé son bras droit. Chaque défaite de ses troupes rouvrait cette blessure; chaque place perdue reprochait au monarque trompé sa faiblesse et son ingratitude: heureux encore s'il n'avait fait que perdre dans le général offensé un chef pour ses armées, un défenseur pour ses États! mais il trouvait en lui un ennemi, et le plus dangereux de tous, parce que c'était contre l'atteinte d'un traître qu'il était le moins défendu.

Éloigné du théâtre de la guerre, et condamné à une oisiveté qui faisait son supplice, tandis que ses rivaux cueillaient des lauriers dans le champ de la gloire, l'orgueilleux Friedland avait contemplé les révolutions de la fortune avec une feinte insouciance, et caché sous le faste éblouissant d'un héros de théâtre les sombres projets de son esprit toujours[p. 310] en travail. Dévoré par une passion brûlante, tandis que son visage serein feignait le calme et le repos, il mûrissait en silence ses terribles desseins, enfants de la vengeance et de l'ambition, et s'approchait lentement, mais sûrement, de son but. Tout ce qu'il était devenu grâce à l'empereur était effacé de son souvenir; ce qu'il avait fait pour l'empereur était seul gravé en traits de feu dans sa mémoire. Dans sa soif inextinguible de grandeur et de puissance, il était charmé de trouver chez Ferdinand une ingratitude qui semblait annuler sa dette et l'affranchir de toute obligation envers l'auteur de sa fortune. Les projets de son ambition lui paraissaient maintenant excusés et justifiés: ils prenaient l'apparence d'une légitime représaille. Autant se resserrait le cercle de son activité extérieure, autant s'agrandissait le monde de ses espérances, et son imagination exaltée s'égarait dans des projets immenses, que, dans toute autre tête que la sienne, le seul délire eût pu enfanter. Son mérite l'avait porté aussi haut que l'homme se puisse élever par ses propres forces. La fortune ne lui avait rien refusé de tout ce qu'un particulier et un citoyen peut atteindre sans sortir des limites du devoir. Jusqu'au moment de sa destitution, ses prétentions n'avaient éprouvé aucune résistance, son ambition n'avait rencontré aucune limite; le coup qui le terrassa, à la diète de Ratisbonne, lui montra la différence de la puissance propre et originelle à la puissance déléguée, et la distance du sujet au souverain. Arraché par cette catastrophe imprévue à l'ivresse de sa grandeur dominatrice, il compara le pouvoir qu'il avait possédé avec celui[p. 311] par lequel on lui avait ravi le sien, et son ambition observa le degré qu'il avait encore à franchir sur l'échelle de la fortune. Ce fut seulement lorsqu'il eut senti, avec une douloureuse réalité, le poids de l'autorité suprême, qu'il étendit vers elle ses mains avides: la spoliation qu'on lui avait fait éprouver le rendit spoliateur. Si aucune offense ne l'avait provoqué, il aurait décrit docilement son orbite autour de la majesté du trône, satisfait de la gloire d'être son plus brillant satellite: ce ne fut qu'après avoir été poussé violemment hors de sa carrière, qu'il troubla le système auquel il appartenait et se précipita sur son soleil pour l'écraser.

Gustave-Adolphe poursuivait sa marche victorieuse dans le nord de l'Allemagne; les places tombaient l'une après l'autre en son pouvoir, et l'élite des forces impériales venait de succomber près de Leipzig. Le bruit de ces défaites parvint bientôt aux oreilles de Wallenstein, qui, plongé à Prague dans l'obscurité de la vie privée, contemplait de loin paisiblement les tempêtes de la guerre. Ce qui remplissait d'alarmes le cœur de tous les catholiques lui présageait, à lui, fortune et grandeur; pour lui seul travaillait Gustave-Adolphe. Dès qu'il vit que ce monarque commençait à se faire respecter par ses exploits, le duc de Friedland ne perdit pas un moment pour rechercher son amitié et faire cause commune avec cet heureux ennemi de l'Autriche. Le comte de Thurn exilé, qui avait depuis longtemps consacré ses services au roi de Suède, se chargea de lui présenter les félicitations de Wallenstein et de lui proposer avec le duc une étroite alliance. Wallenstein lui demandait quinze mille hommes, et, avec[p. 312] ce secours, joint aux troupes qu'il s'engageait à lever lui-même, il voulait conquérir la Bohême et la Moravie, surprendre Vienne et chasser jusqu'en Italie l'empereur son maître. Quoique l'étrangeté de cette proposition et l'exagération de ces promesses excitassent vivement la défiance de Gustave-Adolphe, il se connaissait trop bien en mérite pour repousser froidement un ami de cette importance. Mais, lorsque Wallenstein, encouragé par le favorable accueil fait à cette première tentative, renouvela sa proposition après la bataille de Breitenfeld et réclama une déclaration positive, le prudent monarque jugea périlleux de compromettre sa gloire avec les chimériques projets de cet esprit téméraire, et de confier un si grand nombre de soldats à la loyauté d'un homme qui s'annonçait comme un traître. Il s'excusa sur la faiblesse de son armée, qui souffrirait dans ses expéditions en Allemagne par une si forte réduction, et il manqua peut-être, par une trop grande prudence, l'occasion de terminer la guerre au plus vite. Dans la suite, il essaya, mais trop tard, de renouer les négociations rompues; le moment favorable était passé, et l'orgueil de Wallenstein ne lui pardonna jamais ce dédain.

Mais ce refus du roi ne fit vraisemblablement que hâter la rupture que la trempe de ces deux caractères rendait inévitable. Nés l'un et l'autre pour donner des lois et non pour en recevoir, ils n'auraient jamais pu rester unis dans une entreprise qui exigeait plus que toute autre de la condescendance et des sacrifices réciproques. Wallenstein n'était rien lorsqu'il n'était pas tout. Il fallait ou qu'il n'agît point du tout, ou qu'il agît avec une liberté[p. 313] absolue. Gustave-Adolphe avait une haine non moins sincère pour tout assujettissement, et peu s'en fallut qu'il ne rompît sa liaison si avantageuse avec la cour de France, parce que les prétentions de cette puissance enchaînaient son génie indépendant. L'un était perdu pour un parti qu'il n'eût pu diriger, l'autre était bien moins fait encore pour se laisser mener à la lisière. Les prétentions impérieuses de cet allié, déjà si importunes au duc de Friedland dans leurs opérations communes, lui seraient devenues insupportables lorsqu'il aurait fallu partager les dépouilles. Le fier monarque pouvait descendre à recevoir contre l'empereur l'appui d'un sujet rebelle, et récompenser ce service important avec une générosité royale; mais il ne pouvait jamais perdre de vue sa propre majesté et celle de tous les rois, jusqu'à garantir le prix que l'ambition effrénée de Friedland osait mettre à ses secours; jamais il n'aurait payé d'une couronne une profitable trahison. Ainsi donc, l'Europe entière eût-elle gardé le silence, du moment que Wallenstein portait la main sur le sceptre de Bohême, il devait rencontrer une opposition redoutable chez Gustave-Adolphe, l'homme de toute l'Europe qui pouvait d'ailleurs le mieux donner force à un pareil veto. Une fois devenu dictateur de l'Allemagne par le secours de Wallenstein, il pouvait tourner aussi ses armes contre cet auxiliaire même et se tenir pour affranchi envers un traître de tous les devoirs de la reconnaissance. Auprès d'un tel allié, il n'y avait donc pas de place pour Wallenstein; et vraisemblablement c'est à cela qu'il faisait allusion, et non à ses vues supposées sur le trône impérial, lorsqu'il[p. 314] s'écria, après la mort du roi: «C'est un bonheur pour moi et pour lui qu'il ne soit plus. C'était trop pour l'Empire d'Allemagne de deux chefs comme nous.»

Son premier essai de vengeance contre la maison d'Autriche avait échoué; mais sa résolution était inébranlable, et le changement ne porta que sur le choix des moyens. Ce qui ne lui avait pas réussi auprès du roi de Suède, il espéra l'obtenir, avec moins de difficulté et plus d'avantages, de l'électeur de Saxe: il était sûr de le mener à son gré, tout autant qu'il désespérait de gouverner Gustave-Adolphe. Sans cesse en communication avec Arnheim, son ancien ami, il travailla dès ce moment à une alliance avec la Saxe, par laquelle il espérait se rendre également redoutable à l'empereur et au roi de Suède. Il pouvait se promettre qu'un projet dont la réussite enlèverait au monarque suédois son influence en Allemagne, trouverait auprès de Jean-Georges un accès d'autant plus facile que le caractère jaloux de ce prince était irrité du pouvoir de Gustave-Adolphe, et que son affection, d'ailleurs faible pour lui, était bien refroidie par l'accroissement des prétentions du roi. Si Wallenstein réussissait à séparer la Saxe de l'alliance suédoise et à former avec elle un troisième parti dans l'Empire, l'issue de la guerre était dans sa main, et, du même coup, il tirait vengeance de l'empereur, il punissait le roi de Suède d'avoir dédaigné son amitié, et il fondait sur la ruine de tous deux l'édifice de sa propre grandeur.

Mais, par quelque chemin qu'il poursuivît son but, il ne pouvait réussir à l'atteindre sans l'appui[p. 315] d'une armée qui lui fût entièrement dévouée. Cette armée ne pouvait être levée si secrètement que la cour impériale ne conçût des soupçons et que le projet ne fût déjoué dès sa naissance. Cette armée ne devait pas connaître avant le temps sa destination criminelle, car il était difficile d'espérer qu'elle voulût obéir à l'appel d'un traître et servir contre son légitime souverain. Il fallait donc que Wallenstein fît ses levées publiquement, sous l'autorité impériale, et qu'il reçût légalement, de l'empereur lui-même, un pouvoir illimité sur ces troupes. Mais cela pouvait-il se faire, à moins qu'on ne lui restituât le généralat dont on l'avait dépouillé et qu'on ne lui remît, d'une manière absolue, la conduite de la guerre? Cependant, ni son orgueil ni son intérêt ne lui permettaient de se pousser lui-même à ce poste et de solliciter, comme un suppliant, de la faveur impériale, une autorité limitée, quand il s'agissait de l'arracher illimitée à la frayeur du monarque. Pour pouvoir dicter les conditions auxquelles il se chargerait du commandement, il fallait qu'il attendît que son maître le pressât de l'accepter. C'était le conseil que lui donnait Arnheim, et ce fut le but qu'il poursuivit avec une profonde politique et une infatigable activité.

Persuadé que l'extrême nécessité pourrait seule vaincre l'irrésolution de l'empereur, et rendre impuissante l'opposition de la Bavière et de l'Espagne, ses deux plus ardents adversaires, il s'appliqua dès lors à favoriser les progrès de l'ennemi et à augmenter la détresse de son maître. Ce fut très-probablement sur son invitation et par ses encouragements que les Saxons, déjà en marche[p. 316] pour la Lusace et la Silésie, se tournèrent vers la Bohême et inondèrent de leurs troupes ce pays sans défense; les rapides conquêtes qu'ils y firent ne furent pas moins son ouvrage. Par ses craintes affectées, il étouffa toute pensée de résistance, et, par sa retraite précipitée, livra la capitale au vainqueur. Dans une conférence qu'il eut avec le général saxon, à Kaunitz, et dont une négociation de paix lui fournit le prétexte, il mit vraisemblablement le sceau à la conjuration, et la conquête de la Bohême fut le premier fruit de cette entrevue. En même temps qu'il concourait de tout son pouvoir à accumuler les malheurs sur l'Autriche, et qu'il y était puissamment secondé par les rapides progrès des Suédois sur le Rhin, il faisait retentir, à Vienne, par la voix de ses partisans volontaires ou achetés, les plaintes les plus violentes sur les malheurs publics; il faisait représenter la destitution de l'ancien général comme la seule cause des revers. «Wallenstein n'eût pas laissé les choses en venir là, s'il fût resté au timon,» s'écriaient alors mille voix, et, même dans le conseil secret de l'empereur, cette opinion trouvait de zélés partisans.

Il n'était pas besoin de leurs assauts répétés pour ouvrir les yeux du malheureux monarque sur les mérites de son général et sur l'imprudence commise. Sa dépendance de la Ligue et de la Bavière lui avait été bientôt insupportable; mais cette dépendance même ne lui avait pas permis de montrer sa défiance et d'irriter l'électeur en rappelant le duc de Friedland. Mais, à présent que le danger croissait de jour en jour, et que la faiblesse[p. 317] de l'assistance bavaroise devenait toujours plus visible, il n'hésita pas plus longtemps à prêter l'oreille aux amis de Wallenstein et à peser mûrement leurs propositions relatives au rappel de ce général. Les immenses richesses qu'il possédait, la considération générale dont il jouissait, la rapidité avec laquelle, six années auparavant, il avait mis en campagne une armée de quarante mille hommes, la faible dépense avec laquelle il avait entretenu des troupes si nombreuses, ses exploits à la tête de cette armée, enfin le zèle et la fidélité, qu'il avait montrés pour la gloire de l'empereur, étaient toujours présents à la pensée du monarque et lui représentaient le duc comme l'instrument le plus propre à rétablir l'équilibre des armes entre les puissances belligérantes, à sauver l'Autriche et à maintenir debout la religion catholique. Si vivement que l'orgueil impérial sentît l'humiliation de faire l'aveu si peu équivoque de la précipitation passée et de la détresse présente; si douloureux qu'il fût pour Ferdinand d'abaisser aux prières la hauteur de sa dignité souveraine; quelque suspecte que fût la fidélité d'un homme si grièvement offensé et si implacable; enfin si hautement et si énergiquement que les ministres espagnols et l'électeur de Bavière fissent connaître leur mécontentement de cette démarche: l'urgente nécessité triompha de toute autre considération, et les amis du duc furent chargés de sonder ses dispositions et de lui faire entrevoir de loin la possibilité de son rétablissement.

Instruit de tout ce qui se traitait à son avantage dans le cabinet de Ferdinand, Wallenstein prit[p. 318] assez d'empire sur lui-même pour cacher son triomphe intérieur et jouer le rôle d'un homme indifférent. Le temps de la vengeance était venu, et son cœur orgueilleux jouissait d'avance de rendre à l'empereur, avec usure, l'affront qu'il avait reçu. Il s'étendit avec une éloquence étudiée sur l'heureuse tranquillité de la vie privée, qui faisait sa félicité depuis son éloignement du théâtre politique. Il avait, disait-il, goûté trop longtemps les charmes de l'indépendance et du loisir, pour les sacrifier au vain fantôme de la gloire et à l'incertaine faveur des princes. Tous ses désirs de grandeur et de puissance étaient évanouis, et le repos était l'unique objet de ses vœux. Pour ne trahir aucune impatience, il refusa même l'invitation de se rendre à la cour de l'empereur; cependant, pour faciliter les négociations avec elle, il s'avança jusqu'à Znaïm, en Moravie.

On essaya d'abord de limiter, par la présence d'un surveillant, la grandeur du pouvoir qu'on allait lui remettre, et de réduire au silence, par cet expédient, l'électeur de Bavière. Les envoyés de l'empereur, Questenberg et Werdenberg, qui furent employés, comme anciens amis de Friedland, à cette négociation épineuse, eurent l'ordre de mettre en avant, dans leur proposition, le roi de Hongrie, qui devait suivre l'armée et apprendre l'art de la guerre sous la conduite de Wallenstein. Mais la simple mention de ce nom menaça de rompre toute la conférence. «Jamais, déclara hautement le duc, jamais il ne souffrirait un aide dans sa charge, quand ce serait Dieu même avec qui il devrait partager le commandement.» Mais, même après qu'on[p. 319] se fut désisté de cette condition odieuse, le favori et ministre de l'empereur, le prince d'Eggenberg, ami de Wallenstein et son constant défenseur, qu'on avait envoyé en personne auprès de lui, épuisa longtemps en vain son éloquence pour vaincre sa répugnance affectée. Le ministre avouait que «le monarque avait perdu, en se privant de Wallenstein, la plus précieuse pierre de sa couronne; mais cette décision, assez regrettée, il ne l'avait prise que par force et à contre-cœur; son estime pour le duc n'avait éprouvé aucun changement; sa faveur lui était demeurée constante. Une preuve irrécusable était la confiance exclusive qu'on mettait aujourd'hui dans sa fidélité et ses talents, pour réparer les fautes de ses prédécesseurs et changer toute la face des choses. Ce serait agir avec noblesse et grandeur de sacrifier un juste ressentiment au bien de la patrie; il serait beau, il serait digne de lui de confondre les calomnies de ses adversaires par un redoublement de zèle. Ce triomphe sur lui-même, disait enfin le prince, couronnerait ses autres mérites incomparables, et ferait de lui le plus grand homme de son siècle.»

Des aveux si humiliants, des assurances si flatteuses, parurent désarmer enfin la colère de Friedland. Mais il ne prêta pas l'oreille aux séduisantes propositions du ministre avant d'avoir pleinement déchargé son cœur de tous les reproches qu'il faisait à son maître, avant d'avoir étalé, avec une pompe fastueuse, toute l'étendue de ses mérites, et rabaissé profondément le monarque qui avait maintenant besoin de son secours. Comme s'il cédait seulement à la force des raisons qu'on avait fait valoir, il[p. 320] accorda, avec une orgueilleuse générosité, ce qui était le plus ardent désir de son âme, et daigna faire briller aux yeux de l'ambassadeur un rayon d'espérance. Mais, bien éloigné de faire cesser tout d'un coup l'embarras de l'empereur par un entier et absolu consentement, il n'accorda qu'une moitié de la demande, afin de mettre l'autre moitié, la plus importante, à un prix d'autant plus élevé. Il accepta le commandement, mais seulement pour trois mois, seulement pour mettre sur pied une armée, non pour la commander lui-même. Il voulait uniquement, par cette création, manifester sa capacité et sa puissance, et montrer de près à l'empereur la grandeur des secours dont lui Wallenstein pouvait disposer. Persuadé qu'une armée, que son nom seul aurait tirée du néant, y rentrerait, si elle était privée de son créateur, il ne voulait s'en servir que comme d'un appât, pour arracher à son maître des concessions d'autant plus importantes, et cependant Ferdinand se crut bien heureux d'avoir du moins gagné cela.

Wallenstein ne tarda pas longtemps à remplir sa promesse, que toute l'Allemagne raillait comme chimérique et que Gustave-Adolphe lui-même trouvait exagérée. Mais les bases de cette entreprise étaient dès longtemps posées, et il ne fit alors que mettre en jeu les machines qu'il avait préparées dans cette vue depuis plusieurs années. A peine la nouvelle de son armement se fut-elle répandue, que des bandes de soldats accoururent de toutes les extrémités de la monarchie autrichienne, pour tenter la fortune sous ce général expérimenté. Un grand nombre, qui avaient déjà[p. 321] combattu autrefois sous ses drapeaux, admiré de près sa grandeur et éprouvé sa générosité, sortirent de l'obscurité à cet appel, afin de partager avec lui, une seconde fois, gloire et butin. L'élévation de la solde promise en attira des milliers, et le riche entretien, qui était assuré au soldat aux dépens du paysan, fut pour celui-ci une invincible tentation d'embrasser plutôt lui-même cet état que de succomber sous l'oppression militaire. On contraignit toutes les provinces autrichiennes de contribuer pour cet armement coûteux; aucune condition ne fut exempte de taxes; aucune dignité, aucun privilége ne dispensaient de la capitation. La cour d'Espagne ainsi que le roi de Hongrie accordèrent une somme considérable; les ministres firent des dons magnifiques; et Wallenstein lui-même sacrifia deux cent mille écus de ses biens particuliers pour hâter l'armement. Il soutint sur sa cassette les officiers pauvres; et, par son exemple, par un brillant avancement, par des promesses plus brillantes encore, il excita les riches à lever des troupes à leurs frais. Qui mettait un corps sur pied avec ses propres ressources en avait le commandement. Dans la nomination des officiers, la religion ne faisait aucune différence: l'expérience, la richesse et le courage étaient plus considérés que la croyance. Cette justice égale envers les différentes sectes, et plus encore la déclaration que l'armement actuel n'avait rien à démêler avec la religion, tranquillisèrent le sujet protestant et le portèrent à contribuer comme les autres aux charges publiques. En même temps, le duc ne négligea pas de négocier, en son propre nom, avec les États étrangers[p. 322] pour obtenir des hommes et de l'argent. Il décida le duc de Lorraine à marcher une seconde fois pour l'empereur; il fallut que la Pologne lui fournît des cosaques, l'Italie des munitions de guerre. Avant que le troisième mois fût écoulé, l'armée, rassemblée en Moravie, ne se montait pas à moins de quarante mille hommes, la plupart tirés de ce qui restait de la Bohême, de Moravie, de Silésie et des provinces allemandes de la maison d'Autriche. Ce que chacun avait jugé inexécutable, Wallenstein, à l'étonnement de toute l'Europe, l'avait accompli dans un très-court espace de temps. La magie de son nom, de son or et de son génie avait appelé sous les armes plus de milliers d'hommes qu'on n'eût espéré avant lui d'en rassembler de centaines. Fournie, jusqu'à la profusion, de toutes les choses nécessaires, commandée par des officiers expérimentés, enflammée d'un enthousiasme qui promettait la victoire, cette armée nouvelle n'attendait qu'un signe de son chef pour se montrer digne de lui par de valeureux exploits.

Le duc avait rempli sa promesse, l'armée était prête à entrer en campagne: alors il se retira et remit à l'empereur le soin de lui donner un général. Mais il eût été aussi facile de lever une seconde armée comme celle-là, que de trouver pour elle un autre chef que Wallenstein. Cette armée, qui promettait tant de choses, la dernière espérance de l'empereur, n'était rien qu'un prestige, aussitôt que se dissipait l'enchantement qui l'avait produite. Wallenstein lui avait donné l'être: sans lui, elle rentrait dans le néant, comme une création magique. Les officiers étaient engagés envers lui[p. 323] comme ses débiteurs, ou liés étroitement, comme ses créanciers, à son intérêt et à la durée de sa puissance: il avait donné les régiments à ses parents, à ses créatures, à ses favoris. C'était lui, lui seul, qui pouvait tenir aux troupes les enivrantes promesses par lesquelles il les avait attirées à son service. Sa parole donnée était pour tous la seule garantie de leurs audacieuses espérances; une confiance aveugle en sa toute-puissance était l'unique lien qui confondait en un vivant esprit de corps les différents mobiles de leur zèle. C'en était fait de la fortune de chacun, aussitôt que se retirait celui qui en avait garanti l'accomplissement.

Quoique le refus de Wallenstein ne fût nullement sérieux, il ne se servit pas moins avec beaucoup de succès de cet épouvantail pour arracher à l'empereur l'acceptation de ses conditions exorbitantes. Les progrès de l'ennemi rendaient le péril chaque jour plus pressant, et le secours était si près! Il dépendait d'un seul homme de mettre une prompte fin à la détresse générale. Pour la troisième et dernière fois, le prince d'Eggenberg reçut donc l'ordre de décider son ami, même au prix des plus durs sacrifices, à se charger du commandement.

Il le trouva à Znaïm, en Moravie, fastueusement environné des troupes dont il faisait convoiter la possession à l'empereur. L'orgueilleux sujet reçut l'envoyé de son souverain comme un suppliant. «Jamais, répondit-il, il ne pourrait se fier à un rétablissement qu'il devait uniquement à la détresse, non à la justice de l'empereur. A la vérité, on le cherchait maintenant que le danger était au comble, [p. 324] et qu'on n'espérait de salut que de son bras, mais le service rendu ferait bientôt retomber son auteur dans l'oubli, et l'ancienne sûreté ramènerait l'ancienne ingratitude. Toute sa gloire était compromise, s'il trompait l'attente que l'on fondait sur lui; et son bonheur, son repos, s'il réussissait de la satisfaire. Bientôt se réveillerait contre lui l'ancienne jalousie, et le monarque dépendant d'autrui ne ferait nulle difficulté de sacrifier une seconde fois aux convenances du moment un serviteur qui aurait cessé d'être nécessaire. Il valait mieux pour lui abandonner tout de suite et librement un poste d'où il serait d'ailleurs précipité tôt ou tard par les cabales de ses adversaires. Il n'attendait plus de sûreté et de contentement qu'au sein de la vie privée, et c'était uniquement pour obliger l'empereur qu'il s'était arraché pour quelque temps, et bien malgré lui, à son heureuse tranquillité.»

Le ministre, fatigué de cette longue comédie prit alors un ton plus sérieux et menaça l'obstiné Wallenstein de toute la colère du monarque, s'il persistait dans sa résistance. «La majesté de l'empereur, lui dit-il, s'était assez profondément abaissée, et, au lieu d'émouvoir sa générosité par la condescendance, elle n'avait fait que caresser son orgueil et accroître son opiniâtreté. S'il fallait qu'elle eût fait inutilement ce grand sacrifice, il ne répondait pas que le suppliant ne se changeât en maître et que le monarque ne vengeât sur le sujet rebelle sa dignité offensée. Quelque faute que Ferdinand pût avoir commise, l'empereur avait le droit d'exiger la soumission; l'homme pouvait se tromper, mais le souverain ne pouvait jamais[p. 325] avouer son erreur. Si le duc de Friedland avait souffert par une injuste sentence, il serait dédommagé de toutes ses pertes; la majesté souveraine pouvait guérir les blessures qu'elle-même avait faites. Réclamait-il des garanties pour sa personne et des dignités, l'équité de l'empereur ne lui refuserait aucune demande légitime. Seule, la majesté méprisée ne se pouvait apaiser par aucune réparation, et la désobéissance à ses ordres effaçait même le plus éclatant mérite. L'empereur avait besoin de ses services, et, comme empereur, il les exigeait. Quelque prix que Wallenstein voulût y mettre, l'empereur le lui accordait. Mais il voulait l'obéissance; sinon, le poids de sa colère écraserait l'indocile serviteur.»

Wallenstein, dont les vastes possessions, enclavées dans la monarchie autrichienne, étaient sans cesse à la merci du pouvoir impérial, sentit vivement que cette menace n'était pas vaine; mais ce ne fut pas la crainte qui surmonta enfin son obstination simulée. Ce langage impérieux ne lui découvrit que trop clairement la faiblesse et le désespoir qui en étaient la source; l'empressement de l'empereur à lui accorder toutes ses demandes lui persuada qu'il touchait au terme de ses vœux. Il se déclara donc vaincu par l'éloquence d'Eggenberg et le quitta pour aller rédiger ses conditions.

Le ministre n'attendait pas sans angoisse un écrit où le plus orgueilleux des serviteurs avait l'audace de dicter des lois au plus orgueilleux des princes. Mais, si faible que fût sa confiance en la modestie de son ami, les prétentions excessives contenues dans cet écrit dépassèrent cependant de[p. 326] bien loin ses craintes les plus vives. Wallenstein demandait une autorité suprême et absolue sur toutes les armées allemandes de la maison d'Autriche et d'Espagne, avec le pouvoir illimité de punir et de récompenser. Ni le roi de Hongrie, ni l'empereur lui-même n'auraient la permission de paraître à l'armée, et moins encore d'y faire aucun acte d'autorité. L'empereur ne devait y disposer d'aucun emploi, y distribuer aucune récompense; aucune lettre de grâce ne devait être valable sans la ratification de Wallenstein. Il disposerait seul, à l'exclusion de tous tribunaux de l'empereur et de l'Empire, de tout ce qui serait confisqué ou conquis en Allemagne. On lui céderait, à titre de récompense ordinaire, un domaine héréditaire impérial, et en outre, comme don extraordinaire, un des pays conquis dans l'Empire. Toute province autrichienne lui devait être ouverte, comme refuge aussitôt qu'il en aurait besoin. Il demandait de plus que le duché de Mecklembourg lui fût garanti dans le traité de paix futur; enfin il voulait un congé formel et signifié longtemps d'avance, si l'on devait juger nécessaire de lui retirer une seconde fois le généralat.

Vainement le ministre le pressa de modérer ces demandes, par lesquelles l'empereur allait être dépouillé de tous ses droits de souverain sur l'armée et abaissé à n'être qu'une créature de son général. On lui avait trop laissé voir l'absolue nécessité de ses services, pour être encore maître du prix qu'il faudrait les payer. Si la force des circonstances obligeait l'empereur de consentir à ces demandes, ce n'était pas un simple mouvement de vengeance[p. 327] et d'orgueil qui engageait le duc à les faire. Le plan de la révolte future était tracé, et l'on ne pouvait se passer pour l'accomplir d'aucun des avantages que Wallenstein cherchait à s'assurer dans son traité avec la cour. Ce plan exigeait que toute autorité en Allemagne fût ravie à l'empereur et passât dans les mains de son général: ce but était atteint aussitôt que Ferdinand aurait signé ces conditions. L'usage que Wallenstein se proposait de faire de son armée, et qui certes différait infiniment du dessein qu'on avait en la lui remettant, n'admettait aucun partage de pouvoir, et bien moins encore un pouvoir supérieur au sien. Pour qu'il fût le seul maître de leur volonté, il devait paraître aux yeux des soldats comme le seul maître de leur sort; pour se substituer insensiblement à son chef suprême, et attribuer à sa propre personne les droits de souveraineté que lui avait seulement prêtés la puissance suprême, il devait éloigner soigneusement celle-ci de la vue des troupes. De là son refus obstiné de souffrir, à l'armée, aucun prince de la maison d'Autriche. La liberté de disposer à son gré de tous les biens confisqués et conquis dans l'Empire lui offrait des moyens redoutables pour acheter des partisans et des instruments dociles, et pour jouer le dictateur en Allemagne, plus que jamais empereur ne se l'était permis en temps de paix. Par le droit de se servir au besoin des pays autrichiens comme de lieux de refuge, il obtenait la libre faculté de tenir l'empereur comme prisonnier dans ses propres États et par sa propre armée, d'épuiser la substance de ces provinces et de miner la puissance de l'Autriche[p. 328] dans ses fondements. Maintenant, quoi que le sort décidât, Wallenstein, par les conditions qu'il arrachait à l'empereur, avait également bien pourvu, dans tous les cas, à ses intérêts. Si les événements se montraient favorables à ses audacieux projets, ce traité lui en rendait l'exécution plus facile; si les conjonctures en déconseillaient l'exécution, du moins ce traité avait été pour lui le plus magnifique dédommagement. Mais comment pouvait-il croire valable un pacte qu'il arrachait à son maître et qui était fondé sur un crime? Comment pouvait-il espérer d'enchaîner l'empereur par une obligation qui condamnait à mort l'homme assez téméraire pour l'imposer? Cependant, ce criminel, digne de mort, était maintenant, dans toute la monarchie, le serviteur le plus indispensable, et Ferdinand, exercé à la feinte, lui accorda tout ce qu'il demandait.

Les troupes impériales avaient donc enfin un chef digne de ce nom. Tout autre pouvoir dans l'armée, même celui de l'empereur, cessa dès le moment où Wallenstein prit le bâton de commandement, et tout ce qui n'émanait pas de lui était de nulle valeur. Des rives du Danube jusqu'au Wéser et à l'Oder, on sentit le lever vivifiant de l'astre nouveau. Déjà un nouvel esprit anime les soldats de l'empereur; la guerre entre dans une nouvelle phase. Les espérances des catholiques se raniment, et le monde protestant observe avec inquiétude le changement des conjonctures.

Plus il avait fallu acheter à grand prix le nouveau général, plus, à la cour de l'empereur, on se croyait en droit d'espérer de grandes choses; mais le duc[p. 329] ne se pressa point de remplir cette attente. Aux portes de la Bohême, avec une formidable armée, il n'avait qu'à se montrer pour vaincre les Saxons affaiblis et ouvrir avec éclat sa nouvelle carrière en reconquérant ce royaume. Mais, satisfait d'inquiéter l'ennemi avec ses Croates, dans des engagements qui ne décidaient rien, il lui laissa en proie la meilleure partie du pays et marcha vers son but particulier à pas mesurés et tranquilles. Son plan n'était point de vaincre les Saxons, mais de s'unir avec eux. Uniquement occupé de cette affaire importante, il laissait, en attendant, reposer ses armes, afin de triompher d'autant plus sûrement par la voie des négociations. Il mit tout en œuvre pour détacher l'électeur de l'alliance suédoise, et Ferdinand lui-même, toujours disposé à la paix avec ce prince, approuva cette conduite. Mais les grandes obligations que les Saxons avaient aux Suédois étaient encore trop présentes à leur mémoire pour permettre une si honteuse perfidie; et, si même ils en avaient senti la tentation, le caractère équivoque de Wallenstein et le mauvais renom de la politique autrichienne ne leur permettaient de prendre aucune confiance en la sincérité des promesses du duc. Trop connu pour un trompeur dans son rôle d'homme d'État, il ne trouva nulle créance dans l'unique occasion où, vraisemblablement, il était sincère, et les circonstances ne souffraient pas encore que, en découvrant ses vrais motifs, il mît hors de doute la sincérité de ses intentions. Il résolut donc à contre-cœur d'arracher par la force des armes ce qu'il n'avait pu obtenir par la voie des négociations. Il rassembla promptement ses[p. 330] troupes et parut devant Prague, avant que les Saxons pussent secourir cette capitale. Après une courte résistance des assiégés, la trahison des capucins en ouvrit l'entrée à un de ses régiments, et la garnison, réfugiée dans le château, rendit les armes à des conditions honteuses. Maître de la capitale, il espéra, pour ses négociations à la cour de Saxe, un accueil plus favorable; toutefois, en même temps qu'il les renouvelait auprès du général d'Arnheim, il ne négligea pas de leur donner plus de poids par un coup décisif. Il ordonna d'occuper en toute hâte les étroits passages entre Aussig et Pirna, pour couper à l'armée saxonne le retour dans son pays; mais la célérité d'Arnheim la déroba heureusement au péril. Après la retraite de ce général, Égra et Leutmeritz, derniers asiles des Saxons, se rendirent au vainqueur, et le royaume rentra sous la domination de son souverain légitime en moins de temps qu'il n'avait été perdu.

Moins occupé des intérêts de son maître que de l'exécution de ses desseins, Wallenstein songea alors à porter la guerre en Saxe, pour contraindre l'électeur, en ravageant ses États, à un accommodement particulier avec l'empereur, ou plutôt avec le duc de Friedland. Mais, si peu accoutumé qu'il fût d'ailleurs à soumettre sa volonté à la force des circonstances, il comprit néanmoins la nécessité de subordonner, pour le moment, à une affaire plus pressante son projet favori. Tandis qu'il chassait les Saxons de la Bohême, Gustave-Adolphe avait remporté sur le Rhin et sur le Danube les victoires que nous avons racontées, et déjà il avait porté la guerre, à travers la Franconie et la Souabe, aux limites de[p. 331] la Bavière. Maximilien, battu au bord du Lech et privé de son meilleur appui par la mort de Tilly, insistait auprès de l'empereur pour qu'il envoyât au plus vite de Bohême à son secours le duc de Friedland, et éloignât le danger de l'Autriche même, en défendant la Bavière. Il adressa sa prière à Wallenstein lui-même, et lui demanda de la manière la plus pressante de détacher du moins, en attendant, quelques régiments à son aide, jusqu'à ce qu'il vînt lui-même, avec l'armée principale. Ferdinand appuya cette prière de toute son influence, et les courriers se succédèrent auprès de Wallenstein pour le déterminer à marcher sur le Danube.

Mais on put voir alors combien Ferdinand avait sacrifié de son autorité en remettant à d'autres mains son pouvoir sur les troupes et les droits du commandement. Indifférent aux prières de Maximilien, sourd aux ordres réitérés de l'empereur, Wallenstein demeura inactif en Bohême et abandonna l'électeur à son sort. Le souvenir des mauvais services que Maximilien lui avait rendus autrefois auprès de l'empereur, à la diète de Ratisbonne, s'était gravé profondément dans le cœur implacable de Friedland, et les récents efforts de l'électeur pour empêcher son rétablissement n'étaient pas restés un secret pour lui. Le moment était venu de venger cette injure, et l'électeur éprouva durement qu'il s'était fait un ennemi du plus vindicatif des hommes. «La Bohême, répondit Wallenstein, ne pouvait rester sans défense, et le meilleur moyen de couvrir l'Autriche était de laisser l'armée suédoise s'affaiblir devant les forteresses de Bavière.» C'est ainsi qu'il châtiait son ennemi par le bras des Suédois;[p. 332] et, tandis que les places tombaient l'une après l'autre dans leurs mains, il laissait l'électeur languir vainement à Ratisbonne dans l'attente de son arrivée. Ce fut seulement quand la complète soumission de la Bohême ne lui laissa plus d'excuse, et quand les conquêtes de Gustave-Adolphe en Bavière menacèrent l'Autriche elle-même d'un danger prochain, qu'il céda aux sollicitations de l'électeur et de l'empereur, et qu'il se résolut à opérer avec Maximilien la réunion longtemps désirée, qui, d'après l'espoir général des catholiques, devait décider du sort de toute la campagne.

Gustave-Adolphe lui-même, qui avait trop peu de monde pour tenir tête aux seules forces de Wallenstein, craignit la jonction de deux armées si puissantes, et l'on s'étonne avec raison qu'il n'ait pas montré plus d'activité pour l'empêcher. Il semble avoir trop compté sur la haine qui divisait les deux chefs et ne permettait d'attendre aucune association de leurs armes pour un but commun; et quand l'événement démentit ses conjectures, il n'était plus temps de réparer cette faute. A la première nouvelle certaine qu'il reçut de leur dessein, il courut, il est vrai, dans le haut Palatinat, pour fermer le chemin à l'électeur; mais celui-ci avait déjà pris les devants, et la jonction s'était opérée auprès d'Égra.

Wallenstein avait choisi cette place frontière pour théâtre du triomphe qu'il était à la veille de remporter sur son orgueilleux adversaire. Non content de le voir à ses pieds comme un suppliant, il lui imposait encore la dure loi de laisser derrière lui ses États sans défense, de venir de bien loin[p. 333] au-devant de son protecteur, et de faire, par une avance si marquée, l'humiliant aveu de sa détresse et de ses besoins. Le prince orgueilleux se soumit, même à cet abaissement, avec tranquillité. Ce n'était pas sans un pénible combat qu'il s'était décidé à devoir sa délivrance à celui qui n'aurait jamais eu un tel pouvoir si les choses étaient allées selon ses vœux; mais, une fois décidé, il était assez homme pour supporter toute offense inséparable de sa résolution, et il était assez maître de lui-même pour mépriser de petites souffrances lorsqu'il s'agissait de poursuivre un grand but.

Mais, autant il en avait coûté pour rendre seulement possible cette réunion, autant il était difficile de s'accorder sur les conditions auxquelles elle devait avoir lieu et se maintenir. Les forces combinées devaient être sous les ordres d'un seul général, si l'on voulait atteindre le but de la réunion; et des deux côtés on sentait également peu d'inclination à se soumettre à l'autorité d'un rival. Si Maximilien s'appuyait sur sa dignité d'électeur, sur la splendeur de sa race, sur sa haute position dans l'Empire, Wallenstein ne fondait pas de moindres prétentions sur sa gloire militaire et sur le pouvoir illimité que l'empereur lui avait conféré. Autant la fierté du prince se révoltait de se trouver sous les ordres d'un serviteur impérial, autant l'orgueil de Friedland était flatté par la pensée de prescrire des lois à un esprit si impérieux. On en vint là-dessus à une lutte opiniâtre, mais qui finit, par un accord mutuel, à l'avantage de Wallenstein. Le commandement des deux armées, surtout aux jours de combat, lui fut attribué sans restriction,[p. 334] et tout pouvoir fut ôté à l'électeur de changer l'ordre de bataille et même la marche de l'armée. Il ne se réserva rien que le droit de punir et de récompenser ses propres soldats, et la libre disposition de ses troupes aussitôt qu'elles agiraient séparées de celles de l'empereur.

Après ces préliminaires, on hasarda enfin de paraître aux yeux l'un de l'autre; mais ce ne fut qu'après s'être promis l'oubli complet du passé et avoir réglé avec la dernière exactitude les formalités de l'acte de réconciliation. Comme ils en étaient convenus, les deux princes s'embrassèrent, à la vue de leurs troupes, et se donnèrent des assurances réciproques d'amitié, tandis que leurs cœurs débordaient de haine. A la vérité, Maximilien, consommé dans l'art de la dissimulation, fut assez maître de lui pour ne pas trahir par un seul trait de son visage ses véritables sentiments; mais dans les yeux de Wallenstein étincelait la maligne joie du triomphe, et la contrainte visible de tous ses mouvements décelait la force de la passion qui maîtrisait son cœur orgueilleux.

Les troupes combinées, bavaroises et impériales, composaient maintenant une armée d'environ soixante mille hommes, la plupart soldats éprouvés, devant lesquels le roi de Suède ne pouvait risquer de se montrer en campagne. Aussi, après avoir tenté vainement d'empêcher leur jonction, il se retira à la hâte sur la Franconie, et attendit un mouvement décisif de l'ennemi pour prendre sa résolution. La position de l'armée combinée, entre les frontières de Saxe et de Bavière, fit douter quelque temps encore si elle transporterait le théâtre de la[p. 335] guerre dans le premier de ces deux pays, ou si elle chercherait à éloigner les Suédois du Danube et à délivrer la Bavière. Arnheim avait dégarni la Saxe de troupes, pour faire des conquêtes en Silésie, non sans avoir l'intention secrète, comme beaucoup l'en accusent, de faciliter au duc de Friedland l'entrée de l'électorat et de pousser plus vivement l'esprit irrésolu de Jean-Georges à un accommodement avec l'empereur. Gustave-Adolphe lui-même, dans la persuasion que les vues de Wallenstein étaient dirigées contre la Saxe, y envoya promptement, pour ne pas laisser son allié sans secours, un renfort considérable, fermement résolu à le suivre avec toutes ses forces, aussitôt que les circonstances le permettraient. Mais bientôt les mouvements de l'armée de Friedland lui firent voir que c'était contre lui-même qu'elle avançait, et la marche du duc à travers le haut Palatinat mit la chose hors de doute. Il s'agissait maintenant pour Gustave de songer à sa propre sûreté, de combattre moins pour la domination que pour son existence en Allemagne, et d'emprunter ses moyens de salut à la fertilité de son génie. L'approche de l'ennemi le surprit avant qu'il eût eu le temps de rallier à lui ses troupes, répandues dans toute l'Allemagne, et d'appeler à son secours les princes alliés. Beaucoup trop faible par le nombre pour être en état d'arrêter la marche de l'ennemi, il n'avait plus que le choix de se jeter dans Nuremberg et de courir le risque de s'y voir enfermé par les forces de Wallenstein et vaincu par la famine, ou de sacrifier cette ville et d'attendre des renforts sous le canon de Donawert. Indifférent aux fatigues et aux dangers,[p. 336] lorsqu'il entendait la voix de l'humanité et l'appel de l'honneur, il choisit, sans hésiter, le premier parti, fermement résolu de s'ensevelir, avec toute son armée, sous les ruines de Nuremberg, plutôt que de fonder son salut sur la perte de cette ville alliée.

Aussitôt on fit des préparatifs pour entourer d'un retranchement la ville avec tous les faubourgs et établir, dans l'enceinte, un camp fortifié. Des milliers de bras se mirent sur-le-champ à cet immense ouvrage, et tous les habitants de Nuremberg furent enflammés d'un zèle héroïque, pour dévouer à la cause commune leur sang, leur vie, leurs biens. Un fossé, profond de huit pieds et large de douze, environna toutes les fortifications; les lignes furent défendues par des redoutes et des bastions, les avenues par des demi-lunes. La Pegnitz, qui traverse Nuremberg, partageait tout le camp en deux demi-cercles, reliés par des ponts nombreux. Environ trois cents pièces d'artillerie tiraient des remparts de la ville et des retranchements du camp. Les paysans des villages voisins et les bourgeois de Nuremberg mirent la main à l'œuvre, de concert avec les soldats suédois, en sorte que, dès le septième jour, l'armée put occuper le camp, et que, le quatorzième, tout cet immense ouvrage fut achevé.

Tandis que ces choses se passaient hors des murs, les magistrats de la ville étaient occupés à remplir les magasins et à se fournir de toutes les munitions de guerre et de bouche pour un long siége. Ils ne négligèrent pas non plus de pourvoir, par de rigoureuses mesures de propreté, à la santé des habitants, que pouvait aisément mettre en péril l'affluence[p. 337] de tant de monde. Afin de pouvoir soutenir le roi, en cas de nécessité, tout ce qu'il y avait de jeunes gens dans la bourgeoisie de Nuremberg fut enrôlé et exercé aux armes; la milice de la ville déjà existante fut renforcée considérablement, et l'on mit sur pied un nouveau régiment, divisé en vingt-quatre compagnies, désignées par les lettres de l'ancien alphabet. Sur ces entrefaites, Gustave avait appelé à son secours ses alliés, le duc Guillaume de Weimar et le landgrave de Hesse-Cassel, et il avait ordonné à ses généraux, aux bords du Rhin, en Thuringe et dans la basse Saxe, de se mettre en marche promptement et de le joindre avec leurs troupes à Nuremberg. Son armée, qui était campée en dedans des lignes de cette ville impériale, ne s'élevait pas à beaucoup plus de seize mille hommes: ce n'était pas même le tiers de l'armée ennemie.

Cependant, celle-ci s'était avancée à petites journées jusqu'à Neumarkt, où le duc Friedland passa une revue générale. Transporté, à la vue de cette masse formidable, il ne put retenir une vanterie de jeune homme: «On verra dans quatre jours, s'écria-t-il, qui, du roi de Suède ou de moi, sera le maître du monde.» Cependant, malgré sa grande supériorité, il ne fit rien pour réaliser cette fière promesse, et négligea même l'occasion d'écraser son ennemi, quand celui-ci fut assez téméraire pour se présenter devant lui hors de ses lignes. «On a livré assez de batailles, répondit-il à ceux qui le pressaient d'attaquer; il est temps de suivre une autre méthode.» On vit dès ce moment combien l'on avait gagné à trouver un général dont la réputation, déjà établie, [p. 338] n'avait pas besoin des entreprises hasardées par lesquelles d'autres se hâtent nécessairement de se faire un nom. Persuadé que le courage désespéré de l'ennemi vendrait très-chèrement la victoire, et qu'une défaite, essuyée dans ces contrées, ruinerait sans ressource les affaires de l'empereur, il se contenta de consumer par un long siége l'ardeur guerrière de son ennemi, et, en lui enlevant toute occasion de se livrer à l'impétuosité de son courage, il lui ravit justement l'avantage qui l'avait rendu jusqu'alors invincible. Ainsi donc, sans faire la moindre entreprise, il établit, derrière la Rednitz, vis-à-vis de Nuremberg, un camp fortement retranché, et, par cette position bien choisie, il intercepta, aussi bien pour la ville que pour le camp, tous les approvisionnements de Franconie, de Souabe et de Thuringe. Il tenait donc le roi assiégé en même temps que la ville et se flattait de lasser lentement, mais d'autant plus sûrement, par la famine et les maladies, le courage de son adversaire, qu'il n'avait nulle envie de mettre à l'épreuve en bataille rangée.

Mais il connaissait trop peu les ressources et les forces de Gustave-Adolphe et n'avait pas veillé suffisamment à se garantir lui-même du sort qu'il lui préparait. Les paysans de tout le territoire voisin avaient fui avec leurs provisions, et les fourrageurs de Friedland étaient obligés de se battre avec les Suédois pour le peu qui restait. Le roi épargna les magasins de la ville, aussi longtemps qu'il fut possible de s'approvisionner dans le voisinage, et ces courses de part et d'autre amenèrent entre les Croates et les Suédois une guerre continuelle, dont[p. 339] tous les environs offraient les affreux vestiges. Il fallait conquérir, l'épée à la main, les nécessités de la vie, et les partis n'osaient plus se hasarder à fourrager sans une escorte nombreuse. Du moins, aussitôt que les troupes du roi éprouvaient la disette, la ville de Nuremberg leur ouvrait ses magasins; mais Wallenstein était contraint d'approvisionner les siennes de fort loin. Un grand convoi, acheté en Bavière, était en route pour son camp, et il avait détaché mille hommes pour l'amener en sûreté. Gustave-Adolphe, qui en fut informé, expédia aussitôt un régiment de cavalerie, pour s'emparer de ces vivres, et l'obscurité de la nuit favorisa l'entreprise. Tout le convoi tomba dans les mains des Suédois, avec la ville où il s'était arrêté; l'escorte impériale fut taillée en pièces, près de douze cents têtes de bétail furent enlevées, et mille voitures chargées de pain, qu'il n'était pas facile d'emmener, furent brûlées. Sept régiments, que le duc de Friedland avait fait avancer vers Altdorf, pour protéger le convoi impatiemment attendu, furent, après un combat opiniâtre, dispersés par le roi, qui s'était également avancé pour couvrir la retraite des siens, et repoussés dans le camp impérial, avec une perte de quatre cents hommes. Tant de contrariétés, et la fermeté du roi, si peu prévue de Friedland, lui firent regretter d'avoir laissé échapper l'occasion d'une bataille. Maintenant, la force du camp suédois rendait toute attaque impossible, et la jeunesse armée de Nuremberg était pour le roi une fertile école militaire, au moyen de laquelle il pouvait réparer à l'instant toutes ses pertes. Le défaut de vivres ne se faisait pas moins sentir dans le camp[p. 340] impérial que dans le camp suédois, et il était au moins très-difficile de prévoir quel serait celui des deux partis qui forcerait l'autre à quitter le premier sa position.

Les deux armées étaient restées quinze jours en présence, couvertes par des retranchements également inexpugnables, sans risquer rien de plus que de légères courses et d'insignifiantes escarmouches. De part et d'autre, des maladies contagieuses, suite naturelle de la mauvaise nourriture et de l'entassement des troupes, avaient plus enlevé de monde que le fer de l'ennemi, et la détresse croissait de jour en jour. Enfin les secours, longtemps attendus, parurent dans le camp suédois, et ces renforts considérables permirent au roi d'obéir à sa bravoure naturelle et de briser les chaînes qui l'avaient retenu jusqu'alors.

Conformément à son invitation, le duc Guillaume de Weimar avait formé, en toute hâte, au moyen des garnisons de la basse Saxe et de la Thuringe, un corps d'armée, auquel se joignirent, en Franconie, quatre régiments saxons et bientôt après, sous Kitzingen, les troupes du Rhin, que le landgrave Guillaume de Hesse-Cassel et le comte palatin de Birkenfeld envoyaient au secours du roi. Le chancelier Oxenstiern se chargea de conduire cette armée combinée au lieu de sa destination. Après avoir encore fait sa jonction, à Windsheim, avec le duc Bernard de Weimar et le général suédois Banner, il s'avança rapidement jusqu'à Bruck et Eltersdorf, où il passa la Regnitz, et arriva heureusement dans le camp suédois. Ce secours montait à près de cinquante mille hommes et amenait[p. 341] soixante canons et quatre mille chariots de bagage. Gustave-Adolphe se voyait donc à la tête d'environ soixante-dix mille combattants, sans même compter la milice de la ville de Nuremberg, qui pouvait, au besoin, mettre en campagne trente mille robustes bourgeois. Formidable armée, opposée à une autre qui ne l'était pas moins! Toute la guerre paraissait maintenant concentrée en une seule bataille, pour recevoir enfin sa dernière solution. L'Europe, partagée, avait les yeux fixés sur cette arène, où les forces des deux puissances belligérantes convergeaient comme dans un redoutable foyer.

Mais, si l'on avait été réduit à lutter avec la disette avant l'arrivée des secours, ce fléau s'accrut désormais d'une manière effrayante dans les deux camps, car Wallenstein avait aussi fait venir de la Bavière de nouveaux renforts. Outre les cent vingt mille soldats qui étaient en présence, outre un nombre de chevaux qui s'élevait, pour les deux armées, à plus de cinquante mille; outre les habitants de Nuremberg, qui surpassaient de beaucoup en nombre l'armée suédoise, on comptait, seulement dans le camp de Wallenstein, quinze mille femmes et autant de charretiers et de valets; on n'en comptait pas beaucoup moins dans le camp suédois. La coutume de ce temps-là permettait au soldat de mener avec lui sa famille en campagne. Chez les Impériaux, une foule innombrable de femmes de mauvaise vie suivaient l'armée, et la sévère surveillance exercée sur les mœurs dans le camp suédois, ne permettant aucun désordre, encourageait par là même les mariages légitimes. Des écoles régulières de campagne étaient établies pour la jeune génération,[p. 342] dont ce camp était la patrie, et l'on en tirait une excellente race de soldats, en sorte que, durant une longue guerre, les armées pouvaient se recruter par elles-mêmes. Il ne faut pas s'étonner si ces nations errantes affamaient tous les cantons où elles séjournaient, et si cette multitude superflue faisait monter à des prix excessifs les choses nécessaires à la vie. Les moulins autour de Nuremberg ne suffisaient pas à moudre le grain que chaque journée consommait, et cinquante mille livres de pain, que la ville livrait par jour au camp, irritaient la faim sans la satisfaire. Les soins vraiment admirables des magistrats de Nuremberg ne purent empêcher qu'une grande partie des chevaux ne périt par le manque de fourrage et que la violence croissante des épidémies ne mît chaque jour plus de cent hommes au tombeau.

Pour mettre un terme à ces souffrances, Gustave-Adolphe, plein de confiance en la supériorité de ses forces, sortit enfin de ses lignes le cinquante-cinquième jour, se présenta à l'ennemi en ordre de bataille, et fit canonner le camp de Friedland par trois batteries, dressées sur le bord de la Rednitz. Mais le duc resta immobile dans ses retranchements et se contenta de répondre de loin à ce défi avec le feu des mousquets et des canons. Consumer le roi par l'inaction et vaincre sa persévérance par la famine était sa résolution mûrement réfléchie; et aucune représentation de Maximilien, aucune marque d'impatience de l'armée, aucune raillerie de l'ennemi, ne purent ébranler cette résolution. Trompé dans son espérance et pressé par le progrès de la disette, Gustave-Adolphe voulut alors[p. 343] risquer l'impossible: le dessein fut formé d'assaillir ce camp, que l'art et la nature rendaient également inexpugnable.

Après avoir confié la défense du sien à la milice de Nuremberg, il sortit en ordre de bataille, le jour de la Saint-Barthélemy, le cinquante-huitième depuis que l'armée avait occupé ses retranchements, et il passa la Rednitz près de Fürth, où il eut peu de peine à faire plier les avant-postes. Sur les hauteurs escarpées, situées entre la Biber et la Rednitz, et nommées le Vieux-Fort et Altenberg, était posté le corps principal de l'ennemi, et le camp même, commandé par ces hauteurs, s'étendait à perte de vue dans la campagne. Toute la force de l'artillerie était rassemblée sur ces collines. Des fossés profonds entouraient des remparts inaccessibles; d'épais abatis et des palissades aiguës fermaient les abords de la montagne escarpée, du sommet de laquelle Wallenstein, calme et tranquille comme un dieu, lançait ses foudres à travers de noirs nuages de fumée. Derrière les parapets, le feu perfide des mousquets épiait l'assaillant téméraire, et une mort certaine le menaçait par la gueule ouverte de cent canons. Ce fut contre ce poste périlleux que Gustave-Adolphe dirigea son attaque, et cinq cents mousquetaires, soutenus par peu de fantassins (un grand nombre ne pouvait engager à la fois le combat dans cet espace étroit), eurent l'avantage peu envié de se jeter les premiers dans le gouffre béant de la mort. L'attaque est furieuse, la résistance terrible. Exposés sans abri à toute la violence de l'artillerie ennemie, exaspérés à la vue de la mort inévitable, ces guerriers intrépides gravissent [p. 344] la colline, qui soudain se transforme en un volcan enflammé et vomit sur eux, au milieu des tonnerres, une grêle de fer. La grosse cavalerie s'élance aussitôt par les ouvertures que les boulets ennemis ont faites dans ce bataillon compact; les rangs serrés se désunissent, et cette bande intrépide de héros, vaincue par la double puissance de la nature et des hommes, prend la fuite, après avoir laissé sur la place une centaine de morts. C'étaient des Allemands, à qui la partialité de Gustave avait assigné l'honneur meurtrier de la première attaque. Irrité de leur retraite, il conduit maintenant à l'assaut ses Finlandais, pour faire rougir la lâcheté allemande devant le courage des hommes du Nord. Les Finlandais, accueillis par la même pluie de feu, plient à leur tour devant des forces supérieures. Un régiment de troupes fraîches les remplace, pour renouveler l'attaque avec aussi peu de succès. Il est relevé par un quatrième, un cinquième, un sixième: en sorte que, pendant un combat de dix heures, tous les régiments attaquèrent, et tous se retirèrent sanglants et déchirés du champ de bataille. Mille corps mutilés jonchent la terre, et Gustave invincible poursuit l'attaque, et Wallenstein inébranlable se maintient dans sa forteresse.

Sur ces entrefaites, la cavalerie impériale et l'aile gauche des Suédois, postée dans un petit bois sur la Rednitz, ont engagé un violent combat, où le succès est balancé et l'ennemi tantôt vaincu, tantôt vainqueur. Des deux parts, le sang coule avec la même abondance, et une valeur égale se déploie. Le duc de Friedland, comme le prince Bernard de[p. 345] Weimar, a son cheval tué sous lui; le roi lui-même a la semelle de sa botte emportée par un boulet. L'attaque et la résistance se renouvellent avec une fureur obstinée, jusqu'au moment où la nuit vient enfin obscurcir le champ de bataille et inviter au repos les combattants acharnés. Mais les Suédois sont déjà trop avancés pour que la retraite se puisse entreprendre sans péril. Tandis que le roi cherche à découvrir un officier, pour envoyer par lui aux régiments l'ordre de la retraite, se présente à lui le colonel Hebron, vaillant Écossais, que son courage avait seul entraîné hors du camp, pour partager les périls de la journée. Irrité contre le roi, qui lui avait préféré, peu auparavant, pour une action périlleuse, un colonel plus jeune que lui, il avait fait précipitamment le vœu de ne plus tirer l'épée pour lui. Gustave-Adolphe se tourne de son côté, et, louant son courage, le prie de porter aux régiments l'ordre de la retraite. «Sire, réplique le vaillant soldat, c'est l'unique service que je ne puisse refuser à Votre Majesté, car il y a là quelques risques à courir.» Et aussitôt il part au galop pour exécuter la commission. Dans la chaleur du combat, le duc Bernard de Weimar s'était, il est vrai, emparé d'une éminence au-dessus du Vieux-Fort, d'où l'on pouvait battre la montagne et tout le camp; mais une violente averse, tombée pendant la nuit, rendait la côte si glissante, qu'il fut impossible d'y monter des canons, et il fallut quitter volontairement un poste acheté par des flots de sang. Se défiant de la fortune, qui l'avait abandonné dans ce jour décisif, le roi n'osa pas continuer l'assaut, le lendemain, avec des troupes épuisées, et, pour la[p. 346] première fois, vaincu, parce qu'il n'était pas vainqueur, il ramena ses troupes derrière la Rednitz. Deux mille morts, qu'il laissait sur le champ de bataille, attestaient sa perte, et le duc de Friedland resta invaincu dans ses lignes.

Après cette action, les armées demeurèrent encore quinze jours campées en présence, chacune dans l'espoir de forcer l'autre à déloger la première. Plus s'épuisait chaque jour la petite provision de vivres, plus croissaient horriblement les souffrances de la famine, et plus le soldat devenait farouche: les paysans du voisinage étaient les victimes de sa brutale rapacité. Le progrès de la disette relâchait tous les liens de la discipline et de l'ordre dans le camp suédois; les troupes allemandes se signalaient surtout par les violences qu'elles exerçaient indistinctement sur les amis et les ennemis. La faible main d'un seul homme ne pouvait arrêter une licence qui trouvait une sorte d'approbation dans le silence des officiers inférieurs, et souvent même un encouragement dans leur funeste exemple. Le roi était profondément affligé de cette honteuse décadence de la discipline, dont il avait été fier jusqu'alors, à si bon droit; et l'énergie avec laquelle il reproche aux officiers allemands leur négligence atteste la vivacité de ses sentiments. «C'est vous, Allemands, s'écrie-t-il, c'est vous-mêmes qui pillez votre patrie et qui déchaînez vos fureurs contre vos propres coreligionnaires. Dieu me soit témoin que je vous abhorre; vous m'inspirez un profond dégoût, et mon cœur se remplit d'amertume quand je vous regarde. Vous violez mes ordres; vous êtes cause que le monde me maudit, que les larmes de l'innocente[p. 347] pauvreté me poursuivent, qu'il me faut entendre dire ouvertement: Le roi, notre ami, nous fait plus de mal que nos plus cruels ennemis. Pour vous, j'ai dépouillé ma couronne de ses trésors et dépensé plus de quarante tonnes d'or, et je n'ai pas reçu de votre Empire d'Allemagne de quoi me faire un méchant habit. Je vous ai donné tout ce que Dieu m'a dispensé, et, si vous eussiez observé mes lois, je vous aurais distribué avec joie tout ce qu'il pourra me donner encore. Votre défaut de discipline me persuade que vous avez de mauvaises intentions, quelques raisons que je puisse avoir de louer votre courage.»

Nuremberg avait fait des efforts qui étaient au-dessus de ses moyens pour nourrir, pendant onze semaines, l'immense multitude entassée sur son territoire; mais enfin les ressources s'épuisèrent, et le roi, comme chef de l'armée la plus nombreuse, dut se résoudre le premier à partir. Nuremberg avait enseveli plus de dix mille de ses habitants, et Gustave-Adolphe avait perdu environ vingt mille soldats par la guerre et les maladies. Toutes les campagnes voisines étaient dévastées, les villages en cendres; les paysans, dépouillés, languissaient sur les chemins; l'air était empoisonné de vapeurs pestilentielles; des maladies dévorantes, engendrées, développées par la misérable nourriture, par les émanations d'un camp si populeux et de tant de cadavres putréfiés, enfin par la chaleur brûlante des jours caniculaires, exerçaient leurs ravages sur les hommes et les animaux, et, longtemps encore après le départ des armées, la disette et la misère accablèrent le pays. Ému de la désolation générale,[p. 348] et sans espoir de vaincre l'obstination de Friedland, le roi leva son camp le 8 septembre, et quitta Nuremberg, après l'avoir pourvu, pour sa défense, d'une garnison suffisante. Il passa en ordre de bataille devant l'ennemi, qui resta immobile et ne fit pas la moindre tentative pour inquiéter son départ. Il dirigea sa marche vers Neustadt, sur l'Aisch, et vers Windsheim, où il resta cinq jours, afin de rafraîchir ses troupes et de se trouver à portée de Nuremberg, si l'ennemi faisait quelque entreprise contre cette ville. Mais Wallenstein, qui avait, tout autant que lui, besoin de se refaire, n'avait attendu que la retraite des Suédois pour commencer la sienne. Cinq jours après, il abandonna aussi son camp près de Zirndorf, et le livra aux flammes. Cent colonnes de fumée, qui, des villages incendiés, s'élevèrent au ciel tout alentour, annoncèrent son départ et montrèrent à la ville consolée à quel sort elle avait elle-même échappé. Sa marche, dirigée sur Forchheim, fut marquée par les plus affreux ravages; mais il avait déjà trop d'avance pour que le roi pût l'atteindre. Alors Gustave partagea son armée, que le pays épuisé ne pouvait nourrir, afin de garder, avec une des divisions, la Franconie, et de poursuivre en personne, avec l'autre, ses conquêtes en Bavière.

Cependant, l'armée impériale et bavaroise avait pénétré dans l'évêché de Bamberg, où le duc de Friedland passa une seconde revue. Il trouva cette armée de soixante mille hommes réduite par la désertion, les combats et les maladies, à vingt-quatre mille, dont le quart était des troupes bavaroises. Ainsi le champ de Nuremberg avait plus[p. 349] affaibli les deux partis que deux grandes batailles perdues, sans avoir avancé la guerre d'un seul pas vers son terme, ni satisfait la vive attente de l'Europe par un seul événement décisif. A la vérité, cette diversion avait fait trêve, pour quelque temps, aux conquêtes du roi en Bavière, et préservé l'Autriche même d'une invasion ennemie; mais, en s'éloignant de Nuremberg, on rendait à Gustave-Adolphe la pleine liberté de faire encore de la Bavière le théâtre de la guerre. Indifférent au sort de ce pays, et lassé de la contrainte que lui imposait sa réunion avec l'électeur, le duc de Friedland saisit avidement l'occasion de se séparer de cet importun associé et de poursuivre avec une nouvelle ardeur ses projets favoris. Toujours fidèle à son premier plan de séparer la Saxe des Suédois, il fit choix de ce pays pour les quartiers d'hiver de ses troupes, et il espéra, par sa pernicieuse présence, imposer d'autant plus vite à l'électeur une paix séparée.

Le moment ne pouvait être plus favorable pour cette entreprise. Les Saxons s'étaient jetés en Silésie, où, réunis avec des auxiliaires du Brandebourg et de la Suède, ils remportaient chaque jour de nouveaux avantages sur les troupes de l'empereur. Par une diversion dans les États mêmes de l'électeur, on sauvait la Silésie, et la chose était d'autant plus facile, que la Saxe, par la guerre de Silésie, était dégarnie de défenseurs et de toutes parts ouverte à l'ennemi. La nécessité de sauver un État héréditaire de l'Autriche faisait tomber toutes les objections de Maximilien, et, sous le masque d'un zèle patriotique pour le bien de l'empereur, on pouvait sacrifier le [p. 350] duc de Bavière avec d'autant moins de scrupules. En laissant son riche pays en proie au roi de Suède, on espérait n'être pas inquiété par ce dernier dans l'entreprise sur la Saxe, et la froideur croissante entre ce monarque et la cour de Dresde ne faisait d'ailleurs craindre de sa part que peu de zèle pour la délivrance de Jean-Georges. Ainsi donc, abandonné de nouveau par son astucieux défenseur, Maximilien se sépara de Wallenstein à Bamberg, pour secourir, avec le faible reste de ses troupes, son pays réduit à l'impuissance, et l'armée impériale, sous la conduite de Friedland, dirigea sa marche, par Baireuth et Cobourg, sur la forêt de Thuringe.

Holk, un des généraux de l'empereur, avait déjà été envoyé en avant dans le Voigtland, avec six mille hommes, pour dévaster par le fer et le feu cette province sans défense. On le fit suivre bientôt de Gallas, autre général de Friedland, et non moins fidèle instrument de ses ordres barbares. Enfin Pappenheim fut encore appelé de la basse Saxe, pour renforcer l'armée affaiblie de Wallenstein et mettre le comble à la misère de la Saxe. Les églises détruites, les villages réduits en cendres, les maisons ravagées, la spoliation des familles, les assassinats, signalèrent la marche de ces troupes barbares: toute la Thuringe, le Voigtland et la Misnie furent écrasés par ce triple fléau. Mais ce n'étaient là que les avant-coureurs d'une plus grande calamité, dont le duc lui-même, à la tête de l'armée principale, menaçait la malheureuse Saxe. Après avoir laissé, dans sa marche à travers la Franconie et la Thuringe, les plus effroyables monuments de sa fureur, il parut[p. 351] avec toutes ses forces dans le cercle de Leipzig, et la ville, après une courte défense, fut contrainte de se rendre. Son dessein était d'avancer jusqu'à Dresde et de dicter des lois à l'électeur, par la soumission de tout le pays. Déjà il s'approchait de la Mulda, pour écraser, avec ses forces supérieures, l'armée saxonne, qui avait marché à sa rencontre jusqu'à Torgau, quand l'arrivée du roi de Suède à Erfurt vint mettre à ses plans de conquête un terme inattendu. Pressé entre les armées saxonne et suédoise, que le duc Georges de Lunebourg menaçait encore d'augmenter en s'avançant de la basse Saxe, Friedland recula promptement vers Mersebourg, pour s'y réunir avec Pappenheim et repousser vigoureusement les Suédois qui venaient à lui.

Gustave-Adolphe n'avait pas vu sans une grande inquiétude les artifices que prodiguaient l'Espagne et l'Autriche pour détacher de lui son allié. Plus son traité avec la Saxe était important pour lui, plus il avait raison de craindre le caractère inconstant de Jean-Georges. Jamais il n'avait existé entre lui et l'électeur une amitié sincère. Un prince fier de son importance politique et accoutumé à se considérer comme le chef de son parti devait trouver dangereuse et oppressive l'intervention d'une puissance étrangère dans les affaires de l'Empire, et le mécontentement avec lequel il observait les progrès de cet étranger importun n'avait pu céder, pour quelque temps, qu'à l'extrême danger de ses domaines. L'autorité croissante du roi en Allemagne, son influence prépondérante sur les membres protestants de l'Empire, les preuves, fort peu douteuses, de ses desseins ambitieux, assez inquiétants pour [p. 352] appeler toute la vigilance des États de l'Empire, éveillaient chez l'électeur mille craintes, que les négociateurs impériaux savaient habilement nourrir et augmenter. Chaque démarche arbitraire du roi, chaque demande, si équitable qu'elle fût, qu'il adressait aux princes de l'Empire, donnaient sujet à l'électeur de faire des plaintes amères, qui semblaient annoncer une rupture prochaine. Les généraux mêmes des deux partis laissaient paraître, chaque fois qu'ils devaient agir ensemble, des marques nombreuses de la jalousie qui divisait leurs maîtres. La répugnance naturelle de Jean-Georges pour la guerre et son dévouement à l'Autriche, que rien encore n'avait pu étouffer, favorisaient les efforts d'Arnheim, qui, toujours d'intelligence avec Wallenstein, travaillait sans relâche à ménager un accommodement particulier entre l'empereur et son maître, et, si ses représentations ne trouvèrent longtemps aucun accès, la suite fit voir enfin qu'elles n'étaient pas demeurées absolument inefficaces.

Gustave-Adolphe, justement alarmé des conséquences que la défection d'un si important allié devait avoir pour toute son existence future en Allemagne, ne négligea aucun moyen d'empêcher ce funeste événement, et jusqu'alors ses représentations n'avaient pas manqué entièrement leur effet sur l'électeur. Mais les forces redoutables sur lesquelles l'empereur appuyait ses propositions séduisantes, et les calamités qu'il menaçait d'accumuler sur la Saxe, en cas d'un plus long refus, pouvaient enfin, si l'on abandonnait l'électeur sans défense à ses ennemis, triompher de sa persévérance, et cette indifférence envers un allié si important pouvait[p. 353] détruire pour jamais la confiance des autres amis de la Suède en leur protecteur. Cette considération décida Gustave-Adolphe à céder pour la seconde fois aux pressantes invitations que l'électeur, gravement menacé, lui adressa, et à sacrifier toutes ses brillantes espérances au salut de cet allié. Déjà il avait résolu une deuxième attaque sur Ingolstadt, et la faiblesse de l'électeur de Bavière justifiait son espérance d'imposer enfin la neutralité à cet ennemi épuisé. La révolte des paysans dans la haute Autriche lui ouvrait ensuite le chemin de ce pays, et la capitale de l'Empire pouvait être dans ses mains, avant que Wallenstein eût le temps d'accourir à sa défense. Toutes ces brillantes espérances, il les subordonna à l'avantage d'un allié que ni ses mérites ni sa bonne volonté ne rendaient digne d'un tel sacrifice; qui, excité par les plus pressants appels de l'esprit public, ne servait que son intérêt particulier avec un étroit égoïsme; qui n'était point considérable par les services qu'on se promettait de lui, mais seulement par le mal qu'on en redoutait. Et qui peut réprimer son indignation, en apprenant que c'est dans l'expédition entreprise pour la délivrance de ce prince, que le grand monarque trouve le terme de ses exploits?

Il rassembla promptement ses troupes dans le cercle de Franconie et suivit par la Thuringe l'armée de Wallenstein. Le duc Bernard de Weimar, qui avait été envoyé en avant contre Pappenheim, se réunit près d'Arnstadt au roi, qui se vit alors à la tête de vingt mille hommes de troupes aguerries. Il se sépara à Erfurt de son épouse, qui ne devait plus le revoir qu'à Weissenfels, dans le cercueil.[p. 354] L'angoisse de leurs tristes adieux présageait une séparation éternelle. Il atteignit Naumbourg le 1er novembre 1632, avant que les corps détachés par le duc de Friedland pussent s'emparer de cette place. La population des contrées accourait en foule pour contempler le héros, le vengeur, le grand roi, qui avait paru, une année auparavant, sur ce même sol, comme un ange sauveur. Autour de lui, en quelque lieu qu'il se fît voir, retentissaient les cris d'allégresse; tous tombaient à genoux devant lui en l'adorant; on se disputait la faveur de toucher le fourreau de son épée, le bord de son vêtement. Le modeste héros se révoltait de cet innocent tribut, que lui payaient la reconnaissance et l'admiration la plus sincère. «Ne dirait-on pas que ce peuple fait de moi un dieu? disait-il à ceux qui l'accompagnaient. Nos affaires sont en bon état; mais je crains que la vengeance du Ciel ne me fasse expier cette farce téméraire et ne révèle trop tôt à cette foule insensée ma faible et périssable humanité.» Combien Gustave se montra aimable à nous avant de nous quitter pour toujours! Redoutant, au comble même de son bonheur, le jugement de Némésis, il repousse un hommage qui n'appartient qu'aux immortels, et ses droits à nos larmes augmentent au moment même où l'heure approche qui les fera couler.

Cependant, le duc de Friedland avait marché à la rencontre du roi, jusqu'à Weissenfels, résolu à maintenir ses quartiers d'hiver en Saxe, dût-il en coûter une bataille. Son inaction devant Nuremberg l'avait exposé au soupçon de n'oser se mesurer avec le héros du Nord, et toute sa gloire était en péril, s'il[p. 355] laissait échapper une seconde fois l'occasion de combattre. La supériorité de ses forces, quoique bien moins considérable qu'elle n'avait été, dans les premiers temps, au camp de Nuremberg, lui donnait la plus grande espérance de vaincre, s'il pouvait amener le roi à une bataille avant sa jonction avec les troupes saxonnes. Mais sa confiance actuelle n'était pas tant fondée sur le nombre plus grand de ses soldats que sur les assurances de son astrologue Séni, qui avait lu dans les astres que la fortune du monarque suédois succomberait au mois de novembre. De plus, il y avait entre Kambourg et Weissenfels d'étroits défilés, formés par une longue chaîne de montagnes et par le cours très-voisin de la Saale, qui rendaient le passage extrêmement difficile à l'armée suédoise et qui pouvaient être fermés complétement avec peu de monde. Alors il ne serait resté au roi d'autre parti que de s'engager, exposé au plus grand péril, à travers ces défilés, ou de faire par la Thuringe une retraite laborieuse et de perdre, dans un pays dévasté et totalement dépourvu de subsistances, la plus grande partie de ses troupes. La promptitude avec laquelle Gustave-Adolphe prit possession de Naumbourg anéantit ce plan, et ce fut alors Wallenstein lui-même qui s'attendit à une attaque.

Mais il se vit trompé dans cette conjecture, quand le roi, au lieu de s'avancer à sa rencontre jusqu'à Weissenfels, fit tous ses préparatifs pour se fortifier auprès de Naumbourg et attendre dans ce lieu les renforts que le duc de Lunebourg était sur le point de lui amener. Wallenstein, ne sachant s'il devait marcher à l'ennemi par les défilés entre Weissenfels[p. 356] et Naumbourg, ou rester oisif dans son camp, assembla son conseil de guerre, pour entendre les avis de ses généraux les plus expérimentés. Aucun ne jugea prudent d'attaquer le roi dans sa position avantageuse, et les mesures qu'il prenait pour fortifier son camp semblaient clairement indiquer qu'il ne songeait pas à le quitter de sitôt. Mais l'approche de l'hiver permettait tout aussi peu de prolonger la campagne et de fatiguer par un campement continué une armée qui avait un si grand besoin de repos. Toutes les voix se prononcèrent pour la clôture de la campagne, d'autant plus que l'importante ville de Cologne, sur le Rhin, était gravement menacée par les troupes hollandaises, et que les progrès de l'ennemi en Westphalie et sur le bas Rhin exigeaient dans ces contrées les plus puissants secours. Le duc de Friedland reconnut le poids de ces raisons, et, à peu près convaincu que l'on n'avait plus à craindre aucune attaque du roi pendant cette saison, il accorda à ses troupes les quartiers d'hiver, de telle sorte cependant qu'elles pussent être au plus tôt rassemblées, si, contre toute attente, l'ennemi hasardait quelque entreprise offensive. Le comte Pappenheim fut expédié avec une grande partie de l'armée, pour secourir promptement la ville de Cologne et s'emparer, chemin faisant, de Moritzbourg, forteresse du pays de Halle. Quelques corps détachés prirent leurs quartiers d'hiver dans les villes les mieux situées aux environs, afin de pouvoir observer de toutes parts les mouvements de l'ennemi. Le comte Collorédo gardait le château de Weissenfels, et Wallenstein lui-même demeura, avec le reste des troupes, non loin de Mersebourg, [p. 357] entre le canal et la Saale, avec l'intention de se porter de là sur Leipzig et de séparer les Saxons de l'armée suédoise.

Mais, à peine Gustave-Adolphe eut-il appris le départ de Pappenheim, qu'il abandonna subitement son camp près de Naumbourg et courut attaquer, avec toutes ses forces, l'ennemi réduit à la moitié des siennes. Il s'avança d'une marche rapide sur Weissenfels, d'où le bruit de son arrivée parvint promptement jusqu'aux Impériaux et jeta le duc de Friedland dans un extrême étonnement. Mais il fallait prendre une prompte résolution, et le duc eut bientôt arrêté ses mesures. Quoiqu'il n'eût pas beaucoup plus de douze mille hommes à opposer aux vingt mille de l'ennemi, il pouvait néanmoins espérer de se maintenir jusqu'au retour de Pappenheim, qui devait s'être éloigné tout au plus de cinq milles, jusqu'à la distance de Halle. Des courriers partirent en toute hâte pour le rappeler, et, en même temps, Wallenstein se porta dans la vaste plaine entre le canal et Lützen, où il attendit le roi en ordre de bataille, le séparant, par cette position, de Leipzig et des troupes saxonnes.

Trois coups de canon, que le comte Collorédo tira du château de Weissenfels, annoncèrent la marche du roi, et, à ce signal convenu, les avant-postes de Friedland se rassemblèrent, sous le commandement d'Isolani, général des Croates, pour occuper les villages situés sur la Rippach. Leur faible résistance n'arrêta pas l'ennemi, qui franchit, près du village de Rippach, la rivière du même nom, et prit position au-dessous de Lützen, vis-à-vis de l'armée impériale. Le grand chemin de[p. 358] Weissenfels à Leipzig est coupé, entre Lützen et Markranstædt, par le canal qui s'étend de Zeitz à Mersebourg et qui joint l'Elster avec la Saale. A ce canal s'appuyait l'aile gauche des Impériaux et la droite du roi de Suède, mais de telle façon que la cavalerie des deux armées s'étendait aussi sur l'autre rive. L'aile droite de Wallenstein s'était établie vers le nord, derrière Lützen, et l'aile gauche des Suédois au sud de cette petite ville. Les deux armées faisaient face au grand chemin, qui passait au milieu d'elles et séparait les deux fronts de bataille. Mais la veille du combat, le soir, Wallenstein s'était emparé de ce chemin, au grand désavantage de son adversaire; il avait fait approfondir les fossés qui le bordaient des deux côtés et les avait fait occuper par des mousquetaires, en sorte qu'on ne pouvait hasarder le passage sans difficulté et sans péril. Par derrière s'élevait une batterie de sept grosses pièces, pour soutenir le feu de la mousqueterie des fossés, et, près des moulins à vent, derrière Lützen, on avait braqué quatorze pièces de campagne, sur une hauteur d'où l'on pouvait balayer une grande partie de la plaine. L'infanterie, distribuée seulement en cinq grandes et pesantes brigades, était rangée en bataille derrière la grand'route, à une distance de trois cents pas, et la cavalerie couvrait les flancs. Tous les bagages avaient été envoyés à Leipzig, pour ne pas gêner les mouvements de l'armée, et les chariots de munitions restaient seuls derrière la ligne. Pour dissimuler la faiblesse de l'armée, tous les soldats du train et les valets reçurent l'ordre de monter à cheval et de se joindre à l'aile gauche,[p. 359] mais seulement jusqu'à l'arrivée du corps de Pappenheim. Toutes ces dispositions furent prises pendant l'obscurité de la nuit, et avant l'aube tout était prêt pour recevoir l'ennemi.

Dès ce même soir, Gustave-Adolphe parut dans la plaine opposée et rangea ses troupes pour le combat. L'ordre de bataille fut le même que celui qui lui avait donné la victoire près de Leipzig, l'année précédente. De petits escadrons furent disséminés dans les rangs de l'infanterie, et des pelotons de mousquetaires distribués çà et là parmi la cavalerie. Toute l'armée était sur deux lignes, le canal à droite et derrière, la grand'route devant, et la ville de Lützen à gauche. Au centre était placée l'infanterie, sous les ordres du comte de Brahé, la cavalerie sur les ailes et l'artillerie devant le front de bataille. Un héros allemand, le duc Bernard de Weimar, commandait la cavalerie allemande de l'aile gauche, et, à la droite, le roi lui-même conduisait ses Suédois, afin d'enflammer pour une noble lutte la rivalité des deux peuples. La seconde ligne était disposée de la même manière, et derrière était posté un corps de réserve, sous le commandement de l'Écossais Henderson.

Ainsi préparé, on attendait la sanglante aurore pour commencer un combat que rendaient remarquable et terrible son long retard plus que l'importance des suites possibles, le choix plus que le nombre des troupes. La vive attente de l'Europe, qu'on avait trompée au camp devant Nuremberg, allait être satisfaite dans les plaines de Lützen. Jamais, dans tout le cours de cette guerre, deux généraux pareils, si égaux par l'autorité, la renommée[p. 360] et le talent, n'avaient mesuré leurs forces en une bataille rangée; jamais encore un aussi grand défi n'avait fait pâlir l'audace; jamais un prix aussi important n'avait enflammé l'espérance. Le lendemain allait faire connaître à l'Europe son premier capitaine et donner un vainqueur à celui qui jamais n'avait été vaincu. Sur le Lech et près de Leipzig, était-ce le génie de Gustave-Adolphe ou l'impéritie de son adversaire qui avait décidé l'issue de la bataille? Le lendemain devait mettre la chose hors de doute. Il fallait que, le lendemain, le mérite de Friedland justifiât le choix de l'empereur et que la grandeur de l'homme balançât la grandeur du prix qu'il avait coûté. Chaque soldat de ces deux armées s'associait avec jalousie à la gloire de son chef; sous chaque armure s'agitaient les mêmes sentiments qui enflammaient les cœurs des généraux. La victoire était douteuse, mais certains le travail et le sang que le triomphe coûterait au vainqueur comme au vaincu. On connaissait parfaitement l'ennemi qu'on avait devant soi, et l'inquiétude, que l'on combattait en vain, témoignait glorieusement de sa force.

Enfin paraît le terrible matin; mais un brouillard impénétrable, qui s'étend sur tout le champ de bataille, suspend l'attaque jusqu'à midi. A genoux devant le front de bataille, le roi fait sa prière; toute l'armée, qui s'est jetée à genoux comme lui, entonne en même temps un touchant cantique, et la musique militaire accompagne le chant. Ensuite le roi monte à cheval, et, vêtu seulement d'un pourpoint de cuir et d'un habit de drap (une ancienne blessure ne lui permettait plus de porter[p. 361] la cuirasse), il parcourt les rangs pour enflammer le courage des troupes et leur inspirer une joyeuse confiance, que dément son propre cœur, plein de tristes pressentiments. «Dieu avec nous!» était le mot des Suédois; «Jésus Marie!» celui des Impériaux. Vers onze heures, le brouillard commence à se dissiper, et l'on découvre l'ennemi. En même temps, on voit en flammes la ville de Lützen, que le duc a fait incendier, pour n'être pas débordé de ce côté. Le signal retentit; la cavalerie s'élance contre l'ennemi, et l'infanterie marche vers les fossés.

Reçus par le feu terrible des mousquets et de la grosse artillerie placée derrière, ces braves bataillons poursuivent leur attaque avec un courage intrépide; les mousquetaires ennemis abandonnent leur poste, les fossés sont franchis, la batterie même est emportée et tournée aussitôt contre l'ennemi. Les Suédois avancent avec une force irrésistible; la première des cinq brigades de Friedland est terrassée; aussitôt après, la seconde; et déjà la troisième commence à tourner le dos: mais, à ce moment, le duc, avec une rapide présence d'esprit, s'oppose aux progrès de l'attaque. Il est là, aussi prompt que l'éclair, pour réparer le désordre de son infanterie, et sa parole puissante arrête les fuyards. Soutenues par trois régiments de cavalerie, les brigades déjà battues font de nouveau face à l'ennemi, et pénètrent avec vigueur dans ses rangs rompus. Une lutte meurtrière s'engage; l'ennemi est si près qu'on n'a point de place pour se servir des armes à feu, et la rage de l'attaque ne laisse pas le temps de les charger. On combat homme [p. 362] contre homme; le fusil, inutile, fait place à l'épée et à la pique, et l'art à la fureur. Les Suédois, fatigués, accablés par le nombre, reculent enfin au delà des fossés, et la batterie, déjà emportée, est perdue par cette retraite. Déjà mille cadavres mutilés couvrent la plaine, et l'on n'a pas encore gagné un pouce de terrain.

Cependant, l'aile droite des Suédois, commandée par le roi lui-même, avait attaqué l'ennemi. Dès le premier choc de leur pesante masse, les cuirassiers finlandais dispersèrent les légers escadrons polonais et croates qui étaient contigus à cette aile, et dont la déroute communiqua la peur et le désordre au reste de la cavalerie. Dans cet instant, on annonce au roi que son infanterie est repoussée au delà des fossés et que son aile gauche, horriblement inquiétée par l'artillerie ennemie postée près des moulins à vent, commence également à plier. Avec une prompte résolution, il charge le général Horn de poursuivre l'aile gauche des Impériaux, déjà battue, et il s'élance lui-même à la tête du régiment de Stenbock, pour réparer le désordre de sa propre aile gauche. Son noble coursier le porte, avec la rapidité de la flèche, par delà les fossés; mais le passage est plus difficile pour les escadrons qui le suivent, et un petit nombre de cavaliers, parmi lesquels on nomme François-Albert, duc de Saxe-Lauenbourg, sont seuls assez lestes pour demeurer à ses côtés. Il pousse droit à la place où son infanterie est le plus dangereusement pressée, et, tandis qu'il jette ses regards autour de lui, pour découvrir dans l'armée impériale un endroit faible sur lequel il puisse diriger l'attaque, sa vue courte le conduit [p. 363] trop près de l'ennemi. Un caporal impérial observe que chacun lui fait place respectueusement sur son passage, et il commande sur-le-champ à un mousquetaire de le coucher en joue. «Tire sur celui-là, s'écrie-t-il, ce doit être un homme important.» Le soldat tire: le roi a le bras gauche fracassé. Dans ce moment, ses escadrons arrivent au galop, et un cri confus: «Le roi saigne, le roi a reçu un coup de feu!» répand parmi les arrivants l'horreur et l'épouvante. «Ce n'est rien, suivez-moi,» s'écrie le roi, en rassemblant toutes ses forces; mais, vaincu par la douleur et près de s'évanouir, il prie en français le duc de Lauenbourg de le tirer sans éclat de la presse. Tandis que le duc, prenant un long détour, pour dérober à l'infanterie découragée ce spectacle accablant, se dirige avec le roi vers l'aile droite, le blessé reçoit dans le dos un second coup qui lui enlève le reste de ses forces. «J'en ai assez, frère, dit-il d'une voix mourante; cherche seulement à sauver ta vie.» En même temps, il tomba de cheval, et, percé encore de plusieurs coups, abandonné de toute son escorte, il expira entre les mains rapaces des Croates. Bientôt son cheval, baigné de sang, fuyant sans cavalier, découvrit à la cavalerie suédoise la chute du roi; et, furieuse, elle s'élance pour arracher à l'avidité de l'ennemi cette proie sacrée. Autour du cadavre s'allume un combat meurtrier, et le corps défiguré est enseveli sous un monceau de morts.

L'affreuse nouvelle parcourt en peu de temps toute l'armée suédoise; mais, au lieu d'anéantir le courage de ces bandes valeureuses, elle les enflamme au contraire d'une ardeur nouvelle, farouche, [p. 364] dévorante. La vie n'a plus de prix, depuis que la vie la plus sacrée est perdue, et la mort n'a plus de terreurs pour l'homme obscur, depuis qu'elle a frappé la tête couronnée. Avec la rage des lions, les régiments uplandais, smalandais, finnois, d'Ostgothie et de Westgothie, se précipitent, pour la seconde fois, sur l'aile gauche des ennemis, qui n'oppose plus au général Horn qu'une faible résistance et qui maintenant est mise en pleine déroute. En même temps, l'armée, orpheline de son roi, trouve dans le duc Bernard de Weimar un général digne d'elle, et le génie de Gustave-Adolphe conduit encore ses escadrons victorieux. L'aile gauche a bientôt reformé ses rangs et attaque vigoureusement la droite des Impériaux. L'artillerie des moulins, qui a vomi sur les Suédois un feu si meurtrier, tombe en son pouvoir, et ces tonnerres sont maintenant dirigés contre les ennemis. De son côté, le centre de l'infanterie suédoise, sous la conduite de Bernard et de Kniphausen, marche de nouveau sur les fossés, qu'elle franchit heureusement, et, pour la seconde fois, s'empare de la batterie de sept canons. Alors l'attaque recommence avec un redoublement de fureur contre les pesants bataillons du centre de l'ennemi; leur résistance faiblit de plus en plus, et le hasard même conspire avec la valeur suédoise pour achever leur défaite. Le feu prend aux caissons de poudre de l'armée impériale, et l'on voit voler dans l'air, avec un fracas horrible, les bombes et les grenades entassées. L'ennemi épouvanté se croit attaqué par derrière, tandis que les brigades suédoises le pressent par devant. Le courage l'abandonne. Il voit son aile gauche battue,[p. 365] son aile droite sur le point de succomber, son artillerie dans les mains des Suédois. La bataille approche du terme décisif; le sort de la journée ne dépend plus que d'un instant: soudain Pappenheim paraît sur le champ du combat avec ses cuirassiers et ses dragons; tous les avantages remportés sont perdus, et une bataille toute nouvelle commence.

L'ordre qui rappelait ce général à Lützen l'avait atteint à Halle, au moment où ses troupes achevaient de piller cette ville. Il était impossible de rassembler l'infanterie dispersée, avec la célérité que demandaient cet ordre pressant et l'impatience de Pappenheim. Sans attendre ses fantassins, il fit monter à cheval huit régiments de cavalerie, et, à leur tête, il courut sur Lützen à bride abattue pour prendre part à la fête de la bataille. Il arriva juste à temps pour voir de ses yeux la fuite de l'aile gauche, que Gustave Horn mettait en déroute, et pour s'y trouver lui-même d'abord enveloppé. Mais, avec une soudaine présence d'esprit, il rallie les fuyards et les ramène à l'ennemi. Emporté par son bouillant courage et plein d'impatience d'en venir aux mains avec le roi lui-même, qu'il suppose à la tête de cette aile, il se jette avec fureur sur les escadrons suédois, qui, fatigués par la victoire et trop faibles en nombre, succombent sous ce flot d'ennemis, après la plus courageuse résistance. L'apparition de Pappenheim, qu'on n'osait plus espérer, ranime aussi le courage expirant de l'infanterie impériale, et le duc de Friedland saisit promptement l'instant favorable pour former de nouveau sa ligne. Les bataillons suédois, en masses serrées, sont rejetés au delà des fossés, après une lutte meurtrière, et[p. 366] les canons, deux fois perdus, sont arrachés de leurs mains une seconde fois. Le régiment jaune, comme le plus brave de tous ceux qui donnèrent dans cette sanglante journée des preuves de leur courage héroïque, était couché par terre tout entier, et couvrait encore le champ de bataille dans le bel ordre qu'il avait maintenu jusqu'au dernier soupir avec un si ferme courage. Le même sort frappa un régiment bleu, que le comte Piccolomini, avec la cavalerie impériale, terrassa après le combat le plus acharné. Cet excellent général renouvela sept fois son attaque; il eut sept chevaux tués sous lui: il fut percé de six balles de mousquet. Cependant, il ne quitta pas le champ de bataille avant que la retraite de toute l'armée l'entraînât. On vit Wallenstein lui-même, au milieu de la pluie des balles ennemies, parcourir avec sang-froid ses divisions, secourant ceux qui étaient en péril, adressant des éloges au brave, punissant le lâche d'un regard foudroyant. Autour de lui, à ses côtés, ses soldats tombent sans vie; son manteau est criblé de balles. Mais les dieux vengeurs protégent aujourd'hui sa poitrine, pour laquelle est déjà aiguisé un autre fer. Ce n'était pas sur la couche où Gustave expirait que Wallenstein devait exhaler son âme souillée par le crime.

Pappenheim ne fut pas aussi heureux. Pappenheim, l'Ajax de l'armée, le plus redoutable soldat de l'Autriche et de l'Église. L'ardent souhait de rencontrer le roi lui-même dans la bataille entraîna le furieux au milieu de la plus sanglante mêlée, où il se croyait le plus sûr de ne pas manquer son noble ennemi. Gustave aussi avait nourri le brûlant désir de voir face à face cet adversaire estimé; mais[p. 367] leur ardeur hostile ne fut point assouvie, et la mort seule réunit les héros réconciliés. Deux balles de mousquet traversèrent la poitrine cicatrisée de Pappenheim; il fallut que les siens l'entraînassent de force hors de la mêlée. Tandis qu'on était occupé à le porter derrière la ligne de bataille, un bruit confus parvint jusqu'à ses oreilles que celui qu'il cherchait gisait sans vie sur le champ de carnage. Lorsqu'on lui confirma la vérité de cette nouvelle, son visage s'éclaircit, et la dernière flamme brilla dans ses yeux. «Eh bien, s'écria-t-il, que l'on annonce au duc de Friedland que je suis blessé sans espérance de vie, mais que je meurs content, puisque je sais que l'implacable ennemi de ma religion est tombé le même jour que moi.»

Avec Pappenheim, le bonheur des Impériaux disparut du champ de bataille. A peine la cavalerie de l'aile gauche, déjà battue une fois et ralliée par lui seul, fut-elle privée de son chef victorieux, qu'elle ne fit plus aucune résistance et, avec un lâche désespoir, chercha son salut dans la fuite. La même épouvante saisit aussi l'aile droite, à l'exception d'un petit nombre de régiments, que la bravoure de leurs chefs, Gœtz, Terzky, Collorédo et Piccolomini, força de tenir ferme. L'infanterie suédoise met à profit, avec une prompte résolution, le trouble de l'ennemi. Pour combler les vides que la mort a faits dans le premier corps de bataille, les deux lignes se réunissent en une seule, qui hasarde l'attaque dernière et décisive. Pour la troisième fois, elle franchit les fossés, et, pour la troisième fois, les canons braqués sur le revers tombent en son pouvoir. Le soleil va disparaître, à l'instant même où les deux[p. 368] armées en viennent aux mains. Le combat, près de sa fin, se rallume avec plus de violence. La dernière force lutte contre la force dernière; l'adresse et la fureur déploient leurs moyens extrêmes pour réparer, dans cet instant précieux et décisif, toute une journée perdue. Vainement le désespoir élève chaque armée au-dessus d'elle-même: aucune ne peut vaincre, aucune ne peut céder, et la tactique n'épuise d'un côté ses progrès que pour développer de l'autre de nouveaux coups de maître que l'on n'a jamais appris, jamais mis en pratique. Enfin le brouillard et la nuit mettent au combat un terme que la fureur lui refuse, et l'attaque cesse, parce qu'on ne trouve plus son ennemi. Les deux armées, par un accord tacite, se séparent; les joyeuses trompettes retentissent, et l'une et l'autre, se déclarant invaincue, disparaît de la plaine.

Les chevaux s'étant dispersés, l'artillerie des deux partis passa la nuit, abandonnée, sur le champ de bataille: c'était à la fois le prix et le gage de la victoire pour celui qui se rendrait maître du terrain. Mais, dans la précipitation avec laquelle il prit congé de Leipzig et de la Saxe, le duc de Friedland oublia de retirer la sienne du lieu du combat. Assez peu de temps après la fin de l'action, l'infanterie de Pappenheim, forte de six régiments, qui n'avait pu suivre assez vite la course de son général, parut sur le théâtre de l'action; mais la besogne était achevée. Quelques heures plus tôt, ce renfort considérable aurait vraisemblablement décidé l'affaire à l'avantage de l'empereur, et même alors, en s'emparant du champ de bataille, il eût pu sauver l'artillerie du duc et prendre celle des Suédois;[p. 369] mais ce corps n'avait point d'ordres pour déterminer sa conduite, et, trop incertain sur l'issue de la bataille, il prit le chemin de Leipzig, où il espérait trouver le gros de l'armée.

Le duc de Friedland avait dirigé sa retraite de ce côté, et, le lendemain matin, les restes dispersés de ses troupes le suivirent sans artillerie, sans drapeaux et presque sans armes. Il paraît que le duc Bernard fit reposer l'armée suédoise des fatigues de cette sanglante journée, entre Lützen et Weissenfels, assez près du champ de bataille pour empêcher promptement toute tentative que pourrait faire l'ennemi pour s'en emparer. Plus de neuf mille hommes des deux armées étaient restés sur la place; le nombre des blessés fut beaucoup plus considérable encore; et surtout, parmi les Impériaux, à peine se trouva-t-il un seul homme qui revînt sain et sauf du combat. Toute la plaine, depuis Lützen jusqu'au canal, était jonchée de blessés, de mourants et de morts. Des deux côtés, beaucoup de personnages de la première noblesse avaient succombé; l'abbé de Fulde lui-même, qui s'était mêlé, comme spectateur, à la bataille, paya de sa vie sa curiosité et son zèle religieux intempestif. L'histoire ne parle pas de prisonniers: nouvelle preuve de la fureur des deux partis, qui n'accordaient ou ne demandaient aucun quartier.

Dès le lendemain, Pappenheim mourut de ses blessures à Leipzig: perte irréparable pour l'armée impériale, que cet excellent soldat avait si souvent conduite à la victoire. La bataille de Prague, où il assistait, ainsi que Wallenstein, comme colonel, ouvrit sa carrière de gloire. Dangereusement blessé,[p. 370] il écrasa, avec peu de monde, par l'impétuosité de son courage, un régiment ennemi, et resta couché bien des heures sur le champ de bataille, confondu avec les morts et pressé par le poids de son cheval jusqu'à ce qu'il fut découvert par les siens, venus pour le pillage. Avec un petit nombre de troupes, il vainquit dans trois batailles les rebelles de la haute Autriche, au nombre de quarante mille. Dans la journée de Leipzig, il retarda longtemps par sa bravoure la défaite de Tilly, et il fit triompher les armes de l'empereur sur l'Elbe et le Wéser. L'ardeur effrénée de son courage, que n'effrayait pas le danger le plus évident, et que l'impossible pouvait à peine dompter, faisait de lui le bras le plus terrible du général, mais le rendait impropre à commander en chef une armée; s'il faut en croire l'assertion de Tilly, la bataille de Leipzig fut perdue par sa fougue impétueuse. Lui aussi baigna ses mains dans le sang, au sac de Magdebourg. Son esprit, que les études précoces de sa jeunesse et de nombreux voyages avaient développé de la manière la plus brillante, était devenu farouche au milieu des armes. On remarquait sur son front deux traces rouges, en forme d'épée, dont la nature l'avait marqué dès sa naissance. Dans un âge avancé, ces traces paraissaient encore, toutes les fois qu'une passion mettait son sang en mouvement, et la superstition se persuada aisément que la vocation future de l'homme avait déjà été empreinte sur le front de l'enfant. Un pareil serviteur avait les droits les plus fondés à la reconnaissance des deux lignes de la maison d'Autriche, mais il ne vécut pas assez pour en recevoir la plus éclatante marque. Le courrier[p. 371] qui lui apportait de Madrid la Toison d'or était en chemin, quand la mort l'enleva à Leipzig.

Quoique l'on chantât le Te Deum dans toutes les provinces d'Autriche et d'Espagne pour la victoire qu'on avait remportée, Wallenstein lui-même confessa ouvertement et hautement sa défaite par la précipitation avec laquelle il évacua Leipzig et bientôt après toute la Saxe, et renonça à ses quartiers d'hiver dans ce pays. A la vérité, il fit encore une faible tentative pour dérober, comme au vol, l'honneur de la victoire, et envoya le lendemain ses Croates voltiger autour du champ de bataille; mais la vue de l'armée suédoise, qui était là en ordre de bataille, dissipa en un moment ces troupes légères, et le duc Bernard, en occupant le théâtre de l'action et bientôt après la ville de Leipzig, prit possession incontestable de tous les droits du vainqueur.

Victoire chèrement achetée! lugubre triomphe! Ce n'est qu'à ce moment, quand la fureur du combat est refroidie, qu'on sent toute la grandeur de la perte qu'on a faite, et les cris de joie des vainqueurs expirent dans un muet et sombre désespoir. Lui, qui les avait menés à la bataille, il n'est pas revenu avec eux. Il est là, enseveli au milieu de sa victoire, confondu dans la foule des morts vulgaires. Après une recherche longtemps inutile, on découvre enfin le cadavre royal, non loin de la grande pierre, déjà remarquée, un siècle auparavant, entre le canal et Lützen, mais qui, depuis la mémorable catastrophe de ce jour, s'appelle la pierre suédoise. Défiguré par le sang et les blessures, jusqu'à être méconnaissable, foulé par les pieds des chevaux, dépouillé de ses ornements et de ses habits par la main des[p. 372] pillards, il est tiré d'un monceau de morts, porté à Weissenfels, et, là, livré aux gémissements de ses troupes, aux derniers embrassements de son épouse. La vengeance avait réclamé le premier tribut, et le sang avait dû couler comme sacrifice expiatoire pour le monarque: maintenant, l'amour entre dans ses droits, et de tendres pleurs coulent pour l'homme. La douleur générale absorbe toutes les souffrances particulières. Encore étourdis du coup qui les accable, les généraux, dans une morne stupeur, entourent son cercueil, et aucun d'eux n'ose mesurer toute l'étendue de cette perte.

L'historien Khevenhiller nous rapporte qu'à la vue du pourpoint sanglant, qu'on avait enlevé au roi dans la bataille et envoyé à Vienne, l'empereur montra une émotion bienséante, qui vraisemblablement partait du cœur. «J'aurais volontiers souhaité, s'écria-t-il, une plus longue vie à cet infortuné et un heureux retour dans son royaume, pourvu que la paix eût régné en Allemagne!» Mais, lorsqu'un écrivain catholique, plus moderne, d'un mérite reconnu, trouve digne des plus grands éloges ce témoignage d'un reste d'humanité, que la seule bienséance réclame, que le simple amour-propre arrache même au cœur le plus insensible, et dont le contraire ne peut devenir possible que dans l'âme la plus barbare; lorsqu'il met cette conduite en parallèle avec la grandeur d'âme d'Alexandre envers la mémoire de Darius, il éveille chez nous une bien faible confiance dans les autres mérites de son héros, ou, ce qui serait pire encore, dans l'idéal qu'il se fait lui-même de la dignité morale. Mais l'éloge, le simple regret qu'on prête à Ferdinand, est déjà[p. 373] beaucoup dans la bouche de celui qu'on se trouve forcé de défendre contre le soupçon de régicide!

On ne pouvait guère s'attendre à ce que le vif penchant des hommes pour l'extraordinaire laissât au cours commun de la nature la gloire d'avoir mis fin à l'importante existence d'un Gustave-Adolphe. La mort de ce redoutable adversaire était pour l'empereur un événement trop considérable pour ne pas éveiller dans un parti hostile la pensée qui se présentait si facilement, que ce qui lui profitait avait été suscité par lui. Mais, pour l'exécution de ce noir attentat, l'empereur avait besoin d'un bras étranger, et l'on croyait aussi l'avoir trouvé dans la personne de François-Albert, duc de Saxe-Lauenbourg. Son rang lui permettait un accès libre et non suspect auprès du monarque, et ce même rang honorable servait à le mettre au-dessus du soupçon d'une action infâme. Il resterait donc simplement à prouver que ce prince était capable d'une pareille abomination et qu'il avait des motifs suffisants pour l'exécuter en effet.

François-Albert, le plus jeune des quatre fils de François II, duc de Lauenbourg, et, par sa mère, parent de la famille royale des Wasa, avait trouvé, dans ses jeunes années, un accueil amical à la cour suédoise. Une malhonnêteté qu'il se permit dans l'appartement de la reine-mère envers Gustave-Adolphe fut, dit-on, punie par cet ardent jeune homme d'un soufflet, qui, regretté, il est vrai, dans l'instant même, et expié par la plus complète satisfaction, déposa dans l'âme vindicative du duc le germe d'une implacable inimitié. François-Albert passa dans la suite au service impérial, où il eut un[p. 374] régiment à commander, forma la plus étroite liaison avec le duc de Friedland, et se laissa employer pour une négociation secrète avec la cour de Saxe, qui faisait peu d'honneur à son rang. Sans pouvoir expliquer sa conduite par un motif solide, il abandonne à l'improviste les drapeaux de l'Autriche et paraît à Nuremberg, dans le camp du roi, pour lui offrir ses services comme volontaire. Par son zèle pour la cause protestante, par des manières prévenantes et flatteuses, il gagne le cœur de Gustave, qui, malgré les avis d'Oxenstiern, prodigue sa faveur et son amitié à ce nouveau venu suspect. Bientôt après se livre la bataille de Lützen, dans laquelle François-Albert demeure sans cesse aux côtés du roi comme un mauvais génie, et ne le quitte qu'après qu'il est tombé. Au milieu des balles ennemies, il reste sain et sauf, parce qu'il porte autour du corps une écharpe verte, couleur des Impériaux. Il est le premier qui annonce au duc de Friedland, son ami, la mort du roi. Aussitôt après cette bataille, il passa du service suédois à celui de Saxe, et, au moment du meurtre de Wallenstein, arrêté comme complice de ce général, il n'échappe au glaive du bourreau qu'en abjurant sa croyance. Enfin il paraît de nouveau, comme chef d'une armée impériale, en Silésie et meurt de ses blessures devant Schweidnitz. Il faut réellement se faire quelque violence pour défendre l'innocence d'un homme qui a parcouru une pareille carrière; mais, si clairement que ressorte des raisons alléguées la possibilité physique et morale d'un si abominable attentat, ces raisons cependant, on le voit au premier coup d'œil, ne permettent pas de conclure,[p. 375] d'une manière légitime, que le crime ait été réellement commis. On sait que Gustave-Adolphe s'exposait au danger comme le dernier soldat de son armée, et, où des milliers d'hommes périssaient, il pouvait aussi trouver sa fin. Comment l'a-t-il trouvée? C'est ce qui reste enseveli dans une impénétrable obscurité; mais ici, plus que partout ailleurs, doit prévaloir cette maxime que, là où le cours naturel des choses suffit à expliquer l'événement, il ne faut pas dégrader par une inculpation morale la dignité de la nature humaine.

Mais, sous quelque main que Gustave-Adolphe soit tombé, cet événement extraordinaire doit nous apparaître comme une dispensation de la grande Nature. L'histoire, si souvent bornée à la tâche ingrate de développer le jeu uniforme des passions humaines, se voit de temps en temps dédommagée par un de ces événements inattendus, qui, comme un coup hardi sortant de la nue, tombent soudain sur les rouages, les mouvements calculés, des entreprises humaines, et font remonter les esprits méditatifs à un ordre de choses supérieur. C'est ainsi que nous saisit la soudaine disparition de Gustave-Adolphe de la scène du monde, laquelle arrête subitement tout le jeu de la machine politique et rend vains tous les calculs de la sagesse humaine. Hier encore, l'esprit vivifiant, le grand et unique moteur de sa création; aujourd'hui, arrêté dans son vol d'aigle, impitoyablement précipité, arraché à un monde de projets, violemment rappelé du champ où mûrissait son espérance, il laisse derrière lui sans consolation son parti orphelin, et l'orgueilleux édifice de sa fragile grandeur[p. 376] tombe en ruines. Le monde protestant se détache avec peine de l'espoir qu'il fondait sur ce chef invincible, et craint d'ensevelir avec lui tout son bonheur passé. Mais ce n'était plus le bienfaiteur de l'Allemagne qui tombait à Lützen. Gustave-Adolphe avait terminé la bienfaisante moitié de sa carrière, et le plus grand service qu'il pût rendre encore à la liberté de l'Empire allemand... c'était de mourir. La puissance d'un seul, qui absorbait tout, se brise, et plusieurs essayent leurs forces; l'appui équivoque d'un protecteur trop puissant fait place à la défense personnelle, plus glorieuse, des membres de l'Empire; et, naguère simples instruments de sa grandeur à lui, ils commencent aujourd'hui seulement à travailler pour eux-mêmes. Ils vont chercher maintenant dans leur propre courage les moyens de salut, qu'on ne reçoit pas sans danger de la main du plus fort, et la puissance suédoise, hors d'état désormais de devenir oppressive, rentre dans les modestes limites d'une simple alliée.

L'ambition du monarque suédois aspirait incontestablement en Allemagne à une autorité incompatible avec la liberté des états et à une possession fixe dans le centre de l'Empire. Son but était le trône impérial, et cette dignité, soutenue de sa puissance, et qu'il eût fait valoir avec sa rare activité, donnait lieu, dans sa main à lui, à un bien plus grand abus que celui qu'on avait à craindre de la maison d'Autriche. Né sur un sol étranger, élevé dans les maximes du pouvoir absolu, et, par son pieux fanatisme, ennemi déclaré des catholiques, il n'était guère propre à garder le trésor[p. 377] sacré de la constitution allemande et à respecter la liberté des membres de l'Empire. L'hommage choquant que la ville impériale d'Augsbourg fut amenée à rendre, ainsi que plusieurs autres cités, à la couronne suédoise, annonçait moins le protecteur de l'Empire que le conquérant; or cette ville, plus fière du titre de ville royale que de la prérogative plus glorieuse de sa liberté impériale, se flattait déjà de devenir la capitale du nouvel empire de Gustave-Adolphe. Ses vues, mal dissimulées, sur l'archevêché de Mayence, qu'il destina d'abord à l'électeur de Brandebourg, comme dot de sa fille Christine, et ensuite à Oxenstiern, son chancelier et son ami, faisaient paraître clairement tout ce qu'il était capable de se permettre contre la constitution de l'Empire. Les princes protestants, ses alliés, avaient à sa reconnaissance des prétentions qui ne pouvaient être satisfaites qu'aux dépens de leurs co-états et surtout des bénéfices ecclésiastiques immédiats; et peut-être, à la manière de ces hordes barbares qui envahirent l'ancien empire romain, avait-il déjà formé le dessein de partager, comme une proie commune, les provinces conquises, entre ses compagnons d'armes allemands et suédois. Dans sa conduite envers le comte palatin Frédéric, il démentit tout à fait la générosité du héros et le caractère sacré de protecteur. Le Palatinat était dans ses mains, et les devoirs de la justice aussi bien que de l'honneur l'obligeaient de rendre, entière et intacte, à son maître légitime, cette province arrachée aux Espagnols; mais, par une subtilité indigne d'un grand homme et du titre vénérable de défenseur des opprimés, il sut[p. 378] éluder cette obligation. Il considérait le Palatinat comme une conquête, qui avait passé des mains de l'ennemi dans les siennes, et de là, à ses yeux, découlait pour lui le droit d'en disposer à son gré. Ce fut donc par grâce, et non par le sentiment du devoir, qu'il le céda au comte palatin, et seulement comme un fief de la couronne suédoise, à des conditions qui lui ôtaient la moitié de sa valeur, et qui abaissaient ce prince à n'être qu'un méprisable vassal de la Suède. Une de ces conditions, qui prescrit au comte palatin «de contribuer, après la fin de la guerre, à entretenir une partie de l'armée suédoise, à l'exemple des autres princes,» nous fait entrevoir assez clairement le sort qui attendait l'Allemagne, si le bonheur du roi avait duré. Son brusque départ de ce monde assura à l'Empire allemand la liberté, et à lui-même sa plus belle gloire, si même il ne lui sauva pas la mortification de voir ses propres alliés armés contre lui, et de perdre dans une paix désavantageuse tous les fruits de ses victoires. Déjà la Saxe penchait à se détacher de son parti; le Danemark observait sa grandeur avec inquiétude et jalousie; et la France même, son allié le plus important, alarmée par le formidable accroissement de sa puissance et le ton plus fier qu'il prenait, cherchait, dès le temps où il passait le Lech, des alliances étrangères, pour arrêter la marche victorieuse du Goth et rétablir en Europe l'équilibre des forces.

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LIVRE QUATRIÈME

Le faible lien de concorde par lequel Gustave-Adolphe tenait unis à grand'peine les membres protestants de l'Empire se rompit à sa mort: chacun des alliés recouvrait sa première liberté, ou bien il fallait qu'ils s'associassent par une alliance nouvelle. En prenant le premier parti, ils perdaient tous les avantages qu'ils avaient conquis au prix de tant de sang et s'exposaient au danger inévitable de devenir la proie d'un ennemi qu'ils n'avaient pu égaler et vaincre que par leur union. Ni la Suède, ni aucun membre de l'Empire ne pouvait isolément tenir tête à la Ligue et à l'empereur, et, dans une paix qu'on eût négociée au milieu de pareilles circonstances, on aurait été forcé de recevoir des lois de l'ennemi. L'union était donc la condition nécessaire, aussi bien pour faire la paix que pour continuer la guerre. Mais une paix recherchée dans la situation présente ne pouvait guère être conclue qu'au préjudice des puissances alliées. A la mort de Gustave-Adolphe, l'ennemi conçut de nouvelles espérances, et, si fâcheuse que pût être sa position après la bataille de Lützen, cette mort de son plus dangereux adversaire était un événement trop nuisible aux alliés et trop favorable à l'empereur pour ne pas lui ouvrir la plus[p. 380] brillante perspective et l'inviter à poursuivre la guerre. La division des alliés devait être, du moins pour le moment, la suite inévitable de cette mort: et combien l'empereur, combien la Ligue ne gagnaient-ils pas à cette division des ennemis! Ferdinand ne pouvait donc sacrifier d'aussi grands avantages que ceux que lui promettait le tour actuel des choses, pour une paix dont il n'aurait pas le principal bénéfice, et une paix semblable, les alliés ne pouvaient souhaiter de la conclure. Par conséquent, la détermination la plus naturelle était la continuation de la guerre, de même que l'union était jugée le moyen le plus indispensable pour la soutenir.

Mais comment renouveler cette union, et où puiser des forces pour continuer la guerre? Ce n'était pas la puissance du royaume de Suède, c'était uniquement le génie et l'autorité personnelle qui avaient obtenu au feu roi une influence prépondérante en Allemagne et un si grand empire sur les esprits; et lui-même n'avait réussi qu'après des difficultés infinies à établir entre les états un faible et douteux lien de concorde. Avec lui disparut tout ce qui n'était devenu possible que par lui, par ses qualités personnelles, et les obligations des membres de l'Empire cessèrent en même temps que les espérances sur lesquelles elles avaient été fondées. Plusieurs d'entre eux secouent avec impatience le joug qu'ils ne portaient pas sans répugnance; d'autres se hâtent de saisir eux-mêmes le gouvernail, qu'ils avaient vu avec assez de déplaisir dans les mains de Gustave, mais qu'ils n'avaient pas eu la force de lui disputer pendant sa vie.[p. 381] D'autres encore sont tentés, par les séduisantes promesses de l'empereur, d'abandonner l'alliance générale; d'autres, enfin, accablés par les calamités d'une guerre de quatorze ans, appellent de leurs vœux pusillanimes une paix même désavantageuse. Les généraux des armées, qui sont en partie des princes allemands, ne reconnaissent aucun chef commun, et nul ne veut s'abaisser à recevoir les ordres d'un autre. La concorde disparaît du cabinet comme des camps, et, par cet esprit de division, la chose publique est sur le penchant de sa ruine.

Gustave n'avait point laissé de successeur mâle au royaume de Suède; sa fille Christine, âgée de six ans, était l'héritière naturelle de son trône. Les inconvénients inséparables d'une régence ne s'accordaient guère avec la vigueur et la résolution que devait montrer la Suède dans ce moment critique. Le génie supérieur de Gustave-Adolphe avait assigné, parmi les puissances de l'Europe, à cet État faible et obscur, une place qu'il pouvait difficilement conserver sans la fortune et le génie de celui qui la lui avait faite, et d'où cependant il ne pouvait plus descendre sans que sa chute devînt le plus honteux aveu d'impuissance. Quoique la guerre allemande eût été principalement soutenue avec les forces de l'Allemagne, les faibles secours que la Suède fournissait par ses propres moyens, en hommes et en argent, étaient pourtant déjà un lourd fardeau pour ce royaume dénué de ressources, et le paysan succombait sous les charges qu'on était forcé d'accumuler sur lui. Le butin fait en Allemagne enrichissait seulement quelques nobles et quelques soldats, et la Suède même restait[p. 382] pauvre comme auparavant. A la vérité, la gloire nationale, qui flattait le sujet, l'avait consolé pendant quelque temps de ces vexations, et l'on pouvait considérer les impôts qu'on payait à cette gloire comme un prêt qui, dans l'heureuse main de Gustave-Adolphe, rapportait de magnifiques intérêts et serait remboursé avec usure, par ce monarque reconnaissant, après une glorieuse paix. Mais cette espérance s'évanouit à la mort du roi, et alors le peuple abusé demanda, avec une redoutable unanimité, la diminution de ses charges.

Mais l'esprit de Gustave-Adolphe reposait encore sur les hommes auxquels il avait confié l'administration du royaume. Si terrible que fût leur surprise à la nouvelle de sa mort, elle ne brisa point leur mâle courage, et l'esprit de l'antique Rome, aux temps de Brennus et d'Annibal, anima cette noble assemblée. Plus était cher le prix auquel on avait acheté les avantages conquis, moins on pouvait se résoudre à y renoncer volontairement. On ne veut pas avoir sacrifié un roi inutilement. Le sénat suédois, forcé de choisir entre les souffrances d'une guerre incertaine et ruineuse et une paix utile, mais déshonorante, prit courageusement le parti du danger et de l'honneur, et l'on voit avec un agréable étonnement ce vénérable conseil se lever avec toute la vigueur de la jeunesse. Environné, au dedans et au dehors, d'ennemis vigilants, et assiégé de périls à toutes les frontières du royaume, il s'arme contre tous avec autant de sagesse que d'héroïsme et travaille à l'agrandissement du royaume, tandis qu'il peut à grand'peine en maintenir l'existence.

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La mort du roi et la minorité de sa fille Christine éveillèrent de nouveau les anciennes prétentions de la Pologne au trône de Suède, et le roi Ladislas, fils de Sigismond, n'épargna pas les négociations pour se faire un parti dans ce royaume. Par ce motif, les régents ne perdent pas un moment pour proclamer, à Stockholm, l'avénement de la reine, âgée de six ans, et organiser l'administration de la tutelle. Tous les fonctionnaires de l'État sont tenus de prêter serment à la nouvelle souveraine; toute correspondance avec la Pologne est interdite, et les décrets des derniers rois contre les héritiers de Sigismond sont confirmés par un acte solennel. On renouvelle prudemment l'alliance avec le czar de Moscovie, afin de tenir d'autant mieux en bride par les armes de ce prince la Pologne ennemie. La mort de Gustave-Adolphe avait éteint la jalousie du roi de Danemark, et dissipé les inquiétudes qui s'opposaient à la bonne intelligence entre les deux voisins. Les efforts des ennemis pour armer Christian IV contre le royaume suédois ne trouvaient maintenant plus d'accès auprès de lui, et son vif désir de marier son fils Ulrich avec la jeune reine concourait avec les principes d'une meilleure politique, pour lui faire garder la neutralité. En même temps, l'Angleterre, la Hollande et la France viennent au-devant du sénat suédois avec les assurances les plus satisfaisantes de leur amitié et de leur appui durable, et l'exhortent, d'une voix unanime, à poursuivre vivement une guerre conduite avec tant de gloire. Autant on avait eu de raisons en France pour se féliciter de la mort du conquérant suédois, autant on sentait la nécessité d'entretenir l'alliance [p. 384] avec la Suède. On ne pouvait, sans s'exposer soi-même au plus grand péril, laisser déchoir cette puissance en Allemagne. Le défaut de forces propres la contraignait à conclure avec l'Autriche une paix précipitée et désavantageuse, et tous les efforts qu'on avait faits pour affaiblir ce dangereux adversaire étaient perdus; ou bien la nécessité et le désespoir réduisaient les armées suédoises à chercher leurs moyens de subsistance dans les provinces des princes catholiques de l'Empire, et la France devenait coupable de trahison envers ces États qui s'étaient soumis à sa puissante protection. La mort de Gustave-Adolphe, bien loin de rompre les liaisons de la France et de la Suède, les avait au contraire rendues plus nécessaires aux deux États, et beaucoup plus utiles à la France. Alors seulement, après la mort de celui qui avait couvert l'Allemagne de sa main protectrice et assuré ses frontières contre l'ambition française, la France pouvait poursuivre, sans obstacle, ses projets sur l'Alsace et vendre aux protestants d'Allemagne son assistance à plus haut prix.

Fortifiés par ces alliances, garantis au dedans, défendus au dehors par de bonnes garnisons aux frontières et par des flottes, les régents de Suède n'hésitent pas un instant à continuer une guerre dans laquelle leur patrie avait peu à perdre de son bien propre et pouvait, si la fortune couronnait ses armes, gagner quelque province allemande à titre de dédommagement ou de conquête. Tranquille au milieu de ses mers, elle ne risquait pas beaucoup plus si ses armées étaient rejetées hors de l'Allemagne que si elles s'en retiraient volontairement; et la première de ces deux fins était aussi honorable[p. 385] que la seconde était déshonorante. Plus on montrait de courage et plus on inspirait de confiance aux alliés et de respect aux ennemis, plus on pouvait attendre, à la paix, des conditions favorables. Se trouvât-on même trop faible pour les vastes desseins de Gustave, on devait du moins à ce grand modèle de faire les derniers efforts et de ne céder à aucun obstacle qu'à la nécessité. Malheureusement, les ressorts de l'intérêt eurent trop de part à cette glorieuse résolution pour qu'on puisse l'admirer sans réserve. A ceux qui n'avaient rien à souffrir eux-mêmes des calamités de la guerre et qui, au contraire, s'y enrichissaient, il ne coûtait guère de se prononcer pour qu'elle fût continuée; car enfin c'était l'Empire germanique qui seul payait la guerre, et les provinces que l'on comptait s'adjuger n'étaient pas chèrement achetées avec le peu de troupes qu'on y devait employer désormais, avec les généraux qu'on allait mettre à la tête des armées, la plupart allemandes, et avec l'honorable mission de diriger les opérations militaires et les négociations.

Mais cette direction même ne s'accordait pas avec l'éloignement où la régence suédoise se trouvait du théâtre de la guerre et avec la lenteur que rend nécessaire l'administration exercée par une assemblée délibérante. Il fallait remettre à un seul homme, à un vaste esprit, le pouvoir de soigner, au sein même de l'Allemagne, les intérêts de la Suède; de prononcer, selon ses propres lumières, sur la guerre et sur la paix, sur les alliances nécessaires, sur les acquisitions faites. Cet important magistrat devait être revêtu d'une puissance dictatoriale et de toute[p. 386] l'autorité de la couronne qu'il représentait, pour en maintenir la dignité, pour mettre de l'harmonie dans les opérations communes, pour donner du poids à ses ordres et remplacer ainsi à tous égards le monarque auquel il succédait. Cet homme se trouva dans la personne du chancelier Oxenstiern, le premier ministre, et, ce qui veut dire davantage, l'ami du feu roi. Initié à tous les secrets de son maître, familiarisé avec les affaires de l'Allemagne, instruit de toutes les relations politiques de l'Europe, il était, sans contredit, l'instrument le plus propre à poursuivre dans toute son étendue le plan de Gustave-Adolphe.

Oxenstiern venait d'entreprendre un voyage dans la haute Allemagne, pour convoquer les quatre cercles supérieurs, quand la nouvelle de la mort du roi le surprit à Hanau. Ce coup terrible, qui perça le cœur sensible de l'ami, ravit d'abord à l'homme d'État toute la force de sa pensée. Il se voyait enlever le seul bien auquel son âme fût attachée. La Suède n'avait perdu qu'un roi, l'Allemagne qu'un protecteur; Oxenstiern perdait l'auteur de sa fortune, l'ami de son cœur, le créateur de ses vues idéales; mais, frappé plus durement que personne par le malheur commun, il fut le premier qui s'en releva par sa propre force, comme il était aussi le seul homme qui pût le réparer. D'un regard pénétrant il embrassa tous les obstacles qui s'opposaient à l'exécution de ses projets: le découragement des membres de l'Empire, les intrigues des cours ennemies, la division des alliés, la jalousie des chefs, la répugnance des princes de l'Allemagne à subir une direction étrangère. Mais cette même vue profonde[p. 387] de la situation actuelle des choses, qui lui découvrait toute la grandeur du mal, lui montrait aussi le moyen d'en triompher. Il s'agissait de relever le courage abattu des plus faibles États de l'Empire, de déjouer les secrètes machinations des ennemis, de ménager la jalousie des alliés les plus importants, d'exciter les puissances amies, particulièrement la France, à une active coopération; mais, avant tout, de rassembler les débris de l'union allemande et de réunir par un lien étroit et durable les forces divisées du parti. La consternation où la perte de leur chef jetait les protestants d'Allemagne pouvait aussi bien les pousser à conclure une plus ferme alliance avec la Suède qu'une paix précipitée avec l'empereur, et la conduite qu'on allait suivre devait seule décider lequel de ces deux effets serait produit. Tout était perdu, pour peu qu'on montrât du découragement; l'assurance qu'on témoignerait soi-même pouvait seule inspirer aux Allemands une confiance en leurs forces. Toutes les tentatives de la cour d'Autriche pour les détacher de l'alliance suédoise manquaient leur but, aussitôt qu'on leur ouvrait les yeux sur leur véritable intérêt et qu'on les amenait à une rupture ouverte et formelle avec l'empereur.

Sans doute, avant que ces mesures fussent prises et les points essentiels réglés entre la régence et son ministre, l'armée suédoise perdit pour ses opérations un temps précieux, dont les ennemis profitèrent parfaitement. Il ne tenait alors qu'à l'empereur de ruiner en Allemagne la puissance suédoise, si les sages conseils du duc de Friedland avaient trouvé accès auprès de lui. Wallenstein lui conseillait[p. 388] de proclamer une amnistie illimitée, et d'offrir spontanément aux membres protestants de l'Empire des conditions favorables. Dans la première terreur que la mort de Gustave-Adolphe répandit au sein du parti tout entier, une telle déclaration aurait produit l'effet le plus décisif et ramené les membres les plus souples aux pieds de l'empereur; mais, ébloui par ce coup de fortune inattendu et aveuglé par les instigations de l'Espagne, il espéra de ses armes une issue plus brillante, et, au lieu de prêter l'oreille aux projets de médiation, il se hâta d'augmenter ses forces. L'Espagne, enrichie par la dîme des biens ecclésiastiques que le pape lui accordait, soutint Ferdinand par des subsides considérables, négocia pour lui à la cour de Saxe, et fit lever à la hâte en Italie des troupes qui devaient être employées en Allemagne. L'électeur de Bavière augmenta aussi ses forces considérablement, et l'esprit inquiet du duc de Lorraine ne lui permit pas de rester oisif en présence d'un si heureux changement de fortune. Mais, tandis que l'ennemi déployait tant d'activité pour profiter du malheur des Suédois, Oxenstiern ne négligea rien pour en prévenir les fâcheuses conséquences.

Craignant moins les ennemis déclarés que la jalousie des puissances alliées, il quitta la haute Allemagne, dont il se croyait assuré par les conquêtes déjà faites et par les alliances, et se mit en chemin pour aller en personne détourner les états de la basse Allemagne d'une complète défection, ou d'une ligue particulière entre eux, qui n'était guère moins fâcheuse pour la Suède. Offensé de la prétention que montrait le chancelier de s'emparer de la direction[p. 389] des affaires, et profondément révolté à la pensée de recevoir des instructions d'un gentilhomme suédois, l'électeur de Saxe travaillait de nouveau à une dangereuse rupture avec la Suède, et pour lui la seule question était de savoir s'il se réconcilierait complétement avec l'empereur, ou s'il se mettrait à la tête des protestants pour former avec eux un troisième parti en Allemagne. Le duc Ulrich de Brunswick nourrissait des sentiments pareils, et il les fit paraître assez clairement en interdisant aux Suédois les enrôlements dans ses domaines et en convoquant à Lunebourg les états de la basse Saxe pour former entre eux une alliance. Le seul électeur de Brandebourg, jaloux de l'influence que la Saxe électorale allait acquérir dans la basse Allemagne, montra quelque zèle pour l'intérêt de la couronne suédoise, qu'il croyait déjà voir sur la tête de son fils. Oxenstiern trouva, il est vrai, l'accueil le plus honorable à la cour de Jean-Georges; mais de vagues promesses de continuer les rapports d'amitié furent tout ce qu'il put obtenir de ce prince, malgré l'intervention personnelle de l'électeur de Brandebourg. Il fut plus heureux avec le duc de Brunswick, envers lequel il se permit un langage plus hardi. La Suède avait alors en sa possession l'archevêché de Magdebourg, dont le titulaire avait le droit de convoquer le cercle de basse Saxe. Le chancelier soutint le droit de sa couronne, et, par cet heureux acte d'autorité, il empêcha pour cette fois cette dangereuse assemblée. Mais l'union générale des protestants, alors l'objet principal de son voyage et plus tard de tous ses efforts, échoua pour cette fois et pour toujours, et il fallut qu'il se[p. 390] contentât de quelques alliances particulières et peu sûres dans les cercles de Saxe, et du secours plus faible de la haute Allemagne.

Comme les Bavarois avaient des forces très-considérables sur le Danube, l'assemblée des quatre cercles supérieurs, qui avait dû se tenir à Ulm, fut transportée à Heilbronn, où parurent les députés de plus de douze villes impériales et une foule brillante de docteurs, de comtes et de princes. Les puissances étrangères, la France, l'Angleterre et la Hollande, députèrent aussi à cette assemblée, et Oxenstiern y parut avec toute la pompe de la couronne dont il devait soutenir la majesté. Il porta lui-même la parole, et, par ses rapports, dirigea la marche des délibérations. Après qu'il eut reçu de tous les membres de l'Empire rassemblés l'assurance d'une fidélité, d'une persévérance et d'une concorde inébranlables, il leur demanda de déclarer ennemis la Ligue et l'empereur d'une manière expresse et solennelle. Mais autant les Suédois étaient intéressés à pousser jusqu'à une rupture formelle la mauvaise intelligence entre l'empereur et les membres de l'Empire, autant ceux-ci se montrèrent peu disposés à s'enlever par cette démarche décisive toute possibilité de réconciliation, et à mettre par là même leur sort tout entier dans les mains des Suédois. Ils trouvèrent qu'une formelle déclaration de guerre, quand les choses parlaient d'elles-mêmes, était inutile et superflue, et leur résistance inébranlable réduisit le chancelier au silence. De plus violents débats s'élevèrent au sujet du troisième et principal article des délibérations, qui était de savoir par qui seraient déterminés les moyens[p. 391] de continuer la guerre et les contributions des membres de l'Empire pour l'entretien des armées. Le principe d'Oxenstiern, de rejeter sur eux la plus grande part possible des charges générales, ne s'accordait pas avec le principe de ces membres, de donner le moins qu'ils pourraient. Ici, le chancelier suédois éprouva la dure vérité que trente empereurs avaient sentie avant lui: que, de toutes les entreprises difficiles, la plus difficile était de tirer de l'argent des Allemands. Au lieu de lui accorder les sommes nécessaires pour la levée de nouvelles troupes, on lui énuméra éloquemment tous les maux qu'avaient causés les armées déjà existantes, et l'on demanda un allégement des anciennes charges, lorsqu'il s'agissait d'en accepter de nouvelles. La mauvaise humeur où le chancelier avait mis les membres de l'Empire en leur demandant de l'argent fit éclore mille griefs, et les désordres commis par les troupes dans les marches et les cantonnements furent décrits avec une effrayante vérité.

Oxenstiern avait eu peu d'occasions, au service de deux princes absolus, de s'accoutumer aux formalités et à la marche scrupuleuse des délibérations républicaines et d'exercer sa patience à la contradiction. Prêt à agir aussitôt qu'il en voyait clairement la nécessité, inébranlable dans sa résolution dès qu'une fois il l'avait prise, il ne comprenait pas l'inconséquence de la plupart des hommes, de désirer le but et de haïr les moyens. Tranchant et emporté par nature, il le fut encore par principe dans cette occasion; car il était alors de la dernière importance de couvrir par un langage ferme et hardi l'impuissance du royaume de Suède, et, en prenant le ton de maître,[p. 392] de devenir maître en effet. Il n'est pas étonnant qu'avec de pareilles dispositions il ne se trouvât nullement dans sa sphère au milieu de docteurs et de princes allemands, et que l'esprit de minutieux scrupule, qui est le caractère des Allemands dans toutes leurs transactions publiques, le mit au désespoir. Sans égard pour un usage auquel les empereurs, même les plus puissants, avaient dû se plier, il rejeta toute délibération écrite, forme si commode à la lenteur allemande: il ne comprenait pas comment on pouvait discuter pendant dix jours sur un point qui, pour lui, était déjà comme réglé par la simple exposition. Mais, si durement qu'il eût traité les membres de l'assemblée, il ne les trouva pas pour cela moins obligeants et empressés à lui accorder sa quatrième proposition, qui le concernait lui-même. Lorsqu'il en vint à la nécessité de donner à l'alliance établie un président et un directeur, on décerna unanimement cet honneur à la Suède, et on le pria humblement de servir de ses lumières la cause commune et de prendre sur ses épaules le fardeau de la direction supérieure. Mais, pour se garantir contre l'abus du grand pouvoir qu'on mettait dans ses mains par cette élection, une décision, à laquelle l'influence française ne fut pas étrangère, plaçait auprès de lui, sous le nom d'assistants, un nombre déterminé d'inspecteurs qui devaient administrer la caisse de l'alliance et donner leur avis sur les enrôlements, les marches et les cantonnements des troupes. Oxenstiern combattit vivement cette restriction de son pouvoir, par où l'on entravait l'exécution de tout projet qui demandait du secret ou de la promptitude, et il[p. 393] finit par arracher à grand'peine la liberté de suivre ses propres idées dans les opérations de guerre. Enfin, le chancelier toucha aussi le point épineux du dédommagement que la Suède pourrait se promettre à la paix de la reconnaissance de ses alliés, et il se flattait de l'espérance qu'on lui assignerait la Poméranie, sur laquelle la Suède dirigeait principalement ses vues, et qu'il obtiendrait des membres de l'assemblée la promesse d'une vigoureuse assistance pour l'acquisition de cette province. Mais on s'en tint à l'engagement vague et général qu'à la paix future on ne s'abandonnerait pas les uns les autres. Ce ne fut pas le respect pour la constitution de l'Empire qui rendit les états si réservés sur ce point: ce qui le prouve, c'est la libéralité qu'on voulut témoigner au chancelier, au mépris des lois les plus sacrées de l'Empire. Peu s'en fallut qu'on ne lui offrît, à titre de récompense, l'archevêché de Mayence, que d'ailleurs il occupait déjà comme conquête, et l'ambassadeur français n'empêcha qu'avec peine cet acte aussi impolitique que déshonorant. Si loin que fût Oxenstiern de voir tous ses vœux accomplis, il avait du moins atteint son but principal, qui était d'obtenir pour sa couronne et pour lui-même la direction de l'ensemble des affaires; il avait rendu plus ferme et plus étroit le lien qui unissait les membres des quatre cercles supérieurs, et conquis, pour l'entretien de la guerre, un subside annuel de deux millions et demi d'écus.

Tant de déférence de la part des états méritait que la Suède se montrât reconnaissante. Peu de semaines après la mort de Gustave-Adolphe, le chagrin avait terminé la malheureuse vie du comte[p. 394] palatin Frédéric. Ce prince infortuné avait grossi pendant huit mois la cour de son protecteur et consumé à sa suite le faible reste de sa fortune. Enfin il approchait du terme de ses vœux, et un plus heureux avenir s'ouvrait devant lui, quand la mort enleva son défenseur. Ce qu'il considérait comme le plus grand malheur eut les suites les plus favorables pour son héritier. Gustave-Adolphe pouvait se permettre de lui faire attendre la restitution de ses États et de lui rendre ce don onéreux par des conditions oppressives. Oxenstiern, pour qui l'amitié de l'Angleterre, de la Hollande, du Brandebourg, et en général la bonne opinion des membres réformés de l'Empire, était incomparablement plus importante, se vit forcé d'accomplir le devoir de la justice. En conséquence, dans cette même assemblée de Heilbronn, il restitua aux descendants de Frédéric les pays palatins, soit conquis déjà, soit à reconquérir, Mannheim seul excepté, qui devait rester occupé par les Suédois jusqu'au remboursement des frais de guerre. Le chancelier ne borna pas ses bons procédés à la maison palatine; les autres princes alliés reçurent de la Suède, quoique un peu plus tard, des preuves de reconnaissance qui coûtèrent à cette couronne tout aussi peu de son propre bien.

Le devoir de l'impartialité, le plus sacré de tous pour l'historien, l'oblige à un aveu qui n'est pas précisément fort honorable pour les défenseurs de la liberté allemande. Quelque étalage que fissent les princes protestants de la justice de leur cause et de la pureté de leur zèle, cependant c'étaient surtout des motifs très-intéressés qui les faisaient agir, et le désir de dépouiller les autres avait pour le moins[p. 395] autant de part aux hostilités commencées que la crainte de se voir dépouillés eux-mêmes. Gustave-Adolphe découvrit bientôt qu'il avait beaucoup plus à espérer de ce honteux mobile que de leurs sentiments patriotiques, et il ne négligea pas d'en tirer parti. Il promit à chacun des princes ligués avec lui la possession de quelqu'une des conquêtes déjà faites sur l'ennemi ou encore à faire, et la mort seule l'empêcha d'accomplir ces engagements. Ce que la prudence conseillait au roi, la nécessité le commandait à son successeur, et, s'il avait à cœur de prolonger la guerre, il fallait qu'il partageât le butin avec les princes alliés, et s'obligeât à faire tourner à leur avantage la confusion qu'il cherchait à entretenir. Ce fut ainsi qu'il promit au landgrave de Hesse les bénéfices de Paderborn, de Corvey, de Münster et de Fulde; au duc Bernard de Weimar, les évêchés de Franconie; au duc de Wurtemberg, les biens ecclésiastiques et les comtés autrichiens situés dans ses États: le tout à titre de fiefs suédois. Le chancelier lui-même s'étonnait du spectacle de cette conduite insensée qui faisait si peu d'honneur aux Allemands, et il pouvait à peine cacher son mépris. «Qu'on inscrive, dit-il un jour, dans nos archives, pour en perpétuer le souvenir, qu'un prince de l'Empire d'Allemagne a demandé cela à un gentilhomme suédois, et que le gentilhomme suédois l'a accordé, en pays allemand, à un prince de l'Empire d'Allemagne.»

Après des mesures si bien prises, on pouvait paraître avec honneur en campagne et recommencer la guerre avec une nouvelle activité. Bientôt après la victoire de Lützen, les troupes de Saxe et de Lunebourg [p. 396] se réunissent avec le gros des forces suédoises, et, en peu de temps, les Impériaux sont chassés de toute la Saxe. Alors cette armée combinée se sépare. Les Saxons marchent en Lusace et en Silésie, pour agir contre les Autrichiens de concert avec le comte de Thurn; le duc Bernard conduit en Franconie une partie de l'armée suédoise, et le duc Georges de Brunswick l'autre partie dans la Westphalie et la basse Saxe.

Tandis que Gustave-Adolphe entreprenait son expédition en Saxe, les conquêtes faites sur le Lech et le Danube furent défendues contre les Bavarois par le comte palatin de Birkenfeld et le général suédois Banner; mais, trop faibles pour opposer une résistance suffisante aux progrès victorieux de l'ennemi, qui étaient secondés par la bravoure et l'expérience d'Altringer, général de l'empereur, ils durent appeler d'Alsace à leur secours le général suédois de Horn. Après que ce chef expérimenté eut soumis à la domination suédoise les villes de Benfeld, Schelestadt, Colmar et Haguenau, il en remit la défense au rhingrave Othon-Louis et se hâta de passer le Rhin pour renforcer l'armée de Banner. Mais, quoiqu'elle fût dès lors forte de seize mille hommes, elle ne put toutefois empêcher l'ennemi de s'établir sur la frontière de la Souabe, de prendre Kempten et de s'accroître de sept régiments venus de Bohême. Pour garder les rives importantes du Lech et du Danube, on dégarnit l'Alsace, où, après le départ de Horn, le rhingrave Othon-Louis avait eu de la peine à se défendre contre les paysans soulevés. Il fallut que lui aussi vînt renforcer avec ses troupes l'armée du Danube; et, comme ce secours[p. 397] ne suffisait pas encore, on invita instamment le duc Bernard de Weimar à tourner ses armes de ce côté.

Peu après l'ouverture de la campagne de 1633, Bernard s'était emparé de la ville et de tout l'évêché de Bamberg, et il préparait le même sort à Würtzbourg. Sur l'invitation de Gustave Horn, il se mit aussitôt en marche vers le Danube, battit, chemin faisant, une armée bavaroise, commandée par Jean de Werth, et fit près de Donawert sa jonction avec les Suédois. Cette nombreuse armée, commandée par d'excellents généraux, menace la Bavière d'une formidable invasion. Tout l'évêché d'Eichstædt est inondé de troupes, et un traître promet de faire tomber même Ingolstadt dans les mains des Suédois. L'activité d'Altringer est enchaînée par l'ordre formel de Friedland, et, ne recevant aucun secours de Bohême, il ne peut s'opposer aux progrès de l'armée ennemie. Les plus favorables circonstances se réunissent pour rendre victorieuses dans ces contrées les armes des Suédois, quand les mouvements de l'armée sont tout à coup arrêtés par une révolte des officiers.

On devait aux armes tout ce qu'on avait acquis en Allemagne; la grandeur même de Gustave-Adolphe était l'ouvrage de l'armée, le fruit de sa discipline, de ses travaux, de son courage inébranlable au milieu de fatigues et de dangers infinis. Si habilement que l'on traçât les plans dans le cabinet, l'armée seule, en définitive, en était l'exécutrice, et les projets des chefs en s'étendant ne faisaient qu'augmenter toujours ses fatigues. Dans cette guerre, tous les grands résultats avaient été obtenus violemment, en sacrifiant avec une vraie barbarie [p. 398] les soldats dans les campagnes d'hiver, les marches, les assauts et les batailles rangées, et c'était la maxime de Gustave-Adolphe de ne jamais renoncer à une victoire, tant qu'il ne lui en coûtait que des hommes. Le soldat ne pouvait longtemps ignorer son importance, et il demandait à bon droit sa part du gain obtenu au prix de son sang. Mais, le plus souvent, on pouvait à peine lui payer la solde qui lui était due, l'avidité des chefs ou les besoins de l'État absorbaient d'ordinaire la meilleure part des sommes extorquées et des possessions acquises. Pour toutes les peines qu'il endurait, il ne lui restait rien que la perspective incertaine du pillage ou de l'avancement, et nécessairement, à l'un et à l'autre égard, il ne se voyait que trop souvent abusé. Tant que Gustave-Adolphe vécut, la crainte et l'espérance étouffèrent, il est vrai, toute explosion de mécontentement; mais, après sa mort, l'impatience générale éclata, et le soldat saisit justement le moment le plus dangereux pour se souvenir de son importance. Deux officiers, Pfuhl et Mitschefal, déjà signalés du vivant de Gustave comme deux têtes turbulentes, donnent, dans le camp du Danube, un exemple qui trouve en peu de jours des imitateurs dans presque tous les officiers de l'armée. On s'engage mutuellement et l'on se donne parole, la main dans la main, de n'obéir à aucun ordre jusqu'à ce que la solde, arriérée depuis des mois et des années, soit acquittée, et qu'on ait accordé en outre à chacun, en argent ou en biens-fonds, une récompense proportionnée aux services. On les entendait dire: «Des sommes énormes sont extorquées chaque jour comme contributions de guerre, et tout cet[p. 399] argent va se perdre dans un petit nombre de mains. On nous pousse en avant sur la neige et la glace, et jamais la moindre reconnaissance pour ces travaux infinis! On crie à Heilbronn contre la pétulance des troupes; mais personne ne songe à leurs services. Les écrivains font retentir le monde du bruit des conquêtes et des victoires, et cependant ce n'est que par la main des soldats qu'on a remporté tous ces triomphes.» La foule des mécontents augmente chaque jour, et déjà, par des lettres qui heureusement sont interceptées, ils cherchent à soulever aussi les armées sur le Rhin et dans la Saxe. Ni les représentations de Bernard de Weimar, ni les dures réprimandes de son collègue plus sévère, ne furent capables d'étouffer cette fermentation, et la violence du dernier ne fit qu'accroître l'insolence des rebelles. Ils insistèrent pour qu'on assignât à chaque régiment certaines villes sur lesquelles on lèverait la solde arriérée. Un délai de quatre semaines était accordé au chancelier suédois pour trouver le moyen de satisfaire à ces demandes. «En cas de refus, déclarèrent-ils, ils se payeraient eux-mêmes, et ne tireraient plus, à l'avenir, l'épée pour la Suède.»

Cette violente sommation, faite en un temps où la caisse militaire était vide et le crédit tombé, dut plonger le chancelier dans la plus grande perplexité; et il fallait trouver un prompt remède, avant que le même vertige gagnât les autres troupes, et qu'on se vît abandonné tout d'un coup par toutes les armées au milieu des ennemis. Parmi tous les généraux suédois, un seul avait assez de crédit et de considération auprès des soldats pour apaiser cette querelle. Le duc Bernard était le favori[p. 400] de l'armée, et sa prudente modération lui avait gagné la confiance des gens de guerre, comme son expérience militaire leur haute admiration. Ce fut lui qui entreprit alors de calmer les troupes mécontentes; mais, connaissant son importance, il saisit le moment favorable pour songer d'abord à lui-même et arracher à l'embarras du chancelier suédois l'accomplissement de ses propres souhaits.

Gustave-Adolphe lui avait déjà fait espérer un duché de Franconie, qui serait formé des deux évêchés de Bamberg et Würtzbourg: le duc Bernard insistait maintenant sur l'exécution de cette promesse. Il demanda en même temps le commandement en chef pendant la guerre, avec le titre de généralissime suédois. Cet abus que faisait le duc du besoin qu'on avait de lui irrita si fort Oxenstiern, que, dans sa première indignation, il lui signifia qu'il cessait d'être au service de la Suède. Mais bientôt il se ravisa, et, plutôt que de sacrifier un général si important, il résolut de l'enchaîner à tout prix à la cause suédoise. Il lui remit en conséquence les évêchés de Franconie, à titre de fiefs de la couronne de Suède, à la réserve toutefois des deux forteresses de Würtzbourg et de Kœnigshofen, qui devaient rester occupées par les Suédois; il s'engagea de plus, au nom de sa couronne, à soutenir le duc dans la possession de ces pays. La demande du commandement en chef de toutes les troupes fut rejetée sous un prétexte honnête. Le duc Bernard ne tarda pas longtemps à se montrer reconnaissant de cet important sacrifice: par son crédit et son activité, il apaisa bientôt la[p. 401] révolte de l'armée. On distribua aux officiers de fortes sommes d'argent et de plus grands dons encore en fonds de terre, dont la valeur montait à environ cinq millions d'écus, et sur lesquels on n'avait aucun autre droit que celui de conquête. Pendant ce temps, le moment d'une grande entreprise était passé, et les chefs réunis se séparèrent, pour aller résister à l'ennemi sur d'autres points.

Gustave Horn, après avoir entrepris une courte irruption dans le haut Palatinat et s'être emparé de Neumarkt, dirigea sa marche vers la frontière souabe, où les Impériaux s'étaient considérablement renforcés dans l'intervalle et menaçaient le Wurtemberg d'une invasion désastreuse. Effrayés de son approche, ils se retirent vers le lac de Constance; mais cela ne servit qu'à montrer aux Suédois le chemin de ce pays, qu'ils n'avaient pas encore visité. Une possession à l'entrée de la Suisse était pour ceux-ci d'une extrême importance, et la ville de Constance semblait particulièrement propre à les mettre en communication avec les confédérés. Gustave Horn entreprit donc aussitôt le siége de cette place. Mais, dépourvu d'artillerie et obligé d'en faire venir d'abord du Wurtemberg, il ne pouvait assez accélérer son entreprise pour ne pas laisser aux ennemis le loisir de délivrer cette ville, qu'il était d'ailleurs si facile d'approvisionner par le lac. Il quitta donc, après une vaine tentative, la ville et son territoire, pour faire tête, sur les bords du Danube, à un pressant danger.

Sur l'invitation de l'empereur, le cardinal infant, frère du roi d'Espagne Philippe IV, et gouverneur de Milan, avait mis sur pied une armée de quatorze[p. 402] mille hommes, qui était destinée à opérer sur le Rhin, indépendante de l'autorité de Wallenstein, et à défendre l'Alsace. Ces forces parurent alors en Bavière, sous le commandement d'un Espagnol, le duc de Féria; et, afin qu'on pût les employer sans retard contre les Suédois, Altringer reçut l'ordre de les joindre aussitôt avec ses troupes. Dès la première nouvelle de l'apparition de cette armée, Gustave Horn avait appelé du Rhin, comme renfort, le comte palatin de Birkenfeld, et, après s'être réuni à lui à Stockach, il marcha hardiment aux ennemis, forts de trente mille hommes. Ils avaient franchi le Danube et dirigé leur marche vers la Souabe, où Gustave Horn s'approcha d'eux, un jour, au point que les deux armées n'étaient plus qu'à un demi-mille l'une de l'autre. Mais, au lieu d'accepter l'offre de la bataille, les Impériaux marchèrent par les villes forestières vers le Brisgau et l'Alsace, où ils arrivèrent assez tôt pour débloquer Brisach et mettre un terme aux progrès victorieux du rhingrave Othon-Louis. Ce dernier avait conquis peu auparavant les villes forestières, et, soutenu par le comte palatin de Birkenfeld, qui délivra le bas Palatinat et battit le duc de Lorraine, il avait assuré de nouveau dans ces contrées la prépondérance aux armes suédoises. Alors, il est vrai, il dut céder à la supériorité de l'ennemi; mais bientôt Horn et Birkenfeld marchent à son secours, et, après un court triomphe, les Impériaux se voient de nouveau chassés de l'Alsace. Un automne rigoureux, qui les surprend dans cette malheureuse retraite, fait périr la plupart des Italiens, et le chagrin que lui cause le mauvais succès de cette entreprise [p. 403] donne la mort à leur chef lui-même, le duc de Féria.

Cependant, le duc Bernard de Weimar, avec dix-huit régiments d'infanterie et cent quarante cornettes de cavalerie, avait pris position sur le Danube, pour couvrir la Franconie, aussi bien que pour observer sur ce fleuve les mouvements de l'armée bavaro-impériale. Altringer n'eut pas plutôt dégarni ces frontières, pour se joindre aux troupes italiennes du duc de Féria, que Bernard profita de son éloignement, se hâta de passer le Danube, et parut devant Ratisbonne, aussi prompt que la foudre. La possession de cette ville était décisive pour les entreprises des Suédois sur la Bavière et l'Autriche; elle leur donnait un établissement sur le Danube, et une retraite sûre en cas de revers, de même qu'elle les mettait seule en état de faire dans ces pays des conquêtes durables. Conserver Ratisbonne avait été le dernier, le pressant conseil de Tilly mourant à l'électeur de Bavière, et Gustave-Adolphe avait déploré, comme une perte irréparable, que les Bavarois l'eussent prévenu en occupant cette place. Aussi l'effroi de Maximilien fut-il inexprimable, quand le duc Bernard surprit cette ville et se disposa sérieusement à l'assiéger.

Quinze compagnies seulement, la plupart de nouvelles levées, en composaient la garnison: c'étaient des forces plus que suffisantes pour fatiguer l'ennemi, quelle que fût sa supériorité, si elles étaient soutenues par une bourgeoisie bien intentionnée et guerrière. Mais celle de Ratisbonne était justement le plus dangereux ennemi que la garnison bavaroise eût à combattre. Les habitants[p. 404] protestants, également jaloux de leur croyance et de leur liberté impériale, s'étaient courbés à regret sous le joug bavarois et attendaient depuis longtemps avec impatience l'apparition d'un sauveur. L'arrivée de Bernard devant leurs murs les remplit d'une vive joie, et il était fort à craindre qu'ils ne soutinssent par une émeute au dedans les entreprises des assiégeants. Dans cette grande perplexité, l'électeur adresse à l'empereur, au duc de Friedland, les lettres les plus pathétiques, pour qu'on lui accorde seulement un secours de cinq mille hommes. Ferdinand envoie successivement sept messagers, avec cette commission, à Wallenstein, qui promet les plus prompts secours, et annonce en effet par Gallas à l'électeur la prochaine arrivée de douze mille hommes sous les ordres de ce général, mais en même temps défend à celui-ci, sous peine de la vie, de se mettre en chemin. Sur l'entrefaite, le commandant bavarois de Ratisbonne, dans l'attente d'une prompte délivrance, avait pris les meilleures dispositions pour défendre la ville: il avait armé les paysans catholiques, désarmé au contraire les bourgeois protestants, et veillé avec le plus grand soin à ce qu'ils ne pussent faire aucune entreprise dangereuse contre la garnison. Mais, comme aucun secours ne paraissait, et que l'artillerie des ennemis foudroyait sans relâche les remparts, il pourvut à sa sûreté et à celle de la garnison par une capitulation honorable, et abandonna les employés et les ecclésiastiques bavarois à la clémence du vainqueur.

Avec l'occupation de Ratisbonne, les projets du duc Bernard s'étendent, et la Bavière même est devenue[p. 405] pour son hardi courage un champ trop étroit. Il veut pénétrer jusqu'aux frontières de l'Autriche, armer contre l'empereur les paysans protestants et leur rendre la liberté religieuse. Il avait déjà conquis Straubing, tandis qu'un autre général suédois soumettait les bords septentrionaux du Danube. Bravant, à la tête de ses Suédois, la rigueur de la température, il atteint l'embouchure de l'Isar et fait passer ce fleuve à ses troupes, sous les yeux du général bavarois de Werth, qui est campé dans ce lieu. Déjà tremblent Passau et Lintz, et l'empereur, consterné, redouble ses sommations et ses ordres à Wallenstein de secourir au plus tôt la Bavière accablée. Mais Bernard victorieux met de lui-même un terme à ses conquêtes. Ayant, devant lui, l'Inn, défendu par de nombreux châteaux forts; derrière lui, deux armées ennemies, un pays mal intentionné, et l'Isar, sur les bords duquel nul poste tenable ne le protége, de même que le sol gelé ne lui permet d'élever aucuns retranchements; menacé par toutes les forces de Wallenstein, qui s'est enfin décidé à marcher sur le Danube, il se dérobe par une retraite opportune au danger de voir couper ses communications avec Ratisbonne et d'être cerné par les ennemis. Il se hâte de passer l'Isar et le Danube, pour défendre contre Wallenstein les conquêtes faites dans le haut Palatinat, décidé même à ne pas refuser une bataille avec ce général. Mais Wallenstein, qui n'avait jamais eu la pensée de rien faire d'important sur le Danube, n'attend pas son approche, et, avant que les Bavarois commencent tout de bon à se réjouir de la sienne, il a déjà disparu du côté de la Bohême.[p. 406] Bernard termine donc alors sa glorieuse campagne et accorde à ses troupes dans les quartiers d'hiver, sur le territoire ennemi, un repos bien mérité.

Tandis que Gustave Horn en Souabe, le comte palatin de Birkenfeld, le général Baudissin et le rhingrave Othon-Louis sur le haut et le bas Rhin, et le duc Bernard sur le Danube, faisaient la guerre avec une telle supériorité, la gloire des armes suédoises n'était pas soutenue moins glorieusement dans la basse Saxe et la Westphalie par le duc de Lunebourg et le landgrave de Hesse-Cassel. Le duc Georges prit la forteresse de Hameln après la plus courageuse résistance, et l'armée combinée des Hessois et des Suédois remporta, près d'Oldendorf, une brillante victoire sur le général impérial de Gronsfeld, qui commandait aux bords du Wéser. Dans cette bataille, le comte de Wasabourg, fils naturel de Gustave-Adolphe, se montra digne de sa naissance. Seize canons, tous les bagages des Impériaux et soixante-quatorze étendards tombèrent dans les mains des Suédois; environ trois mille ennemis restèrent sur la place, et le nombre des prisonniers fut presque aussi grand. La ville d'Osnabrück fut réduite à capituler par le colonel suédois Kniphausen, et Paderborn par le landgrave de Hesse-Cassel. En revanche, Bückebourg, place très-importante pour les Suédois, tomba dans les mains des Impériaux. Sur presque tous les points de l'Allemagne, on voit triompher les armées suédoises, et l'année qui suivit la mort de Gustave-Adolphe ne montra encore aucun indice de la perte qu'on avait faite en la personne de ce grand capitaine.

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Dans l'exposé des principaux événements qui signalèrent la campagne de l'année 1633, l'inaction de l'homme qui, entre tous assurément, excitait la plus grande attente, doit causer un juste étonnement. De tous les généraux dont les exploits nous ont occupés dans cette campagne, il n'y en avait aucun qui pût se mesurer, pour l'expérience, le talent et la gloire militaire, avec Wallenstein, et c'est lui précisément qui, à partir de la bataille de Lützen, disparaît à nos yeux. La mort de son grand adversaire lui laisse libre tout le champ de la gloire; l'attention de l'Europe entière est fixée sur les exploits qui doivent effacer le souvenir de sa défaite et annoncer au monde sa supériorité dans l'art de la guerre; et cependant il reste oisif en Bohême, tandis que les pertes de l'empereur en Bavière, dans la basse Saxe et sur le Rhin réclament instamment sa présence: mystère également impénétrable pour les amis et les ennemis, objet d'effroi pour l'empereur, et pourtant aussi sa dernière espérance. Après la bataille perdue de Lützen, il s'était retiré, avec une précipitation inexplicable, dans le royaume de Bohême, où il ordonna les enquêtes les plus sévères sur la conduite de ses officiers dans cette journée. Ceux que le conseil de guerre reconnut coupables furent condamnés à mort avec une inexorable rigueur; ceux qui s'étaient bravement conduits furent récompensés avec une royale munificence, et la mémoire des morts éternisée par de magnifiques monuments. Pendant tout l'hiver, il écrasa les provinces impériales par des contributions exorbitantes et par les quartiers d'hiver, qu'il eut soin de ne pas prendre dans les pays ennemis [p. 408] afin d'épuiser les ressources des provinces autrichiennes. Mais, à l'entrée du printemps de 1633, au lieu d'ouvrir les hostilités avant tous les autres, avec son armée bien entretenue et formée de troupes d'élite, et de se montrer dans toute la puissance de son commandement, il fut le dernier à paraître en campagne, et ce fut encore un État héréditaire de l'empereur dont il fit le théâtre de la guerre.

Entre toutes les provinces de l'Autriche, c'était la Silésie qui se trouvait exposée au plus grand danger. Trois différentes armées, une suédoise sous le comte de Thurn, une saxonne sous Arnheim et le duc de Lauenbourg, et une brandebourgeoise sous Borgsdorf, avaient porté en même temps la guerre dans ce pays. Elles avaient déjà en leur possession les places les plus importantes, et Breslau même avait embrassé le parti des alliés. Mais cette foule de généraux et d'armées fut précisément ce qui conserva ce pays à l'empereur: en effet, la jalousie des chefs et la haine mutuelle des Suédois et des Saxons ne leur permirent jamais d'agir avec ensemble, Arnheim et Thurn se disputaient le commandement; les Brandebourgeois et les Saxons faisaient cause commune contre les Suédois, qu'ils regardaient comme d'importuns étrangers et auxquels ils cherchaient à nuire chaque fois qu'ils en trouvaient la moindre occasion. Au contraire, les Saxons vivaient avec les Impériaux sur un pied beaucoup plus amical, et il arrivait souvent que les officiers des deux armées ennemies se visitaient réciproquement et se donnaient des repas. On laissait les Impériaux sauver leurs biens sans obstacle, et, parmi les Allemands de l'armée combinée, un grand nombre ne [p. 409] cachaient point qu'ils avaient reçu de Vienne de fortes sommes. Au milieu d'alliés si équivoques, les Suédois se voyaient vendus et trahis, et, quand on s'entendait si mal, il était impossible de songer à aucune grande entreprise. Le général d'Arnheim était d'ailleurs presque toujours absent, et, lorsqu'enfin il revint à l'armée, déjà Wallenstein s'approchait des frontières avec des forces redoutables.

Il entra en Silésie à la tête de quarante mille hommes, et les alliés n'en avaient pas plus de vingt-quatre mille à lui opposer. Néanmoins, ils voulurent tenter une bataille et parurent devant Münsterberg, où Wallenstein avait établi un camp retranché; mais il les laissa séjourner là huit jours sans faire lui-même le moindre mouvement; puis il quitta ses lignes et défila devant leur camp d'un pas fier et tranquille. Même après qu'il eut levé le sien, et tout le temps que les ennemis, devenus plus hardis, demeurèrent près de lui, il dédaigna de profiter de l'occasion. Le soin avec lequel il évitait la bataille fut attribué à la crainte; mais, avec sa vieille gloire militaire, Wallenstein pouvait braver un pareil soupçon. La vanité des alliés ne leur permit pas de remarquer qu'il se jouait d'eux et qu'il leur faisait généreusement grâce de la défaite, parce que, pour le moment, une victoire sur eux ne le servait pas. Cependant, pour leur montrer qu'il était le maître et que ce n'était point la crainte de leurs forces qui le tenait dans l'inaction, il fit mettre à mort le commandant d'un château qui tomba dans ses mains, pour n'avoir pas rendu sur-le-champ une place qui n'était pas tenable.

Les deux armées étaient depuis neuf jours en[p. 410] présence l'une de l'autre, à la portée du mousquet, quand le comte Terzky, sortant de l'armée de Wallenstein, parut avec un trompette devant le camp des alliés pour inviter le général d'Arnheim à une conférence. Elle avait pour objet de proposer, au nom de Wallenstein, tout supérieur en forces qu'il était, un armistice de six semaines. «Il était venu, disait-il, pour conclure une paix perpétuelle avec la Suède et les princes de l'Empire, payer les soldats et donner à chacun satisfaction. Tout cela était en son pouvoir, et, si l'on faisait difficulté à Vienne de ratifier sa décision, il était prêt à se réunir avec les alliés, et (ceci fut, il est vrai, soufflé seulement aux oreilles d'Arnheim) à envoyer l'empereur au diable.» Dans une seconde entrevue, il s'expliqua encore plus clairement avec le comte de Thurn. «Tous les priviléges, disait-il, seraient de nouveau confirmés, tous les exilés bohêmes rappelés et rétablis dans leurs biens, et il serait lui-même le premier à leur restituer la part qui lui était échue. Les jésuites seraient expulsés, comme étant les auteurs de toutes les vexations précédentes; la couronne de Suède serait satisfaite par des payements à termes fixes; toutes les troupes inutiles des deux partis seraient menées contre les Turcs.» Le dernier point contenait le mot de toute l'énigme: «S'il obtenait pour lui la couronne de Bohême, tous les proscrits auraient à se louer de sa générosité; une complète liberté de religion régnerait désormais dans le royaume; la maison palatine rentrerait dans tous ses droits, et le margraviat de Moravie lui servirait à lui-même de dédommagement pour le Mecklembourg. Alors les armées alliées marcheraient sur[p. 411] Vienne sous sa conduite, pour arracher à l'empereur, les armes à la main, son consentement à ce traité.»

Il était donc levé maintenant, le voile qui couvrait le projet que Wallenstein avait mûri pendant de longues années dans le plus mystérieux silence. Aussi bien toutes les circonstances montraient qu'il n'y avait point de temps à perdre pour l'exécution. C'était seulement son aveugle confiance dans le bonheur des armes de Friedland et dans la supériorité de son génie, qui avait inspiré à l'empereur la ferme résolution de remettre à cet homme impérieux, malgré toutes les représentations de l'Espagne et de la Bavière, et aux dépens de sa propre dignité, un commandement si absolu. Mais la croyance que Wallenstein était invincible avait été depuis longtemps ébranlée par sa longue inaction, et presque entièrement détruite après la malheureuse bataille de Lützen. Maintenant ses ennemis se réveillaient de nouveau à la cour de Ferdinand, et le mécontentement de l'empereur, qui avait vu échouer ses espérances, procurait auprès de lui à leurs représentations l'accueil souhaité. Ils passèrent en revue, avec une mordante critique, toute la conduite de Friedland; ils rappelèrent au monarque jaloux son insolent orgueil et sa résistance aux ordres impériaux; ils invoquèrent à leur aide les plaintes des sujets autrichiens sur ses vexations infinies; ils rendirent suspecte sa fidélité et insinuèrent d'effrayants avis sur ses intentions secrètes. Ces accusations, qui n'étaient d'ailleurs que trop justifiées par toute la conduite de Wallenstein, ne laissaient pas de jeter dans l'esprit[p. 412] de Ferdinand de profondes racines; mais le pas était fait, et le vaste pouvoir dont on avait revêtu le duc ne pouvait lui être arraché sans un grand péril. Diminuer ce pouvoir insensiblement était tout ce qui restait possible à l'empereur, et, pour y parvenir avec quelque succès, il fallait le diviser; mais avant tout il fallait chercher à se rendre indépendant de la bonne volonté de Wallenstein. Cependant on s'était désisté même de ce droit dans le traité qu'on avait conclu avec lui, et la propre signature de l'empereur le protégeait contre toute tentative faite pour placer un autre général à ses côtés ou pour exercer une influence directe sur ses troupes. Comme on ne pouvait ni observer ni anéantir ce pernicieux traité, il fallut recourir à un artifice. Friedland était généralissime de l'empereur en Allemagne, mais son pouvoir ne s'étendait pas plus loin, et il ne pouvait s'arroger aucune autorité sur une armée étrangère. On fait donc lever à Milan une armée espagnole, et on la fait combattre en Allemagne sous un général espagnol. Ainsi Wallenstein n'est plus l'homme indispensable, parce qu'il a cessé d'être unique, et l'on a, au besoin, un appui contre lui-même.

Le duc sentit promptement et profondément d'où partait ce coup et à quoi il tendait. En vain il protesta auprès du cardinal infant contre cette innovation, qui violait le traité: l'armée italienne entra en Allemagne, et l'on obligea Wallenstein d'envoyer le général Altringer pour la renforcer. A la vérité, il sut lui lier si bien les mains par de sévères instructions, que l'armée italienne recueillit peu de gloire en Alsace et en Souabe; mais[p. 413] cet acte d'autorité de la cour l'avait arraché à sa sécurité et lui avait fait pressentir l'approche du danger. Pour ne pas perdre une seconde fois le commandement et avec lui le fruit de tous ses efforts, il fallait qu'il se hâtât d'accomplir son dessein. Par l'éloignement des officiers suspects et par sa libéralité envers les autres, il se croyait assuré de la fidélité de ses troupes. Il avait sacrifié toutes les autres classes de l'État, tous les devoirs de la justice et de l'humanité, à l'avantage de l'armée: aussi comptait-il sur sa reconnaissance. Sur le point de donner au monde un exemple inouï d'ingratitude envers l'auteur de sa fortune, il fondait toute sa grandeur sur la reconnaissance qu'on devait lui témoigner, à lui.

Les chefs des armées silésiennes n'avaient aucun plein pouvoir de leurs supérieurs pour conclure à eux seuls une affaire aussi grave que celle qui était proposée par Wallenstein, et ils n'osèrent pas même accorder pour plus de quinze jours l'armistice demandé. Avant de s'ouvrir aux Suédois et aux Saxons, le duc avait jugé prudent de s'assurer, dans son audacieuse entreprise, l'appui de la France. A cet effet, le comte de Kinsky, non sans de très-méfiantes précautions, entama avec Feuquières, plénipotentiaire français à Dresde, des négociations secrètes, qui eurent une issue entièrement conforme aux désirs du duc. Feuquières reçut de sa cour l'ordre de promettre tout l'appui de la France, et d'offrir à Wallenstein, s'il en avait besoin, une somme d'argent considérable.

Mais ce fut précisément cette attention excessive à se couvrir de tous côtés qui le conduisit à sa[p. 414] perte. Le plénipotentiaire français découvrit avec une grande surprise qu'un dessein qui, plus que tout autre, avait besoin de secret, avait été communiqué aux Suédois et aux Saxons. Le ministère de Saxe était, comme on le savait généralement, dans les intérêts de l'empereur, et les conditions offertes aux Suédois restaient beaucoup trop au-dessous de leur attente pour pouvoir jamais obtenir leur assentiment. Feuquières trouvait donc inconcevable que le duc eût pu compter sérieusement sur l'appui des premiers et sur la discrétion des seconds. Il confia ses doutes et ses inquiétudes au chancelier suédois, à qui les vues de Wallenstein inspiraient une tout aussi grande défiance et qui goûtait encore moins ses propositions. Quoique ce ne fût pas un secret pour lui que le duc avait déjà entamé précédemment de pareilles négociations avec Gustave-Adolphe, il ne comprenait pas comment il serait possible à Wallenstein de porter toute l'armée à la défection et de réaliser ses immenses promesses. Un plan si excessif et une conduite si inconsidérée ne semblaient pas bien s'accorder avec le caractère taciturne et défiant de Friedland, et l'on était tenté de ne voir dans toute l'affaire qu'une ruse et une tromperie, parce qu'il était plutôt permis de douter de sa loyauté que de sa prudence. Les soupçons d'Oxenstiern gagnèrent à la fin Arnheim lui-même, qui, plein de confiance en la sincérité de Wallenstein, s'était rendu à Gelnhausen auprès du chancelier pour le déterminer à mettre à la disposition du duc ses meilleurs régiments. On commença à craindre que toute la proposition ne fût qu'un piége habilement [p. 415] tendu pour désarmer les alliés et faire tomber l'élite de leurs forces dans les mains de l'empereur. Le caractère connu de Wallenstein ne démentait point ce fâcheux soupçon, et les contradictions dans lesquelles il s'embarrassa plus tard firent qu'enfin l'on ne sut plus du tout que penser de lui. Tandis qu'il s'efforçait d'attirer les Suédois dans son alliance, et leur demandait même leurs meilleures troupes, il déclarait à Arnheim qu'il fallait commencer par chasser les Suédois de l'Empire, et, tandis que les officiers saxons, se reposant sur l'armistice, s'étaient rendus chez lui en grand nombre, il fit une tentative, qui échoua, pour s'assurer de leurs personnes. Il rompit le premier l'armistice, qu'il renouvela néanmoins, non sans une grande peine, quelques mois après. Toute confiance en sa véracité s'évanouit, et enfin l'on ne crut voir dans toute sa conduite qu'un tissu de tromperies et de bas artifices pour affaiblir les alliés et se mettre lui-même dans une situation avantageuse. Il y réussit en effet, car ses forces augmentèrent chaque jour, tandis que les alliés perdirent, par la désertion et le mauvais entretien, plus de la moitié de leurs troupes. Mais il ne fit pas de sa supériorité l'usage qu'on en attendait à Vienne. Lorsqu'on se croyait à la veille d'un événement décisif, il renouvelait tout à coup les négociations, et, quand l'armistice plongeait les alliés dans la sécurité, il se levait subitement pour renouveler les hostilités. Toutes ces contradictions découlaient du double projet, tout à fait inconciliable, de perdre à la fois l'empereur et les Suédois, et de conclure avec les Saxons une paix séparée.

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Impatienté du mauvais succès des négociations, il résolut enfin de montrer sa force: aussi bien la détresse pressante de l'Empire et les progrès du mécontentement à la cour de Vienne ne permettaient pas de plus longs retards. Avant la dernière suspension d'armes, le général de Holk avait déjà fait de la Bohême une irruption dans la Misnie; il avait dévasté par le fer et le feu tout ce qui se trouvait sur son passage, chassé l'électeur dans ses forteresses et pris même la ville de Leipzig. Mais l'armistice de Silésie arrêta ses ravages, et les suites de ses déréglements le mirent au cercueil à Adorf. Après la rupture de l'armistice, Wallenstein fit un nouveau mouvement, comme s'il avait voulu tomber sur la Saxe par la Lusace, et il fit répandre le bruit que Piccolomini s'était déjà mis en marche dans cette direction. Aussitôt Arnheim abandonne son camp de Silésie, afin de poursuivre Piccolomini et de courir à la défense de l'électorat. Mais son départ laissa à découvert les Suédois, qui étaient campés, en très-petit nombre, près de Steinau, sur l'Oder, sous le commandement du comte de Thurn. C'était justement ce que le duc avait désiré. Il laissa le général saxon prendre une avance de seize milles dans la Misnie, puis retourna lui-même subitement sur l'Oder, où il surprit l'armée des Suédois dans la plus profonde sécurité. Leur cavalerie fut battue par le général Schafgotsch, détaché en avant, et l'infanterie fut complétement cernée près de Steinau par l'armée du duc qui suivait. Il donna au comte de Thurn une demi-heure de réflexion pour se défendre avec deux mille cinq cents hommes contre plus de vingt[p. 417] mille, ou se rendre à discrétion. Dans de pareilles circonstances, il n'y avait pas à choisir. Toute l'armée se rend, et la plus complète victoire est remportée, sans qu'il en coûte une seule goutte de sang. Drapeaux, bagages, artillerie tombent dans les mains du vainqueur; les officiers sont faits prisonniers, les soldats incorporés. Et maintenant, après quatorze ans de vie errante, après d'innombrables vicissitudes, l'auteur de la révolte de Bohême, le moteur primitif de toute cette funeste guerre, le fameux comte de Thurn, était enfin au pouvoir de ses ennemis. On attend à Vienne, avec une sanguinaire impatience, l'arrivée de ce grand criminel, et l'on goûte par avance l'horrible triomphe d'immoler à la justice sa principale victime; mais gâter cette joie aux jésuites était un triomphe beaucoup plus doux, et Thurn obtint sa liberté. Heureusement pour lui, il en savait plus qu'on ne devait en apprendre à Vienne, et les ennemis de Wallenstein étaient aussi les siens. A Vienne, on aurait pardonné au duc une défaite; on ne lui pardonna jamais cette espérance déçue. «Mais qu'aurais-je donc dû faire de ce furieux?» écrit-il, avec une malicieuse moquerie, aux ministres qui lui demandaient compte de cette générosité déplacée. «Plût au Ciel que tous les généraux de nos ennemis fussent pareils à celui-là! Il nous rendra de bien meilleurs services à la tête des armées suédoises qu'en prison.»

La victoire de Steinau fut promptement suivie de la prise de Liegnitz, de Gross-Glogau, et même de Francfort-sur-l'Oder. Schafgotsch, qui demeura en Silésie pour achever la soumission de cette province, [p. 418] bloqua Brieg et inquiéta Breslau inutilement, parce que cette ville libre veillait sur ses priviléges et qu'elle resta dévouée aux Suédois. Wallenstein détacha sur la Wartha les généraux Illo et Gœtz pour s'avancer jusque dans la Poméranie et vers les côtes de la Baltique, et ils s'emparèrent en effet de Landsberg, la clef de la Poméranie. Tandis que l'électeur de Brandebourg et le duc de Poméranie tremblaient pour leurs États, Friedland pénétra lui-même, avec le reste de l'armée, dans la Lusace, où il prit d'assaut Gœrlitz et força Bautzen à capituler. Mais il ne s'agissait pour lui que d'effrayer l'électeur de Saxe, et non de poursuivre les avantages qu'il avait obtenus. L'épée à la main, il continuait encore ses propositions de paix auprès du Brandebourg et de la Saxe, mais avec aussi peu de succès, parce que, par une suite de contradictions, il avait perdu tout droit à la confiance. Alors il eût tourné toutes ses forces contre la malheureuse Saxe, et il aurait enfin atteint son but par la force des armes, si des circonstances impérieuses ne l'avaient obligé de quitter ces contrées. Les victoires du duc Bernard sur le Danube, qui menaçaient l'Autriche même d'un danger prochain, l'appelaient de la manière la plus pressante en Bavière, et l'expulsion de la Silésie des Saxons et des Suédois lui enlevait tout prétexte de résister plus longtemps aux ordres de l'empereur et de laisser sans secours l'électeur de Bavière. Il marcha donc, avec le gros de l'armée, sur le haut Palatinat, et sa retraite délivra pour toujours la haute Saxe de ce redoutable ennemi.

Aussi longtemps que la chose avait été possible, il avait différé la délivrance de la Bavière et s'était[p. 419] joué, par les subterfuges les plus recherchés, des ordres de l'empereur. A la fin, cédant à des sollicitations réitérées, il avait envoyé, il est vrai, au secours d'Altringer, qui cherchait à protéger le Lech et le Danube contre Horn et Bernard, quelques régiments de Bohême, mais à la condition expresse de se tenir constamment sur la défensive. Aussi souvent que l'empereur et l'électeur le suppliaient d'envoyer des secours, il les adressait à Altringer, qui, selon les déclarations publiques du duc, avait reçu de lui des pouvoirs illimités; mais, en secret, il liait les mains à ce général par les plus sévères instructions et le menaçait de mort s'il outrepassait ses ordres. Lorsque le duc Bernard se fut avancé jusqu'à Ratisbonne et que l'empereur aussi bien que l'électeur renouvelèrent avec plus d'instance leurs demandes de secours, il fit mine de vouloir envoyer le Général Gallas sur le Danube avec des forces considérables; mais cela ne fut pas non plus exécuté, et ainsi Ratisbonne, Straubing, Cham tombèrent, comme auparavant l'évêché d'Eichstædt, au pouvoir des Suédois. Enfin, comme il ne pouvait absolument plus éviter d'obéir aux ordres sérieux de la cour, il s'avança aussi lentement qu'il put jusqu'aux limites de la Bavière, où il investit la ville de Cham, conquise par les Suédois. Mais il n'eut pas plutôt appris qu'on travaillait du côté de ces derniers à lui susciter une diversion en Bohême par le moyen des Saxons, qu'il profita de cette rumeur pour y retourner au plus vite et sans avoir absolument rien accompli. Il alléguait que tout le reste devait être subordonné à la défense et à la conservation des États héréditaires de l'empereur, et ainsi [p. 420] il resta comme enchaîné en Bohême, et garda ce royaume comme s'il eût été déjà sa propriété. L'empereur lui renouvela, d'un ton plus pressant encore, la sommation de marcher vers le Danube pour empêcher le dangereux établissement du duc de Weimar sur les frontières de l'Autriche; mais Wallenstein mit fin à la campagne pour cette année, et fit prendre de nouveau à ses troupes leurs quartiers d'hiver dans le royaume épuisé.

Une arrogance si soutenue, ce mépris inouï de tous les ordres impériaux, une négligence si calculée du bien général, joints à une conduite si singulièrement équivoque envers l'ennemi, devaient enfin disposer l'empereur à croire les bruits fâcheux dont l'Allemagne entière était depuis longtemps remplie. Wallenstein avait su longtemps donner à ses coupables négociations avec l'ennemi l'apparence d'un dessein légitime, et persuader au monarque, toujours prévenu en sa faveur, que le but de ces secrètes conférences n'était autre que de donner la paix à l'Allemagne. Mais, si impénétrable qu'il crût être, cependant tout l'ensemble de sa conduite justifiait les accusations dont ses adversaires assiégeaient sans cesse l'oreille de l'empereur. Déjà, pour s'enquérir sur les lieux mêmes si elles étaient bien ou mal fondées, Ferdinand avait envoyé plusieurs fois des espions dans le camp de Wallenstein; mais, comme le duc évitait de rien donner par écrit, ils ne rapportaient que de simples présomptions. Cependant, les ministres eux-mêmes, ses anciens défenseurs à la cour, l'ayant vu grever leurs terres des mêmes charges que celles des autres et s'étant jetés dans le parti de ses ennemis;[p. 421] l'électeur de Bavière ayant fait la menace de s'accommoder avec les Suédois, si l'on gardait plus longtemps ce général; enfin l'ambassadeur d'Espagne insistant pour sa destitution, et, en cas de refus, menaçant de retenir les subsides de sa couronne, l'empereur se vit, pour la seconde fois, dans la nécessité d'ôter à Wallenstein le commandement.

Les ordres directs et absolus de Ferdinand à l'armée instruisirent bientôt le duc que le traité fait avec lui était déjà regardé comme rompu et que sa destitution était inévitable. Un de ses lieutenants en Autriche, auquel il avait défendu, sous peine de la hache, d'obéir à la cour, reçut de l'empereur l'ordre direct de se joindre à l'électeur de Bavière; et à Wallenstein lui-même fut adressée l'injonction formelle d'envoyer quelques régiments de renforts à la rencontre du cardinal infant, qui venait d'Italie avec une armée. Toutes ces mesures lui disaient que le plan était irrévocablement arrêté de le désarmer peu à peu, pour l'accabler tout d'un coup, quand il serait faible et sans défense.

Il lui fallut alors se hâter d'accomplir, pour sa sûreté personnelle, le plan qui n'était d'abord destiné qu'à son agrandissement. Il en avait différé l'exécution plus que ne le conseillait la prudence, parce que les constellations favorables lui manquaient toujours, ou, comme il répondait d'ordinaire à l'impatience de ses amis, «parce que le temps n'était pas encore venu.» Il ne l'était pas encore, même à cette heure; mais la nécessité pressante ne permettait plus d'attendre la faveur des astres. Avant tout, il fallait s'assurer des dispositions [p. 422] des principaux chefs, et ensuite sonder la fidélité de l'armée, qu'il avait présumée si gratuitement. Trois d'entre les chefs, les généraux Kinsky, Terzky et Illo, étaient depuis longtemps dans le secret, et les deux premiers étaient liés aux intérêts de Wallenstein par le lien de la parenté. Une égale ambition, une égale haine du gouvernement et l'espoir d'énormes récompenses les unissaient de la manière la plus étroite avec le duc, qui n'avait pas dédaigné même les plus vils moyens pour augmenter le nombre de ses partisans. Il avait un jour persuadé au général Illo de solliciter à Vienne le titre de comte et lui avait promis à cet effet sa recommandation la plus énergique. Mais il écrivit secrètement aux ministres de lui refuser sa demande, parce qu'autrement un grand nombre se présenteraient qui avaient les mêmes mérites et pouvaient prétendre à la même récompense. Lorsque Illo fut de retour à l'armée, Wallenstein s'empressa de l'interroger, avant toute chose, sur l'issue de ses sollicitations; et, quand Illo lui apprit qu'il n'avait pas réussi, il se mit à proférer contre la cour les plaintes les plus amères. «Voilà donc, s'écria-t-il, ce que nous avons gagné par nos fidèles services! On tiendra si peu de compte de mon entremise, et l'on refusera à vos mérites une récompense si insignifiante! Qui voudrait servir plus longtemps un maître si ingrat? Non, pour ce qui me regarde, je suis désormais l'ennemi déclaré de la maison d'Autriche.» Illo applaudit, et c'est ainsi qu'il se forma entre eux une étroite liaison.

Mais ce que savaient ces trois confidents de Friedland fut longtemps pour les autres un secret[p. 423] impénétrable, et la confiance avec laquelle Wallenstein parlait du dévouement de ses officiers se fondait uniquement sur les bienfaits dont il les avait comblés et sur leur mécontentement de la cour. Il fallait que cette vague présomption se changeât en certitude, avant qu'il jetât le masque et se permît d'agir ouvertement contre l'empereur. Le comte Piccolomini, le même qui s'était signalé, à la bataille de Lützen, par une bravoure sans exemple, fut le premier dont il mit à l'épreuve la fidélité. Il s'était attaché ce général par de grandes largesses, et il lui donnait la préférence sur tous les autres, parce que Piccolomini était né sous la même constellation que lui. Il lui déclara que, contraint par l'ingratitude de l'empereur et par son propre danger, si prochain, il était irrévocablement résolu à se détacher de la cause autrichienne, à passer du côté des ennemis avec la meilleure partie de l'armée, et à combattre la maison d'Autriche dans tous les pays soumis à sa domination, jusqu'à ce que sa puissance fût entièrement déracinée. Pour cette entreprise, il avait compté principalement sur Piccolomini et lui avait par avance destiné les plus magnifiques récompenses. Quand ce général, pour dissimuler son trouble, à cette proposition surprenante, lui parla des obstacles et des périls qui s'opposeraient à une entreprise si hasardeuse, Wallenstein se railla de ses craintes. «Dans ces coups hardis, s'écria-t-il, le commencement seul est difficile. Les astres lui étaient favorables, l'occasion telle qu'on pouvait la désirer; il fallait, au surplus, remettre quelque chose au hasard. Sa résolution était inébranlable, et, si cela ne se pouvait[p. 424] faire autrement, il tenterait la fortune à la tête de mille chevaux.» Piccolomini se garda bien d'exciter la méfiance de Friedland par une plus longue opposition et se rendit, avec l'apparence de la conviction, à la force de ses raisons. L'aveuglement de Wallenstein alla si loin, que, malgré tous les avertissements de Terzky, il ne lui vint pas à l'idée de suspecter la sincérité de cet homme, qui ne perdit pas un moment pour mander à Vienne l'importante découverte qu'il venait de faire.

Pour hasarder enfin, en vue de son but, le pas décisif, il convoqua, au mois de janvier 1634, tous les chefs de l'armée, à Pilsen, où il s'était rendu aussitôt après sa retraite de Bavière. Les dernières demandes de l'empereur d'épargner aux États héréditaires les quartiers d'hiver, de reprendre Ratisbonne sans attendre la fin de la saison rigoureuse, et de diminuer l'armée de six mille cavaliers pour renforcer le cardinal infant, étaient assez importantes pour être pesées devant le conseil de guerre tout entier, et ce prétexte spécieux cacha à la curiosité publique le véritable objet de cette convocation. La Suède et la Saxe y furent aussi invitées secrètement pour traiter de la paix avec le duc de Friedland. On devait se concerter par écrit avec les chefs des corps éloignés. Vingt des commandants convoqués parurent; mais les principaux, Gallas, Collorédo et Altringer manquèrent justement au rendez-vous. Le duc leur fit répéter ses invitations avec instance; toutefois, en attendant leur prochaine arrivée, il fit procéder à l'affaire principale.

Ce qu'il était sur le point d'entreprendre n'était pas peu de chose. Déclarer capable de la plus honteuse[p. 425] infidélité une fière et vaillante noblesse, gardienne vigilante de son honneur! A la vue d'officiers accoutumés jusqu'alors à respecter en lui l'image de la majesté impériale, le juge de leurs actions, le conservateur des lois, se montrer tout à coup comme un misérable, un séducteur, un rebelle! Ce n'était pas peu de chose d'ébranler dans ses fondements une puissance légitime, affermie par une longue durée, consacrée par la religion et les lois; de détruire tous ces prestiges de l'imagination et des sens, gardiens redoutables d'un trône légitime; d'extirper d'une main violente tous ces sentiments indélébiles du devoir, qui parlent si haut et si puissamment dans le cœur du sujet pour le souverain naturel. Mais, ébloui par l'éclat d'une couronne, Wallenstein n'aperçut pas l'abîme qui s'ouvrait à ses pieds, et, dans la pleine et vive conscience de sa force, il négligea, destinée commune des âmes fortes et hardies! d'apprécier et de calculer exactement les obstacles. Wallenstein ne vit rien qu'une armée en partie indifférente envers la cour, en partie irritée; une armée qui était habituée à vénérer son pouvoir avec une aveugle soumission; à trembler devant lui, comme devant son législateur et son juge; à suivre ses ordres avec crainte et respect, comme les arrêts du destin. Dans les flatteries exagérées par lesquelles on rendait hommage à sa toute-puissance, dans les hardies insultes qu'une soldatesque effrénée se permettait contre la cour et le gouvernement, et qu'excusait la licence fougueuse du camp, il crut reconnaître les vrais sentiments de l'armée, et l'audace avec laquelle on se hasardait à blâmer jusqu'aux actions[p. 426] du monarque, lui garantissait l'empressement des troupes à renoncer au devoir envers un souverain si méprisé. Mais ce qui lui avait paru un obstacle si léger se leva contre lui comme le plus formidable adversaire: tous ses calculs échouèrent contre la fidélité de ses troupes. Enivré de l'ascendant qu'il conservait sur des bandes si indociles, il mettait tout sur le compte de sa grandeur personnelle, sans distinguer ce qui se rapportait à lui-même et ce qu'il devait à la dignité dont il était revêtu. Tout tremblait devant lui, parce qu'il exerçait un pouvoir légitime, parce que l'obéissance envers lui était un devoir, parce que son autorité était appuyée sur la majesté du trône. La grandeur à elle seule peut bien arracher l'admiration et l'effroi, mais il n'y a que la grandeur légitime qui impose le respect et la soumission. Et il se dépouillait lui-même de cet avantage aussitôt qu'il jetait le masque et montrait en sa personne un criminel.

Le feld-maréchal Illo entreprit de sonder les sentiments des chefs et de les préparer à la démarche qu'on attendait d'eux. Il commença par leur exposer les dernières demandes que la cour avait faites au général et à l'armée, et, par le tour odieux qu'il sut leur donner, il lui fut aisé d'enflammer la colère de toute l'assemblée. Après ce début bien choisi, il s'étendit avec beaucoup d'éloquence sur les services de l'armée et du général, et sur l'ingratitude dont l'empereur avait coutume de les récompenser. «L'influence espagnole, affirma-t-il, dirigeait tous les pas de la cour; le ministère était à la solde de l'Espagne; le duc de Friedland lui seul avait résisté jusqu'alors à cette tyrannie, et par là[p. 427] il s'était attiré la haine des Espagnols. L'éloigner du commandement ou se défaire entièrement de lui était, poursuivit-il, depuis longtemps le but de leurs plus ardents efforts, et, en attendant que l'un ou l'autre leur réussisse, on cherche à miner sourdement sa puissance militaire. Le seul motif qu'on ait, en travaillant à faire passer le commandement dans les mains du roi de Hongrie, c'est de pouvoir promener à plaisir ce prince à la tête des troupes en campagne, comme l'organe docile d'inspirations étrangères, et affermir d'autant mieux en Allemagne la puissance espagnole. C'est uniquement afin de diminuer l'armée qu'on demande six mille hommes pour le cardinal infant; c'est uniquement pour la consumer par une campagne d'hiver qu'on insiste sur la reprise de Ratisbonne dans cette saison meurtrière. On rend difficiles aux troupes tous les moyens de vivre, tandis que les jésuites et les ministres s'engraissent de la sueur des provinces et dissipent l'argent destiné aux soldats. Le général avoue l'impuissance où il est de tenir parole à l'armée, parce que la cour l'abandonne. Pour tous les services qu'il a rendus, dans l'espace de vingt-deux ans, à la maison d'Autriche, pour toutes les fatigues qu'il a essuyées, pour tous les sacrifices qu'il a faits de sa fortune depuis qu'il sert l'empereur: on lui réserve, pour la seconde fois, une honteuse destitution. Mais il déclare qu'il ne veut pas laisser les choses en venir là. Il renonce de plein gré au commandement, avant qu'on le retire par violence de ses mains. Voilà, continue l'orateur, ce qu'il fait savoir par moi aux officiers. Que chacun se demande maintenant à lui-même [p. 428] s'il est prudent de sacrifier un tel général. Que tous voient qui leur remboursera les sommes qu'ils ont dépensées au service de l'empereur, et où ils recueilleront la récompense méritée de leur valeur, quand aura disparu celui sous les yeux duquel ils l'ont signalée.»

Un cri unanime, qu'il ne fallait pas laisser partir le général, interrompit l'orateur. Quatre des principaux sont délégués pour lui porter le vœu de l'assemblée et le supplier de ne pas abandonner l'armée. Le duc refusa pour la forme et ne se rendit qu'après une deuxième députation. Cette condescendance de sa part semblait mériter de la leur une déférence réciproque. Comme il s'engageait à ne pas quitter le service à l'insu et sans le consentement des chefs, il leur demanda par écrit une contre-promesse de lui rester fidèlement et fermement attachés, de ne jamais se séparer ou se laisser séparer de lui, et de donner pour lui jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Celui qui se détacherait de l'alliance serait tenu pour un traître oublieux de sa foi et traité par les autres en ennemi commun. La condition formellement ajoutée: «Aussi longtemps que Wallenstein emploierait l'armée pour le service de l'empereur,» éloignait toute fausse interprétation, et aucun des chefs assemblés ne fit difficulté de donner son entière approbation à une demande qui semblait si innocente et si équitable.

La lecture de cet écrit eut lieu immédiatement avant un festin que le feld-maréchal Illo avait ordonné tout exprès à cette intention: la signature devait être donnée après le repas. L'amphitryon [p. 429] prit soin d'émousser la raison de ses convives par des boissons fortes, et ce fut seulement lorsqu'il les vit chanceler par l'effet des vapeurs du vin qu'il leur donna l'écrit à signer. La plupart tracèrent inconsidérément leurs noms sans savoir ce qu'ils signaient; un petit nombre seulement, qui furent plus curieux ou plus défiants, parcoururent la feuille encore une fois et découvrirent avec étonnement que la clause: «Aussi longtemps que Wallenstein emploierait l'armée dans l'intérêt de l'empereur,» avait été retranchée. En effet, Illo, par une adroite supercherie, avait remplacé le premier exemplaire de l'engagement par un autre dans lequel cette formule manquait. La tromperie fut signalée, et beaucoup d'officiers refusèrent alors de donner leur signature. Piccolomini, qui pénétrait tout l'artifice, et ne prenait part à cette scène que pour en informer la cour, s'oublia dans l'ivresse jusqu'à porter la santé de l'empereur. Mais alors le comte Terzky se leva et déclara parjures coquins tous ceux qui se dédiraient. Ses menaces, l'idée du danger inévitable auquel on était exposé par un plus long refus, l'exemple du grand nombre et l'éloquence d'Illo triomphèrent enfin des scrupules, et la feuille fut signée de tous sans exception.

Maintenant Wallenstein avait, il est vrai, atteint son but; mais l'opposition tout à fait inattendue des chefs l'arracha tout d'un coup à l'illusion flatteuse dont il s'était bercé jusqu'alors. En outre, la plupart des noms étaient griffonnés d'une manière si illisible, qu'on ne pouvait s'empêcher de soupçonner une intention déloyale. Mais, au lieu d'être amené à la réflexion par cet avis du sort, il[p. 430] répandit, dans un débordement de plaintes et de malédictions indignes, la fureur de son ressentiment. Il appela, le lendemain matin, les chefs auprès de lui, et entreprit, en personne, de leur répéter tout le contenu de l'exposé qu'Illo leur avait fait le jour précédent. Après qu'il eut exhalé son mécontentement contre la cour dans les invectives et les reproches les plus amers, il rappela à ses officiers leur résistance de la veille, et déclara que par cette découverte il avait été déterminé à retirer sa promesse. Les chefs s'éloignèrent muets et consternés; mais, après une courte délibération dans l'antichambre, ils reparurent pour s'excuser de l'incident de la veille et s'offrir à signer de nouveau.

Maintenant il ne manquait plus rien que d'obtenir la même déclaration des généraux absents, ou de s'assurer de leur personne en cas de refus. Wallenstein renouvela donc son invitation et les pressa vivement d'accélérer leur venue. Mais, avant qu'ils arrivassent, la voix publique les avait déjà instruits de l'événement de Pilsen et avait refroidi tout à coup leur empressement. Altringer resta, sous prétexte de maladie, dans le château fort de Frauenberg. Gallas parut, à la vérité, mais seulement afin de pouvoir d'autant mieux, comme témoin oculaire, informer l'empereur du péril qui le menaçait. Les éclaircissements qu'ils donnèrent, lui et Piccolomini, changèrent tout d'un coup les inquiétudes de la cour en la plus effrayante certitude. De semblables découvertes, que l'on fit en même temps en d'autres lieux, ne laissèrent plus de place au doute, et le changement soudain des[p. 431] commandants en Silésie et en Autriche parut annoncer une entreprise des plus alarmantes. Le danger était pressant, et il exigeait un prompt remède. Cependant, on ne voulut pas commencer par l'exécution de la sentence, mais procéder selon toutes les règles de la justice. En conséquence, on adressa aux principaux chefs, sur la fidélité desquels on croyait pouvoir compter, l'ordre secret d'arrêter, de quelque manière que ce fût, et de mettre sous bonne garde, le duc de Friedland, avec ses deux affidés, Illo et Terzky, afin qu'ils pussent être entendus et se justifier. Mais si la chose, était-il dit, ne pouvait s'exécuter aussi paisiblement, le danger public exigeait qu'ils fussent pris morts ou vifs. Le général Gallas reçut en même temps une patente faite pour être montrée, dans laquelle cet ordre impérial était notifié à tous les généraux et officiers, l'armée tout entière était dégagée de ses devoirs envers le traître, et, jusqu'à la nomination d'un nouveau généralissime, l'autorité était remise au lieutenant général Gallas. Pour faciliter aux égarés et aux rebelles le retour à leur devoir, et ne pas jeter dans le désespoir les coupables, on accorda une entière amnistie pour tout ce qui s'était passé à Pilsen contre la majesté de l'empereur.

Le général Gallas ne se sentit pas fort tranquille en se voyant revêtu de cet honneur. Il se trouvait à Pilsen sous les yeux de celui dont il tenait le sort dans ses mains, au pouvoir de son ennemi, qui avait cent yeux pour l'observer. Si Wallenstein découvrait le secret de sa commission, rien ne pouvait le protéger contre les effets de sa vengeance[p. 432] et de son désespoir. S'il était déjà dangereux d'avoir à cacher seulement un ordre pareil, il l'était bien plus encore de l'exécuter. Les sentiments des chefs étaient incertains, et l'on pouvait tout au moins douter qu'après le pas qu'ils avaient franchi ils se montrassent disposés à prendre confiance dans les promesses impériales et à renoncer tout d'un coup à toutes les brillantes espérances qu'ils avaient fondées sur Wallenstein. Et quelle périlleuse tentative encore de porter la main sur la personne sacrée d'un homme considéré jusqu'alors comme inviolable, devenu, par un long exercice du pouvoir suprême, par une obéissance tournée en habitude, l'objet du plus profond respect, et armé de toute la force que peuvent prêter la majesté extérieure et la grandeur personnelle; d'un homme dont le seul regard faisait trembler servilement et dont un signe décidait de la vie et de la mort! Arrêter, comme un criminel ordinaire, un tel homme, au milieu de ses gardes, dans une ville qui lui semblait entièrement dévouée, et changer tout à coup en un objet de pitié ou de moquerie l'objet d'une vénération si profonde et si invétérée, était une commission qui pouvait faire hésiter même les plus courageux. La crainte et le respect de Wallenstein s'étaient gravés si profondément dans le cœur de ses soldats, que même le crime monstrueux de haute trahison ne pouvait déraciner tout à fait ces sentiments.

Gallas comprit l'impossibilité de remplir sa commission sous les yeux de Friedland, et son vœu le plus ardent était de s'aboucher avec Altringer, avant de risquer un seul pas pour l'exécution. Le [p. 433] long retard de ce dernier commençant à éveiller le soupçon chez le duc, Gallas offrit de se rendre en personne à Frauenberg, et, comme parent d'Altringer, de le déterminer à venir. Wallenstein reçut avec une si grande satisfaction cette preuve de son zèle, qu'il lui donna son propre équipage pour faire la route. Joyeux du succès de sa ruse, Gallas quitta Pilsen sans délai et chargea Piccolomini d'observer la conduite de Wallenstein; mais il ne tarda pas lui-même à faire usage de la patente impériale partout où la chose était praticable, et les troupes se déclarèrent beaucoup plus favorablement qu'il n'eût pu l'espérer. Au lieu de ramener à Pilsen son ami, il l'envoya au contraire à Vienne, pour défendre l'empereur contre une attaque dont il était menacé, et il se porta lui-même vers la haute Autriche, où le voisinage du duc Bernard de Weimar excitait les plus vives alarmes. En Bohême, les villes de Budweiss et de Tabor furent de nouveau occupées pour l'empereur, et l'on fit toutes les dispositions pour résister promptement et vigoureusement aux entreprises du traître.

Comme Gallas ne paraissait pas non plus songer à revenir, Piccolomini hasarda de mettre encore à l'épreuve la crédulité de Wallenstein. Il lui demanda la permission d'aller quérir Gallas, et Wallenstein se laissa tromper pour la seconde fois. Cet inconcevable aveuglement n'est explicable pour nous que comme une conséquence de son orgueil: jamais il ne revenait sur le jugement qu'il avait porté de quelqu'un, et il ne voulait pas s'avouer à lui-même qu'il lui fût possible de se tromper. Il fit encore conduire dans sa propre voiture le comte[p. 434] Piccolomini, jusqu'à la ville de Lintz, où ce général suivit aussitôt l'exemple de Gallas, et fit même un pas de plus. Il avait promis à Wallenstein de revenir: il revint, mais à la tête d'une armée, pour surprendre le duc dans Pilsen. Une autre armée, sous le général de Suys, courut à Prague pour recevoir, au nom de l'empereur, la soumission de cette capitale et la défendre contre une attaque des rebelles. En même temps, Gallas s'annonce à tous les corps d'armée répandus en Autriche comme l'unique chef de qui l'on ait désormais à recevoir les ordres. Dans tous les camps impériaux, des placards sont semés, qui déclarent proscrits le duc et quatre de ses affidés et délient les armées de leurs devoirs envers le traître.

L'exemple donné à Lintz trouve partout des imitateurs; on maudit la mémoire du rebelle; toutes les armées se détachent de lui. Enfin, Piccolomini lui-même ne reparaissant pas, le voile tombe des yeux de Wallenstein, et il s'éveille avec horreur de son rêve. Cependant, à ce moment encore, il croit à la véracité des étoiles et à la fidélité de l'armée. Aussitôt qu'il apprend la défection de Piccolomini, il fait publier la défense d'obéir désormais à aucun ordre qui ne parte directement de lui-même ou de Terzky et d'Illo. Il se prépare en toute hâte à marcher sur Prague, où il est résolu de jeter enfin le masque et de se déclarer ouvertement contre l'empereur. Toutes les troupes devaient se rassembler devant Prague et de là, aussi promptes que la foudre, se précipiter sur l'Autriche. Le duc Bernard, qu'on avait attiré dans la conspiration, devait soutenir avec les Suédois les opérations de Wallenstein[p. 435] et faire une diversion sur le Danube. Déjà Terzky avait pris les devants et courait sur Prague, et le manque de chevaux empêcha seul le duc de suivre avec le reste des régiments demeurés fidèles. Mais, au moment où il attend avec la plus ardente impatience des nouvelles de Prague, il apprend la perte de cette ville, il apprend la défection de ses généraux, la désertion de ses troupes, la découverte de tout son complot, l'approche rapide de Piccolomini, qui a juré sa perte. Tous ses plans croulent à la fois avec une effrayante célérité; toutes ses espérances sont trompées. Il reste seul, abandonné de tous ceux à qui il a fait du bien, trahi de tous ceux sur lesquels il se reposait. Mais ce sont de pareilles situations qui éprouvent les grands caractères. Déçu dans tout ce qu'il attendait, il ne renonce à aucun de ses projets; il ne croit rien perdu, puisqu'il se reste encore à lui-même. Le moment était venu où il avait besoin de l'assistance des Suédois et des Saxons, si souvent demandée, et où disparaissaient tous les doutes sur la sincérité de ses intentions. Et maintenant qu'Oxenstiern et Arnheim reconnaissaient la réalité de son projet et sa détresse, ils n'hésitèrent pas plus longtemps à profiter de l'occasion favorable et à lui promettre leur appui. Du côté des Saxons, le duc François-Albert de Saxe-Lauenbourg devait lui amener quatre mille hommes; du côté des Suédois, le duc Bernard et le comte palatin Christian de Birkenfeld, six mille hommes de troupes aguerries. Wallenstein abandonna Pilsen avec le régiment de Terzky et le peu de soldats qui lui étaient restés fidèles ou qui feignaient de l'être, et il courut à Égra, aux frontières du royaume,[p. 436] pour être plus près du haut Palatinat et rendre ainsi plus facile sa jonction avec le duc Bernard. Il ne connaissait pas encore la sentence qui le déclarait ennemi public et traître; ce n'était qu'à Égra que ce coup de foudre devait le frapper. Il comptait encore sur une armée que le général Schafgotsch lui tenait prête en Silésie, et se flattait toujours de l'espérance qu'un grand nombre de ceux mêmes qui s'étaient séparés de lui depuis longtemps lui reviendraient à la première lueur de sa fortune renaissante. Même dans sa fuite vers Égra, tant cette décourageante expérience avait peu dompté son téméraire courage, il s'occupait encore du gigantesque projet de détrôner l'empereur. Dans ces conjonctures, il arriva qu'un homme de sa suite lui demanda la permission de lui donner un conseil: «Chez l'empereur, lui dit-il, Votre Altesse occupe un rang certain, elle est un grand et très-estimé seigneur; chez l'ennemi, vous n'êtes encore qu'un roi incertain. Or, il n'est pas sage de risquer le certain pour l'incertain. L'ennemi se servira de Votre Altesse, parce que l'occasion est favorable; mais votre personne lui sera toujours suspecte, et toujours il craindra que vous n'agissiez peut-être une fois, envers lui aussi, comme vous agissez aujourd'hui envers l'empereur. Revenez donc sur vos pas, pendant qu'il en est temps encore.» Le duc l'interrompit: «Et quel moyen me reste-t-il?—Vous avez dans votre caisse, lui répondit le conseiller, quarante mille hommes d'armes (des ducats ayant pour effigie des hommes cuirassés); prenez-les avec vous, et allez droit à la cour impériale. Là, déclarez que toutes vos démarches jusqu'ici n'ont[p. 437] eu pour objet que d'éprouver la fidélité des serviteurs impériaux et de distinguer les bons des suspects. Et, comme la plupart se sont montrés disposés à la défection, vous êtes venu mettre en garde Sa Majesté Impériale contre ces hommes dangereux. Ainsi, vous ferez des traîtres de chacun de ceux qui veulent faire aujourd'hui de vous un coquin. A la cour impériale, vous serez assurément le bienvenu avec vos quarante mille hommes d'armes, et vous redeviendrez l'ancien Friedland.—La proposition est bonne, répondit Wallenstein après quelque réflexion, mais le diable s'y fie!»

Tandis que le duc poussait vivement de la ville d'Égra les négociations avec l'ennemi, qu'il consultait les astres et se livrait à de nouvelles espérances, on aiguisait presque sous ses yeux le fer qui mit fin à sa vie. La sentence impériale, qui le déclarait proscrit, n'avait pas manqué son effet, et la Némésis vengeresse voulut que l'ingrat tombât sous les coups de l'ingratitude. Au nombre de ses officiers, Wallenstein avait honoré d'une faveur particulière un Irlandais nommé Leslie, et il avait fait toute la fortune de cet homme. Ce fut celui-là même qui se sentit destiné et appelé à exécuter sur lui la sentence de mort et à mériter le sanglant salaire. Ce Leslie ne fut pas plutôt arrivé à Égra à la suite de Wallenstein, qu'il révéla au colonel Buttler, commandant de cette ville, et au lieutenant-colonel Gordon, l'un et l'autre Écossais protestants, tous les criminels projets de Friedland, que cet imprudent lui avait confiés chemin faisant. Leslie trouva en eux deux hommes capables d'une résolution. On avait le choix entre la trahison et le devoir, entre le souverain[p. 438] légitime et un rebelle fugitif, abandonné de tous. Quoique celui-ci fût le bienfaiteur commun, le choix ne pouvait demeurer un instant douteux. On s'engage fermement et solennellement à la fidélité envers l'empereur, et cette fidélité exige contre l'ennemi public les mesures les plus promptes. L'occasion est favorable, et son mauvais génie l'a livré, de lui-même, dans les mains de la vengeance. Cependant, pour ne point usurper les fonctions de la justice, on décide de lui amener sa victime vivante, et l'on se sépare avec la résolution hasardeuse d'arrêter le général. Un profond secret enveloppe ce noir complot, et Wallenstein, sans aucun pressentiment de sa perte, dont il est si proche, se flatte, au contraire, de trouver dans la garnison d'Égra ses plus vaillants et ses plus fidèles défenseurs.

Dans ce temps même, on lui apporte la patente impériale qui renferme son arrêt, et qui a été publiée contre lui dans tous les camps. Il reconnaît alors toute la grandeur du danger qui l'environne, l'impossibilité absolue de revenir sur ses pas, son affreux isolement, la nécessité de se remettre à la discrétion de l'ennemi. Toute l'indignation de son âme ulcérée s'épanche devant Leslie, et la violence de la passion lui arrache son dernier secret. Il révèle à cet officier sa résolution de livrer au comte palatin de Birkenfeld Égra et Elnbogen, comme les clefs du royaume, et l'instruit en même temps de la prochaine arrivée du duc Bernard à Égra, dont il a été averti cette nuit même par un courrier. Cette découverte, que Leslie communique au plus tôt aux conjurés, change leur première résolution. Le pressant danger ne[p. 439] permet plus aucun ménagement. Égra peut à chaque instant tomber dans les mains de l'ennemi, et une soudaine révolution mettre leur captif en liberté. Pour prévenir ce malheur, ils décident de le tuer, lui et ses affidés, la nuit suivante.

Afin que la chose pût se faire avec le moins de bruit possible, on convint de l'exécuter dans un repas, que donna le colonel Buttler au château d'Égra. Les autres conviés y parurent; mais Wallenstein, beaucoup trop agité pour figurer dans une société joyeuse, se fit excuser. Il fallut donc, en ce qui le concernait, changer de plan; mais on résolut d'agir envers les autres comme on en était convenu. Les trois généraux Illo, Terzky et Guillaume Kinsky, et avec eux le capitaine de cavalerie Neumann, officier plein de capacité, que Terzky avait coutume d'employer dans toute affaire épineuse qui demandait de la tête, se présentèrent avec une parfaite sécurité. Avant leur arrivée, on avait introduit dans le château les soldats les plus sûrs de la garnison, qui avait été mise dans le complot. On avait occupé toutes les issues qui menaient hors du château, et caché dans une chambre à côté de la salle à manger dix dragons de Buttler, qui devaient paraître à un signal convenu et massacrer les traîtres. Sans aucun pressentiment du danger suspendu sur leurs têtes, les convives se livrèrent avec confiance aux plaisirs du festin et portèrent à pleines coupes la santé de Wallenstein, non plus du serviteur impérial, mais du prince souverain. Le vin leur ouvrit le cœur, et Illo déclara, avec beaucoup d'orgueil, que, dans trois jours, une armée serait là, telle que Wallenstein n'en avait jamais commandé. «Oui!» interrompt[p. 440] Neumann, ajoutant «qu'alors il espère laver ses mains dans le sang des Autrichiens.» Pendant ces discours, on apporte le dessert, et, à ce moment, Leslie donne le signal convenu de lever le pont, et il prend sur lui les clefs du château. Tout à coup, la salle se remplit de gens armés, qui se placent derrière les siéges des convives désignés, avec le cri inattendu de: «Vive Ferdinand!» Consternés et saisis d'un pressentiment funeste, tous les quatre, d'un bond, se lèvent de table en même temps. Kinsky et Terzky sont égorgés sur-le-champ, avant d'avoir pu se mettre en défense; Neumann trouve moyen de s'enfuir dans la cour pendant la confusion, mais il y est reconnu par les gardes et massacré à l'instant même. Illo lui seul eut assez de présence d'esprit pour se défendre. Il se plaça auprès d'une fenêtre, d'où il reprocha, avec les plus amères injures, à Gordon sa trahison, le provoquant à se battre avec lui en homme d'honneur et en chevalier. Ce ne fut qu'après la plus courageuse résistance, après avoir étendu morts deux de ses ennemis, qu'il succomba, accablé par le nombre et percé de dix coups. Aussitôt que cet acte fut accompli, Leslie se hâta d'aller dans la ville pour prévenir une émeute. Quand les sentinelles du château le virent courant hors d'haleine, elles le prirent pour un des rebelles et tirèrent sur lui, mais sans l'atteindre. Cependant, ces coups de feu mirent en mouvement toutes les gardes de la ville, et la prompte présence de Leslie fut nécessaire pour les tranquilliser. Il leur découvrit alors en détail tout le plan de la conspiration de Friedland et les mesures déjà prises pour s'y opposer, le sort des quatre rebelles,[p. 441] ainsi que celui qui attendait le chef lui-même. Comme il les trouva disposés à seconder son dessein, il leur fit de nouveau prêter serment d'être fidèles à l'empereur et de vivre et de mourir pour la bonne cause. Alors cent dragons de Buttler furent introduits du château dans la ville et reçurent l'ordre de parcourir les rues à cheval, pour tenir en bride les partisans de Wallenstein et prévenir tout tumulte. En même temps, toutes les portes d'Égra et tous les abords du château de Friedland, qui touchait à la place du marché, furent occupés par des soldats nombreux et sûrs, afin que le duc ne pût ni s'échapper ni recevoir de secours du dehors.

Mais, avant de passer à l'exécution, les conjurés tinrent encore au château une longue conférence, pour décider si réellement ils tueraient Wallenstein ou s'ils ne se borneraient pas plutôt à le faire prisonnier. Couverts de sang, et debout, en quelque sorte, sur les cadavres de ses complices égorgés, ces hommes farouches reculaient d'horreur devant l'attentat qui devait mettre fin à une vie si grande, si mémorable. Ils le voyaient encore, le chef tout-puissant, au milieu de la bataille, dans ses jours heureux, environné de son armée victorieuse, dans tout l'éclat de sa grandeur souveraine; et la crainte invétérée saisit encore une fois leurs cœurs ébranlés. Mais bientôt l'image du pressant danger étouffe cette émotion fugitive. On se souvient des menaces que Neumann et Illo ont proférées à table; on voit déjà les Saxons et les Suédois dans le voisinage d'Égra, avec une formidable armée, et plus de salut que dans la prompte mort du traître. On s'arrête donc à la première résolution, et le meurtrier qu'on tient[p. 442] déjà tout prêt, le capitaine Deveroux, un Irlandais, reçoit l'ordre sanglant.

Tandis que ces trois hommes décidaient de son sort au château d'Égra, Wallenstein, en conversation avec Séni, était occupé à lire sa destinée dans les astres. «Le danger n'est pas encore passé, disait l'astrologue avec un esprit prophétique.—Il est passé, disait le duc, qui voulait faire prévaloir sa volonté jusque dans le ciel. Mais que tu sois prochainement jeté dans un cachot, continua-t-il non moins prophète à son tour, voilà, pauvre Séni, ce qui est écrit dans les étoiles.» L'astrologue avait pris congé, et Wallenstein était au lit, quand le capitaine Deveroux parut devant sa demeure avec six hallebardiers, et la garde, pour qui ce n'était point une chose extraordinaire de le voir chez le général entrer et sortir à toute heure, le laissa passer sans difficulté. Un page qui le rencontre sur l'escalier et veut faire du bruit est percé d'un coup de pique. Dans l'antichambre, les meurtriers trouvent un valet qui sort de la chambre à coucher de son maître et qui vient d'en retirer la clef. Le doigt sur sa bouche, ce serviteur effrayé leur fait signe de ne point faire de bruit, parce que le duc vient de s'endormir. «Mon ami, lui crie Deveroux, le moment est venu de faire du bruit.» En disant ces mots, il s'élance contre la porte, qui est aussi verrouillée en dedans, et l'enfonce d'un coup de pied.

Wallenstein avait été réveillé en sursaut de son premier sommeil par le bruit d'un coup de mousquet et s'était élancé vers la fenêtre pour appeler la garde. A ce moment, il entendit, des fenêtres de la maison, les gémissements et les lamentations des comtesses[p. 443] Terzky et Kinsky, qui venaient d'apprendre la mort violente de leurs maris. Avant qu'il eût le temps de réfléchir à ce sujet d'effroi, Deveroux était dans la chambre avec ses sicaires. Wallenstein était encore en chemise, comme il avait sauté du lit. Il se tenait près de la fenêtre, appuyé à une table. «Tu es donc le scélérat, lui crie Deveroux, qui veut faire passer à l'ennemi les soldats de l'empereur et arracher la couronne du front de Sa Majesté? Il faut que tu meures à l'instant même!» Deveroux s'arrête quelques minutes, comme s'il attendait une réponse; mais la surprise et l'orgueil qui brave la menace ferment la bouche de Wallenstein. Les bras étendus, il reçoit par devant, dans la poitrine, le coup mortel de la hallebarde, et, sans faire entendre un soupir, il tombe, baigné dans son sang.

Le lendemain accourt un exprès du duc de Lauenbourg, qui annonce la prochaine arrivée de ce prince. On s'assure de la personne de ce messager, et l'on expédie au duc un autre laquais, à la livrée de Friedland, pour l'attirer à Égra. La ruse réussit, et François-Albert se livre lui-même aux mains des ennemis. Il s'en fallut peu que le duc Bernard de Weimar, qui s'était déjà mis en route pour Égra, n'éprouvât le même sort. Heureusement, il apprit assez tôt la fin tragique de Wallenstein pour se dérober au danger par une prompte retraite. Ferdinand donna quelques larmes au sort de son général, et fit dire à Vienne trois mille messes pour ceux qu'on avait tués à Égra; mais en même temps il n'oublia pas de récompenser les meurtriers par des chaînes d'or, des clefs de chambellans, des dignités et des terres nobles.

C'est ainsi que Wallenstein termina, à l'âge de[p. 444] cinquante ans, sa vie extraordinaire et remplie d'événements. L'ambition l'avait élevé, l'ambition le perdit. Avec tous ses défauts, il fut grand cependant, digne d'admiration, incomparable s'il eût gardé la mesure. Les vertus du souverain et du héros, la prudence, la justice, la fermeté et le courage, s'élèvent dans son caractère à des proportions colossales; mais il manquait des vertus plus douces de l'homme, qui décorent le héros et gagnent les cœurs au maître. La peur était le talisman par lequel il agissait. Excessif dans les punitions comme dans les récompenses, il savait entretenir dans une ardeur continuelle le zèle de ses subordonnés; aucun général du moyen âge ou des temps modernes ne pourrait se vanter d'avoir été obéi comme lui. Il appréciait plus que la valeur la soumission à ses ordres, parce que par la première c'est seulement le soldat qui agit, et par la seconde le général. Il exerçait la docilité de ses troupes par des ordres capricieux, et récompensait avec prodigalité l'empressement à lui obéir, même dans les moindres choses, parce qu'il estimait plus l'obéissance elle-même que l'objet de l'obéissance. Un jour, il fit défendre, sous peine de mort, dans toute l'armée, de porter d'autres écharpes que de couleur rouge. Un capitaine de cavalerie eut à peine appris cet ordre qu'il arracha la sienne, brochée d'or, et la foula aux pieds. Wallenstein, à qui l'on rapporta la chose, le fit sur-le-champ colonel. Son regard était sans cesse dirigé sur l'ensemble, et, malgré toutes les apparences de l'arbitraire et de la fantaisie, un principe, qu'il ne perdait jamais de vue, était la convenance des moyens et de la fin. Les brigandages des soldats en pays ami[p. 445] avaient provoqué de rigoureuses ordonnances contre les maraudeurs, et il y avait menace de la corde pour quiconque était surpris à voler. Il arriva un jour que Wallenstein lui-même rencontra dans la campagne un soldat, qu'il fit arrêter, sans enquête, comme un transgresseur de la loi, et qu'il condamna au gibet, avec le mot ordinaire, le mot foudroyant, auquel il n'y avait pas de réplique: «Qu'on pende la bête!» Le soldat proteste et prouve son innocence; mais la sentence irrévocable est prononcée. «Eh bien! qu'on le pende innocent, répond le barbare; le coupable n'en tremblera que plus sûrement.» Déjà l'on fait les préparatifs pour exécuter cet ordre, quand le soldat, qui se voit perdu sans ressource, prend la résolution désespérée de ne pas mourir sans vengeance. Il s'élance avec fureur sur son juge, mais il est accablé par le nombre et désarmé avant de pouvoir exécuter son dessein. «Laissez-le aller maintenant, dit le duc; voilà qui effrayera bien assez.» Sa libéralité était soutenue par des revenus immenses, qu'on estimait à trois millions par année, sans compter les sommes énormes qu'il savait extorquer sous le nom de contributions. Son esprit indépendant et sa lumineuse intelligence l'élevaient au-dessus des préjugés religieux de son siècle, et les jésuites ne lui pardonnèrent jamais d'avoir pénétré leur système et de n'avoir vu dans le pape qu'un évêque de Rome.

Mais, dès le temps du prophète Samuel, jamais homme qui s'est séparé de l'Église ne fit une heureuse fin, et Wallenstein augmenta, lui aussi, le nombre de ses victimes. Par des intrigues de moines, il perdit à Ratisbonne le bâton du commandement, et[p. 446] dans Égra la vie; par des ruses monacales, il perdit peut-être ce qui est plus encore, son nom honorable et sa bonne renommée auprès de la postérité. Car enfin on doit avouer, pour rendre hommage à la vérité, que ce ne sont pas des plumes entièrement fidèles qui nous ont transmis l'histoire de cet homme extraordinaire; que la trahison de Wallenstein et ses projets sur la couronne de Bohême ne s'appuient sur aucun fait rigoureusement démontré, mais seulement sur des présomptions vraisemblables. On n'a pas encore trouvé le document qui nous découvrirait, avec une certitude historique, les ressorts secrets de sa conduite, et, parmi ses actes publics, universellement attestés, il n'en est aucun qui ne pût découler finalement d'une source innocente. Plusieurs de ses démarches les plus blâmées ne prouvent que son penchant sérieux pour la paix; la plupart des autres s'expliquent et s'excusent par sa juste défiance envers l'empereur et par le désir pardonnable de maintenir son importance. A la vérité, sa conduite envers l'électeur de Bavière atteste une basse passion de vengeance et un caractère implacable; mais aucune de ses actions ne nous autorise à le tenir pour convaincu de trahison. Si la nécessité et le désespoir le poussèrent enfin à mériter réellement la sentence qui l'avait frappé innocent, cela ne peut suffire pour justifier la sentence même. Ainsi, Wallenstein ne tomba point parce qu'il était rebelle, mais il fut rebelle parce qu'il tombait. Ce fut un malheur pour lui, pendant sa vie, de s'être fait un ennemi d'un parti victorieux, ce fut un malheur pour lui, après sa mort, que cet ennemi lui survécût et que ce fût lui qui écrivit son histoire.

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LIVRE CINQUIÈME

La mort de Wallenstein rendait nécessaire un nouveau généralissime, et l'empereur céda enfin au conseil que lui donnaient les Espagnols d'élever à cette dignité son fils Ferdinand, roi de Hongrie. Sous lui commande le comte de Gallas, qui exerce les fonctions de général, tandis que le prince ne fait proprement que décorer ce poste de son nom et de l'autorité de son rang. Bientôt des forces considérables se rassemblent sous les drapeaux de Ferdinand. Le duc de Lorraine lui amène en personne des troupes auxiliaires, et le cardinal infant arrive d'Italie avec dix mille hommes pour renforcer son armée. Afin de chasser l'ennemi du Danube, le nouveau général entreprend le siége de Ratisbonne, ce qu'on n'avait pas pu obtenir de son prédécesseur. Vainement le duc Bernard de Weimar pénètre au cœur de la Bavière pour attirer les Impériaux loin de cette ville: Ferdinand pousse le siége avec une vigueur inébranlable, et, après la plus opiniâtre résistance, la ville lui ouvre ses portes. Donawert éprouve bientôt après le même sort; puis Nœrdlingen, en Souabe, est assiégé à son tour. La perte de tant de villes impériales devait être d'autant plus sensible au parti suédois que l'amitié de ces villes avait été jusqu'alors très-décisive pour le bonheur[p. 448] de ses armes; l'indifférence à leur sort aurait paru vraiment inexcusable. C'eût été pour les Suédois une ineffaçable honte d'abandonner leurs alliés dans le péril et de les livrer à la vengeance d'un vainqueur implacable. Déterminée par ces motifs, l'armée suédoise marche sur Nœrdlingen, sous la conduite de Horn et de Bernard de Weimar, résolue de délivrer cette ville, dût-il en coûter une bataille.

L'entreprise était difficile, car les forces de l'ennemi étaient de beaucoup supérieures à celles des Suédois, et, dans ces circonstances, la prudence conseillait d'autant plus de n'en pas venir aux mains que l'armée ennemie devait bientôt se diviser, et que la destination des troupes italiennes les appelait dans les Pays-Bas. On pouvait, en attendant, choisir une position telle que Nœrdlingen fût couvert et que les vivres fussent coupés à l'ennemi. Gustave Horn fit valoir toutes ces raisons dans le conseil de guerre; mais ses représentations ne purent trouver accès dans des esprits qui, enivrés par une longue suite de succès, ne croyaient entendre, dans les conseils de la prudence, que la voix de la crainte. Vaincu, quand on alla aux voix, par l'ascendant du duc Bernard, Gustave Horn dut se résoudre, malgré lui, à une bataille, dont ses noirs pressentiments lui présageaient l'issue malheureuse.

Tout le sort du combat semblait tenir à l'occupation d'une hauteur qui dominait le camp des Impériaux. La tentative faite pour s'en emparer pendant la nuit avait échoué, parce que le pénible transport de l'artillerie à travers des ravins et des bois ralentit la marche des troupes. Lorsqu'on parut devant la[p. 449] hauteur, vers minuit, l'ennemi l'avait déjà occupée et fortifiée par de solides retranchements. On attendit donc le point du jour pour l'emporter d'assaut. La bravoure impétueuse des Suédois s'ouvrit un passage à travers tous les obstacles: les demi-lunes sont enlevées heureusement par chacune des brigades commandées à cet effet; mais, comme elles pénètrent en même temps, des deux côtés opposés, dans les retranchements, elles se heurtent l'une l'autre et se mettent réciproquement en désordre. Dans ce moment malheureux, un baril de poudre vient à sauter et jette la plus grande confusion parmi les troupes suédoises. La cavalerie impériale pénètre dans les rangs rompus, et la déroute devient générale. Aucune exhortation de leur général ne peut décider les fuyards à renouveler l'attaque.

En conséquence, afin de rester maître de ce poste important, il se résout à faire avancer des troupes fraîches; mais, dans l'intervalle, quelques régiments espagnols l'ont occupé, et toute tentative pour l'enlever est rendue vaine par l'héroïque bravoure de ces troupes. Un régiment envoyé par Bernard attaque sept fois, et sept fois il est repoussé. On sent bientôt combien est grand le désavantage de ne s'être pas emparé de cette position. De la hauteur, le feu de l'artillerie ennemie fait d'affreux ravages dans l'aile des Suédois postée près de la colline, en sorte que Gustave Horn, qui la commande, doit se résoudre à la retraite. Au lieu de pouvoir couvrir cette manœuvre de son collègue et arrêter la poursuite de l'ennemi, le duc Bernard est repoussé lui-même, par des forces supérieures, dans la plaine, où sa cavalerie en déroute porte le désordre parmi[p. 450] les troupes de Horn et rend la défaite et la fuite générales. Presque toute l'infanterie est prise ou tuée; plus de douze mille hommes restent sur le champ de bataille; quatre-vingts canons, environ quatre mille chariots, et trois cents étendards ou drapeaux, tombent dans les mains des Impériaux. Gustave Horn lui-même est fait prisonnier avec trois autres généraux. Le duc Bernard sauve avec peine quelques faibles débris de l'armée, qui ne parviennent à se rassembler sous ses drapeaux que dans la ville de Francfort.

La défaite de Nœrdlingen coûta au chancelier suédois sa deuxième nuit d'insomnie en Allemagne. La perte qu'entraînait cette défaite était incalculable. Les Suédois avaient perdu d'un seul coup leur supériorité sur le champ de bataille, et avec elle la confiance de tous les alliés, qu'on n'avait due jusqu'alors qu'au seul bonheur des armes. Une dangereuse division menaçait de détruire toute l'alliance protestante. La crainte et l'effroi s'emparèrent de tout le parti, et celui des catholiques se releva avec un triomphant orgueil de sa profonde décadence. La Souabe et les cercles les plus voisins ressentirent les premières suites de la défaite de Nœrdlingen, et le Wurtemberg surtout fut inondé par les troupes victorieuses. Tous les membres de l'alliance de Heilbronn redoutaient la vengeance de l'empereur. Ce qui pouvait fuir se sauvait à Strasbourg, et les villes impériales, sans secours, attendaient leur sort avec angoisse. Un peu plus de modération envers les vaincus aurait ramené tous ces faibles États sous la domination de l'empereur; mais la dureté que l'on montra à ceux mêmes qui se[p. 451] soumirent volontairement porta les autres au désespoir et les excita à la plus vive résistance.

Dans ces circonstances critiques, tous cherchaient secours et conseil auprès d'Oxenstiern; Oxenstiern avait recours aux états allemands. On manquait de troupes, on manquait d'argent pour en lever de nouvelles et payer aux anciennes la solde arriérée, qu'elles réclamaient impétueusement. Oxenstiern se tourne vers l'électeur de Saxe, qui abandonne la cause suédoise, pour traiter de la paix avec l'empereur à Pirna. Il sollicite l'assistance des états de la basse Saxe: ceux-ci, fatigués depuis longtemps des demandes d'argent et des prétentions de la Suède, ne songent plus maintenant qu'à eux-mêmes; et le duc Georges de Lunebourg, au lieu de porter de prompts secours à la haute Allemagne assiége Minden afin de le garder pour lui. Laissé sans appui par ses alliés allemands, le chancelier implore le secours des puissances étrangères: il demande de l'argent et des soldats à l'Angleterre, à la Hollande, à Venise, et, poussé par l'extrême nécessité, il finit par se résoudre, démarche pénible qu'il a longtemps évitée, à se jeter dans les bras de la France.

Enfin était arrivé le moment que Richelieu attendait depuis longtemps avec une vive impatience. L'impossibilité absolue de se sauver par une autre voie pouvait seule déterminer les états protestants d'Allemagne à soutenir les prétentions de la France sur l'Alsace. Cette nécessité suprême existait maintenant: on ne pouvait se passer de la France, et elle se fit chèrement payer la part active qu'elle prit, à partir de ce moment, à la guerre d'Allemagne. Elle parut alors sur la scène politique avec[p. 452] beaucoup de gloire et d'éclat. Oxenstiern, à qui il en coûtait peu de livrer les droits et les territoires allemands, avait déjà cédé à Richelieu la forteresse de Philippsbourg et les autres places demandées. A leur tour, les protestants de la haute Allemagne envoient en leur nom une ambassade particulière, pour mettre sous la protection française l'Alsace, la forteresse de Brisach (dont il fallait d'abord s'emparer), et toutes les places du haut Rhin, qui étaient les clefs de l'Allemagne. Ce que signifiait la protection française, on l'avait vu pour les évêchés de Metz, de Toul et de Verdun, que la France protégeait depuis des siècles contre leurs possesseurs légitimes. Le territoire de Trèves avait déjà des garnisons françaises; la Lorraine était comme conquise, puisqu'elle pouvait à chaque moment être envahie par une armée, et qu'elle était hors d'état de résister par ses propres forces à sa puissante voisine. La France avait maintenant l'espérance la plus fondée d'ajouter encore l'Alsace à ses vastes possessions, et, comme elle se partagea bientôt après avec la Hollande les Pays-Bas espagnols, elle pouvait se promettre de faire du Rhin sa limite naturelle contre l'Empire germanique. C'est ainsi que les droits de l'Allemagne furent honteusement vendus, par des états allemands, à l'ambitieuse et perfide puissance qui, sous le masque d'une amitié désintéressée, ne visait qu'à son agrandissement, et, en prenant d'un front audacieux le titre honorable de protectrice, ne songeait qu'à tendre son filet et à travailler pour elle-même dans la confusion générale.

En retour de ces importantes cessions, la France s'engagea à faire une diversion en faveur des armes[p. 453] suédoises, en attaquant l'Espagne, et, s'il fallait en venir à une rupture ouverte avec l'empereur lui-même, à entretenir sur la rive droite du Rhin une armée de douze mille hommes, qui agirait de concert avec les Suédois et les Allemands contre l'Autriche. Les Espagnols fournirent eux-mêmes l'occasion souhaitée de leur déclarer la guerre. Ils fondirent, des Pays-Bas, sur la ville de Trèves, massacrèrent la garnison française qui s'y trouvait, et, contre le droit des gens, se saisirent de la personne de l'électeur, qui s'était mis sous la protection de la France, et l'emmenèrent prisonnier en Flandre. Le cardinal infant, comme gouverneur des Pays-Bas espagnols, ayant refusé au roi de France la satisfaction demandée et la mise en liberté du prince prisonnier, Richelieu lui déclara formellement la guerre à Bruxelles, par un héraut d'armes, selon l'antique usage; et elle fut réellement ouverte, par trois différentes armées, dans le Milanais, dans la Valteline et en Flandre. Le ministre français parut être moins sérieusement résolu à la guerre avec l'empereur, où il y avait moins d'avantages à recueillir et de plus grandes difficultés à vaincre; cependant une quatrième armée, sous les ordres du cardinal de la Valette, fut envoyée au delà du Rhin, en Allemagne, et, réunie au duc Bernard, elle entra, sans déclaration de guerre préalable, en campagne contre l'empereur.

Un coup beaucoup plus sensible encore pour les Suédois que la défaite même de Nœrdlingen fut la réconciliation de l'électeur de Saxe avec l'empereur. Après des tentatives répétées de part et d'autre pour l'empêcher et la favoriser, elle fut conclue enfin à[p. 454] Pirna, en 1634, et, au mois de mai de l'année suivante, confirmée à Prague par un traité de paix formel. L'électeur de Saxe n'avait jamais pu prendre son parti des prétentions des Suédois en Allemagne, et son antipathie pour cette puissance étrangère, qui dictait des lois dans l'Empire, s'était accrue à chaque nouvelle demande qu'Oxenstiern adressait aux états allemands. Ces mauvaises dispositions à l'égard de la Suède secondèrent de la manière la plus énergique les efforts faits par la cour d'Espagne pour établir la paix entre la Saxe et l'empereur. Lassé par les calamités d'une guerre si longue et si désastreuse, dont les provinces saxonnes étaient, plus que toutes les autres, le déplorable théâtre, ému des souffrances affreuses et générales que les amis, aussi bien que les ennemis, accumulaient sur ses sujets, et gagné par les offres séduisantes de la maison d'Autriche, l'électeur abandonna enfin la cause commune, et, montrant peu de souci pour le sort de ses co-états et pour la liberté allemande, il ne songea qu'à servir ses intérêts particuliers, fût-ce aux dépens de l'ensemble.

Et, en effet, la misère était arrivée en Allemagne à un si prodigieux excès, que des millions de voix imploraient la paix, et que la plus désavantageuse eût encore été considérée comme un bienfait du Ciel. On ne voyait que des déserts là où des milliers d'hommes heureux, diligents, s'agitaient autrefois, là où la nature avait répandu ses dons les plus magnifiques, où avaient régné le bien-être et l'abondance. Les champs, abandonnés par les mains actives du laboureur, restaient incultes et stériles, et, si çà et là de nouvelles semailles commençaient à lever, et[p. 455] promettaient une riante moisson, une seule marche de troupes détruisait le travail d'une année entière, la dernière espérance du peuple affamé. Les châteaux brûlés, les campagnes ravagées, les villages réduits en cendres, offraient au loin le spectacle d'une affreuse dévastation, tandis que leurs habitants, condamnés à la misère, allaient grossir le nombre des bandes incendiaires et rendre avec barbarie à leurs concitoyens épargnés ce qu'ils avaient eux-mêmes souffert. Nulle ressource contre l'oppression que de se joindre aux oppresseurs. Les villes gémissaient sous le fléau de garnisons effrénées et rapaces, qui dévoraient les biens des bourgeois, et faisaient valoir avec les plus cruels caprices les libertés de la guerre, la licence de leur état et les priviléges de la nécessité. Si le court passage d'une armée suffisait déjà pour changer en déserts des contrées entières, si d'autres étaient ruinées par des quartiers d'hiver ou épuisées par des contributions, elles ne souffraient néanmoins que des calamités passagères, et le travail d'une année pouvait faire oublier les douleurs de quelques mois; mais aucun relâche n'était accordé à ceux qui avaient une garnison dans leurs murs ou dans leur voisinage, et leur sort malheureux ne pouvait même être adouci par le changement de la fortune, car le vainqueur prenait la place et suivait l'exemple du vaincu, et les amis ne montraient pas plus de ménagements que les ennemis. L'abandon des campagnes, la destruction des cultures et le nombre croissant des armées qui se précipitaient sur les provinces épuisées, eurent la cherté et la famine pour suites inévitables, et, dans les dernières années, les mauvaises [p. 456] récoltes mirent le comble à la misère. L'entassement des hommes dans les camps et les cantonnements, la disette d'une part et l'intempérance de l'autre, produisirent des maladies pestilentielles, qui dépeuplèrent les provinces plus que le fer et le feu. Tous les liens de l'ordre se rompirent dans ce long bouleversement; le respect pour les droits de l'humanité, la crainte des lois, la pureté des mœurs se perdirent; la bonne foi et la foi disparurent, la force régnant seule avec son sceptre de fer. Tous les vices croissaient et florissaient à l'ombre de l'anarchie et de l'impunité, et les hommes devenaient sauvages comme le pays. Point de condition sociale que respectât la licence: pour le besoin et le brigandage, nulle propriété n'était sacrée. Le soldat (pour exprimer d'un seul mot la misère de ce temps), le soldat régnait, et il n'était pas rare que ce despote, le plus brutal de tous, fit sentir sa tyrannie même à ses chefs. Le commandant d'une armée était, dans le pays où il se montrait, un personnage plus important que le souverain légitime, qui était souvent réduit à se cacher devant lui dans ses châteaux. Toute l'Allemagne fourmillait de ces petits tyrans, et les provinces étaient également maltraitées par l'ennemi et par leurs défenseurs. Toutes ces blessures se faisaient sentir encore plus douloureusement, lorsqu'on songeait que c'étaient des puissances étrangères qui sacrifiaient l'Allemagne à leur avide ambition, et qui prolongeaient à dessein les calamités de la guerre afin d'accomplir leurs vues intéressées. Pour que la Suède pût s'enrichir et faire des conquêtes, il fallait que l'Allemagne saignât sous le fléau de la guerre; pour que Richelieu restât[p. 457] nécessaire en France, il fallait que la torche de la discorde ne s'éteignît pas dans l'Empire.

Mais ce n'étaient pas seulement des voix intéressées qui se déclaraient contre la paix, et ni la Suède, aussi bien que certains princes allemands, désirait, par des motifs peu louables, la continuation de la guerre, une saine politique la réclamait également. Pouvait-on, après la défaite de Nœrdlingen, attendre de l'empereur une paix équitable? Et, si on ne le pouvait pas, fallait-il avoir souffert durant dix-sept années toutes les calamités de la guerre, épuisé toutes ses forces, pour n'avoir enfin rien gagné, pour avoir même perdu? Pourquoi tant de sang versé, si tout restait dans le premier état? si l'on ne voyait dans ses droits et ses prétentions aucun changement favorable? si tout ce qu'on avait acquis si péniblement, il y fallait renoncer par un traité de paix? Ne valait-il pas mieux porter encore deux ou trois années le fardeau qu'on portait depuis si longtemps, pour recueillir enfin quelques dédommagements de vingt ans de souffrances? Et l'on ne pouvait pas douter qu'une paix avantageuse ne fût obtenue, pourvu que les Suédois et les protestants d'Allemagne se tinssent fermement unis en campagne comme dans le cabinet, travaillant pour leur intérêt commun avec une mutuelle sympathie et un zèle concerté. Leur division seule rendait l'ennemi puissant, reculait l'espérance d'une paix durable et heureuse pour tous. Or cette division, le plus grand de tous les maux, affligea la cause protestante, par le fait de l'électeur de Saxe se réconciliant avec l'Autriche dans une transaction séparée.

Il avait déjà ouvert les négociations avec l'empereur[p. 458] avant la bataille de Nœrdlingen; mais la malheureuse issue de cette journée hâta la conclusion de l'accommodement. La confiance en l'appui des Suédois s'était évanouie, et l'on doutait qu'ils se relevassent jamais de ce terrible coup. La division de leurs chefs, l'insubordination de l'armée et l'affaiblissement du royaume de Suède ne permettaient plus d'attendre d'eux de grands exploits. On crut devoir d'autant plus se hâter de mettre à profit la générosité de l'empereur, qui ne retira point ses offres, même après la victoire de Nœrdlingen. Oxenstiern, qui assembla les états à Francfort, demandait: l'empereur, au contraire, donnait; il n'était donc pas besoin de réfléchir longtemps pour savoir lequel des deux on devait écouter.

Cependant, l'électeur voulut éviter l'apparence d'avoir sacrifié la cause commune et de n'avoir songé qu'à ses propres intérêts. Tous les états de l'Empire, et même la Suède, reçurent l'invitation de concourir à cette paix et de s'y associer, quoique la Saxe électorale et l'empereur fussent seuls à la conclure, s'érigeant, de leur propre autorité, en législateurs de l'Allemagne. Les griefs des états protestants furent discutés dans cette négociation, leurs rapports et leurs droits décidés devant ce tribunal arbitraire, et le sort même des religions fut fixé sans la participation des parties intéressées. Ce devait être une paix générale, une loi de l'Empire, promulguée comme telle, et mise à exécution par une armée impériale, comme un décret formel de la diète. Celui qui se révolterait contre elle serait par cela même ennemi de l'Empire: c'était exiger que, contre tous les droits constitutionnels, on reconnût une loi à[p. 459] laquelle on n'avait pas coopéré. Ainsi la paix de Prague était déjà par sa forme l'œuvre de l'arbitraire; elle ne l'était pas moins par le fond.

L'édit de restitution avait plus que toute autre chose occasionné la rupture entre la Saxe électorale et l'empereur: il fallait donc avant tout y avoir égard dans la réconciliation. Sans l'abolir expressément et formellement, on arrêta, dans la paix de Prague, que toutes les fondations immédiates et, entre les médiates, celles qui avaient été confisquées et occupées par les protestants après le traité de Passau, resteraient encore quarante années, mais sans voix à la diète, dans le même état où l'édit de restitution les avait trouvées. Avant l'expiration de ces quarante années, une commission composée de membres des deux religions, en nombre égal, devait prononcer à l'amiable et légalement sur ce point. Si, même alors, on ne pouvait en venir à un jugement définitif, chaque parti rentrerait en possession de tous les droits qu'il avait exercés avant que parût l'édit de restitution. Cet expédient, bien loin d'étouffer le germe de la discorde, ne faisait donc qu'en suspendre pour un temps les pernicieux effets, et l'étincelle d'une nouvelle guerre était déjà recélée dans cet article de la paix de Prague.

L'archevêché de Magdebourg demeure au prince Auguste de Saxe, et Halberstadt à l'archiduc Léopold-Guillaume. Quatre bailliages sont démembrés du territoire de Magdebourg et donnés à l'électeur de Saxe; l'administrateur de Magdebourg, Christian-Guillaume de Brandebourg, est apanagé d'une autre manière; les ducs de Mecklembourg, s'ils adhèrent à cette paix, sont réintégrés dans leurs[p. 460] États, dont ils sont heureusement en possession depuis longtemps déjà, grâce à la générosité de Gustave-Adolphe; Donawert recouvre sa liberté impériale. L'importante réclamation des héritiers palatins, si intéressant qu'il fût pour la partie protestante de l'Empire de ne pas perdre cette voix électorale, est entièrement passée sous silence, parce qu'un prince luthérien ne doit aucune justice à un prince réformé. Tout ce que les états protestants, la Ligue et l'empereur ont conquis les uns sur les autres durant la guerre, est restitué; tout ce que les puissances étrangères, la Suède et la France, se sont approprié, leur est repris par un effort commun. Les armées de toutes les parties contractantes sont réunies en une seule, qui, entretenue et soldée par l'Empire, est chargée de faire exécuter cette paix les armes à la main.

La paix de Prague devant avoir force de loi générale pour tout l'Empire, les points qui ne concernaient en rien l'Empire furent annexés dans une convention particulière. Dans cette convention, la Lusace fut adjugée à l'électeur de Saxe comme un fief de Bohême, et en outre l'on y traita spécialement de la liberté religieuse de ce pays et de la Silésie.

Tous les états évangéliques furent invités à recevoir la paix de Prague, et, sous cette condition, compris dans l'amnistie. On n'excluait que les princes de Wurtemberg et de Bade, dont on occupait les États, qu'on n'était pas disposé à leur rendre absolument sans conditions; les propres sujets de l'Autriche qui avaient pris les armes contre leur souverain; enfin les états qui, sous la direction[p. 461] d'Oxenstiern, formaient le conseil des cercles de la haute Allemagne: cette exclusion avait moins pour objet de continuer contre eux la guerre que de leur vendre plus cher la paix devenue nécessaire. On retenait leurs domaines pour gages jusqu'au moment où tout serait restitué et tout rétabli dans son premier état. Une justice égale envers tous eût peut-être ramené la confiance mutuelle entre le chef et les membres, entre protestants et catholiques, entre luthériens et réformés, et les Suédois, abandonnés de tous leurs alliés, auraient été réduits à sortir honteusement de l'Empire. Mais ce traitement inégal affermit dans leur défiance et leur opposition les états plus durement traités, et il aida les Suédois à nourrir le feu de la guerre et à conserver un parti en Allemagne.

La paix de Prague trouva, comme il fallait s'y attendre, un accueil très-divers en Allemagne. En s'efforçant de rapprocher les deux partis, on s'était attiré les reproches de l'un et de l'autre. Les protestants se plaignaient des restrictions que ce traité leur imposait. Les catholiques trouvaient cette secte damnable beaucoup trop favorablement traitée aux dépens de la véritable Église: à les entendre, on avait disposé de ses droits inaliénables en accordant aux évangéliques la jouissance pendant quarante années des biens ecclésiastiques. Selon leurs adversaires, on avait commis une trahison envers l'Église protestante en n'obtenant pas pour ses membres dans les États autrichiens la liberté de croyance. Mais personne ne fut plus amèrement blâmé que l'électeur de Saxe, que l'on cherchait à représenter dans des écrits publics comme un perfide transfuge,[p. 462] un traître à la religion et à la liberté allemande, et comme un complice de l'empereur.

Lui, cependant, se consolait, et triomphait de voir une grande partie des états évangéliques contraints d'accepter la paix qu'il avait faite. L'électeur de Brandebourg, le duc Guillaume de Weimar, les princes d'Anhalt, les ducs de Mecklembourg, les ducs de Brunswick-Lunebourg, les villes anséatiques et la plupart des villes impériales y accédèrent. Le landgrave Guillaume de Hesse parut quelque temps irrésolu, ou peut-être feignit seulement de l'être afin de gagner du temps et de prendre ses mesures selon l'événement. Il avait conquis, l'épée à la main, de beaux domaines en Westphalie, d'où il tirait ses meilleures forces pour soutenir la guerre, et il les devait tous rendre aux termes de la paix. Le duc Bernard de Weimar, dont les États n'existaient encore que sur le papier, n'était point intéressé au traité comme puissance belligérante; mais, par cela même, il l'était d'autant plus comme général portant les armes, et il ne pouvait à tous égards que rejeter avec horreur la paix de Prague. Toute sa richesse était sa bravoure, et tous ses domaines reposaient sur son épée. La guerre faisait seule sa grandeur et son importance; la guerre seule pouvait amener à maturité les projets de son ambition.

Mais, entre tous ceux qui élevèrent la voix contre la paix de Prague, les Suédois se prononcèrent avec le plus de violence, et personne n'en avait plus sujet. Appelés en Allemagne par les Allemands eux-mêmes, sauveurs de l'Église protestante et de la liberté des membres de l'Empire, qu'ils avaient rachetée[p. 463] au prix de tant de sang, au prix de la vie sacrée de leur roi, ils se voyaient tout à coup honteusement abandonnés, tout à coup déçus dans tous leurs plans, chassés sans salaire, sans reconnaissance, du pays pour lequel ils avaient répandu leur sang, et livrés à la risée de l'ennemi par les mêmes princes qui leur devaient tout. De quelque dédommagement pour eux, d'un remboursement de leurs dépenses, d'un équivalent pour les conquêtes qu'ils devraient abandonner, la paix de Prague n'en disait pas le moindre mot! On les congédiait plus pauvres qu'ils n'étaient venus, et, s'ils regimbaient, ils devaient être expulsés de l'Allemagne par les mains de ceux mêmes qui les avaient appelés! A la fin, l'électeur de Saxe laissa, il est vrai, échapper quelques mots d'une satisfaction qui consisterait en argent et se monterait à la faible somme de deux millions et demi de florins. Mais les Suédois avaient mis du leur beaucoup plus; un si honteux dédommagement en argent devait blesser leur intérêt et soulever leur orgueil. «Les électeurs de Bavière et de Saxe, répondit Oxenstiern, se sont fait payer par le don d'importantes provinces l'appui qu'ils ont prêté à l'empereur et qu'ils lui devaient comme vassaux; et nous, Suédois, nous qui avons sacrifié notre roi pour l'Allemagne, on veut nous renvoyer chez nous avec la misérable somme de deux millions et demi de florins!» Ils étaient d'autant plus ulcérés de voir leur espérance déçue, qu'ils avaient compté avec plus de certitude se payer par l'acquisition du duché de Poméranie, dont le possesseur actuel était vieux et sans héritiers. Mais l'expectative de ce duché était assurée, dans la paix de Prague,[p. 464] à l'électeur de Brandebourg, et toutes les puissances voisines se révoltaient contre l'établissement des Suédois sur cette frontière, de l'Empire.

Jamais, dans tout le cours de cette guerre, les Suédois ne s'étaient trouvés dans une plus fâcheuse situation qu'en cette année 1635, immédiatement après la publication de la paix de Prague. Beaucoup de leurs alliés, surtout parmi les villes impériales, quittèrent leur parti pour être admis à jouir du bienfait de la paix; d'autres y furent contraints par les armes victorieuses de l'empereur. Augsbourg, vaincu par la famine, se rendit sous de dures conditions; Würtzbourg et Cobourg tombèrent au pouvoir des Autrichiens. L'alliance d'Heilbronn fut formellement dissoute. Presque toute la haute Allemagne, le siége principal de la puissance suédoise, reconnut la domination de l'empereur. La Saxe, s'appuyant sur la paix de Prague, demandait l'évacuation de la Thuringe, de Halberstadt, de Magdebourg. Philippsbourg, la place d'armes des Français, avait été surpris par les Autrichiens avec tous les approvisionnements qu'on y avait déposés, et cette grande perte avait ralenti l'activité de la France. Pour mettre le comble à la détresse des Suédois, il fallut que l'armistice avec la Pologne touchât justement à sa fin. Soutenir la guerre à la fois contre la Pologne et l'Empire surpassait de beaucoup les forces de la Suède, et il fallait choisir celui de ces deux ennemis dont on se délivrerait. La fierté et l'ambition décidèrent pour la continuation de la guerre d'Allemagne, quelques durs sacrifices qu'il en dût coûter envers la Pologne; dans tous les cas, il en coûtait une armée, si l'on [p. 465] voulait se faire respecter des Polonais et ne pas perdre absolument sa liberté dans les négociations entamées avec eux pour une trêve ou une paix.

A tous ces malheurs qui fondaient en même temps sur la Suède, Oxenstiern opposa la fermeté et les inépuisables ressources de son génie, et, avec son esprit pénétrant, il sut tourner à son avantage les obstacles même qu'il rencontrait. La défection de tant d'États allemands le privait, à la vérité, d'une grande partie de ses précédents alliés, mais elle le dispensait aussi de tout ménagement envers eux, et plus le nombre de ses ennemis augmentait, plus aussi ses armées avaient de pays sur lesquels elles pouvaient s'étendre, plus il s'ouvrait à lui de magasins. La criante ingratitude des membres de l'Empire et l'orgueilleux mépris que lui avait témoigné l'empereur, qui n'avait pas même daigné traiter avec lui directement de la paix, allumèrent dans son sein le courage du désespoir et la noble audace de pousser les choses à la dernière extrémité. Une guerre, si malheureuse qu'elle fût, ne pouvait empirer les affaires des Suédois, et, s'il fallait évacuer l'Empire d'Allemagne, il était du moins plus digne et plus glorieux de le faire l'épée à la main, de céder à la force et non à la peur.

Dans la pressante extrémité où se trouvaient les Suédois par la désertion de leurs alliés, ils jetèrent d'abord leurs regards sur la France, qui vint au-devant d'eux avec les propositions les plus encourageantes. Les intérêts des deux couronnes étaient liés de la manière la plus étroite, et la France agissait contre elle-même si elle laissait entièrement tomber en Allemagne la puissance des Suédois. [p. 466] Leur situation désespérée était au contraire un motif pour elle de s'unir avec eux plus fermement et de prendre une part plus active à la guerre en Allemagne. Dès la conclusion du traité d'alliance avec les Suédois, à Beerwald, en 1632, la France avait attaqué l'empereur par les armes de Gustave-Adolphe, mais sans rupture ouverte et formelle, et seulement par les subsides qu'elle fournissait aux ennemis de Ferdinand, et par l'activité qu'elle déployait pour en augmenter le nombre. Mais, alarmée par le bonheur soudain, inattendu et extraordinaire des armes suédoises, elle parut quelque temps perdre de vue son premier objet, pour rétablir l'équilibre des forces, qui avait souffert de la supériorité des Suédois. Elle tâcha de protéger contre le conquérant les princes catholiques de l'Empire par des traités de neutralité, et, ces tentatives ayant échoué, elle était déjà sur le point de s'armer elle-même contre lui. Mais la mort de Gustave-Adolphe et la détresse des Suédois n'eurent pas plutôt dissipé cette crainte, que la France revint avec un nouveau zèle à son premier projet et octroya, dans une large mesure, à leur infortune, l'appui qu'elle avait retiré à leur prospérité. Délivrée de la résistance que l'ambition et la vigilance de Gustave-Adolphe opposaient à ses desseins d'agrandissement, elle saisit le moment favorable que lui offre le revers de Nœrdlingen, pour s'emparer de la direction de la guerre et prescrire des lois à ceux qui ont besoin de son puissant secours. Les conjonctures secondent ses plus hardis projets, et ce qui n'était auparavant qu'une belle chimère peut désormais être suivi comme un plan réfléchi, justifié[p. 467] par les circonstances. Elle consacre donc alors toute son attention à la guerre d'Allemagne, et aussitôt que, par son traité avec les Allemands, elle voit garantis ses desseins particuliers, elle paraît sur la scène politique comme puissance active et dominante. Tandis que les États en guerre s'épuisaient dans une longue lutte, elle avait ménagé ses forces, et, pendant dix années, elle n'avait fait la guerre qu'avec son argent. Maintenant que les circonstances l'appellent à l'activité, elle prend les armes et se porte avec énergie à des entreprises qui jettent l'Europe entière dans l'étonnement. Elle envoie en même temps deux flottes croiser sur les mers et met six différentes armées en campagne, tandis qu'avec ses trésors elle soudoie une couronne et plusieurs princes allemands. Animés par l'espérance de son puissant secours, Allemands et Suédois s'arrachent à leur profond abattement et se flattent de conquérir, l'épée à la main, une paix plus glorieuse que celle de Prague. Abandonnés par leurs co-états, qui se réconcilient avec l'empereur, ils s'attachent d'autant plus étroitement à la France, qui redouble ses secours à mesure que le besoin augmente, prend à la guerre d'Allemagne une part de plus en plus grande, quoique toujours secrète, jusqu'au moment où elle jette enfin le masque et attaque directement l'empereur en son propre nom.

Pour donner aux Suédois pleine liberté d'agir contre l'Autriche, la France commença par les délivrer de la guerre de Pologne. Par les soins du comte d'Avaux, son ambassadeur, elle amena les deux partis à convenir, à Stummsdorf, en Prusse,[p. 468] que l'armistice serait prolongé jusqu'à vingt-six ans; mais ce ne fut pas sans une grande perte pour les Suédois, qui sacrifièrent d'un trait de plume presque toute la Prusse polonaise, conquête chèrement achetée de Gustave-Adolphe. Le traité de Beerwald fut renouvelé, pour une plus grande durée, d'abord à Compiègne, puis à Wismar et à Hambourg, avec quelques changements rendus nécessaires par les circonstances. On avait déjà rompu avec l'Espagne au mois de mai 1635, et, en attaquant vivement cette puissance, on avait enlevé à l'empereur le secours, de tous le plus important, qu'il pouvait tirer des Pays-Bas; maintenant, en appuyant le landgrave Guillaume de Hesse-Cassel et le duc Bernard de Weimar, on assurait aux armées suédoises une plus grande liberté sur l'Elbe et sur le Danube, et, par une forte diversion sur le Rhin, on contraignait l'empereur de diviser ses forces.

La guerre s'alluma donc avec plus de violence, et, par la paix de Prague, l'empereur avait, il est vrai, diminué le nombre de ses ennemis en Allemagne, mais il avait en même temps augmenté l'ardeur et l'activité de ses ennemis extérieurs. Il s'était acquis en Allemagne une influence illimitée, et il s'était rendu maître de tout le corps de l'Empire et de ses forces, à l'exception d'un petit nombre d'états, en sorte qu'il pouvait désormais agir de nouveau comme empereur et seigneur souverain. Le premier effet de ce changement fut l'élévation de son fils Ferdinand III à la dignité de roi des Romains, qui lui fut conférée, malgré l'opposition de Trèves et des héritiers palatins, par [p. 469] une majorité décisive. Mais il avait poussé les Suédois à une résistance désespérée; il avait armé contre lui toutes les forces de la France et l'avait amenée à intervenir dans les affaires intérieures de l'Allemagne. Désormais les deux couronnes, avec leurs alliés allemands, forment une puissance à part, fermement unie; l'empereur, avec les États allemands de son parti, forme l'autre. Désormais les Suédois ne montrent plus aucun ménagement, parce qu'ils ne combattent plus pour l'Allemagne, mais pour leur propre existence. Ils agissent avec plus de promptitude, de liberté, de hardiesse, parce qu'ils sont dispensés de consulter leurs alliés allemands et de rendre compte de leurs projets. Les batailles deviennent plus opiniâtres et plus sanglantes, mais moins décisives. On voit de plus grands exploits de vaillance et d'art militaire; mais ce sont des actions isolées qui, n'étant pas conduites par un plan d'ensemble, ni mises à profit par un esprit qui dirige tout, ont de faibles résultats pour tout le parti et changent peu de chose au cours de la guerre.

La Saxe s'était engagée, dans la paix de Prague, à chasser les Suédois de l'Allemagne: aussi les drapeaux saxons se réunissent-ils, dès ce moment, aux drapeaux de l'empereur, et deux alliés se sont changés en deux ennemis irréconciliables. L'archevêché de Magdebourg, que la paix de Prague adjugeait au prince de Saxe, était encore dans les mains des Suédois, et toutes les tentatives faites pour les amener, par une voie amicale, à s'en dessaisir, étaient demeurées sans résultat. Les hostilités commencent donc, et l'électeur de Saxe les ouvre [p. 470] en rappelant, par des lettres dites avocatoires, tous les sujets saxons de l'armée de Banner, campée au bord de l'Elbe. Les officiers, qui se plaignaient depuis longtemps de ne pas recevoir leur solde, prêtent l'oreille à cette sommation, et successivement ils évacuent tous les quartiers. Comme les Saxons tirent en même temps un mouvement contre le Mecklembourg, pour s'emparer de Dœmitz et couper à l'ennemi les communications avec la Poméranie et la mer Baltique, Banner y marcha promptement et fit essuyer une entière défaite au général saxon Baudissin, qui commandait sept mille hommes, dont un millier environ resta sur la place et un pareil nombre fut fait prisonnier. Renforcé par les troupes et l'artillerie qui avaient occupé jusqu'alors la Prusse polonaise, mais dont on ne pouvait se passer dans ce pays, par suite du traité de Stummsdorf, ce brave et impétueux guerrier envahit, l'année suivante (1636), l'électorat de Saxe, où il assouvit de la manière la plus sanglante sa vieille haine contre les Saxons. Irrités par les longues insultes qu'ils avaient eu à souffrir, lui et ses Suédois, de l'orgueil des Saxons pendant leurs campagnes communes, et maintenant exaspérés au plus haut point par la défection de l'électeur, ils firent éprouver à ses malheureux sujets leur ressentiment et leur vengeance. Contre les Autrichiens et les Bavarois, le soldat suédois avait combattu plutôt par devoir; contre les Saxons, il combattait avec une haine et une rage personnelles, parce qu'il les détestait comme des transfuges et des traîtres, parce qu'entre amis divisés la haine est d'ordinaire plus furieuse et plus implacable. Cependant, l'énergique[p. 471] diversion que le duc de Weimar et le landgrave de Hesse faisaient sur le Rhin et en Westphalie empêcha l'empereur de prêter aux Saxons un appui suffisant, et tout l'électorat eut à subir des hordes dévastatrices de Banner les plus horribles traitements. Enfin l'électeur attira à lui le général impérial de Hatzfeld et parut devant Magdebourg, que Banner, accourant à la hâte, essaya vainement de débloquer. Alors l'armée combinée des Impériaux et des Saxons se répandit dans la marche de Brandebourg et enleva aux Suédois beaucoup de places. Elle était sur le point de les pousser jusqu'à la Baltique; mais, contre toute attente, Banner, que l'on croyait déjà perdu, attaqua l'armée alliée, le 24 septembre 1636, près de Wittstock, et il s'engagea une grande bataille. L'attaque fut terrible, et toutes les forces de l'ennemi tombèrent sur l'aile droite des Suédois, que Banner commandait en personne. On combattit longtemps des deux parts avec la même opiniâtreté et le même acharnement, et parmi les Suédois il n'y avait pas un escadron qui n'eût attaqué dix fois et n'eût été dix fois repoussé. Lorsqu'enfin Banner fut obligé de céder à la supériorité du nombre, son aile gauche continua de combattre jusqu'à l'entrée de la nuit, et le corps de réserve des Suédois, qui n'avait pas encore donné, était prêt à renouveler la bataille le lendemain matin. Mais l'électeur de Saxe ne voulut pas attendre cette seconde attaque. Son armée était épuisée par le combat de la veille, et les valets s'étaient enfuis avec tous les chevaux, en sorte que l'artillerie ne pouvait servir. Il prit donc la fuite cette même nuit, avec le comte de Hatzfeld, et abandonna[p. 472] le champ de bataille aux Suédois. Près de cinq mille hommes étaient restés sur la place du côté des alliés, sans compter ceux qui furent tués dans la poursuite par les Suédois ou qui tombèrent dans les mains des paysans exaspérés. Cent cinquante étendards et drapeaux, vingt-trois canons, tous les bagages avec la vaisselle d'argent de l'électeur, furent le prix du combat, et l'on fit en outre près de deux mille prisonniers. Cette brillante victoire, remportée sur un ennemi bien supérieur en nombre et posté avantageusement, remit tout d'un coup les Suédois en honneur: leurs ennemis tremblèrent; leurs amis commencèrent à reprendre courage. Banner profita de la fortune qui s'était déclarée pour lui d'une manière si décisive: il se hâta de passer l'Elbe et poussa les Impériaux, à travers la Thuringe et la Hesse, jusqu'en Westphalie; puis il revint sur ses pas et prit ses quartiers d'hiver sur le territoire saxon.

Mais, sans l'active diversion que firent en sa faveur sur le Rhin le duc Bernard et les Français, il lui eût été difficile de remporter ces brillantes victoires. Après la bataille de Nœrdlingen, le duc Bernard avait rassemblé en Wettéravie les débris de l'armée battue; mais, abandonné par la ligue de Heilbronn, que la paix de Prague acheva de dissoudre bientôt après, et trop peu soutenu par les Suédois, il se voyait hors d'état d'entretenir l'armée et de faire de grandes choses avec elle. La défaite de Nœrdlingen avait anéanti son duché de Franconie, et l'impuissance des Suédois lui ôtait toute espérance de faire sa fortune avec l'appui de cette couronne. Fatigué d'ailleurs de la contrainte[p. 473] que lui imposait la conduite impérieuse du chancelier suédois, il tourna les yeux vers la France, qui pouvait lui fournir de l'argent, la seule chose dont il eût besoin, et qui s'y montrait disposée. Richelieu ne désirait rien tant que de diminuer l'influence des Suédois sur la guerre d'Allemagne, et d'en faire passer, sous un autre nom, la direction dans ses mains. Pour atteindre ce but, il ne pouvait choisir un meilleur moyen que d'enlever aux Suédois leur plus brave général, de l'attacher étroitement aux intérêts de la France, et de s'assurer de son bras pour l'exécution de ses desseins. D'un prince tel que Bernard de Weimar, qui ne pouvait se soutenir sans le secours d'une puissance étrangère, la France n'avait rien à redouter, puisque le succès même le plus heureux n'eût pas suffi pour le soustraire à la dépendance de cette couronne. Le duc de Weimar se rendit lui-même en France, et conclut, au mois d'octobre 1635, à Saint-Germain-en-Laye, non plus comme général suédois, mais en son propre nom, un traité avec cette puissance, par lequel on lui accordait pour lui-même une pension annuelle d'un million et demi de livres, et quatre millions pour l'entretien d'une armée qu'il commanderait sous les ordres du roi. Pour enflammer d'autant plus son zèle et accélérer par lui la conquête de l'Alsace, on ne fit pas difficulté de lui offrir, dans un article secret, cette province pour récompense: générosité dont on était fort éloigné et que le duc lui-même sut apprécier à sa juste valeur. Mais il se fiait à sa fortune et à son bras, et il opposait la feinte à la feinte. S'il était un jour assez puissant pour arracher l'Alsace à l'ennemi, il[p. 474] ne désespérait pas de pouvoir aussi la défendre au besoin contre un ami. Il se créa donc alors, avec l'argent de la France, une armée particulière, qu'il commandait, il est vrai, sous la souveraineté française, mais, en réalité, avec un pouvoir absolu, sans rompre toutefois entièrement ses liaisons avec les Suédois. Il commença ses opérations aux bords du Rhin, où une autre armée française, sous le cardinal La Valette, avait déjà ouvert, en 1635, les hostilités contre l'empereur.

La principale armée autrichienne, celle qui avait remporté la grande victoire de Nœrdlingen, s'était tournée, sous la conduite de Gallas, après avoir soumis la Souabe et la Franconie, contre l'armée de La Valette; elle l'avait heureusement repoussée jusqu'à Metz, avait affranchi le cours du Rhin et pris les villes de Mayence et de Frankenthal, occupées par les Suédois. Mais le principal dessein de Gallas, celui de prendre ses quartiers d'hiver en France, échoua par la vigoureuse résistance des Français, et il se vit forcé de ramener ses troupes dans l'Alsace et dans la Souabe, déjà épuisées. L'année suivante, cependant, à l'ouverture de la campagne, il passa le Rhin près de Brisach et se prépara à porter la guerre dans l'intérieur de la France. Il envahit en effet le comté de Bourgogne, pendant que les Espagnols, sortant des Pays-Bas, faisaient d'heureux progrès en Picardie, et que Jean de Werth, redoutable général de la Ligue et fameux partisan, faisait des courses jusqu'au fond de la Champagne et effrayait même Paris de son approche menaçante. Mais la vaillance des Impériaux échoua devant une seule et insignifiante forteresse[p. 475] de Franche-Comté, et, pour la seconde fois, ils furent forcés d'abandonner leurs projets.

Sa dépendance d'un chef français, qui faisait plus d'honneur à la soutane du prêtre qu'au bâton de commandement du général, avait jusqu'alors imposé des chaînes trop étroites au génie actif du duc de Weimar, et, quoiqu'il eût fait, de concert avec La Valette, la conquête de Saverne, en Alsace, il n'avait pu néanmoins se maintenir sur le Rhin en 1636 et 1637. Le mauvais succès des armées françaises dans les Pays-Bas avait paralysé l'activité des opérations en Alsace et en Brisgau: mais, en 1638, la guerre prit dans ces contrées une tournure d'autant plus brillante. Délivré de ses premières entraves, et désormais complétement maître de ses troupes, le duc Bernard s'arracha, dès le commencement de février, au repos des quartiers d'hiver, qu'il avait pris dans l'évêché de Bâle, et, contre toute attente, il parut sur le Rhin, où l'on ne songeait à rien moins qu'à une attaque dans cette saison rigoureuse. Les villes forestières de Laufenbourg, Waldshut et Seckingen sont enlevées par surprise, et Rheinfelden est assiégé. Le duc de Savelli, général de l'empereur, qui commandait dans le pays, accourt à marches forcées, pour secourir cette place importante; il la délivre en effet et repousse le duc de Weimar, non sans éprouver une grande perte. Mais, à la surprise générale, le prince reparaît le troisième jour, 21 février 1638, à la vue des Impériaux, qui, dans une pleine sécurité après leur victoire, se reposaient près de Rheinfelden, et il les défait dans une grande bataille, où les quatre généraux de l'empereur, Savelli, Jean de Werth, Enkeford[p. 476] et Sperreuter, sont faits prisonniers avec deux mille hommes. Deux d'entre eux, Jean de Werth et Enkeford, furent plus tard amenés en France, par l'ordre de Richelieu, pour flatter, par la vue de prisonniers si célèbres, la vanité française, et tromper la misère publique par l'étalage des victoires qu'on avait remportées. Les étendards et les drapeaux conquis furent aussi, dans le même dessein, portés en procession solennelle à l'église de Notre-Dame, balancés trois fois devant l'autel, et remis à la garde du sanctuaire.

La prise de Rheinfelden, de Rœteln et de Fribourg fut la suite la plus prochaine de la victoire que Bernard avait remportée. Son armée s'accrut considérablement, et, quand il vit la fortune se déclarer pour lui, ses plans s'étendirent. La forteresse de Brisach, sur le haut Rhin, commandait ce fleuve et était considérée comme la clef de l'Alsace. Aucune place dans ces contrées n'était plus importante pour l'empereur, aucune n'avait été l'objet d'autant de soins. Garder Brisach avait été la principale destination de l'armée italienne sous les ordres de Féria; la force de ses ouvrages et l'avantage de sa situation défiaient toutes les attaques de vive force, et les généraux de l'Empire qui commandaient dans le pays avaient l'ordre de tout hasarder pour la conservation de cette place. Mais le duc de Weimar se confia dans son bonheur et résolut de l'attaquer. Imprenable par la force, elle ne pouvait être réduite que par famine, et la négligence de son commandant, qui, ne s'attendant à aucune attaque, avait converti en argent ses grandes provisions de grains, hâta ce dénoûment. Comme, dans ces circonstances, la [p. 477] place ne pouvait soutenir un long siége, il fallait se hâter de la débloquer ou de lui fournir des vivres. Le général impérial de Gœtz s'avança donc au plus vite à la tête de douze mille hommes et suivi de trois mille chariots de vivres. Mais, assailli près de Witteweyer par le duc Bernard, il perdit toute son armée, à l'exception de trois mille hommes, et tout le convoi qu'il amenait. Un malheur pareil arriva sur l'Ochsenfeld, près de Thann, au duc de Lorraine, qui s'avançait avec cinq ou six mille hommes pour délivrer la forteresse. Enfin, une troisième tentative du général de Gœtz pour sauver Brisach ayant échoué, cette place, après quatre mois de siége, pressée par la plus horrible famine, se rendit, le 7 décembre 1638, à son vainqueur aussi humain qu'inébranlable.

La prise de Brisach ouvrit à l'ambition du duc de Weimar un champ sans bornes, et le roman de ses espérances commence dès lors à s'approcher de la réalité. Bien éloigné de renoncer, en faveur de la France, au fruit de sa bravoure, il se réserve Brisach à lui-même, et annonce déjà cette résolution en exigeant des vaincus le serment de fidélité en son propre nom, sans faire mention d'une autre puissance. Enivré par ses brillants succès et emporté par les plus orgueilleuses espérances, il croit désormais se suffire à lui-même et pouvoir conserver, même contre la volonté de la France, les conquêtes qu'il a faites. En ces temps où tout s'achetait avec de la bravoure, où la force personnelle avait encore sa valeur, où les armées et les chefs de guerre étaient estimés à plus haut prix que les provinces, il était permis à un héros tel que Bernard d'attendre quelque[p. 478] chose de lui-même, et de ne reculer devant aucune entreprise à la tête d'une excellente armée qui se sentait invincible sous sa conduite. Pour s'attacher à un ami, au milieu de la foule d'adversaires qu'il allait maintenant rencontrer, il jeta les yeux sur la landgrave Amélie de Hesse, veuve du landgrave Guillaume, mort depuis peu, femme de beaucoup d'esprit et de courage, qui avait à donner avec sa main une armée aguerrie, de belles conquêtes et une principauté considérable. Les conquêtes des Hessois jointes à celles de Bernard sur le Rhin, pour ne former qu'un seul État, et les deux armées réunies en une seule, pouvaient constituer une puissance importante et peut-être même un troisième parti en Allemagne, qui tiendrait dans ses mains le dénoûment de la guerre. Mais la mort mit une prompte fin à ce projet si fécond en promesses.

«Courage, Père Joseph, Brisach est à nous!» cria Richelieu à l'oreille du capucin, qui se disposait au dernier voyage: tant cette heureuse nouvelle avait enivré le cardinal. Déjà il dévorait par la pensée l'Alsace, le Brisgau et toute l'Autriche antérieure, sans se souvenir de la promesse qu'il avait faite au duc de Weimar. La sérieuse résolution du prince de garder Brisach pour lui, résolution qu'il avait fait connaître d'une manière fort peu équivoque, jeta Richelieu dans un grand embarras, et tout fut tenté pour retenir le victorieux Bernard dans les intérêts de la France. On l'invita à la cour, pour qu'il fût témoin de la magnificence avec laquelle on y célébrait le souvenir de ses triomphes: le duc reconnut et évita les piéges de la séduction. On lui fit l'honneur de lui offrir pour femme une nièce du cardinal: [p. 479] le fier prince de l'Empire la refusa, pour ne pas déshonorer le sang saxon par une mésalliance. Alors on commença à le considérer comme un dangereux ennemi et à le traiter comme tel. On lui retira les subsides; on corrompit le gouverneur de Brisach et ses principaux officiers, pour se mettre, du moins après la mort du duc, en possession de ses conquêtes et de ses troupes. Ces manœuvres ne furent point un secret pour lui, et les mesures qu'il prit dans les places conquises témoignèrent de sa défiance à l'égard de la France. Mais ces différends avec la cour de Saint-Germain eurent la plus fâcheuse influence sur ses entreprises ultérieures. Les dispositions qu'il fut forcé de prendre pour protéger ses conquêtes contre une attaque du côté de la France le contraignirent de diviser ses forces, et le défaut de subsides retarda son entrée en campagne. Son intention avait été de passer le Rhin, de dégager les Suédois, et d'agir sur les bords du Danube contre l'empereur et la Bavière. Déjà il avait découvert son plan d'opérations à Banner, qui était sur le point de transporter la guerre dans les provinces autrichiennes, et il avait promis de le remplacer.... quand, au mois de juillet 1639, la mort le surprit à Neubourg, sur le Rhin, dans la trente-sixième année de son âge, au milieu de sa course héroïque.

Il mourut d'une maladie pestilentielle, qui avait emporté dans le camp près de quatre cents hommes en deux jours. Les taches noires qui parurent sur son cadavre, les propres déclarations du mourant, et les avantages que la France recueillait de sa mort soudaine, éveillèrent le soupçon que le poison français avait mis fin à ses jours; mais ce soupçon est[p. 480] suffisamment réfuté par la nature même de la maladie. Les alliés perdirent en lui le plus grand général qu'ils eussent possédé depuis Gustave-Adolphe; la France perdit un concurrent redoutable pour la souveraineté de l'Alsace; l'empereur, son plus dangereux ennemi. Devenu, à l'école de Gustave-Adolphe, héros et capitaine, il imita ce grand modèle, et il ne lui manqua qu'une plus longue vie pour l'atteindre, sinon pour le surpasser. A la bravoure du soldat, il réunissait le froid et tranquille coup d'œil du général; à l'inébranlable courage de l'âge viril, la prompte résolution de la jeunesse; à l'ardeur impétueuse du guerrier, la dignité du prince, la modération du sage et la probité de l'homme d'honneur. Ne se laissant abattre par aucun revers, il se relevait soudain plein de force après le plus rude coup; nul obstacle ne pouvait arrêter son audace, nul échec ne domptait son invincible courage. Son esprit poursuivait un but élevé, peut-être inaccessible; mais la sagesse a pour les hommes de sa trempe d'autres lois que celles que nous appliquons d'ordinaire pour juger la multitude. Capable de faire de plus grandes choses que les autres, il pouvait aussi former des desseins plus hardis. Bernard de Weimar se présente dans l'histoire moderne comme un beau modèle de ces temps énergiques où la grandeur personnelle pouvait encore quelque chose, où la vaillance conquérait des États, où l'héroïsme élevait jusqu'au trône un chevalier allemand.

La meilleure portion de l'héritage du duc était son armée, qu'il légua, avec l'Alsace, à son frère Guillaume. Mais cette armée, la Suède et la France croyaient avoir sur elle des droits fondés: la Suède, [p. 481] parce qu'on l'avait levée au nom de cette couronne, qui avait reçu ses serments; la France, parce qu'elle l'avait entretenue de son argent. Le prince-électeur du Palatinat s'efforça aussi de s'en emparer, pour l'employer à reconquérir ses États, et il chercha, d'abord par ses agents, et enfin en personne, à la mettre dans ses intérêts. Il se fit même du côté de l'empereur une tentative pour la gagner; et cela ne doit pas nous surprendre à une époque où ce n'était pas la justice de la cause, mais seulement le salaire des services rendus, qui était pris en considération, et où la bravoure, comme toute autre marchandise, était à vendre au plus offrant. Mais la France, plus puissante et plus résolue, enchérit sur tous ses concurrents. Elle acheta le général d'Erlach, commandant de Brisach, et les autres chefs, qui lui livrèrent Brisach et toute l'armée. Le jeune comte palatin Charles-Louis, qui avait déjà fait, dans les années précédentes, une campagne malheureuse contre l'empereur, vit cette fois encore échouer son projet. Au moment de rendre à la France un si mauvais service, il s'achemina imprudemment par ce royaume, et il eut la malheureuse idée de déguiser son nom. Le cardinal, qui redoutait la justice de la cause du comte palatin, s'accommodait de tout prétexte pour renverser son dessein. Il le fit donc retenir à Moulins, contre le droit des gens, et ne lui rendit pas la liberté avant que l'achat des troupes de Weimar fût conclu. Ainsi la France se vit maîtresse en Allemagne d'une armée nombreuse et bien exercée, et ce ne fut proprement qu'alors qu'elle commença en son nom la guerre contre l'empereur.

Mais ce n'était plus Ferdinand II contre qui elle[p. 482] se présentait maintenant comme ennemi déclaré: la mort l'avait enlevé dès le mois de février 1637, dans la cinquante-neuvième année de son âge. La guerre, que sa passion de dominer avait allumée, lui survécut. Pendant son règne de dix-huit ans, il n'avait jamais posé l'épée; jamais, aussi longtemps qu'il porta le sceptre, il n'avait goûté le bienfait de la paix. Né avec les talents du bon souverain, orné de nombreuses vertus qui fondent le bonheur des peuples, doux et humain par nature, nous le voyons, par une idée mal entendue des devoirs du monarque, instrument à la fois et victime de passions étrangères, manquer sa destination bienfaisante; nous voyons l'ami de la justice dégénérer en oppresseur de l'humanité, en ennemi de la paix, en fléau de ses peuples. Aimable dans la vie privée, digne de respect dans son administration, mais mal informé dans sa politique, il réunit sur sa tête les bénédictions de ses sujets catholiques et les malédictions du monde protestant. L'histoire présente d'autres despotes pires que Ferdinand II, et cependant lui seul a allumé une guerre de trente ans; mais il fallait que l'ambition de ce seul homme coïncidât, par malheur, justement avec un tel siècle, avec de tels préparatifs, avec de tels germes de discorde, pour être accompagnée de suites si fatales. Dans une époque plus paisible, cette étincelle n'aurait trouvé aucun aliment, et la tranquillité du siècle aurait étouffé l'ambition de l'homme: mais alors le rayon funeste tomba sur un monceau de matières combustibles amassées dès longtemps, et l'Europe fut embrasée.

Ferdinand III, élevé, peu de mois avant la mort[p. 483] de son père, à la dignité de roi des Romains, hérita de son trône, de ses principes et de sa guerre. Mais Ferdinand III avait vu de près la détresse des peuples et la dévastation des provinces; témoin du mal, il avait senti plus vivement le besoin de la paix. Moins dépendant des jésuites et des Espagnols, et plus équitable envers les religions différentes de la sienne, il pouvait, plus facilement que son père, écouter la voix de la modération. Il l'écouta et donna la paix à l'Europe; mais ce ne fut qu'après avoir lutté pendant onze années avec l'épée et la plume; ce fut seulement quand toute résistance devint inutile, et quand l'impérieuse nécessité lui dicta sa dure loi.

La fortune favorisa le début de son règne, et ses armes furent victorieuses contre les Suédois. Après avoir remporté, sous le commandement énergique de Banner, la victoire de Wittstock, ils avaient accablé la Saxe en y prenant leurs quartiers d'hiver, et ouvert la campagne de 1637 par le siége de Leipzig. La courageuse résistance de la garnison et l'approche des troupes électorales et impériales sauvèrent cette ville. Banner, pour n'être pas séparé de l'Elbe, fut forcé de se retirer à Torgau; mais la supériorité des Impériaux l'en chassa encore, et, enveloppé de bandes ennemies, arrêté par des rivières, poursuivi par la famine, il lui fallut faire vers la Poméranie une retraite extrêmement dangereuse, dont la hardiesse et l'heureux succès touchent au roman. Toute l'armée passa l'Oder à un gué près de Fürstenberg, et le soldat, qui avait de l'eau jusqu'au cou, traîna lui-même les canons, parce que les chevaux ne voulaient plus tirer. Banner avait [p. 484] compté trouver, au delà de l'Oder, son lieutenant Wrangel, qui était en Poméranie, et, avec ce renfort, il voulait faire tête à l'ennemi. Wrangel ne parut pas, et, à sa place, une armée impériale s'était postée à Landsberg, pour fermer le chemin aux Suédois fugitifs. Banner reconnut alors qu'il était tombé dans un piége funeste, d'où il ne pouvait échapper. Derrière lui, un pays affamé, les Impériaux et l'Oder; à gauche, l'Oder, qui, gardé par le général impérial Bucheim, ne permettait pas le passage; en avant, Landsberg, Cüstrin, la Wartha et une armée ennemie; à droite, la Pologne, à laquelle, malgré la trêve, on ne pouvait trop se fier: sans un prodige, il se voyait perdu, et déjà les Impériaux triomphaient de sa ruine inévitable. Le juste ressentiment de Banner accusait les Français d'être les auteurs de ce revers. Ils n'avaient pas fait sur le Rhin la diversion promise, et leur inaction permettait à l'empereur d'employer toutes ses forces contre les Suédois. «Si nous devons un jour, s'écria le général irrité, en s'adressant au résident français qui suivait le camp suédois, si nous devons, unis avec les Allemands, combattre contre la France, nous ne ferons pas tant de façons pour passer le Rhin.» Mais les reproches étaient alors prodigués en vain; l'urgence du péril demandait de la résolution et de l'activité. Pour éloigner, s'il se pouvait, l'ennemi de l'Oder par une fausse marche, Banner feignit de vouloir s'échapper par la Pologne: il envoya en avant sur cette route la plus grande partie des bagages, et fit prendre cette direction à sa femme et à celles des autres officiers. Aussitôt les Impériaux se portent vers la frontière polonaise,[p. 485] pour lui fermer le passage; Bucheim lui-même quitte son poste, et l'Oder est libre. Sans délai, Banner retourne vers ce fleuve dans les ténèbres de la nuit, et, comme auparavant, près de Fürstenberg, sans ponts, sans bateaux, il passe avec ses troupes, ses bagages et son artillerie, à un mille au-dessus de Cüstrin. Il atteignit sans perte la Poméranie, dont il se partagea la défense avec Herman Wrangel.

Mais les Impériaux, sous les ordres de Gallas, pénètrent, près de Ribses, dans ce duché, et l'inondent de leurs troupes, supérieures en nombre. Usedom et Wolgast sont pris d'assaut, Demmin par capitulation, et les Suédois sont refoulés jusqu'au fond de la Poméranie postérieure. Alors pourtant il s'agissait plus que jamais de se maintenir dans ce pays, car le duc Bogisla XIV était mort cette année même, et il importait au royaume de Suède de faire valoir ses prétentions sur le duché. Pour empêcher l'électeur de Brandebourg de soutenir ses droits, fondés sur un pacte de succession réciproque et sur le traité de Prague, la Suède fait les derniers efforts et appuie ses généraux, de la manière la plus énergique, avec de l'argent et des soldats. Les affaires des Suédois prennent aussi un aspect plus favorable dans d'autres parties de l'Empire, et ils commencent à se relever du profond abaissement où ils étaient tombés par l'inaction de la France et la défection de leurs alliés. En effet, après leur retraite précipitée en Poméranie, ils avaient perdu dans la haute Saxe une place après l'autre; les princes de Mecklembourg, pressés par les armes impériales, commençaient à se tourner du côté de l'Autriche, et même le duc Georges de Lunebourg [p. 486] se déclara contre les Suédois. Ehrenbreitstein, vaincu par la famine, ouvrait ses portes au général bavarois Jean de Werth, et les Autrichiens s'emparaient de tous les retranchements élevés sur le Rhin. La France avait éprouvé des pertes dans sa lutte contre l'Espagne, et le succès ne répondait pas aux fastueux préparatifs avec lesquels on avait ouvert la guerre contre cette couronne. Tout ce que les Suédois avaient possédé dans l'intérieur de l'Allemagne était perdu, et ils ne se maintenaient plus que dans les principales places de la Poméranie. Une seule campagne suffit pour les relever de cette chute profonde, et la puissante diversion que le victorieux Bernard fait aux armes impériales sur les bords du Rhin amène une prompte révolution dans toute la situation de la guerre.

Les différends entre la France et la Suède étaient enfin apaisés, et l'ancien traité entre les deux couronnes avait été confirmé à Hambourg, avec de nouveaux avantages pour les Suédois. Dans la Hesse, la prudente landgrave Amélie, après la mort de Guillaume, son époux, se chargea du gouvernement avec l'approbation des états, et maintint ses droits avec beaucoup de résolution, malgré l'opposition de l'empereur et de la ligne de Darmstadt. Déjà dévouée avec zèle, par principe religieux, au parti suédois-protestant, elle n'attendait qu'une occasion propice pour se déclarer hautement et activement en sa faveur. Cependant, par une sage réserve et des négociations adroitement conduites, elle réussit à tenir l'empereur dans l'inaction jusqu'au moment où elle eut conclu un traité secret avec la France, et où les victoires de Bernard eurent [p. 487] donné aux affaires des protestants un tour favorable. Alors elle jeta tout à coup le masque et renouvela l'ancienne amitié de la Hesse avec la couronne suédoise. Les triomphes du duc Bernard excitèrent aussi le prince-électeur du Palatinat à tenter la fortune contre l'ennemi commun. Avec l'argent de l'Angleterre, il leva des troupes en Hollande, établit un magasin à Meppen, et se réunit en Westphalie avec les troupes suédoises. A la vérité, son magasin fut perdu et son armée battue, près de Flotha, par le comte Hatzfeld; cependant, son entreprise avait occupé quelque temps l'ennemi et facilité les opérations des Suédois en d'autres pays. Plusieurs encore de leurs anciens amis reparurent dès que la fortune se déclara en leur faveur, et ce fut déjà pour eux un assez grand bénéfice de voir les états de la basse Saxe embrasser la neutralité.

Favorisé par ces avantages importants, et renforcé par quatorze mille hommes de troupes fraîches, venues de Suède et de Livonie, Banner ouvrit, plein de bonnes espérances, la campagne de 1638. Les Impériaux, qui occupaient la Poméranie antérieure et le Mecklembourg, abandonnèrent la plupart leurs postes ou accoururent par bandes sous les drapeaux suédois pour échapper à la famine, leur plus cruel ennemi dans ces contrées saccagées et appauvries. Les marches et les cantonnements avaient si affreusement dévasté tout le pays entre l'Elbe et l'Oder, que Banner, afin de pouvoir pénétrer en Saxe et en Bohême, et de ne pas mourir de faim sur la route avec toute son armée, prit, de la Poméranie postérieure, un détour vers la basse Saxe, et n'entra dans la Saxe électorale que par le[p. 488] territoire d'Halberstadt. Les États de la basse Saxe, impatients d'être délivrés d'un hôte si famélique, le fournirent des vivres nécessaires, en sorte qu'il eut à Magdebourg du pain pour son armée, dans un pays où la famine avait déjà surmonté l'horreur pour la chair humaine. Il effraya la Saxe par sa venue dévastatrice; mais ce n'était pas sur cette province épuisée, c'était sur les États héréditaires de l'empereur que ses vues étaient dirigées. Les victoires de Bernard élevaient son courage, et les riches provinces de la maison d'Autriche excitaient son avidité. Après avoir battu près d'Elsterberg le général impérial de Salis, écrasé près de Chemnitz l'armée saxonne, et emporté la ville de Pirna, il pénétra en Bohême avec une force irrésistible, passa l'Elbe, menaça Prague, prit Brandeis et Leutmeritz, battit le général de Hofkirchen, qui commandait dix régiments, et répandit la terreur et le ravage dans tout le royaume sans défense. On faisait sa proie de tout ce qu'on pouvait prendre avec soi, et ce qui ne pouvait être consommé ou pillé était détruit. Pour emporter d'autant plus de blé, on séparait les épis de leurs tiges, et l'on gâtait ce qu'on laissait. Plus de mille châteaux, bourgs et villages furent réduits en cendres, et l'on en vit souvent jusqu'à cent livrés aux flammes en une seule nuit. De la Bohême, Banner fit des courses en Silésie, et même la Moravie et l'Autriche étaient sur le point d'éprouver sa rapacité. Pour s'y opposer, il fallut qu'Hatzfeld accourût de Westphalie et Piccolomini des Pays-Bas.

L'archiduc Léopold, frère de l'empereur, reçut le bâton du commandement pour réparer les fautes[p. 489] de Gallas, son prédécesseur, et relever l'armée de sa profonde décadence. Le succès justifia ce changement, et la campagne de 1640 parut prendre une très-fâcheuse tournure pour les Suédois. En Bohême, ils sont chassés de quartier en quartier, et, occupés uniquement de mettre leur butin en sûreté, ils se retirent à la hâte par les montagnes de Misnie. Mais, poursuivis même à travers la Saxe par l'ennemi qui les presse, et battus près de Plauen, ils sont forcés de chercher un asile en Thuringe. Devenus en un seul été maîtres de la campagne, ils retombent aussi promptement dans la plus profonde faiblesse, pour reprendre encore l'avantage, et passer ainsi continuellement d'une extrémité à l'autre par de rapides révolutions. L'armée de Banner, affaiblie, et menacée, dans son camp près d'Erfurt, d'une ruine totale, se relève tout à coup. Les ducs de Lunebourg renoncent à la paix de Prague, et amènent à Banner les mêmes troupes qu'ils avaient fait combattre contre lui peu d'années auparavant. La Hesse lui envoie des secours, et le duc de Longueville se joint à ses drapeaux avec l'armée laissée par le duc Bernard. De nouveau supérieur en forces aux Impériaux, Banner leur offre la bataille près de Saalfeld; mais leur chef Piccolomini l'évite prudemment, et il a choisi une trop bonne position pour pouvoir être forcé de combattre. Lorsqu'enfin les Bavarois se séparent des Impériaux et dirigent leur marche vers la Franconie, Banner tente une attaque sur ce corps isolé; mais l'habileté du général bavarois de Mercy et l'approche rapide du gros des forces autrichiennes font échouer l'entreprise. Les deux armées se rendent[p. 490] alors dans la Hesse, épuisée, où elles s'enferment, à peu de distance l'une de l'autre, dans un camp fortifié, jusqu'à ce que la disette et la rigueur de la saison les chassent enfin de cette contrée appauvrie. Piccolomini choisit pour ses quartiers d'hiver les bords fertiles du Wéser; mais, devancé par Banner, il est contraint de les abandonner aux Suédois et d'imposer sa visite aux évêchés de Franconie.

Vers ce même temps, une diète était rassemblée à Ratisbonne, où l'on devait entendre les plaintes des états, travailler à la tranquillité de l'Empire et prononcer sur la guerre et la paix. La présence de l'empereur, qui présidait le collége des princes, la pluralité des voix catholiques dans le conseil des électeurs, le nombre supérieur des évêques et l'absence de plusieurs voix évangéliques firent tourner les délibérations à l'avantage de l'empereur, et il s'en fallut beaucoup que dans cette diète l'Empire fût représenté. Les protestants la considérèrent, avec assez de raison, comme une conjuration de l'Autriche et de ses créatures contre le parti protestant, et, à leurs yeux, il pouvait sembler méritoire de troubler cette diète ou de la disperser.

Banner forma ce projet téméraire. La gloire de ses armes avait souffert dans la dernière retraite de Bohême, et il fallait une action hardie pour lui rendre son premier éclat. Sans confier son dessein à personne, il quitta, au plus fort de l'hiver de 1641, ses quartiers de Lunebourg, aussitôt que les routes et les rivières furent gelées. Accompagné par le maréchal de Guébriant, qui commandait les troupes de France et de Weimar, il dirigea sa marche[p. 491] vers le Danube par la Thuringe et le Voigtland, et parut devant Ratisbonne, avant que la diète pût être avertie de sa funeste arrivée. La consternation des membres de l'assemblée ne peut se décrire: dans la première frayeur, tous les députés se disposaient à la fuite. L'empereur seul déclara qu'il ne quitterait pas la ville, et il fortifia les autres par son exemple. Malheureusement pour les Suédois, le temps se radoucit, en sorte que le Danube dégela et qu'il fut impossible de le passer, soit à pied sec, soit en bateaux, à cause des énormes glaçons qu'il charriait. Cependant, pour avoir fait quelque chose, et pour humilier l'orgueil de l'empereur d'Allemagne, Banner commit l'impolitesse de saluer la ville de cinq cents coups de canon, qui, du reste, firent peu de mal. Déçu dans cette entreprise, il résolut de s'enfoncer dans la Bavière et dans la Moravie sans défense, où un riche butin et des cantonnements plus commodes attendaient ses troupes dépourvues. Mais rien ne put décider le général français à le suivre jusque-là. Guébriant craignait que l'intention des Suédois ne fût d'éloigner toujours plus du Rhin l'armée de Weimar et de lui couper toute communication avec la France, jusqu'à ce qu'ils l'eussent entièrement gagnée, ou du moins mise hors d'état de rien entreprendre par elle-même. Il se sépara donc de Banner pour retourner vers le Mein, et le général suédois se vit tout à coup menacé par toutes les forces impériales, qui, rassemblées sans bruit entre Ingolstadt et Ratisbonne, s'avançaient contre lui. Il s'agissait alors de penser à une prompte retraite, qui, à la vue d'une armée supérieure en cavalerie, à travers[p. 492] des fleuves et des forêts, dans un pays qui, au long et au large, était ennemi, ne semblait guère possible que par un miracle. Il se retira précipitamment vers le Wald pour se sauver en Saxe par la Bohême; mais il fut contraint d'abandonner près de Neubourg trois régiments, qui, postés derrière un mauvais mur, arrêtèrent pendant quatre jours, par une résistance spartiate, les forces de l'ennemi, en sorte que Banner put gagner les devants. Il s'échappa par Égra vers Annaberg. Piccolomini le poursuivit, en prenant un chemin plus court, par Schlackenwald, et il s'en fallut seulement d'une petite demi-heure que le général impérial ne le devançât au passage de Priesnitz et ne détruisit toutes les forces suédoises. Guébriant se réunit de nouveau à Zwickau avec l'armée de Banner, et ils dirigèrent ensemble leur marche sur Halberstadt, après avoir essayé inutilement de défendre la Saale et d'empêcher le passage des Autrichiens.

C'est à Halberstadt que Banner trouva enfin, au mois de mai 1641, le terme de ses exploits: le seul poison qui le tua fut celui de l'intempérance et du chagrin. Il avait maintenu avec beaucoup de gloire, bien qu'avec des succès divers, l'honneur des armes suédoises en Allemagne, et, par une suite de victoires, il s'était montré digne de son grand maître dans l'art de la guerre. Il était fécond en projets, sur lesquels il gardait un secret profond, et qu'il exécutait rapidement: plein de sang-froid dans le danger, plus grand dans l'adversité que dans le bonheur, et jamais plus redoutable que lorsqu'on le croyait sur le penchant de sa ruine. Mais les vertus du héros s'associaient chez lui à tous les défauts,[p. 493] à tous les vices que la carrière des armes enfante ou du moins favorise. Aussi impérieux dans le commerce de la vie qu'à la tête de son armée, rude comme son métier, orgueilleux comme un conquérant, il n'opprimait pas moins les princes allemands par son arrogance que leurs provinces par ses exactions. Il se dédommageait des fatigues de la guerre dans les plaisirs de la table et dans les bras de la volupté, aux délices de laquelle il se livra avec excès jusqu'à ce qu'enfin il les expia par une mort prématurée. Mais, voluptueux comme un Alexandre et un Mahomet II, il se jetait avec la même facilité des bras de la volupté dans les plus durs travaux de la guerre, et le général se montrait soudain dans toute sa grandeur, au moment où l'armée murmurait contre le débauché. Environ quatre-vingt mille hommes tombèrent dans les nombreuses batailles qu'il livra, et près de six cents étendards et drapeaux ennemis, qu'il envoya à Stockholm, attestèrent ses victoires. La perte de ce grand chef ne tarda pas à être vivement sentie par les Suédois, et l'on craignit de ne pouvoir le remplacer. L'esprit de révolte et de licence, contenu par l'autorité prépondérante de ce général redouté, s'éveilla aussitôt qu'il ne fut plus. Les officiers réclament avec une effrayante unanimité l'arriéré de leur solde, et aucun des quatre généraux qui se partagent le commandement après Banner ne possède l'autorité nécessaire pour satisfaire ces impatients solliciteurs ou leur imposer silence. La discipline se relâche; la disette croissante, et les lettres de rappel écrites par l'empereur, diminuent l'armée chaque jour; les troupes de France et de Weimar[p. 494] montrent peu de zèle; celles de Lunebourg abandonnent les drapeaux des Suédois, parce que les princes de la maison de Brunswick, après la mort du duc Georges, font leur accommodement avec l'empereur; et enfin les Hessois se séparent d'eux aussi pour chercher en Westphalie de meilleurs cantonnements. L'ennemi profite de ce fâcheux interrègne, et, quoique battu complétement dans deux actions, il réussit à faire dans la basse Saxe des progrès considérables.

Enfin parut, avec de l'argent et des troupes fraîches, le nouveau généralissime suédois. C'était Bernard Torstensohn, élève de Gustave-Adolphe, et le plus heureux successeur de ce héros, aux côtés duquel il se trouvait déjà, en qualité de page, pendant la guerre de Pologne. Perclus de goutte et cloué sur sa litière, il surpassa tous ses adversaires par la célérité, et ses entreprises avaient des ailes, tandis que son corps portait la plus affreuse des chaînes. Sous lui, le théâtre de la guerre change, et de nouvelles maximes règnent, que la nécessité impose et que le succès justifie. Tous les pays pour lesquels on s'est battu jusqu'alors sont épuisés, et, tranquille dans ses provinces les plus reculées, l'Autriche ne sent pas les calamités de la guerre, sous laquelle gémit et saigne toute l'Allemagne. Torstensohn lui fait subir le premier cette amère expérience; il rassasie ses Suédois à la riche table de l'Autriche, et jette la torche incendiaire jusqu'au trône de l'empereur.

L'ennemi avait remporté en Silésie des avantages considérables sur le général suédois Stalhantsch, et l'avait repoussé vers la Nouvelle-Marche. Torstensohn,[p. 495] qui s'était réuni dans le pays de Lunebourg avec la principale armée suédoise, appela à lui ce général, et, en 1642, traversant le Brandebourg qui avait commencé, sous le grand électeur, à observer une neutralité armée, il envahit tout à coup la Silésie. Glogau est emporté, l'épée à la main, sans approches et sans brèche; le duc François-Albert de Lauenbourg est battu et tué d'un coup de feu près de Schweidnitz; cette ville est conquise, comme presque toute la Silésie en deçà de l'Oder. Alors Torstensohn pénétra, avec une force irrésistible, jusqu'au fond de la Moravie, où nul ennemi de l'Autriche n'était encore parvenu; il s'empara d'Olmütz et fit trembler même la capitale de l'Empire. Cependant, Piccolomini et l'archiduc Léopold avaient rassemblé des forces supérieures, qui repoussèrent le conquérant suédois de la Moravie et bientôt même de la Silésie, après qu'il eut fait une tentative infructueuse sur Brieg. Renforcé par Wrangel, Torstensohn osa, il est vrai, marcher de nouveau contre un ennemi plus nombreux, et débloqua Grossglogau; mais il ne put ni amener l'ennemi à une bataille, ni exécuter ses plans sur la Bohême. Il envahit alors la Lusace, où il prit Zittau à la vue de l'ennemi, et, après une courte halte, il dirigea par la Misnie sa marche sur l'Elbe, qu'il passa près de Torgau. Puis il menaça Leipzig d'un siége et se flatta de recueillir dans cette ville opulente, épargnée depuis dix ans, une ample provision de vivres, et de fortes contributions.

Aussitôt les Impériaux, sous Léopold et Piccolomini, accourent par Dresde pour faire lever le siége, et Torstensohn, pour n'être pas enfermé entre l'armée[p. 496] et la ville, marche hardiment à leur rencontre en ordre de bataille. Par un retour surprenant des choses, on se rencontrait alors de nouveau sur le même terrain que Gustave-Adolphe avait illustré par une victoire décisive, onze années auparavant, et, sur ce sol sacré, l'héroïsme des devanciers excitait à une noble lutte leurs successeurs. Les généraux suédois Stalhantsch et Willenberg se jettent avec une telle impétuosité sur l'aile gauche des Autrichiens, qui n'a pas encore achevé de se former, que toute la cavalerie qui la couvre est culbutée et mise hors d'état de combattre. Mais un sort pareil menaçait déjà l'aile gauche des Suédois, quand la droite, victorieuse, vint à son secours, prit l'ennemi à dos et en flanc, et rompit ses lignes. De part et d'autre, l'infanterie demeura ferme comme une muraille, et, lorsqu'elle eut épuisé toute sa poudre, elle combattit à coups de crosse, jusqu'à ce qu'enfin les Impériaux, enveloppés de toutes parts, furent contraints d'abandonner le champ de bataille, après un combat de trois heures. Les chefs des deux armées impériales avaient fait les plus grands efforts pour arrêter leurs fuyards, et l'archiduc Léopold fut, avec son régiment, le premier à l'attaque et le dernier à la retraite. Cette sanglante victoire coûta aux Suédois plus de trois mille hommes, et deux de leurs meilleurs généraux, Schlangen et Lilienhoek. Du côté des Impériaux, cinq mille hommes restèrent sur la place, et presque autant furent faits prisonniers. Toute leur artillerie, qui était de quarante-six canons, la vaisselle d'argent et la chancellerie de l'archiduc, tous les bagages de l'armée, tombèrent dans les mains des vainqueurs. Torstensohn, trop affaibli [p. 497] par sa victoire pour être en état de poursuivre l'ennemi, se porta devant Leipzig; et l'armée vaincue en Bohême, où les régiments fugitifs se rallièrent. L'archiduc Léopold ne put maîtriser le chagrin que lui causait cette défaite, et le régiment de cavalerie qui l'avait occasionnée par sa prompte fuite éprouva les effets de sa colère. A Rackonitz, en Bohême, il le déclara infâme en présence des autres troupes, lui ôta tous ses chevaux, ses armes et ses insignes, fit déchirer ses étendards, condamner à mort plusieurs officiers et décimer les soldats.

Leipzig, qui fut conquis trois semaines après la bataille, fut la plus belle proie du vainqueur. Il fallut que la ville habillât de neuf toute l'armée suédoise, et se rachetât du pillage par une rançon de trois tonnes d'or, à laquelle on fit contribuer aussi, en leur imposant des taxes, les commerçants étrangers qui avaient à Leipzig leurs magasins. Durant l'hiver, Torstensohn se porta encore sur Freiberg, et brava pendant plusieurs semaines devant cette ville la rigueur de la température, se flattant de lasser par sa constance le courage des assiégés. Mais il ne fit que sacrifier ses troupes, et l'approche de Piccolomini le contraignit enfin de se retirer avec son armée affaiblie. Toutefois c'était déjà un gain à ses yeux d'avoir forcé l'ennemi de renoncer ainsi au repos des quartiers d'hiver, dont il se privait lui-même volontairement, et de lui avoir fait perdre plus de trois mille chevaux dans cette pénible campagne d'hiver. Il fit alors un mouvement sur l'Oder, pour se renforcer des garnisons de Poméranie et de Silésie; mais il reparut, avec la rapidité de l'éclair, aux frontières de Bohême, parcourut[p. 498] ce royaume, et débloqua Olmütz, en Moravie, qui était vivement pressé par les Impériaux. De son camp près de Dobitschau, à deux milles d'Olmütz, il dominait toute la Moravie; il l'accabla par de pesantes exactions et fit courir ses bandes jusqu'aux ponts de Vienne. Vainement l'empereur s'efforça d'armer pour la défense de cette province la noblesse hongroise: elle allégua ses priviléges et refusa de servir hors de sa patrie. Pendant cette infructueuse négociation, on perdit le temps d'opposer à l'ennemi une active résistance, et on laissa toute la Moravie en proie aux Suédois.

Tandis que Bernard Torstensohn étonnait amis et ennemis par ses marches et ses victoires, les armées alliées n'étaient pas restées oisives dans les autres parties de l'Empire. Les Hessois et l'armée de Weimar, sous le comte d'Eberstein et le maréchal de Guébriant, avaient fait irruption dans l'archevêché de Cologne, pour y prendre leurs quartiers d'hiver. L'électeur, pour se défendre de ces hôtes pillards, appela le général impérial de Hatzfeld, et rassembla ses propres troupes sous le général Lamboy. Les alliés attaquèrent ce dernier près de Kempen, au mois de janvier 1642, et le défirent dans une grande bataille, où ils lui tuèrent deux mille hommes et firent quatre mille prisonniers. Cette victoire importante leur ouvrit tout l'électorat et les pays voisins, en sorte que non-seulement ils y établirent et y maintinrent leurs quartiers, mais qu'ils en tirèrent aussi des renforts considérables en hommes et en chevaux.

Guébriant laissa les Hessois défendre contre le comte de Hatzfeld leurs conquêtes sur le bas Rhin,[p. 499] et s'approcha de la Thuringe pour soutenir les entreprises de Torstensohn en Saxe. Mais, au lieu de réunir ses forces à celles des Suédois, il revint précipitamment sur le Mein et le Rhin, dont il s'était déjà éloigné plus qu'il ne devait. Les Bavarois, sous Mercy et Jean de Werth, l'ayant devancé dans le margraviat de Bade, il erra, pendant plusieurs semaines, en proie aux rigueurs de la saison, sans abri, réduit à camper le plus souvent sur la neige, jusqu'à ce qu'il trouva enfin dans le Brisgau un misérable refuge. Il reparut, il est vrai, en campagne l'été suivant, et occupa en Souabe l'armée bavaroise, de sorte qu'elle ne put débloquer Thionville, assiégée par Condé; mais il fut bientôt refoulé par l'ennemi, supérieur en nombre, jusqu'en Alsace, où il attendit des renforts.

La mort du cardinal de Richelieu, qui était arrivée au mois de novembre 1642, et le changement de souverain et de ministre qu'avait entraîné la mort de Louis XIII, au mois de mai 1643, avaient détourné quelque temps de la guerre d'Allemagne l'attention de la France et ralenti les opérations militaires. Mais Mazarin, héritier du pouvoir de Richelieu, de ses maximes et de ses projets, suivit, avec une ardeur nouvelle, le plan de son prédécesseur, si cher que coûtât aux Français cette grandeur politique de la France. Richelieu avait employé contre l'Espagne la principale force des armées: Mazarin la tourna contre l'empereur, et, par les soins qu'il consacra à la guerre d'Allemagne, il vérifia sa maxime: que l'armée d'Allemagne était le bras droit de son roi et le boulevard de la France. Aussitôt après la prise de Thionville, il envoya au maréchal de Guébriant en Alsace un renfort considérable, [p. 500] et, afin que ces troupes se soumissent plus volontiers aux fatigues de la guerre d'Allemagne, il fallut que le célèbre vainqueur de Rocroi, le duc d'Enghien, depuis prince de Condé, les y conduisit en personne. Alors Guébriant se sentit assez fort pour reparaître avec honneur en Allemagne. Il se hâta de repasser le Rhin, pour chercher en Souabe de meilleurs quartiers d'hiver, et se rendit en effet maître de Rottweil, où un magasin bavarois tomba dans ses mains. Mais cette place fut payée plus cher qu'elle ne valait et perdue plus promptement qu'elle n'avait été conquise. Guébriant reçut au bras une blessure, que la main inhabile de son chirurgien rendit mortelle, et la grandeur de sa perte fut manifestée le jour même de sa mort.

L'armée française, sensiblement réduite par cette expédition, entreprise dans une saison si rigoureuse, s'était retirée, après la prise de Rottweil, dans le canton de Tuttlingen, où elle se reposait, dans la plus profonde sécurité, sans prévoir le moins du monde une visite de l'ennemi. Celui-ci cependant rassembla de grandes forces, pour empêcher le dangereux établissement des Français sur la rive droite du Rhin et si près de la Bavière, et pour délivrer ce pays de leurs exactions. Les Impériaux, conduits par Hatzfeld, se réunissent avec les forces bavaroises, commandées par Mercy, et le duc de Lorraine lui-même, que, durant cette guerre, on trouve partout, excepté dans son duché, se joint avec ses troupes à leurs drapeaux réunis. Le projet est formé de surprendre à l'improviste les cantonnements des Français à Tuttlingen et dans les villages voisins: sorte d'expédition très-goûtée dans cette guerre, et qui, étant[p. 501] toujours et nécessairement mêlée de confusion, coûtait d'ordinaire plus de sang que les batailles rangées. Ce genre d'attaque était ici d'autant mieux à sa place, que le soldat français, qui n'avait pas l'expérience de pareilles entreprises, se faisait de tout autres idées qu'il n'eût fallu d'un hiver en Allemagne, et se tenait pour suffisamment garanti contre toute surprise par la rigueur de la saison. Jean de Werth, passé maître dans cette espèce de guerre, et qui avait été, depuis quelque temps, échangé contre Gustave Horn, conduisit l'entreprise, et l'exécuta avec un bonheur au-dessus de toute espérance.

L'attaque se fit du côté où, à cause des bois et des nombreux défilés, on pouvait le moins s'y attendre, et une forte neige, qui tombait ce jour-là (24 novembre 1643), cacha l'approche de l'avant-garde, jusqu'au moment où elle fit halte, en vue de Tuttlingen. Toute l'artillerie, laissée hors de la ville, et le château de Honbourg, situé dans le voisinage, sont pris sans résistance. Tuttlingen est investi tout entier par l'armée, qui arrive peu à peu, et toute communication avec les cantonnements ennemis, dispersés dans les villages d'alentour, est sans bruit et subitement interceptée. Ainsi les Français étaient déjà vaincus avant qu'on eût tiré un seul coup de canon. La cavalerie dut son salut à la vitesse de ses chevaux et à quelques minutes d'avance qu'elle eut sur l'ennemi qui la poursuivait. L'infanterie fut taillée en pièces ou mit bas les armes volontairement. Environ deux mille hommes restèrent sur la place; sept mille se rendirent prisonniers avec vingt-cinq officiers de l'état-major et quatre-vingt-dix capitaines.[p. 502] Ce fut dans toute cette guerre la seule bataille qui produisit à peu près la même impression sur le parti perdant et le parti gagnant: l'un et l'autre étaient Allemands, et les Français s'étaient couverts de honte. Le souvenir de cette malheureuse journée, laquelle se renouvela à Rossbach un siècle plus tard, fut, il est vrai, effacé dans la suite par les exploits héroïques d'un Turenne et d'un Condé; mais on ne pouvait en vouloir aux Allemands de se dédommager, par une chanson populaire sur la valeur française, des malheurs que la politique française accumulait sur eux.

Cette défaite des Français aurait pu cependant devenir très-funeste aux Suédois, toutes les forces de l'empereur s'étant dès lors portées contre eux, et un nouvel ennemi s'étant ajouté en ce temps-là même à ceux qu'ils avaient déjà. Au mois de septembre 1643, Torstensohn avait quitté subitement la Moravie et avait marché sur la Silésie. Personne ne savait la cause de son départ, et la direction, souvent changée, de sa marche, contribuait à augmenter l'incertitude. De la Silésie, il s'avança vers l'Elbe, en faisant divers détours, et les Impériaux le suivirent jusqu'en Lusace. Il jeta un pont sur l'Elbe près de Torgau, et fit courir le bruit qu'il allait entrer par la Misnie dans le haut Palatinat et la Bavière. Près de Barby, il feignit encore de vouloir passer le fleuve, mais il descendit toujours plus bas le long de l'Elbe, jusqu'à Havelberg, où il fit savoir à son armée surprise qu'il la menait dans le Holstein contre les Danois.

Dès longtemps, la partialité que le roi Christian IV laissait paraître contre les Suédois, dans l'office de[p. 503] médiateur dont il s'était chargé, la jalousie avec laquelle il travaillait contre le progrès de leurs armes, les obstacles qu'il opposait dans le Sund à leur navigation, et les charges qu'il faisait peser sur leur commerce naissant, avaient excité le mécontentement de la couronne de Suède, et enfin les injures, devenant toujours plus nombreuses, avaient provoqué sa vengeance. Si hasardeux qu'il parût être de s'engager dans une nouvelle guerre, tandis qu'on était presque écrasé sous le poids de l'ancienne au milieu des victoires mêmes qu'on remportait, la soif de la vengeance et la vieille haine nationale élevèrent cependant le courage des Suédois au-dessus de toutes les difficultés, et les embarras mêmes dans lesquels on se voyait jeté par la guerre en Allemagne furent un motif de plus pour tenter la fortune contre le Danemark. On avait fini par en venir à une telle extrémité, qu'on ne poursuivait la guerre que pour procurer aux troupes du travail et du pain; que l'on se battait presque uniquement pour avoir les meilleurs quartiers d'hiver, et qu'on estimait plus que le gain d'une grande bataille d'avoir bien cantonné son armée. Mais presque toutes les provinces de l'Empire d'Allemagne étaient désolées et épuisées; on manquait de vivres, de chevaux et d'hommes, et le Holstein avait de tout cela en abondance. Quand on n'eût gagné rien de plus que de recruter l'armée dans cette province, de rassasier les chevaux et les soldats, et de mieux monter la cavalerie, pour un pareil résultat il valait déjà la peine de risquer l'entreprise. D'ailleurs, au moment de l'ouverture des conférences de paix, il était[p. 504] avant tout essentiel d'arrêter la funeste influence du Danemark sur les négociations; de retarder le plus possible, par la confusion des intérêts, la paix elle-même, qui ne semblait pas devoir être fort avantageuse pour la couronne de Suède; et, comme son plus grand intérêt à elle était la fixation du dédommagement auquel elle croyait avoir droit, il lui importait d'augmenter le nombre de ses conquêtes, pour obtenir d'autant plus sûrement la seule qu'elle désirât conserver. Le mauvais état où se trouvait le Danemark justifiait encore de plus grandes espérances, pourvu qu'on exécutât l'entreprise promptement et sans bruit. Or, le secret fut si bien gardé à Stockholm, que les ministres danois n'en eurent aucun soupçon; ni la France ni la Hollande n'en reçurent la confidence. La guerre même fut la déclaration de guerre, et Torstensohn était dans le Holstein avant qu'on pressentit une hostilité. Sans être arrêtées par aucune résistance, les troupes suédoises inondent ce duché et s'emparent de toutes les places fortes, excepté Rensbourg et Glückstadt. Une autre armée pénètre dans la Scanie, qui ne se défend pas avec plus de succès, et la saison orageuse empêche seule les chefs de passer le petit Belt et de porter la guerre jusqu'en Fionie et en Seeland. La flotte danoise est battue près de Femern, et Christian lui-même, qui s'y trouvait, perd l'œil droit, frappé d'un éclat de bois. Séparé par une grande distance des forces de l'empereur, son allié, ce monarque est sur le point de voir son royaume entier envahi par les forces suédoises. Tout semblait très-sérieusement annoncer l'accomplissement de la prédiction que l'on se racontait du fameux Tycho[p. 505] Brahé: qu'en 1644, Christian IV serait forcé de s'exiler de son royaume un bâton à la main.

Mais l'empereur ne pouvait voir avec indifférence le Danemark livré en proie aux Suédois, et la conquête de ce royaume augmenter leur puissance. Quelque grandes que fussent les difficultés qui s'opposaient à une si longue marche à travers des pays tout affamés, il ne tarda point cependant à faire marcher vers le Holstein, avec une armée, le comte de Gallas, à qui l'on avait de nouveau confié le commandement général des troupes après la retraite de Piccolomini. Gallas parut en effet dans ce duché, s'empara de Kiel, et se flatta, après sa jonction avec les Danois, d'enfermer dans le Jutland l'armée suédoise. Dans le même temps, les Hessois et le général suédois Kœnigsmark étaient occupés par Hatzfeld et par l'archevêque de Brême, fils de Christian IV; et Kœnigsmark était attiré en Saxe par une attaque sur la Misnie. Mais Torstensohn, avec son armée, qui venait de recevoir des renforts, marcha, par le défilé inoccupé entre Schleswig et Stapelholm, à la rencontre de Gallas, et le poussa, en remontant le cours de l'Elbe, jusqu'à Bernbourg, où les Impériaux s'établirent dans un camp retranché. Torstensohn passa la Saale et occupa une position telle, qu'il prenait à dos les ennemis et les séparait de la Saxe et de la Bohême. Alors la famine commença à ravager leur camp et fit périr la plus grande partie de l'armée. La retraite sur Magdebourg n'améliora point cette situation désespérée. La cavalerie, qui essayait de s'échapper par la Silésie, fut atteinte et dispersée par Torstensohn près de Jüterbock; le reste de l'armée, après avoir[p. 506] vainement essayé de s'ouvrir un passage l'épée à la main, fut presque entièrement détruit près de Magdebourg. De ses grandes forces, Gallas ne recueillit que quelques mille hommes et la réputation d'être le premier général du monde pour perdre une armée. Après cette malheureuse tentative pour sa délivrance, le roi de Danemark rechercha la paix, et l'obtint à Bremseboor, en 1645, sous de dures conditions.

Torstensohn poursuivit sa victoire. Tandis qu'un de ses lieutenants, Axel Lilienstern, inquiétait la Saxe électorale, et que Kœnigsmark soumettait tout le territoire de Brême, il pénétra lui-même en Bohême, à la tête de seize mille hommes, avec quatre-vingts pièces de canon, et chercha de nouveau à transporter la guerre dans les États héréditaires d'Autriche. A cette nouvelle, Ferdinand accourut lui-même à Prague pour enflammer par sa présence le courage de ses troupes, et pouvoir, avec plus de promptitude et d'énergie, exercer son influence dans le voisinage même du théâtre de la guerre, vu qu'il lui manquait un habile général et qu'il n'y avait point d'harmonie entre les nombreux commandants. Sur son ordre, Hatzfeld rassembla toutes les forces de l'Autriche et de la Bavière; puis, contre son avis et sa volonté, le 24 février 1645, il opposa, près de Jankau ou Jankowitz, la dernière armée de l'empereur, le dernier boulevard de ses États, à l'ennemi qui s'avançait. Ferdinand se reposait sur sa cavalerie, qui comptait trois mille chevaux de plus que celle de l'ennemi, et sur la promesse de la Vierge Marie, qui lui était apparue en songe et avait annoncé une victoire certaine.

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La supériorité des Impériaux n'effraya point Torstensohn, qui n'avait pas coutume de compter ses ennemis. Dès la première attaque, l'aile gauche, que Gœtz, général de la Ligue, avait engagée dans une position très-désavantageuse, entre des étangs et des bois, fut mise dans un désordre complet; le chef lui-même périt avec la plus grande partie de ses troupes, et presque toutes les munitions de l'armée furent prises. Ce début malheureux décida du sort de toute la bataille. Les Suédois, se poussant toujours en avant, s'emparèrent des hauteurs principales, et, après un sanglant combat de huit heures, après une charge furieuse de la cavalerie impériale, et la plus courageuse résistance de l'infanterie, ils furent maître du champ de bataille. Deux mille Autrichiens restèrent sur la place, et Hatzfeld lui-même fut contraint de se rendre prisonnier avec trois mille hommes. Ainsi furent perdus, dans le même jour, le meilleur général et la dernière armée de l'empereur.

Cette victoire décisive de Jankowitz ouvrait tout d'un coup à l'ennemi toutes les provinces autrichiennes. Ferdinand s'enfuit à Vienne précipitamment pour veiller à la défense de cette ville et mettre en sûreté sa personne, ses trésors et sa famille. Les Suédois victorieux ne tardèrent pas longtemps à se répandre comme un déluge dans la Moravie et l'Autriche. Après avoir conquis presque toute la Moravie, investi Brünn, occupé tous les châteaux et les villes fortes jusqu'au Danube, et emporté même la redoute élevée au Pont-du-Loup, non loin de Vienne, ils paraissent enfin à la vue de cette capitale; et le soin avec lequel ils fortifient[p. 508] les places conquises ne semble pas annoncer une courte visite. Après un long et funeste détour à travers toutes les provinces de l'Empire d'Allemagne, le torrent de la guerre se replie enfin vers sa source, et le tonnerre de l'artillerie suédoise rappelle aux habitants de Vienne ces boulets que les rebelles bohêmes lancèrent vingt-sept années auparavant dans le palais impérial. Le même théâtre ramène aussi les mêmes instruments d'attaque. Comme les rebelles de Bohême avaient appelé à leur secours Bethlen Gabor, Torstensohn appelle son successeur Ragotzy. Celui-ci a déjà inondé de ses troupes la haute Hongrie, et l'on craint d'un jour à l'autre sa réunion avec les Suédois. Jean-Georges de Saxe, poussé à bout par les cantonnements de ces derniers dans son pays, laissé sans secours par l'empereur, qui, après la bataille de Jankowitz, n'est pas en état de se défendre lui-même, recourt enfin au suprême et unique moyen de salut, celui de conclure avec les Suédois une trêve, qui est prolongée d'année en année jusqu'à la paix générale. L'empereur perd un ami dans le temps où un nouvel ennemi se lève contre lui aux portes de son empire, quand ses armées se fondent, quand ses alliés sont battus aux autres extrémités de l'Allemagne. Car l'armée française avait aussi effacé par une brillante campagne la honte de la défaite de Tuttlingen, et occupé sur le Rhin et en Souabe toutes les forces de la Bavière. Renforcée de nouvelles troupes, que le grand Turenne, déjà illustré par ses victoires en Italie, avait amenées de France au duc d'Enghien, elle parut, le 3 août 1644, devant Fribourg, que Mercy avait pris peu auparavant, et qu'il couvrait[p. 509] avec toute son armée, parfaitement retranchée. L'impétuosité de la valeur française échoua, il est vrai, contre la fermeté des Bavarois, et le duc d'Enghien dut se résoudre à la retraite, après avoir sacrifié inutilement près de six mille des siens. Mazarin versa des larmes sur cette grande perte, mais le dur Condé, qui n'était sensible qu'à la gloire, n'en prit aucun souci. «Une seule nuit de Paris, l'entendit-on dire, donne la vie à plus d'hommes que cette action n'en a tué.» Cependant cette bataille meurtrière avait tellement affaibli les Bavarois, que, bien loin de pouvoir délivrer l'Autriche accablée, ils ne purent même défendre la rive du Rhin. Spire, Worms, Mannheim se rendent; la forteresse de Philippsbourg est prise par famine, et Mayence même se hâte de désarmer le vainqueur par une prompte soumission.

Ce qui avait défendu l'Autriche et la Moravie contre les Bohêmes au commencement de la guerre les défendit cette fois encore contre Torstensohn. Ragotzy s'était avancé, il est vrai, jusqu'au Danube, dans le voisinage du camp suédois, avec ses troupes, au nombre de vingt-cinq mille hommes; mais ces bandes farouches et indisciplinées ne firent que dévaster le pays et augmenter la disette dans le camp des Suédois, au lieu de seconder par une activité bien dirigée les entreprises de Torstensohn. Le motif qui faisait entrer Ragotzy en campagne, comme auparavant Bethlen Gabor, c'était d'arracher un tribut à l'empereur, à ses sujets leur argent et leur bien; et l'un et l'autre chef s'en retournaient chez eux aussitôt qu'ils avaient atteint ce but. Ferdinand accorda au barbare, pour se débarrasser de[p. 510] lui, ce qu'il demandait, et, par un léger sacrifice, délivra ses États de ce redoutable ennemi.

Cependant, l'armée principale des Suédois s'était extrêmement affaiblie par un long campement devant Brünn. Torstensohn, qui la commandait lui-même, épuisa vainement, pendant quatre mois, tout son talent dans l'art des siéges; la résistance répondit à l'attaque, et le désespoir exalta le courage du commandant de Souches, transfuge suédois, qui n'avait aucun pardon à attendre. La violence des épidémies, que la disette, la malpropreté et l'usage des fruits non mûrs engendrèrent dans le camp suédois, empesté par le long séjour des troupes, et d'autre part la soudaine retraite des Transylvains, contraignirent enfin Torstensohn de lever le siége. Comme tous les passages du Danube se trouvaient occupés, que d'ailleurs son armée était déjà très-réduite par les maladies et la disette, il renonça à son entreprise sur l'Autriche et la Moravie, se contenta, pour garder une clef de ces deux provinces, de laisser des garnisons suédoises dans les châteaux qu'il avait pris, et se mit en marche pour la Bohême, où les Impériaux le suivirent sous la conduite de l'archiduc Léopold. Celles des places perdues que ce prince n'avait pas recouvrées furent, après son départ, emportées par le général impérial Bucheim, en sorte que, l'année suivante, la frontière autrichienne fut de nouveau complétement purgée d'ennemis, et que la tremblante capitale en fut quitte pour la peur. Même en Bohême et en Silésie, les Suédois ne se soutinrent qu'avec des succès très-variés, et ils parcoururent ces deux pays sans pouvoir s'y maintenir. Mais, quoique le succès de l'entreprise[p. 511] de Torstensohn ne répondit pas entièrement à ce que promettait son brillant début, elle eut cependant pour le parti suédois les suites les plus décisives. Par elle, le Danemark fut forcé à la paix, la Saxe à la suspension d'armes; l'empereur montra plus de condescendance dans le congrès; la France devint plus prévenante, et les Suédois eux-mêmes plus confiants et plus hardis dans leurs rapports avec ces diverses couronnes. Après s'être acquitté d'une manière si éclatante de son grand devoir, celui à qui l'on devait ces avantages se retira, couronné de lauriers, dans le silence de la vie privée, pour chercher du soulagement aux souffrances que lui causait sa maladie.

Après la retraite de Torstensohn, l'empereur se voyait, à la vérité, garanti d'une invasion ennemie du côté de la Bohême, mais un nouveau danger s'approcha bientôt des frontières autrichiennes par la Souabe et la Bavière. Turenne, qui s'était séparé de Condé, pour se tourner vers la Souabe, avait été complétement battu par Mercy, en 1645, non loin de Mergentheim, et les Bavarois vainqueurs pénétrèrent dans la Hesse sous leur vaillant général; mais le duc d'Enghien accourut aussitôt d'Alsace avec un secours considérable, Kœnigsmark de Moravie, et les Hessois du Rhin, afin de renforcer l'armée battue, et les Bavarois furent repoussés jusqu'aux extrémités de la Souabe. Ils s'arrêtèrent enfin près du village d'Allersheim, non loin de Nœrdlingen, pour défendre la frontière de la Bavière. Mais l'impétueux courage du duc d'Enghien ne se laissa effrayer par aucun obstacle. Il conduisit ses troupes contre les retranchements de[p. 512] l'ennemi, et il se livra une grande bataille, que l'héroïque résistance des Bavarois rendit acharnée et meurtrière entre toutes, et que la mort de l'excellent général Mercy, le sang-froid de Turenne et l'inébranlable fermeté des Hessois décidèrent à l'avantage des alliés. Mais ce second sacrifice barbare de sang humain eut peu d'influence sur la marche de la guerre et les négociations de paix. L'armée française, affaiblie par cette sanglante victoire, fut réduite plus encore par le départ des Hessois, et Léopold amena aux Bavarois des auxiliaires impériaux, en sorte que Turenne fut forcé de se replier en grande hâte vers le Rhin.

La retraite des Français permit à l'ennemi de tourner alors toutes ses forces vers la Bohême, contre les Suédois. Gustave Wrangel, qui n'était point un indigne successeur de Banner et de Torstensohn, avait obtenu, en 1646, le commandement général des troupes suédoises, qui, outre le corps de troupes légères de Kœnigsmark et les nombreuses garnisons répandues dans l'Empire, comptaient encore environ huit mille chevaux et quinze mille fantassins. Après que l'archiduc Léopold eut renforcé de douze régiments bavarois de cavalerie et de dix-huit d'infanterie son armée, qui se montait déjà à vingt-quatre mille hommes, il marcha contre Wrangel, et il espérait l'écraser par la supériorité de ses forces, avant que Kœnigsmark se joignit à lui, ou que les Français fissent une diversion. Mais Wrangel ne l'attendit pas, et courut par la haute Saxe vers le Wéser, où il prit Hœxter et Paderborn. De là il se dirigea vers la Hesse pour opérer sa jonction avec Turenne, et appela à lui,[p. 513] dans son camp de Wetzlar, la troupe légère de Kœnigsmark. Mais Turenne, enchaîné par les ordres de Mazarin, qui n'était pas fâché de voir mettre des bornes aux succès guerriers et à l'orgueil toujours croissant de la Suède, s'excusa sur la nécessité plus pressante de défendre les frontières néerlandaises du royaume de France, parce que les Hollandais avaient négligé cette année de faire la diversion promise. Mais, comme Wrangel continuait d'insister avec force sur sa juste demande, comme une plus longue résistance pouvait éveiller des soupçons chez les Suédois, peut-être même les disposer à une paix particulière avec l'Autriche, Turenne obtint enfin la permission désirée de renforcer l'armée suédoise.

La jonction s'opéra près de Giessen, et alors on se sentit assez fort pour tenir tête à l'ennemi. Celui-ci avait poursuivi les Suédois jusque dans la Hesse, où il voulait leur couper les vivres et empêcher leur réunion avec Turenne. Ce double projet échoua, et les Impériaux se virent alors eux-mêmes séparés du Mein, et, après la perte de leurs magasins, exposés à la plus grande disette. Wrangel profita de leur faiblesse pour exécuter une entreprise qui devait donner à la guerre une tout autre face. Il avait, lui aussi, adopté la maxime de son prédécesseur, de porter la guerre dans les États autrichiens; mais, découragé par le mauvais succès de Torstensohn, il espérait atteindre plus sûrement et plus efficacement le même but par un autre chemin. Il résolut de suivre le cours du Danube et de pénétrer à travers la Bavière jusqu'aux frontières autrichiennes. Gustave-Adolphe avait déjà [p. 514] formé un plan semblable, mais il n'avait pu le mettre à exécution, parce que, au milieu de sa carrière victorieuse, l'armée de Wallenstein et le danger de la Saxe l'avaient trop tôt appelé ailleurs. Le duc Bernard avait marché sur ses traces, et, plus heureux que Gustave-Adolphe, il avait déjà déployé entre l'Isar et l'Inn ses étendards triomphants; mais, lui aussi, il s'était vu forcé par le nombre et la proximité des armées ennemies de s'arrêter dans sa course héroïque et de ramener ses troupes. Ce qui n'avait pas réussi à ces deux guerriers, Wrangel espérait d'autant plus l'accomplir alors heureusement, que les troupes impériales et bavaroises étaient loin derrière lui sur la Lahn, et ne pouvaient arriver en Bavière qu'après une très-longue marche à travers la Franconie et le haut Palatinat. Il se porta rapidement sur le Danube, battit un corps bavarois près de Donawert, et passa ce fleuve, puis le Lech, sans résistance. Mais, par le siége infructueux d'Augsbourg, il donna aux Impériaux le temps de délivrer cette ville et de le repousser lui-même jusqu'à Lauingen. Lorsqu'ensuite ils eurent de nouveau tourné vers la Souabe pour éloigner la guerre des frontières bavaroises, il saisit l'occasion de passer le Lech, qui n'était plus gardé, et dont lui-même alors il barra le passage aux Impériaux. Et maintenant la Bavière était ouverte et sans défense devant lui: Français et Suédois l'inondèrent comme un flot impétueux, et le soldat se dédommagea, par les plus horribles violences, les brigandages et les extorsions, des dangers qu'il avait courus. L'arrivée des troupes impériales et bavaroises, qui exécutèrent enfin près de[p. 515] Thierhaupten le passage du Lech, ne fit qu'augmenter la détresse du pays, que pillèrent sans distinction les amis et les ennemis.

Alors enfin, alors chancela, pour la première fois dans le cours de cette guerre, le ferme courage de Maximilien, qui, pendant vingt-huit ans, était resté inébranlable au milieu des plus dures épreuves. Ferdinand II, son compagnon d'études à Ingolstadt et l'ami de sa jeunesse, n'était plus; à la mort de cet ami et de ce bienfaiteur s'était rompu un des plus forts liens qui avaient attaché l'électeur à l'intérêt de l'Autriche. L'habitude, l'inclination et la reconnaissance l'avaient enchaîné au père; le fils était étranger à son cœur, et la raison d'État pouvait seule le maintenir dans la fidélité envers ce prince.

Et ce fut précisément cette raison d'État que la politique française fit agir alors pour le détacher de l'alliance autrichienne et le déterminer à poser les armes. Ce n'était pas sans un grave motif que Mazarin avait imposé silence à la jalousie que lui inspirait la puissance croissante de la Suède et avait permis aux troupes françaises d'accompagner les Suédois en Bavière. Il fallait que la Bavière éprouvât toutes les horreurs de la guerre, afin que la nécessité et le désespoir surmontassent enfin la fermeté de Maximilien, et que l'empereur perdît le premier et le dernier de ses alliés. Le Brandebourg, sous son grand électeur, avait volontairement embrassé la neutralité; la Saxe y avait eu recours par contrainte; la guerre avec la France interdisait aux Espagnols toute participation à celle d'Allemagne; la paix conclue avec la Suède avait écarté[p. 516] le Danemark du théâtre de la guerre; un long armistice avait désarmé la Pologne. Si l'on parvenait encore à détacher l'électeur de Bavière de l'alliance autrichienne, l'empereur n'avait plus, dans toute l'Allemagne, un seul défenseur, et il se voyait livré sans appui à la merci des deux couronnes.

Ferdinand III reconnut le danger qui le menaçait et ne négligea rien pour le détourner. Mais on avait inculqué à l'électeur de Bavière la fâcheuse opinion que les seuls Espagnols étaient opposés à la paix, que leur influence portait seule l'empereur à se déclarer contre la suspension d'armes; or, Maximilien haïssait les Espagnols et ne leur avait jamais pardonné de lui avoir été contraires lorsqu'il briguait l'électorat palatin. Et maintenant on voulait que, pour complaire à cette puissance ennemie, il vit son peuple sacrifié, ses provinces ravagées, qu'il se perdit lui-même, lorsqu'il pouvait par une suspension d'armes se délivrer de tous ses tourments, procurer à son peuple le repos qui lui était si nécessaire, et hâter peut-être en même temps par ce moyen la paix générale? Tous ses scrupules s'évanouirent, et, persuadé de la nécessité d'un armistice, il crut satisfaire à ses devoirs envers l'empereur en le faisant participer, lui aussi, au bienfait de cet accord.

Les députés des trois couronnes et de la Bavière se réunirent à Ulm, pour régler les conditions de l'armistice. Au reste, il parut bientôt par les instructions des envoyés autrichiens que l'empereur n'avait pas député au congrès pour avancer la conclusion de la suspension d'armes, mais plutôt pour la retarder. Il s'agissait d'y faire accéder les Suédois,[p. 517] qui avaient alors l'avantage et qui avaient plus à espérer qu'à craindre de la continuation de la guerre, et il fallait ne pas leur rendre l'armistice onéreux par de dures conditions. Après tout, ils étaient vainqueurs, et pourtant l'empereur prétendait leur dicter des lois. Aussi, peu s'en fallut que, dans le premier mouvement de colère, leurs envoyés ne quittassent le congrès, et, pour les retenir, il fallut que les Français en vinssent aux menaces.

La bonne volonté de l'électeur de Bavière, pour comprendre l'empereur dans la trêve, ayant ainsi échoué, il se crut dès lors autorisé à travailler pour lui-même. Si élevé que fût le prix auquel on lui faisait acheter l'armistice, il n'hésita pas longtemps à l'accepter. Il permit aux Suédois d'étendre leurs cantonnements en Souabe et en Franconie, et consentit à restreindre les siens à la Bavière et aux pays palatins. Cologne et Hesse-Cassel furent compris dans l'armistice. Ce qu'il avait conquis en Souabe, il lui fallut le céder aux alliés, qui, de leur côté, lui rendirent ce qu'ils occupaient en Bavière. Après la conclusion de ce traité, le 14 mars 1647, les Français et les Suédois évacuèrent la Bavière, et choisirent, pour ne pas se gêner les uns les autres, des quartiers différents: les Français dans le duché de Wurtemberg, les Suédois dans la haute Souabe, près du lac de Constance. A l'extrémité septentrionale de ce lac et à la pointe la plus méridionale de la Souabe, la ville autrichienne de Brégenz, avec son défilé étroit et escarpé, défiait toutes les attaques, et tous les habitants du voisinage avaient retiré dans cette forteresse naturelle leur avoir et leurs personnes. Le riche butin que faisait espérer cet amas [p. 518] de biens et l'avantage de posséder un passage menant dans le Tyrol, en Suisse et en Italie, excitèrent le général suédois à risquer une attaque sur ce défilé réputé inexpugnable et sur la ville elle-même. Sa double tentative lui réussit, malgré la résistance des paysans, qui, au nombre de six mille, s'efforcèrent de défendre le passage. Sur ces entrefaites, Turenne, conformément à la convention, s'était dirigé vers le Wurtemberg, d'où il contraignit par la force de ses armes le landgrave de Darmstadt et l'électeur de Mayence d'embrasser la neutralité, à l'exemple de la Bavière.

Alors enfin parut être atteint le grand but de la politique française, de livrer sans défense aux armes unies des deux couronnes l'empereur dépouillé de tout secours de la Ligue et de ses alliés protestants, et de lui dicter la paix l'épée à la main. Une armée de douze mille hommes, au plus, était tout ce qui lui restait de sa formidable puissance, et, la guerre lui ayant enlevé tous ses bons généraux, il fallut qu'il mît à la tête de cette armée un calviniste, transfuge hessois, Mélander. Mais, comme cette guerre présenta fréquemment les plus surprenantes vicissitudes, et déjoua souvent, par des incidents imprévus, tous les calculs de la politique, cette fois encore l'attente fut trompée par l'événement, et la puissance de l'Autriche, qui était tombée si bas, se releva de nouveau, après une courte crise, jusqu'à prendre une menaçante supériorité. La jalousie de la France envers les Suédois ne lui permettait pas de détruire l'empereur et d'élever ainsi la Suède, en Allemagne, à un degré de puissance qui pouvait à la fin devenir fatal à la France elle-même. La situation[p. 519] désespérée de l'Autriche ne fut donc pas mise à profit par le ministre français; l'armée de Turenne fut séparée de Wrangel et appelée aux frontières des Pays-Bas. A la vérité, Wrangel, après avoir marché de Souabe en Franconie, pris Schweinfurt, et incorporé dans son armée la garnison impériale de cette place, essaya de pénétrer à lui seul en Bohême et assiégea Égra, la clef de ce royaume. Pour délivrer cette place forte, l'empereur fit marcher sa dernière armée, dans laquelle il parut en personne. Mais un grand détour que cette armée fut forcée de faire pour ne pas traverser les domaines du président du conseil de guerre Schlick retarda sa marche, et, avant qu'elle fût arrivée, Égra était perdu. Les deux armées s'approchèrent alors l'une de l'autre, et plus d'une fois on s'attendit à une bataille décisive, parce que la disette était pressante des deux côtés, que les Impériaux avaient la supériorité du nombre et que les deux camps et les fronts de bataille ne furent souvent séparés que par les ouvrages élevés entre eux. Mais les Impériaux se contentèrent de côtoyer l'ennemi, et s'efforcèrent de le fatiguer par de petites attaques, par la faim et par de pénibles marches, jusqu'au moment où les négociations ouvertes avec la Bavière auraient atteint le but souhaité.

La neutralité de la Bavière était une blessure dont la cour impériale ne pouvait prendre son parti, et, après avoir inutilement essayé d'y mettre obstacle, elle avait résolu d'en tirer le seul avantage possible. Beaucoup d'officiers de l'armée bavaroise étaient indignés de cette conduite de leur maître, par laquelle ils étaient tout à coup réduits à l'inaction et[p. 520] qui imposait une chaîne importune à leur goût pour l'indépendance. Le brave Jean de Werth lui-même était à la tête des mécontents, et, encouragé par Ferdinand, il forma le complot de détacher de l'électeur toute l'armée bavaroise et de la conduire à l'empereur. Ferdinand ne rougit pas de favoriser secrètement cette trahison contre le plus fidèle allié de son père. Il fit adresser aux troupes électorales des lettres formelles de rappel, où il les faisait souvenir qu'elles étaient des troupes de l'Empire que l'électeur n'avait commandées qu'au nom de l'empereur. Heureusement, Maximilien découvrit assez tôt cette trame criminelle pour en prévenir l'exécution par de promptes et sages mesures.

L'indigne conduite de l'empereur l'avait autorisé à des représailles; mais Maximilien était un trop vieux politique pour écouter la passion quand la prudence seule devait parler. Il n'avait pas retiré de l'armistice les avantages qu'il s'en était promis. Bien loin de contribuer à l'accélération de la paix générale, cet armistice particulier avait plutôt donné aux négociations de Münster et d'Osnabrück une fâcheuse tournure et rendu les alliés plus hardis dans leurs prétentions. Les Français et les Suédois avaient été éloignés de la Bavière; mais, par la perte de ses cantonnements dans le cercle de Souabe, Maximilien se voyait maintenant réduit lui-même à épuiser avec ses troupes son propre pays, s'il ne voulait se résoudre à les licencier tout à fait, et à déposer imprudemment glaive et bouclier dans un temps où régnait seul le droit du plus fort. Plutôt que de choisir un de ces deux maux certains, il prit le parti d'en affronter un troisième, qui du moins était encore[p. 521] douteux: c'était de dénoncer l'armistice et de reprendre les armes.

Sa résolution et les prompts secours qu'il envoya en Bohême à l'empereur menaçaient les Suédois des conséquences les plus funestes, et Wrangel fut forcé de se retirer précipitamment de Bohême. Il se porta par la Thuringe vers la Westphalie et le Lunebourg, pour se joindre à l'armée française, commandée par Turenne, et l'armée impériale et bavaroise, qui avait pour chefs Mélander et Gronsfeld, le suivit jusqu'au Wéser. Sa perte était inévitable, si l'ennemi l'atteignait avant sa jonction avec Turenne; mais ce qui avait sauvé auparavant l'empereur préserva maintenant les Suédois. Au milieu de la fureur de la lutte, une froide prudence dirigeait le cours de la guerre, et la vigilance des cours augmentait à mesure que la paix approchait davantage. L'électeur de Bavière ne devait pas permettre que la prépondérance des forces penchât d'une manière si décisive du côté de l'empereur, et que, par cette révolution soudaine, la paix fût retardée. Si près de la conclusion des traités, tout changement partiel de fortune était d'une extrême importance, et la rupture de l'équilibre entre les couronnes contractantes pouvait détruire tout d'un coup l'ouvrage de plusieurs années, le fruit précieux des plus difficiles négociations, et ajourner le repos de toute l'Europe. La France tenait dans des chaînes salutaires ses alliés les Suédois, et leur mesurait ses secours dans la proportion de leurs avantages et de leurs pertes: l'électeur de Bavière entreprit en silence de suivre la même conduite avec l'empereur son allié, et, en lui mesurant sagement son appui, il chercha à rester maître de [p. 522] la grandeur de l'Autriche. Maintenant la puissance de l'empereur menace de s'élever tout à coup à une hauteur dangereuse, et Maximilien cesse incontinent de poursuivre l'armée suédoise. Il craignait aussi les représailles de la France, qui avait déjà menacé d'envoyer contre lui les forces de Turenne, s'il permettait à ses troupes de passer le Wéser.

Mélander, empêché par les Bavarois de poursuivre Wrangel plus loin, se tourne par Iéna et Erfurt contre la Hesse, et se montre maintenant comme un ennemi redoutable dans le même pays qu'il avait auparavant défendu. Si ce fut réellement un désir de vengeance contre son ancienne souveraine qui le poussa à choisir la Hesse pour théâtre de ses dévastations, il satisfit cette envie de la manière la plus horrible. La Hesse saigna sous le fléau, et la détresse de ce pays, si durement maltraité, fut portée par lui jusques au comble. Mais Mélander eut bientôt sujet de regretter de s'être laissé conduire par le ressentiment plutôt que par la prudence dans le choix des quartiers d'hiver. Dans la Hesse appauvrie, la plus affreuse disette accabla son armée, tandis que Wrangel rassemblait de nouvelles forces dans le Lunebourg et remontait ses régiments. Beaucoup trop faible pour défendre ses mauvais cantonnements, quand le général suédois ouvrit la campagne dans l'hiver de 1648 et marcha sur la Hesse, il lui fallut se retirer honteusement et chercher son salut sur les bords du Danube.

La France avait de nouveau trompé l'attente des Suédois, et retenu sur le Rhin, malgré toutes les invitations de Wrangel, l'armée de Turenne. Le général suédois s'était vengé en attirant à lui la cavalerie [p. 523] de Weimar, qui renonça au service de la France; mais, par cette démarche, il avait fourni un nouvel aliment à la jalousie de cette couronne. Enfin Turenne obtint la permission de se joindre aux Suédois, et les deux armées réunies ouvrirent alors la dernière campagne de cette guerre. Elles poussèrent devant elles Mélander jusqu'au Danube, jetèrent des vivres dans Égra, qui était assiégé par les Impériaux, et battirent, au delà du Danube, l'armée impériale et bavaroise, qui leur avait fait tête près de Zusmarshausen. Mélander reçut dans cette action une blessure mortelle, et le général bavarois de Gronsfeld se posta, avec le reste de l'armée, au delà de Lech, pour défendre la Bavière contre une invasion ennemie.

Mais Gronsfeld ne fut pas plus heureux que Tilly, qui, dans le même poste, avait sacrifié sa vie pour le salut de la Bavière. Wrangel et Turenne choisirent, pour leur passage, la place même qu'avait signalée la victoire de Gustave-Adolphe, et exécutèrent leur manœuvre en profitant du même avantage qui avait favorisé le roi. Alors la Bavière fut de nouveau envahie, et la rupture de l'armistice expiée par les plus cruels traitements exercés sur les sujets bavarois. Maximilien se cacha dans Salzbourg, tandis que les Suédois passaient l'Isar et pénétraient jusqu'à l'Inn. Une pluie violente et continuelle qui, en quelques jours, changea cette rivière peu considérable en un torrent furieux, sauva encore une fois l'Autriche d'un péril imminent. Dix fois l'ennemi essaya de jeter sur l'Inn un pont de bateaux, et dix fois le torrent le détruisit. Jamais, dans toute cette guerre, l'effroi des catholiques[p. 524] n'avait été aussi grand qu'à ce moment, où les ennemis étaient au centre de la Bavière, sans qu'il restât un seul général qu'on pût opposer à un Turenne, à un Wrangel, à un Kœnigsmark. Enfin parut l'héroïque Piccolomini, qui vint des Pays-Bas pour commander les faibles restes de l'armée impériale. Les alliés, par leurs ravages dans la Bavière, s'étaient rendus difficile à eux-mêmes un plus long séjour dans ce pays, et la disette les força de se retirer vers le haut Palatinat, où la nouvelle de la paix mit fin à leurs travaux.

Kœnigsmark, avec son corps de troupes légères, s'était dirigé vers la Bohême, où Ernest Odowalsky, capitaine de cavalerie licencié, mutilé au service de l'Autriche, puis congédié sans récompense, lui suggéra un plan pour surprendre le petit côté de Prague. Kœnigsmark l'exécuta heureusement, et, par là, il eut la gloire d'avoir terminé la guerre de Trente ans par la dernière action d'éclat. Ce coup décisif, qui mit enfin un terme à l'irrésolution de l'empereur, ne coûta aux Suédois qu'un seul homme. Mais la vieille ville, la plus grande moitié de Prague, séparée de l'autre par la Moldau, lassa encore, par sa vive résistance, le comte palatin Charles-Gustave, le successeur de Christine, qui était arrivé de Suède avec des troupes fraîches, et qui rassembla toutes les forces suédoises de Bohême et de Silésie devant les murs de Prague. L'approche de l'hiver chassa enfin les assiégeants dans leurs quartiers, où les atteignit le message de la paix signée à Osnabrück et à Münster le 24 octobre.

Quelle œuvre de géants ce fut de conclure cette paix inviolable et sacrée, célèbre sous le nom de paix[p. 525] de Westphalie; quels obstacles, qui semblaient infinis, étaient à vaincre; quels intérêts opposés étaient à concilier; quelle suite d'incidents devait concourir à terminer cette œuvre difficile, précieuse et durable de la politique; ce qu'il en coûta seulement pour ouvrir les négociations; ce qu'il en coûta pour les continuer, une fois ouvertes, au milieu des vicissitudes de la guerre incessante; ce qu'il en coûta pour mettre le sceau à la paix réellement conclue, et pour l'exécuter, solennellement proclamée; quelle fut enfin la substance de cette paix; ce qui fut gagné ou perdu par chacun des combattants, après trente années d'efforts et de souffrances, et quels biens ou quels maux la société européenne tout entière en a pu recueillir: dire tout cela est une tâche qu'il faut réserver à une autre plume. Comme l'histoire de la guerre était un grand ensemble, c'est aussi un ensemble grand et distinct que l'histoire de la paix de Westphalie. Une simple esquisse réduirait à un informe squelette l'œuvre la plus intéressante et la plus caractéristique de la sagesse et de la passion humaines, et lui ravirait précisément ce qui pourrait fixer sur elle l'attention de cette partie du public pour laquelle j'ai écrit et dont je prends ici congé.

FIN


Notes

[1] Leipzig, chez Wigand, 1859.

[2] Chapitres XVII à XX de la seconde partie.

[3] Mort, à trente-huit ans, en 1861. Auteur d'une excellente étude sur le Faust de Gœthe.

[4] Cours de littérature dramatique, 20.

[5] Nous citons plus loin les deux principaux.

[6] Janssen, Schiller als Historiker, p. 11. Fribourg en Brisgau, 1863.

[7] Janssen, p. 125.

[8] Dans le Magasin de librairie. La France et l'Autriche au dix-septième siècle.—1859. Juillet, août, septembre.

Note de transcription

A l'exception des corrections suivantes, l'orthographe d'origine a été conservée.

Les erreurs clairement introduites par le typographe, ainsi que les erreurs de ponctuation ont été corrigées. Quand ils manquaient, les accents sur les capitales ont été ajoutés, sauf sur les A. Il a été rajouté une table des matières pour le confort du lecteur.






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Friedrich von Schiller

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