The Project Gutenberg EBook of Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves, by Valérian Krasinski This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves (traduit de l'anglais) Author: Valérian Krasinski Release Date: October 14, 2012 [EBook #41066] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAI SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE *** Produced by Laurent Vogel, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.)
232.—IMPRIMERIE H. SIMON DAUTREVILLE ET Ce, RUE NEUVE-DES-BONS-ENFANTS, 3.
PAR
LE COMTE VALÉRIEN KRASINSKI,
AUTEUR DE L'HISTOIRE DE LA RÉFORME EN POLOGNE,
DU PANSLAVISME ET GERMANISME, ETC.
(Traduit de l'Anglais.)
PARIS
CHEZ GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES, PALAIS-ROYAL,
PÉRISTYLE MONTPENSIER.
1853.
L'ouvrage que l'on va lire a eu en Angleterre un grand succès d'estime et deux éditions successives publiées en 1849 et en 1851. Bien que le but de l'auteur, comme il le déclare lui-même à la fin de son livre, eût été surtout d'exercer une influence directe sur le public anglais, son travail présente néanmoins une étude trop sérieuse de faits la plupart inconnus en Europe, pour que la publication de cet ouvrage, dans la langue la plus répandue sur le continent, ne soit éminemment utile à tous ceux qui, par position ou par goût, se livrent aux études philosophiques, historiques et politiques. La controverse que la lecture de plusieurs pages de cet essai peut faire naître dans l'esprit des personnes qui ne partagent pas les idées et les croyances religieuses de l'Auteur, contribuerait puissamment, en se produisant par la voie de la presse, à la découverte de la vérité dans l'une des plus importantes questions de l'histoire moderne.
En effet, l'histoire religieuse d'une nation, est, dit l'auteur, l'histoire de son développement moral et intellectuel; elle a toujours exercé l'influence la plus décisive sur son état politique et social. Cette vérité n'a peut-être jamais été démontrée d'une manière plus évidente que dans les pays habités par les nations slaves.
Ces nations constituent la race la plus nombreuse en Europe, elles occupent la plus grande partie de son territoire et étendent leur domination sur une grande partie de l'Asie.
(p. vi) La population slave se monte à 80 millions d'habitants soumis au joug de la Russie, de l'Autriche, de la Porte Ottomane et de la Saxe[1]. Un mouvement intellectuel des plus remarquables se manifeste dans toutes les branches de la famille slave. Depuis un quart de siècle, la littérature a produit dans son sein un grand nombre d'ouvrages d'un mérite supérieur, dans tous les genres de connaissances humaines. En même temps que ce mouvement se propage, il se développe parmi les populations slaves une tendance vers l'union de leurs branches multiples, et un désir irrésistible de se séparer des peuples d'origine différente, avec lesquels elles se trouvent mêlées sous le rapport politique.
Cette tendance est le résultat naturel du progrès des communications entre les branches si variées de la race slave. On a été conduit à reconnaître que, malgré les différences de climats, de religions et de formes politiques susceptibles de modifier quelques traits de caractère, tous les Slaves ne forment, pour ainsi dire, qu'une seule grande nation, parlant divers dialectes émanés de la même langue-mère, et tellement rapprochés l'un de l'autre, qu'un matelot de Raguse peut s'entretenir facilement avec un pêcheur d'Arkhangel, et un habitant slave de Prague communiquer sans plus de difficulté avec un bourgeois de Varsovie ou de Moscou.
Dans un ouvrage intitulé: «Panslavisme et Germanisme,» l'auteur avait déjà cherché à appeler l'attention du public sur l'importance du mouvement slave, sur les dangers auxquels s'exposait la Hongrie par suite de la lutte malheureuse des Madgyars contre la nationalité slave[2]. Cette lutte eut pour résultat d'absorber l'existence de la Hongrie dans la monarchie à laquelle elle ne se rattachait que par des liens constitutionnels. Ce sont les sentiments de nationalité des Slaves du Sud, froissés par les tendances du madgyarisme[3], qui ont fait de ces populations les instruments dociles de la politique de l'Autriche. L'enthousiasme (p. vii) pour la dynastie de Hapsbourg ne compte évidemment pour rien dans ce résultat. Mais si la fibre nationale a été assez puissante pour pousser les Slaves à des actes d'hostilité contre les Madgyars, avec lesquels ils ont été unis pendant des siècles par des liens politiques, confondant leurs vœux d'indépendance avec le patriotisme hongrois, ce même sentiment les empêchera de se conformer bénévolement aux exigences du pouvoir central, auquel la politique de l'Autriche veut décidément imprimer un caractère allemand.
L'Allemagne exercera sans doute une grande influence sur le développement politique et religieux des Slaves occidentaux, qui ne laisseront pas que de réagir à leur tour contre cette influence.
Mais les publicistes allemands devraient réfléchir que non-seulement les considérations de religion, de justice et d'humanité, mais encore leurs propres intérêts comme Allemands, leur commandent d'entretenir la bonne harmonie avec les Slaves de l'Occident, en respectant leurs sentiments de nationalité au lieu de les irriter par une compression systématique.
L'Auteur, profondément affligé par les sentiments hostiles que l'Assemblée nationale de Francfort a manifestés contre la Pologne dans l'affaire de Posen, ne se réjouit cependant nullement de voir ses prédictions sur le sort qui attendait les travaux de la diète allemande, si complètement réalisés[4]. L'existence d'une Allemagne forte et unie, est une nécessité européenne utile aux intérêts de la civilisation générale, y compris celle des Slaves occidentaux. Mais les intérêts de l'Allemagne exigent que l'on soit juste envers ces Slaves, dont les sentiments de dignité nationale ont été éveillés, qui ont acquis la conscience de leur importance et de leur force, et qui, par conséquent, ne sauraient abdiquer la position que leur assurent et la nature et la justice. Les Slaves occidentaux formeraient une puissante barrière entre l'Allemagne et la Russie, si l'Allemagne ne changeait (p. viii) imprudemment cette barrière en avant-garde de la puissance russe. Il n'existe pas de Slave éclairé qui ne sache que le progrès moral et matériel de sa nationalité aurait bien plus à gagner à une alliance intime avec l'Occident civilisé qu'avec l'Orient encore barbare de l'Europe, et qu'un progrès dans la première de ces voies est de beaucoup préférable à toute satisfaction de vanité nationale suggérée par l'idée d'une prédominance politique dans le monde. Mais les Slaves n'achèteront pas les avantages d'une civilisation plus avancée au prix d'un vasselage envers une race étrangère, qui tend bien moins à développer qu'à détruire leur nationalité. À défaut d'autre alternative, ils préféreront confondre les destinées de leurs branches particulières avec celles de la race commune, sans s'arrêter à la forme qui doit les représenter, et chercher une compensation à ce sacrifice dans les brillantes espérances du Panslavisme politique. L'Auteur, qui avait déjà antérieurement indiqué la possibilité d'une combinaison semblable (Panslavisme et Germanisme, page 331), ne présumait pas alors que l'Autriche, dont les intérêts les plus vitaux commandaient l'opposition la plus vigoureuse à un pareil plan, fût obligée de se jeter dans les bras de la grande puissance Slave, qui peut seule mettre ce plan à exécution. Il s'attendait moins encore à ce que l'Autriche hâtât en quelque sorte cet évènement par la politique sans nom qu'elle a suivie à l'égard de la Hongrie, cette nation sur laquelle elle devait compter le plus pour opposer une vive résistance à la Russie, dont l'influence avait fait de si grands pas en Gallicie, depuis le temps des atrocités perpétrées à Tarnow.
Il est tout-à-fait superflu de démontrer l'immense accroissement de puissance que la Russie a acquis par son intervention en Hongrie, et l'influence qu'elle a solidement établie sur les Slaves du Sud, qui parlent des dialectes très ressemblants au russe et qui professent la Religion grecque. Aucun homme, quelque peu versé dans la connaissance des affaires de l'Europe, ne pourra admettre un instant que l'échec que la Grande-Bretagne et la France ont fait subir à la Russie au sujet de ses tentatives d'intimidation (p. ix) contre la Turquie, lui aurait fait abandonner ses projets d'agrandissement politique devenus un instinct, non-seulement du cabinet, mais du peuple russe. La Russie redoublera d'efforts pour asseoir encore plus solidement son influence sur les Slaves de la Turquie, et pour lui infliger ainsi un coup plus sensible qu'elle ne le ferait par une campagne heureuse. Lorsque la Russie parviendra à une domination directe ou indirecte sur les Slaves méridionaux, elle débordera complètement les Slaves occidentaux, les forcera à rentrer dans son système politique, et fera dépendre leur destinée de celle de son empire. Le sort de la Hongrie n'est certainement pas moins fâcheux, parce qu'il a pu être prédit d'avance. Il en sera de même des Slaves occidentaux et méridionaux; une connaissance exacte de la question suffit pour faire cette prédiction, bien que le rôle de Cassandre ne soit nullement agréable dans les affaires publiques ou particulières. Le danger est imminent et grave, mais il n'est pas trop tard encore pour le conjurer. La voix calme que pourrait élever l'Angleterre pour adoucir l'animosité qui règne entre les Slaves et les Allemands, serait d'un grand poids pour éviter une guerre de races dont les horreurs sont faciles à prévoir, lorsqu'on se rappelle les conflits sanglants qui ont éclaté entre les Madgyars, les Slaves, les Valaques et les Allemands pendant les troubles de la Hongrie. On peut prévenir ces calamités en développant parmi les Slaves qui ne sont pas encore tombés sous la domination de la Russie, une nationalité basée sur les principes d'une sage liberté. C'est là une mesure pratique, et, si elle est habilement mise à exécution, elle pourra contre-balancer l'influence que la Russie exerce sur ces mêmes Slaves et qu'elle appuie de son immense force matérielle. Bien plus, elle pourra réagir sur la population de la Russie elle-même, et obliger cette puissance à adopter une ligne de politique plus libérale. La mesure dont il s'agit est d'une exécution facile, car les Slaves préféreront une existence nationale libre aux projets ambitieux de la prépondérance politique. Mais, encore un coup, les Slaves ne voudront pas acheter la jouissance des institutions libérales au prix de (p. x) leur nationalité, car ils savent parfaitement qu'on peut les acquérir par une révolution politique inattendue, tandis que la nationalité une fois perdue ne peut être reconquise. Or, l'attachement à leur nationalité est le trait distinctif du caractère des Slaves. Ce sentiment anime le paysan le plus ignorant autant que le plus savant érudit, et il est aussi vivace en ce moment qu'il l'était il y a mille ans. L'empereur Léon le Philosophe (881-912), dit que les Slaves préfèrent être opprimés par leurs princes, plutôt que d'obéir aux Romains et à leurs sages lois. Les Croates de nos jours ont pris les armes contre les Madgyars, avec lesquels ils sont restés pendant des siècles dans l'union politique la plus intime, jouissant des mêmes libertés constitutionnelles sans jamais tenter de la rompre,—uniquement parce que leur sentiment national a été froissé par la mesure qui leur imposait de force la langue madgyare. Ce sentiment est beaucoup moins fort dans la race teutonique, dont le patriotisme porte un caractère local. Les Allemands de l'Alsace sont Français de sentiment et sont fiers de l'être; il en est de même des Allemands des provinces baltiques de la Russie; il en est tout autrement des Slaves. Un écrivain allemand ajustement fait observer que le patriotisme des Slaves n'est pas attaché à la terre, mais qu'ils sont unis par un lien puissant, celui de la langue, laquelle est aussi souple et flexible que les nations qui la parlent[5], et l'on peut appliquer aux Slaves en général, ce qu'un homme d'État éminent de la Grande-Bretagne (Sir Robert Peel) a dit en parlant des Polonais: Cælum non animum mutant[6].
Le sentiment de nationalité est devenu plus fort et plus universel (p. xi) que jamais parmi les Slaves. Ce sentiment se joint à la conviction que leur race est destinée à prendre dans le monde une position en rapport avec le chiffre de sa population et l'étendue du territoire qu'elle occupe. Cette conviction n'est, en aucune manière, le rêve de l'imagination; elle est le résultat naturel d'une appréciation calme de l'histoire contemporaine et du passé de la race slave. Aucune race n'a plus souffert de l'oppression étrangère et des dissensions intérieures, et cependant, au lieu de disparaître et d'être absorbée par d'autres nations, comme cela est arrivé aux Celtes autrefois si puissants, les Slaves forment aujourd'hui la population la plus nombreuse en Europe, occupent la plus grande partie de son territoire, et sont animés plus que jamais du sentiment que l'on pourrait appeler leur nationalisme plutôt que leur patriotisme. Est-il possible d'admettre que la Providence, qui ne fait rien en vain, eût produit un prodige moral comme celui que présente l'histoire de la race slave, prodige auquel nul autre n'est peut-être comparable dans les annales du monde, sans un but qui vînt y répondre dignement. N'est-il pas beaucoup plus naturel de supposer qu'une race, dont l'existence matérielle et morale a été conservée d'une manière si merveilleuse, soit destinée à accomplir une grande mission? Cette idée devient la croyance universelle de tous les Slaves, qui, tout en différant sur d'autres points, s'accordent tous sur celui-ci; et faut-il ajouter qu'une foi vive dans l'accomplissement d'un grand projet, est le plus fort garant de sa réussite finale. L'auteur de cet essai avoue franchement qu'il croit autant que tout autre Slave à la future grandeur de sa race; mais il espère fermement, et il fait des vœux ardents pour que cette grandeur soit fondée sur le développement moral et intellectuel de toutes les branches, et pour que leur union en une (p. xii) grande famille s'accomplisse sur les bases d'une religion pure et d'une liberté rationnelle, au lieu d'être uniquement une combinaison de forces brutales, cimentées par la haine commune d'une race étrangère et par l'ambition politique tendant à la conquête et à l'oppression des autres nations.
Dans un ouvrage publié il y a douze ans, l'auteur a cherché à donner un récit détaillé de l'origine des progrès et de la décadence de la Réforme religieuse en Pologne et de l'influence que cette Réforme a exercée sur l'état général du pays. L'ouvrage actuel en contient le résumé enrichi de quelques faits nouveaux parvenus à la connaissance de l'auteur. Le coup d'œil sur les anciens Slaves, par lequel ce livre débute, est tiré d'un ouvrage manuscrit sur l'histoire et la situation politique et intellectuelle des nations slaves, auquel l'auteur a travaillé et qu'il publiera sans doute un jour. Les sources où il a puisé, sont, pour l'histoire des Hussites, indépendamment de l'ouvrage bien connu de Lenfant, les écrits de Théobald, Cochléus, Æneas Sylvius, Hagee et Balbinus, et surtout celui de Pelzel, que l'auteur a principalement suivi dans la partie de son travail relative à la Bohême. En ce qui concerne la Russie, l'auteur a consulté Karamsine; il s'est servi d'une description de la secte des Raskolniky par un prêtre russe, ouvrage qui contient beaucoup de matériaux intéressants mais réunis sans examen critique; il a puisé dans Haxthausen, Tourghénéff, dans le cours de littérature slave professé au Collége de France par Mickiewicz; enfin il s'est entouré des renseignements qui lui ont été communiqués personnellement par des habitants de la Pologne et de la Russie. Le résumé de toutes ces recherches a été d'abord livré au public en Angleterre, sous forme d'un cours que l'auteur a fait oralement à Cambridge, à Durham et à Édimbourg. L'ouvrage actuel en est le développement.
L'Auteur a considéré comme un devoir pénible, en racontant l'histoire religieuse de la Bohême et de son propre pays, de passer plus d'une fois condamnation, non-seulement sur les machinations dont les Jésuites se sont servis pour abattre la cause de la (p. xiii) Réforme, mais aussi sur l'indolence, les jalousies intestines, les querelles et les trahisons des Protestants, qui ont plus nui à leur cause que les attaques de leurs adversaires. L'Auteur, bien qu'il soit né et qu'il ait été élevé dans le sein de l'Église réformée en Pologne, déclare solennellement qu'il est étranger à tout sentiment d'hostilité contre les membres de l'Église de Rome, parmi lesquels il compte beaucoup d'amis et de parents. Une grande partie de sa famille étant catholique, l'auteur a vécu en Pologne beaucoup plus avec les membres de cette Église qu'avec les Protestants; il avoue cependant n'avoir jamais éprouvé, de leur part, aucune marque de malveillance à cause de ses opinions religieuses. Bien plus, il constate avec satisfaction que la publication de son ouvrage, d'une tendance protestante, l'Histoire de la Réforme en Pologne, n'a pas changé, à son égard, les sentiments de ses amis et de ses parents; mais qu'au contraire, malgré des opinions religieuses diamétralement opposées aux siennes, la plupart d'entre eux ont rendu une justice complète à la sincérité de ses convictions.
Nous espérons que le public éclairé de l'Europe fera de même.
Origine de nom des Slaves. — Hérodote en parle. — Tacite, Pline et Ptolémée en font mention. — Ils s'étendent au Sud et à l'Ouest. — Leur caractère et leurs mœurs. — Conquête et extermination des peuples situés entre l'Elbe et la Baltique. — Quelques mots sur les Wendes de la Lusace. — Oppression des Slaves par les Germains, et leur résistance au Christianisme. — Renaissance de l'animosité nationale entre les Allemands et les Slaves à notre époque. — Religion des anciens Slaves. — Hospitalité, caractère doux et pacifique, probité des Slaves idolâtres attestée par les missionnaires chrétiens. — Anecdote qui rappelle les peuples hyperboréens. — Leur bravoure et leur habileté militaire. — Leur courage à supporter les fatigues et les tourments. — Progrès rapide du Christianisme parmi eux, dès qu'il est prêché dans leur langue. — Royaume de la Grande-Moravie. — Traduction des Écritures en slavon, et introduction de la langue nationale dans le culte religieux par Cyrille et Méthodius. — Persécution de ce culte par l'Église catholique romaine. — Les rois de France prêtaient leur serment de couronnement sur un exemplaire des Évangiles slaves.
Un écrivain éminent d'Allemagne, Herder, fait remarquer que les nations slaves occupent une plus large place sur la terre que dans l'histoire. La distance qui séparait de l'Empire romain les pays habités d'abord par ces peuples, lui paraît en être la principale raison. Ils ne furent connus sous le nom de Slaves que dans le VIe siècle par les écrivains byzantins[7], et (p. 2) ceux de l'Europe occidentale. Toutefois, le père des historiens n'avait pas ignoré leur existence; car, on ne (p. 3) peut, un seul instant, mettre en doute que les peuples cités par Hérodote dans le livre de ses histoires qui a nom Melpomène, les Callipèdes, les Halisoniens, les laboureurs scythes, etc., ne soient des Slaves. Si l'on considère leur immense population, ils ont autant de titres à être une nation autochtone d'Europe, que les Grecs, les Latins, les Celtes et les Germains. Ils ne sont pas venus dans cette partie du globe en même temps que les Huns, les Goths, etc., comme quelques auteurs l'ont supposé. Pline, Tacite et Ptolémée font mention des Slaves sous le nom de Vindes, de Serbes, de Slavani, etc.; mais ils n'ont commencé à être bien connus de l'Ouest et du Sud de l'Europe, qu'après être sortis de leurs positions primitives à l'Est de la Vistule et au Nord des monts Carpathes, et s'être étendus par degrés au Sud et à l'Occident.
Les causes de cette émigration extraordinaire sont inconnues; on l'attribue à une surabondance de population et à la pression exercée par les nations étrangères de l'Est et du Nord. Quoi qu'il en soit, cette émigration différa entièrement de l'émigration des races teutoniques qui conquirent les provinces situées au sud-ouest de l'Empire romain et des invasions des hordes asiatiques, des Huns, par exemple, des Avares, et, dans les derniers temps, des Tartares et des Mongols. Ce fut une invasion pacifique; ils venaient, non dévaster, mais fonder des colonies. L'écrivain allemand Herder, cité au commencement de ce chapitre, retrace parfaitement, ainsi qu'il suit, cet épisode si important dans l'histoire de l'humanité.
«Nous rencontrons, dit-il, les Slaves, pour la première fois sur le Don, parmi les Goths, plus tard sur le Danube, au milieu des Huns et des Bulgares. Ils ont (p. 4) souvent porté le trouble dans l'Empire romain en se réunissant à ces nations, surtout comme leurs associés, leurs auxiliaires et leurs vassaux. Malgré quelques expéditions, ils ne formèrent jamais, comme les Germains, un peuple de guerriers entreprenants et aventureux. Au contraire, ils suivirent pour la plupart les peuplades teutoniques, occupant paisiblement les terres que celles-ci avaient évacuées, et se trouvèrent à la fin maîtres du vaste territoire qui s'étend du Don à l'Elbe et de la mer Adriatique à la mer Baltique. Sur le versant septentrional des monts Carpathes, leurs établissements, à partir de Lunebourg, couvraient le Mecklembourg, la Poméranie, le Brandebourg, la Saxe, la Lusace, la Bohême, la Moravie, la Silésie, la Pologne et la Russie; au-delà de ces montagnes, ils s'étaient d'abord établis en Moldavie et en Valachie, et s'étendirent de plus en plus jusqu'à ce que l'empereur Héraclius les eût admis en Dalmatie. Ils étaient aussi très nombreux en Pannonie, et s'étendirent du Frioul à l'extrémité sud-est de la Germanie, de sorte que leur territoire avait pour limites l'Istrie, la Carinthie et la Carniole. En un mot, les pays qu'ils possédaient forment la partie la plus étendue de l'Europe que, même maintenant, une seule nation puisse occuper. Ils s'établirent dans les pays abandonnés par les autres peuples, comme agriculteurs et comme pasteurs; cette occupation pacifique fut un grand bienfait pour ces contrées dépeuplées par l'émigration de leurs premiers habitants et dévastées par le passage destructeur des nations étrangères. Ces peuples étaient adonnés à l'agriculture et aux divers arts domestiques; ils faisaient des amas de blé, élevaient les bestiaux, en un mot, ils cherchaient à tirer parti de tous les produits de leur sol et de leur industrie. Le (p. 5) long des côtes de la Baltique, à partir de Lubeck, ils construisirent quelques ports de mer. Vineta, entre autres villes, située dans l'île de Rugen[8], fut l'Amsterdam des Slaves. Ils entretinrent un commerce assidu avec les Prussiens et les Lettoniens, comme le prouve la langue de ces peuples. Ils fondèrent Kioff sur le Dnieper et Novgorod sur le Wolkhow; ces deux villes devinrent des comptoirs florissants, elles reliaient le commerce de la mer Noire à celui de la Baltique, et distribuaient les produits de l'Orient, au Nord et à l'Ouest de l'Europe. En Allemagne, ils travaillaient aux mines; ils savaient fondre et couler les métaux, préparer le sel, manufacturer la toile, brasser l'hydromel, planter des arbres fruitiers et mener, suivant leur usage, une vie joyeuse, embellie par la musique. Ils étaient charitables et hospitaliers à l'excès, vains de leur indépendance quoique soumis et obéissants, ennemis de la fraude et du vol. Toutes ces qualités cependant ne les garantissaient pas de l'oppression, ils contribuèrent eux-mêmes à la perte de leur liberté. En effet, comme ils n'ont jamais combattu pour la domination du monde, ils n'ont jamais eu de princes héréditaires belliqueux, d'eux-mêmes ils ont payé tribut pour occuper en paix leur contrée, et furent toujours opprimés par les autres nations, surtout par les peuples de race germanique.
»Les richesses qu'ils devaient au commerce, furent évidemment la cause des attaques dont ils furent l'objet depuis Charlemagne[9]; la religion chrétienne en était le prétexte: il convenait bien mieux à l'héroïque nation (p. 6) des Francs de traiter en esclave un peuple industrieux, adonné à l'agriculture et au commerce, que de s'appliquer eux-mêmes à ces arts pacifiques. Ce que les Francs avaient commencé, les Saxons l'achevèrent. Les Slaves furent ou exterminés ou réduits en esclavage en masse, par provinces, et les évêques et les nobles se partagèrent leurs dépouilles. Les Allemands du Nord ruinèrent leur commerce sur la Baltique. Vineta périt misérablement sous les coups des Danois, et ce qui reste de ce peuple en Allemagne, peut se comparer aux Péruviens échappés aux Espagnols. Est-il donc étonnant qu'après des siècles d'esclavage, avec l'exaspération profonde de ce peuple contre ces despotes et ces brigands qui se paraient du nom du Christ, leur caractère, si doux jadis, soit devenu cruel, dissimulé, et ait dégénéré en une indolence servile? Et cependant leur ancien caractère se laisse encore apercevoir, là surtout où ils jouissent de quelque degré de liberté[10].» (Ideen zur Philosophie der Menschheit, vol. IV, chap. IV.)
(p. 7) Les Allemands ont exercé sur les Slaves de la Baltique une oppression qui dépasse tout ce que cette race malheureuse eut à souffrir, au Sud, des Turcs, à l'Est, des Mongols. En effet, la conduite de ces infidèles à l'égard des Slaves conquis, fut pleine d'humanité si on la compare aux traitements que leur firent subir les Allemands baptisés (car je ne puis les appeler chrétiens). Les Mongols qui conquirent les provinces du Nord-Est de la Russie, sous les descendants du terrible Gengis-Khan, et qui sont la personnification des peuples sauvages et barbares, laissèrent aux chrétiens une liberté entière en religion. Ils exemptèrent même les membres du clergé et leurs familles de la capitation imposée aux autres habitants. Ils ne les privèrent point de leur territoire, et jamais ne leur prescrivirent l'oubli de leur langue nationale, de leurs mœurs et de leurs coutumes. Les Mahométans osmanlis, laissèrent aux Bulgares et aux Serbes subjugués, leur foi, leurs (p. 8) propriétés et leurs institutions locales et municipales. Au contraire, les chrétiens d'Allemagne, princes et évêques, se partagèrent les terres des Slaves qui, par provinces entières, furent exterminés ou réduits en servitude[11].
Les Turcs admirent les Slaves qui, par force ou par persuasion, avaient embrassé l'Islamisme (les Slaves de Bosnie), à tous les droits et priviléges dont ils jouissaient eux-mêmes; quelques-uns occupèrent les dignités les plus élevées de la Porte ottomane, et même celle de vizir, tandis que les Allemands étendirent leurs persécutions jusque sur les descendants chrétiens de leurs victimes. Ils furent réduits en esclavage, sans pouvoir rester dans les villages habités par les colons allemands établis sur leurs propres terres. Ils étaient exclus, en outre, des compagnies ou corporations de commerce.
Une loi, à Hambourg, établissait que quiconque aspirait au titre de bourgeois de cette ville, eût à prouver qu'il n'était pas d'origine slavonne. Beaucoup de documents officiels prouvent que les persécutions des conquérants allemands continuèrent long-temps après la soumission définitive et la conversion de cette race malheureuse[12]; un écrivain allemand rapporte que, long-temps après l'établissement de la religion chrétienne, un Slave, rencontré sur une grande route et qui ne pouvait justifier d'une façon satisfaisante son départ de son village, était exécuté sur place ou tué comme un (p. 9) vil animal[13]. Il ne faut donc pas s'étonner que la langue slave, qui s'étendait, à l'Ouest, jusqu'à la rivière Eyder, et au Sud, au-delà des rives de la Saale, ait disparu à la fin: ceux qui le parlaient, ont été, soit exterminés, soit entièrement dénationalisés et changés en Allemands[14].
En rappelant cet assassinat d'une nation par l'autre, je n'ai pas écouté les accusations intentées par le parti opprimé. Les plaintes de la victime se sont perdues dans la suite des temps, et les Slaves de la Baltique n'ont pas eu, comme les Mexicains, un Ixtlilxochilt, comme les Péruviens, un Garcilasso de la Vega, pour dénoncer à (p. 10) la postérité les griefs de leur nation. C'est des oppresseurs eux-mêmes, qu'est parti le premier témoignage contre les cruautés de leurs compatriotes, et il faut le dire à l'honneur de l'humanité, il s'est trouvé, parmi les Allemands, des gens vertueux, de véritables prêtres du Christ, qui élevèrent une voix courageuse contre la conduite barbare et inhumaine des princes et des nobles; car, sous le prétexte de convertir les Slaves idolâtres à la religion chrétienne, ils leur faisaient éprouver une oppression plus cruelle que les persécutions exercées par des païens.
On dira peut-être, à quoi bon ranimer le souvenir d'anciennes cruautés qu'il vaut mieux ensevelir dans l'oubli du passé? Sans doute; mais malheureusement le contraire a lieu. Depuis quelques années, une lutte s'est établie entre les écrivains slaves et allemands; et tous, dans leur polémique, donnent une grande importance à l'histoire de leurs mutuelles relations. Mais, ce qui est le plus regrettable, les animosités nationales entre les deux races ne se sont pas bornées aux écrits des historiens: elles ont été entretenues par les pamphlets, les journaux, et ont même abouti à des collisions, comme à Posen et à Prague. Cette malheureuse disposition se développe avec une très grande force, et l'on peut craindre qu'elle ne produise de tristes résultats pour les deux races humaines et pour l'humanité en général; on n'a donc nullement le droit, suivant moi, de présenter, sous des couleurs favorables, une injustice qui est un fait: il vaut mieux l'exposer devant le tribunal de l'opinion publique en Europe, qui trouvera, peut-être, quelques moyens de remédier, avant qu'il soit trop tard, aux conséquences, autrement inévitables, de ce déplorable état de choses. Il est d'ailleurs (p. 11) impossible de comprendre nettement tout l'effet des doctrines religieuses sur le caractère national des Slaves. La propagation de ces doctrines parmi cette même nation, concorde avec les causes de son succès et de sa chute.
Je désire surtout que les protestants étrangers, acquièrent une connaissance parfaite des causes et des effets auxquels je fais allusion; eux seuls, en effet, pourront se former une juste idée de l'histoire religieuse des Slaves et du mouvement religieux qui, sans aucun doute, suivra le mouvement politique qui agite aujourd'hui cette nation avec une force sans cesse croissante.
Mais, avant de décrire la conversion des nations slaves à la religion de l'Évangile, je ferai une espèce de tableau de leur idolâtrie, de leurs mœurs, coutumes, de l'état de leur civilisation sous le paganisme. La condition sociale et morale d'un peuple a toujours une grande influence sur ses révolutions religieuses.
«Les Slaves, dit Procope[15], honorent un Dieu, maître du tonnerre; ils le reconnaissent pour le seul Dieu de l'univers, et lui offrent des animaux et différentes sortes de victimes. Ils ne croient pas que le destin ait aucun pouvoir sur les mortels. Sont-ils en danger de périr par la maladie ou le fer de l'ennemi, ils font vœu à Dieu de lui offrir des sacrifices s'ils échappent à la mort. Ils honorent encore les fleuves, les nymphes, et quelques autres divinités; ils leur offrent des sacrifices et font en même temps des pratiques de divination.» Ce tableau de la religion slavonne s'accorde avec le récit de Nestor; il raconte que la principale divinité (p. 12) des Slaves, adorée à Kioff, à Novgorod et ailleurs, était Péroun, ou le tonnerre. Cette idole était en bois, avec une tête d'argent et des moustaches d'or. Le même auteur cite les noms d'autres divinités, mais sans décrire leurs attributs[16].
Les détails que les chroniqueurs bohêmes et polonais donnent sur les anciennes divinités de leur pays, laissent beaucoup à désirer. Ce sont des traditions recueillies long-temps après la disparition de l'idolâtrie; et leur tentative de les accorder avec la mythologie grecque et romaine, donne à penser que leur imagination a souvent suppléé au manque de connaissances précises sur ce sujet. Les seules divinités que l'on puisse affirmer avoir été adorées dans la patrie primitive des Slaves, c'est-à-dire la Pologne et la Russie, sont celles dont le souvenir se conserve encore, en partie, dans les chants populaires, les fêtes et les superstitions de ces contrées. Les principales de ces divinités sont: Lada[17], que l'on croit la déesse des plaisirs et de l'amour; Kupala, le dieu des fruits de la terre; et Koleda, le dieu des fêtes. Le nom de Lada, dans certaines parties de la Russie, reparaît dans des chants et des danses qui ne reviennent qu'à certaines saisons de l'année. La fête de Kupala se célèbre, le 23 juin, par des feux de joie autour desquels le peuple danse. Ce dieu a ainsi survécu à l'extinction de l'idolâtrie nationale, et son culte se perpétue en un certain degré dans plusieurs parties de la Pologne et de la Russie; la jeunesse des villages danse autour de feux allumés, le soir avant la Saint-Jean-Baptiste (23 juin): elle donne à (p. 13) ce saint le nom de Jean Kupala[18]. La fête de Koleda a lieu le 24 décembre, et il est à remarquer qu'en Pologne et dans plusieurs autres parties de la Russie, ce nom remplace celui de fête de Noël: on s'en sert encore pour plusieurs cérémonies pratiquées en ce jour.
Quant au culte des nymphes des rivières, dont parle Procope, on peut en retrouver des traces de nos jours. La croyance aux fées et aux autres êtres fantastiques qui habitent les bois, l'eau et l'air, est encore vivace chez les paysans de plusieurs contrées slaves, et s'est conservée dans de nombreuses traditions populaires, dans des chants et des pratiques superstitieuses. Tous ces restes de la mythologie slavonne ont été recueillis avec un soin particulier, et les travaux de quelques savants slaves ont jeté une vive lumière sur cette question. Toutefois, les seules données certaines que nous ayons, sont ce que rapportent, sur les Slaves de la Baltique, des auteurs européens, voisins de ces peuples et témoins oculaires (du moins quelques-uns) de ce qu'ils décrivent. Un hasard heureux a même conservé jusqu'à nos jours les objets qu'adoraient les Slaves[19]. (p. 14) Je donnerai donc sur l'idolâtrie slave, des détails que l'on peut admettre comme positifs.
La divinité la plus célèbre des Slavons de la Baltique était Sviantovit ou Sviantovid[20], dont le temple et l'idole étaient à Arkona, capitale de l'île de Rugen. En 1168, Waldemar, premier roi de Danemarck, détruisit ce dernier vestige de l'idolâtrie slave. Un historien danois contemporain, Saxo Grammaticus, qui, probablement, assistait à l'expédition[21], donne les détails suivants sur Sviantovit et son culte:
«Au milieu de la ville, sur un terrain aplani, s'élevait un temple, construit artistement en bois. Sa magnificence et la sainteté de l'idole qu'il renfermait, l'avaient mis en grande vénération.
»Les murs intérieurs de l'édifice étaient d'un travail achevé, et couverts des images de divers objets, peintes d'une manière grossière et imparfaite. Il n'y avait qu'une seule entrée; le temple lui-même avait une double enceinte. L'enceinte extérieure consistait en une muraille surmontée d'un toit peint en rouge. La partie intérieure, surmontée par quatre poteaux, avait, au lieu de murailles, des tentures de tapisserie. Le même toit les abritait toutes deux. L'idole placée dans cet édifice, dépassait de beaucoup la taille humaine. Elle avait quatre têtes et autant de cous, deux poitrines et deux dos, tournés de côtés différents. La barbe était soigneusement peignée, et la chevelure rasée de près. Dans la main droite, elle tenait une corne faite de plusieurs métaux; et, chaque année, le prêtre chargé du (p. 15) culte de cette idole, la remplissait de vin[22]. Le bras gauche de la divinité était courbé, sur le côté, dans la forme d'un arc; son vêtement descendait jusqu'aux jambes, et celles-ci étaient formées de différentes sortes de bois si bien jointes, qu'un examen attentif pouvait seul découvrir les pièces du rapport. Les pieds posaient sur le sol, où ils étaient même enfoncés. Non loin de l'idole, étaient rangés avec art, son épée, sa bride et les autres objets qui lui appartenaient; parmi eux brillait surtout son épée, d'une grandeur démesurée, avec une poignée d'argent et un fourreau d'un travail merveilleux. Voici quelles étaient les cérémonies de son culte solennel:—Tous les ans, après la moisson, la population s'assemblait devant le temple; on y immolait des bestiaux, et on faisait un repas solennel, considéré comme une cérémonie religieuse.
»Le prêtre qui, contrairement à l'usage du pays, se faisait reconnaître à la longueur de sa chevelure et de sa barbe, nettoyait d'abord, au commencement de la cérémonie, l'intérieur du temple, où seul il avait accès. En accomplissant cette tâche, il retenait avec soin sa respiration, pour ne pas souiller la présence de la divinité par l'impureté d'une haleine mortelle. Il sortait du temple toutes les fois qu'il voulait respirer. Le jour suivant, lorsque le peuple était réuni devant les portes du temple, le prêtre apportait la corne qu'il avait prise aux mains de l'idole, et augurait du bonheur de l'année suivante d'après son contenu. Si la liqueur avait baissé, il prédisait la disette, sinon l'abondance. Il ordonnait alors d'épargner les provisions, ou bien d'en être prodigue. Il renversait ensuite le contenu de la corne aux (p. 16) pieds de l'idole, sous forme de libation, et le remplaçait par du vin nouveau; puis il adressait à sa divinité des prières pour lui-même, pour le salut de la contrée et de ses habitants, pour l'accroissement de leurs biens, pour la défaite des ennemis, et vidait la corne tout d'un trait. Après l'avoir remplie de nouveau, il la replaçait dans la main droite de l'idole. Un épais gâteau rond, fait avec du miel, lui était aussi offert par le prêtre. Celui-ci plaçait le gâteau entre lui-même et le peuple, et demandait aux assistants s'ils pouvaient le voir par dessus. S'ils répondaient oui, il les invitait à se munir, pour l'année suivante, d'un gâteau capable de le dérober à leur vue. Il finissait par bénir le peuple, au nom de l'idole, et par l'exhorter à témoigner sa ferveur par des sacrifices fréquents, promettant, en récompense, la victoire sur terre et sur mer. Le reste du jour était consacré à des festins, et l'assemblée consommait les offrandes faites au dieu. Dans cette fête, l'intempérance était un acte de piété, la sobriété un péché. Chaque année, hommes et femmes donnaient une pièce d'argent pour l'entretien et le culte de l'idole. Le tiers des dépouilles prises sur l'ennemi lui était consacré; on les devait à son appui. Le même dieu avait 300 chevaux, autant de soldats, qui faisaient la guerre en son nom. Tout leur butin revenait au prêtre de l'idole; il l'employait à décorer l'intérieur du temple, et l'enfermait sous clef dans des salles secrètes, où une immense quantité d'argent et de magnifiques vêtements, pourris par le temps, étaient amoncelés. Il y avait aussi un nombre considérable d'offrandes faites par ceux qui désiraient se concilier la faveur du dieu. La Slavonie[23] (p. 17) n'était pas la seule à offrir de l'argent à cette idole: tous les rois voisins lui envoyaient des présents, sans penser au sacrilége dont ils se rendaient coupables. Ainsi, entre autres, Suénon, roi de Danemarck[24], envoya au dieu, pour se le rendre favorable, une coupe d'un travail achevé, préférant à sa religion une religion étrangère. Il fut puni de ce sacrilége par une mort violente et misérable. Le même dieu avait d'autres temples dans différents endroits, sous la direction de prêtres d'un rang égal, mais d'un pouvoir moins étendu. Il avait encore un cheval blanc, réservé exclusivement pour lui. C'était un péché d'arracher un crin de sa crinière et de sa queue; le prêtre seul pouvait lui donner de la nourriture et le monter.
»Sviantovit (c'est le nom de l'idole) combattait sur ce cheval contre les ennemis de son culte, suivant la croyance des Rugiens. Ce qui avait donné lieu à cette croyance, c'est que souvent, le matin, on trouvait dans l'écurie, le cheval du dieu couvert d'écume et de sueur, comme s'il avait pris un exercice violent et voyagé durant la nuit. On essayait de prévoir l'avenir au moyen de ce cheval, de la manière suivante:—Avait-on résolu de porter la guerre quelque part, on plaçait à terre, devant le temple, trois rangées d'épieux, et le prêtre, après avoir accompli les prières solennelles, les faisait franchir au cheval. Si, en passant par dessus les épieux, il levait d'abord le pied droit, les présages étaient favorables; s'il levait le pied gauche, ou tous les deux à la fois, les présages étaient contraires et l'expédition était alors abandonnée.»
(p. 18) Suivant le même auteur, Sviantovit avait un étendard qui donnait à ceux qui le suivaient le privilége de faire tout ce qu'ils voudraient. Ils pouvaient piller impunément, même les temples des Dieux, commettre toutes sortes de violences, sans qu'on les leur imputât à crimes.
Waldemar, roi de Danemarck et conquérant de Rugen, fit mettre en pièces cette idole si célèbre. Les morceaux servirent à cuire des aliments: circonstance qui contribua beaucoup à détruire la croyance à cette divinité.
Les détails de ce culte, et la description de ce temple le plus célèbre parmi les Slaves, nous ont été conservés par un auteur contemporain; ils sont authentiques, selon moi, et nous donnent une idée exacte de l'idolâtrie slave. Cette religion se perpétua encore sur les bords de la Baltique, trois siècles après la conversion des autres nations slaves au christianisme.
D'autres tableaux de la même idolâtrie se retrouvent chez différents écrivains allemands qui vivaient dans le voisinage des Slaves de la Baltique: quelques-uns même les connaissaient particulièrement. Toutefois les limites de cet ouvrage ne me permettent pas d'entrer dans de longs détails, et je terminerai par le passage suivant d'Helmold, prêtre allemand du Holstein, qui avait eu des rapports personnels avec les Slaves idolâtres.
«Les Slaves, dit-il, ont différentes sortes d'idolâtrie, et ne s'accordent pas entre eux dans leurs rites superstitieux. Quelques-unes de leurs idoles ont des figures bizarres, comme l'idole de Plunen (Plon, dans le Holstein), appelée Podaga. Plusieurs dieux sont censés habiter dans les bois, et n'ont pas d'images pour les représenter, tandis que d'autres ont trois têtes et même plus. Par dessus tant de dieux auxquels ils attribuent (p. 19) la protection de leurs champs et de leurs forêts, et même le pouvoir de dispenser les peines et les plaisirs, ils placent dans le ciel un Dieu qui commande à tous les autres, mais ne s'occupe que des choses célestes. Tous les dieux sont issus de son sang, et sont plus puissants les uns que les autres, selon qu'ils tiennent de plus près au grand dieu qui leur assigne leurs différents emplois.» (Chronicon Slavorum, livre I, ch. XXIII.) La théogonie slave ressemble à celle de la Grèce; dans les deux, les dieux et les demi-dieux sont issus de la divinité suprême et obéissent à ses commandements. Toutefois, ce n'est pas ici le lieu de chercher les rapports de la mythologie slavonne avec la mythologie classique ou indienne, et je dois passer à la description de l'état moral de la race qui croyait à cette mythologie.
Tous les auteurs qui ont observé les Slaves sur les bords du Danube et les rivages de la Baltique, rendent un témoignage favorable de leur caractère national. «Ils ne sont enclins ni à l'injustice ni à la fraude», dit Procope; et l'empereur Maurice rapporte qu'ils ne retenaient pas leurs prisonniers, comme les autres nations, dans un perpétuel esclavage; ils leur permettaient, après un certain temps, de retourner dans leur patrie en payant une rançon, ou de rester parmi eux, libres et bien traités[25]. La vertu principale des Slaves est l'hospitalité; sous ce rapport, ils l'emportent sur toute autre nation. Les empereurs Maurice et Léon le philosophe[26], rapportent que les Slaves accueillaient les voyageurs avec la plus grande bienveillance. Ils les conduisaient dans (p. 20) d'autres villes, pourvoyaient à tous leurs besoins, les confiaient même en garde à quelques-uns de leurs compatriotes qui répondaient de leur sûreté à la personne qui les avait amenés. S'il arrivait quelque mal à l'étranger, malgré la vigilance de son hôte, celui-ci était puni par ses voisins ou par ceux qui lui avaient confié le voyageur. L'hospitalité que les Byzantins vantent dans les Slaves du Sud, était en égal honneur chez les Slaves de la Baltique. Adam de Brême dit[27], qu'aucune nation ne les surpassa en douceur de mœurs, en hospitalité et en obligeance. Helmold, qui les avait visités lui-même en compagnie de l'évêque d'Oldembourg, à l'époque de leur exaspération contre les chrétiens leurs voisins, en fait le plus grand éloge. Il dit avoir appris par expérience ce qu'il savait déjà par ouï dire, que les Slaves sont le peuple le plus hospitalier. Si l'un d'eux, ce qui était bien rare, était convaincu d'avoir éconduit un étranger ou de lui avoir refusé l'hospitalité, on avait le droit d'incendier sa maison et ses biens, tous le traitaient d'infâme, de scélérat qui méritait la réprobation universelle. Le biographe de saint Othon dit que les Poméraniens tiennent toujours leurs tables chargées de viandes et de boissons[28], afin que le maître de la maison puisse les offrir à ses hôtes et aux étrangers à tous les moments de la journée. Le même auteur ajoute ce qui suit sur la probité des Slaves. «Il règne parmi eux une telle confiance, dit-il, ils sont si peu enclins au vol et à la fraude, que jamais ils ne ferment ni leurs coffres ni leurs caisses. Ils ne connaissent ni clefs ni verroux, et grand est leur (p. 21) étonnement de voir fermés les coffres et les malles de l'évêque. Ils placent leur linge, leur argent, leurs objets précieux dans des caisses et des tonneaux simplement recouverts; ils ne craignent pas le vol, ils ne savent ce que c'est.» Mais la particularité la plus curieuse que cet auteur rapporte sur les Slaves de Poméranie, c'est qu'ils reprochaient au Christianisme son immoralité et surtout le vol et le brigandage qui dominaient chez les chrétiens, ils blâmaient aussi les cruautés qu'ils exerçaient les uns sur les autres[29].
Les Byzantins et d'autres auteurs de l'Occident ont beaucoup vanté la chasteté et la fidélité conjugale des femmes slaves. L'empereur Maurice[30] dit qu'elles sont des épouses dévouées et que souvent elles s'immolaient sur le cadavre de leurs maris.
L'Anglo-Saxon saint Boniface, l'apôtre de la Germanie, parle des Slaves dans une lettre adressée à son compatriote Ethelbald, roi de Mercie, qu'on accusait de mœurs désordonnées[31]. «Cette nation, la plus détestable de toutes, comme il l'appelle à cause de son idolâtrie, a, dit-il, un tel respect pour la fidélité conjugale, que les femmes se tuent à la mort de leurs maris, et tous vantent à l'envi leur dévouement.» Il paraît que les femmes slaves partageaient avec leurs maris les difficultés des expéditions et même les dangers du combat. Quand les Avares, en 625, firent une tentative infructueuse (p. 22) contre Constantinople, beaucoup de Slaves qui avaient pris part à l'expédition y périrent, et les Grecs trouvèrent, après leur retraite, beaucoup de femmes parmi les morts[32].
Voici comme Helmold, que j'ai déjà cité, parle de leurs liens et de leurs affections de famille[33]: «L'hospitalité et l'amour des parents sont aux yeux des Slaves les premières vertus. On ne trouve chez eux ni pauvre ni mendiant; car, lorsque quelqu'un, soit par faiblesse, soit par l'effet de l'âge, ne peut plus pourvoir à ses besoins, ses parents le recueillent avec empressement.»
J'ai cité l'expression de Herder, où il dit que les Slaves menaient une vie joyeuse et embellie par la musique: l'anecdote suivante, rapportée par les écrivains byzantins, prouve quel amour les Slaves avaient pour la musique et dans quelle paix ils vivaient lorsque leurs voisins les laissaient en repos.
«En 890, pendant la guerre contre les Avares, les Grecs firent prisonniers trois étrangers qui, au lieu d'armes, portaient des cistres. L'empereur leur demanda qui ils étaient. «Nous sommes Slaves, dirent-ils, et nous habitons à l'extrémité de l'Océan occidental (mer Baltique). Le khan des Avares a envoyé des présents à nos chefs et nous a demandé des troupes pour combattre les Grecs. Nos chefs ont reçu les présents, mais nous ont envoyés au khan des Avares répondre que notre éloignement nous empêche de lui porter secours. Nous avons été nous-mêmes quinze mois en chemin. Le khan, plein d'égards pour notre caractère sacré d'ambassadeurs, nous a laissé retourner dans nos foyers. Nous (p. 23) avons entendu parler des richesses et de la bienveillance des Grecs, et nous avons saisi cette favorable occasion de pénétrer en Thrace. Nous ne connaissons pas l'usage des armes, nous ne jouons que du cistre. Chez nous, il n'y a pas de fer: nous menons une vie calme et pacifique sans avoir de guerre, et nous consacrant uniquement à la musique.»
L'empereur admira le caractère paisible de ce peuple, la haute et vigoureuse stature de ces étrangers; il les accueillit avec bienveillance et leur fournit les moyens de regagner leur patrie. (Stritter, Memoriæ populorum, vol. II, p. 53, 54). Cette anecdote nous fait croire que les récits rapportés par les anciens sur la félicité et l'innocence des Hyperboréens, ne sont pas si dénués de fondements qu'on le croit généralement. J'ai déjà cité le passage de Herder où il décrit l'état avancé du commerce et de l'industrie chez les Slaves, et je n'ai pas besoin de répéter les témoignages variés des écrivains contemporains, sur lesquels il a appuyé le tableau qu'il en trace.
Telle était la condition morale d'un peuple que les Allemands ont exterminé ou réduit en esclavage. Il ne faudrait pas croire cependant que les Slavons, pour être aussi industrieux, aussi pacifiques que les Péruviens, fussent aussi peu propres que ce peuple à la guerre. Il est très vrai, comme Herder l'a observé, qu'ils payaient d'eux-mêmes un tribut pour avoir le droit d'habiter en paix leur patrie. Cependant, quand les circonstances les contraignaient à la guerre, ils devenaient terribles pour leurs oppresseurs. Dans les combats, ils déployaient un courage, une adresse, une constance dans les souffrances et les fatigues, qui rappelle les indomptables Indiens de l'Amérique septentrionale, (p. 24) plutôt que les Péruviens si soumis. Les écrivains byzantins qui connaissaient les Slaves par leurs observations personnelles, racontent qu'ils marchaient au combat sans tuniques et sans manteaux, et n'ayant qu'une sorte de caleçon pour couvrir leur nudité. Ils n'avaient point d'armures, ils ne portaient que des épieux, quelques-uns seulement y joignaient des boucliers. Ils se servaient d'arcs et de flèches courtes, trempées dans un poison violent. Ils combattaient toujours à pied, et étaient très habiles à se défendre dans les défilés, dans les bois, et dans tous les lieux d'un difficile accès. Par des manœuvres adroites, ils savaient attirer l'ennemi dans des embuscades en simulant la retraite. Ils étaient des plongeurs expérimentés et pouvaient rester sous l'eau plus long-temps que personne, en recevant l'air au moyen de longs roseaux qui s'élevaient au-dessus de l'eau.
Ils étaient très adroits à surprendre leurs ennemis dans des rencontres particulières, et Procope en cite un exemple curieux: Bélisaire assiégeait la place de Terracine, en Italie, et désirait vivement s'emparer de quelque assiégé. Dans son armée se trouvaient beaucoup de Slaves, qui, chez eux, sur le Danube, s'exerçaient à faire des prisonniers en se cachant sous les pierres et parmi les broussailles: Bélisaire offrit une riche récompense à celui qui lui ramènerait tout vif un Goth assiégé. À un certain endroit, près des remparts, les Goths venaient d'ordinaire couper de l'herbe. Un jour, dès le matin, un Slave s'y traîna en rampant parmi les hautes herbes et s'y blottit. Un Goth sort de la ville, et s'avance sans soupçonner le danger dont il s'approche, et tout occupé à surveiller les mouvements du camp ennemi. Tout-à-coup le Slave s'élance de sa cachette, saisit le (p. 25) Goth par derrière et comprime ses mouvements avec tant de vigueur, que celui-ci ne put faire de résistance et se laissa emporter jusqu'au camp[34].
Les Slaves se rapprochaient encore des Indiens de l'Amérique septentrionale, par leur constance à supporter les tortures que leur faisaient subir leurs ennemis, pour apprendre le nombre et la position de leur armée. Ils se laissaient mourir dans les tourments les plus cruels, sans répondre à une seule question et sans faire entendre une seule plainte[35].
Les exploits militaires des Slaves ne se bornent pas à ces faits individuels qui demandent plus d'adresse que de valeur. On en trouve la preuve dans les invasions que les Slaves firent à travers l'Empire grec. Ils étendirent leurs dévastations de la mer Noire à la mer Ionienne, défirent souvent les Grecs, surtout à Andrinople en 551, et pénétrèrent jusqu'aux portes de Thessalonique et de Constantinople. Cependant ils furent quelques temps soumis à la nation des Avares d'Asie; ils combattirent avec valeur à l'avant-garde de leurs conquérants, et firent voir leur courage à l'attaque de Constantinople en 626, qu'ils faillirent emporter d'assaut[36].
Le territoire que les Slaves conquirent sur l'Empire (p. 26) grec, et qu'ils occupent encore, s'étend jusqu'aux environs d'Andrinople. Pendant deux siècles et même plus, ils furent maîtres presque de toute la Morée[37]. Au Nord, ils défendirent trois cents ans leur indépendance et l'idolâtrie de leurs pères contre le Danemarck, l'Allemagne, et à l'occasion, contre leurs frères convertis de Pologne.
Malgré les changements qu'ont fait subir au génie de la nation slave l'influence du temps, la forme du gouvernement, la religion, le climat et les autres circonstances, il n'a subi aucune altération dans ses caractères essentiels; j'ai donné tous ces détails, parce qu'ils nous apprennent à apprécier les causes qui ont eu de l'influence sur l'histoire politique et religieuse des Slaves. Ils nous montrent encore ce que nous pouvons craindre et espérer du mouvement qui agite aujourd'hui cette race d'une manière si puissante.
Le caractère doux et pacifique de la race slave, la rendait particulièrement propre à recevoir la doctrine de l'Évangile. Aussi le Christianisme fit parmi elle de rapides progrès, quand il fut prêché dans la langue nationale et par des missionnaires qui ne souillaient pas leurs travaux évangéliques par des vues d'intérêt tout personnel. Mais on résista au Christianisme jusqu'à la mort, toutes les fois qu'il devint un instrument politique et qu'il changea les sublimes préceptes de l'Évangile, la douceur, la patience et l'humilité, en doctrines (p. 27) viles de soumission absolue au joug abhorré des envahisseurs. Ce fut malheureusement ce qui arriva aux Slavons de la Baltique. Leur conversion par les Allemands équivalut à leur destruction. Les quelques mots de Herder que j'ai déjà cités, le rappellent d'une manière bien plus véridique. «Les Slaves furent ou exterminés ou réduits en esclavage dans toutes les provinces, et les nobles et les évêques se partagèrent leurs dépouilles[38].»
(p. 28) Il en fut autrement chez les Slaves du Sud, là l'Évangile fut prêché dans la langue nationale et ne devint pas un moyen d'acquérir la richesse et le pouvoir.
Les progrès du Christianisme chez les Slaves doivent dater de leurs rapports avec les Grecs. Car, malgré les hostilités qui séparèrent de bonne heure les deux nations, il y eut entre elles des relations actives de commerce. Beaucoup de Slaves entrèrent au service des empereurs grecs, et quelques-uns, au VIe et au VIIe siècle, occupèrent des positions très élevées[39].
Les Croates et les Serviens, appelés par l'empereur Héraclius, descendirent du nord des monts Carpathes et s'établirent dans le pays qu'ils occupent aujourd'hui. Ils furent les premiers Slaves chez qui le Christianisme devint la religion dominante. Le roi de Bulgarie[40] se convertit en 861, et c'est dans ce pays que s'établit d'abord l'Église chrétienne slave, par la traduction des Écritures. L'établissement de cette Église s'accomplit dans la Grande-Moravie.
Il ne faut pas confondre le royaume de la Grande-Moravie, (p. 29) avec la province d'Autriche qui porte aujourd'hui ce nom. C'était un État puissant, qui s'étendait des frontières de la Bavière à la rivière Drina en Hongrie, et des bords du Danube et des Alpes, au Nord, au-delà des monts Carpathes, jusqu'à la rivière Stryi dans le Sud de la Pologne, et à l'Ouest jusqu'à Magdebourg. Sa période de grandeur politique fut de peu de durée, mais son influence intellectuelle fut prédominante durant cette courte période et a laissé des traces qu'on retrouve encore de nos jours. La traduction des Écritures et de la liturgie grecque en langue slave, qui s'accomplit dans la Grande-Moravie, est encore usitée par tous les Slaves qui suivent cette Église, et même par une partie de ceux qui ont reconnu la suprématie du pape. Je donnerai donc quelques détails sur ce sujet.
La Moravie tomba, comme les autres nations slaves, sous l'influence de Charlemagne, et le reconnut, ainsi que Louis le Débonnaire son fils, pour son suzerain. La Moravie recouvra son indépendance en 873 sous Sviatopluk ou Sviatopolk, courageux soldat et gouverneur habile. Ce fut sous le règne de Charlemagne que des missionnaires occidentaux y introduisirent le Christianisme. On y érigea des évêchés sous la juridiction de l'archevêque de Passau et sous celle de l'évêque de Salzbourg. Mais la conversion du peuple accomplie par des prêtres étrangers, peu versés dans la langue du pays, ne fut que nominale. Aussi le prince morave Rostislav, prédécesseur de Sviatopluk, demanda-t-il en 863 à l'empereur grec Michel, de lui envoyer des hommes instruits qui connussent la langue slave. Ils devaient traduire les Écritures en slavon, et organiser le culte public selon les mœurs du pays. Laissons parler le plus ancien chroniqueur slave, Nestor, moine de Kioff.
(p. 30) «Les princes moraves, Rostislav, Sviatopolk et Kotzel, envoyèrent dire à l'empereur Michel: «Notre contrée a reçu le baptême, mais nous n'avons pas de prédicateurs éclairés pour nous instruire et nous traduire les livres sacrés; nous n'entendons ni le grec ni le latin. Les uns nous enseignent une chose, les autres une autre, nous ne pouvons donc comprendre ni le sens ni la portée des Écritures. Envoyez-nous des doctes pour nous expliquer les Écritures et nous en montrer le sens.»
»L'empereur Michel, après avoir entendu cette lettre, fit venir ses philosophes et leur montra le message des princes slaves; ceux-ci lui répondirent: «Il y a à Thessalonique un homme du nom de Léon. Ses deux fils connaissent tous deux la langue slave et sont tous deux des philosophes instruits.» L'empereur fit dire à Léon d'envoyer à la cour ses deux fils, Méthodius et Constantin. Ils vinrent, et Michel leur dit: «Les peuples slaves me demandent des savants pour leur traduire les Saintes-Écritures.» Sur l'ordre de l'empereur, ils allèrent trouver dans les pays des Slaves les princes Rostislav, Sviatopolk et Kotzel. À leur arrivée, ils composèrent un alphabet slavon et traduisirent les Évangiles et les actes des apôtres. Les Slaves furent dans la joie en entendant chanter la magnificence du Seigneur dans leur propre langue, lorsque les Grecs eurent traduit le psalmiste et les autres livres.» (Annales de Nestor, texte original, édition de Saint-Pétersbourg, 1767, pages 20, 23.)
Quelques savants slaves de distinction pensent que Méthodius et son frère Constantin, mieux connu sous le nom du moine Cyrille, ont commencé la traduction des Écritures en Bulgare et inventé alors l'alphabet slavon. (p. 31) Mais que l'invention de l'alphabet et la traduction des écritures aient été effectuées d'abord en Moravie ou y aient été apportées par Méthodius et Cyrille, c'est dans ce pays que les pieux travaux de ces saints hommes ont reçu leur plus entier développement, par la complète organisation du service divin dans la langue du pays.
Toutefois, il faut remarquer cette circonstance-ci. Quoique Cyrille et Méthodius aient établi le service divin en slavon, selon les rites de l'Église grecque, ils restèrent toujours sous l'obéissance du pape romain, et ne passèrent pas sous celle des patriarches de Constantinople. C'était précisément alors le commencement de ce grand débat qui se termina par la séparation complète des deux Églises. L'établissement du culte slave en Moravie, où le service latin avait été introduit, excita la colère du clergé allemand qui en dénonça les auteurs au pape Nicolas Ier. Le pape somma les deux frères de comparaître devait lui. Ceux-ci obéirent et surent si bien se justifier, que le pape Adrien Ier, successeur de Nicolas, confirma le mode de culte qu'ils avaient établi et créa Méthodius archevêque de Moravie. Cyrille refusa la dignité épiscopale qu'on lui offrait en même temps, entra au couvent, et y mourut peu après. De semblables accusations obligèrent Méthodius à reparaître à Rome en 879. Il obtint du pape Jean VIII, la confirmation de la liturgie slave, mais à condition qu'en emploierait en même temps le latin, et que celui-ci aurait la préséance sur la langue slave. Les hostilités contre la liturgie slave allèrent toujours en croissant, et après la mort de Méthodius, elles dégénérèrent en persécution violente. Des prêtres qui défendaient le culte de Dieu dans la langue nationale, furent chassés de leur patrie par l'influence allemande. L'État de Moravie (p. 32) fut détruit en 907 par les Magyars ou Hongrois idolâtres. Quand les conquérants furent convertis au Christianisme en 973, le service latin fut établi parmi eux, et la liturgie slavonne disparut. Elle subsista quelque temps en Bohême et en Pologne. J'aurai plus tard occasion de donner quelques détails sur ce sujet dans les chapitres relatifs à ces contrées.
Les caractères slavons inventés par Cyrille ne sont qu'une modification de l'alphabet grec, avec l'addition de quelques lettres empruntées aux alphabets orientaux, et qui ont pour but d'exprimer certains sons particuliers au slavon, mais étrangers à la langue grecque. Le synode provincial de Salone (en Dalmatie), en 1060, déclara cet alphabet slavon une invention diabolique et Méthodius un hérétique. Cependant, de nos jours encore, il continue à être en usage dans les livres de piété, chez tous les Slaves qui suivent la religion grecque, et même parmi quelques-uns de ceux qui reconnaissent la suprématie du pape.
Un autre alphabet slavon est en usage pour les cérémonies sacrées dans quelques églises de Dalmatie qui, fidèles au dogme et aux rites de l'Église catholique romaine, ont le privilége d'accomplir le service divin dans leur langue. Il est connu sous le nom d'alphabet glagolite, et son origine est attribuée à saint Jérôme, né en Dalmatie. Cette opinion ne soutient pas l'épreuve de la critique historique. Saint Jérome est mort en 420, bien avant l'établissement des Slaves dans sa patrie. C'est pourquoi Dobrowski, un des savants slaves les plus éminents, a-t-il supposé qu'après la prohibition de l'alphabet de Cyrille par le synode de Salone, en 1060, les caractères glagolites ont été inventés par quelques prêtres slaves de Dalmatie, qui, pour sauver la liturgie (p. 33) nationale, ont attribué ces caractères à saint Jérôme. Cette supposition, généralement admise depuis quelque temps, a été réfutée par Kopitar, conservateur de la bibliothèque impériale à Vienne, qui fait autant autorité que Dobrowski sur les questions slaves. Kopitar a établi, par la découverte d'un vieux manuscrit glagolite, que cet alphabet est au moins aussi ancien que celui de Cyrille, bien qu'on ne puisse déterminer l'époque de son origine[41].
Origine de ce nom, et premiers temps historiques. — Conversion au Christianisme. — Vaudois réfugiés dans ce pays. — Règne de l'empereur Charles VI. — Jean Huss. — Son caractère. — Il se met à la tête du parti national à l'Université de Prague. — Son triomphe sur le parti allemand. — Conséquences. — Influence des doctrines de Wicleff sur Jean Huss. — L'archevêque de Prague fait brûler les ouvrages de Wicleff et excommunie Jean Huss. — Le pape cite Jean Huss devant son tribunal, à Rome. — Jean Huss commence à prêcher contre les indulgences du pape et est excommunié par le légat du Saint-Père. — Concile de Constance. — Arrivée de Jean Huss à Constance. — Son emprisonnement. — L'empereur s'oppose d'abord à la violation du sauf-conduit qu'il a donné, mais les pères du concile lui persuadent d'abandonner Jean Huss. — Procès et défense de ce dernier. — Sa condamnation. — Son supplice. — Procès et supplice de Jérôme de Prague.
La Bohême, quoique relativement d'une médiocre étendue, occupe une des premières places dans l'histoire religieuse de l'Europe. Par sa position géographique, qui entame en forme de coin le corps germanique, par le vif esprit de nationalité qui anime sa population slave et que des siècles d'oppression n'ont pu détruire, cette nation mérite un intérêt particulier de tous ceux que le progrès de l'humanité ne trouve pas indifférents. Nulle part, peut-être, l'influence des opinions religieuses sur le développement national, et vice versà, n'apparaît avec autant d'éclat que dans l'histoire de ce pays, petit par son étendue, mais grand par ce qu'il a fait. Nulle part on ne voit d'une manière aussi évidente qu'en Bohême, les avantages de la liberté religieuse et les tristes conséquences de sa suppression.
(p. 35) Le nom de Bohême tire son origine de la nation celtique des Boïens, qui occupaient ce pays au commencement de notre ère, d'où le nom de Boïohemum (maison ou pays des Boïens) est venu; il s'est changé en Bohême, et est encore usité par l'Europe occidentale, mais non par les habitants slaves du pays. La population teutonique des Marcomans occupa ensuite la Bohême. Cette nation disparut au Ve siècle, après s'être réunie aux Goths, aux Alains et aux autres nations, dans leur passage du nord-est de l'Europe au sud-ouest. Derrière eux, les populations slaves des Tchekhs occupèrent les terres abandonnées par eux durant cette émigration que j'ai rappelée dans le premier chapitre en citant les paroles de Herder. Cette nation s'est maintenue dans le pays, et reçoit de l'Europe occidentale le nom de Bohémiens, bien que dans sa langue elle conserve son ancien nom de Tchekhs, que lui donnent tous les autres peuples slaves. La royauté de Bohême se constitua d'une manière définitive sous Boleslav Ier (936-967) et s'adjoignit la province de Moravie sous Brzetislav (1037-1055). Les rois de Bohême tombèrent de bonne heure sous l'influence des empereurs allemands, reconnurent leur suzeraineté, et en reçurent la couronne royale à la fin du XIe siècle. Pendant le XIIIe siècle, elle acquit une grandeur extraordinaire, mais de courte durée, sous le roi Przemysl Ottokar, qui étendit sa domination jusqu'aux rives de l'Adriatique[42]. Ce royaume devint très florissant sous la dynastie de Luxembourg, et c'est dans cette période que prend place le mouvement politique et religieux si connu qu'a suscité Jean Huss.
(p. 36) Le Christianisme doit avoir pénétré en Bohême vers l'époque de Charlemagne, qui fit la guerre à ce pays et le contraignit à payer tribut. Il s'affranchit cependant de la suzeraineté des successeurs de Charlemagne, et se plaça sous la protection de Swiatopluk, roi de la Grande-Moravie, où, comme nous l'avons dit, les travaux apostoliques de Méthodius et de Cyrille avaient établi définitivement le Christianisme. Méthodius baptisa le roi de Bohême, Borivoy, et donna à la Bohême l'organisation religieuse qu'il avait fondée en Moravie. Après la destruction du royaume de Moravie, l'influence croissante de l'Allemagne sur la Bohême fit abandonner cette organisation religieuse, c'est-à-dire le culte accompli dans la langue nationale avec les rites et la discipline de l'Église grecque. On y substitua la liturgie latine et les pratique de l'Église romaine. En 1094, l'autorité ecclésiastique fit détruire le dernier asile de la vieille religion, le couvent bénédictin de Sazava, et anéantir les derniers livres slaves qui subsistaient encore[43].
Cependant, quoique interdites officiellement en Bohême, les Églises nationales doivent avoir continué en secret pendant de longues années, chez un peuple aussi attaché à tout ce qui est national. Quoi de plus naturel qu'il ait préféré le culte accompli dans sa langue à celui qui empruntait une langue inconnue[44]. Ces Églises ou congrégations n'étaient pas opposées aux dogmes (p. 37) fondamentaux de Rome ou à sa suprématie, la persécution changea leurs dispositions et leur appui fut assuré à tous ceux qui plus tard attaquèrent les dogmes. De l'aveu unanime des écrivains protestants et catholiques, les Vaudois persécutés en France trouvèrent un refuge en Bohême et en Pologne. D'après de Thou, le grand réformateur de Lyon, Pierre de Vaux lui-même, parcourut les contrées slaves et s'établit en Bohême. Le savant Perrin dit la même chose; Stranski[45], écrivain protestant de Bohême, s'exprime ainsi: «Les derniers restes de l'idolâtrie ou l'influence des Latins avaient profondément altéré le rituel grec. En 1176, de pieux personnages, disciples de Pierre de Vaux, chassés de France et d'Allemagne, vinrent se réfugier en Bohême et s'établirent dans les villes de Zatec et de Lani. Ils se joignirent à ceux qui suivaient l'Église grecque, et par leurs prédications réformèrent le culte qui s'était altéré.»
Un autre écrivain protestant, Francovitch, plus connu sous son nom d'emprunt Illyricus Flaccius, prétend avoir lu un récit des procédures suivies par l'Inquisition en Pologne et en Bohême, vers 1330. Elles établissent que des souscriptions furent recueillies dans ces deux pays, et envoyées aux Vaudois d'Italie, regardés comme des frères et des maîtres, et que plusieurs Bohémiens visitèrent cette secte pour y étudier la théologie. (Catalogus testium veritatis, cap. XV, p. 1505).
L'écrivain catholique romain Hagec, s'exprime ainsi:
«En 1341, des hérétiques appelés Grubenhaimer c'est-à-dire habitants des cavernes, rentrèrent en Bohême. Nous en avons parlé plus haut, à l'année 1176. Ils s'établirent dans les villes, surtout à Prague, où ils (p. 38) pouvaient mieux se cacher. Ils prêchaient dans quelques maisons, mais avec beaucoup de mystère. Quoique connus de plusieurs, on les toléra, à cause de la grande apparence de piété sous laquelle ils savaient cacher leur perversité.» (Histoire de Bohême, page 550.)
Æneas Sylvius, depuis le pape Pie II, prétend que les Hussites sont une ramification des Vaudois. Il est, en effet, très probable que cette doctrine s'était étendue au loin en Bohême, quand Jean Huss commença à prêcher contre Rome, et qu'elle contribua pour beaucoup aux progrès de ses réformes.
La dynastie nationale de Bohême, qui occupait le trône même avant l'introduction du Christianisme dans cette contrée, s'éteignit dans la ligne masculine, en 1306, avec Wenceslav II. La couronne de Bohême passa alors dans la maison de Luxembourg, par le mariage d'Élizabeth, fille du dernier roi de l'ancienne dynastie, avec Jean de Luxembourg, fils de l'empereur Henri VII.
Jean est célèbre par ses exploits militaires, et surtout par sa mort chevaleresque à la bataille de Crécy. On sait qu'il y combattit sans motifs politiques, et seulement par amour des aventures. Charles, son fils et son successeur, fut d'un caractère tout opposé. Élevé à l'Université de Prague, sous la direction des premiers savants de l'époque, il fut un des plus érudits de son temps, et, sauf Jacques Ier d'Angleterre, il n'a peut-être pas eu son pareil sur le trône. Son intelligence, cependant, était d'un ordre plus élevé que l'esprit de ce pédant couronné assis sur le trône d'Angleterre: il le fit voir dans ses écrits, et surtout dans ses actes. Il y a, certes, une grande différence entre la vie de Charles, écrite par lui-même, où il donne à son fils les préceptes d'une humilité chrétienne, et le Basilicon doron (p. 39) de Jacques, rempli d'absurdes idées sur le pouvoir royal. La différence des deux règnes est bien plus grande encore; celui de Jacques fut, au moins, insignifiant, celui de Charles est le règne le plus habile et le plus prospère qui ait rendu la Bohême heureuse.
Charles Ier de Bohême est plus connu de l'Europe occidentale sous le nom de Charles IV, empereur d'Allemagne. Il est, en outre, célèbre par sa bulle d'or, qui régla l'élection des empereurs. Il prit part encore aux affaires de Rome, durant la période si courte de liberté dont elle jouit sous le fameux tribun Cola de Rienzi.
À cette occasion, il eut une correspondance personnelle avec Pétrarque. Son règne, comme empereur, est compté parmi les règnes inactifs et insignifiants. Cependant, s'il se montra empereur inactif en Allemagne, il fut, sans contredit, un grand roi pour la Bohême. Il trouva ce pays épuisé par les guerres continuelles de son père. Celui-ci n'avait eu d'autre pensée que d'en tirer de l'or et des hommes pour ses expéditions fréquentes, sans grands scrupules sur les moyens qui lui procuraient ces ressources; aussi son règne avait-il engendré de grands abus de toute espèce.
Aussitôt après son avènement, Charles s'appliqua à réformer tous ces abus, et ses efforts honnêtes et persévérants pour améliorer l'état matériel, moral et intellectuel de son peuple, furent couronnés d'un brillant succès. Toutefois il n'apporta pas, dans ses réformes, la main violente d'un despote. Souvent, en effet, des mesures bonnes dans l'intention et même dans leurs résultats, abaissent le caractère de la nation en l'asservissant à son gouvernement, et affaiblissent ou même détruisent tous les germes de vertus viriles, car les sociétés sont soumises aux mêmes lois que les individus. (p. 40) Mais Charles respecta les libertés constitutionnelles du royaume, quoiqu'elles missent obstacle à quelques lois bienfaisantes qui devançaient leur époque. Par l'influence de son caractère, il réussit à réformer une grande partie des abus les plus criants qui s'étaient introduits dans l'ordre ecclésiastique et civil du royaume. Il réprima l'avidité de beaucoup de nobles; rétablit la sécurité publique par des édits sévères contre les perturbateurs de haut et bas étage; protégea le faible contre le fort; étendit, dans les villes, les franchises municipales qui avaient augmenté leur population, leur commerce et leur industrie, et fit fleurir l'agriculture. Il avait autant de soins pour le progrès intellectuel que pour la condition matérielle de ses sujets. En 1347, il fonda l'Université de Prague sur le modèle de celles de Bologne et de Paris, en remplit les chaires des savants les plus illustres, et la soutint de riches dotations. Les nobles efforts de ce roi pour éclairer ses sujets, montrent combien il devançait son siècle. Le premier, il sut trouver les véritables moyens d'améliorer l'état intellectuel d'un peuple, en favorisant le développement et la culture de sa langue et de sa littérature nationale. Charles s'y appliqua avec zèle par la protection qu'il donna aux auteurs qui écrivaient en bohémien. Cette circonstance eut la plus grande influence sur les progrès de la doctrine des Hussites. Dans d'autres contrées, la réforme religieuse servit au développement de la langue nationale par la traduction des Écritures, que les réformateurs répandaient parmi le peuple avec d'autres ouvrages écrits dans la langue usuelle. En Bohême, ce fut le développement de la langue et de la littérature nationales, qui fraya les voies à cette puissante révolution religieuse.
(p. 41) Charles, au dehors, avait maintenu soigneusement la paix avec ses voisins; au dedans, il avait assuré et affermi la tranquillité, en châtiant avec sévérité l'esprit turbulent de la noblesse. Ce repos ne put pas étouffer ce caractère martial des Bohémiens, dont ils avaient fait preuve si souvent, surtout sous le règne aventureux du roi précédent[46]. Charles rendit même la valeur de ses sujets plus utile, par l'organisation qu'il introduisit. Leur ardeur et leurs habitudes belliqueuses s'entretinrent encore par le service que beaucoup de Bohémiens prirent à l'étranger, lorsque la paix régnait chez eux.
Tel était l'état de la Bohême avant la terrible commotion qu'elle subit dans la première moitié du XVe siècle, et qui est connue sous le nom de guerre des Hussites. La Bohême était, en quelque sorte, prête à cette lutte effroyable contre les forces de l'Allemagne, augmentées des anathèmes de Rome et des croisades de l'Europe occidentale. Le pays était riche, éclairé, belliqueux: par dessus tout, le sentiment national s'était développé d'une manière extraordinaire. Ce fut là, selon moi, la (p. 42) source principale de l'énergie que les Bohémiens déployèrent dans la défense de leur indépendance politique et religieuse; énergie qui, je ne crains pas de le dire, n'a jamais été égalée dans l'histoire moderne.
L'étude de l'histoire nationale faite sur les monuments anciens, qui formaient naturellement une partie importante de la littérature, ne pouvait que retremper l'attachement des Slaves pour le culte de leur pays. Il faut y joindre l'influence des Vaudois, dont l'existence en Bohême durant cette période, c'est-à-dire au XIVe siècle, ne peut être mise en doute. Quelques années avant la prédication de Jean Huss, des prêtres pieux et instruits, tels que Stiekna, Milicz, Janova, etc., défendirent la communion sous les deux espèces, ce qui était l'essence de leur culte. Leurs efforts tendaient à la réforme des mœurs corrompues de leur temps, plutôt encore qu'ils ne marquaient une opposition décidée contre l'ordre ecclésiastique établi. Toutefois, en attirant l'attention des esprits sur les sujets religieux, ils préparaient les voies aux réformes de Jean Huss.
La vie, les opinions et le martyr du grand réformateur slave ont été racontés maintes et maintes fois, et surtout dans un ouvrage récent très répandu en Angleterre (Les Réformateurs avant la Réformation, par Émile Bonnechose, traduit du français par C. Mackenzie). Les limites étroites de cet ouvrage m'interdisent de longs détails sur ce sujet intéressant; en outre, je n'ai pas pour but de discuter au point de vue théologique les différentes croyances qui ont prévalu et prévalent encore parmi les races slaves. Je veux seulement déterminer l'influence que ces diverses croyances ont exercée sur la condition politique et intellectuelle de ces populations. J'insisterai donc sur les conséquences qu'entraînèrent (p. 43) les doctrines de Jean Huss, et je tracerai en quelques mots la vie et les travaux du grand réformateur slave.
Jean Huss naquit en 1369 dans un village appelé Hussinetz. Il tira son nom (qui signifie oie en bohémien) du lieu de sa naissance, circonstance à laquelle il fait souvent allusion dans ses lettres. Son origine était humble, mais il s'éleva par son savoir et ses vertus, que ne lui contestent pas ses ennemis en théologie, même les plus violents. Ainsi le jésuite Balbin dit de lui: «Il était plutôt subtil qu'éloquent; mais sa modestie, ses mœurs sévères, sa vie dure, sa conduite irréprochable, sa figure pâle et amaigrie, la douceur de ses habitudes, son affabilité pour les plus humbles, persuadaient plus qu'une éloquence accomplie.» Jean Huss se fit également remarquer à l'Université et dans l'Église. En 1393, il fut reçu bachelier et maître ès-arts, et, en 1401, doyen de la Faculté. En 1400, il devint confesseur de la reine, sur laquelle il exerça une grande influence. En 1403, il commença à prêcher dans la langue nationale, mais ne commença qu'en 1409 ses attaques contre l'Église établie. Une des grandes causes de sa popularité parmi ses concitoyens, fut son vif attachement pour son pays. Ses écrits latins sont connus de l'Europe occidentale, mais on sait moins qu'il fit faire de grands progrès à sa langue nationale, en fixant les règles de l'orthographe. Les règles qu'il établit étaient encore en usage il n'y a pas long-temps. Il dut aussi une bonne part de sa popularité aux modifications qu'il apporta dans la constitution de l'Université de Prague. Charles IV, comme nous l'avons dit, avait fondé en 1347 ce corps savant sur le modèle des Universités de Paris et de Bologne, en conservant leurs statuts et leurs usages. Selon (p. 44) ces statuts, les étrangers avaient dans toutes les affaires de l'Université un suffrage, et les nationaux trois. Mais, au début de cette Université, la première ouverte dans toute l'étendue de l'Empire germanique, il s'y rendit de toutes parts plus de maîtres ès-arts et de docteurs étrangers que de professeurs bohémiens; on donna donc trois voix aux étrangers, et on n'en réserva qu'une pour les autres. Cette disposition fit que la plupart des honneurs et des émoluments attachés à l'Université étaient aux mains des Allemands et non de ceux à qui l'Université appartenait.
Cette circonstance excitait chez les Bohémiens de la jalousie et du mauvais vouloir contre les Allemands. Jean Huss, avec son futur compagnon de martyre, Jérôme Zwickowicz, entreprit de changer cette injuste disposition. Voici ce qu'il dit à cette occasion: «Quand Charles IV, de glorieuse et chère mémoire, a fondé cette Université, il régla que, pendant un certain temps, les maîtres ès-arts allemands auraient dans l'élection du recteur et dans la nomination des autres officiers académiques, trois suffrages contre un dont jouiront les Bohémiens. Le motif de cette disposition était le petit nombre de nos compatriotes qui, à cette époque, avaient reçu les grades de docteur et de maître ès-arts. Aujourd'hui que, par la grâce de Dieu, beaucoup parmi nous ont reçu ces degrés, il est de toute justice que nous ayons trois suffrages, et que les Allemands n'en aient qu'un.» Des deux côtés, les débats furent très vifs; à la fin, l'influence de Jean Huss obtint du roi de Bohême Wenceslav le décret suivant: «Quoiqu'on doive aimer tout le monde également, la charité, cependant, pour être bien ordonnée, souffre des degrés. Aussi, considérant que la nation allemande ne fait pas (p. 45) partie de ce pays, et qu'elle s'est en outre, comme nous nous en sommes assurés, attribué trois suffrages dans tous les actes de l'Université de Prague, contre un que possède la nation bohémienne, la maîtresse légitime de cette contrée; considérant qu'il est contraire à la justice que des étrangers jouissent des priviléges de nos nationaux aux dépens de ces derniers, nous ordonnons par le présent acte, sous peine de notre déplaisir, que la nation bohémienne, sans aucun retard ni opposition, jouira du privilége des trois suffrages dans tous les conseils, jugements, élections et autres actes et dispositions académiques, de la même manière que les choses se passent à l'Université de Paris et dans celles de la Lombardie et de l'Italie.»
Les Allemands firent les efforts les plus grands pour conserver leurs priviléges, et, dans une réunion qui se tint avant la publication du décret qui précède, on décida, dit-on, que s'ils étaient privés de leurs droits, ils se retireraient en corps de Prague. Ceux qui résisteraient à cette décision seraient condamnés à perdre deux doigts. Ce trait caractéristique d'animosité nationale montre que les études intellectuelles ne font pas toujours cesser ces sentiments regrettables. Les évènements qui se sont passés depuis 1848 nous montrent une chose fort déplorable encore à penser. L'Allemagne moderne se vante de son grand développement intellectuel, et cependant il n'a en rien changé les sentiments qui animaient contre les Slaves les Allemands du XVe siècle. Peut-être les progrès de la civilisation ont-ils adouci l'expression de ces sentiments, mais au fond ils sont restés inaltérables. Il y a maintenant quatre ans, et, dans l'époque si féconde où nous vivons, quatre ans semblent être le quart d'un siècle, il y a quatre ans (p. 46) je dénonçais ce malheureux état de choses, et j'en indiquais les funestes conséquences; elles ne se sont que trop développées avec une rapidité effrayante[47]. Puisse le ciel, dans sa clémence, nous épargner pourtant les malheurs qui ensanglantèrent le XVe siècle.
L'édit publié, les Allemands exécutèrent leur résolution; sauf un petit nombre, ils quittèrent Prague et se retirèrent en Allemagne. Cette émigration paraît avoir été considérable[48]. C'est d'elle que datent l'Université de Leipsig et, bientôt après, d'autres établissements semblables. Aussi Jean Huss, comme le principal auteur de cette résolution, devint-il en Allemagne l'objet d'une haine universelle. La même cause le rendit populaire parmi ses compatriotes et l'objet de leur admiration; sa popularité surpassa même celle dont O'Connell jouit en Irlande dans ses plus beaux jours. Cette circonstance contribua plus que tout le reste à favoriser les progrès de ses doctrines en Bohême et dans tous les pays de langue slave. Elle explique aussi en grande partie pourquoi elles n'eurent aucun écho en Allemagne, où un siècle plus tard la réformation s'établissait si rapidement avec Luther.
Le fait que je viens de rappeler se passait en 1409. Aussitôt après, Jean Huss fut élu recteur de l'Université de Prague, et se mit à prêcher ouvertement des doctrines opposées à celles de Rome. La Bohême, comme (p. 47) je l'ai dit, était disposée à recevoir ses enseignements. La tradition de l'Église nationale, entretenue par les Vaudois réfugiés, le progrès des idées dû à l'Université de Prague, l'y avait préparée. À ces causes il faut en ajouter une autre très puissante, qui donna le branle au mouvement religieux. Je veux dire les doctrines de Wiclef ou Wicklyffe, le réformateur de l'Angleterre.
Malgré la distance qui sépare la Bohême de la Grande-Bretagne, et qui, surtout, avec les communications imparfaites du XVe siècle, formait une barrière infranchissable entre les deux pays, des circonstances particulières facilitèrent leurs rapports et apportèrent à Prague les doctrines du prêtre de Lutterworth. Richard II épousa la princesse Anne, fille de l'empereur Charles IV, dont j'ai rappelé plus haut le règne bienfaisant. Cette princesse emmena avec elle en Angleterre quelques serviteurs qui, après sa mort, rapportèrent en Bohême les écrits de Wiclef. Plusieurs Bohémiens fréquentèrent l'Université d'Oxford, si célèbre alors; Jérôme de Prague y resta, dit-on, quelque temps, se pénétra des opinions de Wiclef et en remporta les ouvrages à son retour. Deux lollards anglais, Jacques et Conrad de Canterbury, vinrent à Prague apporter à Jean Huss les ouvrages de Wiclef. Jean Huss les goûta peu d'abord, mais changea d'avis quand il connut mieux leur contenu.
D'après le même récit, ces Anglais demandèrent à Jean Huss la permission d'orner de peintures le vestibule de sa maison. Sur un des murs, ils représentèrent l'entrée du Christ à Jérusalem; sur l'autre, la procession pontificale avec toutes ses splendeurs et ses pompes. Jean Huss admira ces peintures; il en parla avec éloge, et beaucoup d'habitants de Prague vinrent les voir et firent des commentaires sur leur signification. Les opinions (p. 48) étaient divisées; les uns défendaient l'intention de ces peintures, les autres l'attaquaient. On conçoit facilement qu'à une époque où l'art de la peinture était encore inconnu, une attaque aussi audacieuse contre l'autorité révérée de Rome devait produire une vive sensation. Elle excita même une telle fermentation parmi les habitants de Prague, que les étrangers anglais furent obligés de quitter la ville. Ce fait attira l'attention du public sur les œuvres de Wiclef; elles circulèrent dès lors en Bohême, et même Sbinko, archevêque de Prague, en fit brûler un grand nombre publiquement en 1410. L'auteur qui rappelle le fait, ajoute que les livres qui périrent dans cet auto-da-fé étaient très bien écrits et magnifiquement reliés. On peut en conclure qu'ils étaient entre les mains de personnes considérables, et qu'ainsi ces opinions avaient pénétré dans les hautes classes de la société.
Huss traduisit quelques ouvrages de Wiclef, et les envoya aux nobles les plus distingués de Bohême et de Moravie. Ces ouvrages se répandirent encore en Pologne, où ils trouvèrent d'ardents admirateurs. Je remets à plus tard quelques détails particuliers sur ce sujet.
Tout ce qui précède montre que, lorsque Jean Huss se mit à prêcher ses doctrines, la Bohême était mûre pour une insurrection spirituelle contre l'autorité de Rome. Cependant, avec un autre chef que lui, cette insurrection aurait été partielle, et elle n'aurait pas eu ce caractère national auquel elle dut la rapidité de ses progrès et l'énergie que ses adhérents montrèrent dans la longue et déplorable lutte qui en fut la conséquence. Si Jean Huss s'était renfermé dans les discussions théologiques sans s'identifier à la cause nationale, ses succès se seraient bornés à quelques disciples, au lieu de (p. 49) s'étendre sur toute une nation. Cette remarque n'a pas échappé à Balbin, si sagace d'ordinaire dans ses observations; son cœur honnête bat d'amour pour sa nation, sous l'habit de jésuite qui le recouvre, et son jugement éclairé reste impartial malgré l'influence désolante de l'ordre auquel il appartenait. Cet écrivain éminent a fait de généreux efforts pour rassembler les monuments historiques et littéraires de la Bohême, que son ordre recherchait avec tant d'ardeur pour les détruire. Il a rendu un service immense à son pays par la profonde étude qu'il a faite de tout ce qui se rapporte à la doctrine des Hussites. Dévoué à l'Église catholique romaine, il condamne sévèrement les dogmes de ces réformateurs redoutables; il n'hésite jamais cependant à leur rendre justice dans l'occasion. Son impartialité est au-dessus de tout éloge, elle vient d'un pur amour de la vérité, et non de ce qu'on appelle une indifférence philosophique, où l'historien, n'ayant ni cœur, ni âme, ni foi à rien, n'est plus qu'une machine propre à peser les faits et les preuves.
Je demande excuse au lecteur pour m'être arrêté trop long-temps sur l'historien patriotique de la Bohême; mais, dans le cours de cet ouvrage, je n'aurai que trop souvent le droit de flétrir énergiquement la conduite du corps célèbre auquel Balbin appartenait, on peut donc me pardonner de m'arrêter un moment avec plaisir sur une de ces rares exceptions qui brillent de loin en loin dans la longue et obscure suite d'iniquités commises par cette société, et que nous rencontrons dans l'histoire de Bohême et dans l'histoire de ma patrie.
Revenons aux causes extraordinaires que Jean Huss exerça sur ses compatriotes. Balbin, qui ne pouvait en parler sans condamner les hostilités de son ordre contre (p. 50) le sentiment national des Bohémiens, s'en est tiré par un coup de maître. Il décrit d'abord l'effet produit par les prédications de Jean Huss dans une chapelle appelée Bethléem, puis il ajoute le vers suivant de Virgile:
«Hic illius arma, hic currus fuit.»
Oui, dans toutes les révolutions religieuses qui, sans doute, succéderont dans l'avenir aux commotions politiques et sociales qui ébranlent le monde, la victoire parmi les Slaves appartiendra au parti qui emploiera les mêmes armes et saura monter sur le même char, c'est-à-dire qui sera le parti national.
Comme exemple de l'éloquence populaire qu'employait Jean Huss, je citerai un fragment rapporté par l'écrivain protestant Théobald, dont Balbin lui-même reconnaît la science et l'exactitude.
«Chers Bohémiens, n'est-il pas indigne qu'on vous empêche de proclamer la vérité, et surtout la vérité qui s'est révélée de nos jours en Angleterre et ailleurs? N'est-il pas indigne que l'usage des sépultures distinctes et des longues sonneries des cloches n'ont d'autre but que de remplir la bourse des prêtres? Sous prétexte de discipline, ils maintiennent bien d'autres abus qui ne sont propres qu'à jeter le trouble dans la chrétienté. Ils cherchent à vous entraver dans leurs règles confuses; mais prouvez que vous êtes des hommes, vous aurez bientôt brisé ces chaînes, et vous vous trouverez si libres, que vous croirez sortir de prison. Au surplus, n'est-ce pas une infamie, un crime, que de brûler des livres qui n'ont d'autre tort que de contenir la vérité et d'être écrits pour votre bonheur.»
C'est lorsque l'archevêque de Prague eut fait brûler les livres de Wiclef que ce sermon eut lieu. On (p. 51) conçoit que de telles paroles adressées à l'intelligence et aux sentiments patriotiques de tous, devaient produire de puissants effets.
Les circonstances politiques où se trouvait la Bohême à cette époque, étaient également favorables au progrès des doctrines hostiles à la hiérarchie catholique romaine. Venceslav, fils de Charles IV, avait en 1378 succédé à son père et reçu avec la couronne royale de Bohême, la couronne impériale d'Allemagne. Il hérita des dignités et du pouvoir de son père, mais non de ses talents et de ses vertus. Esprit faible, caractère violent et porté à la débauche, il eut un règne tyrannique et oppressif. Déposé dans une conspiration de la noblesse, il fut replacé sur le trône par l'appui de ses parents, et le reperdit aussitôt après. Son propre frère, Sigismond, roi de Hongrie, se saisit de lui par trahison, l'enferma dans la prison publique de sa capitale, et le retint ensuite sous sa surveillance à Vienne. Venceslav, au bout de huit mois de captivité, réussit à s'échapper, et retourna à Prague, où ses sujets, dégoûtés de la tyrannie de Sigismond, l'accueillirent avec joie. Cet évènement se passait en 1403. Du jour où, pour la troisième fois, Venceslav eut repris possession de sa couronne, il changea complètement de caractère. Son esprit était abattu, à la violence avait succédé une sorte d'apathie, il ne pensait plus qu'à satisfaire ses goûts sensuels, et avait fait succéder aux rigueurs tyranniques le relâchement d'une autorité paresseuse. En un mot, à la grue de la fable avait succédé le soliveau; on ne peut autrement exprimer les changements que le malheur produisit sur lui. La couronne impériale lui fut retirée et passa à son frère Sigismond. Il garda la Bohême, et la douceur de son règne y favorisa le libre développement des doctrines (p. 52) opposées à l'Église dominante. Sous un autre monarque, elles auraient trouvé une répression sévère dans l'autorité ecclésiastique et même dans l'autorité civile. Venceslav, qui détestait les prêtres et les appelait les plus dangereux de tous les comédiens, vit avec plaisir leur pouvoir battu en brèche par les prédications de Jean Huss. Il riait des plaintes qu'ils lui adressaient à ce sujet; aussi tous les efforts de l'autorité cléricale pour arrêter les progrès de Jean Huss, n'étant pas soutenus par le pouvoir royal, n'avaient-ils aucun effet.
Sbinko, archevêque de Prague, après avoir essayé en vain de mettre obstacle aux succès de Jean Huss, obtint du pape Alexandre V, en 1410, une bulle qui l'autorisait à réprimer par la force toute hérésie dans sa juridiction, à détruire les écrits de Wiclef, et enfin, interdisait toute prédication, sauf dans les paroisses, les couvents et les églises épiscopales. Cette défense était dirigée contre Jean Huss, qui prêchait dans une chapelle; aussi ses amis les plus puissants firent-ils une vive opposition à la publication de cette bulle. Elle fut cependant publiée le 9 mars 1410, et aussitôt Jean Huss fut cité devant la cour de l'archevêque, sous l'accusation d'hérésie. Jean Huss et un grand nombre des partisans de Wiclef apportèrent leurs livres à l'archevêque, le priant de leur indiquer et de leur faire voir leurs hérésies, pour qu'ils pussent les abjurer. La commission chargée d'examiner les livres déclara hérétiques tous les ouvrages de Wiclef. L'archevêque fit décider dans un synode provincial que ces livres seraient brûlés, et interdit sous peine d'excommunication de prêcher dans les chapelles.
L'Université de Prague protesta contre cet arrêt. Elle (p. 53) déclara que l'archevêque n'avait pas le droit de disposer des livres qui appartenaient à ses membres. L'Université a le droit d'examiner toutes les doctrines: on ne peut rien apprendre sans livres; que, si l'on admet le principe que l'archevêque met en avant, il faut détruire aussi les ouvrages des philosophes païens. Le roi accueillit avec faveur ces réclamations et invita l'archevêque à remettre l'exécution de son auto-da-fé littéraire. L'affaire fut soumise à la décision du nouveau pape, Jean XXIII. L'archevêque, sans attendre son jugement, fit brûler les ouvrages de Wiclef et, aussitôt après, prononça contre Jean Huss une excommunication solennelle.
À cette nouvelle, grande fut la sensation dans toute l'étendue de la Bohême. Elle se trouvait partagée entre deux partis, violemment opposés, et dont les dissentiments éclataient par de fréquentes collisions. Le roi défendit sévèrement toute démonstration publique d'aucune sorte, condamna l'archevêque à indemniser les propriétaires des livres qu'il avait brûlés, et, sur son refus, mit ses biens sous le séquestre.
Jean Huss continua ses prédications; il ne voulait, dit-il, enseigner que ce qu'avaient enseigné les Écritures, le Christ et les apôtres. Il ne cherchait pas à se séparer de l'Église universelle, au contraire, il se tenait fermement attaché à tous les dogmes; le pape n'a pas connu la vérité dans cette affaire, autrement il n'aurait pas commandé les actes de vandalisme que le prélat s'est permis. Il dévoilait les projets de l'archevêque, du clergé et de leurs partisans conjurés contre lui, et déclarait qu'il ne pouvait pas obéir aux commandements des hommes de préférence aux commandements de Dieu et de Jésus-Christ. Il invitait le peuple à rester fidèle à la (p. 54) vérité. Outre ses sermons, lui et ses amis défendaient publiquement les écrits de Wiclef.
Au milieu de ces agitations, une ambassade pontificale annonça l'élection du pape Jean XXIII. Le roi, la reine, et les chefs de la noblesse s'adressèrent au légat, lui exposèrent l'état réel de la question, et le prièrent d'obtenir du pape le retrait de la bulle rendue par son prédécesseur, et surtout de la clause qui attaquait les priviléges de la chapelle de Bethléem. Malgré les efforts du roi, le légat fut suivi à Rome des délégués de l'archevêque. Persuadé par eux, le pape approuva la conduite du prélat, et cita Jean Huss à comparaître devant son tribunal pour y répondre à l'accusation d'hérésie portée contre lui. Le roi fit un nouvel appel au souverain-pontife, pour faire valoir les libertés de l'Église bohémienne. Jean Huss, y disait-on, ne pouvait entreprendre un voyage à Rome, au milieu des dangers qui menaceraient ses jours, il fallait l'autoriser à prêcher dans la chapelle de Bethléem, et terminer les différends religieux en les soumettant à l'université de Prague, ou bien envoyer aux frais du roi un cardinal chargé de tout apaiser.
Le pape répondit que la présence de Jean Huss à Rome était indispensable, et que trois juges étaient déjà désignés pour examiner son affaire. Ces nouvelles décisions excitèrent l'archevêque à prononcer derechef l'excommunication contre Jean Huss, et à demander la restitution de ses biens. Irrité de n'avoir obtenu qu'un refus et de voir beaucoup de prêtres se refuser à lancer dans les églises l'anathème contre Jean Huss, l'archevêque mit Prague sous l'interdit. Le roi, indigné de sa conduite, bannit ceux des membres du clergé qui s'étaient le plus signalés en exécutant les ordres de l'archevêque, saisit (p. 55) le trésor du chapitre de Prague, et, par une sage loi, défendit aux tribunaux ecclésiastiques de poursuivre pour une affaire séculière. Ces vigoureuses mesures décidèrent l'archevêque à se radoucir, et, comme le roi et Jean Huss désiraient vivement apaiser ces querelles, les deux partis, d'un commun accord, soumirent leurs différends à un tribunal d'arbitrage. Ce tribunal se réunit le 3 juillet 1411, et après quelques jours de délibération, rendit la décision suivante:
L'archevêque devait faire sa soumission au roi, lever l'interdit et les peines ecclésiastiques qu'il avait prononcées, arrêter toutes les poursuites pour hérésie, et envoyer à Rome une déclaration écrite portant qu'il n'y avait pas d'hérétiques en Bohême. De son côté, le roi devait rendre les biens de l'archevêque, punir toute hérésie, veiller sur les deux partis et les contenir, et défendre les priviléges de l'Université et ceux du clergé. Les deux partis souscrivirent à cette décision. Quelque temps après, dans une assemblée générale de l'Université, Jean Huss fit une confession de sa foi, et pria publiquement l'archevêque de le dispenser d'aller à Rome, vu sa résolution de vivre désormais en enfant fidèle de l'Église. Toutefois, l'archevêque retardait toujours l'exécution de sa promesse; il n'envoyait pas à Rome la déclaration solennelle à laquelle il s'était engagé; il sentait bien que la cour pontificale refuserait de la recevoir. La mort le tira bientôt d'embarras.
Cette pacification ne pouvait être qu'une trève de courte durée. Une circonstance, survenue à la fin de l'année 1411, ranima la fureur des querelles religieuses. Le pape Jean XXIII proclama une croisade contre Ladislas, roi de Naples, et promit indulgence plénière à tous ceux qui y prendraient part personnellement ou (p. 56) par des contributions pécuniaires. Un légat vint, à cet effet, en Bohême, et arracha à la crédulité du peuple des sommes considérables d'argent. Cette spoliation choquait vivement les esprits éclairés; et Jean Huss prêcha contre cet abus monstrueux de l'autorité pontificale. Il démontra publiquement l'absurdité et l'impiété de ce trafic scandaleux, qui servait à remplir le trésor du pape. Le clergé, surtout le haut clergé, et les bourgeois allemands de Prague, qui formaient une puissante corporation et occupaient les principaux offices municipaux de la vieille ville, se rangèrent du côté du pape. Jean Huss avait pour lui le plus grand nombre de laïques, qui embrassèrent avec chaleur ses opinions.
Ce dernier parti avait à sa tête Jérôme de Prague, qui partagea avec Jean Huss la palme du martyre. Il était né à Prague, d'une famille noble, mais pauvre, et avait fait ses études avec Jean Huss, dont il était devenu l'ami. Il visita plusieurs Universités étrangères, et entre autres celle d'Oxford, dont il rapporta plusieurs ouvrages de Wiclef. Il fit un pèlerinage à la Terre-Sainte, concourut à organiser l'Université de Cracovie, et travailla comme un missionnaire en Lithuanie.
C'était un homme d'un grand savoir et d'une profonde expérience. Son caractère énergique, son éloquence brillante, produisirent souvent, sur ses compatriotes, une impression plus puissante que les prédications de Jean Huss.
Le légat excommunia Jean Huss; aussitôt tout le royaume, et surtout la capitale, devinrent le théâtre de luttes continuelles entre les deux partis, luttes sanglantes et déplorables.
Le roi intima sévèrement à toutes les autorités du royaume de faire cesser ces troubles. À cet effet, le (p. 57) clergé convoqua un synode qui se réunit à Boehmisch-Brod, le 6 février 1413. Les opinions théologiques qui furent soutenues dans cette réunion, étaient d'un caractère si opposé et si tranché, qu'il fut impossible de s'accorder sur un seul point. Maître Jacobel de Miess, un des disciples les plus absolus et les plus décidés de Wiclef en Bohême, alla droit au vif de la question, et demanda, en terminant, à qui il fallait obéir: aux ordres des hommes, d'êtres faillibles, ou bien aux commandements de Dieu et aux préceptes de Jésus-Christ. Le parti romain soutenait que le clergé bohémien devait une soumission absolue au pape et aux cardinaux, comme aux véritables et légitimes successeurs de saint Pierre et des apôtres. Le parti de Jean Huss, représenté, en l'absence de son chef, par son ami, Jean Iesienicki, adoptait un moyen terme et demandait que la pacification de 1411 (Voir page 55) fût renouvelée; il fallait rétablir les anciennes libertés de l'Église de Bohême dans ses rapports avec Rome; Jean Huss pourrait comparaître devant le synode pour se justifier de l'accusation d'hérésie; sa justification serait suivie du châtiment de ses accusateurs, et de pareilles accusations seraient formellement interdites pour l'avenir; enfin, on révoquerait l'excommunication lancée contre Jean Huss, et une ambassade irait à la cour pontificale pour purger la Bohême du soupçon d'hérésie.
Ces propositions avaient évidemment pour but d'introduire quelques réformes dans l'Église, sans en venir à une rupture. L'expérience a prouvé plus tard qu'il n'en pouvait être ainsi. Cependant, l'espoir que Jean Huss et ses amis semblaient avoir entretenu à plaisir, n'était pas si déraisonnable qu'il peut nous le paraître aujourd'hui, surtout si nous nous rappelons que de (p. 58) fervents catholiques demandaient eux-mêmes, avec instance, une réforme ecclésiastique.
Le parti romain se refusa à ces propositions, et le synode se sépara sans avoir abouti à quoi que ce soit. Le roi nomma alors une commission composée de quelques prélats et du recteur de l'Université, qui devait décider des points en litige. Quand cette commission commença ses travaux, le parti ultra-montain soutint que le pape et les cardinaux étaient seuls la tête et le corps de l'Église. Iesienicki, qui représentait le parti hussite, consentait à reconnaître ce principe, en ajoutant que lui et son parti étaient prêts à accepter les décisions de l'Église, mais comme un chrétien véritable et pieux doit les accueillir. La commission adopta cette addition dirigée contre l'infaillibilité du pape et de son collége, que le parti romain soutenait avec opiniâtreté. Les chefs de ce parti protestèrent contre cette opinion du conseil, et leur obstination irrita tellement Venceslav qu'il les chassa de son royaume.
Le roi pria aussi Jean Huss de quitter Prague, où sa présence augmentait l'effervescence des partis; celui-ci se retira donc à la campagne, même avant la convocation du synode, et, sans ralentir ses efforts, il continua à prêcher en bohémien et à publier des écrits dans cette langue. Sur ces entrefaites, l'empereur Sigismond obtint du pape Jean XXIII, la convocation d'un concile général à Constance, pour le 1er novembre 1414. Il invita Jean Huss à se présenter devant le concile, sous la protection d'un sauf-conduit impérial, et à y défendre lui-même sa cause. Jean Huss accepta aussitôt le sauf-conduit, et revint à Prague. Il y déclara qu'il voulait se justifier de toute imputation d'hérésie, devant l'archevêque et un synode. Sur le refus de l'archevêque, (p. 59) il s'adressa à l'inquisiteur pontifical. Celui-ci réunit quelques membres de la noblesse et du clergé, déclara Jean Huss pur de tout soupçon d'hérésie, et lui en donna une attestation écrite; cette déclaration invitait l'archevêque à lui rendre le même témoignage.
Huss écrivit alors à Sigismond pour lui réitérer sa promesse de se rendre à Constance, et pour le prier d'obtenir un examen public de ses opinions devant le concile. L'empereur le lui promit, et, conjointement avec son frère Venceslav, désigna trois nobles Bohémiens pour l'accompagner au concile.
Aussitôt qu'on connut la résolution de Jean Huss, de toutes parts on lui envoya des présents de toute sorte et de l'argent; tous le considéraient comme leur plus digne représentant dans une assemblée qui réunissait l'élite des esprits de ce siècle.
Avant de partir, Jean Huss adressa une lettre d'adieu à ses concitoyens. Voici à peu près ce qu'elle contenait: Il allait s'exposer, il en était sûr, à la malice de ses nombreux ennemis, mais il avait une ferme confiance dans la providence divine. Son Sauveur le protégerait et garderait de tout danger, il lui inspirerait sa sagesse pour défendre la vérité, et s'il fallait la sceller de son sang, il lui donnerait le courage d'accomplir ce sacrifice. En même temps il exhortait ses concitoyens à rester fidèles à la parole divine, à prier Dieu avec ferveur pour qu'il lui accordât de se montrer son obéissant serviteur dans cette occasion solennelle.
Le 11 octobre 1414, Jean Huss commença son voyage, qui ressembla à une marche triomphale à travers la Bohême. Partout, une foule considérable l'accueillait et l'accompagnait pendant une partie de la route, en invoquant en sa faveur la protection céleste (p. 60) et en lui témoignant de toutes manières son respect. Au moment où il franchit la frontière de Bohême, il tourna bride, et des hauteurs de Boehmerwald il jeta un long et dernier regard sur le sol si cher de sa patrie, et, après avoir adressé au ciel une fervente prière pour le bonheur de son pays, il mit le pied sur le sol germanique.
J'ai raconté plus haut la part importante que Jean Huss avait prise dans la querelle des maîtres allemands et de l'Université de Prague. Cette affaire lui avait attiré la haine des Allemands. Toutefois, l'accueil qu'on lui fit fut rien moins qu'hostile. Aux environs de Nuremberg, une des cités les plus grandes d'Allemagne à cette époque, un grand nombre d'habitants vinrent au devant de lui et l'introduisirent solennellement dans leur ville. Tout le temps qu'il y séjourna, les personnages les plus distingués et les plus savants de la ville, prêtres et laïques, s'empressèrent autour de lui et l'entretinrent publiquement des questions les plus importantes. Il reçut encore un favorable accueil de plusieurs autres villes d'Allemagne, quoique ses ennemis l'eussent fait devancer de trois journées par un évêque qui défendait aux peuples de prêter l'oreille aux paroles de l'hérétique.
Jean Huss arriva à Constance le 2 novembre 1414, et fut accueilli à son entrée dans cette ville par un immense concours de population. Il n'avait pas sur lui le sauf-conduit impérial; mais, le lendemain, il lui fut apporté par Venceslav de Duba, un des trois nobles désignés pour l'accompagner et qui le fit savoir immédiatement au concile. À la requête de Chlumski, autre de ces trois nobles, le pape s'engagea à ne pas inquiéter Jean Huss, quand même il aurait tué son propre frère, (p. 61) et le 9 novembre, sur la prière des nobles bohémiens, on leva même l'interdit qui pesait toujours sur lui.
En Bohême, les nombreux ennemis que Jean Huss s'était attirés parmi le clergé, firent tous les efforts imaginables pour le perdre. On invita tous ceux qui auraient assisté à un sermon ou à une controverse publique, à déclarer par une disposition tout ce qu'ils y auraient trouvé de répréhensible. On dressa de cette façon une longue liste d'accusations contre le réformateur. La plupart n'avaient d'autres fondements que des bruits inexacts, ou des malentendus; d'autres reposaient sur des attaques réelles contre les mauvaises mœurs et les empiétements du clergé, ou bien contre la vente des indulgences. C'étaient là des accusations bien autrement dangereuses pour lui, que quelques erreurs sur de simples points de doctrine. On envoya le réquisitoire à Jean Huss: il répondit en protestant contre les faussetés qu'il contenait, mais il ne put empêcher le clergé de Bohême de le faire porter au concile par une députation spéciale.
Le lendemain de son arrivée, un membre de cette députation afficha sur les portes de toutes les églises de Constance, les plus violentes dénonciations contre cet hérétique obstiné, qui ne faisait aucun cas ni de l'Église ni de l'interdit. Les autres s'efforçaient de persuader aux cardinaux que Jean Huss travaillait à changer toute l'organisation de l'Église, et qu'il ne reculait devant aucun moyen pour y parvenir. En même temps on semait adroitement le bruit qu'il voulait prêcher publiquement pour gagner le peuple à ses projets, qu'il se préparait en secret à prendre la fuite; on n'épargnait rien, en un mot, pour lui faire ravir sa liberté. Ces machinations eurent l'effet qu'on en attendait: (p. 62) le 28 novembre, le bourgmestre de Constance se transporta au logis de Jean Huss avec deux évêques, et le somma de venir se défendre devant le pape et les cardinaux. Chlumski, se doutant de leur intention, déclara que c'était contraire au sauf-conduit de l'empereur; mais la députation insista et fit entourer la maison par les hommes d'armes qui l'avaient accompagnée. Huss obéit à ces injonctions, et comparut devant le collége assemblé, qui lui demanda si la Bohême était pleine d'hérésies de toute espèce. Il répondit qu'il avait en horreur toutes doctrines non orthodoxes, qu'il aimerait mieux mourir que de les suivre: il s'était rendu devant le concile pour en recevoir des enseignements, et il était prêt à abjurer toute erreur et à en faire pénitence. Cette déclaration satisfit l'assemblée, et on l'invita à se retirer. Il resta cependant sous la surveillance d'une troupe armée.
La haine théologique des ennemis de Jean Huss ne fut pas déconcertée pour si peu dans la seconde moitié du même jour; à la réunion des cardinaux, ils firent de tels efforts pour exciter la colère du sacré-collége, qu'ils lui arrachèrent la promesse de ne mettre jamais Jean Huss en liberté. Aussitôt après cette réunion, le concile somma Chlumski de lui abandonner Jean Huss. Celui-ci, irrité de la violation du sauf-conduit impérial, s'adressa au pape et le requit avec menaces de rendre aussitôt la liberté à son prisonnier. Le pape s'engagea de nouveau à ne faire aucun mal à Jean Huss, mais déclara qu'il avait la main forcée par ses cardinaux, qu'excitait sans cesse la haine violente du clergé bohémien. Cette déclaration peut avoir quelque fondement de vérité, si l'on se rappelle que le même pape fut, bientôt après, déposé et jeté en prison par le concile[49]. (p. 63) Chlumski protesta contre la conduite du concile, et fit afficher sa protestation aux portes de toutes les églises. Il montra le sauf-conduit impérial aux princes et évêques allemands qui se trouvaient à Constance, au bourgmestre et aux citoyens principaux de la ville, dans la pensée que, vassaux de l'Empereur, ils respecteraient son sauf-conduit. Ce fut en vain, Jean Huss fut gardé pendant une semaine dans la maison d'un chanoine de Constance, puis jeté, le 6 décembre, dans le cachot bas et humide d'un couvent dominicain. L'Empereur, averti par Chlumski, donna immédiatement l'ordre de remettre Jean Huss en liberté; mais les pères du concile refusèrent d'obéir. Au jour de Noël, l'Empereur arriva lui-même à Constance, et demanda la liberté de Jean Huss. Il prévoyait l'effet que cette affaire produirait en Bohême, dont la couronne devait lui revenir après la mort de son frère Venceslav, et pensait bien qu'on lui imputerait tout le mal qui aurait été fait. Après avoir plusieurs fois menacé le concile de se retirer, il quitta Constance. Une députation de cardinaux vint lui représenter que le concile avait le droit de traiter Jean Huss suivant son bon plaisir, que personne n'était engagé par une promesse faite à un hérétique, (p. 64) et qu'au cas où l'Empereur ne reviendrait pas à Constance et n'abandonnerait pas Jean Huss, les pères étaient décidés à dissoudre le concile et à abandonner l'Église aux entreprises des réformateurs. Ces considérations amenèrent Sigismond à rentrer dans la ville, et à déclarer, le 1er janvier 1415, qu'il ne se mêlerait pas davantage de cette affaire.
La commission chargée d'examiner Jean Huss, recueillit en sa présence les témoignages portés contre lui, et lui présenta une liste de quarante-quatre articles qui l'accusaient d'opinions contraires à l'enseignement de l'Église. Huss y répondit: il prouva que les uns étaient sans fondements; que les autres étaient des doctrines mal interprétées; quant aux charges qui restaient contre lui, elles n'entraînaient pas le crime d'hérésie, puisqu'aucun concile n'avait condamné les opinions auxquelles elles avaient rapport; elles étaient, au contraire, conformes aux Écritures et au sens commun. Sur un seul point Jean Huss fut complètement opposé au concile; il refusait d'admettre que le pape et les cardinaux composassent l'Église. Une circonstance inattendue vint compliquer les difficultés de sa position. J'ai cité, plus haut, maître Jacobel de Miess comme un des plus hardis partisans de Wiclef. Pendant que Jean Huss était à Constance, il se mit à administrer aux laïques la communion sous les deux espèces. Déjà, avant Jean Huss, un prêtre bohémien d'une grande piété et d'un grand savoir, Mathias de Ianova, avait soutenu cette forme de communion, dont les églises slaves faisaient primitivement usage. Ceci provoqua une controverse publique dans l'Université de Prague, et malgré les défenses énergiques du chapitre de la ville, ce mode de communion fut pratiqué dans trois églises. Les (p. 65) partisans de Jean Huss ne s'accordèrent pas entre eux sur ce point, et s'en remirent à sa décision. Huss, pour ne pas diviser ses partisans, répondit que l'usage du vin, dans la communion, était permis aux laïques, sans être nécessaire. Cette réponse, au lieu de fixer le point en litige, accrut la violence des discussions, et Jean Huss fut invité de nouveau à se prononcer, d'une manière décisive, sur ce sujet. Il vit bien que sa réponse lui serait fatale devant le concile, mais sa conscience ne lui permit pas d'hésiter, et il se prononça pour l'usage du pain et du vin, s'autorisant de l'exemple du Christ et des apôtres, et de la tradition de l'Église primitive. Depuis ce temps, l'usage du pain et du vin est le symbole de ses partisans.
Les souffrances de la prison firent tomber Huss sérieusement malade, et les médecins du pape ordonnèrent de le transporter dans une prison plus salubre. Il sortait de maladie, quand la fuite du pape lui valut de nouvelles souffrances. Cet évènement causa la plus grande confusion, et il fallut la fermeté de l'empereur pour empêcher le concile de se séparer. Les moines dominicains, geôliers de Jean Huss, remirent à l'empereur les clefs de sa prison. Les amis de Jean Huss conçurent alors l'espoir que l'empereur le délivrerait, ou au moins le prendrait sous sa garde. Il n'en fut rien: à l'instigation des pères du concile, l'empereur le livra à l'évêque de Constance, qui l'enferma dans la prison solitaire du château de Gottlieben, et lui mit les fers aux pieds et aux mains.
Ces durs traitements soulevèrent en Bohême une indignation universelle. On discuta, dans des réunions publiques, les moyens de prévenir les dangers qui menaçaient le favori de la nation. La noblesse de Bohême (p. 66) adressa à l'empereur comme à l'héritier de la couronne, une protestation contre les rigueurs qu'on faisait subir à Jean Huss: elle lui demandait de traiter Jean Huss d'une manière digne de lui, et de sauver ainsi l'honneur du peuple bohémien, qu'on insultait par une telle conduite à la face de l'univers entier[50].
Les nobles bohémiens et polonais qui se trouvaient à Constance, firent de vives remontrances au concile dans le même but. Un Polonais du plus haut rang, Venceslav Leszczynski de Lezna, se fit remarquer par l'énergie de ses réclamations en faveur de Jean Huss, qu'il appelait un défenseur intrépide et zélé de la vérité[51]. Il faut remarquer que les opinions de Jean Huss n'étaient nullement aussi radicales que celles de Wiclef. Il voulait surtout réformer des abus que reconnaissaient également les plus zélés catholiques; mais il n'admettait nullement les opinions qu'un siècle plus tard Luther, Zwingle, Calvin, proclamaient sur la papauté. Quelques-uns de ses partisans, il est vrai, avaient adopté les opinions des Vaudois. Mais, quant à Jean Huss, il n'était jamais allé aussi loin. La haine violente que le clergé lui portait venait en partie de ses opinions particulières sur certains points de théologie, mais surtout de la façon dont il voulait trancher les difficultés. Il en appelait toujours aux Écritures, et soumettait les livres saints au jugement du peuple, au lieu de les réserver au jugement du clergé. C'était là un véritable principe révolutionnaire. Admis pour des sujets de médiocre importance, il pouvait s'appliquer aux questions les plus vitales, et établir le droit du jugement (p. 67) privé, ce grand principe que proclama la Réformation au XVIe siècle. Les pères du concile le sentaient bien, aussi des hommes tels que le cardinal Pierre d'Ailly, ce grand défenseur des réformes dans le clergé, combattaient-ils violemment les opinions de Jean Huss, et le considéraient-ils comme rebelle à l'autorité de l'Église.
Le 5 juin 1415, Jean Huss comparut devant le concile qui lui montra le manuscrit de son traité sur l'Église, d'où l'on avait extrait les chefs de l'accusation portés contre lui, et lui demanda si c'étaient bien là ses sentiments. Jean Huss répondit que oui, et déclara qu'il était prêt à les justifier et à rétracter toutes les erreurs dont on le convaincrait, les Écritures à la main. Cette réponse souleva des clameurs universelles. On lui répliqua qu'il ne s'agissait pas de discuter les Écritures, mais de rétracter les opinions que l'Église, c'est-à-dire le pape et les cardinaux, sous l'inspiration immédiate de Dieu, déclarait erronées. Jean Huss protesta de sa haine pour toute erreur, et se mit à exposer ses croyances religieuses. Des voix nombreuses couvrirent la sienne, et lui répondirent qu'on ne lui demandait pas ses opinions. Il devait se taire et se contenter de répondre aux questions qu'on lui adresserait. Le tumulte dépassa bientôt toutes les bornes. Jean Huss déclara qu'il attendait plus de dignité, de bienveillance et de modération d'une assemblée aussi vénérable. Il se défendit avec tant d'éloquence et de talent, qu'il réussit à réfuter la première accusation portée contre lui. Cependant tant d'efforts l'avaient épuisé, et il devint nécessaire de le reconduire en prison.
On lui laissa un jour de répit, et on reprit son procès le 7 juin. On l'accusa d'avoir, sur la transsubstantiation, (p. 68) des doctrines contraires à celles de l'Église, et, comme preuve, on produisit les dépositions des témoins. Huss nia la vérité de l'accusation, et força les juges à l'abandonner. D'autres accusations furent portées, et ses juges exigèrent de lui une soumission absolue au concile. Huss demandait qu'on prouvât ce dont on l'accusait, quand l'empereur, qui était présent, le trahit lâchement. Il déclara que, malgré le sauf-conduit qu'il avait accordé, instruit aujourd'hui qu'une promesse faite à un hérétique n'est pas valide, il lui retirait sa protection et l'invitait à s'en remettre à la décision du concile. Cette déclaration si inattendue décida du sort de Jean Huss; il le vit bien; il remercia l'empereur de la protection qu'il lui avait accordée jusque là; mais, vaincu par tant d'émotions, il perdit connaissance et ne revint à lui qu'en prison.
Le lendemain, on reprit le jugement pour la troisième et la dernière fois. On incrimina les opinions qu'il avait exprimées si souvent à Prague, et avec tant de force, sur l'Église, le pape et les cardinaux. On lui reprocha surtout la soumission qu'en certaines circonstances il réclamait du clergé à l'égard du pouvoir séculier. Jean Huss ne pouvait nier ces opinions si connues, il ne pouvait que les défendre. On ne le lui permit pas. Le cardinal Pierre d'Ailly résuma les débats, et laissa à Jean Huss l'alternative, ou de se soumettre sans conditions à la décision du concile, ou d'entendre prononcer sa sentence. Huss demanda à exposer ses doctrines d'une manière détaillée, s'engageant, si le concile les rejetait, à se soumettre à sa décision. On repoussa cette demande si juste, et on lui imposa la déclaration suivante:
«Il reconnaissait publiquement que les doctrines (p. 69) contenues dans les quarante-quatre propositions extraites de ses ouvrages étaient fausses; il les abjurait et les rétractait pour croire et enseigner le contraire.»
Huss répondit qu'il ne pouvait pas abjurer ce qu'il n'avait pas enseigné, et qu'il était contre sa conscience de nier la vérité de doctrines dont on ne lui avait pas prouvé la fausseté. On l'invita à se soumettre dans le moment; on lui promit d'adoucir les termes du désaveu qu'il devait signer. Toutes les représentations, toutes les prières, le trouvèrent insensible; il déclara que Dieu jugerait entre le concile et lui, et fut ramené dans sa prison.
L'empereur Sigismond semble avoir redouté l'influence d'un particulier qui jouissait d'une popularité si grande en Bohême et même en Pologne. Quel que soit le motif de son changement, il conseilla aux cardinaux de ne pas croire Jean Huss, s'il rétractait ses opinions, et de le condamner comme hérétique. Si on le laissait retourner en Bohême, il détacherait de l'Église cette contrée tout entière et la Pologne, où son hérésie avait pénétré; il ne fallait pas différer son supplice, il voulait y assister et il promettait le même traitement à Jérôme de Prague, le plus ardent et le plus capable de ses disciples. Ces paroles, si agréables aux cardinaux, furent entendues des nobles de la Bohême qui avaient accompagné Jean Huss, et de Pierre Mladenowicz, disciple de Huss. Ce dernier avait suivi son maître à Constance, il assista à son procès et à son supplice, et a laissé une histoire de ce procès, à laquelle nous avons emprunté notre récit. Les nobles et Pierre Mladenowicz allèrent immédiatement prévenir Jean Huss du sort qui l'attendait, et l'exhorter, puisqu'il devait sceller de sa mort ses opinions, à ne pas céder sur un seul point à ses (p. 70) adversaires. Avec le caractère de Jean Huss, la recommandation était superflue. Ils firent connaître aussi à leurs partisans de Bohême la conduite de l'empereur. Cette nouvelle souleva de grandes agitations, on tint des assemblées dans plusieurs villes et on envoya au concile des représentations qui devaient être aussi inutiles que les précédentes.
Les lettres que de sa prison Jean Huss adressait à ses partisans, devenaient plus ardentes à mesura que sa fin approchait. Il les exhortait sans cesse à ne croire que la parole du Christ, à résister fermement au concile, qui traitait les Bohémiens en ennemis en refusant de les convaincre par le raisonnement, et à rester fidèlement attachés à la communion sous les deux espèces que le Christ et ses apôtres avaient introduite. Jean Huss insista davantage sur cette doctrine, lorsque le concile eut rendu un décret pour interdire aux laïques l'usage du calice, et déclaré hérétiques tous ceux qui résisteraient à sa décision.
Le concile présenta à Jean Huss différentes formules d'abjuration où il rétractait ses opinions et se soumettait à l'Église.
Les plus illustres cardinaux le visitèrent souvent dans sa prison, et par la persuasion, les promesses et les offres de toute sorte, essayèrent d'obtenir de lui une rétractation. Plusieurs députations du concile discutèrent avec lui sur les points condamnés, mais ne purent ébranler les convictions qu'il avait de leur vérité. Il leur demandait des preuves tirées de l'Écriture ou du sens commun, tandis qu'ils ne lui apportaient que des décisions de conciles et lui demandaient une soumission absolue à leur autorité.
Le 1er juillet, Jean Huss envoya au concile sa dernière (p. 71) déclaration: il ne pouvait pas, il ne voulait pas abjurer aucune de ses opinions, avant qu'on lui eût prouvé leur erreur l'Écriture à la main.
Le concile ayant perdu l'espoir d'amener Huss à une rétractation, fixa son supplice au 6 juillet 1415. En ce jour, une immense réunion de princes et de seigneurs ecclésiastiques et laïques, eut lieu sous la présidence de l'empereur, dans la cathédrale de Constance. On avait dressé dans la nef un échafaud élevé, avec une petite cellule en bois où étaient suspendus les vêtements d'un prêtre catholique romain. À la vue de cet appareil, Huss comprit ce qu'il signifiait. Il se jeta alors à genoux, et se mit à prier, prosterné à terre. Pendant ce temps, l'évêque de Londres adressait à l'empereur, assis sur un trône, un long discours qui se terminait ainsi:
«C'est pour cette sainte œuvre que vous avez été choisi par Dieu, élu dans le ciel plutôt que sur la terre, placé sur le trône par le Roi du ciel plutôt que par les princes de l'Empire, c'est pour détruire par le glaive impérial les hérésies et les erreurs que nous avons condamnées. Dieu vous a accordé pour l'accomplissement de cette sainte mission, la sagesse de la divine vérité, le pouvoir de la majesté royale, en vous disant: «Je place ma parole dans ta bouche, et je t'inspire ma sagesse, je t'ai élevé au-dessus des nations et des royaumes, je t'ai soumis les peuples pour que tu exécutes mes jugements et détruises l'iniquité.» Frappez donc les hérésies et les erreurs, frappez surtout cet hérétique obstiné, dont la méchanceté et la pestilence ont infecté plusieurs royaumes. Voilà l'œuvre qui vous est assignée, glorieux prince, voilà l'œuvre que vous devez accomplir, puisque l'autorité de la justice vous appartient. La bouche des enfants et des nouveau-nés (p. 72) chantera elle-même vos louanges, et votre mémoire vivra éternellement pour avoir détruit de si grands ennemis de la vraie foi: puisse Jésus-Christ vous accorder la grâce d'accomplir votre pieuse mission.»
Après ces odieuses paroles, on lut du haut de la chaire, le résumé du procès de Jean Huss. Jean Huss essaya en vain de présenter quelques observations relatives à divers passages de ce résumé, puis, reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il se mit à genoux et se recommanda à Dieu et à son Sauveur. Mais un évêque l'ayant accusé de s'être donné pour la quatrième personne de la Divinité, il défia l'évêque de lui citer personne qui l'ait entendu s'exprimer ainsi, et comme l'évêque ne pouvait répondre, il s'écria: «Quel est mon malheur d'entendre de tels blasphèmes! j'en appelle à vous, ô Christ, dont ce concile condamne publiquement la parole.» On lut ensuite la sentence du concile qui condamnait au feu les écrits de Jean Huss, le dégradait lui-même de la dignité ecclésiastique, et le livrait au pouvoir temporel. Après la lecture de la sentence, sept évêques s'approchèrent de Jean Huss et l'invitèrent à se revêtir des vêtements sacerdotaux. Ils l'engagèrent ensuite à rétracter ses erreurs, au nom de son honneur et de son salut éternel. Jean Huss monta sur l'échafaud sans répondre et s'adressa ainsi à la foule qui se pressait dans l'Église: «Les évêques m'ordonnent de confesser devant vous mes erreurs; si cette rétractation n'eût entraîné que la perte de mon honneur mortel, peut-être m'auraient-ils persuadé de satisfaire leur désir. Mais je suis ici sous les yeux du Dieu Tout-Puissant, et je ne puis les contenter sans déshonorer son nom et sans m'exposer moi-même aux reproches de ma conscience. Je n'ai jamais enseigné ce qu'on me (p. 73) reproche: j'ai toujours cru, écrit, enseigné et prêché le contraire. Pourrais-je lever les yeux au ciel, pourrais-je regarder en face ceux que ma voix a instruits et dont le nombre est si grand, si j'avais ébranlé dans leur cœur des croyances aussi saintes? Mon exemple a-t-il jeté dans le doute et l'incertitude tant d'âmes, tant de consciences, éclairées par les propres paroles de la Sainte-Écriture, par la pure doctrine de l'Écriture, et ainsi mises en garde contre les atteintes du mal? Non, non, j'ai toujours regardé le salut de tant d'âmes comme plus précieux que la conservation de leur corps périssable.» Les évêques interrompirent ses paroles, le firent descendre et le dégradèrent de sa dignité sacerdotale. Un évêque lui prit des mains le calice en disant: «Ô Judas, maudit pour avoir abandonné les voies de paix et conspiré avec les Juifs, nous te retirons la coupe du salut.» Huss, répondit: «J'ai confiance dans Dieu le Père et dans Jésus-Christ, je souffre en leur nom, et ils ne me retireront pas la coupe du salut. J'ai même la ferme assurance de m'y abreuver aujourd'hui dans son royaume.» Chaque évêque s'approchait de lui à son tour et lui retirait un vêtement sacerdotal en maudissant ses hérésies. À chacun, Huss répondait qu'il souffrait patiemment ces blasphèmes en considération de Jésus-Christ, son divin maître. À la fin de la cérémonie, quand il s'agit d'enlever la tonsure cléricale, quelques évêques voulaient se servir de rasoirs, les autres employer des ciseaux. Huss se retourna du côté de l'empereur qui, de son trône, voyait cette contestation, et lui dit avec calme: «Je m'étonne, qu'étant aussi cruels les uns que les autres, ils ne soient pas même d'accord sur leurs cruautés.» Enfin, ils se décidèrent à couper avec des ciseaux la peau du sommet de la (p. 74) tête. Après cette cruelle opération, ils annoncèrent que l'Église, l'ayant privé de tous ses ornements et priviléges, ils n'avaient plus qu'à le livrer à l'autorité temporelle. Ils se rappelèrent, cependant, qu'ils avaient oublié quelque cérémonie, et ils apportèrent un capuchon en papier où l'on avait représenté trois horribles figures de démons avec cette inscription: «Hérésiarque.» Huss s'écria en voyant le capuchon: «Notre Seigneur Jésus-Christ a porté pour moi une couronne d'épines, pourquoi ne porterais-je pas pour la glorification de son nom cet ignominieux capuchon.» Les évêques lui posèrent le bonnet sur la tête en disant: «Nous livrons ton corps aux flammes et ton âme aux démons.» Huss se contenta de lever les yeux et de dire: «Ô Jésus-Christ, je remets entre tes mains mon âme que tu as rachetée.»
Les évêques retournèrent alors trouver l'empereur, et livrèrent Jean Huss au pouvoir séculier. Sigismond ordonna au duc de Bavière, qui était placé à ses pieds, le globe impérial dans la main, de recevoir Jean Huss des mains des évêques, et de le livrer aux exécuteurs.
Le duc, suivi de tous les bourgeois armés de la ville, conduisit immédiatement Jean Huss au lieu du supplice. En quittant l'Église, celui-ci vit brûler en un tas ses écrits et ceux de ses disciples. Il sourit doucement à ce spectacle: il sentait bien que ce feu ne brûlait pas la semence qu'il avait laissée derrière lui. Pendant tout le temps que cette triste procession mit à se rendre au lieu du supplice, Jean Huss s'adressa au peuple dont les longues bandes se pressaient sur la route; il soutenait que sa mort n'avait pas pour cause une hérésie quelconque, mais la haine de ses ennemis qui avaient réuni contre lui les accusations les plus fausses.
Le lieu de l'exécution était situé au-delà de la porte (p. 75) de Gottlieben: c'était une voirie où on écorchait les animaux; on avait même laissé à dessein quelques cadavres pour accumuler les outrages. En y arrivant, Jean Huss montra une constance noble et sereine. Il se mit à genoux, et d'une voix haute et claire il chanta les versets 31 et 81 des Psaumes et pria avec ferveur. Les assistants, en voyant sa piété, se disaient unanimement: «Nous ne savons ce qu'il a fait auparavant; pour le moment nous le voyons prier, et nous entendons ses prières ardentes et ses pieuses paroles.» Un, entre autres, invita un prêtre qui suivait à cheval le cortége, à confesser le martyr; le prêtre répondit qu'on devait refuser à un hérétique ce moyen de salut. Huss s'était cependant confessé à un moine dans sa prison. Mladenowicz ajoute même en rapportant cette circonstance: «Le Christ, ignoré du monde, habite même parmi ses ennemis[52].»
Pendant la prière de Jean Huss, son capuchon tomba de sa tête; un soldat le replaça en disant qu'il devait être brûlé avec les démons, les maîtres qu'il avait servis. Le bourreau lui ordonna de monter; il obéit en s'écriant: «Ô Seigneur Jésus-Christ, soutenez-moi, faites que je puisse supporter avec fermeté la mort cruelle et ignominieuse à laquelle on m'a condamné pour avoir prêché la sainte parole de l'Évangile.» Il se tourna ensuite vers les assistants; mais le duc de Bavière lui défendit de parler, et ordonna à l'exécuteur de le dépouiller de ses habits et de l'attacher au poteau avec les mains liées derrière le dos. Le bourreau obéit; mais, comme Huss avait le visage tourné vers l'Orient, il fut, en sa (p. 76) qualité d'hérétique, tourné d'un autre côté du poteau. Après qu'il eut remercié l'exécuteur de la douceur avec laquelle il accomplissait ses fonctions, on lui passa autour du cou une chaîne qui le liait au poteau. Huss dit qu'il était heureux de supporter ces tourments pour la défense de la foi, quand le Sauveur avait porté un fardeau plus pesant encore. On entassa alors du bois et de la paille autour de lui, jusqu'à la hauteur des genoux. À ce moment, le maréchal de l'empereur, Haupt de Pappenheim, survint et le somma au nom de l'empereur de rétracter ses erreurs. Huss répondit: «Qu'ai-je à rétracter, puisque je ne suis convaincu d'aucune erreur? J'ai toujours prêché la vérité et l'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je meurs avec joie pour lui.» À ces mots, le messager impérial joignit ses mains au-dessus de sa tête, et partit: l'exécuteur alluma aussitôt le feu. Huss s'écriait: «Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, ayez pitié de moi!» Comme il le répétait pour la troisième fois, le vent chassa sur lui les flammes et la fumée qui l'étouffèrent. On vit toutefois son corps s'agiter pendant le tempe nécessaire pour dire trois fois la prière du Seigneur.
Quand le bûcher fut consumé, on trouva la partie supérieure de son corps suspendue au poteau par la chaîne sans être consumée. On apporta aussitôt d'autre bois, on abattit le poteau et on consuma complètement jusqu'aux derniers restes. Le cœur, qui était tombé du corps et s'était brisé, fut réduit à coups de bâton en petits morceaux et brûlé à part. On jeta dans les flammes les habits que Jean Huss avait portés au supplice, et quand tout fut bien consumé, on recueillit avec soin les cendres et on les jeta dans le Rhin.
Ainsi périt le grand réformateur des Slaves. Quoiqu'il (p. 77) n'ait pas attaqué les dogmes de l'Église catholique romaine, comme le firent plus tard les réformateurs du XVIe siècle, il établit cependant le principe fondamental du protestantisme, c'est-à-dire l'appel à l'autorité des Écritures et non à celle de l'Église.
Il me reste à ajouter quelques mots sur Jérôme de Prague, le plus éminent des disciples de Jean Huss, que le concile de Constance fit périr comme son maître. En partant de Bohême, Huss, qui connaissait l'ardeur de Jérôme et la haine que le parti romain lui portait, lui défendit de le suivre à Constance. Malgré cette défense, Jérôme y arriva le 4 avril 1415, et, le 7 du même mois, il afficha à la porte de l'Hôtel-de-ville et aux portes de toutes les églises, une demande rédigée en trois langues (latin, allemand, bohémien) et adressée à l'empereur et au concile. Il y réclamait un sauf-conduit pour venir assister son ami Jean Huss dans son procès. Le concile répondit, le 17, qu'il le défendrait contre la violence, mais non contre la justice, et qu'il le mettrait en jugement. Cette réponse l'engagea à décliner la tendre miséricorde des prélats, et il retournait en Bohême, lorsque, près des frontières, il fut saisi, ramené et enchaîné à Constance le 23 mai, et jeté en prison avec des fers pesants aux mains et aux pieds. Ces durs traitements, son inquiétude pour son ami, lui causèrent une cruelle maladie qui lui abattit le corps et l'esprit. Dans cet état pitoyable, quelques membres du concile lui persuadèrent de se rétracter. Il le fit en public le 11 septembre 1415, et, sur la demande du concile, renouvela sa rétractation le 23 du même mois. Il y déclarait qu'il était prêt à faire pénitence de ses fautes, et qu'il se soumettait d'une manière absolue à l'autorité du concile.
Cette conduite disposa favorablement pour lui les (p. 78) prélats; ils proposaient déjà de le mettre en liberté, lorsque le clergé de Bohême y mit opposition, en déclarant qu'il ne croyait pas à sa sincérité et en apportant de nouvelles accusations contre lui. Une nouvelle commission d'enquête fut nommée sous l'influence de ses plus cruels ennemis. Elle l'accusa d'être depuis sa jeunesse l'ami de Jean Huss et un zélé partisan de Wiclef, d'avoir rapporté ses ouvrages en Bohême et de l'honorer comme un saint, d'avoir dirigé toutes les attaques contre le clergé, traité d'idolâtrie le culte des images des saints, profané des reliques, insulté publiquement le pape et le clergé, etc., etc. Jérôme demanda à se défendre en public; on le lui permit en présence de tout le concile, le 23 mai 1416. Il réfuta tous les chefs d'accusation dirigés contre lui, avec tant d'éloquence, de finesse, de savoir sacré et profane, qu'il inspira la plus vive admiration à l'illustre savant italien Poggio Bracciolini. Ce dernier, qui était présent comme secrétaire du concile, va jusqu'à comparer Jérôme à Socrate. Il reprit sa défense le 26 du même mois, avec autant de succès. Mais, invité à répéter sa rétractation, au lieu d'obéir il fit avec la plus grande éloquence le panégyrique de son ami Jean Huss, il proclama son innocence, sa justice, et même sa sainteté; il s'emporta avec violence contre les Allemands, les accusant d'être les ennemis les plus acharnés de la Bohême, et d'avoir juré sa perte comme celle de son ami Jean Huss, parce que tous deux avaient le plus contribué à leur enlever leurs injustes priviléges dans l'Université de Prague. C'était pour satisfaire leur désir insatiable de vengeance qu'ils le poursuivaient. Le plus grand péché qu'il eût commis, ajoutait-il, c'était d'avoir désavoué, sous la contrainte des circonstances, les doctrines de Jean Huss; mais il y adhérait maintenant de (p. 79) toute son âme, et il était prêt à endurer pour elles, toutes sortes de souffrances et de supplices.
On ne peut décrire l'impression que fit sur les auditeurs ce discours de Jérôme auquel on s'attendait si peu. On le ramena en prison et on essaya tous les moyens possibles de persuasion pour le décider à une rétractation. Il ne voulut rien écouter. Il fut donc condamné, le 30 mai 1416, à être dégradé comme Jean Huss, de sa dignité ecclésiastique, et à être brûlé vif dans le même endroit où celui-ci avait reçu la palme du martyre. Arrivé au lieu fatal, il baisa le sol sur lequel Huss avait marché, se dépouilla lui-même de ses vêtements, pria avec ferveur tandis qu'on l'attachait au poteau, et présenta ses mains à l'exécuteur. On l'entoura jusqu'au cou d'un amas de bois mêlé de paille, et comme on allumait le feu par derrière, il dit à l'exécuteur: «Allume le feu sous mes yeux; j'ai eu peur du feu, mais maintenant je ne pourrai reculer.» Il se mit alors à chanter un hymne sacré, et les flammes l'entouraient déjà de tous côtés, qu'on l'entendait encore répéter dans la langue de ses pères: «Dieu puissant et mon père, ayez pitié de moi et oubliez mes péchés!» On brûla ses vêtements; et quand tout fut éteint, on recueillit soigneusement les cendres et on les jeta dans le Rhin, comme on avait fait pour celles de Jean Huss.
Effet que produit la mort de Jean Huss en Bohême. — Ziska. — Supplice de quelques Hussites ordonné par le légat du pape. — Première lutte entre les catholiques romains et les Hussites. — Proclamation de Ziska et soulèvement à Prague. — Destruction de quelques églises et couvents par les Hussites. — Invasion et défaite de l'empereur Sigismond. — Négociations politiques. — L'anglais Pierre Payne. — Ambassade à la Pologne. — Arrivée de forces polonaises au secours des Hussites. — Mort de Ziska. — Son caractère.
La nouvelle de la mort de Jean Huss jeta la consternation dans la Bohême, et souleva contre les auteurs du crime un cri universel d'indignation. Grands et petits regardèrent comme un outrage fait à la Bohême le supplice du plus populaire de leurs concitoyens. L'Université de Prague, dans son adresse à toute la chrétienté, défendit la mémoire de Jean Huss. Les écrits du même genre se multiplièrent. Un, entre autres, après avoir déclaré que Jean Huss avait été assassiné malgré son innocence, appelait le concile de Constance le corps des satrapes du moderne Antechrist. L'annonce du supplice de Jérôme ne fit qu'enflammer l'indignation publique. On frappa une médaille en l'honneur de Jean Huss, et, dans le calendrier des saints, le 6 juillet lui fut consacré. On le regarda comme un martyr national, victime de la haine des Allemands et de son propre attachement à son pays. Les doctrines qu'il avait scellées de son sang en reçurent une force nouvelle, et le (p. 81) nombre de ses partisans s'accrut rapidement. Plusieurs églises admirent la communion sous les deux espèces, et célébrèrent les cérémonies du culte dans la langue du pays.
Les disciples de Jean Huss, qui prirent le nom de Hussites, se partagèrent en deux parties: les uns rejetaient tout-à-fait l'autorité de l'Église, et ne voulaient accepter que les Écritures pour règle de la foi; les autres se bornaient à la communion sous les deux espèces, à la libre prédication de l'Évangile, et à quelques réformes moins importantes. Les premiers prirent le nom de Taborites, et les autres de Calixtins, à cause de la communion sous les deux espèces dont un calice était l'emblême. Cependant ce ne fut que plus tard que les croyances des deux partis prirent un développement distinct et une forme définitive.
Les progrès du Hussitisme, quoiqu'il se fût répandu dans toutes les classes de la Bohême, trouvèrent une vive résistance dans les catholiques romains. Ceux-ci formaient une minorité puissante, qui embrassait tout le haut clergé, la plus grande partie du clergé inférieur, les couvents et les monastères, beaucoup de nobles et de riches bourgeois, surtout d'origine allemande. Le parti possesseur de richesses aussi grandes et d'une influence aussi considérable, était bien organisé, et s'appuyait sur Rome et sur l'empereur Sigismond qui s'était déclaré contre les Hussites. Les Hussites étaient les plus nombreux, et comprenaient la plus grande partie de la nation. De leur côté se rangeaient beaucoup de nobles et de bourgeois, et presque tous les paysans. C'est cette classe, au cœur et à l'esprit simple, capable de plus de dévouement et d'ardeur pour la cause qu'elle embrasse que les habitants plus raffinés des villes, qui fait la force (p. 82) d'un parti et le rend vraiment national. Il leur fallait un chef capable de diriger par ses actes le mouvement que Jean Huss avait préparé par sa parole. Ce chef fut Jean Trocznowski, plus connu en Europe sous son sobriquet de Ziska[53]: l'histoire moderne n'offre peut-être pas un autre exemple de talents aussi extraordinaires et d'une énergie aussi sauvage.
Ziska, noble bohémien, était né dans la dernière partie du XIVe siècle, à Trocznow, propriété de son père, dans le cercle de Béchin. La tradition rapporte que sa mère, surveillant un jour les moissonneurs, fut prise des douleurs de l'enfantement et donna naissance à Ziska sous un chêne[54]. Cette circonstance fut plus tard considérée comme un présage de l'énergie que l'enfant né sous son ombrage devait déployer durant sa vie. Ziska fut d'abord page de l'empereur Charles IV, et suivit ensuite la carrière militaire. Il servit long-temps en Pologne, où il se distingua en maintes occasions, et surtout à la bataille de Grunwald et Tannenberg, en 1410, où les chevaliers teutoniques furent vaincus. Ziska, à son retour dans sa patrie, devint chambellan du roi Venceslav. Il n'était plus jeune quand eut lieu le martyre de Jean Huss, et cet homme fit sur son esprit une puissante impression. Courtisan peu soigneux de sa faveur, il quitta les joies de la salle du festin, et on le vit se promener seul, le long des corridors du palais, (p. 83) les bras croisés et plongé dans une méditation profonde. Le roi, le voyant dans cette agitation extraordinaire, lui demanda: «Yankou (Jeanet), qu'avez-vous?—Je ne puis supporter l'injure faite à la Bohême dans la ville de Constance par l'assassinat de Jean Huss,» répondit Ziska. Le roi lui répliqua: «Ni vous, ni moi, ne pouvons venger cet outrage; si vous trouvez quelque moyen de le faire, vous le pouvez, je vous le permets.» Ziska saisit avec empressement cette idée, et vit tous les avantages qu'il pourrait retirer pour l'accomplissement de ses projets, de l'appui du nom royal. Il demanda donc au roi de lui donner par écrit et de marquer de son sceau l'autorisation qu'il venait de lui accorder verbalement. Le roi, qui aimait à rire et qui savait que Ziska n'avait ni richesse, ni amis, ni influence, regarda sa demande comme une bonne plaisanterie, et la lui accorda aussitôt. Mais Ziska sut s'en servir pour faire partager ses projets à beaucoup de personnes. Les querelles entre les partis religieux augmentaient tous les jours en Bohême; mais elles n'avaient pas encore été suivies de luttes sérieuses. Le roi Venceslav restait indifférent. Il n'avait pas d'enfant pour hériter de sa couronne, et détestait son frère Sigismond qui lui avait donné assez de sujet de le haïr. Son seul souci était d'inventer de nouveaux plaisirs pour passer joyeusement le reste de sa vie. Il se disait probablement: «Après moi le déluge!» comme répétait, dit-on, un homme d'État célèbre de nos jours, qui fut précipité du pouvoir en 1848, par l'éruption soudaine des principes que, depuis plus de trente ans, il s'étudiait à comprimer.
Il n'en était pas de même de son frère Sigismond, empereur d'Allemagne, roi de Hongrie, et héritier présomptif (p. 84) de la couronne de Bohême. Il sentait que sa lâche conduite à l'égard de Jean Huss, la violation du sauf-conduit qu'il lui avait offert, l'avaient rendu odieux aux partisans de l'homme qu'il avait trahi. Il lui fallait persécuter les Hussites, s'il voulait occuper en paix le trône de Bohême. Le concile de Constance ne pouvait pas non plus rester indifférent à un mouvement que sa conduite avait provoqué, et il somma environ quatre cents principaux Hussites de comparaître devant lui, leur offrant des sauf-conduits. L'exemple de Jean Huss était trop récent pour que l'on eût confiance dans l'honneur du concile et l'on ne tint compte de sa sommation. Le concile publia alors un édit contre eux en vingt-quatre articles, et adressa une lettre à l'empereur Sigismond. Les Hussites, disait cette lettre, sont devenus plus ardents à soutenir leurs doctrines, depuis le supplice de leurs deux chefs: grands et petits partagent leurs opinions: on fait circuler nombre d'écrits scandaleux contre les décrets du concile. La communion sous les deux espèces est administrée impunément: on révère Jean Huss et Jérôme de Prague comme deux saints; on opprime les catholiques romains et surtout le clergé. La même lettre déplorait la négligence de Venceslav, et le soupçonnait, sinon de soutenir les Hussites, au moins de ne pas mettre obstacle à leurs progrès.
Le concile de Constance se sépara le 22 avril 1418, après avoir mis fin aux divisions intestines de Rome par l'élection du pape Martin V. Le soin de poursuivre la guerre contre les éternels ennemis de l'Église, regardait, dès lors, le nouveau pontife. Il adressa au clergé de Bohême, de Pologne, d'Angleterre et d'Allemagne, une bulle où il reprochait à beaucoup de nobles et de (p. 85) prélats, de rester comme des chiens muets quand l'hérésie levait la tête. Il leur ordonnait de poursuivre les partisans des doctrines de Jean Huss et de Wiclef, de les juger suivant les lois ecclésiastiques, et de les livrer au pouvoir séculier. Il recommandait aux princes et aux juges séculiers de veiller sévèrement à l'exécution de ses ordres: et, pour que personne ne pût alléguer son ignorance de ces questions, il joignait à sa bulle quarante-quatre propositions de Wiclef et trente de Jean Huss que le concile de Constance avait condamnées. Il ne suffisait pas de promulguer des bulles, il fallait en assurer l'exécution. En conséquence, Martin envoya en Bohême, comme légat, le cardinal Dominique de Raguse, qui devait veiller à l'exécution de la bulle. Le légat réussit à faire brûler deux Hussites dans la ville de Slan; mais cet acte de persécution souleva contre lui une indignation si violente et si universelle, qu'il fut obligé de quitter la Bohême. Il adressa alors une lettre à l'empereur Sigismond, où il déclarait que la parole et les écrits étaient désormais insuffisants en Bohême, et que le fer et le feu pouvaient seuls la ramener à l'Église.
Toutes ces circonstances ne faisaient que fournir de nouveaux aliments à l'animation qui soulevait toute la Bohême, et surtout la ville de Prague. Venceslav, craignant une insurrection, ordonna aux habitants de rendre leurs armes. Cet ordre jeta la consternation dans la ville; on craignait de désobéir au roi et on ne voulait pas exciter sa colère, on craignait encore plus de se mettre soi-même dans l'impossibilité de se défendre. Les habitants furent tirés de leur perplexité par Ziska, qui, depuis sa conversation avec le roi, guettait le moment favorable de mettre ses projets à exécution. Il (p. 86) alla trouver les bourgeois qui délibéraient sur la conduite à tenir, et leur déclara que, connaissant les intentions réelles du roi, il pourrait leur donner le meilleur avis sur les circonstances présentes. Sur sa proposition, les citoyens revêtirent leurs vêtements les plus riches, endossèrent leurs plus belles armes, et se rendirent au palais du roi, conduits par Ziska qui s'adressa à lui en ces termes: «Sire, Votre Majesté nous demande nos armes, les voici, prêtes à vous servir. Montrez-nous les ennemis contre lesquels nous devons les employer.» Cet ingénieux stratagème plut au roi ou l'intimida; il approuva la conduite des citoyens de Prague et les congédia gracieusement. Cette circonstance confirma le bruit du crédit dont Ziska jouissait auprès du roi, et accrut son influence parmi le peuple.
Ziska opéra, dès lors, de concert avec Nicolas de Hussinetz, riche noble, dans les domaines duquel Jean Huss était né et qui avait embrassé avec ardeur ses doctrines. Il s'empara d'une forte position sur une montagne, l'appela le mont Thabor, et la fortifia de toutes les ressources de l'art. Il était temps, en effet, que les Hussites songeassent à la résistance; chaque jour leurs ennemis devenaient plus entreprenants et s'appuyaient davantage sur Sigismond, l'héritier présomptif, qui venait encore d'introduire des troupes dans plusieurs provinces de la Bohême.
Les causes qui produisent les guerres civiles ou religieuses, s'accumulent long-temps avant que la lutte ne s'engage. Les discours, les écrits des chefs excitent et échauffent par degrés l'animosité des partis. Elle devient bientôt si ardente, qu'on essaie en vain d'en calmer l'effervescence et d'en prévenir l'éruption, et une étincelle suffit pour allumer dans tout un pays un (p. 87) incendie qui ne s'éteint qu'au bout de longues années de souffrance. C'est ce qui arriva en Bohême. Quatre ans s'écoulèrent entre le martyre de Jean Huss et la terrible lutte qui en fut la conséquence.
Pour raconter les premières hostilités qui s'engagèrent entre les Hussites et les catholiques romains, j'emprunterai le récit d'un auteur contemporain qui y assista. C'est Benessius Horzowicki, disciple et ami de Jean Huss, qui prit une part active dans la question de l'Université débattue avec les docteurs allemands. Nous devons la conservation de son récit à l'honnête jésuite Balbin, qui le déclare digne de foi, quoique venant d'un hérétique.
«Le jour de la Saint-Michel, dans l'année 1419, une foule considérable s'était réunie dans une vaste plaine appelée les Croix, qui borde la route de Béneschow à Prague. Plusieurs villes et villages s'y étaient donné rendez-vous. La population de Prague, venue soit à pied, soit en voiture, y était surtout en majorité. Trois prêtres du nom de Jacob, Jean Cardinal et Mathias Toczenicki, avaient convoqué à la fois cette foule immense. Car, tant que vécut Venceslav, le peuple se réunissait sur certaines montagnes qu'il décorait des titres d'Horeb, de Baranek (agneau), de Thabor, et où il venait recevoir la communion sous les deux espèces. Mathias Toczenicki fit mettre une table sur trois tonneaux vides et donna l'Eucharistie à la foule, sans aucun étalage. La table n'était pas même recouverte et les prêtres ne portaient pas leurs vêtements sacerdotaux.
»Vers le soir, toute la multitude se dirigea sur Prague, en s'éclairant avec des torches, et arriva dans la nuit à Wissehrad, la forteresse de Prague. Il est étonnant (p. 88) qu'ils n'aient pas saisi l'occasion de surprendre ce château, dont la conquête plus tard leur coûta si cher, mais la guerre n'était pas encore commencée. Coranda, curé de Pilsen, les rejoignit au même endroit, portant aussi l'Eucharistie, suivi d'une foule nombreuse des deux sexes. Avant que cette foule eût quitté la plaine des Croix, un seigneur invita l'assemblée à réparer le dommage fait à un pauvre homme dont on avait ravagé le champ, et aussitôt une collecte abondante l'indemnisa de tout ce qu'il avait perdu. La foule ne commettait pas d'hostilités, elle s'avançait en pèlerinage le bâton à la main. Mais les choses devaient bientôt changer de face. Les prêtres, en se retirant, convoquèrent l'assemblée pour la Saint-Martin. Les garnisons que Sigismond avaient placées dans différentes villes, se rassemblèrent pour empêcher ces réunions et engagèrent plusieurs combats sanglants. Les habitants de Pilsen, Clattau, Tausche et Sussicz, qui se trouvaient sur la route du lieu fixé comme point de ralliement, furent prévenus par Coranda qu'on avait préparé contre eux une embuscade: ils s'armèrent et prévinrent ceux qui devaient s'y rendre avec eux. On improvisa ainsi une armée très nombreuse. En arrivant à la ville de Cnin, ils apprirent que les habitants d'Aust, ville du district du Béchin, non loin du Thabor, réclamaient leur secours. Les impériaux s'étaient portés sur la route qui menait à Prague et leur coupaient le passage. On envoya aussitôt à leur secours cinq fourgons remplis d'hommes armés. À peine ces derniers avaient-ils franchi la Moldau, qu'ils aperçurent deux corps, l'un de cavaliers, l'autre de personnes à pied. Le premier avait à sa tête Pierre Sternberg, gentilhomme catholique romain et directeur de la monnaie à Kuttemberg. Le second groupe se (p. 89) composait d'environ quatre cents personnes, hommes et femmes, qui faisaient un pèlerinage d'Aust à Prague. C'était à leur secours qu'on les avait envoyés. Les Hussites envoyèrent aussitôt à Cnin demander du renfort, et, en attendant, se dirigèrent vers la petite éminence où le peuple d'Aust s'était posté. Avant leur arrivée, Sternberg attaqua les habitants d'Aust et les mit en fuite. Quelques-uns s'échappèrent et vinrent rejoindre leurs alliés de Cnin, qui prirent position sur une petite colline et attendirent l'attaque de Sternberg. Ils se défendirent avec tant de vigueur qu'ils l'obligèrent à se retirer à Kuttemberg. Après leur victoire, ils séjournèrent tout le jour dans le lieu où les habitants d'Aust avaient été mis en fuite, ensevelirent leurs morts et y firent accomplir le service divin par leurs prêtres. Ils se rendirent ensuite à Prague pour y célébrer leur victoire, et y furent accueillis par de grandes réjouissances.»
Ce récit prouve que les Hussites ne sont pas la première cause des sanglantes luttes qui suivirent. Ce sont les bandes armées de l'empereur, qui, les premières, ont dispersé violemment leurs pèlerinages pacifiques et tout religieux.
Ce combat servit la cause des Hussites. Dans toute lutte, le premier avantage obtenu, si insignifiant et si accidentel qu'il soit, produit le plus souvent un effet moral très grand sur l'imagination du vulgaire. Ce succès excite l'ardeur d'un parti, abat l'enthousiasme de l'autre, quoique généralement il n'y ait lieu ni à se réjouir ni à se désespérer. Cependant, bien que le jugement froid d'un chef sache apprécier, à leur juste valeur, ces légers succès, un homme de génie voit toute l'importance du résultat qui les suit, et Ziska n'était pas (p. 90) homme à laisser passer une occasion aussi favorable sans en tirer parti pour l'exécution de ses projets. Il adressa aux habitants de la ville de Tausch ou Tista, une proclamation en forme de circulaire, et l'envoya dans toutes les villes de Bohême où l'armée impériale n'avait pas mis garnison. Cette proclamation faisait appel à leurs sentiments patriotiques et religieux; tout y était merveilleusement calculé pour toucher la corde la plus sensible de leurs cœurs et la faire vibrer avec le plus de puissance. Voici la traduction de cette pièce si curieuse:
«Très chers Frères, que Dieu vous accorde, avec sa grâce, de revenir à vos premiers sentiments d'amour pour lui, et de mériter, par vos bonnes œuvres, d'habiter dans sa crainte comme de sincères enfants de Dieu. S'il vous a châtiés et punis, je vous demande, en son nom, de ne pas vous laisser abattre par l'affliction. Reportez-vous à ceux qui travaillent pour la foi, qui sont persécutés par ses ennemis, et surtout par les Allemands. Vous-mêmes, vous avez éprouvé leur méchanceté, à cause de votre amour pour Jésus-Christ. Imitez vos ancêtres, les premiers Bohémiens, qui ont toujours su défendre la cause de Dieu et la leur. Pour vous, mes Frères, vous devez avoir toujours, devant les yeux, la loi de Dieu et le bien de votre patrie, et veiller aux deux avec vigilance. Que celui de vous qui sait manier un couteau, jeter une pierre ou porter un bâton se tienne prêt à marcher. Je vous préviens donc, mes Frères, que nous réunissons de tous côtés des troupes pour combattre les ennemis de notre foi et les oppresseurs de notre patrie. Recommandez à vos prédicateurs d'exciter, dans leurs prêches, le peuple à la guerre contre l'antechrist, et d'exhorter tout le (p. 91) monde, jeunes et vieux, à se tenir prêts. Que je vous trouve aussi bien munis de pain, de bière, de vivres et de provisions, et surtout armés avec de bonnes armes. Les temps sont venus où il nous faut nous armer et contre l'étranger et contre l'ennemi domestique. Ayez toujours sous les yeux cette première rencontre, où peu contre beaucoup, presque sans armes contre des soldats bien armés, vous avez obtenu la victoire. La main de Dieu ne s'est pas retirée de nous. Ayez courage et tenez-vous prêts. Que Dieu fortifie vos cœurs.—Ziska du Calice, avec l'espoir en Dieu, chef des Taborites[55].»
Ziska se mit à la tête d'un grand nombre de paysans, qui accoururent de toutes parts sous ses étendards. Il surprit et fit prisonnier un corps de cavalerie, dont les chevaux et les armes servirent à monter et à armer sa propre troupe. Il entra à Prague aux acclamations de toute la ville. Les Hussites commencèrent alors à exercer des violences sur quelques membres du clergé catholique, et à prendre possession de leurs églises pour y établir leur culte. Les magistrats de la ville voulurent s'y opposer. Une terrible lutte en fut la conséquence, les premiers magistrats y périrent; plusieurs églises et couvents furent pillés.
Ces évènements affectèrent tellement le roi Venceslav, qu'il mourut d'une attaque d'apoplexie. Il était sans enfants, et la couronne passait ainsi à son frère Sigismond. (p. 92) Celui-ci était alors aux prises avec les Turcs, et cette guerre favorisa le développement du Hussitisme. Malheureusement, les disciples de Jean Huss compromirent leur cause par les excès déplorables du plus sauvage fanatisme. Partout les églises, les couvents furent pillés et détruits[56]; partout les prêtres, les moines, et souvent les nonnes furent mis à mort avec la plus grande barbarie. Ziska, qui était l'âme du mouvement, perdit, au siége de la ville de Raby, le seul œil valide qui lui restait, et c'est lorsqu'il fut complètement aveugle, qu'il déploya les talents militaires les plus extraordinaires.
Sigismond convoqua à Brunn, en Moravie, une diète où accoururent les catholiques romains, aussi dévoués à sa cause que les Hussites y étaient contraires. Il promit l'amnistie à tous ceux qui reviendraient à l'Église. Ses offres furent repoussées, et il se prépara à réduire les hérétiques par la force des armes. La ville de Prague était au pouvoir des Hussites; mais la garnison impériale tenait toujours la citadelle. L'Empereur marcha contre la ville avec une armée composée de catholiques bohémiens, moraviens, hongrois et allemands. Cette armée avait pour chefs, au-dessous de l'Empereur, cinq électeurs, deux ducs, deux landgraves, et plus de cinquante princes allemands, et se montait, d'après les écrivains contemporains, à plus de cent mille hommes. Malgré ce nombre immense, elle fut repoussée par les Hussites, qui, outre les assaillants, avaient la citadelle à combattre. Les envahisseurs commirent les plus grandes atrocités, surtout dans leur retraite. Beaucoup d'habitants (p. 93) furent massacrés par les soldats, pour qui tout Bohémien était un Hussite. Une seconde tentative, faite contre Prague par l'Empereur, dans la même année 1420, eut aussi peu de succès. Ces avantages excitèrent, au plus haut degré, le courage et le fanatisme des Hussites. Beaucoup de leurs prédicateurs annoncèrent que le règne du juste était proche, et que les armes des Taborites allaient l'établir sur tout le monde. Cette croyance inspirait une intrépidité inébranlable à ceux qui la partageaient, et explique les triomphes extraordinaires des Hussites. Il y avait aussi une prédiction répandue parmi eux qui soutenait leur courage. Un tremblement de terre devait engloutir toutes les villes et les villages de la Bohême, sauf les cinq villes qui auraient montré le plus d'ardeur pour leur cause. Dans les marches, les prêtres précédaient toujours les Hussites; ils portaient des calices souvent faite de bois, et administraient la communion sous les deux espèces, en remplaçant plus d'une fois le vin avec de l'eau; derrière les prêtres, marchaient les combattants en chantant les psaumes, et l'arrière-garde était formée par les femmes, qui travaillaient aux fortifications et prenaient soin des blessés. La croyance superstitieuse sur la destruction des villes et des villages, en chassait tous les habitants et les ralliait à l'armée qui, ainsi, n'eut jamais besoin de recrues.
Il me faudrait des volumes pour décrire les batailles qui se livrèrent, le courage extraordinaire et l'habileté que déployèrent les Hussites à surprendre leurs ennemis. Je ne puis non plus raconter en détail les négociations diplomatiques qui eurent pour effet de mettre fin à la guerre. Je ne puis qu'esquisser tous ces évènements.
(p. 94) Les Bohémiens réunirent une diète dans la ville de Czaslaw pour délibérer sur les affaires de leur pays. Ils déclarèrent Sigismond indigne de la couronne et résolurent de l'offrir au roi de Pologne ou à un prince de sa dynastie. C'est en cette occasion qu'ils formulèrent les quatre articles célèbres dont ils ne se départirent jamais dans leurs négociations avec les autorités impériales et ecclésiastiques. Voici ces articles:
«1o La parole de Dieu sera librement annoncée par les prêtres chrétiens dans le royaume de Bohême et le margraviat de la Moravie;
»2o Le sacrement vénérable du corps et du sang de Jésus-Christ sera administré, sous les deux espèces, aux adultes et aux enfants, comme le Christ l'a établi;
»3o Les prêtres et les moines, dont beaucoup s'occupent des affaires publiques, seront privés des biens temporels qu'ils possèdent en si grand nombre, et pour lesquels ils négligent leur sacré ministère. Leurs biens nous seront rendus, afin que, selon la doctrine de l'Évangile et la pratique des apôtres, le clergé nous soit soumis, vive dans la pauvreté et serve aux autres d'exemple d'humilité;
»4o Tous les péchés publics déclarés mortels et tous les délits contraires à la loi divine, seront punis suivant les lois du pays, par ceux qui y seront préposés, sans avoir égard à ceux qui les auront commis, pour qu'on ne puisse pas dire de la Bohême et de la Moravie qu'on y tolère les désordres.»
Cette diète, à laquelle beaucoup de catholiques avaient assisté, établit une régence composée de magnats et nobles, et de bourgeois: Ziska en faisait partie. Sigismond adressa à la diète un message où il promettait de confirmer leurs libertés, de réparer les torts (p. 95) dont ils se plaignaient justement, à condition qu'on le reconnût pour souverain: il les menaçait de la guerre en cas de refus. La diète répondit par une adresse qui montre combien étaient entré profondément, dans le cœur des Hussites, le sentiment de religion et de patriotisme. Voici ce dont ils se plaignaient:
«1o Votre Majesté, au grand déshonneur de notre pays, a laissé brûler maître Jean Huss, qui s'était rendu à Constance sur la foi de votre sauf-conduit.
»2o Tous les hérétiques qui s'écartent de la foi chrétienne, ont eu la liberté de s'expliquer au Concile de Constance; seul, notre noble compatriote n'a pas eu ce droit. En outre, pour aggraver l'offense faite à notre pays, vous avez fait brûler maître Jérôme de Prague, qui s'était rendu à Constance sous la même garantie de la foi publique que Jean Huss.
»3o Dans le même concile, à votre instigation, la Bohême a été proscrite et anathématisée. Le pape a lancé une bulle d'excommunication contre les Bohémiens, leurs prêtres et leurs prédicateurs, pour les faire périr.
»4o Votre Majesté a fait publier la même bulle à Breslau, pour exciter les haines contre la Bohême et causer la ruine de tout le royaume.
»5o Par cette publication, Votre Majesté a animé et soulevé contre nous tous les peuples vaincus, nous dénonçant des hérétiques déclarés.»
On lui reprochait encore d'usurper la couronne de Bohême sans le consentement de la nation, ce qui exposait les Bohémiens au mépris et aux railleries de l'univers.
On l'accusait d'aliéner plusieurs provinces appartenant à la Bohême, sans que les États y eussent consenti, etc.
(p. 96) Ils terminaient en demandant que la Bohême et la Moravie cessassent d'être au ban des autres nations; ils réclamaient le redressement de leurs griefs, et invitaient Sigismond à se prononcer avec netteté et précision sur les quatre articles, qu'ils étaient déterminés à maintenir, ainsi que les droits, les constitutions, les priviléges, les bonnes coutumes de Bohême, dont ils avaient joui sous ses prédécesseurs. Sigismond répondit que le supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague avait eu lieu contre sa volonté. Il essayait d'expliquer les autres griefs portés contre lui, et promettait d'examiner les quatre articles et de maintenir les libertés nationales.
Ses offres ayant été rejetées, il pénétra en Bohême avec une armée composée surtout de Hongrois, mais fut repoussé par Ziska. Les forces impériales envahirent la Bohême à plusieurs reprises, mais sans plus de succès, et les Hussites, usant de représailles, envahirent les provinces de l'Empire.
Trois partis politiques divisaient alors la Bohême. Les catholiques romains et la plus grande partie de la haute noblesse, même de celle qui se rattachait aux Calixtins ou aux Hussites modérés, désiraient le triomphe de Sigismond. Le parti de Prague, composé des bourgeois de Prague et de plusieurs autres villes, et soutenu par beaucoup d'habitants, formait la secte des Calixtins, et voulait un autre roi que Sigismond. Le troisième parti, les Taborites, dont Ziska était le chef, rejetait tout roi. Le parti de Prague proposa d'offrir la couronne au roi de Pologne. Les Hussites, en présence des forces considérables de Sigismond, qui disposait de la Hongrie et de l'Allemagne, furent amenés à apaiser leurs différends et à demander, d'un commun accord, l'assistance d'un peuple parent. À plusieurs reprises, on (p. 97) envoya en Pologne des ambassades composées de représentants de tous les partis. Parmi eux se remarquait l'Anglais Pierre Payne, comme député des Taborites[57]. Le roi de Pologne était Vladislav Jagellon, grand-duc de Lithuanie, qui s'était fait chrétien à son mariage avec Hedwige, reine de Pologne, en 1386. Il était très vieux et d'un caractère irrésolu. Les Bohémiens lui offrirent la couronne, à condition qu'il acceptât les quatre articles proclamés par la diète de Czaslaw, et appuyèrent leur proposition d'arguments puissants. Ils invoquaient la communauté d'origine et la ressemblance du langage[58] qui les unissaient aux Polonais. Ils représentaient quels avantages politiques résulteraient, pour les deux pays, de la réunion des deux couronnes sur la même tête. On pourrait alors créer un puissant empire slave, de l'Elbe à la mer Noire et jusqu'aux environs de Moscou[59], et résister victorieusement aux attaques (p. 98) des Allemands; car les Polonais, comme les Bohémiens, avaient à s'en plaindre, et surtout de l'ordre teutonique, toujours soutenu par les empereurs. On reçut avec affabilité les députés bohémiens; mais le roi ne pouvait se décider à prendre un parti. Les avantages que les Bohémiens faisaient briller à ses yeux étaient trop grands pour qu'on pût les accepter. Le clergé, qui dominait dans le sénat, s'opposa à ce projet, et, sans être dévot, le vieux monarque envisageait avec effroi l'idée de se mettre à la tête des hérétiques. Il déclara, à la fin, qu'il consulterait sur cette grave matière, son cousin, le grand-duc de Lithuanie, Vitold. Il lui envoya une ambassade, avec deux députés bohémiens. Les autres restèrent en Pologne, bien traités du roi, mais comme séquestrés dans une ville, car l'autorité ecclésiastique avait mis en interdit tout endroit où les Hussites avaient mis les pieds. Le caractère de Vitold était tout opposé au caractère de Jagellon. Il était hardi, ambitieux, entreprenant, sans scrupules religieux qui pussent entraver chez lui l'espoir d'un agrandissement, et se souciant fort peu de toutes ces matières, comme il le disait avec franchise. Il n'avait qu'une sorte de souveraineté déléguée sur la Lithuanie; il gouvernait cependant le pays avec un pouvoir absolu, et agissait avec l'indépendance la plus complète dans ses relations intérieures ou extérieures. Sans la distance qui séparait sa province de la Bohême, il aurait, malgré son grand âge, accepté la couronne qui lui était offerte, et ses sujets, qui suivaient l'Église grecque, auraient volontiers soutenu les Hussites contre les Latins. Il paraît avoir conseillé à son cousin de Pologne, de refuser l'offre des Bohémiens, à cause de l'opposition de son clergé catholique. Tous deux cependant furent d'avis de les (p. 99) soutenir, et envoyèrent à leur secours Coributt, neveu du roi, avec cinq mille cavaliers et de l'argent.
Coributt entra à Prague à la tête de ses cavaliers et fut accueilli avec joie. Sans être très nombreuses, les forces qu'il amenait étaient considérables pour un siècle qui ne connaissait pas les armées permanentes; elles apportaient surtout un appui moral très grand à la cause des Hussites. Jusque-là, ils avaient été l'objet d'une haine universelle de la part des peuples environnants, qui les regardaient comme les ennemis de Dieu. Ils recevaient en ce moment la preuve d'une sympathie active. Une nation puissante et alliée les soutenait, et un souverain, tout en restant catholique romain, reconnaissait leurs droits par un acte qui leur permettait d'espérer qu'il prendrait un jour leur cause comme la sienne. Seuls, il est vrai, les Polonais soutinrent les Hussites contre les forces unies de Rome et de l'Allemagne; déjà beaucoup, avant l'arrivée de Coributt, étaient accourus sous les drapeaux de Ziska, leur ancien compagnon d'armes.
Si l'arrivée de Coributt réjouit les Bohémiens, elle alarma vivement les partisans de l'empereur Sigismond. Ils firent courir les bruits les plus défavorables et les plus absurdes contre lui, l'accusant, par exemple, de n'avoir pas été baptisé au nom de la Trinité, d'être un Russe, ennemi du nom chrétien. On dit même qu'il avait été élevé dans l'Église grecque de Pologne. Cette circonstance, loin de lui nuire, lui fut très favorable; car il ne fit pas de difficultés pour recevoir la communion sous les deux espèces, et les Hussites tenaient surtout à cette pratique. Un fort parti l'appelait au trône de Bohême; mais il n'avait pas les qualités nécessaires pour se maintenir à la tête d'un pays aussi bouleversé.
(p. 100) Peu de temps après l'arrivée de Coributt, une armée allemande envahit la Bohême et vint se faire battre. Ziska, toujours occupé avec les impériaux, n'était pas d'avis de mettre Coributt à la tête du pays, et déclarait qu'il ne se soumettrait pas à un étranger, et qu'une nation libre n'avait pas besoin de roi. Ce désaccord aboutit à une lutte entre lui et les villes qui avaient formé une ligue pour placer Coributt sur le trône de Bohême. Ziska marcha contre Prague; mais ses soldats refusèrent de détruire leur capitale. La paix fut conclue, Ziska entra à Prague en allié, et reconnut Coributt comme régent de Bohême. Il marcha avec lui sur la Moravie, dont les impériaux avaient occupé une partie, mais mourut le 11 octobre 1424, de la peste, près la ville de Przybislav qu'il assiégeait[60].
J'ai raconté, plus haut, l'histoire de ce personnage extraordinaire, avant de commencer la guerre des Hussites. Je n'ai pu, faute d'espace, donner des détails sur les batailles qu'il livra, et sur le courage et l'habileté militaire qu'il déploya en tant d'occasions, malgré sa cécité complète. Cochlée, qui l'a en horreur, le regarde comme le premier général de son temps, pour avoir gagné tant de batailles malgré sa cécité sans en perdre plus d'une, et pour avoir enseigné l'art de la guerre à des paysans qui ne s'étaient jamais battus. Un écrivain contemporain, Æneas Sylvius, expose en détail la tactique (p. 101) qu'il avait inventée pour rompre les charges de la cavalerie pesamment armée des Allemands, en leur opposant un rempart de fourgons. Cette tactique procura aux Bohémiens maintes victoires, même après la mort de Ziska[61]. Il laissa un code militaire qui réglait l'ordre et la discipline de l'armée en guerre, la manière de camper, de marcher à l'ennemi, de partager le butin, de punir les déserteurs, etc.
Cruel pour l'ennemi, il était affable pour ses soldats. Il les appelait ses frères, voulait qu'ils l'appelassent leur frère, et leur partageait le butin, qui était toujours abondant. Même après la perte de son dernier œil[62], il se tenait dans un chariot, tout près de l'étendard principal de son armée; il se faisait renseigner sur les lieux, la force et la position de l'ennemi, par des officiers qu'on nommerait aujourd'hui des aides-de-camp, et il leur donnait ses ordres en conséquence. Malgré cette cécité, il exécuta des opérations stratégiques habiles, et dans des lieux très difficiles, avec une telle rapidité et un tel bonheur, qu'on en trouverait avec peine un autre exemple dans l'histoire des guerres modernes.
Balbin prétend avoir vu un portrait de Ziska de grandeur naturelle, fait de son vivant, et dont quelques nobles de Bohême conservaient soigneusement des copies. D'après ce portrait, il était de teille moyenne, (p. 102) d'une vigoureuse complexion. Il avait une large poitrine et de larges épaules, un vaste front, la tête ronde et le nez aquilin. Il portait le costume polonais et la moustache polonaise. La tête était rasée, sauf une touffe de cheveux bruns; c'était encore là une mode de Pologne, où, comme je l'ai dit, il avait pendant long-temps obtenu du service.
Ziska fut enseveli dans la cathédrale de Czaslaw. On lui éleva un monument de marbre avec sa statue et quelques inscriptions latines; au-dessus on suspendit sa masse d'armes en fer[63].
On ne peut établir d'une manière certaine quels dogmes religieux il professait; du moins il fut le chef politique des Taborites, qui avaient les mêmes dogmes que les Vaudois. Le disciple de Wiclef, Pierre Payne, avait surtout contribué à répandre ces dogmes. Cependant on dit qu'il traita avec la plus grande cruauté un nombre considérable de Picards, nom donné souvent par les catholiques aux Vaudois, aux Taborites, et à leurs descendants les Frères bohémiens. Pour moi, le témoignage d'Æneas Sylvius prouve que les Picards persécutés par Ziska, étaient une secte extravagante venue de France, qui n'avait avec les Vaudois et les Taborites, de commun que le nom donné par leurs ennemis. Ziska me paraît avoir puni en eux, avec justice, les actes de cruauté et de violence dont ils s'étaient rendus coupables[64]. Il (p. 103) est curieux cependant qu'une messe permanente ait été établie pour le repos de son âme, au lieu de sa sépulture, et soit dite par un prêtre calixtin.
En effet, pendant quelque temps, il s'opposa aux calixtins qui formaient le parti de Prague. Il leur fit même la guerre. De tout cela, on peut conclure que ce rude soldat n'avait guère de principes religieux bien arrêtés. Il semble avoir pris les armes contre Rome, moins par opposition religieuse que pour venger l'honneur national de la Bohême auquel, selon lui, le supplice de Jean Huss avait porté atteinte. On peut assurer seulement qu'il regardait la communion sous les deux espèces comme le point de religion le plus essentiel. Il avait même adopté pour sa marque distinctive, l'emblême de cette communion, le calice; il l'avait fait peindre sur ses étendards, et l'ajoutait même à son nom dans sa signature. En effet, il signait Bratr Jan z Kalicha, ou frère Jean du Calice.
Procope le Grand. — Bataille d'Aussig. — Ambassade en Pologne. — Croisade contre les Hussites, conduite par Henry Beaufort, évêque de Winchester. — Elle échoue. — Tentative infructueuse de rétablir la paix avec l'empereur Sigismond. — Les Hussites ravagent l'Allemagne. — Nouvelle croisade contre les Hussites, commandée par le cardinal Césarini, et son issue malheureuse. — Observations générales sur les succès prodigieux des Hussites. — Négociations du concile de Bâle avec les Hussites. — Compactata ou concessions faites par le concile aux Hussites. — Les Taborites vont au secours du roi de Pologne. — Leurs préparatifs. — Divisions parmi les Hussites à la suite des compactata. — Mort de Procope et défaite des Taborites. — Observations générales sur la guerre des Hussites. — Leur énergie morale et physique. — On les accuse à tort de cruautés. — Exemple du prince noir de Galles. — Rétablissement de Sigismond. — Les Taborites changent leur nom pour celui de Frères bohémiens. — Remarques sur les Moraves, leurs descendants. — Luttes entre les catholiques romains et les Hussites soutenus par les Polonais. — George Podiebrad. — Ses grandes qualités. — Hostilité de Rome contre lui. — Les Polonais le soutiennent. — Règne de la dynastie polonaise en Bohême.
La mort soudaine de Ziska jeta la consternation dans son armée, qui se divisa en trois parties. L'une garda le nom de Taborites et choisit pour chef Procope le Saint ou le Tonsuré, que Ziska avait désigné pour son successeur. Le second corps déclara qu'il ne voulait plus de chef, parce que nul au monde ne pourrait dignement remplacer Ziska, et prit le nom d'Orphelins. Ces Orphelins se donnèrent pourtant des chefs. Ils restèrent dans leurs camps sans jamais entrer dans les villes, excepté pour des nécessités inévitables, comme, par exemple, (p. 105) pour acheter des vivres. Les Orebites formaient le troisième parti. Ce nom venait de la montagne où ils s'assemblaient d'abord, et à laquelle ils avaient probablement donné le nom biblique d'Horeb. Ils suivaient toujours avec les Taborites l'étendard de Ziska, mais avaient des chefs particuliers. Malgré cette division en trois parties, les Hussites étaient toujours unanimes pour défendre leur patrie, qu'ils appelaient la Terre promise, donnant aux provinces allemandes voisines, les noms d'Edom, de Moab, d'Amalek et de terre des Philistins.
Procope est moins célèbre que Ziska. Selon moi, il mérite d'être placé par l'histoire au-dessus du terrible aveugle. Ziska est très célèbre pour avoir le premier allumé cette guerre sanglante dont les heureux succès furent continués après sa mort par Procope, jusqu'à sa chute héroïque sur le champ de bataille de Lipan. Procope, égal à son prédécesseur en valeur et en habileté militaire, était en outre un savant accompli. Ce qui le place au-dessus de Ziska, c'est son patriotisme. Il n'avait pas l'ambition de celui qu'il remplaçait. Ziska n'avait d'autre but que de punir ses ennemis, et sur son lit de mort il recommanda à Procope d'exterminer par le fer et par le feu tous les adversaires de sa religion; l'autre, sans se laisser éblouir par ses triomphes continuels sur l'ennemi, eut toujours à cœur le rétablissement de la paix.
Procope était fils d'un noble ruiné. Son oncle maternel l'adopta, lui donna une éducation savante, et le fit voyager en Italie, en France, en Espagne et en Terre-Sainte. À son retour, son oncle, dit-on, le fit entrer dans les ordres contre son gré, d'où lui vint le sobriquet de Tonsuré. Quand la guerre des Hussites éclata, il quitta l'Église pour l'armée, s'attacha à Ziska qui le (p. 106) choisit pour son successeur. Ses exploits, plus tard, lui méritèrent le surnom de Grand, qui servit à le distinguer d'un autre Procope, chef des Orphelins, et connu sous le nom de Prokopek ou petit Procope.
La guerre continua, et les Hussites firent plus d'une irruption heureuse dans les diverses provinces limitrophes d'Allemagne. L'empereur et les princes d'Allemagne accusaient le pape et le clergé de leurs échecs, disant que c'était à eux à éteindre l'incendie que les prêtres avaient allumé. Ils se plaignaient en outre, que le clergé, maître de richesses considérables, ne les consacrait pas au succès de leur cause, mais à des vues d'intérêt particulier. Le pape envoya des lettres à l'empereur, au roi de Pologne et aux princes allemands, pour les exhorter à se réunir tous ensemble contre la Bohême.
Dans ces lettres, il dépeignait les Hussites comme des ennemis plus odieux que les Turcs. Ceux-ci, nés hors de l'Église, ne commettaient pas un acte de révolte en faisant la guerre aux Chrétiens. Nés dans l'Église, les Hussites se révoltaient contre son autorité.
Les représentations du pape, les instances du clergé, décidèrent le roi de Pologne à rappeler son neveu de Bohême. Mais Coributt revint aussitôt à Prague, où il avait un puissant parti. Le roi, pour prouver qu'il agissait contre sa volonté, envoya 5,000 hommes aux impériaux; mais ceux-ci, craignant, et peut-être non sans raison, que les Polonais, au lieu de combattre les Hussites, ne se joignissent à eux, les renvoyèrent avant qu'ils ne fussent arrivés au rendez-vous. Les princes allemands n'étaient guère disposés à obéir aux injonctions du pape; mais les fréquentes incursions des Hussites les décidèrent à réunir une armée d'environ (p. 107) 100,000 hommes, et à marcher sur la Bohême. Les Hussites de tous les partis se réunirent dans le danger commun. Procope le Grand commanda les Taborites et les Orphelins: les Calixtins avaient à leur tête Coributt et quelques nobles de Bohême. Les Hussites assiégèrent la ville d'Aussig, qui doit être bien connue de ceux qui ont voyagé dans ce beau pays, car elle se trouve sur la route qui mène de Dresde à Tœplitz. Là, sur les confins du monde germanique et slave, eut lieu une rencontre entre les deux armées qui représentaient des croyances opposées et même des races ennemies; on a remarqué que dans cette lutte entre les Slaves et les Allemands, les deux races employèrent chacune les armes qui lui étaient particulières. Les soldats allemands, bardés de fer, avaient pour armes, selon l'usage de l'Occident, la lance, l'épée, la hache d'armes, et montaient sur des chevaux vigoureux et pesants. Les Bohémiens et leurs auxiliaires de Pologne, s'étaient retranchés derrière 500 chariots, liés ensemble par de fortes chaînes; ils se tenaient à l'intérieur et s'abritaient sous de vastes boucliers en bois fixés dans le sol. Leurs armes principales étaient, outre les fléaux de fer, l'arme si célèbre des Hussites, les longues lances à crochet, qui leur servaient à jeter les ennemis en bas de leurs chevaux[65]. Bien inférieurs en nombre aux Allemands, ils les surpassaient par le courage: excités par une longue suite de succès, ils se croyaient invincibles.
Les Allemands chargèrent les Bohémiens avec la plus grande impétuosité, forcèrent la ligne des chariots, (p. 108) rompant avec leurs haches d'armes les chaînes qui les unissaient. Ils réussirent même à jeter à bas la seconde ligne de défense que les Bohémiens avaient formée avec leurs boucliers. Mais une longue marche, par une journée très chaude, avait fatigué les Allemands, même avant le commencement du combat; les efforts qu'ils avaient faits pour rompre les lignes de défense de l'ennemi, avaient épuisé les cavaliers et les chevaux. L'œil d'aigle de Procope saisit l'occasion. Les Hussites, campés en ce lieu depuis plusieurs jours, et restés sur la défensive jusque-là, étaient tout frais: ils se précipitèrent avec fureur sur leurs assaillants épuisés. Les pesants cavaliers furent jetés à bas de leurs chevaux par les longs crochets des Hussites, ou assommés par leurs fléaux de fer, cette arme terrible, contre laquelle les piques servaient si peu de défense. La bataille dura du matin au soir. Les Allemands combattirent avec courage; mais, malgré leur supériorité numérique, la valeur, l'habileté, l'avantage de la position des Hussites décidèrent la victoire en leur faveur. La déroute des Allemands fut complète, leurs pertes considérables, le butin immense. Leurs principaux chefs périrent en cette journée. Si grands que furent les avantages matériels qui résultèrent pour les Hussites de ce combat (16 juin 1426), il eut des conséquences morales bien plus grandes, en les faisant passer pour invincibles. Ils ne s'endormirent pas après ce brillant succès, mais envahirent l'Autriche, sous la conduite de Procope et de Coributt, tandis que d'autres bandes ravageaient d'autres provinces d'Allemagne.
Peu après ce combat, les Calixtins déposèrent Coributt de sa dignité de régent du royaume, et même l'enfermèrent à Prague. Les Taborites et les Hussites le (p. 109) délivrèrent, et l'envoyèrent avec leurs députés à Cracovie, pour inviter son oncle, le roi de Pologne, à se déclarer pour les Hussites.
Les députés soutinrent en public des discussions contre les doctrines de l'Université de Cracovie; mais l'évêque suspendit le service divin pour tout le temps que les hérétiques resteraient dans cette ville. Coributt en fut si indigné, qu'en présence même de son oncle, il menaça l'évêque de sa vengeance, disant qu'il n'épargnerait pas même saint Stanislas, le patron du pays. Cette circonstance montre qu'il partageait les opinions des Taborites[66].
Le pape, désespérant de trouver en Allemagne un homme capable de réduire les Hussites, tourna ses regards vers un pays éloigné, dont les armes s'étaient illustrées sur le sol français. Il choisit, à cet effet, un personnage bien connu dans l'histoire d'Angleterre, Henry Beaufort, le grand évêque de Manchester, qu'il venait de créer cardinal. Il l'envoya comme son légat a latere en Allemagne, en Hongrie, en Bohême, par une bulle datée du 16 février 1427. La tâche de conquérir et de convertir des soldats aussi intrépides et des hérétiques aussi obstinés que les Hussites, était faite pour séduire l'âme d'un Plantagenet[67], et Beaufort accepta cette périlleuse mission. Il fit publier la croisade pontificale dans son diocèse; mais ses concitoyens avaient assez à faire en France, sans aller chercher (p. 110) si loin l'occasion de montrer leur courage. Il vint presque seul en Allemagne pour remplir sa mission. De Malines, il informa le pape de son voyage. Celui-ci lui répondit une lettre de remerciements, et l'exhorta à poursuivre vigoureusement son entreprise. Beaufort obtint un succès merveilleux, et peut-être, depuis le jour où le cri célèbre: «Diex le volt!» retentit à Clermont et trouva de l'écho dans tous les cœurs, jamais prédications ne produisirent un effet aussi rapide et aussi puissant que celles de Beaufort. Toute l'Allemagne sembla se lever à sa voix: les bandes armées du bord du Rhin et de l'Elbe, les riches bourgeois des villes hanséatiques, les hardis montagnards des Alpes, s'empressèrent de se rendre sous l'étendard de l'Église militante, qu'arborait l'évêque anglais: Beaufort se trouva ainsi à la tête d'une nombreuse armée, qui, d'après les témoignages des écrivains contemporains, se montait à 90,000 cavaliers et comptait autant d'hommes à pied.
Cette armée immense, commandée, sous Beaufort, par trois électeurs, beaucoup de princes et de comtes de l'Empire, entra en Bohême au mois de juin 1427, partagée en trois corps, et campa à Egra, Kommotau et Tausk. Le danger de cette invasion formidable excita les sentiments patriotiques de tous les Bohémiens, depuis le magnat le plus illustre jusqu'au plus pauvre artisan. On oublia toutes dissensions religieuses. Les Calixtins, les Taborites et les Orphelins, laissant de côté leurs dissentiments, s'unirent contre l'ennemi commun; la noblesse catholique, elle-même, restée jusqu'alors la plus zélée pour les ennemis des Hussites, sentit la voix de la patrie parler plus haut dans les cœurs que les animosités religieuses, et rejoignit les étendards de Procope le Grand pour repousser l'invasion.
(p. 111) Les forces de l'ennemi, supérieures en nombre à celles que les Bohémiens avaient réunies, mirent le siége devant Miess. Les Bohémiens se portèrent au-devant de lui, et quand ils arrivèrent sur les bords de la rivière Miess, qui les séparait des Allemands, leur vue frappa ceux-ci d'une terreur si panique, qu'ils tournèrent bride avant le premier choc[68]. Beaufort, après avoir essayé en vain de les rallier, fut entraîné dans la fuite de ses croisés, et fut rejoint par l'électeur de Trèves, qui arrivait avec un corps de cavalerie. Les Bohémiens se mirent à poursuivre les fugitifs, à en tuer et à en pendre un grand nombre; pour eux, ils ne perdirent que peu d'hommes. Beaucoup de ces malheureux fuyards furent tués par les paysans qui les traquaient comme des bêtes fauves. Le butin qui échut aux vainqueurs fut immense: petits et grands y prirent une large part, et c'est de ce partage, dit-on, que date la fortune de plusieurs familles de Bohême qui subsistent encore aujourd'hui[69].
Le pape écrivit, le 2 octobre 1427, à Beaufort, une longue lettre de condoléance sur la malheureuse retraite des fidèles. Il l'invitait à renouveler sa tentative sur la Bohême; mais le belliqueux prélat parut s'être dégoûté, dès lors, d'une guerre contre les Bohémiens hérétiques, et ne se mêla plus de leurs affaires.
La conduite patriotique des Bohémiens catholiques amena une sorte de réconciliation entre les diverses (p. 112) sectes religieuses. Les Hussites et les catholiques conclurent une trève de six mois, et, à l'expiration de cette trève, une conférence publique entre les deux partis devait régler les différends religieux. À cette nouvelle, le pape envoya une lettre à l'archevêque d'Olmutz pour prévenir cette conférence, qui ne produirait rien de bon et pourrait perdre beaucoup. La conférence eut lieu cependant; elle fut sans résultat au point de vue religieux, et servit seulement à prolonger la trève.
L'empereur Sigismond, désespérant de réussir par la force, essaya la voie des négociations. En 1428, il envoya aux Taborites et aux Orphelins, une députation pour leur représenter ses droits à la couronne de Bohême, et pour leur offrir des conditions favorables. Les ambassadeurs furent entendus à Kuttemberg; mais on leur répondit que Sigismond avait perdu tout droit au trône par ses guerres et ses croisades sanglantes contre la Bohême, et par l'outrage qu'il avait fait à ce pays en laissant brûler Jean Huss et Jérôme de Prague. Procope, qui n'assistait pas à l'entrevue, voyait, au contraire, une occasion favorable de terminer la lutte cruelle qui, depuis dix ans déjà, désolait ce pays. Il pria les ambassadeurs de venir le trouver au Thabor, où se trouvait alors son quartier-général, et il leur exprima son désir de pacifier la Bohême. Les ambassadeurs accueillirent avec joie ses propositions, et lui donnèrent un sauf-conduit pour se rendre en Autriche avec une légère escorte et avoir une entrevue avec l'empereur. Procope se rendit à la cour impériale; «c'était la meilleure occasion de faire la paix, dit Balbin; mais l'Empereur refusa toute concession, et Procope revint en Bohême avec la satisfaction de lui avoir offert la paix.» Sans se laisser décourager par son peu (p. 113) de succès, il proposa l'année suivante, 1429, dans la diète réunie à Prague, de reconnaître Sigismond s'il voulait accepter l'autorité des Écritures, suivre leurs préceptes, communier sous les deux espèces, et satisfaire les demandes des Bohémiens. On ouvrit des négociations avec l'empereur, qui réunit une diète à Presbourg. Procope y vint à la tête d'une députation bohémienne. La conférence dura toute une semaine, et la députation revint à Prague pour rendre compte de ce qu'elle avait fait. Les écrivains qui ont rapporté ces évènements, ne disent pas quels furent les résultats de la conférence de Prague; ils racontent seulement que, malgré le grand nombre de partisans que Sigismond comptait à la diète de Prague, on repoussa tout projet d'accommodement avec lui. On peut croire que l'empereur n'aurait pas accompli les demandes qu'on lui faisait, ou n'aurait pas donné des garanties suffisantes de leur exécution. Quoi qu'il en soit, les Hussites de tous les partis acceptèrent avec enthousiasme la proposition que fit Procope d'envahir l'Allemagne. Il entra dans ce pays, désola la Saxe jusqu'aux portes de Magdebourg, ravagea le Brandebourg et la Lusace, et revint en Bohême avec un butin immense. L'espoir d'un pareil succès attira sous ses drapeaux un grand nombre de Bohémiens, et l'année suivante, 1430, il réunit dans les plaines de Weissenberg, une armée de 52,000 hommes à pied, de 20,000 cavaliers, avec 3,000 chariots tirés par 12 ou 14 chevaux chaque. À la tête de cette armée il ravagea la Saxe et la Franconie jusqu'au Mein. Cent villes ou châteaux environ furent réduits en cendres; le butin fut si considérable, que les chariots des Bohémiens y suffisaient à peine. Outre ce butin, ils se faisaient payer des sommes énormes par les princes, les (p. 114) évêques, les villes, comme des rançons pour prévenir le pillage et la destruction[70].
Les heureuses invasions des Hussites remplirent Rome et l'Allemagne de consternation. L'empereur réunit une diète de l'empire à Nuremberg, où l'on résolut une nouvelle expédition contre la Bohême, et le pape fit proclamer par son légat, le célèbre Julien Césarini, une Croisade contre les hérétiques. La bulle publiée à ce sujet promettait indulgence plénière à tous ceux qui prendraient part à la Croisade ou s'y feraient remplacer. Elle remettait soixante jours des peines du purgatoire à tous ceux, hommes ou femmes, qui prieraient pour le succès de l'expédition. Des confesseurs, appartenant au clergé séculier et régulier, devaient entendre les confessions des Croisés, et avaient pleins pouvoirs de les absoudre s'ils s'étaient rendus coupables de violences contre des prêtres et des moines, s'ils avaient brûlé des églises ou commis d'autres sacriléges, même dans les cas réservés pour le siége apostolique.
Tous ceux qui avaient fait vœu de pèlerinage à Rome, à Compostelle ou ailleurs, en étaient relevés à condition de consacrer à la Croisade l'argent qu'ils auraient dépensé dans leur pèlerinage. Les confesseurs ne devaient prendre qu'un sou de Bohême pour confesser un Croisé, et même ne rien demander, si cette offrande n'était pas faite spontanément.
À ces avantages spirituels, on joignait l'espoir d'avantages plus positifs et plus matériels. Le butin immense que ces heureuses invasions avaient apporté et accumulé en Bohême, y avait produit une richesse considérable. (p. 115) Une Croisade contre la Bohême devait donc séduire toutes les classes de l'Allemagne, depuis le prince jusqu'au paysan le plus pauvre. Tous les avantages spirituels et temporels étaient réunis: on allait obtenir la rémission de ses péchés sans se soumettre à des pénitences sévères, sans être obligé à de fortes donations à l'Église, et de plus on pourrait ou faire sa fortune, ou la réparer. En un mot, c'était ce qu'on appellerait aujourd'hui une spéculation magnifique, et témoignait d'un charlatanisme fieffé, pour employer le langage du jour. D'autres causes plus élevées poussaient non moins vivement les esprits à une Croisade contre la Bohême. La honte que les victoires des Bohémiens avaient infligée à l'antique renommée militaire des Allemands, excitait dans tous les cœurs fiers un vif désir de l'effacer par des actes éclatants de valeur. Les ruines fumantes de tant de villes et de châteaux qui marquaient le passage des Hussites à travers les riches provinces de l'Allemagne, enflammaient encore chez les habitants de ces contrées l'ardeur de la vengeance contre les auteurs de ces calamités.
Les Croisés accoururent donc à Nuremberg de toutes les parties de l'Allemagne; mais l'empereur essaya encore la voie des négociations. Les propositions qu'il fit aux Bohémiens ayant été acceptées, une députation représentant tous les partis de la Bohême vint trouver la cour à Egra. Les négociations durèrent quinze jours; mais l'empereur se refusait à des concessions sincères. Les Bohémiens, voyant qu'on continuait les préparatifs de la Croisade contre eux, rompirent la conférence, déclarant que ce n'était pas leur faute si une juste paix ne terminait point cette guerre terrible. Ils se préparèrent à défendre vigoureusement leur patrie. Tous, même les (p. 116) Catholiques, réunis contre l'ennemi commun, se rallièrent sous la bannière de Procope le Grand, qui rassembla près de Chotieschow, 50,000 fantassins, 7,000 cavaliers d'élite, et 3,000 chariots, attirail de guerre devenu indispensable pour les Bohémiens.
Les Croisés étaient environ 90,000 fantassins, 40,000 cavaliers, et avaient pour chefs, outre le légat Césarini, les électeurs de Saxe et de Brandebourg, le duc de Bavière et un grand nombre de princes séculiers et ecclésiastiques d'Allemagne. Ils pénétrèrent en Bohême par la grande forêt qui la limite du côté de la Bavière. Les éclaireurs qu'ils avaient envoyés reconnaître la position et la force des Bohémiens, se laissèrent tromper par les manœuvres habiles de Procope, et par les indications mensongères que leur donnèrent les habitants. Ils rapportèrent que les Bohémiens, en proie à des divisions intestines, fuyaient dans tous les sens devant l'armée des envahisseurs. Les Croisés s'avancèrent sans obstacle jusqu'à Tausch et en firent le siége; mais, quelques jours après, Procope apparut à la tête des Taborites et des Orphelins, et força les assiégeants de s'enfuir. Les Croisés se dispersèrent, mirent tout à feu et à sang, et se rallièrent à Riesenberg où ils prirent une forte position. Ils s'aperçurent bientôt que les prétendues divisions des Bohémiens étaient un mensonge, et qu'au contraire ils se réunissaient de toutes parts contre l'ennemi commun. La connaissance de l'accord des Bohémiens produisit sur les Croisés de Césarini l'effet qu'il avait déjà produit sur les Croisés de Beaufort. Le duc de Bavière fut le premier à fuir, abandonnant son équipage pour ralentir la poursuite des ennemis; l'électeur de Brandebourg, et bientôt l'armée tout entière suivirent son exemple. Le seul homme qui ne partagea pas la panique générale, (p. 117) fut un prêtre, le cardinal lui-même. Il harangua ses troupes avec une grande présence d'esprit, il leur représenta que leur fuite déshonorerait leur patrie, et que leurs ancêtres idolâtres combattaient plus courageusement pour leurs idoles, qu'eux-mêmes pour la cause du Christ. Il les exhortait à se rappeler les anciens héros de leur race, les Ariovistes, les Tuiscons, les Arminius, et leur montrait qu'ils avaient plus de chances de se sauver par la résistance que par une fuite honteuse où ils seraient pour sûr atteints et égorgés. Que ce soit le souvenir de la gloire de leurs ancêtres ou le sentiment de leur propre salut qui donna le plus de poids aux paroles du cardinal, je ne sais, mais enfin il réussit à les rallier et à occuper la forte position de Riesenberg, où il était résolu d'attendre l'ennemi. Cette détermination ne dura pas long-temps; car, à la vue des Bohémiens, les Croisés furent saisis d'une terreur si panique que Césarini ne put pas les arrêter et fut même entraîné dans leur fuite; 11,000 Allemands périrent dans cette journée, où l'on ne fit que 700 prisonniers; 240 fourgons chargés d'or et d'argent, et aussi, comme le remarque un chroniqueur, d'excellent vin, tombèrent entre les mains des Bohémiens. Ils s'emparèrent encore de toute l'artillerie des ennemis qui montait à 50 canons; quelques historiens l'évaluent à 150 canons. Césarini perdit dans cette fuite son chapeau et sa robe de cardinal, sa crosse, sa sonnette et la bulle pontificale qui proclamait la croisade dont le résultat était si piteux.
Les auteurs allemands ont commenté de bien des manières la panique extraordinaire qui saisit un peuple aussi belliqueux que les Allemands, et les fit fuir deux fois à la seule vue des Bohémiens. Jamais personne n'a (p. 118) mis en doute la valeur dont les Allemands ont donné tant de preuves avant et depuis la guerre des Hussites. Cet exemple prouve peut-être plus que tout autre que, même dans une lutte physique, l'activité morale est supérieure à la force brute. Une petite nation qui combat pro aris et focis, pour ses autels et sa liberté, qui a foi dans la justice et le succès de sa cause, peut l'emporter sur les armées les plus nombreuses et les plus disciplinées. Celles-ci n'ont pas d'inspirations semblables pour les soutenir, et se laissent bientôt décourager même par leurs succès temporaires. Les Espagnols ont l'habitude de dire d'un homme qu'il a été et non pas qu'il est brave; car souvent la même personne peut montrer la plus grande bravoure dans une circonstance, et dans d'autres agir tout différemment. Tous admettent la vérité de cette observation; mais ce qui est vrai d'une personne, l'est aussi de plusieurs, et même de toute une nation, surtout si l'on songe que les foules sont plus sujettes que les individus aux effets temporaires de l'enthousiasme et de l'abattement. L'histoire est pleine d'exemples de ce fait, et ce sera pour moi une triste tâche de décrire, sous l'influence désolante du despotisme autrichien et romain, la prostration de cet esprit national que la guerre des Hussites avait développé en Bohême avec une énergie aussi remarquable. Sans scruter ces pages de l'histoire, nous pouvons voir aujourd'hui revivre l'esprit national là où depuis long-temps il paraissait éteint, et ces exemples ne peuvent que remplir de joie les cœurs de tous les amis de la liberté du genre humain et de la dignité de la nature humaine. Rome, dont la gloire semblait ensevelie pour toujours dans l'urne funéraire de ses anciens héros, a montré par la noble résistance qu'elle a faite contre l'inqualifiable (p. 119) invasion de la Gaule moderne, que l'esprit de Camille, endormi depuis tant de siècles sous les ruines de la ville éternelle, a revécu dans ses énergiques défenseurs. Venise, la belle Venise, tombée ignominieusement, après des siècles de grandeur, sans avoir disputé son indépendance, a déployé dans son admirable résistance aux oppresseurs de l'Italie, un patriotisme digne des jours glorieux des Dandolo, des Zeno, des Pisani; sa résistance n'a pas réussi à rendre à la reine de l'Adriatique ses antiques honneurs, mais elle a fait briller son nom d'un aussi vif éclat que celui qui illumine la page la plus illustre de sa romanesque histoire de la Guerre de Chiozza (1378-81). On peut donc justement espérer que, malgré les nuages noirs qui assombrissent aujourd'hui l'horizon de la belle Italie, ses enfants pourront bientôt lui assurer tous les avantages de la liberté civile et religieuse, et qu'elle pourra redevenir
Magna parens frugum saturnia tellus,
Magna virûm.
L'issue malheureuse de la croisade de Césarini mit un terme aux tentatives d'invasion en Bohême; mais les Taborites et les Orphelins continuèrent leurs courses sur les provinces de l'Empire. Les deux Procope pénétrèrent en Hongrie, où, malgré la vigoureuse résistance des habitants, ils commirent de grands dégâts. L'Empereur et le concile qui venait de s'assembler à Bâle, se décidèrent donc à obtenir par la douceur ce qu'ils n'avaient pu obtenir par la force. Par suite de cette résolution, l'empereur et le cardinal Césarini adressèrent aux Hussites des lettres affectueuses où ils les invitaient à des conférences religieuses dans la ville de Bâle, et leur accordaient la liberté d'accomplir le service (p. 120) divin suivant leurs rites, pendant le séjour qu'ils y feraient. Après une négociation prolongée, les Hussites acceptèrent cette entrevue et envoyèrent à Bâle une députation de prêtres appartenant à tous les partis, que le recteur de l'Université de Prague avait choisis. Il y avait aussi des députés laïques, et à leur tête était Procope le Grand.
Ils furent rejoints par un ambassadeur polonais. Procope fit beaucoup valoir cette nouvelle preuve d'intérêt donnée par une nation parente; c'était probablement la conséquence des ambassades envoyées par les Hussites en Pologne en 1431 et 1432, dont j'ai rendu compte. La députation des Hussites, composée de 300 personnes, arriva à Bâle le 6 janvier 1433; Æneas Sylvius assistait à son arrivée, et voici comment il la décrit:
«Toute la population de Bâle se pressait dans les rues ou hors de la ville pour les voir arriver. Ils étaient au milieu de membres du concile qu'avait attirés la réputation de cette belliqueuse nation. Hommes, femmes, enfants, personnes de tout âge et de toute condition remplissaient les places publiques, occupaient les portes et les fenêtres et même les toits des maisons pour attendre leur venue. Les spectateurs considéraient attentivement les Bohémiens, désignant du doigt ceux qui avaient attiré particulièrement leurs regards. Ils s'étonnaient de leurs habits étrangers qu'ils voyaient pour la première fois, de leur visage terrible, de leurs yeux ardents. On ne trouvait nullement exagérées toutes les peintures qu'on en avait faites. (Il courait à cette époque en Allemagne, un dicton qui disait que dans chaque Hussite il y avait cent démons). Tous les regards se portaient sur Procope. C'est lui, disait-on, qui a battu tant d'armées de fidèles, détruit tant de (p. 121) villes, massacré tant de mille hommes. C'est lui que ses soldats redoutent autant que ses ennemis; c'est ce général, invincible, courageux, qui ne connaît pas la crainte.» Les députés hussites avaient reçu de leurs commettants l'ordre d'insister sur les articles qui avaient toujours servi de base aux négociations pour la paix, et ils refusèrent d'entrer dans aucune discussion des dogmes proclamés par Jean Huss ou par Wiclef, et sur lesquels les pères du concile les invitaient à s'expliquer. Si l'on avait adopté le premier de ces quatre articles, c'est-à-dire la liberté illimitée de prêcher la parole de Dieu, sa conséquence aurait été la libre interprétation des Écritures, principe fondamental du Protestantisme.
Les débats entre les Hussites et les pères du concile furent donc bornés à ces quatre articles. Ulric, prêtre des Orphelins, défendit contre Henry Kalteisen, docteur en théologie, la liberté de prêcher la parole de Dieu. Jean de Rokiczan soutint la deuxième proposition, la communion des deux espèces, contre Jean de Raguse, général des Dominicains et plus tard cardinal. L'Anglais Pierre Payne soutint contre Jean de Polemar, archidoyen de Barcelone, que le clergé ne pouvait pas posséder de biens temporels. La quatrième proposition, concernant le châtiment des crimes sans considération de leurs auteurs, c'est-à-dire du clergé, fut défendue par un prêtre taborite, Nicolas Peldrzymowski, contre Gilles Charlier, professeur de théologie, doyen de Cambrai. Les Bohémiens furent beaucoup fatigués et peu convaincus par les longs discours de leurs adversaires. Le cardinal Césarini prit à l'occasion part dans ces discussions, et eut affaire à Procope, qui maniait la dialectique avec autant de dextérité et de succès que l'épée (p. 122) ailleurs. En voici un exemple: les députés ayant refusé, comme j'ai dit, de discuter autre chose que les quatre propositions, sous prétexte qu'ils n'en avaient pas le droit, le cardinal leur reprocha d'avoir des opinions hétérodoxes et de croire, entre autres choses, que les ordres mendiants étaient une invention du diable.—Oui, dit Procope, puisque les mendiants n'ont été institués ni par les patriarches, ni par Moïse, ni par J.-C., ni par les prophètes, ni par les apôtres, que peuvent-ils être sinon une invention du diable et une œuvre de ténèbres. Cette réponse excita un rire universel dans l'assemblée. Rappelons encore une anecdote relative à ces conférences, qui prouve la vivacité des parentés slaves. Jean de Raguse était un Slave, né dans la ville dont il portait le nom, et qui, à cette époque, était un centre célèbre de la littérature slave en Dalmatie. Pendant ses discussions avec les députés hussites, il employa plus d'une fois les mots d'hérétique et d'hérésie. Procope irrité s'écria: «Cet homme, notre compatriote, nous insulte en nous appelant hérétiques.» Jean de Raguse répondit: «C'est parce que je suis votre compatriote de nation et de langue que je voudrais vous ramener dans le sein de l'Église.» Les sentiments nationaux des Bohémiens furent si blessés par ce qu'ils considéraient comme un affront dont l'auteur était un de leurs compatriotes, qu'ils furent sur le point de se retirer. On eut de la peine à leur persuader de rester; quelques-uns même demandèrent que Jean de Raguse cessât de prendre part aux controverses.
Les députés hussites, après avoir séjourné trois mois à Bâle, revinrent en Bohême sans avoir rien obtenu. La haine mortelle qui animait les Catholiques romains, surtout ceux d'Allemagne, s'adoucit beaucoup par la (p. 123) courtoisie que montra le concile et les relations amicales que les deux partis entretinrent pendant le séjour des Bohémiens. À leur départ, le concile envoya une ambassade en Bohême pour reprendre à Prague les conférences infructueuses de Bâle. On accueillit l'ambassade avec de grands honneurs, et une diète fut convoquée à Prague. Les négociations entre la diète et les délégués du concile réussirent davantage: les Bohémiens consentirent à admettre les quatre propositions modifiées, ou, comme l'on dit, expliquées par le concile, qui les confirma solennellement sous le nom de Compactata. L'empereur Sigismond fut, aussitôt après, reconnu comme roi légitime de Bohême.
Cet accord avec l'empereur et le concile fut conclu par les magnats et les villes principales de la Bohême. Ils étaient las de cette longue guerre qui, malgré ses succès, était une calamité pour le plus grand nombre, et ceux qui s'étaient enrichis à la guerre désiraient la paix pour jouir de leurs richesses. Les Calixtins, qui formaient une sorte d'Église aristocratique, inclinaient plus vers Rome que les Hussites extrêmes, les Taborites, les Orphelins, les Orebites. Sigismond était justement impopulaire en Bohême; mais il avait pour lui le prestige de la légitimité, et malgré les outrages qu'il avait infligés à la Bohême, beaucoup se rappelaient qu'il était fils de Charles IV, le meilleur roi qui se fût jamais assis sur le trône. Le sentiment de fidélité à la dynastie légitime est imprimé profondément dans l'esprit de toute nation. Ce sentiment, malgré la glorieuse administration de Cromwell, assura au fugitif Charles II son éclatante restauration, et fit que ses partisans restèrent si fidèlement attachés à la cause de cette malheureuse dynastie. Ces sentiments trouvaient (p. 124) peu d'écho chez les Hussites extrêmes, que je puis appeler les puritains de Bohême, et qui, comme ceux d'Angleterre, inclinaient au gouvernement républicain.
Pendant les négociations entre la diète de Prague et le concile, Czapek, chef des Orphelins, offrit ses services au roi de Pologne, alors en guerre avec l'Ordre germanique. Malgré l'opposition du clergé, le roi catholique et le sénat polonais accueillirent avec joie le secours de ces hérétiques obstinés.
Les Orphelins et quelques Taborites[71], avec huit mille fantassins, huit cents cavaliers et trois cent quatre-vingts chariots, entrèrent en Pologne, et, après s'être unis aux Polonais, envahirent les possessions de l'Ordre teutonique[72], prirent douze places fortes et ravagèrent tout le pays. La vue seule de ces rudes soldats inspirait la terreur, tous s'enfuyaient à l'approche des Hussites redoutés. Ils pénétrèrent jusqu'à la Baltique, remplirent d'eau de mer leurs bouteilles, pour les rapporter chez eux comme preuve que leurs armes avaient atteint les rivages d'une mer lointaine.
Les Orphelins revinrent en Bohême, et se joignirent à Procope qui, avec les Taborites et les Orebites, s'était déclaré contre les Compactata, ou quatre propositions expliquées par le concile. Procope se plaignait que le concile eût essayé de tromper les Bohémiens par cet (p. 125) artifice, et accusait ceux qui soutenaient les projets du concile, de trahir leurs propres intérêts par une prudence mal entendue. Aussi les délégués du concile firent-ils tout ce qu'ils purent pour exciter les partisans des Compactata contre les Taborites et leurs alliés. Une ligue composée des principaux nobles du pays, Calixtins et Catholiques, se forma, et son premier acte fut de s'assurer la possession de Prague. Ils réussirent sans peine à occuper la vieille ville, dont les habitants partageaient leurs opinions. Mais ceux de la nouvelle ville refusèrent de se soumettre à la ligue, et s'opposèrent à l'entrée des troupes, sous les ordres de Procope le Petit et du Taborite Kerski.
Une sanglante bataille eut lieu le 6 mai 1434, les ligueurs emportèrent de force la ville nouvelle et en chassèrent les défenseurs, qui allèrent rejoindre le camp de Procope le Grand. Le parti des vrais Hussites[73] subsistait encore, malgré les pertes considérables qu'il avait éprouvées à la défaite de Prague. Beaucoup de villes les appuyaient encore, et leurs forces réunies formaient une nombreuse armée plus à craindre par son esprit que par son nombre. Procope, à la tête de trente-six mille combattants, marcha sur Prague pour reprendre la ville nouvelle; mais la ligue réunit contre lui une année plus nombreuse que la sienne, et rallia même les premiers alliés de Procope. Les armées se rencontrèrent dans les plaines de Lipan, le 29 mai, entre les villes de Boehmish-Brod et de Kaursim, à quatre milles allemands de Prague.
Procope souhaitait une bataille dans l'espoir de pénétrer dans Prague par un de ces mouvements stratégiques (p. 126) où il excellait, et d'occuper la ville où il avait de nombreux partisans et d'où ses adversaires avaient fait sortir toutes leurs forces. Mais les ligueurs firent une charge furieuse contre son camp, et rompirent son rempart habituel, les barricades de chariots. Les Taborites, peu habitués à voir la cavalerie rompre leur rempart mobile, plièrent et s'enfuirent de l'autre côté du camp. Procope rallia les fugitifs; mais, à ce moment critique, Czapek, le même qui avait conduit en Pologne les Hussites auxiliaires, trahit sa cause et s'enfuit du champ de bataille avec sa cavalerie. Alors Procope, suivi de ses meilleurs soldats, se précipita au milieu de l'ennemi, lui disputa long-temps la victoire, jusqu'à ce que, accablé par le nombre, il succombât, ainsi que son homonyme, Procope le Petit, qui avait vaillamment combattu à son côté.
Ainsi finit le grand chef bohémien, dont le nom seul remplissait de terreur les ennemis de sa patrie. Ce héros succomba, plutôt fatigué de vaincre que vaincu (non tam victus quam vincendo fessus). Cette expression n'est pas d'un écrivain de sa croyance et de sa race, mais d'un Catholique contemporain (Æneas Sylvius Piccolomini, depuis le pape Pie II.—Hist. Bohêm., cap. LI), qui pouvait apprécier son caractère et qui l'avait connu personnellement à Bâle. Ce fut une victoire gagnée par des Bohémiens sur des Bohémiens, et non pour des Bohémiens. On peut dire que la bataille de Lipan termine la guerre des Hussites. Quelques chefs taborites continuèrent, pendant quelque temps, une guerre de partisans, mais insignifiante, et qui se termina facilement.
On doit regarder cette guerre comme un des plus extraordinaires épisodes de l'histoire moderne, et peut-être (p. 127) comme le plus extraordinaire. Une petite nation comme la Bohême, avec une population divisée, sans autres secours extérieurs qu'une poignée de Polonais, a résisté, pendant près de quinze ans, aux forces réunies de l'Allemagne et de la Hongrie, et a tiré de terribles représailles des invasions de ses ennemis. Une autre circonstance montre que, dans cette lutte inégale, les Bohémiens ont déployé une valeur incomparable et une activité intellectuelle dont on trouverait difficilement un pareil exemple. Au milieu de la tourmente de cette guerre acharnée, l'Université de Prague continua ses cours habituels et conféra ses grades académiques, et l'instruction paraît avoir été répandue dans toutes les classes de la population. On a des traités sur différents points religieux, écrits à cette époque par des artisans, et l'on y trouve souvent beaucoup de talent et un zèle enflammé. Æneas Sylvius, déjà cité plus d'une fois, dit que toutes les femmes des Taborites connaissaient à fond l'Ancien et le Nouveau-Testament. Il remarque qu'en général les Hussites, qu'il hait cordialement, n'ont pas d'autre mérite que l'amour des lettres (nam perfidum genus illud hominum hoc solum boni habet quod litteras amat. Voir sa lettre à Carvajal). Je ne crois pas que l'Europe occidentale puisse opposer à Procope le Grand, personne qui ait réuni un courage aussi entreprenant, une habileté militaire aussi consommée et une science si profonde, comme il en donna la preuve en luttant d'arguments contre les doctrines de l'Église romaine avec autant de succès que les armes à la main sur le champ de bataille.
On a beaucoup parlé des cruautés commises par les Hussites et surtout par leurs illustres chefs, Ziska et Procope. Beaucoup d'historiens allemands emploient (p. 128) l'expression de barbarie de Hussite, pour désigner tout acte cruel, barbare et sauvage. Je n'ai point l'intention de justifier les cruautés dont les Hussites se rendirent coupables plus d'une fois; mais ils n'ont pas été les agresseurs dans cette lutte sauvage. Que la responsabilité de ces atrocités retombe sur la tête des cruels et iniques assassins de Jean Huss et de Jérôme de Prague, de ceux qui ont égorgé les premiers Hussites à Slan, qui ont massacré des pèlerins inoffensifs, occupés à honorer Dieu suivant leur conscience, et qui se sont conduits envers les Hussites avec autant de cruauté que ceux-ci en ont montré envers leurs ennemis. Les Allemands et les autres peuples de l'Europe n'ont-ils pas, eux aussi, à répondre sur les mêmes accusations de cruauté et de barbarie que les ennemis religieux et politiques des Hussites font peser sur leur mémoire? Soutenir le contraire serait aller contre l'évidence historique. Pour moi je m'en porte garant, et un seul exemple prouvera si j'ai tort ou raison.
L'histoire complète des guerres des Hussites n'offre pas un exemple d'une cruauté aussi grande que le massacre de Limoges, où hommes, femmes et enfants furent égorgés, non par un soldat échauffé dont la fureur n'écoute plus les ordres du chef, mais d'après l'ordre réfléchi du commandant lui-même. Un général ordonna de sang-froid d'égorger les hommes et même les femmes et les enfants qui, à genoux devant lui, se défendaient d'avoir pris part à la trahison de leurs supérieurs! Et quel est le chef qui viola si cruellement les lois divines et humaines? C'était sans doute un barbare infidèle ou un fanatique poussé à la cruauté par la persécution de sa croyance et de sa race, comme Ziska et Procope? Non, c'était le miroir, le parangon de la chevalerie, le (p. 129) sujet de tant de romans, le prince noir de Galles[74], et cependant ce carnage insensé n'a pas obscurci sur son écusson, aux yeux de la postérité, la gloire de Crécy et de Poitiers, ou sa conduite chevaleresque envers le roi de France prisonnier. Les annales de l'Europe occidentale, à cette époque, fourniraient d'autres exemples de cruautés semblables; mais un historien impartial ne jugera pas les grands caractères du moyen-âge au point de vue élevé de moralité que notre siècle éclairé reconnaît, au moins, s'il ne la pratique pas. Obligé de rapporter leurs crimes, il saura payer à leurs nobles actions le tribut d'éloges qu'elles méritent; car leurs excès, pour employer l'expression du grand orateur romain, furent la faute de leur âge et non celle des hommes;—non vitia hominis, sed vitia sæculi. Nous donc, Slaves, à la vue de l'énergie que notre race a déployée dans la guerre des Hussites, nous concevons l'orgueilleux espoir que l'avenir produira des caractères aussi énergiques que ceux qui ont signalé cette époque, et que leur carrière sera féconde, non en destructions et en souffrances, mais en bienfaits et en avantages pour (p. 130) l'humanité. Puisse leur gloire consister, non à continuer les luttes terribles de Ziska et de Procope, mais à développer et à compléter la noble entreprise de Jean Huss et de Jérôme de Prague.
Les Calixtins et les Catholiques romains accueillirent l'empereur Sigismond comme leur monarque légitime. Il jura le maintien des Compactata et des libertés nationales. Quelques chefs des Taborites résistèrent; ils furent défaits, pris et exécutés; mais il eut la sagesse de ne pas persécuter le reste des Taborites, il leur laissa la ville de Tabor, leur accorda le libre exercice de leur religion et une étendue considérable de terrain, en se contentant d'un léger tribut.
Dès qu'on les laissa paisibles, ils s'appliquèrent à l'industrie, et les farouches soldats devinrent de pacifiques citoyens; en un mot, le véritable caractère slave, paisible et industrieux quand il n'est pas opprimé, reparut là comme auparavant et comme il s'est toujours montré. Æneas Sylvius les visita au Tabor. Ne sachant où passer la nuit, comme il raconte, il aima mieux coucher dans leur ville que dans la campagne, où il aurait eu à se garder des voleurs. Les Slaves le reçurent avec l'hospitalité nationale, faisant éclater leur joie à sa vue; quoique leur aspect dénotât leur misère, ils lui offrirent aussitôt, à lui et à sa suite, de la viande et de la boisson en abondance. Il les appelle cependant une secte abominable, perfide, digne des peines capitales. Il ne leur reproche aucun vice ni aucune immoralité, leur seul crime est de rejeter la suprématie de l'Église romaine, de ne pas croire à la transsubstantiation, etc. Il énumère une série de propositions de l'Église que les Taborites rejetaient, et termine ainsi (lettre à Carvajal): «Cependant ce peuple sacrilége et infâme (sceleratissimos), (p. 131) que l'empereur Sigismond devrait exterminer ou reléguer à l'autre extrémité du monde, pour l'occuper à déterrer ou à briser des pierres, et l'exclure de tout rapport avec le genre humain, obtient de lui, au contraire, des droits et des immunités, il ne paie qu'un léger tribut: c'est une honte et une injure pour lui et son royaume. Il suffit d'un peu de levain pour aigrir toute la pâte, et de cette lie du peuple pour souiller toute la nation.» Voilà les sentiments charitables avec lesquels le savant illustre et le pape futur reconnaissait l'hospitalité des pauvres Taborites.
Vers 1450, les Taborites changèrent leur nom pour celui de Frères bohémiens, et, en 1456, ils formèrent une communauté tout-à-fait distincte des autres sectateurs de Jean Huss, des Calixtins. En 1458, les Catholiques et les Calixtins leur firent supporter une violente persécution. La persécution reprit avec violence en 1466; mais elle ne put abattre le zèle et le courage des Frères, dont la dévotion grandissait avec les tourments et la persécution. Ils réunirent un synode à Khota, et fondèrent leur Église en élisant les plus vieux, selon l'usage des premiers chrétiens. Ils adoptèrent les mêmes dogmes que les Vaudois, et leurs prêtres reçurent l'ordination d'Étienne, l'évêque vaudois de Vienne[75]; ils furent souvent appelés, pour ce fait, Vaudois.
La première Église protestante des Slaves continua à souffrir la persécution la plus inexorable, et fut obligée de se réfugier dans les cavernes et les forêts pour y tenir (p. 132) ses synodes et y accomplir le service divin. On donnait à ses sectateurs les noms injurieux d'Adamistes, de picards, de voleurs, de brigands, et toutes les appellations les plus outrageantes.
Les souffrances de cette Église furent suspendues en 1471, à l'avènement du prince polonais Vladislav Jagellon, qui lui accorda aussitôt la liberté religieuse. Les Frères espérèrent alors en des temps plus heureux pour leur culte qui, en 1500, comptait environ deux cents lieux d'exercice. En 1503 on les exclut des offices publics, mais ils présentèrent au roi Vladislav une apologie de leurs croyances, et ce prince, convaincu de leur innocence, arrêta la persécution. En 1506, le clergé catholique réussit à la renouveler, sous prétexte que la reine, qui était enceinte, pourrait obtenir, par cet acte de piété, une heureuse délivrance. Les Frères ne ralentirent pas leur zèle, malgré leur misérable condition, et publièrent en 1506, à Venise, une traduction de la Bible dans leur langue.
Lorsque la dynastie autrichienne reparut sur le trône de Bohême, les Frères furent de nouveau en butte à ses rigueurs. La diète de Prague, en 1544, publia contre eux des lois sévères, leurs lieux de réunion furent fermés et leurs ministres emprisonnés. En 1548, le roi Ferdinand leur ordonna par un édit, sous les peines les plus sévères, de quitter le pays dans le délai de quarante-deux jours. Un grand nombre, et parmi eux les principaux ministres, émigrèrent en Pologne, où ils furent très honorablement accueillis et fondèrent des Églises florissantes.
On sait que les Frères moraves continuèrent la tradition de l'Église bohémienne, reconstituée pendant le cours du XVIIIe siècle par le comte Zinzendorff. On connaît (p. 133) leurs vertus, leur piété, leur zèle infatigable de propagande. Je ne saurais cependant me défendre d'un certain étonnement à la vue d'un fait que je me déclare impuissant à comprendre. Les Frères moraves consacrent leurs travaux, leur charité, au monde entier, à l'exception de la race dont ils sont eux-mêmes sortis, de la race qui a produit Jean Huss. Il semble, en vérité, qu'ils aient plus à cœur la prospérité des Groënlandais, des Nègres et des Hottentots, que celle des Slaves. Ils pourraient, sans avoir à franchir mers ni montagnes, faire beaucoup de bien dans le voisinage de leurs églises les plus florissantes. À coup sûr, on ne leur demande pas d'entreprendre la conversion des Slaves soumis à la domination russe; mais n'y a-t-il pas en Silésie une foule de Slaves? On n'espère même pas qu'ils cherchent à opérer des conversions parmi ceux qui obéissent à l'Église romaine; ces tentatives pourraient entraîner des querelles incompatibles avec leur caractère pacifique, et plus nuisibles d'ailleurs que profitables; mais il y a en Silésie et dans la Prusse orientale, un grand nombre de Slaves protestants, dont l'éducation religieuse est très imparfaite, faute de pasteurs qui soient en mesure de les instruire dans leur langue. Ces Slaves offrent un vaste champ aux travaux des Frères moraves; cependant, bien que l'on puisse rencontrer parmi ceux-ci plusieurs ministres très savants dans la langue des Hindous, des Hottentots et des Esquimaux, je doute que l'on en trouve qui connaissent le dialecte dans lequel Jean Huss a proclamé la parole de Dieu. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce point: je me bornerai à demander s'il ne paraîtrait pas étrange que le descendant d'une illustre famille se dévouât entièrement aux intérêts de l'humanité, et ne fît exception que pour les (p. 134) membres de sa propre famille? C'est là, précisément, le cas des Frères moraves. Ils prennent le nom du pays slave où fut établie leur première Église; ils se présentent comme les descendants des plus purs disciples du grand réformateur slave, et pourtant ils demeurent complètement étrangers à cette race! Si je pouvais être assez heureux pour que ce livre attirât l'attention de quelques Moraves, je les prierais instamment de considérer que leur communauté est une branche coupée du grand arbre slave; que les boutures de l'arbre, transplantées çà et là à l'étranger, n'ont jamais produit que de petits oasis, tandis que, si elles étaient de nouveau regreffées sur le tronc originaire, elles produiraient en peu de temps une épaisse et vaste forêt.
Je reviens à l'histoire des Hussites modérés, qui formaient la majorité des habitants de la Bohême. Aussitôt que Sigismond se crut solidement assis sur le trône de ce pays, il se prononça ouvertement pour le rétablissement de l'ancien ordre ecclésiastique. Cette mesure aurait sans doute provoqué une nouvelle guerre entre la Bohême et Sigismond; mais ce prince mourut en 1437. Il ne laissa point de fils, et il désigna pour son successeur en Hongrie et en Bohême, Albert d'Autriche, époux de sa fille Élisabeth. Albert fut reconnu sans difficulté comme roi de Hongrie, et nommé empereur; mais son aversion connue pour les Compactata lui valut une forte opposition en Bohême. Accepté par les Catholiques et couronné à Prague, il se vit repoussé par les Hussites qui nommèrent Casimir, frère du roi de Pologne et fils de Vladislav Jagellon, à qui ils avaient fréquemment offert la couronne. La diète polonaise de Korczyn confirma cette élection en dépit du clergé, et envoya une armée à l'appui des Hussites. Casimir, qui n'avait alors que (p. 135) treize ans, entra en Bohême à la tête de cette armée, et ayant opéré sa jonction avec les Hussites, il remporta des avantages considérables sur le parti impérial, soutenu par les forces allemandes et hongroises; mais la trahison du comte de Cilley[76], une épidémie qui décima l'armée, et quelques disputes intestines entre les Hussites, l'empêchèrent de triompher. Le concile de Bâle parvint à arrêter les hostilités, et un congrès se réunit à Breslau pour rétablir la paix. Les délégués polonais demandèrent que Casimir et Albert consentirent à renoncer à leurs prétentions au trône de Bohême et se soumissent à la décision qui serait prise par une diète de ce pays. Cette proposition libérale, qui ralliait les Bohémiens de tous les partis, fut repoussée par l'empereur, qui craignait que le parti de Casimir, soutenu par les Hussites ne vînt à l'emporter sur le sien, composé exclusivement de Catholiques. Le concile de Bâle prévint le retour des hostilités, et l'empereur mourut peu de temps après en Hongrie. Ce prince était un défenseur énergique de l'autorité absolue de Rome; mais ses qualités personnelles ont été louées par Bartoszek Drahonitzki, Bohémien ultrà, qui a dit de lui: «Puisse son âme reposer en paix, parce que, bien qu'Allemand, il était honnête, vaillant et bon.»
Le roi de Pologne, Vladislav III, fut élevé au trône de Hongrie après la mort d'Albert, et son frère Casimir, ayant obtenu le gouvernement de la Lithuanie, ne lui disputa plus la couronne de Bohême. Albert n'avait point d'enfants; mais il laissait une femme enceinte, dont il avait invoqué les droits pour obtenir la couronne (p. 136) de Hongrie et pour prétendre à celle de Bohême. La reine donna le jour à un fils; les titres du prince enfant (Vladislaus Postumus), méconnus par les Hongrois qui, comme je l'ai dit, nommèrent le roi de Pologne, furent respectés en Bohême, et Georges Podiebradski, noble hussite, homme très éminent et très influent dans son pays, fut chargé de la régence pendant la minorité de Vladislav. Patriote sincère, Podiebradski avait réellement à cœur la tranquillité de son pays et celle de toute la chrétienté, qui était alors très menacée par les Turcs. L'empereur Frédéric III et plusieurs autres princes apprécièrent ses loyales intentions; mais ils ne purent réussir à obtenir du pape la confirmation des Compactata, qui avaient été solennellement garantis par le concile de Bâle, et dont Podiebradski et les Hussites sollicitaient l'exécution. Le pape Nicolas II envoya en Bohême, en 1447, le cardinal Carvajal, en qualité de légat. Celui-ci fut reçu avec les plus grands honneurs. Les Bohémiens insistèrent sur la confirmation des Compactata; mais il demanda le temps de réfléchir sur cet important sujet, et il réclama l'exemplaire original afin de l'examiner avec attention. On fit droit à cette requête; mais aussitôt le légat quitta Prague en secret et emporta le précieux document. Il fut arrêté en route par des chevaliers de Bohême, qui le sommèrent de restituer ce qu'ils appelaient leur grande charte ecclésiastique. «La voici, dit le légat; mais un jour viendra où vous n'oserez plus l'invoquer.» En dépit de l'opposition faite aux Compactata par le pape, l'Église calixtine fut maintenue pendant la régence de Podiebradski.
Vladislav Postume prit les rênes du gouvernement en 1456, mais il mourut l'année suivante. Un grand nombre de candidats exposèrent leurs prétentions à la (p. 137) diète réunie à Prague en 1458: George Podiebradski fut élu.
Podiebradski était un homme des plus éminents; mais il avait à lutter contre d'immenses embarras. S'il rendit à la Bohême les provinces qui avaient été occupées par les princes étrangers, il ne put maintenir la paix inférieure, qui était continuellement troublée par les intrigues du pape. Il fut reconnu comme roi de Bohême par l'empereur; il jura obéissance au pape sous la réserve des Compactata; mais le pape Pie II qui, sous le nom d'Æneas Sylvius, avait été secrétaire du concile de Bâle, et qui, en cette qualité, avait été l'un des principaux auteurs des Compactata, en demanda l'abolition, et il excommunia Podiebradski en 1463[77]. L'empereur, et plusieurs autres princes qui avaient l'intention de placer Podiebradski à la tête d'une expédition contre les Turcs, intercédèrent auprès du pape, qui demeura inexorable. La situation devint encore plus difficile lorsque Paul II fut élevé à l'épiscopat. Ce pontife fit savoir, par l'organe de son légat, que, «bien que le concile de Bâle eût garanti les Compactata, cet acte n'avait jamais été confirmé par le Saint-Père.» Paul II déclara que «le Saint-Père était infaillible dans ses jugements contre l'hérésie; qu'un monarque hérétique était impie; que le règne d'un monarque impie ne pouvait être que funeste à l'humanité, et, en conséquence, l'emploi de la force était légitime.» Cette déclaration fut, en 1465, suivie d'une croisade dont Podiebradski triompha. Mais les intrigues du pape devinrent plus actives; vainement Podiebradski fit remarquer les progrès incessants des Turcs depuis la prise de (p. 138) Constantinople en 1454; vainement il offrit des troupes, de l'argent, son bras, pour combattre l'ennemi commun de la chrétienté. Le légat du pape, Fantinus de la Valle, déclara à Nuremberg que, dans la pensée du Saint-Père, il valait mieux employer l'armée de l'empire et prêcher la croisade contre les hérétiques que contre les Turcs.
Les intrigues du pape atteignirent enfin leur but. Un grand nombre de sujets de Podiebradski, notamment les nobles et les évêques, se dégagèrent du serment de fidélité; mais la loyauté de la petite noblesse et des villes demeura inébranlable. L'empereur Frédéric III, qui avait été l'ami et qui était l'obligé de Podiebradski, tenta de s'emparer de la couronne de Bohême, et le roi de Hongrie, l'illustre Mathias Corvin, se joignit aux ennemis de son beau-père (il avait épousé la fille de Podiebradski). Ils envahirent la Bohême et essayèrent de persuader à tous les sujets catholiques que le serment prêté à un hérétique ne devait pas être un lien pour eux. Repoussés par les vrais patriotes, ces conseils infâmes exercèrent une certaine influence sur un grand nombre de Bohémiens, et Podiebradski fut même en butte aux poignards des assassins; il réussit néanmoins à battre tous ses ennemis, tant la l'intérieur qu'au dehors. Son fils aîné, Victorin, défit l'Empereur et lui dicta la paix près des murs de Vienne, et, lui-même, il entoura le roi de Hongrie qui avait pénétré dans ses États, et le força de signer un traité.
Le dernier acte de la vie de Podiebradski fut un acte de noble patriotisme. Ce prince avait deux fils, Victorin et Henry, tous deux doués des plus hautes qualités[78]. Il savait cependant à quels périls serait exposée (p. 139) la Bohême sous le gouvernement de son fils, qui n'aurait pu se maintenir sur le trône qu'en sacrifiant les intérêts et la dignité de son pays. Il chercha donc à se choisir, au dehors, un successeur qui fût en mesure de dominer la situation. Ce successeur, il ne devait le trouver ni en Allemagne ni en Hongrie, mais bien chez une nation alliée, au sein de laquelle les affinités de race l'emportaient sur les querelles théologiques, et qui avait maintes fois combattu pour les Hussites. Podiebradski ouvrit, en 1460, des négociations pour conclure une alliance avec Casimir, roi de Pologne, celui-là même que les Hussites avaient, en 1439, élu au trône de leur pays. Cette alliance fut conclue dans une entrevue des deux souveraine à Glogow, en 1462, et Podiebradski s'engagea à assurer, par son influence, la succession de la couronne de Bohême à un fils de Casimir, qui devait épouser une de ses filles. Lorsque les intrigues du pape créèrent en Bohême un parti hostile à Podiebradski, ce parti essaya de corrompre Casimir, en lui offrant la couronne de Bohême ainsi que la cession de plusieurs provinces, pourvu qu'il consentît à rompre le traité de Glogow et à combattre son nouvel allié. Casimir repoussa ces propositions; il soutint énergiquement Podiebradski, malgré les plaintes du pape qui lui reprochait d'agir contre les intérêts de la chrétienté.
La santé du roi de Bohême s'était gravement altérée au milieu de ces rudes épreuves; sentant que sa fin était proche, il convoqua une diète générale et présenta pour son successeur le prince Vladislav, fils aîné du roi de Pologne. Ce choix fut agréé par la diète bohémienne et ratifié par la diète de Pologne, contrairement à la volonté du clergé.
(p. 140) Podiebradski mourut en 1471, à l'âge de cinquante-quatre ans. Ce fut un roi plein de patriotisme, distingué par ses talents, énergique et noble de caractère. Les difficultés contre lesquelles il eut à lutter, empêchèrent son règne d'être aussi prospère que celui de l'empereur Charles IV.
Vladislav de Pologne monta sur le trône de Bohême en 1471; il confirma les Compactata; mais le pape Sixte IV se déclara contre lui et soutint les prétentions rivales du roi de Hongrie, Mathias Corvin. Il s'ensuivit une guerre qui ne tarda pas à être apaisée par le pape lui-même, en présence des périls que présentait l'approche des Turcs. Le règne de Vladislav fut assez insignifiant. En 1489, ce prince fut appelé à la couronne de Hongrie, après la mort de Mathias Corvin. Il mourut en 1516, et eut pour successeur, sur les trônes de Bohême et de Hongrie, son fils Louis, qui périt en 1526, à la bataille de Mohacz, livrée contre les Turcs.
Pendant ces deux règnes, les Hussites et les Catholiques furent maintenus sur le pied d'une parfaite égalité de droits.
Avènement de Ferdinand d'Autriche et persécution des Protestants. — Progrès du Protestantisme sous Maximilien et Rodolphe. — Querelles entre les Protestants et les Catholiques sous le règne de Mathias. — Défenestration de Prague. — Ferdinand II: sa fermeté de caractère et son dévouement à l'Église catholique. — Il est déposé; élection de Frédéric, palatin du Rhin. — Zèle des Catholiques dans l'intérêt de leur cause. — Élizabeth d'Angleterre et Henry IV de France. — Conduite déloyale des Protestants allemands. — Défaite des Bohémiens; conséquences de cette défaite. — Guerre de Trente ans; les Protestants de Bohême sont abandonnés par ceux d'Allemagne. — Triste situation de la nationalité slave de Bohême. — Résurrection de la langue nationale, de la littérature et de l'esprit public en Bohême. — Condition actuelle et avenir de ce pays.
Louis ne laissa point d'enfants; il fut remplacé sur le trône de Hongrie et de Bohême par Ferdinand d'Autriche, frère de l'empereur Charles-Quint, et marié à la sœur de Louis. C'était un prince bigot et despote. Déjà, sous le règne précédent, les doctrines de Luther s'étaient rapidement répandues parmi les Calixtins; le Protestantisme fit d'autant plus de progrès sous Ferdinand, que les Bohémiens refusèrent de prendre part à la guerre déclarée contre la ligue de Smalkalde, et qu'ils formèrent une union pour la défense des libertés nationales et religieuses (p. 142) menacées par Ferdinand. La défaite des Protestants à la bataille de Muhlberg, gagnée par Charles-Quint en 1547, ruina leur cause en Allemagne, et produisit en Bohême une violente réaction. Plusieurs chefs de l'union furent exécutés; d'autres, emprisonnés et bannis; on confisqua les biens des nobles, on surimposa les villes, qui furent dépouillées, en outre, de leurs priviléges. Ces mesures furent exécutées avec l'aide des soldats allemands, espagnols et hongrois, et légalisées par une assemblée connue sous le nom de diète sanglante. Ce fut à cette assemblée que le chapitre de Prague déclara que l'opposition faite à l'autorité royale était inspirée par les livres des hérétiques; le clergé demanda et obtint l'établissement d'une censure placée sous sa direction. Ce fut également sous le règne de Ferdinand que les Jésuites s'introduisirent en Bohême.
Les priviléges de l'Église calixtine (officiellement Église utraquiste) ne furent pas abolis. Ferdinand, qui avait pris la couronne impériale après l'abdication de son frère Charles-Quint, adoucit, pendant les dernières années de son règne, les rigueurs de cette politique impitoyable, qu'il fallait plutôt attribuer à son éducation espagnole et aux leçons de Ximénès qu'à une inspiration naturelle. Il mourut en 1564, exprimant, dit-on, de sincères regrets au sujet du traitement qu'il avait infligé à ses sujets de Bohême. Il eut pour successeur son fils, Maximilien II, dont le noble caractère et la tolérance firent supposer qu'il avait quelque penchant en faveur de la Réforme. Maximilien mourut en 1576, honoré de tous les partis. Le jésuite Balbinus l'appelle «le meilleur des princes,» et le protestant Stranski lui reconnaît «une âme vraiment pieuse.» Son fils, l'empereur Rodolphe, avait été élevé à la cour de son (p. 143) cousin Philippe II d'Espagne, et il devait naturellement être hostile au Protestantisme, devenu désormais trop puissant en Bohême et en Autriche pour être aisément supprimé. Mais il était trop absorbé par ses études d'astrologie, d'alchimie, etc., pour suivre une ferme ligne de conduite, soit en bien, soit en mal. On ne mit donc pas à exécution les mesures projetées contre le Protestantisme. Rodolphe, craignant de perdre sa couronne, que menaçait son frère Mathias, se hâta d'accorder, sous le titre de Charte royale, pleine et entière liberté des cultes, et de livrer aux Protestants l'Université de Prague.
Rodolphe fut détrôné par son frère Mathias, qui, afin de s'assurer la possession de la Bohême, confirma la Charte. Les dangers de l'approche des Turcs engagèrent Mathias à réunir à Linz, en 1614, une assemblée générale des États. Ce fut la première fois qu'on recourut à une convocation de ce genre, qui ne devait plus avoir lieu qu'en 1848. Les États de Linz écoutèrent respectueusement les demandes et les propositions de l'empereur; mais comme leurs réclamations et leurs plaintes sur plusieurs points de droit civil et ecclésiastique demeuraient sans résultat, l'assemblée se sépara sans prendre aucune résolution.
Mathias réussit à renouveler pour vingt ans la trève avec la Turquie. D'autre part, les affaires religieuses de la Bohême lui créèrent de graves embarras. On ne l'aimait pas, et son successeur désigné, Ferdinand de Styrie, était détesté à cause de ses sentiments de bigoterie outrée. Les Jésuites et les autres partisans de Ferdinand déclaraient ouvertement que la Charte royale, arrachée par la force, était nulle et non avenue; que l'on devait abattre les têtes des principaux nobles; qu'un (p. 144) grand nombre de ceux qui ne posséderaient rien alors ne tarderaient pas à habiter de beaux châteaux; que Mathias était trop faible pour mettre en pièces un vieux parchemin; que le pieux Ferdinand changerait toutes choses; car, disaient-ils, novus rex, nova lex (nouveau roi, loi nouvelle).
Le parti national, composé principalement de Protestants, devenait, de jour en jour, plus jaloux de l'influence allemande, dirigée par l'Autriche. En 1616, la diète de Prague rendit une loi qui interdisait la délivrance de lettres de naturalisation aux individus qui ne parlaient point la langue bohémienne. En même temps, la lutte entre le parti des Jésuites, qui avait à sa tête les ministres de l'empire Slawata et Martinitz, et le parti national protestant, dont les principaux chefs étaient les comtes Thurn et Schlik, devenait de plus en plus vive. Elle s'envenima à l'occasion de deux nouvelles églises qui avaient été construites par les Protestants de Klostergrab et de Braunau, et qui furent fermées, puis démolies par ordre de l'archevêque[79]. Une pétition, signée par un grand nombre de nobles et de citadins, contre cet acte arbitraire, fut repoussée par le roi. Les deux partis étaient violemment agités; les Protestants prêchaient, les Catholiques faisaient des processions. Plusieurs nobles se rendirent au château royal, et demandèrent à Slawata et à Martinitz s'ils étaient les auteurs de la réponse que le roi avait faite à la pétition. Il s'ensuivit une lutte dans laquelle les ministres furent jetés par les fenêtres d'une hauteur considérable. (p. 145) Les ministres tombèrent sur un tas de boue et se relevèrent sains et saufs; heureux hasard qui produisit une vive impression sur la multitude, qui y voyait soit une intervention divine, soit le secours de Satan. Ceux qui s'étaient rendus coupables de cet acte brutal, connu sous le nom de «défenestration de Prague,» alléguèrent pour exemple que, d'après l'ancienne coutume du pays, ce moyen était employé pour punir les traîtres, et ils invoquèrent l'exemple de Jézabel, celui de la roche Tarpéïenne, etc. Ils établirent immédiatement un conseil de régence, composé de trente personnes, qui commencèrent par expulser les Jésuites, auxquels ils attribuaient tous les malheurs. Il fut défendu aux Jésuites de rentrer dans le pays, sous peine de mort, et toute intercession en leur faveur fut réputée crime de haute trahison.
Mathias, craignant que tous les Protestants de l'empire ne se levassent en faveur de la Bohême, exprimait le désir de négocier; mais son successeur désigné, Ferdinand, ne reculait devant aucune considération, du moment qu'il s'agissait des intérêts de l'Église. Il était complètement dirigé par l'influence de son confesseur, le Jésuite Lamormain, auquel il donna l'assurance qu'il préférerait placer sa tête sur le billot, s'exiler, mendier son pain, plutôt que de tolérer dans ses États la présence de l'hérésie.
La guerre commença, et les Impériaux, sous les ordres des généraux espagnols Buquoi et Dampierre, furent battus par les Protestants. Mathias mourut: Ferdinand prit la couronne au milieu des circonstances les plus critiques. Les Bohémiens, secondés par Bethlem Gabor, prince de Transylvanie, défirent ses troupes et l'assiégèrent dans Vienne, où il comptait beaucoup (p. 146) d'ennemis. Ceux-ci entourèrent son palais, en demandant qu'il fût envoyé dans un couvent et que ses ministres fussent mis à mort. Poursuivi jusque dans ses appartements par une députation qui le pressait de céder à la révolte, Ferdinand ne faiblit pas un seul instant, et sa fermeté donna du cœur à ses partisans. Les prêtres répandirent le bruit que, pendant qu'il priait devant un crucifix, celui-ci lui dit en latin: «Ferdinande, non deseram te (Ferdinand, je ne t'abandonnerai pas).» Un détachement d'Impériaux parvint à entrer dans la ville, et, bientôt après, la nouvelle d'une victoire remportée par Buquoi sur les insurgés de Bohême, ainsi que la levée du siége, confirmèrent le miracle, auquel toute la population catholique ne manqua pas d'ajouter foi. Cependant les Bohémiens prononcèrent la déposition de Ferdinand, et nommèrent à sa place Frédéric, palatin du Rhin, dont les titres étaient, à vrai dire, plus apparents que réels. Ce prince passait pour le chef de la confédération protestante de l'Allemagne[80]; de plus, il était neveu de Maurice, prince d'Orange, stathouder de Hollande, et gendre de Jacques Ier, roi d'Angleterre; mais, personnellement, il était tout-à-fait au-dessous de son rôle. Les Bohémiens poursuivirent la guerre avec une grande énergie; ils triomphèrent des Impériaux et, de concert avec Bethlem Gabor, ils mirent de nouveau le siége devant Vienne. Les chances de Ferdinand paraissaient complètement perdues; mais elles se relevèrent, grâce à la persévérante fermeté de (p. 147) l'empereur, à l'immense activité et à l'habileté des Jésuites, à la fidélité des Catholiques, et grâce surtout à la honteuse désertion des princes allemands, qui abandonnèrent la cause du Protestantisme, dont ils professaient les doctrines.
Les premiers succès des Bohémiens excitèrent les alarmes des princes catholiques, et non-seulement le pape, l'Espagne et l'Allemagne catholique s'unirent pour la défense de leur cause, représentée par Ferdinand II, mais encore la France oublia, dans cette circonstance, le principe fondamental de sa politique étrangère, qui lui conseillait de s'opposer à l'agrandissement de la maison d'Autriche. Le magnifique plan qui avait été formé par le génie de Henry IV et de Sully, pour fonder, sur des bases durables, la paix et la prospérité de la communauté européenne, fut, à la veille même de son exécution, détruit par le crime de Ravaillac, et Élizabeth, qui avait imaginé le même plan qu'elle avait communiqué à Sully, était depuis long-temps dans la tombe. Les successeurs de ces grands monarques étaient complètement incapables de comprendre ces nobles idées[81]. Richelieu qui, plus tard, déclara la (p. 148) guerre à l'Autriche et soutint les Protestants de l'Allemagne, n'était pas encore arrivé à la direction des affaires. La cour de France, trompée par les intrigues de l'Espagne, envoya un ambassadeur à Vienne, et prépara la paix entre Ferdinand et Bethlem Gabor, qui avait été obligé de quitter les remparts de la capitale de l'Autriche, par suite de la rigueur de l'hiver et de l'entrée inattendue de Sigismond III de Pologne sur le territoire de la Hongrie. Jacques Ier désapprouva la conduite de son gendre; il considérait la révolte de la Bohême contre Ferdinand comme une atteinte portée au droit divin des rois, et, au lieu de lui venir en aide, il retint le zèle de ses sujets, qui voulaient secourir leurs (p. 149) coreligionnaires protestants de la Bohême. D'un autre côté, Maurice de Nassau, oncle du nouveau roi de Bohême, ne pouvait assister son neveu; car la trève qu'il avait conclue avec l'Espagne n'était pas encore expirée, et il éprouvait, dans son gouvernement intérieur, de graves embarras.
L'Union évangélique, dont l'intérêt évident était de défendre les Protestants de la Bohême, adopta une politique toute différente. Les princes luthériens qui la composaient étaient plus jaloux des Réformés ou Calvinistes que des Catholiques. L'électeur de Saxe craignait que le succès des Bohémiens ne permît à la branche aînée de sa famille (la branche Ernestine)[82], très dévouée (p. 150) à la cause protestante, de reprendre la dignité électorale ainsi que les États dont elle avait été privée par son aïeul, sous l'influence de l'Autriche. Il se rangea donc du parti de Ferdinand, et, au lieu de soutenir les Bohémiens, il les combattit très activement. Les autres membres de l'Union Évangélique furent amenés, sous l'inspiration de l'ambassade française, qui avait déjà réconcilié Ferdinand et Bethlem Gabor, à signer à Ulm, le 3 juillet 1620, un traité en vertu duquel ils abandonnaient leur chef, le palatin du Rhin, relativement aux affaires de Bohême, en ne se réservant de le défendre que dans le cas où ses États héréditaires seraient attaqués par la ligue catholique. Ce fut ainsi que, dans cette occasion mémorable, les Catholiques demeurèrent noblement fidèles à leur cause, tandis que les Protestants désertèrent honteusement celle de leur parti.
Cette déplorable attitude des Protestants de l'Allemagne ne pouvait que décourager complètement ceux de la Bohême, qui jugèrent bientôt de l'insuffisance d'un roi tel que Frédéric. Ils furent défaits, le 8 novembre 1620, à Weissenberg, près de Prague, par une armée supérieure de Bavarois et d'Impériaux, commandée par Buquoi. Frédéric, qui festoyait au moment de la bataille, fut si effrayé à la nouvelle du désastre, que, au lieu de défendre sa capitale, comme ses sujets l'y engageaient, il prit lâchement la fuite, abandonnant son pays aux vengeances de l'ennemi. Les vengeances furent terribles: les principaux membres de la noblesse furent exécutés; un grand nombre de citoyens honorables s'exilèrent, et leurs biens furent confisqués. On imposa de fortes amendes à des personnes qui n'avaient pris aucune part à l'insurrection. Toutes ces dépouilles (p. 151) allèrent enrichir une bande d'aventuriers étrangers qui servaient dans l'armée impériale, et toutes les provinces devinrent la récompense des princes alliés,—du duc de Bavière, dont le secours avait été si puissant, et de l'électeur de Saxe, qui reçut, en récompense de la vigueur qu'il avait déployée contre ses coreligionnaires de la Bohême, la belle province de Lusace. Le Protestantisme et la nationalité slave de la Bohême, confondus dans le même arrêt par les Jésuites qui conseillaient Ferdinand, furent livrés à la persécution la plus violente, et il en résulta pour le pays, une misère effroyable! Voici comment s'exprime, à cet égard, un Bohémien catholique, dans un livre publié à Vienne sous le régime de la censure, il y a un demi-siècle; cette description ne saurait donc être taxée de mensonge, ni même d'exagération:
«Sous le règne de Ferdinand II, la nation bohémienne fut entièrement modifiée et refondue. Il n'y a peut-être pas dans l'histoire un autre exemple d'une nation dont les conditions aient été si profondément modifiées dans l'espace de quinze ans. En 1620, la Bohême, sauf quelques nobles et moines, était protestante; à la mort de Ferdinand II, elle était, au moins en apparence, entièrement catholique. Les Jésuites réclamèrent l'honneur de cette grande conversion. Un jour qu'ils s'en glorifiaient à Rome, en présence du pape, le célèbre capucin, Valérien Magnus, qui avait également pris part à la conversion de la Bohême, s'écria: «Saint-Père, donnez-moi des soldats comme il en a été donné aux Jésuites, et je convertirai le monde entier.»
Avant la bataille de Weissenberg, les États de Bohême possédaient un pouvoir au moins égal à celui du Parlement d'Angleterre. Ils faisaient des lois, concluaient (p. 152) des alliances avec leurs voisins, frappaient des impôts, conféraient les titres de noblesse, avaient leur garde particulière, choisissaient leurs rois, ou, tout au moins, leur consentement était demandé lorsque le père désirait laisser la couronne à son fils. Ils perdirent tous ces priviléges sous le règne de Ferdinand II.
Jusqu'à cette époque, les Bohémiens paraissaient sur le champ de bataille comme une nation indépendante, et ils y ont souvent rencontré la gloire. Désormais, ils furent confondus avec d'autres peuples, et leur nom n'a plus retenti dans le combat. On disait autrefois: les Bohémiens ont marché à l'ennemi, les Bohémiens ont livré l'assaut, les Bohémiens ont pris la ville, les Bohémiens ont gagné la victoire. Glorieuses paroles qu'aucune bouche n'a plus prononcées, qu'aucun historien n'a plus transmises à la mémoire des hommes! Considérés comme nation, les Bohémiens avaient été braves, invincibles, audacieux, passionnés pour l'honneur; après Weissenberg, ils perdirent courage, dignité, audace. Ils s'enfuirent dans les forêts comme des troupeaux, ils se laissèrent fouler aux pieds! Leur valeur fut ensevelie dans la plaine où se livra la dernière bataille! Individuellement, les Bohémiens sont encore braves, animés de l'esprit militaire et de l'amour de la gloire; mais, mêlés avec des peuples étrangers, ils ressemblent aux eaux de la Moldave qui se sont confondues avec celles de l'Elbe. Réunies, ces deux rivières portent des navires, s'élancent par delà leurs bords, inondent les terres, entraînent des monts et des rochers; mais on dit toujours: c'est l'Elbe! et personne ne songe à la Moldave.
La langue bohémienne, qui était usitée dans toutes les affaires officielles, et dont la noblesse était si fière, (p. 153) devint un objet de mépris. Les hautes classes adoptèrent l'allemand, que les bourgeois furent obligés d'apprendre, parce que dans les villes les sermons étaient prononcés en cette langue. Les campagnes seules conservèrent l'idiome national, que l'on appela dédaigneusement «la langue des paysans.» Autant les sciences, la littérature et les arts avaient été florissants sous les règnes de Maximilien et de Rodolphe, autant ils déclinèrent à cette triste époque. Je ne sache pas qu'il y ait eu, après l'expulsion des Protestants, un seul savant de quelque mérite. L'Université de Prague était aux mains des Jésuites, et encore le pape avait-il ordonné d'y suspendre toute promotion, en sorte que l'on ne pouvait plus y recevoir aucun degré académique. Quelques patriotes, prêtres ou laïques, protestèrent contre cette mesure, mais ce fut en vain. Les Jésuites et d'autres ordres occupaient la grande majorité des écoles, où l'on n'enseignait guère qu'un latin corrompu. Sans doute, il y avait parmi les Jésuites des hommes très distingués; mais on sait que leurs principes sont contraires à l'instruction du peuple, et ils s'appliquaient à maintenir leurs élèves dans une honteuse ignorance, afin de garder leur supériorité, non-seulement sur les laïques, mais aussi sur les autres congrégations. Ils allaient de ville en ville, exigeant que les habitants leur fissent voir les livres qu'ils possédaient. Ces livres étaient examinés et le plus souvent brûlés; c'est ce qui explique aujourd'hui la rareté des livres bohémiens. Les Jésuites voulurent également effacer toute trace d'anciens souvenirs littéraires; ils contèrent à leurs élèves, qu'avant leur arrivée, le pays était voué à la plus profonde ignorance; ils dissimulèrent les travaux, les noms mêmes des savants illustres qui avaient précédé cette triste époque. (p. 154) Aucun des écrits du noble Balbinus sur l'ancienne littérature de la Bohême n'aurait pu être publié avant la suppression de leur ordre, parce qu'ils avaient soin de n'en communiquer le manuscrit à personne. Les Bohémiens changèrent même leur costume national et adoptèrent peu à peu le costume actuel. Je dois également faire remarquer qu'à cette même époque se termine l'histoire des Bohémiens, et que celle des autres nations établies en Bohême commence. (Pelzel's Geschichte von Boehmen, p. 185 et suiv.)
Mais si cet abaissement de la Bohême fut l'œuvre des satellites coalisés de Rome et de l'Autriche,—des prêtres et des soldats,—il faut surtout l'attribuer à la lâcheté des souverains protestants qui, sauf de rares exceptions, trahirent la défense de leur foi.
Il est, en vérité, surprenant que divers écrivains protestants semblent embarrassés pour expliquer la ruine presque complète et si rapide du Protestantisme en Bohême et en Autriche, sous le règne de Ferdinand II. On s'en prenait généralement à la légèreté du caractère slave, à la témérité des chefs de la Bohême, à leur imprudence, que sais-je encore? On croyait voir le doigt d'une fatalité mystérieuse dans cette promptitude avec laquelle Rome était parvenue à reconquérir sur le Protestantisme, dans l'Est de l'Europe, tant de pays qui lui avaient échappé. À mon sens, les causes de la ruine du Protestantisme en Bohême, peuvent se réduire à deux principales, qui sont: 1o la violente persécution dirigée contre les Protestants; 2o l'effet moral que produisit sur les Bohémiens la désertion de ceux qui étaient le plus intéressés au triomphe du nouveau culte. Ce dernier fait était de nature à influencer profondément l'opinion publique, qui pouvait penser, soit que les Protestants (p. 155) ralliés au Catholicisme n'avaient pas été sincères dans leurs idées de Réforme, soit que l'on devait désespérer d'une cause destinée à périr: Quos Deus vult perdere priùs dementat. Les Catholiques profitèrent habilement de la situation, qui impressionnait plus vivement la foule que n'auraient pu le faire les raisonnements les plus logiques. L'histoire prouve que le succès a toujours exercé plus de prestige sur les esprits des multitudes, que les mérites ou les défauts des partis triomphants ou vaincus. Il est plus facile et plus profitable de se ranger du côté des vainqueurs, et la plupart des hommes ne sont que trop disposés à croire que la ligne droite se trouve là où se présentent pour eux le plus d'avantages; il n'y a qu'un petit nombre d'âmes généreuses qui soient capables de tenir jusqu'au bout pour une cause qu'ils considèrent comme étant celle de la justice. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'après la mort ou l'exil des principaux chefs du Protestantisme en Bohême, les masses se soient laissées entraîner, comme un troupeau, sous le joug de l'Église romaine, ou qu'elles aient tenté de dissimuler leur foi en se confondant extérieurement à ses rites. Quelque mystérieux que soient les desseins de la Providence, ils suivent cependant les règles invariables selon lesquelles Dieu dirige les affaires du monde physique et du monde moral; ils présentent un enchaînement de causes et d'effets, dont l'étude ne dépasse point la portée de l'intelligence humaine. S'étonne-t-on de voir un homme se casser le cou ou les jambes en tombant d'une hauteur considérable? De même, il n'est pas surprenant qu'une cause désertée par ses défenseurs naturels, finisse par succomber.
Les princes protestants de l'Allemagne ne tardèrent (p. 156) pas à être cruellement punis, par Ferdinand lui-même, de la lâcheté dont ils avaient fait preuve en abandonnant les Bohémiens. Après avoir eu raison de ces derniers, Ferdinand s'attaqua aux libertés religieuses et politiques de ceux qui les avaient abandonnés à l'heure du péril. Telle fut l'origine de la célèbre Guerre de Trente ans. Les libertés de l'Allemagne ne furent sauvées que par la valeur de Gustave-Adolphe et de ses généraux, et par la politique du grand Richelieu; mais il fallut payer ce service en livrant l'Alsace à la France, et les plus belles provinces du Nord à la Suède. Le traité de Westphalie, qui termina la guerre, régla dans tous leurs détails les rapports qui devaient exister entre les Catholiques et les Protestants de l'Allemagne, mais il ne renferma pas un seul mot en faveur des Protestants de la Bohême. Aucune stipulation ne fut faite, soit pour garantir leur liberté religieuse, soit même pour accorder la plus légère compensation à ceux qui avaient été exilés ou privés de leurs biens pour la défense d'une cause dont les droits étaient raffermis par le traité lui-même. Tous ces avantages furent pour les Allemands; quant aux Bohémiens, il semble que, en raison de leur origine slave, on ne les jugea dignes d'aucune attention. Ils pouvaient bien, en vérité, s'écrier comme le vieux prophète: «J'ai appelé mes amis, mais ils ne m'ont pas écouté.»
Si Gustave-Adolphe avait vécu, le destin de la Bohême eût été tout autre. Malheureusement, le principal auteur du traité de Westphalie paraît s'être conformé à ce célèbre adage: Quantilla sapientia regitur mundus; car il n'est point de sage politique qui ne soit fondée en même temps sur la justice.—Ces faits doivent éveiller dans l'âme des Slaves de pénibles réflexions. (p. 157) Les Bohémiens furent traités à cette époque, par les Suédois et les Allemands, leurs coreligionnaires, de la même façon que de nos jours les Polonais ont été traités par les nations de l'Occident, qui leur avaient montré tant de sympathie et qui étaient évidemment intéressées à les soutenir. Je signalerai ici un fait remarquable qui a échappé aux historiens de l'Europe: Au XVe siècle, alors que les opinions religieuses exerçaient encore une influence si considérable sur les affaires politiques, les Polonais catholiques soutinrent les Bohémiens hussites contre les Allemands fidèles à Rome; tandis qu'aujourd'hui, ni le lien religieux, ni les sympathies politiques, ni même la similitude des intérêts, n'ont pu procurer à la Bohême et à la Pologne l'assistance de l'Europe occidentale. Serait-il vrai que ces Slaves, qui luttent pour la conquête de leurs droits, ne doivent plus compter sur le secours de l'Ouest, mais qu'ils peuvent tourner leurs regards vers cette grande nation, slave d'origine, qu'ils ont jusqu'à ce jour si énergiquement combattue? C'est là une opinion qui se répand parmi les Slaves de l'Ouest et du Sud, et dont les évènements récents ne sont pas de nature à arrêter les progrès. Les hommes d'État de l'Europe feront sagement de se préoccuper de cette situation avant qu'il soit trop tard.
La Bohême souffrit, pendant la Guerre de Trente ans, d'effroyables calamités. Ce malheureux pays fut aussi cruellement ravagé par les Suédois et les Saxons (Protestants) que par les troupes catholiques de Tilly et de Wallenstein. Il comptait 732 villes et 34,700 villages; le nombre des villes était réduit de moitié, et la population, qui s'élevait à 3,000,000 d'âmes, tomba à 780,000.
Un grand nombre d'Allemands, attirés par les nouveaux (p. 158) propriétaires et par le gouvernement, s'établirent sur les terres désertes de la Bohême, et repeuplèrent peu à peu les villes; des districts entiers devinrent allemands, à tel point qu'on n'y parlait même plus la langue bohême. L'instruction publique était entièrement entre les mains des Jésuites, qui s'étaient montrés si hostiles à la nationalité slave. Aussi la langue nationale, sans être abolie légalement[83], était-elle menacée de partager le sort du dialecte des Slaves de la Baltique. Heureusement, elle fut sauvée par les efforts de quelques patriotes, notamment de Balbinus, dont j'ai souvent déjà fait mention. Celui-ci revendiqua, dans un traité, les droits de l'idiome national, dont il signala tous les mérites en démontrant combien il était absurde et injuste de le proscrire. D'autres personnages, parmi lesquels on remarque le feld-maréchal Kinsky, soutinrent, après lui, la même cause. En 1781, l'empereur Joseph II publia son édit de tolérance, à la suite duquel tous ceux qui professaient secrètement le Protestantisme déclarèrent ouvertement leur foi. On croit que ce prince hésita quelque temps entre l'allemand et le bohémien pour établir une langue officielle dans toute l'étendue de son empire. L'idée d'imposer un seul et même langage à tant de nationalités différentes qui forment la population des États autrichiens, était assurément très hasardeuse. Cependant Joseph résolut de mettre ce projet à exécution, et il choisit l'allemand de préférence à l'idiome de la Bohême; ce choix était assez naturel, à cause du discrédit où ce dernier était (p. 159) tombé, bien que la majorité de la population autrichienne, composée de Slaves, comprît aisément la langue bohémienne et n'entendît pas un mot de l'allemand. L'allemand fut donc substitué au latin dans les cours professés à l'Université de Prague; il fut introduit dans toutes les écoles, sans en excepter les écoles primaires; les enfants qui n'avaient pas appris l'allemand ne pouvaient être admis dans les écoles latines ni même être pris en apprentissage.
Ce fut ainsi que le plus grand adversaire des Jésuites imagina une mesure plus fatale à la nationalité slave de la Bohême, que toutes les manœuvres employées dans le même but par les disciples de Loyola pendant un siècle et demi. Le sentiment national s'émut vivement, et, depuis cette époque, de continuels efforts ont été tentés pour relever la langue et la littérature de la Bohême. L'ordonnance de Joseph devint lettre morte comme tout le reste de ses plans; mais l'élan imprimé à la littérature nationale ne fit que s'accroître, et il a produit un grand nombre d'ouvrages très remarquables. Les nobles de la Bohême ont déployé le zèle le plus actif en faveur de cette littérature; et, chose singulière! les descendants de ces étrangers qui avaient reçu des propriétés en Bohême pour les services qu'ils avaient rendus à la dynastie autrichienne en l'aidant à détruire les libertés religieuses du pays, figurent aujourd'hui à la tête des plus ardents patriotes, et défendent énergiquement la nationalité slave que leurs ancêtres avaient vaincue. Le descendant du général qui gagna, sur les Bohémiens, la bataille de Weissenberg, en 1620, le comte Buquoi, l'un des plus riches propriétaires et auteur de plusieurs ouvrages scientifiques, est en ce moment considéré comme le chef du parti (p. 160) national. Après l'insurrection de Prague (juin 1848), il fut mis en prison par ordre du gouvernement autrichien, qui l'accusait de diriger une conspiration slave ayant pour but de le placer sur le trône de la Bohême. Il fut mis en liberté; mais le fait que je viens de rappeler permet d'apprécier le degré de popularité dont jouit, parmi les patriotes, le descendant du vainqueur de la Bohême.
Les évènements récemment survenus en Autriche, ont fourni aux Bohémiens l'occasion de rentrer pleinement dans la possession de leurs droits, et on reconnaît généralement que, par leur organisation, par leur esprit de conduite, ils se sont montrés souvent très supérieurs aux autres partis politiques qui s'agitent au sein de la monarchie.
Nul ne peut, aujourd'hui, prévoir le tour que prendront les affaires en Autriche; il y a cependant un fait certain, c'est que l'issue ne saurait être favorable à l'élément germanique; car les populations slaves ne sont demeurées fidèles à la dynastie autrichienne que dans l'espérance de rentrer dans la jouissance de leur nationalité; et les évènements de la Croatie viennent de confirmer ce que j'avançais déjà il y a quelques années, à savoir que les Slaves ne consentiront pas plus à devenir Allemands que Magyars[84]. Je puis ajouter que, si l'agitation actuelle de la Bohême se développe pacifiquement et amène la création d'un gouvernement constitutionnel, elle ne tardera pas à être suivie d'un mouvement religieux qui produira, dans l'Église, une révolution semblable à celle qui s'est accomplie dans l'État. Cette révolution est ardemment désirée par les enfants les plus éclairés de la Bohême.
Caractère général de l'histoire religieuse de la Pologne. — Introduction du Christianisme. — Influence du clergé germanique. — Existence des Églises nationales. — Influence du Hussitisme. — Hymne polonais en l'honneur de Wiclef. — Influence de l'Université de Cracovie sur les progrès de l'intelligence nationale. — Projet de réforme ecclésiastique présenté à la Diète de 1459. — Doctrines protestantes en Pologne avant Luther. — Progrès du Luthéranisme en Pologne. — Affaire de Dantzick. — Caractère de Sigismond. — Situation politique du pays. — Société secrète à Cracovie pour la discussion des questions religieuses. — Arrivée des Frères Bohêmes et diffusion de leurs doctrines. — Émeute soulevée par les étudiants de l'Université de Cracovie; leur départ pour les Universités étrangères; conséquences de cet évènement. — Premier mouvement contre Rome. — Synode catholique romain de 1551 et ses résolutions violentes contre les Protestants. — Irritation produite par ses résolutions et abolition de l'autorité ecclésiastique sur les hérétiques. — Oréchovius, ses disputes et sa réconciliation avec Rome; influence de ses écrits. — Dispositions du roi Sigismond-Auguste en faveur d'une réforme de l'Église.
L'histoire de l'Église de Pologne ne présente pas d'incidents aussi vifs, aussi variés que la lutte des partis politiques et religieux en Bohême; mais elle renferme, pour l'époque actuelle, des enseignements bien plus précieux que ceux dont les exploits des Hussites ou la défaite du Protestantisme en Bohême sous Ferdinand II nous ont déjà fourni le texte. La cause du Protestantisme (p. 162) fut vaincue en Pologne, non point par la force matérielle, mais par la force morale;—non point par l'épée ou par le canon, mais par une sorte d'agitation pacifique, entraînant parfois des actes de violence; elle fut vaincue, en un mot, par les moyens employés aujourd'hui dans le même but en Angleterre et dans tous les pays libres, sauf toutefois les différences de temps et de lieux. C'est à ce titre que l'histoire du Protestantisme en Pologne me paraît devoir offrir plus d'intérêt que le récit des guerres sanglantes qui, ailleurs, ont précédé son triomphe ou sa chute. Elle ne se borne pas, comme l'histoire de la Bohême, à démontrer que la propagation des Écritures a toujours, et partout, contribué puissamment au développement intellectuel, politique et matériel des nations, et que leur décadence ou leur suppression a produit l'effet contraire; elle confirme, de plus, une grande et triste vérité, à savoir que, dans les luttes morales comme dans les luttes matérielles, le succès appartient, non pas aux meilleures causes, mais à celles qui sont le mieux défendues. Les évènements que je me propose de retracer, prouveront que le zèle le plus ardent et les talents les plus distingués, lorsqu'ils procèdent isolément et sans plan arrêté, demeurent impuissants en face d'un système fortement conçu, qui sait réunir et diriger vers un seul et même but tous les efforts individuels; car l'organisation et la discipline parviennent le plus souvent à vaincre, dans les luttes matérielles, le courage le plus intrépide de troupes irrégulières, et, dans les luttes de l'ordre moral, la résistance isolée des plus éminents esprits.
Le Christianisme paraît s'être introduit de la Grande-Moravie en Pologne, dans le courant du IXe siècle. Dès (p. 163) le Xe siècle il y avait déjà fait de grands progrès. Le roi Mieczislav Ier reçut le baptême en 965, non point à l'instigation de missionnaires étrangers envoyés pour le convertir lui et son peuple, mais sous l'influence des chrétiens nés en Pologne. Il épousa, en même temps, la fille du roi de Bohême qui était chrétien, et fut baptisé par un prêtre bohémien. L'Église nationale slave, établie en Bohême par Méthodius et Cyrille, devait naturellement franchir les frontières de la Pologne, où elle comptait déjà de nombreux adhérents, convertis par les missionnaires moraves indépendamment des chrétiens fugitifs de Moravie qui cherchèrent un asile en Pologne après la conquête de leur pays par les Magyars. Les relations intimes qui existaient alors entre les souverains polonais et l'empire germanique[85], assurèrent à l'Église germanique une grande influence sur la Pologne, dont le premier évêque, établi à Posen, fut placé sous la juridiction spirituelle de l'archevêché de Mayence d'abord, puis de celui de Magdebourg. Les premiers couvents de ce pays furent habités par des bénédictins venus de Cluny (France), et, pendant de longues années, toutes les fonctions ecclésiastiques en Pologne, appartinrent à des prêtres ou à des moines originaires de l'Italie ou de la France, et surtout de l'Allemagne. Ces derniers se multiplièrent à tel point, que bientôt ils remplirent les couvents et la plupart des paroisses. Ils se préoccupaient plus des intérêts de leurs compatriotes que de l'instruction religieuse des indigènes; on vit s'établir, au centre de la Pologne, des couvents où l'on n'admettait que des moines de l'Allemagne[86], (p. 164) et il existe encore des lettres pastorales par lesquelles les évêques polonais du XIIIe siècle enjoignaient au clergé des paroisses de prêcher dans la langue nationale, et non dans la langue allemande, incompréhensible pour leurs ouailles[87], et interdisaient la nomination des curés qui ne connaissaient pas le dialecte du pays. Il était très naturel que ce clergé étranger s'efforçât de défendre le rituel de Rome contre les Églises nationales qui, cependant, réussirent à conserver leur existence jusqu'au XIVe siècle. Telle est, du moins, l'opinion des meilleurs historiens polonais, et notamment celle du rév. M. Juszinsky, prêtre catholique, dont l'instruction profonde et la sagacité sont décisives en pareille matière. Juszinsky établit, en s'appuyant sur des autorités incontestables, que les réformateurs du XVIe siècle adoptèrent, pour leurs congrégations, un grand nombre de cantiques empruntés aux Églises de Pologne (ce qui prouve que leur souvenir était encore très récent), et il affirme que l'on se servait très fréquemment des bréviaires polonais à la fin du XVe siècle.
J'ai rappelé, en parlant de la Bohême, que l'influence des Vaudois s'était étendue jusqu'en Pologne, et j'ai décrit les rapports des Hussites avec ce pays. L'incident le plus remarquable de ces relations est, sans contredit, la discussion publique qui eut lieu en 1431, en présence du roi et du sénat, entre les délégués hussites et les docteurs de l'Université de Cracovie. L'historien polonais, l'évêque Dlugosz, qui raconte ce (p. 165) fait, dit que la discussion, soutenue en langue polonaise, dura plusieurs jours, que, de l'aveu de tous les assistants, les hérétiques furent battus, mais qu'ils ne voulurent jamais avouer leur défaite. Une autre ambassade hussite arriva, en 1432, en Pologne, pour proposer au roi Vladislav Jagellon une alliance contre les chevaliers teutoniques, et lui annoncer que le concile de Bâle avait admis les députés de leur secte. Cette dernière circonstance détermina l'archevêque de Gniezno, ainsi que plusieurs évêques, à recevoir dans leurs églises les députés hussites; mais lorsque ceux-ci vinrent à Cracovie, l'évêque prononça l'interdit tant que les hérétiques demeureraient dans l'enceinte de la ville. Le roi, qui désirait s'allier avec les Hussites, fut si irrité contre l'évêque, qu'il voulut le mettre à mort; on l'empêcha heureusement de commettre cet acte de violence. L'alliance projetée n'eut pas lieu; mais un ambassadeur polonais fut envoyé à Bâle afin de soutenir les Hussites. Évidemment, grâce à ces relations amicales, les Hussites devaient répandre leurs doctrines en Pologne; et il suffit de relire, à cet égard, les règlements publiés en diverses occasions par le clergé romain afin d'arrêter le progrès de ces doctrines. Ces règlements ordonnaient aux curés d'emprisonner et de conduire devant les évêques tous ceux qui étaient soupçonnés de favoriser la nouvelle secte. Ils interdisaient toute communication avec la Bohême ou les Bohémiens, et recommandaient particulièrement d'inspecter les livres qui se trouvaient entre les mains des curés de paroisse. L'influence du clergé obtint de l'autorité civile les ordres les plus sévères pour la punition des hérétiques; toutefois, les récits de cette époque ne mentionnent qu'un acte de persécution sanglante contre les Hussites, acte (p. 166) commis dans un moment de trouble et à l'instigation d'un seul évêque[88]. Quelques grandes familles protégeaient ouvertement les doctrines des Hussites, qui, ayant à leur tête Melsztynski, membre puissant de la noblesse, étaient sur le point de triompher, lorsque leur chef fut tué dans un combat.
Bien que les doctrines des Hussites se fussent répandues dans une grande partie de la Pologne, elles n'avaient point, dans ce pays, les sympathies nationales qui leur donnèrent tant de force en Bohême, parce que la nationalité polonaise n'avait point à lutter contre l'élément germanique; en Bohême, cette lutte datait de l'affaire de l'Université de Prague et de l'exécution de Jean Huss, qui dirigeait un mouvement à la fois politique et religieux. Cependant, je le répète, grâce aux affinités des Slaves avec la Bohême et à leur propre mérite, les doctrines des Hussites avaient pris racine en Pologne, comme le prouvent les règlements du clergé catholique; elles étaient accueillies par un grand nombre d'esprits, et préparaient le terrain à la Réforme du XVIe siècle[89]. La création, en 1400, de l'Université (p. 167) de Cracovie, qui enfanta le génie de Copernic, après un siècle à peine d'existence, imprima une impulsion vigoureuse au mouvement intellectuel de la Pologne. Les chaires de cet établissement étaient principalement occupées par des indigènes qui comptaient un grand nombre de savants, formés dans les Universités de l'Italie, à Paris, et surtout à Prague où les Polonais possédaient un collége. Dès ce moment, l'instruction fut très vivement encouragée par les honneurs, les émoluments et les perspectives des bénéfices attachés aux chaires de l'Université de Cracovie; car on choisissait ordinairement, (p. 168) parmi les plus illustres professeurs, les candidats pour les évêchés vacants. Aussi, pendant le XVe siècle, l'Église polonaise peut-elle citer avec orgueil plusieurs prélats aussi distingués par leur science que par leur piété;—entre autres, Dlugosz, qui rendit de grands services à son pays par la protection qu'il accorda aux lettres, par l'accomplissement d'importantes missions diplomatiques et par la publication des Annales, ouvrage fort estimé de tous les savants de l'Europe;—Martin Tromba, archevêque de Gniezno et primat de Pologne, qui joua un rôle éminent au concile de Constance, et qui forma le projet d'introduire dans les cérémonies du culte la langue nationale, ou, tout au moins, de rendre intelligible pour le peuple, la liturgie latine, dont il fit traduire les livres en polonais[90].
Nous trouvons une preuve très remarquable de l'élévation de sentiments qui distinguait, à cette époque, le clergé polonais, dans la dissertation qui fut présentée au concile de Constance, et lue publiquement le 8 juillet 1418, par le docteur Paul Voladimir, recteur de l'Université de Cracovie et chanoine de la cathédrale. Cette dissertation attaque vivement le principe reconnu et pratiqué par les chevaliers teutoniques, à savoir: que les Chrétiens sont autorisés à convertir les infidèles par la force des armes, et que les terres des infidèles appartiennent de droit aux chrétiens; principe en vertu duquel le pape concéda aux chevaliers la possession de la (p. 169) Prusse, habitée par une population païenne, qui fut, dès ce moment, conquise, baptisée, et soumise en outre au plus rude servage.
Rappelons, enfin, le projet de réforme ecclésiastique présenté à la diète polonaise de 1459, par Ostrorog, palatin de Posen. Ce projet, sans rien toucher aux dogmes ni aux rites de l'Église catholique romaine, signalait énergiquement les abus et proposait des réformes si décisives, que son adoption eût amené la séparation avec Rome plus rapidement peut-être que ne l'eussent fait les plus violentes attaques dirigées contre le dogme[91]. Il y avait, dans plusieurs pays, des hommes qui critiquaient isolément les abus de l'Église; mais, ici, il s'agissait d'une critique faite publiquement par un sénateur (p. 170) du royaume à rassemblée des États, et d'après laquelle on peut se former une idée des sentiments qui animaient, à cette époque, les hommes d'État de la Pologne. Ce furent sans doute ces dispositions qui permirent au roi Casimir III de porter secours au roi de Bohême, Georges Podiebradski, bien que celui-ci fût excommunié et malgré la vive opposition du pape et des évêques. Casimir n'eût point osé résister à l'autorité, s'il n'avait été soutenu par l'opinion publique de son pays.
Ainsi, il est évident que le terrain était suffisamment préparé pour la Réforme en Pologne, avant que ce mouvement se fût déclaré en Allemagne et en Suisse, et je crois que la Pologne n'avait point besoin d'être stimulée par l'exemple de l'étranger. Les premières pensées de Réforme se firent jour dans un livre publié à Cracovie en 1515, c'est-à-dire deux ans avant que Luther fût entré en lutte avec Rome. Ce livre posait ouvertement le principe de la Réforme, et proclamait—«que l'on ne doit ajouter foi qu'à la Bible, et que l'on peut se dispenser d'obéir aux commandements humains[92].—Les doctrines de Luther se répandirent très rapidement dans la Prusse polonaise, habitée par des bourgeois allemands fréquemment en rapport avec l'Allemagne. À Dantzick, qui était la principale ville de cette province, et qui, sous la suzeraineté des rois de Pologne, jouissait d'une liberté complète pour son administration intérieure, la réforme de Wittemberg fit de tels progrès, qu'en 1524 ses adhérents possédaient (p. 171) cinq églises. Malheureusement, les réformateurs furent aveuglés par leurs succès; et, au lieu de poursuivre leurs avantages par les moyens qu'ils avaient d'abord employés, par la persuasion, ils eurent recours à la violence, et imprimèrent à leurs cultes un caractère politique. Quatre mille hommes armés entourèrent l'Hôtel-de-Ville avec des canons, et forcèrent le conseil, composé de membres de l'aristocratie de la cité, à se dissoudre et à signer une déclaration constatant qu'il avait, par ses propres actes, provoqué l'insurrection. Le nouveau conseil, choisi dans le parti du mouvement, abolit entièrement les cérémonies du culte catholique, ferma les monastères, et ordonna que les couvents et autres édifices consacrés au clergé fussent convertis en écoles et en hôpitaux. Il déclara que les biens de l'Église seraient réunis au domaine de l'État; il les laissa cependant intacts.
Cette révolution ne pouvait se justifier; car un très grand nombre d'habitants adhéraient aux principes de l'ancienne Église, et ils avaient incontestablement le droit de jouir, quant à l'exercice de leur culte, d'une liberté égale à celle que les Réformistes réclamaient pour eux-mêmes. Le changement opéré par la violence d'un parti et non par le vote réfléchi des citoyens dans l'ordre religieux et politique, était aussi illégal qu'injuste, et il ne pouvait avoir d'autre caractère aux yeux du roi, quelle que fût, d'ailleurs, l'opinion personnelle de ce prince.
Le trône de Pologne était alors occupé par Sigismond Ier, noble cœur et esprit élevé. Une députation de l'ancien conseil de Dantzick se présenta devant lui en habits de deuil, le suppliant de sauver la ville, attaquée par l'hérésie, et de rétablir les institutions. Elle (p. 172) l'assura, en même temps, que la majorité des citoyens désirait cette restauration. Le roi invita les chefs de la révolution à comparaître en sa présence: ceux-ci, tout en protestant de leur fidélité, refusèrent d'obéir à cet ordre; ils furent mis hors la loi par la diète, et le roi se rendit lui-même à Dantzick, pour réinstaller le conseil, pendant que les principaux chefs du mouvement étaient exécutés ou bannis.
Cet acte de Sigismond Ier ne peut être considéré que comme une mesure politique; il ne se rattachait à aucun plan de persécution religieuse. Si le roi avait laissé libre carrière à la révolte dans une ville soumise à son autorité, il eût encouragé d'autres soulèvements qui auraient compromis la tranquillité générale. Il ne poursuivit aucun disciple du Protestantisme dans les diverses provinces de ses États, et, si les Réformistes de Dantzick s'étaient contentés d'une prédication pacifique, il ne les aurait pas inquiétés. En effet, bien qu'en rétablissant l'ancienne administration de Dantzick, il eût prohibé l'hérésie, il y toléra complètement, peu d'années après, les paisibles manœuvres du Luthéranisme qui devint, sous le règne suivant, la religion de la majorité des habitants, sans qu'il fût porté atteinte à la liberté des catholiques romains. Sigismond professa publiquement ses intentions tolérantes dans une réponse adressée au célèbre Jean Eck ou Eckius, qui lui avait dédié un livre contre Luther, où il le pressait de persécuter les hérétiques et de suivre l'exemple de Henry VIII d'Angleterre qui venait de publier un livre contre le réformateur allemand: «Que le roi Henry écrive contre Martin, si bon lui semble, dit Sigismond; quant à moi, je demeurerai le roi des brebis et des boucs.»
Le progrès intellectuel que j'ai déjà signalé favorisa (p. 173) la cause de la Réforme, qui fut également secondée par la constitution politique du pays. Il n'y avait peut-être pas alors de nation plus libre que la Pologne. Cette liberté était, il est vrai, restreinte aux classes nobles: mais la noblesse polonaise ne pouvait être comparée à celle des royaumes de l'Europe occidentale; elle formait une sorte de caste militaire qui comprenait à peu près le dixième de la population, en sorte que le nombre des habitants jouissant de droits politiques, se trouvait, proportionnellement à l'ensemble, plus considérable que ne l'était celui des électeurs en France, avant l'application du suffrage universel. Il y avait, dans cette caste, des familles dont la fortune et l'influence égalaient celles des plus puissants barons de la féodale Angleterre; d'autres, au contraire, cultivaient elles-mêmes leurs champs. Mais, quelle que fût l'inégalité des fortunes, tous les nobles étaient égaux en droit. Le plus pauvre, dans sa cabane, était un seigneur aussi bien que le riche dans son palais, et sa personne était aussi efficacement protégée par le neminem captivabimus, l'habeas corpus du Polonais[93].
Cette corporation puissante n'était pas moins jalouse des empiètements du clergé que de ceux de l'autorité royale, et ces dispositions devaient faciliter le progrès des nouvelles doctrines. Les villes qui, pour la plupart, étaient très florissantes, se gouvernaient d'après les lois municipales importées de l'Allemagne; et, par le fait, elles formaient de petites républiques, administrées (p. 174) par des magistrats civils qui rendaient la justice au civil comme au criminel.
Un écrivain contemporain constate que les ouvrages de Luther furent publiquement vendus à l'Université de Cracovie, qu'on les lut avidement, sans que les théologiens polonais exprimassent aucun sentiment de désapprobation. Quant à lui, ajoute-t-il, à mesure qu'il les parcourait, ses vieilles opinions faisaient place à une conviction nouvelle[94]. Telles étaient, en Pologne, les dispositions des esprits les plus éclairés, qui, cependant, n'en étaient encore arrivés qu'au doute. Une société secrète, composée des étudiants les plus instruits, prêtres et laïques, se réunissait fréquemment pour discuter sur les matières religieuses, et notamment sur les nouvelles publications anti-papistes, qui se produisaient en Europe et qui lui étaient transmises par Lismanini, moine italien, confesseur de l'épouse de Sigismond, Bona Sforza, et qui prenait une part active à ces réunions. Les dogmes de l'Église romaine qui ne s'appuyaient pas sur la lettre des Écritures, étaient librement examinés; mais, à l'une de ces réunions, un prêtre belge, nommé Pastoris, attaqua le mystère de la Trinité comme étant incompatible avec l'unité de Dieu. Cette doctrine, toute nouvelle en Pologne (bien qu'elle eût été déjà mise en avant dans les œuvres de Servet), émut à tel point les personnes présentes, qu'elles demeurèrent stupéfaites et terrifiées, en songeant qu'une proposition aussi hardie conduirait à la négation de la religion révélée. Elle fut adoptée par quelques membres, et amena l'établissement, en Pologne, d'une secte qui devint plus tard célèbre sous le nom de Socinianisme, (p. 175) bien que ni Lelius ni Faustus Socin n'en soient les véritables fondateurs. D'autre part, l'audacieuse proposition de Pastoris jeta l'effroi dans les âmes timorées, et arrêta un grand nombre de Réformistes, qui préférèrent demeurer fidèles à l'Église établie, malgré ses erreurs et ses abus, plutôt que de s'aventurer dans une voie qui les eût plongés dans un pur déisme, en réduisant la Bible à un simple code de morale. Toutefois, il y eut des esprits fermes et sincères qui résolurent de poursuivre la recherche de la vérité, non point seulement avec leur raison, mais avec le texte même des Écritures.
À l'époque où ce mouvement religieux agitait les hautes classes à Cracovie, les masses populaires, dans la province de Posen, furent excitées plus vivement encore par l'arrivée des Frères Bohêmes. Ceux-ci, exilés de leur pays au nombre de mille environ, se dirigèrent vers la Prusse où le duc Albert de Brandebourg leur offrait un asile. Lors de leur passage à Posen, en juin 1548, André Gorka, juge suprême des provinces de la Grande-Pologne[95], membre de la noblesse et très riche, les accueillit avec empressement et les logea dans ses domaines. Il avait déjà embrassé très chaudement les doctrines de la Réforme. Les Frères Bohêmes célébrèrent publiquement le service divin; leurs sermons et leurs hymnes, dont les habitants comprenaient le langage, leur concilièrent les sympathies de la population. Leur origine slave leur donnait des avantages que le Luthéranisme, d'origine germanique, ne possédait pas, et leur permettait d'espérer la conversion de toute (p. 176) la province où ils avaient trouvé une hospitalité si généreuse. L'évêque de Posen, voyant le danger que courait son autorité spirituelle, obtint du roi Sigismond-Auguste, qui venait de succéder à son père Sigismond Ier, un ordre d'exil contre les Frères Bohêmes. On aurait pu éluder cet ordre ou en obtenir la révocation; mais les Frères, craignant de soulever des troubles, se rendirent en Prusse, où le duc Albert leur accorda la naturalisation, une complète liberté religieuse, ainsi qu'une église pour leur culte: en même temps, la protection de ce prince les défendit contre les attaques que les docteurs luthériens commençaient à diriger contre leurs dogmes[96]. L'année suivante, 1549, un grand nombre de Frères retournèrent en Pologne où ils avaient été si bien reçus, et ils y continuèrent leurs travaux sans être inquiétés. Leurs congrégations s'accrurent rapidement; plusieurs grandes familles, les Leszczynski, les Ostrorog, etc., adoptèrent leurs doctrines; en peu de temps ils élevèrent environ quatre-vingts églises dans la province de la Grande-Pologne, indépendamment de celles qu'ils avaient fondées sur différents points du pays.
Ici se présente un incident qui tourna encore au profit du Protestantisme. Les étudiants de l'Université de Cracovie ayant eu une querelle avec les bedeaux du recteur, ceux-ci firent usage de leurs armes et tuèrent plusieurs jeunes gens. On demanda justice contre les (p. 177) meurtriers en accusant le recteur, qui était dignitaire de l'Église, d'avoir ordonné le massacre. Les étudiants reçurent la promesse que l'affaire serait jugée; mais ils étaient si irrités que, malgré les efforts de quelques personnes influentes, ils quittèrent Cracovie en masse et se rendirent presque tous dans les Universités étrangères, notamment à l'Académie protestante de Goldberg en Silésie et à l'Université récemment établie à Kœnigsberg, d'où ils revinrent plus tard, conservant l'empreinte profonde des opinions réformistes[97].
L'influence acquise par le Protestantisme en Pologne, se révéla à l'occasion du mariage d'un prêtre dans les environs de Cracovie. Ce prêtre fut cité à comparaître devant le tribunal de son évêque; il obéit; mais il se présenta accompagné d'un si grand nombre d'amis influents, que la poursuite fut abandonnée. Enfin, un noble très riche, Olesniçki, porta un coup décisif aux règlements de l'Église catholique romaine, en chassant les nonnes d'un couvent dans la ville de Pinczow, qui lui appartenait; il fit arracher les images qui ornaient l'Église et établit le culte protestant de la Confession de (p. 178) Genève. Cet exemple fut suivi et décida le progrès du Protestantisme dans la province de Cracovie.
Le clergé catholique, voyant l'inutilité de ses dénonciations contre les hérétiques, se réunit, en 1551, dans un synode général, présidé par le primat. Ce fut à cette occasion que l'évêque de Varmie (Ermeland), Hosius, composa sa célèbre Confession de la foi catholique, qui fut adoptée par l'Église de Rome comme étant l'exposé fidèle de ses doctrines. Le synode ordonna qu'elle fût signée par tous les membres du clergé, parmi lesquels quelques-uns étaient suspects, et il demanda au roi d'exiger également la signature des laïques. Il ne se contenta pas de prendre des mesures contre les progrès de la Réforme, il décida en outre que l'on déclarerait la guerre à la noblesse hérétique, et il imposa, dans ce but, une lourde taxe sur le clergé. Le synode comptait s'assurer le concours du roi auquel devaient revenir les produits des confiscations. Plusieurs prélats objectèrent qu'il y avait péril à attaquer un corps aussi puissant que la noblesse polonaise; la passion l'emporta; le synode décida qu'il mettrait à exécution ses résolutions violentes, et les évêques envoyèrent partout des citations judiciaires aux prêtres et aux nobles qui avaient rompu avec l'Église romaine. Ils furent appuyés par la cour de Rome qui, dans une lettre encyclique, recommanda l'extirpation de l'hérésie.
Il était, cependant, plus aisé de voter toutes ces mesures que de les exécuter, dans un pays où la liberté des citoyens était si solidement établie. Il y eut bien quelques persécutions sanglantes, accomplies dans l'ombre d'un couvent ou d'un donjon; mais les premières attaques dirigées contre la Réforme produisirent un effet diamétralement opposé à celui que l'on attendait. (p. 179) Stadniçki, noble influent, introduisit dans ses domaines de Dobieçko[98], le culte de la Confession de Genève. Cité à comparaître devant l'évêque de son diocèse, il offrit de justifier ses opinions religieuses; le tribunal repoussa cette proposition et le condamna, par défaut, à la mort civile et à la perte de ses biens. Stadniçki dénonça cet acte, en termes très violents, à une assemblée des nobles, qui virent avec effroi les tendances de l'Église et l'avènement d'une autorité nouvelle plus menaçante pour eux que l'autorité royale. Les nobles polonais furent saisis d'horreur à la pensée qu'ils deviendraient les sujets d'une corporation qui, sous la direction d'un chef étranger et non responsable, disposerait de la vie, de la propriété, de l'honneur des citoyens, et le cri d'alarme poussé par le Protestant Stadniçki, trouva de l'écho dans toute la Pologne, même parmi les nobles qui demeuraient attachés à la foi romaine. De là une indignation universelle contre le clergé, dont les prétentions fournirent le texte presque exclusif des débats qui eurent lieu lors des élections de 1552[99]. Le pays tout entier enjoignit à ses députés, dans les termes les plus énergiques, de restreindre l'autorité des évêques.
Les dispositions de la diète de 1552, se réunissant sous de tels auspices, ne pouvaient être un instant douteuses; les opinions religieuses de la plupart des membres se révélèrent immédiatement. À la messe qui précéda, selon l'usage, l'ouverture des délibérations, plusieurs députés détournèrent la tête pendant l'élévation (p. 180) de l'hostie, tandis que le roi et les sénateurs baissaient humblement leurs fronts. Raphaël Leszczynski, noble, riche et influent, fit plus encore: il demeura couvert au moment où s'accomplissait la cérémonie la plus solennelle du culte romain. Les Catholiques n'osèrent point censurer ces actes de mépris pour leur foi, et la chambre des députés exprima son approbation en appelant à la présidence ce même Leszczynski, lequel avait donné sa démission de sénateur pour devenir député[100]. Ainsi, l'esprit de la majorité était nettement indiqué; les partis les plus opposés en politique se rencontraient dans un sentiment commun d'hostilité contre la juridiction épiscopale. Le roi, qui inclinait naturellement vers la modération, essaya de concilier les différends; mais il échoua, et, de concert avec la diète, il décida que le clergé se bornerait désormais à juger l'orthodoxie des doctrines, sans appliquer aux hérétiques aucune peine temporelle. Ce fut ainsi que la liberté religieuse pour toutes les croyances se trouva virtuellement consacrée en Pologne, dès 1552, à une époque où, dans d'autres pays, même dans des pays protestants, cette liberté n'était accordée qu'à une croyance privilégiée.
Un homme contribua puissamment au succès de l'opposition dirigée contre le clergé; il a acquis une haute renommée dans l'histoire du XVIe siècle, et il eût rendu à son pays d'immenses services, si l'éclat de ses talents n'avait pas été terni par une inconcevable violence de passion et par une absence totale de principes: (p. 181) je veux parler de Stanislas Orzechowski, plus connu sous le nom latin d'Orichovius[101].
Orzechowski naquit en 1513 dans le palatinat ou province de Russie-Rouge ou Ruthénie (aujourd'hui la Galicie-Orientale). Il étudia dans les Universités allemandes, et, pendant son séjour à Wittemberg, il était le favori de Luther et de Melanchton. Il visita ensuite Rome et revint dans son pays en 1543, complètement gagné à la cause de la Réforme. Mais, jugeant que cette dernière ne pouvait rien pour lui, tandis que l'Église romaine disposait des honneurs et des richesses, il prit les ordres et fut promu à la dignité de chanoine. Il ne tarda pas cependant à exprimer ses véritables opinions et il se maria publiquement. Excommunié et condamné aux châtiments les plus sévères, il fut si vigoureusement assisté par l'influence de ses amis, que personne n'osa mettre à exécution le jugement rendu contre lui. Ses écrits et ses discours dans de nombreuses réunions eurent une grande part à l'affermissement de la liberté religieuse, reconnue par la loi de 1552. Avant cette date, Orzechowski s'était réconcilié avec Rome; relevé de l'excommunication, il avait invoqué la décision du pape au sujet de son mariage, dont on lui avait promis la confirmation; car les évêques voulaient à toute force enlever au parti de la Réforme un écrivain aussi puissant. Cependant le pape ajournait son jugement. Il n'osait pas autoriser un précédent aussi dangereux; en outre, Orzechowski venait de perdre, par sa versatilité, l'influence extraordinaire qu'il avait exercée sur le peuple, et il ne passait plus pour un adversaire très redoutable. Orzechowski vit bien que Rome se jouait (p. 182) de lui et il recommença ses attaques plus vivement que jamais[102]. Ses œuvres furent mises à l'index, et on le dénonça comme un serviteur de Satan. Violemment excité par la persécution, il redoubla d'invectives contre le pape Paul IV, et dans un écrit adressé au roi, il fit observer qu'un évêque catholique investi de la dignité de sénateur, était nécessairement traître à son pays, attendu qu'il était obligé de sacrifier les intérêts de son souverain à ceux du pape,—ayant prêté serment d'abord au pape, puis au roi[103].
(p. 183) Le clergé, pour lequel Orzechowski était surtout dangereux à cause de l'ascendant que la violence de son langage lui donnait sur les masses populaires, désirait vivement le réduire au silence pour le convertir ensuite à la cause de l'Église catholique. La mort de la femme d'Orzechowski fit disparaître le plus grand obstacle qui s'opposât à sa réconciliation avec Rome. Le Réformiste de la veille se soumit alors à la loi de l'Église qui pouvait récompenser généreusement ses services. Il attaqua les Protestants avec une vivacité égale à celle qu'il avait déployée contre Rome[104]. Il défendit la suprématie du pape sur tous les souverains de la chrétienté, et soutint cette cause avec plus d'audace et de vigueur qu'on ne l'avait jamais fait[105]. Les doctrines qu'il développa dans la véhémence de sa passion, présentent d'autant plus d'intérêt qu'elles peuvent être considérées comme l'exposé fidèle des principes qui auraient gouverné le monde si l'Église romaine avait triomphé. Il ne fit en définitive que proclamer les opinions de cette Église, (p. 184) et le cardinal Hosius donna son approbation complète à toutes ses propositions. Mais pourquoi remonter au XVIe siècle? La doctrine qui reconnaît la suprématie du pape sur les rois n'a-t-elle pas été défendue de nos jours, comme elle le fut par Orzechowski, et avec un style beaucoup plus remarquable, par des écrivains de premier mérite, tels que le comte de Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, et par l'abbé de Lamennais? Ce dernier, il est vrai, après avoir défendu le despotisme politique et spirituel, est passé à l'autre extrême avec une versatilité semblable à celle d'Orzechowski, sinon par les mêmes motifs d'intérêt personnel.
Orzechowski était cependant un allié trop dangereux pour rendre à l'Église romaine, dont la situation était presque désespérée, l'influence qu'elle avait perdue. Le roi Sigismond-Auguste, prince éclairé et tolérant, montrait une vive prédilection pour les doctrines des Réformistes. Les Institutes de Calvin étaient lues et commentées devant lui par Lismanini, Italien fort instruit dont j'ai déjà parlé, et il accueillait très gracieusement les lettres que Calvin lui adressait. Il était entouré de Protestants ou d'hommes qui désiraient la réforme de l'Église, tels que François Krasinski, qui avait été élevé avec lui, et qui, après avoir étudié sous Melanchton, était devenu évêque de Cracovie. Les Réformistes espéraient que le roi se déclarerait contre Rome; mais ce qui arrêtait surtout Sigismond, c'étaient les luttes intérieures qui déchiraient le Protestantisme. Il voulait, toutefois, réformer l'Église en convoquant un synode national. Ce vœu, partagé par un grand nombre de personnages considérables de la noblesse et même du clergé, fut exprimé par la diète de 1552, renouvelé par (p. 185) celle de 1555, les députés ayant insisté sur la nécessité de réunir un synode national, sous la présidence du roi lui-même, pour réformer l'Église en prenant pour base les Saintes-Écritures. On devait appeler au sein de cette assemblée les représentants de toutes les sectes religieuses du pays, ainsi que les Réformateurs les plus célèbres de l'Europe, Calvin, Beza, Melanchton et Vergerius qui se trouvait alors en Pologne. Mais l'homme qui inspirait le plus de confiance pour le succès de cette grande œuvre, était Jean Laski, ou Lasco, qui avait acquis déjà une haute réputation en Allemagne et en Angleterre. Je crois devoir arrêter l'attention de mes lecteurs sur ce personnage éminent.
Jean A Laski ou Lasco; sa famille, ses travaux évangéliques en Allemagne, en Angleterre et en Pologne. — Arrivée du nonce Lippomani, et ses intrigues. — Synode catholique de Lowicz et meurtre juridique d'une jeune fille et de plusieurs Juifs, meurtre commis par ce synode à l'instigation de Lippomani. — Le prince Radziwill le Noir; services qu'il a rendus à la cause de la Réforme.
La famille des Laski a produit, pendant le XVIe siècle, plusieurs hommes illustres dans l'Église, dans la politique et dans les camps. Jean Laski, archevêque de Gniezno, chancelier de Pologne, publia en 1506 la première collection des lois de ce pays, collection connue sous le nom de Statut de Laski. Il avait trois neveux, qui tous acquirent une réputation européenne. Stanislas résida long-temps à la cour du roi de France, François Ier, qu'il accompagna à la bataille de Pavie et dont il partagea la captivité; puis il revint dans son pays où il fut successivement revêtu des plus hautes dignités. Jaroslav, dont les talents extraordinaires et l'expérience militaire et politique sont attestés par les premiers écrivains de l'époque, par Paul Jovius, Érasme, etc., est demeuré surtout célèbre par le rôle qu'il joua lors de l'intervention des Turcs en Hongrie et du siége de (p. 187) Vienne en 1529[106]. Le troisième frère était Jean Laski le Réformiste. Il naquit en 1499; destiné dès sa jeunesse à la carrière de l'Église, il reçut une excellente instruction et visita les différents pays de l'Europe, où il se mit en relation avec les savants les plus distingués de son temps. En 1524, il fut, en Suisse, présenté à Zwingle, qui jeta dans son âme les premiers doutes sur l'orthodoxie de l'Église romaine. Il passa l'année 1525 à Bâle avec Érasme, chez lequel il vivait et qui avait pour lui une admiration presque enthousiaste. Laski fit voir le prix qu'il attachait à l'amitié d'Érasme, en subvenant (p. 188) à tous ses besoins avec autant de générosité que de délicatesse. Non-seulement il le remboursa très largement de toutes les dépenses occasionnées par son séjour, mais encore il lui acheta sa bibliothèque, dont il lui laissa la jouissance sa vie durant[107]. Il est probable qu'il dut à Érasme cette rare douceur de caractère qui distingua tous ses actes.
Laski retourna en Pologne en 1526; il inclinait déjà vers le Protestantisme: il resta toutefois fidèle à l'Église établie, dans l'espérance que l'on pourrait la réformer sans rompre avec Rome; ce fut dans cette pensée qu'il engagea Érasme à signaler avec de grands ménagements, au roi de Pologne, la nécessité d'opérer quelques réformes. (p. 189) Par l'influence de ses relations de famille, et par l'ascendant de son propre mérite, Laski se serait certainement élevé aux premières dignités de l'Église polonaise; déjà même le roi l'avait nommé évêque de Cujavie. Mais il se présenta devant le prince, et lui déclara franchement que ses opinions religieuses ne lui permettaient pas d'accepter cette marque de faveur. Ses scrupules furent respectés; il quitta son pays en 1540, rendit publique son adhésion aux principes de l'Église protestante de Suisse, et se maria à Mayence (1540). Ses connaissances étendues, son esprit élevé, ses relations avec les savants de son époque, lui acquirent une grande réputation parmi les princes protestants, qui cherchèrent à l'attirer dans leurs États. Le souverain de la Frise orientale, où la Réforme avait été introduite en 1528, désira que Laski vînt compléter cette grande œuvre. Laski hésita long-temps; il désigna, pour le suppléer, son ami Hardenberg; enfin, cédant aux plus vives instances, il accepta, en 1543, la mission qui lui était proposée, et fut nommé surintendant de toutes les églises de la Frise. Il devait rencontrer d'immenses obstacles, car il lui fallut lutter contre la répugnance que l'on éprouvait encore à supprimer entièrement les rites de la religion catholique, contre la corruption du clergé, et surtout contre l'indifférence de la majeure partie du peuple en matière de religion. À force de zèle et de persévérance, il réussit, après six ans de lutte, à extirper complètement les racines du Papisme et à établir dans le pays la Religion protestante. Pendant ces six années (sauf quelques intervalles de découragement et de dégoût), Laski abolit l'adoration des images, améliora les règles de la hiérarchie et de la discipline, organisa, selon les Écritures, la cérémonie (p. 190) de la communion, et composa une confession de foi; en un mot, il fut le véritable fondateur du Protestantisme dans la Frise.
La confession de foi, écrite par Laski, confirmait, au sujet de la communion, la doctrine adoptée par les réformateurs suisses et par l'Église anglicane; aussi éveilla-t-elle l'indignation violente des Luthériens. Les docteurs de Hambourg et de Brunswick dirigèrent contre Laski les accusations les plus grossières, auxquelles celui-ci répondit par de solides arguments. Cependant, à partir de cette époque, il se manifesta en Frise un mouvement marqué en faveur des doctrines de Luther, et les chefs de ce nouveau parti annoncèrent hautement le projet d'appeler Melanchton. Le Réformateur polonais se décida alors à abandonner la direction des affaires religieuses en Frise, et ne conserva que l'administration d'un temple à Emden.
En 1548, Laski fut instamment prié, par l'archevêque Cranmer, de venir se joindre en Angleterre à plusieurs hommes éminents qui étaient chargés de compléter la Réforme de l'Église. Cette invitation lui était adressée d'après les conseils de Pierre Martyr et de Turner. Bien que Laski eût encore en Frise de nombreux partisans et se vît retenu par la reine, il résolut de répondre à l'appel de Cranmer. Toutefois, comme il n'était pas fixé sur les principes qui devaient servir de base à la Réforme de l'Église anglicane, il jugea prudent de ne faire d'abord qu'une visite temporaire en Angleterre, afin d'étudier le terrain. Il prit donc un congé et arriva en Angleterre au mois de septembre 1548. Il demeura six mois à Lambeth avec l'archevêque Cranmer, dont il devint l'intime ami et dont les vues s'accordèrent complètement avec les siennes, tant sur le point de doctrine que sur (p. 191) les questions de hiérarchie et de discipline ecclésiastique. Il retourna en Frise au mois d'août 1548, et l'on peut juger de l'impression favorable qu'il produisit en Angleterre, par les louanges que lui décerna Latimer, dans un sermon prêché devant le roi Édouard VI[108].
Laski retrouva sa congrégation dans une situation très périlleuse, et l'introduction de l'Intérim[109] dans la Frise hâta son départ. Il visita plusieurs États de l'Allemagne, et se rendit ensuite en Angleterre, où il arriva au printemps de 1550.
Laski fut nommé surintendant de la congrégation protestante étrangère établie à Londres, et sa nomination fut signée par Édouard VI, le 23 juillet 1550, et rédigée dans les termes les plus flatteurs. La congrégation fut mise en possession de l'église des Frères Augustins, et d'une charte qui lui conférait tous les droits attribués aux corporations. Elle se composait de Français, d'Allemands, d'Italiens, généreusement accueillis par le gouvernement anglais. Le rôle qu'elle était appelée à jouer avait une grande importance, et sa création fait honneur au zèle et aux vues éclairées de Cranmer, car elle contenait, en quelque sorte, la semence (p. 192) destinée à féconder la Réforme dans les pays où ses membres avaient dû s'exiler.
Laski eut beaucoup de peine à défendre la liberté de sa congrégation contre les paroisses qui réclamaient fréquemment son concours pour le service des églises locales. En 1551, il fut attaché à la commission chargée de réformer la loi ecclésiastique, et devint ainsi le collègue de Latimer, Cheek, Taylor, Cox, Parker, Cook et Pierre Martyr. Il se trouvait donc dans une position très favorable pour soutenir les étrangers de distinction qui avaient été obligés de chercher refuge en Angleterre. Dans une lettre qu'il lui adressa, Melanchton fit lui-même appel à son patronage.
La mort d'Édouard VI et l'avènement de Marie arrêtèrent les progrès de la Réforme en Angleterre; toutefois, la congrégation de Laski put quitter le pays sans être inquiétée. Elle s'embarqua le 15 septembre 1553 à Gravesend, en présence d'une foule de Protestants anglais qui invoquaient à genoux la protection divine en faveur des pieux voyageurs. Une tempête sépara la flottille, et le navire qui portait Laski entra dans le port d'Elseneur. Le roi de Danemark accorda une audience aux pèlerins et les écouta avec bonté; mais son chapelain, Noviomagus, parvint à changer ses dispositions bienveillantes en attaquant violemment, devant Laski lui-même, la confession de Genève. Laski fut profondément affecté de ce procédé du clergé danois, qui ne se borna pas à insulter un homme malheureux, mais qui alla jusqu'à lui proposer d'abjurer son hérésie. La défense qu'il soumit au roi n'apaisa pas l'odium theologicum des Luthériens; l'un d'eux, Westphalus, appela Martyrs du diable les disciples de Laski, tandis qu'un autre, nommé Bugenhagius, déclara qu'ils ne devaient (p. 193) pas être considérés comme chrétiens. On leur signifia que le roi aimerait mieux encore souffrir la présence des Papistes dans ses États, et ils durent s'embarquer malgré la mauvaise saison. Les enfants de Laski obtinrent seuls la permission d'attendre, pour partir, que le temps devînt plus favorable.
À Lubeck, à Hambourg, à Rostock, la congrégation fut en butte aux mêmes sentiments de haine de la part des Luthériens, qui refusèrent même de prendre connaissance de ses doctrines, et qui les condamnèrent sans l'entendre. Dantzick donna asile aux débris de la congrégation; quant à Laski, il fut accueilli avec respect dans la Frise, d'où il écrivit au roi de Danemarck une lettre de remontrances au sujet de la rigueur imméritée que ce prince avait déployée contre lui; bientôt après, l'illustre roi de Suède, Gustave Wasa, lui offrit une retraite dans ses États, en lui promettant une liberté complète pour toute la congrégation. Laski ne profita point de cette offre généreuse; il comptait sans doute s'établir en Frise, où déjà il avait servi avec tant de succès la cause de la Réforme. Mais l'influence croissante du Luthéranisme et l'hostilité qu'il rencontra, le déterminèrent à se retirer à Francfort-sur-le-Mein, où il fonda une Église pour les réfugiés protestants de la Belgique.
Laski entretenait des relations suivies avec ses compatriotes, et jouissait de l'estime du roi de Pologne, auquel il avait été vivement recommandé par Édouard VI. Il ne perdait jamais de vue la grande mission qu'il se proposait d'accomplir, dès que l'occasion lui permettrait de propager la Réforme dans son propre pays. Lorsqu'il s'engagea au service de la Frise et de l'Angleterre, il se réserva toujours expressément la faculté de retourner (p. 194) en Pologne aussitôt que la situation des affaires religieuses pourrait l'y appeler utilement.
Pendant son séjour à Francfort, Laski s'occupa activement de réunir les deux Églises protestantes, c'est-à-dire l'Église luthérienne et l'Église réformée. Il y fut encouragé par les lettres de Sigismond-Auguste, qui avait fort à cœur cette fusion, considérée par lui comme un acheminement vers la conclusion des luttes religieuses qui déchiraient le royaume. Laski présenta donc au sénat de Francfort un mémoire dans lequel il prouvait qu'il n'y avait pas de raisons suffisantes pour motiver la séparation des deux Églises. Une discussion sur cet important sujet devait avoir lieu le 22 mai 1556. Le résultat aurait-il été favorable? cela est plus que douteux. Le docteur luthérien Brentius arrêta la tentative projetée, en demandant que l'Église réformée signât la Confession d'Augsbourg. De là un très vif débat qui, au lieu d'amener un rapprochement, ne fit qu'envenimer la situation. Cependant Laski ne désespérait pas; sur l'invitation du duc de Hesse, il se rendit à Wittenberg pour s'entretenir avec Melanchton. Bien qu'il fût très honorablement accueilli, il ne put obtenir la faveur d'une discussion officielle. Melanchton lui remit, pour le roi de Pologne, une lettre à laquelle il annexa la Confession d'Augsbourg, telle qu'il l'avait modifiée, en promettant de plus amples explications si le roi se décidait à établir la Réforme dans ses États.
Avant de retourner en Pologne, Laski publia une nouvelle édition du livre dans lequel il rendait compte de la situation des Églises étrangères à Londres, pendant son séjour en Angleterre et depuis son départ. Il dédia cette édition au roi, au sénat et à toutes les assemblées locales. En outre, il fit connaître ses vues sur la nécessité (p. 195) de réformer l'Église polonaise, et exposa les motifs qui le poussaient à rejeter les doctrines et la hiérarchie de Rome. Il soutint que les Écritures seules étaient la base de la doctrine religieuse et de la discipline ecclésiastique;—que les traditions et les vieilles coutumes ne devaient jouir d'aucune autorité;—que même le témoignage des Pères de l'Église ne pouvait être considéré comme décisif, attendu qu'ils avaient souvent exprimé des opinions très diverses, et qu'ils n'avaient jamais réussi à constituer l'unité du dogme;—que le plus sûr moyen de lever tous les doutes était de remonter à la doctrine et à l'organisation de l'Église primitive;—que la lettre des Écritures ne pouvait être expliquée ni commentée en termes complètement étrangers à leur esprit; et que sous ce rapport les conciles et les théologiens avaient commis de graves erreurs. Laski ajouta que le pape opposait au rétablissement du texte de la Bible, de sérieux obstacles qu'il était indispensable de surmonter, et que l'on avait déjà fait un grand pas vers le but, puisque le roi n'était pas hostile à la Réforme, réclamée par la majorité du pays. Cette Réforme, toutefois, devait être conduite avec beaucoup de prudence, parce que tous ceux qui combattaient Rome n'étaient pas également orthodoxes; il fallait prendre garde d'élever une nouvelle tyrannie sur les ruines de l'ancienne, et en même temps de favoriser l'athéisme par un excès d'indulgence. «On ne s'entend pas encore, dit Laski, sur le vrai sens de l'Eucharistie; supplions Dieu de nous éclairer. Nous ne recevons que par la foi le corps et le sang de Notre-Seigneur; il n'y a point dans la communion de présence réelle.» Après avoir exposé ses principes religieux, il fournit quelques explications personnelles. Il rappela qu'il n'avait jamais (p. 196) été exilé, mais qu'il avait quitté son pays avec l'autorisation du feu roi, et qu'il avait été, dans plusieurs États, ministre de la foi chrétienne.
Laski était le chef naturel du parti de la Réforme en Pologne: l'admiration et les espérances des Protestants l'appelaient à cette haute position, aussi bien que la haine et les calomnies des Papistes. Il arriva en Pologne à la fin de 1556. Aussitôt les évêques, à l'instigation du nonce Lippomani, se réunirent pour délibérer sur la ligne de conduite qu'ils devaient adopter à l'égard de celui qu'ils appelaient «le bourreau de l'Église.» Ils représentèrent au roi les périls dont il était menacé par le retour d'un homme qui n'avait d'autre but que de semer le trouble; ils dirent que Laski rassemblait des troupes pour détruire les églises du diocèse de Cracovie et soulever le pays contre le roi. Mais ces observations ne produisirent aucun effet. Laski fut nommé surintendant de toutes les Églises réformées de la Petite-Pologne. Sa science, sa moralité, ses relations avec les familles les plus distinguées, contribuèrent puissamment à la propagation des doctrines de l'Église suisse parmi les classes supérieures de la société. Il avait constamment en vue la fusion de toutes les sectes protestantes, et la fondation d'une Église nationale réformée, à l'exemple de celle d'Angleterre, qui lui inspirait une vive admiration et à laquelle il s'intéressa jusqu'à la fin de sa vie[110]. Pour surcroît de difficultés, il dut lutter très (p. 197) vivement contre l'apparition des doctrines anti-trinitaires. Il prit une part active aux discussions des synodes et à la première traduction polonaise de la Bible. Il publia également un grand nombre d'écrits, dont la plupart sont aujourd'hui perdus. Il mourut en 1560, et ne put mener à fin ses vastes projets. Nous ne possédons malheureusement que très peu de renseignements sur les travaux qu'il accomplit en Pologne à la fin de sa carrière, les prêtres catholiques, et surtout les Jésuites, ayant eu grand soin de détruire tout ce qui se rattachait à l'histoire du Protestantisme. Il faut ajouter que les descendants de Laski se convertirent au Papisme, et que, dès lors, ils ont sans doute essayé de supprimer les écrits de leur aïeul, qu'ils considéraient comme hérétique[111].
Rome s'opposa de toutes ses forces à la convocation du synode national conseillé par Laski et même par des Catholiques désireux de former une Église polonaise. Le pape Paul IV envoya en Pologne un de ses plus habiles serviteurs, Lippomani, évêque de Vérone, et il écrivit au roi, au sénat, ainsi qu'aux membres les plus influents de la noblesse, qu'il allait procéder lui-même aux réformes nécessaires, et qu'il rétablirait l'unité de l'Église par la convocation d'un concile général. Mais le (p. 198) célèbre réformiste, Vergerio[112], dévoila le mensonge d'une telle promesse. La lettre que le pape adressa au roi est très remarquable[113]; elle donne une juste idée des progrès accomplis par le Protestantisme en Pologne, et elle prouverait au besoin que les prétentions de la papauté ont toujours été invariables.
La mission de Lippomani ne fut pas infructueuse. Le nonce ranima le courage du clergé, accrut les hésitations du roi en l'assurant que Rome accorderait les réformes (p. 199) reconnues nécessaires, et réussit même, par ses intrigues, à semer la discorde dans le camp des Protestants. Dès que l'on connut les conseils de violence qu'il avait donnés au roi, le pays tout entier se souleva contre lui avec tant d'ardeur que, lorsqu'accompagné de sa suite, il fit son entrée dans la chambre des Députés, lors de la diète de 1556, il fut apostrophé d'un cri unanime: «Salve progenies viperarum! (Salut, race des vipères!)» Il réunit à Lowicz le clergé polonais, qui s'apitoya sur la situation de l'Église et vota une foule de résolutions destinées à combattre l'hérésie. Ce synode ne réussit cependant pas à faire reconnaître sa juridiction. Lutomirski, chanoine de Przemysl, cité à comparaître sous l'inculpation d'hérésie, proclama publiquement ses opinions protestantes; il arriva suivi de ses amis, portant tous une Bible, c'est-à-dire l'arme la plus redoutable pour Rome. Le synode n'osa plus poursuivre un antagoniste aussi hardi, et il ferma les portes de la salle où il était assemblé.
Après cet échec, le clergé voulut prendre sa revanche sur une question de sacrilége. Afin de réussir plus sûrement, il choisit sa victime dans les rangs inférieurs de la société. Une pauvre jeune fille, Dorothée Lazeçka, fut accusée d'avoir dérobé une hostie aux moines dominicains de Sochaczew[114], en feignant de recevoir la communion. On disait qu'elle avait caché cette hostie sous ses vêtements, et qu'elle l'avait vendue aux Juifs d'un village voisin, moyennant trois dollars et une robe brodée de soie. L'hostie aurait alors été portée à la synagogue, où, percée à coups d'épingle, elle aurait laissé échapper du sang qui aurait été recueilli dans un vase. (p. 200) Les Juifs essayèrent vainement de démontrer l'absurdité de cette fable, en alléguant que leur religion n'admettait pas le mystère de la transsubstantiation, et que dès lors on ne pouvait les soupçonner d'avoir soumis à une pareille épreuve une hostie, qui n'était pour eux qu'un simple pain à cacheter. Le synode, sous l'influence de Lippomani, les condamna, ainsi que la malheureuse jeune fille, à être brûlés vifs. Cette sentence inique ne pouvait être exécutée sans l'exequatur, ou l'autorisation du roi, et Sigismond-Auguste était un prince trop éclairé pour que l'on espérât d'obtenir sa sanction. L'évêque Przyrembski, vice-chancelier de Pologne, fit un rapport dans lequel il supplia le roi de ne pas laisser impuni un crime aussi horrible, commis contre la majesté de Dieu. Myszkowski, grand dignitaire de la couronne et protestant, fut si indigné de ce rapport, que la présence seule du roi retint sa main prête à frapper le prélat. Sigismond envoya au staroste (gouverneur) de Sochaczew, l'ordre de relâcher les accusés; mais le vice-chancelier fabriqua un exequatur auquel il apposa secrètement le sceau royal, et il transmit un ordre d'exécution. Informé de cette fourberie, le roi se hâta d'expédier un messager pour en prévenir les tristes effets. Il était trop tard. L'assassinat juridique était accompli!
Ce crime a été raconté par les écrivains protestants et par les historiens catholiques. Raynaldus, qui a écrit sous l'inspiration de la cour de Rome, fait remarquer que ce miracle se produisit en Pologne fort à propos pour confondre les hérétiques, qui demandaient la communion sous les deux espèces, et pour leur prouver que le corps, la chair et le sang de J.-C. étaient contenus dans chacune des deux espèces. Il serait superflu d'apprécier (p. 201) ici les réflexions de l'historien catholique[115].
Cette atrocité souleva d'horreur toute la Pologne: la haine contre Lippomani ne fit que s'accroître. Le nonce fut attaqué par des pamphlets, par des caricatures, etc.; sa vie fut même en danger, et il dut quitter le pays.
Parmi les actes de Lippomani, je signalerai encore l'essai qu'il tenta pour convertir le prince Radziwill. Il lui écrivit une lettre dans laquelle il parut douter de son hérésie, et lui déclara qu'il serait le plus parfait de tous les hommes s'il voulait servir fidèlement la véritable Église. Radziwill lui renvoya une réponse, rédigée par Vergerius, et pleine de récriminations contre Rome. Ce personnage éminent mérite de fixer notre attention; car il contribua plus que tout autre aux progrès de la Réforme polonaise.
Nicolas Radziwill, surnommé le Noir, à cause de son teint, appartenait à une riche famille lithuanienne. Une instruction solide et de nombreux voyages développèrent ses talents naturels. Sigismond-Auguste ayant épousé sa cousine, Barbe Radziwill, il se trouva en relations intimes avec le roi, dont il gagna toute la confiance. Il fut nommé chancelier de Lithuanie et palatin de Vilna: il figura dans les affaires les plus importantes, et obtint, en récompense, la propriété d'immenses domaines. Il visita à plusieurs reprises, en qualité d'ambassadeur, les cours de Charles-Quint et de Ferdinand Ier, et reçut de Charles-Quint le titre de prince de l'Empire. Radziwill fut converti aux doctrines de la Réforme, à la suite de ses rapports avec les Protestants de Prague, et, vers 1553, il se rallia à la confession de Genève. À partir de ce moment, il se voua tout entier aux intérêts (p. 202) de sa nouvelle religion. L'influence considérable et la popularité dont il jouissait en Lithuanie lui permirent d'engager avec succès la lutte contre Rome. Le clergé ne put résister à un adversaire aussi redoutable; les prêtres eux-mêmes se convertissaient avec tant d'ensemble, qu'il ne restait plus, dans le diocèse de Samogitie, que huit prêtres catholiques. La noblesse presque entière adopta le culte protestant. Radziwill bâtit à Vilna un magnifique temple et un collége; il patrona par ses libéralités les hommes distingués de son parti; il fit traduire et imprimer à ses frais (1564), la première Bible protestante qui ait paru en Lithuanie, ainsi qu'un grand nombre d'autres écrits en faveur de la Réforme[116]. Il fût parvenu, sans aucun doute, à obtenir la conversion du roi; malheureusement, il mourut en 1565, dans toute la force de l'âge. À son lit de mort, il conjura son fils aîné, Nicolas-Christophe, de demeurer fidèle à la foi de son père. Déjà, lorsque son fils s'approcha pour la première fois de la sainte table, il lui avait rappelé, dans un discours éloquent, qu'il allait hériter d'une immense fortune, d'un nom illustre, d'une estime universelle; que tous ces biens étaient périssables, et qu'il devait surtout songer aux biens solides qui procurent le salut éternel! La mort de Radziwill porta un coup fatal à la cause du Protestantisme en Lithuanie, bien que ce grand homme fût, jusqu'à un certain point, remplacé par son cousin, Nicolas Radziwill, frère de la (p. 203) reine Barbe et surnommé Rufus, ou le Rouge. Celui-ci commanda en chef les forces lithuaniennes, et se distingua par ses talents militaires. Après la mort de son cousin, il fut nommé palatin de Vilna, et protégea avec ardeur les temples et les écoles. Les descendants de Radziwill le Noir rentrèrent tous au sein de l'Église romaine, et leur lignée s'est perpétuée jusqu'à nos jours; mais ceux de Radziwill Rufus professèrent le Protestantisme jusqu'à l'extinction de leur branche. J'aurai, dans la suite de cet ouvrage, occasion de revenir sur cette famille.
Demandes adressées au pape par le roi de Pologne. — Projet de synode national combattu par les intrigues du cardinal Commendoni. — Efforts des Protestants polonais pour opérer l'Union des Confessions Bohémienne, Genevoise et Luthérienne. — Consensus de Sandomir. — Déplorables conséquences de la haine des Luthériens contre les autres confessions protestantes. — Origine et progrès des Anti-trinitaires ou Sociniens. — Situation prospère du Protestantisme et son influence sur le pays. — Le cardinal Hosius. — Introduction des Jésuites.
J'ai fait connaître l'indignation qu'éprouvèrent les membres de la diète de 1557, lorsque Lippomani osa pénétrer dans la salle de leurs délibérations. Si le roi avait été un homme de résolution et de caractère, il eût, d'un seul coup, établi l'indépendance spirituelle de son royaume, en chargeant un synode national de la Réforme ecclésiastique; car une grande partie du clergé désirait vivement cette mesure et n'attendait que le signal de l'autorité. Malheureusement, Sigismond-Auguste, bien qu'il comprît la nécessité de convoquer ce synode, était trop irrésolu pour prendre un parti décisif. Il avait les meilleures intentions; il aimait sincèrement son pays; mais il ressemblait à tant d'autres qui, placés à la tête d'un État, obéissent toujours à l'opinion publique ou plutôt se laissent entraîner par le courant, au lieu de le diriger. Pressé par les instances de la diète, il adopta un moyen-terme, et adressa au (p. 205) pape Paul IV, au concile de Trente, une lettre par laquelle il formulait les cinq demandes ci-après:
1o La faculté de dire la messe dans la langue nationale;
2o La communion sous les deux espèces;
3o Le mariage des prêtres;
4o L'abolition des annates;
5o La convocation d'un concile national pour opérer la Réforme de l'Église ainsi que la réunion des différentes sectes.
Il est presque inutile d'ajouter que ces demandes furent repoussées par le pape[117].
Cependant le parti protestant devenait, chaque jour, plus hardi, et, à la diète de 1559, une tentative fut faite pour enlever aux évêques la dignité de sénateurs, sur le motif que leur serment de fidélité au pape était en contradiction directe avec leurs devoirs envers le pays. Ossolinski, auteur de cette proposition, lut publiquement la formule du serment incriminé, il en expliqua les funestes tendances, et il conclut en soutenant que, si les évêques l'observaient fidèlement, ils devaient trahir l'État. La motion ne fut pas adoptée; on s'attendait à une Réforme prochaine et générale de l'Église, et la diète de 1563 vota une résolution qui prescrivait la convocation d'un synode national représentant toutes les sectes de la Pologne. Cette mesure, appuyée par l'archevêque-primat Uchanski, dont les opinions réformistes étaient bien connues, fut entravée par le célèbre diplomate romain, le cardinal Commendoni, qui avait déjà déployé de grands talents dans (p. 206) d'importantes négociations, et, en particulier, pendant sa mission en Angleterre (1553), où il aida de ses conseils la reine Marie pour la restauration de la religion romaine.
Commendoni s'appliqua à persuader au roi que la convocation d'un synode national, au lieu de rétablir la paix et l'union au sein de l'Église polonaise, amènerait des désordres politiques, et les funestes dissensions qui agitaient alors le parti protestant, donnèrent un grand poids aux arguments du cardinal[118].
(p. 207) J'ai dit déjà que les discussions intérieures du parti protestant empêchèrent la création d'une Église polonaise réformée; elles produisirent également le plus déplorable effet sur les dispositions d'un grand nombre d'hommes influents qui, dégoûtés de la violence avec laquelle les Réformistes, au lieu de s'unir sur les larges bases de la Bible, se querellaient sur des questions de détail, retournèrent à l'Église catholique avec la certitude que celle-ci, malgré des erreurs manifestes, devait les conduire plus sûrement au salut. Les Catholiques ne manquèrent pas de tirer parti de ces disputes et de les signaler comme un châtiment du ciel, en disant que la Providence, afin de prouver que les hérétiques ne proclamaient pas le Verbe de Dieu, comme ils le prétendaient, mais seulement leurs propres impostures, suscitait entre eux ces luttes interminables.
Les Protestants de la Pologne se partageaient entre trois confessions, à savoir: 1o La confession bohémienne ou vaudoise, qui se répandit dans la Grande-Pologne; 2o la confession de Genève ou de Calvin, dominante en Lithuanie et dans la Pologne du Sud, et à laquelle appartenaient les principales familles polonaises; 3o la confession luthérienne, qui prévalait surtout dans les villes habitées par des bourgeois d'origine allemande, et qui était professée par quelques grandes familles, telles que les Gorka, les Zborowski, etc. Il n'y avait pas de différence entre les deux premières, si ce n'est que la confession bohémienne admettait la succession apostolique de ses évêques, doctrine empruntée aux Vaudois d'Italie, ce qui lui fit donner souvent le nom d'Église vaudoise. Aussi, ces deux confessions purent-elles aisément conclure, en 1555, dans la ville de Kozminek, un pacte d'union par lequel elles se déclaraient (p. 208) en communauté spirituelle, tout en gardant leur hiérarchie respective. Cette fusion répandit une joie très vive parmi les réformateurs de l'Europe, dont quelques-uns, entre autres Calvin, adressèrent aux Protestants polonais des lettres de félicitations.
Les Églises unies entreprirent de s'allier également avec les Luthériens; c'était une œuvre difficile, attendu les différences de dogmes qui existaient entre la confession d'Augsbourg et celle de Genève, au sujet de l'Eucharistie. Un synode des Églises bohémienne et genevoise de Pologne, assemblé en 1557 et présidé par Jean Laski, invita les Luthériens à contracter l'union; mais ces avances demeurèrent sans effet, et les Luthériens continuèrent à accuser d'hérésie l'Église bohémienne. Celle-ci cependant poursuivit son but, et délégua deux de ses ministres pour soumettre sa doctrine au jugement des princes protestants d'Allemagne, ainsi qu'aux principaux réformateurs de ce pays et de la Suisse. Elle parvint ainsi à obtenir l'approbation du duc de Wurtemberg, du palatin du Rhin, de Calvin, de Beza, de Viret, de Pierre Martyr, etc. De tels témoignages apaisèrent momentanément le mauvais vouloir des Luthériens, qui se montrèrent moins rebelles aux idées de fusion; mais ces bonnes dispositions furent neutralisées par l'arrivée de plusieurs émissaires allemands et par la prétention de différents docteurs luthériens, qui demandaient que les autres Églises protestantes souscrivissent à la confession d'Augsbourg, et qui attaquaient, comme hérétique, la confession de l'Église de Bohême. Ce fut pour ce motif que les Bohémiens envoyèrent, en 1568, une députation à Wittemberg, afin de faire examiner leur doctrine par la faculté de théologie. L'approbation sans réserve qui fut exprimée par (p. 209) ce corps savant, produisit une impression favorable sur les Luthériens qui, à partir de ce moment, cessèrent d'attaquer l'Église de Bohême.
L'année 1569 fut marquée par l'un des évènements les plus considérables de l'histoire de mon pays, je veux parler de l'union formée par la diète de Lublin entre la Lithuanie et la Pologne[119]. Les principaux nobles, qui appartenaient aux trois Confessions protestantes de la Pologne, résolurent de préparer l'union de leurs Églises et de l'accomplir l'année suivante, espérant que Sigismond-Auguste, qui avait souvent émis le vœu de voir cette fusion s'accomplir, se déciderait enfin à embrasser le Protestantisme. Ils voulaient, en même temps, mettre fin au scandale causé par toutes ces divisions intérieures qui compromettaient la cause de la Réforme. Le synode s'assembla, en avril 1570, dans la ville de Sandomir: il se composait des membres les plus influents de la noblesse, tels que les palatins de Sandomir, de Cracovie, etc., ainsi que des principaux ministres des différentes Confessions. Après de longs débats, l'union si désirée fut conclue et signée le 14 avril 1570[120].
Si cette union avait subsisté, le Protestantisme n'aurait pas tardé à triompher définitivement en Pologne. (p. 210) Ce résultat n'échappait pas à l'attention des Papistes, qui recommencèrent leur guerre d'épigrammes et d'injures. Cependant ce ne fut point de là que vint le danger; si l'union fut dissoute, il faut s'en prendre aux Protestants. Par le fait, ce contrat était atteint d'un vice radical, et il devait se rompre de lui-même sous les efforts qui avaient été tentés pour fondre, quant au point de dogme, des Confessions dont les doctrines sur l'Eucharistie étaient si différentes. Comment s'étonner que les Luthériens, avec leur dogme de la consubstantiation, qui se rapproche beaucoup plus de celui de la transsubstantiation que de la doctrine genevoise et bohémienne, aient plus souvent incliné vers l'Église de Rome que vers les autres sectes protestantes? De nombreux synodes essayèrent vainement de conjurer la rupture du pacte de Sandomir. Les plus violentes attaques vinrent du ministre luthérien de Posen, Gericius, dont les Jésuites excitaient habilement l'amour-propre, et d'un autre ministre de la même Confession, Enoch, qui, ne pouvant se plier à la discipline sévère de l'Église de Bohême, était passé aux Luthériens. Ces deux hommes poussèrent la violence de leur hostilité au point de prétendre, dans leurs sermons, que l'on devait préférer le Papisme à l'union de Sandomir;—que tous les Luthériens qui fréquentaient les Églises bohémiennes compromettaient le salut de leurs âmes,—et qu'il était beaucoup plus criminel de se rallier aux Bohémiens que de s'unir avec les Jésuites. Ces déclamations causèrent un immense scandale; nombre de Protestants, encore incertains dans leur foi, se dégoûtèrent, et abandonnant leurs congrégations, retournèrent sous le joug de l'ancienne Église. L'exemple donné par de nobles familles, fut imité par le peuple. Il eût été beaucoup (p. 211) plus sage de choisir, pour base du pacte d'union, une doctrine commune à toutes les Confessions protestantes, telle que le salut par la foi, et de ne point toucher aux doctrines sur l'Eucharistie, qui s'écartent trop les unes des autres pour se rapprocher jamais. Au lieu de traiter les questions qui rentrent surtout dans le domaine de la conscience individuelle, on aurait dû se concerter sur l'adoption de mesures pratiques destinées à garantir la liberté de toutes les sectes et à organiser la défense contre l'ennemi commun; on aurait aisément atteint le but en établissant un centre d'action. Malheureusement, les choses ne se passèrent pas ainsi, et c'est là une des principales causes de la chute du Protestantisme en Pologne.
L'hostilité des Luthériens, contre les autres Confessions, était assurément très nuisible aux intérêts de tous les Protestants; mais ce fut de l'Église de Genève, dominante en Lithuanie et dans le Sud de la Pologne, que vinrent les plus grands périls: je veux parler des doctrines anti-trinitaires qui avaient pris naissance au sein d'une société secrète en 1546. Les écrits de Servet avaient circulé en Pologne. Lelius Socin, qui visita ce pays en 1552, avait propagé les mêmes opinions, de même que Stancari, Italien très instruit, professeur d'hébreu à l'Université de Cracovie; ce dernier affirmait que la médiation de N. S. Jésus-Christ avait eu lieu en vertu de sa nature humaine, et non en vertu de son caractère divin. Le docteur qui, le premier, érigea les opinions anti-trinitaires en corps de doctrine, fut un certain Pierre Gonesius ou Goniondski. Après avoir suivi les cours de plusieurs Universités étrangères, il abandonna, en Suisse, la foi romaine pour les idées anti-trinitaires. Il revint en Pologne, où il passa d'abord (p. 212) pour un sectateur de la Confession de Genève; mais, au synode de 1556, il se refusa à reconnaître la Trinité telle qu'on l'expliquait, et il soutint l'existence de trois dieux distincts, en attribuant au Père seul le caractère véritable de la divinité. Le synode, redoutant un nouveau schisme, envoya Gonesius à Melanchton, qui essaya vainement de changer ses opinions. Au synode de Brestz, en Lithuanie (1558), Gonesius lut un traité contre le baptême des enfants, et il ajouta qu'il y avait encore d'autres erreurs que le Papisme avait léguées à la Réforme. Le synode lui commanda le silence sous peine d'excommunication; mais Gonesius refusa d'obéir, et il trouva un grand nombre d'adhérents, entre autres Jean Kiszka, commandant en chef des troupes de la Lithuanie, noble, riche et influent, qui favorisa la fondation d'Églises où l'on prêchait la suprématie du Père sur le Fils. Ces doctrines, qui se rapprochaient plus de celles d'Arius que des idées de Servet, n'étaient qu'une transition conduisant à la négation complète de la Trinité et de la divinité de Jésus-Christ. Gonesius compta bientôt, au nombre de ses disciples, des personnages éminents appartenant à la noblesse et au clergé. Les docteurs anti-trinitaires se divisèrent sur plusieurs points; mais l'ensemble de la doctrine se propagea très rapidement, et menaça des périls les plus sérieux l'existence de l'Église réformée. Ces périls s'accrurent par la mort de Jean Laski.
La Providence laissa au Protestantisme de vaillants champions qui luttèrent avec zèle et courage contre le mal qui allait chaque jour s'aggravant, et qui attaquait même les esprits les plus éclairés; mais ils luttèrent sans succès. La scission fut complète en 1562, et, en 1565, l'Église anti-trinitaire, ou, comme l'appelaient ses membres, (p. 213) la jeune Église réformée de Pologne, se trouva entièrement constituée. Elle avait ses synodes, ses écoles, son organisation; voici ses principaux points de doctrine, tels qu'ils furent exposés dans sa Confession, publiée en 1574: «Dieu a fait le Christ, c'est-à-dire le prophète le plus parfait, le prêtre le plus saint, le roi invincible, par lequel il a créé le monde nouveau. Ce monde a été prêché, établi, accompli par le Christ. Le Christ a amendé l'ancien ordre de choses; il a assuré à ses élus la ville éternelle, afin qu'ils puissent croire en lui, après Dieu. Le Saint-Esprit n'est pas Dieu, c'est un don que le Père a accordé au Fils.» La même Confession interdisait le serment ou les poursuites devant les tribunaux; les coupables devaient être réprimandés, jamais persécutés ni punis. L'Église se réservait seulement le droit d'expulser les prêtres réfractaires. Le baptême devait être administré aux adultes et être considéré comme un emblême de purification, changeant le vieil homme en homme du ciel. L'Eucharistie était expliquée dans le même sens que par l'Église de Genève. Malgré la publication de ce manifeste, il subsista toujours de grandes divisions sur les questions de doctrine entre les Anti-trinitaires, qui ne s'accordaient que sur un point: la prééminence du Père sur le Fils; tandis que les uns soutenaient le dogme d'Arius, les autres allaient jusqu'à nier la divinité du Christ. Ces doctrines reçurent leur formule définitive du célèbre Faustus Socinus, dont le nom a été injustement donné à une secte qu'il n'avait nullement fondée. Il arriva en Pologne en 1579, et s'établit à Cracovie, d'où, après un séjour de quatre ans, il alla s'établir dans un village appelé Pavlikovicé, qui appartenait à Cristophe Morsztyn, dont il épousa, bientôt après, la fille, Élizabeth. (p. 214) Ce mariage, qui l'allia aux premières familles de Pologne, prépara les voies à l'influence extraordinaire qu'il exerça dans les hautes classes de la société et sur les congrégations anti-trinitaires qui l'avaient d'abord repoussé. Socinus fut invité à assister à leur principale réunion, et il prit une grande part aux débats. Ainsi, au synode de Wengrow, en 1584, il réussit à maintenir l'adoration de Jésus-Christ, en affirmant que le rejet de cette doctrine aboutirait au judaïsme et même à l'athéisme. Dans ce même synode et dans celui de Chmielnik, il fit repousser les opinions millénaires enseignées par plusieurs Anti-trinitairiens. Enfin, son autorité fut complètement établie en 1588, au synode de Brestz (Lithuanie) où, tranchant tous les différends qui divisaient la nouvelle diète, il donna à celle-ci l'unité et un corps de doctrine.
Socinus avait été plusieurs fois l'objet des persécutions des Papistes, mais il n'en avait point souffert sérieusement. À la fin, la publication de son livre De Jesu Christo servatore, souleva de violentes haines contre lui, et, pendant sa résidence à Cracovie, une bande de peuple, conduite par des élèves de l'Université, envahit sa demeure, le maltraita, et l'eût sans doute assassiné sans l'intervention des professeurs Wadowita et Goslicki et du recteur Lelovita, tous trois Catholiques. Ces hommes généreux ne parvinrent à l'arracher aux fureurs de la populace qu'en s'exposant eux-mêmes aux plus graves périls. Socinus perdit, dans cette affaire, sa bibliothèque et ses manuscrits, parmi lesquels se trouvait un Traité contre les athées. Il se rendit à Luklavicé, village situé à 9 milles polonais de Cracovie, où s'était établie depuis quelque temps une Église anti-trinitaire. Il habita la demeure d'Adam Blonski, propriétaire (p. 215) de ce village, et y demeura jusqu'à sa mort arrivée en 1607. Il laissa une fille appelée Agnès, qui épousa Wyszowaty, noble lithuanien, et qui est la mère du célèbre écrivain de ce nom.
Après la mort de sa femme, qu'il aimait avec passion, son énergie et sa résignation dans l'infortune semblèrent l'abandonner, et il resta plusieurs mois sans pouvoir reprendre ses travaux. Vers le même temps, il perdit le revenu considérable de ses domaines de Toscane, qui furent confisqués à la mort de son protecteur François de Médicis, et il dut avoir recours à la générosité de ses amis; mais il supporta très patiemment ce revers de fortune et conserva la douceur habituelle de son caractère. Ses écrits étaient exempts de cette violence de langage qui déshonore les discussions religieuses de cette époque. Ses talents, son savoir immense, la sincérité évidente de son âme et la pureté de ses intentions font vivement regretter qu'un tel homme se soit mis au service de l'erreur et qu'il ait prêché, avec tant de succès, de déplorables doctrines dont il ne pouvait assurément prévoir les fatales conséquences!
Déjà, du vivant de Socinus, ses disciples les plus ardents avaient commencé à nier la révélation; mais ses commentaires sur les Écritures et sur le Nouveau-Testament le firent expulser de l'Église comme infidèle. Les idées rationalistes, défendues par les Anti-trinitaires, ne conviennent pas à l'esprit des Slaves, et si elles s'étaient produites un siècle plus tard, c'est-à-dire après le triomphe de la Réforme, elles n'auraient eu qu'un très petit nombre d'adhérents parmi les savants et les docteurs, sans entraîner la masse de la population. Prêchées au milieu de la lutte qui se débattait entre Rome et le Protestantisme, à une époque où (p. 216) l'union du parti de la Réforme était plus que jamais indispensable, elles exercèrent l'influence la plus funeste. Leur hardiesse épouvanta les âmes timorées qui cherchèrent un refuge dans la tyrannie de l'Église romaine, habile à profiter des circonstances qui la servaient avec tant d'à-propos. L'archevêque Tillotson a reconnu que les Sociniens, tout en combattant avec succès les innovations de l'Église de Rome, ont fourni les arguments les plus solides contre la Réforme. De notre temps, le Rationalisme a produit le même effet sur les hommes les plus éminents de l'Allemagne, Stolberg, Werner, Frédéric Schlegel, etc. Les doutes que faisaient naître les doctrines de Socinus rendirent les Protestants fort indifférents aux distinctions qui existaient entre les Églises réformées et l'Église romaine. Ce fut là le principal motif de la décadence du Protestantisme en Pologne. Pouvait-on, en effet, s'attendre à voir des esprits indécis sacrifier leurs intérêts à une confession religieuse, et s'exposer sans foi à la persécution? Aussi devrons-nous rappeler plus loin comment Sigismond III parvint à enlever tant de familles à la cause du Protestantisme, en réservant aux Papistes les honneurs et les dignités et en persécutant les partisans de la Réforme.
Les règles de morale prescrites par les Anti-trinitaires étaient très sévères, car elles commandaient l'observance littérale des Écritures, sans exception aucune. Les doctrines que Socinus lui-même professa sur la politique, et qu'il développa dans sa lettre à Paléologue, imposaient l'obéissance passive et la soumission absolue; elles blâmaient vivement la révolte des Pays-Bas contre les Espagnols, ainsi que la résistance des Protestants français contre leurs persécuteurs. Bayle remarque avec raison que le langage de Socinus est plutôt celui (p. 217) d'un moine qui se serait proposé d'avilir la Réforme, que celui d'un réfugié italien. Cependant, ces principes n'étaient point complètement adoptés par les Sociniens de Pologne, qui, aux synodes de 1596 et 1598, exploitèrent, dans l'intérêt de leur propre défense, les priviléges que la constitution accordait à la noblesse. Les Sociniens des classes inférieures critiquèrent cet abandon partiel de la doctrine, et, dans le synode de 1603, ils firent adopter une résolution, déclarant que les Chrétiens devaient quitter les régions exposées à l'invasion des hordes tartares plutôt que de tuer ces barbares en défendant leurs foyers. Mais une règle aussi contraire à l'indépendance d'un pays exposé, comme l'était la Pologne, à de continuelles invasions,—condamnée par le sentiment national,—et, de plus, contredite par l'exemple des premiers Chrétiens qui combattirent vaillamment dans les légions romaines,—une telle règle ne pouvait être strictement observée par les Sociniens polonais, qui comptaient dans leurs rangs des hommes voués à la carrière des armes.
Ce ne fut pas Socinus qui écrivit le catéchisme de la secte à laquelle il a donné son nom; ce fut un Allemand établi en Pologne, nommé Smalcius, aidé par un noble fort instruit, Moskorzewski. Ce catéchisme est le développement de celui de 1574, et il est connu sous le nom de Catéchisme Racovien, parce qu'il fut publié à Racow, petite ville dans le sud de la Pologne, où était établie une école socinienne célèbre dans toute l'Europe. Il fut édité en polonais et en latin, et il en parut une traduction anglaise à Amsterdam en 1652. Dans la même année, le Parlement anglais, par un vote du 2 avril, déclara que «le livre intitulé Catechesis Ecclesiarum in Regno Poloniæ, etc., communément appelé (p. 218) Catéchisme Racovien, contenait des doctrines blasphématoires, erronées et scandaleuses,» et il ordonna en conséquence, «aux sheriffs de Londres et de Middlesex, de saisir tous les exemplaires partout où ils les pourraient trouver, et de les brûler devant la Vieille Bourse à Londres, et à New-Palace à Westminster.» En 1819, M. Abraham Rees a publié une nouvelle traduction anglaise, accompagnée d'une notice historique.
Les congrégations sociniennes, principalement composées de nobles et de riches propriétaires, ne furent jamais bien nombreuses; elles avaient cependant plusieurs écoles, notamment celle de Racow, qui était fréquentée par des élèves de diverses sectes; elles produisirent des écrivains très distingués sur les matières théologiques. La collection appelée Bibliotheca fratrum polonorum est très estimée, et elle est étudiée par les Protestants de toutes les Confessions.
Lors du Consensus de Sandomir, c'est-à-dire en 1570, le Protestantisme était à l'apogée de sa prospérité. On ne saurait dire exactement quel était le nombre de ses temples. Le Jésuite Skarga, qui vivait à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, affirme que les Protestants prirent aux Catholiques environ deux mille églises. Les principales familles de Pologne avaient embrassé le Protestantisme, qu'elles abandonnèrent ensuite en partie, dégoûtées par les divisions de sectes et épouvantées par les idées anti-trinitaires[121]. Elles avaient créé des écoles ainsi que des imprimeries, d'où sortirent (p. 219) non-seulement des écrits de polémique, mais encore des œuvres de littérature et de science. La Réforme imprima, en effet, à toute la nation, un mouvement intellectuel dont les résultats furent considérables. L'arme la plus puissante dont les Protestants de Pologne firent usage pour attaquer le Papisme, fut la Bible elle-même, traduite et commentée en langue nationale. De leur côté, les Catholiques se défendirent vigoureusement, et ces controverses perpétuelles obligèrent les deux adversaires à se livrer à de fortes études. La connaissance du latin était déjà très répandue, on y joignit celle de l'hébreu et du grec. Les traductions de la Bible, publiées par les Protestants aussi bien que par les Catholiques, sont des modèles de pureté et d'élégance; elles vont de pair avec les autres produits du XVIe siècle, qui fut pour la Pologne le siècle d'Auguste, et les écrivains de nos jours les relisent avec fruit.
Les publications de cette époque indiquent une tendance prononcée en faveur d'une révision de la Constitution nationale, qui resserrait dans des limites beaucoup trop restreintes le pouvoir exécutif dont le roi était investi; et les nombreuses réformes accomplies par la diète de 1564 avaient déjà produit d'heureux résultats. Cependant, les défauts de la Constitution polonaise étaient largement compensés par les avantages d'une liberté qui n'avait pas encore dégénéré en licence. Il y avait en Pologne plus de liberté religieuse qu'en aucun autre pays d'Europe; on n'y connaissait pas la persécution; le commerce et l'industrie offraient un champ à l'activité humaine; aussi les étrangers, chassés de leur pays pour leurs opinions religieuses, affluaient-ils en Pologne. Il y avait à Cracovie, à Vilna, à Posen, etc., des Congrégations protestantes françaises et italiennes; les (p. 220) Congrégations écossaises étaient également très nombreuses; la plus florissante était concentrée à Kiéydany, petite ville de Lithuanie appartenant aux princes Radziwill. Parmi les principales familles écossaises, on distinguait celle des Bonar, qui arriva en Pologne avant la Réforme et qui adhéra avec la plus vive ardeur aux principes du Protestantisme. Après s'être élevée par les richesses et par les talents de quelques-uns de ses membres aux plus hautes dignités de l'État, cette famille s'éteignit dans le cours du XVIIe siècle. Il y a aujourd'hui encore en Pologne plusieurs familles nobles d'origine écossaise, les Haliburton, les Wilson, les Fergus, les Stuart, les Hasler, les Watson, etc.; deux ministres écossais, Forsyth et Inglis, ont composé des poésies sacrées. Le plus distingué de tous est sans contredit le docteur John Johnstone, le plus remarquable peut-être des naturalistes du XVIIe siècle[122].
(p. 221) Il semble, en vérité, qu'il y ait entre l'Écosse et la Pologne un lien mystérieux. Si, dans le passé, les Écossais ont trouvé en Pologne une seconde patrie, n'est-ce pas de l'Écosse que sont partis, de nos jours, les accents les plus généreux en faveur de notre nationalité? L'illustre poète, Thomas Campbell, n'a-t-il pas chanté en vers immortels les grandes et tristes destinées de la Sarmatie? Et à ce nom, comment ne pas ajouter celui de cet homme au cœur si noble, qui s'est toujours montré le défenseur si ardent de la cause polonaise, le nom de lord Dudley Stuart?
Malgré ses dissensions intérieures, le Protestantisme de Pologne se trouvait dans une situation très favorable; il avait pour lui la majorité des nobles, tandis que plusieurs familles puissantes et la masse de la population, dans les provinces de l'est, appartenaient à l'Église grecque, aussi hostile au Catholicisme qu'aux Protestants. J'ai déjà dit que le primat de Pologne inclinait fortement vers les doctrines de la Réforme; il en était de même d'un grand nombre de prélats et de prêtres, qui étaient disposés à concourir à la fondation d'une Église nationale réformée, mais qui étaient éloignés du Protestantisme par les divisions peu édifiantes de tant de sectes. La plupart des membres laïques du sénat polonais étaient ou Protestants ou partisans de l'Église grecque. Enfin, le roi donna une preuve marquée de ses préférences pour la Réforme, en appelant au sénat (p. 222) l'évêque catholique Paç, qui était devenu protestant. Ainsi l'Église romaine en Pologne était sur le bord de l'abîme: elle ne fut sauvée que par l'un de ces puissants caractères qui apparaissent parfois dans l'histoire pour hâter ou pour arrêter pendant des siècles la marche des événements. Je veux parler d'Hosius, que l'on a eu raison d'appeler le grand cardinal.
Stanislas Hosen (en latin Hosius) naquit à Cracovie, en 1504, d'une famille allemande enrichie par le commerce. Il fut élevé en Pologne; mais il compléta ses études à Padoue, où il se lia intimement avec le célèbre prélat anglais Reginald de la Pole (cardinal Polus). De Padoue il se rendit à Bologne, où il prit le grade de docteur en droit sous la direction de Buoncompagni, qui plus tard devint pape sous le nom de Grégoire XIII. Revenu en Pologne, il fut recommandé par l'évêque de Cracovie, Tomiçki, à la reine Bona Sforza, qui lui procura un avancement rapide. Le roi Sigismond Ier lui confia les affaires de la Prusse polonaise et le nomma chanoine de Cracovie. Hosius se distingua bientôt par son hostilité contre les Protestants; toutefois, il ne les combattit pas d'abord directement, imitant, selon l'expression de son biographe (Rescius), «la prudence du serpent», il les fit attaquer par d'autres prédicateurs. Il fut appelé à l'évêché de Culm, et s'acquitta avec talent de missions importantes auprès de l'empereur Charles-Quint et de son frère Ferdinand. Devenu évêque d'Ermeland, et, par conséquent, chef de l'Église dans la Prusse polonaise, il opposa vainement son influence aux progrès de la Réforme de Luther, à laquelle se convertirent rapidement la plupart des habitants. Son activité tenait du prodige; il dictait à la fois à plusieurs secrétaires; pendant ses repas, il traitait souvent les affaires les plus (p. 223) difficiles, expédiait sa correspondance ou écoutait la lecture de quelque livre nouveau; il se mettait ainsi au courant de tous les évènements de son époque, et de toutes les opinions exprimées par les réformateurs qu'il combattait. Il s'adressait continuellement au roi, aux nobles, au clergé; il assistait aux diètes, aux réunions provinciales, aux synodes, aux chapitres, etc., et en même temps il composait une foule d'ouvrages qui l'ont élevé au rang des premiers écrivains de son Église, et qui ont été traduits dans les principales langues de l'Europe[123]. Il écrivait avec une égale habileté en latin, en polonais et en allemand, et il savait adapter son style au caractère de ses lecteurs. Ainsi, ses ouvrages latins nous montrent le théologien profond, érudit et subtil; en allemand, il imite avec succès la vigueur et la rudesse du style de Luther, et en polonais il prend une forme légère, presque plaisante, et conforme au goût et au caractère de ses concitoyens. Hosius étudiait particulièrement la polémique des écrivains appartenant aux différentes Confessions protestantes, et il sut merveilleusement tirer parti de leurs arguments contradictoires. Il ne se faisait aucun scrupule de conseiller la répression la plus violente contre les hérétiques, et, sur ce point, il professa ouvertement ses principes dans une lettre qu'il adressait au cardinal de Lorraine (Guise) pour le féliciter du meurtre de Coligny, et pour remercier Dieu (p. 224) du massacre de la Saint-Barthélemy. Il n'hésitait pas à déclarer que ces nouvelles l'avaient rempli de joie et qu'il invoquait en faveur de la Pologne un semblable bienfait[124].
Et cependant ce prélat, qui se laissait aller à de si odieux sentiments, possédait à tous autres égards les plus nobles qualités; sans partager l'exagération de Bayle, qui le considère comme le plus grand homme que la Pologne ait jamais produit, on doit reconnaître qu'Hosius se distinguait autant par l'élévation de ses talents que par l'éminence de ses vertus. Aussi, n'est-ce point à lui qu'il convient d'imputer les fautes qu'il a commises, mais aux principes de l'Église qu'il défendait. Sa passion était si vive, que, dans l'un de ses écrits de polémique, il déclara que, dépourvues de leur caractère sacré, les Écritures n'auraient point à ses yeux plus de valeur que les fables d'Ésope[125]. Il fut créé cardinal, en 1561, par le pape Pie IV, et il présida le concile de Trente. Nommé grand-pénitentiaire de l'Église, il passa les dernières années de sa vie à Rome, où il mourut en 1579, à l'âge de soixante-dix-huit ans.
En politique comme en religion, Hosius défendait énergiquement les doctrines de Rome; il soutenait que les sujets n'avaient aucun droit, et qu'ils devaient une obéissance aveugle à leur souverain. De même qu'un grand nombre d'écrivains catholiques, il attribuait les innovations politiques aux doctrines de la Réforme; il affirmait que les peuples se révoltaient parce qu'ils lisaient les Écritures, et il réprimandait surtout les femmes qui lisaient la Bible.
(p. 225) Malgré sa profonde instruction, Hosius ne put se soustraire au préjugé qui, dans la pratique du Catholicisme, représentait la mortification comme agréable à Dieu; il se soumettait à de rudes flagellations et se frappait jusqu'au sang avec une ferveur égale à celle qu'il eût déployée contre les ennemis du pape.
Telle fut la vie de cet homme célèbre qui, voyant échouer tous ses efforts pour combattre la Réforme en Pologne, adopta une politique qui lui valut l'éternelle reconnaissance de Rome et la malédiction de sa patrie. Hosius appela à son aide le nouvel ordre des Jésuites, qui, par son admirable organisation, par son zèle, par son activité peu scrupuleuse sur le choix des moyens, réussit à préserver le Catholicisme d'une ruine imminente dans toute l'Europe, et même à le rétablir triomphant dans des contrées où il avait été déjà vaincu.
Dès 1558, l'ordre des Jésuites envoya en Pologne un de ses membres nommé Canisius, pour étudier la situation du pays. Canisius déclara que la Pologne était profondément atteinte par l'hérésie, et il attribuait ce fait à l'éloignement que le roi manifestait pour toute mesure sanguinaire destinée à réprimer le Protestantisme. Il s'entretint, avec les principaux chefs du clergé catholique, au sujet de l'établissement des Jésuites en Pologne; mais il revint de sa mission sans avoir obtenu aucun résultat positif. En 1564, Hosius, à son retour du concile de Trente, remarqua les progrès du Protestantisme dans son diocèse; il s'adressa à l'illustre général des Jésuites, Lainez, et le pria de lui envoyer quelques membres de son ordre. Lainez lui expédia immédiatement des Jésuites de Rome et d'Allemagne. Hosius logea ses nouveaux hôtes à Braunsberg, petite ville de son diocèse, et dota richement cette Congrégation (p. 226) naissante, dont le but était de se répandre dans toute la Pologne. En 1561, on essaya d'introduire les Jésuites à Elbing; mais la population protestante de cette ville montra une opposition si vive, qu'Hosius fut obligé d'abandonner son projet. Les progrès des Jésuites furent d'abord très lents; ce ne fut que six ans après leur arrivée en Pologne, que l'évêque de Posen, cédant aux instances du légat, les accueillit dans cette ville, leur fit donner l'une des principales églises, ainsi que deux hôpitaux et une école, les dota d'un fonds de terre et leur abandonna sa bibliothèque. Les Jésuites gagnèrent ensuite la faveur de la princesse Anne, sœur du roi Sigismond-Auguste. Plus tard, le primat Uchanski, qui, par la mort de Sigismond-Auguste, voyait s'évanouir les chances du Protestantisme, qu'il avait paru disposé à adopter, voulut se réconcilier avec Rome en déployant le plus grand zèle pour les intérêts catholiques, et il s'érigea en protecteur de l'ordre des Jésuites. Son exemple fut suivi par plusieurs évêques. Je décrirai ailleurs le nombre et l'influence des Jésuites, lorsque j'aurai à retracer les intrigues incessantes à l'aide desquelles cet ordre parvint à détruire en Pologne le parti anti-papiste, sacrifiant ainsi à la domination de Rome la prospérité nationale et les plus chers intérêts du pays.
Situation de la Pologne à la mort de Sigismond-Auguste. — Les intrigues du cardinal Commendoni et l'hostilité des Luthériens contre la Confession de Genève, empêchent la nomination d'un candidat protestant au trône de Pologne. — Projet, suggéré par Coligny, de donner la couronne à un prince français. — Parfaite égalité de droits accordée par la confédération de 1573 à toutes les sectes chrétiennes. — Patriotisme déployé à cette occasion par François Krasinski, évêque de Cracovie. — Effet produit en Pologne par le massacre de la Saint-Barthélemy. — Aspect de la diète électorale, décrit par un Français. — Élection de Henri de Valois et concessions obtenues par les Protestants polonais en faveur de leurs coreligionnaires de France. — Arrivée à Paris de l'ambassade polonaise, et son influence sur le sort des Protestants français. — Tentatives faites dans le but d'empêcher le nouveau roi de confirmer, dans son serment, les droits des Protestants. — Henri est forcé, par ces derniers, de confirmer leurs droits lors de son couronnement. — Fuite de Henri et élection de Étienne Batory. — Conversion soudaine de ce prince à l'Église de Rome, sous l'influence de l'évêque Solikowski. — Les Jésuites se concilient ses faveurs en affectant de protéger les lettres et les sciences.
Sigismond-Auguste, dont les tendances inspiraient aux Protestants l'espoir d'une Réforme prochaine, mourut en 1571 sans laisser de postérité, et, avec lui, s'éteignit la dynastie jagellonne, qui avait occupé le trône pendant deux siècles (1386-1572). La Pologne se trouva alors dans une situation très critique; car il fallait procéder à une élection, formalité qui n'avait existé qu'en théorie, tant que la dynastie des Jagellons avait pu fournir (p. 228) des souverains. La division des partis religieux augmentait les difficultés, les Protestants et les Catholiques s'attachant, avec une ardeur égale, à donner la couronne à un candidat qui partageât leur croyance. Les Catholiques avaient commencé leurs intrigues avant la mort de Sigismond-Auguste, et ils avaient trouvé un chef habile dans le cardinal Commendoni, qui connaissait déjà la Pologne et qui était revenu dans ce pays afin de pousser à la guerre contre les Turcs. Commendoni voulait élever au trône l'archiduc Ernest, fils de l'empereur Maximilien II, et, dans ce but, il proposa à plusieurs nobles catholiques le plan suivant: on devait d'abord élire grand-duc de Lithuanie l'archiduc Ernest, qui aurait ensuite levé une armée de 24,000 hommes, pour contraindre, en cas de besoin, la Pologne à suivre l'exemple du grand-duché.
Après s'être concerté avec le parti papiste, Commendoni s'efforça de diviser et d'affaiblir les Protestants, dont le chef était Jean Firley, palatin de Cracovie et grand-maréchal de Pologne[126]. Celui-ci dirigeait les sectateurs de la Confession de Genève, et, en sa qualité de grand-maréchal, il était le premier dignitaire de l'État: sa haute position, sa popularité, son influence, faisaient supposer qu'il aspirait lui-même à la couronne et qu'il avait de fortes chances de succès. Un sentiment d'inimitié personnelle, peut-être même la crainte d'assurer le triomphe de la Confession de Genève, détermina la puissante famille luthérienne des Zborowski à s'opposer à Firley; par les mêmes motifs, les Gorka, autre famille luthérienne très influente, s'unit aux Zborowski. Commendoni profita de ces divisions. Il sut, de (p. 229) plus, en se servant habilement d'André Zborowski, demeuré seul de sa famille fidèle à la foi romaine, envenimer les sentiments de jalousie dont Firley était l'objet, et il amena les Zborowski à abandonner l'intérêt du parti protestant et à se rallier au candidat catholique. Il informa alors l'empereur du succès de ses manœuvres, et le pria de lui envoyer de l'argent et de faire avancer ses troupes vers la frontière de Pologne. Il assura que l'archiduc pourrait ainsi, avec l'aide des Papistes, obtenir le trône sans souscrire à aucune condition qui fût de nature à restreindre son autorité et en dépit de tous les efforts des Protestants[127]. Cet odieux complot, qui aurait plongé le pays dans les horreurs de la guerre civile sans assurer la couronne sur la tête de l'archiduc, fut déjoué par la prudence et la modération de l'empereur lui-même, qui, malgré son désir de placer son fils sur le trône de Pologne, comprit l'impossibilité de réussir par la trahison et la violence, et qui préféra recourir aux négociations.
L'influence acquise à la cour de France par Coligny et le parti protestant, à la suite de la paix de Saint-Germain, en 1570, exerça une grande influence dans les relations de la France avec les puissances étrangères et particulièrement avec la Pologne. Coligny avait conçu le projet d'abaisser le Papisme en s'attaquant surtout à l'Espagne, et il voulait réunir les Protestants, jusqu'alors si divisés, pour ne former qu'un centre d'action et assurer le succès de sa cause dans toute l'Europe. Coligny comprit que l'alliance politique et religieuse de la France et de la Pologne servirait merveilleusement ses combinaisons et pourrait porter le coup de mort à la domination (p. 230) de Rome et de la maison d'Autriche. Il conseilla donc à la cour de France de faire tous ses efforts pour placer Henri de Valois, duc d'Anjou, sur le trône de Pologne, et Catherine de Médicis saisit avidement une occasion si favorable à l'ambition de son fils. Ce plan avait été préparé du vivant de Sigismond-Auguste, et un ambassadeur, nommé Balagny, fut envoyé en Pologne, sous le prétexte de demander pour le duc d'Anjou la main de la princesse Anne, sœur de Sigismond, mais en réalité pour étudier de près la situation du pays.
Plusieurs assemblées provinciales, ainsi qu'une assemblée générale des États de la Pologne, prirent les mesures nécessaires pour maintenir la tranquillité publique pendant l'interrègne. Les affaires de l'État furent administrées par le grand-maréchal, au nom du primat et du sénat. La diète de convocation[128] se réunit à Varsovie au mois de janvier 1573. Le clergé catholique ne songea plus à triompher des Anti-Papistes, il dut se résigner à défendre ses positions. Karnkowski, évêque de Cujavie, proposa une loi qui devait assurer à toutes les sectes chrétiennes de la Pologne, une parfaite égalité de droits. Son but était de garantir ainsi les priviléges et les libertés des évêques catholiques. Il demandait cependant qu'on supprimât l'obligation imposée aux propriétaires, patrons des paroisses, de ne conférer les bénéfices qu'aux prêtres catholiques romains. Mais l'influence de Commendoni opéra un changement complet dans l'opinion des évêques, qui se mirent à (p. 231) protester contre la mesure proposée par un de leurs collègues, et refusèrent de la signer. Un seul fit exception: ce fut François Krasinski, évêque de Cracovie et vice-chancelier de Pologne; plaçant les intérêts de son pays au-dessus des intérêts de Rome, il signa l'acte, qui fut accepté définitivement par la diète, le 6 janvier 1573. Son patriotisme lui attira les plus vives censures de Rome, et Commendoni le considéra comme suspect, au point de vue de l'orthodoxie, et comme entièrement dévoué à Firley[129]. La même diète fixa l'élection du roi au 7 avril, à Kamien, petite ville voisine de Varsovie.
On présentait plusieurs candidats; mais deux seulement étaient sérieux: l'archiduc Ernest d'Autriche, et Henri de Valois, duc d'Anjou. Le parti de l'archiduc, dirigé par Commendoni, était le plus fort; mais il ne tarda pas à perdre du terrain, par suite des fautes que commirent les gens de l'empereur, et surtout à cause du ressentiment qu'excitait, contre les Hapsbourg, l'atteinte portée, par cette maison, aux libertés de la (p. 232) Bohême. Ce ressentiment devint si vif, que Commendoni, voyant la cause perdue, transporta son influence du côté du prince français.
La France déploya, à cette occasion, une adresse extraordinaire. Comme l'avènement d'un prince français au trône de Pologne avait principalement pour but de renverser la suprématie de l'Autriche et de l'Espagne en agrandissant l'influence du Protestantisme en Europe, la cour de France envoya en Allemagne, avant la mort de Sigismond-Auguste, un agent nommé Schomberg, avec mission de préparer une alliance avec les princes protestants. Dès que la mort de Sigismond fut connue, Montluc, évêque de Valence, fut chargé de se rendre en Pologne, muni des instructions de Coligny; mais il n'avait pas encore passé la frontière, au moment où s'accomplit le massacre de la Saint-Barthélemy. On sait que Coligny fut l'une des victimes de cette abominable journée. Montluc crut devoir suspendre son voyage; mais Catherine de Médicis lui ordonna de poursuivre sa route, sans changer un mot à ses instructions; ce qui prouve avec quelle justesse et avec (p. 233) quel patriotisme Coligny avait apprécié les intérêts français en Allemagne.
Montluc arriva en Pologne au mois de novembre 1572, et il y trouva la situation respective des partis complètement changée. Les Papistes, désespérant du succès de l'archiduc, s'étaient, depuis le massacre de la Saint-Barthélemy, chaudement ralliés au duc d'Anjou, qu'ils regardaient comme l'exterminateur de l'hérésie, tandis que les Protestants, indignés, abandonnaient la cause de la France. Il y avait même, parmi les Catholiques, des patriotes sincèrement révoltés par le récit des atrocités commises à Paris[130]. Montluc eut donc à vaincre d'immenses difficultés. Il fut vivement soutenu par sa cour, qui fit les plus grands efforts pour démontrer que la Saint-Barthélemy était un évènement politique, et non religieux, et le duc d'Anjou lui-même, dans une lettre écrite aux États de Pologne, déclina toute participation au massacre.
La diète d'élection s'ouvrit en avril 1573. Un auteur contemporain, qui y assistait, dit que cette diète ressemblait plus à un camp qu'à une assemblée civile; tout le monde était armé, et cependant il ne coula pas une goutte de sang![131]
(p. 234) Les détails relatifs à l'élection de Henri de Valois appartiennent à l'histoire politique de la Pologne; il nous suffira donc de rappeler que Montluc réussit à surmonter les obstacles que le massacre de la Saint-Barthélemy venait d'opposer au succès de sa mission. Il repoussa toutes les objections élevées contre son candidat, promit tout ce qui était demandé, souscrivit à toutes les garanties que l'on réclamait en matière politique et religieuse. Les Protestants, qui n'avaient point de prince étranger à présenter comme candidat, désiraient l'élection d'un Polonais; mais l'antagonisme des Luthériens rendait ce résultat impossible. Voyant alors que leur opposition pourrait entraîner une guerre civile, les Protestants résolurent d'accepter la candidature du duc d'Anjou, en stipulant, pour leur religion, de solides garanties. Firley, leur principal chef, rédigea des conditions qui devaient protéger, non-seulement les Protestants de Pologne, mais encore ceux de France, et Montluc fut obligé de les accepter sous peine de voir échouer l'élection.
En vertu de ces stipulations, signées le 4 mai 1573, le roi de France devait accorder aux Protestants de ce royaume, une amnistie complète, ainsi que la liberté religieuse; les Protestants qui désiraient quitter le pays devaient être autorisés à vendre leurs biens ou à toucher leurs revenus, pourvu qu'ils ne se retirassent pas dans des contrées ennemies de la France; ceux qui (p. 235) avaient émigré pouvaient rentrer dans le royaume. Toute procédure contre les Protestants accusés de trahison devait être annulée. Ceux qui avaient été condamnés reprendraient leurs honneurs et leurs biens, et on accorderait une indemnité aux enfants de ceux qui avaient été massacrés. Le roi devait désigner, dans chaque province, certaines villes où les Protestants pourraient exercer librement leur religion, etc.[132]—De telles conditions permettent d'apprécier les avantages qu'aurait procurés, au Protestantisme, l'établissement définitif de la Réforme en Pologne. Ce pays avait alors une telle influence, et le sentiment religieux y était si profond, que son exemple eût entraîné toute l'Europe.
Une ambassade composée de douze nobles, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Protestants, se rendit à Paris afin d'annoncer au duc d'Anjou son élection au trône de Pologne. De Thou décrit l'admiration universelle qu'ils excitèrent par la splendeur de leur appareil, et plus encore par leur science et leur distinction[133]. Leur arrivée influa favorablement sur les intérêts des Protestants français. Le siége de Sancerre fut suspendu, et les Protestants de cette ville furent admis à traiter à de meilleures conditions. Malgré la prééminence du parti papiste, qui rendait très difficile l'accomplissement des promesses faites par Montluc, la cour de France, par un édit de juillet 1573, accorda aux Protestants plusieurs (p. 236) concessions importantes. Ainsi, on interdit la publication de tout libelle dirigé contre eux; on leur garantit, dans les villes de Montauban, La Rochelle et Nîmes, la faculté d'exercer publiquement la religion protestante, qui pouvait être professée en particulier dans toutes les parties du royaume, sauf dans un rayon de deux lieues de Paris; enfin, la vie et les biens des Protestants furent déclarés inviolables. Malgré ces concessions, les membres protestants de l'ambassade polonaise, abandonnés et même combattus sur ce point par leurs collègues catholiques, insistèrent sur l'exécution complète du traité signé avec Montluc; mais leurs réclamations demeurèrent sans résultat[134].
Pendant que l'ambassade polonaise était à Paris, le parti papiste essaya, par ses intrigues, de détruire l'effet des garanties constitutionnelles données à la liberté des cultes. Hosius prétendit que la loi du 6 janvier 1573, constituait un crime contre Dieu, et qu'elle devait être abolie par le nouveau roi; il engagea vivement l'archevêque de Gniezno et le fameux cardinal de Lorraine, à empêcher le roi de prêter serment en faveur de la liberté des cultes. Enfin, lorsque Henri prêta ce serment, il lui conseilla ouvertement le parjure, en lui affirmant que la foi jurée aux hérétiques pouvait être violée impunément[135]. Guillaume Ruzeus, confesseur (p. 237) de Henri, fut chargé d'expliquer au roi que son devoir était de trahir son serment. Solikowski donna au prince un avis plus dangereux encore, en lui faisant observer que, placé sous le joug de la nécessité, il devait promettre et jurer tout ce qu'on lui demandait, et prévenir ainsi la guerre civile; mais que, une fois en possession du trône, il se trouverait parfaitement en mesure d'abattre l'hérésie sans même user de violence.
Ce fut le 10 septembre 1573, en l'église Notre-Dame de Paris, que fut solennellement présenté, à Henri, le diplôme de son élection. L'évêque Karnkowski, membre de l'ambassade polonaise, protesta, au commencement de la cérémonie, contre l'article du serment qui garantissait la liberté religieuse. Cette démarche produisit une certaine confusion, et le Protestant Zborowski s'adressa ainsi à Montluc: «Si vous n'aviez pas accepté, au nom du duc, les conditions relatives à la liberté des cultes, nous aurions pu empêcher l'élection.» Henri feignit de ne pas comprendre, mais Zborowski, se tournant vers lui, ajouta: «Je répète, Sire, que si votre ambassadeur n'avait pas accepté la condition qui garantit la liberté des cultes en Pologne, nous aurions empêché votre élection, et que si, en ce moment, vous ne confirmez pas les promesses qui ont été faites, vous ne serez pas notre roi.» À la suite de cet incident, les membres de l'ambassade entourèrent leur nouveau souverain, et l'un d'eux, appartenant à la religion (p. 238) catholique, lut la formule du serment que Henri répéta sans hésitation. L'évêque Karnkowski s'approcha du roi après la prestation du serment, et déclara que l'octroi de la liberté religieuse ne devait point porter atteinte à l'autorité de Rome; le roi souscrivit par écrit à cette déclaration.
Henri quitta Paris au mois de septembre; il voyagea à petites journées, et n'arriva en Pologne qu'au mois de janvier 1574. Malgré les termes de son serment, les Protestants n'étaient pas complètement rassurés, et ils résolurent d'observer attentivement la conduite de leurs adversaires lors de la diète du couronnement. Leurs craintes n'étaient que trop fondées. Gratiani, secrétaire de Commendoni, partit de Cracovie, muni des instructions du parti papiste; il joignit Henri en Saxe, lui fit observer qu'il avait le droit de gouverner la Pologne à titre de souverain absolu, et lui traça le plan à suivre pour détruire les libertés que le roi avait juré de maintenir. On connut bientôt les doctrines soutenues par Hosius sur la valeur du serment, les lettres qu'il avait écrites au clergé polonais pour l'engager à violer la loi du 6 janvier 1573, et pour assurer que le serment prêté à Paris n'était qu'une feinte, le roi devant, après son couronnement, proscrire toutes les Églises contraires à celles de Rome. Les évêques manifestèrent ouvertement l'intention de modifier la formule du serment de Paris. Le légat du pape prêcha dans le même sens. Ces intrigues excitèrent naturellement les soupçons du parti protestant, qui paraissait même disposé à empêcher le couronnement de Henri et à déclarer l'élection nulle et non avenue. Le pays était à la veille d'une guerre religieuse.
Le roi gardait en apparence une attitude de neutralité (p. 239) entre les deux partis; toutefois, il fit savoir qu'il était disposé à prêter un serment qui serait conforme au vote unanime du sénat et de la Chambre des nonces; c'était, en réalité, mettre en doute la légalité du serment qu'il avait prêté à Paris et qui avait été prescrit, non point par l'unanimité, mais seulement par la majorité des représentants de la nation. L'influence du parti de Rome devenait de plus en plus sensible, et, bien que l'époque du couronnement fût proche, il n'y avait encore rien de décidé sur la formule du serment. Avant le commencement de la cérémonie, Firley, grand-maréchal, Zborowski, palatin de Sandomir, Radziwill, palatin de Vilna, et quelques autres chefs protestants, se rendirent au cabinet du roi et lui proposèrent, soit d'omettre entièrement la partie du serment relative aux affaires religieuses (c'est-à-dire de ne garantir ni les droits des Protestants ni ceux de la hiérarchie romaine), soit de répéter la formule de Paris. Le roi, n'osant manquer ouvertement à une promesse solennelle, essaya d'une réponse évasive en assurant qu'il défendrait l'honneur et les biens des Protestants; mais Firley insista pour que le serment de Paris fût répété sans restriction d'aucune sorte. Pendant le cours de la cérémonie, et au moment où la couronne allait être placée sur la tête du roi, Firley déclara que si le serment en question n'était pas prêté, il ne permettait pas que le couronnement eût lieu, et en même temps, assisté de Dembinski, chancelier de Pologne, Protestant comme lui, il présenta à Henri, qui était agenouillé au pied de l'autel, un parchemin contenant la formule arrêtée à Paris. Cette hardiesse effraya le roi qui se leva immédiatement; les dignitaires placés auprès de lui demeurèrent muets de surprise; mais Firley s'empara de la (p. 240) couronne et dit à Henri à haute voix: «Si vous ne jurez pas, vous ne régnerez pas.» De là, grande confusion! les Catholiques furent frappés d'épouvante, quelques Protestants même, entre autres Zborowski et Radziwill, hésitèrent déjà. Firley ne s'émut pas, il obligea le roi à répéter le serment de Paris; il sauva ainsi par son courage la liberté religieuse de son pays.
Le serment que Henri avait prêté à contre-cœur, n'était point de nature à dissiper les craintes et les soupçons des Protestants. Chaque jour les évêques, encouragés par la faveur du roi, devenaient plus audacieux et parlaient hautement de leurs projets; il y avait dans tout le pays un mécontentement général produit par l'influence croissante du clergé. Les Zborowski, famille protestante bien accueillie à la cour par suite de l'appui qu'elle avait donné à l'élection de Henri, vit peu à peu son crédit s'évanouir. Firley mourut, et on soupçonna le poison. Enfin, par ses mœurs dissolues, le roi blessait ouvertement le sentiment public. Le dégoût était universel et la guerre civile était imminente, lorsque, fort heureusement, Henri quitta secrètement la Pologne en apprenant la mort de son frère Charles IX, auquel il succéda comme roi de France, sous le nom de Henri III.
Après avoir attendu pendant près d'un an le retour de Henri, les Polonais déclarèrent le trône vacant, et élurent pour roi Étienne Batory, prince de Transylvanie. Sorti des rangs du peuple, Batory ne devait son élévation qu'à son propre mérite, et il était si populaire, que les évêques n'osèrent pas s'opposer à son élection, bien qu'il fût Protestant. Ils envoyèrent cependant auprès de lui leur collègue Solikowski, dont j'ai déjà eu (p. 241) occasion de parler plus haut. Celui-ci se trouvait dans une situation très difficile; car, parmi les treize délégués chargés d'annoncer à Batory son élection au trône de Pologne, il y avait douze Protestants. Solikowski parvint à obtenir une entrevue avec Batory, et il réussit à lui persuader qu'il n'avait aucune chance de se maintenir sur le trône s'il ne professait publiquement le Catholicisme; il lui démontra que la princesse Anne, sœur de Sigismond-Auguste, catholique zélée, ne consentirait jamais à prendre pour époux un Protestant; or, cette alliance était au nombre des conditions imposées au nouvel élu. Batory céda, et les délégués protestants furent très désappointés lorsque, le lendemain, ils virent le roi assister dévotement à la messe. Cet acte ranima les espérances des Catholiques, dont la cause était si compromise.
Batory garantit sans hésitation les droits des Protestants. Il s'opposa à toute persécution religieuse, et récompensa le mérite sans distinction de culte. Ce grand prince, dont le règne dura dix ans et doit être rangé au milieu des règnes les plus glorieux de la Pologne, causa cependant un grand préjudice à son pays en protégeant les Jésuites. J'ai déjà raconté comment, par l'influence de Hosius, cette corporation s'était introduite en Pologne, et comment elle s'était placée sous le patronage de la princesse Anne, devenue l'épouse d'Étienne Batory. Ils ne firent qu'augmenter leur influence en laissant croire au roi qu'ils pouvaient développer les arts et les sciences en Pologne. Batory fonda, pour leur ordre, l'Université de Vilna, le collége de Polotzk et quelques autres établissements auxquels il accorda de riches dotations, malgré l'opposition des Protestants.
(p. 242) L'influence des Jésuites nuisit à la politique extérieure de Batory, qui, après avoir fait essuyer plusieurs défaites aux armées moscovites, était déjà entré en Russie. Il s'arrêta dans sa marche victorieuse en signant le traité de paix de 1582, d'après les conseils du célèbre Jésuite Possevinus, qui, trompé par les promesses du czar Ivan Vassilévitch, engagea Batory à abandonner tous les avantages de la campagne.
Élection de Sigismond III. — Son caractère. — Sa soumission complète aux Jésuites; efforts de ces derniers pour détruire le Protestantisme en Pologne. — Exposé des manœuvres des Jésuites et leur succès. — Histoire de l'Église d'Orient en Pologne. — Histoire de la Lithuanie. — Rôle de l'Église d'Orient dans ce pays; dualisme religieux des princes lithuaniens. — Union avec la Pologne. — Les Jésuites entreprennent de soumettre l'Église de Pologne à la suprématie de Rome. — Instructions données par eux à l'archevêque de Kioff, pour préparer en secret l'union de son Église avec Rome tout en paraissant s'y opposer. — L'Union est conclue à Brestz; ses déplorables, effets pour la Pologne. — Lettre du prince Sapiéha.
Étienne Batory mourut en 1586, et fut remplacé sur le trône de Pologne par Sigismond III, fils de Jean, roi de Suède, et de Catherine Jagellon, sœur de Sigismond-Auguste. Le nouveau roi dut en grande partie son élection à sa qualité d'unique représentant, par sa mère, de la dynastie, pour laquelle la nation avait conservé un vif attachement, et dont la descendance mâle s'était éteinte avec Sigismond-Auguste. La mère de Sigismond III professait avec ardeur la foi romaine, et s'était mise entièrement à la merci des Jésuites. Son royal époux, fils du grand Gustave Wasa, se disait Luthérien; mais il variait parfois dans ses opinions religieuses et (p. 244) inclinait vers Rome. Il permit que son fils et successeur Sigismond fût élevé dans la religion romaine, pensant lui faciliter ainsi son avènement au trône de Pologne: ce fut pour la même raison que le jeune prince apprit la langue polonaise. Le roi Jean entama à diverses reprises des négociations avec le Jésuite Possevinus et d'autres envoyés du pape, en vue d'une réconciliation avec le siége de Rome; il demanda que la communion sous les deux espèces, le mariage des prêtres et la célébration de la messe dans la langue nationale, fussent autorisés en Suède. Le pape rejeta ces conditions; et on peut douter que le roi ait eu l'intention sincère de mener à bonne fin cette réconciliation avec Rome, car il aurait vraisemblablement provoqué une révolte de ses sujets et compromis sa couronne. Il regretta même d'avoir élevé son fils dans les principes catholiques; mais le jeune prince était profondément dévoué à sa foi, et son père ne put jamais le décider à assister à une cérémonie luthérienne.
Ses dispositions étaient si bien connues à Rome, que Sixte V écrivit à l'ambassadeur de France que Sigismond abolirait le Protestantisme, non-seulement en Pologne, mais encore en Suède. Cette élection menaçait donc en Pologne la cause protestante, déjà mise en péril par la déplorable partialité qu'Étienne Batory avait montrée en faveur des Jésuites, et par les nombreuses écoles que cet ordre avait fondées. Si la réaction romaine avait pu faire de si grands progrès sous le règne d'un prince qui désirait défendre la liberté religieuse de ses sujets, que ne devait-on pas attendre de la bigoterie excessive de Sigismond III? Et, en effet, toute la politique de ce prince pendant son long règne (de 1587 à 1632) eut exclusivement pour but d'assurer la suprématie (p. 245) de Rome dans les affaires intérieures et dans les relations extérieures de la Pologne, au prix même de l'intérêt national sacrifié sans scrupule. Ce déplorable système compromit la prospérité de la Pologne et prépara la décadence et la ruine de ce malheureux pays. Le parti anti-romain était encore assez fort pour empêcher toute persécution ouverte; la persécution, d'ailleurs, était interdite par la loi. Mais Sigismond, docile aux conseils des Jésuites, essaya avec succès de la corruption, et il adopta un plan analogue à celui que Gratiani avait proposé à Henri de Valois.
Bien que son autorité fût limitée, à certains égards, le roi avait conservé, pour la distribution des honneurs et des richesses, des prérogatives beaucoup plus étendues que celles des autres souverains de l'Europe[136], et il se fit une règle de n'admettre à ses faveurs que les Catholiques romains, et plus particulièrement les prosélytes que l'intérêt, plutôt que la raison, avait convertis. L'influence que les Jésuites exerçaient sur ce prince, était sans limite. Sigismond se glorifiait du titre de roi des Jésuites, et, par le fait, il n'était qu'un instrument docile aux mains des disciples de Loyola, dont le patronage était nécessaire pour obtenir tous les bénéfices, et qui exigeaient de leurs protégés un dévouement complet non-seulement à la cause de Rome, mais encore aux intérêts de leur ordre. En conséquence, les (p. 246) principales dignités de l'État et les riches domaines de la couronne n'étaient plus le prix de services rendus au pays; on ne les obtenait qu'en faisant profession de Romanisme, et ils étaient employés à doter les Jésuites. Aussi les richesses de cet ordre s'accrurent si rapidement, qu'en 1607 ils possédaient 400,000 dollars de revenu (environ 2,500,000 francs), somme énorme à cette époque. Les Jésuites fondèrent partout des colléges; ils possédaient cinquante écoles où étaient instruits la plupart des enfants de la noblesse: c'était là le but principal de leur ambition, car ils voulaient surtout s'emparer de l'éducation nationale et établir ainsi leur influence, ou plutôt leur domination, sur le pays.
J'ai retracé les progrès considérables que la Réforme avait faits en Lithuanie, grâce aux efforts du prince Nicolas Radziwill, surnommé le Noir, et à ceux de son cousin et homonyme Radziwill Rufus, j'ai également signalé les dispositions favorables manifestées à l'égard des Jésuites par le roi Étienne Batory, qui fonda pour eux l'Université de Vilna, ainsi que plusieurs colléges. La majorité des habitants de la Lithuanie appartenaient soit aux Confessions protestantes, soi à l'Église grecque; aussi ce fut dans ce pays que les disciples de Loyola déployèrent le plus d'activité. Un auteur catholique de nos jours[137], qui a écrit cette histoire avec impartialité et dont les travaux annoncent de profondes recherches, a décrit, ainsi qu'il suit, les manœuvres employées par les Jésuites pour atteindre leur but.
Après avoir rappelé la fondation des colléges livrés par Batory à cette corporation, cet auteur ajoute:—«L'exemple (p. 247) du roi fut suivi par quelques magnats lithuaniens, notamment par Christophe Radziwill, qui établit un collége de Jésuites à Nieswiez en 1584; il avait été rattaché à l'Église catholique par les conseils du célèbre Jésuite Skarga, et il avait déterminé ses jeunes frères, Georges (devenu plus tard cardinal et archevêque de Vilna et de Cracovie), Albert et Stanislas, à abandonner la Confession de Genève.
Ce retour des fils de Radziwill le Noir à la foi de leurs pères, porta une rude atteinte aux progrès de la Confession de Genève en Lithuanie; car les nouveaux convertis chassèrent immédiatement, de leurs vastes domaines, tous les ministres protestants, et donnèrent les Églises aux Catholiques. Dès ce moment, cette branche de la famille des Radziwill fit une opposition vigoureuse au Protestantisme, qui était soutenu par Radziwill Rufus, et son exemple engagea un grand nombre de nobles à rentrer dans le sein de l'Église romaine. Les Jésuites, favorisés par le roi, invitèrent les membres les plus distingués de leur société à venir enseigner dans leurs écoles et prêcher dans leurs chaires. Ils attaquèrent les Protestants par des écrits de polémique; sur ce terrain, les Protestants pouvaient leur répondre, avec des hommes tels que Volanus, Lasiçki, Sudrovius, etc.; mais les Jésuites, là comme ailleurs, ne tardèrent pas à faire usage d'autres armes. Du haut de la chaire, ils déclamèrent contre Zwingle, Luther, Calvin et leurs adhérents; ils provoquèrent les Protestants à des disputes publiques, s'adressèrent à la multitude dans les marchés et dans tous les lieux de réunion, recherchèrent la faveur des nobles afin de les gagner à leur cause; bref, ils ne négligèrent aucun moyen pour affaiblir ou calomnier leurs adversaires, ils poussèrent (p. 248) la foule à détruire les temples protestants, bien que, d'après les lois de la Lithuanie, ce fût un crime capital. En 1581, ils persuadèrent à l'évêque de Vilna d'interdire aux Protestants qui portaient leurs morts au cimetière, la rue dans laquelle leur église était située; et comme les Protestants ne tenaient pas compte de cette défense, leurs élèves, aidés de la populace, attaquèrent les ministres qui revenaient d'un enterrement, et les laissèrent pour morts. Ces mêmes élèves avaient formé le projet de détruire les temples de Vilna, en profitant de l'absence de Radziwill Rufus, palatin de la ville et commandant en chef les forces de la Lithuanie, parti alors pour faire campagne contre la Moscovie. Toutefois, ces excès furent prévenus par un ordre rigoureux du roi, qui céda aux instances du plus illustre et du plus dévoué de ses généraux.
Radziwill Rufus jouissait, en effet, de la faveur de son souverain et d'une grande influence dans son pays; il les employait au service de ses coreligionnaires, qu'il défendait par tous les moyens dont il disposait. Il donna asile aux ministres qui avaient été chassés par Radziwill le Noir; il attacha à sa cour les Protestants les plus instruits, encouragea leurs travaux, et ouvrit aux plus méritants l'accès des dignités et des honneurs. S'appuyant sur les troupes nombreuses placées sous son commandement, il tint les Jésuites en respect dans toutes les parties de la Lithuanie, et les empêcha de persécuter ouvertement les Réformistes. Mais il mourut en 1584, accablé par l'âge et épuisé de fatigue; sa mort affligea vivement les Protestants, qu'elle priva d'un puissant appui, et elle répandit la joie dans le camp des Jésuites, qui voyaient tomber le plus ferme soutien de la Confession de Genève.
(p. 249) Son fils Christophe succéda à toutes ses dignités; mais il n'avait pas rendu au pays les mêmes services; il ne possédait pas la même influence, et les Jésuites pouvaient lui opposer la branche catholique de la famille des Radziwill. Cette branche fit alors les efforts les plus énergiques pour détruire l'ouvrage de Radziwill le Noir; Georges, cardinal et évêque de Vilna, déclara une guerre d'extermination aux Réformistes de la Lithuanie. Dès qu'il eut pris possession de son siége, il donna l'ordre de saisir les écrits protestants chez tous les libraires de Vilna, et de les brûler devant l'église du collége des Jésuites. Il n'y avait pas un seul point de la Lithuanie où cette société n'eût ses missions; on la retrouvait dans les maisons des nobles, dans les églises, aux fêtes, aux enterrements, partout enfin, et partout à la recherche des conversions. Elle parlait au cœur de la foule en séduisant les yeux, par le charme des représentations scéniques qui rappelaient la canonisation des saints, par des processions, par des reliques exposées en grande pompe, etc. Tous ces actes avaient pour but de faire impression sur la multitude et d'effacer les Protestants, dont les Jésuites ne cessaient de ridiculiser le culte et de le rendre odieux par leur polémique toujours pleine de personnalité. Les calomnies les plus violentes étaient dirigées contre les Protestants les plus vertueux et les plus instruits, particulièrement contre ceux qui appartenaient à la Confession de Genève; Volanus[138], par exemple, qui, grâce à (p. 250) sa sobriété, vécut près de quatre-vingt-dix ans, fut traité d'ivrogne. On répandit contre Sudrowski[139], dont le savoir égalait celui des Jésuites les plus érudits, le bruit qu'il s'était rendu coupable de vol et qu'il avait rempli l'office de bourreau. Dès qu'un synode protestant se réunissait, on voyait paraître un pamphlet contenant une lettre du diable aux membres de cette assemblée, quelque histoire ridicule sur ses délibérations, etc. Lorsqu'un prêtre protestant se mariait, il était sûr de recevoir un épithalame écrit par les Jésuites; et, lorsqu'un ministre mourait, ceux-ci publiaient des lettres qu'il était censé adresser de l'enfer aux principaux membres de sa secte. Toutes ces pièces de bouts-rimés, nourries de gros sel, produisaient nécessairement un grand effet sur la populace. Les Protestants réfutaient les calomnies des Jésuites; mais les Jésuites revenaient à la charge, et, en fin de compte, ils réussirent à couvrir de haine et de mépris les ministres de la religion réformée[140].
Cette lutte, commencée sous le règne d'Étienne Batory, ne fit que s'envenimer sous le règne de Sigismond III, qui était entièrement dévoué aux Jésuites. Les écoles et les colléges ouverts par cet ordre devinrent l'instrument le plus énergique des conversions; l'instruction y était gratuite, et on y admettait, on cherchait même à y attirer les élèves protestants et ceux qui appartenaient à l'Église grecque. Ce libéralisme (p. 251) apparent gagna aux Jésuites un grand nombre de partisans, même parmi les adversaires de Rome, et, comme on voyait beaucoup de jeunes gens qui avaient pu terminer leurs études chez les Jésuites sans abandonner leur religion, les Protestants et les Grecs ne faisaient aucune difficulté d'envoyer leurs enfants dans ces colléges, qui étaient établis sur tous les points du pays, tandis que les écoles protestantes se trouvaient fort éloignées. Les Protestants possédaient cependant d'excellentes écoles où l'éducation était supérieure à celle des Jésuites; mais comme ces établissements n'étaient soutenus que par des contributions volontaires, ils ne pouvaient lutter contre leurs concurrents, qui jouissaient de riches dotations. La plupart de ceux qui étaient entretenus par la libéralité des grandes familles protestantes, cessèrent d'exister ou furent convertis en écoles catholiques, dès que leurs patrons furent rentrés dans le sein de la vieille Église. Les Jésuites apportaient le plus grand soin à rattacher leurs élèves à leur ordre, en les traitant avec une extrême douceur, en les patronnant dans toutes les carrières, en les maintenant le plus long-temps possible sous leur tutelle, afin de bien connaître leurs dispositions et de s'en servir dans l'intérêt de leurs desseins[141]. Les élèves protestants (p. 252) devinrent ainsi l'objet de l'attention particulière des Jésuites qui, maîtres de l'esprit des enfants, pouvaient exercer sur les parents une influence plus efficace. D'une part, les Jésuites persécutaient très activement les ministres et les écrivains de l'Église réformée; d'autre part, ils employaient tous les moyens de séduction à l'égard des laïques, et notamment des hommes riches et haut placés, auxquels ils prodiguaient les bons procédés et les services. Ils entreprirent alors de convertir les familles, ou au moins quelques-uns de leurs membres, en ébranlant leur foi par la subtilité des arguments, puis en leur présentant les faveurs royales et tous les avantages temporels comme prix de leur retour à la religion catholique. En outre, ils s'entremettaient dans les mariages, et tâchaient d'unir les Protestants influents avec de jeunes filles catholiques, belles, riches et entièrement dévouées à leur ordre. Cette politique fut couronnée d'un plein succès; car si les dames catholiques ne réussissaient pas toujours à convertir leurs maris, elles obtenaient au moins que leurs enfants fussent élevés dans la foi catholique, et ce fut ainsi que beaucoup de familles protestantes revinrent à l'Église romaine. Le zèle des Jésuites a souvent entraîné les conséquences les plus déplorables au sein des familles, où s'introduisaient les divisions de (p. 253) sectes et de cultes. Tel qui avait jusqu'alors résisté à toute séduction, se laissait gagner par les conseils affectueux, par l'insistance, par le désespoir d'un parent soumis à l'influence des Jésuites, et ces prédications du foyer domestique étaient plus puissantes que les plus forts raisonnements. On sait bien, d'ailleurs, que l'Église de Rome a fait plus de prosélytes en parlant à l'imagination et au cœur qu'en s'attaquant à la raison.
Je ne puis passer sous silence le fait suivant, qui caractérise parfaitement la politique des Jésuites. Dans une émeute, à Vilna, le fils d'un noble protestant nommé Lenczyçki, enfant de quinze ans, se précipita au milieu de la populace furieuse, qui criait: «Mort aux hérétiques!» et se déclara hardiment Protestant et prêt à mourir pour sa foi. Les Jésuites furent frappés d'admiration. Non-seulement ils protégèrent le jeune homme, mais encore ils l'accablèrent de caresses et le rendirent sain et sauf à ses parents. Ils réussirent ensuite à le convertir et à en faire l'un des membres les plus distingués de leur ordre.
Les Jésuites polonais comptèrent dans leurs rangs plusieurs hommes de talent, tels que Casimir Sarbiewski, ou Sarbievius, le premier poète latin des temps modernes[142]; Smigleçki ou Smiglecius, dont le traité sur la logique, adopté dans différentes écoles, fut réimprimé à Oxford en 1658. Mais leur système d'éducation était plus propre à arrêter qu'à développer les progrès des élèves; car ils suivirent en Pologne la méthode qu'ils avaient appliquée en Bohême, où, selon la remarque (p. 254) de Pelzel, «ils se contentèrent de donner à leurs disciples les écailles du savoir, tandis qu'ils gardèrent l'huître pour eux.» Les déplorables effets de ces vices d'éducation ne tardèrent pas à se révéler. À la fin du règne de Sigismond III, alors que les Jésuites s'étaient emparés presque exclusivement de la direction des écoles publiques, la littérature nationale avait décliné avec une rapidité égale à celle de ses progrès pendant le siècle précédent. La Pologne qui, depuis la moitié du XVIe siècle jusqu'à la fin du règne de Sigismond III (1632), avait produit une foule d'ouvrages remarquables en langue polonaise comme en langue latine, ne put citer qu'un très petit nombre d'écrits remarquables composés depuis cette époque jusqu'à la seconde partie du XVIIIe siècle. Le mélange de locutions latines avec la langue polonaise, dit macaronisme, créa un style barbare qui déshonora, pendant plus d'un siècle, la littérature nationale.
Comme le but des Jésuites était surtout de combattre les Anti-papistes, le principal objet de leur enseignement se rattachait à la polémique religieuse; en sorte que leurs élèves les plus distingués, au lieu d'acquérir de solides connaissances qui les eussent rendus utiles au pays, perdaient leur temps à étudier les vaines subtilités de la dialectique. Les disciples de Loyola savaient bien que, de toutes les faiblesses humaines, la vanité est celle qui offre le plus de prise, et ils étaient aussi prodigues de louanges pour leurs partisans que prodigues d'injures pour leurs adversaires. Ils accablèrent de flatteries les bienfaiteurs de leur ordre, et le style de leurs panégyriques enthousiastes atteste la décadence complète du goût et du sentiment littéraire chez un peuple qui pouvait applaudir à de tels écrits. Les œuvres classiques du XVIe siècle ne furent point réimprimées, (p. 255) tant que domina l'influence des Jésuites. Les hommes distingués du règne de Sigismond III, les Zamoyski, les Sapiéha, les Zolkiewski, ainsi que les principaux écrivains de cette époque, furent élevés à d'autres écoles; car les Jésuites resserraient l'horizon des intelligences, et les hommes exceptionnels qui s'élevèrent au-dessus du niveau commun épuisèrent vainement leurs efforts à lutter contre l'ignorance et les préjugés populaires. Il n'y avait plus ni notions de droit, ni sentiment d'égalité civile, le temps des castes et des priviléges était revenu, les paysans étaient partout soumis à la plus dégradante servitude.
Les Jésuites ont été souvent accusés de favoriser le relâchement des mœurs, et, en effet, un grand nombre de leurs écrits tendent à affaiblir les principes de la morale. Cependant, je le déclare sincèrement, cette accusation ne doit pas atteindre les Jésuites polonais. Cet ordre fit reculer l'intelligence de la nation; il n'enseigna qu'un mauvais latin, il se montra plein de préjugés, il fut violent et querelleur; mais il faut reconnaître que ses mœurs étaient pures et que, sous son influence, le foyer domestique présenta l'image des vertus patriarcales. S'il y a eu des Jésuites qui ont défendu certains principes d'une moralité plus que douteuse, il ne faut point les chercher parmi les Jésuites polonais.
Après avoir rompu en quelque sorte les rangs du Protestantisme, les Jésuites se disposèrent à soumettre à la domination de Rome l'Église grecque de Pologne, qui comprenait environ la moitié de la population, et dont les adhérents habitaient principalement les territoires annexés à la Pologne pendant le cours du XIVe siècle. Je décrirai ailleurs l'établissement de l'Église grecque parmi les populations slaves (ou russes). Je me (p. 256) bornerai dès à présent à rappeler que la principauté de Halitch (aujourd'hui la Gallicie) fut réunie à la Pologne en 1340, lorsque le roi Casimir le Grand fit valoir ses droits d'héritage après l'extinction de la famille régnante de Halitch. Casimir assura à son pays cette importante acquisition de territoire en confirmant les anciens droits et priviléges des habitants, et en accordant à ses nouveaux sujets toutes les libertés polonaises. Toutefois, ce fut en 1386, lors de son union avec la Lithuanie[143], que la Pologne vit s'accroître chez elle le chiffre des adhérents à l'Église grecque. La manière dont les souverains de la Lithuanie établirent leur autorité sur ce pays, mérite d'être signalée, et elle est, je crois, unique dans l'histoire.
Les Lithuaniens ou Lettoniens, forment une race à part, complètement distincte des races slave et teutonne. Leur langue se rapproche plus du sanskrit qu'aucun autre idiome de l'Europe[144]. Depuis un temps immémorial, ils habitaient les côtes de la Baltique, depuis les Bouches de la Vistule à l'Est, jusqu'aux rives de la Narva, et s'étendaient au loin dans le Sud. Ils se divisaient en Prussiens, Lettoniens ou Livoniens, et Lithuaniens, et ne différaient les uns des autres que par de légères variantes de dialecte. La conquête et la conversion des Prussiens furent tentées par les rois polonais pendant les XIe et XIIe siècles, mais elles ne furent définitivement accomplies qu'au XIIIe siècle. L'Ordre teutonique des chevaliers hospitaliers, acheva la (p. 257) soumission complète des Prussiens, tandis qu'un autre Ordre, celui des chevaliers Porte-Glaive, fit subir le même sort à la Livonie. Quant aux Lithuaniens, ils réussirent non-seulement à conserver leur indépendance, mais encore à fonder un puissant empire par la conquête des principautés de la Russie occidentale. Ces principautés, habitées par une population convertie à l'Église grecque, se trouvaient très affaiblies depuis l'invasion des Mongols en 1240, et elles étaient sans cesse exposées aux brigandages de ces barbares. Vers le milieu du XIIIe siècle, les rois lithuaniens les occupèrent en y établissant, comme gouverneurs, des princes de leur famille, qui étaient chargés de protéger les habitants, et qui, peu à peu, adoptèrent la religion du pays. Des troubles extérieurs arrêtèrent, pendant quelque temps, le développement de l'empire lithuanien; mais, vers 1320, après l'avènement de Ghédimine, cet empire fit de grands progrès. Ghédimine, militaire habile et sage politique, s'empara, sans éprouver de résistance, de tout le pays compris entre ses frontières et la mer Noire, et il l'organisa à la manière féodale, soit en remettant le gouvernement de certaines principautés à ses fils, qui devenaient ainsi ses vassaux, soit en laissant en place les dignitaires qui administraient les provinces au moment de la conquête. Les fils de Ghédimine reçurent tous le baptême et furent admis au sein de l'Église grecque; quelques-uns se marièrent à des princesses dont les familles avaient autrefois régné sur le pays. Ghédimine prit lui-même le titre de grand-duc de Lithuanie et de Russie, et, bien qu'il demeurât fidèle aux pratiques de l'idolâtrie, il fut loyalement servi par ses sujets chrétiens, qui combattirent, sous ses ordres, contre leurs propres coreligionnaires. Le dialecte de la (p. 258) Russie-Blanche fut adopté pour les transactions officielles en Lithuanie, et il ne fut remplacé par la langue polonaise que vers le milieu du XVIIe siècle.
Ghédimine eut pour successeur son fils Olgherd, qui fut baptisé, selon les rites de l'Église grecque, lors de son mariage avec une princesse de Vitepsk. À Kioff et dans d'autres villes russes, ce prince suivait les cérémonies chrétiennes, construisait des églises et des couvents, tandis qu'à Vilna, capitale de la Lithuanie, il se prosternait devant les idoles et adorait le feu sacré. On assure qu'il mourut en chrétien; mais son corps fut brûlé selon les rites du Paganisme. Quelques-uns de ses fils furent baptisés et élevés au sein de l'Église grecque; quant à Jagellon, qui lui succéda sur le trône, il reçut une éducation païenne; il se convertit toutefois aux doctrines de l'Église d'Occident, en 1386, lorsqu'il épousa Hedwige, reine de Pologne. Il entraîna en même temps la conversion des idolâtres lithuaniens[145]; les partisans de l'Église grecque demeurèrent d'ailleurs fidèles à leur foi.
Les archevêques de Kioff, métropolitains des églises russes, transportèrent leur résidence à Vladimir sur la Kliazma, vers le milieu du XIIIe siècle; ils se rendirent ensuite à Moscou, d'où leur juridiction spirituelle s'étendait sur toutes les églises des États lithuaniens; (p. 259) mais, en 1415, le grand-duc Vitold fit nommer un archevêque de Kioff, qu'il rendit indépendant de celui de Moscou. Malgré les efforts de plusieurs prélats, les Églises de la Lithuanie n'accédèrent point à l'Union conclue en 1438, à Florence, entre les Églises d'Orient et d'Occident. Les églises de Halitch, principauté réunie à la Pologne en 1340, reconnurent pour leur métropolitain l'archevêque de Kioff, qui, lui-même, avait reçu son investiture du patriarche de Constantinople. L'Église grecque de Pologne possédait aussi une hiérarchie complète et un grand nombre de couvents richement dotés. Les évêques étaient nommés par les nobles, confirmés par le roi et sacrés par l'archevêque. Les dignitaires appartenaient, en général, à la noblesse, et comptaient dans leurs rangs un grand nombre d'hommes de mérite qui avaient fait leurs études dans les Universités étrangères ou à Cracovie. J'ai déjà dit que la plupart des grandes familles de la Lithuanie appartenaient à l'Église grecque; je citerai, entre autres, les princes Czartoryski, Sanguszko, Wiszniowiecki, Ostrogski, etc. Les membres de l'Église grecque, en Pologne, servirent leur pays avec une loyauté égale à celle des Catholiques romains. Ils remplirent les emplois les plus élevés. La plus grande victoire que les Polonais eussent jamais remportée sur les Moscovites (celle d'Orscha, en 1515), fut gagnée par le prince Constantin Ostrogski, sectateur de la foi grecque et très hostile à toute union avec Rome.
Telle était la situation de l'Église grecque en Pologne, lorsque les Jésuites entreprirent de soumettre ce pays à la suprématie de Rome. Ils publièrent d'abord de nombreux écrits en faveur de l'union de Florence, et cherchèrent à gagner à leur cause les membres les plus influents du clergé grec, en leur faisant espérer (p. 260) que leurs évêques auraient place au sénat, à côté des évêques de l'Église catholique. Ils n'essayèrent pas de convertir les élèves appartenant à l'Église grecque, qui fréquentaient leurs écoles; ils s'appliquèrent seulement à leur faire partager leurs idées, relativement à l'Union avec Rome, espérant que, ce premier pas fait, ils pourraient, plus tard, arriver facilement à leurs fins. Les Jésuites ont été souvent accusés de prendre, en quelque sorte, le masque d'une religion opposée à la leur, dans le seul but de la détruire; cette tactique n'a jamais été aussi manifeste que dans les incidents qui se rapportent à l'histoire de l'Église de Pologne. Le personnage choisi par les Jésuites pour jouer le principal rôle dans cette triste comédie fut un noble lithuanien, Michel Rahoza, qui avait été élevé dans leurs écoles et qu'ils parvinrent à faire nommer archevêque de Kioff par le roi Sigismond III. Cette nomination était contraire à l'usage établi; l'archevêque devait être nommé par les nobles de son Église, et confirmé seulement par le roi. Rahoza obéissait aveuglément aux Jésuites, qui lui adressèrent une instruction écrite sur les moyens de détruire le parti hostile à l'Église de Rome, tout en paraissant être attaché à ce même parti. Ce document remarquable, qui jette un grand jour sur la politique des Jésuites, a été imprimé dans l'ouvrage de Lukaszewicz; je crois devoir, dans la note ci-dessous[146], en donner la traduction littérale en conservant (p. 261) les expressions latines qui s'y trouvent mêlées au polonais. C'est assurément une pièce diplomatique des plus curieuses; on y exalte le zèle et les talents du prélat; on fait briller à ses yeux la perspective des plus hautes dignités, et on lui enseigne un système de mensonge et de fraude qui doit le conduire au succès.
Dès que le terrain fut ainsi préparé, l'archevêque de Kioff convoqua en 1590, à Brestz (Lithuanie), une réunion de son clergé, auquel il représenta la nécessité et les avantages d'une alliance avec Rome; il valait bien mieux, disait-il, obéir au chef de l'Église d'Occident, à (p. 262) une autorité entourée de prestige, reconnue par les hommes les plus éminents et respectée par les nations les plus puissantes du monde civilisé, que d'être soumis au patriarche de Constantinople, à l'esclave d'un roi infidèle, au chef d'une Église ignorante et superstitieuse.—Le projet de l'archevêque fut très chaudement accueilli par le clergé; mais il rencontra une forte opposition parmi les laïques. En 1594, on réunit dans la même ville un autre synode auquel assistèrent plusieurs évêques catholiques, et l'archevêque et quelques évêques signèrent leur consentement d'adhésion à l'Union conclue à Florence en 1438; ils admirent ainsi le (p. 263) Filioque (pour la filiation du Saint-Esprit), le purgatoire et la suprématie du pape; ils conservaient la langue slave pour la célébration du service divin, ainsi que le rite et la discipline de l'Église d'Orient. Une députation se rendit à Rome pour annoncer au pape Clément VIII ce grave évènement. En 1596, le roi ordonna la convocation d'un synode pour procéder à la publication et à la mise en vigueur de l'Union. Ce synode s'assembla à Brestz, et l'archevêque de Kioff, ainsi que les prélats qui avaient souscrit à l'Union, firent une solennelle proclamation de cet acte, remercièrent le Tout-Puissant et excommunièrent leurs adversaires. Cependant la majorité des laïques, ayant à leur tête le prince Ostrogski, palatin de Kioff, et les évêques de Léopol et de Premysl, se déclarèrent contre l'Union, et dans une nombreuse assemblée, convoquée par le prince, ils excommunièrent, à leur tour, les évêques qui l'avaient proclamée. Dès ce moment, le parti de l'Union, soutenu par le roi et les Jésuites, ouvrit la persécution contre ses adversaires, auxquels il enleva ses couvents et ses églises. Il était dirigé par Rudzki, élève des Jésuites, qui, ayant abjuré le Protestantisme, avait remplacé Rahoza sur le siége métropolitain. L'évêque de Polotzk, Josaphat Koncewicz, prélat irréprochable dans ses mœurs, mais très intolérant dans son zèle, rencontra, dans son diocèse, une vive opposition qu'il tenta de réprimer avec un tel excès de violence, que les Catholiques eux-mêmes en furent effrayés. Le prince Léon Sapiéha, chancelier de Lithuanie, l'un des hommes les plus remarquables que ce pays ait produits, lui fit observer, en termes très énergiques, combien sa conduite était à la fois impolitique et contraire aux principes chrétiens. Sa lettre, dont je publie en note la traduction[147], (p. 264) décrit exactement l'intolérance du parti catholique et sa funeste influence sur le pays. Mais déjà les Jésuites étaient assez puissants pour combattre l'effet de toutes ces remontrances. Koncewicz persista dans la voie des (p. 265) persécutions, et le 12 juillet 1623, les habitants de Vitepsk, indignés, se soulevèrent et tuèrent le prélat, qui fut canonisé en 1643. Ce crime fut sévèrement puni.
Parmi les résultats politiques de l'Union, le plus déplorable fut, sans contredit, le mécontentement des Cosaques de l'Ukraine, qui étaient très sincèrement dévoués aux doctrines de l'Église d'Orient. Ces Cosaques formaient une nombreuse armée, fortement aguerrie par ses luttes constantes avec les Turcs et les Tartares. Organisés en troupes régulières par Étienne Batory, ils servaient loyalement la Pologne, qu'ils défendaient, non-seulement contre les Mahométans, mais encore contre les Moscovites, leurs propres coreligionnaires. Il était donc aussi impolitique qu'injuste de diriger contre l'Église d'Orient une persécution qui devait la rendre hostile. On voulut les entraîner dans l'Union, et il y eut parmi eux quelques révoltes partielles qui furent aisément apaisées, grâce à la popularité dont jouissaient le prince Vladislav, fils aîné du roi, et le commandant en chef Pierre Konaszewicz. Ce dernier rendit à son pays d'immenses services pendant les guerres de Turquie et de Russie; mais il était aussi fidèlement attaché à l'Église d'Orient qu'à la Pologne. Ce fut sous sa protection que le parti hostile à l'Union s'assembla à Kioff dans un synode où furent élus un archevêque et plusieurs évêques pour remplacer ceux qui avaient accepté cet acte; ces nouveaux prélats furent sacrés par Théophile, patriarche de Jérusalem, qui s'était arrêté à Kioff à son retour de Moscou.
L'Union divisa ainsi l'Église de Pologne en deux camps hostiles, et l'anarchie religieuse engendra bientôt l'anarchie politique. Mais je dois maintenant revenir à l'histoire du Protestantisme.
Succès déplorable des efforts de Sigismond pour renverser la cause du Protestantisme en Pologne. — Conséquences funestes de sa politique, malgré les services rendus au pays par d'illustres patriotes. — Potoçki. — Zamoyski le Grand. — Christophe Radziwill. — Fâcheux effet de l'administration de Sigismond sur les relations extérieures de la Pologne. — Règne de Wladislav IV et impuissance de ses efforts pour détruire l'influence des Jésuites.
L'Union conclue à Brestz, repoussée par une notable partie de la noblesse et du clergé, mal accueillie par la grande majorité des masses, trouva cependant accès auprès de beaucoup de riches familles et d'ecclésiastiques influents; et cette adhésion, fortifiant le parti des Jésuites, lui souffla l'audace d'agir avec plus de violence contre les Protestants, en joignant la persécution aux moyens de séduction. Les lois du pays ne fournissant aucune arme qui permît aux autorités d'opprimer les Anti-Papistes, les Jésuites atteignirent le même but, en se servant de la chaire et du confessionnal pour exciter les classes inférieures à des actes de violence contre les écoles et les temples protestants, sans épargner la personne des Pasteurs, et en couvrant ces crimes du voile de l'impunité assurée à leurs intrigues. Le roi Sigismond III, avons-nous dit, s'était (p. 267) plu, dans le cours de son règne, à conférer les plus hautes dignités de la couronne aux créatures du parti jésuitique. Les tribunaux se composaient de magistrats électifs, et il était facile aux Jésuites de n'ouvrir les portes du sanctuaire qu'aux personnes dévouées à leurs intérêts. La direction presque exclusive qu'ils s'étaient arrogée de l'éducation des nobles, la classe dominante de la nation, mettait à leur dévotion les générations élevées dans leurs écoles, et leur donnait une influence immense dans l'administration de la justice, sur toute l'étendue du territoire. Aussi n'y avait-il pas lieu de s'étonner que les auteurs des plus violentes agressions contre les Protestants obtinssent l'impunité devant de semblables tribunaux, qui acquittaient les coupables en recourant, au besoin, aux subtilités juridiques, telles qu'une nullité d'enquête, etc.; ou, quand le délit était par trop flagrant, on procurait aux criminels le moyen d'échapper, par la fuite, aux conséquences de l'arrêt que les juges se voyaient forcés de prononcer contre les accusés. En beaucoup de cas, les coupables restaient à l'abri du châtiment, grâce à l'intimidation qui paralysait les poursuites judiciaires, et à la conviction dans laquelle on était, que toute mesure de ce genre ne servirait qu'à constituer la victime en frais, sans autre résultat pour elle. Les Protestants avaient vu leurs temples menacés de destruction, la sépulture de leurs coreligionnaires troublée par les plus sacriléges attentats à la mort, et leurs ministres odieusement traités, même avant l'avènement de Sigismond III; mais ces tentatives avaient rencontré presque toujours une juste répression. Sous le règne de ce monarque, cependant, une guerre de parti, fomentée dans la lie du peuple, éclata contre les Réformés, à l'instigation des Jésuites (p. 268) et de leurs instruments. En 1591, la populace signala son entrée en campagne par l'incendie de l'église protestante de Cracovie, sous la conduite de quelques étudiants de l'Université[148]. Ce crime demeura impuni, et, pour prévenir le retour d'une semblable catastrophe, les Protestants transférèrent le siége de leur culte dans un village voisin de Cracovie, où ils ne se virent pas toujours à l'abri des attaques du fanatisme. Ces agressions réitérées, jointes aux insultes personnelles et aux actes de violence auxquels ces citoyens étaient fréquemment en butte, décidèrent un grand nombre d'entre eux à émigrer de cette ville, qui vit ainsi décroître sa prospérité. Les temples de Posen, Vilna et autres villes, furent détruits de la même manière, les sépultures violées, et les ministres de la religion accablés de mauvais traitements. De fréquents attentats à la propriété privée venaient encore ajouter aux griefs des Protestants; mais l'influence du clergé catholique leur interdisait tout recours utile en justice. Le chevet des mourants était assailli, dans l'espoir de leur arracher un mot ou un signe qui montrât qu'ils avaient abjuré leur croyance avant de mourir. On voyait les plus proches parents, le père ou la mère, l'enfant lui-même, (p. 269) entreprendre de troubler l'agonie des siens; zèle inconsidéré! plus propre à jeter le doute et les ténèbres dans leur esprit, qu'à les préparer à faire face à ce moment solennel, comme il convient à un vrai chrétien[149]. Les Protestants essayèrent en vain à résister. Ils projetèrent, peu de temps après l'avènement de Sigismond III, de fonder à Vilna une Université, rivale de celle des Jésuites; mais leur plan fut traversé par une ordonnance du roi et par l'influence du clergé. Les rangs des Protestants s'éclaircissaient, de jour en jour, au profit de l'Église de Rome, dont nous avons dépeint l'infatigable séduction; et la persécution croissait en raison de l'affaiblissement de leurs forces. Le seul moyen de faire face à l'orage eût été une étroite union entre tous les Anti-Papistes du pays; mais, hélas! l'esprit de division l'emporta, et l'alliance de Sandomir, après d'impuissants efforts pour la maintenir, fut définitivement dissoute par les Luthériens. Une assemblée fut convoquée à Vilna, en 1599, pour y délibérer d'un pacte d'alliance entre les Protestants et l'Église grecque, sans que cette tentative fût plus heureuse que les précédentes. Une association de défense mutuelle se conclut cependant à cette époque, mais elle resta sur le papier, sans produire aucun résultat.
Vers la fin du long règne de Sigismond III (1587-1632), le Protestantisme pouvait être considéré comme abattu, bien qu'il comptât encore beaucoup de sectateurs parmi lesquels les grandes familles du pays revendiquent des noms illustres: des Leszczynski, des (p. 270) rejetons de la souche des Radziwill, etc. Jean Potoçki, palatin de Braçlaw, offrit, en dépit des séductions royales les plus pressantes, un rare et noble exemple de fidélité à la religion de l'Évangile. Et nous sommes heureux de pouvoir dire que la famille distinguée dont il a fondé en réalité la brillante fortune, est encore en possession de la plus grande partie de ses vastes domaines, et compte, dans son sein, plusieurs membres qui portent dignement l'illustration de leur race.
Jean Potoçki naquit d'une famille déjà riche et considérable, et fut élevé dans la religion protestante. Il se distingua par ses services militaires sous Étienne Batory et sous le règne de Sigismond III; et ce fut entièrement aux exploits et à l'habileté de ce guerrier, que ce dernier roi dut la déroute des mécontents à la bataille de Gouzow, en 1608. Il s'était joint aux troupes royales à la tête d'une force importante, levée à ses frais avec le concours des siens; en récompense de ses services, le roi lui conféra, avec de vastes domaines, la dignité de palatin de Braçlaw. Les plus hautes dignités de la couronne attendaient Potoçki, s'il eût consenti à trahir sa religion pour la faveur royale; mais il était digne de ce héros de ne devoir sa fortune qu'à l'éclat de ses services. Il commandait l'armée polonaise au siége de Smolensk, où il mourut en 1611, à l'âge de cinquante-six ans. La ville fut prise peu de temps après sa mort par son frère Jacques, qui lui avait succédé dans le commandement de l'armée, mais dont l'abjuration avait affligé l'Église au sein de laquelle ses frères et lui avaient été nourris depuis le berceau. Jean Potoçki ne laissa pas d'enfants, et ses biens passèrent à son neveu Stanislas, qui devint plus tard un guerrier renommé. Converti à la foi catholique, ce dernier ferma l'Académie (p. 271) protestante fondée par son oncle, et transforma ses bâtiments en écurie, ainsi que le rapporte avec joie un écrivain des Jésuites du nom de Niesieçki. Il y eut d'autres branches de la même famille qui restèrent fidèles au Protestantisme; car ce même auteur, qui écrivait il y a cent ans environ, dit que l'hérésie, dont cette illustre famille avait été infectée, ne s'éteignit que de son temps[150].
Une particularité bien remarquable de l'histoire de Sigismond, au milieu des succès sans nombre qu'il obtint dans la conversion de ses sujets, est l'impuissance de ses efforts pour ébranler la foi évangélique de sa propre sœur, la princesse Anne, qu'il tenait en grande et affectueuse estime. Puffendorf, dans son histoire de Suède, rapporte que lorsque la mère de cette jeune princesse, Catherine Jagellon, se vit sur son lit de mort, elle fut si troublée par la crainte du purgatoire, que son confesseur, le jésuite Warszewiçki (célèbre auteur), eut pitié de l'agonie de son âme, et lui dit que le purgatoire n'était qu'une fable inventée pour le vulgaire. Ces paroles furent entendues par la princesse Anne, qui se tenait derrière le rideau du lit de sa mère, et la décidèrent à méditer les Écritures et plus tard à embrasser la religion protestante.
Le triomphe écrasant de Sigismond III sur le parti anti-catholique de Pologne, si puissant au moment de son avènement, fut cependant acheté au prix des plus chers intérêts du pays, dont ce prince était toujours prêt à faire le plus complet sacrifice, quand les Jésuites, (p. 272) ses conseillers ordinaires, le réclamaient au nom de leur Église en général, ou de leur ordre en particulier. Nous avons décrit plus haut l'empire absolu qu'ils exercèrent sur l'esprit du roi Sigismond; mais leur funeste influence fut long-temps balancée par Zamoyski, à qui notre histoire a décerné le titre de Grand, et qui, réunissant en sa personne, avec un ardent patriotisme, les qualités supérieures de l'homme d'État, du guerrier et de l'écrivain, exerça une influence immense sur ses concitoyens[151]. Il était né Protestant, mais rebuté, (p. 273) selon toute apparence, par les divisions qui régnaient au sein du Protestantisme, et s'attendant probablement, comme beaucoup de patriotes éclairés, à une réforme de l'Église nationale, il s'unit à cette Église, mais il n'en resta pas moins toute sa vie l'un des plus ardents défenseurs de la liberté religieuse. Il avait coutume de dire que, bien qu'il fût prêt à donner la moitié de sa vie pour convertir ses concitoyens à sa foi, il la sacrifierait tout entière, plutôt que de souffrir qu'aucun d'eux fût persécuté à cause de ses croyances. Sigismond, qui devait en partie sa couronne aux efforts de ce puissant magnat, était forcé d'accueillir ses avis avec déférence; mais son influence auprès du roi baissait en raison de l'empire croissant des Jésuites. Zamoyski prit le monarque à partie, au sein d'une diète assemblée, et lui reprocha, dans un langage sévère, l'abandon de ses devoirs de souverain. Il fût parvenu (p. 274) sans doute à opposer une digue infranchissable à l'envahissement du mal; malheureusement pour la Pologne, il mourut peu de temps après, et les choses allèrent de mal en pis, jusqu'à l'explosion d'une guerre civile. Cette levée de boucliers se termina par la défaite des adversaires de Sigismond, suivie d'une paix conclue par les efforts de plusieurs patriotes influents; mais rien n'empêcha ce monarque aveugle de courir à l'abîme vers lequel il précipitait la nation. Nous avons décrit plus haut l'influence funeste des Jésuites sur l'éducation nationale, et le mécontentement des sectaires de l'Église d'Orient produit par la même cause. Ces deux circonstances devinrent dans la suite une source de maux incalculables pour la Pologne, et la cause première de la décadence et de la chute de ce royaume; mais les déplorables effets de cette influence sur les affaires étrangères (p. 275) de ce pays, se firent sentir pendant le règne de Sigismond lui-même. C'est ainsi qu'il perdit son sceptre héréditaire de Suède, pour avoir voulu y rétablir le Catholicisme, et qu'il suscita à la Pologne une guerre avec cette puissance, qui s'offrait naturellement comme sa première alliée, la couronne des deux pays reposant sur la même tête. La Livonie, riche province particulièrement importante par ses ports de mer, qui s'était soumise à la Pologne sous Sigismond-Auguste, et dont la population était protestante, fut perdue par l'inconcevable bigoterie de ce monarque. Un violent mécontentement s'était manifesté parmi ses habitants, lors de l'installation des Jésuites à Riga sous Étienne Batory, et cette circonstance en avait rendu la conquête aisée à la Suède. Elle eût été sauvée cependant par le prince Christophe Radziwill, qui la défendit vaillamment contre les armes suédoises, et raffermit par son influence la fidélité ébranlée de sa population. Mais Sigismond et ses misérables conseillers, qui détestaient dans Radziwill le Protestant fervent, refusèrent de lui envoyer tout secours[152]. (p. 276) Ainsi, pour enlever à un sujet protestant l'occasion de se distinguer, fût-ce même contre une nation protestante, une province importante fut sacrifiée. Un fait analogue se produisit dans la Prusse polonaise, où plusieurs villes, irritées des entreprises continuelles des Jésuites contre leur liberté religieuse, opposèrent à peine une ombre de résistance à Gustave-Adolphe, malgré le concours des circonstances qui semblaient mettre obstacle à l'ambition de ce souverain. Le héros (p. 277) polonais Zolkiewski avait su, dans une assemblée des grands de Moscovie, en 1612, faire tomber le sceptre de la maison éteinte de Rurik aux mains de Vladislav, fils de Sigismond; mais ce monarque entêté perdit ce vaste empire pour la Pologne, en se refusant à exécuter le traité conclu à cet effet par Zolkiewski, et en essayant à ceindre pour son propre compte la couronne moscovite. Ses faiblesses trop connues au profit de la Société de Jésus, et son ardeur de prosélytisme, poussèrent les Moscovites à une résistance désespérée contre l'alliance (p. 278) qu'ils avaient précédemment recherchée. L'influence de ses conseillers en Loyola asservissait son gouvernement à la politique de l'Autriche, à laquelle il sacrifiait, en toutes circonstances, la grandeur et la liberté de son royaume. Ainsi, quand la Bohême se leva pour défendre ses libertés politiques et religieuses contre la maison d'Autriche, au lieu de suivre l'exemple de Casimir Jagellon et de soutenir cette nation amie contre une injuste oppression, il fit intervenir en Hongrie, sans le consentement de la diète, exigé en cas de guerre par la constitution, un corps considérable de Cosaques, qui contribua puissamment à arrêter les progrès de Bethlem Gabor, prince de Transylvanie. Ayant, en outre, irrité le sultan par cette violation de neutralité, il s'attira une guerre avec la Turquie, aussi peu nécessaire que funeste aux intérêts de la Pologne. Tout compte fait, ces calamités l'emportent de beaucoup sur l'avantage d'avoir conquis quelques provinces moscovites, perdues en un quart de siècle après sa mort.
Protestant, nous serions peut-être suspect d'exagérer la désastreuse influence de la réaction catholique sur les destinées de notre pays; mais il s'agit d'un fait consacré par l'impartialité de l'histoire et proclamé par un auteur contemporain d'un mérite avoué, évêque catholique lui-même (Piaseçki), qui déclara, en termes formels, que c'est par l'influence exclusive des Jésuites[153] que Sigismond III appela d'éternels malheurs sur le royaume que l'élection lui avait livré.
À ce faible prince succéda son fils aîné, Vladislav IV, (p. 279) jeune monarque d'un esprit droit et généreux. Ses lumières et son expérience des maux causés par la piété ignorante de son père, lui inspirèrent une aversion si profonde contre les Jésuites, qu'aucun membre de cette société ne fut admis à sa cour. Sa nature bienveillante répugnait à la persécution. Le mérite personnel avait seul droit à ses faveurs, et le guidait dans le choix des dignitaires de l'État sans égard à leur conviction religieuse. Ses efforts pour opposer une digue au flot toujours montant de la persécution, ne purent triompher cependant de l'esprit d'intolérance que les Jésuites avaient répandu au loin, surtout au sein de la noblesse inférieure et nombreuse, formée dans leurs écoles. Bien qu'il fût parvenu à réprimer les émeutes populaires suscitées contre les Protestants, il resta impuissant en face de deux grands actes de persécution légale, l'abolition du temple et du collége protestants de Vilna, en 1640, et celle de la célèbre école des Sociniens; mesures de rigueur ordonnées par les diètes, sous prétexte d'injures adressées aux statues des saints par les élèves de ces établissements. Vladislav fit de grands efforts pour calmer l'irritation produite au sein des populations de l'Ukraine[154], par les tentatives qui (p. 280) avaient été faites pour leur imposer l'Union avec Rome. Il confirma la hiérarchie adoptée par les partisans de l'Église indépendante, qui se retrempa dans la célèbre Académie fondée à Kioff par Pierre Mohila, prélat d'un noble caractère, de haute naissance et de grand savoir[155]. La mort de ce souverain, qui sut enchaîner, par un mérite tout personnel, les aveugles passions du fanatisme évoqué sous le règne de son père, leur donna de nouveau libre carrière et appela sur la Pologne les terribles calamités au récit desquelles nous consacrerons le chapitre suivant.
Règne de Jean-Casimir. — Révolte des Cosaques. — Le bigotisme des évêques catholiques s'oppose à toute réconciliation avec eux. — Invasion et expulsion des Sociniens. — Règne de Jean Sobieski. — Pillage et destruction du temple protestant de Vilna, à l'instigation des Jésuites. — Meurtre juridique de Lyszczynski. — Élection et règne d'Auguste II. — Première disposition légale contre la liberté religieuse des Protestants, obtenue par surprise sous l'influence de la Russie. — Protestation des patriotes catholiques contre cette mesure. — Nobles efforts de Leduchowski pour défendre les droits de ses concitoyens protestants, menacés par les intrigues de l'évêque Szaniawski. — Meurtre juridique de Thorn. — Réflexions sur cet évènement. — Lettre pastorale de l'évêque Szaniawski aux Protestants. — Les représentations des puissances étrangères, en faveur des Protestants polonais, ne servent qu'à rendre la persécution plus violente contre eux. — Ils sont privés des droits politiques. — Situation malheureuse des Protestants polonais sous le règne d'Auguste III. — Généreuse conduite du cardinal Lipski.
Vladislav IV eut pour successeur son frère, Jean-Casimir, Jésuite et cardinal, que le pape avait relevé de ses vœux lors de son élection au trône. L'esprit de tolérance du dernier règne ne pouvait trouver son compte à ces précédents, bien que la piété du nouveau monarque fût loin de l'aveuglement de son père. Vladislav avait à peine fermé les yeux, qu'une révolte terrible s'alluma dans l'Ukraine, appuyée par des hordes de paysans, sectaires de l'Église grecque. La Pologne se trouvait sans (p. 282) défense contre l'irruption d'un pareil fléau, quand les insurgés, ayant à leur tête Chmielniçki, noble polonais de la religion grecque, homme d'énergie et de talents supérieurs, s'avancèrent en flots pressés et irrésistibles. Le roi, qui marchait à leur rencontre avec des forces insuffisantes, se vit assiégé par eux dans son camp fortifié. Sa perte semblait inévitable; mais Chmielniçki et les principaux chefs de Cosaques s'arrêtèrent sur le bord de l'abîme vers lequel ils précipitaient leur patrie, la voix du patriotisme s'éleva dans leurs cœurs et imposa silence au fanatisme haineux et aux mauvaises passions qui marchent à sa suite. La concorde fut le résultat de cet heureux retour. Chmielniçki, qui avait assiégé son souverain, lui rendit fidèlement l'hommage d'un homme-lige, implora son pardon en fléchissant le genou, et reçut du roi la nomination de hetman ou général des Cosaques, dont les droits politiques et religieux furent confirmés en cette circonstance. Le traité intervenu entre les parties belligérantes, stipulait expressément que l'archevêque de Kioff, métropolitain de l'Église grecque de Pologne, aurait un siége dans le sénat. Cette condition, demandée par les Cosaques, était non-seulement juste, car le représentant d'une Église qui comptait des provinces entières de sectateurs avait un titre incontestable à siéger au sein de l'Assemblée politique où chaque évêque catholique avait sa place marquée; mais le pays tout entier avait encore le plus haut intérêt à ce que le chef spirituel d'un corps aussi formidable que les Cosaques devînt membre du conseil suprême de l'État, puisque cela ne pouvait que contribuer puissamment à confirmer ces populations guerrières, mais indisciplinées, dans leur fidélité à la couronne de Pologne. Cette combinaison, tout équitable et (p. 283) avantageuse qu'elle fût, échoua devant le fanatisme arrogant des prélats romains; en effet, quand l'archevêque grec de Kioff, Sylvestre Kossowski, dont l'actif patriotisme avait entraîné la pacification de l'Ukraine, entra au sénat pour prendre possession de son siége, les dignitaires catholiques sortirent en groupe de la salle des séances, en déclarant qu'ils ne consentiraient jamais à siéger avec un schismatique. Les remontrances respectueusement adressées aux évêques sur l'injustice de leur conduite et sur les dangers qui en résultaient pour la nation, demeurèrent toutes infructueuses, et cet outrage, par lequel on répondait aux services patriotiques de l'archevêque de Kioff, produisit une violente irritation parmi les Cosaques, qui ne tardèrent pas à se soulever de nouveau. Défaits cette fois, ils s'attachèrent à la fortune du czar de Moscovie, qui vint attaquer la Pologne avec des forces immenses, pendant que Charles-Gustave, roi de Suède, l'envahissait de son côté. Ce dernier monarque, sachant mettre à profit les graves mécontentements que Jean-Casimir avait soulevés en Pologne, s'avança à la tête d'un corps formidable de troupes d'élite. Des bandes de mécontents se joignirent à lui, et il se vit bientôt maître de la plus grande partie du pays. Son génie guerrier, la sévère discipline de son armée et la bienveillance de ses manières lui conquirent en peu de temps une grande popularité parmi les Polonais, et tous les patriotes éclairés, sentant la nécessité d'avoir un monarque capable d'opposer une digue à l'anarchie et aux incursions des barbares, offrirent la couronne à Charles-Gustave, en demandant qu'une diète fût convoquée pour consacrer officiellement son élection. Le choix d'un monarque protestant, du caractère de Charles-Gustave, écrasait (p. 284) d'un seul coup la faction cléricale et dotait le pays d'un gouvernement fort; si l'on considère, en outre, que la Suède, monarchie constitutionnelle, possédait alors, dans le nord de l'Allemagne, de vastes provinces contiguës à la Pologne, l'on ne saurait douter que l'avènement de son roi au trône de ce pays n'eût inauguré, dans l'Europe septentrionale, l'ère d'un grand empire constitutionnel, rival redouté de l'Autriche, et mortel aux envahissements des czars de Moscovie vers l'ouest. Malheureusement, cette combinaison échoua devant l'arrogance que Charles-Gustave, enflé de ses succès, mit dans sa réponse à la députation polonaise chargée de l'inviter à convoquer une diète pour son élection: «Formalité superflue, objecta-t-il, son épée l'ayant déjà fait maître du royaume.» L'insolence de cette réplique irrita violemment la fibre nationale. Le roi de Suède fut abandonné, et ses forces, assaillies de toutes parts, furent chassées du territoire. La paix se rétablit en 1660, par le traité d'Oliva, conclu sous la garantie médiatrice de l'Angleterre, de la France et de la Hollande. Les Protestants eurent plus à souffrir durant ces guerres que le reste des habitants. Dans la Grande-Pologne, on les persécuta pour les maux infligés aux Catholiques par les Suédois[156], tandis que plusieurs de leurs temples (p. 285) et de ceux des Sociniens furent mis en cendres par les Cosaques, qui confondaient Catholiques et Protestants dans leur ressentiment religieux.
Jean-Casimir, qui s'était enfui en Silésie lors de l'invasion suédoise, fut rappelé par la nation, et fit vœu à son retour, sous l'invocation de la Vierge dont il implora la protection pour lui et pour son royaume, de s'appliquer à réprimer les abus qui pesaient sur les classes inférieures, et à convertir, ce qui voulait dire à persécuter, les hérétiques. La première parti de ce vœu, tout digne qu'elle fût des préoccupations d'un Chrétien, resta dans l'oubli. Jean-Casimir crut s'acquitter envers le ciel en réduisant l'hérésie. Le Protestantisme comptait encore un grand nombre d'adhérents, et parmi eux plusieurs familles influentes. Les religionnaires avaient en outre pour eux l'appui intéressé des princes étrangers de leur Église, alliés en ce moment de la Pologne. Le vœu royal ne trouvant dès lors à s'appesantir que sur les Sociniens, un Jésuite, du nom de Karwat, pressa la diète de 1658 de témoigner sa reconnaissance à Dieu par des actes. Cette diète fit une loi qui défendit, sous la sanction la plus sévère, de professer ou de propager le Socinianisme dans les États polonais; la peine de mort menaçait ceux qui passeraient outre ou favoriseraient cette secte en quelque manière que ce fût. On laissait cependant à ceux qui persévéreraient dans leur croyance, un délai de trois ans pour vendre leurs propriétés et réaliser leur avoir. Une entière sûreté leur (p. 286) était promise pendant ce temps, mais on leur interdisait les pratiques de leur culte et toute intervention dans les affaires publiques. Ce décret n'était motivé par aucune considération politique, aussi n'imputait-il pas de trahison aux Sociniens; mais on l'avait entièrement fondé sur des motifs théologiques, et principalement sur ce qu'ils n'admettaient pas la Divinité de Jésus-Christ,—raison assez bizarre chez un peuple qui tolérait les Juifs et admettait les Mahométans à la jouissance des droits civils. Le délai triennal accordé par la diète de 1658, fut réduit à deux ans par celle de 1659, qui décréta que tous les Sociniens qui n'auraient pas embrassé le Catholicisme le 10 juillet 1660, eussent à quitter le pays sous les peines édictées par la diète de 1658. Aux termes du même décret, ces Sociniens, qui pouvaient abjurer leur croyance, n'eurent plus d'autre choix que la Confession romaine, beaucoup d'entre eux s'étant faits Protestants pour se soustraire aux rigueurs de la première loi.
La rapidité du temps, l'état du pays ruiné par la guerre, et l'avidité des acquéreurs qui mirent leur accablement à profit, obligèrent les Sociniens à vendre leurs propriétés à vil prix. Sur ces entrefaites, la persécution s'amoncelait autour d'eux sous toutes les formes. La proscription semblait les mettre hors la loi, et comme tous exercices religieux leur étaient interdits, rien n'était plus facile que de trouver à les persécuter sur ce terrain. Pour échapper à cette destinée, les Sociniens tentèrent un effort suprême, d'une nature si extraordinaire, que l'on chercherait en vain à expliquer comment ils auraient pu s'illusionner un seul instant sur un succès impossible. Ils présentèrent une requête au roi contre le décret de 1658, s'offrant à prouver qu'il n'existait (p. 287) pas de différence fondamentale entre leurs dogmes et les doctrines de l'Église catholique. Cette proposition fut rejetée. Ils implorèrent la protection, ou, tout au moins, l'intercession des puissances étrangères; mais, bien que le traité d'Oliva, conclu en 1660, garantît à toutes les Confessions religieuses de Pologne les droits dont elles avaient joui avant la guerre, et que la Suède s'efforçât de sauver le Socinianisme du naufrage, leur sort n'en resta pas moins fixé, sans que les représentations faites en leur faveur par l'électeur de Brandebourg obtinssent un meilleur résultat. Le désespoir conduisit les Sociniens à proposer un rapprochement avec Rome, au moyen d'une conférence tenue à l'amiable. L'autorisation en fut donnée par l'évêque de Cracovie, qui pouvait raisonnablement voir, dans cette démarche de leur part, l'intention secrète d'entrer au giron de son Église avec quelque semblant de conviction, et non par contrainte. Et, en effet, quel homme de bon sens eût supposé que des controversistes aussi habiles que les membres de cette secte, pussent se bercer de l'espoir d'obtenir des concessions d'une Église dont les doctrines étaient diamétralement opposées à leurs dogmes... Quoi qu'il en soit, les Sociniens maintinrent très sérieusement leurs arguments au colloque de Roznow (10 mars 1660), et il est presque inutile d'ajouter qu'autant en emporta le vent. Il ne leur resta plus que le parti de l'exil, avant l'expiration du délai prescrit. Cette émigration forcée fut accompagnée de beaucoup de cruautés, malgré la généreuse intervention de plusieurs membres éminents de la noblesse, qui, tout en faisant profession de Catholicisme, restaient attachés à un grand nombre de Sociniens par les liens du sang et de l'amitié. Ils se dispersèrent en Europe; la Transylvanie, qui (p. 288) comptait beaucoup de coreligionnaires, et la Hongrie, offrirent un refuge à une grande partie d'entre eux. La reine de Pologne permit à beaucoup de ces infortunés de s'établir dans les principautés silésiennes d'Oppeln et de Ratibor, qui lui appartenaient, et quelques princes de la Silésie suivirent son exemple. Disséminés sur plusieurs points de cette contrée, ils n'y formèrent aucune Congrégation, et ils l'abandonnèrent peu à peu ou se convertirent au Protestantisme. Un nombre considérable d'entre eux fondèrent une association religieuse à Manheim, sous la protection du palatin du Rhin; mais ils se rendirent bientôt suspects de propager leurs doctrines, ce qui n'a rien que de probable, eu égard à la ferveur bien connue de leur zèle, et ils furent obligés de se disperser. Ils demandèrent, pour la plupart, un asile à la Hollande, où la liberté des cultes régnait sans entrave, et qui comptait quelques Sociniens, dont la fraternité, jointe à celle des sectaires de l'Angleterre et de l'Allemagne, vint largement en aide aux bannis de la Pologne. Les renseignements nous font défaut sur leur sort dans cette contrée hospitalière; mais tout porte à croire qu'ils y avaient une Congrégation florissante, puisqu'ils purent éditer à Amsterdam, en 1680, un Nouveau-Testament en langue polonaise. Quelques Sociniens se retirèrent en Prusse, où les attendait l'accueil hospitalier de leur compatriote le prince Boguslav Radziwill, dernier Protestant de sa famille, qui gouvernait cette province pour l'électeur de Brandebourg. Ils formèrent deux établissements limitrophes de la Pologne, appelés Rutow et Andréaswalde. En 1779, les habitants de ces endroits reçurent du gouvernement l'autorisation de bâtir un temple; mais leur Congrégation, qui n'avait jamais été bien considérable, alla en (p. 289) déclinant; et, d'après les renseignements authentiques que nous avons obtenus sur ce point en 1838, grâce à la bienveillance du feu baron Bulow, ministre de Prusse à la cour d'Angleterre, l'association d'Andréaswalde subsista jusqu'en 1803, époque à laquelle elle fut dissoute; et, en 1838, il ne restait plus en Prusse que deux gentilshommes, derniers membres survivants de la secte jadis célèbre des Sociniens, un Morsztyn et un Schlichtyng, tous les deux vieillards très avancés en âge et représentants de noms distingués dans les annales politiques et religieuses de la Pologne. Les familles de ces personnages s'étaient réunies au Protestantisme, comme l'avaient fait le reste des sectaires. En Pologne même, depuis l'expulsion des Sociniens en 1660, on ne retrouve aucun vestige de la secte qui s'était glorifiée de compter au nombre de ses adhérents quelques-unes des grandes familles du pays, et sur laquelle les lumières de ses membres avaient jeté le plus vif éclat dans toute l'Europe. Les rangs des Protestants étaient alors entièrement rompus. Ils perdirent leur principal appui dans les familles toutes-puissantes des Radziwill et des Leszczynski; la branche protestante de la première étant venue à s'éteindre en 1669, et la dernière ayant passé à l'Église de Rome vers cette époque. Les Leszczynski, devenus Catholiques, ne se firent pas pour cela les persécuteurs de leurs anciens coreligionnaires; ils continuèrent, au contraire, à protéger de leur influent patronage les habitants protestants de Lissa, ville qui leur appartenait.
Le roi Jean Sobieski, admirablement doté par la main de la Providence, avait une aversion profonde pour la persécution religieuse; mais l'autorité royale, étranglée dans d'étroites limites, était impuissante à faire respecter (p. 290) les lois qui reconnaissaient encore la parfaite égalité des Confessions religieuses, et, sous son règne, deux évènements flétrissants signalèrent le pouvoir que le clergé catholique s'était acquis en Pologne, et la manière dont il entendait en user.
L'Église protestante de Vilna, avons-nous dit, avait été abolie en 1640, en vertu du décret d'une diète qui défendait aux Protestants d'avoir un lieu consacré au culte dans l'enceinte de la ville. Ils avaient, en conséquence, élevé dans un faubourg un temple, un hospice et un asile pour leurs ministres.
Le 2 avril 1682, une populace nombreuse, soulevée par des étudiants du collége des Jésuites, se rua sur ce temple et le détruisit de fond en comble, brisa les cercueils, en arracha les morts, et, après leur avoir prodigué les plus indignes outrages, les mit en lambeaux et livra aux flammes ces restes profanés. Rien n'échappa sur les lieux au pillage ou à la destruction, ni les valeurs matérielles, ni un grand nombre de documents précieux déposés en cet endroit comme dans un lieu de sûreté. L'orgie populaire dura deux jours entiers, sans que l'autorité prît la moindre mesure de répression, et le recteur du collége des Jésuites, mis en demeure d'interposer son autorité au sein d'une émeute dirigée par ses élèves, osa non-seulement s'y refuser, mais encore donner des louanges à leur conduite. Les ministres durent la vie à un noble catholique appelé Puzyna, qui accourut à la tête de quelques hommes armés et les conduisit au couvent des moines franciscains, où ils trouvèrent un asile et les traitements les plus humains. Jean Sobieski, informé de l'attentat, institua immédiatement une commission pour instruire le procès et punir les coupables. Cette commission, composée (p. 291) de l'évêque de Vilna et de plusieurs dignitaires de la couronne, après l'enquête la plus consciencieuse, condamna quelques-uns d'entre les assaillants, élèves des Jésuites et autres, à la peine de mort, et ordonna la restitution du pillage; mais les Jésuites corrompirent les geôliers, qui favorisèrent l'évasion des condamnés, et l'on ne revit, en somme, qu'une très faible partie des objets dérobés. Le roi voulait que les Jésuites payassent les dommages causés par l'émeute; mais comme il ne put obtenir aucun acte de réparation pour ses sujets protestants, ces derniers relevèrent leur temple de leurs propres deniers[157]. L'autre crime qui déshonore cette période historique, est l'assassinat juridique de Casimir Lyszczynski, estimable propriétaire, frappé par l'aveugle haine du clergé, malgré les efforts de Sobieski pour sauver cette innocente victime du fanatisme. Lyszczynski parcourait un livre intitulé Theologia naturalis, par Henri Alsted, théologien protestant, et, trouvant dans les arguments employés par l'auteur pour prouver l'existence de Dieu, une confusion telle, qu'il était possible d'en déduire des conséquences entièrement opposées, il ajouta en marge: Ergo, non est Deus, tournant évidemment en dérision les arguments de l'auteur. Un malheureux, appelé Brzoska, débiteur de Lyszczynski, découvrit cette circonstance et lança contre lui une accusation d'athéisme, en produisant aux yeux de Witwiçki, évêque de Posnanie, un exemplaire de l'ouvrage avec l'annotation ci-dessus mentionnée. Ce prélat se saisit de l'affaire comme d'une proie expiatoire, et son aveugle zèle fut secondé par Zaluski, évêque de Kioff, dignitaire connu pour sa brillante érudition (p. 292) et doué de quelques autres qualités qui ne l'empêchèrent pas, néanmoins, de sacrifier à la rage du fanatisme[158]. Le roi, dont l'esprit éclairé se soulevait à l'idée de semblables énormités, entreprit de sauver Lyszczynski, en ordonnant que l'affaire fût évoquée à Vilna, où, comme Lithuanien, il avait ses juges naturels; mais rien ne put soustraire l'infortuné à la fureur fanatique des deux évêques; on alla jusqu'à violer en sa personne le privilége inviolable de tout noble polonais, privilége religieusement respecté jusque-là dans les plus grands criminels eux-mêmes, de demeurer libre jusqu'à ce que la justice ait prononcé. Sur la simple accusation d'un débiteur, soutenue par deux évêques, l'affaire fut dénoncée à la Diète de 1689, devant laquelle le clergé, mais particulièrement l'évêque Zaluski, accusa Lyszczynski d'avoir nié l'existence de Dieu et proféré des blasphèmes contre la divinité de Marie et contre les saints. La malheureuse victime, terrifiée par le danger de sa situation, avoua tout ce que l'on voulut mettre à sa charge, fit une ample rétractation de ce qu'elle pouvait avoir dit ou écrit contre les doctrines de l'Église romaine, et déclara s'humilier devant son infaillibilité. Vain refuge d'un courage abattu! La Diète, cédant aux exhortations impies du clergé, condamna Lyszczynski à avoir la langue arrachée par le bourreau, à être ensuite décapité et jeté sanglant sur le bûcher. Cette monstrueuse sentence fut exécutée, et Zaluski lui-même en parle comme d'un acte de justice et de piété. Le roi, révolté de ces horreurs, s'écria que l'Inquisition n'aurait pas fait pis. Ajoutons, en historien impartial, que le pape Innocent XI, loin d'approuver cette décision (p. 293) infâme, éclata en amers reproches contre ses instigateurs. Ces sanglants holocaustes ont déshonoré plusieurs contrées de l'Europe, et cette même époque vit non-seulement des hommes, mais des femmes et des jeunes filles, tomber en Écosse sous le glaive de la persécution, non pour avoir blasphémé Dieu, mais pour s'être refusés à reconnaître la suprématie spirituelle du roi. L'héroïque souverain de la Pologne, désarmé sur son trône en présence d'un acte de fanatisme sauvage, tel est l'enseignement à tirer, contre la réaction catholique, de l'horrible spectacle que toute sa volonté n'eût pas imposé à la nation un siècle plus tôt. Nous recommandons cette leçon à la méditation de tous ceux qui nient la possibilité d'une réaction de ce genre.
Zaluski raconte ainsi cette scène révoltante: «Après l'amende honorable, le condamné fut mené sur l'échafaud, où le bourreau lui arracha d'abord avec un fer rouge la langue de la bouche avec laquelle il avait été cruel envers Dieu; ensuite ils brûlèrent à petit feu ses mains, instrument de la production abominable. Le papier sacrilége fut jeté aux flammes; lui-même, enfin, ce monstre de son siècle, ce déicide, fut précipité dans les flammes expiatoires,—expiatoires si un tel forfait pouvait être lavé![159]» Il nous semble que ces lignes du savant évêque n'ont rien à envier aux blasphèmes imputés à la malheureuse victime de son fanatisme.
L'électeur de Saxe, choisi pour succéder à Jean Sobieski, en 1696, sous le nom d'Auguste II, confirma, suivant l'usage, les droits et les libertés des Dissidents; mais une nouvelle condition fut introduite dans les Pacta conventa, ou garanties constitutionnelles stipulées (p. 294) des rois à leur avènement, sous le sceau du serment, à savoir, qu'il ne leur serait conféré par lui aucune dignité de marque, sénatoriale ou autre, ni aucun emploi important de la couronne. Bien que ce prince, Luthérien d'origine, eût plutôt fait profession d'indifférence religieuse, en payant d'une messe le trône de Pologne, il livra les hérétiques à la funeste piété des évêques, afin de convertir ces derniers à ses vues politiques. L'avènement de Stanislas Leszczynski, qui y fut élu en 1704, après l'expulsion d'Auguste par Charles XII, ranima dans le cœur des Protestants l'espoir de jouir encore en paix des droits que la Constitution leur garantissait comme à tous les autres citoyens. L'esprit éclairé du nouveau monarque et l'influence de Charles XII, qui lui avait mis le sceptre entre les mains, répondaient que cette attente ne serait pas trompée. Le traité d'alliance conclu entre le roi Stanislas et le héros suédois, assurait aux Dissidents de Pologne la pleine jouissance des droits et des libertés consacrés en leur faveur par les lois du pays; abrogation, expressément prononcée, des restrictions introduites dans les derniers temps. Les espérances des Protestants, qui se virent persécutés par les troupes de Pierre le Grand, comme partisans de Stanislas Leszczynski, s'écroulèrent, avec la fortune de Charles XII, à la bataille de Pultawa. Soutenu par les armes russes, Auguste II reprit possession du trône de Pologne, que Stanislas fut obligé d'abandonner, et, pour raffermir son autorité contestée par les partisans de son adversaire, il s'entoura d'un corps nombreux de troupes saxonnes qui se rendirent odieuses par leurs excès. Les habitants se confédérèrent, sous la présidence de Leduchowski, et engagèrent une lutte à outrance avec les satellites royaux. Pierre le Grand (p. 295) finit par offrir sa médiation entre le roi et la nation, et son ambassadeur insinua, à cet effet, un traité qui fut conclu à Varsovie, le 3 novembre 1716. La cheville ouvrière de cette négociation fut Szaniawski, évêque de Cujavie, qui, devant son élévation à l'influence de Pierre le Grand, lui était entièrement dévoué. Ce prélat réussit, par ses intrigues, à rendre de grands services à la Russie et à Rome, en leur sacrifiant les intérêts de son pays. Sous prétexte d'économie, d'une organisation plus efficace, etc., etc., l'effectif de l'armée polonaise fut réduit, en vertu d'une clause de ce traité, à un chiffre tout-à-fait disproportionné à la défense d'un vaste territoire. L'article 4 du même acte, sous prétexte de réformer les abus qui s'étaient glissés dans le pays durant l'invasion suédoise, et par une interprétation perfide de quelques lois, prescrivait la démolition de tous les temples protestants élevés depuis 1632, et défendait aux Religionnaires, excepté dans les villes où ils avaient des églises avant cette époque, de se réunir en public ou dans l'intimité, pour prêcher ou pour chanter. Une première infraction à ces dispositions était punie d'une amende, la récidive de l'emprisonnement, et enfin du bannissement. Les ministres étrangers pouvaient célébrer le service divin dans leur demeure; mais les natifs, en y assistant, tombaient sous l'application de cette pénalité.
La politique oppressive de la Russie atteignait ainsi deux buts considérables: elle désarmait la Pologne et se ménageait un prétexte à future intervention dans les affaires de ce pays, en créant un parti mécontent, opprimé dans ses foyers et d'autant plus ardent à chercher un protecteur au dehors. Le roi Auguste II trahit alors, d'une manière que l'on ne saurait trop flétrir, (p. 296) les intérêts du pays qui lui avait confié ses destinées; et tout prouve aujourd'hui qu'il nourrissait le projet de démembrer la Pologne au profit de Pierre le Grand.
Le clergé n'attendit pas la conclusion du traité pour promulguer l'article en question, qu'il fit afficher aux portes des églises en le déclarant loi de l'État. Cette mesure excita non-seulement de vives alarmes parmi les Protestants, mais une indignation générale dans la partie saine du Catholicisme. Des protestations s'élevèrent de toutes parts; elles étaient adressées au maréchal de la Confédération, Leduchowski, par les notabilités du pays, le prince Casimir Sapiéha, palatin de Vilna, le prince Vladislav Sapiéha, palatin de Brestz, le prince Radziwill, chancelier de Lithuanie, le prince Czartoryski, vice-chancelier de la même province, Stanislas Potoçki, grand-général de l'armée lithuanienne, Skorzewski, maréchal de la Confédération de Posnanie, etc., tous témoins irrécusables du patriotisme des Protestants et des services rendus par eux à la nation. Mais la plus remarquable de ces déclarations spontanées est celle assurément qui émane d'Ançuta, évêque de Missionopolis, coadjuteur de Vilna et référendaire de Lithuanie. Dans une lettre adressée à Szaniawski lui-même, ce prélat rend le plus éclatant hommage aux vertus patriotiques des Religionnaires, et demande instamment qu'aucune disposition restrictive contre leurs priviléges ne soit étendue aux habitants lithuaniens. Nous sommes fiers de constater qu'il se trouva, dans notre patrie, un dignitaire catholique assez courageux pour revendiquer les droits de la justice et de l'humanité, quand l'influence jésuitique y dominait en souveraine.
Leduchowski épousa chaleureusement la cause de (p. 297) ses concitoyens protestants, et il insista pour que leurs droits, déjà consacrés par les lois du pays, fussent strictement maintenus. Szaniawski lui fit une réponse équivoque, contre laquelle il protesta par la présentation d'un projet d'article stipulant la confirmation des droits garantis aux Dissidents par la loi de 1573, nonobstant toutes ordonnances ou règlements. Rien de plus simple assurément; mais le patriote, dont la droiture conjurait ainsi l'orage grondant au ciel de son pays, vit ses intentions traversées par l'artificieux évêque, qui parvint à substituer au projet de Leduchowski l'interprétation suivante de l'article attaqué: «Nous maintenons tous les anciens droits et priviléges des Dissidents en religion, mais tous les abus seront réformés[160].
Le pays, miné par les guerres, dévoré par l'anarchie, aspirait à tout prix à la paix. Aussi la diète convoquée pour la confirmation du traité projeté entre Auguste II et la nation, dura-t-elle à peine sept heures, consacrées (p. 298) tout entières à la lecture et à la signature des conventions: ce qui la fit surnommer la Diète muette. Le roi donna aux Protestants, qui lui avaient adressé une pétition à ce sujet, une déclaration portant que leurs droits n'étaient pas invalidés par le traité en question. Mais cette déclaration, comme les explications fournies à Leduchowski, étaient à peu près illusoires, en ce que le mot abus laissait la plus grande latitude à la persécution catholique, dont les apôtres voyaient autant d'abus à détruire dans tous les faits religieux qui ne ressortaient pas de leur Église.
Cette première disposition légale, obtenue par la ruse contre la liberté religieuse des Protestants, ne touchait pas à leurs droits politiques; et cependant, à la diète de 1718, la faction cléricale osa s'opposer à ce que Piotrowski, membre dissident, prît possession de son siége, quelles que fussent les représentations de la partie éclairée de cette assemblée et bien qu'il n'existât aucune loi qui exclût les Protestants de la législature du pays. Mais rien n'égale, en fait d'acte d'audacieuse persécution, le spectacle que la ville de Thorn offrit à l'Europe indignée, sous le règne de ce même Auguste II.
La ville de Thorn, située dans la Prusse polonaise et habitée en partie par une population d'origine allemande, se fit Protestante au XVIe siècle. Les citoyens, distingués de tout temps par leur loyauté envers les rois de Pologne, avaient vaillamment défendu leurs remparts contre Charles XII, inébranlables dans leur serment de fidélité à Auguste II. La politique des Jésuites les poussait invariablement à implanter leur bannière au sein des populations anti-papistes, afin d'y recruter des prosélytes pour le Saint-Siége. C'est ainsi qu'après (p. 299) une longue résistance de la part des habitants de Thorn, ils réussirent à établir leur collége dans cette ville, dont la partie protestante se vit dès lors en butte, comme partout ailleurs, à la haine fanatique de leurs élèves. Les ministres avaient aussi à lutter contre une hostilité de tous les instants.
Il était naturel que de tels procédés, source d'une irritation continuelle, amenassent des collisions; et, en effet, le 16 juillet 1724, une lutte s'engagea pendant une procession des Jésuites, entre leurs élèves et un certain nombre d'écoliers protestants. Les autorités de la ville ayant fait arrêter l'un des premiers à cause de sa turbulence; ses camarades se saisirent d'un jeune Protestant, le maltraitèrent et l'emmenèrent prisonnier dans leur collége, dont le recteur ferma sur lui les portes, malgré les réclamations des magistrats. Cette résistance illégale excita la colère des habitants; une foule considérable s'assembla devant le collége et délivra le captif sans commettre cependant aucun excès. Au moment où elle s'écoulait, des coups d'armes à feu partent de l'établissement; ivre de fureur, elle se retourne contre le collége, en arrache les ornements et brûle tout sur place. L'ordre ne tarda pas néanmoins à se rétablir, sans qu'il en eût coûté la vie à personne.
Les écrivains catholiques prétendent que le peuple, ayant pris possession du collége, foula aux pieds l'hostie consacrée, détruisit plusieurs images du Sauveur, de la Vierge et des Saints, et profana leur culte de diverses manières; mais cette allégation est repoussée par les Protestants. On s'étonnerait peu toutefois que la populace s'en fût prise à quelques images.
Jamais occasion ne fut plus favorable, pour les Jésuites, de porter un nouveau coup aux Protestants de (p. 300) Pologne. Ils se mirent immédiatement à l'œuvre, et répandirent, dans tout le pays, un récit imprimé des faits qu'ils dénonçaient à la nation comme un sacrilége, invoquant la Majesté divine outragée, pour appeler un châtiment exemplaire sur la tête des habitants de Thorn, et demandant solennellement que leurs temples et leurs écoles leur fussent enlevés, pour être remis avec l'administration de la ville entre les mains des Catholiques. Cette peinture assombrie impressionna vivement l'esprit public, et les passions populaires se réveillèrent si impatientes, qu'aux élections, auxquelles on procédait en ce moment, les commettants enjoignirent à leurs mandataires de n'entrer en fonction qu'après avoir vengé la Majesté de Dieu offensée. Tout fut mis en œuvre pour exalter la rage du fanatisme contre les Protestants de Thorn. Des agents, mis en campagne sur tous les points du royaume, distribuaient des imprimés chargés des plus sombres couleurs; des jeûnes et des prières publics furent ordonnés par le clergé, et la chaire et le confessionnal se transformèrent en deux puissants foyers d'agitation. Les miracles, comme le sang jaillissant des images profanées, etc., ne faillirent pas davantage à la sainte propagande.
Une commission, composée d'ecclésiastiques et de laïques, tous Catholiques, fut chargée par le roi de l'instruction de l'affaire. L'enquête, dirigée par les Jésuites, n'admit que les dépositions des témoins produits par eux, ceux des Protestants étant récusés sous prétexte de complicité dans le crime. Plus de soixante personnes furent jetées en prison, et l'affaire fut portée devant le tribunal appelé la Cour assessoriale, qui représentait le degré suprême de juridiction pour les (p. 301) villes. Ce tribunal, composé des premiers magistrats du royaume, eût certainement couvert de son intégrité le droit sacré de la défense; mais cette garantie s'évanouit par l'adjonction de quarante membres nouveaux, choisis pour les débats, sous l'influence des Jésuites.
L'avocat de Thorn plaida l'illégalité de la commission, exclusivement formée de Catholiques, la confrontation des témoins et la défense paralysés. Vains efforts! la cour n'accueillit aucune exception, et prononça son arrêt sur le témoignage unique de la commission. Cet arrêt, en tête duquel figurait la déclaration impie: «Que le châtiment resterait encore au-dessous de la vengeance divine,» condamnait le président du conseil municipal, Roesner, à avoir la tête tranchée, et prononçait la confiscation de ses biens. L'accusation avait eu seulement à lui imputer de n'avoir pas fait son devoir à l'explosion du tumulte, et ce délit, en le supposant prouvé, n'entraînait que la destitution. Le vice-président de la ville et douze bourgeois, accusés d'avoir excité la foule, s'entendirent frapper de la même peine; enfin, plusieurs individus furent condamnés à l'amende, à la prison et à d'autres peines afflictives. Aux termes du même arrêt, la moitié du Conseil de Thorn et de la milice bourgeoise devait se composer à l'avenir de Catholiques. Le collége protestant leur était livré avec l'église de Sainte-Marie. Les Religionnaires ne pouvaient plus avoir d'écoles qu'à l'extérieur de la ville, et il leur était interdit d'imprimer quoi que ce fût sans l'autorisation de l'évêque catholique.
La diète confirma ce décret, et le président et le vice-président de la ville, qui étaient restés libres jusque-là, furent arrêtés en même temps. De nombreuses protestations s'élevèrent jusqu'au trône en faveur des condamnés; (p. 302) le conseil municipal de Thorn pétitionna pour qu'un sursis leur fût au moins accordé; mais tout cela en vain. Les Jésuites, au contraire, réussirent à avancer d'une semaine le jour de l'exécution.
Une circonstance qui avait dû influer sur l'adhésion de plusieurs membres du tribunal, semblait cependant s'offrir en obstacle à l'exécution de cette affreuse sentence. C'était l'obligation, pour les Jésuites, de confirmer par le serment les faits présentés dans l'acte d'accusation; cette condition, que la loi exigeait, en pareil cas, de la partie poursuivante, avant que la justice ait son cours, paraissait un gage de salut en présence du saint caractère de cette partie, qui reculerait sans doute devant une attestation équivalente à un ordre d'exécution. La commission chargée de faire exécuter l'arrêt, se réunit, le 5 décembre 1724, à l'hôtel-de-ville de Thorn, et appela en sa présence accusés et accusateurs. Ces derniers étaient représentés par Wolenski et par d'autres Jésuites. Quand la sentence fut lue, le serment confirmatoire fut déféré; Wolenski répondit avec une douceur affectée, que l'Église n'était pas altérée de sang: Religiosum non sitire sanguinem. Mais il fit signe à deux autres Jésuites, Piotrowski et Schubert, qui fléchirent le genou et proférèrent le serment requis. Six laïques, appartenant à la lie du peuple, firent comme eux et proférèrent le serment requis, bien que l'arrêt exigeât qu'ils fussent égaux en rang aux accusés[161].
L'exécution eut lieu le 7 décembre. Le vieux Roesner, (p. 303) homme universellement respecté, qui avait fait ses preuves de patriotisme en défendant Thorn contre les Suédois, eut la tête tranchée au point du jour, dans la cour de l'hôtel-de-ville. Il s'était refusé à racheter sa vie au prix d'une abjuration, et il mourut avec la constance et la résignation d'un martyr chrétien. Libre pendant tout le cours des débats, il n'eût tenu qu'à lui de se soustraire à la mort par la fuite; mais il était fort de son innocence, et il craignait, en outre, d'appeler des rigueurs sur la ville qu'il administrait. Il annonça lui-même sa condamnation en disant: «Dieu veuille que ma mort assure la paix de l'Église et de la ville!» Les restes de cet homme de bien reçurent tous les honneurs dus à son élévation. Le vice-président, Zernike, qui, aux termes de la sentence, était beaucoup plus coupable que Roesner, obtint un sursis d'exécution, et finit par être gracié. Les autres condamnés furent exécutés, à l'exception d'un seul, qui embrassa le Catholicisme. L'église enlevée aux Luthériens fut consacrée le jour suivant, et le Jésuite Nieruszowski prononça, à cette occasion, un sermon sur les premiers Machabées, IV, 36, 48, 57, où les membres de la commission d'exécution apparaissaient plus semblables aux anges qu'à de simples mortels: «Ecce viri potiùs angelis quàm hominibus simillimi!»
Les meurtres juridiques de Thorn sont d'autant plus douloureux à contempler, que la Pologne s'était vue exempte de ces cruautés à une époque où le sang des querelles religieuses rougissait presque toutes les contrées de l'Europe. Un frisson d'indignation avait couru jusqu'aux extrémités du pays, quand, en 1556, l'influence de Lippomani fit dresser l'échafaud de quelques malheureux Juifs et d'une pauvre fille chrétienne; et (p. 304) cependant, en 1724, le cri de vengeance et de mort du parti jésuitique contre d'imaginaires blasphémateurs, trouvait un écho universel sur tous les points du territoire. Loin de nous la pensée d'excuser la Pologne sur ce qu'il n'existe pas de nation qui ne se soit déshonorée par de bien plus grandes énormités encore. Ce qui est mal en soi ne saurait se justifier par l'exemple d'autrui. Nous pensons, cependant, qu'un examen sérieux et impartial de cette tragique affaire, déchargerait les cœurs polonais d'une responsabilité qui incombe tout entière à la faction anti-nationale, dont la politique avait fait de la nation l'instrument de ses vues. Il est très facile à un corps fortement organisé, obéissant à une seule volonté, étendant ses ramifications sur tout un pays et son influence sur toutes les classes de la société, de produire une agitation universelle sur le premier sujet venu; mais principalement s'il s'agit de religion, et bien plus encore s'il possède à son service deux moyens d'action aussi puissants sur l'esprit du peuple que la chaire et le confessionnal. Comment s'étonnerait-on que ces leviers, aux mains des Jésuites de Pologne, aient produit leur effet naturel sur la masse de la nation, et que le bruit de la multitude soulevée ait étouffé la voix de quelques patriotes éclairés? Que tout lecteur impartial et réfléchi veuille nous dire s'il n'arrive pas, dans tout pays libre, que l'opinion de la grande majorité, généralement appelée opinion publique, se laisse fourvoyer à ce point par l'esprit d'agitation, que les hommes doués de sagesse, malgré leur supériorité intellectuelle sur les masses, n'ont d'autre alternative que de se soumettre ou de faire place à ceux qui partagent l'erreur ou qui en profitent. Telle était la situation de la Pologne, quand la toute-puissante (p. 305) société de Jésus, secouant le drapeau de l'agitation contre la ville de Thorn, dirigea l'élection des membres de la Diète, et choisit la commission préposée à l'instruction de cette affaire.
Ces considérations, on le comprend, ne se présentèrent pas à l'esprit sous l'impression première de ce déplorable évènement, qui fit beaucoup de tort à la Pologne dans l'opinion de toute l'Europe. Les monarques protestants et les États de Hollande adressèrent des remontrances au roi de ce pays, et l'ambassadeur anglais à la diète allemande, M. Finch, prononça à Ratisbonne, le 7 février 1725, un discours des plus violents à ce sujet, menaçant la Pologne de la guerre dans le cas où il ne serait pas fait droit aux réclamations des religionnaires. Ces menaces ne firent qu'aggraver le mal en irritant la nation, et fournirent de nouvelles armes à la persécution contre les Protestants polonais. Immédiatement après l'affaire de Thorn, Szaniawski, dont nous avons dit la duplicité fatale à la sûreté de son pays et à la liberté religieuse de ses concitoyens, et qui avait été promu à l'évêché de Cracovie, publia, le 10 janvier 1725, une lettre pastorale où, après avoir invité les Protestants à entrer au giron de son Église, il déclarait aux récalcitrants «qu'ils eussent à se rappeler qu'il était leur pasteur, puisqu'ils avaient franchi le seuil de l'Église par le baptême, et qu'elle voyait en eux des enfants désobéissants et des sujets rebelles.» Il se mit à l'œuvre en conséquence, et, aux termes de ses nouveaux mandements, les Protestants furent tenus d'observer les fêtes catholiques et soumis spirituellement aux prêtres de leur paroisse; leurs mariages durent être célébrés par le clergé romain, conformément aux canons du concile de Trente: les unions contractées (p. 306) devant un ministre de la religion ou devant un magistrat civil, étaient déclarées nulles et de nul effet, par ce motif, que le tribunal du nonce apostolique avait décidé, le 25 octobre 1723, sur une instance ouverte à Cracovie, que le mariage des dissidents, célébré par un ministre hérétique, n'était pas valable[162]. Ainsi, un nonce du pape et un évêque catholique imposaient des lois aux Protestants en matière de foi religieuse.
Les puissances protestantes, la Russie, la Suède, le Danemarck et la Hollande, continuaient à intervenir, par voie diplomatique, en faveur des Protestants polonais, et le ministre anglais à la cour de Pologne, M. Woodward, en 1731, remit au roi un mémoire dans lequel il énumérait les diverses souffrances des Protestants, demandait avec instance la répression de ces abus, et finissait par une menace de représailles envers les Catholiques établis au sein des nations protestantes. C'était jeter autant d'huile sur la flamme, et la menace de M. Woodward, de faire payer les maux des Protestants à des Catholiques entièrement innocents de ces torts, constituait, non-seulement une injustice, mais une inconséquence frappante dans la bouche du représentant d'un pays où la loi pénale sévissait contre les Catholiques. La faction cléricale, se faisant une arme de ces démonstrations maladroites contre les Protestants de Pologne, les proclama livrés à l'influence étrangère, et obtint ainsi, en 1732, une loi qui les excluait de tous les emplois publics. À l'honneur de la nation, la persécution légale dut s'arrêter là; et la même loi, déclarant avec la paix l'inviolabilité des personnes et des propriétés des Anti-Papistes, les autorisa à prendre rang dans l'armée (p. 307) jusqu'au grade d'officier-général inclusivement, et à posséder des starosties ou fiefs de la couronne.
Le règne d'Auguste III, de 1733 à 1764, laissa les Protestants gémir sous l'oppression religieuse, comme l'atteste le mémoire qu'ils adressèrent à son successeur, le roi Stanislas Poniatowski, et à la diète de 1766: «Nos temples, y disaient-ils entre autres plaintes, nous ont été enlevés en partie sous différents prétextes; ceux qui nous restent tombent partout en ruines, et il nous est interdit de les restaurer, ou, si nous en obtenons la permission, ce n'est qu'au prix de beaucoup de peine et d'argent. Notre jeunesse, privée d'écoles en beaucoup d'endroits, croît dans l'ignorance, sans pouvoir s'élever à la connaissance de Dieu. La vocation des ministres de notre culte rencontre de nombreux obstacles, et leurs visites au lit des malades et des mourants les exposent à de grands dangers. Il nous faut non-seulement acheter la permission d'accomplir les rites sacrés du baptême, du mariage et des funérailles, mais ce prix, laissé à l'arbitraire de ceux qui la donnent, est toujours excessif. Nos morts n'arrivent à leur dernière demeure, même à la nuit, qu'à travers mille entraves sacriléges; et pour baptiser nos enfants, nous sommes condamnés à les mener hors du pays, n'ayant encore qu'un souffle de vie. Le jus patronatus dans nos terres nous est disputé; nos églises ont à subir l'inspection des évêques catholiques, et notre discipline ecclésiastique, maintenue suivant l'ancienne règle, est entravée de toutes manières. Dans beaucoup de villes, nos coreligionnaires sont contraints à suivre les processions catholiques. Les lois ecclésiastiques, ou jura canonica, nous sont imposées. Non-seulement force-t-on à élever dans la foi catholique les enfants issus de mariages mixtes, mais ceux (p. 308) d'une veuve protestante qui épouse un catholique, sont obligés de suivre la religion de leur beau-père. On nous appelle hérétiques, bien que les lois du pays nous accordent le nom de dissidents. Notre situation est d'autant plus désespérée, que le sénat, les diètes et les tribunaux, à quelque juridiction qu'ils appartiennent, sont veufs de tout patronage en notre faveur. Nous n'oserions paraître, même aux élections, sans nous exposer à un danger certain, et l'ancien droit national a cessé de nous couvrir de son égide tutélaire.»
Ce sombre tableau de l'oppression universelle qui s'appesantit sur les Protestants de Pologne pendant le règne de la dynastie saxonne, est adouci par un seul trait de lumière tout-à-fait inespéré. La Providence leur suscita un bon génie et un protecteur influent dans la personne du cardinal Lipski, évêque de Cracovie. Ce noble prélat portait sous la pourpre romaine le cœur d'un patriote et d'un vrai chrétien; il ne se borna pas à protéger les Protestants de son diocèse contre son clergé, et à leur permettre de réparer leurs temples, il exhorta les tribunaux à leur être favorables, et intercéda pour eux auprès du roi. C'est à la tolérance éclairée de ce dignitaire catholique, que les Religionnaires furent redevables, sans doute, de leurs dernières églises dans la Petite-Pologne, qui était sous sa juridiction spirituelle; tandis que, sous la même dynastie, ils perdirent la moitié environ de celles qu'ils possédaient dans la Grande-Pologne et dans la Lithuanie.
État déplorable de la Pologne sous la dynastie saxonne. — Asservissement de la cour saxonne aux intérêts de la Russie. — Efforts des princes Czartoryski et d'autres patriotes pour relever leur pays. — Rétablissement des Anti-Papistes ou Dissidents dans leur anciens droits par l'influence étrangère. — Réflexions à ce sujet. — Remarques générales sur les causes de la chute du Protestantisme en Pologne. — Comparaison avec l'Angleterre. — Condition actuelle des Protestants polonais. — Services rendus par le prince Adam Czartoryski à la cause de l'éducation publique, dans les provinces polonaises de la Russie. — Triste destinée de l'école protestante de Kiéydany. — Esquisse biographique de Jean Cassius, ministre protestant dans la Pologne prussienne. — De la haute école de Lissa, et du prince Antoine Sulkowski.
La situation de la Pologne aux derniers jours de la dynastie saxonne, est ainsi décrite par l'éminent historien polonais Lelevel: «Du commencement du règne de Jean-Casimir et des révoltes des Cosaques, à la fin de la guerre de Suède et à la Diète muette, c'est-à-dire de 1648 à 1717,—période de soixante-dix années,—des maux de diverses natures ravagèrent le sol de la Pologne et désolèrent la nation. Ces calamités entraînèrent la décadence de la République, qui vit refouler ses anciennes limites en perdant plusieurs provinces, tandis que les rangs de sa population s'éclaircirent par (p. 310) l'émigration des Cosaques, des Sociniens et d'un grand nombre de Protestants, comme par l'exclusion civique prononcée contre le reste des Dissidents. Les finances ruinées, la détresse générale, l'éducation, ou confiée aux Jésuites ou complètement négligée, l'épuisement résultant des crises convulsives qui avaient agité le pays durant soixante-dix années, tout menaçait la nation affaiblie du plus funeste avenir. La Pologne perdit toute son énergie sous la dynastie saxonne; elle tomba dans une léthargie profonde, et ne donna plus d'autres signes de vie que ceux qui indiquent la paralysie. Faite à la souffrance et à l'humiliation, elle se croyait en possession du bonheur; imbue de faux principes, il lui suffisait de jouir dans le désordre d'une étendue encore vaste de pays, et de conserver des institutions républicaines au milieu des puissances absolues qui grandissaient sur ses ruines.
Le principe républicain présidait à la constitution de la Pologne, mais elle n'en avait pas moins vécu de longues années sous la tutelle étrangère. Les deux rois de la dynastie saxonne ne s'étaient pas fait scrupule de la livrer à l'influence russe, et de l'abaisser sous le protectorat de Pierre le Grand, d'Anne et d'Élisabeth. La cour de Saint-Pétersbourg protestait sans cesse de tout l'intérêt qu'elle prenait à la sûreté du monarque, ainsi qu'à la paix, au bien-être et à la liberté de la République. Elle disait bien haut qu'elle avait à cœur la conservation de ces éléments de prospérité, et que pour prouver la sincérité de son dévouement au roi et à la nation, elle ne laisserait se former, sous aucun prétexte, l'ombre même d'une confédération, ou se glisser, de quelque part que cela vînt, aucune innovation qui portât une atteinte sacrilége aux prérogatives royales ou à la (p. 311) République, à sa liberté et à ses droits; mais qu'elle saurait prendre, au contraire, des mesures efficaces contre toute éventualité de ce genre[163].
Tel était le degré d'abaissement auquel la réaction dirigée par les Jésuites avait réduit la Pologne. Une soumission dégradante à l'influence de la Russie, constituait en effet tout le système politique d'Auguste III et de son ministre, le comte Bruhl, qui gouvernait en son nom.
Il était tout naturel dès lors que beaucoup de Polonais s'empressassent près de la cour de Saint-Pétersbourg, pour y briguer les faveurs qui relevaient de la cour. Il était plus naturel encore que les Protestants, courbés sous l'oppression dans leurs foyers, recourussent à la même protection; et, en effet, la Russie n'aurait eu qu'un mot à dire pour redresser, par son influence en Pologne, les torts sous lesquels gémissaient les dissidents de ce pays, ou tout au moins pour alléger leurs souffrances, si elle avait été sincère dans ses déclarations réitérées de maintenir la paix, les droits et la liberté de la République;—déclarations qui ne pouvaient qu'ajouter aux motifs de ceux-là mêmes dont la paix, les droits et la liberté étaient violés, de réclamer l'accomplissement de promesses faites de la manière la plus solennelle, par une puissance qui n'avait qu'à vouloir pour les tenir. Mais par le maintien des droits et de la liberté de la République polonaise, la politique russe n'entendait rien autre chose que le maintien de sa constitution défectueuse, avec tous les abus qui condamnaient le pays à l'impuissance, et, fatalement, à la perpétuité du joug moscovite; aussi les Protestants ne (p. 312) reçurent-ils jamais de ces régions le moindre adoucissement à leurs maux.
La nécessité de remédier à une situation grosse d'une ruine imminente pour la République, préoccupait de plus en plus vivement plusieurs patriotes éclairés, mais surtout les princes Czartoryski. Cette famille, en possession d'une influence et de richesses immenses, entreprit de corriger les vices de la constitution, en substituant au principe électif les bases solides d'une monarchie dont la stabilité eût offert au pays le seul moyen de se relever de l'humiliation où l'avait plongé la forme défectueuse de son gouvernement. Avant d'atteindre ce but, les princes Czartoryski avaient à lutter contre des préjugés enracinés et contre des factions puissantes; ils résolurent, pour écarter ces obstacles, d'éclairer la nation, dont le droit sens s'était corrompu sous le misérable système d'éducation publique des Jésuites. Ils firent fleurir, à force de labeurs, les lettres et les sciences, et suscitèrent des partisans à leur œuvre, sur tous les points du territoire. Ils élevèrent à un certain degré de considération des familles obscures, et rendirent à leur ancien lustre celles que le vent de la fortune avait abattues. Le comte Bruhl, ministre d'Auguste III, converti à leurs vues au moyen de quelques services d'importance, les laissa disposer des fonctions publiques, qu'ils confièrent aux plus méritants. S'empressant partout au-devant des hommes supérieurs, et capables, par leurs écrits, d'exercer de l'influence sur l'opinion publique, ils répandirent dans la nation le goût de la littérature et des arts. Leurs généreux efforts trouvèrent un auxiliaire puissant dans la personne de Konarski, prêtre catholique de l'ordre des Patres Pii (Piiaristes), qui fonda des écoles où le système d'éducation (p. 313) était aussi bien combiné pour développer l'intelligence des élèves, que celui des Jésuites semblait l'être pour en arrêter les progrès. Ayant ainsi préparé le terrain, ils réussirent, à la diète de convocation assemblée après la mort d'Auguste III, en 1764, à triompher du parti républicain, à l'aide des troupes russes qui avaient été envoyées pour appuyer l'élection de leur parent Poniatowski, et à introduire, dans la constitution de leur pays, plusieurs réformes déjà très salutaires, qui fortifiaient le pouvoir exécutif et limitaient la faculté de dissoudre les diètes par le veto d'un seul membre. Le gouvernement russe s'aperçut bientôt que cet accroissement de l'autorité royale était contraire à sa propre influence. Son appui passa, en conséquence, aux républicains, qui abolirent toutes les réformes introduites par les Czartoryski, et dont le maintien eût préservé la Pologne du démembrement qui mit fin peu d'années plus tard à son existence nationale.
C'est dans ces conjonctures que l'impératrice Catherine, éprise des adulations de Voltaire et d'autres écrivains de son école qui exaltaient son libéralisme, se déclara pour les Anti-Papistes, ou, comme on les appelait officiellement, les Dissidents de Pologne, et s'adjoignit Frédéric II, de Prusse. Les demandes de ces souverains philanthropes furent faites d'un ton si impérieux, que bon nombre de patriotes, disposés à accueillir les demandes des Protestants sur le terrain de la religion, se sentirent atteints dans leur fierté nationale. L'influence de la Russie engagea ces mêmes Dissidents à former deux confédérations pour le recouvrement de leurs droits, l'une à Thorn, dans la Prusse polonaise, et l'autre à Sloutzk, en Lithuanie. Composées de Protestants et du seul évêque grec de Mohilow, toute (p. 314) la noblesse polonaise ayant répudié le schisme grec, auquel restaient néanmoins attachés un grand nombre de paysans, ces deux confédérations ne comptaient que cinq cent soixante-treize membres. Beaucoup de Protestants désapprouvaient hautement la violence de ces mesures, disant que le salut du pays était la loi suprême, et qu'il valait bien mieux gémir sous les abus et subir l'injustice de ses concitoyens, que d'exposer l'État à des commotions qui mettraient son indépendance en danger[164]. Mais la logique brutale des faits les poussait en avant, et, malgré tous leurs regrets, un grand nombre d'entre eux se virent contraints par les troupes russes de s'unir à ces confédérations.
Le cadre de cette esquisse ne comporterait pas le récit de toutes les intrigues politiques mêlées à la cause des Protestants, de 1764 à 1767, et dont nous avons donné le détail dans un ouvrage séparé[165]. Nous dirons seulement qu'en 1767 les Dissidents de Pologne furent réadmis à une parfaite égalité de droits avec les Catholiques, après une longue négociation, à laquelle prirent part non-seulement l'ambassadeur de Russie et le ministre de Prusse, mais encore ceux d'Angleterre, de Danemarck et de Suède.
Le rétablissement des Dissidents polonais dans leurs anciens droits, par l'intervention des puissances étrangères, est un évènement que tout Protestant patriote accueillit avec plus de regret que de joie. Et l'on ne saurait douter que les rapides progrès de l'intelligence nationale, surtout depuis l'abolition de la société des (p. 315) Jésuites, en 1773, n'eussent amené d'eux-même ce résultat au bout de quelques années[166]. Toute l'étendue de ce progrès et la générosité du caractère polonais ne se révélèrent jamais avec plus de force, selon nous, que dans cette remarquable occurrence où, délaissés par leurs protecteurs étrangers quand l'heure sonna, pour ces derniers, d'arracher à la nation un consentement dérisoire à la première mutilation de son territoire, les Protestants n'eurent à essuyer aucune reprise de persécution, malgré les circonstances justement odieuses sous l'empire desquelles ils avaient été remis en possession de leurs anciens droits.
Nous ne saurions nous empêcher de faire remarquer, en terminant ce récit, que, bien que les moyens qui firent triompher les réclamations des Religionnaires soient profondément regrettables, le reproche qui leur a été souvent jeté d'avoir frayé le chemin à l'ambition de la Russie, en invoquant sa protection, est parfaitement absurde. Est-ce la faute des Protestants si l'influence russe posa la couronne de Pologne sur la tête d'Auguste III, dont l'avènement se signala par l'abolition de leurs droits politiques? Est-ce leur faute si ce même Auguste et son ministre tinrent la Pologne honteusement enchaînée, durant tout son règne, aux pieds de la cour de Saint-Pétersbourg; si ce monarque réduisit le pays à une telle attitude de servilité vis-à-vis de cette cour, qu'elle put disposer du même sceptre en faveur de son successeur Poniatowski? Est-ce juste de jeter la pierre à une faible minorité de citoyens, opprimés pour s'être appuyés sur la main que beaucoup de leurs compatriotes catholiques flattaient dans l'espoir (p. 316) d'en obtenir des faveurs, et à laquelle d'autres croyaient attaché le salut de leur patrie expirante? Les Protestants eurent tort d'agir comme ils le firent; ils auraient dû défendre leur cause par tous les moyens constitutionnels, et plutôt souffrir mille persécutions que d'invoquer l'appui moral de l'étranger; ils auraient dû rester purs de cette souillure contagieuse qui déshonora tant de leurs concitoyens catholiques. C'eût été là, cependant, un héroïsme presque au-dessus de notre faible humanité, et l'on ne saurait s'étonner que, sous l'aiguillon de la persécution, ils aient commis une faute dont les Catholiques se sont rendus coupables en bien plus grand nombre, sans avoir la même excuse; à l'exemple déplorable de la cour, qui poussa, en quelque sorte, toute la nation dans cette voie funeste. Et cependant, l'appel des Protestants à la protection du dehors devint un thème d'éternels reproches contre eux, et leurs prétentions en souffrirent auprès de beaucoup de patriotes sincères; il se trouve même aujourd'hui des auteurs qui, en parlant de cette phase regrettable, continuent à rejeter sur la faible minorité protestante, le blâme d'une faute imputable, au premier chef, à la grande majorité catholique, aussi justes en cela que dans un autre cas déjà rappelé. Quiconque, cependant, est versé dans l'histoire de l'humanité, s'étonnera peu de l'inconséquence étrange de ce procédé; car, hélas! partout, et de tout temps,
Les petits ont pâti des sottises des grands.
Il est très remarquable que chaque malheur public qui s'abat sur la Pologne, semble s'appesantir plus particulièrement sur les Protestants de ce pays, tandis que (p. 317) leur prospérité se lie à l'ère la plus brillante des annales polonaises, aux jours glorieux de Sigismond-Auguste et d'Étienne Batory. Ainsi, les calamités qui assombrirent le règne de Jean-Casimir, eurent la plus déplorable influence sur les affaires des Protestants. Le traité de 1717, qui porta le premier coup à l'indépendance nationale, frappa aussi leur liberté religieuse de la première restriction légale. Le long règne de la dynastie saxonne, qui prépara la chute de la nation en paralysant son énergie, fut également destructif des dernières libertés des Dissidents; mais cette coïncidence n'apparut nulle part plus frappante qu'au sanglant dénoûment des destinées de la Pologne, au jour le plus fatal de ses annales, le 5 novembre 1794. Parmi les troupes peu nombreuses destinées à défendre contre les forces formidables de Souvaroff, le faubourg de Varsovie, Praga, dont les fortifications s'étendent au loin, se trouvaient une partie de la garde de Lithuanie, commandée presque exclusivement par des nobles protestants de cette province et le cinquième régiment d'infanterie, qui en comptait aussi plusieurs dans ses rangs. Le chef de ce dernier régiment, le comte Paul Grabowski, d'une illustre famille protestante, jeune homme brillant d'avenir, languissait en ce moment sur un lit de douleur. Il se traîne cependant où l'honneur l'appelle, et trouve une mort glorieuse à la tête de son régiment, qui s'ensevelit tout entier, avec la garde lithuanienne, sous les ruines de la République;—pas un homme ne s'enfuit, pas un ne se rendit. Cette funèbre journée jeta le deuil dans presque toutes les grandes familles protestantes de Lithuanie, chacune d'elles ayant un de ses membres à regretter. Si les Protestants de Pologne donnèrent prise au blâme, en (p. 318) recourant à l'étranger pour s'affranchir de la persécution, ils rachetèrent noblement cette faute par ce sacrifice expiatoire sur l'autel de leur patrie expirante.
Après avoir esquissé à larges traits l'histoire de la Réforme en Pologne, nous soumettrons au lecteur quelques réflexions générales sur cet évènement religieux. Le Protestantisme dut surtout son accroissement rapide en ce pays, aux germes d'indépendance que les doctrines de Jean Huss, non moins que les institutions libres, avaient fait éclore au sein de la nation; mais le triomphe des Réformateurs, uniquement appuyé sur des efforts individuels, s'écroula sous les coups de la réaction catholique; parce qu'ils n'eurent pas, pour le soutenir, l'autorité suprême de l'État, qui restait avec leurs adversaires. Ils détachaient des fragments de l'Église constituée, mais ils ne la réformaient pas: il manquait à la durée de leur œuvre un régime uniforme de culte national, qui, à l'exemple de l'Angleterre et de l'Écosse, eût embrassé dans sa sphère d'action le pays tout entier. La proximité de l'Allemagne et l'élément allemand mêlé à la population des villes, facilitèrent la diffusion du Luthéranisme dans ces régions; tandis que la Confession bohémienne, favorisée par la similitude de langage et par les sympathies de race entre les Polonais et les Bohémiens, fit de rapides progrès dans la Grande-Pologne. Les doctrines de Genève, grâce aux efforts énergiques de Radziwill le Noir, se répandirent avec une rapidité merveilleuse en Lithuanie, et obtinrent un grand succès dans la Pologne méridionale, où elles furent propagées par plusieurs familles influentes. Le triomphe extraordinaire qui avait signalé l'apparition de la Réforme en Pologne, fut suivi d'une série de malheurs qui auraient (p. 319) amené partout les mêmes résultats. Les succès, comme les revers de cette cause religieuse, dans tous les pays où elle a paru, dépendirent essentiellement de l'influence exercée sur elle par l'autorité souveraine ou réellement dominante, qui avait entrepris de la faire triompher ou de l'abattre. Les doctrines de Luther eussent-elles établi aussi facilement leur empire dans une grande partie de l'Allemagne, si elles n'avaient pas été embrassées par l'Électeur de Saxe et par d'autres princes allemands, puis sauvées de la réaction catholique, autrement dit l'intérim de Charles V, par Maurice de Meissen? Et, sans l'intervention de Gustave-Adolphe pour arrêter Ferdinand II dans la voie de la compression, l'Allemagne protestante n'eût-elle pas été exposée au sort de la Bohême et de l'Autriche, où le Protestantisme fut écrasé par ce même Ferdinand? C'est grâce aux efforts du glorieux monarque de Suède, Gustave Wasa, que la Réforme s'établit si rapidement dans son royaume; le Danemarck l'embrassa de même sous Christiern III. Et l'Angleterre verrait-elle le Protestantisme fleurir aujourd'hui sur son sol, si la reine Marie était montée sur le trône immédiatement après la mort de son père, quand un intervalle de six années éclairées par l'ardent prosélytisme du grand martyr protestant Cranmer, n'empêcha pas cette souveraine de trouver un parlement pour proclamer l'abolition de tout ce qui avait été fait sous le règne de son prédécesseur? Et supposé qu'elle eût tenu le sceptre vingt ans encore, avec un monarque catholique pour successeur, qui peut dire si la Réforme eût été la religion dominante de la Grande-Bretagne, ou seulement la croyance d'une faible minorité de ses habitants? D'un autre côté, la France ne serait-elle pas aujourd'hui une (p. 320) nation protestante, si François Ier avait embrassé le Protestantisme? Et cette révolution salutaire n'eût-elle pas très bien pu s'accomplir à une époque moins reculée, si Henry IV avait montré plus d'attachement à sa foi religieuse?
Les mêmes causes qui agirent sur les destinées de la Réforme dans diverses contrées de l'Europe, produisirent les mêmes effets en Pologne. Que les jours de deux apôtres de la foi évangélique, aussi puissants dans leur zèle que Radziwill le Noir et Jean Laski, vinssent à se prolonger au-delà du terme fatalement assigné à leur mission, et leur crédit, principalement celui dont jouissait Radziwill, décidait, très probablement, l'esprit chancelant de Sigismond-Auguste à embrasser cette croyance et à consolider d'un seul coup la triomphe de la Réforme en Pologne; mais, malheureusement pour la cause des Écritures et pour celle de la nation, la mort trancha ces deux nobles carrières au moment où elles multipliaient les plus hardis efforts pour fonder une Église nationale réformée dans leur pays, et quand le Protestantisme réclamait au plus haut degré l'assistance de pareils hommes pour résister aux attaques de champions de l'Église romaine aussi formidables qu'Hosius et Commendoni. Étienne Batory, attiré du Protestantisme dans le giron de cette Église, porta un nouveau coup à la cause de la Réforme en Pologne; et le règne de Sigismond III, qui, pendant près d'un demi-siècle, travailla sans relâche à la ruine des Confessions dissidentes de son royaume, y produisit les mêmes effets que chez toute autre nation.
Les Protestants eux-mêmes commirent incontestablement de déplorables erreurs, dont la première est leurs divisions, causées par la jalousie et le mauvais vouloir (p. 321) qui animaient les Luthériens contre les Confessions de Genève et de Bohême. C'est ce malheureux sentiment qui, après la mort de Sigismond-Auguste, mit obstacle à l'élection d'un Protestant au trône de Pologne. Et les déclamations de plusieurs théologiens luthériens contre ces deux Confessions, auxquelles ils déclaraient hautement préférer l'Église catholique, ne purent qu'agir de la manière la plus funeste sur les intérêts de tous les Protestants. Les Luthériens polonais ne sont pas seuls, cependant, à porter le blâme de ces regrettables procédés; et, malheureusement, la conduite de leurs frères d'Allemagne fut aussi condamnable et produisit des conséquences plus désastreuses encore; car, ainsi que nous l'avons rapporté, leur misérable jalousie de la Confession réformée entraîna la dissolution de l'Union évangélique, et la chute du Protestantisme en Bohême et dans l'Autriche proprement dite.
L'une des grandes causes de la faiblesse des Protestants en Pologne était l'organisation défectueuse de leurs églises, qui manquaient d'un centre commun. La Confession genevoise et celle de Bohême, unies dès 1555, étaient assez nombreuses à cette époque pour soutenir une lutte victorieuse contre leurs ennemis, si elles avaient su centraliser dans leur sein une administration forte avec une action permanente. Mais, au lieu de ce lien commun, chacune des trois provinces qui divisaient politiquement le pays, la Grande-Pologne, la Petite-Pologne et la Lithuanie, avait son organisation ecclésiastique séparée, entièrement indépendante l'une de l'autre; et les Protestants polonais ne s'unissaient qu'accidentellement en synodes généraux, leur grande convocation nationale. C'était là un vice très sérieux; car de longs intervalles s'écoulaient toujours entre ces assemblées, (p. 322) et laissaient leurs affaires exposées, sans aucune garantie protectrice, à la persécution incessante des autorités catholiques constituées à demeure. Pour contre-balancer cette influence hostile, les Protestants eussent dû fonder une sorte de comité de permanence, ayant son siége dans la capitale du pays et veillant sans relâche à leurs intérêts. Malheureusement, rien de semblable n'eut lieu, et les rares synodes généraux qui s'assemblèrent, ne parvinrent pas une fois, malgré le zèle incontestable de leurs membres, à atteindre le but de leur convocation; à vrai dire, il est presque sans exemple qu'une assemblée nombreuse, convoquée accidentellement pour quelque objet d'importance, produise autre chose qu'une surexcitation fébrile, suivie par contre d'une lassitude et d'un refroidissement qui rendent illusoires toutes les bonnes intentions dont elle s'était montrée animée. C'est là ce qui explique, selon nous, comment des résolutions les plus fermes adoptées aux synodes protestants, il ne sort trop souvent que vox, vox et præterea nihil, tandis que les Catholiques, sans faire aucune démonstration publique, marchent pas à pas, mais sans jamais dévier, à l'accomplissement de leurs desseins.
Les Dissidents polonais commirent encore une grande faute à la diète de 1573, qui leur garantit une parfaite égalité de droits civils et religieux avec les Catholiques. Il ne suffisait pas, comme l'expérience le démontra, d'arracher à la législation du pays une déclaration que le clergé catholique invalida en fait par son refus d'y souscrire, et que ses efforts rendirent en effet illusoire; il eût fallu que les Dissidents tinssent ferme, jusqu'à ce qu'ils eussent mis leurs adversaires dans l'impossibilité de leur nuire, en leur ôtant les armes qui faisaient leur (p. 323) supériorité, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils eussent exclu les évêques du sénat, déclaré par la voix de la législature que l'Église de Rome n'était pas l'Église dominante de Pologne, et détruit ainsi dans sa source l'influence qu'elle exerçait sur les affaires temporelles à l'exclusion des Confessions dissidentes. L'Église catholique une fois réduite à son attitude spirituelle, ses adversaires avaient l'avantage de pouvoir la combattre à armes égales, au lieu de se laisser prendre à l'apparence d'une paix impossible avec un ennemi qui, les traitant de rebelles et d'usurpateurs, ne reculait pour les frapper qu'en présence d'un obstacle insurmontable. Les Protestants, unis à cette époque aux sectaires de l'Église d'Orient, étaient assez forts pour remporter cette victoire, qui pouvait seule assurer leur repos; et l'opinion régnante les autorisait à compter sur un appui sérieux, même de la part de beaucoup de Catholiques. Mais ils dédaignèrent leur ennemi, s'imaginant que l'opinion publique du pays resterait toujours avec eux; et, en conséquence, au lieu de suivre une voie qui leur était tracée par les plus sains principes de la conservation de soi-même, ils reconnurent tous les droits et priviléges de cette même Église, dont les évêques, à l'exception d'un seul, leur refusaient toute satisfaction de ce chef.
Les Protestants travaillaient avec ardeur à fortifier leur position en améliorant leur condition morale, en fondant des écoles et en publiant la Bible et des ouvrages religieux; mais le courant de la réaction fut si rapide et si fort, et les attaques de leurs antagonistes si incessantes, qu'ils eurent à lutter sur ce terrain même avec les plus grandes difficultés, usant leurs forces contre un ennemi que le triomphe grandissait. Nous avons décrit (p. 324) en son lieu, l'influence désastreuse des doctrines des Anti-Trinitaires sur la cause de la Réforme en Pologne.
Nous ne cherchons en aucune manière à atténuer les fautes dont les Protestants polonais avaient assumé la responsabilité; mais nous répétons notre conviction, que les circonstances extérieures qui causèrent principalement la chute de la Réforme en Pologne, eussent entraîné le même résultat dans tout autre pays. Nous avons déjà dit que le triomphe de la Religion réformée, en Angleterre, eût été très douteux si la reine Marie avait tenu le sceptre plus long-temps, et si, au lieu de transmettre la couronne à Élizabeth, elle l'avait laissée à un souverain catholique. Ajoutons que Jacques II, monarque qui ne disposait ni des artifices ni des moyens de séduction que Sigismond III avait au service de sa bigoterie, mais qui se tenait seul dans sa croyance, contre une Église réformée constituée et comptant pour adhérents tout un parlement et la grande majorité de la nation, réussit dans le court espace de son règne, malgré toutes les difficultés de sa position, à séduire beaucoup d'individus qui trahirent leur religion pour la faveur du roi. Et qui peut dire où cela se serait arrêté, si, au lieu de s'abandonner aux mouvements impérieux de sa dévotion et de sa nature despotique, il eût agi avec cette habileté consommée qui caractérise en général la politique des Jésuites? Mais, allons plus loin, et admettons pour un instant une éventualité que nous espérons bien ne voir jamais se réaliser; laissant toutefois à nos lecteurs le soin d'apprécier si elle est dans les choses possibles. Supposé, donc, qu'il existât dans la Grande-Bretagne une faction,—le nom ne fait rien à l'affaire,—ayant pour but de rétablir la suprématie (p. 325) de l'Église de Rome; que cette faction poursuivît son dessein avec une persévérance infatigable et une grande habileté, employant tous les moyens possibles pour arriver à ses fins; qu'elle recourût aux artifices employés par les Jésuites pour soumettre l'Église grecque de Pologne à la domination catholique, et s'abaissât jusqu'à voler l'habit des ministres de l'Église même qu'elle aspirerait à détruire ou à subjuguer; supposé que la littérature, levier le plus puissant pour semer le bon grain ou l'ivraie dans un État civilisé, se transformât dans les mains de cette même faction en instrument de ses vues, prostituant les trésors de la science et les plus nobles dons de l'intelligence à une œuvre de ténèbres, et convertissant ou plutôt égarant l'opinion publique, au moyen de publications adaptées aux degrés les plus bas comme aux plus élevés de la culture intellectuelle, par la philosophie, la poésie, l'histoire, aussi bien que par le roman, la légende populaire, voire même les contes de nourrice;—que tous ces ouvrages eussent une tendance plus ou moins cachée, mais toujours la même, à déprécier le Protestantisme et à exalter le Catholicisme; tandis que les protestants, soit imprudent mépris de leurs adversaires, soit impuissance d'une organisation sans lien commun, se contenteraient d'être les hérauts des triomphes de leurs ennemis et de proférer des plaintes amères contre leurs succès, au lieu de lutter d'efforts pour éclairer l'opinion publique et de prendre des mesures efficaces pour arrêter leurs progrès;—supposé, enfin, que notre faction catholique se fît un parti imposant parmi les classes supérieures du pays et acquît ainsi à sa cause l'influence souveraine du rang, de la richesse et de la mode,—influence puissante en tous lieux, mais surtout en Angleterre, où la (p. 326) grande disproportion du capital au travail établit entre l'employé et celui qui employe, entre le commerçant et le chaland, des liens de dépendance beaucoup plus étroits que ceux de la hiérarchie féodale,—en ce pays, où souvent les radicaux les plus déterminés en politique se soumettent au prestige du rang et de la fashion, dont les séductions ne sont même pas toujours sans empire sur l'esprit le plus sérieux;—toutes ces batteries une fois dressées et combinées pour porter à la fois sur le Protestantisme de cette contrée, avec le même acharnement que l'on y mit en Pologne, mutatis mutandis, qui saurait prédire ce qu'il en adviendrait?
Nos lecteurs apprécieront si les évènements dont nous sommes témoins, sont de nature à justifier, ou non, les aperçus qui se trouvent consignés dans ces lignes.
Quant à l'état actuel du Protestantisme en Pologne, il est loin d'être tel que les amis de la Réforme le souhaiteraient. Szafarik, dans son ethnographie slave, porte le nombre des Protestants polonais, en chiffres ronds, à 442,000, disséminés pour la plupart en Prusse et en Silésie. Il existe un nombre considérable de Protestants en Pologne; mais ce sont des colons allemands, dont beaucoup toutefois se sont incarnés dans leur nouvelle patrie et sont vraiment Polonais de cœur et de langage. Suivant le tableau statistique publié en 1845, il y avait dans le royaume de Pologne, c'est-à-dire cette partie du territoire polonais qui fut annexée à la Russie par le traité de Vienne, sur une population de 4,857,250 habitants, 252,009 Luthériens, 3,790 Réformés, et 546 Moraves. Nous n'avons pas de données statistiques concernant la population protestante des autres provinces (p. 327) polonaises soumises à la Russie. Nous pouvons seulement dire, d'après nos souvenirs, qu'il y a vingt ans environ, il existait là de vingt à trente églises de la Confession genevoise. Leurs Congrégations, consistant principalement en petite noblesse, sont loin d'être nombreuses, à l'exception de deux, qui, composées de paysans se montent à trois ou quatre mille âmes environ[167]. La même Confession possédait plusieurs écoles de plus haute lignée en Lithuanie, fondées en partie et soutenues par la branche protestante de la famille des princes Radziwill. On comptait de ces écoles à Vilna, Brestz, Szydlow, Birzé, Sloutzk et Kiéydany.
De celles-là, les deux dernières seulement vécurent jusqu'à nous, richement dotées par leurs fondateurs, les Radziwill, et mises à couvert de la persécution catholique par cette puissante famille, dont les membres, voués plus tard au Catholicisme, n'en continuèrent pas moins à témoigner beaucoup de bienveillance aux institutions protestantes de leurs ancêtres. En 1804, le département universitaire de Vilna, comprenant les provinces enlevées à la Pologne par la Russie, reçut une nouvelle organisation du prince Adam Czartoryski, que l'empereur Alexandre[168] avait nommé curateur, c'est-à-dire directeur suprême de ce département. Cette organisation intronisa un système d'éducation publique, rival des meilleures créations de l'Europe, et l'instruction, reçue en polonais, préserva la nationalité polonaise (p. 328) sous la domination de la Russie. L'école protestante de Kiéydany[169] et celle de Sloutzk, eurent une large part à la nouvelle organisation; elles furent considérablement agrandies, et touchèrent des revenus additionnels au moyen d'un prélèvement annuel concédé à perpétuité sur le fonds général du département de l'instruction publique, et une indemnité en faveur des élèves qui étudiaient à l'Université de Vilna pour exercer le professorat aux mêmes écoles. Ainsi le prince Czartoryski, en rendant service à son pays en général, a procuré en même temps un grand avantage à ses concitoyens protestants, en relevant la condition de leurs écoles; et, comme l'histoire témoigne que la vérité religieuse a toujours progressé sous l'empire d'un bon système d'éducation publique, il n'avait pas peu mérité de cette cause sacrée, en généralisant un tel progrès dans les provinces polonaises de la Russie. Les services de ce grand patriote sont assez connus en ce pays et dans le reste de l'Europe, ils n'ont pas besoin de nos louanges pour être appréciés comme ils le méritent, par tout ce qu'il y a de nobles âmes et d'esprits éclairés chez toutes les nations. L'école de Sloutzk existe encore, si nous ne nous trompons, bien que profondément modifiée; mais celle de Kiéydany, qui avait traversé deux siècles de prospérité et résisté à toutes les persécutions catholiques, fut supprimée en 1824 dans les malheureuses circonstances que voici: en 1823, le sénateur russe Novossiltzoff, qui était chargé de la direction suprême des affaires de l'instruction publique de la Lithuanie, sous le grand-duc Constantin, signala son administration par diverses mesures oppressives contre les établissements (p. 329) universitaires de cette province. Une grande fermentation commença à se manifester parmi les élèves, et s'accrut des rigueurs déployées contre les plus mutins, de même que du système d'inquisition appliqué à l'Université de Vilna et aux écoles de son département. Une circulaire secrète fut adressée aux recteurs de tous les établissements, leur enjoignant de surveiller les compositions diffamatoires qui pourraient échapper à l'effervescence des élèves, et d'en rendre bon compte aux autorités. Le malheur voulut que le fils du révérend M. Moleson (descendant des anciennes familles écossaises dont nous avons parlé), ministre protestant et recteur de l'école de Kiéydany, découvrît, par hasard, l'une de ces circulaires parmi les papiers de son père; provoqué par ses termes mêmes, il résout à l'instant, avec la fougue d'un écolier de dix-sept ans, de jouer un tour de son métier aux autorités, en composant et en placardant quelques pamphlets auxquels il n'eût autrement jamais pensé. Plusieurs étudiants se joignent à lui, et bientôt il a mis au jour et affiché sur les murs de quelques maisons, un libelle, très peu sanglant d'ailleurs, contre le grand-duc Constantin.
Novossiltzoff, en personne, se rendit à Kiéydany pour diriger l'instruction de cette affaire; les auteurs du libelle furent bientôt découverts, et le cas fut soumis à une cour martiale, qui condamna le jeune Moleson et un autre enfant de son âge, appelé Tyr, pour une offense qui eût appelé partout ailleurs sur les coupables une correction d'écolier, aux travaux perpétuels dans les mines de Nertchinsk, en Sibérie; et la sentence fut immédiatement exécutée. Le collége de Kiéydany fut supprimé par un oukaze, et l'admission de tous ses élèves interdite dans tout établissement public d'éducation. (p. 330) Le prince Galitzin, ministre de l'instruction publique en Russie, essaya d'adoucir l'ordonnance barbare qui privait d'enseignement deux cents jeunes gens environ, innocents même de l'offense puérile d'une tête chaude; mais l'influence de Novossiltzoff paralysa ses bonnes intentions.
Le clergé protestant de la Confession genevoise, en Lithuanie, tire ses ressources de biens fonds, ainsi que de propriétés d'une autre nature dont les églises ont été dotées par la libéralité de leurs fondateurs. Les avantages d'une fondation à perpétuité sur le principe d'une contribution volontaire, sont écrits dans le sort des églises et des écoles protestantes de Pologne. En effet, presque toutes celles du dernier ordre s'écroulèrent, comme nous l'avons déjà fait observer, aussitôt que les patrons ou les Congrégations qui les avaient alimentées vinrent à déserter leur culte, à se disperser ou à s'appauvrir par la persécution ou par toute autre cause; tous les établissements, au contraire, qui avaient l'avantage d'une fondation perpétuelle, soutinrent le choc de toutes les adversités et contribuèrent puissamment à raffermir la foi des habitants protestants de leur ressort. À ce propos, nous ne saurions nous empêcher de faire remarquer, avec une véritable satisfaction patriotique, que malgré l'influence que les Jésuites exercèrent sur notre malheureux pays, ils ne purent jamais, quoi qu'ils fissent, effacer de l'esprit national tout sens de justice et de légalité, au point d'obtenir la confiscation des biens des églises et des écoles protestantes, et Dieu sait pourtant si l'intention manquait à ces bons pères!
L'école de Sloutzk et celle de Kiéydany furent du plus grand avantage aux Protestants de la Lithuanie; car non-seulement l'instruction y était gratuite, mais il (p. 331) y avait des bourses dans chacune d'elles, pour les élèves sans ressources, qui étaient entièrement entretenus aux frais de ces établissements. L'éducation qu'ils y recevaient leur ouvrait les portes d'une Université. Les ministres et les professeurs faisaient leurs études aux Universités protestantes du dehors. Des dons pour cette classe d'étudiants, furent fondés à Kœnigsberg par les princes Radziwill; à Marbourg, par une reine de Danemarck, princesse de Hesse; à Leyde, par la maison d'Orange, et à Édimbourg, par un négociant écossais qui avait long-temps fait le commerce en Pologne. Cette dernière fondation est de très peu d'importance, et, quand personne n'y prétend, on l'emploie à quelque autre objet. Les autres fondations dont nous avons parlé n'ont pas été supprimées, que nous sachions; et, tout au moins, quelques-unes d'entre elles servent aux Protestants de la Pologne prussienne. Le gouvernement russe a interdit à ceux de la Lithuanie et du royaume de Pologne de recourir aux Universités étrangères, mais il défraie leurs étudiants en théologie à l'Université de Dorpat. Les Universités de Vilna et de Varsovie, qui avaient tant profité à la jeunesse polonaise, sans acception de Confessions, ont été abolies à la suite des évènements de 1831, et l'ensemble du système d'éducation a subi une modification que l'on ne saurait malheureusement considérer comme un progrès.
Dans la Pologne prussienne, on comptait, selon le recensement de 1846, dans les provinces de la Prusse occidentale ou l'ancienne Prusse polonaise, sur une population de 1,019,105 habitants, 502,148 Protestants, et, dans celle de Posen, ou Posnanie, sur 1,364,399 âmes, il y avait 416,648 Protestants. Parmi ces Protestants, il y a des Polonais; mais, malheureusement, leur (p. 332) nombre, au lieu d'augmenter, diminue chaque jour, grâce aux efforts du gouvernement pour germaniser à tout prix ses sujets d'origine slave. Le culte, dans presque toutes les églises, est fait en allemand; le service polonais, loin d'être encouragé, est écarté par tous les moyens imaginables, les efforts continuels du gouvernement prussien pour fondre la population slave dans l'élément germain, donnèrent au Catholicisme le grand avantage d'y être considéré, et non sans raison, comme le dernier refuge de la nationalité polonaise, et firent par là un tort considérable au Protestantisme. La masse de la population appelle le Protestantisme la Religion allemande, et considère l'Église de Rome comme l'Église nationale. Il en résulte que beaucoup de patriotes, qui eussent bien plus volontiers incliné vers le Protestantisme, se sont ralliés à la bannière de Rome comme au seul moyen de préserver leur nationalité de l'envahissement du Germanisme. Voilà sur quels fondements la presse allemande accuse les Polonais de Posen d'être de superstitieux Catholiques, courbés sous la domination des prêtres. Mais nous pouvons opposer à cette insinuation un fait récent. La Ligue polonaise, ou l'Association nationale de la Pologne prussienne, qui s'était formée, en 1848, pour assurer la conservation de sa nationalité par tous les moyens légaux et constitutionnels, par la propagation de la littérature, du langage national et de l'éducation, et qui comptait dans son sein tout ce que cette province renfermait d'honorables Polonais, avait pour président honoraire l'archevêque de Posen, tandis que son comité de direction était présidé par un noble Protestant, le comte Gustave Potworowski. L'auteur de ce livre espère avoir donné des preuves incontestables de l'énergie de (p. 333) ses opinions protestantes, dans son Histoire de la Réforme en Pologne, ouvrage qui, principalement dans la traduction allemande, a été répandu à profusion dans son propre pays. Il déclare, avec une sorte d'orgueil patriotique, que, loin de lui nuire dans l'esprit de ses concitoyens, la sincérité de ses convictions lui a valu des témoignages d'estime même de la part de ceux dont les vues religieuses s'éloignent le plus des siennes. L'Association nationale dont il vient de parler, gardienne de ces nobles sentiments d'impartialité, lui avait fait l'honneur de le nommer son correspondant. Mais ce qui dénote au plus haut degré l'absence de tout fanatisme religieux chez les Polonais catholiques, et leur sincérité à reconnaître le mérite de leurs concitoyens protestants, c'est l'admiration respectueuse qu'ils professaient pour le caractère de Jean Cassius, ministre de la ville de Orzeszkow, non loin de Posen, dont la mort, arrivée en 1849, fut une perte cruelle pour la cause de sa religion et de son pays. Quelques détails incidents sur la vie de cet homme distingué ne seront peut-être pas sans intérêt pour nos lecteurs.
Jean Cassius descendait d'une ancienne famille appartenant aux Frères Bohémiens. Elle s'était établie en Pologne au temps des persécutions qui s'appesantirent sur cette communauté vraiment chrétienne, et avait produit sur cette terre d'adoption plusieurs ministres distingués par leur piété et par leur savoir. Jean Cassius hérita des qualités éminentes de ses ancêtres, et l'ardent patriotisme qui faisait battre son cœur et dirigeait toutes ses actions, en reçut une nouvelle grâce. Il unit pendant quelque temps, aux devoirs d'un ministre de la religion, l'emploi de professeur de classiques à la haute école de Posen, où ses talents et son zèle firent (p. 334) de ses élèves des citoyens utiles et lui acquirent l'estime de ses compatriotes. Le gouvernement à qui ses tendances et ses aspirations patriotiques portaient ombrage, le destitua de son emploi en 1827, comme persona ingrata aux autorités, et lui offrit cependant une situation beaucoup plus avantageuse en Poméranie. Cassius rejeta cette offre, qui avait pour but de l'enlever à une sphère d'action toute morale, et pourtant il n'avait d'autre ressource, pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille, qu'un très mince revenu attaché à ses fonctions de ministre. L'estime de tous ses concitoyens, fut, pour cette âme généreuse, une riche compensation à son sacrifice. Il n'y avait pas d'affaire publique de quelque importance qui ne lui fût soumise, et le zèle, les talents, la résolution droite et ferme qu'il déployait en toute occasion, lui acquirent à lui, ministre protestant, parmi les hommes de toutes religions, un degré d'influence auquel ont atteint bien peu, s'il en est, de hauts dignitaires de l'Église nationale. Ses concitoyens na furent pas oublieux de ses services, ils prirent soin de ses enfants et leur firent donner une éducation brillante et solide à la fois. Les malheurs qui frappèrent, en 1848, son pays natal, brisèrent son cœur patriotique; sa mort fut pleurée comme une calamité publique. Les principaux citoyens de la province, sans excepter les plus hauts dignitaires de l'Église romaine, assistèrent aux funérailles du patriote chrétien, et l'accompagnèrent en deuil jusqu'à sa dernière demeure, pour honorer sa mémoire. On a pourvu à l'existence de sa famille, et une souscription a été ouverte pour l'érection d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de ses services et de la reconnaissance de ses concitoyens.
(p. 335) L'exemple de Cassius montre quels avantages le Protestantisme eût pu obtenir dans la Pologne prussienne et dans d'autres contrées slaves, s'il avait été soutenu dans sa marche par les moyens puissants qui l'avaient rendu autrefois si florissant dans ces régions, c'est-à-dire par la nationalité qu'une forme pure de Christianisme développe, élève et sanctifie, en lui confiant la noble mission de travailler aux grandes fins de la Religion; car il n'y a qu'une Église fille de l'erreur, ou un système capable d'asservir la Religion à ses vues politiques, qui essaiera jamais d'éteindre les sentiments de nationalité, sacrés pour tous les peuples qui ne sont pas tombés à ce degré de dégradation morale et intellectuelle où le bien-être matériel devient le but suprême de la vie.
Nous ne terminerons pas cette esquisse de l'histoire religieuse de notre pays, sans parler de l'institution protestante qui subsiste encore sur son sol, et qui, dans notre ferme conviction, pourrait être de la plus haute utilité à la cause de la Religion des Écritures, si, au lieu d'avoir à lutter sans cesse contre la germanisation systématique du gouvernement prussien, elle était livrée à la liberté de ses allures nationales, nous voulons parler de la haute école de Lissa ou Leszno, dans la Pologne prussienne.
Nous avons saisi plusieurs fois l'occasion de mentionner, dans le cours de cet ouvrage, que la puissante famille des Leszczynski, propriétaires de cette ville, d'où ils tirent leur nom, s'était distinguée par l'ardeur de son zèle et de son attachement à la vraie Religion, dès le temps de Huss. Raphaël Leszczynski, dont nous avons dit la manifestation hardie contre Rome, donna l'église catholique de Leszno aux Frères Bohémiens en 1550, (p. 336) et y fonda, en 1555, une école qui fut considérablement augmentée par son descendant André Leszczynski, palatin de Brzescie, en Cujavie. C'était cependant une sorte d'école primaire; mais quand Leszno vit sa prospérité se développer par l'immigration de plusieurs milliers d'industrieux Protestants, qui venaient de la Bohême et de la Moravie demander à la Grande-Pologne un refuge contre la persécution qui suivit dans ces contrées la bataille de Weissenberg (1620), le propriétaire de cette ville, Raphaël Leszczynski y ouvrit (en 1628) une école d'un plus haut degré pour la Confession helvéto-bohémienne, et la dota magnifiquement. Outre les langues anciennes, le polonais et l'allemand, on enseignait dans cette école beaucoup d'autres sciences, telles que les mathématiques, l'histoire universelle, la géographie, l'histoire naturelle, etc. Elle était dirigée par des hommes du plus grand savoir, comme Johnston, professeur d'origine scoto-polonaise, dont nous avons parlé, et qui composa pour elle un Manuel d'histoire universelle, publié à Leszno en 1639. L'individualité la plus remarquable de celles qui figurent dans l'enseignement de cette école, est assurément le célèbre philologue Jean Amos Coménius[170], dont les ouvrages (p. 337) acquirent à leur auteur une réputation plus qu'européenne, et qui, à une époque où presque toutes les écoles de l'Europe s'en tenaient aux anciennes méthodes d'instruction, bonnes tout au plus à gaspiller le temps des élèves, osa ouvrir une nouvelle route dans ce champ si étendu, en composant pour l'école de Leszno son célèbre traité Janua linguarum reserata, qui facilita beaucoup l'étude des langues étrangères.
Cette école était suivie par des élèves protestants, non-seulement de toutes les parties de la Pologne, mais encore de la Prusse, de la Silésie, de la Bohême, de la Moravie et même de la Hongrie. Elle possédait une imprimerie, d'où sont sortis plusieurs ouvrages importants en polonais, en bohémien, en allemand et en latin.
La ville de Leszno, détruite comme nous l'avons dit, (p. 338) en 1656, fut rebâtie, et son école réouverte en 1663, par les efforts réunis des habitants protestants de cette ville et de la province dans laquelle elle est située. On y attacha un séminaire pour l'instruction des futurs ministres. Cette école resta bien au-dessous de sa première splendeur, car elle avait perdu une grande partie des biens de sa fondation, et les Protestants étaient généralement ruinés par la guerre et par la persécution. La ville de Leszno vit cependant refleurir sa prospérité sous le patronage de la famille Leszczynski qui, bien que convertie au Catholicisme, fut loin de persécuter les habitants protestants de ses possessions, et les protégea, au contraire, de son influence, contre l'oppression du clergé. Pendant les commotions produites par l'invasion de Charles XII, les habitants de la ville de Leszno épousèrent avec chaleur les intérêts de leur seigneur héréditaire, le roi Stanislas Leszczynski, (p. 339) ce qui attira sur eux le ressentiment de son adversaire, le roi Auguste II, électeur de Saxe, et de ses alliés, les Russes, qui brûlèrent la ville en 1707. Leszno, ou Lissa, fut néanmoins reconstruit peu de temps après, avec l'église et l'école protestante, qui dut sa réorganisation aux grands sacrifices et aux efforts des habitants protestants de la ville et de la province dans laquelle elle est située. En 1738, la cité de Leszno fut acquise par la famille des princes Sulkowski, qui se montrèrent aussi bons et utiles patrons que les Leszczynski. L'école se releva graduellement sous l'administration de plusieurs recteurs de la famille de Cassius, la même qui produisit l'homme distingué dont nous avons esquissé les principaux traits; mais cette institution, qui est aujourd'hui le meilleur de tous les établissements de ce genre en Pologne, et qui peut entrer en lice avec les premières écoles de l'Allemagne, doit la prospérité dont elle jouit de nos jours au zèle paternel du dernier propriétaire de Leszno, le prince Antoine Sulkowski[171], (p. 340) qui, après avoir fourni une brillante carrière militaire au service de son pays, vint chercher le calme de la vie privée au sein de sa famille, qu'il ne quitta plus que lorsque les intérêts de sa patrie exigèrent impérieusement son concours. Cependant les occupations auxquelles il se consacrait dans cette retraite, moins apparentes que celles qui avaient rempli la première partie de son existence, n'en furent ni moins méritantes ni moins utiles à ses concitoyens. Il prit lui-même l'administration supérieure de l'école de Leszno, et, grâce aux fatigues et aux dépenses qu'il prodigua pour son (p. 341) amélioration, il parvint à lui rendre tout l'éclat dont elle avait brillé aux beaux jours des Leszczynski.
L'école se divise aujourd'hui en six classes, où les élèves apprennent les principes de la religion, le latin, le grec et l'hébreu, le polonais, l'allemand, la langue et la littérature françaises, les mathématiques, l'histoire naturelle et la philosophie, la géographie, l'histoire, le dessin et la musique. La jeunesse catholique s'y trouve représentée d'une manière notable. Un ecclésiastique de ce culte est attaché au collége pour son instruction (p. 342) religieuse. Le nombre des élèves est d'environ trois cents; chacun d'eux trouvait dans ce prince un ami toujours prêt à donner une assistance généreuse à ceux qui en avaient besoin et qui méritaient sa bienveillance par leur conduite. À leur sortie du collége, son active influence les suivait dans la carrière qu'ils avaient embrassée, et allait au-devant de leurs espérances. Sulkowski fournit, en effet, un noble exemple de la hauteur de vues justement attribuée aux Catholiques les plus distingués de notre pays, qui ont toujours fait abstraction (p. 343) de la différence de religion, quand il s'est agi d'être utiles à leurs concitoyens.
Nous terminerons ici l'histoire religieuse de deux nations amies dont les destinées sont intimement liées à celle du Protestantisme. Nous allons essayer d'esquisser les principaux traits religieux du grand Empire slavon, qui exerce déjà une puissante influence non-seulement sur les nations d'origine slave, mais sur les affaires de l'Europe en général, et même sur celles de l'Asie.
Origine du nom de Russie. — Novogorod et Kioff. — Première expédition russe contre Constantinople. — Expéditions réitérées contre l'Empire grec. — Relations commerciales entre les deux pays. — Introduction du Christianisme en Russie et influence de la civilisation byzantine sur cet empire naissant. — Expédition des Russes chrétiens contre Constantinople, et prédiction concernant la conquête de cette ville par leurs armes. — Division de la Russie en plusieurs principautés. — Conquête de ce pays par les Mogols. — Origine et progrès de Moscou. — Esquisse historique de l'Église russe depuis sa fondation jusqu'à nos jours; son organisation actuelle. — Union forcée avec l'Église de Russie de l'Église grecque, déjà unie à Rome. — Description des sectes russes ou les Raskolniky. — Les Strigolniky. — Les Judaïstes. — Effets de la réforme du XVIe siècle sur la Russie. — Rectification des livres sacrés et schisme qui en est la suite. — Terribles actes de superstition. — Les Starovértzy ou sectateurs de l'ancienne foi. — Superstitions payennes. — Les Eunuques. — Les Flagellants. — Les Malakanes ou Protestants. — Les Doukhobortzi ou Gnostiques. — Superstitions horribles dans lesquelles ils tombent. — Proclamation du comte Woronzoff à ce sujet.
L'histoire ecclésiastique de la Russie n'offre pas, comme celle de la Bohême et de la Pologne, le triste et émouvant tableau de ces luttes morales et physiques entre des partis religieux, dont les forces se balancèrent assez pour laisser douter un moment de quel côté resterait la victoire. L'Église d'Orient, établie en Russie depuis la conversion de ce pays au Christianisme, y régna sans rivale et sans autre ferment de discorde, (p. 345) que les querelles intestines de ses propres sectes.
Le nom de Russie, qui, depuis Pierre le Grand, a remplacé celui de Moscovie, s'applique à une vaste étendue de pays que le czar n'est même pas encore parvenu à placer tout entière à l'ombre de son sceptre. Ce nom prit naissance au IXe siècle, à l'époque où des hordes de ces aventuriers scandinaves, connus dans l'histoire byzantine sous le nom de Varègues[172], et qui portaient le surnom de Russes, vinrent fonder, sous la conduite d'un chef appelé Rurick, un État voisin des bords de la Baltique, en soumettant à leurs armes plusieurs tribus slavonnes et finoises. Cette nouvelle puissance, dont Novogorod était la capitale, reçut de ses fondateurs la dénomination de Russie, de même que la Neustrie prit des Normands le nom de Normandie, et la Gaule celui de France depuis la conquête des Francs.
Un évènement remarquable signala le règne de Rurick. Les conquérants scandinaves, mis en contact avec la Grèce, frayèrent la voie au Christianisme, dans les contrées qu'ils avaient soumises. Deux chefs venus avec Rurick de la Scandinavie, leur commune patrie, Ascold et Dir, entreprirent une expédition sur Constantinople, en descendant le cours du Dnieper. Ils n'avaient d'autre dessein, selon toute apparence, que d'entrer au service de l'empereur, comme le faisaient fréquemment leurs compatriotes; mais ayant aperçu en chemin une petite ville bâtie sur la rive la plus élevée du fleuve, ils (p. 346) s'en emparèrent et y établirent le siége d'une domination nouvelle. C'était la ville de Kioff. Beaucoup de Varègues de Novogorod étant venus augmenter leurs forces, que grossirent un grand nombre d'indigènes, ils méditèrent bientôt une plus vaste entreprise, digne de l'audace des hommes du Nord. Ils s'ouvrirent une route vers le Bosphore de Thrace, mirent tout à feu et à sang sur les côtes, et furent bientôt aux portes de Constantinople, qu'ils assiégèrent par mer; les habitants de cette ville prononcèrent pour la première fois en frémissant le nom des Russes (Ρως). Une violente tempête, attribuée par les Grecs à un miracle, dispersa et détruisit en partie les barques des pirates, dont il ne retourna à Kioff que de misérables restes. Les annalistes byzantins qui décrivent cet évènement, ajoutent que les Russes idolâtres, effrayés du courroux céleste, demandèrent le baptême; une épître circulaire du patriarche Photius, publiée vers la fin de 866, confirme ce témoignage historique. Quoi qu'il en soit, les Slaves du Dnieper et leurs vainqueurs scandinaves, semblent avoir reçu les premières impressions chrétiennes à cette époque; elles pénétrèrent facilement chez ces peuples, à la faveur des relations commerciales qui existaient entre eux et les colonies grecques des côtes septentrionales de la mer Noire, d'où les colons venaient probablement visiter Kioff et d'autres contrées slaves, pour les intérêts de leur commerce.
La domination des Khozars[173], alliés des empereurs (p. 347) grecs et établis dans ces régions antérieurement à l'incursion des Scandinaves, n'avait pu que préparer favorablement le terrain.
Rurick mourut en 879, il eut pour successeur Oleg, comme tuteur de son jeune fils Igor. Oleg s'avança vers le Sud, à la tête d'une force considérable, composée à la fois de Scandinaves et d'aborigènes du nouvel empire. Il subjugua tout le pays baigné par le Dnieper, établit sa capitale à Kioff, et imposa ses armes victorieuses à plusieurs contrées slaves qui, réunies à l'empire fondé par Rurick, prirent également le nom de Russie.
Oleg entreprit en 906 une expédition contre Constantinople, mit le siége devant cette ville, et força l'empereur à lui payer un lourd tribut. Il conclut alors un traité de paix et de commerce, qui fut renouvelé en 911, et dont les détails, conservés par l'historien Nestor, offrent un tableau intéressant des relations qui existaient à cette époque entre la Grèce et les sujets d'Oleg. Son successeur Igor, après être resté long-temps en paix avec les Grecs, dirigea ses armes vers l'Asie mineure, où il exerça de grands ravages. Il fut défait par eux, et la paix se rétablit en 945, sur les bases du traité d'Oleg, sauf quelques modifications.
(p. 348) Les rapports constants des Grecs avec le nouvel Empire russe, favorisèrent les progrès du Christianisme dans ces régions.
Olga, veuve d'Igor et dépositaire de sa puissance durant la minorité de son fils Sviatoslav, alla à Constantinople en 955, y fut instruite dans la religion chrétienne et baptisée en grande pompe; mais son exemple ne trouva d'imitateurs, ni dans son fils, ni dans un grand nombre de ses sujets. Sviatoslav, prince d'humeur guerrière, étendit les limites de son empire jusqu'au pied du Caucase. Aidé des subsides de l'empereur grec et sur son invitation, il marcha contre le roi des Bulgares, le battit, et résolut de transférer le siége de son empire sur les rives du Danube. En guerre avec les Grecs, qui se repentaient de l'avoir attiré vers le midi de l'Europe, il entra dans la Thrace, qu'il ravagea jusqu'à Andrinople; ce n'est donc pas la première fois que les Russes virent cette ville en 1829. Jean Zimiscès s'avança contre lui et l'obligea à évacuer la Bulgarie. Sviatoslav, vaincu, demanda la paix qui fut conclue. Il reprit le chemin de Kioff où il fut tué. Il eut pour successeur Vladimir, qui s'empara de la couronne, à l'exclusion de ses frères, reçut le baptême en 986, épousa une princesse grecque et introduisit le Christianisme dans ses États, en ordonnant la destruction des idoles et de leurs temples, et en imposant le baptême à ses sujets.
L'empire de Vladimir, connu sous le nom de Russie, s'étendait des rivages de la Baltique à la mer Noire, des bords du Volga et du pied du Caucase au sommet des Carpathes et aux rives du Bug et du San. Cet empire se composait de diverses populations d'origine slave, et, au Nord, de plusieurs tribus finoises, toutes également (p. 349) comprises sous la dénomination générale de Russes, mais de mœurs bien différentes, et réunies, en l'absence de tout système régulier de gouvernement, par le lien commun d'une souveraineté dont la prérogative consistait uniquement à prélever sur elles un certain tribut, qui se payait le plus souvent quand le souverain ou ses délégués se trouvaient en mesure de le réclamer à main armée. Les relations fréquentes de Constantinople avec Kioff contribuèrent beaucoup, non-seulement à convertir la capitale de ce nouvel empire au Christianisme, mais encore à le façonner à la civilisation byzantine, aux arts et au luxe, qui furent probablement importés de la Grèce, même avant les dogmes de la Religion chrétienne. L'annaliste allemand, Ditmar de Mersebourg, à qui une description de la ville de Kioff fut faite par quelques-uns de ses compatriotes, qui l'avaient visitée avec l'expédition de Boleslav Ier, roi de Pologne, en 1018, l'appelle la rivale de Constantinople, à cause du grand nombre d'églises, de marchés, d'édifices publics et de la quantité de richesses qu'elle renfermait. Il ajoute que beaucoup de Grecs y étaient établis. Vladimir mourut en 1015, et partagea son empire entre ses douze fils, qui devaient tenir leurs gouvernements sous la suzeraineté de l'aîné, résidant à Kioff avec le titre de grand-duc de Russie.—Ce partage de la Russie entre tant de gouvernements remis à des princes du sang, entraîna les suites les plus funestes après la mort de Vladimir, jusqu'à ce que l'un de ses fils, Yaroslav, eût réuni sous son sceptre tous les États paternels. Ce monarque, doué d'une intelligence élevée, aida puissamment aux progrès du Christianisme et de la civilisation dans son empire. Il fit élever un grand nombre d'églises et de couvents par des architectes (p. 350) de Byzance, fonda de nouvelles villes, ouvrit des écoles, attira dans ses États des ecclésiastiques grecs, des savants, des artistes, et fit traduire beaucoup d'ouvrages du grec en langue slave. Son zèle pour la religion chrétienne ne l'empêcha cependant pas d'imiter les entreprises de ses ancêtres payens contre Constantinople. Sous prétexte de mauvais traitements subis par quelques-uns de ses sujets dans la ville impériale, il déclara la guerre à Constantin Monomaque, et leva, en 1043, une armée considérable qui s'avança le long des rivages de la mer Noire, soutenue par une flotte imposante. La flotte russe parvint à l'embouchure du Bosphore; après un combat long-temps incertain, elle succomba en partie sous les ravages du feu grégeois et dut profiter d'un vent propice pour sauver ses débris. L'expédition de terre atteignit Varna; mais, privée de l'appui de la flotte, elle fut accablée par le nombre, après une résistance désespérée, sans qu'un seul homme cherchât son salut dans la fuite[174].
Ce fut la dernière expédition des Russes contre l'Empire grec. La Russie, déchirée par des factions ennemies, perdit toute force d'action à l'extérieur, et finit par devenir elle-même la proie des étrangers. N'eût été cette circonstance, il est probable que les siècles passés eussent vu s'accomplir la prédiction trouvée inscrite au IXe siècle sous la statue de Bellérophon à Constantinople, à savoir, que la cité impériale serait prise par les Russes; prédiction bien rare, selon Gibbon, par la clarté du style et la précision incontestable de la date. Qui sait si, de nos jours, nous ne verrons pas s'accomplir (p. 351) la destinée prophétisée à la superbe métropole de l'Orient.
Yaroslav partagea son empire entre ses fils, en laissant toutefois le titre de grand-duc et la suprématie à l'aîné des princes. Cette autorité suprême fut transmise, suivant l'usage des contrées slaves, non par ordre de primogéniture, mais à l'ancienneté, c'est-à-dire que le grand-duc décédé, eut pour successeur le membre le plus âgé de sa dynastie. Cette combinaison ne pouvait manquer de produire des troubles continuels, d'autant que les diverses principautés se subdivisaient toujours entre les fils du monarque décédé. Le pouvoir se fractionna ainsi aux mains d'un grand nombre de petits princes, guerroyant les uns contre les autres, et la Russie se vit bientôt sans défense contre les incursions de ses voisins. L'autorité du grand-duc de Kioff tomba, sous la pression de ces circonstances, dans la plus complète insignifiance; tandis que deux principautés puissantes, fondées par les talents de leurs chefs, s'élevèrent au Sud et au Nord-Est. La première est celle de Halitch, comprenant toute la zone orientale de la province autrichienne de Gallicie et une partie des gouvernements russes de Volhynie et de Podolie; la seconde est la principauté de Vladimir sur la Klazma, embrassant tout le gouvernement russe de ce nom, avec quelques provinces adjacentes, et dont les souverains prirent le titre de grands-ducs. Il existait aussi trois républiques, régies par des institutions entièrement populaires. Novogorod, Pskow et Viatka, communauté formée par des émigrants de Novogorod, dans l'endroit qui porte aujourd'hui ce nom.
La Russie se divisait donc en plusieurs États fréquemment en guerre entre eux, habités par des populations (p. 352) aussi différentes l'une de l'autre, qu'elles l'étaient des Polonais, des Bohémiens et d'autres nations slaves, n'ayant de commun que le nom et la même dynastie, à laquelle se rattachaient également les nombreux souverains de ce pays. Le seul lien réel de tous ces États, était l'unité de l'Église, gouvernée par l'archevêque de Kioff, son métropolitain.
Telle était la situation de la Russie, quand les Mogols, commandés par Batou-Khan, petit-fils de Dgenghis-Khan, envahirent ce pays en 1238-1239 et 1240, ne laissant que ruines et désolation sur leur passage. Ils poursuivirent le cours de leurs ravages en Pologne et en Hongrie, et s'avancèrent jusqu'à Liegnitz, en Silésie, où ils défirent complètement une armée chrétienne. Le chemin leur était ouvert jusqu'au Rhin; mais, heureusement pour l'Europe, quelques évènements survenus dans l'Asie centrale les rappelèrent aux rivages de la mer Caspienne.
Batou-Khan posa ses tentes sur les bords du Volga, et somma les princes de Russie de lui rendre hommage, les menaçant, en cas de refus, d'une reprise d'hostilités. L'obéissance était le seul parti à suivre; le grand-duc de Vladimir rendit hommage à Batou, dans son camp sur le Volga, et ensuite au grand khan Koublay, près le grand mur de la Chine. Ses successeurs reçurent l'investiture des descendants de Batou, qui devinrent indépendants sous le nom de khans de Kiptchak.
Au commencement du XIVe siècle, le prince de Moscou, s'étant concilié les bonnes grâces du khan, obtint la dignité héréditaire de grand-duc, à laquelle était attachée une sorte de suzeraineté sur les autres princes de Russie, et qui, jusque-là, n'avait été la prérogative exclusive d'aucune de leurs branches. Ses successeurs (p. 353) s'efforcèrent, comme ligne invariable de politique, de briguer, par tous les moyens possibles, la faveur du khan, dont l'appui grandissait incessamment leur puissance aux dépens de celle des autres princes de Russie. De cette manière, le pouvoir des grands-ducs de Moscou se fortifia par degrés, tandis que celui du khan s'affaissait sous les commotions intérieures, jusqu'à ce qu'enfin ils se sentirent assez forts pour secouer le joug, vers la fin du XVe siècle.
Telle fut l'origine de Moscou, le cœur de l'empire russe actuel, formé des principautés nord-est de l'ancienne Russie. Nous avons expliqué, au chap. X, comment les principautés du sud et de l'ouest de la Russie se réunirent, au XIVe siècle, à la Pologne et à la Lithuanie.
Le premier archevêque de Kioff fut sacré, vers 900, par le patriarche de Constantinople, et institué métropolitain de toutes les églises de Russie. À partir de cette époque, les métropolitains de Russie furent sacrés à Constantinople, et fréquemment choisis parmi les Grecs. Après la prise de Constantinople par les Latins, le siége de l'empire et celui du patriarchat ayant été transférés à Nicée, les archevêques de Kioff furent sacrés dans cette ville, jusqu'à ce que l'ancien ordre de choses se rétablît par l'expulsion des Latins.
Les chroniques parlent de plusieurs tentatives faites par les papes pour soumettre l'Église russe à leur suprématie, mais sans atteindre le but de leur politique. Une circonstance révèle cependant l'influence temporaire que Rome s'était acquise à Kioff, vers la fin du XIe siècle. Le Grec Ephraïm, métropolitain de cette ville, de 1070 à 1096, introduisit en effet, dans le calendrier russe, sous la date du 9 mai, la commémoration de la (p. 354) translation des reliques de saint Nicolas, de la Lycie à Bari, en Italie, fête inconnue de l'Église d'Orient, mais observée par celle de Rome. La principauté de Halitch, située entre les régions catholiques de la Pologne et de la Hongrie, devint le point de mire des efforts de la Papauté. Les Hongrois s'étant rendus maîtres de cette principauté en 1214, essayèrent de la soumettre à leur chef spirituel; mais leur expulsion du pays détruisit tout espoir d'annexion religieuse. Daniel, prince de Halitch, homme d'État et guerrier distingué, pensa qu'il pourrait tirer du pape quelque assistance contre les Mogols, et, dans cette vue, il entama une négociation avec Innocent IV, qui envoya son légat pour recevoir la soumission de Daniel et celle de l'Église de Halitch, à laquelle il promit de tolérer telles de ses anciennes pratiques qui ne seraient pas en opposition directe avec les rites de l'Église catholique. Daniel fut sacré roi de Halitch par le légat, en 1254, et il reconnut la suprématie de Rome; mais, comme l'assistance promise n'arrivait pas, il rompit en visière avec le pape. Halitch fut réunie à la Pologne en 1340. L'histoire de son Église a trouvé son cadre ailleurs.
Nous avons déjà parlé de l'invasion des Mogols et des terribles ravages qu'ils exercèrent dans ce pays. Les églises et les couvents jonchèrent le sol de leurs débris; le clergé fut ou massacré ou traîné en captivité; mais aussitôt que ces Asiatiques eurent établi leur domination sur les principautés du nord-est de la Russie, ils s'efforcèrent de consolider leur puissance en convertissant à leurs vues politiques le clergé des pays conquis; en conséquence, le khan des Mogols déclara que tout individu, touchant de près ou de loin à l'Église, serait exempté de l'impôt personnel frappé sur la population, (p. 355) pour les années 1254-1255; et, en 1257, le même khan, en vertu de lettres-patentes, accorda au clergé russe et à toute personne attachée à l'Église nationale, une exemption pleine et entière de tous les impôts et charges pesant soit sur la propriété, soit sur la personne des habitants de la Russie. Un évêque russe avait sa résidence à Saray, capitale des khans, qui chargeaient quelquefois ces prélats de missions de haute confiance. C'est ainsi que l'évêque Théognoste fut envoyé, en 1279, par le khan Mengutemir, à l'empereur grec Michel Paléologue. Cette position toute favorable de l'Église russe la fit croître rapidement en influence et en richesse. Beaucoup de personnes cherchèrent dans son sein un refuge contre l'oppression de leurs maîtres barbares; tandis que d'autres, pour mettre leurs propriétés à l'abri de tout attentat, en faisaient don à l'Église, qui les leur restituait à titre de tenanciers.
La ville de Kioff fut détruite par les Mogols en 1240; mais l'autorité des khans demeura toujours plus forte et plus respectée dans les principautés de l'est de la Russie que dans les régions occidentales, où des troubles se manifestaient fréquemment. Cet état de choses conduisit le métropolitain de Kioff à transférer sa résidence à Vladimir sur la Klazma, capitale des grands-ducs de Russie, sous la protection desquels la bannière des Églises russes se déployait en toute sécurité.
Nous avons parlé plus haut de l'union de Kioff avec la Lithuanie et des destinées de l'Église d'Orient dans ce pays. Les métropolitains de Vladimir, qui transportèrent plus tard leur siége à Moscou, s'efforcèrent de maintenir leur juridiction sur les Églises de la Lithuanie, en établissant de temps à autre leur résidence dans cette province; mais, malgré leurs tentatives réitérées, (p. 356) cette union fut entièrement rompue par l'élection d'un archevêque de Kioff, en 1418. Une haine violente s'alluma entre les deux Églises, à ce point que le khan de Crimée ayant pillé Kioff, en 1484, à l'instigation du grand-duc de Moscou, lui envoya, à titre de présent, une partie des vases sacrés enlevés à l'église de cette ville. Les métropolitains de Moscou étaient ou sacrés par les patriarches de Constantinople, ou simplement approuvés par eux. Le métropolitain Isidore, savant d'origine grecque, assista, en 1438, au concile de Florence, où il souscrivit à l'union de son Église avec Rome, d'après les bases arrêtées à cet effet entre l'empereur grec Jean Paléologue et le pape Eugène IV. Il revint à Moscou en 1439, avec la dignité de cardinal et investi de l'autorité d'un légat; mais il fut déposé et renfermé dans un couvent, d'où il parvint néanmoins à s'échapper; il mourut à Rome dans un âge avancé. Après la prise de Constantinople par les Turcs, les métropolitains de Moscou furent élus et sacrés sans aucun recours au patriarche grec. En 1551, un synode général tenu à Moscou, promulgua un code de lois ecclésiastiques, appelé Stoglav, c'est-à-dire les Cent-Chapitres.
En 1588, le patriarche de Constantinople Jérémie, ayant un procès au divan, vint à Moscou demander des secours pour ses églises. Le pieux czar Fœdor Ivanovitsch s'empressa de répondre à son appel, et Jérémie, renonçant à ses prétentions sur les Églises russes, sacra patriarche de Russie le métropolitain de Moscou. La chaire s'éleva presque au niveau du trône sous ces patriarches indépendants. La considération dont ils jouissaient s'augmentait encore des marques publiques de respect qu'ils recevaient du czar, qui, le dimanche des Rameaux, marchait nu-tête devant eux, en (p. 357) conduisant par la bride l'âne sur lequel ils traversaient les rues de Moscou, en souvenir de l'entrée du Christ à Jérusalem. En 1682, l'Académie slavo-græco-latine fut fondée à Moscou par le czar Fœdor, fils d'Alexis; il pourvut cet établissement de savants professeurs, sortis de l'Académie de Kioff, que la Pologne avait perdue sous le règne précédent. Après la mort du patriarche Adrien, en 1702, Pierre le Grand abolit cette dignité, se proclama chef suprême de l'Église grecque, et institua, sous le nom de très saint synode, un conseil chargé de toutes les affaires ecclésiastiques du pays. Ce souverain ordonna aussi que des écoles fussent ouvertes dans chaque siége épiscopal. Il décréta que les couvents ne pourraient plus acquérir de propriétés territoriales, et soumit les domaines de l'Église à l'impôt général. En 1764, l'impératrice Catherine confisqua tous les biens du clergé, qui possédait environ neuf cent mille serfs mâles, et substitua à ses possessions des pensions pour les évêques, les couvents, etc. Plusieurs écoles ecclésiastiques s'ouvrirent sous divers règnes, et leur organisation fut fixée par un oukaze de 1814.
Le synode institué par Pierre le Grand préside encore au gouvernement de l'Église russe. Ce conseil se compose habituellement de deux métropolitains, de deux évêques, du premier prêtre séculier, et des membres lais venant à la suite; il y a encore le procureur, deux secrétaires-généraux, cinq secrétaires ordinaires, et un certain nombre de clercs. Le procureur a le droit de suspendre l'exécution des décisions du synode, et d'en appeler, dans tous les cas, à la décision de l'empereur. Le synode a le jugement des choses religieuses en matière de foi et de discipline, il contrôle l'administration des diocèses, qui lui transmettent deux fois par an un (p. 358) rapport détaillé sur la situation des églises, des écoles, etc.
Il existe en Russie, outre un grand nombre de séminaires, cinq académies ecclésiastiques: Kioff, Moscou, Saint-Pétersbourg, Kasan et Troïtza. Tous les fils du clergé doivent être élevés dans ces séminaires, qui entretiennent gratuitement un certain nombre d'élèves. Ce système d'éducation obligatoire a produit quelques-uns des savants les plus remarquables de la Russie. Le clergé y forme un corps à part, et il est bien rare qu'un individu appartenant à une autre classe, s'enrôle sous la bannière de l'Église. De par la loi, la vocation religieuse est héréditaire, mais on obtient aisément du pouvoir l'autorisation de suivre une autre carrière. Les membres les plus distingués de la famille ecclésiastique ont le plus souvent recours à cette faculté, à l'exception de ceux qui, entrant dans l'ordre monacal, peuvent aspirer aux degrés les plus élevés de la hiérarchie religieuse. C'est pour cette raison que le clergé séculier (ou les prêtres de paroisse) se compose généralement de ceux qui ne sauraient prétendre à rien de plus avantageux.
Il a déjà été question de l'Union de l'Église grecque de Pologne avec Rome, et des conséquences qu'elle produisit. Le démembrement du territoire polonais fit tomber sous la domination russe la majeure partie des habitants appartenant à cette Église. On essaya par tous les moyens, sous le règne de Catherine, de pousser ses sectaires dans le giron de celle de Russie; mais ces tentatives n'eurent qu'un succès partiel et cessèrent tout-à-fait sous le règne de l'empereur Alexandre. En 1839, plusieurs évêques de l'Église ci-dessus mentionnée, formulèrent, à l'instigation du gouvernement russe, le vœu d'une séparation d'avec Rome et d'une réunion à l'Église nationale de Russie. Cette déclaration fut (p. 359) suivie d'un oukaze ordonnant à toutes Églises unies de suivre l'exemple de leurs évêques. Les mesures les plus coërcitives furent mises en usage pour effectuer une conversion générale. Un grand nombre d'ecclésiastiques qui refusèrent de prendre l'oukaze impérial pour règle de leur conscience, furent punis de leur désobéissance par la déportation en Sibérie, l'emprisonnement, etc. Pour colorer cette conversion forcée, on allégua que ces populations avaient appartenu primitivement à l'Église d'Orient, et devaient, en conséquence, rentrer au bercail; principe d'une admirable logique, en vertu duquel les habitants des Îles Britanniques pourraient, avec autant de justice, se voir repoussés dans le giron de l'Église catholique, ou même ramenés à la religion des druides et au culte d'Odin. Cette persécution a dédommagé Rome de la perte de la population arrachée du sein de son Église, en soulevant en sa faveur tout l'intérêt qui s'attache d'ordinaire à un parti opprimé, et en ranimant le zèle de beaucoup de ses sectateurs[175].
Ce qu'il y a de plus intéressant dans l'histoire de l'Église russe, c'est assurément celle de ses sectes dissidentes, comprises sous la dénomination générale de Raskolniky ou Schismatiques.
Il est probable que plusieurs des sectes qui avaient troublé l'Église d'Orient en Grèce, étaient passées en Russie, car l'on trouve çà et là des traces de leur existence dans les chroniques du moyen-âge. Les premiers désordres sérieux de l'Église russe se manifestèrent en (p. 360) 1375, à Novogorod, quand un homme d'une condition inférieure, du nom de Karp Strigolnik, se mit à se déchaîner publiquement contre la coutume qui forçait les prêtres à payer une certaine somme d'argent à l'évêque pour leur ordination. Un tel usage constituait, disait-il, une véritable simonie, et les Chrétiens devaient fuir les prêtres qui avaient acheté les ordres. Il attaquait aussi la confession auriculaire comme inutile, et ses opinions ne laissèrent pas que de trouver un grand nombre d'adhérents. Les rues de Novogorod devinrent bientôt le théâtre d'une lutte acharnée entre ces réformateurs et les partisans de l'ordre de choses établi. Les premiers furent vaincus, et leurs principaux chefs, y compris Strigolnik lui-même, furent précipités à la rivière et noyés. Leur mort, bien loin d'éteindre leurs doctrines, leur imprima une force nouvelle, comme cela résulte des lettres pastorales de plusieurs évêques et même des patriarches de Constantinople, à qui des rapports avaient été transmis sur cette secte.
Les institutions républicaines de Novogorod et de Pskoff, où les partisans de Strigolnik étaient répandus en grand nombre, leur offraient un vaste champ de liberté; mais quand ces républiques furent réduites en provinces de Moscou (à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe), une persécution rigoureuse les força à chercher asile dans les possessions suédoises et polonaises. Il semble que les modernes Raskolniky aient hérité de l'esprit de cette secte.
Une autre secte, plus remarquable, prit naissance pendant la dernière partie du XVe siècle, dans la même république de Novogorod. Sa véritable nature est cependant très incertaine, car la seule donnée positive que nous ayons sur ses doctrines, est tirée d'un ouvrage (p. 361) de polémique écrit contre elle, en 1491, par un certain Joseph, abbé du couvent de Volokolamsk, et nous sommes réduits, en conséquence, à juger de ces sectaires aussi bien que des Strigolniky, sur l'unique témoignage de leurs ennemis.
Suivant l'auteur que nous venons de citer, un Juif, du nom de Zacharie, qu'il appelle suppôt de Satan, sorcier, nécromancien, astrologue, et même astronome, vint, en 1470, à Novogorod, où il enseigna, en secret, que la loi de Moïse était la seule vraie religion, et que le Nouveau-Testament était une fiction, puisque le Messie n'était pas encore né, que le culte des images constituait une idolâtrie coupable. Aidé de quelques autres Juifs, il séduisit l'esprit de plusieurs prêtres de l'Église grecque et de leurs familles, et ces néophytes devinrent si zélés, qu'ils demandèrent la circoncision. Leurs maîtres hébreux les détournèrent cependant d'un dessein qui les eût exposés à être découverts; ils leur conseillèrent de conformer leur conduite extérieure aux préceptes du Christianisme, car il suffisait qu'ils fussent bons Israélites de cœur. Ils suivirent cet avis et travaillèrent en secret avec beaucoup de succès à augmenter le nombre de leurs prosélytes. Les principaux promoteurs de cette secte furent deux prêtres appelés Alexius et Dionysius, les protopopes de l'église Sainte-Sophie, cathédrale de Novogorod, un certain Gabriel et un laïque de haut rang.
Ces Juifs mystérieux se conformèrent si rigoureusement, en apparence, aux rites de l'Église grecque, qu'ils s'acquirent une réputation de grande sainteté. Ce fut à ce point que le grand-duc de Moscou, ayant réduit la république de Novogorod en province de son empire, transféra dans sa capitale les deux prêtres Dionysius et (p. 362) Alexius, et les plaça à la tête du clergé de ses principales églises. Alexius s'attira si bien la faveur du grand-duc, qu'il avait ses entrées toujours libres auprès de lui, distinction accordée à un très petit nombre de favoris. Il travaillait pendant ce temps à la propagation de ses doctrines, qui furent embrassées secrètement par beaucoup d'ecclésiastiques et de laïques, entre autres par Kouritzin, secrétaire du grand-duc, et Zozyme, abbé du couvent de Saint-Siméon, qui, recommandé par Alexius à la faveur du grand-duc, fut promu, en 1490, à la dignité d'archevêque de Moscou. Ainsi, un sectateur secret du Judaïsme, devint le chef de l'Église russe.
L'existence de cette secte est un fait historique, mais il est presque impossible de préciser la nature de ses doctrines. Était-ce un mode plus pur de Christianisme, rejetant le culte des images et d'autres superstitions aussi grossières de l'Église grecque, ou simplement une secte déiste; car il est bien difficile de croire que le Judaïsme pur eût trouvé des prosélytes parmi les Chrétiens, et surtout au sein du clergé, que la loi mosaïque avait toujours laissé inébranlable. Le célèbre Uriel d'Acosta fournit peut-être dans l'histoire religieuse le seul exemple d'une conversion de ce genre[176]. En effet, bien qu'il y eût, comme on sait, en Espagne et en Portugal, un grand nombre de Juifs qui déguisaient leur croyance sous le manteau du Catholicisme, au point même de se charger de fonctions ecclésiastiques, c'étaient là des Juifs de naissance que la persécution avait contraints à prendre ce masque, et non des Chrétiens qui avaient embrassé le Judaïsme. La description de cette (p. 363) secte, par l'abbé Joseph, est tellement remplie d'invectives, que l'on est tenté de la croire pour le moins très exagérée. Il donne cependant les noms de quelques-uns de ces sectaires, qui laissèrent le pays pour se faire circonscrire, et il les accuse de s'être livrés à la magie et à l'astrologie; mais cette accusation répand un faible rayon de lumière sur leurs dogmes, en donnant à penser que c'était une de ces sectes mystérieuses dont les traces sont imprimées dans la poussière du moyen-âge. Alexius et plusieurs chefs de la secte moururent avec la réputation de pieux Chrétiens; mais son existence fut découverte par Gennadius, évêque de Novogorod, qui envoya plusieurs de ses adhérents à Moscou, avec les preuves recueillies contre eux, sans savoir toutefois que le métropolitain lui-même et le secrétaire du grand-duc comptaient au nombre de ses adeptes. Il les accusa d'avoir osé comparer les statues des saints à la matière brute qui les représentait, d'en avoir placé au milieu d'endroits impurs, d'avoir craché sur la croix, blasphémé le Christ et la Vierge, nié la vie future, et, par conséquent, l'immortalité de l'âme. Le grand-duc convoqua à Moscou, le 17 octobre 1490, un synode d'évêques et d'autres ecclésiastiques, pour juger cette grave affaire. Les accusés, au nombre desquels figuraient les protopopes ci-dessus mentionnés, Dionysius et Gabriel, outre beaucoup d'autres, repoussèrent avec fermeté les faits mis à leur charge; mais ce système de dénégation ne put prévaloir contre les preuves de tout genre et les nombreux témoins produits par l'accusation. Plusieurs membres du synode voulaient que les accusés fussent mis à la question; mais le grand-duc ne le permit pas. Chose vraiment étonnante, si l'on considère la barbarie de l'époque et le penchant de ce souverain à la (p. 364) cruauté. Le synode dut se contenter d'anathématiser et de faire emprisonner les sectaires. Ceux qui furent renvoyés à Novogorod eurent à subir un traitement plus cruel. Parés d'oripeaux fantastiques représentant la figure du diable, et la tête couverte de grands bonnets d'écorce, avec cette inscription: «Ceci est la milice de Satan,» ils furent placés à cheval, le visage tourné vers la croupe, et promenés, par l'ordre de l'archevêque, à travers les rues de la ville, en butte aux insultes de la populace. Ils eurent ensuite leur coiffure brûlée sur leur tête, et furent jetés en prison; traitement barbare, sans doute, mais encore humain pour ce temps d'intolérance, où les hérétiques avaient à supporter les persécutions les plus cruelles dans l'Europe occidentale.
Zozyme et Kouritzin continuèrent néanmoins à propager leurs opinions, et l'on dit que, grâce à cette propagande secrète, des doutes se répandirent au sein du peuple, sur les dogmes les plus importants du Christianisme. Ecclésiastiques et laïques en vinrent à disputer sur la nature du Christ, le mystère de la Trinité, la sainteté des images. C'était là, selon nous, une conséquence naturelle de l'agitation d'esprit causée dans les masses par les révélations vraies ou imaginaires sorties du jugement des hérétiques. Le métropolitain Zozyme fut à son tour accusé d'hérésie par le même Joseph, dans une épître adressée à l'évêque de Sousdal. On ignore si cette accusation suggéra une enquête sur l'orthodoxie du chef de l'Église russe. On sait seulement qu'il se démit de sa dignité en 1494, et se retira dans un couvent. Kouritzin continua à jouir de la faveur du monarque, et se vit chargé par lui d'une mission diplomatique auprès de l'empereur Maximilien Ier; mais l'abbé Joseph et l'évêque Gennadius, dont la haine (p. 365) contre les hérétiques était infatigable, découvrirent, vers le commencement du XVIe siècle, un nombre considérable de ces sectaires, qui allèrent chercher en Allemagne et en Lithuanie un refuge contre leurs persécuteurs. Kouritzin et plusieurs de ses adhérents, interrogés sur leurs opinions, les défendirent ouvertement. Le grand-duc les abandonna cette fois à la clémence et à la miséricorde de leurs accusateurs; en conséquence de quoi, Kouritzin, l'abbé du couvent de Saint-Georges à Novogorod, et plusieurs autres, furent brûlés vifs. Karamsin, qui a décrit cet évènement, n'a pas établi la véritable nature des opinions confessées par Kouritzin et ses compagnons, probablement parce qu'il ne croyait pas pouvoir faire fonds sur ce qui leur était attribué par le fanatisme violent de leurs accusateurs.
La secte semble avoir disparu depuis cette époque. Il existe cependant aujourd'hui une secte de Raskolniky qui observe la loi mosaïque et qui est généralement connue sous le nom de Soubotniky, ou Hommes du samedi, en raison de ce qu'ils célèbrent le samedi au lieu du dimanche; mais l'on ne sait pas d'une manière bien certaine, s'ils ont adopté le Judaïsme dans toute sa rigueur ou si leur religion est un mélange de Christianisme et de loi mosaïque. Nous penchons pour la dernière supposition; car, dans le premier cas, on les eût vus contracter avec les Juifs d'origine une alliance dont il n'existe aucune trace.
La Réforme, qui put se glorifier d'un grand nombre de conversions parmi les membres de l'Église grecque de Pologne, passa presque inaperçue sur celle de Russie. Les chroniques russes rapportent qu'en 1553, un certain Mathias Baschkin se mit à enseigner qu'il n'y avait pas de sacrements, et que la croyance à la divinité du (p. 366) Christ, aux décisions des conciles et à la sainteté des saints, constituait autant d'erreurs. Soumis à un interrogatoire, il repoussa l'accusation; mais une fois en prison, il confessa ses opinions et nomma plusieurs individus qui les partageaient, déclarant qu'elles leur avaient été enseignées par deux Catholiques natifs de Lithuanie, et que l'évêque de Rézan les avait confirmés dans cette croyance. Un concile d'évêques, convoqué à dessein, condamna les hérétiques à un emprisonnement à vie. C'est tout ce que l'on trouve sur ce point dans les chroniques russes; mais il est impossible de dire sûrement si les doctrines en question étaient celles des Anti-Trinitaires, qui commençaient à se répandre en Pologne à cette époque, ou seulement les dogmes du Protestantisme, défiguré par le fanatisme ignorant des chroniqueurs. Ce que nous voyons de plus remarquable à noter, c'est qu'un évêque semble avoir nourri ces opinions. Il se démit de sa dignité épiscopale pour cause de maladie, mais en réalité peut-être pour se soustraire à une destitution imminente et à un scandale public. Que les doctrines de la Réforme ayent pénétré dans les États de Moscou, cela résulte évidemment de l'exposé suivant, émané d'un écrivain polonais Protestant, Wengierski, qui prit le pseudonyme de Regenvolscius. Il dit qu'en 1552, trois moines appelés Théodosius, Artémius et Thomas, arrivèrent de l'intérieur de la Moscovie à Vitepsk, ville de la Lithuanie; ils ne connaissaient pas d'autre langue que la leur et ne possédaient aucun savoir; ils condamnèrent cependant le culte des images, mirent en pièces celles qui leur tombèrent sous la main, et les chassèrent des temples et des maisons, en exhortant le peuple par leurs discours et leurs écrits à adorer Dieu seul dans la personne de (p. 367) notre Seigneur Jésus-Christ. Leur zèle ayant soulevé la colère d'un peuple superstitieux, fortement attaché aux rites idolâtres, ils quittèrent Vitepsk, et se retirèrent dans l'intérieur de la Lithuanie où la parole de Dieu retentissait déjà avec plus de liberté. Théodosius, qui avait plus de quatre-vingts ans, mourut bientôt après, Artémius se retira auprès du prince de Sloutzk, et Thomas, plus éloquent et mieux versé que les autres dans l'esprit des Écritures, devint l'un des ministres de l'Église de Dieu, et s'établit à Polotzk, où la religion commençait à se révéler dans sa pureté, pour instruire les fidèles et les confirmer dans la connaissance de Dieu et dans leurs sentiments de piété éclairée. Après s'être noblement acquitté des devoirs de sa vocation pendant plusieurs années, il scella de sa mort les principes des nouvelles doctrines. Quand le czar de Moscou, Ivan Vassilévitch, s'empara de Polotzk en 1563, il ordonna, entre autres cruautés exercées contre les habitants, de précipiter Thomas à la rivière pour le punir d'avoir été autrefois son sujet et d'avoir déserté son Église. Le bon grain semé à Vitepsk par le martyre produisit néanmoins une moisson abondante, car les habitants prirent le culte des images en aversion, et la Pologne leur ayant envoyé des apôtres de la vraie religion, ils consacrèrent une église au culte évangélique. (Slavonia Reform., p. 262). L'on sait qu'il existe maintenant beaucoup de Protestants en Russie; mais ils sont tous d'origine étrangère, à la seule exception peut-être de la famille des comtes Golovkin, qui se firent Protestants en Hollande, au commencement du XVIIIe siècle, et persévérèrent dans cette croyance. Nous pensons toutefois que le comte Golovkin, auteur de plusieurs ouvrages en français, qui fut envoyé comme ambassadeur en Chine (p. 368) en 1805, et appelé à d'autres missions diplomatiques, est le dernier Protestant de cette famille.
Le patriarche Nicon, élevé au siége patriarchal par son mérite, causa, sous la règne d'Alexis, une commotion profonde dans l'Église russe, en voulant réformer les abus qui s'étaient glissés dans l'interprétation des Écritures et des livres de dévotion. La longue période de la domination des Mogols avait plongé le pays entier dans un état de barbarie, et le clergé, bien qu'en possession d'immunités considérables sous cette domination, était tombé dans la plus grossière et la plus superstitieuse ignorance, au point de faire désespérer de son émancipation intellectuelle, même long-temps après que le pays eût secoué le joug des Asiatiques. La transcription des livres sacrés, confiée à d'ignorants copistes, était devenue par degrés si infidèle, que leur sens était entièrement perdu et que le texte d'une copie différait souvent de celui d'une autre. Déjà, en 1520, le czar Vasili Ivanovitch avait demandé aux moines du mont Athos un homme capable de corriger le texte des livres sacrés, et à sa requête, un moine grec appelé Maxime, bien versé dans la langue slave, fut envoyé à Moscou. Il y reçut un accueil distingué et travailla pendant dix laborieuses années à comparer les manuscrits de la version slave avec le texte grec original; mais la supériorité de son savoir excita la jalousie du clergé ignorant de Moscou, qui l'accusa de corrompre au lieu de corriger les livres sacrés, dans le but d'établir une nouvelle doctrine. Toutes les justifications de Maxime ne purent le sauver, et il fut enfermé dans un couvent où il resta jusqu'à sa mort en 1555.
On renouvela vainement plusieurs tentatives pour corriger les livres sacrés. Enfin, le patriarche Nicon (p. 369) convoqua à Moscou, en 1654, un concile spécial, auquel assistèrent le patriarche d'Antioche, celui de Servie et cinquante-six évêques. Le concile décida que les Écritures et les livres de liturgie à l'usage de l'Église russe seraient soigneusement émendés. En conséquence de cette décision, le czar Alexis fit recueillir de toutes parts les vieux manuscrits sacrés. L'agent envoyé à cet effet au couvent du mont Athos, rapporta plus de huit cents originaux grecs, parmi lesquels se trouvaient une copie des Évangiles écrite au commencement du VIIIe siècle, et une autre dans le VIe. Les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche, et plusieurs autres prélats grecs d'Orient, envoyèrent plus de deux cents manuscrits. Les différends qui s'élevèrent entre le czar Alexis et le patriarche Nicon, et qui finirent par la déposition de ce dernier, en 1664, entravèrent pendant quelque temps l'accomplissement de la réforme projetée; mais elle fut définitivement décidée par un concile convoqué à cette époque et composé, sous la présidence du czar lui-même, des patriarches d'Alexandrie et d'Antioche, qui agissaient aussi au nom de ceux de Constantinople et de Jérusalem et d'un grand nombre de prélats russes. En conséquence de cette décision, le texte des Écritures et des livres de liturgie fut fixé conformément aux plus anciens manuscrits slaves, qui avaient paru donner la traduction la plus fidèle des originaux grecs et de la version des Septante; les livres sacrés ainsi corrigés furent livrés à l'impression.
Bien que cette réforme importante se fût accomplie avec la sanction des plus hautes autorités de toutes les Églises d'Orient, elle rencontra de nombreuses oppositions dans le pays. Paul, évêque de Kolomna, avec beaucoup de prêtres et un nombre immense de laïques, (p. 370) surtout des classes inférieures, se déclara contre ce qu'il appelait l'hérésie Niconnienne. Selon lui et ses nombreux adhérents, les modifications introduites corrompaient les livres saints et la vraie doctrine, sous prétexte de les corriger. L'évêque réfractaire fut déposé et renfermé dans un couvent; des mesures sévères furent prises contre les opposants; mais la persécution ne servit qu'à enflammer leur fanatisme et à susciter de violentes collisions dans l'enceinte même de la capitale. Cette opposition se manifesta plus vivement encore dans le Nord, sur les bords de la mer Blanche. Ces nouveaux partisans de l'ancien texte furent appelés Pomoranes, c'est-à-dire habitants de la côte. Le siége principal de leur résistance organisée était le couvent fortifié de Solovietzk, situé dans une île de cette mer. Après une défense acharnée, il fut pris d'assaut en 1678, et la plupart de ses défenseurs, ceux du moins qui restèrent debout, se jetèrent dans les flammes pour gagner la couronne du martyre. Les Raskolniky ou Schismatiques, comme les appelait alors l'Église nationale, propagèrent leurs opinions dans toute la Sibérie, dans le pays des Cosaques du Don, et en diverses autres provinces lointaines. Un grand nombre d'entre eux émigrèrent en Pologne et même en Turquie, où ils formèrent de nouveaux établissements. Le fanatisme, exalté par la persécution, dégénéra bientôt en actes de la plus sauvage superstition. Le suicide ou le baptême du feu, comme ils disaient, devint à leurs yeux le plus sûr moyen de faire son salut. Cette doctrine suscita dans leurs rangs un nombre infini de victimes. Il est avéré que des milliers de ces sectaires, de tout âge et de tout sexe, s'enfermaient dans des maisons, dans des granges, etc., y mettaient le feu et périssaient dans les (p. 371) flammes, en récitant des prières et en chantant des hymnes. On croit généralement que ces scènes d'horrible superstition se reproduisent encore aujourd'hui dans plusieurs provinces éloignées, particulièrement en Sibérie et dans le Nord, où beaucoup de Raskolniky sont allés fonder des colonies au plus profond des forêts, de manière à cacher leur existence au reste du monde[177].
Les Raskolniky se divisent en deux grandes branches: les Popovstchina, ou ceux qui ont des prêtres, et les Bezpopovstchina, ou ceux qui n'en ont pas. Ils se subdivisent en un grand nombre de sectes, dont quelques-unes naquirent sous la pression des évènements que nous avons rapportés, tandis que d'autres, qui avaient une existence antérieure, furent comprises, à partir de ce moment, sous le nom général de Raskolniky. En ce qui concerne ceux de la première branche, ils se séparent encore en plusieurs nuances d'opinions, sur des points de peu d'importance, mais principalement sur les cérémonies extérieures. Ils se considèrent comme la véritable Église, victime de l'hérésie niconnienne, c'est-à-dire comme l'Église fondamentale, dont ils ne diffèrent pas du reste en doctrine, mais seulement par (p. 372) quelques rites extérieurs et par leur opiniâtreté à garder le texte incorrect des livres sacrés. Ils considèrent aussi comme un grand péché de se couper la barbe, opinion partagée autrefois par l'Église constituée, et fondée sur ce qu'un article du Stoglav (canons du concile tenu à Moscou en 1551), déclare que se raser est un péché que même le sang des martyrs ne saurait laver; et, en conséquence, celui qui se dépouille de sa barbe est un ennemi de Dieu, qui nous a créé à son image. L'argument le plus péremptoire des partisans du menton rasé contre la doctrine qui proclame irrémissible l'altération des traits divins de la créature par l'ablation de la barbe, c'est que la femme, dépourvue de cet ornement, est aussi créée à l'image de Dieu. Les défenseurs de la barbe, forcés dans leurs retranchements par cet argument, s'appuient sur le passage suivant du Lévitique XIX et XXVII: «Vous ne tondrez point en rond les coins de votre tête et vous ne gâterez point les cornes de votre barbe[178].»
La séparation de l'Église nationale et des Raskolniky devint complète sous Pierre le Grand, dont les mesures coërcitives pour civiliser ses sujets en modifiant leur extérieur, blessèrent profondément les préjugés de la nation. Un membre intelligent de la secte des Raskolniky, a fait remarquer très judicieusement au baron Haxthausen, que ce n'était pas le patriarche Nicon, mais bien ce monarque absolu qui les avait séparés du reste de leur nation, en lui imposant le système occidental de civilisation, dont l'ablation de la barbe était un symbole. La mémoire de Pierre le Grand est en horreur (p. 373) parmi les Raskolniky, et quelques-uns d'entre eux soutiennent qu'il était le véritable Antechrist, car il est écrit que l'Antechrist changera le cours des âges, et le czar avait accompli cette prophétie en reportant le commencement de l'année du 1er septembre au 1er janvier, et en abolissant la supputation des temps depuis l'origine du monde, pour adopter le mode des hérétiques latins, qui ne supputent les années qu'à partir de la naissance du Christ (Ère chrétienne). Ils disent aussi que c'est un blasphème de mettre des impôts sur l'âme (ce souffle pur de Dieu), au lieu de faire peser toutes les charges sur les possessions terrestres[179].
Les adhérents de l'ancien texte, qui forment la classe la plus nombreuse des Raskolniky, se nomment entre eux Starovértzi, ou ceux de l'ancienne foi, et sont appelés officiellement Staroobradtzi, ceux des anciens rites; leurs ministres sont en général des prêtres ordonnés par les évêques de l'Église constituée, mais qui l'ont abandonnée ou ont été expulsés de son sein; le gouvernement ne reconnaît pas leur caractère religieux. Il fait cependant aujourd'hui de grands efforts pour les réconcilier avec l'Église constituée; il a déclaré que les différences existant entre leur rites et ceux consacrés par le concile de 1664, ne constituent pas d'hérésie, et il leur a accordé une autorisation solennelle de garder intact leur ordre ecclésiastique. On leur a conféré la dénomination de Yedinovertzi ou Coreligionnaires, en leur demandant seulement que leurs prêtres reçussent l'ordination des évêques de l'Église de l'État, avec promesse de n'intervenir en rien dans l'éducation de ces prêtres, et de procéder à la cérémonie de l'ordination (p. 374) conformément à l'ancien rituel. On n'a retiré encore que très peu d'avantages de cette offre, les rares Congrégations qui l'ont acceptée en sont au regret, et surveillent même d'un regard soupçonneux ceux de leurs prêtres ordonnés de la manière qui précède, redoutant que les évêques, dont ces derniers ont reçu l'ordination, n'exercent sur eux une influence corruptrice. Ils ont un grand nombre de couvents d'hommes et de femmes, avec les mêmes règles monastiques que celles qui existent dans tous les établissements semblables de l'Église grecque[180].
Les sectes comprises sous la dénomination générale de Bezpopovstchina, ou ceux qui n'ont pas de prêtres, sont très nombreuses; beaucoup d'entre elles ne se distinguent que par quelques cérémonies extérieures; leurs doctrines sont ou inconnues ou bornées à quelques pratiques superstitieuses qu'ils ont héritées peut-être des traditions païennes de leurs ancêtres[181]. Il (p. 375) existe sans doute plusieurs sectes descendues de celles qui ont fréquemment troublé l'Empire byzantin; mais cette description prolongée nous entraînerait au-delà des limites de notre esquisse. Nous nous bornerons, en conséquence, à donner à larges traits un court aperçu des plus remarquables de celles dont l'existence n'est pas contestable. Tels sont les Skoptzi ou eunuques, qui sont même répandus en assez grand nombre à Saint-Pétersbourg, à Moscou et dans d'autres grandes villes, et comptent parmi eux de riches négociants, principalement des argentiers, des joailliers, etc. On suppose qu'ils s'infligent la mutilation d'Origène, prenant à la lettre les paroles de l'Évangile qui poussèrent ce Père de l'Église à cette extravagance (Saint Mathieu, XIX, v. 12). D'autres doutent cependant que leur superstition soit fondée sur la même erreur d'interprétation. Leurs véritables doctrines sont impénétrables; tout ce que l'on peut dire avec certitude, c'est que la mortification de la chair est l'idée dominante de leur croyance, car beaucoup d'entre eux s'infligent la discipline et s'imposent toutes ces tortures, cilices, chaînes, croix de fer, etc., qui ont rendu célèbres quelques saints de l'Église de Rome. Une circonstance vraiment curieuse, est la vénération extraordinaire, dit-on, que ces fanatiques professent pour la mémoire de l'empereur Pierre III, l'époux assassiné de l'impératrice Catherine. Ils prétendent qu'il est leur chef et une véritable émanation du Christ; qu'il n'a pas été assassiné, et que l'on mit le corps d'un soldat à la place de celui de Pierre, qui s'enfuit à Irkoutzk en Sibérie; et comme toute grâce sort de l'Orient, il reviendra du lieu de sa retraite sonner la grande cloche de la cathédrale de Moscou, et son retentissement sera entendu par ses vrais disciples, les (p. 376) Skoptzi de toutes les parties du monde, et son règne commencera...
Les Skoptzi apportent un zèle extrême à faire des prosélytes et donnent des sommes considérables à ceux qui s'unissent à leur secte. Quiconque réussit à faire douze prosélytes, reçoit le titre d'apôtre; mais l'on ignore quels sont les priviléges attachés à cette dignité.
Ils s'assemblent généralement, pour leur culte mystérieux, dans la nuit des samedis aux dimanches. Ils ont des signes secrets de reconnaissance, dont l'un consiste, dit-on, à placer un mouchoir rouge sur le genou droit et à le frapper de la main droite; ils ont dans leurs maisons des portraits de Pierre III, avec ce signe de leur secte[182].
Les Khlestovstchiki ou Flagellants (de khlestat, flageller), sont considérés comme une branche des Skoptzi. Ils s'infligent la discipline et quelques autres pénitences, à l'exemple d'un grand nombre d'orthodoxes de l'Église d'Occident; mais ils ont, semble-t-il, des doctrines mystérieuses et des rites marqués au coin de la plus sauvage superstition[183].
Les plus remarquables des Raskolniky sont incontestablement les Malakanes et les Doukhobortzi. Malakanes est un surnom donné aux membres de cette secte, parce qu'ils mangent du lait, en russe, malako, (p. 377) les jours de jeûne; mais ils s'appellent entre eux Istinniyé Christiané, c'est-à-dire vrais Chrétiens. On ne sait rien sur leur origine. On dit seulement que, vers le milieu du XVIIIe siècle, un Prussien, prisonnier de guerre, sans grade officiel, s'établit au milieu des paysans, dans un village du gouvernement de Kharkof, et s'acquit une telle influence sur eux, qu'ils le consultaient en toute occasion et suivaient toujours ses avis. Il n'avait pas de demeure à lui; mais il allait de chaumière en chaumière, lisant et expliquant chaque soir la Bible à un groupe de villageois, et il continua ainsi jusqu'à sa mort.
On n'a pu découvrir aucun autre détail sur son compte, ni même son nom, et la seule chose que l'on sache, c'est qu'il vécut dans un village habité par les Malakanes. Il est cependant beaucoup plus probable qu'il avait trouvé une communauté religieuse préexistante, avec laquelle ses opinions coïncidaient, plutôt que d'en être le fondateur, car l'on découvrit, vers cette époque, dit-on, une communauté semblable dans le gouvernement de Tamboff. Cette secte n'est pas nombreuse. Environ trois mille de ses membres sont établis dans le gouvernement de la Crimée, où ils ont été visités, en 1843, par le baron Haxthausen, qui parvint à obtenir l'explication suivante de leur croyance:
Ils reconnaissent la Bible pour la parole divine, et l'unité de Dieu en trois personnes. Ce Dieu incréé, (p. 378) principe de toutes choses, est un esprit éternel, immuable, invisible. Dieu demeure au milieu des clartés d'un monde pur. Il voit tout, il fait tout, il régit tout; tout est rempli de lui; il a créé le ciel et la terre et tout ce qui respire. Au commencement, tout ce qui sortit de ses mains était bon et parfait. L'âme d'Adam, non son corps, fut créée à l'image de Dieu. Cette âme immortelle était douée d'une pureté céleste et d'une notion claire de la divinité. Le mal était inconnu à Adam, qui jouissait d'une sainte liberté aboutissant à Dieu le Créateur. Ils admettent le dogme de la chute d'Adam, la naissance, la mort et la résurrection du Christ, de la même manière que les autres Chrétiens, et ils donnent aux dix commandements l'interprétation suivante:
Le premier et le second défendent l'idolâtrie: donc le culte des images est interdit.
Le troisième montre que l'on ne doit pas faire de serment.
Le quatrième s'observe en passant les dimanches et les autres fêtes à prier, à chanter les louanges de Dieu et à lire la Bible.
Le cinquième, en ordonnant d'honorer père et mère, commande l'obéissance envers toutes les autorités.
Le sixième défend deux sortes de meurtre. Premièrement, le meurtre corporel, au moyen d'une arme, du poison, etc., qui est un crime, excepté en cas de guerre, où il est permis de tuer pour la défense du czar et du pays, et, en second lieu, le meurtre spirituel, que l'on commet en détournant les autres de la vérité par des paroles trompeuses, ou en les attirant, par le mauvais exempte, dans une voie qui conduit à la damnation éternelle. Ils considèrent aussi comme meurtre, d'injurier, de persécuter ou de haïr un voisin. Durant (p. 379) les paroles de saint Jean: Celui qui hait son frère est un meurtrier.
En ce qui concerne le septième commandement, ils voient un adultère spirituel, même dans un trop grand attachement à ce monde et à ses plaisirs passagers, et, en conséquence, l'on doit fuir non-seulement l'impudicité, mais encore l'ivrognerie, la gourmandise et la mauvaise fréquentation.
Par le huitième, ils mettent la violence et la ruse sur la même ligne que le vol.
Aux termes du neuvième commandement, toute insulte, raillerie, flatterie ou tout mensonge, est considéré comme faux témoignage.
Par le dixième, ils entendent les mortifications de toutes les convoitises et de toutes les passions.
Ils complètent ainsi leur Confession de foi:
«Nous croyons que quiconque observera fidèlement les dix commandements de Dieu, sera sauvé; mais nous croyons aussi que, depuis la chute d'Adam, aucun homme ne saurait les accomplir par sa propre force. L'homme, pour devenir capable de bonnes œuvres et de fidélité aux commandements de Dieu, doit croire en Jésus-Christ, son fils unique.
»Cette loi pure, nécessaire pour notre salut, ne peut se puiser que dans la parole de Dieu seul. Nous croyons que le Verbe divin crée en nous cette foi, qui nous rend dignes de la grâce.»
En ce qui concerne le sacrement du baptême, ils disent:
«Bien que nous sachions que le Christ fut baptisé par Jean dans le fleuve du Jourdain, et que les Apôtres ont eux-mêmes conféré le baptême, notamment Philippe à l'eunuque, nous comprenons cependant par ce (p. 380) sacrement, non l'eau terrestre, qui purifie seulement le corps et non l'âme, mais l'onde vivifiante, qui est la foi absolue en Dieu et la soumission à sa parole sainte; car le Sauveur dit: «Quiconque croit en moi, son corps se changera en une source d'eau vive.» Et Jean-Baptiste dit: «Pour moi, je baptise d'eau, mais il y en a un au milieu de vous, que vous ne connaissez point, c'est celui qui baptise du Saint-Esprit.» Et Paul dit: «Le Christ ne m'a pas envoyé pour baptiser, mais pour annoncer sa parole.» Nous entendons, en conséquence, par le sacrement du baptême, l'âme purifiée du péché par la foi, et la mort en nous-mêmes du vieil homme et de ses œuvres, pour revêtir à nouveau une vie pure et sainte. Bien qu'à la naissance d'un enfant nous lavions avec de l'eau les impuretés de son corps, ce n'est pas là le baptême à nos yeux. Quant à la sainte Cène, c'est une commémoration du Christ; mais les paroles de l'Évangile sont le pain spirituel de vie. L'homme ne se nourrit pas de pain seulement, mais de la parole de Dieu.
»L'esprit seul donne la vie. Il n'est donc pas nécessaire de recevoir le pain et le vin en substance.»
Il est très curieux que cette secte, dont la croyance brille d'un tel spiritualisme, se compose exclusivement de paysans illettrés, vivant au milieu d'une population plongée dans la superstition et presque idolâtre, comme cela se voit chez les sectaires de l'Église grecque, en Russie. Les ouvrages mystiques de l'écrivain allemand bien connu, Jung Stilling, qui ont été traduits en russe, sont très populaires parmi les Malakanes, qui croient, en général, au Millenium.
En 1833, l'un d'eux, appelé Terentius Belioreff, se mit à exhorter au repentir, annonçant que le Millenium (p. 381) commencerait dans trente mois, et il ordonna que les affaires et les travaux de tous genres, à l'exception des plus indispensables, fussent abandonnés, et que le peuple passât tout son temps en prières et en chants. Il se proclama le prophète Élie, envoyé pour annoncer la venue du Seigneur, pendant qu'Enoch, son compagnon, était chargé de la même mission dans l'Ouest. Il annonça le jour où il devait monter au ciel en présence de tous. Plusieurs milliers de Malakanes se réunirent de différentes parties de la Russie. Au jour convenu, il parut sur un char, ordonna à la foule de s'agenouiller, et alors, étendant les bras, il s'élança du char et mesura la terre de son corps.
Les Malakanes, désappointés, livrèrent le pauvre enthousiaste à la police locale, comme imposteur. Il fut mis en prison; mais au bout de quelque temps de ce régime, il cessa de parler de son identité avec le prophète Élie, tout en continuant à prêcher le Millenium sous les verroux, et, après son élargissement, jusqu'à sa mort. Il laissa un nombre considérable de prosélytes, qui s'assemblent souvent pour passer des jours et des nuits en prières et en chants continuels. Une communauté de biens s'établit entre eux, et ils émigrèrent, avec la permission du gouvernement, en Géorgie, où ils dressèrent leurs tentes en vue du mont Ararath, pour attendre le Millenium, devancés dans cette province par une colonie de Luthériens du Wurtemberg, fondée dans le même dessein.
S'il est étonnant de trouver au sein des campagnes ignorantes de la Russie des opinions religieuses d'un spiritualisme aussi élevé, combien n'est-il pas plus surprenant encore de rencontrer chez ces paysans quelques-unes des doctrines nourries par les Gnostiques (p. 382) qui appartenaient aux classes les plus éclairées de la société chrétienne. Tel est le cas, cependant, avec les Doukhobortzi, ou Combattants en esprit[184].
L'origine de cette secte est inconnue. Ils la font dériver eux-mêmes des trois jeunes hommes qui furent jetés dans la fournaise ardente par Nabuchodonosor, pour avoir refusé d'adorer son image (Daniel, III), légende qui porte probablement avec elle un sens allégorique. Ils n'ont pas de documents historiques sur leur secte, ou du moins on n'en a découvert aucun jusqu'ici. Selon notre opinion, cependant, ils continuent la secte des Patarènes, qui soutenaient exactement la même doctrine que les Doukhobortzi, sur la chute de l'âme avant la création de ce monde, et qui étaient très nombreux au XIIIe siècle et au XIVe, en Servie, en Bosnie et dans la Dalmatie, mais dont il n'est plus fait mention depuis la dernière partie du XVe siècle. Il est très-naturel de supposer que quelques-uns de ces sectaires, persécutés dans le Midi, se réfugièrent au milieu de leurs frères slaves de Russie, d'autant mieux que le dialecte du pays qu'ils avaient habité a beaucoup de rapport avec le russe. Quoi qu'il en soit, les Doukhobortzi furent découverts, quelques années avant le milieu du XVIIIe siècle, sur différents points de la Russie. Ils furent violemment persécutés sous le règne de Catherine et de Paul, particulièrement à cause de leur refus de servir dans l'armée; et ils supportèrent cette persécution avec une fermeté, une résignation et une douceur vraiment remarquable. L'empereur Alexandre leur accorda toute liberté, et leur permit de fonder des établissements dans le sud de la Russie, sur (p. 383) les bords de Molotchna, où ils se signalèrent par leur industrie et leur droiture. Quant à leurs dogmes, nous donnons plus bas la Confession de foi qu'ils présentèrent à Kokhowski, gouverneur de Cathérinoslaff, au temps de leur persécution sous Catherine, et qui, vu l'ignorance des paysans auteurs de ce document, étonne véritablement par les idées abstraites et les expressions recherchées qu'il renferme:
«Notre langage est rude en toute occasion; les écrivains coûtent cher, et il ne nous est pas facile, à nous qui sommes sous les verroux, de nous en procurer. C'est pourquoi cette déclaration de notre cru est si mal rédigée. Ceci considéré, nous vous prions, ô chef, de pardonner à des hommes peu versés dans l'art d'écrire, le désordre des pensées, le peu de clarté et la défectuosité de l'exposition, le défaut de goût dans le discours et l'âpreté des mots; et si, revêtant l'éternelle vérité d'une enveloppe grossière, nous défigurons par là des traits divins, nous vous conjurons de ne vous en pas lasser pour elle, car elle brille de sa propre beauté dans tous les temps et de toute éternité.
»Dieu est un, mais il est un en trois personnes. Cette sainte Trinité est un être impénétrable. Le Père est la lumière, le Fils est la vie, le Saint-Esprit est la paix. Dans l'homme, le Père se manifeste comme la mémoire, le Fils comme la raison, le Saint-Esprit comme la volonté; l'âme humaine est l'image de Dieu; mais en nous cette image n'est rien autre que la mémoire, la volonté et la raison. L'âme avait existé avant la création du monde visible. Elle est tombée antérieurement avec beaucoup d'autres esprits, qui faillirent alors dans le monde spirituel, dans le monde d'en haut; en conséquence, la chute d'Adam et Ève ne doit pas être prise à (p. 384) la lettre; mais cette partie de l'Écriture est une image où se trouve représentée d'abord la chute de l'âme humaine, de son état de pureté céleste dans le monde spirituel et avant sa venue ici-bas; en second lieu, la rechute faite par Adam, au commencement des jours de ce monde, et dont la description est adaptée à notre intelligence; et, en dernier lieu, la chute qui, depuis Adam, se renouvelle spirituellement et charnellement chez tous les hommes, et qui se renouvellera jusqu'à la fin du monde. Originairement l'âme tomba, parce qu'elle détourna sur elle-même la contemplation et l'amour qu'elle devait concentrer sur Dieu, et qu'elle s'enorgueillit de sa propre beauté. Quand, pour son châtiment, l'âme fut enfermée dans sa prison charnelle, elle succomba pour la seconde fois dans la personne d'Adam, par le crime du serpent séducteur, c'est-à-dire sous les excitations corruptrices de la chair. Maintenant notre chute à tous est due à la séduction du même serpent qui est entré en nous par Adam, avec l'orgueil et la vaine gloire de l'esprit et l'impudicité de la chair. En punition de sa première chute dans le monde spirituel, l'âme perdit l'image divine et se vit emprisonnée dans la matière. La mémoire de l'homme s'affaiblit, et il oublia ce qu'il avait été jadis. Un voile s'étendit sur sa raison, et sa volonté se corrompit. C'est ainsi qu'Adam parut sur cette terre avec un faible souvenir de son premier séjour, et privé d'une raison ferme et droite. Son péché, ou sa rechute ici-bas, ne s'étend pas néanmoins à sa postérité, car chacun pèche et se sauve pour soi-même. Bien que ce ne soit pas la faute d'Adam, mais l'opiniâtreté individuelle qui forme la racine du péché, personne n'en est cependant exempt; car l'homme, déjà tombé avant de venir au monde, apporte (p. 385) avec lui un penchant à une nouvelle chute. Après la première chute de l'âme, Dieu créa ce monde pour elle, et la précipita, selon sa justice, du séjour de l'éternelle pureté sur cette terre, comme dans une prison, en châtiment du péché[185]; et maintenant notre esprit dans ses chaînes terrestres, se plonge et s'ensevelit dans ce gouffre d'éléments qui fermentent autour de lui. D'un autre côté, l'âme est envoyée dans cette vie comme dans un lieu d'épreuve, afin que, livrée à son libre arbitre sous son enveloppe charnelle, elle choisisse entre le bien et le mal, et obtienne ainsi le pardon de son premier crime ou s'attire un châtiment éternel. Une fois la chair formée pour nous sur cette terre, notre esprit s'y précipite d'en haut, et l'homme est appelé à l'existence. Notre chair est la tente disposée pour recevoir notre âme, et sous laquelle nous perdons le souvenir et le sentiment de ce que nous avions été avant notre incarnation; c'est l'eau des éléments dans ce monde du Seigneur, où nos âmes purifiées doivent se transformer en un esprit éternellement pur, supérieur au premier; c'est l'archange au glaive de feu, qui nous barre le chemin à l'arbre de vie, à Dieu, à l'absorption en sa divinité. Et ici se trouve accomplie sur l'homme cette destination divine, et maintenant il faut prendre garde qu'il n'avance sa main, et aussi qu'il ne prenne de l'arbre de vie, et qu'il n'en mange et ne vive à toujours.
»Dieu, prévoyant de toute éternité la chute de l'âme dans la chair, et sachant l'homme incapable de se relever par sa propre force, l'éternel amour décida de descendre sur la terre, de se faire homme et de satisfaire par ses souffrances à l'éternelle justice.
(p. 386) »Jésus-Christ est le Fils de Dieu et Dieu lui-même. Il faut observer cependant que, lorsqu'il intervient dans l'Ancien-Testament, il ne représente que la sagesse suprême de Dieu, le Tout-Puissant, enveloppé au commencement dans la nature du monde et caché plus tard sous la lettre de la parole révélée. Le Christ est le Verbe divin, qui nous parle dans le livre de la nature et dans les Écritures saintes; le pouvoir qui, semblable au soleil, brille miraculeusement sur la création et dans le cœur de la créature, qui donne à tout le mouvement et la vie, et se trouve à la fois partout, en nombre, poids et mesure. Il est le pouvoir de Dieu, qui, dans nos ancêtres comme dans nous-mêmes, s'est manifesté et agit encore en différentes manières; considéré dans le Nouveau-Testament, il est l'esprit incarné de la plus haute sagesse, la connaissance de Dieu et la vérité pure, l'esprit d'amour, l'esprit descendu d'en haut, incarné, inexprimable, la plus sainte allégresse, l'esprit de consolation, de paix, de chaque battement du cœur, l'esprit de chasteté, de sobriété, de modération.
»Le Christ fut homme aussi, parce que, comme nous-mêmes, il naquit dans la chair; mais il descend aussi en chacun de nous par l'annonciation de Gabriel, et se communique spirituellement comme dans Marie. Il naît dans l'esprit de chaque croyant; il va dans le désert, et il est tenté par le diable dans la personne de tous les hommes, au moyen des soucis de la vie, de la luxure et des honneurs mondains. Quand il se développe en nous, il nous donne des paroles d'enseignement; il est persécuté et meurt sur la croix; il est couché dans le tombeau de la chair; il se lève brillant de gloire dans l'âme des affligés de la dixième heure; il vit en eux quarante jours, échauffe leurs cœurs, les guide vers le (p. 387) ciel, et les offre sur l'autel de Gloire comme un sacrifice saint, véritable et agréable à Dieu.»
Au sujet des miracles du Christ, les Doukhobortzi disent: «Nous savons qu'il a fait des miracles; pécheurs, nous étions morts, aveugles et sourds, et il nous a ressuscités; mais nous repoussons les prétendus miracles du corps.»
Les Doukhobortzi reconnaissent la parole de Dieu dans les Écritures; mais ils prétendent que tout y a un sens mystérieux qui n'est intelligible et n'a été révélé qu'à eux seuls, et que tout y est symbolique. Ainsi l'histoire de Caïn est une allégorie des fils corrompus d'Adam, qui persécutent l'Église invisible figurée par Abel. La confusion des langues n'est rien autre chose que la séparation des Églises. Pharaon noyé est le symbole de la défaite de Satan, qui périra avec tous ses suppôts dans la mer rouge de feu, à travers laquelle les élus, c'est-à-dire les Doukhobortzi, passeront sains et saufs. Ils expliquent de la même manière le Nouveau-Testament; ainsi, l'eau changée en vin aux noces de Cana, signifie que le Christ, lors de son union mystérieuse avec notre âme, convertira dans notre cœur les pleurs du repentir en un vin spirituel, saint et céleste, en un breuvage de joie et de félicité.
La croyance métaphysique de ces sectaires ne suffit pas à les préserver de la superstition la plus grossière et la plus révoltante, preuve surabondante que les spéculations métaphysiques conduisent quelquefois ceux qui s'y livrent à des conséquences dont le simple bon sens d'un ignorant se serait défendu, et offrent à peine une ombre de compensation à l'absence des principes positifs de la religion. On prétend généralement qu'ils ont des doctrines et des rites secrets, dont le mystère (p. 388) n'a jamais été percé. Ceux-là mêmes d'entre eux qui se sont ralliés à l'Église officielle ayant gardé un silence obstiné à cet égard, nous ne saurions dire si cette opinion est fondée ou non. Le fait qui suit semble néanmoins établi d'une manière incontestable:
Un individu appelé Kapoustin, officier libéré des gardes, s'unit, vers le commencement de ce siècle, aux Doukhobortzi établis sur les bords de la Molotchna. La dignité imposante de son maintien, ses capacités extraordinaires, et, par dessus tout, sa brillante éloquence, lui acquirent une telle influence sur ces sectaires, qu'ils virent en lui un prophète et se soumirent aveuglément à toutes ses instructions. Il introduisit parmi ses disciples la doctrine de la transmigration des âmes, enseignant que l'âme de chaque fidèle était une émanation de la Divinité, le Verbe fait chair, et resterait sur la terre seulement en changeant de corps, tant que le monde créé existerait. Que Dieu s'est manifesté comme Christ dans le corps de Jésus, le plus parfait et le plus pur des hommes, et que l'âme de Jésus était conséquemment la plus pure et la plus parfaite de toutes les âmes. Que depuis le temps où Dieu s'est manifesté en Jésus, il demeure avec l'humanité, vivant et se manifestant en chaque croyant; mais l'individualité spirituelle de Jésus, conformément à ce qu'il a déclaré lui-même par ces paroles: «Je resterai avec vous jusqu'à la fin des temps,» continue à habiter ce monde, changeant de corps de génération en génération, mais gardant, par un privilége de Dieu, le souvenir de sa première existence. C'est pourquoi tout homme en qui réside l'âme de Jésus, a la conscience de ce qu'il est.
Pendant les premiers âges du Christianisme, ce fait était universellement admis, et le nouveau Jésus se dévoilait (p. 389) à tous; il gouvernait l'Église et décidait toutes les controverses en matière de Religion. On l'appelait le pape; mais de faux papes usurpèrent bientôt le trône de Jésus, qui n'a conservé qu'un petit nombre de fidèles, suivant ce qu'il a prédit lui-même: «Qu'il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus.» Ces vrais croyants, dit-il, sont les Doukhobortzi; Jésus ne les quitte pas, et son âme se perpétue en l'un d'eux; ainsi, Sylvain Kolesnikof (un des chefs de leur secte), que beaucoup de vos anciens ont connu, était un Jésus véritable; mais aujourd'hui c'est moi qui suis Jésus, aussi vrai que le ciel est sur ma tête et la terre sous mes pieds. Je suis le Jésus-Christ unique, votre Seigneur. C'est pourquoi prosternez-vous et adorez-moi! Et ils se prosternèrent et ils l'adorèrent.
Kapoustin fonda une communauté parfaite de biens entre ses disciples; les champs étaient cultivés en commun et leurs fruits répartis selon les besoins de chacun; quelques manufactures s'établirent et la colonie devint florissante.
En 1814, il fut emprisonné pour son prosélytisme, mais relâché, quelque temps après, sous caution. Le bruit de sa mort se répandit alors; mais les autorités ayant ordonné l'ouverture de la fosse où on le disait enterré, on ne trouva que le corps d'un autre individu. Tous les efforts pour découvrir sa résidence furent vains, et ce ne fut qu'après sa mort bien réelle que l'on découvrit qu'il avait passé plusieurs années dans une caverne ignorée, d'où il dirigeait ses disciples. Kapoustin institua un conseil de trente personnes, dont douze reçurent le nom d'apôtres. Ce conseil choisit pour son successeur son fils, jeune homme de quinze ans environ, d'un esprit faible et déréglé; mais le gouvernement (p. 390) de la communauté était conduit par le conseil. Ses membres virent cependant s'échapper de leurs mains l'empire absolu que Kapoustin avait exercé sur l'esprit de ses disciples, et leur autorité, aussi bien que la vérité de leurs doctrines, furent mises en question par beaucoup de ces derniers, qui donnèrent des symptômes de rébellion. Le conseil se constitua en tribunal secret pour le maintien de son autorité, et ceux qui lui avaient résisté ou qui parurent suspects de désertion en faveur de l'Église instituée, furent attirés ou conduits de force dans une maison bâtie dans une île de la Molotchna, et appelée Ray i Mouka, c'est-à-dire Paradis et Torture, et mis à mort de diverses manières. Le gouvernement reçut avis de cet odieux attentat, et l'on découvrit un grand nombre de cadavres, dont quelques-uns mutilés tandis que d'autres semblaient avoir été enterrés vivants. L'enquête judiciaire sur cette horrible affaire, commencée en 1834, fut terminée en 1839. L'empereur ordonna que tous les Doukhobortzi appartenant à cette colonie fussent transportés au-delà du Caucase, et divisés, dans ces provinces, en communautés séparées, soumises à la plus rigoureuse surveillance. Ceux qui consentirent à entrer dans le giron de l'Église nationale, purent cependant rester dans leurs anciens établissements.
Le récit de ces actes d'affreuse superstition, accomplis de nos jours, serait incroyable, si l'authenticité n'en était constatée par une autorité aussi importante que celle du comte, aujourd'hui le prince Woronzoff, qui est parfaitement connu en Europe. Le fait que l'on vient de rapporter se produisit dans une province confiée à son administration. Le baron Haxthausen, dont l'ouvrage nous a fourni les détails de cette affaire, (p. 391) donne la traduction d'une proclamation adressée aux Doukhobortzi, et signée du comte de Woronzoff comme gouverneur-général des provinces de la Nouvelle-Russie et de Bessarabie, le 26 janvier 1841.
Dans cette proclamation, il publie l'ordre de transportation dans les provinces trans-caucasiennes, et il ajoute qu'au nom de leur croyance et sur les instructions de leurs prédicateurs, ils s'étaient rendus coupables de meurtres et des plus odieux traitements, donnant asile aux déserteurs et cachant les crimes de leurs frères, qui attendaient en prison le juste châtiment de leurs forfaits. En conséquence de cet ordre, deux mille cinq cents individus environ furent transportés au-delà du Caucase, et le reste se soumit à l'Église de l'État; mais, selon toute probabilité, cette conversion ne fut qu'apparente. Notre autorité ne donne aucun renseignement sur ceux qui, aux termes de la proclamation du comte Woronzoff, furent convaincus des crimes auxquels il fait allusion, et dont les débats mériteraient certainement de figurer au premier rang des causes célèbres de l'Europe.
Description des Martinistes, ou la Franc-Maçonnerie religieuse. — Utilité de leurs travaux. — Leur persécution par l'impératrice Catherine. — Ils reprennent leurs travaux sous l'empereur Alexandre. — Ils font fleurir les sociétés bibliques, etc. — Remarques générales sur les Russes. — Constitution donnée à Moscou par les Polonais. — Situation religieuse des Slaves de l'Empire ottoman. — Observations générales sur la condition actuelle des nations slaves. — Ce que l'Europe peut espérer ou craindre d'elles. — Causes qui s'opposent aujourd'hui aux progrès du Protestantisme parmi les Polonais. — Moyens de propager la religion de l'Évangile chez les Slaves. — Perspective heureuse pour elle en Bohême. — Succès des efforts du révérend F.-W. Kossuth à Prague. — Raisons pour que les Protestants anglais et américains prêtent quelque attention à la situation religieuse des Slaves. — Alliance entre Rome et la Russie. — Influence du despotisme et des institutions libérales sur le Catholicisme et le Protestantisme. — Causes de la recrudescence actuelle du Catholicisme. — Quel contrepoids l'on pourrait y opposer. — Importance d'une alliance entre les Protestants anglais et slaves.
Nous n'achèverons pas le tableau des sectes religieuses de la Russie, sans une rapide esquisse des Martinistes, qui méritent une place honorable dans les annales de la religion, et, tout à la fois, dans celle de la Franc-Maçonnerie, pour avoir mis en pratique, au moyen des loges maçonniques, les sublimes préceptes de la Religion; et peut-être la Franc-Maçonnerie n'eut-elle jamais occasion de se déployer dans une plus noble (p. 393) sphère d'activité que sous le nom de Martinisme, en Russie.
Le chevalier Saint-Martin n'est pas aussi connu qu'il mériterait de l'être[186]. Ce serait cependant excéder les limites de cet ouvrage, que de donner une biographie de cet homme remarquable, qui, dans un siècle où l'école philosophique exerçait en France un tyrannique empire sur l'opinion publique, travaillait sans relâche à répandre les doctrines du Christianisme pur, bien qu'empreint d'une teinte considérable de mysticisme. Il essaya d'établir ses doctrines au moyen des loges maçonniques, en leur imprimant une direction religieuse et pratique. Il ne parvint pas à réaliser ses vues dans sa patrie, bien qu'il eût obtenu quelque succès au sein des loges de Lyon et de Montpellier; mais ses doctrines furent importées en Russie par un Polonais, le comte Grabianka, et par un Russe, l'amiral Plestcheyeff, et introduites par leur influence dans les loges maçonniques de ce pays, où elles ont pris depuis ce temps de plus grands développements encore. Les ouvrages de Jacob Boehme et d'écrivains religieux protestants, tels que Jean Arndt, Spener et quelques autres de la même école, et les écrits de Saint-Martin lui-même, devinrent les guides de cette société, qui comptait dans son sein des personnes appartenant aux premiers rangs de la communauté. Leur but n'était pas de s'abandonner uniquement à des spéculations religieuses, mais de mettre avant tout en pratique les préceptes du Christianisme, en faisant le bien, et ils déployèrent à cet égard la plus (p. 394) louable activité. Leur sphère d'action, loin de se limiter à simples actes de charité, s'étendait à l'éducation et aux progrès des lettres. Ils firent de Moscou leur siége principal, et ils fondèrent dans cette capitale une société typographique pour l'encouragement de la littérature. Afin d'exciter les jeunes gens à se vouer au culte des lettres, cette société achetait tous les manuscrits qui lui étaient apportés, prose et poésie, productions originales et traductions. Un grand nombre de ces manuscrits, indignes de voir le jour, furent détruits ou délaissés dans les cartons; mais beaucoup d'entre eux eurent les honneurs de l'impression. Les sociétaires favorisaient surtout la publication des ouvrages de religion et de morale; mais ils imprimaient aussi les œuvres consacrées aux diverses branches des lettres et des sciences, si bien que la littérature russe s'enrichit rapidement d'un grande nombre d'écrits traduits en partie des langues étrangères. Ils fondèrent aussi une vaste bibliothèque, pour laquelle ils déboursèrent plus de quarante mille livres sterling, monnaie d'Angleterre, composée principalement d'ouvrages religieux, et accessible à tous ceux qui désiraient puiser des renseignements. Une école s'ouvrit à leurs frais, et ils s'appliquaient à rechercher les jeunes gens de mérite pour leur fournir les moyens d'achever leurs études dans le pays ou aux Universités étrangères.
Au sein de cette admirable société, l'on remarque en relief les traits de Novikoff, qui, dès ses plus jeunes années, se dévoua, de toutes les forces de son cœur et de son âme, au développement intellectuel de sa patrie. Il publia, en débutant, un recueil périodique de littérature, s'attachant à répandre des avis utiles, attaquant les préjugés, les abus, et tout ce qui était mal. Il fonda (p. 395) ensuite un journal savant et une autre publication d'un caractère plus populaire, mais toujours avec un but sérieux, et il consacra le produit de ses œuvres à créer des écoles primaires avec l'instruction gratuite. Il fixa plus tard sa résidence à Moscou, où il institua la société typographique dont nous avons parlé.
Chaque membre de la Franc-Maçonnerie contribuait à ces nobles fins, non-seulement de sa bourse, mais encore par ses efforts personnels, par son influence sur ses parents et sur ses amis, pour les engager à suivre son exemple. S'ils découvraient, fût-ce au loin, un homme de talent, ils s'efforçaient de le mettre dans son jour. C'est ainsi que l'un des membres les plus actifs de cette société, M. Tourghénéff[187], trouva, au fond d'une province, un jeune homme d'avenir, mais qui n'avait pas les moyens de cultiver ses talents. Il l'emmena à Moscou et le mit à même d'étudier à l'Université. Ce jeune homme devint l'illustre historien de Russie Karamsin, aussi distingué par la noblesse de son caractère que par son mérite éclatant.
Le zèle des Martinistes en faveur des œuvres de charité, égalait celui qu'ils apportaient au progrès intellectuel de leur pays. Ceux qui ne pouvaient donner beaucoup d'argent, donnaient leur temps et leurs peines. Plusieurs Martinistes dépensèrent littéralement jusqu'à leur dernier rouble pour venir en aide aux établissements utiles de leur société et aux souffrances de leurs semblables; ainsi, Lapoukhine, membre de l'une des plus grandes familles de Russie, dépensa de cette manière une fortune princière, tout en n'accordant à ses besoins que le plus strict nécessaires. Sénateur et juge (p. 396) de la cour criminelle de Moscou, sa vie entière fut consacrée à la défense des opprimés et des innocents, dans un pays où l'état de la justice fournissait ample matière à sa générosité. Bien d'autres encore que l'on pourrait citer, sacrifièrent des fortunes considérables et se soumirent à de grandes privations afin de pouvoir mieux seconder les nobles efforts de leur société.
Il est malheureusement bien rare qu'un Polonais trouve à parler ainsi des Russes; ajoutons qu'il s'est rencontré parmi eux beaucoup d'individus d'une générosité diamétralement opposée à la ligne de conduite suivie systématiquement par leur gouvernement envers les compatriotes de l'auteur; ils ont allégé les souffrances de plus d'une victime de ce système de persécution; et, ce qui est peut-être une preuve plus grande encore d'élévation d'âme, ils ont su flatter les sentiments de nationalité, profondément blessés, de ceux dont les vues ne pouvaient s'accorder avec les leurs. De tels hommes nous sauraient peu de gré de proclamer ici leurs noms; mais si ces lignes viennent à leur tomber un jour sous les yeux, qu'ils demeurent bien convaincus que nos compatriotes sont instruits de leurs actions et en apprécient tout le mérite. Rien ne saurait nous empêcher cependant d'exprimer le respect plein de reconnaissance dont nos concitoyens sont pénétrés pour la mémoire du prince Galitzin, gouverneur-général de Moscou, qui se montra d'une bonté toute paternelle envers beaucoup de jeunes Polonais, victimes d'une persécution systématique commencée, en 1820, contre leur nationalité, dans les provinces polonaises de la Russie, et qui furent exilés de leurs foyers au cœur même de ce pays, uniquement pour avoir mis leurs talents et leur conduite morale en obstacle à l'accomplissement (p. 397) des fins de cette persécution. Nous n'hésitons pas à affirmer que les opinions que nous avons exprimées sont partagées par tous les vrais patriotes polonais, au nombre desquels nous en citerions qui ont préféré les souffrances de l'exil aux avantages considérables qu'ils pouvaient se procurer en faisant acte d'adhésion à un système politique contre lequel ils luttent aujourd'hui. Ce n'est pas une aveugle haine de nationalité qui fera jamais prospérer une cause légitime, car de semblables sentiments sont plutôt faits pour la dégrader. Un honnête homme restera fidèle à la cause qu'il a embrassée par des motifs de conscience, sans avoir égard à son intérêt ni aux personnes qui pourraient l'attaquer ou la défendre. Il ne la désertera pas, parce que les êtres pour qui il nourrit des sentiments de considération personnelle et même d'affection viendraient à se trouver en opposition avec lui, ou parce qu'il aurait le malheur de ne pouvoir sympathiser avec beaucoup de ses défenseurs.
Revenons aux Martinistes. Il est certain que s'ils avaient eu la liberté de continuer leurs nobles travaux, ils eussent accéléré la marche de la véritable civilisation en Russie; car ils apportaient tout leur zèle à éclairer leurs concitoyens, non-seulement en semant à pleines mains l'instruction littéraire et scientifique dans les diverses classes de la population, mais surtout en inspirant un esprit vraiment religieux à l'Église nationale, qui ne représente qu'un assemblage de formes extérieures et de croyances superstitieuses, et en la transformant en agent puissant de moralisation et d'éducation religieuse pour le peuple.
Les loges maçonniques embrassèrent peu à peu tout le territoire, et leur influence bienfaisante commençait (p. 398) à se faire sentir tous les jours davantage. Elles comptaient dans leur sein les hommes les plus recommandables de la Russie, de hauts fonctionnaires, des lettrés, des négociants, et particulièrement des éditeurs et des imprimeurs. On trouvait aussi dans leurs rangs plusieurs hauts dignitaires de l'Église, en même temps que de simples prêtres de paroisse.
Ce fut une glorieuse époque dans les annales de la Franc-Maçonnerie, qui ne fournit jamais peut-être, bien que trop courte, hélas! de plus noble carrière d'utilité, que celle qu'elle parcourut en Russie sous la conduite de ses chefs martinistes. Elle eût découvert à ce pays tout un horizon nouveau, en changeant le cours de ses idées de conquête et d'agression contre d'autres contrées, et en dirigeant l'énergie de ses populations sur des progrès intérieurs et sa propre civilisation; mais rien de ce qui est noble et bon ne peut fructifier sans l'air fécondant de la liberté. Les aspirations généreuses se flétrissent tôt ou tard sous le souffle glacé du despotisme, qui, bien qu'inspiré par circonstance d'intentions équitables, les refoulera toujours quand leur objet viendra à froisser ses intérêts réels ou imaginaires. Il en fut ainsi avec les Martinistes. L'impératrice Catherine, qui avait réalisé dans son empire un certain nombre de réformes conçues dans un esprit de libéralisme remarquable, devint de plus en plus despote en avançant en âge. La peur de la révolution française lui fit abandonner toutes les idées dont l'étalage lui acquit l'adulation de ces mêmes écrivains qui avaient précipité cette terrible commotion. Il ne fut plus question d'aider par tous les moyens au développement intellectuel de ses sujets, mais bien, au contraire, de les arrêter dans la voie du progrès, et conséquemment, la (p. 399) Franc-Maçonnerie en général et la société typographique en particulier, éveillèrent ses défiances. L'un de ses membres les plus actifs, Novikoff, dont nous avons dit les efforts pour éclairer ses concitoyens, fut enfermé dans la forteresse de Schlusselbourg, et Lapoukhine, le prince Nicolas Troubetzki et Tourghénéff furent exilés dans leurs terres; les ouvrages d'Arndt, de Spener, de Boehme et d'autres livres religieux traduits en russe, furent saisis et brûlés comme dangereux pour l'ordre public.
L'empereur Paul mit Novikoff en liberté à son avènement au trône; mais les épreuves de ce patriote n'étaient pas terminées. Délivré de ses fers, il trouva la désolation assise dans son foyer; sa femme était morte, et ses trois jeunes enfants en proie à un fléau terrible et incurable. L'empereur Paul, dont les accès fièvreux de despotisme étaient le résultat d'un esprit affaibli et troublé par un sentiment douloureux des torts de sa mère à son égard, mais dont la nature avait quelque chose de noble et de chevaleresque, demanda à Novikoff[188], quand il lui fut présenté à sa sortie de la forteresse, comment il pourrait compenser l'injustice dont il avait été victime et les souffrances qu'il avait endurées. «En rendant la liberté à tous ceux qui furent jetés dans les fers en même temps que moi,» répondit Novikoff.
Les Martinistes ne purent reprendre le cours de leurs (p. 400) premiers travaux, ils continuèrent cependant à défendre et à propager leur doctrine. L'empereur Alexandre qui, à la suite de la guerre de France, s'était mis à incliner au mysticisme religieux, particulièrement sous l'influence de la célèbre madame Krudener, et qui désirait sincèrement le bien de son pays, appela les Martinistes dans ses conseils. Il confia à l'un d'eux, le prince Galitzin, le département des cultes et de l'instruction publique. Galitzin et d'autres Martinistes rivalisèrent d'efforts pour répandre les lumières au sein du peuple, et surtout pour faire dominer l'élément religieux dans l'éducation. Ce fut à cette époque que les Sociétés bibliques se multiplièrent sous l'influence du gouvernement, et que beaucoup d'ouvrages étrangers d'un caractère religieux, tels que ceux de Jung Stilling, etc., furent traduits et publiés. Un journal d'une tendance mystique, intitulé le Messager de Sion, fut publié en russe par M. Labzin. Ce recueil périodique eut un grand débit, et, selon toute apparence, beaucoup de lecteurs partageaient ces opinions; mais, comme il n'existe pas de publicité en Russie, il est très difficile de constater le véritable état des choses. On peut dire cependant, en toute assurance, que les tendances libérales et religieuses qui s'étaient manifestées sous le règne de l'empereur Alexandre, ont disparu de la Russie et cédé le terrain à une ligne de politique dont le but invariable est de mouler les divers éléments de nationalité et de religion renfermés dans les limites de l'Empire russe, en une seule Église, en une seule nation; politique qui, selon nous, porte en elle-même plus de germes de destruction que de conservation d'un État. Nous avons dit la persécution à laquelle l'Église grecque unie avait eu à faire tête sous le gouvernement (p. 401) actuel, les tentatives qui avaient pour objet de convertir l'Église protestante des provinces de la Baltique, sont aussi bien connues. C'est en conséquence de cette politique, que les Sociétés bibliques furent défendues, et que les missionnaires protestants qui propageaient la religion des Écritures dans les provinces asiatiques de la Russie, furent empêchés de poursuivre leurs travaux.
Nous l'avouerons, c'est avec un sentiment de satisfaction peu ordinaire, que nous avons insisté sur les faits propres à jeter un jour favorable sur le sombre tableau qui a été souvent fait de la condition sociale de nos frères slaves de Russie. L'exemple des Martinistes et des Malakanes, pris dans les classes les plus élevées et les plus basses à la fois de la société russe, prouve que le long despotisme qui s'est appesanti depuis des siècles et qui pèse encore sur ce pays, et l'influence non moins funeste d'une servitude dégradante jusqu'au sein du foyer domestique, n'ont pas détruit dans ses habitants les germes des plus nobles qualités morales qui, sous tout autre ciel plus doux, se fussent développés entièrement[189].
(p. 402) Les souffrances qui ont été infligées à la nation de l'auteur de cet ouvrage par le gouvernement russe, sont trop bien connues; et c'est précisément à cause de son opposition à cette aveugle politique, qu'il se trouve aujourd'hui sur le sol hospitalier de l'Angleterre. Il n'hésite point toutefois à déclarer, au nom de ses concitoyens, que les sentiments qui les animent à l'égard des Russes, ne sont pas ceux de la vengeance, mais d'un regret profond de les voir transformés en misérables instruments d'oppression, et par cela même cent fois plus à plaindre que le parti opprimé. Ils espèrent qu'une nation qui peut se glorifier des trophées républicains de Novogorod, et qui a produit un Minine et un Pojarski, est réservée à de plus hautes destinées[190]. Longues et sanglantes furent les luttes qui divisèrent les deux nations, et la victoire couronna plus d'une fois les aigles polonaises; mais peu de peuples peuvent se vanter d'un triomphe aussi glorieux que celui qui fut obtenu, en 1612, sur Moscou, par le général polonais Zolkiewski. Ayant défait les forces russes, Zolkiewski marcha sur leur capitale qui, en proie à l'anarchie et aux factions, trembla à l'approche d'un ennemi redouté. Pour échapper à la ruine imminente de leur pays, les boyards offrirent, par l'intermédiaire de Zolkiewski, le trône de Russie au fils de Sigismond III, sans stipuler d'autre condition que la liberté de leur Église. Le général victorieux accepta cette proposition; il y fit ajouter qu'une constitution, garantissant aux habitants leurs vies et leurs propriétés, serait établie en même temps en Moscovie; (p. 403) ainsi, le vainqueur conférait une liberté inespérée aux vaincus. Entré dans la capitale à la demande des boyards, il rétablit l'ordre et se concilia la confiance illimitée des habitants. Quand, pour accélérer l'exécution du traité conclu par ses soins, Zolkiewski partit de Moscou, il laissa cette capitale, naguère terrifiée et consternée à son approche, au milieu des regrets universels de la population. Les principaux personnages du pays l'accompagnèrent jusqu'aux portes de la ville, les fenêtres et même les toits des maisons, dans les rues qu'il avait à traverser, étaient garnis de Russes appelant la bénédiction du ciel sur le général polonais, qu'ils redoutaient peu de temps auparavant comme leur plus terrible ennemi[191]. Nous autres Polonais, nous serons toujours plus fiers de ce triomphe de notre Zolkiewski, que de toutes les victoires remportées par notre nation; que les Russes se glorifient des trophées sanglants de leur Souvaroff et du massacre de Praga!...
Les Slaves de l'empire turc se convertirent à une période moins récente que les autres nations de leur race; c'était là, du reste, une conséquence de leur proximité de Constantinople et de leurs relations fréquentes avec cette capitale de l'Orient. Ils sont restés depuis ce temps sous la juridiction du patriarche grec. Leur histoire ecclésiastique n'offre aucun trait particulier digne d'intérêt, à l'exception de la secte des Bogomils, qui eut (p. 404) quelque succès dans la Bulgarie, et qui était très certainement d'origine slave, comme l'indique son nom, tiré de Boh, Dieu, et Milouy, ayez pitié. Nous citerons encore les Patarins, secte importée d'Italie, et qui compta de nombreux adhérents en Servie, en Bosnie et en Dalmatie, du XIIe au XVe siècle. La description de ces sectes se trouve dans toutes les histoires ecclésiastiques; mais il règne encore beaucoup d'incertitude sur la véritable nature de leurs doctrines, que nos limites ne nous permettent pas de rechercher[192]. Nous avons déjà fait remarquer que les Patarins avaient des doctrines semblables à celles des Doukhobortzi. Un nombre considérable de Serviens, parmi lesquels plusieurs familles nobles de ce pays, embrassèrent l'islamisme vers la fin du XIVe siècle. Ils ont conservé la langue slave, leurs traditions nationales et le trait caractéristique de ces peuples, l'attachement à leur race, en unissant à ces sentiments une foi ardente à la lettre du Koran. Un grand nombre de ces Slaves se distinguèrent au service de la Turquie et furent investis des plus hautes dignités de l'État. Conformément à l'Ethnographie slave de Szaffarik, leur nombre s'élevait à un demi-million d'âmes, outre trois cent mille Bulgares qui sont devenus aussi sectateurs de Mahomet.
Après avoir tracé rapidement l'histoire religieuse des nations slaves, nous ajouterons quelques considérations générales sur cette question et sur les principaux sujets qui s'y rattachent immédiatement. Notre but, en mettant cette esquisse au jour, n'a jamais été d'amuser nos lecteurs, car un ouvrage de fiction eût infiniment mieux convenu dans ce cas que des faits historiques; notre (p. 405) intention a été d'apporter un faible support au service de la cause de la Réforme en général, en produisant un nouveau témoignage en sa faveur, et d'exciter ainsi l'intérêt des Protestants anglais pour la même cause dans les contrées slaves. Les Protestants de la Grande-Bretagne embrassent, dans leur zèle à répandre la vérité chrétienne, les nations les plus reculées du globe, et des sommes immenses sont généreusement dépensées pour propager la parole divine dans leurs divers langages. Les missionnaires anglais et américains font des efforts pour convertir au Christianisme les sauvages insulaires de l'Océan Pacifique aussi bien que les brahmes érudits de l'Inde. Ils cherchent dans toutes les parties du monde les enfants dispersés d'Israël, pour leur ouvrir les yeux à la lumière; ils ont visité les Nestoriens et d'autres débris des Églises de l'Orient, afin de ressusciter parmi eux les vérités obscurcies et presque éteintes de l'Évangile. Plusieurs contrées de l'Europe occidentale ont eu aussi leur part de ces efforts pour ranimer l'esprit religieux; mais les nations slaves semblait seules déshéritées de cet apostolat universel. La race qui produisit Jean Huss et qui a donné des preuves de son zèle et de son attachement aux vérités proclamées par ce grand réformateur, plus peut-être qu'aucune nation du globe, éveille moins d'intérêt dans l'esprit et dans le cœur des Protestants anglais, que les habitants de l'intérieur de l'Afrique ou ceux des régions polaires; et cependant cette race, qui comprend près du tiers de toute la population de l'Europe, qui occupe plus de la moitié de son territoire et qui étend sa domination sur l'Asie septentrionale tout entière, ne compte dans son sein qu'un million cinq cent mille Protestants. Nous pensons donc que ceux d'entre les Protestants anglais (p. 406) qui ont réellement à cœur le succès de la cause protestante, même aux extrémités du monde, devraient au moins accorder quelque attention à l'état actuel de la Réforme et à son avenir dans des régions voisines de leurs propres foyers, et dont les destinées religieuses et politiques sont appelées à décider, soit en bien, soit en mal, de celles de l'Europe elle-même. L'expérience de l'histoire ne devrait-elle pas suffire pour diriger l'attention des Protestants anglais sur ces nations, où les écrits de leur propre Wickliffe ont eu un puissant retentissement, tandis qu'ils ne trouvèrent aucun écho parmi les habitants de beaucoup d'autres contrées. Un ferment d'agitation politique et religieuse travaille fortement aujourd'hui l'esprit des nations slaves; le résultat de ce bouillonnement peut produire un grand bien ou un grand mal pour l'Europe, selon la direction qui sera imprimée au mouvement résultant de cette fermentation. Ce résultat peut être un progrès intellectuel, politique et religieux, conduisant au gouvernement constitutionnel et à la réforme de l'Église dans les États slaves. Il peut servir à naturaliser et à consolider le même ordre de choses dans d'autres pays; mais il peut conduire aussi à une guerre de race, dans laquelle les antipathies et l'orgueil national joueraient un si grand rôle, que toutes autres considérations se tairaient devant le sentiment de vengeance une fois évoqué contre des torts réels ou imaginaires, et devant la perspective éblouissante d'une grandeur nationale à conquérir, quel que soit d'ailleurs le sort réservé à ces illusions. Les nations, comme les individus, sont capables des sentiments les plus élevés aussi bien que des plus mauvaises passions. Elles sont capables de générosité, de bonté et de reconnaissance, mais aussi d'arrogance, d'avidité et de vengeance; (p. 407) avec cette différence, que ces derniers sentiments, toujours réprouvés dans l'individu, ne sont que trop souvent considérés comme des vertus, quand, passés dans l'esprit d'une nation tout entière, ils prennent le masque du patriotisme. Il n'est pas rare que des hommes, qui reculeraient devant la moindre infraction aux règles les plus strictes de la morale tant qu'il s'agit de leur intérêt particulier, adoptent sans hésitation le principe de la patrie avant tout. Cette observation s'applique à toutes les nations, et principalement aux Slaves, dont les sentiments nationaux ont été irrités par le souvenir des maux historiques qu'ils ont eu à souffrir des Allemands. Ce souvenir, au lieu d'être effacé en adoucissant les sentiments blessés du parti opprimé, est, au contraire, entretenu par de nouveaux actes d'agression contre sa nationalité, et par les ouvrages d'écrivains allemands exaltant les faits d'oppression par lesquels leurs ancêtres exterminèrent les habitants slaves de provinces entières, et proclamant bien haut l'intention de continuer cette œuvre d'anéantissement national, en soumettant les Slaves modernes à la suprématie politique de l'Allemagne.
Parmi ces ouvrages, le plus remarquable est celui de M. Heffter, que nous regrettons de n'avoir pas lu avant d'avoir écrit notre Essai sur le Panslavisme. Cet ouvrage est intitulé Der Weltkampf der Deutschen und der Slaven, ou la Lutte universelle entre les Allemands et les Slaves (1847). C'est un ouvrage bien écrit, avec une connaissance profonde du sujet; il contient une description détaillée de l'asservissement des Slaves de la Baltique par les Allemands. Peu d'ouvrages cependant soulèvent à un plus haut degré les sentiments violents d'animosité nationale de la part des Slaves contre les (p. 408) Allemands, car toute sa teneur est une paraphrase continuelle des événements ainsi décrits par Herder: «Les Slaves furent ou exterminés ou réduits en servitude par provinces entières, et leurs terres furent distribuées aux évêques et aux nobles.» Le savant auteur, après avoir réuni toutes les preuves historiques contre le caractère national des Slaves, en excluant systématiquement tout ce que ses propres concitoyens ont dit en leur faveur, déclare (page 459) que les Slaves ne méritent aucun intérêt; car c'est leur conduite, ajoute-t-il, qui leur a valu les maux dont ils se plaignent. Le même auteur fait observer que le dernier acte de la lutte nationale fut la violation de tout principe du droit des gens qui fut accueillie par une réprobation si générale en Europe, c'est-à-dire l'incorporation de la république de Cracovie à l'Autriche. Il triomphe à l'idée que le Germanisme poursuivra avec fermeté le cours de ses conquêtes sur le territoire slave; il condescend généreusement à laisser aux Slaves leur langage et leur littérature, à la condition qu'ils ne feront aucune tentative d'émancipation politique; il déclare enfin que les contrées slaves soumises à la domination allemande de la Prusse et de l'Autriche, doivent perdre tout espoir d'atteindre un but que les Allemands leur défendent de poursuivre. Les mêmes sentiments furent manifestés à la diète de Francfort, qui oublia probablement que la population slave de l'Empire autrichien est plus du double de sa population allemande. Nous avons donné les extraits d'autres écrivains allemands exprimant les mêmes opinions, dans notre Essai sur le Panslavisme (p. 133). Toutes ces manifestations d'une intention positive de tenir politiquement les Slaves sous la domination de l'Allemagne, produisirent une immense (p. 409) irritation parmi ceux de la Prusse et de l'Autriche; il est à craindre que les évènements qui ont suivi, ainsi que la politique continuée aujourd'hui par le cabinet autrichien, n'aient pas adouci ce malheureux sentiment, et, dans le cas d'une nouvelle commotion politique dans l'Ouest, cette irritation pourrait produire des collisions et des complications telles, que les hommes d'État de l'Europe n'en ont peut-être jamais rêvées dans leurs spéculations philosophiques. Nous saisissons avec empressement l'occasion de représenter à la presse périodique et aux hommes publics de ce pays, la grande importance qui s'attache à leurs opinions dans les contrées auxquelles ces opinions se rapportent. Ainsi, par exemple, les articles hostiles de la presse anglaise et les discours du même genre dans les deux chambres du Parlement, causés par des accusations entièrement dénuées de fondement ou produites par des parties également coupables des excès qu'elles imputaient aux Polonais, firent sur notre pays un effet déplorable; ces manifestations hostiles ont été dues généralement à une irritation momentanée, résultant d'une impression fausse, et quelquefois elles se sont produites uniquement en opposition au parti politique anglais favorable à la cause polonaise, et quelquefois même sans autre raison qu'un accès de mauvaise humeur chez un individu, qui l'exhalait contre les Polonais parce qu'ils lui en offraient la première occasion. L'impression de tous ces discours et de ces accusations violentes s'effaça bientôt de l'esprit du public anglais, accoutumé aux expressions peu mesurées du sentiment politique; et peut-être un grand nombre des personnes qui ont pris part à ces manifestations les ont-elles oubliées depuis long-temps; mais l'impression produite en Pologne fut (p. 410) profonde et pénible, car les rapports de toutes ces expressions hostiles, émanées de la plume des journalistes anglais ou tombées des lèvres des membres du Parlement, circulèrent rapidement en Pologne, tandis que toutes les manifestations de sympathie qui eurent lieu à cette époque en faveur de ce même pays, de la part de la presse et des hommes publics de l'Angleterre, furent soigneusement soustraites à la connaissance de ses habitants[193]. Ces circonstances ont rendu un très grand service à la Russie, en affaiblissant l'influence morale de l'Angleterre dans l'est de l'Europe, et en augmentant dans une proportion inverse celle de la Russie, qui a dû un nouvel accroissement aux évènements récents de la Hongrie; et cependant peut-on douter un instant que l'influence morale de l'Angleterre ne soit un des leviers les plus puissants de la liberté et de la civilisation dans plus d'une contrée, et que les véritables intérêts de la Grande-Bretagne ne réclament toute l'énergie de ses efforts pour établir cette influence en tous lieux, afin de la faire servir au but religieux que nous avons indiqué? Ce serait l'unique moyen de contre-balancer des tendances d'une nature tout opposée, (p. 411) hostiles à la fois aux intérêts politiques, commerciaux et religieux de l'Angleterre. Personne ne doute aujourd'hui du désir traditionnel de la Russie de conquérir la Turquie; tôt ou tard cette politique persévérante triomphera, à moins qu'on ne la prive, en temps opportun, des moyens dont elle dispose. La Russie arrivera infailliblement à subjuguer l'Empire ottoman, ou tout au moins à lui infliger un coup mortel, en convertissant à ses vues politiques et religieuses les Slaves turcs. Elle est mieux que jamais en mesure d'atteindre le but constant de son ambition, depuis que l'Autriche, dominée malgré elle par les évènements récents de la Hongrie, et surtout par sa politique meurtrière dans ce pays, est devenue sans puissance contre l'envahissement moral de la Russie dans ces régions. Ses progrès peuvent encore trouver une barrière infranchissable, sans que l'on use de mauvais procédés envers cette puissance, qui ne fait, en définitive, que ce que toute autre nation, située comme elle l'est, eût probablement fait à sa place, mais en adoptant, au contraire, les moyens les plus réfléchis pour contre-balancer son influence. Nous croyons, en toute sincérité, que l'on ne saurait en employer d'autres plus efficaces que ceux dont nous avons parlé dans notre Essai sur le Panslavisme et le Germanisme, c'est-à-dire un libre développement de la nationalité des Slaves de l'Ouest et du Sud. Un régime constitutionnel, concédé bonâ fide par l'Autriche, aiderait puissamment à ce progrès si désirable dans l'intérêt de l'Europe tout entière. Il est bien à craindre qu'il ne soit trop tard, si les Slaves de l'Ouest, abandonnés par l'Europe et exposés aux efforts inconsidérés de l'Allemagne pour les maintenir dans un état de subordination (p. 412) politique, en viennent à se livrer définitivement à l'opinion, qui gagne déjà beaucoup de terrain parmi eux, que le seul moyen pour les Slaves d'obtenir une position dans la société européenne, est de sacrifier les intérêts de leurs branches séparées à ceux de leur race entière, et de chercher une compensation à ce sacrifice dans la perspective glorieuse d'un empire qui, formé de toutes leurs branches, acquerrait infailliblement une prépondérance décisive dans les affaires du monde. Tous ceux qui ont étudié la situation des diverses nations slaves, savent qu'une telle combinaison est bien moins une utopie qu'une prévision réalisable, et l'Europe fera bien d'y avoir l'œil avant qu'il soit trop tard. À tout évènement, c'est un sujet qui mérite l'examen sérieux de tous ceux qui s'intéressent à la situation politique du continent. Ils verront bientôt que les effets des déplorables procédés dont nous avons parlé, deviennent de jour en jour plus évidents, et qu'ils peuvent appeler de grandes et éternelles calamités, non-seulement sur les deux races rivales, mais encore sur la cause de l'humanité et de la civilisation en général. Tous les moyens possibles devraient donc être employés pour détourner les conséquences trop probables d'animosités nationales, dont l'existence ne saurait malheureusement être mise en doute.
La Religion n'est-elle pas le plus sûr moyen de réconcilier les individus aussi bien que les nations, bien que trop souvent les hommes l'aient transformée en instrument de désordre. Plus la forme sous laquelle le Christianisme se présente aux hommes est pure, plus son influence est puissante à cimenter les liens de charité et de bienveillance réciproques entre les individus et les nations unies sous les mêmes formes; mais malheureusement, (p. 413) ainsi que nous avons eu occasion de le dire, la communauté de religion n'a pas empêché les Protestants allemands d'abandonner leurs frères slaves de Bohême, ni même de s'unir contre eux aux Allemands catholiques de l'Autriche et de la Bavière; bien que, d'un autre côté, les Protestants polonais appuyassent de tout leur zèle leurs frères de France. Le Gouvernement protestant de la Prusse s'applique malheureusement bien plus à convertir ses sujets slaves en Allemands qu'à propager le Protestantisme parmi eux. Nous avons dit que les Églises protestantes de la Pologne prussienne ont perdu leur nationalité polonaise, et par cela même tout moyen d'exercer une influence quelconque sur les Polonais de cette province. Ajoutons que dans la province de Kœnigsberg il existe une population considérable de Protestants polonais, de telle sorte qu'il y a soixante-dix églises où le service divin s'accomplit en langue nationale. Cette population diminue chaque jour par suite des efforts incessants du gouvernement pour la fondre, comme nous l'avons dit, avec l'élément germain. Les écoles primaires, pour les enfants de cette population, sont confiées, à peu d'exceptions près, à des professeurs qui sont ou entièrement étrangers au polonais ou très imparfaitement versés dans cette langue, ce qui fait que leurs élèves polonais passent tout leur temps à apprendre un peu d'allemand, tandis que toute autre instruction donnée dans ces écoles est perdue pour eux. Il arrive fréquemment que les élèves apprennent par cœur des pages entières en allemand, sans pouvoir les comprendre; il est très naturel dès lors qu'ils restent au-dessous des élèves allemands, qui reçoivent l'instruction dans leur propre langue, et cependant cette circonstance est attribuée à (p. 414) l'infériorité intellectuelle des élèves polonais. C'est grâce à ce système vicieux d'éducation, que la population dont il s'agit perd rapidement sa langue native; beaucoup d'individus l'abandonnent pour l'allemand, et l'oublient tout-à-fait, tandis que d'autres parlent un dialecte corrompu par un mélange d'allemand.
L'unique palladium de l'idiome national, au sein de cette population, est la Bible, dont le beau langage et le style correct le préservent d'une entière destruction. Le clergé, aux soins spirituels duquel cette population est confiée, a fait de grands efforts pour obtenir du gouvernement un changement de système, mais toutes ses instances ont été vaines; il a représenté le vice d'une éducation qui est plus calculée pour arrêter le développement de l'intelligence de l'élève que pour le favoriser; il a dit que les préceptes de la Religion ne sauraient produire aucune impression durable sur l'esprit de la jeunesse, à moins d'être enseignés dans la langue maternelle. Il a fait envisager aussi que la nationalité polonaise de ses églises, dans l'intérêt de la cause protestante en général, devrait être garantie et développée au lieu d'être ruinée sourdement et détruite; car ces Églises pourraient jeter un pont entre le Protestantisme et les Slaves. Toutes ces représentations sont restées sans effet, bien qu'il existe en Prusse quelques Protestants éminents qui semblent comprendre l'importance des Églises protestantes polonaises et la nécessité, dans l'intérêt réel du Protestantisme, de développer leur nationalité au lieu de la déprimer; mais rien n'a été fait à cet égard par le gouvernement prussien, et le système de germanisation dont nous avons parlé, poursuit, au contraire, son cours en pleine vigueur.
(p. 415) Outre les antipathies nationales qui ont été réveillées par les circonstances auxquelles nous avons fait allusion, et qui rendront illusoires tous les efforts des Allemands pour répandre les doctrines protestantes parmi les Slaves, il existe encore une autre cause qui a contribué puissamment à rallier les Polonais à l'Église catholique et à arrêter les progrès du Protestantisme allemand. Ce sont ces extravagances théologiques qui le font considérer par les Polonais comme synonyme d'irréligion[194]. Les mêmes causes qui paralysent l'influence du Protestantisme allemand sur les Polonais, s'appliquent aux Bohémiens et aux autres Slaves.
Les Protestants qui peuvent propager plus efficacement leur religion parmi les Slaves, sont ceux d'Angleterre et d'Amérique. L'impression profonde produite par les doctrines de Wickliffe dans ces régions éloignées, est un gage certain du succès que les vérités de l'Évangile y obtiendraient encore, si les compatriotes de ce grand réformateur imitaient la ferveur de son zèle. Disons toutefois que cette entreprise doit être conduite avec beaucoup de réserve et de discrétion. Nous sommes parfaitement convaincus que toute tentative de conversion personnelle, dans les circonstances actuelles, ferait infiniment plus de mal que de bien à la cause du Protestantisme au sein de ces populations. La première mesure et la plus indispensable pour arriver à la restauration de la cause protestante (p. 416) dans les contrées slaves, est le rétablissement des dernières Églises protestantes, en les rappelant à l'esprit religieux qui les abandonne et en leur rendant leur nationalité détruite. Aucun effort ne devrait coûter pour atteindre ce but, car l'entier développement de l'esprit religieux et de la nationalité de ces églises deviendra une semence féconde en heureux résultats. L'existence de pareilles Églises sera même approuvée de beaucoup de Catholiques, qui éprouvent une forte aversion pour le Protestantisme allemand, dégradé, comme nous l'avons vu, au point de n'être plus entre les mains du gouvernement qu'un instrument politique. Les Écritures, mais surtout le Nouveau-Testament en langue nationale, devraient être aussi répandues le plus possible, et de préférence dans les versions autorisées par le Catholicisme, de manière à ce que le clergé de cette Église n'ait aucune raison de s'opposer à leur circulation. Des traductions des meilleurs ouvrages protestants de dévotion pourraient être d'un grand avantage; mais ceux de controverse devraient être mis de côté, car l'objet de ces traductions doit être de rallier les Slaves catholiques ou grecs, en leur prouvant que le Protestantisme n'est pas l'irréligion, comme beaucoup d'entre eux le croient sincèrement, mais une forme plus pure de Christianisme, de manière à éviter de blesser leurs sentiments en s'attaquant à ce qu'ils regardent comme sacré. En résumé, le but des efforts des Protestants dans ces contrées, devrait être d'éclairer et d'améliorer et non de détruire; car il sera toujours plus facile de renverser une Église existante que d'en fonder une nouvelle, et un édifice imparfait est certainement préférable à un amas de ruines. Une réforme graduelle des Églises nationales dans les contrées slaves, (p. 417) aura une influence bienfaisante sur le progrès religieux et intellectuel de la nation; elle peut compter, en conséquence, sur l'approbation et le soutien de tous les penseurs de ces pays, qui s'opposeront, au contraire, à toute tentative d'innovation violente, comme beaucoup plus propre à bouleverser qu'à édifier les esprits.
La plus grande contrée slave, la Russie, est entièrement fermée aux efforts du Protestantisme, les missionnaires protestants n'ont pas même la permission de convertir les populations païennes et mahométanes soumises à son empire. La Bohême est le pays dans lequel se réveille aujourd'hui le Protestantisme, intimement lié au sort de sa nationalité. Beaucoup de Protestants ont certainement entendu parler des efforts heureux du pasteur protestant Kossuth[195] (de l'Église genevoise ou presbytérienne), pour ranimer et pour étendre l'Église protestante en Bohême; nous avons reçu de Prague, dans une lettre datée le 9 juillet 1851, les détails suivants sur les travaux de ce moderne Réformateur.
Le nombre des Protestants bohémiens à Prague et dans le voisinage de cette ville, était très restreint, ils n'avaient pas d'église qui leur fût propre, le seul endroit consacré au culte protestant à Prague étant une chapelle luthérienne. Ils adressèrent une pétition au gouvernement en 1784, pour obtenir l'autorisation de bâtir une église; mais il ne fut pas fait droit à leur requête, parce que les lois autrichiennes exigent que la congrégation s'élève à cinq cents âmes pour obtenir cette permission. En 1846, le révérend Frédéric-Guillaume Kossuth essaya de fonder à Prague une véritable Congrégation protestante bohémienne. Il parvint, après (p. 418) de grands efforts, à ranimer le zèle de ses membres en prêchant la parole de Dieu. Il agit en même temps sur leurs sentiments nationaux, en leur rappelant qu'ils étaient les descendants des grands et glorieux Hussites; sa parole fit une impression profonde sur beaucoup de Catholiques, parmi lesquels il obtint plusieurs conversions.
L'année 1848 apporta la liberté religieuse à l'Autriche; l'Évangile put être prêché avec plus de liberté. Le lieu où Kossuth prêchait était rempli chaque dimanche, et les Catholiques s'unissaient par centaines à sa Congrégation. Ce fait excita l'attention du gouvernement et du clergé catholique, qui se mit à prêcher contre Kossuth, en l'attaquant dans les termes les moins mesurés. Quelques-uns de ses membres allèrent même jusqu'à déclarer qu'il était le véritable Antechrist et que la fin du monde approchait. Ces déclamations exposèrent Kossuth aux insultes de la populace. Il avait excité la haine du clergé catholique par son zèle religieux, et celle des Allemands par son ardeur à ranimer l'esprit national parmi les Slaves bohémiens. Les calomnies les plus absurdes furent propagées contre lui dans la presse, et la persécution se multiplia sous mille formes pour écraser le hardi Réformateur. Kossuth, intrépide au milieu de la tempête déchaînée contre lui, continua sa croisade en faveur de la religion et de la nationalité de la Bohême; il publia, en 1849, un journal religieux intitulé: Czesko Bratrsky Hlasatel, ou le Hérault des Frères bohémiens, qui eut un grand succès et produisit d'excellents résultats; mais cette publication ne tarda pas à être prohibée par le gouvernement. Sa Congrégation s'augmentait rapidement par les conversions des Catholiques; elle devint bientôt si nombreuse, que la chambre dans laquelle il prêchait (p. 419) pouvait à peine en contenir la moitié. Son principal objet est de répandre les Écritures; il en vendit jusqu'à onze cents exemplaires et en aurait vendu davantage s'il en avait eus. La Congrégation de Kossuth s'est accrue de plus de sept cents convertis du Catholicisme, parmi lesquels trois ecclésiastiques, et de deux Juifs qu'il a baptisés; de telle sorte qu'elle compte aujourd'hui plus de onze cents membres. Kossuth fut renvoyé de la chambre dans laquelle il avait prêché et qui avait été louée pour cet effet. Il adressa une pétition au gouvernement afin d'obtenir pour sa Congrégation l'une des églises vacantes de Prague, qui avait appartenu à leurs ancêtres spirituels les Hussites; mais cette pétition fut rejetée. Kossuth recueillit alors avec beaucoup de peine la somme de 6,000 florins (15,000 francs), et il acheta une ancienne église hussite, qui était restée fermée depuis l'année 1620, au prix de 27,500 florins (68,750 francs). Les 6,000 florins qu'il avait recueillis ont été payés argent comptant; il doit payer le reste du prix d'achat par à-comptes annuels de 3,000 florins.
C'est là un bien lourd fardeau pour une pauvre Congrégation; mais elle lutte vaillamment contre les difficultés qui l'assaillent de toutes parts. Nous appellerons cependant l'attention toute particulière des Protestants anglais sur ce sujet, principalement de la part de ceux qui ont la conviction des dangers auxquels leur propre Protestantisme est exposé au milieu des attaques incessantes du Catholicisme; ils verront que toutes les considérations de devoir envers les grands intérêts de leur religion, leur recommandent une active sympathie pour la Congrégation de Prague qui, en peu de temps, a soustrait sept cents individus au joug de l'Église catholique. Rome fait tout ce qu'elle peut pour multiplier (p. 420) ses églises dans cette contrée protestante; le simple bon sens prouve en conséquence qu'il est à la fois de l'intérêt et du devoir des Protestants anglais d'étendre, autant qu'ils le peuvent, l'Église protestante dans les États catholiques, et surtout dans les endroits où l'utilité de cet établissement s'est manifestée d'une manière aussi évidente qu'à Prague.
Les remarques que nous avons faites sur la Bohême, ont été accompagnées, dans la première édition de cet ouvrage, du passage suivant de la préface de la Lyra Cesko Slowanska, ou Poésies nationales bohémiennes, traduites par notre ami le révérend A. H. Wratislaw, professeur au Christ College, à Cambridge, qui a visité plusieurs fois la Bohême et d'autres contrées slaves, et s'est familiarisé avec leur langage et leur littérature.
«Nous ne pensons pas que l'Angleterre pût faire à la Bohême un présent plus agréable et plus utile qu'une réimpression de la meilleure traduction bohémienne de la Bible.»
Nous disons avec satisfaction que ce désir, partagé par tous les amis de la Bohême et de la vérité religieuse, est maintenant en voie de réalisation. La Société biblique anglaise et étrangère imprime en ce moment en Autriche, sous la direction d'un savant slave, une nouvelle édition à cinq mille exemplaires de la Bible de Kralitz, renommée pour l'exactitude de sa traduction aussi bien que pour la pureté de son langage et la beauté de son style. Nous croyons que cette noble entreprise est due à l'initiative du comte de Shaftesbury, qui a rendu ainsi un nouveau et signalé service à la cause de la vérité évangélique.
Le plus grand nombre des Slaves protestants se trouvent au nord de la Hongrie, parmi les Slovaques, qui (p. 421) parlent un dialecte de la langue bohémienne. Ils comptent environ huit cent mille âmes appartenant en partie à la Confession de Genève, mais surtout, croyons-nous, à celle d'Augsbourg. Leur nationalité n'a pas été attaquée sous le gouvernement hongrois, sauf quelques rares tentatives de fusion avec l'élément madgyare, qui produisirent de déplorables disputes entre les Protestants slaves et les Madgyares. Il existe enfin environ cent quarante mille Protestants dans la Lusace, sous la domination de la Prusse et de la Saxe; cette petite population slave est animée d'un sentiment profond de nationalité, et l'état avancé de son éducation pourrait fournir un certain nombre d'individus capables de travailler à l'évangélisation de leur race. La condition intellectuelle et religieuse des Protestants slaves mérite l'intérêt des Protestants anglais et américains, au moins tout autant que celle des Chrétiens dispersés en Orient. Ces derniers ont été l'objet de recherches et de soins tout particuliers de la part des voyageurs qui ont bravé toutes les fatigues et tous les périls pour visiter ces populations lointaines. Rien de semblable n'a été fait encore en faveur des Églises protestantes slaves, et, cependant, nous sommes convaincus qu'un grand service eût peut-être été rendu à la cause protestante en général, si quelques sujets anglais, à la hauteur de cette tâche, eussent entrepris de visiter ces Églises, d'examiner leur condition et d'établir des relations permanentes entre elles et leur propre pays. Les plus vastes champs offerts par les contrées slaves aux travaux évangéliques des Protestants anglais et américains, sont incontestablement les populations appartenant à la race qui suit l'Église d'Orient et vit sous la domination de la Porte ottomane. Un bien immense (p. 422) pourrait être fait en Servie et en Bulgarie, non par des conversions individuelles à la Religion protestante, mais par la propagation des Écritures et d'une saine éducation parmi les habitants de ces contrées en général, et au sein du clergé en particulier. Les Slaves de l'Église d'Orient seront beaucoup plus accessibles au Protestantisme que les sectateurs de Rome. On trouvera non-seulement le peuple, mais même le clergé disposé à accueillir les Écritures et les ouvrages de dévotion dans leur langue, si on les leur offre d'une manière convenable, sans blesser leurs sentiments ou leurs préjugés. On pourrait aisément rayonner à cet effet des Îles Ioniennes, de Constantinople, de Thessalonique, et Belgrade pourrait devenir un centre d'action très important. Le gouvernement turc n'empêchera pas de répandre l'Évangile parmi des sujets chrétiens; mais, ainsi que nous l'avons déjà dit, rien de semblable n'est permis aujourd'hui en Russie.
Outre le but si grand de propager la vérité évangélique, qui porte les Protestants anglais à s'exposer aux extrémités du monde, il est une raison pour laquelle nous les engageons à prêter une attention toute particulière à la situation religieuse des Slaves. On ne saurait douter un instant des progrès immenses que la réaction catholique a faits sur le continent, où, sous le masque de conservation, elle s'est arrogée sur les affaires publiques de divers pays une influence telle, que les plus beaux jours de la domination cléricale auraient à lui porter envie. Ce parti réactionnaire a déjà manifesté d'une manière évidente son hostilité envers l'Angleterre et ses sympathies pour la Russie. Cette tendance n'est pas le résultat de quelques vues personnelles ou des sentiments des chefs de ce parti, mais elle réside (p. 423) dans la nature même des choses; en effet, la Russie, malgré sa mésintelligence accidentelle avec le Pape, au sujet des affaires des Églises grecques unies, a le même intérêt que lui à s'opposer aux progrès des opinions libérales. Le siége papal supportera beaucoup de la Russie plutôt que d'entrer en collision avec cette puissance; car il n'a jamais perdu l'espoir de soumettre l'Église russe à sa suprématie au moyen d'une union semblable à celle de Florence, et, bien que cette union puisse être aujourd'hui d'un accomplissement difficile, sa réalisation se suppléerait, en attendant mieux, par une alliance entre le chef spirituel de Rome et le pape politique de Russie. Une alliance de ce genre ne serait pas une nouveauté; car c'est en Russie que l'ordre des Jésuites, aboli partout ailleurs, trouva un refuge et préserva son existence menacée, circonstance qui facilita beaucoup son rétablissement, en 1814, par le pape Pie VII. Le clergé catholique de Pologne fut soutenu vigoureusement par le gouvernement russe, qui se servit de beaucoup de ses membres pour atteindre le but de sa politique réactionnaire. L'insurrection de 1830-1831 réveilla cependant les sentiments patriotiques de la grande majorité du clergé polonais, de manière à rendre l'influence de Rome sans force contre la voix de la patrie. La conduite des ecclésiastiques polonais fut censurée sévèrement par le pape Grégoire XVI[196], (p. 424) mais il trouva pour le gouvernement russe des remontrances d'une douceur extrême, au sujet de la séparation forcée de l'Église grecque unie d'avec Rome; car il savait bien que sa domination courait un plus grand danger par l'établissement d'un gouvernement libéral dans la Pologne catholique, que par le despotisme de la Russie schismatique, quand même cette oppression serait dirigée contre une population catholique. La restauration de l'autorité papale, le retour des Jésuites à Naples et des Liguoristes à Vienne, en conséquence de la réaction politique dans ces deux capitales, prouve évidemment que les intérêts politiques et religieux deviennent de plus en plus solidaires les uns des autres, et que, dans un avenir plus ou moins éloigné, ils exerceront une grande influence sur leur développement mutuel. Les intérêts du Papisme, c'est-à-dire du despotisme religieux, sont intimement liés à ceux de l'absolutisme politique, qui peut seul le maintenir intact. Il peut s'adapter, en cas de nécessité, à des institutions libérales et se maintenir (p. 425) quelque temps au milieu d'elles à la faveur de circonstances particulières; mais il ne saurait résister long-temps à la liberté de discussion, principalement dans un endroit où il a sa source et son représentant suprême. Aucun argument contraire ne saurait prévaloir contre les principes proclamés dans la lettre encyclique de Grégoire XVI[197], ni contre les mesures adoptées par le gouvernement papal à Rome, après son (p. 426) rétablissement. Le Christianisme protestant veut la liberté pour se développer, et son plus grand ennemi est le despotisme, de quelque nom qu'il se couvre, clérical, monarchique ou démocratique; car il importe peu que la liberté de répandre la parole de Dieu et la propagation de la vérité évangélique soit entravée par les décrets d'un pouvoir absolu ou par ceux d'une autorité ou d'une faction républicaine. Nous citerons à l'appui, que c'est en conséquence de l'établissement d'un régime constitutionnel en Piémont, que les Vaudois obtinrent la pleine jouissance des droits civils et politiques, et que ce fut le gouvernement absolu de la Russie qui empêcha les missionnaires protestants de continuer leurs travaux dans ses provinces asiatiques. Cette cause sacrée ne retirera jamais d'avantages du soutien d'un pouvoir arbitraire ou d'une alliance avec lui; l'histoire prouve que le Protestantisme ne fut jamais (p. 427) aussi faible que lorsqu'on le dégrada au point de le faire servir d'instrument ou de prétexte aux vues et aux passions politiques. Nous savons qu'il y a beaucoup d'hommes pieux et sincères, particulièrement en Allemagne, qui, effrayés des excès de l'aberration politique et de l'incrédulité religieuse, réclament la main puissante d'un pouvoir absolu, non-seulement pour le maintien de l'ordre social, mais encore pour celui de la Religion. Il est en dehors de notre sujet de discuter jusqu'à quel point leur première supposition est soutenable; mais, en ce qui concerne la seconde, nous ferons seulement remarquer que c'est sous les gouvernements absolus de l'Allemagne et quand leurs sujets n'ont eu aucune liberté de discussion, que le Panthéisme s'est répandu le plus largement, et que les doctrines subversives de tout principe de religion et de moralité ont été ouvertement propagées dans ce pays.
Grandes et terribles comme l'ont été les commotions qui ont ébranlé l'Europe continentale depuis février 1848, et dont la fin, malgré le calme apparent qui règne sur le continent d'Europe n'est pas encore venue, elles n'ont été que l'effet naturel de causes longuement accumulées; elles ont été en grande partie prévues et prédites par ceux qui surveillaient leur progrès, bien que la soudaineté de l'éruption ait surpris ceux-là mêmes qui s'y attendaient depuis long-temps. Cependant, si l'explosion des passions et des besoins sociaux et politiques avait été prévue par beaucoup de penseurs, la tournure que les événements ont prise était peu attendue par eux. De tous les faits cependant qui se sont produits au jour, en conséquence de ces commotions, aucun peut-être n'est plus frappant que la force immense manifestée sur le continent par le parti catholique. (p. 428) C'est là le résultat naturel des longs et persévérants efforts que ce parti avait faits sans jamais se laisser abattre. Opposé, comme nous le sommes, à ses vues et à ses fins, et aussi profondément que nous déplorions ses erreurs, nous pensons que la fidélité inébranlable qu'il a montrée à sa cause est loin de mériter le blâme. Rien, en effet, ne pouvait être plus désespéré que la situation du Catholicisme à l'époque où Napoléon était à l'apogée de sa gloire; sa capitale réduite en ville provinciale de l'Empire français, son chef captif, une indifférence complète pour ses doctrines et pour ses cérémonies parmi les classes instruites de la société. C'est dans ces circonstances que plusieurs individus zélés et doués d'intelligence entreprirent de relever par leurs écrits la condition déchue de l'Église catholique. L'ouvrage de Lamennais sur l'indifférence en matière de Religion[198], produisit une immense sensation; plusieurs autres productions vinrent à l'appui, particulièrement celles du comte Joseph de Maistre et du vicomte de Bonald. Ces ouvrages, écrits dans un style magnifique, attaquaient leurs adversaires à l'aide des arguments les plus captieux, les étourdissant d'un nombre infini de citations et de faits adaptés à leur objet. Il n'est donc pas étonnant qu'une telle réunion de talents et de savoir, animée par un zèle sincère, produisît un effet puissant, surtout à une époque où le besoin de principes religieux commençait à se faire sentir, et que beaucoup de jeunes et ardents esprits se rallièrent à l'étendard de l'Église catholique, relevé par des champions aussi (p. 429) puissants. Ce parti, qui préconisait en même temps l'absolutisme politique, s'accrut rapidement, et fut secondé par quelques Protestants, hommes de talent hors ligne, qui passèrent à l'Église catholique et dévouèrent leur plume à son service[199]. Ce parti, soutenu par l'influence de la cour romaine, par les Bourbons rétablis en France et par la politique de Metternich, s'acquit une grande influence; mais ce succès lui fit abandonner sa prudence habituelle et recourir à des mesures d'une violente réaction sous le règne de Charles X, ce qui contribua beaucoup à la révolution de Juillet 1830. Cet évènement porta un rude coup à ce parti. Il ne s'abandonna pas cependant au découragement; mais, formé par l'expérience, il ne chercha plus son point d'appui dans le gouvernement, comme il l'avait fait de 1815 à 1830. Il commença alors à agir directement sur le peuple, en se servant avec un redoublement d'énergie de la presse, de la chaire et du confessionnal. Nous assistons aujourd'hui au résultat de ses efforts persévérants. Il est naturel que ce parti se soit grossi d'une foule d'hommes qui trouvent que la cause qui triomphe est la cause légitime; car, malheureusement, il en a été et il en sera toujours ainsi en tous lieux. La justice nous oblige cependant à reconnaître que le parti catholique a trouvé pour adhérents beaucoup d'hommes sincères, dont le jugement a été égaré par leurs sentiments. La généralité des hommes ne se donnera pas la peine d'examiner de près le mérite réel d'une cause, elle jugera de sa valeur par la manière dont elle est défendue. Les hommes se rangent, en général, du côté où ils trouvent une (p. 430) grande puissance intellectuelle et un zèle sincère, tandis qu'ils condamnent et méprisent souvent la meilleure cause si elle n'a pas l'avantage d'être ainsi représentée. La grande ferveur et l'ardeur des Catholiques à gagner leurs adversaires, surtout ceux dont la richesse, le rang et les talents promettaient d'utiles alliés, ont souvent obtenu plus de succès que les arguments les plus logiques présentés d'une manière froide. Une proclamation publique de la vérité, tombée du haut de la chaire, d'une plate-forme, où par la voie de la presse, bien que soutenue des raisons les plus fortes, manquera souvent de produire une impression aussi profonde que celle qui peut résulter d'efforts individuels. N'est-il pas très naturel que ceux qui vont sur les grandes routes réussissent à convertir plus de gens que ceux qui restent chez eux en attendant qu'on vienne frapper à leur porte pour être admis. Ce n'est pas seulement le pauvre d'esprit qui a besoin de soutien, il y a des hommes riches d'intelligence, dont l'âme incertaine et le cœur souffrant se soumettront facilement à l'influence vivifiante d'un intérêt d'affection, mais reculeront, au contraire, au contact glacé d'une sévère raison qui n'aura pas pour elle le contact magique d'une véritable sympathie. C'est là ce qui eut lieu de la part d'un grand nombre d'individus intelligents, en Allemagne et peut-être dans un pays moins éloigné, individus dont la position et les principes les mettent au-dessus de tout soupçon d'avoir été influencés par les vils motifs de l'intérêt personnel, et dont l'intelligence supérieure eût certainement résisté aux arguments les plus captieux, mais dont le cœur chaud et la vive imagination ne résistèrent pas à l'épreuve de la fascination d'un échange de pensées mêlé de manifestation (p. 431) de sympathies. Nous espérons qu'après avoir décrit, comme nous l'avons fait, les procédés immoraux des Jésuites et les calamités qu'ils ont appelées sur notre pays et sur la Bohême, on ne nous soupçonnera pas de partialité pour leur ordre. Cependant la vérité, qui est le premier devoir de l'historien, veut que justice soit rendue aux qualités extraordinaires qu'ils ont déployées en tant d'occasions. Il ne saurait y avoir qu'une seule opinion sur la manière peu scrupuleuse avec laquelle ils n'ont que trop souvent poursuivi le but de leur tortueuse politique; mais leur zèle et leur dévouement à leur Église, leur persévérance à poursuivre une entreprise une fois commencée, leur savoir, le tact, la prudence et l'habileté qu'ils apportent à la direction des affaires les plus difficiles, sont assurément dignes d'une meilleure cause; que leurs adversaires eussent possédé seulement la moitié de ces qualités, bien des choses qui nous blessent aujourd'hui se fussent passées autrement. Les Jésuites ne discourent pas, ils agissent; car ils savent que les mots, sans les actes, n'inspirent ni respect ni confiance, et ne sont bons qu'à discréditer la meilleure des causes en faisant douter de la sincérité de ses promoteurs et en laissant naître le soupçon qu'ils ne sont mis en avant que pour couvrir la faiblesse réelle de la cause; les Jésuites sont de dangereux ennemis, mais des amis dévoués; leurs adhérents peuvent compter sur leur assistance, autant que leurs adversaires doivent craindre leur hostilité. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que ce parti soit servi avec tant de zèle et de dévouement; on les hait, on ne les méprise pas; mais la haine est souvent bien près de la crainte, et la crainte conduit à la soumission. Il est donc bien naturel qu'un parti redouté par ses ennemis et qui (p. 432) inspire une confiance sans bornes à ses amis, remporte de grands avantages sur un parti qui n'éveille ni l'un ni l'autre de ces sentiments.
Les Jésuites sont des hommes éminemment pratiques, car ils employent toujours les moyens les mieux adaptés à l'accomplissement de leurs desseins, sachant bien que le défaut d'habileté ne peut être suppléé par de bonnes intentions. Ils ne se bercent pas de puériles satisfactions d'amour-propre, ni d'un succès insignifiant; ils ne considèrent un premier pas fait que comme un stimulant pour ce qui reste à faire et comme un marche-pied pour atteindre des résultats plus importants. Ils n'attendent pas l'approche du danger, et ils essaient d'effrayer leur ennemi par de vagues dénonciations; ils examinent avec calme sa force et sa position, ses moyens d'attaque, ses mouvements et ses intentions probables, et ils adoptent les mesures nécessaires pour lui tenir tête sur tous les points. La prudence ordinaire prescrit cette manière d'agir; ce n'est pas son usage, mais son abus qui est condamnable. L'Évangile nous ordonne non-seulement d'être innocents comme la colombe, mais encore prudents comme le serpent; il nous recommande la prudence par l'exemple de l'homme qui bâtit une tour et du roi qui va à la guerre. La cause de la vérité ne saurait que se déconsidérer par les moyens exagérés que les Jésuites ont employés en beaucoup de pays; mais personne ne saurait nier que cette cause ne puisse progresser à la faveur du talent, de la prudence et du savoir, et que ces nobles dons de la Providence devraient être utiles pour la propagation de ce grand objet.
Si c'est un tort de travailler dans les ténèbres et de prendre les couleurs d'un parti auquel on s'est opposé, (p. 433) comme cela s'est vu dans le fait que nous avons rapporté précédemment, est-il donc plus convenable de tenir conseil dans les rues, de proclamer, sur les toits, des projets à peine ébauchés, et de célébrer des victoires qui sont encore à gagner...
Se servir du savoir pour corrompre la vérité, comme l'ont fait les Jésuites en mainte occasion, est un acte d'immoralité que l'on ne saurait trop flétrir. Le seul moyen efficace pour contre-balancer cette influence sans principes ainsi que la propagation de l'erreur, c'est l'instruction. «La science est la puissance,» a dit un grand philosophe anglais, et il en est surtout ainsi quand on l'applique à la défense de la vérité, qui importe le plus à l'humanité. C'est grâce à la puissance du savoir, que Wickliffe, Huss, et les Réformateurs du XVIe siècle purent ébranler l'esclavage spirituel que Rome avait établi au moyen-âge, et ce n'est pas par l'ignorance que l'on parviendra jamais à contre-balancer ses efforts réactionnaires.
L'organisation merveilleuse des Jésuites, qui a été comparée à une épée dont la garde est à Rome et la pointe partout, ne peut être imitée par les Protestants. L'esclavage moral que leur ordre impose à ses membres est trop opposé à la liberté spirituelle, qui est le trait caractéristique du Protestantisme; mais ce serait tomber dans un autre extrême que de proclamer le Protestantisme incapable d'organisation; assertion que les Catholiques répètent comme une sorte de brocard, et que beaucoup de Protestants reconnaissent comme une triste vérité. Nous croyons cependant que cette assertion ne repose sur rien de sérieux; car il vaudrait autant déclarer que la liberté est incompatible avec l'ordre; nous sommes convaincus qui si un grand nombre (p. 434) de sociétés protestantes ont été privées d'une action puissante et d'une organisation convenable, c'est que la nécessité n'en avait pas encore été bien comprise. On ne peut douter cependant qu'une organisation qui concentrerait en un seul foyer tous les talents et le savoir dispersés parmi les Protestants, et qui donnerait à son action cette universalité de rayonnement que leurs adversaires déploient pour égarer l'opinion publique en plus d'une contrée, ne produise bientôt des résultats palpables. La possibilité d'une bonne organisation protestante, et les graves avantages qu'on pourrait en retirer, ont été démontrés clairement par l'association puissante sortie du génie de Wesley. Les Wesleyens n'ont pas besoin de l'éloge d'un individu aussi humble que l'auteur de cet essai; leurs grands services, et surtout leur zèle à relever la condition religieuse, morale et intellectuelle des classes ouvrières, sont connus de toutes parts. Nous ferons seulement remarquer que, bien qu'il puisse se trouver parmi les autres Congrégations protestantes, des Chrétiens aussi bons et aussi pieux que chez les Wesleyens, nulle d'elles n'a fait d'aussi constants efforts que cette branche du Protestantisme pour étendre sa sphère d'activité bienfaisante; avantage qu'il faut rapporter entièrement à l'efficacité de son organisation. Puisse-t-elle conserver long-temps ce qui fait sa force et sa vitalité, et continuer à développer le champ de ses travaux chrétiens, en les étendant jusqu'aux terres habitées par la race dont nous avons essayé d'esquisser les principaux traits religieux!
En prenant congé de nos lecteurs, nous ferons remarquer que, bien que les Protestants anglais aient laissé passer, sans y prendre garde, la condition religieuse (p. 435) des nations slaves, celle de leur propre pays est un sujet d'observation et de commentaires aussi constants parmi ces nations que dans le reste de l'Europe. L'Église d'Angleterre est le point principal qui attire l'attention de tout le continent. Toutes les affaires de cette Église sont surveillées avec soin; car beaucoup de craintes et autant d'espérance se rattachent à ses destinées. Cette attention fut éveillée, pour la première fois, par l'apparition du célèbre ouvrage du comte Joseph de Maistre, Du Pape, publié il y a plus de trente ans[200], dans lequel il prédit hardiment le retour de l'Église anglicane à Rome; les tendances qui se sont manifestées dans ce sens, de la part de plusieurs membres ecclésiastiques et laïques de cette Église, ont donné un poids immense à cette prédiction. L'importance de ces tendances a été considérablement exagérée par le parti catholique, qui est parvenu à répandre l'opinion que l'Église d'Angleterre est à la veille de se réunir à Rome. Les rapports les plus défavorables sur la condition de l'Église anglicane, sont en même temps propagés avec activité, on la représente comme marchant à grands pas à une dissolution inévitable; tandis que ceux qui ont vécu en Angleterre, peuvent apprécier le savoir et la piété de ses prélats, ainsi que le zèle, la dévotion et les vertus vraiment chrétiennes déployées par son clergé, qui a souvent à lutter contre de grandes difficultés dans l'accomplissement de ses devoirs sacrés. Tout ceci est fait de propos délibéré; car une correspondance intime entre l'établissement protestant le plus important (telle est sans contredit l'Église d'Angleterre) et les Églises protestantes du continent, pourrait être (p. 436) d'un très grand avantage à la cause protestante en général, et lui fournir les moyens de contre-balancer les efforts réactionnaires de Rome, ainsi que les dangers provenant d'une toute autre source. L'importance de cette mesure avait été aperçue par Cranmer, qui en favorisa la réalisation en attirant en Angleterre des théologiens protestants distingués du continent, et en donnant asile aux réfugiés religieux des diverses parties de l'Europe. C'était un premier pas vers l'établissement d'une alliance permanente, qui eût probablement conduit à des conséquences importantes, si les jours d'Édouard VI s'étaient prolongés. Il n'entre pas dans notre cadre de discuter l'état des relations qui existent entre les Protestants de l'Europe occidentale et ceux de la Grande-Bretagne; mais nous appelons encore une fois l'attention de ce pays sur les grands avantages qui pourraient résulter pour la cause de la vraie religion, et, conséquemment, pour celle de la civilisation et de l'humanité, de l'établissement de relations intimes entre l'Angleterre et les Slaves protestantes et ceux appartenant à l'Église grecque sous la domination de la Turquie, car ceux de la Russie sont inaccessibles. Le premier pas indispensable vers la réalisation de ce grand dessein serait, comme nous l'avons dit, de rechercher sur les lieux mêmes la condition véritable de ces Slaves, et, dans l'état actuel des communications, cette tâche peut être aisément accomplie si elle est entreprise par d'intelligents voyageurs. Une telle alliance, cimentée sérieusement, peut produire des avantages incalculables; car le développement de la religion des Écritures, parmi ces peuples, aurait une influence puissante sur toute leur race. Ce sujet mérite l'attention de tout ce qu'il y a de penseurs et de chrétiens (p. 437) sincères parmi les Protestants de la Grande-Bretagne.
Nous terminons cette esquisse rapide de l'histoire religieuse des nations slaves, en exprimant toute notre gratitude à nos concitoyens en particulier, et à nos frères slaves en général, pour l'indulgence et les encouragements qu'ils ont bien voulu accorder aux efforts que nous avons déjà faits pour soumettre au public anglais leur condition politique et religieuse. Nous les remercions du concours utile qu'ils nous ont prêté par leurs communications sur divers objets importants. Ces communications sont d'une valeur inappréciable pour un auteur qui, comme nous, se trouve placé à une grande distance des contrées qui font l'objet de ses travaux; elles nous ont été de la plus grande utilité pour la publication de cet ouvrage. Nous espérons que cette esquisse recevra le même accueil, et qu'on la jugera bien plus par la sincérité des intentions de l'auteur que par son habileté à les mettre en relief.
DÉNOMBREMENT DES POPULATIONS SLAVES,
CONFORMÉMENT AUX DIFFÉRENTS ÉTATS AUXQUELLES ELLES APPARTIENNENT;
Fait par Szaffarick en 1842.
Russie. | Autriche. | Prusse. | Turquie. | République de Cracovie. |
Saxe. | Totaux. | |
Grand-Russes ou Moscovites. | 35,314,000 | » | » | » | » | » | 35,314,000 |
Petit-Russiens ou Ruthéniens. | 10,370,000 | 2,774,000 | » | » | » | » | 13,144,000 |
Blanc-Russiens. | 2,726,000 | » | » | » | » | » | 2,726,000 |
Bulgares. | 80,000 | 7,000 | » | 3,500,000 | » | » | 3,587,000 |
Serviens ou Illyriens. | 100,000 | 2,594,000 | » | 2,600,000 | » | » | 5,294,000 |
Croates. | » | 801,000 | » | » | » | » | 801,000 |
Carinthiens. | » | 1,151,000 | » | » | » | » | 1,151,000 |
Polonais. | 4,912,000 | 2,341,000 | 1,982,000 | » | 130,000 | » | 9,365,000 |
Bohémiens et Moraves. | » | 4,370,000 | 44,000 | » | » | » | 4,414,000 |
Slovakes (Hongrie septentrionale). | » | 2,753,000 | » | » | » | » | 2,753,000 |
Lusaciens ou Wendes (Haute Lusace). | » | » | 38,000 | » | » | 60,000 | 98,000 |
do (Basse-Lusace). | » | » | 44,000 | » | » | » | 44,000 |
Totaux | 53,502,000 | 16,791,000 | 2,108,000 | 6,100,000 | 130,000 | 60,000 | 78,691,000 |
DÉNOMBREMENT DES POPULATIONS SLAVES,
D'APRÈS LES DIFFÉRENTES CROYANCES RELIGIEUSES AUXQUELLES ELLES
APPARTIENNENT.
Supputation de Szaffarick en 1842.
L'Église grecque ou d'Orient. |
Grecs unis à Rome. | Catholiques. | Protestants. | Mahométans. | |
Grand-Russes ou Moscovites. | 35,314,000 | » | » | » | » |
Petits-Russiens ou Malo-Russes. | 10,154,000 | 2,900,000 | » | » | » |
Blanc-Russiens. | 2,376,000 | » | 350,000 | » | » |
Bulgares. | 3,287,000 | » | 50,000 | » | 250,000 |
Serviens ou Illyriens. | 2,880,000 | » | 1,864,000 | » | 550,000 |
Croates. | » | » | 801,000 | » | » |
Carinthiens. | » | » | 1,138,000 | 13,000 | » |
Polonais. | » | » | 8,923,000 | 442,000 | » |
Bohémiens et Moraves. | » | » | 4,270,000 | 144,000 | » |
Slovakes (dans le nord de la Hongrie). | » | » | 1,953,000 | 800,000 | » |
Lusaciens ou Wendes (Haute-Lusace). | » | » | 10,000 | 88,000 | » |
do (Basse-Lusace). | » | » | » | 44,000 | » |
Totaux | 54,011,000 | 2,900,000 | 19,359,000 | 1,531,00 | 800,000 |
«L'État hongrois fut fondé au commencement du Xe siècle, à l'époque où la nation asiatique des Hongrois ou Madgiares, venue d'un pays voisin des monts Ourals, détruisit l'Empire slave de la Grande-Moravie[201] et conquit le territoire de l'ancienne Dacie, habitée par les Slaves et en partie par les Valaques qui sont les descendants des colons romains établis dans ces régions au temps de la domination romaine. Le Christianisme pénétra en Hongrie (de 972 à 997); les frontières de ce pays furent considérablement augmentées, au commencement du XIIe siècle, par le royaume slave de Croatie, qui, après l'extinction de sa dynastie nationale, choisit volontairement pour monarque Coloman Ier, roi de Hongrie. La nation hongroise se trouva ainsi composée de trois populations différentes: les Hongrois proprement dits, les Slaves et les Valaques, auxquels se joignirent un certain nombre d'Allemands qui émigrèrent dans ce pays à différentes époques, mais principalement sous la domination autrichienne.
»À une époque reculée, et peut-être contemporaine de l'établissement de la Religion chrétienne, le latin fut adopté pour toutes les transactions officielles de la Hongrie. C'était une mesure très sage, en ce qu'elle établissait un lien commun de communication entre les éléments hétérogènes de la population. Elle écartait la cause de dissensions le plus active entre des nations d'une origine et d'un langage entièrement différents, et consacrait une sorte d'égalité entre le conquérant et le vaincu, en les plaçant l'un et l'autre sur un terrain neutre. L'histoire nous enseigne que chaque fois qu'une nation en a conquis une autre, une lutte s'est organisée entre les deux races représentées pas leur langage, jusqu'à ce que la nationalité du vaincu succombât sous les efforts du conquérant, comme cela eut lieu à l'égard des Slaves de la Baltique, ou jusqu'à ce que la nationalité des conquérants s'absorbât dans celle des vaincus qui leur était supérieurs en nombre, comme nous le voyons avec les Francs dans la Gaule, les Danois en Normandie, et en quelque sorte avec (p. 441) les Normands français en Angleterre. Les annales de la Hongrie n'offrent aucune lutte de ce genre; et bien que ce pays ait été en butte à la conquête étrangère et aux commotions intérieures; les partis qui le déchirèrent furent tous politiques ou religieux; mais nous ne voyons aucune lutte s'élever entre les différentes races qui forment sa population. La Hongrie offre un rare exemple dans l'histoire, d'un État composé des populations les plus hétérogènes et unies seulement par le lien d'un même langage, étranger à elles toutes, mais également adopté par elles, et qui, malgré cette diversité d'éléments constituants, soutint les plus terribles orages qui l'assaillirent à l'extérieur et à l'intérieur. La Hongrie sut même conserver sa constitution libre sous une série de monarques qui régnèrent d'une manière absolue sur le reste de leurs États. Ce fait, peut-être sans exemple dans l'histoire, doit être entièrement attribué, dans notre opinion, à la circonstance qui avait enlevé la cause la plus active de désunion entre les diverses races, et qui avait fait que les Madgiares, les Slaves, les Valaques, pussent se considérer comme égaux aux Hongrois et comme constituant politiquement une seule et même nation.
»On aurait cru que l'expérience de leur propre histoire eût engagé les hommes d'État de la Hongrie à continuer une ligne de politique qui avait suffi à leurs ancêtres pour conserver l'intégrité de leur pays et de sa constitution, malgré les éléments naturels de dissolution qu'il renferme. Tel n'a pas été cependant le cas, et les Madgiares, ou Hongrois proprement dits, ayant conçu récemment l'idée de remplacer l'usage du latin par celui de leur idiome particulier (qui n'est pas le langage de la grande majorité des habitants), des efforts pour atteindre ce but se manifestèrent pour la première fois à la diète de 1830, et continuèrent pendant plusieurs diètes successives, jusqu'à ce que celle de 1844 décrétât la résolution suivante, qui reçut la sanction impériale: «La langue hongroise sera employée dans les transactions officielles du pays; elle deviendra celle de l'enseignement dans toutes les écoles publiques. Les diètes délibéreront en hongrois.» Les députés des royaumes annexés (la Croatie et la Slavonie) furent cependant autorisés, pour le cas où ils ne comprendraient pas le hongrois, à donner leur vote en latin; mais ce privilége ne devait avoir force de loi que pour les diètes qui auraient lieu dans les six années suivantes. Les autorités (p. 442) des mêmes royaumes annexés devaient recevoir la correspondance de celles de Hongrie en langue hongroise, mais on leur permettait d'adresser la leur en latin aux autorités hongroises. Le hongrois devait être enseigné dans toutes les écoles des provinces ci-dessus mentionnées.
»Ces dispositions, calculées pour détruire la nationalité des populations non madgiares, souleva une violente opposition parmi les Slaves. Les provinces de Croatie et de Slavonie, qui ont l'avantage de posséder une diète provinciale, prirent de fortes résolutions contre l'introduction de la langue madgiare dans leurs provinces, et firent à Vienne des représentations pressantes à cet effet, demandant même une administration séparée. Elles finirent par déclarer leur ferme résolution de substituer au latin dans leurs provinces, non le madgiar, mais leur propre langue slave. Les Slovaques, qui n'ont pas les moyens légaux des Croates pour s'opposer aux mesures prises contre leur nationalité, essayèrent de lutter pour sa conservation par des efforts individuels. Le parti national, composé de presque toute la jeune génération de la classe instruite, essaya de répandre, par tous les moyens possibles, la culture de la langue et de la littérature nationales, et de défendre leur nationalité contre les envahissements du madgiarisme. Le clergé catholique ou protestant multiplia ses efforts en faveur de ce but patriotique. On peut remarquer aussi que les Slovaques, qui ont adopté le pur bohémien pour leurs œuvres littéraires, possèdent une littérature de quelque importance. Deux des écrivains bohémiens les plus éminents de nos jours, et que nous avons déjà mentionnés comme les créateurs de l'idée du panslavisme, Kollar et Szaffarik, appartiennent aux Slovaques. Il se fait aujourd'hui dans la Croatie un mouvement littéraire très remarquable, que l'on doit attribuer, en très grande partie, à Ludevit Gay, qui a posé les fondements de la littérature périodique, dont l'influence se fait déjà sentir d'une manière puissante sur les Slaves du sud de la Hongrie, ainsi que sur ceux de la Dalmatie, et a déjà fait revivre un vif sentiment de nationalité parmi eux.
»La diète de Croatie s'est déclarée indépendante de la Hongrie, et des collisions se sont manifestées entre ses habitants et d'autres Slaves du sud de la Hongrie, d'une part, et les Madgiares et les populations allemandes d'autre part. Si l'on ne parvient pas à arrêter ce débat par des moyens de conciliation, on peut s'attendre aux conséquences (p. 443) les plus fatales pour la Hongrie. Un million environ de la population, comprenant la frontière militaire qui s'étend le long des confins turcs, se compose de Slaves. Ils sont dressés à la discipline et aux habitudes guerrières. Un certain nombre d'entre eux prennent déjà part aux débats si déplorablement soulevés, et, suivant toute apparence, ils seront bientôt suivis du reste de leurs frères et soutenus par une grande partie des habitants de la Servie. Les Slaves de la Hongrie septentrionale, qui n'ont pas, comme les Croates, de diète provinciale pour représenter les intérêts de leur nationalité, ne pouvaient pas manifester leur opposition aux Madgiares de la même manière que leurs frères du Sud. Il est cependant plus que probable que, s'ils n'obtiennent pas une garantie complète pour les droits de leur nationalité, ils se sépareront de la Hongrie, et que les Slovaques s'uniront à la Bohême, avec laquelle ils ont déjà un lien commun d'origine et de langage. La diète hongroise a fait aujourd'hui la concession trop tardive, en faveur des Slaves de la Croatie, de laisser à cette province l'usage du langage national dans les transactions publiques; mais ce droit ayant été arraché plutôt qu'accordé, il est très douteux que les Croates consentent à rester unis à la Hongrie et à se joindre à ses diètes où ils seraient obligés de délibérer en madgiar; il n'est pas non plus probable qu'ils consentent à l'introduction de l'étude de cet idiome dans leurs écoles, car le temps passé à l'apprendre peut être employé par les élèves à acquérir des connaissances beaucoup plus utiles. Ce que nous avons dit des Croates s'applique également à tous les Slaves de la Hongrie. Nous craignons que ces circonstances ne conduisent fatalement à une dissolution de la Hongrie comme État, et ce sera un bien triste évènement, car aucun ami de la liberté ne peut retenir le juste tribut d'éloges qui est dû aux Hongrois pour les efforts incessants qu'ils ont faits depuis long-temps, afin de développer leurs libertés constitutionnelles et de les étendre à toutes les classes d'habitants. Nous, en particulier, comme Polonais, nous ne pouvons que porter le plus vif intérêt à une nation qui a toujours manifesté la plus vive sympathie pour notre pays. Espérons donc que la catastrophe qui semble menacer aujourd'hui la Hongrie sera détournée de ce noble peuple, malgré le sombre aspect de son horizon politique, qui présage une tempête de la plus terrible espèce.» (Panslavisme et Germanisme, p. 178, 188.)
«Une violente opposition à l'établissement de l'État confédéré en question se manifestera infailliblement de la part des Madgiares, en ce qu'ils seront obligés de se soumettre à un grand sacrifice de nationalité, en devenant, d'État séparé, la partie d'un autre État, et d'accepter ou plutôt de subir l'égalité avec les Slaves, sur lesquels ils s'étaient efforcés d'établir leur domination, en leur imposant la langue madgiare. Mais il ne sera pas possible de retenir plus long-temps les Slaves de la Hongrie sous la domination de cet État; ceux du Sud ayant déjà commencé à s'opposer à main armée à cet ordre de choses, leur exemple sera très probablement suivi par leurs frères du Nord, les Slovaques, à la première occasion favorable. Les Madgiares sont trop faibles numériquement pour pouvoir maintenir une existence politique indépendante au milieu des populations slaves qui les entourent; ils n'auront, en conséquence, d'autre ressource que de s'unir à l'empire confédéré, afin de continuer le développement de leur propre nationalité en devenant partie constitutive de cet État.» (Panslavisme et Germanisme, p. 319 et 320.)
(Voyez appendice B, page 440).
«Les rapides progrès du développement intellectuel en Europe ont exercé aussi leur influence sur les nations slaves; la littérature a marché graduellement, et toutes les branches des connaissances humaines ont été cultivées à leur tour par ces nations. Les principaux sujets cependant qui ont captivé l'attention des savants slaves, sont l'histoire et les antiquités de leurs pays respectifs, étudiées non-seulement dans leurs chroniques écrites, mais encore dans leurs chants populaires, dans les traditions et les superstitions; la culture et les progrès de leurs langages nationaux ont également (p. 445) fait l'objet de leurs méditations et de leurs efforts. Il en résulta la conviction universelle que toutes les nations slaves sont non-seulement autant de rejetons d'une même tige et leurs idiomes respectifs autant de dialectes d'une langue-mère, mais encore qu'il existe une affinité évidente entre les principaux traits de leur nature morale et physique. Bref, tous les Slaves, malgré les modifications diverses résultant de l'influence du climat, de la religion et de la forme du gouvernement, appartiennent par leur essence à une seule et même nation. Cette conviction répandit parmi tous les hommes de la même race un grand amour de nationalité, et les savants qui avaient éveillé ce sentiment le propagèrent par leurs écrits parmi tous leurs compatriotes. La pensée d'étendre leur activité intellectuelle sur la race très nombreuse d'Europe, au lieu de la limiter à la sphère comparativement étroite de leur propre nation, parut des plus attrayantes aux écrivains slaves, dont les ouvrages n'avaient eu qu'un cercle très restreint de lecteurs, à cause du petit nombre d'habitants parlant le langage dans lequel leurs ouvrages sont écrits. C'est surtout ce qui arrive avec la Bohême; car, bien que ce pays possède aujourd'hui une littérature importante et compte plusieurs auteurs du premier mérite, son public de lecteurs est très limité. La population parlant le bohémien s'élève, y compris les Slovaques de Hongrie, à plus de sept millions d'individus[202]; mais comme presque toutes les classes instruites, surtout en Bohême, savent l'allemand, la littérature nationale de ce pays a souvent à soutenir une concurrence redoutable avec les productions d'Allemagne, et, en conséquence, les ouvrages les plus importants publiés en bohémien doivent, en général, leur appui bien plus au patriotisme éclairé de quelques individus qu'à l'étendue de leur circulation. La littérature, de nos jours, ne peut cependant atteindre un haut degré de prospérité sans avoir un vaste champ ouvert à la renommée de ses écrivains et au bénéfice de ses éditeurs, qui doivent pouvoir récompenser le travail littéraire de manière à ce que les hommes de talent soient engagés à se dévouer à la pénible carrière d'auteur. Les lettrés bohémiens arrivèrent en conséquence à cette conclusion, que le moyen le plus sûr d'atteindre ce but serait d'étendre l'activité intellectuelle de chaque nation slave à la race tout entière, au lieu (p. 446) de la limiter, comme on avait fait jusqu'ici, à telle ou telle branche. Kollar, ecclésiastique protestant de la congrégation slave de Pesth, en Hongrie, et qui s'y était acquis une réputation méritée par ses productions littéraires, fut le premier qui mit en avant cette grande idée d'une manière saisissable, au moyen de plusieurs écrits, mais surtout par la dissertation qu'il publia en allemand, en 1828, sous le titre de: Wechselseitigkeit, ou Réciprocité. Il adopta la langue allemande pour cette publication, afin de lui préparer un accès plus facile dans toutes les contrées slaves, auprès des classes les plus instruites, qui comprennent généralement cette langue. Il proposa, dans cet ouvrage, une réciprocité littéraire entre toutes les nations slaves, c'est-à-dire que tout Slave instruit serait désormais versé dans les langages et dans la littérature des principales branches de la tige commune, et que tous les lettrés slaves posséderaient une connaissance approfondie de tous les dialectes de leur race. Il prouva en même temps que les divers dialectes slaves ne diffèrent pas plus entre eux que les quatre principaux dialectes de l'ancienne Grèce (l'Attique, l'Ionien, le Dorique et l'Éolien), et que les auteurs qui écrivirent dans ces quatre dialectes furent également considérés comme Grecs, malgré cette différence, et que leurs productions furent revendiquées comme la propriété commune et la gloire de toute la Grèce, et non comme appartenant exclusivement à la population dans le dialecte de laquelle elles avaient été publiées. Si cette division de langage en plusieurs dialectes n'a pas empêché les Grecs de créer la plus brillante littérature du monde, pourquoi la même cause agirait-elle comme une entrave sur celle des peuples d'origine slave? Les avantages que toutes ces nations pourraient recueillir d'une réciprocité de ce genre sont certainement très grands, car elle donnerait un essor considérable à la littérature de toutes les branches slaves, et en même temps une valeur intrinsèque plus grande à leurs productions, en ouvrant aux auteurs un champ plus vaste à leur renommée et plus de chance d'être rémunérés de leurs travaux.
»Vers l'époque où Kollar émit l'idée d'une alliance littéraire entre tous les Slaves, un autre écrivain bohémien, qui s'est acquis depuis une réputation européenne par ses recherches sur l'ancienne histoire slave, Szaffarik, publia une esquisse de tous les dialectes et de la littérature de ces peuples. Cet ouvrage, publié aussi en allemand, (p. 447) vint puissamment en aide aux projets de Kollar, en faisant comprendre aux Slaves, à la fois joyeux et étonnés, toute leur importance comme race. Ce fait, porté à la connaissance des autres nations par ce même ouvrage, ne saurait plus être mis en question.
»La proposition de Kollar, appuyée par les écrits de Szaffarik, rencontra un écho tout naturel parmi les hommes de lettres de toutes les nations slaves. C'était une semence qui tombait dans une terre préparée pour la recevoir par l'étude spéciale dont nous avons parlé.—L'étude des divers langages et de la littérature slaves devient de plus en plus générale parmi ces nations, et déjà aujourd'hui il est peu d'écrivains de quelque mérite, appartenant à cette race, qui ne soit pas versé dans les dialectes et dans les lettres cultivées par toutes ses branches.
»C'est l'origine de ce qu'on appelle le Panslavisme, qui n'était, à sa source, qu'une alliance littéraire entre les nations slaves; mais était-il possible que ce mouvement, purement intellectuel dans son principe, ne prît pas une direction politique! et n'était-il pas naturel que les diverses nations de la même race, réunissant leurs efforts séparés pour relever leur condition littéraire, arrivassent, par une succession naturelle de raisonnements, à l'idée et au désir d'acquérir une importance politique, en réunissant toutes les branches de leur tronc en un puissant empire ou confédération, qui leur assurât une prépondérance décisive sur les affaires de l'Europe! Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que ce résultat naturel de circonstances que nous avons décrites, commence déjà à se manifester avec une énergie croissante, en éveillant, d'une part, les plus brillantes espérances et la perspective la plus éblouissante dans l'esprit de plus d'un Slave, et en suggérant, d'un autre côté, dans une proportion correspondante, les craintes et les appréhensions les plus fortes parmi un grand nombre d'Allemands, dont le pays, par sa position géographique, doit être nécessairement le premier à éprouver les effets d'une telle combinaison.» (Panslavisme et Germanisme, p. 109, 112.)
«L'Allemagne subit en ce moment une crise importante. La résolution de la diète de Francfort, d'abolir la souveraineté des trente-huit États indépendants qui ont composé la Confédération germanique, afin d'établir un seul empire allemand, est, en effet, une entreprise hardie. Il est cependant beaucoup plus facile de prendre une résolution de ce genre que de la mettre à exécution, car il n'est pas aisé d'admettre que tous ces États, surtout les plus grands, résignent volontairement leur existence indépendante pour se fondre dans un seul État où beaucoup d'intérêts locaux ou individuels disparaîtraient devant l'intérêt général. Les intérêts commerciaux de l'Allemagne septentrionale, qui ont empêché sa jonction au Zollverein, devraient être sacrifiés à ceux des contrées manufacturières du Sud. Vienne, Berlin, et d'autres capitales, tombent au rang de villes principales, et un grand nombre d'individus qui remplissent aujourd'hui des fonctions plus ou moins hautes dans les ministères, dans les ambassades étrangères, etc., des différents États, se trouveraient sans emplois. Les monarques eux-mêmes deviennent tout au plus des gouverneurs héréditaires de leurs États respectifs, et c'est à peine s'ils peuvent raisonnablement espérer de conserver long-temps cette position subordonnée, leur emploi devant être reconnu bientôt tout-à-fait inutile et remplacé par des magistratures beaucoup moins onéreuses. L'unité allemande, décrétée à Francfort, rencontrera donc l'opposition la plus sérieuse de la part de tous ces intérêts militants. Le Hanovre s'est déjà déclaré contre cette décision; la Prusse ne semble pas le moins du monde disposée à résigner l'importante position que ses monarques et ses hommes d'État ont si long-temps et si heureusement travaillé à lui conquérir. Il est plus que probable que le parlement autrichien, assemblé en ce moment à Vienne, ne se soumettra pas à celui de Francfort.» (Panslavisme et Germanisme, p. 331 et 332.)
N. B.—Toutes ces observations furent imprimées en mai et juin 1848, à l'époque où les Hongrois étaient, en apparence, dans les meilleurs termes avec le cabinet autrichien, et la diète de Francfort au zénith de sa gloire.
Un fait singulier a été établi par l'écrivain allemand bien connu, M. Fallmerayer, dans son Histoire de la Morée au moyen-âge, c'est que cette partie de la Grèce a été en la possession des Slaves du VIe au IXe siècle; ce qui explique les noms slaves donnés à beaucoup de villes encore existantes de cette province et celui même de Morée. Une version commune veut qu'on l'ait appelée ainsi du nombre de ses mûriers (bien qu'elle n'eût rien de plus remarquable, sous ce rapport, que beaucoup d'autres parties de l'empire byzantin); mais il est bien plus raisonnable de faire dériver le nom de cette péninsule de More, en slave la Mer, d'autant mieux que les écrivains byzantins ne s'en servirent jamais et conservèrent toujours celui de Péloponèse, par la raison toute vraisemblable que c'était un mot d'origine barbare, qu'ils n'eussent pas rejeté s'il avait eu sa racine dans le grec.
On sait que les Slaves, qui avaient commencé à faire de très fréquentes incursions dans l'empire grec, sous Justinien Ier, furent conquis, pendant la seconde partie du VIe siècle, par la nation asiatique des Avars, que la cour de Byzance avait excités à attaquer les Slaves. Cependant, les Avars devinrent des ennemis plus redoutables pour l'empire grec que les Slaves ne l'avaient été, et ces derniers, marchant dès lors sous la bannière de leurs vainqueurs et comme leur avant-garde, pénétrèrent jusqu'aux murs de Constantinople. Tout le Péloponèse fut ravagé par les Slaves, à l'exception de l'Acrocorinthe, avec ses deux ports de mer (Cenchrea et Lecheum), Patras, Modon, Coron, Arges, avec la campagne voisine d'Anapli, dans le district actuel de Praslo, Vitylos, sur le versant occidental du Taygète, et les hauteurs de la province de Maïna. Le reste du Péloponèse fut réduit en un désert aride, et les habitants qui échappèrent à la mort et à la captivité s'enfuirent, ou dans les places fortes que nous venons d'indiquer ou dans les îles de l'Archipel.
Les Slaves ayant ainsi conquis la Morée, y fondèrent un établissement permanent. C'est un fait dont on peut aisément s'assurer par une étude attentive des auteurs byzantins. Cedrénus, Théophane et le patriarche Nicéphore, qui écrivirent au VIIIe siècle, appellent (p. 450) le pays situé entre le Danube et les montagnes d'Arcadie et de Messénie, Sclabinia, c'est-à-dire le pays des Slaves ou Esclavons; Constantin Porphyrogenète dit que tout le Péloponèse, au temps de Constantin Copronyme (741-75), se fondit dans l'élément slave et barbare.
La domination des Avars, qui avaient presque ruiné l'empire grec, se vit ébranlée à sa base par la révolte des Slaves de l'Ouest, sous le règne de l'empereur Héraclius (610-41); la nation slave des Serbes et des Chrobates (Serviens et Croates) ayant été appelée par cet empereur à les chasser des provinces méridionales du Danube, cette circonstance laissa les Slaves en paisible possession du Péloponèse et des autres terres qu'ils avaient enlevées aux Avars. Suivant la pente naturelle de leurs dispositions au calme, ils adoptèrent, comme ils l'avaient fait dans d'autres contrées, les occupations tranquilles de l'agriculture et de l'industrie, et ils perdirent bientôt toute trace de cette humeur guerrière qui semblait les caractériser au temps de leur invasion dans l'empire grec. Cette transformation fournit aux monarques byzantins les moyens de les attaquer avec succès; Constant II (642-68) porta la guerre dans le pays des Slaves, afin d'ouvrir une communication entre la capitale, d'une part, et Philippi et Thessalonique de l'autre. Justinien II (685-95 et 705-10) dirigea aussi une expédition victorieuse contre les Slaves, et fit un grand nombre de prisonniers qu'il transplanta dans l'Asie-Mineure. L'empire grec ayant repris une énergie momentanée sous la dynastie isaurienne, Constantin Copronyme poussa ses conquêtes sur le territoire des Slaves jusqu'à Bérée, au-dessus de Thessalonique, ainsi qu'on n'en saurait douter en examinant la délimitation des frontières de l'empire faite par les ordres de l'impératrice Irène, en 793. Les Slaves du Péloponèse furent conquis, sous le règne de l'empereur Michel III, à l'exception des Milingi et des Eseritæ qui habitaient Lacédémone et Elis, ainsi que le rapporte Constantin Porphyrogenète[203].
L'empereur Basile Ier ou le Macédonien, acheva de les soumettre; vinrent ensuite la Religion chrétienne et la civilisation grecque, qui effaça leur individualité, perdue au milieu des Hellènes, de même que l'élément allemand absorba celle de leurs frères des rivages de la Baltique.
(p. 451) Les traces de l'occupation de la Morée par les Slaves se retrouvent encore dans ce pays. Plusieurs localités décrites par Pausanias et même par Procope, ont disparu et ont été remplacées par d'autres portant des noms slaves, tels que Goritz, Slavitza, Veligosti, etc., etc. Il est presque inutile d'ajouter que les habitants, dont le langage avait donné des noms à ces localités, sont nécessairement restés un temps considérable dans les lieux qui continuent de porter ces noms, après que les individus eux-mêmes ont disparu comme nation des pays où se trouvent situées les villes nommées par eux.
Il paraît que la population actuelle de la Morée a, pour le moins, autant de sang slave que de sang grec dans les veines. «Le caractère des habitants de la Morée a cependant, selon un voyageur moderne[204], plus de ressemblance avec celui des anciens Grecs qu'avec les Slaves ou tout autre peuple. Il en est de même de leurs costumes, des mœurs de leurs différentes communautés et de leurs sentiments. Et, bien qu'ils aient hérité peu des nobles qualités de leurs ancêtres, ils possèdent leur finesse et leur esprit de ruse, et, comme les anciens Grecs, ils sont également dolis instructi et arte Pelasgâ.» Cette réflexion n'est certainement pas applicable aux Slaves.
FIN.
Chapitre premier.
LES SLAVES.
Pages.
Origine du nom des Slaves. — Hérodote en parle. — Tacite, Pline et Ptolémée en font mention. — Ils s'étendent au Sud et à l'Ouest. — Leur caractère et leurs mœurs. — Conquête et extermination des peuples situés entre l'Elbe et la Baltique. — Quelques mots sur les Wendes de la Lusace. — Oppression des Slaves par les Germains, et leur résistance au Christianisme. — Renaissance de l'animosité nationale entre les Allemands et les Slaves à notre époque. — Religion des anciens Slaves. — Hospitalité, caractère doux et pacifique, probité des Slaves idolâtres attestée par les missionnaires chrétiens. — Anecdote qui rappelle les peuples hyperboréens. — Leur bravoure et leur habileté militaire. — Leur courage à supporter les fatigues et les tourments. — Progrès rapide du Christianisme parmi eux, dès qu'il est prêché dans leur langue. — Royaume de la Grande-Moravie. — Traduction des Écritures en slavon, et introduction de la langue nationale dans le culte religieux par Cyrille et Méthodius. — Persécution de ce culte par l'Église catholique romaine. — Les rois de France prêtaient leur serment de couronnement sur un exemplaire des Évangiles slaves. 1
Chapitre II.
BOHÊME.
Origine de ce nom, et premiers temps historiques. — Conversion au Christianisme. — Vaudois réfugiés dans ce pays. — Règne de l'empereur Charles VI. — Jean Huss. — Son caractère. — Il se met à la tête du parti national à l'Université de Prague. — Son triomphe sur le parti allemand. — Conséquences. — Influence des doctrines de Wicleff sur Jean Huss. — L'archevêque de Prague fait brûler les ouvrages de Wicleff et excommunie Jean Huss. — Le pape cite Jean Huss devant son tribunal, à Rome. — Jean Huss commence à prêcher contre les indulgences du pape et est excommunié par le légat du (p. 454) Saint-Père. — Concile de Constance. — Arrivée de Jean Huss à Constance. — Son emprisonnement. — L'empereur s'oppose d'abord à la violation du sauf-conduit qu'il a donné, mais les pères du concile lui persuadent d'abandonner Jean Huss. — Procès et défense de ce dernier. — Sa condamnation. — Son supplice. — Procès et supplice de Jérôme de Prague. 34
Chapitre III.
BOHÊME. (Suite).
Effet que produit la mort de Jean Huss en Bohême. — Ziska. — Supplice de quelques Hussites ordonné par le légat du pape. — Première lutte entre les Catholiques romains et les Hussites. — Proclamation de Ziska et soulèvement à Prague. — Destruction de quelques églises et couvents par les Hussites. — Invasion et défaite de l'empereur Sigismond. — Négociations politiques. — L'anglais Pierre Payne. — Ambassade à la Pologne. — Arrivée de forces polonaises au secours des Hussites. — Mort de Ziska. — Son caractère. 80
Chapitre IV.
BOHÊME. (Suite.)
Procope le Grand. — Bataille d'Aussig. — Ambassade en Pologne. — Croisade contre les Hussites, conduite par Henry Beaufort, évêque de Winchester. — Elle échoue. — Tentative infructueuse de rétablir la paix avec l'empereur Sigismond. — Les Hussites ravagent l'Allemagne. — Nouvelle croisade contre les Hussites, commandée par le cardinal Césarini, et son issue malheureuse. — Observations générales sur les succès prodigieux des Hussites. — Négociations du concile de Bâle avec les Hussites. — Compactata ou concessions faites par le concile aux Hussites. — Les Taborites vont au secours du roi de Pologne. — Leurs préparatifs. — Divisions parmi les Hussites à la suite des compactata. — Mort de Procope et défaite des Taborites. — Observations générales sur la guerre des Hussites. — Leur énergie morale et physique. — On les accuse à tort de cruautés. — Exemple du prince Noir de Galles. — Rétablissement de Sigismond. — Les Taborites changent leur nom pour celui de Frères Bohémiens. — Remarques sur les Moraves, leurs descendants. — Luttes entre les Catholiques romains et les Hussites soutenus par les Polonais. — George Podiebrad. — Ses grandes qualités. — Hostilité de Rome contre lui. — Les Polonais le soutiennent. — Règne de la dynastie polonaise en Bohême. 104
(p. 455) Chapitre V.
BOHÊME. (Suite.)
Avènement de Ferdinand d'Autriche et persécution des Protestants. — Progrès du Protestantisme sous Maximilien et Rodolphe. — Querelles entre les Protestants et les Catholiques sous le règne de Mathias. — Défenestration de Prague. — Ferdinand II: sa fermeté de caractère et son dévouement à l'Église catholique. — Il est déposé; élection de Frédéric, palatin du Rhin. — Zèle des Catholiques dans l'intérêt de leur cause. — Élizabeth d'Angleterre et Henry IV de France. — Conduite déloyale des Protestants allemands. — Défaite des Bohémiens: conséquences de cette défaite. — Guerre de Trente ans; les Protestants de Bohême sont abandonnés par ceux d'Allemagne. — Triste situation de la nationalité slave de Bohême. — Résurrection de la langue nationale, de la littérature et de l'esprit public en Bohême. — Condition actuelle et avenir de ce pays. 141
Chapitre VI.
POLOGNE.
Caractère général de l'histoire religieuse de la Pologne. — Introduction du Christianisme. — Influence du clergé germanique. — Existence des Églises nationales. — Influence du Hussitisme. — Hymne polonais en l'honneur de Wiclef. — Influence de l'Université de Cracovie sur les progrès de l'intelligence nationale. — Projet de réforme ecclésiastique présenté à la Diète de 1459. — Doctrines protestantes en Pologne avant Luther. — Progrès du Luthéranisme en Pologne. — Affaire de Dantzick. — Caractère de Sigismond. — Situation politique du pays. — Société secrète à Cracovie pour la discussion des questions religieuses. — Arrivée des Frères Bohêmes et diffusion de leurs doctrines. — Émeute soulevée par les étudiants de l'Université de Cracovie; leur départ pour les Universités étrangères; conséquences de cet événement. — Premier mouvement contre Rome. — Synode catholique romain de 1551 et ses résolutions violentes contre les Protestants. — Irritation produite par ses résolutions et abolition de l'autorité ecclésiastique sur les hérétiques. — Oréchovius, ses disputes et sa réconciliation avec Rome; influence de ses écrits. — Dispositions du roi Sigismond-Auguste en faveur d'une réforme de l'Église. 161
(p. 456) Chapitre VII.
POLOGNE. (Suite.)
Jean A. Laski ou Lasco; sa famille, ses travaux évangéliques en Allemagne, en Angleterre et en Pologne. — Arrivée du nonce Lippomani, et ses intrigues. — Synode catholique de Lowicz et meurtre juridique d'une jeune fille et de plusieurs Juifs, meurtre commis par ce synode à l'instigation de Lippomani. — Le prince Radziwill le Noir; services qu'il a rendus à la cause de la Réforme. 186
Chapitre VIII.
POLOGNE. (Suite).
Demandes adressées au pape par le roi de Pologne. — Projet de synode national combattu par les intrigues du cardinal Commendoni. — Efforts des Protestants polonais pour opérer l'Union des Confessions Bohémienne, Genevoise et Luthérienne. — Consensus de Sandomir. — Déplorables conséquences de la haine des Luthériens contre les autres Confessions protestantes. — Origine et progrès des Anti-trinitaires ou Sociniens. — Situation prospère du Protestantisme et son influence sur le pays. — Le cardinal Hosius. — Introduction des Jésuites. 201
Chapitre IX.
POLOGNE. (Suite.)
Situation de la Pologne à la mon de Sigismond-Auguste. — Les intrigues du cardinal Commendoni et l'hostilité des Luthériens contre la Confession de Genève, empêchent la nomination d'un candidat protestant au trône de Pologne. — Projet, suggéré par Coligny, de donner la couronne à un prince français. — Parfaite égalité de droits accordée par la confédération de 1573 à toutes les sectes chrétiennes. — Patriotisme déployé à cette occasion par François Krasinski, évêque de Cracovie. — Effet produit en Pologne par le massacre de la Saint-Barthélemy. — Aspect de la Diète électorale, décrit par un Français. — Élection de Henri de Valois et concessions obtenues par les Protestants polonais en faveur de leurs coreligionnaires de France. — Arrivée à Paris de l'ambassade polonaise, et son influence sur le sort des Protestants français. — Tentatives faites dans le but d'empêcher le nouveau roi de confirmer, dans son serment, les droits des Protestants. — Henri est forcé, par ces derniers, de confirmer leurs droits lors de son couronnement. — Fuite de Henri et élection de Étienne Batory. — Conversion soudaine de ce prince à l'Église de Rome, sous l'influence de l'évêque Solikowski. — Les Jésuites se concilient ses faveurs en affectant de protéger les lettres et les sciences. 227
(p. 457) Chapitre X.
POLOGNE. (Suite.)
Élection de Sigismond III. — Son caractère. — Sa soumission complète aux Jésuites; efforts de ces derniers pour détruire le Protestantisme en Pologne. — Exposé des manœuvres des Jésuites et leur succès. — Histoire de l'Église d'Orient en Pologne. — Histoire de la Lithuanie. — Rôle de l'Église d'Orient dans ce pays; dualisme religieux des princes lithuaniens. — Union avec la Pologne. — Les Jésuites entreprennent de soumettre l'Église de Pologne à la suprématie de Rome. — Instructions données par eux à l'archevêque de Kioff, pour préparer en secret l'union de son Église avec Rome tout en paraissant s'y opposer. — L'union est conclue à Brestz; ses déplorables effets pour la Pologne. — Lettre du prince Sapiéha. 243
Chapitre XI.
POLOGNE. (Suite.)
Succès déplorable des efforts de Sigismond pour renverser la cause du Protestantisme en Pologne. — Conséquences funestes de sa politique, malgré les services rendus au pays par d'illustres patriotes. — Potoçki. — Zamoyski le Grand. — Christophe Radziwill. — Fâcheux effet de l'administration de Sigismond sur les relations extérieures de la Pologne. — Règne de Vladislav IV et impuissance de ses efforts pour détruire l'influence des Jésuites. 266
Chapitre XII.
POLOGNE (Suite.)
Règne de Jean-Casimir. — Révolte des Cosaques. — Le bigotisme des évêques catholiques s'oppose à toute réconciliation avec eux. — Invasion et expulsion des Sociniens. — Règne de Jean Sobieski. — Pillage et destruction du temple protestant de Vilna, à l'instigation des Jésuites. — Meurtre juridique de Lyszczynski. — Élection et règne d'Auguste II. — Première disposition légale contre la liberté religieuse des Protestants, obtenue par surprise sous l'influence de la Russie. — Protestation des patriotes catholiques contre cette mesure. — Nobles efforts de Leduchowski pour défendre les droits de ses concitoyens protestants, menacés par les intrigues de l'évêque Szaniawski. — Meurtre juridique de Thorn. — Réflexions sur cet évènement. — Lettre pastorale de l'évêque Szaniawski aux Protestants. — Les représentations des puissances étrangères, en faveur des Protestants polonais, ne servent qu'à rendre la persécution plus violente contre eux. — Ils sont privés des droits politiques. — Situation malheureuse des Protestants polonais sous le règne d'Auguste III. — Généreuse conduite du cardinal Lipski. 281
(p. 458) Chapitre XIII.
POLOGNE. (Suite.)
État déplorable de la Pologne sous la dynastie saxonne. — Asservissement de la cour saxonne aux intérêts de la Russie. — Efforts des princes Czartoryski et d'autres patriotes pour relever leur pays. — Rétablissement des Anti-Papistes ou Dissidents dans leurs anciens droits par l'influence étrangère. — Réflexions à ce sujet — Remarques générales sur les causes de la chute du Protestantisme en Pologne. — Comparaison avec l'Angleterre. — Condition actuelle des Protestants polonais. — Services rendus par le prince Adam Czartoryski à la cause de l'éducation publique, dans les provinces polonaises de la Russie. — Triste destinée de l'école protestante de Kiéydany. — Esquisse biographique de Jean Cassius, ministre protestant dans la Pologne prussienne. — De la haute école de Lissa, et du prince Antoine Sulkowski. 309
Chapitre XIV.
RUSSIE.
Origine du nom de Russie. — Novogorod et Kioff. — Première expédition russe contre Constantinople. — Expéditions réitérées contre l'Empire grec. — Relations commerciales entre les deux pays. — Introduction du Christianisme en Russie et influence de la civilisation byzantine sur cet empire naissant. — Expédition des Russes chrétiens contre Constantinople, et prédiction concernant la conquête de cette ville par leurs armes. — Division de la Russie en plusieurs principautés. — Conquête de ce pays par les Mogols. — Origine et progrès de Moscou. — Esquisse historique de l'Église russe depuis sa fondation jusqu'à nos jours; son organisation actuelle. — Union forcée avec l'Église de Russie de l'Église grecque, déjà unie à Rome. — Description des sectes russes ou les Raskolniky. — Les Strigolniky. — Les Judaïstes. — Effets de la réforme du XVIe siècle sur la Russie. — Rectification des livres sacrés et schisme qui en est la suite. — Terribles actes de superstition. — Les Starovértzy ou sectateurs de l'ancienne foi. — Superstitions payennes. — Les Eunuques. — Les Flagellants. — Les Malakanes ou Protestants. — Les Doukhobortzi ou Gnostiques. — Superstitions horribles dans lesquelles ils tombent. — Proclamation du comte Woronzoff à ce sujet. 344
Chapitre XV.
RUSSIE. (Suite.)
Description des Martinistes, ou la Franc-Maçonnerie religieuse. — Utilité de leurs travaux. — Leur persécution par l'impératrice (p. 459) Catherine. — Ils reprennent leurs travaux sous l'empereur Alexandre. — Ils font fleurir les sociétés bibliques, etc. — Remarques générales sur les Russes. — Constitution donnée à Moscou par les Polonais. — Situation religieuse des Slaves de l'Empire ottoman. — Observations générales sur la condition actuelle des nations slaves. — Ce que l'Europe peut espérer ou craindre d'elles. — Causes qui s'opposent aujourd'hui aux progrès du Protestantisme parmi les Polonais. — Moyens de propager la religion de l'Évangile chez les Slaves. — Perspective heureuse pour elle en Bohême. — Succès des efforts du révérend F.-W. Kossuth à Prague. — Raisons pour que les Protestants anglais et américains prêtent quelque attention, à la situation religieuse des Slaves. — Alliance entre Rome et la Russie. — Influence du despotisme et des institutions libérales sur le Catholicisme et le Protestantisme. — Causes de la recrudescence actuelle du Catholicisme. — Quel contrepoids l'on pourrait y opposer. — Importance d'une alliance entre les Protestants anglais et slaves. 392
Appendice. 439
1: Voir l'appendice A, à la fin du volume.
5: M. Bodenstedt dans un article de la Gazette universelle d'Augsbourg du 11 mai 1848, intitulé «les Slaves et l'Allemagne.»
6: L'anecdote suivante peut servir à caractériser, par un trait de plus, l'assertion ci-dessus: On sait bien qu'en 1846, un certain nombre de paysans de la Gallicie, entraînés par l'appât du pillage des propriétés appartenant à leurs seigneurs, en ont massacré plusieurs, et que les autorités autrichiennes non-seulement autorisaient, mais, en beaucoup de cas, récompensaient ces actes infâmes. Il était tout naturel qu'une politique aussi abominable donnât naissance à une foule de dénonciateurs qui, sous prétexte d'attachement au gouvernement existant, accusaient leurs seigneurs de trahison et de malveillance à l'égard du souverain. Il est arrivé qu'un paysan accusa son seigneur, devant un magistrat autrichien, d'avoir injurié l'Empereur de la manière la plus violente. À la question du magistrat: quels étaient les termes injurieux dont il s'était servi, le paysan, voulant aggraver autant que possible la faute de son seigneur, répondit: «Oh! Monsieur, il a dit les mots les plus horribles contre l'Empereur, il l'a même appelé Allemand! Naturam expelles furcâ tamen usquè recurrit.
7: Les auteurs qui ont parlé des Slaves dans le VIe siècle, sont: Procope, Jornandès, Agathias, l'empereur Maurice, Jean de Biclar et Ménandre. Ils les appellent Sclavènes ou Sclaves. Ces formes sont des corruptions du mot Slaves, ou Slavènes, employé par le peuple même et par les écrivains allemands qui ont été en rapport avec les Slaves de la Baltique, tels qu'Adam de Brême, Helmold, etc. L'étymologie du nom de Slave, a été entendue de diverses façons. Les uns dérivent ce nom du mot slava qui signifie gloire dans tous les dialectes slaves; et cette opinion semble confirmée par le grand nombre de mots slaves qui en viennent d'une manière incontestable; par exemple: Stanislav (Stanislas), fondateur de gloire; Promislav, sentiment de la gloire; Vladislav, dominant la gloire, etc. D'autres étymologistes tirent le même nom de slovo, qui signifie, dans tous les dialectes slaves, parole ou mot. Ils s'appuient sur ce fait que, dans tous les dialectes, on emploie un a ou un o indifféremment, slavanié ou slovanié[7-A]. Pour justifier leur étymologie, ils allèguent une circonstance curieuse, c'est que toutes les nations slaves donnent aux Allemands le nom de Niemietz, c'est-à-dire muets. Ils expliquent ainsi ce nom. Les Slaves, ne pouvant comprendre les étrangers, croyaient qu'ils n'avaient qu'un langage inarticulé, et les appelaient, pour ce motif, niem ou muets. Au contraire, persuadés que seuls ils possédaient le don de la parole (du moins, intelligible pour eux), ils s'appelaient Slovanié, c'est-à-dire, hommes qui ont le don de la parole. Quelle que soit la véritable étymologie du nom Slaves, on ne peut douter que cette dénomination de Slaves, Sclaves, Esclaves, Schiavi, ne vienne du grand nombre des Slaves de la Baltique vendus dans les marchés par les conquérants germains, ou réduits à un esclavage rigoureux sur leur sol natal. (Cette circonstance sert à expliquer l'antipathie nationale qui divise la race allemande et la race slave, et qui, il est triste de l'avouer, s'est réveillée récemment, en plusieurs occasions, avec une animosité digne des temps les plus barbares.) On doit remarquer aussi que tous les écrivains occidentaux appellent les Slaves, Slavini, Sclaves, et même Vinidæ, Venedes et Wendes; ce dernier nom a été donné par les Allemands aux Slaves de la Baltique, et s'applique maintenant à ceux de la Lusace et de la Saxe qui s'intitulent eux-mêmes Serbes. Il est impossible d'établir l'origine de cette dénomination donnée aux Slaves par les Allemands, ainsi que par les Finnois et les Lettoniens, mais dont eux-mêmes ne peuvent se rendre compte; en un mot, de toutes les conjectures faites sur ce sujet, aucune n'a abouti à un résultat satisfaisant. Je ferai seulement remarquer que ce n'est pas un cas exceptionnel, qu'on trouve beaucoup de nations qui ont reçu des étrangers des noms bien différents de ceux qu'elles se donnent à elles-mêmes. Ainsi, les Allemands s'appellent Deutsche, et sont appelés Allemands par les Français; Germains par les Anglais comme par les Romains; Niemtzy par les Slaves et les peuples de l'Est. Les peuples appelés Finnois par les Européens de l'Occident, s'appellent Suomi ou Suomalaiset et reçoivent des Slaves le nom de Tchoudy.
7-A: Ce qui est la plus probable, c'est que les mots slovo, parole, verbe, discours (λογος des Grecs), et slava, gloire, n'étaient, dans l'origine, qu'un seul et même mot employé dans deux sens différents. L'idée de la gloire, en effet, ne naît que de la notoriété qu'acquiert un nom ou un évènement divulgué par la parole. Les verbes slavit et slovit, et leurs dérivés vistavit et vistovit, etc., signifiaient probablement, dans l'origine, à peu près la même chose: divulguer, développer par la parole. Le mot latin fama et le mot français renommé n'ont pas une autre étymologie.
N. d. T.
8: Ceci est une erreur. Vineta ou Julin était située à l'embouchure de l'Oder et non dans l'île de Rugen.
9: Le mot attaque est faible; brigandages et rapines seraient plus conformes à la vérité.
10: L'âme généreuse de Herder exprimait, il y a quatre-vingt ans, ces regrets sur la décadence du caractère national des Slaves qui subsistent encore en Allemagne, c'est-à-dire des Wendes de la Lusace. Ils avaient pour fondement des données inexactes fournies par des gens envieux et mal disposés, ou bien ce malheureux état de choses a disparu avec les progrès de la civilisation. Elle a mis fin à l'oppression qui pesait sur ces restes de la race slave en Allemagne: on le voit d'une manière évidente, d'après le portrait suivant de cette population fait par un écrivain moderne d'Allemagne:
«C'est un peuple (les Wendes) vif, robuste, laborieux, appliqué aux travaux de l'agriculture et de la pêche. Son assiduité à l'église, les souhaits et les expressions pieuses qu'il emploie souvent, sa droiture et la pureté de ses mœurs, témoignent de la force de ses sentiments religieux. On s'accorde à reconnaître sa frugalité, sa propreté, sa fidélité conjugale, et une foule d'autres excellentes qualités. Les Wendes sont pacifiques, et, comme beaucoup d'autres peuples slaves, ils n'ont pas d'esprit militaire; cependant ils sont pleins d'audace pour défendre leurs foyers, et leurs recrues bien disciplinées ont mérité, en maintes occasions, le renom de vaillants soldats. Malgré la plus dure oppression, malgré l'esclavage de la glèbe, les Wendes ont conservé la bonne humeur, la gaîté qu'ils possèdent comme tous les autres peuples slaves, et cet esprit modéré et joyeux qui se retrouve dans leurs chants nationaux, si gais. Des chansons allègres font retentir les maisons ou les champs, lorsqu'ils travaillent ou se réunissent en un cercle joyeux. Ils sont, à la lettre, fous de danse. On voit souvent aujourd'hui les femmes qui traient les vaches, faire assaut de chants par gageure, et les bergers jouer sur des trompes ou des cornemuses leurs airs nationaux. Ces airs sont généralement des airs d'amour, quelquefois ce sont des plaintes sur la perte ou l'infidélité de l'objet aimé. Quelques-uns ont un caractère élégiaque, et sont remplis de pensées enthousiastes et étincelantes d'imagination sur la beauté de la nature, l'instabilité des choses d'ici-bas, la destinée humaine, avec une forte tendance au merveilleux.» (Blicke in die Vaterlandische Vorzeit von Karl Preusker. Leipsig, 1843, vol. II, p. 179.)
La faible population qui a sauvé jusqu'ici sa nationalité slave et n'est pas encore germanisée, bien qu'elle vive au milieu de la race teutonique, se réduit à environ 144,000 âmes, dont 60,000 subsistent sous la domination saxonne; le reste appartient à la Prusse; 10,000 environ appartiennent à l'Église catholique romaine; les autres suivent le luthérianisme. Malgré ce nombre si restreint, ils ont une littérature nationale, outre la Bible et autres ouvrages de piété. Elle consiste en collections de chants nationaux, de traditions, de récits, et aussi en quelques productions modernes. Ils ont une société littéraire pour le maintien de leur langue et de leur littérature nationale. Cette société est surtout composée de membres du clergé catholique et protestant.
11: Herder, cité plus haut.
12: Ainsi, par exemple, Meinhard, évêque d'Halberstadt, décrétait, en 1248, que les habitants slaves de quelques places dépendantes du couvent de Bistorf, seraient chassés et remplacés par des Allemands bons catholiques, au cas qu'ils refusassent d'abandonner ce qu'il appelle leurs coutumes païennes. L'évêque de Breslau ordonnait, en 1495, que tous les paysans polonais d'une place appelée Woitz, apprissent en deux ans l'allemand, sous peine d'expulsion.
13: Gebhardi Geschichte der Wenden, p. 260. Cet auteur n'est nullement favorable aux Slaves, et son ouvrage est fait sur les témoignages d'un autre écrivain allemand, contemporain de ces événements.—Helmold, Chronicon Slavorum.
14: Les Slaves, forcés de se conformer extérieurement aux rites du christianisme, depuis environ soixante ans, se soulevèrent avec succès contre leurs oppresseurs en 1066 année de la conquête de l'Angleterre par les Normands. Ils détruisirent toutes les églises, tous les couvents, sacrifièrent à leurs dieux, dans la ville de Lubeck, l'évêque de Mecklembourg, et chassèrent de leur pays les Allemands et les Danois. Krouko, prince de l'île de Rugen, qu'ils appelèrent au trône, conquit le Holstein, et le conserva à la paix qu'il fit accepter aux Danois et aux Allemands. Les Slaves rétablirent le culte idolâtre de leurs pères, et jouirent d'une paix complète pendant quarante années. Mais Krouko fut tué au commencement du XIIe siècle. Les agressions des Allemands et des Danois recommencèrent, et les Slaves soutinrent cette lutte inégale jusqu'en 1168. Cette année-là, leur roi Pribislav reçut le baptême et fut créé prince de l'Empire germanique; ses descendants continuent, dans la maison princière de Mecklembourg, la seule dynastie slave encore subsistante. L'île de Rugen, le dernier rempart de l'indépendance et de l'idolâtrie slaves, fut conquise et convertie l'année suivante, 1169, par Waldemar Ier, roi de Danemark. Les descendants du roi national de l'île se sont perpétués jusqu'à nos jours, et sont représentés par le prince de Putbus. La langue slave alla en s'éteignant dans les contrées qui entourent Leipsig jusqu'à la fin du XIVe siècle, et le dernier homme qui la parla en Poméranie, mourut, dit-on, en 1404. Le service divin dans la même langue se continua à Wustrow dans le duché de Lunebourg, royaume du Hanovre, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Les habitants du district de Luchow, situé dans le même duché et qui s'appelle communément Wendland ou terre des Wendes ou Slaves, parlent encore aujourd'hui un dialecte particulier d'allemand, mélangé de mots slavons. Les seuls Slaves de l'Allemagne qui ont conservé leur nationalité, sont les Wendes de Lusace, dont nous avons déjà parlé.
15: De Bello Gothico.
16: Nestor, moine de Kioff, le plus ancien historien des Slaves, vivait dans la seconde moitié du XIe siècle.
17: Lad signifie, dans les langues slaves, ordre, tact, et sert de racine à plusieurs mots.
18: Il faut remarquer que, dans beaucoup de contrées, le soir de la Saint-Jean, on allume des feux de joie, qui probablement ont rapport au solstice d'été.
19: Une collection considérable d'antiquités slaves fut trouvée, vers la fin du XVIe siècle, en creusant le sol, dans le village de Prillwitz, sur le lac Tollenz, dans le Mecklembourg. On croit que ce village occupe la place où Rhetra, temple célèbre des Slaves, fut élevé. Cette découverte resta ignorée du monde savant jusqu'en 1771, où le docteur March, chapelain du duc de Mecklembourg, en publia une description accompagnée de gravures. Ces antiquités furent trouvées dans deux vases de métal qu'on croit avoir servi aux sacrifices, et qui étaient placés de manière que l'un servît de couvercle à l'autre. Quelques inscriptions étaient gravées sur ces vases; malheureusement on les fondit pour faire une cloche, avant de les donner à examiner à des personnes compétentes en inscriptions. Ces vases renfermaient des idoles et quelques objets qui servaient à l'accomplissement des sacrifices. Tous ces objets sont composés du mélange de divers métaux, mais non dans la même proportion; plusieurs contiennent beaucoup d'argent, tandis que d'autres n'en ont pas du tout. Quelques-uns portent des inscriptions slaves, en caractères runiques, mais mutilées pour la plupart.
20: Le premier de ces noms signifie en slavon saint guerrier ou conquérant, le second sainte vue; la description de l'idole montrera que les deux interprétations se justifient également bien.
21: Il était secrétaire d'Absalon, archevêque de Lund, qui commandait l'expédition sous le roi.
22: Peut-être d'hydromel, boisson nationale des Slaves.
23: Par Slavonie, les chroniqueurs germains entendaient d'ordinaire le pays des Slaves de la Baltique.
24: D'après l'Histoire du Danemarck, par Dahlman, ce roi est Suénon-Grate, qui fut tué en 1157, et non le père de Canut le Grand, comme on le croit généralement.
25: Strategicum, lib. XI, cap. VIII.
26: Strategicum, loco citato, et Leonis imperatoris tactica, cap. XVIII, sec. 102, 103.
27: «Moribus et hospitalite nulla gens honestior ac benignior potest inveniri.» (Historia ecclesiastica, lib. II, cap. XII.)
28: Vita S. Othonis, cap. LX.
29: «At illi (Pomeranii) inquiunt, nihil nobis ac vobis, patriæ leges non dimittimus; contenti sumus religione quam habemus. Apud Christianos, aiunt, fures sunt, latrones sunt; cruciantur pedibus, privantur oculis, et omnia genera scelorum, christiani exercent in christianos: absit a nobis religio talis.» (Vita S: Othonis, cap. XXV, p. 673.)
30: Strategicum, lib. XI, cap. VIII. L'empereur Léon le Philosophe répète la même chose dans sa Tactique, chap. XVIII, sec. 105. Quelques écrivains regardent cette coutume comme indiquant chez les Slavons une origine indienne.
31: Lettre de saint Boniface dans les Antiquités slaves de Szaffarik.
32: Stritter, vol. II, p. 72.
33: Chronique des Slaves, chap. XII.
34: De Bello Gothico, apud Stritter, vol. II, p. 31.
L'empereur Maurice décrit avec détail la manière dont les Slaves font la guerre. Sir Gardner Wilkinson a fait la remarque que la manière dont les Monténégrins de nos jours font la guerre, est tout-à-fait la même. (Voir son livre: Dalmatie et Monténégrins, vol. 1, p. 35.)
35: Stritter, Memoriæ populorum, vol. II, p. 89.
36: J'ai rapporté plus haut que, dans cette invasion, on trouva des femmes slaves au milieu des cadavres de leurs maris. Les Grecs appelèrent les Avares contre les Slaves, mais bientôt après, les mêmes Slaves reparurent sous la domination des Avares, et beaucoup plus terribles qu'auparavant. Neuf siècles plus tard, un évènement semblable se représentait avec les descendants de ces Slaves, avec les Serviens. Ils imploraient en vain contre les Turcs, l'assistance des Chrétiens de l'Occident, et surtout de l'empereur Sigismond. Livrés à leurs seules forces, ils furent défaits dans les plaines de Kossovo-polé, par le sultan Bajazet, en 1386, et obligés de se soumettre. Cinq ans après (1391), ils contribuèrent beaucoup à la victoire des Turcs sur l'empereur Sigismond, à Nicopolis. Je désire vivement attirer l'attention des esprits réfléchis sur cette circonstance; il se peut que les populations slaves, dont l'opposition à la Russie a mis obstacle jusqu'ici à ses projets d'agrandissement, désespèrent un jour de l'assistance de l'Occident, et contribuent le plus puissamment à l'exécution de ces mêmes projets.
38: Une vive peinture de l'oppression exercée par les Allemands sur la nation slave, se trouve dans le discours adressé à Lubeck, par un chef slave, à l'évêque d'Oldenbourg. Helmold, qui était présent, le rapporte ainsi: «L'évêque invitait les Slaves à se rendre à Oldenbourg, à abandonner leurs idoles pour recevoir le baptême, et renoncer surtout au pillage et à l'assassinat. Pribislav lui répondit:—«Vénérable prélat, vos paroles sont les paroles de Dieu, elles sont utiles à notre salut; mais pouvons-nous suivre la voie que vous nous tracez, au milieu des maux qui nous environnent? Si vous voulez les connaître, écoutez patiemment mes plaintes. Le peuple que vous voyez est votre peuple, et nous vous découvrirons nos besoins, car c'est à notre évêque de nous prendre en pitié. Nos maîtres nous oppriment avec tant de rigueur, nous imposent tant de tributs et un esclavage si dur, que la mort nous est plus désirable que la vie.
»Cette année même, nous autres, habitants de ce petit coin de terre, nous avons payé au duc, mille marcs, cent au comte, et cela ne suffit pas encore, et chaque jour nous sommes pressurés jusqu'à l'épuisement de nos ressources. Comment pourrions-nous pratiquer une nouvelle religion? Comment fonder des églises et recevoir le baptême, lorsque nous pouvons être forcés chaque jour à prendre la fuite; s'il y avait là au moins un lieu de refuge pour nous! Traversons-nous la Travène, (Trawe, dans le Holstein), mêmes calamités nous attendent; nous retirons-nous à la rivière Panis (Peine en Poméranie), partout les mêmes maux. Quelle ressource nous reste, sinon de quitter la terre, de nous embarquer sur mer, et de vivre à la discrétion des vagues? Est-ce notre faute si, chassés de notre pays, nous troublons la paix des mers; si nous prélevons nos moyens d'existence sur les Danois et sur les marchands qui passent? Nos maîtres ne sont-ils pas responsables des injustices où ils nous réduisent?»
L'évêque lui représenta que cette persécution cesserait du jour où ils seraient chrétiens; Pribislav répondit: «Si vous désirez que nous embrassions votre religion, assurez-nous les mêmes droits dont jouissent les Saxons dans leurs fermes, et de nous-mêmes nous nous ferons chrétiens, nous bâtirons des églises et paierons les dîmes.» (Helmold, Chronicon Slavorum.)
Outre Helmold, un autre missionnaire allemand, Adam de Brême, a décrit la tyrannie exercée sur les Slaves par les Allemands, sous prétexte de religion (Voir son Histoire ecclésiastique, livre III, chap. XXV). J'ai eu l'occasion plus haut d'établir que cette persécution continua long-temps après la conversion des Slaves. On rencontre avec plaisir une exception à cette conduite cruelle, dans les missions du prélat allemand saint Othon, évêque de Bamberg. Il arriva en Poméranie en 1125, sans forces militaires et connaissant parfaitement la langue du pays. Ses prédications, jointes à son désintéressement et à son affabilité, convertirent ces peuples, jusque-là rebelles, à toute tentative d'une conversion forcée.
39: Stritter, vol. II, p. 6; le siége patriarcal de Constantinople fut occupé en 766 par un Slave (Stritter, vol. II, p. 80).
40: Les Slaves qui s'étaient établis graduellement dans la Mœsie, province grecque, furent conquis en 679, par les Bulgares. Cette nation, grossière et peu nombreuse, imposa son nom aux vaincus, mais adopta leur langue, leurs mœurs, et, au bout de deux siècles, se trouva complètement fondue avec les Slaves. La Bulgarie soutint des luttes sanglantes contre l'Empire grec et d'autres peuples voisins; mais, après une guerre malheureuse contre l'empereur Basile II, elle fut conquise par lui et devint province grecque en 1018. En 1186, elle recouvra son indépendance; mais, après beaucoup de vicissitudes, elle fut soumise par les Turcs en 1389, et continua, jusqu'à nos jours, de former une province de l'Empire ottoman.
41: Voici un fait curieux. Les Évangiles sur lesquels les rois de France, à leur couronnement, prêtaient serment dans la cathédrale de Reims, sont slaves, écrits en partie avec les caractères de Cyrille, en partie avec les caractères glagolites. Pierre le Grand, en visitant Reims, en 1719, découvrit le premier cette circonstance. Le savant slave si connu, Hanka, a publié, en 1846, à Prague, une histoire de ce manuscrit, illustrée de fac-simile, etc. Voici ce qu'il en dit: «Ce manuscrit fut offert par l'empereur Charles III, roi de Bohême, au couvent d'Emmaüs, comme un précieux monument écrit par saint Procope, abbé au couvent de Sazava. Il fut enlevé du couvent par les Hussites, qui le sauvèrent de la destruction, dans leur vénération respectueuse pour le rituel slave. On le trouve ensuite à Constantinople, sans qu'on sache comment il y fut porté. On croit qu'il y fut envoyé en présent par le roi hussite de Bohême, George Podiebrad, à l'époque où il négocia un rapprochement avec l'Église grecque. Ce livre était magnifiquement relié, et enrichi d'or, de pierres précieuses et de saintes reliques. Un siècle environ plus tard, en 1546, un peintre de Constantinople, nommé Paleokappas, qui trafiquait d'objets précieux, le porta au concile de Trente. Le cardinal de Lorraine l'y acheta et en fit présent à la cathédrale de Reims, dont il était archevêque. Il disparut durant la première révolution. Quelques années plus tard, un Russe très instruit, Alexandre Tourguéneff, le découvrit dans la bibliothèque publique de Reims, où il avait été déposé sous le consulat de Napoléon; mais il n'avait plus cette magnifique reliure qui l'avait fait placer parmi les ornements du sacre des rois.»
42: Shakspeare n'aurait pas commis une erreur géographique si grossière, en plaçant ses héros naufragés sur les côtes de la Bohême (Récits d'Hiver, acte III, scène III), s'il avait choisi cette période pour la date de sa pièce.
43: Voir Palacky, Geschichte Von Bohmen, vol. I, p. 339.
44: Lenfant rapporte, d'après l'autorité de Spondanus, que le pape Innocent IV accorda aux Bohémiens, vers la fin du XIIIe siècle, d'accomplir le service divin dans leur langue (Histoire des Hussites, vol. I, p. 3). Le jésuite bohémien Balbin, considère comme un privilége glorieux pour les Slaves, d'avoir eu la permission d'accomplir le culte divin dans leur langue.
45: Respublica Bohema, cap VI; p. 272.
46: Il y a plusieurs anecdotes caractéristiques sur l'esprit chevaleresque qui animait les Bohémiens sous Jean de Luxembourg. Ce monarque se préparait à marcher contre la Pologne: les nobles lui représentèrent que la constitution du pays les obligeait à rejoindre ses étendards à l'intérieur de la Bohême, mais non à le suivre au-delà des frontières. Il se contenta de répondre: «J'irai seul au combat, et je verrai qui de vous sera assez hardi, assez vil ou assez lâche pour ne pas suivre son roi.» Ces paroles firent cesser toute résistance.
Il arriva sur le champ de bataille de Crécy, lorsque les Français étaient déjà en déroute. Il était aveugle; ses suivants lui dirent où en était le combat, et l'invitèrent à se soustraire à un danger inutile. Le roi leur répondit en bohémien: «Toho Buh da ne bude, aby Kral czeski z bitwy utikal!» ce qui signifie: «J'en prends Dieu à témoin, on ne verra pas un roi de Bohême prendre la fuite!» Ces paroles inspirèrent la confiance à la petite troupe de Bohémiens qui l'accompagnait. Tous, se serrant autour de leur monarque aveugle, et résolus de mourir avec lui, se précipitèrent au milieu des Anglais, quoique sans espoir de succès ou de salut. Sept grands de Bohême et plus de deux cents cavaliers périrent en cette occasion.
47: Panslavisme et Germanisme, page 246, et Appendice H.
48: Tous les auteurs diffèrent sur le nombre des étudiants étrangers qui quittèrent l'Université de Prague en cette circonstance. Hagec le porte à 40,000, Lupacius à 44,000; Lauda, auteur contemporain, cité par Balbin, le réduit à 36,000, Dubravius à 24,000, Trithême et Cochléus descendent jusqu'à 2,000. Æneas Sylvius dit qu'ils étaient au nombre de 5,000; cette évaluation, donnée par le meilleur écrivain de son temps et qui fut contemporain de cet évènement, me paraît la plus voisine de la vérité.
49: Le pape Jean XXIII (Balthazar Cossa) était né à Naples, d'une famille noble quoique pauvre. Dans sa jeunesse, il fit le métier de pirate, puis entra dans les ordres, et sut si bien gagner la faveur du pape Boniface IX, qu'il fut créé par lui cardinal, et envoyé comme son légat à Bologne. Sa conduite était scandaleuse sous tous les rapports. Il réussit cependant à obtenir les bonnes grâces du pape Alexandre V, et à l'emporter, après sa mort, en 1410, sur Grégoire XII et Benoit XIII, qui se disputaient le siége pontifical. Jean avait convoqué le concile de Constance sur l'invitation de l'empereur Sigismond, et le concile se décida, aussitôt après sa réunion, à le déposer à cause de ses vices. Jean parvint à s'échapper de Constance et à se mettre sous la protection du duc d'Autriche. On le jugea par défaut, et on le déposa. Le concile requit le duc de lui livrer Jean, et le tint quelque temps prisonnier au château de Heidelberg. Plus tard il put se rendre en Italie, où Martin V, son successeur, le nomma doyen du sacré-collége. Il mourut en 1419.
50: L'original de cette protestation se trouve dans la bibliothèque de la faculté d'Édimbourg.
51: Voir mon Histoire de la réformation en Pologne, vol. 1, 62-64.
52: J'ai dit plus haut qu'il fut témoin oculaire de tout ce qui se passa, et que ce récit lui est surtout emprunté.
53: Ziska veut dire «le borgne.» Le Z se prononce comme le J français.
54: Le tronc de ce chêne resta debout jusqu'au commencement du XVIIIe siècle. Il fut bientôt après détruit à cause des forgerons des environs. Ils croyaient qu'une tranche enlevée à ce tronc, et attachée à leur marteau, avait la vertu de rendre leurs coups plus pesants. L'autorité ecclésiastique, pour mettre fin à cette pratique superstitieuse, fit couper ce qui restait du tronc et élever en son lieu une chapelle portant une inscription qui déclarait qu'à cet endroit était né l'hérétique Ziska, de triste mémoire.
55: M. Bonnechose, en reproduisant cette lettre célèbre (les Réformateurs avant la réformation, vol. II, p. 287 de la traduction en anglais), en a omis les traits les plus caractéristiques, tels que les allusions aux deux nations bohémienne et allemande. Cette lettre que Lenfant (Histoire des Hussites, vol. I, p. 103) a traduite de l'ouvrage de Théobald, a été publiée dans la langue originale avec une traduction allemande dans le premier volume de Neue Abhandlungen der Prager Gesellschaft.
56: Les historiens protestants et catholiques élèvent à cinq cent cinquante le nombre de ces couvents et de ces églises.
57: Pierre Payne était né dans le comté de Lincoln, à Haugh ou Hough, à trois milles de Grantham. Il étudia à Oxford dans Edmund's Hall, dont plus tard il devint le principal (1410-1415). On ne peut indiquer avec précision l'époque où il vint en Bohême; il jouit d'une grande réputation parmi les Hussites. Lenfant nous le montre comme un homme d'un profond savoir, qui s'occupa d'éclaircir les passages obscurs des écrits de Wiclef. Voici ce qu'en dit Cochlée, écrivain catholique romain: «Petrus Payne, ingeniosus magister Oxoniensis, qui articulos Wiclephi et libros ejus punctatim et seriatim deduxit, et suis opusculis pestiferis imposuit, arte inferiores sed veneno pervicaciores; quæ Wicleph obscure posuit, iste explanavit; ipse suo pravo ingenio non solum erat Wiclephi errorum doctor sed approbator et auctor, augmentator et promulgator, hujus purissimi regni Bohemiæ primarius et perniciosissimus infector et destructor. Taboritis maxime favebat, sectator Wiclephi obstinacissimus, Pragam cum libris ejus profugit.» Cochlée se trompe en accusant Payne d'avoir le premier infecté la Bohême. Bien avant qu'il y vînt, les ouvrages de Wiclef y étaient répandus. On croit qu'il mourut à Prague en 1455.
58: La ressemblance entre les langues polonaise et bohémienne, si grande encore, l'était bien plus jadis. L'auteur de cet ouvrage a lu plusieurs ouvrages de Jean Huss, et tous, sauf quelques mots, sont aussi facilement entendus d'un Polonais que s'ils étaient écrits dans sa propre langue.
59: La Lithuanie, réunie à la Pologne par le mariage de Jagellon, avait pour bornes, au XVe siècle, à l'Est, la rivière Ougra près de Kalouga, et comprenait la ville de Viazma, distante de Moscou de 150 milles anglais. Au Sud, elle touchait aux rivages de la mer Noire, entre les embouchures du Dnieper et du Dniester.
60: Une tradition vulgaire rapporte qu'à son lit de mort, il ordonna de faire un tambour avec sa peau, pour qu'à ce son les ennemis tremblassent de frayeur, et de jeter son corps en pâture aux animaux sauvages et aux oiseaux, aimant mieux être dévoré par eux que par les vers. On ajoute que ses demandes furent accomplies. Il y avait même à Prague un vieux tambour que on prétendait être fait avec la peau de Ziska. Mais quand les Prussiens l'eurent enlevé à la prise de Prague par Frédéric II, en 1744, les Bohémiens prétendirent que cette tradition n'avait aucun fondement. Elle est, en effet, de l'invention la plus absurde, et rien chez les écrivains contemporains ne la justifie.
61: L'usage de faire avec des charrettes des remparts mouvants, ou, comme on dit maintenant, des barricades, est commun à toutes les nations nomades du centre et du nord de l'Asie. C'est sans contredit un des moyens de défense les plus naturels et les plus primitifs. Les Polonais en faisaient souvent usage et l'appelaient tabor. Ils l'ont probablement emprunté des Tartares, avec lesquels ils étaient souvent en guerre. Je pense que Ziska, qui avait long-temps servi en Pologne, y avait appris ce mode de défense, et le porta plus tard à sa perfection.
62: Il perdit son premier œil dans sa jeunesse, par un accident, en jouant avec d'autres enfants.
63: D'après Balbin, l'empereur Ferdinand V, traversant Czaslaw, visita la cathédrale, et fut frappé à la vue de cette énorme masse de fer suspendue au-dessus d'un tombeau. Il demanda à ses courtisans qui c'était. Personne n'osa répondre. Un des assistants dit enfin que c'était le tombeau de Ziska. «Fi, fi! dit l'empereur, cette bête malfaisante, quoique morte depuis plus d'un siècle, fait encore peur aux vivants.» Il quitta là-dessus la cathédrale, et partit aussitôt de Czaslaw où il avait annoncé qu'il passerait la nuit.
64: Selon Æneas Sylvius, vers l'année 1418, un certain Picard (né en France dans la Picardie) vint en Bohême. Ses jongleries séduisirent beaucoup d'hommes et de femmes; il leur ordonnait d'aller nus et les appelait Adamites. Il prétendait être fils de Dieu, et se faisait appeler Adam. Il s'établit avec ses disciples dans une île formée par la rivière Lusinitz, et y introduisit la communauté des femmes. Il annonçait que tout l'univers serait réduit en esclavage, sauf lui et ses partisans. Un jour, quarante de ses disciples sortirent de leur île pour attaquer quelques villages voisins et tuèrent deux cents paysans. À cette nouvelle, Ziska fit cerner l'île où les Adamites s'étaient retirés, et les fit tous tuer, sauf deux qu'il épargna pour apprendre d'eux leurs pratiques superstitieuses. Ziska n'a donc pas exterminé les Adamites à cause de leurs dogmes religieux qu'il ne connaissait pas, mais à cause des assassinats qu'ils avaient commis. Cependant il y a une autre circonstance plus difficile à expliquer: il fit brûler, ou le permit au moins, un prêtre nommé Loquis, qui niait le dogme de la transsubstantiation, que les Taborites admettaient.
65: Il faut se rappeler qu'à l'époque où la bataille eut lieu, l'usage des armes à feu était peu répandu. La force et le courage individuel étaient d'une bien plus grande importance alors qu'aujourd'hui depuis l'introduction de ces armes et surtout de l'artillerie.
66: Coributt paraît être resté alors en Pologne; mais il revint en Bohême en 1430, et se joignit aux Orphelins avec lesquels il fit plusieurs expéditions aventureuses en Silésie et en Lusace. Il revint en dernier lieu en Pologne, et fut la tige de la famille princière de Wiszniowiecki, aujourd'hui éteinte. Un membre de cette famille, du nom de Michel, fut roi de Pologne en 1669.
67: Henry Beaufort était fils de Jean de Gaunt par Catherine Swynford.
68: L'auteur contemporain, Æneas Sylvius, dit que les Croisés s'enfuirent même avant d'apercevoir les Bohémiens.
69: Il est étrange que cet événement, rapporté par tous les écrivains ecclésiastiques, ait échappé à l'exact et consciencieux Lingard. Il se contente de dire que Beaufort leva une petite armée dans le but chimérique de combattre les Hussites (Histoire d'Angleterre, vol. VIII, page 38 de la IVme édition), et il semble avoir ignoré que ce projet chimérique fut mis à exécution.
70: L'évêque de Bamberg leur paya 9,000 ducats, la ville de Nuremberg 10,000; sommes énormes avant la découverte de l'Amérique. De pareilles rançons furent payées par l'électeur de Brandebourg, le duc de Bavière, le margrave d'Anspach, l'évêque de Salzbourg, etc.
71: Voici comment Æneas Sylvius décrit l'aspect des Taborites: «C'étaient des hommes complètement noirs, parce qu'ils étaient toujours exposés au soleil, au vent et à la fumée de leur camp. Leur aspect était horrible et effrayant; leurs yeux étaient ceux de l'aigle, leur chevelure était hérissée, leur barbe longue, leur stature prodigieuse, leurs corps velus, et leur peau si dure qu'elle semblait aussi capable qu'une cuirasse de résister au fer.»
72: Elles forment aujourd'hui les provinces de la Prusse occidentale et la nouvelle Marche de Brandebourg.
73: Les Taborites, les Orphelins et les Orebites donnaient aux Calixtins le nom de Hussites boiteux.
74: «Et puis veci le prince, le duc de Lancastre, le comte de Cantebruge (Cambridge), le comte de Pembroke, messire Guichard d'Angle, et tous les autres et leurs gens qui entrèrent dedans, et pillards à pied, qui étoient tous appareillés de mal faire et de courir la ville et de occire hommes, femmes et enfants, et ainsi leur étoit-il commandé. Là eut grand' pitié; car hommes, femmes et enfants se jetoient à genoux devant le prince et crioient: mercy, gentil sire; mais il était si enflammé d'ardeur que point n'y entendoit, ni nul, ni nulle n'étoit ouïe, mais tous mis à l'épée quanque (tout ce que) on trouvoit et encontroit, ceux et celles qui point coupables n'en étoient. Ni je ne sçais comment ils n'avoient pitié des pauvres gens qui n'étoient mie taillés de faire nulle trahison; mais ceux le comparoient (payaient) et comparèrent plus que les grands maîtres qui l'avoient fait. Il n'est si dur cœur, que, s'il fût adonc en la cité de Limoges, et il lui souvint de Dieu, qui n'en pleurât tendrement du grand meschef qui y étoit; car plus de trois mille personnes, hommes, femmes et enfants y furent délivrés et décolés cette journée. Dieu en ait les âmes, car ils furent bien martyrs.» (Froissard, livre Ier, chap. DCXXXVI).
75: Quelques écrivains supposent que c'était un évêque de Vienne en Autriche, et qu'il y avait à cette époque un nombre considérable de Vaudois dans ce pays. Cependant ce fait n'est nullement prouvé. J'ai suivi l'opinion du rév. docteur Gilly, dont l'autorité est grande en pareil cas, et qui pense que cette Vienne est la Vienne du Dauphiné, dans le sud de la France.
76: Noble allemand, beau-frère de feu l'empereur Sigismond, et, d'abord, partisan des Hussites.
77: Ce changement d'opinion donna lieu au bon mot fait à cette époque: Pius damnavit quod Æneas amavit.
78: Henry a laissé de belles poésies écrites dans la langue nationale.
79: La construction de ces églises n'était point légale; suivant les prescriptions de la Charte royale, chacun pouvait construire des églises dans ses domaines, et les deux églises dont il est question avaient été élevées sur des territoires appartenant à l'archevêque de Prague et à l'abbé de Braunau.
80: Cette confédération, connue sous le nom d'Union évangélique, fut formée d'après les conseils de Henry IV de France, en 1594, à Heilbronn, confirmée en 1603 à Heidelberg, et renouvelée en 1608 à Aschhausen. Ses membres s'engageaient à fournir un contingent de troupes et à ne point tenir compte des différences de dogme qui existaient entre les Luthériens et les Calvinistes.
81: Il est fait ici allusion au fameux projet conçu par Henry IV et Sully en vue de restreindre l'autorité de la maison d'Autriche et de régler d'une manière stable les rapports des nations européennes, projet qui aurait pu, à l'avantage de tous les peuples, établir une paix perpétuelle. La paix eût été maintenue par un congrès permanent, composé de délégués de toutes les nations de l'Europe et armé de moyens suffisants pour se faire obéir. Il semble cependant (et ce fait est peu connu) que le même plan avait été conçu par Élizabeth; il est même probable que ce fut cette reine qui en suggéra la pensée à Henry IV. Voici comment s'exprime Sully: «Si la première idée de ce plan ne fut point inspirée à Henry par Élizabeth, il est au moins certain que cette grande reine y avait depuis long-temps songé, en vue de venger l'Europe sur l'Autriche, l'ennemi commun.» (Mémoires de Sully, livre XXX).
Pendant son voyage en Angleterre (1601), Sully eut sur ce point une conversation avec Élizabeth, et, en rendant compte de cet incident, il s'étonne de la conformité parfaite de vues qui existait entre les deux souverains. (Mémoires, livre XII). Sully était rempli d'admiration en écoutant l'exposé du plan d'Élizabeth, et, après avoir rappelé que trop souvent les rois se laissent aller à la conception de chimères irréalisables, il ajoute: «Mais ne former que de sages projets, les organiser avec prudence, en prévoir les inconvénients de telle sorte que le remède soit toujours à la portée du mal, c'est là une chose dont peu de princes sont capables. La plupart des articles, des conditions et des différents rouages de ce plan sont dus à la pensée de la reine, et ils prouvent que la pénétration, la sagesse et les autres qualités de l'esprit, étaient chez cette princesse égales à celles des plus grands rois.» (Ibid.).
Élizabeth désirait mettre son projet à exécution, et elle se plaignait vivement de ce que l'état de la France, épuisée par de terribles commotions, ne permît pas à Henry IV de seconder ses vues. De son côté, Henry IV considérait comme un grand malheur de ne pouvoir commencer la réalisation de ce projet du vivant d'Élizabeth. «La mort d'Élizabeth, dit Sully, fut une perte irréparable pour l'Europe, et, en particulier, pour Henry: celui-ci dut presque abandonner son projet, car il avait perdu un second lui-même.»
Je ne m'explique pas qu'un fait aussi important ne soit rapporté ni par Hume ni par Lingard. Celui-ci dit «qu'il était difficile de concilier la politique des disciples d'Élizabeth avec l'honnêteté et la bonne foi, mais que, comme résultat, elle fut très avantageuse à l'Angleterre.» (Vol. VIII, chap. VII). Le plan que je viens de rappeler, conçu par Élizabeth elle-même et non par ses ministres, était très assurément conforme à l'honnêteté et à la bonne foi. Cette omission me paraît d'autant plus extraordinaire, que Hume et Lingard n'ont pu ignorer un fait relaté dans un livre aussi connu que les Mémoires de Sully.
Je n'hésite pas à dire que Élizabeth, Henry IV et Sully marchaient fort en avant, non-seulement de leur époque, mais encore de l'époque actuelle. Si ces deux souverains avaient vécu plus long-temps, l'Angleterre et la France auraient accompli ce grand œuvre de la paix permanente, qui fait aujourd'hui dépenser tant de phrases vides. Le projet d'Henry et d'Élizabeth n'était pas une utopie: ses auteurs n'étaient assurément pas des visionnaires; l'histoire de leur règne suffit pour démontrer qu'ils possédaient au plus haut degré la science du gouvernement; les évènements, d'ailleurs, se sont chargés de prouver que leur plan était praticable. Parmi les nombreux articles de ce vaste plan, se trouvait la restauration d'une Hongrie indépendante, fortifiée par l'adjonction de quelques provinces voisines et destinée à servir de boulevard contre les infidèles. On avait les mêmes vues pour la Pologne. La Bohême devait être indépendante et augmentée de plusieurs provinces peuplées de Slaves, tandis que les princes de la maison d'Autriche, privés de leurs couronnes de Hongrie et de Bohême et de leurs États allemands, devaient entrer en possession de territoires démembrés des colonies espagnoles de l'Amérique. Eh bien! est-il besoin de dire que la destruction de l'indépendance de la Pologne est généralement considérée aujourd'hui non-seulement comme un crime politique, mais aussi comme un grand malheur politique;—que les évènements, récemment survenus en Hongrie, ont ébranlé jusque dans ses fondements l'édifice de la puissance autrichienne, devenue impuissante à arrêter la marche des Russes vers Constantinople;—enfin, que l'affranchissement des colonies espagnoles, qui n'étaient point préparées à se gouverner elles-mêmes, a jeté ces pays lointains dans de continuelles agitations? Tous ces résultats n'eussent-ils pas été prévenus, si l'indépendance de la Hongrie et de la Pologne s'était trouvée garantie, et si les colonies espagnoles, rendues libres avec une forme monarchique appropriée à leurs mœurs et à leurs habitudes, avaient été gouvernées par des princes de la maison austro-espagnole? Ces colonies se seraient développées sous un tel régime, à leur profit et au profit du monde entier; car le plan de Henry IV comprenait la liberté universelle des échanges aussi bien que l'égalité complète de liberté religieuse pour les Catholiques et pour les Protestants. De plus, le czar de Russie, dont la reine Élizabeth avait su mesurer la puissance, aurait été invité à entrer dans la confédération européenne, et s'il avait refusé, il eût été relégué aux confins de l'Asie. Il est inutile d'ajouter à cette prévision le moindre commentaire.
82: Cette branche est aujourd'hui représentée par les maisons souveraines de Saxe-Altenbourg, Saxe-Cobourg, Saxe-Meiningen et Saxe-Weimar.
83: De nombreuses ordonnances déclarèrent que la langue bohémienne jouissait des mêmes droits que la langue allemande; mais, en fait, elle disparut complètement, et ne fut plus employée que dans les rapports des autorités locales avec les classes ignorantes qui ne comprenaient que l'idiome national.
84: Panslavism and Germanism, p. 193.
85: Mieczislav reconnut la souveraineté de l'empereur pour les territoires situés au-delà du Varta, et siégea régulièrement dans les diètes. Ce lien féodal fut brisé sous le règne suivant.
86: Je rapporte ce fait d'après le témoignage d'un écrivain allemand, Ropel, Geschichte Polens, vol. I, page 572.
87: Le souvenir de ces faits se retrouve dans un proverbe populaire. Pour désigner une chose inintelligible, on dit: C'est un sermon allemand.
88: André Bninski, évêque de Posen, réunit 900 hommes armés, assiégea la ville de Zbonszyn et força les habitants à lui livrer cinq prédicateurs hussites qu'il fit brûler publiquement. Ce fait se passa en 1439, alors que le pays était déchiré par des dissensions intérieures pendant la minorité du roi.
89: La plus ancienne poésie polonaise que l'on ait conservée, après l'hymne à la Vierge[89-A], est une poésie en l'honneur du réformateur anglais. Ce poème a été composé vers le milieu du XVe siècle, par André Galka Dobrzynski, maître ès-arts de l'Université de Cracovie. En voici la traduction aussi littérale que possible:
«Vous, Polonais, Allemands, et toutes les nations! Wiclef vous parle le langage de la vérité! La terre et la chrétienté n'ont jamais eu et n'auront jamais d'homme plus grand que lui. Que celui qui désire se connaître, approche Wiclef; celui qui suivra sa voie, ne s'égarera jamais.
»Il a révélé la sagesse divine, la science humaine et des vérités qui étaient inconnues aux sages.
»Il a écrit d'inspiration sur la dignité ecclésiastique, sur la sainteté de l'Église, sur l'Antechrist italien, sur la perversité des papes.
»Vous, prêtres du Christ, qui êtes appelés par le Christ, suivez Wiclef.
»Les papes impériaux sont des antechrists; leur pouvoir procède de l'Antechrist,—des dons des empereurs allemands.
»Sylvestre, le premier pape, a emprunté son pouvoir au dragon Constantin, et il a versé son venin sur toutes les églises; conduit par Satan, Sylvestre a trompé l'empereur et s'est emparé de Rome par fraude.
»Nous désirons la paix;—prions Dieu! aiguisons nos glaives, et nous vaincrons l'Antechrist. Frappons l'Antechrist avec le glaive, mais non avec un glaive de fer. Saint Paul dit: «Tuez l'Antechrist avec le glaive du Christ.»
»La vérité est l'héritage du Christ. Les prêtres ont caché la vérité; ils la craignent, et ils trompent le peuple avec des fables. Ô Christ! pour le salut de tes blessures, envoie-nous des prêtres qui puissent nous guider dans les voies de la vérité et ensevelir l'Antechrist!»
Le même auteur a écrit, sur les œuvres métaphysiques de Wiclef, un commentaire latin dont le manuscrit est conservé dans la bibliothèque de l'Université de Cracovie. Il fut obligé de quitter cette ville, mais il trouva asile à la cour de Boleslav, prince d'Oppeln (Silésie), qui professait les doctrines de Jean Huss.
J'ai puisé ces détails dans l'histoire de la littérature polonaise, publiée par M. Michel Wiszniewski, élève de l'Université d'Édimbourg et long-temps professeur à celle de Cracovie. Cet ouvrage, réellement national, qui ne le cède à aucune des plus célèbres histoires de ce genre, telles que celles de Tiraboschi, Ginguené, Sismondi, etc., n'a malheureusement pas été terminé, l'auteur ayant dû s'exiler de son pays et s'établir en Italie. Puissent des circonstances plus favorables permettre à M. Michel Wiszniewski de compléter son travail, bien qu'il n'ait plus rien à ajouter à la réputation qu'il s'est acquise dans le monde littéraire.
89-A: Cet hymne célèbre, qui était chanté par les soldats polonais avant la bataille, et qui a été composé par saint Adalbert au commencement du XIe siècle, a été traduit en anglais par le docteur Bowring, dans ses extraits de poésie polonaise, et en français, par....
90: Un manuscrit de cette traduction a été conservé à Varsovie dans la bibliothèque Zaluski, ainsi appelée du nom de deux frères qui, élevés à l'épiscopat, la fondèrent à grands frais. Elle était considérée comme l'une des plus riches de l'Europe, et les deux prélats en firent don à l'État; mais, lors du démembrement de la Pologne en 1795, elle fut transportée à Saint-Pétersbourg. Cet acte de spoliation fut accompli sans aucun soin, et les livres les plus précieux furent perdus dans le transport.
91: Dans ce plan de réforme, Ostrorog soutenait que le Christ ayant déclaré que son royaume n'est pas de ce monde, le pape n'avait aucune autorité à exercer sur le roi de Pologne, et qu'il ne devait pas exiger de ce dernier une attitude et un langage contraires à sa dignité;—que Rome tirait chaque année du pays de fortes sommes d'argent sous prétextes religieux, mais, en réalité, par des moyens de superstition, et que l'évêque de Rome inventait les motifs les plus injustes pour lever des taxes destinées non aux vrais besoins de l'Église, mais à l'intérêt personnel du pape;—que tous les procès ecclésiastiques devaient être jugés dans le pays, et non à Rome, «qui ne prenait aucune brebis sans tondre la laine;»—qu'il y avait, parmi les Polonais, des gens qui respectaient les affiches de Rome, ornées de cachets rouges et de ficelles de chanvre et placées à la porte d'une église, mais que l'on ne devait pas ajouter foi à ces impostures de l'Italie.»—Il ajoute: «N'est-ce pas chose ridicule de voir le pape nous imposer, en dépit du roi et du sénat, je ne sais quelles bulles appelées indulgences? Le pape soutire de l'argent en promettant au peuple de l'absoudre de ses péchés; et cependant Dieu a dit par la voix de son prophète: «Mon fils, donnez-moi votre cœur et non votre argent.» Le pape prétend qu'il emploie ses trésors à l'érection des églises, mais, par le fait, il ne s'en sert que pour enrichir sa famille. Je passe sous silence des actes encore plus blâmables. Il y a des moines qui croient encore à de pareilles fables; il y a un grand nombre de prédicateurs qui ne pensent qu'à récolter une riche moisson et à se nourrir des dépouilles du pauvre peuple.» Ostrorog se plaint, en outre, de l'incapacité de certains moines. «Avec une tonsure et un capuchon, dit-il, le premier venu se croit apte à corriger le genre humain. Il crie, et beugle presque, dans la chaire, où il ne rencontre aucun antagoniste. Les hommes instruits, et même le vulgaire, ne peuvent écouter sans horreur les non-sens et même les blasphèmes de ces prédicateurs.»
92: Épître de Bernard de Lublin à Simon de Cracovie. Deux écrits antérieurs, De vero cultu Dei et De matrimonio sacerdotum, publiés à Cracovie en 1504, contenaient également des doctrines que Rome considère comme des hérésies.
93: La loi neminem captivabimus nisi jure victum, fut établie par la diète de 1431. D'après cette loi, le roi, qui représentait alors le pouvoir judiciaire ainsi que l'autorité exécutive, ne pouvait faire emprisonner aucun noble, si ce n'est dans le cas de flagrant délit; mais il devait accepter une caution en rapport avec le délit qui donnait lieu à l'accusation.
94: Modrzewski.
95: La Pologne était divisée politiquement en Pologne grande et petite. La première de ces deux provinces, comprenant la région de l'Ouest, reçut le nom de grande, parce qu'elle fut le berceau de la monarchie qui s'étendit successivement vers l'Est et vers le Sud. Elle était cependant moins vaste que la Petite-Pologne, qui comprenait la région du Sud-Est.
96: Les Frères Bohêmes ne jouirent de cette protection que durant la vie du duc Albert. Après sa mort, la persécution reprit son cours. En 1568, on défendit aux Frères l'exercice public de leur culte; on leur ordonna de signer les vingt articles de la Confession reconnue en Prusse, et on leur défendit d'entretenir aucunes relations avec leurs coreligionnaires, soit de Pologne, soit de Bohême. Cette situation les décida à émigrer en 1574 pour la Pologne, où leurs églises étaient devenues nombreuses et où la loi garantissait la liberté des cultes.
97: L'Université de Kœnigsberg contribua puissamment à répandre en Pologne la connaissance des Écritures, en publiant les premières Bibles et les premiers écrits anti-papistes qui aient paru dans la langue du pays. Elle avait été fondée en 1544 par Albert, duc de Prusse, en vue de populariser les principes protestants. Une anecdote assez curieuse se rapporte à sa création. À cette époque, la sanction du pape ou de l'empereur semblait indispensable pour la fondation d'une Université, et Sabinus, le premier recteur de l'Université de Kœnigsberg, était tellement pénétré de cette pensée, qu'il s'adressa au cardinal Bembo afin d'obtenir du pape l'autorisation d'ériger une école qui avait pour but avoué de combattre l'autorité de Rome. Le cardinal Bembo répondit à cette singulière requête par un refus poli. L'Empereur rejeta de même la demande, qui ne fut accordée que par Sigismond-Auguste, roi de Pologne, se fondant sur son titre de suzerain du duc de Prusse. Chose bizarre! l'autorisation donnée pour l'érection d'une Université protestante, fut contresignée par un évêque catholique romain, Padniewski, chancelier de Pologne.
98: Actuellement dans la Pologne autrichienne.
99: La constitution polonaise, de même que celle de Hongrie, était délégative et non représentative; les électeurs décidaient les questions qui devaient être portées à la Diète, et ils dictaient, à l'avance, les votes de leurs députés.
100: Leszczynski avait pour devise: Malo periculosam libertatem quàm tutum servitium. Il descendait de Stanislas Leszczynski, défenseur de Jean Huss au concile de Constance, et était aïeul du roi Stanislas, depuis duc de Lorraine, et dont la fille, Maria Leszczynski, épousa Louis XV, roi de France.
101: Voyez Bayle, article Orichovius.
102: Afin de donner une idée de la violence de son style, je citerai quelques passages des lettres qu'il adressa au pape Jules III: «Ô Saint-Père, je vous en conjure, pour l'amour de Dieu et de notre seigneur Jésus-Christ et des saints anges, lisez ce que je vous écris et rendez-moi réponse! Ne rusez pas avec moi: je ne vous donnerai pas d'argent, je ne veux avoir avec vous aucune affaire....» Ailleurs, Orzechowski s'adresse ainsi au même pontife: «Sachez, Jules, sachez bien à quel homme vous avez affaire,—non pas à un Italien, pas même à un Russe,—non pas à l'un de vos pauvres sujets, mais au citoyen d'un royaume où le monarque lui-même est tenu d'obéir à la loi. Vous pouvez, si cela vous plaît, me condamner à mort; mais ce ne sera pas tout. Le roi n'exécutera pas votre sentence. La cause sera soumise à la Diète. Vos Romains courbent leurs genoux devant vos domestiques: ils fléchissent le cou sous le joug honteux de vos scribes. Il n'en est pas ainsi parmi nous. Le roi, notre seigneur, ne peut pas faire tout ce qui lui plaît; il doit faire ce que la loi prescrit. Il ne dira pas, le jour où vous lui adresserez un signe de votre doigt, ou lorsque vous ferez briller à ses yeux votre anneau: «Stanislas Orzechowski, le pape Jules désire que vous alliez en exil: partez donc!» Non, je vous assure que le roi ne vous obéira pas. Nos lois ne lui permettent pas d'exiler ou d'emprisonner quiconque n'a pas été condamné par le tribunal compétent.» Tout ce que dit Orzechowski touchant l'autorité royale et la liberté des citoyens en Pologne était parfaitement exact, et je ne sache pas qu'aucun autre pays pût jouir à cette époque d'un égal degré de liberté.
103: «Le serment, dit Orzechowski en s'adressant au roi, détruit la liberté des évêques, qui ne sont plus que des espions pour la nation et pour le souverain. Le haut clergé, qui s'est volontairement soumis à cet esclavage, a conspiré, par le fait, et s'est constitué en état de révolte contre le pays. Ces conspirateurs ont siégé dans vos conseils, ils ont épié vos projets et les ont fait connaître à leur maître étranger. Si vous vouliez, dans l'intérêt public, arrêter les usurpations du pape, ils vous excommunieraient et exciteraient des émeutes sanglantes. Le pape a lâché les moines, qui se sont abattus sur votre royaume comme une nuée de sauterelles. Voyez-les, conjurés contre vous! comme ils sont nombreux et cruels! Contemplez abbayes, couvents, chapitres, synodes! autant de têtes tonsurées, autant de têtes qui conspirent contre vous!»
104: «Ces abominables sauterelles d'Ariens, de Macédoniens, d'Eutychéens et de Nestoriens se sont abattues dans vos champs. Elles croissent en nombre et se répandent dans toute la Pologne et en Lithuanie, grâce à la négligence des magistrats. Une bande insolente allume l'incendie, détruit les églises, méconnaît les lois, corrompt les mœurs, méprise l'autorité et ravale le gouvernement. Elle renversera le trône. Il importe bien plus de vaincre les fureurs de l'hérésie que l'ennemi moscovite!»
105: Orzechowski dit: «Le roi n'est établi que pour protéger le clergé. Le souverain-pontife a seul le droit de faire les rois, et, dès lors, il a pleine autorité sur eux. La main d'un prêtre est la main de Jésus-Christ.... L'autorité de saint Pierre ne peut être subordonnée à aucune autre; elle est supérieure à tout: elle ne paye ni tributs ni taxes. La mission du prêtre est supérieure à celle du roi. Le roi est le sujet du clergé; le roi n'est rien sans le prêtre. Le pape a le droit d'enlever au roi sa couronne. Le prêtre sert l'autel, mais le roi sert le prêtre et n'est que son ministre armé, etc., etc.» Orzechowski représentait l'État sous la forme d'un triangle, avec le clergé au sommet; le roi, ainsi que les nobles, remplissaient le corps de ce triangle; le reste de la nation n'était rien. Il recommandait aux nobles de gouverner le peuple paternellement.
106: Après la mort de Louis le Jagellon, roi de Hongrie, qui périt à la bataille de Mohacz contre les Turcs, en 1525, et ne laissait point de postérité, un parti puissant éleva au trône Jean Zapolya, woïvode de Transylvanie. Celui-ci ne put se maintenir en présence de Ferdinand d'Autriche, qui avait été élu par le parti opposé, et qui, ayant épousé une sœur du dernier roi, lui succéda en Bohême, avec l'aide de son frère Charles-Quint. Zapolya se retira en Pologne, où Jaroslav Laski lui proposa de le replacer sur le trône de Hongrie en s'appuyant du secours des Turcs. Zapolya donna à Laski ses pleins pouvoirs, et lui promit, en récompense de ses services, la principauté de Transylvanie. Laski se rendit donc à Constantinople: il n'avait rien à offrir, et il avait tout à demander. Cependant, ses négociations furent si heureuses, que, le 20 février 1528, deux mois seulement après son arrivée, il signa un traité d'alliance contre l'Autriche avec le sultan Soliman, qui s'engageait à rendre à Zapolya la couronne de Hongrie, sans autre condition que celle d'être reconnu comme le protecteur ou le frère aîné du nouveau roi. Le succès de l'ambassade de Laski fut dû en grande parti à l'influence slave. Le vizir et les principaux dignitaires de la Turquie étaient des Slaves de Bosnie, qui avaient embrassé l'islamisme et étaient devenus les plus fidèles sujets de la Porte, tout en conservant leur langue et un vif attachement pour la nationalité slave. On parlait à la cour du sultan le slave autant que le turc, et Laski put s'entretenir librement avec le vizir et les ministres, qui le traitaient comme un compatriote. Laski a laissé un journal de son voyage, et il cite les paroles remarquables qui lui furent adressées par Mustapha-Pacha: «Nous sommes du même peuple; vous êtes Lekh[106-A], et je suis Bosnien. Il est naturel que chacun préfère son pays à tout autre.» Ces paroles, dites par un Slave musulman, investi d'une haute fonction de l'Empire turc, à un Polonais chrétien, prouvent la force des affinités slaves et indiquent le parti que l'on pourrait tirer de ces dispositions nationales.—Conformément au traité, une armée turque rétablit Zapolya sur le trône de Hongrie, et vint mettre le siége devant Vienne, qui fut sur le point d'être prise. Cependant Zapolya oublia ce qu'il devait à Laski, ou plutôt il ne put supporter l'idée d'être à ce point son obligé. Au lieu de recevoir la principauté de Transylvanie, Laski fut accusé de conspiration et emprisonné. L'influence de ses amis le fit remettre en liberté: son innocence fut proclamée par lettres-patentes, et il reçut en dédommagement des sommes qu'il avait dépensées au service de Zapolya, les villes de Kesmark et de Debreczyn. L'âme fière de Laski ne pouvait être apaisée par cet acte de justice péniblement arraché à l'ingratitude d'un roi qui lui devait sa couronne. Il quitta le service de Zapolya et résolut de défaire son propre ouvrage en détrônant ce prince. Il se rendit, en conséquence, auprès de Ferdinand d'Autriche, qui accueillit à bras ouvert un allié aussi précieux. En 1540, lorsque Ferdinand réunissait une armée pour reconquérir la Hongrie, Laski fut envoyé à Constantinople pour empêcher Soliman de secourir Zapolya. Son arrivée à la cour ottomane, dans un rôle diamétralement opposé à celui qu'il avait rempli douze années auparavant, excita la colère et les soupçons du sultan, qui le fit emprisonner. Sa vie fut même quelque temps en péril; mais il réussit à calmer Soliman, et rentra tout-à-fait en grâce. Il tomba malade à Constantinople et se retira en Pologne; il mourut en 1542 des suites de cette maladie, à laquelle on a supposé que le poison n'était pas étranger. Son fils Albert, palatin de Sieradz, visita l'Angleterre en 1583, et fut reçu par la reine Élizabeth avec les marques de la plus haute distinction. On lui rendit à Oxford les honneurs réservés d'ordinaire aux souverains. (Voyez Wood's History and antiquities of Oxford, traduction anglaise, vol. 2, pag. 215-218.)
106-A: Nom donné anciennement aux Polonais par les Russes et adopté par les Turcs.
107: Érasme exprime dans ses lettres la plus vive admiration pour les talents et le caractère de Laski. Il dit que, malgré son grand âge, il tira grand profit de ses relations avec ce jeune savant. Laski n'avait alors que vingt-six ans, et il était déjà connu des personnages les plus éminents de son époque: ainsi, dans une lettre écrite à Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, à l'occasion de la bataille de Pavie, Érasme mentionne les lettres écrites par cette reine à Jean Laski, son hôte. Il est probable que Laski fut connu de la reine de Navarre par l'entremise de son frère Stanislas, qui était attaché à la cour de François Ier.
108: Latimer prépara la réception de Laski, dont il fit un grand éloge, dans l'un de ses sermons prononcé devant le roi Édouard: «Jean Laski, disait-il, est venu en Angleterre; c'est un homme d'une haute instruction, c'est un noble dans son pays. Il est parti: s'il nous a quittés faute d'emploi, c'est un malheur. Je désirerais que de tels hommes demeurassent dans le royaume. «Celui qui vous reçoit me reçoit,» a dit le Christ. Le roi s'honorerait donc en leur faisant accueil et en les gardant en Angleterre.» (Strype's Memorials of Cranmer, page 236.)
109: On nomme ainsi le règlement ecclésiastique qui fut publié par Charles-Quint après sa victoire sur les Protestants, et qui devait demeurer en vigueur jusqu'à la réunion d'un concile général. Ce règlement permettait aux Protestants de communier sous les deux espèces, mais il leur imposait les rites et les dogmes de l'Église romaine. Il fut aboli par le traité de Passau en 1552.
110: Laski vivait encore à l'avènement d'Élizabeth, et bien qu'il ne fût pas retourné en Angleterre depuis la mort d'Édouard VI, il entretint une correspondance suivie avec les principaux chefs de l'Église anglicane et avec la reine elle-même. Zanchy, professeur à Strasbourg, lui écrivait, en 1558 ou 1559, les lignes suivantes: «Je ne doute pas que vous n'ayez déjà donné votre avis à la reine sur les moyens de servir les intérêts de la religion. Je ne saurais cependant trop insister pour que vous lui écriviez le plus souvent possible; car je sais quelle est votre influence en Angleterre. Le moment est venu, où les hommes tels que vous doivent soutenir la reine et l'entourer de conseils pour venir en aide à l'Église chrétienne; si le royaume du Christ s'établit en Angleterre, ce résultat sera très profitable pour les Églises éparses en Allemagne, en Pologne et dans les autres pays.» (Voyez Strype's Memorials of Cranmer, pages 238, 239.)
111: Laski se maria deux fois; son second mariage eut lieu en Angleterre. Il laissa neuf enfants, dont le plus distingué fut Samuel, qui suivit avec honneur la carrière militaire et fut employé dans plusieurs missions diplomatiques très importantes. Laski dissipa, dans la conception de ses projets, une immense fortune, et sa famille, tombée dans l'oubli, embrassa la foi catholique. Il y a cependant, à ce que je crois, une branche de cette famille qui est demeurée fidèle au Protestantisme.
112: Voyez M'Crie's Reformation in Italy.
113: Voici cette lettre: «Si je suis bien informé, je dois éprouver la plus vive douleur, douter même de votre salut et de celui de votre royaume. Vous favorisez les hérétiques, vous assistez à leurs sermons, vous conversez avec eux, vous les admettez à votre table; vous recevez leurs lettres et vous leur écrivez; vous souffrez que leurs écrits circulent avec votre approbation; vous ne prohibez point les assemblées, les conciliabules, les prêches des hérétiques. N'êtes-vous point, par cette conduite, le soutien des rebelles et des ennemis du Catholicisme, puisque vous les appuyez au lieu de les combattre? Comment pouvez-vous, contrairement à votre serment et aux lois de votre royaume, accorder aux infidèles les premières dignités de l'État? Oui, vous entretenez, vous nourrissez, vous répandez l'hérésie par les faveurs que vous prodiguez aux hérétiques. Vous avez nommé, sans attendre la sanction du Saint-Siége, l'évêque de Chelm, qui professe les doctrines les plus odieuses, à l'évêché de Cujavie. Le palatin de Vilna (le prince Radziwill), un hérétique, le soutien et le chef de l'hérésie, est investi, par vous, des plus hautes dignités. Il est chancelier de Lithuanie, palatin de Vilna, l'ami le plus intime du roi; il est, pour ainsi dire, le régent du royaume, et presque le second roi. Vous avez détruit la juridiction de l'Église et promulgué un acte de la diète qui autorise chacun à choisir, selon son gré, ses prédicateurs et son culte. C'est par vos ordres que Jean Laski et Vergerius sont venus en Pologne; c'est sous votre autorisation que les habitants d'Elbing et de Dantzick ont aboli la religion catholique romaine! Si vous ne tenez pas compte de cet avertissement qu'ont provoqué de tels scandales, je me verrai obligé de recourir à des moyens plus efficaces. Vous devez changer de conduite. Ne prêtez point l'oreille à ceux qui veulent que vous vous révoltiez contre l'Église et contre la vraie religion; exécutez les ordonnances de vos pieux ancêtres; supprimez toutes les innovations qui ont été introduites dans votre royaume; rendez aux Églises leur juridiction, reprenez aux hérétiques les Églises dont ils se sont emparés; chassez les prédicateurs qui corrompent impunément les sentiments du peuple. Pourquoi attendre un concile général, puisque vous avez en mains les moyens d'extirper l'hérésie? Je vous le répète, si notre avertissement demeure sans effet, je serai obligé d'employer les moyens auxquels le Saint-Siége ne recourt jamais en vain contre les rebelles endurcis. Dieu nous est témoin que nous n'avons négligé aucun effort; mais comme nos lettres, nos ambassades, nos avertissements et nos prières auront été stériles, nous pousserons la rigueur aux dernières limites.» (Voyez Raynaldus ad ann., 1566.)
114: Petite ville située entre Lowicz et Varsovie, à 38 milles anglais de cette capitale.
115: Raynaldus ad annum. 1556, vol. XII, p. 605.
116: Cette Bible, in-folio, est très connue des collectionneurs sous le nom de Bible de Radziwill. Le dernier duc de Sussex en possédait un exemplaire magnifique qu'il avait payé 50 liv. sterl. Le fils de Nicolas Radziwill étant devenu catholique, dépensa 5,000 ducats à racheter tous les exemplaires qu'il put trouver et qu'il fit brûler sur la place publique de Vilna. Radziwill avait dédié cette Bible au roi, en l'engageant très vivement à abjurer le Papisme. La traduction fut confiée à plusieurs savants polonais et étrangers; Laski, notamment, y prit part. Elle se distingue par la pureté et l'élégance du style.
117: Le pape prit connaissance de ces demandes avec un vif sentiment de dépit, et il s'exprima à leur sujet avec la plus grande véhémence. (Histoire du Concile de Trente, par Pietro Soave Polano (Sarpi), traduite en anglais par sir Nathaniel Brent. Londres, 1626, page 374).
118: La biographie de Commendoni contient le récit de cette importante affaire qui, sans l'habileté du diplomate italien, aurait entraîné la chute définitive de l'autorité romaine en Pologne: «Les chefs des hérétiques, c'est-à-dire les nobles les plus riches et les plus influents tant à la cour que dans le pays, songèrent à fortifier leur parti, dès qu'ils virent que Commendoni agissait activement en faveur de la cause catholique. Ils s'attachèrent à provoquer la réunion d'un concile national, où ils auraient pu décider les questions religieuses conformément aux coutumes et aux intérêts de l'État et sans la participation du pape. Ils disposaient d'un archevêque (Uchanski), auquel sa dignité donnait une égale influence dans le sénat et parmi le clergé, et qu'ils avaient séduit par leurs promesses. Commendoni découvrit le projet ainsi que les intrigues d'Uchanski et des hérétiques. Il résolut d'abord de dissimuler ce qu'il savait, ne voulant pas irriter un homme aussi considérable, qui se serait déclaré ouvertement pour les Protestants s'il avait pensé que ses desseins étaient découverts. Uchanski était d'autant plus à craindre, que le roi paraissait très disposé à assembler le clergé. Commendoni employa toute son intelligence et toute son habileté à combattre ces fâcheuses dispositions; il ne cessa de représenter au roi les périls que courait son autorité ainsi que la tranquillité publique; il lui dit que les concessions faites aux hérétiques et aux masses populaires entraîneraient la perte successive de tous les droits attachés à la couronne;—que si les lois, les ordonnances et les précédents suffisaient à peine à maintenir l'autorité royale, cette autorité serait bien plus compromise dès que l'on semblerait légitimer les mauvaises intentions des Réformistes. Commendoni rappela en outre que, deux ans auparavant, le roi de France, encore enfant, avait été entraîné par la faiblesse de sa mère et par les funestes conseils de ses ministres, à montrer la même condescendance en assistant au colloque de Poissy, comme s'il avait pu être l'arbitre des différends et des controverses de l'Église;—que cette assemblée avait été la source de grandes divisions et était devenue comme une trompette excitant le peuple à la révolte;—que les disputes soulevées par elle, n'avaient contribué qu'à envenimer la guerre civile.»
Ce fut ainsi que Commendoni parvint à dissuader le roi d'assembler un synode national. Ce prince aimait la tranquillité et ne craignait rien tant que les troubles et les révoltes dans ses États. C'est pourquoi, lorsque la question s'engagea au sein du sénat, il arrêta le débat et déclara qu'il n'avait point à intervenir dans les affaires de l'Église. Un grand nombre d'évêques et de sénateurs défendirent avec zèle, dans cette circonstance, la cause de la religion. (Vie de Commendoni, par Gratiani).
119: Jusqu'alors la Lithuanie et la Pologne n'étaient unies que dans leur souverain, lequel était héréditaire dans le premier de ces pays, et électif dans le second. En vertu de l'acte de 1569, le roi résigna ses droits héréditaires en Lithuanie et devint électif pour les deux pays, qui eurent également un corps législatif commun, bien que leur administration, leurs lois et leur armée demeurassent distinctes. Cette situation dura, sauf de légères modifications, jusqu'à la dissolution de la Pologne.
120: Cette union, bien connue dans l'histoire de l'Église sous le nom de Consensus Sandomiriensis, a été fréquemment racontée. Les relations les plus exactes se trouvent dans l'Histoire du Consensus de Sandomir, par J. E. Jablonski, et dans l'Histoire de l'Église de Bohême en Pologne, par F. Lukaszewicz (ces livres sont écrits en polonais). J'ai également donné quelques détails sur l'union de Sandomir dans mon Histoire de la Réforme en Pologne, vol. I, chapitre IX.
121: Voici les noms des principales familles qui embrassèrent le Protestantisme au XVIe siècle: Radziwill, Zamoyski, Potoçki, Leszczynski, Sapiéha, Ostrorog, Olesniçki, Sieninski, Szafranieç, Tenczynski, Ossolinski, Jordan, Zborowski, Gorka, Mieleçki, Laski, Chodkiewicz, Melsztinski, Dembinski, Bonar, Boratynski, Firley, Tarlo, Lubomirski, Dzialynski, Sienlawski, Zaremba, Malachowski, Bninski, Wielopolski, etc.
122: John Johnstone naquit, en 1603, à Szamotuly ou Sambter, dans la Grande-Pologne. Son père, Siméon Johnstone, était un ministre protestant descendant des Johnstone de Craigbourne en Écosse. John étudia dans diverses écoles de son pays; il alla, en 1622, en Angleterre, puis en Écosse, où il demeura jusqu'en 1625; de là, il revint en Pologne. En 1625, il entreprit l'éducation de deux fils du comte Kurzbach, et habita avec eux à Lissa. En 1628, il se rendit en Allemagne, puis (1629) à Franeker, en Hollande, où il suivit les cours de médecine. Il se livra aux mêmes études à Leyde, à Londres et à Cambridge. De retour en Pologne, il devint le précepteur de deux jeunes nobles, Boguslav Leszczynski et Vladislav Dorohostayski, avec lesquels il visita Leyde et Cambridge, où il reçut le diplôme de docteur en médecine; il parcourut d'autres contrées de l'Europe et rentra en Pologne vers la fin de 1636. L'année suivante, il se maria, perdit sa femme, se remaria en 1638, et eut, de cette seconde union, plusieurs enfants. En 1642, les Universités de Francfort-sur-l'Oder et de Leyde lui offrirent leurs chaires de médecine; il refusa, préférant vivre dans son pays, et résida à Lissa, en qualité de médecin de son élève Boguslav Leszczynski. Les guerres de 1655 à 1660 le forcèrent à quitter la Pologne; il se retira en Silésie, près de Liegnitz, où il habita jusqu'à sa mort, arrivée en 1675. Son corps fut enseveli à Lissa. Voici les titres de ses principaux ouvrages:—Thaumatographia naturalis in X classes divisa, Amsterdam, 1632, 1633, 1661 et 1666;—Historia universalis, civilis et ecclesiastica, ab orbe condito ad 1633, Leyde, 1633 et 1638, Amsterdam, 1644, Francfort, 1672;—De naturæ constantiâ, etc., Amsterdam, 1632, traduit en anglais sous ce titre: the History of the constancy of nature, etc., Londres, 1657;—Systema Dendrologicum, Lissa, 1646;—Historia naturalis de Piscibus et Cetis, Francfort, 1646;—De quadrupedibus, avibus, piscibus, insectis et serpentibus, Francfort, 1650, 2 vol. Cette édition est très estimée, à cause des planches exécutées par le célèbre Merian.—Idea medicinæ universa praticæ, Amsterdam, 1652, 1664, Leyde, 1655;—Historia naturalis de Insectis, Francfort, 1653;—Historia natur. animal. cum figuris, 1657, etc., etc. Le grand nombre de ces ouvrages, qui eurent, de leur temps, une très haute réputation, prouve le mérite extraordinaire de John Johnstone.
123: Voici les titres des principaux écrits d'Hosius: Confessio catholicæ fidei christianæ, vel potius explicatio confessionis à patribus facta in synodo provinciali quæ habita est Petricoviæ, ann. 1551, Mayence, 1551. (Rescius dit que cet ouvrage a eu trente-deux éditions en diverses langues du vivant d'Hosius).—De expresso verbo Dei, 1567.—Propugnatio christianæ catholicæque doctrinæ, Anvers, 1559.—Confutatio prolegomenon Brentii, Anvers, 1565.—De communione sub utrâque specie. De sacerdotum conjugio. De Missâ vulgari lingua celebranda, etc. La meilleure édition de ces divers ouvrages est celle de Cologne, 1584. La vie d'Hosius, écrite par Rescius (Reszka), a été publiée à Rome en 1587.
124: Voyez dans les écrits d'Hosius, Epistola Carolo cardinali Lotharingo, etc., Sublacio, 4 septembris 1572.
125: Voyez Bayle, art. Hosius.
126: Le grand-maréchal avait la direction suprême du pouvoir exécutif.
127: Les débats de ce complot ont été décrits par le secrétaire de Commendoni. (Voir Vie de Commendoni, par Gratiani, livre IV, c. III).
128: On appelait diète de convocation celle qui se réunissait après la mort du roi pour fixer l'époque et le lieu de l'élection, convoquer l'assemblée élective et adopter les mesures nécessaires pour maintenir la tranquillité dans le pays. Elle était toujours confédérée, c'est-à-dire que le sénat votait avec la chambre des députés et que les affaires étaient décidées à la majorité et non à l'unanimité des suffrages.
129: Ce prélat avait fort à cœur la Réforme de l'Église nationale, et il en entretint très activement le roi Sigismond-Auguste, dès 1555. C'était un homme aussi distingué par ses talents politiques que par ses idées éclairées en matière de religion. J'ai dit plus haut qu'il avait étudié à Wittemberg, sous Melanchton. Il compléta son instruction ecclésiastique à Rome, et, après son retour en Pologne, il fut nommé chanoine de Lowicz et archidiacre de Kalish. Il alla deux fois à Rome pour régler les affaires de l'Église polonaise, et il fut envoyé ensuite par Sigismond-Auguste, en qualité d'ambassadeur, auprès de l'empereur Maximilien II. À la cour de Vienne, il se lia intimement avec Étienne Batory, envoyé de Jean Zapolya, prince de Transylvanie; et lorsque Batory fut plus tard mis en prison par l'empereur, Krasinski fit les plus grands efforts pour obtenir sa liberté, et il y parvint.—Il contribua puissamment à opérer la fusion législative de la Lithuanie avec la Pologne, et il en fut récompensé par la dignité de vice-chancelier de Pologne, puis par sa nomination à l'évêché de Cracovie.
Cet évêché possédait un revenu très considérable, notamment la souveraineté du duché de Sévérie, auquel étaient attachées toutes les prérogatives royales (droit de battre monnaie, de conférer des titres de noblesse, etc.). Aussi les évêques de Cracovie laissaient-ils ordinairement de grandes richesses à leurs héritiers; mais Krasinski dépensa toute sa fortune dans l'intérêt de l'Église ou de l'État. Lorsque la Pologne, après le départ de Henri de Valois, fut envahie par les Turcs, il envoya à ses frais un corps de cavalerie pour grossir l'armée polonaise, et il reçut, à cette occasion, les remerciements de la diète.
Étienne Batory, élu roi de Pologne, aurait sans doute placé Krasinski à la tête de l'Église nationale; mais ce noble prélat mourut en 1579, à l'âge de cinquante-quatre ans. Le dernier acte de sa vie fut d'envoyer au roi, qui assiégeait alors Dantzick, un renfort de 50 cuirassiers et de 200 fantassins levés à ses frais. Il était déjà malade, et la nouvelle de sa mort arriva au camp en même temps que le corps de troupes dont il faisait don à son royal ami.
L'auteur de ce livre descend d'un frère de l'évêque Krasinski.
La famille des Krasinski s'enorgueillit de compter parmi ses membres un autre prélat illustre, Adam Krasinski, évêque de Kamiénietz, dont les efforts pour secouer le joug de l'invasion étrangère ont été retracés avec détail par l'écrivain français Rulhière (Histoire de l'Anarchie de la Pologne). Ce fut sur la proposition du même Adam Krasinski, que l'élection royale fut abolie et que l'hérédité du trône de Pologne fut proclamée par la célèbre constitution du 3 mai 1791.
130: Choisain, qui accompagnait Montluc et qui a écrit le récit de l'ambassade, dit que toutes les dames de Pologne, en parlant du massacre de la Saint-Barthélemy, versaient d'abondantes larmes, comme si elles avaient assisté à cette scène horrible.
131: «Il y avait déjà à Varsovie un grand nombre d'hommes d'armes et de nobles venus de toutes les parties du royaume avec leurs amis et leurs vassaux. La plaine où ils avaient établi leurs tentes et où devait se tenir la diète, présentait l'aspect d'un camp. On les voyait se promener avec de grands sabres au côté, et parfois marcher en troupes armées de piques, mousquets, arcs et flèches. Quelques-uns même avaient amené des canons et se retranchaient dans leur camp. On aurait pu croire qu'ils allaient à une bataille, et non à une diète; que tous ces préparatifs étaient destinés à la guerre et non à un conseil d'État; qu'il s'agissait plutôt de conquérir un royaume étranger que de disposer de la couronne nationale. Du moins, en présence de ce spectacle, il était permis de supposer que l'affaire serait plutôt décidée par la force des armes que par une discussion et par des votes.
»Mais ce qui me parut le plus extraordinaire, ce fut de voir que, au milieu de cette foule d'hommes armés, et à un moment où il n'y avait ni lois ni magistrats régulièrement établis, il ne se commit pas un meurtre, pas une épée ne sortit du fourreau. Ces grands débats, où il s'agissait de donner ou de refuser un royaume, se passèrent en paroles, tant la nation polonaise a horreur de verser son sang dans les guerres civiles!» (Voyez Vie de Commendoni, par Gratiani, liv. IV, chap. X).
132: Popelinière, Histoire de France, 1581, vol. II, fol. 176, p. II.
133: Il n'y en avait pas un seul parmi eux qui ne parlât le latin; beaucoup savaient l'italien et l'espagnol, et quelques-uns parlaient le français très purement, et on aurait pu les prendre pour des hommes élevés sur les bords de la Seine et de la Loire plutôt que pour des riverains de la Vistule ou du Dnieper. Ils firent rougir nos courtisans, qui ne se contentent pas d'être très ignorants par eux-mêmes, mais qui affectent en outre d'être les ennemis déclarés de tout savoir... (De Thou, livre 56).
134: Popelinière reproduit le texte des remontrances adressées à Charles IX par les ambassadeurs polonais. Cette pièce n'a pas moins de quatre pages in-folio. (Voyez son Histoire, vol. II, fol. 196 et suiv.). Les ambassadeurs pressèrent, en outre, le roi, de réclamer la liberté de la veuve de Coligny, détenue à Turin, et de réviser le procès de l'amiral, qui avait été condamné par un tribunal partial et inique.
135: Hosius envoya au roi Rescius, son confident (plus tard son biographe), et il lui rappela en outre, dans une lettre du 13 octobre 1573, «qu'il ne devait pas suivre l'exemple d'Hérode, mais bien plutôt celui de David, qui n'avait point cru devoir garder un serment irréfléchi. Il ne s'agissait pas d'un seul Nabal, mais de plusieurs milliers d'âmes qui pouvaient être livrées au diable. Le roi avait péché avec Pierre; il devait, comme Pierre, reconnaître son erreur et se convaincre que son serment ne pouvait le lier à l'iniquité. Il n'était pas nécessaire de le relever de son serment, attendu que, suivant toute loi, les actes irréfléchis sont nuls et non avenus...»
136: Les rois de Pologne disposaient d'un grand nombre de domaines connus sous le nom de Starosties, qu'ils étaient tenus de distribuer à des nobles qui les conservaient pendant leur vie. Ces dons, originairement concédés en récompense de services rendus, étaient appelés panis bene merentium; mais comme le roi était entièrement libre de les distribuer à sa guise, il s'en servait dans l'intérêt de son autorité. Ils furent largement exploités par Sigismond III, qui les donnait à ceux de ses sujets qui abandonnaient le Protestantisme ou l'Église grecque pour se convertir à la cause de Rome.
137: Lukaszewicz, Histoire des Églises helvétiques de la Lithuanie, en polonais, 2 vol. in-8o. Posen, 1842, 1843.
138: André Volanus, né en Silésie, mais élevé en Pologne où il arriva dès sa jeunesse, était l'un des hommes les plus instruits de son temps. Protégé par Radziwill le Noir, il remplit avec talent d'importantes fonctions et reçut en récompense de vastes terrains. Il composa plusieurs ouvrages politiques; ce furent ses écrits contre les Jésuites et les Sociniens qui le firent surtout connaître. Il mourut en 1610.
139: Stanislas Sudrowski était un homme instruit et renommé pour ses vertus. Il fut ministre de l'Église de Genève et surintendant du district de Vilna. Il publia plusieurs ouvrages, dont l'un, intitulé Idolatriæ Loyolitarum oppugnatio, excita à tel point le ressentiment des Jésuites, que ceux-ci demandèrent au roi que l'auteur et le livre fussent brûlés sur le même bûcher.
140: Lukaszewicz, vol. I, pages 47-85.
141: Le système d'éducation pratiqué par les Jésuites est admirablement décrit par Broscius, prêtre catholique, professeur de l'Université de Cracovie et l'un des hommes les plus éclairés de son temps, dans un livre publié en polonais vers 1620 sous ce titre: Dialogue entre un propriétaire et un curé. Cet ouvrage excita la colère des Jésuites qui, ne pouvant se venger sur l'auteur, s'en prirent à l'éditeur qui fut, à leur instigation, fouetté en place publique, puis banni. Voici un extrait de Broscius: «Les Jésuites enseignent aux enfants la grammaire d'Alvar, qui est très difficile et très longue à apprendre. Ils ont, pour cela, plusieurs raisons: 1o En gardant long-temps leurs élèves dans les écoles, ils peuvent recevoir un plus grand nombre de présents. (Dans une autre partie de son ouvrage, Broscius a démenti que les Jésuites recevaient en dons volontaires des parents et des élèves une valeur supérieure à celle qu'eût produite le paiement régulier d'une pension); 2o Ils peuvent connaître à fond le caractère de leurs élèves; 3o Dans le cas où les amis de l'enfant voudraient le retirer de l'école, les Jésuites ont un prétexte pour le retenir, en disant qu'il faut au moins lui laisser le temps d'apprendre la grammaire, fondement de toute science; 4o Ils gardent leurs élèves jusqu'à l'âge adulte, afin d'engager dans leur ordre ceux qui ont le plus de talent ou qui attendent les plus forts héritages. Lorsqu'un enfant n'a ni talent ni espérance de fortune, ils ne le retiennent pas. Et alors, le malheureux, incapable de rien faire, en est réduit à invoquer la charité des Jésuites, qui lui procurent quelque place subalterne dans la maison d'un de leurs patrons, et s'en servent ensuite dans l'intérêt de leur cause.»
142: Grotius s'exprime ainsi sur Sarbiewski: «Non solum equavit sed etiam superavit Horatium.» Non-seulement il égala, mais encore il surpassa Horace. Il y a assurément beaucoup d'exagération dans ce jugement.
143: Cette union fut accomplie par le mariage de Jagellon, grand-duc de Lithuanie, avec Hedwige, reine de Pologne.
144: Le professeur Bohlen de Kœnigsberg, a dit à l'auteur de ce livre que les paysans lithuaniens pouvaient comprendre des phrases entières de sanskrit.
145: Le Paganisme subsista cependant en Lithuanie long-temps après la conversion du roi, notamment dans la Samogitie, province voisine de la Baltique et située au sud de la Courlande; l'idolâtrie ne fut entièrement détruite dans cette province qu'en 1420. En 1390, Henry IV d'Angleterre, allié aux chevaliers allemands de la Prusse, prit part à une croisade contre la Lithuanie, que l'on considérait encore comme païenne, bien qu'elle eût reçu le baptême depuis quatre ans. Henry combattit sous les murs de Vilna contre les Lithuaniens et les Polonais, et il tua dans un combat singulier le prince Czartoryski, frère de Jagellon. Ce fait est rapporté dans les chroniques lithuaniennes et par Walsingham, qui dit que: «Henry tua le frère du roi de Pologne.»
146: «Nous désirons que vous considériez nos conseils et nos exhortations comme une preuve de l'intérêt que nous vous portons ainsi qu'à l'Église catholique. Sans méconnaître que notre principal devoir est de soutenir la cause de l'Église universelle, nous devons ajouter que notre patriotisme (erga publicum bonum zelus) nous inspire d'autant plus d'affection pour votre personne que vous vous montrez mieux disposé à l'égard de la sainte Église. Les Catholiques se réjouiront en voyant l'Union s'accomplir sous la direction sage et habile d'un chef tel que vous, et en même temps ce sera pour vous un grand honneur de siéger, comme primat de l'Église orientale, à côté du primat du royaume (l'archevêque de Gniezno). Cependant, il ne pourra en être ainsi tant que vous dépendrez d'un patriarche sujet des infidèles, tant que vous entretiendrez le moindre rapport avec lui: car le respect ainsi que la raison d'État (ratio status) ne permettra ni aux rois ni aux États du royaume de vous accorder ce privilége. Comment les provinces polonaises, qui suivent les rites de l'Église d'Orient, seraient-elles moins favorisées que la Russie qui a son patriarche particulier? Vous avez déjà rompu avec succès la première glace, en acceptant votre dignité; vous n'avez point réclamé la bénédiction du patriarche de Constantinople; vous pouvez agir, à l'avenir, selon les mêmes principes. Que les obstacles ne vous effraient pas (non terreant); la plupart sont déjà surmontés; quant aux autres, la persévérance et l'habileté en auront bientôt raison. Déjà l'élection des évêques et des métropolitains a été enlevée aux nobles qui épiaient nos tentatives et qui les eussent surveillées encore de plus près: peut-être même chercheront-ils à vous créer des embarras pour l'accomplissement de nos desseins. Certes, c'est par la grâce de la Divine Providence que vous avez été élu sans leur concours et que vous vous êtes maintenu malgré leur hostilité. Vous avez en Pologne et en Lithuanie des alliés particuliers (privatim clientelas) et un parti puissant qui vous soutient: l'Église entière vous viendrait en aide aux jours de danger. Qui pourrait vous détrôner (thronum reposcet), si, à l'exemple des prélats d'Occident, vous choisissez un coadjuteur destiné à vous succéder, prêt à marcher sur vos traces et investi à l'avance de la protection royale? Du reste, ne vous inquiétez ni du clergé ni de la populace. Quant au clergé, voici comment vous le maintiendrez dans le devoir:—Nommez aux emplois vacants, non point des hommes considérables qui seraient indisciplinés, mais des hommes simples, pauvres et complètement soumis. Renversez et privez de leurs bénéfices, sous un prétexte ou sous un autre, tous ceux qui vous seraient hostiles, et donnez leur place et leurs revenus à des hommes de confiance. Exigez de chacun d'eux le paiement exact de la somme qu'ils doivent à votre dignité; ayez soin que la richesse ne les rende trop indépendants: changez-les de résidence, s'il en est besoin; confiez-leur des missions honorifiques qu'ils auront à remplir à leurs frais. Ayez toujours auprès de vous plusieurs protopapas (degré supérieur à celui des prêtres de paroisse) et enseignez-leur vos principes. Taxez les prêtres de paroisse dans l'intérêt de l'Église et ayez soin qu'ils ne se réunissent jamais en synodes sans votre autorisation. Pour les laïques, continuez à agir, comme par le passé, très prudemment (prudentissime), afin qu'ils ne puissent pas découvrir votre plan. En cas de dissentiment, ne les attaquez pas d'une manière trop ouverte; si la bonne harmonie se maintient, usez de tous vos moyens pour séduire leurs chefs en leur rendant quelques services, ou par des cadeaux. Les cérémonies de Rome ne doivent être introduites que par degrés dans votre Église. Il ne faut pas négliger les occasions de disputes et de controverses avec l'Église d'Occident, afin de dissimuler vos desseins et de détourner l'attention des nobles aussi bien que du bas peuple. On peut ouvrir des écoles séparées pour leurs enfants pourvu que ceux-ci puissent fréquenter les Églises catholiques et compléter leur éducation dans nos établissements. Le mot Union ne doit jamais être prononcé, il faut employer un autre terme; ceux qui conduisent les éléphants évitent de porter des vêtements rouges. En ce qui touche particulièrement les nobles, faites-leur un cas de conscience de n'avoir aucun rapport avec les hérétiques, et de seconder toujours et partout les Catholiques romains pour extirper l'hérésie. Dans notre pensée, ce conseil est de la plus haute importance; car, tant que les hérétiques ne seront pas exterminés, il n'y aura jamais concorde et union entre les Églises Grecque et Catholique. Comment les sectateurs de l'Église d'Orient pourraient-ils se soumettre à l'autorité du Saint-Père, tant qu'il y aura en Pologne des hommes qui, après avoir appartenu à l'Église d'Occident, ont renié la suprématie de Rome? Enfin, fiez-vous à Dieu, puis au roi qui dispose des bénéfices spirituels (beneficiorum spiritualium), aux propriétaires qui, jouissant du droit de patronage (jus patrionatus), n'en useront qu'au profit des Unionistes. Comptez sur le succès. Quant à nous, nous vous aiderons non-seulement de nos prières, mais encore de nos travaux pour défricher la vigne du Seigneur.» (Extrait d'une lettre adressée par le collége des Jésuites de Vilna à l'archevêque Rahoza.) Lukaszewicz, vol. I, p. 70.
147: Voici comment s'exprime Sapiéha dans sa lettre datée de Varsovie, 12 avril 1622:—«Par l'abus de votre autorité, par vos actes contraires aux lois du pays et aux préceptes de la charité, vous avez répandu partout de dangereuses étincelles qui peuvent allumer l'incendie. L'obéissance aux lois est plus nécessaire que l'union avec Rome. Vos manœuvres imprudentes portent atteinte à la dignité du roi. Sans doute, il est désirable qu'il n'y ait qu'un seul troupeau et un seul pasteur; mais il faut tendre à ce but avec réflexion et ne point user de violence. C'est par la charité, non pas par la force, que l'Union peut être accomplie; aussi n'est-il pas surprenant que votre autorité rencontre une si vive opposition. Vous m'informez que votre vie est en danger: je crois que c'est par votre faute. Vous me dites que vous êtes prêt à imiter les anciens évêques dans leurs souffrances: cette imitation est louable, et vous devriez prendre pour modèle la piété, la sagesse et la douceur des nobles pasteurs. Lisez leurs vies et vous n'y trouverez pas le récit de poursuites devant les tribunaux d'Antioche ou de Constantinople; tandis que toutes les cours de justice ne sont occupées que de procès intentés par vous.—Vous dites que vous devez vous défendre contre la sédition. Le Christ a été persécuté, et, loin de chercher à se défendre, il priait pour ses persécuteurs; ainsi deviez-vous agir, au lieu de répandre des écrits injurieux ou de proférer des menaces inconnues des apôtres. Vous vous attribuez le droit de dépouiller les schismatiques et de leur couper la tête; les Écritures enseignent le contraire. Cette Union a produit de grands maux. Vous violentez les consciences, vous fermez les églises, en sorte que les Chrétiens meurent comme les infidèles, sans prières et sans sacrements. Vous abusez, sans autorisation, des prérogatives du souverain. Quand vos actes provoquent des troubles, vous nous écrivez qu'il faut proscrire les adversaires de l'Union. Dieu veuille que notre pays ne soit point déshonoré par cette politique impitoyable! Qui donc avez-vous converti par vos rigueurs? Vous avez mécontenté les Cosaques, fidèles jusqu'à ce jour; vous avez changé les brebis en boucs; vous avez mis le pays en péril; peut-être même avez-vous détruit le Catholicisme. L'Union n'a produit que discordes et querelles. Il eût mieux valu qu'il n'en fût pas question. Maintenant, je vous informe que, par l'ordre du roi, les églises doivent être ouvertes et rendues aux Grecs pour que ceux-ci puissent y accomplir le service divin. Nous n'empêchons pas les Juifs et les Musulmans d'avoir leurs temples, et cependant vous fermez les églises chrétiennes? Je reçois de toutes parts des menaces de rupture. L'Union nous a déjà enlevé Starodoub, Sévérie et d'autres villes. Il ne faut pas qu'elle entraîne notre ruine complète.»—Cette condamnation de la conduite de l'évêque est d'autant plus remarquable, que Sapiéha, né et élevé dans la foi protestante, s'était plus tard converti au Catholicisme. Léon Sapiéha a servi très utilement son pays comme chancelier et commandant en chef des troupes en Lithuanie. Le code des lois, composé sous sa direction, était très populaire, et lorsqu'il fut aboli par l'empereur actuel dans les provinces polonaises de la Russie, les gouvernements de Tchernigoff et de Poultava (démembrés de la Pologne au XVIIe siècle), obtinrent, à titre de grâce spéciale, la faculté de le conserver.
148: Heydensteyn dit que cette émeute fut causée par des Écossais, qui avaient alors une Congrégation considérable à Cracovie. Ayant commencé, selon lui, à soutenir une thèse publique sur la religion, ils se prirent de querelle avec leurs adversaires, et, emportés au plus haut degré par le perfervidum scotorum ingenium, ils tuèrent quelques-uns de ces derniers. Le contemporain Thuanus fait voir distinctement la main des Jésuites dans cet évènement. Le jésuite Skarga, qui a publié un pamphlet à cette occasion, accuse les Protestants d'avoir pris l'offensive, et soutient en même temps que ce qui existait illégalement pouvait être détruit sans injustice; et telle était la position, à ses yeux, de l'Église protestante de Cracovie, puisque les évêques, à qui revient, de droit divin, toute appréciation locale en matière de foi religieuse, n'avaient pas autorisé l'érection de ce monument. En conséquence de cette doctrine, tout établissement religieux, fondé sans l'approbation du clergé catholique, n'a pas d'existence légale.
149: Afin de prévenir de si graves abus, Krolik, bourgeois de Cracovie, fit construire, à quelques pas de l'église de Wielkanoç, village peu éloigné de cette ville, une maison où les Protestants malades pussent se réfugier pour mourir en paix et à l'abri de la tyrannie catholique.
150: Une traduction polonaise de l'apostille de Scultetus, ouvrage très populaire chez les Protestants d'Allemagne, est dû à Jean Potoçki, qui en fit à ses filles une dédicace, empreinte d'un sentiment de piété fervente et sincère.
151: Jean Zamoyski naquit en 1541. Il fut envoyé à Paris à l'âge de douze ans, et attaché à la cour du dauphin (François II, époux de Marie d'Écosse), qu'il laissa bientôt pour l'Université. Il poursuivit ensuite ses études à Strasbourg et à Padoue, où, conformément à un ancien usage de nommer, chaque année, un des étudiants recteur ou princeps juventutis literatæ, ses camarades lui décernèrent cette distinction. Il avait vingt-deux ans quand il publia un traité de Senatu Romano, Venise, 1563, ouvrage très estimé des classiques, et tiré à plusieurs éditions. Il fit paraître, peu de temps après, deux nouveaux opuscules: De constitutionibus et immunitatibus almæ universitatis Patavinæ, et De perfecto senatore syntagma. Le roi Sigismond-Auguste prit un vif intérêt à la personne de Zamoyski, et lui confia, à son retour en Pologne, la tâche importante, mais pénible, de classer les archives nationales; ce travail, accompli en trois laborieuses années, lui valut, à titre de rémunération, une riche starostie (sorte de dotation viagère en biens fonds). Cet important service, joint à la jeunesse, aux talents et au caractère de celui qui l'avait rendu, le recommanda avantageusement à l'attention de ses concitoyens; mais son influence devint immense, quand, à la mort de Sigismond-Auguste, il proposa, avec un succès d'enthousiasme, de soumettre l'élection du monarque, non à la décision d'une diète, mais aux votes directs des nobles ou électeurs. Cette mesure le rendit très populaire parmi la petite noblesse, mais elle constituait évidemment une erreur funeste de la part de Zamoyski, en ce qu'elle livrait le plus haut intérêt de l'État à une multitude, souvent animée des intentions les plus pures, mais facile à égarer sur les pas d'un meneur artificieux, quand une affaire de cette importance aurait exigé la mûre délibération des citoyens les plus recommandables par leurs lumières et par leur caractère. Zamoyski s'aperçut plus tard de la faute qu'il avait commise, et il essaya, en 1589, de revenir sur le mode d'élection du souverain, mais ses efforts furent paralysés par un parti contraire.
Zamoyski fut l'un des délégués qui vinrent à Paris pour annoncer à Henri de Valois son élection au trône de Pologne, et après la fuite de ce monarque, il devint l'un des plus ardents promoteurs de l'avènement d'Étienne Batory. Le nouveau roi récompensa ce service de Zamoyski, en le nommant chancelier de la couronne, et il se fit accompagner par lui, en cette qualité, pendant sa mémorable campagne de Moscovie, en 1579-1582. Quand Batory fut forcé de revenir dans sa capitale, il laissa le commandement de l'armée à Zamoyski, qu'il créa hetman, ou grand-général des forces polonaises. Étranger à la vie des camps, ce grand homme poussa cependant la campagne avec la vigueur et l'habileté d'un guerrier consommé, jusqu'à la paix qui vint la couronner. Il se vit encore élever à la dignité de castellan de Cracovie, ou premier sénateur séculier, et réunit ainsi dans sa personne les plus hautes distinctions civiles et militaires. Son immense popularité, jointe à tant d'élévation, le porta à un degré de pouvoir et d'influence, auquel n'a peut-être jamais atteint un sujet dans aucun autre pays, si ce n'est en Angleterre le grand comte de Warwick, surnommé le faiseur de rois.
Ce fut, comme nous l'avons dit dans le texte, entièrement par l'influence de Zamoyski, que Sigismond III fut élu en opposition de l'archiduc Maximilien, fils de l'empereur Rodolphe, qui était soutenu par un parti puissant. Maximilien s'avança en Pologne pour soutenir ses prétentions à main armée; mais il fut vaincu et fait prisonnier par Zamoyski, qui le retint captif jusqu'à ce qu'il eût renoncé solennellement à ses prétentions au trône de Pologne. Zamoyski s'aperçut bientôt que l'élection de Sigismond III, issue de son appui, n'était rien moins qu'avantageuse à son pays, et il opposa tous les contrepoids de sa puissance aux tendances de ce funeste règne. Il alla plusieurs fois en personne défendre les frontières menacées, et résolut de consacrer toute l'énergie de son patriotisme à lutter contre la politique de plus en plus fatale de Sigismond III, et, en particulier, contre l'influence de l'Autriche, soutenue par les Jésuites aux dépens des intérêts de la nation. Enfin, quand il eut épuisé toutes les représentations, sans que le roi cessât de se livrer à une foule d'actes en violation directe de la Constitution et attentatoires à la dignité nationale, Zamoyski qui, en sa qualité de chancelier, était le premier gardien des libertés publiques, se détermina à gourmander publiquement le roi, au milieu d'une diète assemblée. Il s'approcha du trône et commença par lui reprocher, dans un langage animé, ses fautes d'omission et de commission; il conclut en déclarant que s'il voulait continuer à violer la Constitution, il courait risque de perdre sa couronne... Sigismond, enflammé de colère, se leva de son trône et saisit son épée; mais Zamoyski s'écria: Rex! non move gladium, ne te Caïum Cæsarem nos Brutos sera posteritas loquatur. Sumus electores regum destructores tyrannorum. Regna, sed non impera![151-A] Cet évènement date de 1608, et Zamoyski, qui était alors âgé de soixante-quatre ans, mourut peu de temps après. Mécène dans sa sphère, il fonda, sur ses domaines patrimoniaux, à Zamostz, une académie dont il confia les chaires à de savants professeurs, à l'exclusion des Jésuites. Il établit aussi au même endroit, une imprimerie d'où sont sortis beaucoup de livres précieux, entre autres un ouvrage accueilli avec la plus grande faveur, et qui, bien que publié sous le nom de son ami Burski, est considéré généralement comme l'œuvre de Zamoyski lui-même, ou tout au moins comme une composition faite d'après ses notes. Cet ouvrage a pour titre Dialectica Ciceronis quæ dispersè in scriptis reliquit maximè ex stoïcorum sententia, etc., etc. 1604.
Le contemporain Thuanus paye un juste tribut d'éloge à Zamoyski. Ses descendants occupent encore une haute position dans leur pays natal, et sont honorablement connus à l'étranger.
151-A: Roi! ne tire pas l'épée, de peur qu'une postérité reculée ne te nomme Caius César, et nous des Brutus. Nous faisons les rois, nous immolons les tyrans. Règne, mais ne commande pas.
152: Le prince Christophe Radziwill était fils de Christophe Radziwill, palatin de Vilna et hetman ou grand-général de Lithuanie, qui s'était distingué par de nombreux faits d'armes, et petit-fils de Radziwill Rufus. La notice suivante sur sa vie est extraite d'un ouvrage sur la noblesse polonaise, du jésuite Niesieçki, que nous avons déjà cité, et à qui il faut rendre cette justice, qu'il reconnaît avec impartialité, comme son coreligionnaire bohémien Balbinus, le mérite de beaucoup de ses concitoyens, dont il condamne les croyances:—«S'étant joint, à la tête d'une troupe considérable des siens, au grand-hetman Chodkiewicz (célèbre guerrier), il se comporta si brillamment contre les Suédois, que ce chef, frappé de ses talents militaires et de sa rare intrépidité, obtint pour lui la dignité de hetman-de-camp ou général-de-camp (second en commandement). Plus tard, dans le temps que Chodkiewicz était occupé à repousser les Turcs, les Suédois envahirent inopinément la Livonie et s'emparèrent de Riga. Radziwill, ayant réuni tout ce qu'il put de troupes polonaises, harcela l'ennemi et remporta sur lui plusieurs avantages; mais, privé de tous renforts, il dut renoncer à lutter, avec une poignée de soldats, contre les forces débordantes des Suédois, qui envahirent la Lithuanie et prirent son propre château de Birzé. Il parvint cependant, malgré l'infériorité des siennes, à arrêter leurs progrès dans cette province. Ces maux étaient l'ouvrage de quelques flatteurs de la royauté, qui ne pouvaient voir sans envie les exploits de cet homme distingué et le calomniaient auprès du souverain, de telle sorte que la dignité de grand-hetman de Lithuanie, devenue vacante par la mort de Chodkiewicz, ne fut pas conférée, comme elle eût dû l'être, au guerrier qui avait si bien mérité de sa patrie. Malgré cette marque de défaveur royale, Radziwill reçut les remercîments de la diète, pour sa courageuse défense de la Lithuanie. Il ne prit néanmoins aucune part aux affaires militaires, pendant le règne de Sigismond III; mais, après l'avènement de Vladislav IV, il fut fait grand-hetman et palatin de Vilna. Il conclut un traité de paix avec la Moscovie en 1634, et fit ensuite, contre les Suédois, une expédition qui se termina bientôt de la même manière. Radziwill était fort dans l'action et puissant au conseil. Il mourut, en 1640, l'un des fervents défenseurs des doctrines de Genève.»—Niesieçki, vol. VIII, p. 54, édit. de 1841.
Radziwill se montra, en effet, tout dévoué aux intérêts de la religion réformée, comme son père et son aïeul, dont les richesses immenses et les hautes dignités lui étaient dévolues avec le mérite et les vertus patriotiques qui les distinguaient. Il publia à ses frais une nouvelle édition de la Bible, précédée d'une dédicace à son souverain, dans laquelle il déclarait, au nom de ses coreligionnaires, qu'ils étaient prêts à comparaître devant l'oint du Seigneur, et à rendre compte de leur croyance en s'appuyant, non sur les traditions humaines, mais uniquement sur les Écritures illuminées de l'Esprit-Saint. Bien qu'il n'employât aucune expression aussi énergique que celles dont son prédécesseur Radziwill le Noir s'était servi dans sa dédicace de la même Bible à Sigismond-Auguste, il en parlait comme d'un précédent à la sienne. L'abolition de l'Église et de l'école protestantes de Vilna, fondées par les ancêtres de Radziwill, et dont tous ses efforts n'avaient pu prévenir la perte, vint briser le cœur du vieux guerrier, qui avait consacré sa longue carrière au service de son pays, soit en le défendant contre les attaques du dehors, soit en luttant contre l'hostilité plus dangereuse encore des dévots conseillers du monarque. Son fils Janus, palatin de Vilna et grand-hetman de Lithuanie, vaillant soldat et général habile, rendit de grands services à son pays pendant la guerre des Cosaques (1648-54). Il défit plusieurs fois ces rebelles, qui avaient ravagé beaucoup d'autres provinces, et mit la Lithuanie à l'abri de leurs incursions. Au temps où Charles-Gustave de Suède, secondé par un grand nombre de mécontents, envahit la Pologne en 1655, et força le roi Jean-Casimir à quitter le territoire de la République (Voir le chapitre suivant.), la Lithuanie fut tout-à-coup inondée par une immense armée moscovite, que le czar envoyait en aide aux Cosaques révoltés. Les Lithuaniens, placés dans cette extrémité, reconnurent le roi de Suède pour leur souverain héréditaire et se déclarèrent indépendants de la Pologne. Cela eut lieu en vertu d'un traité conclu à Kiéydany le 18 août 1651, et signé en faveur de la Lithuanie par le prince Janus Radziwill, l'évêque de Samogitie et un autre sénateur catholique. Ce fut donc une affaire purement politique et étrangère à la religion, négociée, non dans l'intérêt particulier des Protestants, mais en considération de la position des Lithuaniens en général, qui ne pouvaient se soustraire au joug d'un ennemi barbare et cruel, qu'en reconnaissant la souveraineté d'un monarque dont l'autorité s'étendait déjà à une grande partie de la Pologne. Cependant, chose étrange à dire! beaucoup d'écrivains mettent toute cette affaire sur le compte du protestantisme de Radziwill, et accusent les Réformés d'avoir frayé le chemin aux Suédois, bien qu'un simple exposé des faits démontre le contraire. Ce n'est là, toutefois, qu'un exemple isolé de la partialité avec laquelle un grand nombre d'auteurs ont traité les protestants polonais, pour n'avoir pas été meilleurs en définitive que leurs concitoyens catholiques, tandis que les services importants, rendus à la nation par les célébrités du Protestantisme, guerriers et hommes d'État, sont le plus souvent enregistrés sans aucune allusion à leur foi religieuse, de manière à laisser croire à la majorité des lecteurs, que la catholicité revendique la gloire de ces grands hommes. Il est très remarquable que beaucoup d'écrivains polonais, fort indifférents d'ailleurs en matière de Papisme, n'aient pu se défendre d'une sorte de prévention involontaire contre les Protestants; et cela prouve peut-être, plus que toute autre chose, la vérité de la maxime: «Calumniare fortiter semper aliquid hæret», principe dont les Jésuites ont fait une large application à leurs adversaires vivants ou morts.
Le prince Janus Radziwill mourut en 1655, peu de temps après l'affaire dont nous venons de parler. Il laissa un seul enfant, une fille, qui se maria à son cousin, le prince Boguslav Radziwill, le dernier Protestant de sa famille, mort en 1660. Celui-ci eut une fille, la princesse Louise, qui épousa un prince de Brandebourg, fils du grand-électeur, et après la mort de son premier mari, le prince palatin de Neubourg. La maison royale de Bavière descend de cette princesse, et de là vient que tous les Radziwill naissent chevaliers de l'ordre bavarois de Saint-Hubert.
153: «Subter finem ejusdem anni (1616) decesserat quoque cubili regii præfectus Andreas Bobola, octogenarius. Homo rudis, morosus, promotus ad illud officium patrocinio sacerdotum Societatis Jesu, quod illis in omnibus consentiret. Undè utrique, conjuncta opera, in privatis colloquis, quæ ipsis semper patebant, sollicitantes regem adeo constrixerant, ut omnia consiliis eorum ageret; et aulicorum spes et curæ, non nisi ab eorum favore penderent, quem et in publicis negotiis, isti suggerebant, quid rex decerneret, tanto majori reipublicæ periculo, quod ad hujusmodi familiaritatem regis assumebantur personæ (præsertim confessor et concionator) a scholiis vel a magisterio novitiorum religiosorum, rerum et status politiæ prorsùs expertes. Hæc que causa unica fuit errorum, non in domesticis solum, sed in publicis, ut Moschicis, Suecis, Livonicisque, regis rationibus, et tamen sacrilegii crimen reputabatur, si quis tamen eorum dicta factave reprehendisset, et nemini quid non ipsis applauderet, facilis ad dignitates aditus patebat.» (Chronica Gestarum in Europa. Cracovie, 1648, ad ann. 1616).
154: La dénomination d'Ukraine, qui signifie littéralement confins, fut donnée aux provinces de la Pologne limitrophes de la Moscovie et de la Turquie, soumises aujourd'hui à la Russie. Nous avons parlé des Cosaques qui habitaient la province polonaise de ce nom.
155: Pierre Mohila était fils d'un prince régnant de Moldavie, et allié de près aux premières familles de Pologne. Il fit ses études à l'Université de Paris, et servit ensuite avec distinction dans les rangs de l'armée polonaise pendant la guerre de Turquie de 1621. Entré au giron de l'Église en 1628, il fut élu archevêque de Kioff en 1633. Il publia plusieurs ouvrages, dont le plus remarquable est son Exposé de la foi de l'Église d'Orient, qui avait été approuvé par tous les patriarches grecs. Ce livre fut publié en polonais à Kioff, en 1637. Il a été imprimé plusieurs fois en grec, et traduit en latin par le savant Suédois Laurentius Normann, évêque de Gottenbourg. Il y en a aussi une traduction allemande.
156: Les troupes suédoises, qui avaient observé tout d'abord une discipline rigoureuse, se rendirent coupables des excès les plus odieux quand le pays se souleva contre elles, et se livrèrent alors à des actes de férocité contre plusieurs membres du clergé catholique. Les Protestants payèrent pour l'ennemi. Un certain nombre de ministres et d'autres individus attachés à la Confession de Bohême, furent mis à mort, et leurs églises réduites en cendres, sans compter celle de Lissa, avec une école célèbre. Il existe un manuscrit intéressant à la bibliothèque archiépiscopale de Lambeth: Ultimus in protestantes Confessionis Bohemiæ ecclesias Anti-Christi furor, par Hartmann et Cyrille, ecclésiastiques protestants et professeurs de l'école de Lissa, qui s'intitulent «les exilés du Christ,» et qui furent envoyés en Hollande et dans la Grande-Bretagne pour solliciter, en faveur de leurs frères en détresse, des secours qui leur furent généreusement accordés par les Protestants de ces contrées. Le manuscrit renferme une description de la barbarie révoltante déployée contre les Protestants, sans égard à l'âge ou au sexe, et se termine par les mots dolor vetat plura addere. On avait aussi composé, d'après cet original, un document imprimé, soumis par les délégués à Cromwell, qui les autorisa, en vertu d'une ordonnance datée du 2 mai 1659, à organiser des souscriptions par tout le pays.
157: L'ouvrage de M. Lukaszewicz contient toute la procédure criminelle relative à cette affaire.
158: Ce prélat ne doit être confondu avec aucun de ceux précédemment nommés en note.
159: Salvandy, Histoire de Pologne sous Jean Sobieski, vol. III, p. 388.
160: Leduchowski était un gentilhomme, possesseur d'une fortune considérable, mais entièrement exempt d'ambition. Il ne prit aucune part à la lutte entre Auguste II et Stanislas Leszczynski, et s'étant soustrait aux fureurs de ces deux monarques, il continua à vivre dans ses domaines. Investi au plus haut degré de la confiance de ses concitoyens, il fut élu à plusieurs emplois publics. Privé d'enfants, il fit un testament par lequel il léguait ses biens à des collatéraux, à l'Église et aux pauvres. Mais quand il vit le pays en danger, son patriotisme l'emporta sur ses affections de famille et sur ses intentions religieuses et charitables; il annula ses dispositions testamentaires, et consacra toute sa fortune à l'entretien des troupes de la Confédération. Son patriotisme était pur de toute haine politique ou personnelle, et il résista constamment à ceux qui voulaient détrôner le roi, ne comprenant, pour son compte, d'autre but à poursuivre que la paix et la liberté de sa patrie. (V. Ruihière, de l'Anarchie de Pologne, t. II.) Tel fut ce patriote éminent, le dernier qui se leva en faveur des droits de ceux de ses concitoyens dont la croyance n'était pas la sienne. Le sentiment religieux qui présidait à la libre disposition de ses biens quand les besoins du pays n'en réclamaient pas le sacrifice, prouve suffisamment que la noblesse de ses procédés, en cette circonstance, ne découlait pas d'une indifférence religieuse, improprement appelée philosophique.
161: Strimesius, auteur protestant, dit que le nonce du pape à la cour de Pologne désapprouva l'affaire de Thorn, et défendit aux Jésuites de faire le serment requis pour l'exécution de la sentence. On dit aussi que le même nonce apostolique avait obtenu un délai en faveur des condamnés, mais que lorsque l'ordre de surseoir parvint à Thorn, il était trop tard, et qu'il transmit à Rome une accusation contre les Jésuites.
162: Lukaszewicz, vol. I, p. 351, donne la teneur tout entière de cette lettre pastorale.
163: Lelevel, Histoire du règne de Stanislas Poniatowski.
164: Ce fait est constaté par Rulhière, que l'on ne saurait taxer de partialité pour les Protestants. (V. son Histoire de l'Anarchie de Pologne, vol. II, p. 352, édition de 1819). Et il est avéré qu'ils regrettèrent amèrement de s'être faits les instruments de l'influence étrangère.
165: Histoire de la Réformation en Pologne, vol. II, pages 422-534.
166: L'auteur contemporain Walch, zélé Protestant, est de la même opinion. (Voir son Neuere Kirchen Geschichte, vol. VII).
167: Ils se distinguent des paysans voisins par une meilleure éducation, chacun d'eux sachant lire et écrire, ainsi que par la supériorité de leurs mœurs et par leur aptitude au travail.
168: Les sentiments de ce souverain étaient sans doute aussi bienveillants que ses vues étaient libérales et éclairées; mais une influence occulte semble avoir jeté un voile sur cet esprit d'élite, dans les dernières années de son règne.
169: Nous avons dit que Kiéydany se faisait remarquer par une Congrégation écossaise très importante.
170: Coménius naquit, en 1592, à Komna, en Moravie, d'où il tire son nom. Après avoir étudié dans plusieurs Universités, il devint, en 1618, pasteur et maître d'école à Fulnek, ville de sa province. Il avait conçu de bonne heure une nouvelle méthode d'enseignement des langues; il publia quelques essais et prépara sur ce sujet quelques papiers qui furent détruits en 1621, avec sa bibliothèque, par les Espagnols, qui s'étaient rendus maîtres de la ville où il résidait. La proscription de tous les ministres protestants de Bohême et de Moravie, par l'édit de 1624, força Coménius, avec beaucoup d'autres, à chercher un asile en Pologne, où il fut nommé recteur de l'école de Leszno et chef de la petite Église des Frères Moraves. Il publia, en 1631, sa Janua linguarum reserata, c'est-à-dire la Porte des Langues, qui valut rapidement à son auteur une réputation prodigieuse; Bayle dit avec raison que ce livre seul eût suffi pour immortaliser Coménius, car il fut traduit et publié pendant sa vie non-seulement en douze langues européennes, en latin, en grec, en bohémien, en polonais, en allemand, en suédois, en hollandais, en anglais, en français, en espagnol, en italien et en hongrois, mais encore en plusieurs langues orientales, telles que l'arabe, le turc et le persan. On peut ajouter que cet ouvrage établit aussi la réputation de Leszno, où il parut pour la première fois, après avoir été composé pour son école. La réputation de Coménius engagea le gouvernement suédois à lui offrir la mission de réglementer les écoles de ce royaume; mais, préférant sa résidence à Leszno, il promit seulement d'aider de ses avis ceux que ce gouvernement emploierait à cette tâche. Il traduisit ensuite en latin une nouvelle méthode d'instruction pour la jeunesse, qu'il avait écrite en bohémien. Cette traduction parut à Londres en 1639, sous le titre de Pansophiæ prodromus. Une traduction anglaise en fut faite par J. Collier, qui lui donna pour titre les Avant-coureurs du savoir universel (Londres, 1651). Cet ouvrage augmenta sa réputation à un tel point, que le Parlement anglais l'invita, en 1641, à venir coopérer à la réforme de l'école de ce pays. Il arriva à Londres en 1641 mais la guerre civile qui éclata dans la Grande-Bretagne empêcha d'utiliser ses talents; il tourna ses pas vers la Suède, où sa présence était sollicitée par de hauts personnages. Après plusieurs conférences avec le chancelier Oxenstiern, il fut décidé qu'il s'établirait à Elbing, ville de la Prusse polonaise, et qu'il composerait dans cette résidence un ouvrage sur sa nouvelle méthode d'enseignement, à l'aide d'une rémunération considérable qui lui permît de consacrer son temps tout entier à la recherche des méthodes générales propres à faciliter l'éducation et l'instruction de la jeunesse. Après quatre ans consacrés à cette occupation, il revint en Suède et soumit son manuscrit à une commission chargée de l'examiner; il fut déclaré digne d'être imprimé quand il serait achevé, mais nous ignorons s'il a jamais été publié. Il passa encore deux ans à Elbing, et retourna ensuite à Leszno, en 1650. Il se rendit en Transylvanie, où le prince régnant, Étienne Ragodzi, l'avait invité à venir réformer les écoles publiques. Il fit un règlement pour le collége protestant de Saros-Patak, conformément aux principes de son Pansophiæ prodromus. Après une résidence de quatre ans en Transylvanie, il revint à Leszno et présida aux destinées de son école jusqu'à la destruction de cette ville. Il s'enfuit en Silésie, et, après avoir erré dans différentes parties de l'Allemagne, il s'établit définitivement à Amsterdam, où il mourut, en 1691, dans la prospérité.
Outre les ouvrages déjà mentionnés, Coménius a écrit Synopsis Physicæ ad Lumen divinum reformatæ, Amsterdam, 1641, publié en anglais en 1652; Porta sapientiæ reserata, seu nova et compendiosa methodus omnes artes ac scientias addiscendis, Oxoniæ, 1637, et plusieurs autres ouvrages. Son vaste savoir ne l'empêcha pas de sacrifier à la superstition de son époque. Il devint l'un des fermes croyants de toutes ces prophéties qui circulaient parmi les Protestants d'Allemagne, de Bohême et de Moravie, sur la venue immédiate du Millenium, la révolution, la chute de l'Antechrist, c'est-à-dire le Pape, et qui étaient le produit d'imaginations exaltées par la persécution. Il réunit et publia à Amsterdam, en 1657, dans un ouvrage intitulé Lux in tenebris, les visions du Morave Drabitius, le Silésien Kotterus, et Christine Poniatowski, dame polonaise qui prédit la ruine prochaine du Catholicisme et la destruction de l'Autriche par la Suède, Cromwell et Ragodzi. Ce livre lui fit un tort considérable aux yeux de beaucoup de ses contemporains.
171: Quelques mots sur la vie de cet homme remarquable, à qui le principal établissement protestant d'éducation en Pologne doit tant de sa prospérité, ne déplairont sans doute pas aux lecteurs de cet ouvrage. L'auteur saisit avec empressement l'occasion de payer un tribut de regrets à la mémoire de son ami, dont les sympathies ont adouci l'amertume des plus rudes épreuves de son exil, et que sa mort laissera toujours inconsolable.
Le prince Antoine Sulkowski, fils du prince Sulkowski, palatin de Kalisch, naquit à Leszno, en 1785. Après avoir achevé ses études à l'Université de Gottingue, il finissait de se former en voyageant, quand les succès de l'empereur des Français en Prusse éveillèrent dans le cœur des Polonais l'espoir de recouvrer leur indépendance. Sulkowski précipita son départ de Paris, où il se trouvait en ce moment, et rentra dans ses foyers vers la fin de 1806. Il fut nommé par Napoléon colonel du premier régiment polonais à lever. L'enthousiasme patriotique fut si grand, que Sulkowski, ayant accompli sa tâche avec une merveilleuse rapidité, emporta d'assaut la ville fortifiée de Dirschau, à la tête de son nouveau régiment, le 23 février de l'année d'ensuite (1807). Il prit une part active au reste de la campagne, qui se termina par la paix de Tilsitt, en vertu de laquelle une partie de la Pologne fut rétablie sous le nom de duché de Varsovie. En 1808, quand plusieurs détachements de la nouvelle armée polonaise furent dirigés sur l'Espagne, le régiment du prince Sulkowski fut compris dans l'ordre de départ, et, bien qu'il eût épousé depuis fort peu de temps Ève Kiçki, jeune femme d'une beauté accomplie, à laquelle il avait voué ses premières affections, et qu'il pût aisément se faire dispenser de ce service pénible, il crut de son devoir de se joindre à ses compagnons d'armes. Arrivé dans la Péninsule, il se distingua aux batailles d'Almonacid et d'Ocana, ainsi qu'à la défense de Tolède. Malaga fut pris par les Français, le prince Sulkowski fut nommé gouverneur de cette ville, et, malgré le sentiment de haine et de vengeance qui animait les Espagnols contre les armées envahissantes, il parvint, par sa conduite, à se concilier l'affection de ses habitants. Il fut promu au rang de major-général, et revint dans son pays en 1810, où il resta jusqu'à la mémorable campagne de 1812, pendant laquelle il commanda une brigade de cavalerie, prit part aux principales batailles et fut gravement blessé dans la retraite. Guéri de ses blessures et nommé au grade de lieutenant-général, il se joignit à l'armée polonaise sous le prince Poniatowski, et combattit, à la bataille de Leipsick, à la tête d'une division de cavalerie. C'est à la suite de cette bataille qu'il se vit assailli par les circonstances les plus difficiles, qui lui donnèrent occasion de déployer toutes les qualités honorables de l'âme la plus intègre. Peu de jours après la mort du prince Poniatowski, il fut nommé, par l'empereur Napoléon, commandant en chef des débris du corps polonais, qui, malgré ses grandes pertes, avait conservé tous ses étendards et son artillerie. Ce commandement fut donné à Sulkowski à la demande générale de ses compatriotes, malgré sa jeunesse (il avait alors vingt-neuf ans) et la présence de plusieurs généraux plus âgés. Les troupes polonaises, exaspérées par de longues souffrances et fatiguées de se battre pour une cause qui menaçait de les réduire à l'état de mercenaires, sans avancer celle de leur patrie, pressèrent leur chef de les reconduire dans leurs foyers, leur souverain légitime, le roi de Saxe, étant resté à Leipsick sur le désir de Napoléon lui-même. Sulkowski reporta leurs plaintes bruyantes à l'Empereur, qui promit de donner une réponse sous huit jours. Cela satisfit les troupes, et la marche vers le Rhin continua; mais quand le délai fixé fut écoulé sans que la décision attendue intervint, l'irritation des Polonais devint si violente et ils accusèrent si bruyamment le prince Sulkowski d'être prêt à les sacrifier aux vues de son ambition personnelle, que, pour les décider à accompagner l'Empereur jusqu'à la frontière de ses États, il dut leur promettre sur l'honneur de ne passer en aucun cas au-delà du Rhin. Cette promesse solennelle calma l'irritation des troupes, qui continuèrent leur marche. Quand elles furent parvenues à un endroit appelé Schluchtern, l'Empereur, passant devant leur front, appela Sulkowski et lui demanda s'il était vrai que les Polonais voulussent le quitter. «Oui, Sire, répondit le prince; ils supplient Votre Majesté de les autoriser à retourner dans leurs foyers, leur nombre étant désormais trop insignifiant pour être de quelque valeur à Votre Majesté.» L'Empereur résista, et, ayant assemblé les Polonais, il leur adressa l'une ces allocutions par lesquelles il savait si bien ranimer l'enthousiasme du soldat. Les troupes polonaises, exaltées par les paroles impériales, oublièrent toutes leur première résolution et promirent de suivre Napoléon jusqu'à la mort. On peut aisément se faire une idée de la position cruelle dans laquelle le prince Sulkowski se trouva placé par cette circonstance imprévue; il se voyait dans l'alternative pénible ou de manquer à la parole par laquelle il s'était engagé, envers ses compagnons d'armes, à prendre le Rhin pour limite extrême de leurs travaux guerriers, ou de sacrifier, si jeune, toutes ses espérances de gloire et d'ambition (car l'empereur Napoléon, malgré le revers de Leipsick, avait encore de grandes chances de ramener à lui la fortune), et, ce qui était plus important encore, en s'exposant aux divers commentaires qui ne manqueraient pas d'accueillir sa conduite dans cette malheureuse conjoncture. Il choisit cependant le dernier parti, pensant qu'il n'y avait pas de compromis possible avec une parole engagée d'une manière aussi explicite et aussi solennelle que la sienne l'avait été, bien que ses compatriotes, qui n'étaient pas liés de la même manière, eussent changé de résolution; il demanda, en conséquence, à l'Empereur, et obtint de sa bienveillance la permission de retourner vers son souverain légitime le roi de Saxe, dont la destinée était alors inconnue. Il quitta l'armée française, accompagné des officiers de son état-major qui partagèrent sa résolution. Ayant appris que son souverain était prisonnier à Berlin, il lui adressa de Leipsick une lettre pour lui demander une libération de service, tant pour lui-même que pour les officiers qui l'avaient accompagné, et bientôt après il obtint des souverains alliés la permission de rejoindre sa famille. Il convient d'ajouter que ses concitoyens rendirent hommage à la loyauté de sa conduite.—De nouvelles espérances furent conçues, en faveur de la Pologne, au congrès de Vienne, sous l'inspiration de l'empereur Alexandre. Le prince Sulkowski fut appelé à coopérer à la formation d'une armée polonaise, et il accepta avec joie une mission dans laquelle il pouvait encore servir utilement sa patrie. Bien que le congrès de Vienne n'ait pas réalisé l'espoir qui avait été nourri, de voir la Pologne rendue à l'indépendance, il érigea une petite portion de son territoire en royaume constitutionnel, soumis à l'empereur de Russie comme roi de Pologne. C'en était assez cependant pour stimuler les efforts des patriotes polonais et pour les engager à maintenir cette création imparfaite, d'autant mieux qu'on avait stipulé que des institutions nationales seraient accordées à ces parties de l'ancienne Pologne qui restaient annexées comme provinces à la Russie, à la Prusse et à l'Autriche, et que ces stipulations laissaient briller la perspective d'un complet rétablissement de ce pays. Le prince Sulkowski entra donc au service du nouveau royaume, et fut nommé aide-de-camp général de l'empereur Alexandre. Mais les caprices tyranniques du grand-duc Constantin conduisirent bientôt Sulkowski à demander sa mise en disponibilité, en déclarant franchement à l'empereur les raisons qui l'engageaient à agir ainsi. L'empereur insista auprès de Sulkowski pour qu'il revînt sur sa détermination, et lui dit que les circonstances dont il se plaignait n'étaient que temporaires. Sulkowski, que ses devoirs conduisirent plusieurs fois à Saint-Pétersbourg, et qui reçut de l'empereur Alexandre des témoignages de la plus grande bienveillance, insista de son côté pour quitter le service, et, après plusieurs refus, obtint de rentrer dans la vie privée en 1818. Il s'établit au château de Reisen, dans le voisinage de Leszno, et se dévoua tout entier à l'éducation de sa famille. Depuis la mort de sa vertueuse et charmante compagne, il ne se reposait plus que sur lui de ce soin. Le bien-être de ses tenanciers et de tous ceux qui respiraient dans sa dépendance devint aussi l'objet de sa constante sollicitude. Une nouvelle carrière s'ouvrit, en outre, pour son patriotisme, quand le grand-duché de Posen, où Leszno est situé, reçut une représentation provinciale, dont il fut créé membre héréditaire. Il présida aux États assemblés de sa province, et fut fait membre du conseil d'État de Prusse. Cela le mit dans une position difficile et délicate entre le monarque et les États provinciaux, dont les députés se plaignaient justement des envahissements continuels du gouvernement sur la nationalité de la province, qui avait son existence garantie par le traité de Vienne. En possession de la confiance des deux partis, il réussit, par la fermeté qu'il déploya dans la défense des priviléges nationaux, à gagner la confiance de ses concitoyens, tandis que le monarque rendit justice à sa modération dans l'accomplissement consciencieux de ses pénibles devoirs. Il se tint cependant à l'écart des affaires publiques autant qu'il le put, consacrant son temps aux occupations utiles que nous avons décrites dans cette note. Une mort prématurée vint couper court à cette carrière, si noblement remplie. Le 14 avril 1835 plongea dans une douleur profonde sa famille et tous ceux qui l'avaient connu, soit personnellement, soit de réputation. Mais nul ne sentit sa perte plus vivement que l'école de Leszno, qui lui devait tout. Professeurs et élèves accompagnèrent sa dépouille mortelle, et après un discours pathétique du recteur, déposèrent une couronne sur le cercueil de leur bienfaiteur, dont la mémoire vivra long-temps dans leurs cœurs reconnaissants.
Cette notice biographique fut insérée par l'auteur dans son Histoire de la Réforme en Pologne, (vol. 2, p. 334, etc.). Il saisit avec empressement l'occasion de la reproduire, car ses sentiments et ses opinions à cet égard sont restés les mêmes.
172: Les Varègues étaient des aventuriers scandinaves et anglo-saxons, qui servaient en qualité de gardes-du-corps à Constantinople. On a assigné plusieurs origines au nom de Russe; mais la plus vraisemblable est celle qui le fait dériver de Rhos, Rotses, ou Rouotses, nom donné aux Suédois par les Finois, qui jadis avaient plus de relations avec le Roslagen qu'avec toute autre contrée de la Suède. Les Slaves adoptèrent ce nom, en usage chez les Finois, qui vivaient entre eux et la Suède.
173: Les Khozars, nation asiatique vivant le long des côtes occidentales de la mer Caspienne, sont mentionnés pour la première fois en 626, époque à laquelle l'empereur Héraclius conclut un traité d'alliance avec leur monarque, qui se joignit à lui, à la tête d'une armée considérable, dans cette guerre mémorable où Héraclius défit complètement les Persans. Depuis ce temps, les Khosars restèrent les fidèles alliés de Constantinople, et les empereurs mirent tout en œuvre pour maintenir cette alliance précieuse. Les Khozars occupaient tout le pays situé entre les rives du Volga, la mer d'Azof et la Crimée, et avaient poussé leurs conquêtes vers le Nord, jusqu'aux bords de l'Oka. Leur capitale, appelée Balangiar ou Ateb, était située à l'embouchure du Volga. Ils possédaient plusieurs autres villes célèbres par leur commerce; les raffinements de la civilisation byzantine n'étaient pas inconnus à leurs mœurs. Vers le milieu du VIIIe siècle, leurs souverains embrassèrent le Judaïsme; mais, un siècle plus tard, il furent convertis au Christianisme par le même Cyrille et le même Méthodius, qui devinrent ensuite les apôtres des Slaves. L'empire des Khozars, affaibli par les attaques continuelles des Mahométans et par d'autres circonstances malheureuses, fut détruit en 1016 par les Grecs, ses anciens alliés.
174: Il est remarquable que la campagne russe de 1828 et de 1829 fut dirigée exactement d'après le plan suivi par l'expédition de Yaroslav, en 1043.
175: Un évêque de l'Église nationale russe de Mohiloff, appelé Barlaam, homme d'une vaste érudition, se déclara en 1812, lors de l'occupation de cette ville par les Français, pour le nouvel ordre de choses, et fit chanter un Te Deum à l'occasion de l'occupation de Moscou par les armées de Napoléon. Il fut déposé par le gouvernement russe, et confiné dans un couvent.
176: Je ne parle ici que des Chrétiens, car il y a eu beaucoup de prosélytes juifs parmi les païens. Les Iduméens avaient été convertis par Hérode le Grand, et j'ai déjà parlé des Khozars.
177: Les horribles scènes dont nous avons parlé dans le texte, sont non-seulement décrites par les écrivains religieux de Russie qui ont pris la plume contre les Raskolniky, elles sont encore rapportées par les savants voyageurs qui ont exploré les provinces les plus reculées de la Russie pendant le dernier siècle, tels que Gmelin, Pallas, Géorgie, Lepekbine, etc. Le baron Haxthausen, qui a habité la Russie en 1843, dit qu'il y a quelques années, un certain nombre de ces fanatiques se donnèrent rendez-vous sur une propriété appartenant à un M. Gourieff, située sur la rive gauche du Volga, résolus à s'offrir en sacrifice en s'entretuant. Après quelques rites préparatoires, cet horrible dessein fut mis à exécution. Trente-six individus étaient tombés sous le fer meurtrier, quand l'amour de la vie se réveilla dans le cœur d'une jeune femme, qui s'enfuit vers un village voisin et donna l'alarme. On accourut sur le théâtre de ce sanglant holocauste; mais l'on trouva quarante-sept individus étendus sans vie, et deux de ces meurtriers fanatiques encore debout. Ils furent pris et subirent le châtiment du knout; mais chaque coup reçu leur arrachait un cri de triomphe, joyeux qu'ils étaient de souffrir le martyre.
178: Les mêmes Raskolniky considèrent comme péchés d'autres choses prohibées par le Stoglav, comme par exemple de manger du lièvre, atteler avec un seul timon, etc.
179: Tout le monde sait qu'en Russie la capitation est perçue sur la population mâle, appelée âmes dans le style officiel.
180: L'auteur de cet ouvrage apprit en 1830, de la bouche d'un haut fonctionnaire russe, que le nombre des Raskolniky, de toutes catégories, pouvait s'élever à cinq millions, et qu'il allait sans cesse en augmentant. Cela ne se dit pourtant que des classes inférieures de la société; car, bien qu'il y ait parmi eux de riches commerçants, leurs enfants, qui ont reçu une meilleure éducation, se rallient presque invariablement à l'Église nationale.
181: Un manuscrit russe de 1523, récemment découvert, renferme un exposé d'un auteur inconnu, dans lequel on trouve ce passage remarquable: «Il y a des chrétiens qui croient à Péroun, dieu de la foudre, à Khors et Mokosh, à Sim et à Regl, et aux Vilas, qui, au dire de ce peuple ignorant, sont trois fois neuf sœurs. Ils les croient tous dieux et déesses, leur font des offrandes de korovay et leur sacrifient des poules; ils adorent le feu, ils l'appellent Svarojitch. Les trois premières divinités avaient, suivant Nestor, leurs idoles à Kioff avant l'introduction du Christianisme. On ne sait rien de Sim ni de Regl. La croyance à l'existence des Vilas, ou fées bienfaisantes, est encore aujourd'hui une des superstitions des Morlaques en Dalmatie. Korovay est le nom du gâteau de noces dans plusieurs contrées slaves. Le mot Svarojitch, appliqué au feu par ses adorateurs, est le nom patronymique de Svarog[181-A], le Vulcain des anciens Slaves. Il est très probable que les rites secrets des Raskolniky ne sont rien autre chose que la continuation de l'ancienne idolâtrie slave, à laquelle le manuscrit fait allusion.
181-A: La ressemblance de ce mot avec Surya et Sourug, noms indiens du soleil, est l'un des indices de l'origine asiatique des Slaves.
182: Ces détails sont tirés, en partie, de l'ouvrage du baron Haxthausen, Studien über Russland. L'auteur de cette esquisse vint à se trouver, en 1820, à Bobrouisk, forteresse sur la Bérésina, où, peu de temps auparavant, un missionnaire, arrivé de l'intérieur de la Russie, avait déterminé une centaine de soldats à s'unir à cette secte, dans les formes requises. Il fut condamné à recevoir le knout, et ses convertis furent transportés en Sibérie.
183: Ces sectaires sont accusés des extravagances coupables attribuées aux Adamites; l'on dit que la police de Moscou surprit l'un de leurs conciliabules en 1840, et qu'il fut prouvé, par l'enquête faite en conséquence de cette découverte, que les Khlestovstchiki, ne représentent qu'un degré inférieur ou préparatoire de la secte des Skoptzi; qu'ils mettent la femme en commun, bien que, pour le cacher, ils vivent en couples mariés par des prêtres de l'Église établie. C'est un fait constant qu'à leurs assemblées ils se trémoussent souvent jusqu'à ce qu'ils tombent d'épuisement; mais ces extravagances se retrouvent dans la Grande-Bretagne et en Amérique.
Les Flagellants du moyen-âge avaient été accusés des folies criminelles imputées aux Khlestovstchiki; il serait possible que, dans les deux cas, ce fût le résultat naturel d'une surexcitation d'imagination, produite par l'excès des mortifications.
184: De Doukh, esprit ou âme dans tous les dialectes slaves, et Boretz, lutteur ou combattant.
185: C'était là exactement la doctrine des Patarins de la Bosnie.
186: Le chevalier Saint-Martin naquit en 1743 et mourut en 1803. Ses principaux ouvrages sont: de l'Erreur et de la Vérité, et des Rapports entre Dieu, l'Homme et la Nature. On trouve un aperçu de sa vie et de ses ouvrages dans la Biographie universelle.
187: Père d'Alexandre et de Nicolas Tourghénéff, tous les deux bien connus à l'étranger.
188: Quelle qu'ait pu être la conduite de Paul en général, et l'on ne saurait douter du désordre mental qui influençait le plus souvent ses actions, les Polonais n'oublieront jamais ses procédés vraiment chevaleresques envers Kosciuszko, à qui il vint apporter lui-même la nouvelle de sa liberté, en attestant que, s'il avait été sur le trône, la Pologne n'eût pas été détruite. Le même monarque, immédiatement après son avènement, consentit en faveur des provinces polonaises saisies par sa mère, au maintien du langage national, des lois et de l'administration locales.
189: Peu d'exemples peut-être fournissent une plus forte preuve de l'influence dégradante du despotisme, que celui du comte Rostopchine, lors de l'incendie de Moscou en 1812. Cet acte de patriotisme, par lequel une nation voua sa propre capitale aux flammes pour délivrer le pays d'un agresseur étranger, mérite l'admiration sincère de tout vrai patriote, dussent-ce même les intérêts de sa propre patrie en avoir souffert, comme celle de l'auteur. C'est là, en effet, une cause de juste orgueil pour tous les Russes, mais principalement pour l'acteur principal de ce terrible drame qui n'était autre que Rostopchine, et cependant la servilité du courtisan étouffa dans le cœur de cet homme la grandeur du héros. Ayant appris que l'empereur Alexandre n'approuvait pas l'idée de la destruction de Moscou par les Russes eux-mêmes, bien que cette idée fût convertie en fait, Rostopchine publia un pamphlet en français désavouant cette action héroïque et attribuant l'incendie de la capitale russe aux Français. Hélas! faut-il, de nos jours, avoir vu une nation désavouer, sous l'influence du despotisme, une action que toute autre eût revendiquée avec orgueil!
190: La Russie, plongée dans l'anarchie et en guerre avec la Pologne par suite de la rupture du traité conclu par Zolkiewski, fut à deux doigts de sa perte. Elle dut son salut au patriotisme de Minine, bourgeois de Nijni-Novogorod, et du prince Pojarski, qu'il excita à ce mettre à la tête d'une force armée.
191: Karamsin a fait remarquer justement que l'avènement de Vladislav eût changé le sort de la Russie en affaiblissant l'autocratie, et peut-être la face de toute l'Europe eût-elle été modifiée, si le père de ce prince, le roi Sigismond, avait eu en partage la sagesse de Zolkiewski. Malheureusement nous avons vu qu'il n'en était pas ainsi. Zolkiewski ne put obtenir de Sigismond la confirmation de son traité; il se retira de dégoût et ne prit plus aucune part aux affaires concernant la Russie. Il laissa le lieu de sa retraite quand le pays fut menacé par les Turcs, et périt dans une bataille qu'il leur livra en 1620.
192: Une étude très intéressante sur ces sectes se trouve dans l'ouvrage de sir Gardner Wilkinson: la Dalmatie et le Montenegro, vol. II, p. 97.
193: Le cabinet russe, en obtenant à plusieurs reprises, du gouvernement français, l'expulsion de quelques réfugiés polonais, de Paris ou même de la France, avait en vue un objet assurément plus important que de vexer simplement ces individus. La diplomatie russe est trop sage pour condescendre à des actes aussi puérils d'oppression, afin d'empêcher ces réfugiés de s'abandonner à un esprit permanent d'hostilité contre la Russie; car elle sait bien que, chassés de France, ils peuvent recommencer en Angleterre ou en Belgique, et que son intervention ne servirait qu'à produire sur le public français une impression défavorable contre elle. Son véritable but, en obtenant du gouvernement français ces actes de condescendance à ses désirs, était de montrer à la Pologne le pouvoir de l'influence russe en France, afin que les Polonais comprissent bien qu'ils n'avaient rien à attendre de ce gouvernement. Sa politique a complètement réussi sur ce point, et nous devons ajouter qu'elle a rendu un grand service aux Polonais, en détruisant une illusion dangereuse qui leur a fait beaucoup de mal en plus d'une occasion.
194: Le principal motif de l'hostilité manifestée à Posen contre le moderne réformateur Czerski, a été celui que le parti auquel il appartenait était désigné par le nom de catholiques allemands, et que les extravagances de Rongé et d'autres meneurs du mouvement religieux qu'ils avaient créé, étaient attribuées à tous les sectateurs. Il a donc été facile de représenter la tendance de Czerski comme anti-nationale et irréligieuse.
195: C'est un proche parent du Hongrois Kossuth, qui n'est qu'un Slave madgyarisé.
196: Rome, avec sa sagacité habituelle, prévit le danger qui menaçait sa domination en Pologne, si ce pays était rendu à l'indépendance. De là le Bref auquel nous faisons allusion dans le texte, adressé en 1852 aux évêques de Pologne par Grégoire XVI, qui condamnait en termes violents la tentative que la nation avait faite l'année précédente pour recouvrer son indépendance. Le même Bref en mentionne un autre d'une teneur semblable, envoyé au pays dans le temps le plus orageux de sa lutte, mais qui n'atteignit pas sa destination, ainsi que le pape s'en plaint. Nous pensons toutefois que cette plainte n'est pas dénuée de fondement, et, bien que le Bref en question n'ait pas été proclamé publiquement, il doit avoir circulé parmi quelques membres du clergé; car il est bien connu que les moines de l'ordre des Missionnaires, particulièrement dévoués à Rome, refusèrent l'absolution aux soldats polonais pour s'être battus contre l'empereur de Russie. La Gazette officielle de Rome, qui s'était abstenue de toute censure contre l'insurrection polonaise aussi long-temps que la lutte avait duré, éclata, après sa malheureuse issue, en injures les plus grossières contre les patriotes qui y avaient pris part, et à la bravoure desquels leurs adversaires politiques eux-mêmes ont rendu justice. Le pape avait, en effet, de bonnes raisons pour redouter le succès de l'insurrection polonaise, car il y avait déjà en voie de circulation, parmi plusieurs jeunes ecclésiastiques, un plan d'émancipation et de Réforme de l'Église polonaise sur les principes suivants: Séparation complète d'avec Rome, service divin en langue nationale au lieu du latin, permission de mariage au clergé, etc.; la hiérarchie était conservée et le dogme de la transsubstantiation, de même que la confession auriculaire, abandonnés à la conscience de chacun. La persécution de l'Église grecque unie à Rome par le gouvernement russe, et la tendance du gouvernement prussien à germaniser le gouvernement de Posen, ont considérablement fortifié dans ces régions l'attachement du peuple à l'Église catholique, et le progrès de la religion évangélique n'y a plus d'autre chance aujourd'hui que l'établissement très éventuel d'institutions libres.
197: «De cette source corrompue de l'indifférentisme, découle cette opinion absurde et erronée ou plutôt cette démence (deliramentum) que la liberté de conscience devrait être maintenue et assurée. La voie est ouverte à cette très pernicieuse erreur, par cette liberté d'opinions sans frein ni limites, qui se répand au loin au grand détriment de la société civile et religieuse, quelques individus prétendant avec la dernière imprudence que la cause de la religion ne peut que gagner à cette indépendance de l'esprit. Mais saint Augustin l'a dit: «Que peut-il y avoir de plus mortel pour l'âme que la liberté d'erreur!» Et, en effet, ôtez à l'homme le frein qui le retient dans le sentier de la vérité, sa nature, portée au mal, tombe dans le précipice toujours ouvert sous ses pas; nous pouvons dire que l'abîme sans fond d'où saint Jean vit s'élever une épaisse fumée et s'élancer les sauterelles qui obscurcirent le soleil avant de dévaster la terre, s'est ouvert de nouveau. De là le désordre des esprits, une plus grande corruption de la jeunesse, un mépris des choses sacrées et des lois les plus saintes, répandu parmi le peuple, en un mot le fléau le plus mortel à la société, ainsi que le prouve l'expérience des âges les plus reculés, où nous voyons les États les plus florissants en gloire, en richesses et en puissance tomber par ce seul germe de destruction—une liberté immodérée d'opinions et de paroles et l'amour de la nouveauté.
»À cet ordre de choses appartient cette liberté funeste, détestable et à jamais exécrable, de la liberté de la librairie, de publier quelque écrit que ce soit, liberté que quelques individus osent réclamer et soutenir par tous les moyens. Nous sommes terrifiés, vénérables Frères, à la vue des doctrines monstrueuses ou plutôt des erreurs qui menacent de submerger notre Église et qui sont semées en tous lieux au moyen d'une multitude de livres, de pamphlets et de toutes sortes de publications, petits en taille, mais immenses en malice, et dont la malédiction qui en sort s'étend sur toute la terre. Il y a cependant, chose bien pénible à dire! des hommes qui sont arrivés à un tel degré d'impudence, qu'ils soutiennent obstinément que le déluge d'erreurs qui provient de cette source, est suffisamment compensé par un livre, en défense de la vérité de la religion, qui vient apparaître accidentellement au milieu de ce flot de perversité. Il est incontestablement contraire à toutes les idées de justice, de permettre un mal certain parce qu'il y aurait espoir d'en retirer un bien présumable. Maintenant, quel homme de sang-froid dira que les poisons devraient circuler librement, être vendus publiquement et colportés, et même bus, parce qu'il existe un remède qui peut quelquefois sauver de la destruction ceux qui en prennent! La discipline de l'Église, pour détruire les mauvais livres, a été toute différente depuis le temps des apôtres, dont nous lisons qu'ils brûlèrent un grand nombre de livres (Actes 19); il suffit de parcourir les lois qui ont été faites à ce sujet par le cinquième concile de Latran, et par la constitution publiée ensuite par Léon X, notre prédécesseur d'heureuse mémoire, disant que ce qui avait été créé avec sagesse pour la propagation de la foi et des sciences utiles, ne devait pas être perverti et devenir préjudiciable au salut des fidèles. Ce fut aussi l'objet principal de l'examen des pères du concile de Trente, qui, pour remédier à un pareil mal, publièrent un décret salutaire, ordonnant de mettre à l'index tous les livres qui contiendraient des doctrines impures. Il est nécessaire de combattre vigoureusement, disait Clément XIII, notre prédécesseur d'heureuse mémoire, dans ses lettres encycliques sur la proscription des livres pernicieux, il est nécessaire de combattre vigoureusement tant que les circonstances l'exigeront, afin de détruire le poison mortel de tant de livres, car l'erreur ne disparaîtra jamais, à moins que les criminels éléments du mal ne soient livrés aux flammes. Il est donc suffisamment évident, d'après la sollicitude constante avec laquelle ce saint siége apostolique s'est efforcé, à travers les âges, de condamner les livres pernicieux et suspects et de les arracher de la main des hommes, combien est fausse, téméraire, injurieuse au siége apostolique, et féconde en maux de toutes sortes pour les chrétiens, la doctrine de ceux qui non-seulement rejettent la censure des livres comme une mesure oppressive, mais sont arrivés même à un tel degré de perversité, qu'ils la représentent comme opposée aux principes d'équité et de justice, et osent refuser à l'Église le droit de l'établir et de l'exercer.»
198: Lamennais, qui avait rendu d'immenses services à la cause de Rome par sa plume éloquente, reconnut enfin ses illusions; mais, malheureusement, il tomba dans un autre extrême.
199: Tels furent, par exemple, les écrivains politiques allemands bien connus, Haller, Jarcke, Philips, etc.
200: La préface de ce livre est datée de 1817.
201: Le royaume de la Grande-Moravie ne comprenait pas seulement la province qui porte actuellement le nom de Moravie, il s'étendait aussi sur la plus grande partie de la Hongrie actuelle et sur quelques autres contrées adjacentes.
203: De administrando imperio, part. ij, chap. LVJ.
204: Sir Gardner Wilkinson, dans son ouvrage sur la Dalmatie et Montenegro, vol. II, p. 453.
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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.