Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0037, 11 Novembre 1843, by Various

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Title: L'Illustration, No. 0037, 11 Novembre 1843

Author: Various

Release Date: April 19, 2012 [EBook #39481]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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L'Illustration, No. 0037, 11 Novembre 1843

               Nº 37. Vol. II.--SAMEDI 11 NOVEMBRE 1843.
                     Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque N°, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'Étranger.    --    10       --     20       --    40

SOMMAIRE

Courrier de Paris. Salle des Pas-Perdus, au Palais-de-Justice. --Histoire de la Semaine. Portrait de M. Dupin; Hôtel de M. Molé.--Théâtres.--Opéra-Comique. Une scène du Déserteur; Français, Une scène d'Eve, 2e acte.--Misère publique.--Une Bouteille de Champagne, nouvelle, par André. Delrieu.--La Saint-Hubert. Une Chasse dans un hôtel; la Saint-Hubert du garde; Vision de saint Hubert; la Bénédiction des Chiens; une Saint-Hubert dans la rue Saint-Honoré.--Margherita Pusterla. Roman de M. César Cantù.--Chapitre XVII, Trahison; chapitre XVIII, le Soldat. Quinze Gravures.--Bulletin bibliographique. La Recherche de l'Inconnue, par A. de Lavergne; Voyage où il vous plaira, par Tony Johannot, Alfred de Musset et P.-J. Stahl; Les Fastes de Versailles, par M. Fortoul. -- Annonces. -- Modes. Deux Gravures. -- Amusements des Sciences. Deux Gravures.-- Rébus.


Courrier de Paris.

Il a bien fallu que MM. les présidents, MM. les juges, MM. les conseillers, MM. les procureurs et avocats-généraux en prissent leur parti comme les autres: le mois de novembre, les chassant de leurs maisons des champs, les a contraints de reprendre la toge et le bonnet carré. Heureux toutefois les desservants de Thémis, comme on disait en vieux style, cent fois heureux de pouvoir prolonger leurs loisirs jusqu'au jour de la Toussaint. C'est une douceur qui leur est particulière, une gratification extraordinaire de bon temps et d'heures fainéantes qu'ils prélèvent sur les vacances, et dont personne, parmi les gens du robe et d'affaires, ne jouit au même degré de licence, ni avocats, ni notaires, ni avoués, ni préfets, ni bureaucrates, ni ministres, ni vous surtout, ô joyeux écoliers, pour qui le mot vacances semble avoir été plus particulièrement inventé. Mais, comme dit Figaro, c'est une si belle chose que la justice.... quand elle est juste, qu'on ne saurait trop l'encourager.

Les tribunaux sont donc en train de rouvrir leurs portes depuis huit jours, et la salle des Pas-Perdus se repeuple: moment trois fois béni pour l'écrivain publie accolé aux piliers du Palais-de-Justice, et pour la loueuse de journaux, qui voient leur clientèle revenir! Jour impatiemment attendu par l'habitué des séances judiciaires, par l'amateur de procès, dont l'appétit quotidien et dévorant ne trouvait qu'une nourriture insuffisante dans l'entremets servi par les chambres de vacations. Maintenant il va se remettre à la ration complète, et se gorger de vols, de meurtres, d'adultères, de séparations de corps et de licitations entre mineurs.


La rentrée des tribunaux.--Salle des Pas-Perdus, au Palais-de-Justice.

Voyez comme la vie et le mouvement sont rentrés au Palais depuis que la Cour de cassation et la Cour royale en robes rouges ont inauguré la nouvelle année judiciaire en séance solennelle. La salle des Pas-Perdus était silencieuse; et morne; maintenant tout s'y agite, tout y va, tout y vient, tout y gesticule, tout y parle; le client court après l'avocat, l'avocat après le juge, le clerc après l'avoué, le saute-ruisseau après le maître-clerc, l'huissier après le gendarme, le stagiaire après un bandit de Cour d'assises ou de police correctionnelle. Ô salle des Pas-Perdus, ô curieux pandœmonium où se rencontrent et se coudoient la vérité et le mensonge, la bonne foi et la ruse, l'ignorance et le savoir, la vertu et le vice, Démosthènes et Petit-Jean, d'Agnesseau et Perrin Dandin!

On appelle cette réinstallation annuelle de la justice la rentrée des tribunaux. C'est le terme consacré, et les journaux n'en connaissent pas d'autre. «Hier, disaient-ils, la Cour de cassation a fait sa rentrée, M. le procureur-général Dupin a prononcé le discours de rentrée.» comme on dit la rentrée de mademoiselle Carlotta Grisi, la rentrée de M. Baroilhet, la rentrée de M. Ligier, la rentrée de mademoiselle Plessis, la rentrée de Partisan et de l'Aérienne. Quoi donc! se servir du même terme pour deux choses si différentes! Parler de la même façon d'un acteur et d'un procureur-général, de la Cour de cassation et d'une danseuse, de la justice et d'un cheval savant! Annoncer que celle-ci a fait sa rentrée comme celui-là, n'est-ce pas là une grande irrévérence, et le dictionnaire n'aurait-il pas dû se montrer plus respectueux? A moins qu'aux yeux du dictionnaire, il n'y ait partout, dans la salle des Pas-perdus comme au théâtre, que des danseurs et des comédiens qui cabriolent avec plus ou moins d'habileté, et remplissent plus ou moins bien leurs rôles!

Puisque nous parlons comédie, ne laissons point passer le Conservatoire sans lui dire un mot. Le Conservatoire, en effet, a tenu sa séance solennelle le même jour que la Cour de cassation; mais il ne s'agissait pas de prononcer une harangue éloquente contre les jésuites, comme l'a fait M. Dupin, ni de retracer les devoirs austères du magistrat; le Conservatoire n'entonne pas d'aussi graves trompettes: il chante, voilà tout, ou déclame des chansons et des vers plus ou moins mondains. Le Conservatoire enseigne la comédie, la fugue, la tragédie et l'opéra-comique, s'occupant non pas de rendre la justice aux hommes, mais de les divertir, soit en les charmant par des voix et des instruments mélodieux, soit en les faisant rire, soit en les faisant pleurer. Le Palais, pour encourager ses nourrissons, a le siège du juge et l'hermine du président; le Conservatoire n'offre aux siens qu'une simple couronne de laurier. L'autre jour donc, il a fait la distribution de ces couronnes et les a placées sur de jeunes fronts de quinze à vingt ans, émus et rougissant des joies du premier succès.

Si le Conservatoire ne produit pas tous les ans de grands Compositeurs, de grands chanteurs, de grands acteurs et de grands musiciens, ce n'est pas faute du moins de distribuer des prix: prix de fugue, prix d'harmonie, prix de solfège, prix de chant, prix d'orgue, prix de piano, prix de harpe, prix de violon, de violoncelle, de contre-basse, de flûte, de hautbois, de clarinette, de basson, de cor, de trompette, de trombone, de comédie, de déclamation lyrique, d'opéra-comique et de tragédie. Ainsi tous les ans une armée de lauréats sort de la rue Bergère ceinte des palmes du Conservatoire, musique en tête, marotte et poignard au côté, prête à promener l'alexandrin, la roulade et l'archet per tutam terram impune.

On a particulièrement distingué, dans le dernier couronnement, M. Got, M. Roger, M. Chotel, mademoiselle Grandhomme, et enfin un jeune homme qui porte un nom cher à l'Opéra-Comique, le nom de Ponchard. Tous ces conscrits en veulent à Molière ou à Corneille, même M. Ponchard, bien qu'il soit fils de l'ariette et de la cavatine; soit! mademoiselle et messieurs, jouez la comédie et maniez le poignard, puisque tel est votre bon plaisir; et si par hasard vous pouviez nous rendre mademoiselle Mars et Talma, ou quelques-uns de ces dieux de l'art disparus depuis longtemps, soyez sûrs que personne n'y trouverait à redire. Mais que de couronnes semées par le Conservatoire se sèchent tout à coup et ne donnent pas de moisson!

Tandis que les écoles s'efforcent de faire des hommes de talent et de génie et n'y réussissent guère, la nature, qui ne monte pas en chaire et ne s'affuble jamais de la robe magistrale, les fait éclore, sans leçons et sans férule. Nous avons parlé l'autre jour du jeune Beuzeville, ce simple ouvrier qui s'était endormi tisserand, et tout à coup s'est éveillé poète. Voici qu'on nous annonce une autre merveille: il s'agit encore d'un poète subitement inspiré par la muse au fond de sa boutique et sous sa veste d'artisan. Celui-ci s'appelle Constant Hilbey; il arrive de Fécamp chargé de provisions poétiques. On ne dit pas si M. Constant Hilbey apporte sa tragédie, comme M. Beuzeville, et si quelque Spartacus ou quelque Brutus se trouve dans son bagage; mais cela se devine. Quel poète n'a pas commencé par une tragédie? Il est donc très-probable que M. Constant Hilbey frappe en ce moment à la porte de l'Odéon ou du Théâtre-Français, et avant huit jours nous lirons dans quelque journal bien informé; «Un jeune tonnelier, ou miroitier, ou cordonnier, ou charron, ou carrossier de Fécamp a lu hier, devant messieurs les comédiens ordinaires du roi, une tragédie intitulée Idoménée, qui renferme des beauté» du premier ordre: c'est du Corneille mêlé de Racine, assaisonné de Shakspeare; en conséquence, l'ouvrage a été reçu à corrections.»

Horace, de son temps, disait; «Les villes ne laisseront bientôt plus de terre au laboureur!» Ne pourrait-on pas craindre aujourd'hui, en retournant l'apostrophe d'Horace, que la plume ne laisse bientôt plus de bras à l'atelier? Qui tissera la toile? qui fondra le fer et le bronze? qui taillera la pierre et le marbre, si de chaque peloton de fil, de chaque, kilogramme de fer, de chaque bloc de marbre, il sort un rimeur et une tragédie?

Parlez-moi de M. Félix, à la bonne heure! il n'y a rien à lui dire: la vocation de M. Félix est, non pas de jouer la tragédie lui-même, mais de la faire jouer aux autres. Il tient ce droit de mademoiselle Rachel, son illustre fille, qu'il a nourrie et dressée à la tragédie de ses propres mains, dès ses plus jeunes ans, comme dit la nourrice de Phèdre.

M. Félix à donc résolu de faire une suite à mademoiselle Rachel, et il s'est dit: «Si je pouvais avoir trois ou quatre Melpomènes de cette force là, mes affaires n'en iraient que mieux; et après tout, qu'est-ce que cela me coûte? Je possède mon brevet d'invention, et je sais la manière de s'en servir. En conséquence, M. Félix a fait mademoiselle Rébecca et M. Raphaël, et après les avoir faits, à peine avaient-ils eu le temps de croître, qu'il les a revêtus, l'un des éperons du Cid, l'autre du voile de Chiméne. Ainsi façonnés de la main de leur père, mademoiselle Rébecca et M. Raphaël se sont intrépidement précipités sur la scène de l'Odéon, en débitant des vers de Corneille.

Mademoiselle Rébecca n'a que quatorze ans, M. Raphaël en a seize; on voit que M. Félix est si pressé de jouir et de mettre ses fruits en rapport, qu'il ne leur laisse pas même la permission de mûrir.--M. Raphaël a déjà de l'aplomb, du feu, de l'énergie, comme s'il avait suffisamment de barbe au menton. Quant à mademoiselle Rébecca, ce n'est qu'une enfant qui singe, avec une exactitude encore plus pénible à voir que surprenante, l'allure, le geste, le ton, la voix de sa sœur mademoiselle Rachel. Figurez-vous une Chiméne en bas âge, tout juste bonne à figurer au Gymnase-Enfantin. Au premier mot le public a d'abord paru désagréablement surpris; puis il a fini par se conduire envers cette petite comme un père indulgent, et par lui jeter quelques bravos, faute de s'être pourvu de tartines de confiture et de dragées.

M. Félix a encore deux enfants après ceux-là, une fille et un garçon; il les a voués, comme les autres, à la tragédie, et il s'en vante. Tous deux sont âgés de sept à huit ans; on pense que M. Félix fera débuter avant quinze jours le petit garçon de sept ans dans le rôle de Mithridate, et la petite fille de huit ans dans celui d'Agrippine. Ne serait-il pas nécessaire cependant d'appliquer à M. Félix la loi concernant le travail des enfants dans les manufactures?

On annonce l'arrivée de M. de Ciebra. Qu'est-ce que M. de Ciebra? me demandez-vous. Je vous réponds, M. José Maria de Ciebra est un Espagnol, comme son nom l'annonce surabondamment; en outre, à cette qualité d'Espagnol, M. de Ciebra ajoute cette d'habile guitariste. De ce morceau de bois blanc qu'on appelle une guitare M. de Ciebra sait tirer, dit-on, les sons les plus agréables et les plus doux. Nous entendrons cela dans nos concerts d'hiver. Mais pourquoi M. de Ciebra a-t-il quitté l'Espagne? La galante Espagne a-t-elle tout perdu, tout, jusqu'à la guitare et à la sérénade, et bientôt verrons-nous la castagnette elle-même et le boléro s'enfuir et déserter l'Andalousie! M. de Ciebra vient en France dans l'espoir de s'abriter, lui et sa guitare; ce sera pis encore; la France est moins que jamais le pays des Rosine et des Almaviva; la guitare de Figaro est depuis longtemps brisée, et le drame moderne a dressé Lindor, au lieu de roucouler la tendre romance, à fumer un cigare sous le balcon de Rosine.

Qui n'a lu l'admirable roman de Consuelo par George Sand? Eh bien! voici le bruit qui court, à propos de Consuelo. On assure que du livre George Sand a extrait un épisode, et que de l'épisode il a fait un opéra; Litz serait chargé de composer la musique. Pour le coup, l'affaire serait intéressante, et le jour de la première représentation, M. le préfet de police n'aurait pas assez de tous ses sergents de ville, de toutes ses brigades municipales, de tous ses commissaires, pour contenir la foule et aligner son impatience et sa curiosité.

Une pauvre femme nommée Clugny comparaissait dernièrement devant la police correctionnelle; elle était accusée de vagabondage. L'instruction a prouvé que la mendiante possédait encore 1 franc 25 cent, dans sa poche, la veille de son arrestation. A l'audience, le président lui a demandé compte de l'emploi de cette somme. «Hélas! monsieur, a répondu la pauvre vieille d'une voix dolente, je l'ai dépensée!--Quoi! du jour au lendemain, en vingt-quatre heures!» s'est écrié le juge d'un ton sévère. Quelle dissipation, en effet, et quelle prodigalité! La vagabonde, a été condamnée à six mois de prison. Le même jour, on lisait dans un journal du matin: «Un de nos lions les plus échevelés, M. le comte de C..., avait parié contre M. de V..... une cravache de chez, Thomassin, qu'il mangerait en six mois deux cent mille francs qu'il avait hérités de sa tante: le comte vient de gagner son pari.»

La guerre du Gymnase contre la société des auteurs dramatiques est de plus en plus ardente; M, Poirson tient bon, et les auteurs ne cèdent pas. On a essayé plus d'une fois d'arriver, soit à un armistice, soit à un traité de paix; mais au moment de conclure, tout se brisait de nouveau. Bouffé, dit-on, a pris la résolution de se retirer de ce champ de bataille où son talent a reçu plus d'une blessure; Bouffé aurait rompu dès longtemps avec le Gymnase, s'il n'était arrêté par un dédit de cent mille francs; ces cent mille francs sont le fil qui le retient, comme le cordon que Raminagrobis, le chat de La Fontaine, s'était attaché à la patte; il paraît qu'à force de chercher, Bouffé a trouvé une paire de ciseaux qui vont couper ce fil fatal: Bouffé, libre et joyeux, irait tenter fortune au théâtre des Variétés, laissant la société des auteurs et le Gymnase jouer entre eux le rôle de ces deux rats, qui se battirent et se mangèrent si bien, qu'il ne resta plus que deux queues sur le terrain.

M. Samson, le spirituel acteur du Théâtre-Français, est de plus un auteur très-spirituel; qu'il fasse d'aimables comédies comme Belle-Mère et Gendre, rien ne paraît plus naturel. Ce qui semblerait plus surprenant, ce serait que M. Samson s'armât de la coupe tragique. Or, est-ce un vain bruit? est-ce une réalité? on se dit depuis quelques jours à l'oreille, au foyer du Théâtre-Français, que M. Samson achève une tragédie, une véritable tragédie en cinq actes; on en donne même le titre: les Deux Foscari. Nous sommes dans le temps des miracles; mais M. Samson est homme à s'en tirer.

Les uns disent que M. de Montrond, sentant sa fin venir, a fait une sorte d'acte de contrition, et une mort à peu près chrétienne; d'autres affirment que sa philosophie païenne ne l'a pas abandonne un instant, et qu'il a raillé jusqu'au bout. Voici le trait qu'on rapporte à l'appui. Un ami de M. de Montrond s'étant approché de son lit de mort, lui demanda s'il n'avait pas certaines dispositions à faire. «Non,» dit-il; et alors son ami lui parla d'un jeune homme auquel des liens naturels semblaient devoir plus particulièrement l'attacher, «Ne ferez-vous rien pour lui, mon cher Montrond? --Que voulez-vous que je fasse de plus que je n'ai fait? dit le railleur en rappelant sur ses lèvres un dernier sourire: je lui ai donné assez de mauvais exemples pour qu'il en profite.»



Histoire de la Semaine.

Les hésitations du ministère sur la mesure proposée par M. le ministre de l'instruction publique contre M. l'évêque de Châlons ont eu un terme, et la lettre du prélat a été déférée au Conseil d'État, qui a déclaré qu'il y avait abus. Cette lutte entre le clergé et l'Université a trouvé de l'écho sous les voûtes du Palais. M. le procureur-général Dupin, à la rentrée de la Cour de cassation, a pu surprendre une partie de son auditoire en y faisant allusion, comme M. Villemain, à la rentrée de l'École Normale, avait surpris tout le sien en n'en disant mot. M. Dupin a pris pour sujet de son discours l'éloge d'Estienne Pasquier. C'était un texte d'à-propos et d'allusions; il y avait là matière à exposer de nouveau les circonstances qui avaient postérieurement rendu nécessaire la déclaration des libertés de l'Église gallicane. L'orateur était sur son terrain, et son discours retentira bien au delà de l'enceinte où il l'a prononcé. Personne ne pourra trouver le moment et le lieu mal choisis, car peu de jours auparavant un autre avocat du roi, entraîné par son dévouement personnel ou inspiré par des colères qu'il croyait avantageux de flatter, avait, à la rentrée de la Cour royale, fait dans le politique une excursion moins justifiable, et que ses chefs n'ont pas blâmée, avait régenté la tribune parlementaire, et fait le procès à un homme politique qui a le malheur d'être en même temps un grand poète.


              M. Dupin aîné.

Bien décidément l'ordonnance de convocation des Chambres ne tardera plus guère à paraître et leur réunion aura lieu dans les derniers jours de décembre. Il a été reconnu que, pour demeurer dans les prescriptions de la charte, il fallait ne pas sortir du calendrier de 1843. Des dépositions se font déjà au Palais-Bourbon pour la séance d'ouverture. Les appartements de la présidence sont déjà prêts à recevoir l'hôte que le scrutin de la Chambre leur enverra. Les décorateurs terminent en toute hâte les embellissements de la bibliothèque, et MM. Eugène Delacroix, Henu et Abel de Pujol, auront bientôt achevé leurs travaux. Quelques-uns des chefs des partis parlementaires sont déjà de retour à Paris. M. de Lamartine fait encore entendre de Mâcon une voix qui retentit dans toute la presse, et jamais, du vivant même de M. de Fonfrède, feuille de province ne s'était vue attendre avec une impatience et reproduire avec un empressement pareils à ceux que fait naître le Bien Public parmi les adversaires et les partisans des idées de l'agitateur. M. Odilon-Barrot est encore loin de Paris et au milieu de sa famille, tout entier à une douleur que n'ont pas su respecter certains écrivains politiques qui lui ont prêté des actions et des paroles, et l'ont voulu rendre responsable de leurs rêves et de leurs inventions; mais M. Thiers est rentré, ramené à Paris par la santé des siens et par le besoin de se rapprocher, pour continuer à se livrer activement au grand travail historique qu'il termine, des dépôts précieux où il doit puiser; mais M. Molé est également revenu, non plus dans cet hôtel de la rue de la Ville-L'évêque à l'aspect tout parlementaire, hôtel de famille, qui allait si bien à son nom et que l'Illustration a fait graver parce qu'il va être, démoli (v. p. 164), mais dans une demeure nouvelle que les efforts de son parti chercheront à ne pas laisser être définitive. Les attaques se préparent d'un côté, comme de l'autre les projets de loi: nous verrons ce qui sera le mieux concerté, combiné, entendu.

O'Connell et ses comculpes ont comparu, le 2 novembre, devant le jury d'accusation. La composition de celui-ci ne rend pas son verdict incertain. Aussi le résultat de cette première formalité ne fera-t-il cesser aucun des embarras du ministère. Sa situation difficile l'est rendue plus encore par les déchirements qui se manifestent dans son propre parti et qui en sont la conséquence. Le Times, qui jadis abandonna les whigs, et, par sa désertion, prépara leur chute, le Times, aujourd'hui, attaque sir Robert Peel, et est attaqué lui-même par le Standard. Cette guerre intestine est de mauvais augure. Les témoignages, les démonstrations d'intérêt n'ont pas manqué aux accusés irlandais, et cette procédure préliminaire a été une occasion de calculer quelle serait l'ardeur de la sympathie nationale au jour du jugement sérieux. --Le voyage de M. le duc de Bordeaux, dont la relation donne lieu en France à des saisies et à des poursuites de journaux, attire en Angleterre les chefs les plus considérables du parti légitimiste. Le ministère anglais a cru devoir, à cette occasion, ôter toute couleur politique à l'accueil hospitalier qui est fait dans la Grande-Bretagne au petit-fils de Charles X, et protester, par la plume de ses journalistes, de la sincérité de son alliance avec le gouvernement issu de la révolution de Juillet.--Les dernières nouvelles de New-York annonçaient que les élections qui vont renouveler le personnel du congrès fédéral touchaient à leur terme. Dans le Sénat, la majorité paraissait déjà assurée au parti whig; mais dans la Chambre des Représentants, l'avantage était au profit du parti démocratique, dans la proportion de deux contre un. Toutefois, le peu d'union de ce dernier, quand viendra plus tard la question de la présidence, lui fera probablement perdre l'avantage de commander au Capitole, que son nombre semblerait devoir lui assurer.--En Espagne on paraît plus d'accord; mais c'est pour ne tenir nul compte de la constitution. Aussi, au Sénat, le rapporteur du projet de loi sur la déclaration de la majorité de la reine croyait-il pouvoir répondre au reproche d'inconstitutionnalité adressé à cette mesure, en disant qu'on avait violé bien d'autres articles de la Charte, et qu'il ne voyait pas pourquoi on respecterait davantage celui-là. L'argument a paru excellent. Il est donc certain que la reine sera déclarée majeure, et comme à treize ans on est assez peu propre à se gouverner soi-même, ce sera un conseil de régence occulte qui conduira les affaires, au lieu d'un conseil de régence constitutionnellement constitué et légalement responsable. Cet état de choses, la direction que prennent les affaires à Madrid, ne commandent pas la confiance et la soumission aux provinces; et à peine les protestations armées sont-elles refoulées sur un point, qu'il s'en manifeste de nouvelles sur un autre. Quant à la Catalogne, sa situation est toujours aussi affligeante pour l'humanité,--si l'on en croit les feuilles allemandes, qui nous ont annoncé les premières que l'Autriche se tenait prête à intervenir avec le Piémont dans les affaires des États pontificaux, le gouvernement français n'y mettrait aucune opposition; il demanderait seulement à être admis à prendre part à cette mesure. Il est probable que si cette version est vraie, ou si elle est fausse, le démenti ou la confirmation viendra d'ailleurs que d'Augsbourg ou de Francfort.--La velléité de contre-révolution à Athènes que nous avons mentionnée la semaine dernière, a amené une réaction, dont quelques ennemis du mouvement de septembre ont failli devenir victimes. Le ministre de France, M. Piscatory, qui, depuis le commencement de cette crise, a agi avec une détermination et une énergie qu'il a puisées dans son caractère beaucoup plus, dit-on, que dans ses instructions, M. Piscatory a, par sa présence d'esprit et sa résolution, sauvé l'ancien ministre de la justice et des finances Ithalli de la vindicte populaire, et épargné à la révolution grecque, jusqu'ici pure, une tache sanglante. Le roi Othon est passé de la confiance aux contre-révolutionnaires aux déclarations enthousiastes pour la révolution. On dit à Munich que le roi de Bavière se dispose à aller visiter son fils, et qu'il est très-déterminé à le ramener si les événements ne prenaient pas une tournure favorable à la dignité royale. Nous ne savons pas jusqu'à quel point on sera flatté à Athènes d'apprendre par les feuilles allemandes que le roi des Grecs n'est pas encore émancipé.--Un royaume de l'Inde que la Correspondance de Victor Jacquemont nous a appris à connaître, et auquel un soldat de notre armée avait fait adopter notre organisation militaire et nos couleurs nationales, Lahore, vient de voir son roi assassiné et son meurtrier tomber lui-même sous les coups d'un de ses complices. Beaucoup croiront que ces désordres ont été organisés; nous nous bornerons à penser que le gouverneur-général des possessions britanniques dans l'Inde les aura vus sans grande douleur. Jacquemont et le général Allard ne se dissimulaient point qu'après la mort de Rundget-Sing il serait difficile d'empêcher l'Angleterre d'arriver à ses fins, préparées de longue main, et d'occuper le Penjaub. Le successeur du général Allard, un autre officier de l'armée française, le général Ventura, n'a pu parvenir à rétablir l'ordre, même momentanément. On s'entend beaucoup mieux dans le magnifique palais du gouvernement-général, à Calcutta, à faire des conquêtes par les intrigues diplomatiques, les sacrifices d'argent, et, au besoin, par d'autres moyens encore, qu'à soumettre par la force des armes les populations qu'on n'a pas préalablement et sourdement travaillées. L'Afghanistan et le Penjaub auront fourni cette double démonstration.

Nous avions bien eu tort, dans notre dernier numéro, de faire l'éloge de la nature; elle nous a donné un cruel démenti, a furieusement rattrapée en désastres le temps que nous la louions d'avoir employé autrement. Les correspondances de Grenoble et de Gap sont déchirantes. Des neiges tombées prématurément dans les Alpes ont été bientôt fondues par la température adoucie, et des inondations indomptables sont venues porter la ruine et l'épouvante dans toutes les plaines qu'arrosent le Drac, le Rhône, l'Isère et la Durance. La garnison de Grenoble et la gendarmerie ont rendu de très-grands services là où elles ont pu, en se multipliant, porter leurs secours.--Il y a peu de jours que le Moniteur renfermait une liste de citoyens auxquels le roi, sur le rapport de M. le ministre de l'Intérieur, accordait des médailles d'or ou d'argent pour de belles actions et de nobles dévouements dans des désastres pareils. On y remarquait avec bonheur des hommes du peuple, des fonctionnaires municipaux, des soldats, des ecclésiastiques, de grands propriétaires. Chaque classe s'y trouvait représentée, et venait prouver qu'en France la bienfaisance et le courage sont dans tous les rangs et y font battre bien des cœurs.

Le journal officiel a donné aussi successivement la liste des élèves admis à l'École royale polytechnique et à l'École royale militaire. L'armée a fourni sa large part de candidats distingués, et leur nombre, comme le rang avantageux que plusieurs d'entre eux ont obtenu, démontrera, nous l'espérons, à M. le ministre de la guerre et à M. le ministre de l'instruction publique, que la mesure annoncée, oui exigerait un diplôme de bachelier ès lettres pour prendre part à ces concours, serait aussi injuste envers le soldat que mal entendue dans l'intérêt du service. Elle serait de plus contraire à la loi d'avancement et à l'esprit de la Constitution de 1830. En vérité, s'il est une liberté d'instruction respectable avant toutes, c'est bien celle du militaire qui, en remplissant tous ses devoirs, sait encore trouver le temps d'acquérir ou de compléter des connaissances nombreuses qu'une instruction première, presque toujours au-dessus des ressources de sa famille, ne lui a pas permis d'acquérir. Quelques journaux nous ont appris qu'un des élèves admis avait dans les veines du sang de Henri IV, et que cette circonstance lui avait valu d'être élevé et instruit de manière à pouvoir se présenter avec succès. C'est fort bien; mais il ne faudrait pas dans l'avenir, à mérite égal ou même supérieur, déclarer indignes les pauvres diables dont les grand'mères ont eu le tort de n'avoir pas de faiblesses pour le Béarnais.

Le nombre total des conscrits dont l'état intellectuel a été constaté dans les quatorze années de 1827 à 1840, s'élève maintenant à 4,036,569, dont 2,095,141 savaient au moins lire, et 1,945,428 ne savaient ni lire ni écrire, ce qui, sur un total de 1,000, donne 549 instruits et 481 ignorants. Cette moyenne générale, qui n'avait pas été atteinte avant 1833, a été constamment dépassée depuis.--Quand on groupe les chiffres en périodes de deux ans, la moyenne proportionnelle des instruits varie de 459 en 1827-1828, à 572 en 1839-1840, et ce n'est qu'en 1833-1834 que la moyenne générale 519 est atteinte et un peu dépassée. De la première 3 la dernière période, l'augmentation totale est de 133, ou d'environ un quart. Ainsi, sur un total de 1,000, il y a 155 instruits de plus en 1839-1840 qu'en 1827-1828. C'est une augmentation biennale de 22. L'augmentation, qui avait été de 39 de 1827-1828 à 1829-1830, de 27 de 1829-1830 à 1831-1832, n'a plus été que de 21, 16, 19 et 11 pour les périodes suivantes. Ainsi il y a augmentation, mais augmentation ralentie; jusqu'à présent nous ne voyons pas trop quelle peut être la cause de ce ralentissement, à moins que ce ne soit la première influence de la révolution de 1830, avant les mesures prises par le nouveau gouvernement pour la propagation de l'instruction primaire. Dans la statistique des établissements secondaires, nous trouvons une assez, forte diminution dans le nombre des élèves de 1831 et 1832, et ce n'est guère qu'en 1839 que ce nombre devient ce qu'il était en 1830. Quelque chose d'analogue se sera-t-il passé dans les écoles primaires jusqu'au moment de la mise à exécution de la loi de 1833? L'état intellectuel des conscrits de 1836 à 1840, qui ont du fréquenter les écoles vers 1830-1834, semblerait l'indiquer. On sait seulement qu'en 1830 un assez grand nombre de conseils municipaux ont subitement supprimé l'allocation faite aux écoles tenues par les congrégations religieuses; et comme ces écoles étaient fréquentées, cette suppression aura pu entraîner une assez notable réduction dans le nombre des élèves. Tout ce qui a été fait depuis en faveur de l'instruction primaire ne peut manquer d'agir puissamment sur la propagation de cette instruction; mais les enfants qui ont fréquenté les écoles depuis 1836 ne seront guère conscrits que vers 1844-1845; ce ne sera donc que sur les comptes-rendus du recrutement à cette époque que l'on pourra commencer à contrôler la statistique des écoles primaires et, par conséquent, à juger d'une manière incontestable les effets de la loi de 1833, sous le rapport du nombre des élèves.

Le chemin de fer atmosphérique, dont l'Illustration a fait connaître le système à ses lecteurs (t. I, p. 404), s'est tiré très-heureusement des épreuves auxquelles il vient d'être soumis en Irlande. Le Dublin-Monitor annonce que le succès de l'entreprise, est maintenant assuré. Dans la dernière quinzaine d'octobre des traits ont régulièrement fait le service entre Dublin et Kingstown. Une grande quantité de passagers ont parcouru la ligne sans qu'il soit arrivé le moindre accident. Les départs ont été suspendus à la fin d'octobre, pour terminer la ligne jusqu'à Dalkey. Les rails étaient posés, et déjà le chemin doit être ouvert. On pense qu'on poursuivra jusqu'à Bray. La voie est remarquable par ses courbes; les convois cependant les franchissent sans aucun danger, la force centrifuge étant contrebalancée par l'élévation du terrain du côté du cercle extérieur. Le danger ne pourrait donc venir que d'un excès de vitesse; aujourd'hui cet inconvénient est paré par des signaux échangés entre le machiniste et l'établissement où se trouve la machine à vapeur. Mais la compagnie a l'intention d'établir, le long de la ligne, un baromètre électrique qui signalera toujours exactement la vitesse. Dans quelques essais déjà faits, ou a remarqué que la vitesse indiquée au départ par un baromètre attaché au premier wagon donnait d'abord 10 degrés, 11 à 12 dans les tourbes et 16 à 17 dans la ligne directe. A ce dernier point du baromètre on a une vitesse de 50 milles à l'heure, 17 lieues environ.

Nous avons dit la frayeur trop fondée que causaient souvent aux archéologues les réparations entreprises dans nos vieux temples religieux. Un journal signalait l'autre jour une grave mutilation qui vient d'être commise dans l'église Saint-Séverin, à Paris, par les architectes mêmes chargés de restaurer ce monument. Il y a quelques jours encore, le soubassement de la porte latérale de Saint-Séverin portait une inscription en caractères du treizième siècle, énumérant les obligations imposées aux fossoyeurs de la paroisse. Un morceau de pierre neuve, inutilement repiqué, a déjà fait disparaître environ la moitié de cette inscription, unique d'abord et importante ensuite à l'étude du Moyen-Age. «Si l'inscription, dit le journal religieux qui dénonce ce fait, eût été païenne, grecque, insignifiante et dans l'Attique, on aurait expédié un membre de l'Institut pour la déchiffrer et la commenter; elle est chrétienne, française, intéressante et à Paris, elle aura bientôt complètement disparu.»--Il est un projet qui ne ferait, courir aucun danger à une autre église remarquable, et qui permettrait au contraire d'en mieux envisager la masse et d'en apercevoir les détails. On fait revivre le plan d'isoler complètement l'église Saint-Eustache. On démolirait le corps-de-garde qui est à la pointe et toutes les maisons qui, en masquant le monument et une ravissante porte qui est inaperçue de ce côté, rétrécissent la rue Montmartre au point d'y rendre la circulation presque impossible. Tout le côté gauche de la rue du Jour, qui obstrue l'église, serait abattu. On élargirait la rue Traînée, si fréquentée et si dangereuse, et on y construirait un nouveau presbytère. En outre, sur la place du Parvis-Saint-Eustache, serait ouverte une large rue qui irait déboucher rue Jean-Jacques-Rousseau, en face de l'hôtel des Postes, dont les abords recevraient ainsi d'utiles dégagements Ce plan est bien entendu, et son exécution rendrait d'immenses services à la circulation et à la sûreté publique. Le conseil municipal, qui va se trouver en partie reconstitué, inaugurerait dignement, son ère nouvelle en votant définitivement ces travaux, dont la percée prochaine de la rue de Rambuteau jusqu'à la pointe Saint-Eustache, et l'affluence qui arrivera encore de ce côté, vont rendre la nécessité plus urgente.--MM. les ministres des travaux publics et du commerce sont allés visiter le Conservatoire des Arts et Métiers, rue Saint-Martin, et s'entendre sur les plans de travaux et de réparations indispensables qui seront proposés aux Chambres à la session prochaine. Nul doute qu'on ne fasse déboucher directement sur la rue Saint-Martin ce grand établissement, qui n'y communique aujourd'hui que par des détours sinueux, et qu'on ne consacre l'ancien réfectoire des Bénédictins, ce délicieux monument gothique, connu de si peu de Parisiens, à une destination qui ne force pas à en masquer la hardiesse et la légèreté.--Nous renonçons à enregistrer toutes les statues d'hommes plus ou moins illustres qui vont s'élever sur les places publiques des villes de nos départements. Chaque, jour en vient grossir la liste, et tel sculpteur se fait sa réclame en bronze dans chacune de nos anciennes provinces. Cette manie de compatriotes illustres est quelquefois poussée bien loin et mène souvent au ridicule. La ville de Langres a donné le jour à Diderot: le marbre a reproduit pour sa ville natale cet homme célèbre; rien de mieux. Mais, par esprit de symétrie, on a pensé qu'il lui fallait un pendant, et, comme illustration langroise, on n'a rien trouvé de mieux que... feu M. Roger, secrétaire-général des postes, auteur de la petite comédie de l'Avocat, qui lui avait, moins encore que ses opinions, ouvert, sous la restauration, les portes de l'Académie Française. Voilà donc M. Roger reproduit par le marbre, uniquement parce qu'il faut un pendant à Diderot. C'est du bonheur sans doute; mais comme toute médaille a son revers, et comme Diderot a été représenté sans vêtements, M. Roger, que la nature était loin d'avoir favorisé de ses dons extérieurs, M. Roger sera tout un!!!

Nous avons dit la semaine dernière que les journaux de la Normandie renfermaient des détails sur un ouvrier chez lequel s'est révélé un véritable talent de sculpteur. Ces détails étaient contradictoires; nous en avons attendu de plus concordants pour les reproduire à nos lecteurs. Dans l'une des vieilles rues de Dieppe, à quelques pas de la gothique église de Saint-Jacques, habite un homme encore jeune, en qui le talent s'est révélé tout à coup. Il y a un an à peine, cet homme était cordonnier et travaillait tous les jours aux grosses bottes de pécheurs dans la boutique noire et enfumée qu'il n'a pas quittée. Depuis, l'échoppe, est, devenue un atelier, le cordonnier devenu un artiste. L'an dernier, cet homme, qui s'appelle Graillon, a imaginé de modeler en terre des sujets populaires, et son coup d'essai a été un coup de maître. Pose, vêtements, physionomie, tout est nature dans les figures de mendiants qu'il pétrit, et que Callot n'eût pas dessinées avec plus de vérité et de hardiesse. Ce sont de véritables études de mœurs. Il ne s'est pas borné à cela, et quelques statuettes historiques sont venues démontrer la flexibilité de son talent. Graillon n'ignore pas du tout, comme on l'avait dit, le mérite des productions qui naissent sous ses mains; il reçoit les éloges en homme qui les apprécie et a la conscience de les mériter. Il a fixé lui-même le prix de ses compositions; il les vend un prix assez minime, tout en sachant fort bien que leur valeur sera bientôt triple ou sextuple.


              Hôtel de M. Molé, rue de la Ville-l'Évêque.

Graillon, que de grandes destinées attendent, dit-on, s'il pratique le génie pour lequel Dieu l'a créé, est affligé d'une infirmité: il veut être peintre! Quand il peut dérober quelques heures aux groupes miraculeux qu'il enfante avec une si prodigieuse facilité, ces heures, il les consacre à la peinture. Or, ce que Graillon appelle peinture, c'est un certain mélange de jaune et de bleu étalé sur une grande toile. «Nous avons fait à Graillon, dit l'auteur d'un des récits auxquels nous empruntons le nôtre, de timides observations sur sa manie de peinture; il nous a répondu avec une certaine aigreur: «Voulez-vous donc que je me prive de mes récréations?». A cela nous n'avions rien à dire. Nous nous sommes retiré en faisant des vœux bien sincères pour que Graillon, qui peut nous compter au nombre des adorateurs les plus fanatiques de son talent de statuaire, se récrée le moins souvent possible.

En feuilletant les archives du greffe du tribunal civil de Château-Thierry, on vient de trouver quelques ligues échappées à la plume de Jean de Lafontaine. Malheureusement, l'autographe de notre immortel fabuliste est fort peu poétique et ne contient que la cession du banc qu'il possédait dans l'église de cette ville. Ce petit billet, annexé à des actes authentiques, nettement et très-lisiblement écrit tout entier de la main du signataire, ne manque pas d'un certain cachet d'originalité qui le rend digne de son auteur. Nous le reproduisons textuellement, sans ajouter un point ni un accent: «Je soussigné cède et transporte à M. Pintrel, gentilhomme de la vénerie, demeurant à Chasteau Thierry le droit et propriété telle qu'il me seait appartenir au banc place et cabinet que j'ay dans l'église de Chasteau Thierry sous le jubé pour en jouir pour luy toutefois seulement après le deceds de demoiselle Marie Hericart ma femme et ce pour des raisons et considérations qui sont particulières entre nous fait à Chasteau Thierry ce deuxième janvier mil six cent soixante et seize. «DE LA FONTAINE.»

La mort ne nous a donné à enregistrer cette semaine aucun nom illustre dans la politique, dans la littérature ou dans les arts. C'est le cas de dire bien bas, avec la prudence de Fontanelle: Chut!



Théâtres.


Théâtre de l'Opéra-Comique--Le Déserteur.
--Montauciel, Mocker; Bertrand, Sainte-Foy.

Opéra-Comique.--Reprise du Déserteur.

Qui ne connaît l'histoire d'Alexis et de Louise, la fille à Jean-Louis, fermier de madame la duchesse, et celle du grand cousin Bertrand, qui joue à la corde et fait le double-tour avec tant de grâce et un talent si distingué?

Qui peut avoir oublié Montauciel, ce dragon si agréable, toujours entre deux vins, et qui trouve cette position si commode?--Brave soldat après tout, fidèle à son capitaine, intraitable sur le point d'honneur, qui s'est fait mettre en prison pour avoir le temps d'apprendre à lire et qui a déjà fait tant de progrès dans cet art utile, qu'après avoir longtemps épelé ces mots: Vous êtes un blanc-bec, il en fait ceux-ci: Trompette blesse.

Et la petite Jeannette, qui a égaré son fuseau? et le gendarme Courchemin, qui chante si gaillardement: Vive le roi? Et surtout cette vieille musique de Monsigny, si naturelle, si simple et si expressive? Nos pères l'ont écoutée et répétée pendant cinquante ans, et la Révolution elle-même, la première, la grande Révolution, qui a détruit et changé tant de choses, n'avait pas arrêté le cours de ce prodigieux succès du Déserteur. On s'était contenté d'orner Alexis, les gendarmes qui l'arrêtent et les soldats qui doivent le fusiller de larges cocardes tricolores, et Courchemin chantait alors, de sa voix la plus formidable:

La loi passait, et le tambour battait aux champs,

Vive la loi! etc.

Le livret du Déserteur est d'une simplicité qui doit faire sourire de pitié tous nos faiseurs d'aujourd'hui.--Alexis, le héros de Sedame, est un jeune soldat qui doit, quand le terme de son service sera arrivé, se marier avec une jeune paysanne, fille de Jean-Louis, fermier. Le moment où Alexis obtiendra son congé est proche. En attendant, son régiment vient à passer dans les environs du village qu'habite Louise, et il obtient la permission de lui faire une courte visite. Malheureusement il annonce sa visite, et les paysans ses amis, le futur beau-père en tête, se disent: «Il faut lui jouer un bon tour.» Ce tour consiste à lui faire croire que Louise s'est mariée pendant son absence. On habille Louise en mariée, on simule une noce, on arrange un cortège villageois, et l'on vient défiler, musique en tête, sur la route par ou Alexis doit arriver. Comment ne serait-il pas dupe de tout cet appareil? Il l'est, et si bien qu'un affreux désespoir s'empare de lui; il veut mourir; il arrache ses épaulettes et sa cocarde blanche, et s'enfuit dans la direction où il peut rencontrer l'ennemi. Notez bien qu'il a choisi pour faire cet exploit le moment où la maréchaussée était à portée de l'atteindre. On le poursuit, il se laisse prendre. On le met en prison, on le juge, on le condamne à mort, on le mène au lieu du supplice, il s'agenouille, et les fusils sont déjà braqués sur lui quand Louise arrive tout essoufflée, une feuille de papier à la main. C'est la grâce du déserteur, qu'elle a obtenue du roi.

Ce sujet est fort simple; mais on comprend qu'il donne lieu à des scènes intéressantes, et l'auteur en a su égayer la couleur un peu sombre par le rôle épisodique du Soldat Montauciel.

Ce rôle est aujourd'hui fort bien rempli par M. Mocker, à qui doit revenir, pour une grande part, l'honneur du succès de la reprise du Déserteur. Il le joue avec beaucoup de goût et de distinction. Son éternelle ivresse est plaisante et point du tout désagréable, et il ne franchit jamais la limite qui sépare la mauvaise plaisanterie de la bonne, limite presque imperceptible et où il est si difficile de s'arrêter! En quelque position que l'auteur du poème place Montauciel, qu'il épèle sa leçon de lecture, ou qu'il se fâche contre Alexis qui le renverse d'un seul coup de poing: ou qu'il abuse de la niaiserie du grand cousin Bertrand, et déroule son interminable cravate (incident burlesque dont la gravure, annexée à cet article, peut donner une idée à nos lecteurs), jamais M. Mocker n'est vulgaire.

Il chante son rôle comme il le joue, et il a de charmants morceaux à exécuter. Les deux airs bouffes que Monsigny a mis dans cet ouvrage sont deux chefs-d'œuvre. Le style bouffe était encore, à cette époque d'invention toute récente, et l'on est surpris qu'un milicien français qui n'avait pas, comme Grétry, habité l'Italie pendant plusieurs années, ait pu si vite et si complètement en surprendre les secrets et s'en approprier les ressources.

Dans les morceaux sérieux, qui sont en majorité dans cette partition, Monsigny est surtout remarquable par la variété et l'énergie de son expression. Les airs d'Alexis ont sous ce rapport un très-grand mérite, ainsi qu'un duo et un trio dans lesquels on a admiré des mélodies charmantes traitées avec une grande habileté de contre-pointiste. En somme, le suffrage de la génération actuelle vient de sanctionner les applaudissements que le Déserteur a constamment obtenus des générations précédentes, et c'est un beau et noble triomphe. Parmi les œuvres contemporaines y en a-t-il beaucoup qui soient destinées à une si longue vie, et auxquelles on puisse promettre, dans soixante-quatorze ans, un succès comparable à celui que le Déserteur vient d'obtenir?

Eve, drame en cinq actes de M. Léon Gozlan (Théâtre-Français.)--Madame Roland, drame en trois actes de Madame Ancelot (Vaudeville).

Eve est une quakeresse; son père, le quaker Daniel, habite la Pennsylvanie; c'est un homme bon, simple, vertueux comme sa croyance le lui enseigne, et adorant sa fille. Eve, cependant, inquiète cette tendresse paternelle; non pas qu'elle ait le moindre vice et commette la moindre faute: Eve est la vertu même; mais elle a des moments d'extase, comme Jeanne d'Arc, et rêve à l'affranchissement de son pays. Nous sommes aux premiers temps de l'insurrection de l' Amérique du Nord contre l'Angleterre. Dans ses heures d'enthousiasme patriotique, Eve s'échappe de la maison du vieux Daniel et se perd dans les bois et sur les monts, encourageant les insurgés, par sa présence; l'armée américaine la prend pour son ange protecteur, l'armée anglaise pour son mauvais génie. Vous comprenez maintenant l'inquiétude de Daniel; il n'est pas rassurant d'avoir une fille qui court ainsi les champs.

Eve n'est pas seulement possédée par le désir de délivrer l'Amérique: elle veut détruire un ennemi mortel de sa religion et de ses frères, le marquis Acton de Kermar; Eve ente Judith sur Jeanne d'Arc.

Le marquis de Kermar a des vices terribles et des passions formidables; il bat et tue ses esclaves pour un mot, change de maîtresse tous les jours, déshonore les familles et poursuit particulièrement les quakers d'une haine féroce, sous prétexte qu'ils prêchent l'égalité et la fraternité, Kermar ne veut pas de cette philosophie, et de temps en temps il fait crever les yeux à un quaker ou deux, pour les en guérir.

Kermar demeure à Québec, dans le Canada; c'est donc à Québec qu'Eve va le trouver pour le tuer, comme Judith tua Holopherne; le vieux Daniel, qui devine le sanglant projet de sa fille, la suit à la piste.

Judith avait, gagné tout droit la tente d'Holopherne; Eve fait plus de façons: elle se promène dans les forêts qui avoisinait le château de Kermar, et au moindre bruit s'esquive comme une biche légère. Tout en errant à travers bois, Eve préserve Kermar, qu'elle ne connaît pas, de la piqûre d'un venimeux serpent, et sauve ainsi la vie à l'homme qu'elle veut tuer: la contradiction est flagrante.

Cette rencontre suffit pour rendre Kermar éperdument amoureux d'Eve; et comme c'est un homme qui n'a pas l'habitude d'attendre, il met ses esclaves à sa poursuite. Les esclaves font si bien, qu'ils s'emparent de la belle quakeresse et ramènent au château. Ainsi Eve est chez Kermar. Que ne le frappe-t-elle? Elle n'en a plus le courage; sa haine est désarmée, ou plutôt l'amour lui a fait place: Eve aime Kermar, commue elle en est aimée. Ceci contrarie très-fort l'esclave Caprice, la bien-aimée et la favorite de Kermar avant l'arrivée d'Eve. Caprice n'a pas d'autre ressource que de chercher à se venger, et elle se vengera. Il y a, sur le lac voisin aux eaux dormantes, certaines fleurs jaunes qui composent un poison parfait pour en finir avec une rivale. Caprice en fera son affaire.

Kermar d'abord n'a pas d'autre idée que de s'amuser d'Eve comme il s'est amusé de tant d'autres; mais tout à coup, pour la première fois de sa vie criminelle, il hésite et se trouble; l'innocence, la pudeur, la sérénité d'Eve, l'émeuvent malgré lui; il faut cependant qu'il possède Eve! Un homme comme lui, qui n'a jamais mis de bornes à ses désirs, dont la passion s'est toujours satisfaite à l'instant même, de gré ou de force; un Kermar, qui joue, qui tue, qui se livre aveuglément aux caprices les plus monstrueux et crève, les yeux aux quakers; un tel don Juan, un tel démon, un tel damné reculerait devant un enfant? non pas. Kermar se met donc à attaquer Eve par tous les moyens de séduction que son nom, son audace, son esprit, sa richesse, peuvent lui fournir: promesses, flatterie, le plaisir et l'or, il n'épargne rien, le serpent! Eve cependant résiste et ne mord point à cette pomme. Tandis que le combat s'engage, Caprice, obligée par Kermar de servir Eve à genoux, a tenté de l'empoisonner; mais le crime avorté; Caprice prendra plus tard sa revanche.

Ce n'est pas seulement la vertu d'Eve que Kermar a pour adversaire, mais encore le ressentiment de Daniel, arrivé à Québec et réclamant sa fille, mais les remontrances du vieux duc de Kermar, pauvre vieillard dont la raison est affaiblie par le chagrin et le malheur. La passion de Kermar se raidit contre cette double attaque de deux pères irrités; il traite Daniel comme un quaker, et lui ferait volontiers crever les yeux, suivant son habitude; quant au vieux duc, il le chasse de sa maison. Oui, le fils chasse son père!


Théâtre-Français.--Première représentation d'Eve.--Le
marquis de Kermar, Firmin; Rosemberg, Brindeau; Dapremire, Mirecourt;
Eve, mademoiselle Plessis; Caprice, Mélingue.

Daniel aura recours au gouverneur de Québec, et lui demandera justice. Que m'importe? dit Kermar; et il arme ses esclaves pour défendre son château et repousser toute attaque de la force publique.

Vous le voyez, Kermar est arrivé au paroxysme de la passion et de la violence. Maintenant rien ne le retient plus; qu'Eve se prépare à subir enfin la défaite. Quoi donc? Kermar recule encore! l'ange intimide le démon! Pour étouffer cette hésitation de sa conscience, Kermar cherche à réveiller son audace à la flamme d'une liqueur brûlante, et tout chancelant, le voici qui frappe violemment à la porte d'Eve. En est-ce fait, ô douce brebis, et seras-tu dévorée par ce tigre furieux'?

Tout à coup la scène change, le tigre apaise ses rugissements et devient doux comme un agneau sans tache. Qui produit cette conversion dans le cœur de Kermar? qui fait un saint d'un damné? la nouvelle subite de la mort de sa mère. Ce trépas inattendu, cette disparition rapide de sa mère, qu'il aimait, jette au cœur de Kermar la crainte et le doute; il interroge sa vie passée, il se juge et se condamne. Aussitôt commencent le repentir et la pénitence: Kermar appelle Daniel pour lui demander pardon et lui remettre sa fille; il se prosterne humblement aux genoux du vieux duc, son père, qu'il avait outragé et chassé; il rend la liberté à ses esclaves, qu'il traitait avec l'inhumanité, d'un bourreau; Kermar fait plus encore, pousse le repentir jusqu'à l'humiliation, souffre l'injure sans se plaindre, et refuse un duel, au risque d'être traité de lâche, lui, l'intrépide, le terrible Kermar! Après quoi, ce persécuteur des quakers se fait quaker lui-même pour achever l'expiation.

Qu'est devenue Eve, cependant? Eve, pour se mettre à l'abri des poursuites de Kermar et se défendre, contre son propre cœur, Eve s'est confiée à Caprice; alors la jalouse Caprice a si bien fait que, sous prétexte de sauver Kermar d'un grand danger, elle a entraîné Eve dans une démarche qui, laissant au fond sa vertu intacte, la déshonore par l'apparence. Caprice est vengée: Eve lutte vainement contre cette prévention de l'opinion publique. Elle s'enfuit pour se dérober à cette honte imméritée, tandis que Kermar se met à la tête des insurgés américains, pour rendre utile une vie jusque-là nuisible, pour laver son passé par un présent et un avenir glorieux.

Plus tard, Eve et Kermar se retrouvent; Eve, devant le tribunal des quakers ses frères, sous le poids d'une accusation d'impudicité; Kermar, au contraire, victorieux et triomphant. Les Américains le nomment leur sauveur, et les quakers le choisissent pour leur suprême juge. Triste mission! car c'est Eve que Kermar doit juger! Les faits attestés par Caprice; entraîneront la condamnation de l'innocente Eve. Daniel se désespère; Kermar fait comme Daniel; mais, Dieu merci, Eve trouve enfin le moyen de se justifier. Ce moyen lui est fourni par l'étourdi même qui l'a compromise, par un certain marquis de Rosemberg, que nous n'avons pu pincer dans notre récit, attendu qu'il joue, dans la dame de Gozlan, un rôle assez, considérable, il est vrai, mais tout à fait en dehors de l'action principale.

Pour aller droit au fait, et c'est là un point difficile dans un drame tellement compliqué de hors-d'œuvre romanesques, il a donc fallu mettre de côté ce Rosemberg, venu tout exprès de France, sur la réputation de Kermar, pour lutter avec lui de folies, le provoquer en duel et lui enlever ses maîtresses; il a fallu passer sous silence les compagnons de débauche de Kermar, leurs insolences, leurs orgies, leurs duels, mille fantaisies cruelles et bizarres de Kermar lui-même, mille récits merveilleux, mille incroyables aventures, les surprises, les mystères et les reconnaissances dont le drame de M. Gozlan est surabondamment pourvu.

Ce luxe de détails infinis, qui se croisent et se débattent dans les ténèbres, est le grand vice de l'ouvrage; il est plein d'inventions mais d'inventions pêle-mêle accumulées; l'esprit y abonde, mais il va jusqu'à l'excès, et déborde souvent en images prétentieuses, fausses et de mauvais goût. Que vous dirai-je? il y a là plus de richesses qu'il n'en faut pour faire une pièce; mais c'est l'ordre, le goût, la clarté, la logique, l'ensemble, qui manquent à ces éléments épais.

Le public n'a pas laissé M. Gozlan sans conseils et sans avertissements; toujours prêt à applaudir les scènes spirituelles et intéressantes, il s'est montré sévère et juste aux fautes de railleur. Les deux derniers actes se sont achevés au milieu de la tempête; mais c'est un de ces naufrages qui n'engloutissent ni le vaisseau ni l'équipage: Eve, par ses bizarreries même, excita la curiosité, et la curiosité est très-proches parente, d'un succès.

Le théâtre a fait de grands frais de costumes et de décors. Tous les acteurs ont joué loyalement et bravement; il faut citer entre les plus habiles mademoiselle Plessis, M. Firmin et M. Ligier.

Quelques jours avant, madame Ancelot faisait aussi son petit roman, bien que madame Ancelot ait certainement cru faire de l'histoire. C'est une des plus nobles et des plus touchantes figures de la Révolution française que madame Ancelot a choisie pour sujet à son élucubration romanesque; j'ai nommé madame Roland.

Nous voyons d'abord madame Roland, qui n'est encore que Manon Philipon, chez le duc d'Oronne; déjà Manon est possédée de l'amour de la liberté; à cet amour sérieux se mêle un autre amour, un tendre penchant pour Barbaroux. C'est au milieu de ces rêves que la Révolution les surprend tous deux; et tous deux saluent du plus ardent de leur âme cette grande union: d'une ère immense.

Plus lard, Manon Philipon devient madame Roland, et Barbaroux met, comme membre de la Convention, son éloquence au service de la cause nationale. Femme du ministre de l'intérieur, madame Roland emploie son autorité, d'une part à défendre la patrie, de l'autre à adoucir le sort des proscrits que frappe le malheur des temps.

Peu à peu la tempête révolutionnaire menace toutes les têtes, et ne respecte pas même les plus dévouées et les plus patriotes; nous retrouverons Barbaroux et madame Roland à l'Abbaye, marchant à l'échafaud d'un pas héroïque.

Ce sujet, simple en apparence, est noyé dans une foule d'épisodes qui l'alanguissent et lui donnent tous les caractères d'une œuvre de fantaisie, sous prétexte de la Révolution.--Peut-être serait-il mieux de ne pas jouer ainsi avec de tels événements et de tels hommes, et de ne point les rapetisser jusqu'au vaudeville. Il y a cependant des mots spirituels et quelque intérêt dans cette pièce, quoique, l'effet en soit bien sombre pour un théâtre habitué aux chansons. (Le Vaudeville a tort de toucher à la hache.)



Misère Publique.

L'hiver approche: pour le riche c'est la saison du luxe et des plaisirs, pour le pauvre c'est celle du dénûment et des plus rudes souffrances. Mais comme c'est le temps aussi où, de toutes parts, les magistrats municipaux et les bureaux de bienfaisance font appel aux hommes heureux pour qu'ils viennent en aide aux indigents, nous croyons que c'est le moment de dresser une statistique de la misère.

D'après le recensement fait en 1841, le chiffre total des individus recueillis en France par les hospices et hôpitaux se montait à 93,335. Mais la division de ces malheureux entre les départements ne saurait rien prouver quant à la misère proportionnelle, qui y règne. En effet, nous voyons dans ces tableaux qu'en général ce sont précisément les départements où il y a le plus d'aisance qui, ayant trouvé le plus facilement des ressources pour fonder de grands établissements de charité et pour secourir la misère sur une plus large échelle, fournissent le chiffre le plus élevé; tandis que les autres départements qui n'ont pu recourir aux mêmes moyens, quoique la misère y soit plus grande, fournissent nécessairement et malheureusement un chiffre moins considérable à la statistique ministérielle. Ce document ne prouve donc pas plus que ces autres calculs qui établissent que, dans le département du Nord, sur 6 habitants on en compte un qui a besoin d'être secouru, tandis que, dans la Creuse, il ne se trouve qu'un pauvre sur 58 personnes. Ces chiffres fussent-ils exacts, on aurait à se demander si la situation des 57 habitants de la Creuse considérés comme non indigents parce qu'ils ne sont pas secourus, leur permettrait, alors qu ils y seraient portés, de venir aussi efficacement en aide à l'indigent qui est à côté d'eux que la situation des 5 citoyens aisés du Nord leur permet d'adoucir la position de leur concitoyen pauvre. Il est évident que des associations de secours mutuels entre travailleurs, qu'une meilleure réglementation du travail modifierait bien promptement la proportion dans ce dernier département. Mais quelles nombreuses et quelles lentes améliorations ne faudra-t-il pas pour que la proportion donnée ne soit plus mensongère dans les départements pauvres du centre, et de quelques autres parties de la France?

A Paris la situation est mieux constatée, et les chiffres ont une signification plus réelle. Nous ne nous occuperons pas aujourd'hui de la partie de la population qui est traitée et recueillie dans les hôpitaux et les hospices. Il y a là tout un travail à part que nous nous proposons bien d'entreprendre, mais quant à présent nous ne supputerons que la population indigente secourue à domicile par les bureaux de bienfaisance.

En 1841, dernier exercice, sur lequel l'administration ait publié son travail de compte-rendu, 29,282 ménages indigents ont été secourus. Ce chiffre se décompose ainsi:

        Ménages ayant reçu des secours temporaires.        10,424
        --    --          des secours annuels ordinaires.  14,383
        --    --           Octogénaires,      l,223   }
        --    --           Septuagénaires.    1,962   }
        --    --           Aveugles.          1,054   }     4,475
        --    --           Paralytiques.        236   }

                            Total égal.                    29,282

Ce nombre était de 30,361 en 1829, de 31,723 en 1832, de 28,969 en 1935,et de 26,936 en 1838. Ainsi, malgré l'augmentation constante de la population, le nombre des indigents avait constamment décru depuis 1832, époque à laquelle le commerce et l'industrie commencèrent à prendre du développement, jusqu'en 1838, année de leur apogée. C'est à la fin de cette dernière année qu'on vit commencer la crise à l'influence de laquelle le commerce n'a pas échappé depuis, et dont l'un des effets a été d'augmenter le nombre des indigents de près d'un dixième.

Les 29,282 ménages secourus en 1841 comprenaient 66,487 individus. Ils étaient plus surchargés de famille que ceux de 1829, car à cette dernière date, quoique le chiffre des ménages fût plus élevé de. 1,079, le nombre des individus secourus était moindre de 3,782.

Les chefs de ménages indigents se classaient de la manière suivante: mariés, 11,917; veufs, 10,408; femmes abandonnées, l,898. On y ajoutait ensuite: célibataires adultes, 4,496; célibataires orphelins, 563.

Sur les 29,282 chefs de ménage secourus, 15,250 ont moins de soixante ans; 14,052 ont dépassé cet âge. On y compte un seul centenaire.

Le loyer des lieux qu'occupent ces ménages secourus est, pour 5,399 d'entre eux de 50 fr. et au-dessous; il est de 51 à 100 fr. pour 12,680; de 101 à 200 fr. pour 5,684; de 201 à 300 fr. pour 187; de 301 à 400 fr. pour 13; au-dessus de 400 fr. pour 2 seulement. 3,003 sont logés à titre gratuit, et 2,317 le sont comme portiers.

Dans les 29,282 ménages, 15,495 ont pour chefs des hommes. Nous ne donnerons pas la répartition du nombre entier entre les diverses professions, mais nous indiquerons le chiffre pour lequel quelques-unes y figurent. En le faisant, nous n'avons pas la prétention de fournir des éléments de calculs sur l'aisance et les ressources de telle profession comparée à telle autre; la statistique ne fait souvent que complaire à la curiosité, elle tombe dans le ridicule quand elle a la prétention de l'éclairer toujours, et nous n'imiterons pas Parent-Duchatelet dans son livre sur les femmes dégradées, qui, prenant à coup sûr quelque exception que nous voulons ignorer pour un des éléments de ses calculs, dit que, dans une période de temps qu'il détermine, sur tel nombre de ces malheureuses qui finissent par se marier, il y en a une qui épouse un membre du Conseil d'État.

Nous remarquons d'abord sur le tableau général que cinq états qui, précédemment, comptaient des indigents secourus, n'en ont point eu en 1841: ce sont les albâtriers, les arroseurs, les ciriers, les lamineurs et les cimentiers.--Les affineurs, apprêteurs de draps, artificiers, batteurs d'or, charcutiers, chocolatiers, décatisseurs, égouttiers, facteurs, machinistes, pédicures, satineurs, n'en ont compté qu'un seul chacun.--Nous remarquons encore, dans les professions où il y a eu peu d'indigents à secourir ou du moins secourus, les bandagistes, les brodeurs en or, les dentistes, les estampeurs, les frangiers, les interprètes, les lapidaires, les mouleurs en plâtre, les parcheminiers, les parfumeurs, les sertisseurs, qui n'y figurent chacun que pour deux:--les artistes dramatiques, les chantres de paroisse, qui y sont portés chacun pour trois.

Les dessinateurs fournissent quatre indigents; les libraires et bouquinistes, six; les compositeurs d'imprimerie, pour lesquels le travail est cependant fort inégal, mais qui ont eu le bon esprit d'entrer largement dans la voie des caisses de secours mutuels, dix, chiffre bien peu élevé en raison de leur grand nombre; les graveurs, quinze; les relieurs, vingt-quatre. Quant aux imprimeurs en caractères, dont l'emploi des machines a diminué sensiblement les garanties d'occupation, cent trente-neuf ont été dans la nécessité de recourir aux secours.

Vingt-sept tambours se sont trouvés dans la même situation.

Dans les chiffres dépassant la centaine, nous trouvons: les charpentiers, 111; les tourneurs, 119; les chiffonniers, 122; les fileurs de coton, laine et soie, 124; les tisserands, 129; les terrassiers, 130; les savetiers, 131; les anciens domestiques, 132; les charretiers, 140; les anciens employés et écrivains, 140; les manœuvres, 140; les balayeurs, 149; les corroyeurs, tanneurs, mégissiers et peaussiers, 156; les cochers, 171; les porteurs d'eau, 189; les ébénistes, 192; les bonnetiers, 197; les peintres, vitriers et colleurs, 278; les maçons, 300; les serruriers, 333; les menuisiers, 406; les tailleurs d'habits, 477; les marchands revendeurs, 778; les cordonniers, 880; les commissionnaires et hommes de peine, 1,429; les portiers (hommes), 1,283; les journaliers, 1,805; les individus sans état, 1,982.

Le rapport de la population indigente à la population générale de Paris a été, en 1841 (prenant pour cette dernière le résultat du recensement de 1836), de 1 sur 13 habitants 307 millièmes. Voici le rapport dans les arrondissements:

        Dans le 2e, 1 indigent sur 33 habitants  705 millièmes.
        --      3e, 1    -         27    -       152
        --     10e, 1    -         19    -       172
        --     1er, 1    -         17    -       985
        --      5e, 1    -         17    -       951
        --      7e, 1    -         17    -       624
        --     11e, 1    -         16    -       180
        --      6e, 1    -         15    -       904
        --      4e, 1    -         13    -       756
        --      9e, 1    -          8    -       427
        --      8e, 1    -          6    -       597
        --     12e, 1    -          6    -       235

Les recettes faites par les bureaux de bienfaisance sont le produit d'une subvention de l'administration des hospices, de legs et donations, de dons, collectes et souscriptions (en 1841. 259.549 fr.); des troncs et quêtes dans les églises (27,692 fr.); de représentations théâtrales, bals et concerts (9,682 fr.), et d'autres fonds généraux et spéciaux.

Leur dépense a été, en 1841, de l,361,635 fr. Le douzième arrondissement, le plus chargé d'indigents, est entré dans ce chiffre pour 244,323 fr. C'est presque toujours en objets d'habillement et de coucher, en pain, en viande, en bouillon et comestibles, en médicaments, en combustibles, que ce budget de bienfaisance est dépensé. Les secours en nature sont démontrés par l'expérience être bien préférables aux recours en argent. Cependant, ceux-ci étant parfois indispensables, 95,811 fr. ont été distribués en espèces.

Que les caisses de secours mutuels se multiplient, car il est plus digne de s'assurer contre le besoin que de demander aide à la bienfaisance publique; que l'ouvrier soit prévoyant quand il est occupé; que les maîtres, comprennent que si la Société regarde leurs coalitions comme moins dangereuses que celles des travailleurs, la morale ne les considère pas comme moins coupables; que le gouvernement, par des traites de commerce bien entendus, imprime à l'industrie, une active impulsion; enfin, que la chanté s'accroisse, car la misère n'a pas diminué, et les bureaux de bienfaisance, outre qu'ils ont eu à secourir, dans l'année qui vient de servir de base à nos calculs, 66,487 individus, auraient eu besoin d'autres ressource encore pour vaincre la réserve souvent suicide de pauvres honteux qu'on D'estime pas à moins de 15,000.



Une Bouteille de Champagne.

Nouvelle.

Par une sereine matinée de printemps, le bandit Shinderhannes était couché sur l'herbe, aux pieds de Julie Blasius, le long de cette magnifique sapinière qui couronne le monastère d'Eberbach, au-dessus de Kiedrich, dans le duché de Nassau. De ce belvédère, on voyait le Rhingau, festonné de vignobles, se perdre au sein d'un horizon de châteaux, et le soleil levant dorer à la fois Johannisberg et Mayence. Dans les clairières de la forêt, non loin du chef, sommeillaient çà et là, par groupes rares et pittoresques, ses plus braves compagnons, Moïse, Picard, Jik-Jak, Crevelt, Zaghetto, Pierre le Noir, tous fameux dans la chronique du mont Taunus, tous redoutés depuis les bords de la Moselle jusqu'aux landes de Hanovre. Shinderhannes lisait Werther, dont la réputation était encore naissante, et Julie Blasius, jeune fille de Zerbst, prisonnière de la bande, dont le capitaine voulait faire sa maîtresse, écoutait la voix du bandit, tout en effeuillant avec distraction une branche de saule.

«Julie, dit le jeune homme en interrompant sa lecture, vous avez bien tort d'exiger que je vous lise ce roman jusqu'à la dernière page; il ne peut se terminer que par une catastrophe. Je vous le conseille franchement, arrêtons-nous là. Ce sera comme un amour où le début est toujours si beau...

--Qu'on presse toujours le dénouement, n'est-ce pas? Mon cher capitaine, lisez, je vous prie. Un roman ne m'épouvante guère.

--C'est un peu bien volontaire pour une captive, madame.

--Vous trouvez?»

Mais elle lâcha la branche de saule, se mit à boucler les blonds cheveux du bandit, et Shinderhannes, ému, reprit son livre en rougissant de plaisir.

«Du reste, peu m'importe, dit-il à voix basse; vos yeux ne seront que plus beaux s'ils viennent à pleurer. Où donc en étais-je?

--Vous me disiez qu'au plus beau moment du succès de Werther, ayant un jour rencontré sur le Hundsruck la jeune femme de Brunswick qui servit de modèle à la Charlotte de Goethe, un accès de fureur vous prit, et qu'en mémoire de tout ce que son amant avait souffert pour elle, vous eûtes un instant la singulière envie de la tuer.

--C'est vrai, reprit Shinderhannes en laissant rouler le livre jusqu'au fond du précipice; mais cette envie, je me la suis passée, ajouta-t-il avec un regard sombre que Julie soutint sans émotion apparente. Comme ce livre immortel vient de rouler dans l'abîme, de même Charlotte y disparut elle-même. Je saisis la malheureuse femme par les cheveux, qu'elle avait longs et noirs comme vous, je lui ordonnai de recommander son âme à Dieu, et je la traînai sur le revers de la montagne; là, je soulevai son corps frêle et délicat, je murmurai le nom de son amant, je balançai longtemps au-dessus du gouffre ses membres déjà glacés d'épouvante, puis tout m'échappa...

--Et Charlotte roula dans le précipice? dit Julie.

--Oui, ma belle; et si j'avais pu rendre en même temps la vie à Werther, j'eusse retiré sa maîtresse du gouffre, car il était affreux de la voir déchirée par les ronces, tendant ses bras nus, criant et luttant contre la cascade qui l'emportait dans le Rhin.

--Et qu'ont-ils dit, vos hommes?

--Je les ai conduits au siège d'un monastère, nous avons battu la porte en brèche avec un crucifix, les nonnes leur ont verse à grands verres du Beste-Grog, et ils n'ont rien dit.

--Ce sont des lâches! Moi, je vous eusse appelé homicide; moi, j'eusse arraché le poignard qui dort à votre ceinture, et il y aurait eu deux victimes pour le succès d'un roman.»

Le bandit Shinderhannes se mit à rire, et prenant la branche de saule, l'effeuilla tranquillement à son tour.

«Picard! s'écria-t-il bientôt en voyant un de ses lieutenants grimper vers lui à travers les sapins, veillez aux français et faites relever les sentinelles. Je vais fumer une pipe.»

Les gendarmes de Mayence, à cette époque poursuivaient la horde du bandit jusque sur le territoire hanovrien; Napoléon et la Prusse (C'était en 1802) s'entendaient parfaitement à cet égard. L'association des brigands de Hundsruck avait été en partie le résultat des guerres entreprises par les Français pour l'occupation de la Hollande, de la Belgique et des États qui forment aujourd'hui le grand-duché du Bas-Rhin. Fondée d'abord par une famille israélite de Windshoot, près de Groningue en Hollande, elle profitait des guerres de la Révolution pour étendre dans le nord de l'Allemagne sa formidable et mystérieuse puissance. On n'entendait parler depuis Bruxelles jusqu'au Hartz que de Juifs étranglés, de châtelains rançonnés, même de villes emportées d'assaut; les paysannes du mont Joie ne descendaient plus sur la Roër pour vendre leurs œufs au marché d'Aix-la-Chapelle, sans péril de mort, et les amateurs qui voyagent à pied pour tâter le crâne de Charlemagne à Cologne ou croquer sur leurs albums le vaisseau de la cathédrale de Mayence, hésitaient longtemps à franchir les Ardennes, dont le hibou Shinderhannes gardait le défilé.

C'est en visitant le Dos du Chien (Hundsruck), chaîne où maintenant errait sa bande, que Shinderhannes rencontra Julie Blasius. Vertueuse et dévote, cette femme résolut de dompter le brigand, et, comme il en était fou, de convertir l'homme par l'amour. Elle résistait à sa passion, elle voulait un mariage, elle exigeait surtout que son amant renonçât à braver la potence, et en quelque sorte prit une retraite. Mais, en attendant, Julie ne partageait pas moins la dangereuse vie de Shinderhannes; elle s'habillait en homme, galopait dans les forêts, se battait même avec les gendarmes. Tantôt, sous les titres et avec les grâces d'une comtesse, elle donnait le ton aux habitués des eaux de Wiesbaden, jetait l'argent par la fenêtre, et présentait le bandit dans les salons sous l'incognito d'un baron suédois; tantôt, coiffée de la toque à la hussarde et la carabine sur l'épaule, elle remontait lestement à pied les sentiers du Taunus, et jonchait la route, avec sa blanche main, de ces branches d'arbre qui étaient le doigt indicateur et les pierres miliaires des brigands.

«.... Et Charlotte roula dans le précipice!» répétait Julie en se promenant sous les sapins. Peu à peu elle devint pensive, ses regards se fixèrent sur l'herbe, son visage pâlit, et elle resta longtemps dans cette absorbante immobilité du corps si complète et si lourde qu'on dirait que l'âme a doucement quitté son étui et que la chair, au lieu d'un être vivant, n'est plus qu'une chose, que néant ou rien; seulement, par intervalles, de la bouche de marbre de Julie, tombaient encore ces paroles sinistres:

«Et Charlotte roula dans le précipice!»

Cette rêverie dura près d'une heure. En relevant la tête. Julie vit debout, en face d'elle et dans une attitude mélancolique, le lieutenant Picard. Français d'origine, ancien soldat de Frédéric, un de ces aventuriers cosmopolites qui n'ont ni fortune, ni famille, ni patrie, mais auxquels l'audace tient ordinairement lieu de tout, Picard aimait secrètement Blasius. Elle s'en était aperçue; elle lui dit:

«Picard, j'ai soif; je voudrais bien boire un verre de ces vins de France dont vous nous parlez si souvent.

--Du bordeaux, madame:

--Non, lieutenant Picard. Lorsque j'étais femme de chambre de la princesse d'Anhalt, je ne buvais que ce vin-là. Je voudrais un verre de Champagne.

--Les dernières bouteilles, par malheur, ont été bues hier.

--Par malheur, dites-vous, lieutenant? rien n'est plus vrai, car j'échangerais tous mes cachemires contre un verre de vin de Champagne; cherchez, je vous prie.»

La belle Allemande accompagna cet ordre d'un regard si doux, que Picard disparut comme un chat sauvage entre les sapins; mais, au bout ce dix inimités, il revint à pas lents et aussi morne que s'il eût manqué de tuer un riche abbé du Rhin.

«J'ai cherché, madame; il ne reste pas une seule bouteille de Champagne. Madame veut-elle du tokai?

--Madame veut du vin de France, et elle veut du Champagne, répondit la compatriote de Catherine II avec un geste impérieux et un regard étincelant; m'entendez-vous.»

Le lieutenant fut interdit. Au bruit de la querelle, Shinderhannes sortit de sa tente, la pipe à la bouche. C'était moins un brigand qu'un dandy, lui brigand, il avait l'œil dur et le visage mobile, la moustache démesurée, la veste de hulan, le poignard classique et la paire convenue de pistolets à la ceinture; rien du dandy, il avait les cheveux blonds et bouclés, les mains charmantes, des bottines rouges, un esprit séduisant, la plus jolie voix de ténor, et cette beauté mâle qui ameutait sur ses pas les jeunes filles de l'Eifel et du Lousberg comme au spectacle de quelque dieu terrestre du meurtre et de la volupté. C'était la plus poétique réalisation du héros de Schiller. D'ailleurs, l'amant de Julie n'avait pas vingt-deux ans. Né en 1779, à Nastatten, d'une famille obscure et misérable, Shinderhannes fut publiquement fouetté dans son enfance, et ce châtiment ignoble, qui fit de Jean-Jacques Rousseau un grand homme, exaspéra tellement le jeune Belge, qu'il résolut de se venger jusqu'à son dernier soupir, et par une guerre implacable, de l'affront qu'il avait reçu de la société. Les plus grands crimes, souvent, n'ont pas d'autre prétexte.

«Quel est ce bruit? demanda Shinderhannes en regardant Julie et Picard.

--C'est monsieur, dit Blasius, qui m'offre du tokai, quand je lui demande du champagne.

--Capitaine, s'écria Picard, ému de l'accusation, vous savez mieux que moi si j'ai tort. Vous avez bu vous-même hier la dernière bouteille d'épernai.

--Eh bien! reprit fièrement la jeune femme, qu'on aille en chercher dans la plaine!

--Où donc? fit le brigand avec un sourire.

--A Mayence, parbleu! Ne sommes-nous pas à deux lieues de Mayence?

--On me les enverrait déboucher à la potence, vos bouteille? de Champagne. Belle Julie, est-ce votre désir?

--Mon désir est de boire du Champagne; je n'en si pas d'autre.

--Vos désirs, madame, reprit sévèrement le bandit, ne sont pas plus raisonnables que votre mémoire. Ne vous rappelez-vous déjà plus l'histoire de Charlotte? Je sais punir même les jolies femmes qui ont des caprices. Dans le Dos du Chien, je suis le seul maître après Dieu.

--Après Dieu et avant le crime,» dit hardiment Blasius. Picard recula épouvanté: la lame du poignard brillait dans la main droite du capitaine. Shinderhannes, de la main gauche, saisissant Julie par les cheveux, la courba jusqu'au ras de l'herbe aussi facilement que si c'eût été une tige de coudrier.

«Demande grâce, fille du démon!

--Non,» répondit-elle.

Aussitôt le cachemire qui couvrait ses épaules vola dans l'air, et l'acier du stylet sillonna comme un éclair la peau satinée de son admirable poitrine.

«Capitaine! s'écria Picard en tombant à genoux.

--Monsieur, lui dit rudement le chef, pour un soldat blanchi sous le harnais du grand Frédéric, vous êtes bien délicat! Je n'aime pas les âmes sentimentales sur le Hundsruck; en littérature et dans les romans de Goethe, c'est différent. A la prochaine course en plaine, vous resterez à Mayence. Si Bonaparte vous fait pendre, tant pis pour vous.»

A ces mots, Shinderhannes remit la lame dans le fourreau, et tira un coup de pistolet en l'air. Les camarades de Picard, à ce signal, s'étant approchés du chef, reçurent l'ordre de désarmer le vieux Français, de ne plus lui parler, de ne rien lui offrir de sa part du butin de la veille, et, pour tout dire enfin, de le traiter aussi ridiculement que possible, en honnête homme. Alors le bandit tourna le dos à sa bien-aimée, reprit tranquillement sa pipe, et on n'entendit plus dans les sapins que le froissement de la fougère sous le talon des bottines des sentinelles.

Cependant la pointe de l'arme, en courant avec adresse sur le cou de Julie, y avait tracé comme le cercle d'un collier rouge qu'on aurait, à distance, juré de corail. Elle remit son cachemire en frissonnant de douleur et de rage. A ce moment il était midi. La masse irrégulière et confuse des édifices du couvent d'Eberbach, avec leurs flèches élancées, leurs voûtes légères, leurs aiguilles gothiques et leurs toits en étages, dont la plus grande partie remonte au douzième siècle, se dressait à l'ombre du feuillage dans le silence de la forêt et dans la chaleur du jour. Le dernier et le plus considérable des six monastères fondés en 1431 par saint Bernard (Tiefenthal, Gollersthal, Eberbach, Erbinges, Nothgottes et Marienhausen), cette sainte maison, composée d'un palais et d'une église liés par des colonnades du style byzantin, n'offre partout, dans ses bas-reliefs comme dans ses lignes d'architecture les plus saillantes, pour type unique du symbole de ses origines, que la figure multipliée du cochon, qui signala, dit la chronique, à saint Bernard lui-même les endroits de la plaine où le fondateur trouverait de la pierre. Cette image burlesque, toutefois, n'ajoutait rien à la gaieté sombre du cloître dont quelques moines grossiers, respectés encore même en 1805 par le duc de Nassau, ouvraient humblement la retraite aux condottieri de Shinderhannes. Transformé aujourd'hui en hospice pour les fous, Eberbach préludait à cette destinée bizarre en abritant pêle-mêle des religieux et des bandits. Ce qui achevait ce tableau digne de Salvador Rosa, c'était la pesanteur de l'atmosphère, où l'oiseau ne chantait plus, où l'air se parfumait d'arômes résineux, où la magnifique ardeur du soleil ne rappelait qu'avec plus d'effroi, vis-à-vis du monastère, le meurtre sacrilège de Charlotte. Les murmures de la cascade, rendus plus imposants par l'écho de la cloche des moines, semblaient lutter encore contre les plaintes de son agonie. Blasius laissa lentement glisser ses pieds sur la mousse et descendit ainsi près du torrent, comme pour mieux prêter l'oreille aux derniers cris de la jeune fille.

Tristement appuyé contre le mur du portail, au-dessous de la statue colossale de saint Bernard, et les regards tournés vers le Rhin, Picard attendait là, sous la surveillance d'un poste avancé, que l'heure la plus favorable de la nuit eût ramené pour la bande celle du combat et naturellement aussi l'heure de son départ. A la vue de Julie, ses yeux se mouillèrent de larmes.

«Picard, lui dit la prisonnière en se penchant au-dessus du précipice, n'entendez-vous pas comme moi gémir l'âme de Charlotte au fond de l'abîme?

--Hélas! madame, le crime était trop grand pour que cet étrange tombeau restât muet! La jeune fille tuée par le capitaine Shinderhannes n'était pas la Charlotte de Werther.

--Vous m'épouvantez!

--Il avait connu à l'université, de Goettingen l'abbé J..., héros de l'aventure dont Goethe a raconté les principales circonstances dans son livre. L'abbé J... fut le seul ami de Shinderhannes. Quand il se brûla la cervelle, notre capitaine, exalté, jura que la première femme qui s'offrirait à sa rencontre dans le Dos du Chien paierait pour la mémoire de son ami. Par bonheur vous ne fûtes, madame, que la seconde; mais Shinderhannes avait déjà tenu son serment, et la première, une pauvre laitière de Kiedrich, y a passé...

--De quoi parlez-vous donc ensemble?» demanda à cet instant une voix rauque dont les intonations semblaient tomber du ciel.

Julie et Picard se retournèrent avec surprise... Le capitaine, sortant de la grande cour du monastère, s'était avancé doucement et il les regardait causer, du haut d'un tertre, avec cette tranquillité sinistre qui, dans une âme jalouse comme était la sienne, laissait pressentir de terribles orages.

«Nous parlons, dit Blasius avec son intrépidité ordinaire, des gémissements qui s'élèvent, comme des lamentations funèbres, comme des accusations solennelles, du fond du précipice.

--Il paraît, reprit Shinderhannes d'un ton ironique, que votre interlocuteur aime singulièrement les beautés de la nature. Voici deux fois que je le surprends aujourd'hui au péché d'admiration trop exclusive pour le paysage et pour la femme. Moi, j'ai peur des gens sensibles, et je les prie de rejoindre les camarades qui font des cartouches avec les moines dans la grotte; ce sera plus utile.»

Picard s'éloigna, Julie se coucha sur l'herbe, où elle reprit la branche de saule, et le bandit continua sa promenade avec une légèreté apparente; mais le remords grondait enfin dans sa poitrine; il avait même reconnu l'horreur de son action. Ses yeux s'étaient presque mouillés, comme ceux de Picard, en apercevant du sang à la pointe de son poignard. Julie Blasius n'était-elle pas sa prisonnière, et, à ce titre, comme femme, n'avait-elle pas droit, même dans ses plus grandes inconséquences, à la pitié, au respect du bandit? Peut-être d'ailleurs la belle Allemande, jusqu'alors insensible aux prières de Shinderhannes, allait-elle enfin l'accepter pour époux, et changer son repaire en lit nuptial, en temple secret de bonheur! Un mouvement de colère féroce avait tout détruit.

«Cette charmante Julie!» murmurait Shinderhannes.

En en disant ces paroles, il embrassait d'un regard enflammé le corps de la jolie femme, mollement ramassé sur le gazon comme un cygne tapi dans un bouquet de fleurs. Le bandit vint tomber plutôt que s'asseoir aux genoux de la captive.

«Ma chère, lui dit-il, j'ai envie, comme Werther, de me tuer.

--Pour moi, sans doute? répondit Julie avec dédain.

--Peut-être, reprit le bandit les yeux baissés.

--Non, non, vous vous trompez, mon beau capitaine; il y a quelque chose de plus grossier dans vos passions. Si vous m'aimez, monsieur, c'est que le monastère d'Eberbach ne renferme qu'une femme, et cette femme, c'est moi.

--Tu as raison, dit Shinderhannes en lui baisant la main; je donnerais Mayence, et Cologne, et Francfort, et la légende du comte Kuno, et Werther même, pour que ta bouche me rendît ce baiser. Sans la femme, ô Julie! le désert de l'homme est insupportable.

--Vous avez raison, monsieur, dit à son tour Blasius. Je donnerais aussi et Mayence, et Francfort, et Cologne, et la légende du comte Kuno, et Werther, et vous-même, capitaine, par-dessus le marché, pour une bouteille de vin de Champagne. L'amour de l'homme est un désert, et Dieu a fait le vin de Champagne pour qu'il fût supportable à la femme.

--Oh! ces filles d'Eve! s'écria le bandit, toujours semblables à leur mère! quand ce n'est pas la pomme, c'est la grappe.

--Et notre volonté, monsieur?

--Elle est accomplie.»

A ces mots, Shinderhannes sonna d'un cor qu'il portait suspendu à sa ceinture; la forêt répéta en longs échus cet appel sinistre, auquel on vit bientôt répondre les brigands et les moines, qui se montrèrent pêle-mêle aux croisées de l'édifice.
André Delrieu.

(La fin à un prochain numéro.)



La Saint-Hubert

Voici la fête du bienheureux patron des chasseurs; aucun saint du paradis n'est fêté chaque année avec plus d'exactitude. En son honneur, tout homme qui sait manier un fusil, ou sonner de la trompe, se met en campagne, ce jour solennel, sans s'informer s'il pleut ou s'il fait beau temps. Le chasseur millionnaire rassemble ses parasites habitués pour cette solennité; s'il existe dans ses buis un superbe cerf dix cors, un sanglier-monstre, on le réserve pour être chassé le jour de saint Hubert. Le petit propriétaire invite quelques amis à l'ouverture d'un bois taillis où viennent des faisans du voisinage; il n'a pas voulu le visiter encore, car il aurait pu les effaroucher, et le jour de la Saint-Hubert ne peut pas se passer comme les autres jours. Le garde, vivant joui dans sa maisonnette, au milieu des bois, braconne un peu plus que de coutume sur les terres de son maître, car il lui faut un lièvre pour son dîner.

Ainsi, dans toutes les classes de chasseurs, on fait ce jour-là ce qu'on n'a pas fait la veille, ce qu'un ne fera pas le lendemain. La Saint-Hubert ne se sonne que le jour de saint Hubert; un chasseur se ferait siffler en la sonnant tout autre jour de l'année. La chasse finie, quels dîners! Le vin de. Champagne coulant à flots, et les chansons, et les histoires, je n'en finirais pas si je voulais vous dire tout ce qu'on fait le jour de saint Hubert; j'en finirais encore moins si je racontais tout ce qu'on dit.

Le 3 novembre il arrive des coups fabuleusement extraordinaires: on tue des lièvres à deux cents pas, on roule des sangliers comme des lapins, on assomme des ours avec la crosse du fusil; au besoin, on égorgerait des rhinocéros, on rapporterait un éléphant dans le carnier. Si, parmi les convives, il se trouve un chasseur voyageur qui soit allé dans l'Inde, il aura fait coup double sur le tigre royal, et vous en entendrez, de toutes les façons. Les voyageurs mentent, les chasseurs mentent; jugez à quelle sublimité de hâblerie doit se monter l'homme réunissant ces deux titres. Qu'importe! riez, et ripostez, mais surtout ne vous montrez jamais incrédule; d'abord ce n'est pas poli, et puis vous refroidiriez la verve du conteur, et la causerie n'aurait plus d'entrain. Il vaut mieux renvoyer la balle du moment qu'elle est lancée, et tout le monde y gagne. Toutes les fois que je me trouve en face d'un chasseur à histoires excentriques, je lui réponds par des histoires plus excentriques encore; c'est le meilleur moyen de le faire taire. Depuis longtemps Corneille nous a donné cette recette:

J'aime à braver ainsi ces conteurs de nouvelles;

Et sitôt j'en vois quelqu'un s'imaginer

Que ce qu'il vient m'apprendre a de quoi m'étonner,

Je le sers aussitôt d'un conte imaginaire

Qui l'étonne lui-même et le force à se taire.

Si tu pouvois savoir quel plaisir on a lors

De les faire rentrer leurs nouvelles au corps!


            La Messe de Saint-Hubert.--Bénédiction des chiens.

Quand, arrive le 3 novembre, le gibier a déjà vu le feu de très-près, les perdrix surtout mettent à se laisser approcher une mauvaise volonté désespérante. Alors, au lieu d'aller les chercher, on les fait venir à soi au moyen de rabatteurs; c'est un moyen certain pour brûler de la poudre. Les chasses en battue commencent ordinairement le jour de saint Hubert. Ce jour-là, les endroits réservés ne le sont plus; on tire de tous les côtés, on fait un tapage infernal; et notre glorieux patron doit être content du massacre et surtout du tapage qui se fait en son honneur.

Bien des chasseurs célèbrent la Saint-Hubert sans savoir la vie de leur protecteur ici-bas et dans le ciel. Si vous leur disiez: Monsieur, qu'est-ce que saint Hubert? ils vous répondraient; C'est un saint dont la fête arrive le 3 novembre.--Mais à quelle, époque vivait-il? pourquoi, comment a-t-il gagné le paradis? Ils resteraient bouche béante. Eh bien, je vais leur donner ici un petit abrégé de la vie de ce grand saint, pour qu'ils ne soient plus embarrassés quand on les interrogera.


                    Vision de Saint-Hubert.

Hubert était fils de Bertrand, duc d'Aquitaine; il naquit en l'an de grâce 656. Bertrand, fort brave homme, fatigué de la tyrannie d'Ebroin, maire du palais sous Clotaire III, secoua le joug et proclama son indépendance. Ebroin, fort sournois de sa nature, au lieu de combattre Bertrand en brave chevalier, aima mieux le vaincre par des sortilèges; il fit jeter un sort sur ce pauvre duc et le rendit imbécile. Il croyait ainsi envahir l'Aquitaine; mais Hubert était là pour parer le coup; ses prières au ciel rendirent la raison à Bertrand, qui livra bataille, et fut vainqueur. Hubert vint à Paris à la cour de Thierri 1er, roi de Neustrie et de Bourgogne; celui-ci, charmé de sa bonne mine, le nomma comte du palais. Mais Ebroin était plus maître que le roi; gardant rancune au jeune Hubert, qui avait désensorcelé son père, il lui chercha tant de noises qu'il fut obligé de quitter la cour. Il se retira chez Pepin d'Héristal, duc d'Austrasie, ennemi d'Ebroin. Une guerre éclata entre eux; Hubert y rendit son nom illustre, et il fut proclamé le plus brave, Thierri fut vaincu; Ebroin mourut assassiné; Pépin voulut garder Hubert, grand chasseur; il reconnaissait la même passion chez le fils de Bertrand, et vous savez le proverbe: «Qui se ressemble s'assemble.»


                          La Saint-Hubert du garde.

Hubert se fit à la chasse une aussi belle réputation qu'à la guerre. Pour démêler les ruses d'un cerf, il n'avait point son égal. Pepin le nomma grand-maître de sa maison, et lui fit épouser mademoiselle Florihane, fille de Dagobert, comte de Louvain. Les anciens chroniqueurs disent que la chasse lui faisait souvent oublier le service divin: il courait sans cesse à cheval dans les bois; dimanche ou fête, Pâques ou Noël, rien ne pouvait l'arrêter. Un sanglier lui faisait manquer la messe, un chevreuil l'empêchait d'aller à vêpres. Un jour, c'était le vendredi-saint, Hubert, dans la forêt des Ardennes, vit le cerf qu'il chassait venir droit à lui. Ô prodige! le cerf portait un crucifix entre ses deux bois. Effrayé, il tombe à genoux et entend ces paroles; «Ô Hubert! jusqu'à quand poursuivras-tu les bêtes des forêts? jusqu'à quand cette vaine passion te fera-t-elle négliger ton salut? Si tu ne te convertis pas promptement, tu seras précipité dans l'enfer.» Hubert répondit: «Seigneur, me voici prêt à faire votre volonté.» Le cerf lui dit: «Va chez mon serviteur Lambert à Maestricht, il te dira ce que tu dois faire.» Ainsi, dit la légende, Hubert, qui voulait chasser et prendre, fut lui-même chassé et pris. Saint-Lambert, évêque de Maestricht, lui donna de bons conseils, et surtout de bons exemples pour gagner le ciel. Demeuré veuf, Hubert se retira dans la forêt des Ardennes, là où se trouve aujourd'hui le village de Saint-Hubert. Il y vécut longtemps de la vie contemplative, ne chassant plus que les loups, lorsqu'ils venaient l'attaquer.


La Saint-Hubert au château.

Saint Lambert mourut assassiné, et Hubert le remplaça. Le jour de son sacre, un ange apporta du ciel une étole brodée par la vierge Marie; saint Pierre lui apparut et lui remit une des deux clefs avec lesquelles on le représente toujours. Cette clef sert encore aujourd'hui à guérir les enragés, hommes et bêtes; on la fait rougir au feu et puis on l'applique légèrement sur le front du chien de manière à lui brûler seulement le poil. Autrefois on avait la coutume, en entreprenant un voyage, de clouer un fer de cheval à la porte d'une église ou d'une chapelle sous l'invocation de saint Martin. On faisait aussi rougir au feu la clef de cette église ou de cette chapelle, et ou en marquait le front de la bête qui devait porter le voyageur. Je ne raconterai pas tous les miracles opérés par Hubert; il me faudrait trois numéros de l'Illustration. Depuis que saint Hubert est mort, les miracles continuent: un morceau de la sainte étole guérit les individus atteints de la rage, et l'étole est toujours entière. Le 3 novembre, la chapelle de Saint-Hubert ne désemplit pas: dès trois heures du matin, les trompes sonnent le réveil; à l'instant, chasseurs et piqueurs, gardes et braconniers se mettent en route avec leurs chiens, après s'être lestés de la classique soupe à l'oignon. Tous arrivent à la chapelle de Saint-Hubert, aujourd'hui délabrée, mais conservant toujours son antique célébrité. Un prêtre dit la messe aux flambeaux, les trompes sonnent lors de la consécration et pendant la bénédiction toute spéciale pour les chiens. Le plus jeune chasseur fait la quête, et ordinairement un nid de grive placé dans le pavillon de sa trompe lui sert de plateau.

Les chasseurs scrupuleux ne se contentent pas, pour leurs chiens, de cette bénédiction générale, il leur en faut une autre plus directe. Ils retournent le lendemain chez un monsieur descendant de saint Hubert, à ce qu'il dit, et qui applique à leurs chiens la clef rougie que son aïeul reçut directement de saint Pierre. Lorsqu'il s'agit d'un homme, si l'on se servait de la clef rougie, le remède serait peut-être pire que le mal; alors ce monsieur guérit ou préserve de la rage en imposant les mains et en prononçant certaines paroles que lui seul connaît; mais en cela comme en beaucoup d'autres choses il faut avoir la foi. Ce qui est fort singulier, c'est que les protestants et les réformés vont en pèlerinage à Saint-Hubert aussi bien que les catholiques; on y voit même des juifs. Tous amènent leurs chiens et leurs bestiaux, soit pour les guérir de la rage, soit pour les empêcher de l'avoir.

Ceux qui chassaient dans les Ardennes devaient aux moines de Saint-Hubert la première pièce de gibier qu'ils tuaient, et la dîme de toutes les autres. Un comte Théodoric, après avoir fait vœu d'observer cette règle, tua un superbe sanglier. Il le trouva si beau, qu'il voulut le garder. N'ayant point de charrette pour transporter une bête si lourde, il le fit dépecer, afin que ses gens pussent se charger chacun d'un morceau; mais, ô prodige! les gigots, les filets, la hure, ne furent pas plutôt détachés, qu'ils partaient comme des fusées à travers les airs, et décrivant une parabole, ils tombèrent sur l'abbaye, où les moines les mangèrent. Un certain Josbert fut bien autrement puni: atteint de la rage, il promit aux moines le tiers de ses terres s'ils le guérissaient. Mais, comme dit le proverbe italien:

Passato il pericolo,

Gabbato il santo.

Une fois bien portant, il envoya les moines au diable, qui n'en voulut pas, et entra dans le corps de Josbert. Vous dire tout ce que fit notre possédé quand il eut le diable au corps, demanderait trop de temps et trop de place Lié, garrotté, il fut porté devant l'abbé de Saint-Hubert. Celui-ci le fit mettre dans une cuve d'eau bénite, et lui couvrit la tête avec la sainte étole. Qui fut penaud! Je vous le demande. Le diable ne pouvait plus sortir par la bouche, car l'étole était là; d'un autre côté la chose paraissait peu commode, car on pouvait prendre un bain d'eau bénite, et pour un diable c'est fort dangereux. Cependant à tout prix il fallait fuir l'étole, et le diable partit par les voies intérieures, ce qui produisit une telle détonation que les douves de la cuve en furent brisées(1). La morale de tout cela, c'est qu'il faut toujours tenir les promesses que l'on fait aux moines.

Note 1: Sensit inimicus pondus virtutis divinæ et coactus per posteriora egredi, talem dedit crepitum, ut omne dolium a compage sua resolveretur. Sic Deus superbissimum spiritum ludibrio exponebat. (Historia sancti Huberti principis Aquitani ultimi Tungrensis primi Leodiensis episcopi. Luxemburgi, 1621. In 4º, pag. 102.)


Une chasse dans un hôtel de la rue Saint-Honoré.

Hubert mourut en 727. Seize ans plus tard, on ouvrit son cercueil en présence: du roi Carloman, et on trouva son corps frais et vermeil. Ses habits étaient plus entiers et plus beaux que de son vivant. Dès lors on le nomma saint Hubert. Ce titre lui fut confirmé par Léon X un septembre 1515. Le roi fit mettre la dépouille mortelle du saint dans une belle châsse, devant le maître-autel Cette première translation eut lieu le 3 novembre 743; et voilà pourquoi nous chassons tant et nous dînons si bien le jour de la Saint-Hubert.

Je connais des chasseurs qui, le 3 novembre, négligeraient les plus sérieuses affaires pour courir les champs; j'en connais qui, malades, au lit, se sont levés, ont fait un tour dans leur parc et se sont recouchés ensuite, après avoir accompli ce devoir, cet acquit de conscience; j'en ai vu qui, ne pouvant pas sortir, ont revêtu l'habit de chasse et sont restés ainsi équipés toute la journée dans leur fauteuil.

Lord Egerton, propriétaire d'un fort bel hôtel rue Saint-Honoré, avait été grand chasseur. Devenu vieux et goutteux, il ne pouvait plus monter à cheval ni courir à pied: l'inexorable maladie le clouait dans son large, fauteuil. En temps ordinaire il prenait patience avec assez de philosophie; ses livres et ses amis lui faisaient quelquefois oublier l'âge heureux où il pouvait chasser depuis le matin jusqu'au soir; mais lorsque venait la Saint-Hubert, toute diversion était impossible. Alors il se sentait intérieurement travaillé par le démon cynégétique, démon cent fois plus tenace que ceux de l'amour, de l'ambition et autres passions à l'eau rose. La veille du jour où les chasseurs fêtent leur saint patron, l'imagination de milord, s'égarant en folle sur sa vie passée, lui retraçait avec les plus vives couleurs d'anciennes jouissances dont la privation augmentait encore son mal présent; les crises redoublaient alors d'intensité, les douleurs devenaient plus aguës, plus poignantes: le pauvre homme faisait pitié. Lorsque le mois de novembre approchait, les domestiques du noble lord disaient entre eux: «La maladie de notre maître augmente, ou voit bien que la Saint-Hubert n'est pas loin.»

Un jour, c'était le 3 novembre 1831, lord Egerton, en s'éveillant, entendit les sons harmonieux de la trompe.

«Pourquoi ce bruit? demanda-t-il à son valet de chambre; cela me fait mal; ces fanfares me déchirent le cœur.

--Je pensais, au contraire, que cela vous ferait du bien.

--Allez dire à nos voisins que je les prie en grâce de me laisser dormir en paix. Dieu me pardonne, ils sonnent la Saint-Hubert, le réveil, le départ; j'entends les cris d'une meute, et je suis forcé du rester au lit! Les malheureux! ils ne se doutent pas des angoisses qu'ils me causent!

--Vos voisins ne sont pour rien dans tout cela, milord; cette musique joyeuse n'a d'autres exécutants que vos piqueurs; ces cris sont ceux de vos chiens; milord doit savoir que c'est aujourd'hui la Saint-Hubert.

--Tu veux donc augmenter mes regrets, tu veux me tuer! Ah! mon ami, au lieu de me déchirer l'âme, au lieu de me retourner le poignard dans le cœur, fais-moi plutôt oublier ce jour, qui me rappelle d'aussi délicieux souvenirs.

--Il ne s'agit pas du souvenirs, mais de réalités; nous chassons aujourd'hui.

--Bah!

--Vos piqueurs sont à cheval avec leurs habits de fête; vos valets de limier font le bois; je vais vous habiller, et bientôt vous entendrez leur rapport.

--Ah çà, mais on dirait que tu parles sérieusement?

--Milord sait bien que je suis incapable de me permettre une plaisanterie déplacée.

--Hélas! il m'est impossible de sortir de Paris; si tu m'emmenais vivant, tu me ramènerais mort.

--Dieu et votre grâce me sont témoins que je n'ai pas dit un mot de cela.

--Et où chasserons-nous?

--Ici.

--Ici!

--Le gibier du parc se multiplie beaucoup trop, il faut nécessairement le détruire.

--Le gibier!!

--Les chevreuils surtout font un dégât terrible en broutant les jeunes arbres.

--Les chevreuils!!!

--Vos massif, de dahlias, vos plates-bandes de géraniums, vos carrés de tulipes sont labourés, détruits, anéantis par les sangliers.

--Les sangliers!!!!»

Cette dernière exclamation fut poussée avec une force inaccoutumée; on aurait cru entendre Mithridate prononçant son fameux «les Romains!» Les yeux de milord brillèrent du feu de la jeunesse, les douleurs de la goutte cessèrent, une vie nouvelle circulait en lui; le valet de chambre continua:

«Entendez-vous ces fanfares, qui vous promettent une heureuse journée? allons, milord, habillez-vous, et à cheval.

--A cheval! est-ce que tu rêves?

--A cheval, vous dis-je, ou en voiture, si vous l'aimez mieux; vous chasserez, aujourd'hui toutes les bêtes possibles, depuis le lapin jusqu'au sanglier, depuis le lièvre jusqu'au cerf.

--Allons, je me fie à toi, mon ami; ceci commence à m'intéresser. Fais en sorte que je ne me réveille pas; ce serait vraiment dommage.»

Aussitôt que milord fut inséré dans le molleton et la flanelle, quand une vaste robe de chambre fourrée tout hermétiquement enveloppé, deux domestiques l'emportèrent dans son fauteuil et le descendirent au vestibule, échauffé par un bon poêle. Comme il n'avait la goutte qu'à la jambe droite, il voulut que sa jambe gauche fut couverte par la guêtre classique. La porte du jardin s'ouvrit, et deux valets, tenant leur limier en main, se présentèrent pour rendre compte de leur tournée matinale.

«Eh bien, Dick, as-tu de belles choses à m'apprendre? Je ne m'attendais guère à me trouver aujourd'hui en face de toi; et, je te le dis sans compliment, ta figure et celle de ton camarade Tom me sont mille fois plus agréables à voir que celle de tous mes médecins.

--Milord, la chasse sera belle, mais nous aurons bien des difficultés à vaincre.

--Tant mieux, mon ami, tant mieux! Voyons, dis-moi quels obstacles notre courage devra surmonter.

--Milord, je crois avoir rencontré un sanglier tiers-an, qui se fait accompagner d'un écuyer plus jeune; et si mon chien ne me trompe, il est rembuché dans un fort de lilas et de chèvrefeuille, qui se trouve au bout du massif de géraniums.

--Par saint Hubert, voilà certainement le premier animal de cette espèce qui, de mémoire de chasseur, se soit avisé de choisir un pareil fort.

--Quant à moi, je n'en avais jamais vu en semblable lieu.

--Et toi, Tom, qu'as-tu détourné?

--Trois chevreuils.

--Où sont-ils?

--A la reposée, derrière le kiosque.

--J'avais cru entendre parler d'un cerf?

--Il y est.

--Tu n'en parlais pas.

--Impossible de le détourner, il court toujours; il ressemble aux chevaux de Franconi, faisant beaucoup de chemin dans un petit espace.

--Oui, milord, ajouta Dick; et quelque bête que nous chassions, nos chiens ne pourront, pas suivre le droit. Nous aurons souvent du change, les voies se mêlent, se croisent en tous sens; derrière chaque arbuste il y a un lièvre au gîte; tous les dahlias courbés par la gelée cachent trois ou quatre lapins. J'ajouterai même que, malgré nos précautions pour détruire les animaux nuisibles, je soupçonne un renard d'être à l'affût dans la plate-bande de chrysentemums.

--Un renard, Dick?

--Un renard, milord.

--Et... il n'y a point de loup?

--Je ne le pense pas.

--C'est dommage.

--Si votre honneur veut nous dire quelle bête on doit chasser la première, nous lancerons.

--Il faut tout lancer.

--C'est l'avis que j'aurais donné à milord s'il m'avait consulté.

--Allons, parlez, courez, criez, sonnez, je vous verrai d'ici; j'espère que cela fera diversion à mes douleurs.

--Comment, milord! mais vous suivrez la chasse, vous tirerez des coups du fusil; vous n'avez, pas la goutte aux mains.

--Oui; mais je l'ai aux pieds.

--Fort bien, voici votre voiture.»

A l'instant on amena un char à trois roues, chef-d'œuvre de mécanique; il pouvait tourner en tous sens, à la moindre pression d'une manivelle; un domestique assis derrière le dirigeait comme un pilote. Ou porta lord Egerton dans ce véhicule rembourré de fourrures; un soleil superbe réchauffait les membres du noble goutteux. Armé d'un fusil double, suivi de ses valets portant d'autres fusils chargés, il donna le signal, et la chasse commença. Je ne vous en ferai pas la description: ce serait aussi difficile que de raconter tous les coups de sabre donnés, ou reçus à la bataille de Wagram. Vous saurez seulement que ce brave Anglais fit à lui seul un carnage horrible; il tirait sur un fleuve du gibier qui coulait toujours; s'il manquait un chevreuil, il tuait six lapins; tout y passa; le sanglier ne fit point le méchant, car une bouteille de cirage n'a jamais aigri le caractère du cochon.

Cette chasse fut un curieux spectacle pour les locataires des maisons voisines; placés à leurs fenêtres, perchés sur les toits, ils regardaient le massacre avec, des yeux stupéfiés; il semblait qu'ils assistassent à une représentation du Cirque-Olympique; la scène était dans un ardin; les fenêtres et les mansardes servaient de loges.

Le soir il y eut curée pour la meute et grand dîner pour les chasseurs, avec accompagnement de fanfares. En se couchant, le noble lord disait à son valet de chambre: «Mon ami, c'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie; le plaisir que j'ai éprouvé était d'autant plus grand, que je l'espérais moins. Ce matin j'aurais pu croire tout possible, excepté de chasser aujourd'hui.» Mais si l'homme peut résister à la souffrance, il succombe quelquefois à l'excès de bonheur; on dirait vraiment que, créé pour souffrir, il n'a point la force nécessaire pour supporter la joie. Le lendemain Lord Egerton n'existait plus. Avouez qu'il était difficile de mieux finir; sa mort peut se comparer au boulet de Turenne, à la balle de Charles XII. Son cercueil fut entouré des trophées de sa victoire; tel Louis XV, après la bataille de Fontenon, dormit sur un matelas fait avec des drapeaux ennemis.

Pour transmettre son effigie et son nom à la postérité, lord Egerton a fait frapper une médaille. J'en conserve un exemplaire qu'il m'a donné. Elle porte en exergue: Francis Henry Egerton, Earl of Bridgewater. S'il avait vécu plus longtemps, il en aurait sans doute fait fabriquer une autre avec cette légende; Il chassa le jour de saint Hubert à courre, rue Saint-Honoré, nº, 335, à Paris. Le fait est assez extraordinaire pour mériter d'être transmis à tous les chasseurs à venir.
Elzéar Blaze.



MARGHERITA PUSTERLA.

CHAPITRE XVII.

TRAHISON.

edrocco, dans les premiers jours du mois de juillet de 1381, remit à Luchino un billet de Ramengo ainsi conçu:

«Magnifique seigneur Luchino,

«Je suis arrivé, suivant votre ordre, dans la ville d'Avignon, et j'ai réussi à trouver le rebelle Franciscolo Pusterla avec son fils. Ne désirant rien plus vivement que de servir notre prince, que le seigneur Dieu tienne en joie, je me suis conduit de telle sorte que je l'ai déterminé à se diriger vers le port de Pise. Nous partirons par Niza de Provence la semaine suivante; avec l'aide de Dieu, nous nous embarquerons sur le navire appelé le Caspio. C'est pourquoi je supplie Votre magnificence de prendre les mesures nécessaires pour s'emparer dudit Pusterla et de son fils. Alors je mettrai de plus longs renseignements aux pieds de votre altesse, qu'aujourd'hui je baise en toute humilité.

«RAMENGO DE CASALE.»

Ainsi qu'il l'annonçait, dès que la mer fut favorable, Ramengo sortit du port de Nice, conduisant son ennemi sans défiance. La fortune le servit au delà de ses espérances, elle lui offrit immédiatement l'occasion qu'il pensait devoir attendre: les Pisans consentirent pour des causes qu'il est mutile d'énumérer ici, à livrer Pusterla à Luchino.

Dans les premiers jours, le vaisseau qui portait Pusterla eut à lutter contre les éléments: des pluies violentes, des coups de vent, des bourrasques, paraissaient vouloir repousser les exilés de la terre qu'ils désiraient revoir et où ils devaient trouver la mort. Venturino disait: «Ô mon père! pourquoi avons-nous quitté ce pays? Là nous étions ay moins sur la terre et solides sur nos pieds.» Et Pusterla répondait:

«Nous l'avons quitté parce qu'il n'était pas notre patrie.

--Et où allons-nous maintenant?

--Ne le sais-tu pas? en Italie.

--En Italie! oh! dans notre cher pays, n'est-ce pas? Là nous entendrons encore parler notre langue, n'est-il pas vrai? Là nous verrons des gens que nous connaîtrons tous. Et ma mère, la trouverons-nous aussi bientôt?

--Pauvre mère! répliquait Francesco en soupirant et en caressant les blonds cheveux de son enfant. Oui, nous la reverrons, si Dieu le permet. Maintenant prie pour elle.

--Prier? oh! il ne se passe pas de jour que je ne prie, pas de moment où je ne me la rappelle. Encore cette nuit, j'ai rêvé d'elle. Nous étions là-bas, dans notre villa de Montebello; elle et moi nous nous tenions dans la salle, et tu entrais à cheval avec une armée... Je ne me souviens plus. Je sais bien que je ne l'avais jamais vue plus belle ni plus tendre. Oh! si j'étais grand, si j'avais le bras fort, fort comme le tien, comme celui d'Alpinolo, je courrais bien la délivrer.»

Pusterla l'embrassa attendri, et levant les yeux vers Ramengo, qui tenait les siens fixés sur eux comme la vipère sur le rossignol fasciné. «Ô mon ami, lui dit-il, quelle consolation dans l'isolement, dans l'infortune, de trouver un fils à ses côtés!»

C'était jeter de l'huile sur le feu. Ramengo éclata au fond de son âme, en entendant ces paroles qui lui rappelaient qu'il aurait pu jouir de la même consolation, et qu'elle ne lui avait été ravie que par ce même Franciscolo qui lui vantait son propre bonheur. «Mais ce sera pour peu de temps!» s'écria-t-il en levant le poing vers le ciel; et il se précipita dans le navire pour y épancher sa fureur, au grand étonnement de ses compagnons de voyage.

Un matin, Venturino tenant le bras de son père, de sa petite main lui indiquait les montagnes de la terre ferme couronnées de nuages fantastiques, tout à coup il s'écria: «Vois, vois ce vaisseau qui s'approche. Il porte sur sa voile la vipère de Milan.»

A cette vue son père ne put s'empêcher de frissonner. Lorsque le vaisseau s'approcha, chacun reconnut qu'il portait les armes de Pise écartelées de celles des Visconti. On sut bientôt à bord que Pise s'était alliée aux Visconti de Milan.

Chacun commenta cette nouvelle à sa manière; mais Francisco en fut vivement épouvanté, son fils et lui étaient perdus s'ils abordaient un port de Pise. Pâle colonie les voiles de son bâtiment, il commença à supplier le capitaine de retourner en France, s'offrant à lui payer non-seulement les frais de la traversée, mais tout le dommage qui pourrait en résulter pour lui et pour les passagers, et à lui donner en outre une forte récompense. Il lui avoua tout; mais cet homme levant les épaules, lui répondit: «Je dois être aux ordres de ce seigneur.»

Et il indiqua Ramengo, qui lui dit brusquement:

«Votre devoir est de continuer votre route.»

Quel voile ces paroles firent tomber des yeux de Pusterla! Raisons, supplications, larmes, que ne tenta-t-il pas pour attendrir ce misérable! Il se jeta même à ses pieds avec son fils; il lui embrassa les genoux, lui rappelant les antiques bienfaits de sa famille, le nom de Rosalia: «Vous aussi, lui dit-il, vous devez comprendre l'amour paternel, car un instant au moins vous avez été père.»

Le rire satanique qui errait sur les lèvres de Ramengo en contemplant l'humiliation, en entendant les prières de son ennemi, se changea en un rugissement féroce à ces dernières paroles, «Et je serais encore père et époux si tu n'avais pas existé, maudit!» s'écria-t-il en repoussant le père suppliant, avec un geste brutal. Puis il ajoutait: «Mais rends grâces à Dieu, qui m'a donné la consolation de te voir torturer dans ces affections dont tu m'as privé.»

Pusterla ne pouvait comprendre tout le gens de ces paroles; mais il avait reconquis le sentiment de sa dignité. Se relevant vivement, il s'éloigna de Ramengo avec indignation, sans ajouter un seul mot; puis il embrassa son enfant, assis sur ses genoux, avec le calme du désespoir.

Cependant le navire, avait été signalé; et de derrière la Capraja débouchèrent deux galères faisant force de rames, qui vinrent à sa rencontre. La vipère des Visconti, peinte sur le pavillon, ne laissait point de doute sur leur maître, Pusterla les regarda s'approcher et ferma les yeux dans l'attente d'un malheur inévitable.

A peine les deux vaisseaux furent-ils proches du Caspio, qu'ils le sommèrent d'amener les voiles et de laisser aborder. Le capitaine Samminiato requit les noms des passagers, et Ramengo se présenta devant lui, et, montrant le triste groupe du père et de son enfant, il s'écria: «Celui-ci est Francesco Pusterla.» On le chargea de chaînes et on le mit à fond de cale, où il eut du moins la consolation de n'avoir plus sous les yeux l'infâme Ramengo.

Celui-ci le fit conduire à Gènes, et de là, après une quarantaine qu'on lui imposa à cause de la peste qui régnait alors en Toscane, il entra dans Milan par cette même porte du Tesin qui s'était ouverte pour lui lorsqu'il faisait partie de la marche triomphale, et il se présenta à la cour de Luchino.

Le bouffon Grillincervello se tenait dans l'antichambre, au milieu des camériers et des pages. Il courut aussitôt trouver Luchino. «Combien voulez-vous me payer, si moi, avec ma poudre de perlimpinpin, je vous fais comparaître en personne Ramengo de Casale?»

Luchino ne montra ni étonnement ni plaisir. Il l'attendait, et répondit sèchement: «Qu'il entre.

--Qu'il entre ici ou dans la geôle? demanda Grillincervello surpris.

--Ici, ici, répliqua Luchino.

--Et faut-il que j'aille avertir maître Picci d'apprêter les instruments de son métier?

--Moins de folies,» interrompit Luchino, sombre comme un dies iræ; Grillincervello, qui se sentait encore des coups qu'il avait attrapés dans la citadelle de la Porte Romaine, ne se le fit pas dire deux fois. Il introduisit Ramengo, et dit aux désœuvrés de l'antichambre: «Je n'avais jamais vu les grives souper avec le chasseur.»

Lorsque le vil courtisan fut en présence du prince, il lui raconta toutes les trames qu'il avait ourdies, lui rappela et lui fit contresigner de sa main le bref d'impunité qu'il lui avait demandé pour lui et pour son fils, et faisait sonner bien haut ses services, il lui demanda des honneurs pour réparer les brèches que son dévouement n'aurait pas manqué de faire à sa réputation. Luchino ne le laissa pas finir, et le toisant d'un air ironique, d'un geste furieux et méprisant il jeta à ses pieds une bourse pleine d'argent.» Tiens, lui dit-il, tes pareils se paient avec de l'argent et non avec des honneurs!» et il ne voulut pas en entendre parler.

Quant au malheureux Pusterla, il ne larda pas non plus à arriver, et le peuple courut voir ce fameux chef de rebelles qui voulait bouleverser Milan, défaire la Seigneurie, en renouveler la religion. Il lut renfermé dans la tour de la porte Romaine, où la triste Marguerite l'aperçut précisément entrer, et nous l'avons laissée évanouie à cette vue. L'infortunée s'efforçait de ne pas en croire ses propres yeux. Mais toute son incertitude cessa un jour que le geôlier Macaruffo entra dans son cachot avec des manières affectées et un visage rechigné, s'écriant: «Quelle puanteur en cet endroit! quelle odeur de renfermé! Pourquoi ne donnez-vous pas de l'air à cet appartement?» Et il s'éventait avec un morceau de soie. Marguerite reconnut promptement le tissu où elle avait commencé à broder une marguerite qu'elle n'avait pas finie. Ce tissu avait été pris par Buonvicino dans le salon, le dernier jour qu'il y entra, et on se rappelle qu'il avait remis ce précieux don à Pusterla, qui le porta toujours depuis sur lui. En le revoyant, Marguerite fut vivement émue:

«Qui vous a donné cette broderie? demanda-t-elle avec anxiété au geôlier.

--Quoi? plaît-il? répondit le rustre en la déployant malicieusement devant ses yeux. Un autre camarade me l'a donnée, logé là auprès, et que vous connaissez.

--Franciscolo?

--Bien deviné. Le seigneur seigneurissime Pusterla.

--C'est vraiment lui! s'écria-t-elle, plutôt en se parlant à elle-même qu'en interrogeant le geôlier, qui continuait:

--Lui-même; en doutez-vous? Croyez-vous donc qu'il ne nous arrive ici que des habits de futaine? Regardez, il est sous la clef que Voici.

--Et son fils?

--Oh! il y est aussi, bien entendu. Ce serait une barbarie de séparer le fils de son père.»

Bien qu'elle s'efforçât de se tromper elle-même, Marguerite était convaincue que son mari et son fils étaient ses voisins de captivité; et son cachot désolé le savait bien, qui retentissait nuit et jour de gémissements sans consolation. Mais se l'entendre assurer à cette heure, mais se voir, par les ironiques discours de ce bandit, arracher le dernier fil de ses espérances, faisait sur elle l'effet que produit sur le condamné la lecture de la sentence de mort, lors même qu'il en connaît d'avance la teneur.

«Et, continuait Macaruffo, il m'a donné cette fleur, voyez comme elle est belle, pour que je vous salue et que je vous la fasse voir.

--Il sait donc aussi que je suis ici? demanda Marguerite.

--Oui, il m'a dit que je vous salue et que...

--Et quelle autre chose me fait-il dire?

--Oh! il vous fait dire beaucoup d'autres niaiseries, mais je ne m'en souviens plus.

--Hélas! cherchez à vous les rappeler, disait Marguerite;» mais ce misérable, incapable d'aucun noble sentiment, répondait:

«Me les rappeler? N'aurait-elle point, votre seigneurie, quelque chose dans sa poche pour me rafraîchir la mémoire?

--Rien. Bon Dieu! vous le savez, tout le peu qui m'était resté, je vous l'ai donné tout entier. Quelle chose me reste-t-il que ce vêtement usé? Hélas! veuillez me faire cette grâce par charité. Qui sait si un jour je ne redeviendrai pas en état de vous récompenser? sinon, Dieu vous en récompensera.»

Et douce, suppliante, appuyant ses belles mains sur les épaules du geôlier, elle tentait de fléchir son impassible cupidité. Mais ses prières ne faisaient pas plus sur lui que le souffle d'un vent d'avril sur une montagne de marbre. Et:

«Que Dieu! que diable! quelle charité? quelle récompense? disait-il. La charité, je suis homme à la recevoir et non pas à la faire. Hé! qui sait, les promesses pour l'avenir, l'ivrogne ne les écrit point. Parlons bref: ou vous avez quelque chose à me donner, et je parle; ou vous n'avez rien, et alors renfermez votre curiosité en vous-même, parce que je me tais.»

Et comme elle n'avait rien pu soustraire à la rapacité de Macaruffo, elle ne pouvait lui donner que ses larmes, ses supplications amères, et se jeter à genoux et prier le Seigneur. Mais le geôlier s'en alla, toujours impitoyable, faisant sonner ses clefs plus rudement en fermant les portes, et s'éloigna en chantant. Bientôt Marguerite n'entendit plus que les pas de la sentinelle qui passait nuit et jour devant la prison, et dont les pieds, retombant alternativement, ressemblaient à deux poids métalliques frappant en mesure le pavé.



CHAPITRE XVIII

LE SOLDAT.

UR le pavé de la prison, dans le corridor, Macaruffo, étendu tout du son long, dévorait avec appétit un morceau de pain bis et une tranche de lard. De temps en temps il avalait quelques gorgées d'un broc de vin qu'avec une affectueuse dévotion il tenait entre ses jambes. Il faisait nuit. Un profond silence régnait partout. Pour toute lumière, un lampion vacillant suspendu à la voûte, et à droite de Macaruffo une lanterne sourde dont les rayons, l'éclairant à demi, se réfléchissaient sur le paquet de clefs qui pendaient à sa ceinture. Une sentinelle silencieuse se promenait de long en large, faisant résonner du bruit monotone de ses pas les voûtes du corridor. Ce soldat s'arrêta enfin à côté du geôlier, et s'appuyant sur le bois de sa lance, il se courba un peu vers le Bergamasque et lui adressa la parole: «Compère, ton souper est frugal.

--Pain d'un jour et vin d'un an, répondit l'autre.--C'est toujours ainsi.» Et avalant une gorgée de vin, puis s'essuyant la bouche avec le dos de la main gauche, il ajoutait en branlant la tête:

«Si ce n'eût été, si ce n'eût été...

--Mais si ce métier maudit te pèse si fort, pourquoi ne pas le quitter?

--Le quitter! bon Dieu, tu me fais lire, quoique je n'en aie guère envie. Tu as beau jeu à parler, toi qui portes toute ta maison dans ta valise. Mais, dis-moi: comment faire alors pour nourrir une femme et une nichée d'enfants?

Cependant, si tu trouvais à vivre autrement, le ferais-tu, hein?

--Si je le feras? et de bon cœur! Je ne sais pas quelle vie je n'accepterais pas pour échapper aux clefs, aux nerfs de bœuf, aux menottes et aux chaînes; pourvu pourtant qu'il ne fallût pas travailler de mes mains. Il me conviendrait de me promener tout le jour à faire la ronde comme toi.

--Mais, dis-moi, si ton métier t'offrait l'occasion de gagner?

--De gagner? demanda Macaruffo avec anxiété, de gagner de l'argent?

--Par exemple, une cinquantaine de florins d'or.

--Oui, oui, la chatte les couve. Prends, prends-moi ce broc, mon camarade. Je vois que ton cerveau commence à battre la chamade, et je veux lui porter le dernier coup.

--Je ne perds nullement la tête, et je parle très-sérieusement...»

Et il tira de sa poche une bourse dont les mailles laissaient voir une belle somme d'or.

«Toi! s'écriait, toi, pauvre soldat, tu as reçu une si belle grâce de Dieu! oh! le gras mélier que la guerre! qui vole le plus est le plus brave!

--Ces florins répliqua le soldat avec une colère mal réprimée, ne sont pas volés, mais bien acquis. Et... et s'ils étaient à toi?

--S'ils étaient à moi, répondit l'autre d'un ton de stupeur, s'ils étaient à moi, je demanderais si Bergame est à vendre.

--Eh bien! ils peuvent être à toi avant demain matin, et sans qu'il t'en coûte la moindre peine..

--Est-ce que tu plaisantes? Mais pour les gagner, dis vite, que faudrait-il faire?

--Rien autre chose, répondit le soldat en baissant la voix, que de tirer un verrou et de laisser sortir deux oiseaux de la cage.

--Pst! fit le geôlier en mettant la main sur la bouche de la sentinelle. Puis, d'un ton sérieux et profond:

«Quoi! comment, deux prisonniers? Bon Dieu! mon camarade, je sais que tu te moques de moi.»

Il se tut, puis reprit quelques instants après d'une voix qui indiquait plus de regret que de colère:

«Cela te paraît peu de chose, laisser fuir deux prisonniers... Demain on les cherche, ils n'y sont plus. «Eh! Lasagnone, qu'est-ce que cela veut dire? --Illustrissime seigneur, je n'en sais rien, moi, proprement rien, en conscience.» Et lui: «Hors la camisole. Qu'on lui mette la corde au cou, et de la corde à la potence...» J'aurai fait la panade au diable. L'argent me va bien, mais la potence!

--Certainement, certainement. Mais il me semblait qu'avec cinquante de ses petits frères dans la sacoche, il y avait mieux à faire que ce métier. Réfléchis! en quatre heures tu es aux frontières. Tu passes l'Adda, et te voilà dans ta maison, sur les montagnes, où j'appellerai braves ceux qui viendront t'y chercher. Tu revois ta femme, tes enfants; tu relèves ta maison, tu deviens riche.

--Mais quels sont ces prisonniers? dit Macaruffo en faisant un effort visible.

--Bon, pour que tu ailles les nommer.

--Quoi, moi un espion? non, pas pour le double de l'or que tu m'as offert. Parle donc, qui sont-ils?

--Ce seigneur et cette dame, dit le soldat en montrant les cachots qui renfermaient Pusterla et Marguerite.

--Capperi! de gros oiseaux.

--Gros ou non, qu'est-ce que cela te fait?

--Cela me convient, dit Macaruffo; mais, d'honneur! ce n'est pas l'arpent qui me décide. A propos, le seigneur n'a-t-il pas un enfant avec lui?

--Qui, son fils, leur enfant à tous deux.

--Mais, je veux dire, ils vont donc le laisser ici?

--Non, non, il s'en ira avec eux.

--Mas tu n'as parlé que de deux personnes.

--Oh! l'autre, c'est sous-entendu. C'est la bonne mesure par-dessus le marché.

--Que parles-tu de bonne mesure, de par-dessus le marché? Trois personnes pour cinquante florins d'or! Tu n'es pas raisonnable, et nous n'en parlerons plus, si tu ne le deviens pas davantage.»

Le soldat lui montra un diamant qu'il avait au doigt, et lui remettant les florins d'or, lui promit le diamant aussitôt que les trois prisonniers seraient sortis de leur cachot. Le marché fut conclu, et Macaruffo, joyeux, se mit à compter ses florins d'or.

Ce soldat était Alpinolo, que nous avons laissé, dans cette funeste soirée du 20 juin 1310, sur la route de Brera, où il remit à Buonvicino le jeune fils de Pusterla. Certain d'être inscrit sur les listes de proscription, désespéré surtout de l'imprudence qui, en livrant à Ramengo le secret d'une conspiration imaginaire, avait fait prendre et traiter des mécontents comme des révoltés, il se mit d'abord à fuir au gré de son cheval, plutôt par un mystérieux instinct de conservation que par un acte bien réfléchi de sa volonté. Puis lorsque sa pensée parvint à se dégager des ténèbres qui l'obscurcissaient, et qu'il put voir clairement sa situation, dégoûté de la vie, résolu d'en finir avec les angoisses de ses remords, il tourna brusquement son cheval et reprit au galop la route de Milan. Il en était à peu de distance, lorsqu'il rencontra une troupe de proscrits dont il connaissait les principaux membres, qui lui firent rebrousser chemin, combattirent sa résolution et l'emmenèrent avec eux. Il demeura quelque temps avec ses frères d'infortune; mais les malédictions, dont ils accablaient l'auteur inconnu de la persécution qui était venue les atteindre, la pensée poignante qui torturait Alpinolo, que c'était lui, lui-même qui en était le véritable auteur, lui rendirent leur compagnie insupportable, et un jour, n'écoutant que son désespoir, il les quitta brusquement.

Il se rendit à la cabane des bons meuniers qui avaient pris soin de son enfance. On a vu, par le récit de Maso à Ramengo, comment il y arriva, et comment il avait laissé en partant son cheval, son argent et les lettres de sa mère; mais ces braves gens, lorsqu'il partit, n'avaient point pénétré les funèbres pensées qui l'agitaient. Las de cette vie et des hommes, il résolut de mettre fin à ses jours. Après avoir jeté un dernier regard sur la maison des meuniers, qu'il apercevait encore dans le lointain, il se précipita dans le fleuve, et les flots se refermèrent sur lui; mais porté au fond de l'eau par l'effet de son propre poids, augmenté par la vitesse de sa chute, un mouvement de réaction le ramena bientôt à la surface, pendant que le courant l'emportait toujours en avant. A ce moment, l'instinct animal se réveilla en lui; presque à son insu, et sans qu'il eut aucune conscience raisonnée de ce qu'il faisait, ses mains s'étendirent pour fendre les flots, et comme il était excellent nageur, il réussit promptement à gagner la rive, où, épuisé de fatigue, il tomba dans une torpeur semblable au sommeil. Revenu à lui, il se repentit de sa tentative de suicide. «Je dois vivre, dit-il; je vivrai pour mon tourment et pour punir ce traître infâme.»

Lorsqu'il eut séché au soleil ses habits, désormais sa seule fortune, il se mit au service des paysans pour gagner sa vie. Parvenu en travaillant jusqu'à Pise, il y retrouva tous ses anciens amis de Milan, et reprit avec eux cette vie des bannis si pleine d'espérances, de projets, d'exagérations, qui, pour la plupart, se résolvent en fumée.

Un jour qu'ils cherchaient de concert les moyens les plus prompts de recouvrer leur patrie, un des plus passionnés eut l'idée d'attenter aux jours de Luchino. Exalté par les discours qu'il avait entendus, entraîné d'ailleurs par sa propre haine, Alpinolo proposa de se charger de l'exécution de ce crime.

Une acclamation unanime le confirma dans sa résolution. Milan est une grande et populeuse cité; la barbe qui ornait son jeune visage et qui était taillée à la mode des soldats, ses cheveux arrangés d'une façon nouvelle, un costume différent, lui donnaient l'assurance de n'être point reconnu. On parlait précisément, à cette époque, des recrutements que faisait Luchino parmi les brigands qui, après avoir désolé la contrée, las des profits incertains et irréguliers de leur vie errante, s'enrôlaient avec plaisir sous un drapeau mercenaire, et sous le commandement de Sfolcada Melik, et devenaient les gardiens des lieux qu'ils avaient d'abord infestés.

Alpinolo se détermina à s'enrôler dans ces bandes. Il partit donc, encouragé par tous ses compagnons.

Il se rendit d'abord chez Maso, à qui il demanda le cher dépôt qu'il lui avait confié, l'anneau et les lettres de sa mère. Quelles imprécations il lança contre le ravisseur de ces gages sacrés, lorsqu'il apprit que la faiblesse de Nena avait livré à un étranger les lettres de Rosalie. Mais quand on lui apporta le diamant, comme un père qui retrouve un fils longtemps perdu, il s'apaisa, le pressa contre ses lèvres, et plus d'une grosse larme tomba de ses yeux sur cet unique souvenir de ses parents. Il alla se prosterner sur le monticule qui recouvrait la dépouille mortelle de sa mère, raviva les fleurs qui poussaient à l'entour, et prit congé des bons meuniers.

«Maintenant, tu seras de retour Dieu sait quand, lui disait la Nena. Je suis vieille, une autre fois tu ne me trouveras plus; souviens-toi toujours de moi dans tes prières.

--Point d'idées tristes, ajoutait Maso. Nous nous reverrons, n'est-il pas vrai, seigneur Alpinolo?

--Oui, répondait-il, peut-être plus tôt que vous ne le pensez.

--Et d'une humeur plus gaie, reprenait la Nena.

--Et chargé d'honneurs et de richesses,» ajoutait Maso, qui, ayant vu le monde, savait en quoi consistent les félicités.

Alpinolo partit; il joignit une troupe de ces recrues, et entra avec elles dans la Lombardie. Tristes compagnons! ils étaient tous couverts de haillons, la plupart étaient en outre borgnes mi manchots, parce qu'ils avaient subi, comme voleurs, la peine imposée par les statuts de Milan, qui infligeaient la perte d'un œil pour le premier vol, et celle d'une main pour la récidive; pour la troisième, la potence.

Il est facile d'imaginer ce que soutirait Alpinolo lorsqu'il vit la tranquillité publique tromper les rêves qu'il avait formés dans l'exil, et lorsque tout dans Milan lui rappelait les joies de sa jeunesse, les maîtres bienfaisants qui les lui avaient procurées, et qu'il devait s'accuser de les avoir plongés dans un abîme de malheurs. Il souffrait d'autant plus qu'il ne pouvait s'abandonner à ses chagrins que dans la solitude où il se réfugiait souvent pour songer à l'engagement qu'il avait pris.--L'occasion favorable de tuer Luchino s'était plus d'une fois offerte à lui, mais au moment de frapper il sentait son murage l'abandonner. Il s'excitait à marcher en avant, mais il reculait épouvanté devant l'impérieuse voix de sa conscience.

Il était un jour, à midi, appuyé dans ce coin du Broletto Normand où il s'était laissé trahir par Ramengo. Pendant des heures et des heures il tenait les yeux fixés sur la porte des Pusterla, par où il avait vu entrer Marguerite. Il alla à la Madone de San-Celso, qui, précisément à cette époque, avait commencé à devenir célèbre par ses miracles, et avec une ferveur brûlante, mais inquiète et tourmentée, bien différente de celle de l'homme qui demande la justice et obtient la paix, il supplia Notre-Dame. «Donnez-moi la force nécessaire pour tuer votre ennemi, l'ennemi du bien public, l'ennemi de cette sainte qui savait si bien vous imiter. Si vous me faites cette grâce, je fais vœu d'aller à Nazareth, comme un pèlerin armé, et de n'en pas revenir que je n'aie mis à mort mille de ces infidèles qui refusent d'adorer votre saint nom.»

Dans cette prière insensée, dans ce vœu de vengeance fait à la Mère des miséricordes, il crut avoir puisé une nouvelle fermeté, et peu de jours après il lui parut se présenter une occasion favorable. Il était de garde près d'un pavillon de plaisance situé au milieu d'un bois artificiel, dans le parc de Belgiojoso, délices des Visconti. En regardant à travers les barreaux de la jalousie, qui laissait librement circuler l'air, il vit Luchino qui, enveloppé dans un manteau, s'était endormi seul avec ses deux mâtins à ses pieds et qui dormaient aussi. Alpinolo renouvela son vœu, s'approcha, brandit le poignard, le leva sur la tête du tyran, et s'écria au dedans de son cœur: «Chien! tu ne le réveilleras plus qu'au jour du ingénient!»

Le jour du jugement! Cette idée arrêta son bras. «Le jour du jugement! lui et moi nous nous trouverons un jour en présence d'un commun juge! à ce tribunal, Luchino paraîtra avec le cortège de ses crimes--Et moi! devrai-je me montrer la main chargée d'un assassinat?» Il résolut de renoncer à son projet et s'efforça de sortir sans bruit; mais il n'en put faire si peu qu'il ne réveillât les chiens. Ils se levèrent en aboyant. Luchino se réveilla, et se leva en portant la main à son épée. Le hasard voulut qu'à l'instant même le capitaine Lucio entrait d'un air de triomphe rapporter comment on avait conduit dans la citadelle de la porte Romaine Francesco Pusterla et son fils.

La présence du soldat fut interprétée comme un acte de zèle et pour avertir le prince de l'approche du nouvel arrivant, et Alpinolo fut sauvé. Mais le plus horrible des supplices, mais être déchiré, lambeau par lambeau eût à peine égalé pour lui la torture qu'il éprouva en entendant l'atroce nouvelle, en voyant l'impitoyable joie de Luchino et du capitaine de justice, qui se disaient entre eux: «Maintenant, nous allons les faire marcher rapidement. Demain à Milan, et la chose sera bientôt faite.»

Son imprudence, lui avait donc encore réservé ce supplice. Aussi qui dépeindra ses épouvantables fureurs? A partir de cette heure, toute autre pensée fit place dans son esprit à celle de délivrer ces infortunés.

Il lui fut facile de se faire charger de la garde des prisons de la porte Romaine. Nos lecteurs savent déjà comment il gagna le geôlier, et à quel prix Macaruffo lui promit de laisser échapper ses trois prisonniers.



Bulletin bibliographique

La Recherche de l'Inconnue; par A. de Lavergne (2).--Voyage où il vous plaira; par Tony Johannot, Alfred de Musset et P.-J. Stahl (3).--Les Fastes de Versailles; par H. Fortoul.(4).

Note 2: Deux vol. in-8, Dumont 15 fr.
Note 3: Un vol. in-8, Herzel, 12 fr.
Note 4: Un vol. in-8, Houdaille. 16 fr.

Le nouveau roman que vient de publier le fécond auteur de la Duchesse de Mazarin devrait s'appeler la Blonde et la Brune, ou Laquelle des Deux, ou les Deux Maîtresses. Au lieu d'une inconnue qu'il nous promet, M. A. de Lavergne nous en donne deux, et encore ses deux héroïnes ne restent-elles pas longtemps ce qu'elles devraient être. Dès les premiers chapitres son héros les connaît; il les trouve même sans les chercher, et il ne les reperd plus sérieusement. La première qualité d'un titre, ce n'est pas seulement de piquer la curiosité, c'est d'être vrai.--Quels que soient d'ailleurs l'intérêt et le mérite d'un livre, le lecteur garde toujours une certaine rancune secrète contre lui s'il n'a pas réalisé les rêves de son imagination.--La recherche de l'inconnue... à l'annonce d'une semblable expédition, qui ne se représente... Mais à quoi bon, en vérité, inventer ici le roman que M. A. de Lavergne aurait du faire? racontons plutôt en quelques mots celui qu'il a fait.

M. Arthur d'Escorailles, le héros de ladite histoire, est «un véritable maître Jacques littéraire, courtisant toutes les Muses, couronné par toutes les gloires, tour à tour, et, suivant l'occasion, romancier, feuilletoniste, auteur dramatique, critique au besoin, poète même..., beau d'ailleurs et blond, et fils de l'Auvergne.» Il a eu de grands succès littéraires, tous ses amis envient son sort et les étrangers sont fiers de le connaître, etc. Inutile d'ajouter qu'il habite Paris. Un jour, en revenant de ses montagnes, où il était allé retremper son imagination fatiguée, il fit, dans le coupé de la diligence, la rencontre d'une jeune fille de dix-sept ans, «la plus ravissante créature qu'il fut possible d'imaginer: de grands yeux bleus, un visage plein de candeur et d'ingénuité, harmonieusement encadré dans de beaux cheveux d'un blond cendré retombant en grappes, le long de ses joues, jusqu'à la naissance du cou le plus souple et le plus élégant qui se puisse voir.» A cet aspect, le jeune lion littéraire «tressaillit et demeura la bouche béante, en proie à une telle stupéfaction, que celle qui en avait été l'objet ne put réprimer un sourire, sourire plein de charmes et qui laissa entrevoir à demi cachée dans des lèvres de corail une double rangée de dents blanches et fines comme des perles.» Ce premier regard avait,--cela se voit ailleurs que dans les livres,--transpercé deux cœurs des flèches de Cupidon.--Mais quelle était cette jeune fille inconnue? Bien qu'il eût fait des romans, Arthur d'Escorailles ne sut ni le deviner ni l'apprendre. Il ne put même pas lui parler, car il en était sépare par un obstacle insurmontable, un gros père bourru qu'il avait offensé en le priant poliment de ne pas dormir sur son épaule.--Mais «tant que la lune brilla au ciel, il resta les yeux amoureusement fixés sur cette jeune fille, et elle ne ferma pas les siens.»

A peine de retour à Paris, Arthur d'Escorailles raconta cette aventure à quelques-uns de ses amis avec lesquels il avait dîné. Le soir même, en rentrant chez lui, dans sa chartreuse, pour faire une toilette de bal, son nègre lui remit un petit paquet d'une forme toute particulière et soigneusement cacheté. C'était un charmant bouquet de marguerites avec le billet suivant: «Voici mon nom, et je vous aime.»

Ici donc, c'est-à-dire dès les premières pages du roman, commence la recherche des inconnues. Arthur d'Escorailles aime une jeune fille qu'il a vue, mais dont il ignore même le nom; il est aimé d'une femme qu'il n'a jamais vue peut-être, mais dont il connaît le nom. Comment les retrouver? Il nous paraît, quant à nous, avoir une trop grande confiance dans son bon génie, et ne pas s'inquiéter assez du résultat de cette aventure. Il s'habille tout simplement, et bien qu'il soit invité à la soirée du duc d'Orléans, il accompagne à un bal bourgeois un de ses amis qui veut à toute force le présenter à sa future.

Arthur d'Escorailles est, en vérité, plus heureux qu'il ne mérite de l'être. Ce soir-la même un hasard providentiel lui fait retrouver ses deux inconnues, qu'il ne cherche pas: il revoit celle qu'il aime dans le bas de la rue des Lombards. Elle se nomme Laure; elle est la fille d'un négociant et la future de son malheureux ami. Celle dont il est aimé lui apparaît une heure après aux Tuileries dans les salons du duc d'Orléans. «C'était une jeune mariée, d'environ vingt-deux ans, grande, brune, élancée, belle de cette beauté toute plastique et toute sensuelle que la statuaire antique a prêtée à Diane Chasseresse. Elle avait les cheveux coiffés en bandeaux avec une couronne de marguerites entremêlées de diamants; sa robe de satin blanc était recouverte d'une robe de dentelle en forme de tunique, attachée sur les épaules par des agrafes de diamants, et relevée par des bouquets de marguerites; enfin, elle tenait à la main un bouquet exactement semblable à celui qu'Arthur d'Escorailles avait reçu lu soir même. En passant devant lui, elle se retourna avec beaucoup de vivacité et lui lança un tendre regard, un de ces regards dont l'un des maîtres de la lyre, Ronsard, disait si poétiquement au seizième siècle:

J'ai vu ses yeux, j'en ai bu le poison;

puis elle disparut, et Arthur, arrêté par le duc d'Orléans, ne put ni la suivre ni la retrouver.

Comme on le voit par cette rapide analyse, le sujet du roman se dessine nettement. Il ne s'agit plus de savoir désormais si le héros retrouvera les deux héroïnes, mais laquelle des deux il préférera, ou plutôt s'il ne les aimera pas toutes les deux en même temps. Arthur d'Escorailles est longtemps indécis: pendant plusieurs mois il lutte entre son cœur et ses sens, entre un bonheur légitime et une passion coupable; se décide-t-il un jour à épouser Laure, le lendemain il renonce au mariage pour l'amour adultère; bien qu'elle lui ait avoué qu'elle ne l'aimait pas qu'elle ne l'avait jamais aimé, que sa déclaration était une mystification, il poursuit Marguerite et se bal en duel avec son mari, le marquis de Saint-Fare. Grièvement blessé, il est soigné et sauvé par Laure, mais il ne pense qu'à Marguerite, qu'il a aperçue un instant au chevet de son lit. Une seconde fois il se résout à se marier avec la jeune fille dévouée. La femme passionnée devient veuve... Que fera-t-il alors? C'est là le secret de M. A. de Lavergne, et nous sommes incapable de le trahir.

Ce nouveau roman n'ajoutera rien, nous le craignons, à la réputation si bien établie de l'auteur de la Duchesse de Mazarin. Il est tout à la fois trop long et trop court. Certains tableaux sont surchargés de détails inutiles, et les caractères des personnages principaux ne nous semblent pas toujours ni suffisamment originaux, ni assez développés. Mais le sujet, fort intéressant d'ailleurs, est traité avec une grande habileté de mise en scène. On sent, en lisant la Recherche de l'Inconnue, que M. A. de Lavergne a déjà fait beaucoup de drames et de romans. Nous avons une trop haute opinion de son talent pour ne pas lui donner le conseil de songer un peu plus à l'avenir qu'au présent, et de préférer des succès vraiment littéraires à des triomphes de feuilletons.

Abandonnons donc la Recherche de l'Inconnue, et tentons pour un moment une autre entreprise: c'est un Voyage où il vous plaira, écrit à la plume et au crayon. Qui de vous, ô lecteurs de l'Illustration, ne se laisserait séduire par les trop irrésistibles attraits d'un si beau titre? Comme tous vos semblables en général, vous aimez, j'en suis convaincu, à faire ce qui vous plaît; mais mieux que beaucoup d'entre eux qui sont privés du bonheur dont vous jouissez, vous savez apprécier ce genre d'ouvrages, où la plume et le crayon prennent plaisir, tantôt à expliquer les curieux mystères de leurs plus ravissants caprices; tantôt à vous représenter simplement tels qu'ils ont eu lieu ou tels qu'ils sont, les objets et les événements que vous pouvez regretter de n'avoir pas vus. D'ailleurs, admirez-vous beaucoup de dessinateurs plus gracieux, plus originaux et plus habiles que Tony Johannot? Existe-t-il, à votre connaissance, un grand nombre d'écrivains qui aient autant d'imagination, d'esprit et de finesse, et qui sachent profiter avec autant de bonheur de toutes les ressources de notre langue, que MM. Alfred de Musset et P. J. Stahl? Pourriez-vous résister aux séductions réunies de ce titre piquant et de ces noms si justement aimés? Ouvrez, ce magnifique volume, l'Avant-Propos mettra fin à votre irrésolution. Que ne vous promet-il pas, en effet?--et je me rendrais, au besoin, son garant,--il tiendra toutes ses promesses.

Ce n'est pas qu'il vous dise pourquoi vous partez ni où vous allez. Une pareille confidence pourrait avoir ses dangers. Pourquoi voyage-t-on? N'est-ce pas, en outre de l'avantage incontestable que chacun ne peut manquer de trouver à changer de lieu ici-bas? n'est-ce pas surtout pour courir après l'imprévu, par exemple, et faire (en tout bien tout honneur) les yeux doux au hasard?...

Mais si les auteurs du Voyage où il vous plaira ne vous confient pas leur projet, pour ne pas gâter par avance ce qu'il y a de meilleur dans tout voyage, le petit bonheur des surprises, le bénéfice des rencontres, etc., ils s'engagent «à vous conduire sans encombres, sans accidents, sans culbutes, sans trop de paroles et sans trop de frais, à l'abri du froid lui-même--pour peu que vos portes soient bien closes et vos cheminées bien garnies--tout au bout de ce monde d'abord et même un peu dans l'autre, pour peu que vous y soyez disposé; tout cela, songez-y bien, sans qu'il vous soit besoin de rien quitter, ni vos enfants, qui sont les plus aimables enfants du monde et qui ne sont de trop nulle part;--ni vos amis qui vous aiment, ni le coin de votre feu que vous aimez; rien, enfin, de ce qui vous plaît ou de ce qui vous retient...»

A ce compte-là, qui ne partirait pas? Parlons-nous?... Quant à moi, dussiez-vous rester ou m'abandonner en route, je pars; je suis parti.

Il était une fois un brave et bon jeune homme qui ne pouvait rester en place; c'était son seul défaut (j'ai un ami intime qui lui ressemble). On n'est bien, disait-il, que là où l'on n'est pas,» et là dessus il parlait. Bref, il avait la passion des voyages et il la satisfaisait constamment. Cependant, après avoir fait quatre ou cinq fois le tour du monde, il revint un jour dans son pays natal, bien décidé à ne plus jamais repartir. Ce brave et bon jeune homme était amoureux; plus en outre résolu que M. d'Escorailles, il allait épouser la belle Marguerite, qu'il aimait. La veille du jour fixé pour la célébration de son mariage, il rentra chez lui un peu tard, tourmente par certains regards trop sévères que lui avait jetés durant la soirée son futur beau-père. Il alluma sa pipe et brûla tous livres de voyages, qu'il ne regardait plus que comme d'absurdes mensonges. Mais cet effort l'avait anéanti: il retomba sans forces dans son fauteuil, s'endormit et rêva. Tout à coup on frappa à la porte. «Entrez!» s'écria-t-il. C'était Jean, son bon, son cher Jean, son meilleur ami, son fidèle compagnon de voyage. «Viens avec moi.» lui dit Jean. Il hésita un instant à la pensée de sa Marguerite, puis il partit. Est-il besoin de vous rappeler qu'il avait la passion des voyages?

Quant à moi, bien que j'aime beaucoup à voyager, je ne les suivrai point. Qu'il me suffise de vous apprendre que Franz, c'est le nom du fiancé, a laissé une relation manuscrite de ce voyage, à laquelle MM. A. de Musset et Stahl ont emprunté les épisodes suivants:
Les fleurs des bois;
L'histoire d'un berger;
Les amours du petit Job et de la belle Claudine;
La vie et la mort;
Les étoiles;
L'histoire de l'homme au grand chapeau;
Un jour à Londres.

En quittant l'Angleterre, nos deux voyageurs firent le tour de l'Europe (ils avaient déjà fait celui des quatre autres parties du monde); bref, en revenant dans je ne sais quels pays, le navire qui les portait fut assailli d'une violente tempête et sombra. Franz perdit un instant connaissance. Quand il rouvrit les yeux, il lui sembla entendre trois petits coups frappés à sa porte. «Entrez,» s'écria-t-il. C'était M. Kolb, son tailleur, qui lui apportait son habit de noces. A sa grande surprise. Il se trouvait dans sa chambre,--sa chère petite chambre bleue.--pareille en tout à celle de sa fiancée;--c'était dans son fauteuil qu'il s'était endormi, qu'il avait couru les aventures, qu'il était parti enfin et revenu; mais de coursiers ailés et de navires, de voyages et de naufrages et de morts, il n'était pas question; il n'avait fait qu'un rêve. Le lendemain il épousa sa fiancée. Sa noce fut superbe: elle dura trois longs jours; on y dansa, on y valsa, on y tira un grand nombre de coups de fusil, on y fit tout le bruit qu'à tort ou à raison on a coutume de faire autour des gens qui se marient; mais enfin. Dieu merci, chacun rentra chez soi.

Tel est le cadre ingénieux qui a fourni à MM. Alfred de Musset et P.-J. Stahl l'occasion d'écrire 170 pages fort agréables à lire, et à M. Tony Johannot celle de composer 63 de ses plus charmants dessins gravés sur bois. Comme livre d'étrennes et de salon, le Voyage où il tous plaira sera un des plus grands et des plus légitimes succès de l'année 1843.

Les Fastes de Versailles ont déjà plusieurs années d'existence; mais l'édition que nous annonçons (la troisième ou la quatrième) est à peine terminée. D'ailleurs, qui n'éprouverait toujours un nouveau plaisir à revoir les splendides merveilles de ce magnifique palais, surtout lorsqu'on a pour guide et pour cicérone uni écrivain aussi aimable et aussi intelligent que M. H. Fortoul? Autant Versailles est supérieur aux autres résidences royales, autant le livre de M. H, Fortoul s'élève au-dessus des autres ouvrages dont Versailles a fourni le sujet. Personne ne l'avait jamais mieux compris et mieux expliqué que l'auteur de ses Fastes; il ne se contente pas de nous décrire, dans un style tout à la fois grave et animé, les magnificences inouïes que représentent d'admirables gravures sur acier, il sait en découvrir, il en révèle le véritable sens. Il raconte entièrement cette belle épopée de pierre, il nous donne l'analyse la plus complète et la plus exacte qui se puisse désirer de ce vaste poème royal que tant de gens avaient vu, avant la publication de cet ouvrage, sans le comprendre.

«Versailles, dit M. H. Fortoul, est l'expression de la monarchie, telle que Louis XIV l'a conçue. C'est le résumé fidèle de l'œuvre du grand roi. On s'étonne quelquefois que son règne, si fertile en beaux génies, n'ait pas produit de poème épique. En effet, la poésie revêtit alors toutes les formes hormis celle-là; mais l'épopée du dix-septième siècle, c'est Versailles. En quel livre raconta jamais la destinée d'une époque d'une manière plus brillante et plus complète? quelle gloire n'est pas écrite dans ce palais? quel mystère n'y est pas révèle? La vie héroïque et la vie familière s'y mêlent à chaque pas: derrière ces grandes murailles, au bout de ces grandes galeries, au coin de ces grands appartements, qui sont pleins de la majesté royale, il y a des petits réduits et des passages ignorés qui vous apprennent mille histoires secrètes. Ce palais a deux voix: il parle des choses les plus graves et des choses les plus frivoles; il est à la fois profond comme Tacite et indiscret comme Suétone. Il a des contes de toute espèce à vous faire, et des vérités de toute nature à vous dire. Il possède l'art de vous émouvoir et de vous égayer tour à tour; et comme s'il joignait le génie de Molière à celui de Corneille, il fait succéder les scènes comiques aux tragédies avec une rapidité merveilleuse. Il a tout vu passer sur ses dalles de marbre: les rois, les poètes, les ministres, les courtisans, les confesseurs, les maîtresses en titre ou autrement, les reines sans pouvoir et celles qui en avaient trop, les ambassadeurs, les généraux vainqueurs ou vaincus, les petits abbés, les grandes dames, l'épée et la robe, la noblesse, le clergé, même le tiers, même le peuple... Et maintenant que tout cela n'est plus, il en fait d'admirables récits à qui veut l'interroger.»

Mais de tous les écrivains qui ont interroge Versailles, aucun n'a reçu des confidences aussi curieuses que M. H Fortoul, aucun surtout ne les avait révélées avec plus de réserve, d'esprit et de bonheur. Ce remarquable ouvrage de l'auteur de l'Art en Allemagne est un véritable monument littéraire qui vivra aussi longtemps--nous l'espérons--que le palais de Louis XIV.



Modes.



Quelques objets d'art sont offerts cette année aux chasseurs du grand monde, à l'occasion de la Saint-Hubert, par deux de ces établissements de luxe que l'élégance a depuis longtemps pris sous son patronage.

Voici d'abord un couteau et un fouet de chasse dont Verdier a confié l'exécution à l'un de nos plus habiles sculpteurs d'animaux: ils sont sortis si parfaits des mains du l'artiste, qu'ils peuvent soutenir la comparaison avec les plus délicates orfèvreries de la Renaissance. Ces précieuses armes de chasse tiendront la place, la plus distinguée dans les panoplies groupées à grands frais sur les panneaux du cabinet ou armeria, qui, chez nos jeunes amateurs de sport, a remplacé l'ancien et classique boudoir.

Comme complément de ce trophée, les frères Susse ont dédié aux chasseurs une statuette de saint Hubert, due à l'élégant ciseau de M. Mélingue, que la sculpture repose des fatigues de l'Art dramatique.



Amusements des Sciences.

solution des questions proposées dans le dernier numéro

1. La disposition des trente personnes se tirera de ce vers latin:

Populeam virgam mater regina ferebat.

Pour s'en servir, il faut faire attention aux voyelles A, E, I, O, U, qui se trouvent dans les syllabes de ce vers, en observant que A vaut 1, E vaut 2, I vaut 3, O vaut 4 et U vaut 5. On commencera donc par mettre les chrétiens, à cause de l'ode la première syllabe; puis 5 Turcs, à cause de l'U de la seconde: et ainsi de suite jusqu'à la fin; on trouvera que, prenant toujours le neuvième circulairement, c'est-à-dire en recommençant par le premier, après avoir achevé le rang, le sort ne tombera absolument que sur des Turcs.

Ou peut aisément étendre davantage la solution de ce problème. Qu'il faille, par exemple, faire tomber le sort sur 10 personnes de 10, en comptant de 12 en 12, on rangera à part 40 zéros, et, en commençant par le premier, on marquera le douzième d'une croix; l'on continuera en comptant jusqu'à 12, et l'on marquera pareillement d'une croix le zéro sur lequel on tombera en comptant 12, et ainsi de suite en tournant et en faisant attention de passer les places déjà croisées, attendu que ceux qui les occupaient sont censés retranché du nombre. On continuera ainsi jusqu'à ce qu'un ait le nombre requis de places marquées; et alors, en comptant le rang qu'elles occupent, en commençant par la première, on connaîtra facilement celles sur lesquelles doit nécessairement tomber le sort de 12 en 12. On trouve, dans l'exemple proposé, que ce sont la septième, la huitième, la onzième, la douzième, la vingt-unième, la vingt-deuxième, la vingt-quatrième, la trente-quatrième, la trente-sixième et la trente-septième.

Un capitaine, obligé de faire décimer sa compagnie, a pu user de cet expédient pour faire tomber le sort sur les sujets les plus coupables, en les plaçant sans affectation dans les places ou le sort tombait immanquablement.

On raconte que ce fut par ce moyen que l'historien Josèphe sauta sa vie. Il s'était réfugié avec quarante autres Juifs dans une caverne, après la prise de Jolapat par les Romains. Ses compagnons résolurent de s'entre-tuer plutôt que de se rendre. Josèphe essaya en vain de les dissuader de cette horrible résolution. Enfin, n'en pouvant venir à bout il feignit d'adhérer à leur volonté, et, se conservant l'autorité qu'il avait sur eux comme leur chef, il leur persuada, pour éviter le désordre; qui suivrait cette cruelle exécution s'ils s'entre-tuaient à la foule, de se ranger par ordre, et, en commençant à compter par un bout jusqu'à un certain nombre, de massacrer celui sur qui tomberait ce nombre, jusqu'à ce qu'il n'en demeurât qu'un seul, qui se tuerait lui-même.

Tous en étant demeurés d'accord, Josèphe les disposa de telle sorte, et choisit pour lui-même une telle place, que, la tuerie étant continuée jusqu'à la fin, il demeura seul avec un autre, auquel il persuada de vivre, ou qu'il tua s'il ne voulut pas y consentir.

Telle est l'histoire, qu'Hégésippe raconte du Josèphe, et que nous sommes bien éloignés de garantir. Quoi qu'il en soit, en appliquant à ce cas le moyen enseigné ci-dessus et un supposant que chaque troisième dût être tué, on trouve que les deux dernières places sur lesquelles le sort devait tomber étaient les treizième et vingt-huitième; en sorte que Josèphe dut se mettre à l'une des deux, et placer à l'autre celui qu'il voulait sauver, s'il eût eu un complice de son artifice.

II. Si le fardeau peut être porté par quatre hommes, après l'avoir attaché au milieu d'un grand levier AB, faites porter les extrémités de ce levier sur deux autres plus courts, CD, EF, et à chacun des points C, D, E, F, appliquez un homme: il est évident que le poids sera distribué également entre les quatre hommes

S'il faut huit hommes, faites à l'égard de chacun des leviers C, D, E, F, ce que vous avez fait à l'égard du premier, c'est-à-dire que les extrémités du levier CD soient portées par les levier» plus courts a, b, c, d, et celles du levier EF par les leviers e, f, g, h; enfin, mettez un homme à chacun des points a, b, c, d, e, f, g, h, vous aurez huit hommes également chargés.

On peut de même porter les extrémités des leviers ou barres a, b, c, d, e, f, g, h, par de nouvelles barres disposées à angles droits avec celles-là, et au moyen de cet artifice le poids sera distribué entre seize hommes, et ainsi de suite.

On prétend qu'à Constantinople on emploie cet artifice pour enlever les plus grands fardeaux, comme des canons, des mortiers, des pierres énormes, etc. On conte que la vitesse avec laquelle les porte-faix transportent ces fardeaux d'un lieu à un autre est une chose vraiment remarquable.

Nota. C'est par erreur que l'on a donné, dans le dernier numéro de l'Illustration, à la page 160, une figure qui ne convient pas au problème IV. Voici la figure qu'il fallait mettre:


NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Trouver le centre de gravité de plusieurs poids fixés à une barre rigide.

II. On demandait à Pythagore combien d'élèves fréquentaient son école; le philosophe répondit: «Une moitié étudie les mathématiques, un quart la physique, un septième garde le silence, et il y a de plus trois femmes.» Combien Pythagore avait-il d'élèves.

III. On demande quelle heure il est; l'on répond que ce qui reste du jour est les quatre tiers des heures déjà écoulées. Trouver cette heure.



Rébus

EXPLICATION DES DERNIERS RÉBUS.

1- Une Soubrette.

2- Si l'argent est précieux, il entraîne souvent les hommes au vice.









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1843, by Various

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