The Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous les
peuples du monde depuis l'antiquité la p, by Pierre Dufour

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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 1 (1/6)

Author: Pierre Dufour

Release Date: February 9, 2012 [EBook #38797]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION ***




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La Table des matières se trouve ici.

HISTOIRE

DE LA

PROSTITUTION.

TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.

HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION

CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE

DEPUIS

L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,

PAR

PIERRE DUFOUR,

Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.

TOME PREMIER.

PARIS—1851

SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,

ET

P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.

INTRODUCTION.

S'il est difficile de définir le mot Prostitution, combien est-il plus difficile de caractériser ce qui est son histoire dans les temps anciens et modernes! Ce mot Prostitution, qui flétrit comme avec un fer rouge une des plus tristes misères de l'humanité, s'emploie moins au propre qu'au figuré, et il reparaît souvent dans la langue parlée ou écrite, sans y prendre sa véritable acception. Les graves auteurs du Dictionnaire de l'Académie (dernière édition de 1835) n'ont pas trouvé pour ce mot-là une meilleure définition que celle-ci: «Abandonnement à l'impudicité.» Avant eux, Richelet s'était contenté d'une définition plus vague encore: «Déréglement de vie;» mais peu satisfait lui-même de cette explication, dont l'insuffisance accuse la modestie, il en avait complété le sens par une phrase moins amphibologique: «C'est un abandonnement illégitime que fait une fille ou femme de son corps à une personne, afin que cette personne prenne avec elle des plaisirs défendus.» Cette phrase, dans laquelle les auteurs du Dictionnaire de l'Académie ont puisé leur définition, ne dit pas même tout ce que renferme le mot Prostitution, puisque l'abandonnement dont il s'agit s'est étendu, en certaines circonstances, aux personnes des deux sexes, et que les plaisirs défendus par la religion ou la morale sont souvent autorisés ou tolérés par la loi. Nous pensons donc que ce mot Prostitution doit être ramené à son étymologie (Prostitum) et s'entendre alors de toute espèce de trafic obscène du corps humain.

Ce trafic sensuel, que la morale réprouve, a existé dans tous les siècles et chez tous les peuples; mais il a revêtu les formes les plus variées et les plus étranges, il s'est modifié selon les mœurs et les idées; il a obtenu ordinairement la protection du législateur; il est entré dans les codes politiques et même parfois dans les cérémonies religieuses; il a presque toujours et presque partout conquis son droit de cité, pour ainsi dire, et il est encore, de nos jours, sous l'empire du perfectionnement philosophique des sociétés, il est l'auxiliaire obligé de la police des villes, il est le gardien immoral de la moralité publique, il est le triste et indispensable tributaire des passions brutales de l'homme.

C'est là, il faut l'avouer, une des plus honteuses plaies de l'humanité; mais cette plaie, aussi ancienne que le monde, s'est déguisée tantôt dans les ténèbres du foyer hospitalier, tantôt dans les mystères des temples du paganisme, tantôt sous les voiles décents de la tolérance légale; cette plaie infâme, qui ronge plus ou moins le corps social, a trouvé dans la philosophie antique et dans la religion chrétienne un puissant palliatif, sinon un remède absolu, et à mesure que le peuple s'éclaire et s'améliore, le mal inévitable de la Prostitution diminue d'intensité et circonscrit, en quelque sorte, ses ravages. On ne peut espérer qu'il disparaisse tout à fait, puisque les instincts vicieux auxquels il répond sont malheureusement innés dans l'espèce humaine; mais on doit prévoir avec certitude qu'il se cachera un jour au fond des sentines publiques et qu'il n'affligera plus les regards des honnêtes gens.

Déjà, de toutes parts, en France ainsi que dans tous les pays soumis à un gouvernement régulier, la Prostitution voit décroître progressivement le nombre de ses agents avec celui de ses victimes; elle recule, comme si elle était accessible à un sentiment de pudeur, devant le développement de la raison morale; elle n'abdique pas, mais elle se sait détrônée et s'enveloppe dans les plis de sa robe de courtisane, en ne songeant plus à reconquérir son royaume impudique. Le moment n'est pas loin où elle rougira d'elle-même, où elle sortira pour jamais du sanctuaire des mœurs, où elle tombera par degrés dans l'obscurité et l'oubli. Il en est de ces maladies du cœur humain, comme de ces maladies physiques qui finissent par s'user et par perdre leur caractère contagieux ou épidémique sous l'influence du régime de vie. La lèpre ne nous est plus connue que de nom, et si l'on rencontre ça et là quelques rares vestiges de cette terrible peste du moyen âge, on reconnaît avec bonheur qu'ils n'ont plus la force de s'étendre et de se propager: ce sont seulement des témoignages redoutables du fléau qui sévissait jadis sur la population entière, et qui attaque à peine maintenant certains individus isolés.

L'heure est donc venue d'écrire l'histoire de la Prostitution, lorsqu'elle tend de plus en plus à s'effacer dans les souvenirs des hommes comme dans les habitudes des nations. L'historien s'empare des temps qui ne sont plus; il ressuscite les choses mortes; il ranime, il fait vivre le passé, pour l'enseignement du présent et de l'avenir; il donne un corps et une voix à la tradition. Le vaste et curieux sujet que nous allons traiter avec le secours de l'érudition et sous la censure de la prudence la plus sévère, ce sujet, délicat et suspect à la fois, se rattache de tous côtés à l'histoire des religions, des lois et des mœurs; mais il a été constamment mis à l'écart et comme à l'index par les historiens qui s'occupaient des mœurs, des lois et des religions anciennes et modernes. Les archéologues seuls, tels que Meursius, Laurentius, Musonius, etc., ont osé l'aborder, en écrivant des dissertations latines où la langue de Juvénal et de Pétrone a pu tout à son aise braver l'honnêteté et dans les mots et dans les faits.

Quant à nous, tout archéologue que nous sommes aussi, nous n'oublierons pas que nous écrivons en français, et que nous nous adressons à un public français qui veut être instruit, mais qui en même temps veut être respecté. Nous ne perdrons jamais de vue que ce livre, préparé lentement au profit de la science, doit servir à la morale et qu'il a pour principal objet de faire détester le vice en dévoilant ses turpitudes. Les Lacédémoniens montraient à la jeunesse le hideux spectacle des esclaves ivres, pour lui apprendre à fuir l'ivrognerie. Dieu nous garde de vouloir rendre le vice aimable, même en le montrant couronné de fleurs chez les peuples de l'antiquité! C'est là, surtout, que nous nous distinguerons des archéologues et des savants proprement dits, qui ne se préoccupent pas de la moralité des faits et qui ne se soucient pas d'en tirer des conséquences philosophiques. Ils dissertent longuement, par exemple, sur les cultes scandaleux d'Isis, d'Astarté, de Vénus et de Priape; ils en dévoilent les monstruosités, ils en retracent les infamies, mais ils oublient ensuite de nous purifier la pensée et de nous tranquilliser l'esprit, en opposant à ces images impures et dégradantes les chastes leçons de la philosophie et l'action bienfaisante du christianisme.

La Prostitution, dans l'histoire ancienne et moderne, revêt trois formes distinctes ou se traduit à trois degrés différents, qui appartiennent à trois époques différentes de la vie des peuples: 1º la Prostitution hospitalière; 2º la Prostitution sacrée ou religieuse; 3º la Prostitution légale ou politique. Ces trois dénominations résument assez bien les trois espèces de Prostitution, que M. Rabutaux caractérise en ces termes, dans un savant travail sur le sujet que nous nous disposons à traiter après lui, sous un point de vue plus général: «Partout, aussi loin que l'histoire nous permet de pénétrer, chez tous les peuples et dans tous les temps, nous voyons, comme un fait plus ou moins général, la femme, acceptant le plus odieux esclavage, s'abandonner sans choix et sans attrait aux brutales ardeurs qui la convoitent et la provoquent. Parfois, toute lumière morale venant à s'éteindre, la noble et douce compagne de l'homme perd dans cette nuit funeste la dernière trace de sa dignité, et, devenue, par un abaissement suprême, indifférente à celui même qui la possède, elle prend place comme une chose vile parmi les présents de l'hospitalité: les relations sacrées d'où naissent les joies du foyer et les tendresse de la famille n'ont chez ces peuples dégradés aucune importance, aucune valeur. D'autres fois, dans l'ancien Orient, par exemple, et de proche en proche chez presque tous les peuples qui y avaient puisé d'antiques traditions, par un accouplement plus hideux encore, le sacrifice de la pudeur s'allie chez la femme aux dogmes d'un naturalisme monstrueux qui exalte toutes les passions en les divinisant; il devient un rite sacré d'un culte étrange et dégénéré, et le salaire payé à d'impudiques prêtresses est comme une offrande faite à leurs dieux. Chez d'autres peuples enfin, chez ceux qui tiennent sur l'échelle morale le rang le plus élevé, la misère ou le vice livrent encore aux impulsions grossières des sens et à leurs cyniques désirs une classe entière, reléguée dans les plus basses régions, tolérée mais notée d'infamie, de femmes malheureuses pour lesquelles la débauche et la honte sont devenues un métier.»

Ainsi, M. Rabutaux regarde comme un odieux esclavage la Prostitution que nous considérons comme un odieux trafic. En effet, dans ses trois formes principales, elle nous apparaît plus vénale encore que servile, car elle est toujours volontaire et libre. Hospitalière, elle représente un échange de bons procédés avec un étranger, un inconnu, qui devient tout à coup un hôte, un ami; religieuse, elle achète, au prix de la pudeur qu'elle immole, les faveurs du Dieu et la consécration du prêtre; légale, elle s'établit et se met en pratique à l'instar de tous les métiers: comme eux, elle a ses droits et ses devoirs; elle a sa marchandise, ses boutiques et ses chalands; elle vend et elle gagne; ainsi que les commerces les plus honnêtes, elle n'a pas d'autre but que le lucre et le profit. Pour que ces trois sortes de Prostitution pussent être rangées dans la catégorie des servitudes morales et physiques, il faudrait que l'Hospitalité, la Religion et la Loi les eussent violemment créées, et leur imposassent la nécessité d'être, en dépit de toutes les résistances et de tous les dégoûts de la nature. Mais, à aucune époque, la femme n'a été une esclave qui ne fût pas même maîtresse de son corps, soit au foyer domestique, soit dans le sanctuaire des temples, soit dans les lupanars des villes.

La véritable Prostitution a commencé dans le monde, du jour où la femme s'est vendue comme une denrée, et ce marché, de même que la plupart des marchés, a été soumis à une multitude de conditions diverses. Quand la femme se donnait en obéissant aux désirs du cœur et aux entraînements de la chair, c'était l'amour, c'était la volupté, ce n'était pas la Prostitution qui pèse et qui calcule, qui tarife et qui négocie. Comme la volupté, comme l'amour, la Prostitution remonte à l'origine des peuples, à l'enfance des sociétés.

Dans l'état de simple nature, lorsque les hommes commencent à se chercher et à se réunir, la promiscuité des sexes est le résultat inévitable de la barbarie qui n'a pas encore d'autre règle que l'instinct. L'ignorance profonde dans laquelle végète l'âme humaine lui cache les notions élémentaires du bien et du mal. Alors, la Prostitution peut exister déjà: la femme, afin d'obtenir de l'homme une part du gibier qu'il a tué ou du poisson qu'il a pêché, consentira sans doute à se livrer à des ardeurs qu'elle ne ressent pas; pour un coquillage nacré, pour une plume d'oiseau éclatante, pour un lingot de métal brillant, elle accordera sans attrait et sans plaisir à une brutalité aveugle les priviléges de l'amour. Cette Prostitution sauvage, on le voit, est antérieure à toute religion comme à toute législation, et pourtant, dès ces premiers temps de l'enfance des nations, la femme ne cède pas à une servitude, mais à son libre arbitre, à son choix, à son avarice. Quand les peuplades s'assemblent, quand le lien social les divise en familles, quand le besoin de s'aimer et de s'entr'aider a fait des unions fixes et durables, le dogme de l'hospitalité engendre une autre espèce de Prostitution qui doit être également antérieure aux lois religieuses et morales. L'hospitalité n'était que l'application de ce précepte, inné peut-être dans le cœur de l'homme, et procédant d'une prévoyance égoïste plutôt que d'une générosité désintéressée, qui a fait depuis la charité évangélique: «Fais à autrui ce que tu voudrais qu'on te fît à toi-même.» En effet, dans les bois au milieu desquels il vivait, l'homme sentait la nécessité de trouver toujours et partout, chez son semblable, place au feu et à la table, lorsque ses chasses ou ses courses vagabondes le conduisaient loin de sa hutte de branchages et loin de sa couche de peaux de bêtes: c'était une condition d'utilité générale qui avait donc fait de l'hospitalité un dogme sacré, une loi inviolable. L'hôte, chez tous les anciens peuples, était accueilli avec respect et avec joie. Son arrivée semblait de bon augure; sa présence portait bonheur au toit qui l'avait abrité. En échange de cette heureuse influence qu'il amenait avec lui et qu'il laissait partout où il avait passé, n'était-ce pas justice de s'efforcer à lui plaire et à lui être agréable, chacun dans la mesure de ses moyens? De là l'empressement et les soins dont il était l'objet. Un mari cédait volontiers son lit et sa femme à l'hôte que les dieux lui envoyaient, et la femme, docile à un usage qui flattait sa curiosité capricieuse, se prêtait de bonne grâce à l'acte le plus délicat de l'hospitalité. Il est vrai qu'elle y était entraînée par l'espoir d'un présent que l'étranger lui offrait souvent le lendemain en prenant congé d'elle. Ce n'était pas le seul avantage qu'elle retirait de sa prostitution autorisée, prescrite même par ses parents et par son époux; elle courait la chance de recevoir les caresses d'un dieu ou d'un génie qui la rendrait mère et la doterait d'une glorieuse progéniture; car, dans toutes les religions, dans celles de l'Inde comme dans celles de la Grèce et de l'Égypte, c'était une croyance universelle que le passage et le séjour des dieux parmi les hommes sous la figure humaine. Ce voyageur, ce mendiant, cet être difforme et disgracié, qui faisait partie de la famille dès qu'il avait franchi le seuil de la maison ou de la tente, et qui s'y installait en maître au nom de l'hospitalité, ne pouvait-il pas être Brama, Osiris, Jupiter ou quelque dieu déguisé descendu chez les mortels pour les voir de près et les éprouver? La femme ne se trouvait-elle pas alors purifiée par les embrassements d'une divinité? Voilà comment la Prostitution hospitalière, commune à tous les peuples primitifs, s'était perpétuée par tradition et par habitude dans les mœurs de la civilisation antique.

La Prostitution sacrée était presque contemporaine de cette première Prostitution, qui fut en quelque sorte un des mystères du culte de l'hospitalité. Aussitôt que les religions naquirent de la crainte qu'imprimait au cœur de l'homme l'aspect des grandes commotions de la nature; aussitôt que le volcan, la tempête, la foudre, le tremblement de terre et la mer en fureur eurent fait inventer les dieux, la Prostitution s'offrit d'elle-même à ces dieux terribles et non pas implacables, et le prêtre s'attribua pour son compte une offrande dont les dieux qu'il représentait n'auraient pu profiter. Les hommes ignorants et crédules apportaient sur les autels tout ce qu'ils avaient de plus précieux: le lait de leurs génisses, le sang et la chair de leurs taureaux, les fruits et les moissons de leurs champs, le produit de leur chasse et de leur pêche, les ouvrages de leurs mains; les femmes ne tardèrent pas à s'offrir elles-mêmes en sacrifice au dieu, c'est-à-dire à son idole ou à son prêtre; prêtre ou idole, c'était l'un ou l'autre qui recevait l'offrande, tantôt la virginité de la fille nubile, tantôt la pudeur de la femme mariée. Les religions païennes, nées du hasard et du caprice, se formulèrent en dogmes et en principes, se façonnèrent selon les mœurs et s'assimilèrent aux gouvernements des États politiques: les philosophes et les prêtres avaient préparé et accompli d'intelligence cette œuvre de fraude ingénieuse; mais ils se gardèrent bien de porter atteinte aux vieux usages de la Prostitution sacrée: ils ne firent que la réglementer et en diriger l'exercice, qu'ils entourèrent de cérémonies bizarres et secrètes. La Prostitution devint dès lors l'essence de certains cultes de dieux et de déesses qui l'ordonnaient, la toléraient ou l'encourageaient. De là, les mystères de Lampsaque, de Babylone, de Paphos, de Memphis; de là, le trafic infâme qui se faisait à la porte des temples; de là, ces idoles monstrueuses auxquelles se prostituaient les vierges de l'Inde; de là, l'empire obscène que les prêtres s'arrogeaient sous les auspices de leurs impures divinités.

La Prostitution devait inévitablement passer de la religion dans les mœurs et dans les lois: ce fut donc la Prostitution légale qui s'empara de la société et qui la corrompit jusqu'au cœur. Cette Prostitution, plus dangereuse cent fois que celle qui se cachait à l'ombre des autels et des bois sacrés, se montrait sans voile à tous les yeux et ne se couvrait pas même d'un prétexte spécieux de nécessité publique: elle eut pour fille la débauche qui engendra tous les vices. C'est alors que des législateurs, frappés du péril que courait la société, eurent le courage de s'élever contre la Prostitution et de la resserrer dans de sages limites; quelques-uns essayèrent inutilement de l'étouffer et de l'anéantir; mais ils n'osèrent pas la poursuivre jusque dans les asiles inviolables que lui ouvrait la religion à certaines fêtes et en certaines occasions solennelles. Cérès, Bacchus, Vénus, Priape, la protégeaient contre l'autorité des magistrats, et d'ailleurs elle avait pénétré si avant dans l'habitude du peuple, qu'il n'eût pas été possible de l'en arracher sans toucher aux racines du dogme religieux. Une nouvelle religion pouvait seule venir en aide à la mission du législateur politique et faire disparaître la Prostitution sacrée en imposant un frein salutaire à la Prostitution légale. Telle fut l'œuvre du christianisme, qui détrôna les sens et proclama le triomphe de l'esprit sur la matière.

Et pourtant Jésus-Christ, dans son Évangile, avait réhabilité la courtisane en relevant Madeleine, et, admettant cette pécheresse au banquet de la parole divine, Jésus-Christ avait appelé à lui les vierges folles comme les vierges sages; mais, en inaugurant l'ère du repentir et de l'expiation, il avait enseigné la pudeur et la continence. Ses apôtres et leurs successeurs, pour faire tomber les faux dieux de l'impudicité, annoncèrent au monde chrétien que le vrai Dieu ne communiquait qu'avec des âmes chastes et ne s'incarnait que dans des corps exempts de souillures. A cette époque de civilisation avancée, la Prostitution hospitalière n'existait plus; la Prostitution sacrée, qui rougissait pour la première fois, se renferma dans ses temples, que lui disputait un nouveau culte plus moral et moins sensuel. Le paganisme, menacé, attaqué de toutes parts, ne tenta même pas de défendre, comme une de ses formes favorites, cette Prostitution que la conscience publique repoussait avec horreur. Ainsi, la Prostitution sacrée avait cessé d'exister, du moins ouvertement, avant que le paganisme eût abdiqué tout à fait son culte et ses temples. La religion de l'Évangile avait appris à ses néophytes à se respecter eux-mêmes; la chasteté et la continence étaient désormais des vertus obligatoires pour tout le monde, au lieu d'être comme autrefois le privilége de quelques philosophes; la Prostitution n'avait donc plus de motif ni d'occasion pour se faire un manteau religieux et pour se blottir en quelque coin obscur du sanctuaire. Cependant elle s'était depuis tant de siècles infiltrée si profondément dans les mœurs religieuses, elle avait procuré tant de jouissances cachées aux ministres des autels, qu'elle survécut encore çà et là au fond de quelques couvents et qu'elle essaya de se mêler au culte indécent de quelques saints. C'était toujours Priape qu'un vulgaire grossier et ignorant adorait sous le nom de saint Guignolet ou de saint Grelichon: c'était toujours, dans l'origine du christianisme, la Prostitution sacrée qui mettait les femmes stériles en rapport direct avec les statues phallophores de ces bienheureux malhonnêtes.

Mais la noble morale du Christ avait illuminé les esprits, assoupi les passions, exalté les sentiments, purifié les cœurs. Aux commencements de cette foi nouvelle, on put croire que la Prostitution s'effacerait dans les mœurs comme dans les lois, et qu'il ne serait pas même nécessaire d'opposer des digues légales aux impuretés de ce torrent fangeux que saint Augustin compare à ces cloaques construits dans les plus splendides palais pour détourner les miasmes infects et assurer la salubrité de l'air. La société nouvelle, qui s'était fondée au milieu de l'ancien monde et qui se conduisait d'abord selon la règle évangélique, fit une rude guerre à la Prostitution, sous quelque forme qu'elle osât demander grâce; les évêques, les synodes, les conciles la dénonçaient partout à la haine des fidèles, et la forçaient de se cacher dans l'ombre pour échapper à des châtiments pécuniaires et corporels. Mais la sagesse des législateurs chrétiens avait trop présumé de l'autorité religieuse; ils s'étaient trop hâtés de réprimer tous les élans de la convoitise charnelle; ils n'avaient pas fait la part des instincts, des goûts, des tempéraments: la Prostitution ne pouvait disparaître sans mettre en péril le repos et l'honneur des femmes de bien. Elle rentra dès lors effrontément dans ses ignobles domaines, et elle brava souvent la loi qui ne la tolérait qu'à regret, qui la retenait dans les bornes les plus étroites, et qui s'efforçait de l'éloigner des regards honnêtes. C'était encore le christianisme qui lui opposait les barrières les plus réelles et les plus respectées. Le christianisme, en faisant du mariage une institution de sérieuse moralité, et en relevant la condition de la femme vis-à-vis de l'époux qui la prenait pour compagne devant Dieu et devant les hommes, condamna la Prostitution à vivre hors de la société dans des repaires mystérieux et sous le sceau de la flétrissure publique.

Cependant la Prostitution, malgré les rigueurs de la loi qui la tolérait, mais qui la menaçait ou la poursuivait sans cesse, n'en avait pas une existence moins assurée ni moins nécessaire: elle était expulsée des villes, mais elle trouvait refuge dans les faubourgs, aux carrefours des routes, derrière les haies, en rase campagne; elle se distinguait au milieu du peuple par certaines couleurs réputées infâmes, par certaines formes de vêtement à elle seule affectées, mais elle affichait ainsi son abominable métier; elle faisait horreur aux personnes pieuses et pudiques, mais elle attirait à elle les jeunes débauchés, les vieillards pervers et les gens sans aveu. On peut donc dire qu'elle n'a jamais cessé d'être et de mener son train de vie, lors même que les scrupules moraux ou religieux d'un roi, d'un prince ou d'un magistrat, en étaient venus à ce point de l'interdire tout à fait et de vouloir la supprimer par un excès de pénalité. Les lois qui avaient prononcé son abolition ne tardaient pas à être abolies elles-mêmes, et cette odieuse nécessité sociale restait constamment attachée au corps de la nation, comme un ulcère incurable dont la médecine surveille et arrête les progrès. Tel est le rôle de la Prostitution depuis plusieurs siècles dans tous les pays où il y a une police prévoyante et intelligente à la fois. C'est là ce qu'on doit appeler la Prostitution légale: la religion la défend, la morale la blâme, la loi l'autorise.

Cette Prostitution légale comprend non-seulement les créatures dégradées qui avouent et pratiquent officiellement leur profession abjecte, mais encore toutes les femmes qui, sans avoir qualité et diplôme pour s'abandonner aux plaisirs du public payant, font aussi commerce de leurs charmes à divers degrés et sous des titres plus ou moins respectables. Il y a donc, à vrai dire, deux espèces de Prostitution légale: celle qui a droit et qui porte avec elle une autorisation dûment personnelle; celle qui n'a pas droit et qui s'autorise du silence de la loi à son égard: l'une dissimulée et déguisée, l'autre patente et reconnue. D'après cette distinction entre deux sortes de prostituées qui profitent du bénéfice de la loi civile, on peut apprécier à combien de catégories différentes s'étend cette Prostitution de contrebande sur laquelle le législateur a fermé les yeux et que le moraliste hésite à livrer aux jugements de l'opinion dont elle relève à peine. Plus la Prostitution perd son caractère spécial de trafic habituel, plus elle s'éloigne du poteau légal d'infamie auquel l'enchaîne sa destinée; quand elle est sortie du cercle encore indéfini de ses marchés honteux, elle s'égare, insaisissable, dans les vagues espaces de la galanterie et de la volupté. On voit qu'il n'est point aisé d'assigner des bornes exactes et fixes à la Prostitution légale, puisqu'on ne sait pas encore où elle commence, où elle finit.

Mais ce qui doit être désormais clairement établi dans l'esprit de nos lecteurs, c'est la distance énorme qui sépare de la Prostitution ancienne la Prostitution moderne. Celle-ci, purement légale, tolérée plutôt que permise, sous la double censure de la religion et de la morale; celle-là, au contraire, également condamnée par la philosophie, mais consacrée par les mœurs et par les dogmes religieux. Avant l'ère du christianisme, la Prostitution est partout, sous le toit domestique, dans le temple et dans les carrefours; sous le règne de l'Évangile, elle n'ose plus se montrer qu'à certaines heures de nuit, dans les lieux réservés et loin du séjour des honnêtes gens. Plus tard cependant, pour avoir la liberté de paraître au grand jour et d'échapper à la police des mœurs, elle prit des emplois, des costumes et des noms, qui n'effarouchaient ni les yeux ni les oreilles, et elle se fit un masque de décence pour avoir le privilége d'exercer son métier librement, sans contrôle et sans surveillance. Mais toujours, lors même que la loi est impuissante ou muette, l'opinion proteste contre ces métamorphoses hypocrites de la Prostitution légale.

Nous en avons dit assez déjà pour laisser deviner le plan de cet ouvrage, fruit de longues recherches et d'études absolument neuves. Quant à son but, nous ne croyons pas utile d'insister pour le faire comprendre; vis-à-vis d'un pareil sujet, un écrivain, qui se respecte autant qu'il respecte ses lecteurs, doit s'attacher à faire détester le vice, quand bien même le vice se présenterait sous les dehors les plus séduisants. Il suffit, pour rendre le vice haïssable, d'en étaler les tristes conséquences et les redoutables enseignements. Notre ouvrage n'est pas un livre de morale austère et glacée; c'est une histoire curieuse, pleine de tableaux dont nous voilerons la nudité, surtout dans ceux que nous fournissent en abondance les auteurs grecs et romains. Mais, à toutes les époques et dans tous les pays, on verra que les sages avertissements des philosophes et des législateurs ont protesté contre les débordements des passions sensuelles. Moïse inscrivait la chasteté dans le code qu'il donnait aux Hébreux; Solon et Lycurgue sévissaient contre la Prostitution, dans la patrie voluptueuse des courtisanes; le sénat romain flétrissait la débauche, en face des sales mystères d'Isis et de Vénus; Charlemagne, saint Louis, tous les rois qui se regardaient comme des pasteurs d'hommes, suivant la belle expression d'Homère, travaillaient à épurer les mœurs de leurs peuples et à contenir la Prostitution dans une obscure et abjecte servitude. Ce n'était là que l'action vigilante de la loi. Mais en même temps la philosophie, dans ses leçons et dans ses écrits, prêchait la continence et la pudeur; Pythagore, Platon, Aristote, Cicéron, prêtaient une voix entraînante ou persuasive à la morale la plus pure. Lorsque l'Évangile eut réhabilité le mariage, lorsque la chasteté fut devenue une prescription religieuse, la philosophie chrétienne ne fit que répéter les conseils de la philosophie païenne. Depuis dix-huit siècles, la chaire de Jésus-Christ tonne et foudroie l'antre de la Prostitution. Ici la fange et les ténèbres; là une onde sainte où le cœur lave ses souillures, une lumière vivifiante qui vient de Dieu.

Ce livre se divise en quatre parties dont la réunion présentera l'histoire complète de la Prostitution dans les temps anciens et modernes, ainsi que chez tous les peuples.

La première partie, qui nous offrira la Prostitution sous ses trois formes particulières, suivant les lois de l'hospitalité, de la religion et de la politique, ne comprend que l'antiquité grecque et romaine. Les sources et les matériaux sont si abondants et si riches pour cette première partie, qu'elle pourrait à elle seule, en recevant tous les développements qu'elle comporte, embrasser l'étendue de plusieurs volumes. Les Lettres d'Alciphron, les Déipnosophistes d'Athénée et les Dialogues de Lucien nous font moins regretter la perte des traités historiques, que Gorgias, Ammonius, Antiphane, Apollodore, Aristophane et d'autres écrivains grecs avaient rédigés sur la vie et les mœurs des courtisanes ou hétaires. Meursius, Musonius et plusieurs savants modernes, entre autres le professeur Jacobs, de Gotha, n'ont pas jugé ce sujet indigne de leurs graves dissertations. L'ancienne Rome ne nous a pas laissé de livre consacré spécialement à un sujet qui ne lui était pourtant point étranger; mais les auteurs latins, les poëtes principalement, renferment plus de matériaux que nous ne pourrons en employer. D'ailleurs, des savants en us, tels que Laurentius, Choveronius, etc., n'ont pas manqué de compiler et de disserter sur les arcanes de la Prostitution romaine. Nous avons si peu de chose à dire de la Prostitution chez les Égyptiens, chez les Juifs, chez les Babyloniens, que nous ne nous ferons pas scrupule de rattacher aux antiquités grecques les chapitres que nous consacrerons à ces anciens peuples, chez lesquels la Prostitution hospitalière avait laissé des traces si profondes.

La seconde partie de notre ouvrage, la plus considérable, la plus intéressante des quatre qui le composent, appartient tout entière à la France. Nous y suivons pas à pas, province par province, ville par ville, l'histoire de la Prostitution depuis les Gaulois jusqu'à nos jours. Nous retrouverons bien quelques vestiges à peine reconnaissables de la Prostitution sacrée; mais c'est la Prostitution légale qui, dans cette partie de l'ouvrage, se dégagera de l'histoire de la jurisprudence, de la police, de la religion et des mœurs. Ce sujet de haute moralité n'avait été mis en œuvre que pour la période de temps contemporaine: Parent-Duchatelet, qui était un observateur et non un historien et un archéologue, n'a vu, n'a jugé la Prostitution que sous le rapport de l'administration, de l'hygiène et de la statistique. Les ouvrages du même genre que le sien, publiés par A. Béraud et par Sabatier, renferment quelques faits historiques de plus que le volumineux traité de la Prostitution dans la ville de Paris; mais ils n'ont d'importance qu'au point de vue de la législation sur la matière. L'histoire des mœurs et de leurs aspects variés est encore à faire, et nous l'avons tirée pièce à pièce des historiens, des chroniqueurs, des poëtes et de tous les auteurs qui ont enregistré, en passant, un fait, un détail, une observation, relativement au sujet si vaste et si complexe que nous abordons pour la première fois. Quelques pages du Traité de la Police, de Delamarre; du Répertoire de Jurisprudence, de Merlin; des Encyclopédies et des recueils analogues, voilà tout ce qui existait sur ce sujet, avant la savante monographie que M. Rabutaux publie en ce moment comme appendice au grand ouvrage intitulé Le Moyen Age et la Renaissance. M. Rabutaux a borné son travail d'érudition à ce qu'il nomme le service des mœurs. Nous y ajouterons l'historique de la Prostitution en France, et la peinture mitigée de ses caractères extérieurs et de son culte secret, d'après les documents les plus authentiques. Nous pénétrerons, le flambeau de la science à la main, dans les clapiers de la rue Baillehoë ou de Huleu; nous serons introduits, par les érotiques du dix-huitième siècle dans les petites maisons des impures; nous nous glisserons jusque dans les bocages royaux du Parc-aux-Cerfs; nous descendrons, en nous cachant le visage, dans les bouges infects du Palais-Royal; et toujours et partout, nous écrirons sur la muraille, en lettres de feu, cet arrêt plus intelligible que celui du festin de Balthazar: Sans les mœurs, il n'y a ni Dieu, ni patrie, ni repos, ni bonheur.

La troisième partie de ce livre est réservée à l'histoire de la Prostitution dans le reste de l'Europe. L'Italie, l'Espagne, l'Angleterre, l'Allemagne, etc., apporteront tour à tour leur contingent de faits singuliers dans cette galerie de mœurs, que nous verrons changer selon les temps et les pays. Les matériaux, pour cette partie de notre ouvrage, sont dispersés comme ceux qui concernent la France, et n'ont jamais été recueillis, à l'exception d'un traité fort remarquable dont la Prostitution de Londres a fourni seule les monstrueux éléments. Son auteur, Ryan, ne s'est occupé que de ce qu'il a vu, et l'histoire du passé ne lui a pas même apparu. L'Espagne, avec sa Célestine, nous fait connaître cette Prostitution savante et raffinée, qu'elle avait puisée certainement à la coupe amère de l'Italie. C'est à l'Italie, ce brillant gynécée de courtisanes et de ruffians, que nous attribuerons l'origine de cette terrible peste de l'amour, que les Italiens du seizième siècle avaient le front de nommer mal français, comme si Charles VIII n'était point allé le prendre à Naples. Nous n'aurons garde d'oublier la Laponie, qui est le seul point en Europe où la Prostitution hospitalière soit encore pratiquée aujourd'hui.

Enfin, la quatrième partie de cette histoire, souvent douloureuse et navrante, nous conduira dans tous les pays situés hors de l'Europe: en Asie, en Afrique, en Amérique, et nous rencontrerons partout, dans l'Inde civilisée comme chez les sauvages de la mer du Sud, les trois formes principales de la Prostitution: hospitalière, sacrée et légale. Cette dernière forme, néanmoins, s'y montrera plus rarement que les deux autres, avant que la civilisation moderne ait passé son niveau sur les mœurs religieuses et domestiques des quatre parties du monde. Les religions de l'Inde, l'hospitalité d'Otaïti, la législation des filles publiques aux États-Unis, donneront lieu à des contrastes que la distance des lieux et des époques ne rendra que plus intéressants pour l'observateur. Nous chercherons en vain un peuple qui n'ait pas accepté, comme un fléau nécessaire, la lèpre de la Prostitution.

La lecture de notre ouvrage, nous persistons à le déclarer d'avance, sera d'un grave enseignement et d'une utilité réelle. On y apprendra surtout à remercier la Providence, qui nous a permis de vivre à une époque où la Prostitution s'efface de nos mœurs et où les sentiments d'honneur et de vertu naissent d'eux-mêmes dans les cœurs. Il faut voir ce qu'a été la Prostitution chez nos pères, pour juger des améliorations sociales que chaque jour nous apporte et dont l'avenir étendra encore les bienfaits. La Prostitution est une maladie publique: en décrire les symptômes et en étudier les causes, c'est en préparer le remède.

F.-S. Pierre DUFOUR.

15 avril 1851, de mon ermitage de Saint-Claude.

HISTOIRE

DE

LA PROSTITUTION.

PREMIÈRE PARTIE.

ANTIQUITÉ.

GRÈCE.—ROME.

CHAPITRE PREMIER.

Sommaire.—La Chaldée, berceau de la Prostitution hospitalière et de la Prostitution sacrée.—Babylone.—Vénus Mylitta.—Loi honteuse des Babyloniens.—Mystères du culte de Mylitta.—Culte de Vénus Uranie dans l'île de Cypre.—Le prophète Baruch et Hérodote.—Prostitution sacrée des femmes de Babylone.—Offrandes pour se rendre Vénus favorable.—Le Champ sacré de la Prostitution.—Corruption épouvantable des Babyloniens.—Leur science dans l'art du plaisir et des voluptés.—Impudeur des dames babyloniennes et de leurs filles dans les banquets.—La Prostitution sacrée en Arménie.—Temple de Vénus Anaïtis.—Sérails des deux sexes.—Hôtes de Vénus.—L'enclos sacré.—Prêtresses d'Anaïtis.—La Prostitution sacrée en Syrie.—Cultes de Vénus, d'Adonis et de Priape.—L'Astarté des Phéniciens.—Fêtes nocturnes et débauches infâmes qui avaient lieu sous les auspices et en l'honneur d'Astarté.—La déesse des Sidoniens.—La Prostitution sacrée dans l'île de Cypre.—Les filles d'Amathonte.—Cypris, maîtresse du roi Cinyras, fondateur du temple de Paphos.—Phallus offerts en holocauste.—La Vénus hermaphrodite d'Amathonte, dite la double déesse.—Mystères secrets du culte d'Astarté.—Le Hochequeue.—Philtres amoureux des magiciens.—La Prostitution sacrée dans les colonies phéniciennes.—Les Tentes des Filles, à Sicca-Veneria.—Principaux caractères du culte de Vénus, précisés par saint Augustin.—Culte hermaphrodite dans l'Asie-Mineure.—Fêtes en l'honneur d'Adonis, à Byblos.—Rites du culte d'Adonis.—Sa statue phallophore.—Temples de Vénus Anaïtis à Zela et à Comanes, à Suse et à Ecbatane.—La Prostitution sacrée chez les Parthes et chez les Amazones.—Mollesse des Lydiens.—Débauche éhontée des filles lydiennes.—Tombeau du roi Alyattes, père de Crésus, construit presque en entier avec l'argent de la Prostitution.—Prostituées musiciennes et danseuses suivant l'armée des Lydiens.—Orgies des anciens Perses en présence de leurs femmes et de leurs filles légitimes.—Les trois cent vingt-neuf concubines de Darius.

C'est dans la Chaldée, dans l'antique berceau des sociétés humaines, qu'il faut chercher les premières traces de la Prostitution. Une partie de la Chaldée, celle qui touchait au nord la Mésopotamie et qui renfermait le pays d'Ur, patrie d'Abraham, avait pour habitants une race belliqueuse et sauvage, vivant au milieu des montagnes et ne connaissant pas d'autre art que celui de la chasse. Ce peuple chasseur inventa l'hospitalité et la Prostitution qui en était, en quelque sorte, l'expression naïve et brutale. Dans l'autre partie de la Chaldée, qui confinait avec l'Arabie déserte et qui s'étendait en plaines fertiles, en gras pâturages, un peuple pasteur, d'un naturel doux et pacifique, menait une vie errante au milieu de ses innombrables troupeaux. Il observait les astres, il créait les sciences, il inventa les religions et avec elles la Prostitution sacrée. Quand Nembrod, ce roi, ce conquérant que la Bible appelle un fort chasseur devant Dieu, réunit sous ses lois les deux provinces et les deux peuples de la Chaldée, quand il fonda Babylone au bord de l'Euphrate, l'an du monde 1402, selon les livres de Moïse, il laissa se mêler ensemble les croyances, les idées et les mœurs des différentes races de ses sujets, et il n'en dirigea pas même la fusion, qui se fit lentement sous l'influence de l'habitude. Ainsi la Prostitution sacrée et la Prostitution hospitalière ne signifièrent bientôt plus qu'une seule et même chose dans la pensée des Babyloniens, et devinrent simultanément une des formes les plus caractéristiques du culte de Vénus ou Mylitta.

Écoutons Hérodote, le vénérable père de l'histoire, le plus ancien collecteur des traditions du monde: «Les Babyloniens ont une loi très-honteuse: toute femme née dans le pays est obligée, une fois dans sa vie, de se rendre au temple de Vénus, pour s'y livrer à un étranger. Plusieurs d'entre elles, dédaignant de se voir confondues avec les autres à cause de l'orgueil que leur inspirent leurs richesses, se font porter devant le temple dans des chars couverts. Là elles se tiennent assises, ayant derrière elles un grand nombre de domestiques qui les ont accompagnées; mais la plupart des autres s'asseyent dans la pièce de terre dépendante du temple de Vénus avec une couronne de ficelles autour de la tête. Les unes arrivent, les autres se retirent. On voit, en tous sens, des allées séparées par des cordages tendus; les étrangers se promènent dans ces allées et choisissent les femmes qui leur plaisent le plus. Quand une femme a pris place en ce lieu, elle ne peut retourner chez elle que quelque étranger ne lui ait jeté de l'argent sur les genoux et n'ait eu commerce avec elle hors du lieu sacré. Il faut que l'étranger, en lui jetant de l'argent, lui dise: «J'invoque la déesse Mylitta.» Or, les Assyriens donnent à Vénus le nom de Mylitta. Quelque modique que soit la somme, il n'éprouvera point de refus: la loi le défend, car cet argent devient sacré. Elle suit le premier qui lui jette de l'argent, et il ne lui est pas permis de repousser personne. Enfin, quand elle s'est acquittée de ce qu'elle devait à la déesse, en s'abandonnant à un étranger, elle retourne chez elle; après cela, quelque somme qu'on lui donne, il n'est pas possible de la séduire. Celles qui ont en partage une taille élégante et de la beauté ne feront pas un long séjour dans le temple; mais les laides y restent davantage, parce qu'elles ne peuvent satisfaire à la loi. Il y en a même qui y demeurent trois ou quatre ans.» (Liv. I, paragr. 199).

Cette Prostitution sacrée, qui se répandit avec le culte de Mylitta ou Vénus Uranie dans l'île de Cypre et en Phénicie, est un de ces faits acquis à l'histoire, si monstrueux, si bizarre, si invraisemblable qu'il paraisse. Le prophète Baruch, qu'Hérodote n'avait pas consulté et qui se lamentait avec Jérémie deux siècles avant l'historien grec, raconte aussi les mêmes turpitudes dans la lettre de Jérémie aux Juifs que le roi Nabuchodonosor avait amenés en captivité à Babylone: «Des femmes, enveloppées de cordes, sont assises au bord des chemins et brûlent des parfums (succendentes ossa olivarum). Quand une d'elles, attirée par quelque passant, a dormi avec lui, elle reproche à sa voisine de n'avoir pas été jugée digne, comme elle, d'être possédée par cet homme et de n'avoir pas vu rompre sa ceinture de cordes.» (Baruch, ch. VI). Cette ceinture de cordes, ces nœuds qui entouraient le corps de la femme vouée à Vénus, représentaient la pudeur qui ne la retenait que par un lien fragile et que l'amour impétueux devait bientôt briser. Il fallait donc que celui qui voulait cohabiter avec une de ces femmes consacrées saisît l'extrémité de la corde qui l'entourait et entraînât ainsi sa conquête sous des cèdres et des lentisques qui prêtaient leur ombre à l'achèvement du mystère. Le sacrifice à Vénus était mieux reçu par la déesse, lorsque le sacrificateur, dans ses transports amoureux, rompait impétueusement tous les liens qui lui faisaient obstacle. Mais les savants qui ont commenté le fameux passage de Baruch ne sont pas d'accord sur l'espèce d'offrande que les consacrées brûlaient devant elles pour se rendre Vénus favorable. Selon les uns, c'était un gâteau d'orge et de froment; selon les autres, c'était un philtre qui allumait les désirs et préparait à la volupté; enfin, d'après une explication plus naturelle, il ne s'agissait que des baies parfumées de l'arbre à encens.

Hérodote avait vu de ses yeux, vers l'an 440 avant Jésus-Christ, la Prostitution sacrée des femmes de Babylone; comme étranger, sans doute jeta-t-il quelque argent sur les genoux d'une belle Babylonienne. Trois siècles et demi après lui, un autre voyageur, Strabon, fut aussi témoin de ces désordres, et il raconte que toutes les femmes de Babylone obéissaient à l'oracle en livrant leur corps à un étranger qu'elles considéraient comme un hôte: Mos est... cum hospite corpus miscere, dit la traduction latine de sa Géographie écrite en grec. Cette Prostitution n'avait lieu que dans un seul temple où elle s'était installée dès les premiers temps de la fondation de Babylone. Le temple de Mylitta eût été trop petit pour contenir tous les adorateurs de la déesse; mais il y avait à l'entour de ce temple une vaste enceinte qui en faisait partie et qui renfermait des édicules, des bocages, des bassins et des jardins. C'était là le champ de la Prostitution. Les femmes qui s'y abandonnaient se trouvaient sur un terrain sacré où l'œil d'un père ou d'un mari ne venait pas les troubler. Hérodote et Strabon ne parlent pas de la part que se réservait le prêtre dans les offrandes des pieuses adoratrices de Mylitta; mais Baruch nous représente les prêtres de Babylone comme des gens qui ne se refusaient rien.

On comprend que le spectacle permanent de la Prostitution sacrée ait gâté les mœurs de Babylone. En effet, cette immense cité, peuplée de plusieurs millions d'hommes répartis sur un espace de quinze lieues, était devenue bientôt un épouvantable lieu de débauche. Elle fut détruite en partie par les Perses, qui s'en emparèrent dans l'année 331 avant Jésus-Christ; mais la ruine de quelques grands édifices, le saccagement des palais et des tombeaux, le renversement des murailles ne purifièrent pas l'air empesté de la Prostitution, qui s'y perpétua comme dans sa véritable patrie, tant qu'il y eut un toit pour l'abriter. Alexandre-le-Grand avait été lui-même effrayé du libertinage babylonien lorsqu'il y était venu prendre part et en mourir. «Il n'était rien de plus corrompu que ce peuple, rapporte Quinte-Curce, un des historiens du conquérant de Babylone; rien de plus savant dans l'art des plaisirs et des voluptés. Les pères et les mères souffraient que leurs filles se prostituassent à leurs hôtes pour de l'argent, et les maris n'étaient pas moins indulgents à l'égard de leurs femmes. Les Babyloniens se plongeaient surtout dans l'ivrognerie et dans les désordres qui la suivent. Les femmes paraissaient d'abord dans leurs banquets avec modestie; mais ensuite elles quittaient leurs robes; puis le reste de leurs habits l'un après l'autre, dépouillant peu à peu la pudeur jusqu'à ce qu'elles fussent toutes nues. Et ce n'étaient pas des femmes publiques qui s'abandonnaient ainsi; c'étaient les dames les plus qualifiées, aussi bien que leurs filles.»

L'exemple de Babylone avait porté fruit; et le culte de Mylitta s'était propagé, avec la Prostitution qui l'accompagnait, dans l'Asie et dans l'Afrique, jusqu'au fond de l'Égypte comme jusqu'en Perse; mais dans chacun de ces pays la déesse prenait un nom nouveau, et son culte affectait des formes nouvelles sous lesquelles reparaissait toujours la Prostitution sacrée.

En Arménie, on adorait Vénus sous le nom d'Anaïtis; on lui avait élevé un temple à l'instar de celui que Mylitta avait à Babylone. Autour de ce temple s'étendait un vaste domaine dans lequel vivait enfermée une population consacrée aux rites de la déesse. Les étrangers seuls avaient le droit de passer le seuil de cette espèce de sérail des deux sexes et d'y demander une galante hospitalité qu'on ne leur refusait jamais. Quiconque était admis dans la cité amoureuse devait, suivant l'antique usage, acheter par un présent les faveurs qu'on lui accordait; mais, comme il n'est pas de coutume qui ne tombe tôt ou tard en désuétude à une époque de décadence, la femme que l'hôte de Vénus avait honorée de ses caresses le forçait souvent d'accepter un don plus considérable que celui qu'elle en recevait. Les desservants et desservantes de l'enclos sacré étaient les fils et les filles des meilleures familles du pays; et ils entraient au service de la déesse pour un temps plus ou moins long, d'après le vœu de leurs parents. Quand les filles sortaient du temple d'Anaïtis, en laissant à ses autels tout ce qu'elles avaient pu gagner à la sueur de leur corps, elles n'avaient point à rougir du métier qu'elles avaient fait, et alors elles ne manquaient pas de maris qui s'en allaient au temple prendre des renseignements sur les antécédents religieux des jeunes prêtresses. Celles qui avaient accueilli le plus grand nombre d'étrangers étaient les plus recherchées en mariage. Il faut dire aussi que dans le culte d'Anaïtis on assortissait autant que possible l'âge, la figure et la condition des amants, de manière à contenter la déesse et ses adorateurs. C'est Strabon qui nous a conservé cette particularité consolante, que nous ne rencontrerons pas chez les autres Vénus.

Ces différentes Vénus s'étaient éparpillées dans toute la Syrie, et elles avaient partout établi leur Prostitution avec certaines variantes de cérémonial. Vénus, sous ses noms divers, personnifiait, déifiait l'organe de la femme, la conception féminine, la nature femelle. Il était donc tout simple de déifier, de personnifier aussi l'organe de l'homme, la génération masculine, la nature mâle. Les hommes avaient fait le culte de Vénus; les femmes firent celui d'Adonis, qui devint, en se matérialisant, celui de Priape. On voit, dans l'antiquité, les deux cultes régner, l'un auprès de l'autre en bonne intelligence. C'est surtout aux Phéniciens qu'il faut attribuer la propagation des deux cultes, qui souvent n'en formaient qu'un seul, en se mêlant l'un à l'autre. La Vénus des Phéniciens se nommait Astarté. Elle avait des temples à Tyr, à Sidon et dans les principales villes de Phénicie; mais les plus célèbres étaient ceux d'Héliopolis de Syrie et d'Aphaque près du mont Liban. Astarté avait les deux sexes dans ses statues, pour représenter à la fois Vénus et Adonis. Le mélange des deux sexes se traduisait encore mieux par le travestissement des hommes en femmes et des femmes en hommes, dans les fêtes nocturnes de la déesse. Les débauches les plus infâmes avaient lieu à la faveur de ces déguisements, et le prêtre en réglait lui-même la cérémonie, au son des instruments de musique, des sistres et des tambours. Cette monstrueuse promiscuité, qui avait lieu sous les auspices de la bonne déesse, amenait une multitude d'enfants qui ne connaissaient jamais leurs pères et qui venaient à leur tour, dès leur plus tendre jeunesse, retrouver leurs mères dans les mystères d'Astarté. Il y avait pourtant une espèce de mariage, en dehors de la Prostitution sacrée, à laquelle se livraient les hommes ainsi que les femmes; puisque les Phéniciens, suivant le témoignage d'Eusèbe, prostituaient leurs filles vierges aux étrangers, pour la plus grande gloire de l'hospitalité. Ces turpitudes, que n'absolvait pas leur antiquité, se continuèrent jusqu'au quatrième siècle de l'ère vulgaire, et il fallut que Constantin-le-Grand y mît ordre, en les interdisant par une loi, en détruisant les temples d'Astarté et en remplaçant celui qui déshonorait Héliopolis par une église chrétienne.

Cette Astarté, que la Bible appelle la déesse des Sidoniens, avait trouvé des autels non moins impurs dans l'île de Cypre, où les Phéniciens d'Ascalon importèrent de bonne heure, avec leur commerce industrieux, la Prostitution sacrée. On eût dit que Vénus, née de la mer, comme la brillante planète Uranie, que les bergers chaldéens en voyaient sortir dans les belles nuits d'été, avait choisi pour son empire terrestre cette île de Cypre, que les dieux, à sa naissance, lui assignèrent en partage, comme nous le raconte la tradition grecque par la bouche d'Homère. C'était l'Astarté des Phéniciens, l'Uranie des Babyloniens: elle avait dans son île vingt temples renommés; les deux principaux étaient ceux de Paphos et d'Amathonte, où la Prostitution sacrée s'exerçait sur une plus grande échelle que partout ailleurs. Et pourtant, les filles d'Amathonte avaient été chastes, et même obstinées dans leur chasteté, lorsque Vénus fut rejetée sur leur rivage par l'écume des flots; elles méprisèrent cette nouvelle déesse qui leur apparaissait toute nue, les pauvres Propœtides, et la déesse irritée leur ordonna de se prostituer à tout venant, pour expier le mauvais accueil qu'elles lui avaient fait: elles obéirent avec tant de répugnance aux ordres de Vénus, que la protectrice des amours les changea en pierres. Ce fut une leçon qui profita aux filles de Cypre: elles se vouèrent donc à la Prostitution en l'honneur de leur déesse, et elles se promenaient le soir, au bord de la mer, pour se vendre aux étrangers qui arrivaient dans l'île. Il en était encore ainsi au deuxième siècle, du temps de Justin, qui raconte ces promenades des jeunes Cypriennes sur le rivage; mais, à cette époque, le produit de leur prostitution n'était pas déposé, comme dans l'origine, sur l'autel de la déesse: ce salaire malhonnête s'entassait dans un coffre, de manière à former une dot qu'elles apportaient à leurs maris et que ceux-ci recevaient sans rougir.

Quant aux fêtes de Vénus, qui attiraient en Cypre une innombrable foule d'adorateurs zélés, elles n'en étaient pas moins accompagnées d'actes, ou du moins d'emblèmes de Prostitution. On attribuait au roi Cinyras la fondation du temple de Paphos, et les prêtres du lieu prétendaient que la maîtresse de ce roi, nommée Cypris, s'était fait un tel renom d'habileté dans les choses de l'amour, que la déesse avait voulu qu'on lui donnât son nom. Cette Vénus, qu'on adorait à Paphos, était donc l'image de la nature femelle, de même que la Mylitta de Babylone: aussi, dans les sacrifices qui lui étaient offerts, on lui présentait, sous le nom de Carposis (Καρπωσις), qui signifiait prémices, un phallus ou une pièce de monnaie. Les initiés ne s'en tenaient pas à l'allégorie. La déesse était représentée d'abord par un cône ou pyramide en pierre blanche, qui fut transformée plus tard en statue de femme. La statue du temple d'Amathonte, au contraire, représentait une femme barbue, avec les attributs de l'homme sous des habits féminins: cette Vénus-là était hermaphrodite, selon Macrobe (putant eamdem marem ac feminam esse); voilà pourquoi Catulle l'invoque en la qualifiant de double déesse d'Amathonte (duplex Amathusia). Les mystères les plus secrets de cette Astarté se passaient dans le bois sacré qui environnait son temple, et dans ce bois toujours vert on entendait soupirer l'iunx ou frutilla, oiseau dédié à la déesse. Cet oiseau, dont les magiciens employaient la chair pour leurs philtres amoureux, n'était autre que notre trivial hochequeue; s'il nous est venu de Cypre, il a eu le temps de changer en chemin. Cette île fortunée avait encore d'autres temples, où le culte de Vénus suivait les mêmes rites: à Cinyria, à Tamasus, à Aphrodisium, à Idalie surtout, la Prostitution sacrée prenait les mêmes prétextes, sinon les mêmes formes.

De Cypre, elle gagna successivement toutes les îles de la Méditerranée; elle pénétra en Grèce et jusqu'en Italie: la marine commerçante des Phéniciens la portait partout où elle allait chercher ou déposer des marchandises. Mais chaque peuple, en acceptant un culte qui flattait ses passions, y ajoutait quelques traits de ses mœurs et de son caractère. Dans les colonies phéniciennes la Prostitution sacrée conservait les habitudes de lucre et de mercantilisme qui distinguaient cette race de marchands: à Sicca-Veneria, sur le territoire de Carthage, le temple de Vénus, qu'on appelait dans la langue tyrienne Succoth Benoth ou les Tentes des Filles, était, en effet, un asile de Prostitution dans lequel les filles du pays allaient gagner leur dot à la peine de leur corps (injuria corporis, dit Valère-Maxime); elles n'en étaient que plus honnêtes femmes après avoir fait ce vilain métier, et elles ne se mariaient que mieux. On peut induire de certains passages de la Bible, que ce temple, comme ceux d'Astarté à Sidon et à Ascalon, était tout environné de petites tentes, dans lesquelles les jeunes Carthaginoises se consacraient à la Vénus phénicienne. Elles s'y rendaient de tous côtés en si grand nombre, qu'elles se faisaient tort réciproquement et qu'elles ne retournaient pas à Carthage aussi vite qu'elles l'auraient voulu pour y trouver des maris. Les temples de Vénus étaient ordinairement situés sur des hauteurs, en vue de la mer, afin que les nautoniers, fatigués de leur navigation, pussent apercevoir de loin, comme un phare, la blanche demeure de la déesse, qui leur promettait le repos et la volupté. On comprend que la Prostitution hospitalière se soit d'abord établie au profit des marins, le long des côtes où ils pouvaient aborder. Cette Prostitution est devenue sacrée, lorsque le prêtre a voulu en avoir sa part et l'a couverte, en quelque sorte, du voile de la déesse qui la protégeait. Saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, a précisé les principaux caractères du culte de Vénus, en constatant qu'il y avait trois Vénus plutôt qu'une, celle des vierges, celle des femmes mariées et celle des courtisanes, déesse impudique, à qui les Phéniciens, dit-il, immolaient la pudeur de leurs filles, avant qu'elles fussent mariées.

Toute l'Asie-Mineure avait embrassé avec transport un culte qui déifiait les sens et les appétits charnels: ce culte associait souvent Adonis à Vénus. Adonis, dont les Hébreux firent le nom du Dieu créateur du monde, Adonaï, personnifiait la nature mâle, sans laquelle est impuissante la nature femelle. Aussi, dans les fêtes funèbres qu'on célébrait en l'honneur de ce héros chasseur, tué par un sanglier et tant pleuré par Vénus, sa divine amante, on symbolisait l'épuisement des forces physiques et matérielles, qui se perdent par l'abus qu'on en fait, et qui ne se réveillent qu'à la suite d'une période de repos absolu. Durant ces fêtes, qui étaient fort célèbres à Byblos en Syrie, et qui rassemblaient une immense population cosmopolite autour du grand temple de Vénus, les femmes devaient consacrer leurs cheveux ou leur pudeur à la déesse. Il y avait la fête du deuil, pendant laquelle on pleurait Adonis en se frappant l'un l'autre avec la main ou avec des verges; il y avait ensuite la fête de la joie, qui annonçait la résurrection d'Adonis. Alors, on exposait en plein air, sous le portique du temple, la statue phallophore du dieu ressuscité, et aussitôt, toute femme présente était forcée de livrer sa chevelure au rasoir ou son corps à la Prostitution. Celles qui avaient préféré garder leurs cheveux étaient parquées dans une espèce de marché, où les étrangers seuls avaient le privilége de pénétrer; elles restaient là en vente, dit Lucien, pendant tout un jour, et elles s'abandonnaient à ce honteux trafic autant de fois qu'on voulait bien les payer. Tout l'argent que produisait cette laborieuse journée s'employait ensuite à faire des sacrifices à Vénus. C'était ainsi qu'on solennisait les amours de la déesse et d'Adonis. On peut s'étonner que les habitants du pays fussent si empressés pour un culte où leurs femmes avaient tout le bénéfice des mystères de Vénus; mais il faut remarquer que les étrangers n'étaient pas moins qu'elles intéressés dans ces mystères qui semblaient institués exprès pour eux. Le culte de Vénus était donc, en quelque sorte, sédentaire pour les femmes, nomade pour les hommes, puisque ceux-ci pouvaient visiter tour à tour les fêtes et les temples divers de la déesse, en profitant partout, dans ces pèlerinages voluptueux, des avantages réservés aux hôtes et aux étrangers.

Partout, en effet, dans l'Asie-Mineure, il y avait des temples de Vénus, et la Prostitution sacrée présidait partout aux fêtes de la déesse, qu'elle prît le nom de Mylitta, d'Anaïtis, d'Astarté, d'Uranie, de Mitra, ou tout autre nom symbolique. Il y avait, dans le Pont, à Zela et à Comanes, deux temples de Vénus-Anaïtis, qui attiraient à leurs solennités une multitude de fervents adorateurs. Ces deux temples s'étaient prodigieusement enrichis avec l'argent de ces débauchés, qui s'y rendaient de toutes parts pour accomplir des vœux (causa votorum, dit Strabon). Pendant les fêtes, les abords du temple à Comanes ressemblaient à un vaste camp peuplé d'hommes de toutes les nations, offrant un bizarre mélange de langages et de costumes. Les femmes qui se consacraient à la déesse, et qui faisaient argent de leur corps (corpore quœstum facientes), étaient aussi nombreuses qu'à Corinthe, dit encore Strabon, qui avait été témoin de cette affluence. Il en était de même à Suse et à Ecbatane en Médie; chez les Parthes, qui furent les élèves et les émules des Perses en fait de sensualité et de luxure; jusque chez les Amazones, qui se dédommageaient de leur chasteté ordinaire, en introduisant d'étranges désordres dans le culte de leur Vénus, qu'elles nommaient pourtant Artémis la Chaste. Mais ce fut en Lydie que la Prostitution sacrée entra le plus profondément dans les mœurs. Ces Lydiens, qui se vantaient d'avoir inventé tous les jeux de hasard et qui s'y livraient avec une sorte de fureur, vivaient dans une mollesse, éternelle conseillère de la débauche. Tout plaisir leur était bon, sans avoir besoin d'un prétexte de religion ni de l'occasion d'une fête sacrée. Ils adoraient bien Vénus, avec toutes les impuretés que son culte avait admises; mais, en outre, les filles se vouaient à Vénus et pratiquaient pour leur propre compte la Prostitution la plus éhontée: «Elles y gagnent leur dot, dit Hérodote, et continuent ce commerce jusqu'à ce qu'elles se marient.» Cette dot si malhonnêtement acquise leur donnait le droit de choisir un époux qui n'avait pas toujours le droit de repousser l'honneur d'un pareil choix. Il paraît que les filles lydiennes ne faisaient pas de mauvaises affaires, car lorsqu'il fut question d'ériger un tombeau à leur roi Alyattes, père de Crésus, elles contribuèrent à la dépense, de concert avec les marchands et les artisans de la Lydie. Ce tombeau était magnifique, et des inscriptions commémoratives marquaient la part qu'avait eue, dans sa construction, chacune des trois catégories de ses fondateurs; or, les courtisanes avaient fourni une somme considérable et fait bâtir une portion du monument bien plus étendue que les deux autres, bâties aux frais des artisans et des marchands.

Les Lydiens, ayant été subjugués par les Perses, communiquèrent à leurs vainqueurs le poison de la Prostitution. Ces Lydiens, qui avaient dans leurs armées une foule de danseuses et de musiciennes, merveilleusement exercées dans l'art de la volupté, apprirent aux Perses à faire cas de ces femmes qui jouaient de la lyre, du tambour, de la flûte et du psaltérion. La musique devint alors l'aiguillon du libertinage, et il n'y eut pas de grand repas où l'ivresse et la débauche ne fussent sollicitées par les sons des instruments, par les chants obscènes et les danses lascives des courtisanes. Ce honteux spectacle, ces préludes de l'orgie sans frein, les anciens Perses ne les épargnèrent pas même aux regards de leurs femmes et de leurs filles légitimes, qui venaient prendre place au festin, sans voile et couronnées de fleurs, elles qui vivaient ordinairement renfermées dans l'intérieur de leurs maisons et qui ne sortaient que voilées, même pour aller au temple de Mithra, la Vénus des Perses. Échauffées par le vin, animées par la musique, exaltées par la pantomime voluptueuse des musiciennes, ces vierges, ces matrones, ces épouses perdaient bientôt toute retenue et, la coupe à la main, acceptaient, échangeaient, provoquaient les défis les plus déshonnêtes, en présence de leurs pères, de leurs maris, de leurs frères, de leurs enfants. Les âges, les sexes, les rangs se confondaient sous l'empire d'un vertige général; les chants, les cris, les danses redoublaient, et la sainte Pudeur, dont les yeux et les oreilles n'étaient plus respectés, fuyait en s'enveloppant dans les plis de sa robe. Une horrible promiscuité s'emparait alors de la salle du festin, qui devenait un infâme dictérion. Le banquet et ses intermèdes libidineux se prolongeaient de la sorte jusqu'à ce que l'aurore fît pâlir les torches et que les convives demi-nus tombassent pêle-mêle endormis sur leurs lits d'argent et d'ivoire. Tel est le récit que Macrobe et Athénée nous font de ces hideux festins, que Plutarque essaie de réhabiliter en avouant que les Perses avaient un peu trop imité les Parthes, qui se livraient avec fureur à tous les entraînements du vin et de la musique.

Au reste, dès la plus haute antiquité, les rois de Perse avaient des milliers de concubines musiciennes attachées à leur suite, et Parménion, général d'Alexandre de Macédoine, en trouva encore dans les bagages de Darius trois cent vingt-neuf qui lui étaient restées après la défaite d'Arbelles, avec deux cent soixante dix-sept cuisiniers, quarante-six tresseurs de couronnes et quarante parfumeurs, comme un dernier débris de son luxe et de sa puissance.

CHAPITRE II.

Sommaire.—La Prostitution en Égypte, autorisée par les lois.—Cupidité des Égyptiennes.—Leurs talents incomparables pour exciter et satisfaire les passions.—Réputation des courtisanes d'Égypte.—Cultes d'Osiris et d'Isis.—Osiris, emblème de la nature mâle.—Isis, emblème de la nature femelle.—Le Van mystique, le Tau sacré et l'Œil sans sourcils, des processions d'Osiris.—La Vache nourricière, les Cistophores et le Phallus, des processions d'Isis.—La Prostitution sacrée en Égypte.—Initiations impudiques des néophytes des deux sexes, réservées aux prêtres égyptiens.—Opinion de saint Épiphane sur ces cérémonies occultes.—Fêtes d'Isis à Bubastis.—Obscénités des femmes qui s'y rendaient.—Souterrains où s'accomplissaient les initiations aux mystères d'Isis.—Profanation des cadavres des jeunes femmes par les embaumeurs.—Rhampsinite ou Rhamsès prostitue sa fille pour parvenir à connaître le voleur de son trésor.—Subtilité du voleur, auquel il donne sa fille en mariage.—La fille de Chéops et la grande pyramide.—La pyramide du milieu.—La pyramide de Mycérinus et la courtisane Rhodopis.—Histoire de Rhodopis et de son amant Charaxus, frère de Sapho.—Les broches de fer du temple d'Apollon à Delphes.—Rhodopis-Dorica.—Ésope a les faveurs de cette courtisane, en échange d'une de ses fables.—Le roi Amasis, l'aigle et la pantoufle de Rhodopis.—Épigramme de Pausidippe.—Naucratis, la ville des courtisanes.—La prostituée Archidice.—Les Ptolémées.—Ptolémée Philadelphe et ses courtisanes Cleiné, Mnéside, Pothyne et Myrtion.—Stratonice.—La belle Bilistique.—Ptolémée Philopator et Irène.—La courtisane Hippée ou la Jument.

L'Égypte, malgré ses sages, malgré ses prêtres qui lui avaient enseigné la morale, ne fut pas exempte cependant du fléau de la Prostitution; elle avait trop de rapports de voisinage et de commerce avec les Phéniciens pour ne pas adopter quelque chose d'une religion qui lui venait, comme la pourpre et l'encens, de Tyr et de Sidon. Elle leur laissa le dogme, elle ne prit que le culte, et quoique Vénus n'eût pas d'autels sous son nom dans l'empire d'Isis et d'Osiris, la Prostitution régna, dès les temps les plus reculés, au milieu des villes et presque publiquement, encore plus que dans le sanctuaire des temples. Ce n'était pas la Prostitution hospitalière: le foyer domestique des Égyptiens demeurait toujours inaccessible aux étrangers, à cause de l'horreur que ceux-ci leur inspiraient; ce n'était pas la Prostitution sacrée, car, en s'y livrant, les femmes n'accomplissaient pas une pratique de religion: c'était la Prostitution légale dans toute sa naïveté primitive. Les lois autorisaient, protégeaient, justifiaient même l'exercice de cet infâme commerce; une femme se vendait, comme si elle eût été une marchandise, et l'homme qui l'achetait à prix d'argent excusait ou du moins n'accusait pas l'odieux marché que celle-ci n'acceptait que par avarice. L'Égyptienne se montrait aussi cupide que la Phénicienne, mais elle ne prenait pas la peine de cacher sa cupidité sous les apparences d'une pratique religieuse. Elle était également d'une nature très-ardente, comme si les feux de son soleil éthiopique avaient passé dans ses sens; elle possédait surtout, si nous en croyons Ctésias, dont Athénée invoque le témoignage, des qualités et des talents incomparables pour exciter, pour enflammer, pour satisfaire les passions qui s'adressaient à elle; mais tout cela n'était qu'une manière de gagner davantage. Aussi, les courtisanes d'Égypte avaient-elles une réputation qu'elles s'efforçaient de maintenir dans le monde entier.

La religion égyptienne, ainsi que toutes les religions de l'antiquité, avait déifié la nature fécondante et génératrice sous les noms d'Osiris et d'Isis. C'étaient, dans l'origine, les seules divinités de l'Égypte: Osiris ou le Soleil représentait le principe de la vie mâle; Isis ou la Terre, le principe de la vie femelle. Apulée, qui avait été initié aux mystères de la déesse, lui fait tenir ce langage: «Je suis la Nature, mère de toutes choses, souveraine de tous les éléments, le commencement des siècles, la première des divinités, la reine des mânes, la plus ancienne habitante des cieux, l'image uniforme des dieux et des déesses... Je suis la seule divinité révérée dans l'univers sous plusieurs formes, avec diverses cérémonies et sous différents noms. Les Phéniciens m'appellent la Mère des dieux; les Cypriens, Vénus Paphienne...» Isis n'était donc autre que Vénus, et son culte mystérieux rappelait, par une foule d'allégories, le rôle que joue la femme ou la nature femelle dans l'univers. Quant à Osiris, son mari, n'était-ce pas l'emblème de l'homme ou de la nature mâle, qui a besoin du concours de la nature femelle qu'elle féconde, pour engendrer et créer? Le bœuf et la vache étaient donc les symboles d'Isis et d'Osiris. Les prêtres de la déesse portaient dans les cérémonies le van mystique qui reçoit le grain et le son, mais qui ne garde que le premier en rejetant le second; les prêtres du dieu portaient le tau sacré ou la clef, qui ouvre les serrures les mieux fermées. Ce tau figurait l'organe de l'homme; ce van, l'organe de la femme. Il y avait encore l'œil, avec ou sans sourcils, qui se plaçait à côté du tau dans les attributs d'Osiris, pour simuler les rapports des deux sexes. De même, aux processions d'Isis, immédiatement après la vache nourricière, de jeunes filles consacrées, qu'on nommait cistophores, tenaient la ciste mystique, corbeille de jonc renfermant des gâteaux ronds ou ovales et troués au milieu; près des cistophores, une prêtresse cachait dans son sein une petite urne d'or, dans laquelle se trouvait le phallus, qui était, selon Apulée, «l'adorable image de la divinité suprême et l'instrument des mystères les plus secrets.» Ce phallus, qui reparaissait sans cesse et sous toutes les formes dans le culte égyptien, était la représentation figurée d'une partie du corps d'Osiris, partie que n'avait pu retrouver Isis, lorsqu'elle rassembla conjugalement les membres épars de son mari, tué et mutilé par l'odieux Typhon, frère de la victime. On peut donc juger du culte d'Isis et d'Osiris par les objets mêmes qui en étaient les mystérieux symboles.

La Prostitution sacrée devait, dans un pareil culte, avoir la plus large extension; mais elle était certainement, du moins dans les premiers âges, réservée au prêtre qui en faisait un des revenus les plus productifs de ses autels. Elle régnait avec impudeur dans ces initiations, auxquelles il fallait préluder par les ablutions, le repos et la continence. Le dieu et la déesse avaient remis leurs pleins pouvoirs à des ministres qui en usaient tout matériellement et qui se chargeaient d'initier à d'infâmes débauches les néophytes des deux sexes. Saint Épiphane dit positivement que ces cérémonies occultes faisaient allusion aux mœurs des hommes avant l'établissement de la société. C'étaient donc la promiscuité des sexes et tous les débordements du libertinage le plus grossier. Hérodote nous apprend comment on se préparait aux fêtes d'Isis, adorée dans la ville de Bubastis sous le nom de Diane: «On s'y rend par eau, dit-il, hommes et femmes pêle-mêle, confondus les uns avec les autres; dans chaque bateau il y a un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe. Tant que dure la navigation, quelques femmes jouent des castagnettes, et quelques hommes de la flûte; le reste, tant hommes que femmes, chante et bat des mains. Lorsqu'on passe près d'une ville, on fait approcher le bateau du rivage. Parmi les femmes, les unes continuent à jouer des castagnettes; d'autres crient de toutes leurs forces et disent des injures à celles de la ville; celles-ci se mettent à danser, et celles-là, se tenant debout, retroussent indécemment leurs robes.» Ces obscénités n'étaient que les simulacres de celles qui allaient se passer autour du temple où chaque année sept cent mille pèlerins venaient se livrer à d'incroyables excès.

Les horribles désordres auxquels le culte d'Isis donna lieu se cachaient dans des souterrains où l'initié ne pénétrait qu'après un temps d'épreuves et de purification. Hérodote, confident et témoin de cette Prostitution que les prêtres d'Égypte lui avaient révélée, en dit assez là-dessus pour que ses réticences mêmes nous permettent de deviner ce qu'il ne dit pas: «Les Égyptiens sont les premiers qui, par principe de religion, aient défendu d'avoir commerce avec les femmes dans les lieux sacrés, ou même d'y entrer après les avoir connues, sans s'être auparavant lavé. Presque tous les autres peuples, si l'on en excepte les Égyptiens et les Grecs, ont commerce avec les femmes dans les lieux sacrés, ou bien, lorsqu'ils se lèvent d'auprès d'elles, ils y entrent sans s'être lavés. Ils s'imaginent qu'il en est des hommes comme de tous les autres animaux. On voit, disent-ils, les bêtes et les différentes espèces d'oiseaux s'accoupler dans les temples et les autres lieux consacrés aux dieux; si donc cette action était désagréable à la divinité, les bêtes mêmes ne l'y commettraient pas.» Hérodote, qui n'approuve pas ces raisons, s'abstient de trahir les secrets des prêtres égyptiens, dans la confidence desquels il avait vécu à Memphis, à Héliopolis et à Thèbes. Il ne nous fait connaître qu'indirectement les mœurs privées et publiques de l'Égypte; mais à certains détails qu'il donne en passant, on peut juger que la corruption, chez cet ancien peuple, était arrivée à son comble. Ainsi, on ne remettait aux embaumeurs les corps des femmes jeunes et belles que trois ou quatre jours après leur mort, et cela, de peur que les embaumeurs n'abusassent de ces cadavres. «On raconte, dit Hérodote, qu'on en prit un sur le fait avec une femme morte récemment.»

L'histoire des rois d'Égypte nous présente encore dans l'ouvrage d'Hérodote deux étranges exemples de la Prostitution légale. Rhampsinite ou Rhamsès, qui régnait environ 2244 ans avant Jésus-Christ, voulant découvrir l'adroit voleur qui avait pillé son trésor, «s'avisa d'une chose que je ne puis croire,» dit Hérodote, dont la crédulité avait été souvent mise à l'épreuve: «il prostitua sa propre fille, en lui ordonnant de s'asseoir dans un lieu de débauche et d'y recevoir également tous les hommes qui se présenteraient, mais de les obliger, avant de leur accorder ses faveurs, à lui dire ce qu'ils avaient fait dans leur vie de plus subtil et de plus méchant.» Le voleur coupa le bras d'un mort, le mit sous son manteau et alla rendre visite à la fille du roi. Il ne manqua pas de se vanter d'être l'auteur du vol; la princesse essaya de l'arrêter, mais, comme ils étaient dans l'obscurité, elle ne saisit que le bras du mort, pendant que le vivant gagnait la porte. Ce nouveau tour d'adresse le recommanda tellement à l'estime de Rhampsinite, que le roi fit grâce au voleur et le maria ensuite avec celle qu'il lui avait déjà fait connaître dans un mauvais lieu. Cette pauvre princesse en était sortie sans doute en meilleur état que la fille de Chéops, qui fut roi d'Égypte, douze siècles avant Jésus-Christ. Chéops fit construire la grande pyramide, laquelle coûta vingt années de travail et des dépenses incalculables. «Épuisé par ces dépenses, rapporte Hérodote, il en vint à ce point d'infamie de prostituer sa fille dans un lieu de débauche, et de lui ordonner de tirer de ses amants une certaine somme d'argent. J'ignore à quel taux monta cette somme; les prêtres ne me l'ont point dit. Non-seulement elle exécuta les ordres de son père, mais elle voulut aussi laisser elle-même un monument: elle pria donc tous ceux qui la venaient voir de lui donner chacun une pierre pour des ouvrages qu'elle méditait. Ce fut de ces pierres, me dirent les prêtres, qu'on bâtit la pyramide qui est au milieu des trois.» La science moderne n'a pas encore calculé combien il était entré de pierres dans cette pyramide.

L'érection d'une pyramide, si coûteuse qu'elle fût, ne semblait pas au-dessus des moyens d'une courtisane. Aussi, malgré la chronologie et l'histoire, attribuait-on généralement en Égypte la construction de la pyramide de Mycérinus à la courtisane Rhodopis. Cette courtisane n'était pas Égyptienne de naissance, mais elle avait fait sa fortune avec les Égyptiens, longtemps après le règne de Mycérinus. Rhodopis, qui vivait sous Amasis, 600 ans avant Jésus-Christ, était originaire de Thrace; elle avait été compagne d'esclavage d'Ésope le fabuliste, chez Iadmon, à Samos. Elle fut menée en Égypte par Xanthus, de Samos, qui faisait aux dépens d'elle un assez vilain métier, puisqu'il l'avait achetée pour qu'elle exerçât l'état de courtisane au profit de son maître. Elle réussit à merveille, et sa renommée lui attira une foule d'amants entre lesquels Charaxus, de Mytilène, frère de la célèbre Sapho, fut tellement épris de cette charmante fille, qu'il donna une somme considérable pour sa rançon. Rhodopis, devenue libre, ne quitta pas l'Égypte, où sa beauté et ses talents lui procurèrent des richesses immenses. Elle en fit un singulier usage, car elle employa la dixième partie de ses biens à fabriquer des broches de fer, qu'elle offrit, on ne sait pour quel vœu, au temple de Delphes, où on les voyait encore du temps d'Hérodote. Ce grave historien parle de ces broches symboliques comme d'une chose que personne n'avait encore imaginée et il ne cherche pas à deviner le sens figuré de cette singulière offrande. On n'en montrait plus que la place du temps de Plutarque. La tradition populaire avait si bien confondu les broches du temple d'Apollon delphien et la pyramide de Mycérinus, construite plusieurs siècles avant la fabrication des broches, que tout le monde en Égypte s'obstinait à mettre cette pyramide sur le compte de Rhodopis. Selon les uns, elle en avait payé la façon; selon les autres (Strabon et Diodore de Sicile ont l'air d'adopter cette opinion erronée), ses amants l'avaient fait bâtir à frais communs pour lui plaire: d'où il faut conclure que la courtisane avait l'amour des pyramides.

Rhodopis, que les Grecs nommaient Dorica, et Dorica était célèbre dans toute la Grèce, ouvrit la liste de ses adorateurs par le nom d'Ésope, qui, tout contrefait et tout laid qu'il fût, ne donna qu'une de ses fables pour acheter les faveurs de cette belle fille de Thrace. Le baiser du poëte la désigna aux regards complaisants de la destinée. Le beau Charaxus, à qui elle devait sa liberté et le commencement de son opulence, la laissa se fixer dans la ville de Naucratis, où il venait la voir, à chaque voyage qu'il faisait en Égypte pour y apporter et y vendre du vin. Rhodopis l'aimait assez pour lui être fidèle tant qu'il séjournait à Naucratis, et l'amour l'y retenait plus que son commerce. Pendant une de ses absences, Rhodopis, assise sur une terrasse, regardait le Nil et cherchait à l'horizon la voile du navire qui lui ramenait Charaxus; une de ses pantoufles avait quitté son pied impatient et brillait sur un tapis: un aigle la vit, la saisit avec son bec et l'emporta dans les airs. En ce moment, le roi Amasis était à Naucratis et y tenait sa cour, entouré de ses principaux officiers. L'aigle, qui avait enlevé la pantoufle de Rhodopis sans que celle-ci s'en aperçût, laissa tomber cette pantoufle sur les genoux du Pharaon. Jamais il n'avait rencontré pantoufle si petite et si avenante. Il se mit en quête aussitôt du joli pied à qui elle appartenait, et lorsqu'il l'eut trouvé, en faisant essayer la divine pantoufle à toutes les femmes de ses États, il voulut avoir Rhodopis pour maîtresse. Néanmoins, la maîtresse d'Amasis ne renonça pas à Charaxus; et la Grèce célébra, dans les chansons de ses poëtes, les amours de Dorica, que Sapho, sœur de Charaxus, avait poursuivie d'amers reproches. Pausidippe, dans son livre sur l'Éthiopie, a consacré cette épigramme à l'amante de Charaxus: «Un nœud de rubans relevait tes longues tresses, des parfums voluptueux s'exhalaient de ta robe flottante; aussi vermeille que le vin qui rit dans les coupes, tu enlaçais dans tes bras charmants le beau Charaxus. Les vers de Sapho l'attestent et t'assurent l'immortalité. Naucratis en conservera le souvenir, tant que les vaisseaux vogueront avec joie sur les flots du Nil majestueux.»

Naucratis était la ville des courtisanes: celles qui sortaient de cette ville semblaient avoir profité des leçons de Rhodopis. Leurs charmes et leurs séductions firent longtemps l'entretien de la Grèce, qui envoyait souvent ses débauchés à Naucratis et qui en rapportait de merveilleux récits de Prostitution. Après Rhodopis, une autre courtisane, nommée Archidice, acquit aussi beaucoup de célébrité par les mêmes moyens; mais, de l'aveu d'Hérodote, elle eut moins de vogue que sa devancière. On sait pourtant qu'elle mettait un si haut prix à ses faveurs, que le plus riche se ruinait à les payer; et beaucoup se ruinèrent ainsi. Un jeune Égyptien, qui était éperdument amoureux de cette courtisane, voulut se ruiner pour elle; mais, comme sa fortune était médiocre, Archidice refusa la somme et l'amant. Celui-ci ne se tint pas pour battu: il invoqua Vénus, qui lui envoya en songe gratuitement ce qu'il eût payé si cher en réalité; il n'en demanda pas davantage. La courtisane apprit ce qui s'était passé sans elle, et cita devant les magistrats son débiteur insolvable en lui réclamant le prix du songe. Les magistrats jugèrent ce point litigieux avec une grande sagesse: ils autorisèrent Archidice à rêver qu'elle avait été payée, et partant quitte. (Voy. les notes de Larcher, traducteur d'Hérodote.)

La grande époque des courtisanes en Égypte paraît avoir été celle des Ptolémées, dans le troisième siècle avant Jésus-Christ; mais, parmi ces illustres filles, les unes étaient Grecques, les autres venaient d'Asie, et presque toutes avaient commencé par jouer de la flûte. Ptolémée-Philadelphe en eut un grand nombre à son service: l'une, Cléiné, lui servait d'échanson, et il lui fit élever des statues qui la représentaient vêtue d'une tunique légère et tenant une coupe ou rithon; l'autre, Mnéside, était une de ses musiciennes; celle-ci, Pothyne, l'enchantait par les grâces de sa conversation; celle-là, Myrtion, qu'il avait tirée d'un lieu de débauche hanté par les bateliers du Nil, l'enivrait de sales jouissances. Ce Ptolémée payait généreusement les services qu'on lui rendait, et il honora d'un tombeau la mémoire de Stratonice, qui lui avait laissé de tendres souvenirs, quoiqu'elle fût Grecque et non Égyptienne. Ce roi voluptueux n'avait pas de répugnance pour les Grecques: il avait fait venir d'Argos la belle Bilistique, qui descendait de la race des Atrides, et qui oubliait son origine le plus joyeusement qu'elle pouvait. Ptolémée Evergète, fils de Philadelphe, n'éparpilla pas ses amours autant que son père lui en avait donné l'exemple: il se contenta d'Irène, qu'il conduisit à Éphèse, dont il était gouverneur, et qui poussa le dévouement jusqu'à mourir avec lui. Ptolémée Philopator se mit à la merci d'une adroite courtisane, nommée Agathoclée, qui régna sous son nom en Égypte, comme elle régnait dans sa chambre à coucher. Un autre Ptolémée ne pouvait se passer d'une hétaire subalterne, qu'il avait surnommée Hippée, ou la Jument, parce qu'elle se partageait entre lui et l'administrateur du fourrage de ses écuries. Il aimait surtout à boire avec elle; un jour qu'elle buvait à plein gosier, il s'écria en riant et en lui frappant sur la croupe: «La Jument a trop mangé de foin!»

CHAPITRE III.

Sommaire.—La Prostitution hospitalière chez les Hébreux.—Les fils des anges.—Le déluge.—Sodome et Gomorrhe.—Les filles de Loth.—La Prostitution légale établie chez les Patriarches.—Joseph et la femme de l'eunuque Putiphar.—Thamar se prostitue à Juda son beau-père.—Le marché aux paillardes.—Les femmes étrangères.—Le roi Salomon permet aux courtisanes de s'établir dans les villes.—Apostrophe du prophète Ézéchiel à Jérusalem la grande prostituée.—Lois de Moïse.—Sorte de Prostitution permise par Moïse, et à quelles conditions.—Trafic que les Hébreux faisaient entre eux de leurs filles.—Inflexibilité de Moïse à l'égard des crimes contre nature.—Raisons qui avaient décidé Moïse à exclure les Juives de la Prostitution légale.—Le chapitre XVIII du Lévitique.—Infirmités secrètes dont les femmes juives étaient affligées.—Précautions singulières prises par Moïse pour sauvegarder la santé des Hébreux.—Tourterelles offertes en holocauste par les hommes découlants, pour obtenir leur guérison.—La loi de Jalousie.—Le gâteau de jalousie et les eaux amères de la malédiction.—La Prostitution sacrée chez les Hébreux.—Cultes de Moloch et de Baal-Phegor.—Superstitions obscènes et offrandes immondes.—Les Molochites.—Les efféminés ou consacrés.—Leurs mystères infâmes.—Le prix du chien.—Les consacrées.—Maladies nées de la débauche des Israélites.—Zambri et la prostituée de Madian.—Les efféminés détruits par Moïse reparaissent sous les rois de Juda.—Asa les chasse à son tour.—Maacha, mère d'Asa, grande prêtresse de Priape. Les efféminés, revenus de nouveau, sont décimés par Josias.—Débordements des Israélites avec les filles de Moab.—Mœurs des prostituées moabites.—Expédition contre les Madianites.—Massacre des femmes prisonnières, par ordre de Moïse.—Lois de Moïse sur la virginité des filles.—Moyens des Juifs pour constater la virginité.—Peines contre l'adultère et le viol.—L'achat d'une vierge.—La concubine de Moïse.—Châtiment infligé par le Seigneur à Marie, sœur de Moïse.—Recommandation de Moïse aux Hébreux, au sujet des plaisirs de l'amour.—La fille de Jephté.—Les espions de Josué et la fille de joie Rahab.—Samson et la paillarde de Gaza.—Dalila.—Le lévite d'Éphraïm et sa concubine.—Infamie des Benjamites.—La jeune fille vierge du roi David.—Débordements du roi Salomon.—Ses sept cents femmes et ses trois cents concubines.—Tableau et caractère de la Prostitution à l'époque de Salomon, puisés dans son livre des Proverbes.—Les prophètes Isaïe, Jérémie et Ézéchiel.—Le temple de Dieu à Jérusalem, théâtre du commerce des prostituées.—Jésus les chasse de la maison du Seigneur.—Marie Madeleine chez le Pharisien.—Jésus lui remet ses péchés à cause de son repentir.

Les Hébreux, qui étaient originaires de la Chaldée, y avaient pris les mœurs de la vie pastorale: il est donc certain que la Prostitution hospitalière exista dans les âges reculés, chez la race juive comme chez les pâtres et les chasseurs chaldéens. On en retrouve la trace çà et là dans les livres saints. Mais la Prostitution sacrée était fondamentalement antipathique avec la religion de Moïse, et ce grand législateur, qui avait pris à tâche d'imposer un frein à son peuple pervers et corrompu, s'efforça de réprimer au nom de Dieu les excès épouvantables de la Prostitution légale. De là cette pénalité terrible qu'il avait tracée en caractères de sang sur les tables de la loi, et qui suffisait à peine pour arrêter les monstrueux débordements des fils d'Abraham.

Le plus ancien exemple qui existe peut-être de la Prostitution hospitalière, c'est dans la Genèse qu'il faut le chercher. Du temps de Noé les fils de Dieu ou les anges étaient descendus sur la terre pour connaître les filles des hommes, et ils en avaient eu des enfants qui furent des géants. Ces anges venaient le soir demander un abri sous la tente d'un patriarche et ils y laissaient, en s'éloignant plus ou moins satisfaits de ce qu'ils avaient trouvé, des souvenirs vivants de leur passage. La Genèse ne nous dit pas à quel signe authentique on pouvait distinguer un ange d'un homme: ce n'était qu'au bout de neuf mois qu'il se révélait par la naissance d'un géant. Ces géants n'héritèrent pas des vertus de leurs pères, car la méchanceté des hommes ne fit que s'accroître; de telle sorte que le Seigneur, indigné de voir l'espèce humaine si dégénérée et si corrompue, résolut de l'anéantir, à l'exception de Noé et de sa famille. Le déluge renouvela la face du monde, mais les passions et les vices, que Dieu avait voulu faire disparaître, reparurent et se multiplièrent avec les hommes. L'hospitalité même ne fut plus chose sainte et respectée dans les villes immondes de Sodome et de Gomorrhe; lorsque les deux anges qui avaient annoncé à Abraham que sa femme Sarah, âgée de six vingts ans, lui donnerait un fils, allèrent à Sodome et s'arrêtèrent dans la maison de Loth pour y passer la nuit, les habitants de la ville, depuis le plus jeune jusqu'au plus vieux, environnèrent la maison, et appelant Loth: «Où sont ces hommes, lui dirent-ils, qui sont venus cette nuit chez toi? Fais-les sortir, afin que nous les connaissions?—Je vous prie, mes frères, répondit Loth, ne leur faites point de mal. J'ai deux filles qui n'ont point encore connu d'homme, je vous les amènerai, et vous les traiterez comme il vous plaira, pourvu que vous ne fassiez pas de mal à ces hommes. Car ils sont venus à l'ombre de mon toit.» Loth, qui faisait ainsi à l'hospitalité le sacrifice de l'honneur de ses filles, n'eût-il pas accordé de bonne grâce à ses deux hôtes ce qu'il offrait malgré lui à une populace en délire? Quant à ses deux filles, que le spectacle de la destruction de Sodome et de Gomorrhe n'avait point assez épouvantées pour leur inspirer des sentiments de continence, elles abusèrent étrangement l'une après l'autre de l'ivresse de leur malheureux père.

C'est bien la débauche, et la plus hideuse, mais ce n'est pas encore la Prostitution légale, celle qui s'accomplit en vertu d'un marché que la loi ne condamne pas et que l'usage autorise. Cette espèce de Prostitution se montre chez les Hébreux, dès les temps des patriarches, dix-huit siècles avant Jésus-Christ, alors même que le chaste Joseph, esclave et intendant de l'eunuque Putiphar en Égypte, résistait aux provocations impudiques de la femme de son maître, et lui abandonnait son manteau plutôt que son honneur. Un des frères de Joseph, Juda, le quatrième fils de Jacob, avait marié successivement à une fille nommée Thamar deux fils qu'il avait eus avec une Chananéenne: ces deux fils, Her et Onan, étant morts sans laisser d'enfants, leur veuve se promettait d'épouser leur dernier frère, Séla; mais Juda ne se souciait pas de ce mariage, auquel les deux précédents, restés stériles, attachaient un fâcheux augure. Thamar, mécontente de son beau-père, qui s'était engagé vis-à-vis d'elle à la marier avec Séla, imagina un singulier moyen de prouver qu'elle pouvait devenir mère. Ayant su que Juda s'en allait sur les hauteurs de Tinnath pour y faire tondre ses brebis, elle ôta ses habits de veuvage, elle se couvrit d'un voile et s'en enveloppa, puis s'assit dans un carrefour sur la route que Juda devait prendre. «Quand Juda la vit, raconte la Genèse (ch. XXXVIII), il imagina que c'était une prostituée, car elle avait couvert son visage pour n'être pas reconnue. Et, s'avançant vers elle, il lui dit: «Permets que j'aille avec toi!» Car il ne soupçonnait pas que ce fût sa belle-fille. Elle lui répondit: «Que me donneras-tu pour jouir de mes embrassements?» Il dit: «Je t'enverrai un chevreau de mes troupeaux.» Alors, elle reprit: «Je ferai ce que tu veux, si tu me donnes des arrhes jusqu'à ce que tu m'envoies ce que tu promets?» Et Juda lui dit: «Que veux-tu que je te donne pour arrhes?» Elle répondit: «Ton anneau, ton bracelet et le bâton que tu tiens à la main.» Il s'approcha d'elle et aussitôt elle conçut; ensuite, se levant, elle s'en alla, et, quittant le voile qu'elle avait pris, elle revêtit les habits du veuvage. Cependant Juda envoya un chevreau, par l'entremise d'un de ses pâtres, qui devait lui rapporter son gage; mais le pâtre ne trouva pas cette femme, entre les mains de qui le gage était resté, et il interrogea les passants: «Où est cette prostituée qui stationnait dans le carrefour?» Et ils répondirent: «Il n'y a point eu de prostituée dans cet endroit-là.» Et il retourna vers Juda et lui dit: «Je ne l'ai point trouvée, et les gens de l'endroit m'ont déclaré que jamais prostituée n'avait stationné à cette place.» Peu de temps après, on vint annoncer à Juda que sa belle-fille était enceinte et il ordonna qu'elle fût brûlée comme adultère; mais Thamar lui fit connaître alors le père de l'enfant qu'elle portait, en lui rendant son anneau, son bracelet et son bâton.

Voilà certainement le plus ancien exemple de Prostitution légale que puisse nous fournir l'histoire; car le fait, rapporté par Moïse avec toutes les circonstances qui le caractérisèrent, remonte au vingt-unième siècle avant Jésus-Christ. Nous voyons déjà la prostituée juive, cachée dans les plis d'un voile, assise au bord d'un chemin et s'y livrant à son infâme métier avec le premier venu qui veut la payer. C'était là, depuis la plus haute antiquité, le rôle que jouait la Prostitution chez les Hébreux. Les livres saints sont remplis de passages qui nous montrent les carrefours des routes servant de marché et de champ de foire aux paillardes, qui tantôt se tenaient immobiles, enveloppées dans leur voile comme dans un linceul, et tantôt, vêtues d'habits immodestes et richement parées, brûlaient des parfums, chantaient des chansons voluptueuses, en s'accompagnant avec la lyre, la harpe et le tambour, ou dansaient au son de la double flûte. Ces paillardes n'étaient pas des Juives, du moins la plupart; car l'Écriture les qualifie ordinairement de femmes étrangères: c'étaient des Syriennes, des Égyptiennes, des Babyloniennes, etc., qui excellaient dans l'art d'exciter les sens. La loi de Moïse défendait expressément aux femmes juives de servir d'auxiliaires à la Prostitution qu'elle autorisait pour les hommes, puisqu'elle ne la condamnait pas. On s'explique donc comment les femmes étrangères n'avaient pas le droit de se prostituer dans l'enceinte des villes et pourquoi les grands chemins avaient le privilége de donner asile à la débauche publique. Il n'y eut d'exception à cet usage que sous le règne de Salomon, qui permit aux courtisanes de s'établir au milieu des villes. Mais, auparavant et depuis, on ne les rencontrait pas dans les rues et les carrefours de Jérusalem; on les voyait se mettre à l'encan, le long des routes. Là, elles dressaient leurs tentes de peaux de bêtes ou d'étoffes aux couleurs éclatantes. Quinze siècles après l'aventure de Thamar, le prophète Ézéchiel disait, dans son langage symbolique, à Jérusalem la grande prostituée: «Tu as construit un lupanar et tu t'es fait un lieu de Prostitution dans tous les carrefours, à la tête de chaque chemin tu as arboré l'enseigne de ta paillardise, et tu as fait un abominable emploi de ta beauté, et tu t'es abandonnée à tous les passants (divisisti pedes tuos omni transeunti, dit la Vulgate), et tu as multiplié tes fornications.»

Le séjour des Hébreux en Égypte, où les mœurs étaient fort dépravées, acheva de pervertir les leurs et de les ramener à l'état de simple nature: ils vivaient dans une honteuse promiscuité, lorsque Moïse les fit sortir de servitude et leur donna un code de lois religieuses et politiques. Moïse, en conduisant les Juifs vers la terre promise, eut besoin de recourir à une pénalité terrible pour arrêter les excès de la corruption morale qui déshonorait le peuple de Dieu. Du haut du mont Sinaï il fit entendre ces paroles, que le Seigneur prononça au milieu des éclairs et des tonnerres: «Tu ne paillarderas point! Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain!» Ensuite, il ne dédaigna pas de régler lui-même, au nom de Jehovah, les formes d'une espèce de Prostitution qui faisait essentiellement partie de l'esclavage. «Si quelqu'un a vendu sa fille comme esclave, dit-il, elle ne pourra quitter le service de son maître, à l'instar des autres servantes. Si elle déplaît aux yeux du maître à qui elle a été livrée, que le maître la renvoie; mais il n'aura pas le pouvoir de la vendre à un peuple étranger, s'il veut se débarrasser d'elle. Toutefois, s'il l'a fiancée à son fils, il doit se conduire envers elle comme envers ses propres filles. Que s'il en a pris une autre, il pourvoira à la dot et aux habits de son esclave, et il ne lui niera pas le prix de sa pudicité (pretium pudicitiæ non negabit). S'il ne fait pas ces trois choses, elle sortira de servage, sans rien payer.» Ce passage, que les commentateurs ont compris de différentes façons, prouve de la manière la plus évidente que chez les Juifs, du moins avant la rédaction définitive des tables de la loi, le père avait le droit de vendre sa fille à un maître, qui en faisait sa concubine pour un temps déterminé par le contrat de vente. On voit aussi, dans cette singulière législation, que la fille, vendue de la sorte au profit de son père, ne retirait aucun avantage personnel de l'abandon qu'elle était forcée de faire de son corps, excepté dans le cas où le maître, après l'avoir fiancée à son fils, voudrait la remplacer par une autre concubine. Il est donc clairement établi que les Hébreux trafiquaient entre eux de la Prostitution de leurs filles.

Moïse, ce sage législateur qui parlait aux Hébreux par la bouche de Dieu, avait affaire à des pécheurs incorrigibles: il leur laissa, par prudence, comme un faible dédommagement de ce qu'il leur enlevait, la liberté d'avoir commerce avec des prostituées étrangères; mais il fut inflexible à l'égard des crimes de bestialité et de sodomie. «Celui qui aura eu des rapports charnels avec une bête de somme sera puni de mort,» dit-il dans l'Exode (chap. XXII). «Tu n'auras pas de relation sexuelle avec un mâle, comme avec une femme, dit-il dans le Lévitique (chap. XVIII), car c'est une abomination; tu ne cohabiteras avec aucune bête et tu ne te souilleras pas avec elle. La femme ne se prostituera pas à une bête et ne se mélangera pas avec elle, car c'est un forfait!» Moïse, en parlant de ces désordres contre nature, ne peut s'empêcher d'excuser les Juifs, qui ne les avaient pas inventés et qui s'y abandonnaient à l'exemple des autres peuples. «Les nations que je m'en vais chasser de devant vous se sont polluées de toutes ces turpitudes, s'écrie le chef d'Israël, la terre qu'elles habitent en a été souillée, et moi je vais punir sur elle son iniquité, et la terre vomira ses habitants.» Moïse, qui sait combien son peuple est obstiné dans ses vilaines habitudes, joint la menace à la prière pour imposer un frein salutaire aux déréglements des sens: «Quiconque aura fait une seule de ces abominations sera retranché du milieu des miens!» Ce n'était point encore assez pour effrayer les coupables; Moïse revient encore à plusieurs reprises sur la peine qu'on doit leur infliger: «Les deux auteurs de l'abomination seront également mis à mort, lapidés ou brûlés, l'homme et la bête, la bête et la femme, le mâle et son complice mâle.» Moïse n'avait donc pas prévu que le sexe féminin pût se livrer à de pareilles énormités. Et toujours il mettait sous les yeux des Israélites la nécessité de ne pas ressembler aux peuples qu'ils allaient chasser de la terre de Chanaan: «Vous ne suivrez point les errements de ces nations, disait l'Éternel, car elles ont pratiqué les infamies que je vous défends, et je les ai prises en abomination (Lévit., XX).»

Le but évident de la loi de Moïse était d'empêcher, autant que possible, la race juive de dégénérer et de s'abâtardir par suite des débauches qui n'avaient déjà que trop vicié son sang et appauvri sa nature. Ces débauches portaient, d'ailleurs, un grave préjudice au développement de la population et à la santé publique. Tels furent certainement les deux principaux motifs qui déterminèrent le législateur à ne tolérer la Prostitution légale, que chez les femmes étrangères. Il la défendit absolument aux femmes juives. «Tu ne prostitueras pas ta fille, dit-il dans le Lévitique (chap. XIX), afin que la terre ne soit pas souillée ni remplie d'impureté.» Il dit encore plus expressément dans le Deutéronome (XXIII): «Il n'y aura pas de prostituées entre les filles d'Israël, ni de ruffian entre les fils d'Israël.» (Non erit meretrix de filiabus Israel nec scortator de filiis Israel.) Ces deux articles du code de Moïse réglèrent la Prostitution chez les Juifs, quand les Juifs furent fixés en Palestine et constitués en corps de nation sous le gouvernement des juges et des rois. Les lieux de débauche étaient dirigés par des étrangers, la plupart Syriens; les femmes de plaisir, dites consacrées, étaient toutes étrangères, la plupart Syriennes. Quant aux raisons qui avaient décidé Moïse à exclure les femmes juives de la Prostitution légale, elles sont suffisamment déduites dans les chapitres du Lévitique où il ne craint pas de révéler les infirmités dégoûtantes auxquelles étaient sujettes alors les femmes de sa race. De là toutes les précautions qu'il prend pour rendre les unions saines et prolifiques. On ne s'explique pas autrement ce chapitre XVIII du Lévitique, dans lequel il énumère toutes les personnes du sexe féminin, dont un juif ne découvrira pas la nudité (turpitudinem non discoperies), sous peine de désobéir à l'Éternel: «Que nul ne s'approche de sa parente pour cohabiter avec elle!» dit le Seigneur. Ainsi, tout Juif ne pouvait, sans crime, connaître sa mère ou belle-mère, sa sœur ou belle-sœur, sa fille, petite-fille ou belle-fille, sa tante maternelle ou paternelle, sa nièce ou sa cousine germaine. Moïse crut utile d'établir de la sorte les degrés de parenté qui repoussassent une alliance incompatible et plus contraire encore à l'état physique d'une société qu'à son organisation morale. C'était par des motifs tout à fait analogues, que l'approche d'une femme, à l'époque de son indisposition menstruelle, avait été si sévèrement interdite, que la loi de Moïse la punissait de mort dans certaines circonstances. Le danger, il est vrai, était plus sérieux chez les Juives que partout ailleurs.

Ces Juives, si belles qu'elles fussent, avec leurs yeux noirs fendus en amande, avec leur bouche voluptueuse aux lèvres de corail et aux dents de perles, avec leur taille souple et cambrée, avec leur gorge ferme et riche, avec tous les trésors de leurs formes potelées, ces juives, dont la Sunamite du Cantique des Cantiques nous offre un si séduisant portrait, étaient affligées, s'il faut en croire Moïse, de secrètes infirmités que certains archéologues de la médecine ont voulu traiter comme les symptômes du mal vénérien. A coup sûr, ce mal-là ne venait ni de Naples ni d'Amérique. Il serait donc imprudent et bien osé de se prononcer sur un sujet si délicat; mais, en tout cas, on ne peut qu'approuver Moïse, qui avait pris des précautions singulières pour sauvegarder la santé des Hébreux et pour empêcher leur progéniture d'être gâtée dans son germe. Selon d'autres commentateurs, peu ou point médecins, mais très-habiles théologiens sans doute, il ne s'agit que du flux de sang et des hémorrhoïdes, dans ce terrible chapitre XV du Lévitique, qui commence ainsi dans la traduction la plus décente: «Tout homme à qui la chair découle sera souillé à cause de son flux, et telle sera la souillure de son flux; quand sa chair laissera aller son flux ou que sa chair retiendra son flux, c'est sa souillure.» Le texte de la Vulgate ne laisse pas de doute sur la nature de ce flux, sinon sur son origine: Vir qui patitur fluxum seminis immundus erit; et tunc indicabitur huic vitio subjacere, cum per singula momenta adhæserit carni ejus atque concreverit fœdus humor. Et voilà pourquoi Moïse avait ordonné des ablutions si rigoureuses et des épreuves si austères, à ceux qui découlaient, suivant l'expression des traductions orthodoxes de la Bible. Le malade, qui rendait impur tout ce qu'il touchait, et dont les vêtements devaient être lavés à mesure qu'il les souillait, se rendait à l'entrée du tabernacle, le huitième jour de son flux, et sacrifiait deux tourterelles ou deux pigeons, l'un pour son péché, l'autre en holocauste. Ces deux pigeons, que le paganisme avait consacrés à Vénus à cause de l'ardeur et de la multiplicité de leurs caresses, représentaient évidemment les deux auteurs d'un péché qui avait eu de si fâcheuses conséquences. Ce sacrifice expiatoire ne guérissait pas le malade, qui restait retranché hors d'Israël et loin du tabernacle de Dieu jusqu'à ce que son flux s'arrêtât. Moïse impose là de véritables règlements de police, pour empêcher autant que possible qu'une maladie immonde, qui altérait les sources de la génération chez les Hébreux, ne se propageât encore en augmentant ses ravages, et ne finît par infecter tout le peuple d'Israël.

Cette maladie cependant s'était tellement aggravée et multipliée pendant le séjour des Israélites dans le désert, que Moïse expulsa du camp tous ceux qui en étaient atteints (Nombres, chap. V). Ce fut par l'ordre du Seigneur que les enfants d'Israël chassèrent sans pitié tout lépreux et tout homme découlant. On peut penser que ces malheureux, à qui sans doute l'Éternel n'envoyait pas le bienfait de la manne céleste, périrent de froid et de faim, sinon de leur mal. Il est permis de rapporter encore à ce mal étrange et odieux la loi de Jalousie, que Moïse formula pour tranquilliser les maris qui accusaient leurs femmes d'avoir compromis leur santé en commettant un adultère dont elles avaient gardé les traces cuisantes. Des querelles inextinguibles éclataient sans cesse à ce sujet dans l'intérieur des ménages juifs. Le mari soupçonnait sa femme et cherchait la preuve de ses soupçons dans l'état de leur santé réciproque; la femme jurait en vain qu'elle ne s'était pas souillée, et elle imputait souvent à son mari les torts que celui-ci lui reprochait. Alors, mari et femme se rendaient devant le sacrificateur; le mari présentait pour sa femme un gâteau de farine d'orge, sans huile, nommé gâteau de jalousie; les deux époux se tenaient debout devant l'Éternel; le sacrificateur posait le gâteau sur les mains de la femme, et tenait dans les siennes les eaux amères qui apportent la malédiction: «Si aucun homme n'a couché avec toi, lui disait-il, et si, étant en la puissance de ton mari, tu ne t'es point débauchée et souillée, sois exempte de ces eaux amères; mais si, étant en la puissance de ton mari, tu t'es débauchée et souillée, et que quelque autre que ton mari ait couché avec toi, que l'Éternel te livre à l'exécration à laquelle tu t'es assujettie par serment, et que ces eaux-là, qui apportent la malédiction, entrent dans tes entrailles pour te faire enfler le ventre et faire tomber ta cuisse.» La femme répondait Amen et buvait les eaux amères, tandis que le sacrificateur faisait tournoyer le gâteau de jalousie et l'offrait sur l'autel. Si plus tard la femme voyait enfler son ventre et se dessécher sa cuisse, elle était convaincue d'adultère et elle devenait infâme aux yeux d'Israël. Son mari, au contraire, que tout le monde plaignait comme une victime exempte de faute, se trouvait justifié, sinon guéri; car, bien qu'il n'eût pas bu les eaux amères en présence du sacrificateur, il avait souvent la meilleure part des infirmités dégoûtantes et des accidents terribles que l'exécration faisait peser sur sa femme criminelle. Quand celle-ci avait manifesté son innocence par l'état prospère de son ventre et de sa cuisse charnue, elle n'avait plus à redouter les reproches de son mari et elle pouvait avoir des enfants.

Moïse, on le voit, ne s'occupait pas seulement de moraliser les Israélites: il s'efforçait de détruire les germes de leurs vilaines maladies, et il mettait ses lois d'hygiène publique sous la sauvegarde du tabernacle de Dieu. Mais les Israélites, en passant à travers les peuplades étrangères, Moabites, Ammonites, Chananéens, et toutes ces races syriennes plus ou moins corrompues et idolâtres, s'incorporaient les goûts, les usages et les vices de leurs hôtes ou de leurs alliés. Or, la Prostitution la plus audacieuse florissait chez les descendants incestueux de Loth et de ses filles. La Prostitution sacrée avait surtout étendu son empire impudique dans le culte des faux dieux, que les habitants du pays adoraient avec une déplorable frénésie. Moloch et Baal-Phegor étaient les monstrueuses idoles de cette Prostitution à laquelle le peuple juif s'empressa de se faire initier. Moïse eut beau sévir contre les fornicateurs, leur exemple ne fut pas moins suivi par ceux qui se laissèrent entraîner aux appétits de la chair. Ainsi, une foule de superstitions obscènes restèrent dans les mœurs des Hébreux, quoique les autels de Baal et de Moloch eussent été renversés et ne reçussent plus d'offrandes immondes. Moïse, dans le chapitre XX du Lévitique et dans le chapitre XXIII du Deutéronome, a imprimé un stigmate d'infamie à ce culte exécrable et aux apostats qui le pratiquaient à la honte du vrai Dieu d'Israël: «Quiconque des enfants d'Israël ou des étrangers qui demeurent dans Israël donnera de sa semence à l'idole de Moloch, qu'il soit puni de mort: le peuple le lapidera.» Ainsi parle l'Éternel à Moïse, en lui ordonnant de retrancher du milieu de son peuple ceux qui auront forniqué avec Moloch. Dans le Deutéronome, c'est Moïse seul qui condamne, sans toutefois les frapper d'une peine déterminée, certaines impuretés qui concernaient Baal plutôt que Moloch: «Tu n'offriras pas dans le temple du Seigneur le salaire de la Prostitution et le prix du chien, quel que soit le vœu que tu aies fait, parce que ces deux choses sont en abomination devant le Seigneur ton Dieu.»

Les savants se sont donné beaucoup de mal pour découvrir quels étaient ces dieux moabites, Moloch et Baal-Phegor; ils ont extrait du Talmud et des commentateurs juifs les détails les plus étranges sur les idoles de ces dieux-là et sur le culte qu'on leur rendait. Ainsi, Moloch était représenté sous la figure d'un homme à tête de veau, qui, les bras étendus, attendait qu'on lui offrît en sacrifice de la fleur de farine, des tourterelles, des agneaux, des béliers, des veaux, des taureaux et des enfants. Ces différentes offrandes se plaçaient dans sept bouches qui s'ouvraient au milieu du ventre de cette avide divinité d'airain, posée sur un immense four qu'on allumait pour consumer à la fois les sept espèces d'offrandes. Pendant cet holocauste, les prêtres de Moloch faisaient une terrible musique de sistres et de tambours, afin d'étouffer les cris des victimes. C'est alors qu'avait lieu l'infamie, maudite par le Dieu d'Israël: les Molochites se livraient à des pratiques dignes de la patrie d'Onan, et, animés par le bruit cadencé des instruments de musique, ils s'agitaient autour de la statue incandescente qui apparaissait rouge à travers la fumée, ils poussaient des hurlements frénétiques, et, suivant l'expression biblique, donnaient de leur postérité à Moloch. Cette abomination se naturalisa tellement dans Israël, que quelques malheureux insensés osèrent l'introduire dans le culte du Dieu des Juifs, et souillèrent ainsi son sanctuaire. La colère de Moïse en fit justice, et il répéta ces paroles de l'Éternel: «Je mettrai ma face contre ceux qui paillardent avec Moloch, et je les retrancherai du milieu de mon peuple.» Ce Moloch, ou Molec, n'était autre que la Mylitta des Babyloniens, l'Astarté des Sidoniens, la Vénus génératrice, la femme divinisée. De là, les offrandes qu'on lui apportait: la fleur de farine, pour indiquer la substance de vie; les tourterelles, pour exprimer les tendresses de l'amour; les agneaux, pour désigner la fécondité; les béliers, pour caractériser la pétulance des sens; les veaux, pour peindre la richesse de la nature nourricière; les taureaux, pour symboliser la force créatrice; et les enfants, pour montrer le but du culte même de la déesse. On comprend que, par une honteuse exagération du zèle religieux, les fidèles adorateurs de Moloch, n'ayant pas d'enfants à lui offrir, lui aient offert une impure compensation de ce cruel sacrifice. Au reste, il semble que le culte de ce sale Moloch ait eu moins de vogue que celui de Baal-Phegor chez les Juifs.

Baal-Phegor ou Belphegor, qui était le dieu favori des Madianites, fut accepté par les Hébreux avec une passion qui témoigne assez de l'indécence de ses mystères. Ce dieu malhonnête balança souvent le Dieu d'Abraham et de Jacob; son culte détestable, accompagné des plus affreuses débauches, ne fut jamais complétement détruit dans la nation juive, qui le pratiquait secrètement dans les bois et dans les montagnes. Ce culte était certainement celui d'Adonis ou de Priape. Les monuments qui représentaient le dieu nous manquent tout à fait. C'est à peine si quelques écrivains juifs se sont permis de faire parler la tradition au sujet de Baal, de ses statues et de ses cérémonies. Nous nous bornerons à entrevoir derrière un voile décent les images scandaleuses que Selden, l'abbé Mignot et Dulaure ont essayé de relever avec la main de l'érudition. Selon Selden, qui s'appuie de l'autorité d'Origène et de saint Jérôme, Belphegor était figuré tantôt par un phallus gigantesque, appelé dans la Bible: species turpitudinis; tantôt par une idole portant sa robe retroussée au-dessus de la tête, comme pour étaler sa turpitude (ut turpitudinem membri virilis ostenderet); selon Mignot, la statue de Baal était monstrueusement hermaphrodite; selon Dulaure, elle n'était remarquable que par les attributs de Priape. Mais tous les savants, se fondant sur les saintes Écritures et sur les commentaires des Pères de l'Église, sont d'accord au sujet de la Prostitution sacrée, qui faisait le principal élément de ce culte odieux. Les prêtres du dieu étaient de beaux jeunes hommes, sans barbe, qui, le corps épilé et frotté d'huiles parfumées, entretenaient un ignoble commerce d'impudicité dans le sanctuaire de Baal. La Vulgate les nomme efféminés (effœminati); le texte hébraïque les qualifie de kedeschim, c'est-à-dire consacrés. Quelquefois, ces consacrés n'étaient que des mercenaires attachés au service du temple. Leur rôle ordinaire consistait dans l'usage plus ou moins actif de leurs mystères infâmes: ils se vendaient aux adorateurs de leur dieu, et déposaient sur ses autels le salaire de leur Prostitution. Ce n'est pas tout, ils avaient des chiens dressés aux mêmes ignominies; et le produit impur qu'ils retiraient de la vente ou du louage de ces animaux, ils l'appliquaient aussi aux revenus du temple. Enfin, dans certaines cérémonies qui se célébraient la nuit au fond des bois sacrés, lorsque les astres semblaient voiler leur face et se cacher d'épouvante, prêtres et consacrés s'attaquaient à coups de couteau, se couvraient d'entailles et de plaies peu profondes, échauffés par le vin, excités par leurs instruments de musique, et tombaient pêle-mêle dans une mare de sang.

Voilà pourquoi Moïse ne voulait pas qu'il y eût des bocages auprès des temples; voilà pourquoi, rougissant lui-même des turpitudes qu'il dénonçait à la malédiction du ciel, il défendait d'offrir dans la maison de Dieu le salaire de la Prostitution et le prix du chien. Les efféminés formaient une secte qui avait ses rites et ses initiations. Cette secte se multipliait donc en cachette, quelques efforts que fît le législateur pour l'anéantir; elle survivait à la ruine de ses idoles et elle se propageait jusque dans le temple du Seigneur. L'origine de ces efféminés se rattache évidemment à la profusion de diverses maladies obscènes qui avaient vicié le sang des femmes et qui rendait leur approche fort dangereuse, avant que Moïse eût purifié son peuple en expulsant et en vouant à l'exécration quiconque était atteint de ces maladies endémiques: la lèpre, la gale, le flux de sang et les flux de tout genre. Lorsque la santé publique fut un peu régénérée, les Juifs qui s'adonnaient au culte de Baal ne se contentèrent plus de leurs efféminés; et ceux-ci, se voyant moins recherchés, imaginèrent, pour obvier à la diminution des revenus de leur culte, de consacrer également à Baal une association de femmes qui se prostituaient au bénéfice de l'autel. Ces femmes, nommées comme eux kedeschoth, dans le langage biblique, ne résidaient pas avec eux sous le portique ou dans l'enceinte du temple: elles se tenaient, sous des tentes bariolées, aux abords de ce temple, et elles se préparaient à la Prostitution, en brûlant des parfums, en vendant des philtres, en jouant de la musique. C'étaient là ces femmes étrangères, qui continuaient leur métier à leur profit lorsque le temple de Baal n'était plus là pour recevoir leurs offrandes; c'étaient elles qui, exercées dès l'enfance à leur honteux sacerdoce, servaient exclusivement aux besoins de la Prostitution juive.

L'histoire de la Prostitution sacrée chez les Hébreux commence donc du temps de Moïse, qui ne réussit pas à l'abolir, et elle reparaît çà et là, dans les livres saints, jusqu'à l'époque des Machabées.

Lorsque Israël était campé en Sittim, dans le pays des Moabites, presque en vue de la terre promise, le peuple s'abandonna à la fornication avec les filles de Moab (Nombres, chap. XXV), qui les invitèrent à leurs sacrifices: il fut initié à Belphegor. L'Éternel appela Moïse et lui ordonna de faire pendre ceux qui avaient sacrifié à Belphegor. Une maladie terrible, née de la débauche des Israélites, les décimait déjà, et vingt-quatre mille étaient morts de cette maladie. Moïse rassembla les juges d'Israël pour les inviter à retrancher du peuple les coupables que le fléau avait atteints. «Voilà qu'un des enfants d'Israël, nommé Zambri, entra, en présence de ses frères, chez une prostituée du pays de Madian, à la vue de Moïse et de l'assemblée des juges, qui pleuraient devant les portes du tabernacle. Alors Phinées, petit-fils d'Aaron, ayant vu ce scandale, se leva, prit un poignard, entra derrière Zambri dans le lieu de débauche, et perça d'un seul coup l'homme et la femme dans les parties de la génération.» Cette justice éclatante fit cesser l'épidémie qui désolait Israël et apaisa le ressentiment du Seigneur. Mais le mal moral avait des racines plus profondes que le mal physique, et les abominations de Baal-Phegor reparurent souvent au milieu du peuple de Dieu. Elles ne furent jamais plus insolentes que sous les rois de Juda. Pendant le règne de Roboam, 980 ans avant Jésus-Christ, «les efféminés s'établirent dans le pays et y firent toutes les abominations des peuples que le Seigneur avait écrasés devant la face des fils d'Israël.» Asa, un des successeurs de Roboam, fit disparaître les efféminés, et purgea son royaume des idoles qui le souillaient; il chassa même sa mère Maacha, qui présidait aux mystères de Priape (in sacris Priapi), et renversa de fond en comble le temple qu'elle avait élevé à ce dieu, dont il mit en pièces la statue impudique (simulacrum turpissimum). Josaphat, qui régna ensuite, anéantit le reste des efféminés qui avaient pu se soustraire aux poursuites sévères de son père Asa. Cependant, les efféminés ne tardèrent pas à revenir; les temples de Baal se relevèrent; ses statues insultèrent de nouveau à la pudeur publique; car, deux siècles plus tard, le roi Josias fit encore une guerre implacable aux faux dieux et à leur culte, qui s'était mêlé dans Jérusalem au culte du Seigneur. Les temples furent démolis, les statues jetées par terre, les bois impurs arrachés et brûlés; Josias n'épargna pas les tentes des efféminés que ces infâmes avaient plantées dans l'intérieur même du temple de Salomon, et qui, tissées de la main des femmes consacrées à Baal, servaient d'asile à leurs étranges Prostitutions.

Un ancien commentateur juif des livres de Moïse ajoute beaucoup de traits de mœurs, que lui fournit la tradition; au chapitre XV des Nombres, dans lequel sont mentionnés les débordements des Israélites avec les filles de Moab. Ces filles avaient dressé des tentes et ouvert des boutiques (officinæ) depuis Bet-Aiscimot jusqu'à Ar-Ascaleg: là, elles vendaient toutes sortes de bijoux; et les Hébreux mangeaient et buvaient au milieu de ce camp de Prostitution. Quand l'un d'eux sortait pour prendre l'air et se promenait le long des tentes, une fille l'appelait de l'intérieur de la tente où elle était couchée: «Viens, et achète-moi quelque chose?» Et il achetait; le lendemain il achetait encore, et le troisième jour elle lui disait: «Entre, et choisis-moi; tu es le maître ici.» Alors, il entrait dans la tente; et là, il trouvait une coupe pleine de vin ammonite qui l'attendait: «Qu'il te plaise de boire ce vin!» lui disait-elle. Et il buvait, et ce vin enflammait ses sens, et il disait à la belle fille de Moab: «Baise-moi!» Elle, tirant de son sein l'image de Phegor (sans doute un phallus): «Mon seigneur, lui disait-elle, si tu veux que je te donna un baiser, adore mon dieu?—Quoi! s'écriait-il, puis-je accepter l'idolâtrie?—Que t'importe! reprenait l'enchanteresse; il suffit de te découvrir devant cette image.» L'Israélite se gardait bien de refuser un pareil marché; il se découvrait, et la Moabite achevait de l'initier au culte de Baal-Phegor. C'était donc reconnaître Baal et l'adorer, que de se découvrir devant lui. Aussi, les Juifs, de peur de paraître la tête nue en sa présence, conservaient leur bonnet jusque dans le temple et devant le tabernacle du Seigneur. Ces filles de Moab n'étaient peut-être pas trop innocentes de la plaie qui frappa Israël, à la suite des idolâtries qu'elles avaient sollicitées; car, après l'expédition triomphante que Moïse avait envoyée contre les Madianites, tous les hommes ayant été passés au fil de l'épée, il ordonna de tuer aussi une partie des femmes qui restaient prisonnières: «Ce sont elles, dit-il aux capitaines de l'armée, ce sont elles qui, à la suggestion de Balaam, ont séduit les fils d'Israël et vous ont fait pécher contre le Seigneur en vous montrant l'image de Phegor.» Il fit donc tuer impitoyablement toutes les femmes qui avaient perdu leur virginité (mulieres quæ noverunt viros in coitu).

Moïse, dans vingt endroits de ses livres, paraît se préoccuper beaucoup de la virginité des filles: c'était là une dot obligée que la femme juive apportait à son mari, et l'on doit croire que les Hébreux, si peu avancés qu'ils fussent dans les sciences naturelles, avaient des moyens certains de constater la virginité, lorsqu'elle existait, et de prouver ensuite qu'elle avait existé. Ainsi (Deutéron., ch. XXII), lorsqu'un mari, après avoir épousé sa femme, l'accusait de n'être point entrée vierge dans le lit conjugal, le père et la mère de l'accusée se présentaient devant les anciens qui siégeaient à la porte de la ville, et produisaient à leurs yeux les marques de la virginité de leur fille, en déployant la chemise qu'elle avait la nuit de ses noces. Dans ce cas, on imposait silence au mari et il n'avait plus rien à objecter contre une virginité si bien établie. Mais, dans le cas contraire, quand la pauvre femme n'en pouvait produire autant, elle courait risque d'être convaincue d'avoir manqué à ses devoirs et d'être alors condamnée comme ayant forniqué dans la maison de son père: on la conduisait devant cette maison et on l'assommait à coups de pierres. Moïse, ainsi que tous les législateurs, avait prononcé la peine de mort contre les adultères; quant au viol, celui d'une fille fiancée était seul puni de mort, et la fille périssait avec l'homme qui l'avait outragée, à moins que le crime eût été commis en plein champ; autrement, cette infortunée était censée n'avoir pas crié ou avoir peu crié. Si la fille n'avait pas encore reçu l'anneau de fiancée, son insulteur devenait son mari pour l'avoir humiliée (quia humiliavit illam), à la charge seulement de payer au père de sa victime cinquante sicles d'argent, ce qui s'appelait l'achat d'une vierge. Moïse, plus indulgent pour les hommes que pour les femmes, prescrivait à celles-ci une chasteté si rigoureuse, que la femme mariée qui voyait son mari aux prises avec un autre homme ne pouvait lui venir en aide, sous peine de s'exposer à perdre la main; car on coupait la main à la femme qui, par mégarde ou autrement, touchait les parties honteuses d'un homme; or, dans leurs rixes, les Juifs avaient l'habitude de recourir trop souvent à ce mode d'attaque redoutable, qui n'allait à rien moins qu'à mutiler la race juive. Ce fut donc pour empêcher ces combats dangereux, que Moïse ferma l'entrée du temple aux eunuques, de quelque façon qu'ils le fussent devenus (attritis vel amputatis testiculis et abscisso veretro. Deutéron., XXIII). Mais toutes ces rigueurs de la loi ne s'appliquaient qu'aux femmes juives; les étrangères, quoi qu'elles fissent dans Israël ou avec Israël, n'étaient nullement inquiétées, et Moïse lui-même savait bien tout le prix de ces étrangères, puisque, âgé de plus de cent ans, il en prit une pour femme ou plutôt pour concubine. C'était une Éthiopienne, qui n'adorait pas le Dieu des Juifs, mais qui n'en plaisait pas moins à Moïse. La sœur de ce favori de l'Éternel, Marie, eut à se repentir d'avoir mal parlé de l'Éthiopienne, car Moïse s'attrista et le Seigneur s'irrita: Marie devint lépreuse, blanche comme neige, en châtiment de ses malins propos contre la noire maîtresse de Moïse. Celui-ci, qui ne prêchait pas toujours d'exemple, eût été malvenu à exiger des Israélites une continence qui lui semblait difficile à garder. Il leur recommandait seulement la modération dans les plaisirs des sens, la chasteté dans les actes extérieurs. Ainsi, suivant sa loi, l'amour était une sorte de mystère, qui ne devait s'accomplir qu'avec certaines conditions de temps, de lieu et de décence. Il y avait, en outre, beaucoup de précautions à prendre dans l'intérêt de la salubrité publique: les femmes juives étaient sujettes à des indispositions héréditaires que l'abus des rapports sexuels pouvait aggraver et multiplier; les familles, en se concentrant pour ainsi dire sur elles-mêmes, avaient appauvri et vicié leur sang. L'intempérance étant le vice dominant des Israélites, leur législateur, qui eût été impuissant à les rendre absolument chastes et vertueux, leur prescrivit de se modérer dans leurs désirs et dans leurs jouissances: «Que les fils d'Israël, dit le Seigneur à Moïse, portent des bandelettes de pourpre aux bords de leurs manteaux, afin que la vue de ces bandelettes leur rappelle les commandements du Seigneur et détourne de la fornication leurs yeux et leurs pensées.» (Nombr., XV.)

Les étrangères ou femmes de plaisir n'étaient pas si décriées dans Israël, que leurs fils ne pussent prendre rang et autorité parmi le peuple de Dieu: ainsi, le brave Jephté était né, à Galaad, d'une prostituée, et il n'en fut pas moins un des chefs de guerre les plus estimés des Israélites. Un commentateur des livres saints a pensé que Jephté, pour expier la prostitution de sa mère, consacra au Seigneur la virginité de sa fille unique. On a peine à croire, en effet, que Jephté ait réellement immolé sa fille, et il faut sans doute ne voir dans cet holocauste humain qu'un emblème assez intelligible: la fille de Jephté pleure, pendant deux mois, sa virginité avec ses compagnes, avant de prendre l'habit de veuve et de se vouer au service du Seigneur. Un autre commentateur, plus préoccupé d'archéologie antique, a vu dans la retraite de cette fille sur la montagne une initiation au culte de Baal-Phegor, qui avait ses temples, ses statues et ses bois sacrés dans les lieux élevés, comme le dit souvent la Bible. Jephté aurait donc consacré sa fille à la Prostitution, c'est-à-dire au métier que sa mère avait exercé. Au reste, les livres de Josué et des Juges ne témoignent pas une aversion bien implacable à l'égard des prostituées. Quand Josué envoya deux espions à Jéricho, ces espions arrivèrent la nuit dans la maison d'une fille de joie, nommée Rahab, «et couchèrent là,» dit la Bible. Cette femme demeurait sur la muraille de la ville, comme les femmes de son espèce qui n'avaient pas le droit d'habiter dans l'intérieur des cités. On vint, de la part du roi de Jéricho, pour s'emparer de ces espions, mais elle les avait cachés sur le toit de sa maison, et elle les aida ensuite à sortir de la ville au moyen d'une corde. Ces espions lui promirent la vie sauve pour elle et pour tous ceux qui seraient sous son toit lors de la prise de Jéricho. Josué ne manqua pas de tenir la promesse que ses envoyés avaient faite à cette paillarde, qui fut épargnée dans le massacre, ainsi que son père, sa mère, ses frères et tous ceux qui lui appartenaient. «Elle a habité au milieu d'Israël jusqu'à aujourd'hui,» dit l'auteur du livre de Josué, qui n'a pas l'air de se scandaliser de cette résidence d'une étrangère au milieu des Israélites. Ce n'était pas la seule, il est vrai, et l'historien sacré a souvent occasion de parler de ces créatures.

Nous ne nous arrêterons pas à la naissance de Samson, dans laquelle on pourrait rechercher quelques traces de la Prostitution sacrée; nous ne ferons pas remarquer que sa mère était stérile, et qu'un homme de Dieu, dont la face était semblable à celle d'un ange, vint vers cette femme stérile, pour lui annoncer qu'elle aurait un fils; nous montrerons seulement Samson, cet élu du Seigneur, lequel va dans la ville de Gaza, y voit une femme paillarde et entre chez elle. Le Seigneur néanmoins ne se retire pas de lui; car, au milieu de la nuit, Samson se lève aussi dispos que s'il avait dormi paisiblement et arrache les portes de Gaza, qu'il porte sur le sommet de la montagne. Ensuite, il aima une femme qui s'appelait Dalila, et qui se tenait sous une tente près du torrent de Cédron. C'était encore là une courtisane, et sa trahison, que les Philistins achetèrent à prix d'argent, prouve qu'elle n'avait pas à se louer de la générosité de son amant. Le Seigneur ne reprochait point à Samson l'usage qu'il faisait de sa force, mais il l'abandonna dès que le rasoir eut dépouillé le front de ce Nazaréen. Dalila l'abandonna aussi et ne l'endormit plus sur ses genoux. Les Juifs pouvaient d'ailleurs avoir des concubines dans leur maison, sans offenser le Dieu d'Abraham, qui avait eu aussi la sienne. Gédéon en eut aussi une qui lui donna un fils, outre les soixante-dix fils que ses femmes lui avaient donnés. Quant au lévite d'Éphraïm, il avait pris dans le pays de Bethléem une concubine qui paillarda chez lui, dit la traduction protestante de la Bible, et qui le quitta pour retourner chez son père. Ce fut là que le lévite alla, pour leur malheur, la rechercher: à son retour, il accepta l'hospitalité que lui offrait un bon vieillard de la ville de Guibha, et entra dans la maison de ce vieillard, pour y passer la nuit, avec ses deux ânes, sa concubine et son serviteur. Les voyageurs lavèrent leurs pieds, mangèrent et burent; mais, comme ils allaient s'endormir, les habitants de Guibha, qui étaient enfants de Jemini et appartenaient à la tribu de Benjamin, environnèrent la maison et, heurtant à la porte, crièrent à l'hôte: «Amène-nous l'homme qui est entré chez toi, pour que nous abusions de lui (ut abutamur eo).» Le vieillard sortit à la rencontre de ces fils de Bélial et leur dit: «Frères, ne commettez pas cette vilaine action; cet homme est mon hôte et je dois le protéger. J'ai une fille vierge et cet homme a une concubine: je vais vous livrer ces deux femmes et vous assouvirez sur elles votre brutalité; mais, je vous en supplie, ne vous souillez pas d'un crime contre nature, en abusant de cet homme.» Ces furieux ne voulaient rien entendre; enfin, le lévite d'Éphraïm mit dehors sa concubine et l'abandonna aux Benjamites, qui abusèrent d'elle toute la nuit. Le lendemain matin, ils la renvoyèrent, et cette malheureuse, épuisée par cette horrible débauche, put à peine se traîner jusqu'à la maison où dormait son amant: elle tomba morte, les mains étendues sur le seuil. C'est en ce triste état que le lévite la trouva en se levant. Quoiqu'il l'eût en quelque sorte sacrifiée lui-même, il ne fut que plus ardent à la venger. Israël prit fait et cause pour cette concubine et s'arma contre les Benjamites, qui furent presque exterminés. Ce qui resta de la tribu coupable n'aurait pas eu de postérité, si les autres tribus, qui avaient juré de ne pas donner leurs filles à ces fils de Bélial, ne s'étaient avisées de faire prisonnières les filles de Jabès en Galaad et d'enlever les filles de Silo en Chanaan, pour repeupler le pays, que cette affreuse guerre avait changé en solitude. Les Benjamites épousèrent donc des étrangères et des idolâtres.

LE LÉVITE D'EPHRAIM

LE LÉVITE D'EPHRAIM

Ces étrangères ne tardèrent pas sans doute à rétablir le culte de Moloch et de Baal-Phegor dans Israël, comme le firent plus tard les concubines du roi Salomon. Sous ce roi, qui régnait mille ans avant Jésus-Christ, et qui éleva le peuple juif au plus haut degré de prospérité, la licence des mœurs fut poussée aux dernières limites. Le roi David, sur ses vieux jours, s'était contenté de prendre une jeune fille vierge qui avait soin de lui et qui le réchauffait la nuit dans sa couche. Le Seigneur, malgré cette innocente velléité d'un vieillard glacé par l'âge, ne s'était pourtant pas retiré de lui et le visitait encore souvent. Mais Salomon, après un règne glorieux et magnifique, se laissa emporter par la fougue de ses passions charnelles: il aima, outre la fille d'un Pharaon d'Égypte, qu'il avait épousée, des femmes étrangères, des Moabites, des Ammonites, des Iduméennes, des Sidoniennes et d'autres que le dieu d'Israël lui avait ordonné de fuir comme de dangereuses sirènes. Mais Salomon se livrait avec frénésie à ses débordements. (His itaque copulatus est ardentissimo amore). Il eut sept cents femmes et trois cents concubines, qui détournèrent son cœur du vrai Dieu. Il adora donc Astarté, déesse des Sidoniens; Camos, dieu des Moabites, et Moloch, dieu des Ammonites; il érigea des temples et des statues à ces faux dieux, sur la montagne située vis-à-vis de Jérusalem; il les encensa et leur offrit d'impurs sacrifices. Ces sacrifices, offerts à Vénus, à Adonis et à Priape sous les noms de Moloch, de Camos et d'Astarté, avaient pour prêtresses les femmes et les concubines de Salomon. Il y eut, en effet, pendant le règne de ce roi voluptueux et sage, un si grand nombre d'étrangères qui vivaient de Prostitution au milieu d'Israël, que ce sont deux prostituées qui figurent comme héroïnes dans le célèbre jugement de Salomon. La Bible fait comparaître ces deux femmes de mauvaise vie (meretrices) devant le trône du roi, qui décide entre elles et tranche leur différend sans leur témoigner aucun mépris.

A cette époque, la Prostitution avait donc une existence légale, autorisée, protégée, chez le peuple juif. Les femmes étrangères, qui en avaient pour ainsi dire le monopole, s'étaient même glissées dans l'intérieur des villes, et elles y exerçaient leur honteuse industrie publiquement, effrontément, sans craindre aucune punition corporelle ou pécuniaire. Deux chapitres du Livre des Proverbes de Salomon, le Ve et le VIIe, sont presque un tableau de la Prostitution et de son caractère en ce temps-là. On pourrait induire de certains passages du chapitre V, que ces étrangères n'étaient pas exemptes de terribles maladies, nées de la débauche, et qu'elles les communiquaient souvent aux libertins, qui en étaient consumés (quando consumpseris carnes tuas): «Le miel distille des lèvres d'une courtisane, dit Salomon; sa bouche est plus douce que l'huile; mais elle laisse des traces plus amères que l'absinthe et plus aiguës que le glaive à deux tranchants... Détourne-toi de sa voix et ne t'approche pas du seuil de sa maison, de peur de livrer ton honneur à un ennemi et le reste de ta vie à un mal cruel, de peur d'épuiser tes forces au profit d'une paillarde et d'enrichir sa maison à tes dépens.» Dans le chapitre VII, on voit une scène de Prostitution, qui diffère peu dans ses détails de celles qui se reproduisent de nos jours sous l'œil vigilant de la police; c'est une scène que Salomon avait vue certainement d'une fenêtre de son palais, et qu'il a peinte d'après nature avec les pinceaux d'un poëte et d'un philosophe: «D'une fenêtre de ma maison, dit-il, à travers les grillages, j'ai vu et je vois les hommes, qui me paraissent bien petits. Je considère un jeune insensé qui traverse le carrefour et qui s'avance vers la maison du coin, lorsque le jour va déclinant, dans le crépuscule de la nuit et dans le brouillard. Et voici qu'une femme accourt vers lui, parée comme le sont les courtisanes, toujours prête à surprendre les âmes, gazouillante et vagabonde, impatiente de repos tellement que ses pieds ne tiennent jamais à la maison; tantôt à sa porte, tantôt dans les places, tantôt aux angles des rues, dressant ses embûches. Elle saisit le jeune homme, elle le baise, elle lui sourit avec un air agaçant: «J'ai promis des offrandes aux dieux à cause de toi, lui dit-elle; aujourd'hui mes vœux devaient être comblés. C'est pourquoi je suis sortie à ta rencontre, désirant te voir, et je t'ai trouvé. J'ai tissu mon lit avec des cordes, je l'ai couvert de tapis peints venus d'Égypte, je l'ai parfumé de myrrhe, d'aloès et de cinnamome. Viens, enivrons-nous de volupté, jouissons de nos ardents baisers jusqu'à ce que le jour reparaisse. Car mon maître (vir) n'est pas dans sa maison; il est allé bien loin en voyage; il a emporté un sac d'argent; il ne reviendra pas avant la pleine lune.» Elle a entortillé ce jeune homme avec de pareils discours, et, par la séduction de ses lèvres, elle a fini par l'entraîner. Alors il la suit comme le bœuf conduit à l'autel du sacrifice; comme l'agneau qui se joue, ne sachant pas qu'on doit le garrotter, et qui l'apprend lorsqu'un fer mortel lui traverse le cœur; comme l'oiseau qui se jette dans le filet, sans savoir qu'il y va de sa vie. Maintenant donc, mes enfants, écoutez-moi et ayez égard aux paroles de ma bouche: Que votre esprit ne se laisse pas attirer dans la voie de cette impure, et qu'elle ne vous égare point sur ses traces; car elle a mis à bas beaucoup d'hommes gravement blessés, et les plus forts ont été tués par elle.» Salomon, au milieu des orgies de ses concubines, célébrant les mystères de Moloch et de Baal, le grand roi Salomon avait probablement oublié ses Proverbes. Salomon néanmoins se repentit et mourut dans la paix du Seigneur.

Le fléau de la Prostitution resta toujours attaché, comme la lèpre, à la nation juive; non-seulement la Prostitution légale, que tolérait la loi de Moïse dans l'intérêt de la pureté des mœurs domestiques, mais encore la Prostitution sacrée qu'entretenait au milieu d'Israël la présence de tant de femmes étrangères élevées dans la religion de Moloch, de Camos et de Baal-Phegor. Les prophètes, que Dieu suscitait sans cesse pour gourmander et corriger son peuple, le trouvaient occupé à sacrifier aux dieux de Moab et d'Ammon sur le sommet des montagnes et dans l'ombre des bois sacrés: l'air retentissait de chants licencieux et se remplissait de parfums que les prostituées brûlaient devant elles. Il y avait des tentes de débauche aux carrefours de tous les chemins et jusqu'aux portes des temples du Seigneur. Il fallait bien que le scandaleux spectacle de la Prostitution affligeât constamment les yeux du prophète, pour que ses prophéties en reflétassent à chaque instant les images impudiques. Isaïe dit à la ville de Tyr, qui s'est prostituée avec toutes les nations de la terre: «Prends une cithare, ô courtisane condamnée à l'oubli, danse autour de la ville, chante, fais résonner ton instrument, afin qu'on se ressouvienne de toi!» On voit, par ce passage, que les étrangères faisaient de la musique pour annoncer leur marchandise. Jérémie dit à Jérusalem, qui, comme une cavale sauvage, aspire de toutes parts les émanations de l'amour physique: «Courtisane, tu as erré sur toutes les collines, tu t'es prostituée sous tous les arbres!» Jérémie nous représente sous les couleurs les plus hideuses ces impurs enfants d'Israël qui se souillaient de luxure dans la maison d'une paillarde, et qui devenaient des courtiers de Prostitution. (Mœchati sunt et in domo meretricis luxuriabantur; equi amatores et emissarii facti sunt.) Les Juifs, lorsqu'ils furent menés en captivité à Babylone, n'eurent donc pas à s'étonner de ce qu'ils y virent en fait de désordres et d'excès obscènes dans le culte de Mylitta qu'ils connaissaient déjà sous le nom de Moloch. Jérémie leur montre avec une sainte indignation les prêtres qui trafiquent de la Prostitution, les dieux qui y président, l'or du sacrifice payant les travaux de la courtisane, et la courtisane rendant aux autels le centuple de la solde qu'elle en a reçue. (Dant autem et ex ipso prostitutis, et meretrices ornant, et iterum, cum receperint illud a meretricibus, ornant deos suos.)

Mais Israël peut maintenant, sur le champ de la Prostitution, en apprendre à tous les peuples qui l'ont instruit et qu'il a surpassés. Le prophète Ézéchiel nous fait une peinture épouvantable de la corruption juive. Ce ne sont, dans ses effrayantes prophéties, que mauvais lieux ouverts à tout venant, que tentes de paillardise plantées sur tous les chemins, que maisons de scandale et d'impudicité; on n'aperçoit que courtisanes vêtues de soie et de broderie, étincelantes de joyaux, chargées de parfums; on ne contemple que des scènes infâmes de fornication. La grande prostituée, Jérusalem, qui se donna aux enfants d'Égypte à cause des promesses de leur belle taille, fait des présents aux amants dont elle est satisfaite, au lieu de leur demander un salaire: «Je te mettrai dans les mains de ceux à qui tu t'es abandonnée, lui dit le Seigneur, et ils détruiront ton lupanar, et ils démoliront ton repaire; et ils te dépouilleront de tes vêtements, et ils emporteront tes vases d'or et d'argent, et ils te laisseront nue et pleine d'ignominie.» Il fallait que Jérusalem eût porté au comble ses prévarications, pour que le prophète la menaçât du sort de Sodome. La Prostitution qui faisait le plus souffrir les hommes de Dieu, ce devait être celle qui persistait à s'abriter sous les voûtes du temple de Salomon. Ce temple, du temps des Machabées, un siècle et demi avant Jésus-Christ, était encore le théâtre du commerce des prostituées qui venaient y chercher des chalands. (Templum luxuria et comessationibus gentium erat plenum et scortantium cum meretricibus.) On doit croire que cet état de choses ne changea pas jusqu'à ce que Jésus eut chassé les vendeurs du temple, et bien que les évangélistes ne s'expliquent pas sur la nature du commerce dont Jésus purgea la maison du Seigneur, le livre des Machabées, écrit cent ans auparavant, nous indique assez ce qu'il pouvait être. D'ailleurs, il est parlé de marchands de tourterelles dans l'Évangile de saint Marc, et l'on doit présumer que ces oiseaux, chers à Vénus et à Moloch, n'étaient là que pour fournir des offrandes aux amants. La loi des Jalousies, si poétiquement imaginée par Moïse, ne prescrivait pas aux époux ce sacrifice d'une tourterelle; mais seulement celui d'un gâteau de farine d'orge.

Jésus, qui fut impitoyable pour les hôtes parasites du sanctuaire et qui brisa leur comptoir d'iniquité, se montra pourtant plein d'indulgence à l'égard des femmes, comme s'il avait pitié de leurs faiblesses. Quand la Samaritaine le trouva assis au bord d'un puits, cette étrangère qui avait eu cinq maris et qui vivait en concubinage avec un homme, Jésus ne lui adressa aucun reproche et s'entretint doucement avec elle, en buvant de l'eau qu'elle avait tirée du puits. Les disciples de Jésus s'étonnèrent de le voir en compagnie d'une telle femme et dirent dédaigneusement: «Pourquoi parler à cette créature?» Les disciples étaient plus intolérants que leur divin maître, car ils auraient volontiers lapidé, selon la loi de Moïse, une autre femme adultère, que Jésus sauva en disant: «Que celui qui n'a pas péché lui jette la première pierre!» Enfin, le Fils de l'homme ne craignit pas d'absoudre publiquement une prostituée, parce qu'elle avait honte de son coupable métier. Tandis qu'il était à table dans la maison du pharisien, à Capharnaüm, une femme de mauvaise vie (peccatrix), qui demeurait dans cette ville, apporta un vase d'albâtre contenant une huile parfumée; elle arrosa de ses larmes les pieds du Sauveur, les oignit d'huile et les essuya avec ses cheveux. Ce que voyant le pharisien, il disait en lui-même: «S'il était prophète, il saurait bien quelle est cette femme qui le touche, car c'est une pécheresse.» Jésus, se tournant vers cette femme, lui dit avec une bonté angélique: «Tes péchés, si grands et si nombreux qu'ils soient, te sont remis, parce que tu as beaucoup aimé.» Ces paroles de Jésus ont été commentées et tourmentées de bien des manières; mais, à coup sûr, le fils de Dieu, qui les a prononcées, n'entendait pas encourager la pécheresse à continuer son genre de vie. Il chassa sept démons qui possédaient cette femme, nommée Marie-Madeleine, et qui n'étaient peut-être que sept libertins avec qui elle avait des habitudes. Madeleine devint dès lors une sainte femme, une digne repentie; elle s'attacha aux pas du divin Rédempteur, qui l'avait délivrée; elle le suivit en larmes jusqu'au Calvaire; elle s'assit, toujours gémissante, devant le sépulcre. Ce fut à elle que le Christ apparut d'abord, comme pour lui donner un témoignage éclatant de pardon. Cette pécheresse fut mise au rang des saintes, et si, pendant tout le moyen âge, elle ne se sentit pas fort honorée d'être la patronne des pécheresses qui n'imitaient pas sa conversion, elle les consolait du moins par son exemple, et, même au fond de leurs retraites maudites, elle leur montrait encore le chemin du ciel. (Remittuntur ei peccata multa, quoniam dilexit multum.)

CHAPITRE IV.

Sommaire.—La Prostitution sacrée en Grèce.—Les Vénus grecques.—Vénus-Uranie.Vénus-Pandemos.—Pitho, déesse de la persuasion.—Solon fait élever un temple à la déesse de la Prostitution, avec les produits des dictérions qu'il avait fondés à Athènes.—Temples de Vénus-Populaire à Thèbes et à Mégalopolis.—Offrande d'Harmonie, fille de Cadmus, à Vénus-Pandemos.—Vénus-Courtisane ou Hétaire.—La ville d'Abydos délivrée par une courtisane.—Temple de Vénus-Hétaire à Éphèse construit aux frais d'une courtisane.—Les Simœthes.—Temple de Vénus-Courtisane, à Samos, bâti avec les deniers de la Prostitution.—Vénus Peribasia ou Vénus-Remueuse.—Vénus Salacia ou Vénus-Lubrique.—Sa statue en vif-argent par Dédale.—Dons offerts à Vénus-Remueuse par les prostituées.—Vénus-Mélanis ou la Noire, déesse de la nuit amoureuse.—Ses temples.—Vénus Mucheia ou la déesse des repaires.—Vénus Castnia ou la déesse des accouplements impudiques.—Vénus Scotia ou la Ténébreuse.—Vénus Derceto ou la Coureuse.—Vénus Mechanitis ou Mécanique.—Vénus Callipyge ou Aux belles fesses.—Origine du culte de Vénus Derceto.—Jugement de Pâris.—Origine du culte de Vénus Callipyge.—Les Aphrodisées et les Aloennes.—Les mille courtisanes du temple de Vénus à Corinthe.—Offrande de cinquante hétaires, faite à Vénus par le poëte Xénophon de Corinthe.—Procession des consacrées.—Fonctions des courtisanes dans les temples de Vénus.—Les petits mystères de Cérès.—Le pontife Archias.—Cottine, fameuse courtisane de Sparte.—Célébration des fêtes d'Adonis.—Vénus Leæna et Vénus Lamia.

La Prostitution sacrée exista dans la Grèce dès qu'il y eut des dieux et des temples; elle remonte donc à l'origine du paganisme grec. Cette théogonie, que l'imagination poétique de la race hellène avait créée plus de dix-huit siècles avant l'ère moderne, ne fut qu'un poëme allégorique, en quelque sorte, sur les jeux de l'amour dans l'univers. Toutes les religions avaient eu le même berceau; ce fut partout la nature femelle s'épanouissant et engendrant au contact fécond de la nature mâle; ce furent partout l'homme et la femme, qu'on divinisait dans les attributions les plus significatives de leurs sexes. La Grèce reçut donc de l'Asie le culte de Vénus avec celui d'Adonis, et comme ce n'était point assez de ces deux divinités amoureuses, la Grèce les multiplia sous une foule de noms différents, de telle sorte qu'il y eut presque autant de Vénus que de temples et de statues. Les prêtres et les poëtes qui se chargèrent, d'un commun accord, d'inventer et d'écrire les annales de leurs dieux, ne firent que développer un thème unique, celui de la jouissance sensuelle. Dans cette ingénieuse et charmante mythologie, l'Amour reparaissait à chaque instant, avec un caractère varié, et l'histoire de chaque dieu ou de chaque déesse n'était qu'un hymne voluptueux en l'honneur des sens. On comprend sans peine que la Prostitution, qui se montre de tant de manières dans l'odyssée des métamorphoses des dieux et des déesses, devait être un reflet des mœurs grecques au temps d'Ogygès et d'Inachus. Une nation dont les croyances religieuses n'étaient qu'un amas de légendes impures pouvait-elle jamais être chaste et retenue?

La Grèce accepta, dès les temps héroïques, le culte de la femme et de l'homme divinisés, tel que Babylone et Tyr l'avaient établi à Cypre; ce culte sortit de l'île qui lui était spécialement consacrée, pour se répandre d'île en île dans l'Archipel, et pour gagner bientôt Corinthe, Athènes et toutes les villes de la terre Ionienne. Alors, à mesure que Vénus et Adonis se naturalisaient dans la patrie d'Orphée et d'Hésiode, ils perdaient quelque chose de leur origine chaldéenne et phénicienne; ils se façonnaient, pour ainsi dire, à une civilisation plus polie et plus raffinée, mais non moins corrompue. Vénus et Adonis sont plus voilés qu'ils ne l'étaient dans l'Asie-Mineure; mais, sous ce voile, il y a des délicatesses et des recherches de débauche qu'on ignorait peut-être dans les enceintes sacrées de Mylitta et dans les bois mystérieux de Belphegor. Les renseignements nous manquent pour reconstituer dans tous ses détails secrets le culte des Vénus grecques, surtout dans les époques antérieures aux beaux siècles de la Grèce; les poëtes ne nous offrent çà et là que des traits épars qui, s'ils indiquent tout, ne précisent rien; les philosophes évitent les tableaux et se jettent au hasard dans de vagues généralités morales; les historiens ne renferment que des faits isolés qui ne s'expliquent pas souvent l'un l'autre; enfin, les monuments figurés, à l'exception de quelques médailles et de quelques inscriptions, ont tous péri. Nous avons seulement des notions assez nombreuses sur les principales Vénus, dont le nom et les attributs se rattachent plus particulièrement au sujet que nous traitons. La simple énumération de ces Vénus nous dispensera de recourir à des conjectures plus ou moins appuyées de preuves et d'apparences. La Prostitution sacrée, en cessant de s'exercer au profit du temple et du prêtre, avait laissé dans les rites et les usages religieux la trace profonde de son empire.

La Vénus qui personnifiait, pour ainsi dire, cette Prostitution, se nommait Pandemos. Socrate dit, dans le Banquet de Xénophon, qu'il y a deux Vénus, l'une céleste et l'autre humaine ou Pandemos; que le culte de la première est chaste, et celui de la seconde criminel. Socrate vivait, dans le cinquième siècle avant Jésus-Christ, comme un philosophe sceptique qui soumet les religions elles-mêmes à son jugement inflexible. Platon, dans son Banquet, parle aussi des deux Vénus, mais il est moins sévère à l'égard de Pandemos. «Il y a deux Vénus, dit-il: l'une très-ancienne, sans mère, et fille d'Uranus, d'où lui vient le nom d'Uranie; l'autre, plus jeune, fille de Jupiter et de Dioné, que nous appelons Vénus-Pandemos.» C'est la Vénus-Populaire (παν, tout; δῆμος, peuple); c'est la première divinité que Thésée fit adorer par le peuple qu'il avait rassemblé dans les murailles d'Athènes; c'est la première statue de déesse qui fut érigée sur la place publique de cette ville naissante. Cette antique statue, qui ne subsistait plus déjà quand Pausanias écrivit son Voyage en Grèce, et qui avait été remplacée par une autre, due à un habile sculpteur, et plus modeste sans doute que la première, faisait un appel permanent à la Prostitution. Les savants ne sont pas d'accord sur la pose que l'artiste lui avait donnée, et l'on peut supposer que cette pose avait trait au caractère spécial de la déesse. Thésée, pour que ce caractère fût encore plus clairement représenté, avait placé près de la statue de Pandemos celle de Pitho, déesse de la persuasion. Les deux déesses disaient si bien ce qu'on avait voulu leur faire exprimer, que l'on venait à toute heure, de jour comme de nuit, sous ses yeux, faire acte d'obéissance publique. Aussi, lorsque Solon eut réuni, avec les produits des dictérions qu'il avait fondés à Athènes, les sommes nécessaires pour élever un temple à la déesse de la Prostitution, il fit bâtir ce temple vis-à-vis de la statue qui attirait autour de son piédestal une procession de fidèles prosélytes. Les courtisanes d'Athènes se montraient fort empressées aux fêtes de Pandemos, qui se renouvelaient le quatrième jour de chaque mois, et qui donnaient lieu à d'étranges excès de zèle religieux. Ces jours-là, les courtisanes n'exerçaient leur métier qu'au profit de la déesse, et elles dépensaient en offrandes l'argent qu'elles avaient gagné sous les auspices de Pandemos.

Ce temple, dédié à la Vénus-Populaire par le sage Solon, n'était pas le seul qui témoignât du culte de la Prostitution en Grèce. Il y en avait aussi à Thèbes en Béotie et à Mégalopolis en Arcadie. Celui de Thèbes datait du temps de Cadmus, fondateur de cette ville. La tradition racontait que la statue qu'on voyait dans ce temple, avait été fabriquée avec les éperons d'airain des vaisseaux qui avaient amené Cadmus aux bords thébains. C'était une offrande d'Harmonie, fille de Cadmus; cette princesse, indulgente pour les plaisirs de l'amour, s'était plu à en consacrer le symbole à la déesse, en lui destinant ces éperons ou becs de métal qui s'étaient enfoncés dans le sable du rivage pour en faire sortir une cité. Dans le temple de Mégalopolis, la statue de Pandemos était accompagnée de deux autres statues qui présentaient la déesse sous deux figures différentes, plus décentes et moins nues. Ces statues de Pandemos avaient toutes une physionomie assez effrontée, car elles ne furent pas conservées quand les mœurs imposèrent des voiles même aux déesses; celle qui était à Élis, où Pandemos eut aussi un temple célèbre, avait été refaite par le fameux statuaire Scopas, qui en changea entièrement la posture et qui se contenta d'un emblème très-transparent, en mettant cette Vénus sur le dos d'un bouc aux cornes d'or.

Vénus était adorée, dans vingt endroits de la Grèce, sous le nom d' Ἑταιρα ou de Πορνη, Courtisane ou Hétaire; ce nom-là annonçait suffisamment le genre d'actions de grâce qu'on lui rendait. Ses adorateurs ordinaires étaient les courtisanes et leurs amants; les uns et les autres ne se faisaient pas faute de lui offrir des sacrifices pour se mettre sous sa protection. Cette Vénus-là, si malhonnête qu'elle fût dans son culte, rappelait pourtant un fait historique qui était à l'honneur des courtisanes, mais qui se rattachait par malheur aux temps fabuleux de la Grèce. Suivant une tradition, dont la ville d'Abydos était fière, cette ville, réduite jadis en esclavage, avait été délivrée par une courtisane. Un jour de fête, les soldats étrangers, maîtres de la ville et préposés à la garde des portes, s'enivrèrent dans une orgie avec des courtisanes abydéniennes et s'endormirent au son des flûtes. Une des courtisanes se saisit des clefs de la ville, où elle rentra par-dessus la muraille, et alla avertir ses concitoyens, qui s'armèrent, tuèrent les sentinelles endormies et chassèrent l'ennemi de leur cité. En mémoire de leur liberté recouvrée, ils élevèrent un temple à Vénus-Hétaire. Cette Vénus avait encore un temple à Éphèse, mais on ne sait pas si son origine était aussi honorable que celle du temple d'Abydos. Chacun de ces temples évoquait d'ailleurs une tradition particulière. Celui du promontoire Simas, sur le Pont-Euxin, aurait été construit aux frais d'une belle courtisane, qui habitait dans cet endroit-là, et qui attendait au bord de la mer que Vénus, née du sein des flots, lui envoyât des passagers. Ce fut en souvenir de cette prêtresse de Vénus-Hétaire, que les prostituées s'intitulaient Simœthes, aux environs de ce promontoire qui conviait de loin les matelots au culte de la déesse, et qui leur ouvrait ses grottes consacrées à ce culte. Le temple de Vénus-Courtisane à Samos, qu'on appelait la déesse des roseaux ou des marécages, avait été bâti avec les deniers de la Prostitution, par les hétaires qui suivirent Périclès au siége de Samos, et qui y trafiquèrent de leurs charmes pour des sommes énormes. (Ingentem ex prostitutâ formâ quæstum fecerant, dit Athénée, dont le grec est plus énergique encore que cette traduction latine.) Mais quoique Vénus eût le nom d'Hétaire, les fêtes qu'on célébrait en Magnésie, sous le nom de Hétairidées, ne la regardaient pas; elles avaient été instituées en l'honneur de Jupiter-Hétairien et de l'expédition des Argonautes.

Ce n'était point assez que d'avoir donné à Vénus le nom des courtisanes qu'elle inspirait et qui se recommandaient à elle: on lui donnait encore d'autres noms qui n'eussent pas moins convenu à ses prêtresses favorites. Celui de Peribasia, par exemple, en latin Divaricatrix, faisait allusion aux mouvements que provoque et règle le plaisir. Cette Vénus était nominativement adorée chez les Argiens, comme nous l'apprend saint Clément d'Alexandrie, qui ne craint pas d'avouer que ce nom bizarre de Remueuse lui était venu à divaricandis cruribus. La Peribasia des Grecs devint chez les Romains Salacia ou Vénus-Lubrique, qui prit encore d'autres noms analogues et plus caractéristiques. Le fameux architecte du labyrinthe de Crète, Dédale, par amour de la mécanique, avait dédié à cette déesse une statue en vif-argent. Les dons offerts à la déesse faisaient allusion aux qualités qu'on lui supposait. Ces dons, qui étaient parfois fort riches, rappelaient, en général, la condition des femmes qui les déposaient sur l'autel ou les appendaient au piédestal de la statue. C'étaient le plus souvent des phallus en or, en argent, en ivoire ou en nacre de perle; c'étaient aussi des bijoux précieux, et surtout des miroirs d'argent poli, avec des ciselures et des inscriptions. Ces miroirs furent toujours considérés comme les attributs de la déesse et des courtisanes. On représentait Vénus un miroir à la main; on la représentait aussi tenant un vase ou une boîte à parfums: car, disait le poëte grec, «Vénus n'imite point Pallas, qui se baigne quelquefois mais qui ne se parfume jamais.» Les courtisanes, qui avaient tant d'intérêt à se rendre Vénus propice, se dépouillaient pour elle de tous les objets de toilette qu'elles aimaient le mieux. Leur première offrande devait être leur ceinture; elles avaient des peignes, des pinces à épiler, des épingles et d'autres menus affiquets en or et en argent, que les femmes honnêtes ne se permettaient pas, et que Vénus-Courtisane pouvait sans scrupule accepter de ses humbles imitatrices. Aussi le poëte Philétère s'écrie-t-il avec enthousiasme, dans sa Corinthiaste: «Ce n'est pas sans raison que dans toute la Grèce on voit des temples élevés à Vénus-Courtisane et non à Vénus-Mariée.»

Vénus avait en Grèce bien d'autres dénominations qui se rapportaient à certaines particularités de son culte, et les temples qu'on lui élevait sous ces dénominations souvent obscènes étaient plus fréquentés et plus enrichis que ceux de Vénus-Pudique ou de Vénus-Armée. Tantôt on l'adorait avec le nom de Mélanis ou la Noire, comme déesse de la nuit amoureuse: ce fut elle qui apparut à Laïs pour lui apprendre que les amants lui arrivaient de tous côtés avec de magnifiques présents; elle avait des temples à Mélangie en Arcadie; à Cranium, près de Corinthe; à Thespies en Béotie, et ces temples étaient environnés de bocages impénétrables au jour, dans lesquels on cherchait à tâtons les aventures. Tantôt on l'appelait Mucheia ou la déesse des repaires; Castnia ou la déesse des accouplements impudiques; Scotia ou la Ténébreuse; Derceto ou la Coureuse; Callipyge ou Aux belles fesses, etc. Vénus, véritable Protée de l'amour ou plutôt de la volupté, avait, pour chacune de ses transformations, une mythologie spéciale, toujours ingénieuse et allégorique. Elle représentait constamment la femme remplissant les devoirs de son sexe. Ainsi, lorsqu'elle fut Derceto ou déesse de Syrie, elle était tombée de l'Olympe dans la mer et elle y avait rencontré un grand poisson qui s'était prêté à la ramener sur la côte de Syrie, où elle récompensa son sauveur en le mettant au nombre des astres: pour traduire cette fable en langage humain, il ne fallait qu'imaginer une belle Syrienne perdue dans un naufrage et sauvée par un pêcheur qui s'était épris d'elle. Le nom de Derceto exprimait ses allées et venues sur les côtes de Syrie avec le pêcheur qui l'avait recueillie dans sa barque. Les prêtres de Derceto avaient donné une forme plus mystique à l'allégorie. Selon eux, aux époques contemporaines du chaos un œuf gigantesque s'était détaché du ciel et avait roulé dans l'Euphrate; les poissons poussèrent cet œuf jusqu'au rivage, des colombes le couvèrent et Vénus en sortit: voilà pourquoi colombes et poissons étaient consacrés à Vénus; mais on ne sait pas à quelle espèce de poissons la déesse accordait la préférence. Enfin, il y avait une Vénus Mechanitis ou Mécanique, dont les statues étaient en bois avec des pieds, des mains et un masque en marbre; ces statues-là se mouvaient par des ressorts cachés et prenaient les poses les plus capricieuses.

Cette déesse était, sans doute, sous ses divers aspects, la déesse de la beauté: mais la beauté qu'elle divinisait, ce fut moins celle du visage que celle du corps; et les Grecs, plus amoureux de la statuaire que de la peinture, faisaient plus de cas aussi de la forme que de la couleur. La beauté du visage, en effet, appartenait presque indistinctement à toutes les déesses du panthéon grec, tandis que la beauté du corps était un des attributs divins de Vénus. Lorsque le berger troyen, Pâris, décerna la pomme à la plus belle des trois déesses rivales, il n'avait décidé son choix entre elles, qu'après les avoir vues sans aucun voile. Vénus ne représentait donc pas la beauté intelligente, l'âme de la femme; elle ne représentait que la beauté matérielle, le corps de la femme. Les poëtes, les artistes lui attribuaient donc une tête fort petite, au front bas et étroit, mais en revanche un corps et des membres fort longs, souples et potelés. La perfection de la beauté chez la déesse commençait surtout à la naissance des reins. Les Grecs se regardaient comme les premiers connaisseurs du monde en ce genre de beauté. Cependant ce ne fut pas la Grèce, mais la Sicile qui fonda un temple à Vénus Callipyge. Ce temple dut son origine à un jugement qui n'eut pas autant d'éclat que celui de Pâris, car les parties n'étaient pas déesses et le juge n'eut pas à se prononcer entre trois. Deux sœurs, aux environs de Syracuse, en se baignant un jour, se disputèrent le prix de la beauté; un jeune Syracusain, qui passait par là et qui vit les pièces du procès, sans être vu, fléchit le genou en terre comme devant Vénus elle-même, et s'écria que l'aînée avait remporté la victoire. Les deux adversaires s'enfuirent à demi nues. Le jeune homme revint à Syracuse et raconta, encore ému d'admiration, ce qu'il avait vu. Son frère, émerveillé à ce récit, déclara qu'il se contenterait de la cadette. Enfin ils rassemblèrent ce qu'ils possédaient de plus précieux, et ils se rendirent chez le père des deux sœurs et lui demandèrent de devenir ses gendres. La cadette, désolée et indignée d'avoir été vaincue, était tombée malade; elle sollicita la révision de la cause, et les deux frères, d'un commun accord, proclamèrent qu'elles avaient toutes deux également droit à la victoire, selon que le juge regardait l'une, du côté droit, et l'autre, du côté gauche. Les deux sœurs épousèrent les deux frères et transportèrent à Syracuse une réputation de beauté, qui ne fit que s'accroître. On les comblait de présents, et elles amassèrent de si grands biens, qu'elles purent ériger un temple à la déesse qui avait été la source de leur fortune. La statue qu'on admirait dans ce temple participait à la fois des charmes secrets de chaque sœur, et la réunion de ces deux modèles en une seule copie avait formé le type parfait de la beauté callipyge. C'est le poëte Cercidas de Mégalopolis qui a immortalisé cette copie sans avoir vu les originaux. Athénée rapporte la même anecdote, dont le voile transparent cache évidemment l'histoire de deux courtisanes syracusaines.

Si les courtisanes élevaient des temples à Vénus, elles étaient donc autorisées, du moins dans les premiers temps de la Grèce, à offrir des sacrifices à la déesse, et à prendre une part active à ses fêtes publiques, sans préjudice de quelques fêtes, telles que les Aphrodisées et les Aloennes, qu'elles se réservaient plus particulièrement et qu'elles célébraient à huis clos. Elles remplissaient même quelquefois les fonctions de prêtresses dans les temples de Vénus, et elles y étaient attachées, comme auxiliaires, pour nourrir le prêtre et augmenter les revenus de l'autel. Strabon dit positivement que le temple de Vénus à Corinthe possédait plus de mille courtisanes que la dévotion des adorateurs de la déesse lui avait consacrées. C'était un usage général en Grèce de consacrer ainsi à Vénus un certain nombre de jeunes filles quand on voulait se rendre la déesse favorable, ou quand on avait vu ses vœux exaucés par elle. Xénophon de Corinthe, en partant pour les jeux Olympiques, promet à Vénus de lui consacrer cinquante hétaires si elle lui donne la victoire; il est vainqueur et il s'acquitte de sa promesse. «O souveraine de Cypris, s'écrie Pindare dans l'ode composée en l'honneur de cette offrande, Xénophon vient d'amener dans ton vaste bocage une troupe de cinquante belles filles!» Puis, il s'adresse à elles: «O jeunes filles qui recevez tous les étrangers et leur donnez l'hospitalité, prêtresses de la déesse Pitho dans la riche Corinthe, c'est vous qui, en faisant brûler l'encens devant l'image de Vénus et en invoquant la mère des Amours, nous méritez souvent son aide céleste et nous procurez les doux moments que nous goûtons sur des lits voluptueux, où se cueille le tendre fruit de la beauté!» Cette consécration des courtisanes à Vénus était surtout usitée à Corinthe. Quand la ville avait une demande à faire à la déesse, elle ne manquait jamais de la confier à des consacrées qui entraient les premières dans le temple et qui en sortaient les dernières. Selon Cornélien d'Héraclée, Corinthe, en certaines circonstances importantes, s'était fait représenter auprès de Vénus par une procession innombrable de courtisanes dans le costume de leur métier.

L'emploi de ces consacrées dans les temples et les bocages de la déesse est suffisamment constaté par quelques monuments figurés, qui sont moins discrets à cet égard que les écrivains contemporains. Les peintures de deux coupes et de deux vases grecs, cités par le savant M. Lajard, d'après les descriptions de MM. de Witte et Lenormand, ne nous laissent pas de doute sur la Prostitution sacrée qui s'était perpétuée dans le culte de Vénus. Un de ces vases, qui faisait partie de la célèbre collection Durand, représente un temple de Vénus, dans lequel une courtisane reçoit, par l'intermédiaire d'un esclave, les propositions d'un étranger couronné de myrte, placé en dehors du temple et tenant à la main une bourse. Sur le second vase, un étranger, pareillement couronné de myrte, est assis sur un lit et semble marchander une courtisane debout devant lui dans un temple. M. Lajard attribue encore la même signification à une pierre gravée, taillée à plusieurs faces, dont cinq portent des animaux, emblèmes du culte de la Vénus Orientale, et dont la sixième représente une courtisane qui se regarde dans un miroir pendant qu'elle se livre à un étranger. Mais ce qui se passait dans les temples et dans les bois sacrés n'a pas laissé de traces plus caractéristiques chez les auteurs de l'antiquité, qui n'ont pas osé trahir les mystères de Vénus.

Si les courtisanes étaient les bienvenues dans le culte de leur déesse, elles ne pouvaient se mêler que de loin à celui des autres déesses; ainsi, elles célébraient, dans l'intérieur de leurs maisons, après la vendange, les Aloennes ou fêtes de Cérès et de Bacchus. C'étaient des soupers licencieux qui composaient le rituel de ces fêtes, dans lesquelles les courtisanes se réunissaient avec leurs amants pour manger, boire, rire, chanter et folâtrer. «A la prochaine fête des Aloennes, écrit Mégare à Bacchis dans les Lettres d'Alcyphron, nous nous assemblons au Colyte chez l'amant de Thessala pour y manger ensemble, fais en sorte d'y venir.»—«Nous touchons aux Aloennes, écrit Thaïs à Thessala, et nous étions toutes assemblées chez moi pour célébrer la veille de la fête.» Ces soupers, appelés les petits mystères de Cérès, étaient des prétextes de débauches qui duraient plusieurs jours et plusieurs nuits. Il paraît que dans certains temples de Cérès, à Éleusis par exemple, les courtisanes, dont les femmes honnêtes fuyaient la vue et l'approche, avaient obtenu d'ouvrir une salle à elles, où elles avaient seules le droit d'entrer sans prêtres, et où une d'elles présidait aux cérémonies religieuses, que ses compagnes, comme autant de vestales, embellissaient de leur présence plus chaste qu'à l'ordinaire. Durant ces cérémonies, les vieilles courtisanes donnaient des leçons aux jeunes dans la science et la pratique des mystères de la Bonne Déesse. Le pontife Archias, qui s'était permis d'offrir un sacrifice à Cérès d'Éleusis, dans la salle des courtisanes, sans l'intervention de leur grande prêtresse, fut accusé d'impiété par Démosthène, et condamné par le peuple.

Tous les dieux, comme toutes les déesses, acceptaient pourtant les offrandes que les courtisanes leur envoyaient, sans oser toutefois pénétrer en personne dans les temples dont le seuil leur était fermé. La fameuse courtisane, Cottine, qui se rendit assez célèbre pour qu'on imposât son nom au dictérion qu'elle avait occupé, près de Colone, vis-à-vis un temple de Bacchus, dédia en l'honneur d'un de ses galants spartiates un petit taureau d'airain, qui fut placé sur le fronton du temple de Minerve Chalcienne. Ce taureau votif se trouvait encore à sa place du temps d'Athénée. Mais il était pourtant un dieu qui se montrait naturellement moins sévère pour les femmes de plaisir, c'était Adonis, déifié par Vénus, qui l'avait aimé. Les fêtes d'Adonis étaient, d'ailleurs, tellement liées à celles de la déesse, qu'on ne pouvait guère adorer l'un sans rendre hommage à l'autre. Adonis avait eu aussi, dans les temps antiques, une large part aux offrandes de la Prostitution sacrée, avant que son culte se fût confondu dans celui de Priape. Les courtisanes de toutes les conditions profitaient donc des fêtes d'Adonis, qui attiraient partout tant d'étrangers, pour venir exercer leur industrie, sous la protection du dieu et à son profit, dans les bois qui environnaient ses temples. «A l'endroit où je te mène, dit un courtier à un cuisinier qu'il va mettre en maison, il y a un lieu de débauche (πορνεων): une hétaire renommée y célèbre les fêtes d'Adonis, avec une nombreuse troupe de ses compagnes.» Les Athéniens, malgré la juste réprobation que leurs moralistes attachaient à la vie des courtisanes, ne les trouvèrent pas plus déplacées dans leur Olympe que dans leurs temples, car ils élevèrent des autels et des statues à Vénus Leæna et à Vénus Lamia, pour diviniser les deux maîtresses de Démétrius Poliorcète.

CHAPITRE V.

Sommaire.—Motifs qui engagèrent Solon à fonder à Athènes un établissement de Prostitution.—Ce que dit l'historien Nicandre de Colophon, à ce sujet.—Solon salué, pour ce même fait, par le poëte Philémon, du titre de bienfaiteur de la nation.—Taxe de la Prostitution fixée par Solon.—Les dictériades considérées comme fonctionnaires publiques.—Règlements de Solon pour les prostituées d'Athènes.—Festins publics institués par Hippias et Hipparque.—Ordonnance du tyran Pisistrate pour les jours consacrés à la débauche publique.—Vices honteux des Athéniens.—Mœurs privées des femmes de Sparte et de Corinthe.—Vie licencieuse des femmes spartiates.—Inutilité des courtisanes à Sparte.—Indifférence de Lycurgue à l'égard de l'incontinence des femmes et des filles.—La fréquentation des prostituées regardée comme chose naturelle.—Mission morale des poëtes comiques et des philosophes.—L'aréopage d'Athènes.—Législation de la Prostitution athénienne.—Situation difficile faite par les lois aux courtisanes.—Bacchis et Myrrhine.—Euthias accuse d'impiété la courtisane Phryné.—L'avocat Hypéride la fait absoudre.—Reconnaissance des prostituées envers Hypéride.—La courtisane Théocris, prêtresse de Vénus, condamnée à mort sur l'accusation de Démosthène.—Isée.—Décrets de l'aréopage d'Athènes concernant les prostituées.—L'hétaire Nemea.—Triste condition des enfants des concubines et des courtisanes.—Hercule dieu de la bâtardise.—Infamie de la loi envers les bâtards.—Les Dialogues des Courtisanes de Lucien.—L'orateur Aristophon et le poëte comique Calliade.—Loi dite de la Prostitution.—Singularités monstrueuses des lois athéniennes.—Tribunaux subalternes d'édilité et de police.—Leurs fonctions.

La Prostitution sacrée, qui existait dans tous les temples d'Athènes à l'époque où Solon donna des lois aux Athéniens, invita certainement le législateur à établir la Prostitution légale. Quant à la Prostitution hospitalière, contemporaine des âges héroïques de la Grèce, elle avait disparu sans laisser de traces dans les mœurs, et le mariage était trop protégé par la législation, la légitimité des enfants semblait trop nécessaire à l'honneur de la république, pour que le souvenir des métamorphoses et de l'incarnation humaine des dieux pût encore prévaloir contre la foi conjugale, contre le respect de la famille. Solon vit les autels et les prêtres s'enrichir avec le produit de la Prostitution des consacrées, qui ne se vendaient qu'à des étrangers; il songea naturellement à procurer les mêmes bénéfices à l'État, et par les mêmes moyens, en les faisant servir à la fois aux plaisirs de la jeunesse athénienne et à la sécurité des femmes honnêtes. Il fonda donc, comme établissement d'utilité publique, un grand dictérion, dans lequel des esclaves, achetées avec les deniers de l'État et entretenues à ses frais, levaient un tribut quotidien sur les vices de la population, et travaillaient avec impudicité à augmenter les revenus de la république. On a voulu bien souvent, à défaut de preuves historiques, qui n'appuient pas, il est vrai, la tradition, ne pas laisser au sage Solon la responsabilité morale du libertinage institué légalement à Athènes; on a prétendu que ce grand législateur, dont le code respire la pudeur et la chasteté, n'avait pu se donner un démenti à lui-même en ouvrant la porte aux débauches de ses concitoyens. Mais, dans un fait de cette nature, qui semblait au-dessous de la dignité de l'histoire, la tradition, recueillie par Athénée et conservée aussi dans des ouvrages qui existaient de son temps, était comme l'écho de ce dictérion, qui avait eu Solon pour fondateur et qui se glorifiait de son origine.

Nicandre de Colophon, dans son Histoire d'Athènes, aujourd'hui perdue, avait dit positivement que Solon, indulgent pour les ardeurs d'une pétulante jeunesse, non-seulement acheta des esclaves et les plaça dans des lieux publics, mais encore bâtit un temple à Vénus-Courtisane avec l'argent qu'avaient amassé les impures habitantes de ces lieux-là. «O Solon! s'écrie le poëte Philémon dans ses Delphiens, comédie qui n'est pas venue jusqu'à nous; ô Solon! vous devîntes par là le bienfaiteur de la nation, vous ne vîtes dans un tel établissement que le salut et la tranquillité du peuple. Il était d'ailleurs absolument nécessaire dans une ville où la bouillante jeunesse ne peut s'empêcher d'obéir aux lois les plus impérieuses de la nature. Vous prévîntes ainsi de très-grands malheurs et des désordres inévitables, en plaçant dans certaines maisons destinées à cet usage les femmes que vous aviez achetées pour les besoins du public, et qui étaient tenues, par état, d'accorder leurs faveurs à quiconque consentirait à les payer.» A cette invocation, que la reconnaissance arrache au poëte comique, Athénée ajoute, d'après Nicandre, que la taxe fixée par Solon était médiocre, et que les dictériades avaient l'air de remplir des fonctions publiques: «Le commerce qu'on avait avec elles n'entraînait ni rivalités ni vengeances. On n'essuyait de leur part ni délais, ni dédains, ni refus.» C'était sans doute à Solon lui-même que l'on devait le règlement intérieur de cet établissement, qui fut longtemps administré comme les autres services publics et qui eut sans doute à sa tête, du moins dans l'origine, un grave magistrat.

On peut supposer, avec beaucoup d'apparence de raison, que les femmes communes étaient alors entièrement séparées de la population citoyenne et de la vie civile; elles ne sortaient pas de leur officine légale; elles ne se montraient jamais dans les fêtes et les cérémonies religieuses; si une tolérance restreinte leur permettait de descendre dans la rue, elles devaient porter un costume particulier, qui les fît reconnaître, et elles étaient sévèrement éloignées de certains lieux où leur présence eût causé du scandale ou de la distraction. Étrangères, d'ailleurs, elles n'avaient aucun droit à revendiquer dans la cité; et celles qui, Athéniennes de naissance, s'étaient vouées à la Prostitution, perdaient tous les priviléges attachés à leur naissance. Nous n'avons pas les lois que Solon avait rédigées pour constituer la Prostitution légale; mais il est permis d'en formuler ainsi les principales dispositions, qui se trouvent suffisamment constatées par une foule de faits que nous découvrons çà et là dans les écrivains grecs. Mais le code de Solon, à l'égard des femmes du grand dictérion entretenu aux frais de la république, se relâcha de sa sévérité, puisque, moins d'un siècle après la mort du législateur, les courtisanes avaient fait irruption de toutes parts dans la société grecque, et osaient se mêler aux femmes honnêtes jusque dans le forum. Hippias et Hipparque, fils du tyran Pisistrate, qui gouvernait Athènes 530 ans avant l'ère moderne, établirent des festins publics, qui réunissaient le peuple à la même table, et dans ces festins les courtisanes furent autorisées à prendre place à côté des matrones; car les fils du tyran se proposaient moins d'améliorer le peuple que de le corrompre et de le subjuguer. Aussi, pour nous servir de l'expression de Plutarque, les femmes de plaisir arrivaient là par flots, et, comme le disait un historien grec, Idoménée, dont les ouvrages ne nous sont connus que par des fragments, Pisistrate, à l'instigation de qui ces orgies avaient lieu, ordonnait que les champs, les vignes et les jardins fussent ouverts à tout le monde, dans les jours consacrés à la débauche publique, afin que chacun pût en prendre sa part sans être obligé d'aller se cacher dans le mystère du dictérion de Solon.

Le législateur d'Athènes avait eu deux motifs évidents et impérieux pour réglementer comme il l'avait fait la Prostitution: il se proposait d'abord de mettre à l'abri de la violence et de l'insulte la pudeur des vierges et des femmes mariées; ensuite, il avait eu pour but de détourner la jeunesse des penchants honteux qui la déshonoraient et l'abrutissaient. Athènes devenait le théâtre de tous les désordres; le vice contre nature se propageait d'une manière effrayante et menaçait d'arrêter le progrès social. Ces débauchés, qui n'étaient déjà plus des hommes, pouvaient-ils être des citoyens? Solon voulut leur donner les moyens de satisfaire aux besoins de leurs sens, sans se livrer aux déréglements de leur imagination. Il ne fit pourtant que corriger une partie de ses compatriotes; les autres, sans renoncer à leurs coupables habitudes, contractèrent celles d'un libertinage plus naturel, mais non moins funeste. Le but de Solon fut toutefois rempli, en ce que la sécurité des femmes mariées n'eut plus rien à craindre des libertins. La Prostitution légale était alors, pour ainsi dire, dans son enfance, et elle ne comptait pas une nombreuse clientèle: on la connaissait à peine, on ne s'y accoutuma que par degrés; on ne s'y livra avec fureur qu'après en avoir eu, en quelque sorte, l'expérience. Voilà comment les lois de Solon se trouvèrent bientôt débordées par les nécessités de la débauche publique et successivement effacées sous l'empire de la corruption des mœurs, qui ne s'épuraient pas en se civilisant. Mais, du moins à Athènes, le foyer domestique resta incorruptible et sacré, le poison de la Prostitution n'y pénétra pas; et alors que Vénus-Pandemos conviait ses adorateurs à l'oubli de toute décence, alors que le Pirée agrandissait aux portes d'Athènes le domaine affecté aux courtisanes, la pudeur conjugale gardait le seuil de la maison du citoyen qui s'en allait offrir un sacrifice à Pandemos et souper avec ses amis chez sa maîtresse.

Les mœurs privées des femmes de Sparte, et des femmes de Corinthe surtout, n'étaient pas aussi régulières que les mœurs des Athéniennes, et pourtant, dans ces deux villes, la Prostitution n'avait pas été soumise à des lois spéciales: elle y était libre, pour employer une expression moderne, et elle pouvait impunément se produire sous toutes les formes et dans toutes les conditions possibles. A Corinthe, ville de commerce et de passage, le plaisir était une grande affaire pour ses habitants et pour les étrangers qui y affluaient de tous les pays du monde: on avait donc jugé à propos de laisser à la volonté et au caprice de chacun l'entière jouissance de soi-même. A Sparte, ville de vertus républicaines et austères, la Prostitution ne pouvait être qu'un accident, une exception presque indifférente. Lycurgue n'y avait certainement pas songé. La continence, la chasteté chez les femmes lui semblaient superflues, sinon ridicules. Il ne s'était proposé que de gouverner les hommes et de les rendre plus braves, plus robustes, plus guerriers; quant aux femmes, il n'y avait pas pris garde. Lycurgue, comme le dit formellement Aristote dans sa Politique (liv. II, chap. 7), avait voulu imposer la tempérance aux hommes et non pas aux femmes; celles-ci, bien avant lui, vivaient dans le désordre, et elles s'abandonnaient presque publiquement à tous les excès de la débauche (in summâ luxuriâ, dit la version latine d'Aristote). Lycurgue ne changea rien à cet état de choses: les filles de Sparte, qui recevaient une éducation mâle assez peu conforme à leur sexe, se mêlaient, à moitié nues, aux exercices des hommes, couraient, luttaient, combattaient avec eux. Si elles se mariaient, elles ne se renfermaient pas davantage dans leurs devoirs d'épouses; elles n'étaient pas vêtues plus décemment; elles ne se tenaient pas plus à distance de la compagnie des hommes; mais ceux-ci ne faisaient pas semblant de s'apercevoir d'une différence de sexe, que les femmes avaient à cœur de faire oublier. Un mari qu'on aurait surpris sortant de la chambre à coucher de sa femme eût rougi d'être si peu Spartiate. On comprend que, chez de pareils hommes, les courtisanes auraient été parfaitement inutiles. Ils ne se permettaient pas toutefois les égarements de cœur et de sens, auxquels les jeunes Athéniens étaient trop enclins. L'amitié des Spartiates entre eux n'était qu'une fraternité d'armes, aussi pure, aussi sainte que celle des Athéniens était dépravée et flétrissante. Les femmes de Sparte ne s'accommodaient pas toutes de cette abnégation absolue de leur sexe et de leur nature; il y en avait beaucoup, filles ou femmes, qui se prêtaient volontiers aux actes d'une extrême licence, et cela, sans exiger la moindre rétribution. Les courtisanes n'auraient pas eu d'emploi dans une ville où femmes mariées et filles à marier étaient là pour leur faire concurrence. C'est donc avec justice que Platon, dans le livre Ier de ses Lois, attribue à Lycurgue l'incontinence des femmes de Sparte, puisque ce législateur n'avait pas daigné y porter remède, ni même lui infliger un blâme.

La Prostitution était, on le voit, tolérée, sinon organisée et régularisée, dans les républiques grecques: on la regardait comme un mal nécessaire, qui obviait à de plus grands maux. Athénée a donc pu dire (liv. XIII, chap. 6): «Plusieurs personnages qui ont eu part au gouvernement de la chose publique ont parlé des courtisanes, les uns en les blâmant, les autres en faisant l'éloge de ces femmes.» Ce n'était pas une honte pour un citoyen, si haut placé fût-il par son rang ou par son caractère, de fréquenter les courtisanes, même avant l'époque de Périclès, pendant laquelle cette espèce de femmes régna, en quelque sorte, sur la Grèce. On ne blâmait pas même les rapports qu'on pouvait avoir avec elles. Un comique latin, en peignant les mœurs d'Athènes, était presque autorisé à déclarer nettement qu'un jeune homme devait hanter les mauvais lieux pour faire son éducation: non est flagitium scortari hominem adolescentulum.

Les poëtes comiques cependant, de même que les philosophes, avaient la mission morale de punir la débauche, en la forçant de rougir quelquefois; leurs épigrammes mettaient seules un frein à la licence des mœurs, qu'ils surveillaient là où la loi faisait défaut et gardait le silence. «Une courtisane est la peste de celui qui la nourrit! s'écriait le Campagnard d'Aristophane.»—«Si quelqu'un a jamais aimé une courtisane, disait hautement Anaxilas, dans sa Neottis, qu'il me nomme un être plus pervers.»

La loi néanmoins n'était pas toujours muette ou impuissante contre les femmes de mauvaise vie, qu'elles fussent hétaires, joueuses de flûtes ou dictériades; non-seulement elle leur refusait impitoyablement tous les droits attachés à la qualité de citoyenne, mais encore elle mettait des bornes à leurs déportements. L'aréopage d'Athènes avait souvent les yeux ouverts sur la conduite de ces femmes, et souvent aussi il les frappait avec une rigueur impitoyable. Il paraîtrait, d'après plusieurs passages d'Alciphron, qu'elles étaient toutes solidaires devant la loi, et qu'une condamnation qui atteignait une d'entre elles avait des conséquences fâcheuses pour chacune d'elles en particulier. On peut présumer qu'il s'agissait d'un impôt proportionnel applicable à toute femme qui ne justifiait pas du titre de citoyenne. On leur faisait ainsi, de temps à autre, rendre aux coffres de l'État ce qu'elles avaient pris dans ceux des citoyens. Cette singulière législation a permis de soutenir un paradoxe que nous donnons pour ce qu'il vaut. Suivant certains érudits, les courtisanes d'Athènes auraient formé une corporation, un collége, qui se composait de divers ordres de femmes occupées du même métier, et classées hiérarchiquement sous des statuts ou règlements relatifs à leur méprisable industrie. C'est pourquoi l'aréopage pouvait rendre le corps entier responsable des fautes de ses membres. Ce tribunal évoquait la cause devant lui, quand une courtisane poussait un citoyen à commettre une action répréhensible, et même lorsque son influence était préjudiciable à des jeunes gens, au point de leur faire dissiper leur fortune, de les détourner du service de la République et de leur donner des leçons d'impiété. Les accusations étaient quelquefois capitales, et il ne fallait que la haine ou la vengeance d'un amant dédaigné pour soulever un orage terrible contre une femme qui n'avait aucun appui et qui pouvait être condamnée sans avoir été défendue. «Essaie d'exiger quelque chose d'Euthias en échange de ce que tu lui donneras, écrivait l'aimable Bacchis à son amie Myrrhine, et tu verras si tu n'es pas accusée d'avoir incendié la flotte ou violé les lois fondamentales de l'État!» Ce fut ce méchant Euthias qui accusa d'impiété la belle Phryné; mais l'avocat Hypéride ne craignit pas de prendre la défense de cette courtisane, qui le paya bien lorsqu'il l'eut fait absoudre. «Grâce aux dieux! lui écrivit naïvement Bacchis à la suite de ce procès mémorable, nos profits sont légitimés par le dénoûment de ce procès inique. Vous avez acquis les droits les plus sacrés à la reconnaissance de toutes les courtisanes. Si même vous consentiez à recueillir et à publier la harangue que vous avez prononcée pour Phryné, nous nous engagerions à vous ériger à nos frais une statue d'or dans l'endroit de la Grèce que vous auriez choisi.» L'histoire ne dit pas si Hypéride publia sa harangue, et si les courtisanes se cotisèrent pour lui élever une statue d'or dans quelque temple de Vénus-Pandemos ou de Vénus Peribasia. Une accusation intentée contre une courtisane frappait donc de terreur tout le corps auquel appartenait l'accusée; car cette accusation n'aboutissait guère à un acquittement. Une vieille courtisane, nommée Théocris, qui se mêlait aussi de magie et de philtres amoureux, fut condamnée à mort, sur la dénonciation de Démosthène, pour avoir conseillé aux esclaves de tromper leurs maîtres, et pour leur avoir procuré les moyens de le faire. Cette Théocris était pourtant attachée comme prêtresse à un temple de Vénus. Ce fut à l'occasion du procès de Phryné que Bacchis faisait en ces termes un retour sur elle-même: «Si, pour n'avoir pas obtenu de nos amants l'argent que nous leur demandons; si, pour avoir accordé nos faveurs à ceux qui les payent généreusement, nous devenions coupables d'impiété envers les dieux, il faudrait renoncer à tous les avantages de notre profession et ne plus faire commerce de nos charmes.»

L'accusation d'impiété était la plus fréquente contre les courtisanes; et cette accusation se présentait d'autant plus redoutable, qu'elle ne reposait que sur des faits vagues et faciles à dénaturer. Les courtisanes remplissaient les fonctions de prêtresses dans certains temples et dans certaines fêtes; néanmoins leur présence dans un temple pouvait être considérée comme une impiété. «Il n'est pas permis, disait Démosthène dans son plaidoyer contre Nééra, il n'est pas permis à une femme auprès de laquelle on a trouvé un adultère d'entrer dans nos temples, quoique nos lois permettent à une étrangère et à une esclave d'y pénétrer soit pour voir, soit pour prier. Les femmes surprises en adultère sont les seules à qui l'entrée des temples soit interdite.» Avant Démosthène, l'orateur Isée, qui fut le maître de ce grand orateur, avait plaidé sur le même objet, et déclaré solennellement qu'une femme commune, qui fut au service de tout le monde, et qui mena une vie de débauche, ne pouvait sans impiété s'introduire dans l'intérieur d'un temple ni assister aux mystères secrets du culte. Ces malheureuses femmes se trouvaient ainsi exposées sans cesse à des poursuites judiciaires sous prétexte d'impiété, elles étaient, pour ainsi dire, hors la loi; et l'aréopage, devant lequel on les traduisait au gré de leurs ennemis puissants, ne se faisait pas plus de scrupule de les condamner que de les absoudre. Un décret de l'aréopage avait défendu aux prostituées et aux esclaves de porter des surnoms empruntés aux jeux solennels; et cependant il y eut à Athènes une hétaire qui se fit appeler Nemea, parce que son amant s'était distingué dans les jeux Néméens et peut-être aussi parce qu'elle se plaçait elle-même sous les auspices d'Hercule. L'aréopage la laissa faire et ne lui disputa pas son nom de bon augure. Un autre décret de l'aréopage avait défendu également aux courtisanes de célébrer les fêtes des dieux en même temps que les matrones et les femmes libres ou citoyennes. Cependant, aux Aphrodisées, comme le rapporte Athénée sur le témoignage du poëte Alexis, femmes libres et courtisanes se confondaient à table dans les festins publics qui se donnaient en l'honneur de Vénus. Ainsi donc l'impiété était là, partout et toujours, sur les pas des courtisanes, qui n'échappaient à ses piéges que par bonheur plutôt que par adresse. Cette situation difficile, qu'on leur faisait pour être maître d'elles, explique le nombre et la richesse des offrandes qu'elles consacraient aux dieux, afin d'obtenir leur protection.

La loi n'épargnait aucune humiliation aux courtisanes. Les enfants qui naissaient d'elles, de même que les fils des concubines, participaient à leur ignominie; c'était une tache dont ils ne pouvaient se laver qu'après avoir servi glorieusement l'État. La condition personnelle des concubines différait essentiellement de celle des courtisanes, et toutefois la condition des enfants des unes et des autres était presque identique. Les bâtards, quelle que fût leur mère (et le nombre des bâtards était considérable à Athènes en raison du nombre des courtisanes), les bâtards se trouvaient comme retranchés de la population libre: ils n'avaient pas de costume spécial ni de marques distinctives; mais dans leur enfance ils jouaient, ils s'exerçaient à part, sur un terrain dépendant du temple d'Hercule, qu'on regardait comme le dieu de la bâtardise. Quand ils avaient l'âge d'homme, ils n'étaient pas aptes à hériter; ils n'avaient pas le droit de parler devant le peuple; ils ne pouvaient devenir citoyens. Enfin, les bâtards des courtisanes (Plutarque mentionne ce fait dans la Vie de Solon), pour comble d'infamie, n'étaient pas obligés de nourrir les auteurs de leurs jours: le fils n'était tenu à aucun devoir filial envers ses père et mère, parce que ceux-ci n'avaient également aucun devoir paternel ou maternel à remplir à son égard. On s'explique alors pourquoi la plupart des filles exposaient leurs enfants nouveau-nés dans la rue, et les confiaient ainsi à la république qui leur était moins marâtre. Ces expositions d'enfants étaient si ordinaires, que, dans les Dialogues des Courtisanes, Lucien fait une exception bien honorable en faveur d'une de ses héroïnes, qui dit à sa compagne: «Il me faudra nourrir un enfant, car ne crois pas que j'expose celui dont j'accoucherai.» Sous l'archontat d'Euclide, l'orateur Aristophon fit promulguer une loi qui déclarait bâtard quiconque ne prouverait pas qu'il était né d'une citoyenne ou femme libre. Alors, pour le railler de ce surcroît de rigueur contre les bâtards, le poëte comique Calliade le mit en scène, et le représenta lui-même comme fils de la courtisane Chloris.

Solon, en réglementant la Prostitution, lui avait imposé des digues salutaires, et s'était proposé de tenir à distance les misérables artisans de débauche qui voudraient se créer une industrie infâme en corrompant les filles et les garçons. Il fit donc une loi, dite de la Prostitution, qui ne nous est connue que par la citation qu'en fait Eschine dans un de ses discours: «Quiconque se fera le lénon d'un jeune homme ou d'une femme, appartenant à la classe libre, sera puni du dernier supplice.» Mais bientôt on adoucit cette loi, et l'on inventa des palliatifs qui en dénaturèrent le vrai caractère: ainsi, la peine de mort fut remplacée par une amende de vingt drachmes, tandis que l'amende était de cent pour le vol ou le rapt d'une femme libre. On ne conserva la peine capitale que dans le texte de la loi, et même, ainsi que l'affirme Plutarque, les femmes dépravées qui font ouvertement métier de procurer des maîtresses aux débauchés, n'étaient pas comprises dans la catégorie des coupables que cette loi devait atteindre. Ce fut inutilement qu'Eschine demanda l'application d'une loi qui n'avait jamais été complétement appliquée. Il était fort difficile, en effet, de tracer la limite où commençait le crime en vue duquel cette loi terrible avait été faite, car l'usage en Grèce autorisait un amant à enlever sa maîtresse, pourvu que celle-ci y consentît et que les parents n'y missent pas obstacle. Il suffisait donc d'avoir d'avance l'agrément du père et de la mère d'une fille qu'on voulait posséder; on les prévenait du jour où l'enlèvement aurait lieu, et ils ne faisaient qu'un simulacre de résistance. Quand une jeune fille ou sa mère avait reçu d'un homme un présent, cette fille n'était plus considérée comme vierge, sa virginité fût-elle intacte; mais on ne lui devait plus les mêmes égards ni le même respect, comme si elle eût souffert un commencement de Prostitution.

L'aréopage qui jugeait les courtisanes et leurs odieux parasites, lorsque le crime lui était dénoncé par la voix du peuple ou par quelque citoyen, ne daignait pas s'occuper des simples délits que pouvait commettre cette population impure, vouée aux mauvaises mœurs, et soumise à de rigoureuses prescriptions de police. La connaissance des délits résultant de l'exercice de la Prostitution appartenait certainement à des tribunaux subalternes d'édilité et de police. C'étaient eux qui faisaient observer les règlements relatifs aux habits que devaient porter les prostituées, aux lieux affectés à leur séjour et à leurs promenades, aux impôts qui frappaient leur honteux métier, et enfin à toutes les habitudes de leur vie publique.

CHAPITRE VI.

Sommaire.—Des différentes catégories de prostituées athéniennes.—Les Dictériades, les Aulétrides, les Hétaires.—Pasiphaé.—Conditions diverses des femmes de mauvaise vie.—Démosthène contre la courtisane Nééra.—Revenu considérable de l'impôt sur la Prostitution.—Le Pornicontelos affermé par l'État à des spéculateurs.—Les collecteurs du Pornicontelos.—Heures auxquelles il était permis aux courtisanes de sortir.—Le port du Pirée assigné pour domaine à la Prostitution.—Le Céramique, marché de la Prostitution élégante.—Usage singulier: profanation des tombeaux du Céramique.—Le port de Phalère et le bourg de Sciron.—La grande place du Pirée.—Thémistocle traîné par quatre hétaires en guise de chevaux.—Enseignes impudiques des maisons de Prostitution.—Les petites maisons de louage des hétaires.—Lettre de Panope à son mari Euthibule.—Police des mœurs concernant les vêtements des prostituées.—Le costume fleuri des courtisanes d'Athènes.—Lois somptuaires.—Costume des prostituées de Lacédémone.—Loi terrible de Zaleucus, disciple de Pythagore, contre l'adultère.—Suidas et Hermogène.—Loi somptuaire de Philippe de Macédoine.—Costume ordinaire des Athéniennes de distinction.—Costume des courtisanes de Sparte.—Différence de ce costume avec celui des femmes et des filles Spartiates.—Mode caractéristique des courtisanes grecques.—Dégradation, par la loi, des femmes qui se faisaient les servantes des prostituées.—Perversité ordinaire de ces servantes.

Les courtisanes d'Athènes formaient plusieurs classes, tellement distinctes entre elles, que les lois des mœurs, qui les régissaient, devaient également varier selon les différentes catégories de ces femmes de plaisir. Il y avait trois principales catégories, qui se subdivisaient elles-mêmes en plusieurs espèces plus ou moins homogènes: les Dictériades, les Aulétrides et les Hétaires. Les premières étaient, en quelque sorte, les esclaves de la Prostitution; les secondes en étaient les auxiliaires; les troisièmes en étaient les reines. Ce furent les dictériades que Solon rassembla dans des maisons publiques de débauche, où elles appartenaient, moyennant certaine redevance fixée par le législateur, à quiconque entrait dans ces maisons, appelées dictérions, en mémoire de Pasiphaé, femme de Minos, roi de Crète (Dictæ), laquelle s'enferma dans le ventre d'une vache d'airain pour recevoir sous cette enveloppe les caresses d'un véritable taureau. Les aulétrides ou joueuses de flûte avaient une existence plus libre, puisqu'elles allaient exercer leur art dans les festins quand elles y étaient mandées; elles pénétraient donc dans l'intérieur du domicile et de la vie privée des citoyens: leur musique, leurs chants et leurs danses n'avaient pas d'autre objet que d'échauffer et d'exalter les sens des convives, qui les faisaient bientôt asseoir à côté d'eux. Les hétaires étaient des courtisanes sans doute, trafiquant de leurs charmes, s'abandonnant impudiquement à qui les payait, mais elles se réservaient pourtant une part de volonté, elles ne se vendaient pas au premier venu, elles avaient des préférences et des aversions, elles ne faisaient jamais abnégation de leur libre arbitre; elles n'appartenaient qu'à qui avait su leur plaire ou leur convenir. D'ailleurs, par leur esprit, leur instruction et leur exquise politesse, elles pouvaient souvent marcher de pair avec les hommes les plus éminents de la Grèce.

Ces trois catégories de courtisanes n'eussent pas eu le moindre rapport entre elles sans le but unique de leur institution: elles servaient toutes trois à satisfaire les appétits sensuels des Athéniens, depuis le plus illustre jusqu'au plus infime. Il y avait des degrés dans la Prostitution, comme dans le peuple, et la fière hétaire du Céramique différait autant de la vile dictériade du Pirée, que le brillant Alcibiade différait d'un grossier marchand de cuirs. Si les documents sur la législation de la débauche athénienne ne s'offrent à nous que rares et imparfaits, nous pouvons y suppléer par la pensée, en comparant les conditions diverses des femmes qui faisaient métier et marchandise de leur corps. Les hétaires, ces riches et puissantes souveraines, qui comptaient dans leur clientèle des généraux d'armée, des magistrats, des poëtes et des philosophes, ne relevaient guère que de l'aréopage; mais les aulétrides et les dictériades étaient plus ordinairement déférées à des tribunaux subalternes, si tant est que ces dernières, soumises à une sorte de servitude infamante, eussent conservé le droit d'avoir des juges hors de l'enceinte de leur prison obscène. La plupart des dictériades et des aulétrides étaient étrangères; la plupart, d'une naissance obscure et servile; en tout cas, une Athénienne qui, par misère, par vice ou par folie, tombait dans cette classe abjecte de la Prostitution, avait renoncé à son nom, à son rang, à sa patrie. Cependant l'hétaire grecque, qui ne subissait pas la même flétrissure, s'obstinait quelquefois à garder son titre de citoyenne, et il ne fallait pas moins qu'un arrêt de l'aréopage pour le lui enlever. Démosthène, plaidant contre la courtisane Nééra, s'écriait avec indignation: «Une femme qui se livre à des hommes, qui suit partout ceux qui la payent, de quoi n'est-elle pas capable? Ne doit-elle pas se prêter à tous les goûts de ceux auxquels elle s'abandonne? Une telle femme, reconnue publiquement et généralement pour s'être prostituée par toute la terre, prononcerez-vous qu'elle est citoyenne?»

Il paraît que toutes les courtisanes, quelle que fût leur condition, étaient considérées comme vouées à un service public et sous la dépendance absolue du peuple; car elles ne pouvaient sortir du territoire de la république sans avoir demandé et obtenu une permission que les archontes ne leur accordaient souvent qu'avec des garanties, pour mieux assurer leur retour. Dans certaines circonstances, le collége des courtisanes fut déclaré utile et nécessaire à l'État. En effet, elles s'étaient bientôt tellement multipliées à Athènes et dans l'Attique, que l'impôt annuel que chacune payait au fisc, constituait pour lui un revenu considérable. Cet impôt spécial (pornicontelos), que l'orateur Eschine nous représente comme fort ancien, sans en attribuer l'établissement à Solon, était affermé tous les ans à des spéculateurs qui se chargeaient de le prélever. Moyennant l'acquittement de cette taxe, les courtisanes achetaient le droit de tolérance et de protection publique. On conçoit qu'un impôt de cette nature blessa d'abord les susceptibilités honnêtes et pudibondes des citoyens vertueux; mais on finit par s'y accoutumer, et l'administration urbaine ne rougit pas de puiser souvent à cette source honteuse de crédit. Quant aux fermiers de l'impôt, ils ne négligeaient rien pour lui faire produire le plus possible. On peut donc supposer qu'ils inventèrent une foule d'ordonnances somptuaires qui avaient l'avantage de grossir les amendes et d'en créer de nouvelles. Les courtisanes et les collecteurs du pornicontelos étaient toujours en guerre: les vexations des uns semblaient s'accroître à mesure que la soumission des autres devenait plus résignée, et tous les ans aussi, la Prostitution et le produit de l'impôt s'accroissaient dans une proportion égale.

Athénée dit positivement que les femmes publiques, probablement les dictériades, ne pouvaient sortir de leurs habitations qu'après le coucher du soleil, à l'heure où pas une matrone n'eût osé se montrer dans les rues sans exposer sa réputation. Mais il ne faut pas prendre à la lettre ce passage d'Athénée, car toutes les courtisanes qui demeuraient au Pirée, hors des murailles de la ville, se promenaient soir et matin sur le port. Il est possible que ces femmes ne fussent admises dans la ville, pour y faire des achats et non pour s'y prostituer, qu'à la fin du jour, lorsque l'ombre les couvrait d'un voile décent. Dans tous les cas, elles ne devaient point passer la nuit à l'intérieur de la ville, et elles encouraient une peine lorsqu'on les y trouvait après certaine heure. Il leur était aussi défendu de commettre un acte de débauche au milieu du séjour des citoyens paisibles. Cette coutume existait dans les villes d'Orient, depuis la plus haute antiquité, et elle se maintint à Athènes, tant que l'aréopage imposa des limites à la Prostitution légale. Le port du Pirée avait été comme assigné pour domaine à cette Prostitution. Il formait une sorte de ville composée de cabanes de pêcheurs, de magasins de marchandises, d'hôtelleries, de mauvais lieux et de petites maisons de plaisir. La population flottante de ce faubourg d'Athènes comprenait les étrangers, les libertins, les joueurs, les gens sans aveu: c'était pour les courtisanes une clientèle lucrative et ardente. Elles habitaient parmi leurs serviteurs ordinaires et n'avaient que faire d'aller chercher des aventures dans la ville sous l'œil austère des magistrats et des matrones; elles se trouvaient à merveille au Pirée et elles y affluaient de tous les pays du monde. Cette affluence, nuisible aux intérêts de toutes, changea pour quelques-unes le théâtre de leurs promenades: les plus fières et les plus triomphantes se rapprochèrent d'Athènes et vinrent se mettre en montre sur le Céramique.

Le Céramique, dont s'emparèrent les hétaires en laissant le Pirée aux joueuses de flûte et aux dictériades, n'était pas ce beau quartier d'Athènes qui tirait son nom de Céramus, fils de Bacchus et d'Ariane. C'était un faubourg qui renfermait le jardin de l'Académie et les sépultures des citoyens morts les armes à la main. Il s'étendait le long de la muraille d'enceinte depuis la porte du Céramique jusqu'à la porte Dipyle; là, des bosquets d'arbres verts, des portiques ornés de statues et d'inscriptions, présentaient de frais abris contre la chaleur du jour. Les courtisanes du premier ordre venaient se promener et s'asseoir dans ce lieu-là, qu'elles s'approprièrent comme si elles l'avaient conquis sur les illustres morts qui y reposaient. Ce fut bientôt le marché patent de la Prostitution élégante. On y allait chercher fortune, on y commençait des liaisons, on s'y donnait des rendez-vous, on y faisait des affaires d'amour. Lorsqu'un jeune Athénien avait remarqué une hétaire dont il voulait avoir les faveurs, il écrivait sur le mur du Céramique le nom de cette belle, en y ajoutant quelques épithètes flatteuses; Lucien, Alciphron et Aristophane font allusion à ce singulier usage. La courtisane envoyait son esclave pour voir les noms qui avaient été tracés le matin, et, lorsque le sien s'y trouvait, elle n'avait qu'à se tenir debout auprès de l'inscription pour annoncer qu'elle était disposée à prendre un amant. Celui-ci n'avait plus qu'à se montrer et à faire ses conditions, qui n'étaient pas toujours acceptées, car les hétaires en vogue n'avaient pas toutes le même tarif, et elles se permettaient d'ailleurs d'avoir des caprices. Aussi, bien des déclarations d'amour n'aboutissaient qu'à la confusion de ceux qui les avaient adressées. On comprend que les courtisanes, par leurs refus ou leurs dédains, se fissent des ennemis implacables.

Les dictériades et les joueuses de flûte, ainsi que les hétaires du dernier ordre, voyant que les galanteries les plus avantageuses se négociaient au Céramique, se hasardèrent à y venir ou du moins à s'en rapprocher; elles quittèrent successivement le port du Pirée, celui de Phalère, le bourg de Sciron et les alentours d'Athènes, pour disputer la place aux hétaires de l'aristocratie, qui reculèrent à leur tour et finirent par se réfugier dans la ville. Les lois qui leur défendaient d'y paraître en costume de courtisane furent abolies de fait, puisqu'on cessait de les appliquer. On vit alors les prostituées les plus méprisables encombrer les abords de la porte Dipyle, et y vaquer tranquillement à leur odieux commerce. Les ombrages du Céramique et les gazons qui environnaient les tombeaux ne favorisaient que trop l'exercice de la Prostitution, qui s'était emparée de ce glorieux cimetière! «C'est à la porte du Céramique, dit Hésychius, que les courtisanes tiennent boutique.» Lucien est aussi explicite: «Au bout du Céramique, dit-il, à droite de la porte Dipyle, est le grand marché des hétaires.» On vendait, on achetait à tous prix, et souvent la marchandise se livrait sur-le-champ, à l'ombre de quelque monument élevé à un grand citoyen mort sur le champ de bataille. Le soir, à la faveur des ténèbres, la terre nue ou couverte d'herbes offrait une arène permanente aux ignobles trafics de la débauche, et parfois le passant attardé, qui par une nuit sans lune traversait le Céramique et hâtait le pas en longeant le jardin de l'Académie, avait cru entendre les mânes gémir autour des tombeaux profanés.

L'invasion du Céramique par les femmes publiques n'avait pas toutefois dépeuplé le Pirée: il restait encore un grand nombre de ces femmes dans ce vaste faubourg, qui recrutait ses habitants parmi les voyageurs et les marchands de toutes les parties du monde connu. Il en était de même du port de Phalère et du bourg de Sciron, où affluaient autant de courtisanes que d'étrangers. Leur principal centre était une grande place qui s'ouvrait sur le port du Pirée, et qui regardait la citadelle; cette place, entourée de portiques sous lesquels on ne voyait que joueurs de dés, dormeurs et philosophes éveillés, se remplissait, vers la tombée de la nuit, d'une foule de femmes, presque toutes étrangères, les unes voilées, les autres à demi-nues, qui, debout et immobiles, ou bien assises, ou bien allant et venant, silencieuses ou agaçantes, obscènes ou réservées, faisaient appel aux désirs des passants. Le temple de Vénus Pandemos, érigé sur cette place par Solon, semblait présider au genre de commerce qui s'y faisait ouvertement. Quand la courtisane voulait vaincre une résistance, obtenir un plus haut prix, avoir des arrhes, elle invoquait Vénus sous le nom de Pitho, quoique cette Pitho fût une déesse tout à fait distincte de Vénus dans la mythologie grecque: on les confondit l'une et l'autre comme pour exprimer que la persuasion était inséparable de l'amour. Au reste, on pouvait voir, dans le sanctuaire du temple, briller les statues de marbre des deux déesses qui étaient placées là au milieu de leur empire amoureux. Bien des contrats, que Vénus et sa compagne avaient arrêtés et conclus, se signaient ensuite sous le portique du temple ou sur le bord de la mer, ou bien au pied de cette longue muraille construite par Thémistocle pour réunir le Pirée à la ville d'Athènes.

La réputation du Pirée et celle du Céramique étaient si bien établies dans les mœurs de la Prostitution et de l'hétairisme, que Thémistocle, fils d'une courtisane, afficha lui-même sa naissance avec impudeur, en se promenant, du Pirée au Céramique, dans un char magnifique traîné par quatre hétaires en guise de chevaux. Athénée rapporte ce fait incroyable d'après le témoignage d'Idoménée, qui en doutait lui-même. Plusieurs commentateurs ont vu, dans le passage cité par Athénée, non pas un quadrige de courtisanes, mais des courtisanes assises dans un quadrige aux côtés de Thémistocle. Nous hésiterions donc à soutenir contre Athénée lui-même, que Thémistocle avait imaginé un singulier moyen d'appliquer les courtisanes à l'attelage des chars. Outre les débauches au grand air, il y avait au Pirée celles qui se renfermaient à huis clos. Le grand dictérion, fondé par Solon près du sanctuaire de Pandemos, n'avait bientôt plus suffi aux besoins de la corruption des mœurs. Une multitude d'autres s'étaient établis, sans se faire tort, sous les auspices de la loi fiscale qui affermait la Prostitution à des entrepreneurs. Les dictérions qu'on rencontrait à chaque pas dans les rues du Pirée et des autres faubourgs se faisaient reconnaître à leur enseigne, qui était partout la même, et qui ne différait que par ses dimensions: c'était toujours l'attribut obscène de Priape qui caractérisait les mauvais lieux. Il n'était donc pas possible d'y entrer, sans avouer hautement ce qu'on y allait chercher. Un philosophe grec aperçut un jeune homme qui se glissait dans un de ces repaires: il l'appela par son nom; le jeune homme baissa la tête en rougissant: «Courage! lui cria le philosophe, ta rougeur est le commencement de la vertu.» Outre les maisons publiques, il y avait des maisons particulières que les hétaires prenaient à louage, pour y faire leur métier: elles n'y demeuraient pas constamment, mais elles y passaient quelques jours et quelques nuits avec leurs amis. Ce n'étaient que festins, danses, musique, dans ces retraites voluptueuses, où l'on ne pénétrait pas sans payer. Alciphron a recueilli une lettre de Panope écrivant à son mari Euthibule: «Votre légèreté, votre inconstance, votre goût pour la volupté vous portent à me négliger, ainsi que vos enfants, pour vous livrer entièrement à la passion que vous inspire cette Galène, fille d'un pêcheur, qui est venue ici d'Hermione, pour prendre une maison à louage, et étaler ses charmes dans le Pirée, où elle en fait commerce, au grand détriment de toute notre pauvre jeunesse; les marins vont faire la débauche chez elle, ils la comblent de présents, elle n'en refuse aucun: c'est un gouffre qui absorbe tout.»

La police des mœurs, qui avait circonscrit dans certains quartiers le scandaleux commerce des prostituées, leur avait infligé comme aux esclaves la honte de certains vêtements, destinés à les faire reconnaître partout. Cette loi somptuaire de la Prostitution paraît avoir existé dans toutes les villes de la Grèce et de ses colonies; mais si de certaines couleurs devaient signaler en quelque sorte à la défiance publique les femmes qui les portaient, ces couleurs n'étaient pas les mêmes à Athènes, à Sparte, à Syracuse et ailleurs. Ce fut probablement Solon qui assigna le premier un costume caractéristique aux esclaves qu'il consacrait à la Prostitution. Ce costume était probablement rayé de couleurs éclatantes, parce que les femmes que le législateur avait envoyé chercher en Orient pour l'usage de la république, s'étaient montrées d'abord vêtues de leur habit national en étoffes de laine ou de soie teinte de diverses couleurs. La loi de Solon n'était donc que la sanction d'une ancienne coutume, et l'aréopage, en formulant cette loi, décréta que les courtisanes porteraient à l'avenir un costume fleuri. De là, bien des variations dans ce costume, que chacune s'appliquait à modifier à sa manière en interprétant le texte de la loi. Selon les uns, elles ne devaient paraître en public qu'avec des couronnes et des guirlandes de fleurs; selon les autres, elles devaient porter des fleurs peintes sur leurs vêtements; tantôt elles se contentaient d'accoutrements bariolés de couleurs vives; tantôt elles s'habillaient de pourpre et d'or: elles ressemblaient à des corbeilles de fleurs épanouies. Mais la loi somptuaire mit ordre à ce luxe effréné; elle leur défendit de prendre des robes d'une seule couleur, de faire usage d'étoffes précieuses, telles que l'écarlate, et d'avoir des bijoux d'or, quand elles sortiraient de leurs maisons. L'interdiction des robes de pourpre et des ornements d'or n'était pourtant pas générale pour les prostituées de toutes les villes grecques, car, à Syracuse, les femmes honnêtes seules ne pouvaient porter des vêtements bordés de pourpre; teints de couleurs éclatantes ou ornés d'or, qui servaient d'enseigne à la Prostitution; à Sparte, mêmes défenses étaient faites aux femmes de bien: «Je loue l'antique cité des Lacédémoniens, dit saint Clément d'Alexandrie (Pædagog. liv. II, c. X), qui permit aux courtisanes les habits fleuris et les joyaux d'or, en interdisant aux femmes mariées ce luxe de toilette, qu'elle attribuait aux courtisanes seules.» Athénée reproduit un passage de Philarchus qui, dans le vingt-cinquième livre de ses Histoires, approuve une loi semblable qui existait chez les Syracusains: les bariolages de couleurs, les bandes de pourpre, les ornements d'or, composaient le costume obligé des hétaires syracusaines.

Nous voyons, d'ailleurs, dès la plus haute antiquité, les paillardes de la Bible se parer de fleurs et d'étoffes brillantes: Solon n'avait donc fait que se conformer aux mœurs de l'Orient, en prescrivant aux prostituées de ne pas quitter leur costume oriental. Zaleucus, le législateur des Locriens, ne fit que suivre le système de Solon, lorsqu'il imposa également aux prostituées de sa colonie grecque le stigmate du costume fleuri, comme le rapporte Diodore de Sicile. Zaleucus, disciple de Pythagore, était assez peu indulgent pour les passions sensuelles, et, s'il toléra la Prostitution, en la flétrissant, ce fut pour ne pas laisser d'excuse à l'adultère, qu'il punissait en faisant crever les yeux au coupable. Suidas, dans son Lexique, parle des courtisanes fleuries, c'est-à-dire, suivant l'explication qu'il donne lui-même, «portant des robes fleuries, bariolées, peintes de diverses couleurs, car une loi existait à Athènes, qui ordonnait aux prostituées de porter des vêtements fleuris, ornés de fleurs ou de couleurs variées, afin que cette parure désignât les courtisanes au premier coup d'œil.» Il semble probable que les courtisanes d'Athènes se montraient couronnées de roses, puisque les couronnes d'or leur étaient interdites sous peine d'amende. «Si une hétaire, dit le rhéteur Hermogène dans sa Rhétorique, porte des bijoux en or, que ces bijoux soient confisqués au profit de la république.» On confisquait de même les couronnes d'or et les habits dorés qu'une prostituée osait porter publiquement. Une loi de Philippe de Macédoine infligeait une amende de mille drachmes, environ mille francs de notre monnaie, à la courtisane qui prenait des airs de princesse en se couronnant d'or. Ces lois somptuaires ne furent sans doute que rarement appliquées, et les riches hétaires, qui étaient comme les reines de la Grèce savante et lettrée, n'avaient certainement rien à craindre de ces règlements de police, auxquels les dictériades se trouvaient seules rigoureusement soumises.

Le costume ordinaire des Athéniennes de distinction différait essentiellement de celui des étrangères de mauvaise vie. Ce costume, élégant et décent à la fois, se composait de trois pièces de vêtement: la tunique, la robe et le manteau; la tunique blanche, en lin ou en laine, s'attachait avec des boutons sur les épaules, était serrée au-dessous du sein avec une large ceinture, et descendait en plis ondoyants jusqu'aux talons; la robe, plus courte que la tunique, assujettie sur les reins par un large ruban, et terminée dans sa partie inférieure, ainsi que la tunique, par des bandes ou raies de différentes couleurs, était garnie quelquefois de manches qui ne couvraient qu'une partie des bras; le manteau de drap, tantôt ramassé en forme d'écharpe, tantôt se déployant sur le corps, semblait n'être fait que pour en dessiner les formes. On avait employé d'abord, comme nous l'apprend Barthélemy dans le Voyage du jeune Anacharsis, des étoffes précieuses, que rehaussait l'éclat de l'or, ou bien des étoffes asiatiques, sur lesquelles s'épanouissaient les plus belles fleurs avec leurs couleurs naturelles; mais ces étoffes furent bientôt exclusivement réservées aux vêtements dont on couvrait les statues des dieux et aux habits de théâtre; pour interdire enfin aux femmes honnêtes l'usage de ces étoffes à fleurs, les lois ordonnèrent aux femmes de mauvaise vie de s'en servir. Ces femmes avaient aussi le privilége de l'immodestie, et elles pouvaient descendre dans la rue, les cheveux flottants, le sein découvert et le reste du corps à peine caché sous un voile de gaze. A Sparte, au contraire, les courtisanes devaient être amplement vêtues de robes traînantes, et chargées d'ornements d'orfévrerie, parce que le costume des Lacédémoniennes était aussi simple que léger. Ce costume consistait en une tunique courte et en une robe étroite descendant jusqu'aux talons; mais les jeunes filles, qui se mêlaient à tous les exercices de force et d'adresse que l'éducation spartiate imposait aux hommes, étaient encore plus légèrement vêtues: leur tunique sans manches, attachée aux épaules avec des agrafes de métal, et relevée au-dessus du genou par leur ceinture, s'ouvrait de chaque côté à sa partie inférieure, de sorte que la moitié du corps restait à découvert: lorsque ces belles et robustes filles s'exerçaient à lutter, à courir et à sauter, les courtisanes les plus lascives n'auraient pas eu l'avantage auprès d'elles.

Enfin une des modes qui caractérisaient le mieux les courtisanes grecques, quoique cette mode ne fût pas prescrite par les lois somptuaires, c'était la couleur jaune de leurs cheveux. Elles les teignaient avec du safran ou bien avec d'autres plantes qui, de noirs qu'ils étaient ordinairement, les rendaient blonds. Le poëte comique Ménandre se moque de ces cheveux blonds, qui n'étaient quelquefois que des chevelures postiches, de véritables perruques, empruntées aux cheveux des races septentrionales, ou composées de crins dorés. Saint Clément d'Alexandrie dit en propres termes que c'est une honte pour une femme pudique de teindre sa chevelure et de lui donner une couleur blonde. On peut induire, de ce passage de saint Clément, que les femmes honnêtes avaient imité cette coiffure que les courtisanes s'étaient faite pour s'égaler aux déesses que les poëtes, les peintres et les statuaires représentaient avec des cheveux d'or. Ces raffinements de parure exigeaient sans doute le concours officieux de plusieurs servantes, très-expertes dans l'art de la toilette, et cependant une ancienne loi d'Athènes défendait aux prostituées de se faire servir par des femmes à gages ou par des esclaves. Cette loi qu'on n'exécuta pas souvent, dégradait une femme libre qui se mettait à la solde d'une prostituée, et lui ôtait son titre de citoyenne, en la confisquant comme esclave au profit de la république. Il paraîtrait que la citoyenne, par le seul fait de son service chez une prostituée, devenait prostituée elle-même, et pouvait être employée dans les dictérions de l'État. Mais, en dépit de cette loi sévère les courtisanes ne manquèrent jamais de servantes, et celles-ci, jeunes ou vieilles, étaient ordinairement plus perverties que les prostituées dont elles aidaient la honteuse industrie.

CHAPITRE VII.

Sommaire.—Auteurs grecs qui ont composé des Traités sur les hétaires.—Histoire des Courtisanes illustres, par Callistrate.—Les Déipnosophistes d'Athénée.—Aristophane de Byzance, Apollodore, Ammonius, Antiphane, Gorgias.—La Thalatta de Dioclès.—La Corianno d'Hérécrate.—La Thaïs de Ménandre.—La Clepsydre d'Eubule.—Les cent trente-cinq hétaires en réputation à Athènes.—Classification des courtisanes par Athénée.—Dictériades libres.—Les Louves.—Description d'un dictérion, d'après Xénarque et Eubule.—Prix courants des lieux de débauche.—Occupation des Dictériades.—Le pornoboscéion ou maître d'un dictérion.—Les vieilles courtisanes ou matrones.—Leur science pour débaucher les jeunes filles.—Éloge des femmes de plaisir, par Athénée.—Les dictérions lieux d'asile.—Salaires divers des hétaires de bas étage et des dictériades libres.—Phryné de Thespies.—La Chassieuse.—Laïs.—Le villageois Anicet et l'avare Phébiane.—Cupidité des courtisanes.—Le pêcheur Thallassion.—Origine des surnoms de quelques dictériades.—Les Sphinx.—L'Abîme et la Pouilleuse.—La Ravaudeuse, la Pêcheuse et la Poulette.—L'Arcadien et le Jardinier.—L'Ivrognesse, la Lanterne, la Corneille, la Truie, la Chèvre, la Clepsydre, etc., etc.

Il y avait une telle distance sociale entre la condition d'une dictériade et celle d'une hétaire, que la première, reléguée dans la catégorie des esclaves, des affranchies et des étrangères, traînait dans l'obscurité de la débauche une existence sans nom, tandis que la seconde, quoique privée du rang et du titre de citoyenne, vivait au milieu des hommes les plus éminents et les plus lettrés de la Grèce. On peut donc supposer que les écrivains, poëtes ou moralistes, qui composèrent des traités volumineux sur les courtisanes de leur temps, n'avaient pas daigné s'occuper des dictériades, à l'exception de quelques-unes, que la singularité de leur caractère et de leurs mœurs signalait davantage à l'attention des curieux d'anecdotes érotiques. Ces anecdotes faisaient l'entretien favori des libertins d'Athènes: aussi, plusieurs auteurs s'étaient-ils empressés de les recueillir en corps d'ouvrage; par malheur, il ne nous est resté de ces recueils consacrés à l'histoire de la Prostitution, que des lambeaux isolés et des traits épars, qu'Athénée a cousus l'un à l'autre dans le livre XII de ses Déipnosophistes. Nous n'aurions rien trouvé sans doute de particulier aux dictériades dans les écrits qu'Aristophane, Apollodore, Ammonius, Antiphane et Gorgias avaient composés, en différents genres littéraires, sur les courtisanes d'Athènes. C'étaient les hétaires, et encore les plus fameuses, qui se chargeaient de fournir des matériaux à ces compilations pornographiques. Callistrate avait rédigé l'Histoire des courtisanes aussi sérieusement que Plutarque les Vies des hommes illustres; Machon avait rassemblé les bons mots des hétaires en renom; beaucoup de poëtes comiques avaient mis en scène les désordres de ces femmes plus galantes que publiques: Dioclès, dans sa Thalatta, Hérécrate dans sa Corianno, Ménandre dans sa Thaïs, Eubule dans sa Clepsydre. Mais eussions-nous encore ces nombreux opuscules qu'Athénée nous fait seulement regretter, nous ne serions pas mieux instruits au sujet des dictériades, qui se succédaient dans leur hideux métier, sans laisser de traces personnelles de leur infamie. Celles-là même, qui avaient mérité d'être renommées à cause de leurs vices et de leurs aventures, n'éveillaient qu'un souvenir de mépris dans la mémoire des hommes.

Aristophane de Byzance, Apollodore et Gorgias ne comptaient guère que cent trente-cinq hétaires qui avaient été en réputation à Athènes et dont les faits et gestes pouvaient passer à la postérité; mais ce petit nombre de célébrités ne faisait que mieux ressortir la multitude de femmes qui desservaient la Prostitution à Athènes, et qui se piquaient peu d'acquérir l'honneur d'être citées dans l'histoire pourvu qu'elles eussent la honte d'amasser de la fortune. Il y eut dans Athènes une si grande quantité de courtisanes au dire d'Athénée, qu'aucune ville, si peuplée qu'elle fût, n'en produisit jamais autant. Athénée, en généralisant ainsi, comprenait dans cette quantité les dictériades aussi bien que les hétaires et les joueuses de flûte. Athénée, cependant, a soin de distinguer entre elles ces trois espèces de femmes de plaisir, et même il semble diviser les dictériades en deux classes, l'une dont il fait le dernier ordre des hétaires (μετα ἑταίρων) et l'autre dont il peuple les mauvais lieux (τὰς επὶ τῶν οιδηματων). Nous sommes disposé à conclure, de ces nuances dans les désignations, que les dictériades, qui prêtaient leur aide stipendiée aux maisons de débauche, et qui se mettaient à louage dans ces établissements publics, n'étaient pas les mêmes que celles qui se vendaient pour leur propre compte et qui se prostituaient dans les cabarets, chez les barbiers, sous les portiques, dans les champs et autour des tombeaux. Ces bacchantes populaires, qu'on voyait errer le soir dans les endroits écartés, avaient été surnommées louves, soit parce qu'elles allaient cherchant leur proie dans les ténèbres, comme les louves affamées, soit parce qu'elles annonçaient leur présence et leur état de disponibilité par des cris de bête fauve. C'est là du moins l'étymologie que Denys d'Halicarnasse regarde comme la plus naturelle.

Les dictériades enfermées étaient presque toujours des étrangères, des esclaves achetées partout aux frais d'un spéculateur; les dictériades libres, au contraire, étaient plutôt des Grecques que le vice, la paresse ou la misère avaient fait tomber à ce degré d'avilissement et qui cachaient encore avec un reste de pudeur le métier dégradant dont elles vivaient. Ces malheureuses, dont le hasard seul protégeait les amours sublunaires, ne rencontraient guère dans leurs quêtes nocturnes que des matelots, des affranchis et des vagabonds, non moins méprisables qu'elles. On devine assez qu'elles essayaient de se soustraire aussi longtemps que possible à l'affront du costume fleuri et de la perruque blonde, qui les eussent stigmatisées du nom de courtisanes. Elles n'avaient que faire d'ailleurs d'un signe extérieur pour appeler les chalands, puisqu'elles ne se montraient pas et qu'elles hurlaient dans l'ombre, où il fallait les aller chercher à tâtons. Peu importait donc à la nature de leur commerce, qu'elles fussent jeunes ou vieilles, laides ou belles, bien parées ou mal mises; la nuit couvrait tout, et le chaland à moitié ivre ne demandait pas à y voir plus clair. Dans les dictérions, au contraire, sur lesquels s'exerçait une sorte de police municipale, rien n'était refusé au regard, et l'on étalait même avec complaisance tout ce qui pouvait recommander plus particulièrement les habitantes du lieu. Xénarque, dans son Pentathle, et Eubule, dans son Pannychis, nous représentent ces femmes nues, qui se tenaient debout, rangées à la file dans le sanctuaire de la débauche, et qui n'avaient pour tout vêtement que de longs voiles transparents, où l'œil ne rencontrait pas d'obstacle. Quelques-unes, par un raffinement de lubricité, avaient le visage voilé, le sein emprisonné dans un fin tissu qui en modelait la forme, et le reste du corps à découvert. Eubule les compare à ces nymphes que l'Éridan voit se jouer dans ses ondes pures. Ce n'était pas le soir, mais le jour, en plein soleil (in aprico stantes), que les dictérions mettaient en évidence tous leurs trésors impudiques. Cet étalage de nudités servait d'enseigne aux maisons de débauche encore mieux que le phallus peint ou sculpté qui en décorait la porte; mais, selon d'autres archéologues, on ne voyait ces spectacles voluptueux que dans la cour intérieure.

Il y eut sans doute des dictérions plus ou moins crapuleux à Athènes, surtout lorsque la Prostitution fut mise en ferme; mais, dans l'origine, l'égalité la plus républicaine régnait dans ces établissements administrés aux frais de l'État. Le prix était uniforme pour tous les visiteurs, et ce prix ne s'élevait pas très-haut. Philémon, dans ses Adelphes, le fait monter seulement à une obole, ce qui équivaudrait à trois sous et demi de notre monnaie. «Solon a donc acheté des femmes, dit Philémon, et les a placées dans des lieux, où pourvues de tout ce qui leur est nécessaire, elles deviennent communes à tous ceux qui en veulent. Les voici dans la simple nature, vous dit-on: pas de surprise, voyez tout! N'avez vous pas de quoi vous féliciter? La porte va s'ouvrir, si vous voulez: il ne faut qu'une obole. Allons, entrez, on ne fera point de façons, point de minauderies, on ne se sauvera pas: celle que vous aurez choisie vous recevra dans ses bras, quand vous voudrez et comme vous voudrez.» Eubule composait ses comédies grecques, dont nous n'avons que des fragments, 370 ans avant Jésus-Christ, et, de son temps, le prix d'entrée n'était pas encore fort élevé dans les dictérions; de plus, malgré le bon marché, on n'avait aucun risque à courir, comme si la prévoyance de Solon eut joint un dispensaire à sa fondation: «C'est de ces belles filles, dit Eubule, que tu peux acheter du plaisir pour quelques écus, et cela sans le moindre danger.» (A quibus tuto ac sine periculo licet tibi paucalis nummis voluptatem emere; mais la traduction latine n'en dit pas autant que le grec.) Nous ne savons donc rien de plus précis sur les prix courants des mauvais lieux d'Athènes, et nous pouvons présumer que ces prix ont souvent varié en raison de la taxe que le sénat imposait aux fermiers des dictérions. Ces mauvais lieux, d'ailleurs, n'étaient pas seulement fréquentés par des matelots et des marchands que la marine commerçante de tous les pays amenait au Pirée: les citoyens les plus distingués, lorsqu'ils étaient ivres, ou bien quand le démon du libertinage s'emparait d'eux ne craignaient pas de se glisser, le manteau sur le visage, dans les maisons de tolérance fondées par Solon. La porte de ces maisons restait ouverte jour et nuit; elle n'était pas gardée, comme les autres, par un chien enchaîné sous le vestibule; un rideau de laine aux couleurs éclatantes empêchait les passants de plonger leurs regards indiscrets dans la cour environnée de portiques ouverts, sous lesquels attendaient les femmes, debout, assises ou couchées, occupées à polir leurs ongles, à lisser leurs cheveux, à se farder, à s'épiler, à se parfumer, à dissimuler leurs défauts physiques et à mettre en relief leurs beautés les plus secrètes. Ordinairement, une vieille Thessalienne, qui était un peu sorcière et qui vendait des philtres ou des parfums, se tenait accroupie derrière le rideau, et avait mission d'introduire les visiteurs, après s'être informée de leurs goûts et de leurs offres.

DICTÉRION GREC

DICTÉRION GREC

Il ne paraît pas que le nombre des dictérions fût restreint par les lois de Solon et de l'aréopage. L'industrie particulière avait le droit de créer, du moins hors la ville, des établissements de cette espèce, et de les organiser au gré de l'entrepreneur, pourvu que la taxe fût exactement payée au fisc, et cette taxe devait être, selon toute probabilité, fixe et payable par tête de dictériade. On ne trouve pas de renseignement qui fasse soupçonner qu'elle pût être proportionnelle et progressive. Un dictérion en vogue produisait de beaux revenus à son propriétaire; celui-ci ne pouvait être qu'un étranger, mais souvent un citoyen d'Athènes, possédé de l'amour du gain, consacrait son argent à cette vilaine spéculation, et s'enrichissait du produit de la débauche publique, en exploitant sous un faux nom une boutique de Prostitution. Les poëtes comiques signalent ainsi au mépris des honnêtes gens les avides et lâches complaisances de ceux qui louaient leurs maisons à des collèges de dictériades; on appelait pornoboscéion le maître d'un mauvais lieu. La concurrence multiplia les entreprises de ce genre, et les vieilles courtisanes, qui ne gagnaient plus rien par elles-mêmes, songèrent bientôt à utiliser au moins leur expérience. Ce fut alors d'étranges écoles qui se formèrent dans les faubourgs d'Athènes: on y enseignait ouvertement l'art et les secrets de la Prostitution, sans que les magistrats eussent à intervenir pour la répression de ces désordres. Les maîtresses de ces écoles impures enrôlaient à leur solde les malheureuses qu'elles avaient parfois débauchées, et l'éducation qu'on donnait à ces écolières motivait le titre de matrones que s'attribuaient effrontément leurs perverses directrices. Alexis, dans une comédie intitulée Isostasion, dont Athénée nous a conservé quelques fragments, a fait un tableau pittoresque des artifices que les matrones employaient pour métamorphoser leurs élèves: Elles prennent chez elles des jeunes filles qui ne sont pas encore au fait du métier, et bientôt elles les transforment au point de leur changer les sentiments, et même jusqu'à la figure et la taille. Une novice est-elle petite, on coud une épaisse semelle de liège dans sa chaussure. Est-elle trop grande, on lui fait porter une chaussure très-mince, et on lui apprend à renfoncer la tête dans les épaules en marchant, ce qui diminue un peu sa taille. N'a-t-elle point assez de hanches, on lui applique par-dessus une garniture qui les relève, de sorte que ceux qui la voient ainsi, ne peuvent s'empêcher de dire: «Ma foi! voilà une jolie croupe!» A-t-elle un gros ventre; moyennant des buscs, qui font l'effet de ces machines qu'on emploie dans les représentations scéniques, on lui renfonce le ventre. Si elle a les cheveux roux, on les lui noircit avec de la suie; les a-t-elle noirs, on les lui blanchit avec de la céruse; a-t-elle le teint trop blanc, on le colore avec du pœderote. Mais a-t-elle quelque beauté particulière en certain endroit du corps, on étale au grand jour ces charmes naturels. Si elle a une belle denture, on la force de rire, afin que les spectateurs aperçoivent combien la bouche est belle; et si elle n'aime pas à rire, on la tient toute la journée au logis, ayant un brin de myrte entre les lèvres, comme les cuisiniers en ont ordinairement lorsqu'il vendent leur têtes de chèvres au marché, de sorte qu'elle est enfin obligée de montrer son râtelier, bon gré, malgré.» Les matrones excellaient dans ces raffinements de coquetterie et de toilette, qui avaient pour but d'éveiller les désirs, et la curiosité de leurs clients; elles ne se bornaient pas, dans leur art, à satisfaire seulement les yeux, elles enseignaient à leurs écolières tout ce que la volupté a pu inventer de plus ingénieux, de plus bizarre et de plus infâme. Aussi, Athénée, qui n'en parle peut-être que par ouï-dire, fait un éloge formel de ces femmes de plaisir, en ces termes: «Tu seras content des femmes qui travaillent dans les dictérions.» (Τὰς ἐπὶ τῶν οἰκήματων ἀσπάζεσθαι.)

Les dictérions, de quelque nature qu'ils fussent, jouissaient d'un privilége d'inviolabilité; on les considérait comme des lieux d'asile, où le citoyen se trouvait sous la protection de l'hospitalité publique. Personne n'avait le droit d'y pénétrer pour commettre un acte de violence. Les débiteurs y étaient à l'abri de leurs créanciers, et la loi élevait une espèce de barrière morale entre la vie civile et cette vie secrète qui commençait à l'entrée du dictérion. Une femme mariée n'aurait pu pénétrer dans ces retraites inviolables, pour y chercher son mari; un père n'avait pas le droit d'y venir surprendre son fils. Une fois que l'hôte du dictérion avait passé le seuil de ce mystérieux repaire, il devenait en quelque sorte sacré, et il perdait, pour tout le temps qu'il passait dans ce lieu-là, son caractère individuel, son nom, sa personnalité. «La loi ne permet pas, dit Démosthène dans son plaidoyer contre Nééra, de surprendre quelqu'un en adultère auprès des femmes qui sont dans un lieu de Prostitution, ou qui s'établissent pour faire le même trafic dans la place publique.» Cependant les prostituées étaient des étrangères, des esclaves, des affranchies; ce n'étaient donc pas elles que la loi épargnait et semblait respecter, c'étaient les citoyens qui venaient, en vertu d'un contrat tacite, sous la sauvegarde de la loi, accomplir un acte dont ils n'avaient à répondre que vis-à-vis d'eux-mêmes. Il est permis de supposer que le plaisir, en Grèce, faisait partie de la religion et du culte; c'est pourquoi Solon avait placé le temple de Vénus-Pandemos à côté du premier dictérion d'Athènes, afin que la déesse pût surveiller à la fois ce qui se passait dans l'un et dans l'autre. Suivant les idées des adorateurs fervents de Vénus, l'homme lui était consacré, tant qu'il se livrait aux pratiques de ce culte, qui était le même dans les temples et les dictérions.

Les auteurs anciens nous fournissent beaucoup plus de détails sur les dictériades non enfermées, et sur les hétaires subalternes qui exerçaient la Prostitution errante, ou qui l'installaient audacieusement dans leur propre demeure. Non-seulement nous savons quels étaient les prix variés de leurs faveurs, les habitudes ordinaires de leurs amours, les diverses faces de leur existence dissolue, mais même nous connaissons leurs surnoms et l'origine de ces surnoms qui caractérisent, avec trop de liberté peut-être, leurs mœurs intimes. Le salaire des dictériades libres et des hétaires de bas étage n'avait rien de fixe ni même de gradué, selon la beauté et les mérites de chacune. Ce salaire ne se payait pas toujours en monnaie d'argent ou d'or: il prenait même plus volontiers la forme d'un présent que la prostituée exigeait avant de se donner, et quelquefois après s'être donnée. C'était d'ailleurs l'importance du salaire qui établissait tout d'abord le rang que la courtisane s'attribuait dans la corporation des hétaires; mais la véritable distinction que ces femmes pouvaient revendiquer entre elles, et que les hommes de leur commerce ordinaire se chargeaient de leur attribuer, c'était plutôt leur cortége d'esprit, de talents et de science. Celles qui vivaient dans les cabarets, parmi les matelots ivres et les pêcheurs aux poitrines velues, n'auraient pas été bienvenues à demander de grosses sommes; les unes se contentaient d'un panier de poisson; les autres, d'une amphore de vin; elles avaient aussi des caprices, et tel jour elles se prostituaient gratis, en l'honneur de Vénus, pour se faire payer double le lendemain. Les courtisanes de Lucien nous initient à toutes ces variantes de salaire, qu'elles exigeaient parfois d'un ton impérieux, et que parfois aussi elles sollicitaient de l'air le plus humble. «A-t-on jamais vu, s'écrie avec indignation une de ces hétaires de rencontre, prendre avec soi une courtisane pendant toute une nuit et lui donner cinq drachmes (environ 5 francs) de récompense!» Une autre de ces hétaires, Chariclée, était si complaisante et si facile, qu'elle accordait tout et ne demandait rien. Lucien déclare, dans son Toxaris, qu'on ne vit jamais fille de si bonne composition.

Quand les hétaires des cabarets du Pirée voulaient plaire et arracher quelque présent, elles prenaient les airs les plus caressants, la voix la plus mielleuse, la pose la plus agaçante: «Êtes-vous âgé? dit Xénarque dans son Pentathle cité par Athénée, elles vous appelleront papa; êtes-vous jeune? elles vous appelleront petit frère.» Il faut voir les conseils que la vieille courtisane donne à sa fille, dans Lucien: «Tu es fidèle à Chéréas et tu ne reçois pas d'autre homme; tu as refusé deux mines du laboureur d'Acharnès, une mine d'Antiphon,» etc. Or, une mine représente cent francs de notre monnaie, et l'on ne sait si l'on doit plus s'étonner de la générosité du laboureur d'Acharnès que de la fidélité de cette hétaire à son amant Chéréas. Machon, qui avait colligé avec soin les bons mots des courtisanes, nous raconte que Mœrichus marchandait Phryné de Thespies, qui finit par se contenter d'une mine, c'est-à-dire de cent francs: «C'est beaucoup! lui dit Mœrichus; ces jours derniers, tu n'as pris que deux statères d'or (environ quarante francs) à un étranger?—Eh bien! lui répond vivement Phryné, attends que je sois en bonne humeur, je ne te demanderai rien de plus.» Gorgias, dans son ouvrage sur les courtisanes d'Athènes, avait mentionné une hétaire du dernier ordre, nommée Lemen, c'est-à-dire Chassie ou Chassieuse, qui était maîtresse de l'orateur Ithatoclès, et qui se prostituait cependant à tout venant pour deux drachmes, environ quarante sous de notre temps, ce qui la fit surnommer Didrachma et Parorama. Enfin, si l'on en croit Athénée, Laïs devenue vieille et forcée de continuer son métier en modifiant le taux de ses charmes usés, ne recevait plus qu'un statère d'or ou vingt francs, des rares visiteurs qui voulaient savoir à quel point de dégradation avait pu tomber la beauté d'une hétaire célèbre. C'était là, en général, la destinée des courtisanes: après s'être élevées au plus haut degré de la fortune et de la réputation d'hétaire, après avoir vu à leurs pieds des poëtes, des généraux et même des rois, elles redescendaient rapidement les échelons de cette prospérité factice, et elles arrivaient avec l'âge au mépris, à l'abandon et à l'oubli. Le dictérion ouvrait alors un refuge à ces ruines de la beauté et de l'amour. C'est ainsi qu'on vit finir Glycère, qui avait été aimée par le poëte Ménandre. Heureuses celles qui avaient amassé de quoi se faire une vieillesse indépendante et tranquille, heureuses celles qui, comme Scione, Hippaphésis, Théoclée, Psamœthe, Lagisque, Anthée et Philyre renonçaient au métier d'hétaire avant que le métier leur eût dit adieu! Lysias, dans son discours contre Laïs, félicitait hautement ces hétaires d'avoir essayé, jeunes encore, de devenir d'honnêtes femmes.

Les courtisanes qui ne s'étaient pas mises à la solde des dictérions, se faisaient souvent payer si largement, même par des pêcheurs et des marchands, que ces pauvres victimes se laissaient entièrement dépouiller, et se voyaient ensuite remplacées par d'autres, que d'autres devaient bientôt remplacer aussi. «Vous avez oublié, écrivait tristement le villageois Anicet à l'avare Phébiane, qu'il avait enrichie à ses dépens, et qui ne daignait plus lui faire l'aumône d'un regard; vous avez oublié les paniers de figues, les fromages frais, les belles poules, que je vous envoyais? Toute l'aisance dont vous jouissiez, ne la teniez-vous pas de moi? Il ne me reste que la honte et la misère.» Alciphron, qui nous a conservé cette lettre comme un monument de l'âpre cupidité des courtisanes, nous montre aussi le pêcheur Thalasserus amoureux d'une chanteuse, et lui envoyant tous les jours le poisson qu'il avait pêché. Athénée cite des vers d'Anaxilas, qui, dans sa Néottis, avait fait un effroyable portrait des courtisanes de son temps: «Oui, toutes ces hétaires sont autant de sphinx qui, loin de parler ouvertement, ne s'énoncent que par énigmes; elles vous caressent, vous parlent de leur amour, du plaisir que vous leur donnez, mais ensuite on vous dit: «Mon cher, il me faudrait un marchepied, un trépied, une table à quatre pieds, une petite servante à deux pieds.» Celui qui comprend cela se sauve à ces détails, comme un Œdipe, et s'estime fort heureux d'avoir été peut-être le seul qui ait échappé au naufrage malgré lui; mais celui qui espère être payé d'un vrai retour, devient la proie du monstre.» Ce passage d'un poëte grec, qui a disparu comme tant d'autres, a fait croire au commentateur que le surnom de sphinx, qui désignait les hétaires en général, leur avait été appliqué à cause de leurs requêtes énigmatiques; mais ce surnom leur venait plutôt de leurs longues stations sur les places publiques et aux carrefours des chemins, où elles se tenaient accroupies comme des sphinx et enveloppées dans les plis de leur voile, immobiles et ordinairement silencieuses. Quoi qu'il en soit, le sphinx, suivant la remarque de Pancirole, était l'emblème des filles de joie.

Quant aux surnoms particuliers des courtisanes, ils présentaient moins d'amphibologie, et d'ailleurs pour les comprendre on n'avait qu'à se reporter aux circonstances qui les avaient produits. Ces surnoms étaient rarement flatteurs pour celles qui les portaient. Ainsi, la séduisante Synope n'était pas encore décrépite, qu'on l'appelait Abydos ou l'Abîme; Phanostrate, qui n'avait jamais eu, au dire d'Apollodore de Byzance, une clientèle bien distinguée, s'abandonna insensiblement à un tel excès de saleté, qu'elle fut surnommée Phthéropyle, parce qu'on la voyait assise dans la rue à ses moments perdus, et occupée à détruire la vermine qui la dévorait. Ces deux dictériades, l'une par ses poux, l'autre par les promesses peu engageantes de son sobriquet, s'étaient fait une popularité qui leur amenait encore des curieux, et qui autorisait Démosthène à les citer dans ses discours de tribune. Antiphane, Alexis, Callicrate et d'autres écrivains n'avaient pas dédaigné de parler aussi de l'Abîme et de la Pouilleuse. C'étaient deux types bien connus, du moins à distance, qui complétaient une collection d'hétaires de l'espèce la plus vile. Dans cette collection figuraient la Ravaudeuse, la Pêcheuse et la Poulette; celle-ci caquetait comme une poule qui attend le coq; celle-là guettait les hommes au passage, et les pêchait comme à l'hameçon; la troisième enfin ne se lassait pas de ravauder, pour ainsi dire, la trame usée des vieux amours. Antiphane, qui avait enregistré dans son livre les qualités diverses de ces dictériades, leur accole mal à propos l'Arcadien et le Jardinier, que nous ne prendrons pas pour des femmes. Athénée parle encore de l'Ivrognesse, qui était toujours pleine de vin et qui ne s'échauffait jamais assez pour assez boire. Synéris avait été surnommée la Lanterne, parce qu'elle sentait l'huile; Théoclée, la Corneille, parce qu'elle était noire; Callysto, sa fille, la Truie, parce qu'elle grognait toujours; Nico, la Chèvre, parce qu'elle avait ruiné un certain Thallus, qui l'aimait, aussi lestement qu'une chèvre broute les rameaux d'un olivier (θαλλος); enfin, la Clepsydre, dont on ne sait pas le véritable nom, s'était fait qualifier de la sorte, parce qu'elle n'accordait à chaque visiteur, que le temps nécessaire pour vider son horloge de sable, un quart d'heure selon quelques commentateurs, une heure selon les plus généreux. Eubule avait fait une comédie sur ce sujet-là et sur cette fille qui connaissait si bien le prix du temps.

Athénée, qui puisait à pleines mains dans une foule de livres que nous ne possédons plus, caractérise par leurs surnoms beaucoup de dictériades, dont toute l'histoire se borne à ces sobriquets parfois amphibologiques. Il énumère, avec tout le flegme d'un érudit qui ne craint pas d'épuiser la matière, les surnoms que lui fournissent ses autorités Timoclès, Ménandre, Polémon et tous les pornographes grecs: la Nourrice, c'est Coronée, fille de Nanno, qui entretenait ses amants; les Aphies, c'étaient les deux sœurs Anthis et Stragonion, remarquables par leur blancheur, leur taille mince et leurs grands yeux, qui leur avaient fait appliquer le nom d'un poisson (ἀφύη); la Citerne, c'était Pausanias, qui tombe un jour dans un tonneau de vin: «Le monde s'en va tout à l'heure! s'écrie l'hétaire Glycère, célèbre par ses bons mots; voilà que la Citerne est dans un tonneau!» Athénée et Lucien citent encore plusieurs hétaires d'un ordre inférieur qui n'étaient désignées que par leurs surnoms: Astra ou l'Astre, Cymbalium ou la Cymbale, Conallis ou la Barbue, Cercope ou la Caudataire, Lyra ou la Lyre, Nikion ou la Mouche, Gnomée ou la Sentence, Iscade ou la Figue, Ischas ou la Barque, Lampyris ou le Ver luisant, Lyia ou la Proie, Mélissa ou l'Abeille, Neuris ou la Corde à boyau, Démonasse ou la Populacière, Crocale ou le Grain de sable, Dorcas ou la Biche, Crobyle ou la Boucle de cheveux, etc. Quelques dictériades avaient des sobriquets qui s'expliquent d'eux-mêmes: la Chimère, la Gorgone, etc.; quelques autres, telles que Doris, Euphrosine, Myrtale, Lysidis, Évardis, Corinne, etc., échappaient aux honneurs du surnom qualificatif.

Mais, d'ordinaire, le surnom se rattachait à une épigramme plus ou moins mordante, plus ou moins louangeuse, qui l'avait mieux constaté que s'il eût été gravé sur le marbre ou sur l'airain; l'épigramme passait de bouche en bouche, et avec elle le surnom qu'elle laissait comme une empreinte indélébile à la fille qui l'avait mérité. Ainsi, le poëte Ammonide eut à se plaindre d'une dictériade: «Qu'elle vienne à se montrer nue, proclama-t-il dans ses vers, vous fuirez au delà des colonnes d'Hercule.» Un autre poëte ajouta: «Son père s'est enfui le premier.» Et elle fut surnommée Antipatra. Deux autres avaient la singulière habitude de se défendre et de vouloir être prises d'assaut, comme pour se dissimuler à elles-mêmes la honte de leur trafic. Timoclès fut surpris de trouver de la résistance chez une femme publique, et il surnomma celles-ci: la Pucelle (κορισκη), et la Batteuse (de καμεω, je forge, et de τυπη, coup), en leur consacrant ces vers: «Oui, c'est être au rang des dieux, que de passer une nuit à côté de Corisque ou de Camétype. Quelle fermeté! quelle blancheur! quelle peau douce! quelle haleine! quel charme dans leur résistance! elles luttent contre leur vainqueur: il faut ravir leurs faveurs, on est souffleté: une main charmante vous frappe... O délices!»

CHAPITRE VIII.

Sommaire.—Dangers, pour la jeunesse, de la fréquentation des hétaires subalternes.—Ce que le poëte Anaxilas dit des hétaires.—Portrait qu'il fait de l'hétairisme.—Science des femmes de mauvaise vie dans l'emploi des fards.—Le pædérote.—Dryantidès à sa femme Chronion.—Manière dont les courtisanes se peignaient le visage.—Les peintres de courtisanes Pausanias, Aristide et Niophane.—Lettre de Thaïs à Thessala au sujet de Mégare.—Amour de Charmide pour la vieille Philématium.—Les vieilles hétaires.—Comment les hétaires attiraient les passants.—Conseils de Crobyle à sa fille Corinne.—L'hétaire Lyra.—Reproches de la mère de Musarium à sa fille.—L'esclave Salamine et son maître Gabellus.—Simalion et Pétala.—Dialogue entre l'hétaire Myrtale et Dorion, son amant rebuté.—Les marchands de Bithynie.—Sacrifice des courtisanes aux dieux.—La dictériade Lysidis.—Singulière offrande que fit cette prostituée à Vénus-Populaire.—Les commentateurs de l'Anthologie grecque.—Explication du proverbe célèbre: On ne va pas impunément à Corinthe.—Le mot Ocime.—Denys-le-Tyran à Corinthe.—D'où étaient tirées les nombreuses courtisanes de Corinthe.—Le verbe λεσβιάζειν.—L'amour à la Phénicienne.—Les beaux ouvrages des Lesbiennes.—Préceptes théoriques de l'hétairisme.—Code général des courtisanes.—Lettres d'Aristénète.—Piéges des hétaires pour faire des victimes.—Encore les murs du Céramique.—Le cachynnus des courtisanes.—Infâme métier de Nicarète, affranchie de Charisius.—Ses élèves.—Prix élevé des filles libres et des femmes mariées.—Pénalité de l'adultère.—Le supplice du radis noir.—Les lois de Dracon.—Philumène.—Philtres soporifiques et philtres amoureux.—Les magiciennes de Thessalie et de Phrygie.—Cérémonies mystérieuses qui accompagnaient la composition d'un philtre.—Mélissa.—Diversité des philtres.—Opérations magiques.—Philtres préservatifs.—Jalousies et rivalités des courtisanes entre elles.—L'amour lesbien.—Sapho, auteur des scandaleux développements que prit cet amour.—Dialogue de Cléonarium et de Lééna.—Mégilla et Démonasse.

Les véritables dictériades d'Athènes étaient moins dangereuses pour la jeunesse et même pour l'âge mûr, que les hétaires subalternes, car rien n'égalait l'avidité et l'avarice de ces êtres sordides qui semblaient n'avoir pas d'autre occupation que de ruiner les jeunes gens inexpérimentés et les vieillards insensés. Solon avait voulu évidemment mettre un frein à la rapacité des courtisanes de bonne volonté, en créant l'institution des courtisanes esclaves; il croyait avoir fait beaucoup pour les mœurs par cette institution, qui épargnait à la fois le temps et la bourse des citoyens. Mais ces dictériades étaient de pauvres captives, achetées hors de la Grèce et rassemblées de tous les pays sous le régime d'une législation uniforme de plaisir; elles n'avaient souvent pas la moindre notion des usages grecs; elles ne connaissaient rien de la ville fondée par Minerve, où elles exerçaient leur honteuse profession; elles ne parlaient pas même la langue de cette ville, où elles avaient été amenées comme des marchandises étrangères; leur beauté et l'emploi plus ou moins habile qu'elles en savaient faire, ce n'était point là un attrait suffisant pour les Athéniens qui, même dans les choses de volupté, voulaient que leur esprit fût satisfait ou du moins excité à l'égal de leurs sens physiques. Les hétaires d'un ordre inférieur ne pouvaient donc manquer de trouver à Athènes plus d'amateurs, et surtout plus d'habitués que les esclaves des dictérions. Ces hétaires, sorties la plupart de la lie du peuple, et dépravées de bonne heure par les détestables conseils de leurs mères ou de leurs nourrices, étaient rarement aussi belles et aussi bien faites que les dictériades, mais elles avaient des ressources naturelles dans l'esprit, et leur perversité même prenait des formes piquantes, ingénieuses, mobiles et divertissantes. Aussi, leur empire s'établissait-il facilement, par la parole, sur les malheureuses et imprudentes victimes qu'elles avaient d'abord attirées et charmées par la volupté. On les redoutait, on les montrait du doigt comme des écueils vivants, et sans cesse venaient se briser sur ces écueils de la Prostitution les pilotes les plus sages, les rameurs les plus habiles, les navires les plus solides; ces naufrages continuels d'honneur, de vertu et de fortune faisaient la gloire et l'amusement des funestes sirènes qui les avaient causés. «Si quelqu'un s'est jamais laissé prendre dans les filets d'une hétaire, disait le poëte Anaxilas dans sa comédie intitulée Néottis, qu'il me nomme un animal qui ait autant de férocité. En effet, qu'est-ce, en comparaison, qu'une dragonne inaccessible, une chimère qui jette le feu par les narines, une Charybde, une Scylla, ce chien marin à trois têtes, un sphinx, une hydre, une lionne, une vipère? Que sont ces harpies ailées? Non, il n'est pas possible d'égaler la méchanceté de cette exécrable engeance, car elle surpasse tout ce qu'on peut se figurer de plus mauvais!» Ces hétaires, corrompues dès leur enfance par les leçons des vieilles débauchées, ne conservaient pas un sentiment humain; jeunes, elles avaient l'air quelquefois de se contenter d'un seul amant, lorsque cet amant les payait autant que vingt autres; elles s'abandonnaient ensuite au plus grand nombre possible, et ne se souciaient que de tirer le meilleur parti possible de leur abandonnement continuel; elles conseillaient le vol, la fraude, le meurtre, s'il le fallait, aux infortunés qui n'avaient plus de quoi les payer, et qui étaient forcés de renoncer à elles, ou bien de ne reculer devant aucun moyen criminel pour garder leurs maîtresses. Ce n'étaient pas seulement des fils de famille, des héritiers de grands noms, de jeunes orateurs, des poëtes et des philosophes novices, que les hétaires du Pirée se faisaient un plaisir de dépouiller, c'étaient des matelots, des soldats, des villageois, des joueurs, surtout, qui se montraient plus généreux, des marchands et des dissipateurs. Mais ce qui surprend, c'est que ces femmes, dont l'influence pernicieuse avait tant de pouvoir et de prestige, n'avaient parfois qu'une beauté douteuse et plus ou moins effacée, des charmes vieillis et recrépits, des sourires grimaçants et des baisers insapides. Anaxilas nous fait un portrait peu engageant des principaux monstres de l'hétairisme de son temps: «Voici cette Plangon, dit-il, véritable Chimère, qui détruit les étrangers par le fer et la flamme, à qui cependant un seul cavalier a dernièrement ôté la vie, car il s'en est allé emportant tous les effets de la maison. Quant à Synope, n'est-ce pas une seconde hydre: elle est vieille et a pour voisine Gnathène aux cent têtes! Mais Nannion, en quoi diffère-t-elle de Scylla aux trois gueules? ne cherche-t-elle pas à surprendre un troisième amant après en avoir déjà étranglé deux? Cependant on dit qu'il s'est sauvé à force de rames. Pour Phryné, je ne vois pas trop en quoi elle diffère de Charybde: n'a-t-elle pas englouti le pilote et la barque? Théano n'est-elle pas une sirène épilée, qui a des yeux et une voix de femme mais des jambes de merle!» Ce passage d'une comédie grecque, qui était encore sous les yeux d'Athénée, nous initie aux dégradations du métier d'hétaire, et nous y voyons figurer, au rang des plus viles dictériades, de fameuses courtisanes qui avaient, dans leur bon temps, été les plus recherchées, les plus riches, les plus triomphantes de la Grèce. Plangon, Synope, Gnathène, Phryné, Théano, devenues vieilles, ne différaient plus des louves et des sphinx du Céramique.

Nous trouvons la preuve, dans cent endroits, que la décrépitude ne passait pas pour un défaut irréparable chez les femmes de mauvaise vie, soit qu'elles eussent un art merveilleux pour déguiser les traces de l'âge, soit qu'elles se recommandassent moins à la débauche publique par leurs avantages extérieurs que par la réputation de leur expérience libidineuse. Jeunes ou vieilles, ridées ou non, elles se faisaient un visage avec le pædérote, sorte de fard emprunté à la fleur d'une plante épineuse d'Égypte ou à la racine de l'acanthe; ce rouge végétal, détrempé avec du vinaigre, appliquait sur la peau la plus jaune le teint frais d'un enfant; quant aux rides, on avait eu soin auparavant de les remplir avec de la colle de poisson et du blanc de céruse, si bien que la peau devenait lisse et polie pour recevoir les couleurs brillantes de jeunesse qu'on y étendait avec un pinceau soyeux. Le fardement du visage était comme le stigmate de la Prostitution. «Prétendrais-tu, écrit Dryantidès à sa femme Chronion (dans les Lettres d'Alciphron), te mettre au niveau de ces femmes d'Athènes, dont le visage peint annonce les mœurs dépravées? Le fard, le rouge et le blanc, entre leurs mains, le disputent à l'art des plus excellents peintres, tant elles sont expertes à se donner le teint qu'elles croient le plus convenable à leurs desseins!» Comme les hétaires publiques ne se montraient de près que le soir à la lueur d'une torche ou d'une lanterne, et comme elles se tenaient le jour à distance du regard, demi-voilées, devant leur porte ou à leur fenêtre, elles tiraient profit de l'éclat singulier que les cosmétiques donnaient à leur teint. Il suffisait, d'ailleurs, que l'effet fût produit et que l'imprudent qui s'engageait sur leurs pas, dans l'obscurité de leur repaire, restât échauffé par son premier coup d'œil. La cellule étroite, où la courtisane conduisait sa proie, ne laissait point pénétrer assez de clarté dans l'ombre pour que le désenchantement suivît la découverte de ces mystères de la toilette. Lorsque les femmes honnêtes, sans doute pour disputer leurs maris à l'amour des hétaires, eurent la fatale ambition d'imiter les artifices de coquetterie de leurs rivales, elles en firent un essai bien maladroit, qui tourna souvent à leur confusion. «Nos femmes, disait Eubule dans sa comédie des Bouquetières, ne se couvrent pas la peau de blanc, ne se peignent pas avec du jus de mûre, comme vous le faites, de sorte que, si vous sortez en été, on voit couler de vos yeux deux ruisseaux d'encre, et la sueur former, en vous tombant sur le cou, un sillon de fard; quant à vos cheveux, avancés sur le front, ils présentent toute la blancheur de la vieillesse par la poudre blanche dont ils sont couverts!»

Si l'usage des fards était général chez les hétaires subalternes, la manière de les préparer et de les appliquer offrait des variétés infinies qui correspondaient aux différents degrés d'un art véritable. Il faut supposer que les novices se faisaient peindre, avant de savoir se peindre elles-mêmes. En effet, dans un pays où l'on peignait de couleurs éclatantes les statues de marbre, on devait exiger que les visages humains fussent peints avec autant de vérité. Nous croyons donc que les artistes, qu'on nommait peintres de courtisanes (πορνογράφοι), tels que Pausanias Aristide et Niophane, cités par Athénée, ne se bornaient pas à faire des portraits d'hétaires et à représenter leurs académies érotiques: ils ne dédaignaient pas de peindre, pour la circonstance, la figure d'une courtisane, comme ils peignaient dans les temples les statues des dieux et des déesses. Selon les préceptes d'un poëte grec, la beauté doit varier sans cesse pour être toujours la beauté, et ce sont ces variations continuelles de physionomie qui entretiennent les ardeurs du désir. Quant une courtisane avait appris l'art de se peindre elle-même, le goût et l'habitude achevaient de l'instruire dans cet art, où chacune se piquait d'exceller, mais toutes n'y réussissaient pas également. Dans les Lettres d'Alciphron, Thaïs écrit à son amie Thessala, au sujet de Mégare, la plus décriée de toutes les courtisanes: «Elle a parlé très-insolemment du fard dont je me servais, et du rouge dont je me peignais le visage. Elle a donc oublié l'état de misère ou je l'ai vue, quand elle n'avait pas même un miroir? Si elle savait que son teint est de la couleur de sandaraque, oserait-elle parler du mien?» On comprend que, toutes les hétaires étant fardées, les plus vieilles rétablissaient ainsi une espèce d'égalité entre elles, et se réservaient d'autres avantages que les plus jeunes ne pouvaient acquérir que par une longue pratique du métier. Voilà pourquoi il arrivait souvent qu'une jeune et belle hétaire se voyait préférer une vieille et laide courtisane, préférence qu'elle ne s'expliquait pas, et qu'elle attribuait à des philtres magiques. Dans les Dialogues de Lucien, Thaïs s'étonne que l'amant de Glycère ait quitté celle-ci pour Gorgone: «Quel charme a-t-il trouvé en des lèvres mortes et des joues pendantes? dit Thaïs. Est-ce pour son beau nez qu'il l'a prise, ou pour sa tête chauve et son grand col effilé?» Dans les mêmes Dialogues, Tryphène se moque de la vieille Philématium qu'on avait surnommée le Trébuchet. «Avez-vous bien remarqué son âge et ses rides? dit Tryphène.—Elle jure qu'elle n'a que vingt-deux ans, répond Charmide.—Mais croirez-vous à ses serments plutôt qu'à vos yeux? Ne voyez-vous pas que le poil commence à lui blanchir autour des tempes? Que si vous l'aviez vue toute nue!—Elle ne me l'a jamais voulu permettre.—Avec raison, car elle a le corps marqueté comme un léopard.»

Ces vieilles hétaires, quand elles étaient peintes et parées, se plaçaient à une fenêtre haute qui s'ouvrait sur la rue, et là, un brin de myrte entre leurs doigts, l'agitant comme une baguette de magicienne, ou le promenant sur leurs lèvres, elles faisaient appel aux passants; un d'eux s'arrêtait-il, la courtisane faisait un signe connu, en rapprochant du pouce le doigt annulaire, de manière à figurer avec la main demi-fermée un anneau; en réponse à ce signe, l'homme n'avait qu'à lever en l'air l'index de la main droite, et aussitôt la femme disparaissait pour venir à sa rencontre. Alors il se présentait à la porte, et sous l'atrium il trouvait une servante qui le conduisait en silence, un doigt posé sur la bouche, dans une chambre qui n'était éclairée que par la porte, lorsqu'on écartait l'épais rideau qui la couvrait. Au moment où ce nouvel hôte allait passer le seuil, la servante le retenait par le bras et lui demandait la somme fixée par la maîtresse du lieu: il devait la remettre sans marchander; après quoi, il pouvait pénétrer dans la chambre, et le rideau retombait derrière lui. La courtisane, qu'il n'avait fait qu'entrevoir au grand jour, lui apparaissait comme une vision dans l'ombre de cette cellule, où filtrait un faible crépuscule à travers la portière. Il ne s'agissait donc pas de jeunesse, de fraîcheur, de beauté candide et pure, en cette voluptueuse obscurité qui n'était nullement défavorable aux formes du corps, mais qui rendait inutile tout ce que le toucher seul ne percevait pas. Cependant l'âge venait, qui enlevait aux vieilles courtisanes, en leur ôtant leur embonpoint et en amollissant leurs chairs, l'heureux privilége de se donner pour jeunes; elles ne renonçaient pas toutefois aux bénéfices du métier, puisqu'elles se consacraient alors à l'éducation amoureuse des jeunes hétaires, et qu'elles vivaient encore de Prostitution. Elles avaient aussi, au besoin, deux industries assez lucratives: elles fabriquaient des philtres pour les amants, ou des cosmétiques pour les courtisanes, et elles pratiquaient l'office de sage-femme. Phébiane, qui n'était pas encore vieille, écrit au vieil Anicet, qui avait voulu l'embrasser: «Une de mes voisines en mal d'enfant venait de m'envoyer querir, et j'y allai en hâte, portant avec moi les instruments de l'art des accouchements.»

Ces sages-femmes, ces faiseuses de philtres étaient encore plus expertes dans l'art de séduire et de corrompre une fille novice; les Lettres d'Alciphron et les Dialogues de Lucien sont pleins de la dialectique galante de ces vieilles conseillères de débauche. C'est ordinairement la mère qui prostitue sa propre fille, et qui, après avoir flétri la virginité de cette innocente victime, s'attache encore à souiller son âme. «Ce n'est pas un si grand malheur, dit l'affreuse Crobyle à sa fille Corinne, qu'elle a livrée la veille à un riche et jeune Athénien; ce n'est pas un si grand malheur de cesser d'être fille, et de connaître un homme qui vous donne, dès sa première visite, une mine (environ 100 francs), avec laquelle je vais t'acheter un collier!» Elle se réjouit donc de voir sa fille commencer si bien un métier qui les tirera toutes deux de la misère: «Comment ferai-je pour cela? reprend naïvement Corinne.—Comme tu viens de faire, répond la mégère, et comme fait ta voisine.—Mais c'est une courtisane?—Qu'importe? tu deviendras riche comme elle; comme elle, tu auras une foule d'adorateurs. Tu pleures, Corinne? Mais vois donc quel est le nombre des courtisanes, quelle est leur cour, quelle est leur opulence!» Viennent ensuite les conseils de la mère, qui présente à sa fille l'exemple de l'aulétride Lyra, fille de Daphnis: son goût pour la parure, ses manières attrayantes, sa gaieté qui engage par le sourire le plus caressant, son commerce sûr, l'ont bientôt mise en crédit; si elle consent à se rendre, pour un prix convenu, à un festin, elle ne s'enivre point, elle touche aux mets avec délicatesse, elle boit sans précipitation, elle ne parle pas trop: «Elle n'a des yeux que pour celui qui l'a amenée; c'est ce qui la fait aimer; lorsqu'il la conduit au lit, elle n'est ni emportée ni sans égards; elle ne s'occupe que de plaire, de s'attacher sa conquête. Il n'est personne qui n'ait à s'en louer. Imite-la dans tous ces points, et nous serons heureuses.» La fille ne s'effraye pas trop des conditions que sa mère lui impose pour s'enrichir: «Mais, dit-elle par réflexion, tous ceux qui achètent nos faveurs ressemblent-ils à Lucritus qui obtint hier les miennes?—Non, réplique Crobyle avec gravité, il en est de plus beaux, de plus âgés, de plus laids même.—Et faudra-t-il que je caresse ceux-là aussi bien que les autres?—Ceux-là surtout, car ils donnent davantage. Les beaux garçons ne sont que beaux. Songe uniquement à t'enrichir.» Là-dessus, la mère l'envoie au bain; car Lucritus doit revenir le soir même.

La mère de Musarium n'a pas affaire à une ignorante qui se laisse conduire les yeux fermés, et qui n'en est plus à ses premiers amours; la fille aime Chéréas qui ne lui donne pas une obole, et pour qui elle vend ses bijoux et sa garde-robe: une courtisane qui fait la folie d'aimer n'aime pas à demi. La vieille mère, indignée de cet amour onéreux au lieu d'être productif, est bien près de maudire une fille indigne d'elle: «Va, rougis! lui dit-elle avec colère et mépris. Seule de toutes les courtisanes, tu parais sans boucles d'oreilles, sans collier, sans robe de Tarente!—Eh! ma mère, s'écrie Musarium piquée au vif dans son amour-propre de femme, sont-elles plus heureuses ou plus belles que moi!—Elles sont plus sages; elles entendent mieux le métier; elles ne croient pas sur parole des jouvenceaux, dont les serments ne reposent que sur les lèvres. Pour toi, nouvelle Pénélope, fidèle amante d'un seul, tu n'admets aucun autre que Chéréas. Dernièrement, un villageois arcanien (il était jeune aussi, celui-là!) t'offrait deux mines, prix du vin que son père l'avait envoyé vendre à la ville, ne l'as-tu pas repoussé avec un sourire insultant? Tu n'aimes à dormir qu'avec cet autre Adonis!—Quoi! laisser Chéréas, pour un rustre exhalant l'odeur du bouc! Chéréas est un Apollon, et l'Arcanien un Silène.—Eh bien! c'était un rustre, soit; mais Antiphon, le fils de Ménécrate, qui t'offrait une mine, n'est-il pas un élégant Athénien, jeune et charmant comme Chéréas?—Chéréas m'avait menacée: Je vous tue tous les deux, si je vous trouve ensemble!—Vaine menace! te faudra-t-il donc renoncer aux amants et cesser de vivre en courtisane, pour prendre les mœurs d'une prêtresse de Cérès? Laissons le passé; voici les Aloennes, c'est un jour de fête: que t'a-t-il donné?—Ma mère, il n'a rien.—Seul il ne saurait donc trouver quelque expédient auprès de son père, le faire voler par un fripon d'esclave? demander de l'argent à sa mère, la menacer, en cas de refus, de s'embarquer pour la première expédition? Mais il est toujours là, nous obsédant, monstre avare, qui ne veut ni donner ni permettre que d'autres nous donnent!» Musarium ne veut rien entendre, et malgré sa mère, elle continuera de se laisser dépouiller par lui, jusqu'à ce qu'elle ne l'aime plus.

Les courtisanes de la Grèce n'étaient pas souvent aussi désintéressées que Musarium, et quand elles avaient perdu leur temps à aimer, elles le regagnaient bientôt en mettant à contribution ceux qu'elles n'aimaient pas. On n'entrait chez elles que la bourse à la main, et l'on n'en sortait presque jamais avec la bourse. Elles avaient aussi différents tarifs, et quelquefois, par répugnance ou par caprice, elles refusaient de se vendre à aucun prix. Ce n'est pas des hétaires, mais des dictériades, que Xénarque a pu dire dans son Pentathle, cité par Athénée: «Il en est de taille svelte, épaisse, haute, courte; de jeunes, de vieilles, de moyen âge. On peut choisir entre toutes et jouir dans les bras de celle qu'on trouve la plus aimable, sans qu'il soit besoin d'escalader les murs ni d'user d'aucun artifice pour parvenir jusqu'à elles. Ce sont elles qui vous font les avances et qui se disputent l'avantage de vous recevoir dans leur lit.» Les hétaires, même celles des matelots et des gens du peuple, usaient parfois de leur libre arbitre, et, même sans avoir un amant préféré, fermaient leurs oreilles et leur porte à certains prétendants. Une simple esclave, Salamine, que Gébellus avait tirée de la boutique d'un marchand boiteux, et dont il voulait faire sa concubine, résiste aux poursuites de ce grossier personnage, qui lui déplaît invinciblement: «Les supplices m'épouvantent moins que le partage de votre couche, lui écrit-elle. Je n'ai point fui la nuit dernière. Je m'étais cachée dans le jardin où vous m'avez cherchée. Enfermée dans un coffre, je m'y suis dérobée à l'horreur de vos embrassements. Oui, plutôt que de les supporter, j'ai résolu de me pendre. Je ne redoute point la mort, et ne crains point de m'expliquer hautement. Oui, Gébellus, je vous hais. Colosse énorme, vous me faites peur; je crois voir un monstre. Votre haleine m'empoisonne. Allez à la male heure! Puissiez-vous être uni à quelque vieille Hélène des hameaux, sale, édentée, et parfumée d'huile grasse!» Alciphron ne nous apprend pas si Salamine a fini par s'accoutumer à la taille monstrueuse de Gébellus. Les marchands, qui vendaient ainsi des esclaves qu'ils avaient élevées et dressées pour l'amour, se nommaient andropodocapeloi; ces esclaves, dont les hanches avaient été comprimées avec des nœuds de corde et des bandelettes, se distinguaient par des qualités secrètes que le libertinage athénien recherchait avec une scandaleuse curiosité.

Bien des hétaires avaient commencé par être esclaves; puis, quelque amant, épris de leurs charmes et reconnaissant de leurs services, les avait rachetées, ou bien elles s'étaient rachetées elles-mêmes avec les dons qu'on leur avait faits. La plupart conservaient toujours le caractère sordide et avare des esclaves; elles élevaient graduellement le prix de leurs faveurs, à mesure que la fortune les protégeait davantage. Après avoir appris leur métier dans un dictérion, où le règlement de la maison ne permettait pas de recevoir plus d'une obole par tête, elles exigeaient bientôt une ou deux drachmes, une fois qu'elles étaient libres; bientôt, ce n'était point assez d'un statère d'or; une mine leur semblait une bagatelle, et elles finissaient par demander un talent, c'est-à-dire 8,000 francs de notre monnaie, lorsqu'elles avaient la vogue. Cette élévation de leur salaire avait lieu très-rapidement, si elles étaient belles, adroites et intrigantes. Mais cette prospérité ne durait pas si elles manquaient d'esprit et de prudence: on les voyait redescendre rapidement dans les rangs inférieurs des hétaires illettrées, et il leur fallait encore se contenter de quelques drachmes arrachées avec effort à la pauvreté ou à la parcimonie de leurs grossiers visiteurs. On les avait vues se promener, dans de magnifiques litières, au milieu d'un cortége d'esclaves et d'eunuques, on les avait vues chargées de colliers, de boucles d'oreilles, de bagues, d'épingles d'or, fraîches et parfumées sous la gaze et la soie; on les retrouvait bientôt après, couvertes de haillons squalides, la chevelure en désordre, les bras décharnés, la gorge ridée et pendante, assises sous le long portique du Pirée ou errant à travers les tombes du Céramique. L'insolence de ces créatures dans le bonheur ne faisait que mieux ressortir leur humiliation dans l'infortune. Il suffisait d'un procès, d'une maladie, d'un vice, tel que l'ivrognerie ou le jeu, pour causer cette décadence subite. On ne les plaignait pas, en les voyant déchoir et tomber au dernier degré de la misère et de l'avilissement; car elles avaient été sans pitié et sans cœur au moment de leur splendeur. Combien de larmes, combien de ruines, combien de désespoirs étaient leur ouvrage! malgré leurs vices, malgré leur infamie, elles avaient fait naître trop souvent de véritables passions!

Les Lettres d'Alciphron sont remplies des plaintes de malheureux amants qui se voient trompés ou congédiés, et des railleries de cruelles hétaires qui les repoussent et les torturent. Ici, c'est Simalion ruiné par Pétala, et plus amoureux que jamais; là, c'est le pêcheur Anchénius, qui, pour posséder sa maîtresse, n'est pas éloigné d'en faire sa femme; ailleurs, dans les Dialogues de Lucien, c'est Myrtale qui se moque de Dorion après l'avoir dépouillé: «Alors que je te comblais de largesses, lui dit le plaintif Dorion, j'étais ton bien-aimé, ton époux, ton maître; j'étais tout pour toi; depuis que je ne possède plus rien, depuis que tu as fait la conquête de ce marchand de Bithynie, ta porte m'est fermée. Devant cette porte inexorable je répands en vain des larmes solitaires; mais lui, il est seul auprès de toi, toute la nuit, enivré de caresses.....—Quoi! tu prétends m'avoir comblée de présents, réplique en ricanant Myrtale; je t'ai ruiné, dis-tu? Comptons, voyons tout ce que tu m'as apporté.—Oui, comptons, Myrtale. D'abord, une chaussure de Sicyone: posons deux drachmes.—Tu as couché deux nuits avec moi.—Poursuivons. A mon retour de Syrie, je t'ai rapporté un vase plein d'un parfum de Phénicie, qui me coûta, j'en jure par Neptune, deux drachmes.—Et moi, je t'avais donné à ton départ une tunique courte, que le matelot Épiure avait oubliée chez moi.—Épiure l'a reconnue et me l'a reprise, non sans combat, j'en atteste les dieux! En revenant du Bosphore, je t'ai apporté des ognons de Cypre, cinq saperdes et huit perches; de plus, huit biscuits secs, un vase de figues de Carie, et dernièrement encore, ingrate que tu es, je t'ai rapporté de Patare des brodequins dorés. Il me souvient aussi d'un beau fromage de Gythium.—Le tout à estimer cinq drachmes.—Eh! Myrtale, c'est tout ce que je possédais! malheureux nautonier à gages que j'étais! Maintenant, je préside à l'aile droite des rameurs et tu nous méprises! Depuis peu, dans les solennités d'Aphrodite, n'ai-je pas déposé, et pour toi, une drachme d'argent, aux pieds de Vénus? N'ai-je pas donné deux drachmes à ta mère pour ta chaussure? et à cette Lydé, deux ou trois oboles? Tout bien calculé, voilà la fortune d'un matelot.» Myrtale ne fait que rire; puis, elle étale avec orgueil les riches présents qu'elle a reçus de son marchand de Bithynie, collier, boucles d'oreilles, tapis, argent, et lui tourne le dos en disant: «O bienheureuse l'amante de Dorion! oh! sans doute tu lui porteras des ognons de Cypre et des fromages de Gythium?» Pétala, qui cherche aussi un marchand de Bithynie, et qui ne l'a pas encore trouvé, écrit à Simalion, dont l'amour larmoyant et parcimonieux l'importune: «De l'or, des tuniques, des bijoux, des esclaves, voilà ce que ma situation et ma profession exigent. Mes pères ne m'ont point laissé de riches possessions à Nurinonte; je n'ai point de part dans le produit des mines de l'Attique. Les tributs ingrats de la volupté, les trop légers présents de l'amour, que me paye en gémissant cette foule d'amants avares et insensés, sont toute ma richesse. Je vis depuis un an avec vous, consumée de déplaisirs et d'ennuis. Pas même un parfum qui coule sur ma chevelure! Ces vieilles et grossières étoffes de Tarente forment toute ma parure. Je n'ose paraître devant mes compagnes. Trouverai-je de quoi exister à vos côtés?.... Tu pleures! c'en est trop. Il me faut un amant qui me nourrisse. Tu pleures! quel ridicule! par Vénus! Il m'idolâtre, dit-il, il faut me donner à lui! il ne peut vivre sans moi! Quoi! vous n'avez point de coupes d'or? ne pouvez-vous dérober l'argent de votre père, les épargnes de votre mère?» Il n'arrivait que trop souvent qu'un jeune homme, aveuglé par sa passion, cédait à ces suggestions fatales, et volait ses parents pour satisfaire à la rapacité d'une hétaire qui ne l'aimait pas et qui l'éconduisait impitoyablement, dès qu'elle n'en pouvait plus rien tirer. Anaxilas avait donc raison de dire dans une de ses comédies: «De toutes les bêtes féroces, il n'en est pas de plus dangereuse qu'une hétaire.»

Quelle que fût leur avarice, les courtisanes assiégeaient les autels des dieux et des déesses avec des sacrifices et des offrandes; mais ce qu'elles demandaient aux divinités, ce n'était pas de rencontrer des cœurs aimants et dévoués, des adorateurs beaux et bien faits: elles ne se souciaient que du lucre, et elles espéraient, en apportant une offrande dans un temple, que le dieu ou la déesse de ce temple leur enverrait d'Asie ou d'Afrique les dépouilles opimes d'un riche vieillard. Leur générosité, même à l'égard des maîtres de la destinée, n'était donc qu'une spéculation et une sorte d'usure. Dès qu'elles avaient fait une bonne affaire, et trouvé une dupe, elles allaient remercier la divinité à qui elles croyaient devoir cette heureuse fortune; elles ne lésinaient pas avec les dieux et les prêtres, dans l'espoir d'en être bientôt récompensées par de nouveaux profits. La mère de Musarium, irritée de ce que sa fille ne se faisait pas payer par Chéréas, s'écrie ironiquement: «Si nous trouvons encore un amoureux tel que Chéréas, il faudra sacrifier une chèvre à Vénus-Pandemos! une génisse à Vénus-Uranie! une autre génisse à Vénus-Jardinière! il faudra consacrer une couronne à la déesse des richesses!» La dictériade Lysidis, ayant à se louer de Vénus-Populaire, lui fait une singulière offrande, qui rappelle les broches emblématiques offertes par la courtisane Rhodopis au temple d'Apollon Delphien: «O Vénus! Lysidis vous offre cet éperon d'or qui appartenait à un très-beau pied. Il a animé plus d'une monture paresseuse, et quoiqu'elle l'agitât avec beaucoup d'agilité, jamais coursier n'en eut la cuisse ensanglantée; le fier animal parvenait au bout de sa carrière, sans qu'elle eût besoin de l'éperonner. Elle suspend cette arme au milieu de votre temple.» Les doctes commentateurs de l'Anthologie grecque sont restés assez indécis au sujet de cet éperon, qui, selon les uns, figurait l'aiguillon de la volupté et le piquant de la débauche; selon les autres, l'impatiente requête d'une courtisane qui épuise la bourse de ses clients; selon d'autres encore, un instrument de libertinage féminin, qui aidait aux erreurs d'une imagination dévergondée. A Corinthe, l'hétaire s'offrait et se dédiait elle-même à Vénus, qui avait le produit de cette Prostitution sacrée.

Les courtisanes étaient en plus grand nombre à Corinthe qu'à Athènes; de là, le proverbe célèbre, qui a traversé toute l'antiquité pour venir jusqu'à nous en changeant quelque peu de signification: «Il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe.» On attribuait à ce proverbe différentes origines qui se rapportaient toutes aux courtisanes si renommées de cette ville. Aristophane, dans son Plutus, explique le proverbe, en disant que «les femmes de Corinthe repoussent les pauvres et accueillent les riches.» Strabon est plus explicite, en racontant que les marchands et les marins qui abordaient à Corinthe pendant les fêtes de Vénus trouvaient tant d'enchanteresses parmi les consacrées de la déesse, qu'ils se ruinaient totalement avant d'avoir mis le pied dans la ville. Strabon reproduit ailleurs le même proverbe, avec une variante qui justifiait le sens de son commentaire: On ne va pas impunément à Corinthe. Les courtisanes de tous les pays et de tous les rangs abondaient dans cette opulente cité, où l'on formait publiquement des élèves à la Prostitution dans les temples de Vénus. Le commerce de la débauche était encore le plus actif et le plus étendu qui se fît dans ce vaste et populeux entrepôt du commerce de l'univers. Toutes ou presque toutes les femmes exerçaient le métier de l'amour vénal; chaque maison équivalait à un dictérion. Une courtisane, assise sur le port, regardait un jour les vaisseaux qui arrivaient et guettait de nouvelles victimes; on lui reprocha sa paresse, en lui disant qu'elle ferait bien mieux de filer de la laine et de tramer de la toile que de se croiser ainsi les bras: «Que parlez-vous de paresse? dit-elle; il ne m'a pas fallu beaucoup de temps pour gagner toute la toile qui peut entrer dans la voilure de trois navires!» Elle entendait par là, comme le remarque Strabon, qu'elle avait obligé trois capitaines de mer à vendre leurs vaisseaux pour la payer. Le poëte comique Eubule avait représenté, dans sa pièce des Cercopes, un pauvre diable qui avouait gaiement qu'on l'avait dépouillé de la sorte: «Je passai à Corinthe, disait-il, et je m'y ruinai en mangeant certain légume qu'on appelle ocime (courtisane ou basilic); je fis tant de folies que j'y perdis jusqu'à ma cape.» Le poëte jouait sur le double sens du mot ocime, signifiait à la fois courtisane et basilic, et qui rappelait ainsi, par une allusion figurée, que cette herbe aromatique était regardée comme la plante favorite des scorpions. Lorsque Denys le Tyran, chassé de Syracuse, se réfugia, méprisé et misérable, à Corinthe, il voulut se faire une égide du mépris qu'il inspirait et de la misère où il s'enfonçait de plus en plus: il passait donc des journées entières, au rapport de Justin, dans les tavernes et dans les dictérions, en vivant d'ocime, et en se souillant de toutes les turpitudes.

Ces lubriques et infatigables reines de la Prostitution, loin d'être originaires de Corinthe, y avaient été conduites dès l'âge le plus tendre par des spéculateurs ou par des matrones de plaisir; elles venaient, la plupart, de Lesbos et des autres îles de l'Asie-Mineure, Tenedos, Abydos, Cypre, comme pour rendre hommage à la tradition qui faisait sortir Vénus de l'écume de la mer Égée. On en tirait un grand nombre, de Milet et de la Phénicie, qui fournissaient les plus ardentes. Mais les plus voluptueuses, les plus expertes du moins dans l'art de la volupté, c'étaient les Lesbiennes, tellement qu'on avait créé en leur honneur un nouveau verbe grec emprunté à leur nom, λεσβιάζειν, qui signifiait non-seulement faire l'amour, mais encore le faire avec art. Les Phéniciennes avaient eu également le privilége de doter la langue grecque d'un verbe qui avait le même sens, sinon la même portée: φοινικίζειν, faire l'amour à la phénicienne. C'était un éloge qu'ambitionnaient les courtisanes, quelle que fût d'ailleurs leur patrie ou celle de leur matrone. Milet était comme la pépinière des danseuses et des joueuses de flûte, aulétrides, qui servaient aux festins de la Grèce; mais Lesbos et la Phénicie envoyaient les hétaires que Corinthe recevait dans son sein, comme un immense gynécée où la Prostitution avait son école publique. Homère, parmi les présents qu'Agamemnon fait offrir à Achille (Iliad., IX), cite avec complaisance «sept femmes habiles dans les beaux ouvrages, sept Lesbiennes qu'il avait choisies pour lui-même, et qui remportèrent sur toutes les autres femmes le prix de la beauté.» Les beaux ouvrages qui caractérisaient l'habileté de ces Lesbiennes n'étaient pas de ceux que la chaste et industrieuse Pénélope savait faire.

Outre ces travaux mystérieux de l'amour, qui faisaient de bonne heure l'étude assidue des courtisanes, leur éducation morale, si l'on peut employer ici cette expression, se composait de certains préceptes malhonnêtes qu'on pouvait appliquer à toutes les conditions de l'hétairisme, depuis la plus vile dictériade jusqu'à la grande hétaire de l'aristocratie. Ce n'était pas Solon, à coup sûr, qui avait rédigé ce code général des courtisanes. On retrouve çà et là dans les érotiques grecs les principaux enseignements que les courtisanes se transmettaient l'une à l'autre, et qui pouvaient se diviser en trois catégories spéciales: 1º l'art d'inspirer de l'amour; 2º l'art de l'augmenter et de l'entretenir; 3º l'art d'en tirer le plus d'argent possible. «Il est à propos, dit une des plus habiles du métier, dans les Lettres d'Aristénète, il est à propos de faire éprouver quelques difficultés aux jeunes amants, de ne leur pas accorder tout ce qu'ils demandent. Cet artifice empêche la satiété, soutient les désirs d'un amant pour une femme qu'il aime, et lui rend ses faveurs toujours nouvelles. Mais il ne faut pas pousser les choses trop loin: l'amant se lasse, s'irrite, forme d'autres projets et d'autres liaisons; l'amour s'envole avec autant de légèreté qu'il est venu.» Aristénète, qui, tout philosophe qu'il fût, ne dédaignait pas de s'instruire avec les courtisanes, a formulé encore la même théorie dans une autre lettre: «Les jouissances que l'on espère, dit-il, ont en idée des douceurs, des charmes inexprimables; elles animent et soutiennent toute la vivacité des désirs. Les a-t-on obtenues, on n'en fait plus de cas.» Lucien, dans son Discours de ceux qui se mettent au service des grands, approuve la tactique des hétaires qui refusent quelque chose à leurs amants: «Ce n'est que rarement, dit-il, qu'elles leur permettent quelques baisers, parce qu'elles savent par expérience que la jouissance est le tombeau de l'amour; mais elles ne négligent rien pour prolonger l'espérance et les désirs.» Voilà comment les hétaires excitaient, ranimaient, développaient, enracinaient l'amour qu'elles avaient fait naître. Elles n'étaient pas moins ingénieuses à le provoquer, et les moyens qu'elles employaient à ce manége devenaient d'autant plus raffinés, qu'elles s'adressaient à un homme plus distingué, et qu'elles appartenaient elles-mêmes à une classe plus élevée parmi les courtisanes.

Une hétaire, fût-elle la moins exercée, avait des manières à elle pour attirer les hommes; ses regards, ses sourires, ses poses, ses gestes étaient des amorces plus ou moins attractives qu'elle jetait autour d'elle; chacune connaissait bien ce qu'il lui fallait cacher ou montrer: tantôt elle feignait la distraction et l'indifférence, tantôt elle était immobile et silencieuse, tantôt elle courait après sa proie et la saisissait au passage pour ne la plus lâcher, tantôt elle cherchait la foule et tantôt la solitude. Ses piéges changeaient de forme et d'aspect selon la nature de gibier qu'elle se proposait de prendre. Elles avaient toutes un rire provoquant et licencieux; qui de loin éveillait les pensées impures en parlant aux sens, et qui de près faisait briller des dents d'ivoire, tressaillir des lèvres de corail, creuser des fossettes capricieuses dans les joues et frémir une gorge d'albâtre. C'était le cachynnus, que saint Clément d'Alexandrie qualifie de rire des courtisanes. Dans une position supérieure, l'hétaire avait aussi des procédés de séduction plus décents et non moins sûrs. Elle envoyait son esclave ou sa servante écrire avec du charbon, sur les murs du Céramique, le nom de l'homme qu'elle voulait captiver; une fois qu'elle s'était fait remarquer par lui, elle lui adressait des bouquets qu'elle avait portés, des fruits dans lesquels elle avait mordu; elle lui faisait savoir par message qu'elle ne dormait plus, qu'elle ne mangeait plus, qu'elle soupirait sans cesse. Un homme, si froid et si sévère fût-il, est rarement insensible à un sentiment qu'il croit inspirer. «Elle courait l'embrasser quand il arrivait, raconte Lucien dans son Toxaris; elle l'arrêtait quand il voulait partir; elle faisait semblant de ne se parer que pour lui, et savait mêler à propos les larmes, les dédains, les soupirs, parmi les attraits de sa beauté et les charmes de sa voix et de sa lyre.» Tels étaient les artifices qu'une hétaire bien apprise ne manquait pas de mettre en œuvre avec un succès presque certain. Ces artifices de coquetterie et de mensonge, c'étaient ordinairement de vieilles femmes, d'anciennes courtisanes qui les enseignaient aux novices qu'elles formaient pour leur propre compte.

La célèbre Nééra avait été formée ainsi par une nommée Nicarète, affranchie de Charisius et femme d'Hippias, cuisinier de ce Charisius. Nicarète acheta sept petites filles: Antia, Stratole, Aristoclée, Métanire, Phila, Isthmiade et Nééra; elle était fort habile à deviner, dès leur plus tendre enfance, celles qui se distingueraient par leur beauté; «elle s'entendait parfaitement à les bien élever, dit Démosthène dans son plaidoyer contre Nééra: c'était sa profession et elle en vivait.» Ces sept esclaves, elle les appelait ses filles pour faire croire qu'elles étaient libres, et pour tirer plus d'argent de ceux qui voulaient avoir commerce avec elles; elle vendit cinq ou six fois la virginité de chacune, et ensuite elle les vendit elles-mêmes. Mais ces esclaves avaient reçu de si belles leçons, qu'elles ne tardèrent pas à se racheter de leurs deniers, et à continuer à leur profit le métier de courtisane. Les faveurs d'une fille libre se payaient plus cher que celles d'une esclave ou d'une affranchie. Le prix était encore plus élevé si l'hétaire se donnait pour une femme mariée, quoique l'adultère fût puni de mort par la loi. Mais cette loi ne s'appliquait presque jamais: le coupable était remis seulement à la discrétion de l'époux outragé, qui se contentait le plus souvent de lui faire donner les étrivières. La mort se compensait ordinairement par une somme d'argent que payait à titre d'indemnité et de rançon l'adultère, contraint de se soustraire de la sorte à un supplice aussi douloureux que ridicule, car s'il ne se rachetait pas, l'époux le livrait à la merci des esclaves, qui le fouettaient cruellement, et qui lui enfonçaient un énorme radis noir dans le derrière. Telle était, suivant Athénée, la punition de l'adultère, punition dont les Orientaux ont conservé quelque chose dans le supplice du pal. Il arrivait souvent qu'on mettait à contribution la crainte du radis noir, en faisant accroire à certaines dupes qu'elles avaient encouru ce châtiment en commettant un adultère sans le savoir. Rien n'était plus aisé que de supposer un mari en fureur, après avoir supposé une femme mariée surprise en flagrant délit: «Ah! Vénus, déesse adorable, s'écrie le poëte Anaxilas, comment s'exposer à se jeter dans leurs bras, lorsqu'on songe aux lois de Dracon! comment oser même imprimer un baiser sur leurs lèvres!» Il paraîtrait pourtant qu'en dépit des lois de Dracon, il y avait des femmes mariées qui exerçaient à l'insu de leurs maris la profession d'hétaire. Mégare, dans une lettre à sa compagne Bacchis, lettre que le rhéteur Alciphron n'a pas eu la pudeur de déchirer, dit positivement que Philumène, quoique nouvellement mariée, se trouvait dans une partie de débauche où se produisirent les excès les plus honteux: «Elle avait trouvé le secret d'y venir, dit-elle, en plongeant son cher époux dans le sommeil le plus profond,» à l'aide d'un philtre.

Ces philtres soporifiques, de même que les philtres amoureux, avaient cours surtout parmi les courtisanes et les débauchés, dont l'amour faisait l'unique occupation. C'étaient, comme nous l'avons dit, de vieilles femmes qui vendaient les philtres ou qui les préparaient. La préparation de ces philtres passait pour une œuvre magique, et ces vieilles qui en avaient le secret, le tenaient généralement des magiciennes de Thessalie ou de Phrygie. Théocrite et Lucien nous ont révélé quelques-unes des cérémonies mystérieuses qui accompagnaient la composition d'un philtre, et Lucien nous fait connaître plus particulièrement le fréquent usage qu'en faisaient les courtisanes, soit pour être aimées, soit pour être haïes. Abandonnée par son amant qui lui préfère Gorgone, Thaïs attribue cette infidélité aux philtres que sait préparer la mère de Gorgone: «Elle connaît, dit-elle, les secrets de tous les enchantements de la Thessalie; la lune descend à sa voix. On l'a vue voltiger dans les airs au milieu de la nuit.» Voilà le charme qui aveugle le pauvre infidèle, au point de lui cacher les rides et la laideur du monstre qu'il n'aime que par un effet magique. Mélisse, pour ravoir son amant Charinus, que Symmique lui a enlevé, demande à Bacchis de lui amener une magicienne, dont la puissance fasse aimer une femme que l'on déteste, et haïr une femme que l'on aime: «Je connais, ma chère, répond Bacchis touchée de la douleur de sa compagne, une magicienne de Syrie qui fera bien ton affaire. C'est elle qui au bout de quatre mois m'a réconciliée avec Phanias: un charme magique l'a ramené à mes pieds, lorsque je désespérais de le revoir.—Et qu'exige la vieille? demande Mélisse, t'en souvient-il?—Son art n'est point à grand prix, Mélisse. On lui donne une drachme et un pain; on y joint sept oboles, du sel, des parfums, une torche, une coupe pleine de breuvage, qu'elle seule doit vider. Il faudrait aussi quelque objet qui vînt de ton amant, un vêtement, sa chaussure, des cheveux ou quelque chose de semblable.—Une de ses chaussures m'est restée!—Cette femme suspend le tout à une baguette, le purifie dans les vapeurs qu'exhale le parfum, et jette du sel dans le feu. Elle prononce alors les deux noms. Tirant ensuite une boule de son sein, elle la fera tourner et récitera avec rapidité son enchantement composé de plusieurs mots barbares, qui font frémir.» Il y avait plusieurs espèces de philtres: ceux qui faisaient aimer, ceux qui faisaient haïr, ceux qui rendaient les hommes impuissants et les femmes stériles, ceux enfin qui causaient la mort. L'usage de ces philtres était plus ou moins dangereux, car plusieurs renfermaient de véritables poisons, et cependant les hétaires y avaient sans cesse recours au gré de leurs desseins ou de leurs passions. Aristote raconte qu'une femme ayant fait prendre un philtre à un homme qui en mourut, l'aréopage, devant qui cette femme fut accusée, ne la condamna pas, par cette raison qu'elle avait eu l'intention, non de faire mourir son amant, mais de ranimer un amour éteint: l'intention expiait l'homicide. Au reste, si l'on vendait des philtres chez les courtisanes, on vendait aussi des préservatifs qui en arrêtaient les effets; ainsi, selon Dioscoride, la racine de cyclamen, pilée et mise en pastilles, passait pour souveraine contre les philtres les plus redoutables.

Voulait-on réduire un homme à l'impuissance, une femme à la stérilité, on leur versait du vin dans lequel on avait étouffé un surmulet. Voulait-on faire revenir un amant infidèle, on pétrissait un gâteau avec de la farine sans levain, et on laissait consumer ce gâteau dans un feu allumé avec des branches de thym et de laurier. Pour changer l'amour en haine, on épiait celui ou celle que l'on se proposait de faire haïr, on observait les traces des pas de cette personne, et, sans qu'elle s'en aperçût, on posait le pied droit là où elle avait posé le pied gauche, et le pied gauche là où elle avait posé le pied droit, en disant tout bas: «Je marche sur toi, je suis au-dessus de toi.» La magicienne, lorsqu'elle faisait tourner la boule magique dans une incantation, prononçait ces paroles: «Comme le globe d'airain roule sous les auspices de Vénus, puisse ainsi mon amant se rouler sur le seuil de ma porte!» Quelquefois elle jetait dans le brasier magique une image de cire, à laquelle était attaché le nom de l'homme ou de la femme qu'on vouait aux ardeurs de l'amour: «Ainsi que je fais fondre cette cire sous les auspices du dieu que j'invoque, murmurait l'incantatrice, ainsi fondra d'amour le cœur glacé que je veux enflammer.» C'étaient là des enchantements solennels, accompagnés de sacrifices mystérieux et de pratiques secrètes. Mais, d'ordinaire, on se contentait d'un breuvage ou d'un onguent, dans la composition duquel entraient certaines herbes ou certaines drogues narcotiques, réfrigérantes, spasmodiques ou aphrodisiaques. «L'usage du philtre est très-hasardeux, écrivait Myrrhine à Nicippe; souvent même il est funeste à celui qui le prend. Mais qu'importe! il faut que Dyphile vive pour m'aimer ou qu'il meure en aimant Thessala.» Les courtisanes, dans leurs préoccupations d'amour, de fortune, d'ambition ou de vengeance, consultaient souvent aussi les Thessaliennes pour connaître l'avenir, pour apprendre l'issue d'une aventure commencée, pour pénétrer dans les ténèbres de la destinée. Glycère, dans une lettre au poëte Ménandre, parle d'une femme de Phrygie qui «sait deviner, par le moyen de certaines cordes de jonc qu'elle étend pendant la nuit: à leur mouvement, elle est instruite de la volonté des dieux aussi clairement que s'ils lui apparaissaient eux-mêmes.» Cette opération magique devait être précédée de diverses purifications et de sacrifices où l'on se servait d'encens mâle, de pastilles oblongues de styrax, de gâteaux faits au clair de lune et de feuilles de pourpier sauvage. On avait recours à ces charmes pour savoir des nouvelles d'une maîtresse absente ou d'un amant éloigné. Quant aux philtres composés pour donner de l'amour, ils étaient si puissants et si terribles, que leur emploi modéré produisait les fureurs des Ménades et des Corybantes, et que l'abus de ces excitants amoureux causait la folie ou la mort.

Les hétaires entre elles avaient des jalousies, des ressentiments, des haines, qui les portaient souvent à des vengeances de cette espèce. C'était à qui, par exemple, enlèverait un amant riche et beau à celle qui le possédait, et cette guerre de rivalités féminines empruntait tous les moyens les moins honnêtes pour en venir à un triomphe de vanité ou d'avarice. Ces femmes ne songeaient qu'à s'enrichir et à se satisfaire aux dépens l'une de l'autre; elles étaient éternellement rivales et souvent ennemies implacables. Quand Gorgone, qui feignait d'être l'amie de Glycère, lui a enlevé son amant, Thaïs console celle-ci en disant: «C'est là un tour que nous nous jouons assez souvent, nous autres courtisanes.» Puis, elle conclut en ces termes: «Gorgone le plumera comme tu l'as plumé, et comme tu en plumeras un autre.» La traduction de Perrot d'Ablancourt est ici plus expressive que le texte grec de Lucien, qui se borne à dire: «Tu retrouveras une autre proie.» Malgré le tort qu'elles se faisaient à qui mieux, les hétaires n'en restaient pas moins amies, ou plutôt elles ne se brouillaient pas par politique. Il y avait un esprit de corps, un intérêt commun qui les liait ensemble, et qui les rapprochait bientôt lorsqu'elles s'étaient désunies un moment. Elles ne s'en détestaient que davantage au fond du cœur, nonobstant les sourires, les caresses et les flatteries réciproques. Mais en revanche, quand elles s'aimaient, elles s'aimaient à la rage, et rien n'était plus fréquent que l'amour lesbien des courtisanes. Cet amour, que la Grèce ne flétrissait pas d'une éclatante réprobation, n'avait pas à craindre non plus le châtiment des lois ni les anathèmes de la religion. C'était dans les dictérions, c'était chez les hétaires enfermées, que ce contre-amour (αντερος) régnait avec tous ses emportements. Une courtisane, qui avait ce goût contre nature (τριβας), n'inspirait que de l'horreur aux hommes, mais elle leur cachait soigneusement un vice qui ne trouvait que trop d'indulgence parmi ses compagnes. On attribuait à Sapho les scandaleux développements que l'amour lesbien avait pris, et les théories philosophiques sur lesquelles il s'était établi comme un culte fondé sur un dogme. Sapho fut punie d'avoir méprisé les hommes, par l'amour que Phaon lui inspira sans le partager; mais le mal que Sapho avait fait par ses doctrines et par son exemple se propagea dans les mœurs grecques, infecta toutes les classes des hétaires, et pénétra jusqu'au gynécée des pudiques vierges et des matrones vénérables.

Nous ne dirons rien de plus que ce que dit Lucien sur ce sujet délicat, et nous choisirons seulement la traduction la plus décente. Le dialogue de Cléonarium et de Lééna est comme un tableau fait d'après nature par un des peintres de courtisanes d'Athènes: «Cléonarium. Belle nouvelle, Lééna! On dit que tu es devenue l'amante de la riche Mégilla, que vous êtes unies, et que..... Je ne sais qu'est ceci? Tu rougis? Serait-il vrai?—Lééna. Il est vrai, j'en suis honteuse... C'est une chose étrange!—Cléonarium. Eh! comment? par Cérès! et que prétend notre sexe? et que faites-vous donc? où conduit cet hymen? Ah!... tu n'es pas mon amie, si tu me tais ce mystère.—Lééna. Je t'aime autant qu'une autre, mais Mégilla tient vraiment de l'homme.—Cléonarium. Je ne comprends pas. Serait-ce une tribade? On dit que Lesbos est remplie de ces femmes qui, se refusant au commerce des hommes, prennent la place de ceux-ci auprès des femmes.—Lééna. C'est quelque chose de semblable.—Cléonarium. Raconte-moi donc, Lééna, comment tu as été amenée à écouter sa passion, à la partager, à la satisfaire?—Lééna. Mégilla et Démonasse, riches Corinthiennes, éprises des mêmes goûts, se livraient à une orgie. J'y fus conduite pour chanter en m'accompagnant de la lyre. Les chants et la nuit se prolongent: il était l'heure du repos; elles étaient ivres. Alors, Mégilla: «Lééna, il est temps de dormir, viens coucher ici entre nous!»—Cléonarium. As-tu accepté?... Ensuite?—Lééna. Elles me donnèrent d'abord des baisers mâles, non-seulement en joignant leurs lèvres aux miennes, mais bouche entr'ouverte. Je me sentis étreindre dans leurs bras: elles caressaient mon sein; Démonasse mordait en me baisant. Pour moi, je ne savais où tout cela devait aboutir. Enfin, Mégilla, échauffée, rejette sa coiffure en arrière et me presse, me menace comme un athlète, jeune, robuste et me... Je m'émeus. Mais elle: «Eh bien! Lééna, as-tu vu un plus beau garçon?—Un garçon, Mégilla? je n'en vois point ici.—Cesse de me regarder comme une femme, je m'appelle aujourd'hui Mégillus, j'ai épousé Démonasse.» Je me pris à rire: «J'ignorais, beau Mégillus, lui dis-je, que vous fussiez ici comme Achille au milieu des vierges de Scyros. Rien ne vous manque sans doute de ce qui caractérise un jeune héros, et Démonasse l'a éprouvé.—A peu près, Lééna, et cette sorte de jouissance a aussi ses douceurs.—Vous êtes donc de ces hermaphrodites à double organe... (Que j'étais simple, Cléonarium!)—Non, je suis mâle de tout point.—Cela me remet en mémoire ce conte d'une aulétride béotienne: une femme de Thèbes fut changée en homme et cet homme devint par la suite un devin célèbre nommé Tyrésias. Pareil accident vous serait-il arrivé?—Nullement, Lééna, je suis semblable à vous, mais je me sens la passion effrénée et les désirs brûlants de l'homme.—Le désir?... Est-ce tout?—Daigne te prêter à mes transports, Lééna, tu verras que mes caresses sont viriles; j'ai même quelque chose de mâle: daigne te prêter, tu sentiras.» Elle me supplia longtemps, me fit présent d'un collier précieux, d'un vêtement diaphane. Je me prêtai à ses transports; elle m'embrassait alors comme un homme: elle se croyait tel, me baisait, s'agitait et succombait sous le poids de la volupté.—Cléonarium. Et quelles étaient, Lééna, tes sensations? Où? Comment?—Lééna. Ne me demande pas le reste. Véritable turpitude!..... Par Uranie! je ne le révèlerai point.»

CHAPITRE IX.

Sommaire.—Les joueuses de flûte.—Le dieu Pan, le roi Midas et le satyre Marsyas.—Les aulétrides aux fêtes solennelles des dieux.—Aux fêtes bachiques.—Intermèdes.—Noms des différents airs que les aulétrides jouaient pendant les repas.—L'air Gingras ou triomphal.—Le chant Callinique.—Supériorité des Béotiens dans l'art de la flûte.—Inscription recueillie par saint Jean Chrysostome.—Supériorité des joueuses de flûte phrygiennes, ioniennes et milésiennes.—Leur location pour les banquets.—Le philosophe et la baladine.—Les danseuses.—Genre distinctif de débauche des joueuses de flûte.—Passion des Athéniens pour les aulétrides.—Délire qu'occasionnaient les flûteuses dans les festins.—Bromiade, la joueuse de flûte.—Indignation de Polybe, au sujet des richesses de certaines femmes publiques.—Les danseuses du roi Antigonus et les ambassadeurs arcadiens.—Ce qui distinguait les aulétrides de leurs rivales en Prostitution.—Philine et Dyphile.—Liaisons des aulétrides entre elles.—Amour de l'aulétride Charmide pour Philématium.—Mœurs dépravées des aulétrides.—Les festins callipyges.—Combats publics de beauté, institués par Cypsélus.—Hérodice.—Les chrysophores ou porteuses d'or.—Tableau des fêtes nocturnes où les aulétrides se livraient les combats de beauté.—Lettre de l'aulétride Mégare à l'hétaire Bacchis.—Combat de Myrrhine et de Pyrallis.—Philumène.—Les jeunes gens admis comme spectateurs aux orgies des courtisanes.—Le souper des Tribades.—Lettre de l'hétaire Glycère à l'hétaire Bacchis.—Amours de Ioesse et de Lysias.—Pythia.—Désintéressement ordinaire des aulétrides.—Tarif des caresses d'une joueuse de flûte à la mode.—Billet de Philumène à Criton.—Lettre de Pétala à son amant Simalion.—Caractère joyeux des aulétrides.—Mésaventures de Parthénis, la joueuse de flûte.—Le cultivateur Gorgus, et Crocale sa maîtresse.—Origine des sobriquets de quelques aulétrides célèbres.—Le Serpolet.—L'Oiseau.—L'Éclatante.—L'Automne.—Le Gluau.—La Fleurie.—Le Merlan.—Le Filet.—Le Promontoire.—Synoris, Euclée, Graminée, Hiéroclée, etc.—L'ardente Phormesium.—Neméade.—Phylire.—Amour d'Alcibiade pour Simœthe.—Antheia.—Nanno.—Jugement des trois Callipyges.—Lamia.—Amour passionné de Démétrius Poliorcète, roi de Macédoine, pour cette célèbre aulétride.—Comment Lamia devint la maîtresse de Démétrius.—Lettre de cette courtisane à son royal amant.—Jalousie des autres maîtresses de Démétrius: Lééna, Chrysis, Antipyra et Démo.—Secrets amoureux de Lamia, rapportés par Machon et par Athénée.—Origine du surnom de Lamia ou Larve.—Les ambassadeurs de Démétrius à la cour de Lysimachus, roi de Thrace.—Épigrammes de Lysimachus sur Lamia.—Réponses de Démétrius.—Lettres de Lamia à Démétrius.—Jugement de Bocchoris, roi d'Égypte, entre l'hétaire Thonis et un jeune Égyptien.—Boutade de Lamia au sujet de ce jugement.—Exaction de Démétrius au profit de Lamia.—Ce que coûta aux Athéniens le savon pour la toilette de cette courtisane.—Richesses immenses de Lamia.—Édifices qu'elle fit construire à ses frais.—Polémon, poëte à la solde de Lamia.—Magnificence des festins que donnait Lamia à Démétrius.—Comment elle s'en faisait rembourser le prix.—Mort de Lamia.—Bassesse des Athéniens qui la divinisent et élèvent un temple en son honneur.—Mot cruel de Démo, rivale de Lamia.

Parmi les courtisanes que nous avons citées d'après Lucien et Athénée, plusieurs étaient joueuses de flûte, et, comme nous l'avions dit en énumérant les principales espèces de femmes de plaisir qu'on distinguait chez les Grecs, les joueuses de flûte formaient une classe à part dans ce que nous nommons le collége des courtisanes. Elles avaient des analogies plus ou moins sensibles avec les dictériades et les hétaires, mais en général elles différaient également des unes et des autres, car elles n'étaient point attachées à des maisons publiques, et elles n'appartenaient pas inévitablement au premier venu; d'un autre côté, on n'allait point chercher auprès d'elles les distractions d'esprit et d'intelligence que l'on rencontrait chez la plupart des hétaires; enfin, si elles s'enrichissaient par la Prostitution, elles avaient, en outre, un métier qui pouvait les faire vivre. Ce métier était même parfois assez lucratif. Elles n'acceptaient donc pas pour leur compte la qualification de courtisane, quoiqu'elles fissent tout au monde pour la justifier. Ce fut toujours à leurs yeux un témoignage de leur liberté et de leur condition indépendante, que de porter le titre de leur profession. Elles s'intitulaient donc joueuses de flûte, et sous ce nom elles ne se faisaient pas scrupule d'être plus courtisanes que celles qui se donnaient pour telles. On a vu que dans certaines circonstances les joueuses de flûte s'associaient aux abominations des tribades; on a vu aussi quels étaient les conseils que Musarium recevait de sa mère; on ne peut douter que ces femmes-là ne fussent toutes prêtes à contenter les passions qu'elles animaient, qu'elles sollicitaient par les sons de leurs instruments et par le spectacle de leurs danses; mais néanmoins une aulétride n'était pas, à proprement parler, une hétaire. Celle-ci s'estimait, d'ailleurs, beaucoup plus qu'une aulétride, qu'elle considérait comme une baladine exerçant un métier manuel; l'autre, au contraire, ne faisait aucun cas de la courtisane qui n'avait pas d'autre état que de recueillir une partie des désirs et des transports qu'elle-même se vantait d'avoir fait naître avec sa danse et ses flûtes.

La flûte était l'instrument favori des Athéniens; ses inventeurs avaient une haute place dans la reconnaissance et l'admiration des hommes: on attribuait au dieu Pan l'invention du chalumeau ou flûte simple; celle de la flûte traversière, à Midas, roi de Phrygie, et à Marsyas, celle des flûtes doubles. Ces différentes flûtes avaient depuis reçu de grands perfectionnements, et l'art d'en tirer des sons mélodieux s'était également perfectionné. Ce furent les femmes qui excellèrent surtout dans cet art qu'on regardait comme l'auxiliaire le plus puissant de la volupté. Vainement, d'anciens poëtes, qui n'étaient peut-être que des flûteurs dédaignés, avaient-ils essayé d'arracher l'instrument de Marsyas aux belles mains des aulétrides, en inventant cette ingénieuse fable dans laquelle ils montraient Pallas indignée de la difformité qu'infligeait au visage le jeu des flûtes, et proscrivant l'usage de cet instrument qui faisait grimacer les nymphes: le nombre des aulétrides ne fit qu'augmenter, et leur présence dans les festins devint absolument indispensable. On avait reconnu, en effet, que quand les joueuses de flûte avaient gonflé leurs joues, contracté leurs lèvres et troublé momentanément l'ensemble harmonieux de leurs traits, elles n'en étaient pas moins charmantes, lorsqu'elles déposaient leurs instruments et cessaient leurs concerts pour prendre une part plus ou moins active aux festins. D'ailleurs la plupart de ces musiciennes avaient appris à respecter leur beauté et à jouer de la flûte double comme de la flûte simple, sans que leur physionomie voluptueuse fût altérée par des efforts et des mouvements disgracieux. La poésie alors se chargea de réhabiliter les flûtes, et tandis qu'un habile statuaire représentait en marbre Minerve châtiant le satyre Marsyas pour le punir d'avoir ramassé une flûte qu'elle avait jetée, les poëtes interprétaient la colère de la chaste déesse en accusant les sons des flûtes d'endormir la sagesse, et de l'entraîner doucement dans les bras des plaisirs.

Les flûtes résonnaient aussi dans les fêtes solennelles des dieux, surtout dans celles de Cérès, qui n'eussent point été complètes si les aulétrides n'y avaient pas joué leur rôle ordinaire, en flûtant et en dansant; mais c'était plutôt dans les fêtes bachiques, dans les joyeuses réunions de table, que le merveilleux instrument de Marsyas exerçait son irrésistible puissance. Chaque intermède du repas s'annonçait par un air différent qui lui était propre: comos au premier service, dicomos au second, tetracomos au troisième. Les convives semblaient-ils satisfaits des mets et des vins qu'on leur servait, l'air nommé hedicomos exprimait leur satisfaction et témoignait de leur belle humeur; applaudissaient-ils, l'air triomphal, appelé gingras se mêlait à leurs applaudissements, et en imitait le bruyant concert. Il y avait encore un air, dit chant callinique, qui célébrait les hauts faits des buveurs, et qui animait leurs défis d'ivrognes. La double flûte, qui comprenait la flûte masculine tenue de la main droite, et la flûte féminine tenue de la main gauche, se prêtait à tous les tours de force de l'harmonie imitative: elle rendait fidèlement, dans les tons graves ou aigus, les bruits les plus intraduisibles, et avec eux les émotions les plus fugitives. Aussi, voit-on les compagnons de table, électrisés, subjugués par cette musique énervante, oublier la coupe encore remplie dans leur main, et se pencher avec extase sur leurs lits, en suivant des yeux et des oreilles le rhythme du chant et la mesure de la danse. Leur ivresse se prolongeait ainsi des nuits entières: «J'ai beau me dire, écrivait Lamia à Démétrius, C'est ce prince qui vient partager ton lit, c'est lui qui passe la nuit à t'entendre jouer de la flûte! je ne m'en crois pas moi-même.» Ces jeux de flûte étaient soutenus quelquefois par des chants qui en caractérisaient encore mieux l'expression et l'objet; ils se réglaient aussi d'après les danses et la pantomime qui les accompagnaient habituellement, et qui avaient la même variété qu'eux. Cette pantomime, ces danses, ces airs voluptueux servaient de prélude à des scènes de volupté dans lesquelles les aulétrides ne restaient point inactives.

Dans les premiers âges de la Grèce, l'art de la flûte était en honneur chez les jeunes gens, qui le préféraient même à l'art de la lyre; mais quand les Thébains et les autres Béotiens, que le proverbe accusait de stupidité naturelle, et dont l'intelligence n'avait pas, il est vrai, autant de développement que celle des Athéniens, quand ces lourds et grossiers enfants de la Béotie eurent surpassé comme joueurs de flûte tous leurs compatriotes, cet instrument fut abandonné aux femmes et déclaré indigne des hommes libres, excepté dans la province où il trouvait de si habiles interprètes. Les mœurs commençaient à se corrompre, et l'Asie, surtout la Phrygie et l'Ionie envoyèrent une multitude d'aulétrides à Athènes, à Corinthe et dans les principales villes de la Grèce. Les Thébains conservèrent leur supériorité ou du moins leur réputation dans le jeu des flûtes, tellement qu'au deuxième siècle de l'ère vulgaire, une statue d'Hermès, demeurée debout au milieu des ruines de Thèbes, offrait encore cette inscription que rapporte saint Jean Chrysostome: «La Grèce t'accorde, ô Thèbes, la supériorité dans l'art de la flûte. Thèbes honore en toi, ô Panomos, le maître de l'art.» Mais en dépit de la science instrumentale de Thèbes, les joueuses de flûte phrygiennes, ioniennes et milésiennes ne connaissaient pas de rivales. Elles ne jouaient pas seulement de la flûte, elles chantaient, elles dansaient, elles mimaient, elles étaient belles, bien faites et complaisantes. On les faisait venir dès qu'on avait des convives à traiter et à divertir; elles se louaient ainsi pour le soir ou pour la nuit: les conditions du louage variaient suivant les besoins de la circonstance; le prix, suivant le mérite et la beauté des sujets. D'ordinaire, la joueuse de flûte ne demandait un salaire que pour sa musique et sa danse: elle se réservait de conclure d'autres marchés pendant le souper. Lorsque cette joueuse de flûte était esclave et avait un patron ou une mère qui l'exploitait, on la mettait à l'enchère à la suite de ses exercices, et elle passait dans le lit du dernier enchérisseur. Athénée raconte qu'un philosophe qui se piquait d'austérité, soupant un jour avec de jeunes débauchés, repoussa dédaigneusement une aulétride qui était venue à ses pieds, comme pour se mettre sous la sauvegarde de sa philosophie; mais cette philosophie farouche s'humanisa lorsque la baladine déploya ses grâces et dansa au son des flûtes; le philosophe oublia sa barbe blanche et poussa les enchères pour avoir cette charmante fille qui lui gardait rancune: elle ne lui fut donc pas adjugée, et il entra dans une terrible colère, en disant qu'on n'avait pas tenu compte de ses offres, et que l'adjudication était nulle. Mais l'aulétride ne voulut pas se remettre en vente, et le philosophe en vint aux coups de poing avec ses voisins.

Toutes les aulétrides ne dansaient pas, toutes les danseuses ne jouaient pas de la flûte: «Je vous ai parlé précédemment, dit Aristagoras dans son Mammecythus, de belles courtisanes danseuses (ὀρχαστρίδας ἑταίρας); je ne vous en dirai plus rien, laissant aussi de côté ces joueuses de flûte qui, à peine nubiles, énervent les hommes les plus robustes, en se faisant bien payer.» Ces joueuses de flûte avaient des procédés de débauche, selon l'expression du poëte, capables d'épuiser Hercule lui-même, et d'amaigrir l'embonpoint de Silène. Les libertins, qui avaient expérimenté les raffinements de la luxure asiatique, ne pouvaient plus s'en passer, et à la fin du repas, lorsque tous leurs sens avaient été surexcités par les sons des flûtes, ils étaient pris souvent d'accès de fureur érotique, et se précipitaient les uns sur les autres en s'accablant de coups, jusqu'à ce que la victoire eût nommé celui à qui la flûteuse appartiendrait: «Pour approuver cela, s'écrie Antiphane le Comique, il faut s'être trouvé souvent à ces repas où chacun paye son écot, et y avoir reçu et donné nombre de coups en l'honneur de quelque courtisane!» Plus on s'était battu avec acharnement, plus les coups avaient été drus et retentissants, plus aussi était fière la reine de la bataille, et mieux elle récompensait son vainqueur, à la santé duquel toutes les coupes se remplissaient et se couronnaient de roses. La passion des Athéniens pour les aulétrides fut portée à son comble, et, si l'on en croit Théopompe dans ses Philippiques, d'un bout de la Grèce à l'autre, on n'entendait que flûtes et coups de poing. Les aulétrides, en général, moins intéressées que les hétaires, plus amoureuses aussi, ne se piquaient pas de savoir résister à une galante proposition: «Ne t'adresse pas aux grandes hétaires pour avoir du plaisir, tu en trouveras facilement parmi les joueuses de flûte!» Tel est l'avis que donnait à ses concitoyens Épicrate dans l'Anti-Laïs. On comprend que les femmes honnêtes n'assistaient jamais à ces orgies, et que l'entrée d'une aulétride dans la salle du festin les mettait en fuite, avant qu'elles eussent même ouï le son d'une flûte.

Ces flûteuses excitaient de tels transports par leur musique libidineuse, que les convives se dépouillaient de leurs bagues et de leurs colliers pour les leur offrir. Une habile joueuse de flûte n'avait point assez de ses deux mains pour recevoir tous les dons qu'on lui faisait dans un repas où sa musique avait fait tourner toutes les têtes. Théopompe, dans un ouvrage, aujourd'hui perdu, sur les vols faits à Delphes, avait transcrit cette inscription qu'on lisait sur un marbre votif près des broches de fer de la courtisane Rhodopis: «Phaylle, tyran des Phocéens, donne à Bromiade, joueuse de flûte, fille de Diniade, un carchesium (coupe en gondole, montée sur un pied) en argent, et un cyssibion (couronne de lierre) en or.» Dans certains repas, toute la vaisselle d'or et d'argent y passait, et chaque fois que la flûteuse trouvait des sons plus enivrants, la danseuse, des pas et des gestes plus accentués, c'était une pluie de fleurs, de joyaux et de monnaie, qu'elle arrêtait au passage avec une prodigieuse dextérité. Cette espèce de courtisanes s'enrichissaient donc plus rapidement que toutes les autres, et elles amassaient ainsi des biens considérables dès qu'elles avaient la vogue. Polybe s'indigne de ce que les plus belles maisons d'Alexandrie portaient les noms de Myrtion, de Mnésis et de Pothyne: «Et pourtant, dit-il, Mnésis et Pothyne étaient joueuses de flûte, et Myrtion une de ces femmes publiques condamnées à l'infamie, et que nous appelons dictériades!» Myrtion avait été la maîtresse de Ptolémée Philadelphe, roi d'Égypte, aussi bien que Mnésis et Pothyne. Il n'y avait ni âge, ni rang, ni position, qui fût à l'abri du prestige qu'exerçaient les danseuses et les musiciennes. Athénée raconte que des ambassadeurs arcadiens furent envoyés au roi Antigonus, qui les reçut avec beaucoup d'égards, et qui leur fit servir un splendide festin. Ces ambassadeurs étaient des vieillards austères et vénérables; ils se mirent à table, mangèrent et burent, d'un air sombre et taciturne. Mais tout à coup les flûtes de Phrygie donnent le signal de la danse: des danseuses, enveloppées de voiles transparents, entrent dans la salle en se balançant mollement sur l'orteil, puis leur mouvement s'accélère, elles se découvrent la tête, ensuite la gorge et successivement tout le corps: elles sont entièrement nues, à l'exception d'un caleçon qui ne leur cache que les reins; leur danse devient de plus en plus lascive et ardente. Les ambassadeurs s'exaltent à ce spectacle inusité, et, sans respect pour la présence du roi qui se pâme de rire, ils se jettent sur les danseuses qui ne s'attendaient pas à cet accueil, et qui se soumettent aux devoirs de l'hospitalité.

On voit, dans les Dialogues des courtisanes, que les aulétrides avaient le cœur plus tendre que leurs rivales en Prostitution. Lucien semble se plaire à les représenter, du moins dans leur jeunesse, comme des amantes passionnées et généreuses, qui n'exigeaient rien de leurs amants, et qui parfois même se ruinaient pour eux. C'est Musarium qui a vendu deux colliers d'Ionie pour nourrir Chéréas qui lui promet de l'épouser; c'est Myrtium, jalouse de Pamphile qui l'a rendue mère, et tremblant de voir ce cher amant épouser la fille du pilote Philon: «Ah! Pamphile, tu me rends la vie, s'écrie-t-elle en apprenant que ses soupçons n'avaient aucun fondement, je me serais pendue de désespoir si cet hymen avait été consommé!» C'est Philine, également jalouse, mais avec plus de raison, qui se venge de son infidèle Dyphile en faisant tout ce qu'il faut pour lui inspirer de la jalousie à son tour: «Quelle était hier ta folie? demande la mère de Philine. Que t'est-il donc arrivé dans ce festin? Dyphile est venu me trouver tout à l'heure; il fondait en larmes; il s'est plaint de tes torts: que tu étais ivre, que tu avais dansé malgré sa défense; que tu avais donné un baiser à son compagnon Lamprias; qu'en voyant le dépit qu'il en éprouva, tu l'abandonnas pour Lamprias que tu enlaçais dans tes bras; que cependant, lui, séchait sur pied, et que cette nuit enfin tu as refusé de partager sa couche; qu'il pleurait, mais que, te retirant sur un lit voisin, tu n'as cessé de le désoler par tes chansons et par des refus?» Philine justifie sa conduite par les griefs qu'elle reproche à Dyphile, qui pendant le festin a eu l'air de lui préférer Thaïs, la maîtresse de Lamprias: «Il voyait mon dépit, mes gestes l'en avertissaient; il prit Thaïs par le bout de l'oreille, et, l'attirant vers lui, il imprima un baiser de feu sur ses lèvres, dont il semblait ne pouvoir se détacher. Je pleurais, il souriait. Il parlait bas à Thaïs, longtemps, et de moi sans doute. Thaïs me regardait et souriait aussi. L'arrivée de Lamprias put seule terminer leurs transports. Cependant, pour qu'il n'eût aucun reproche à me faire, j'allai me placer à côté de lui pendant le repas. Thaïs se leva et dansa la première, affectant de découvrir sa jambe, comme si elle avait seule une belle jambe. Lamprias garda le silence; mais Dyphile, se répandant en éloges, ne cessait de vanter la grâce de tous ses mouvements, l'accord de tous ses pas, que son pied était fait pour marquer la cadence, que sa jambe était élégante, et mille autres impertinences. On eût dit que c'était la Sosandre de Calamis, et non cette Thaïs que vous connaissez bien, car vous l'avez vue au bain. Elle a été jusqu'à l'insulte, en disant: «Qu'elle danse à son tour celle qui ne craindra point de faire briller ses grêles fuseaux!» Que vous dirai-je, ma mère? je me suis levée et j'ai dansé. Les convives applaudirent. Le seul Dyphile, nonchalamment penché, tint constamment, jusqu'à la fin de ma danse, les yeux attachés au plafond de la salle.» Philine a donc voulu chagriner Dyphile en feignant de lui préférer Lamprias, et elle a si bien réussi à mettre au désespoir son infidèle, que sa mère, en courtisane experte, croit devoir lui adresser ce conseil: «Je te permets le ressentiment, mais non pas l'outrage. Un amant que l'on offense s'éloigne et s'anime contre lui-même. Tu lui as montré trop de rigueur. Rappelle-toi le proverbe: L'arc que l'on a trop tendu se rompt.»

Si les aulétrides avaient des amants de cœur, elles se permettaient entre elles d'intimes liaisons qui avaient toutes les allures de l'amour le plus effréné. C'était cet amour lesbien, dans lequel Lééna, encore innocente, quoique joueuse de flûte, avait consenti à se faire instruire par Mégilla et Démonasse, aulétrides corinthiennes. On a déjà vu quelles étaient les leçons des ces deux courtisanes. Nous avons tout lieu de croire que les danseuses et les musiciennes tenaient moins à l'amour des hommes qu'à celui dont elles seules faisaient tous les frais. Ces femmes, exercées de bonne heure dans l'art de la volupté, arrivaient bientôt à des désordres où leur imagination entraînait leurs sens. Leur vie entière était comme une lutte perpétuelle de lascivité, comme une étude assidue du beau physique: à force de voir leur propre nudité et de la comparer à celle de leurs compagnes, elles y prenaient goût, et elles se créaient des jouissances bizarres et d'autant plus ardentes, sans le secours de leurs amants, qui souvent les laissaient froides et insensibles. Les passions mystérieuses qui s'allumaient ainsi chez les aulétrides étaient violentes, terribles, jalouses, implacables. Il faut entendre, dans les Dialogues de Lucien, la belle Charmide qui se lamente et qui gémit, parce que sa maîtresse, Philématium, qu'elle aime depuis sept ans et qu'elle comblait de présents naguère, l'a quittée et lui a donné un homme pour successeur. Philématium est vielle et fardée; mais n'importe, elle a su exciter un amour que rien ne peut apaiser ni remplacer. Charmide, pour triompher de cet amour qui la dévore, a essayé de choisir une autre maîtresse; elle a donné cinq drachmes à Tryphène pour venir partager son lit, après un festin où elle n'a touché à aucun mets ni vidé une seule coupe. Mais à peine Tryphène est-elle couchée à ses côtés, que Charmide la repousse et semble éviter le contact de cette nouvelle amie, qui ne veut pas qu'on la paye puisqu'on ne l'a pas employée. «Je t'ai choisie pour me venger de Philématium! lui avoue enfin Charmide.—Par Vénus! s'écrie Tryphène, blessée dans sa vanité de tribade; je n'aurais point accepté, si j'avais su que l'on me choisissait pour se venger d'une autre! et de Philématium! d'un monstre d'imposture! Adieu, voici la troisième heure de nuit.—Ne m'abandonne point, ma Tryphène; si ce que tu dis est vrai, si Philématium n'est qu'une vieille décrépite, et fardée..., je ne pourrai plus la regarder en face.—Interroge ta mère, si elle est allée aux bains avec elle? Ton aïeul, s'il vit encore, pourra te dire son âge.—S'il en est ainsi, plus de barrière. Serre-moi dans tes bras, baise-moi, livrons-nous à Vénus. Adieu pour toujours, Philématium?»

Ces mœurs dépravées étaient si répandues chez les joueuses de flûte, que plusieurs d'entre elles se réunissaient souvent dans des festins où pas un homme n'était admis, et là elles faisaient la débauche sous l'invocation de Vénus-Péribasia. Ce fut dans ces festins, qu'on appelait callipyges, ce fut au milieu des coupes de vin couronnées de roses, ce fut devant le tribunal charmant de ces femmes demi-nues, que le combat de la beauté se livrait encore, comme sur les bords de l'Alphée, du temps de Cypsélus, sept siècles avant l'ère chrétienne. Cypsélus, exilé de Corinthe, bâtit une ville et la peupla de Parrhasiens, habitants de l'Arcadie; dans cette ville, consacrée à Cérès d'Eleusis, Cypsélus établit des jeux ou combats de la beauté, dans lesquels toutes les femmes étaient appelées à concourir, sous le nom de chrysophores. La première qui remporta la victoire se nommait Herodice. Depuis leur fondation, ces combats mémorables se renouvelèrent avec éclat tous les cinq ans, et les chrysophores, c'est-à-dire porteuses d'or, pour signifier sans doute que la beauté ne saurait se vendre trop cher, venaient en foule se soumettre aux regards des juges qui avaient bien de la peine à garder leur impartialité et leur sang-froid. Il n'y avait pas d'autres combats publics du même genre, en Grèce, quoique la beauté y fût pourtant honorée et adorée; mais les courtisanes se plaisaient à retracer dans leurs assemblées secrètes une gracieuse image de la fondation de Cypsélus et se posaient à la fois comme juges et parties, dans ces combats voluptueux qui se livraient à huis clos. Les aulétrides, plus que toutes les hétaires, aimaient à se voir et à se juger de la sorte: elles préludaient par là aux mystères de leurs goûts favoris. Alciphron, tout grave rhéteur qu'il fût, nous a conservé le tableau d'une de ces fêtes nocturnes où les joueuses de flûte et les danseuses se disputaient non-seulement la palme de la beauté, mais encore celle de la volupté. L'abbé Richard, dans sa traduction des Lettres d'Alciphron, n'a traduit que par extraits la fameuse lettre de Mégare à Bacchis; mais Publicola Chaussard a été moins timoré, et sa traduction, que nous reproduisons en partie, ne va pas pourtant jusqu'à l'audace du texte grec. C'est l'aulétride Mégare qui écrit à l'hétaire Bacchis et qui lui raconte les détails d'un festin magnifique auquel ses amies, Thessala, Thryallis, Myrrhine, Philumène, Chrysis et Euxippe assistaient, moitié hétaires, moitié joueuses de flûte. «Quel repas délicieux! je veux que le seul récit te pique de regret. Quelles chansons! que de saillies! On a vidé des coupes jusqu'au lever de l'aurore. Il y avait des parfums, des couronnes, les vins les plus exquis, les mets les plus délicats. Un bosquet ombragé de lauriers fut la salle du festin. Rien n'y manquait, si ce n'est toi seule.» Mégare ne dit pas quelle était la reine de ce festin, et l'on peut supposer que l'une des convives, amante ou maîtresse, le donnait à l'amie de son choix, pour célébrer leurs amours.

«Bientôt une dispute s'élève et vient ajouter à nos plaisirs. Il s'agissait de décider laquelle de Thryallis ou de Myrrhine était la plus riche en ce genre de beauté, qui fit donner à Vénus le nom de Callipyge. Myrrhine laisse tomber sa ceinture; sa tunique était transparente; elle se tourne: on croit voir des lis à travers le cristal; elle imprime à ses reins un mouvement précipité, et regardant en arrière, elle sourit au développement de ces formes voluptueuses qu'elle agite. Alors, comme si Vénus elle-même eût reçu son hommage, elle se mit à murmurer je ne sais quel doux gémissement qui m'émeut encore. Cependant Thryallis ne s'avouait pas vaincue; elle s'avance, et sans retenue: «Je ne combats point derrière un voile; je veux paraître ici comme dans un exercice gymnique: ce combat n'admet point de déguisement!» Elle dit, laisse tomber sa tunique, et inclinant ses charmes rivaux: «Contemple, dit-elle, ô Myrrhine, cette chute de reins, la blancheur et la finesse de cette peau, et ces feuilles de rose que la main de la Volupté a comme éparpillées sur ces contours gracieux, dessinés sans sécheresse et sans exagération; dans leur jeu rapide, dans leurs convulsions aimables, ces sphères n'ont pas le tremblement de celles de Myrrhine: leur mouvement ressemble au doux gémissement de l'onde.» Aussitôt elle redouble les lascives crispations avec tant d'agilité, qu'un applaudissement universel lui décerne les honneurs du triomphe. On passa ensuite à d'autres combats: on disputa de la beauté, mais aucune de nous n'osa jouter contre le ventre ferme, égal et poli de Philumène, qui ignore les travaux de Lucine. La nuit s'écoula dans ces plaisirs; nous la terminâmes par des imprécations contre nos amants et par une prière à Vénus, que nous conjurâmes de nous procurer chaque jour de nouveaux adorateurs; car la nouveauté est le charme le plus piquant de l'amour. Nous étions toutes ivres, en nous séparant.»

Mégare dit, dans sa lettre, que les soupers des hétaires faisaient du bruit dans le monde et que les jeunes Grecs étaient fort curieux d'assister à ces orgies, dans lesquelles on ne leur laissait pas d'autre rôle que celui de spectateurs; mais, ordinairement, les courtisanes les plus éhontées ne voulaient pas que leurs débauches secrètes se dévoilassent aux regards d'un homme. Celles qui ne se laissaient point entraîner, par curiosité du moins, à ces scandaleux excès de dépravation, passaient pour ridicules auprès de leurs compagnes, et souvent ce reste de pudeur les faisait soupçonner d'avoir des infirmités à cacher. Les joueuses de flûte ne se trouvaient pas atteintes par ce soupçon, puisqu'elles se montraient nues dans l'exercice de leur métier: on ne pouvait donc attribuer d'autre motif à leur réserve sur le fait de l'amour lesbien, qu'une préférence marquée pour les sentiments et les plaisirs de l'amour véritable. C'était là une cause de railleries qu'on ne leur épargnait pas. «Serais-tu assez chaste pour n'aimer qu'un seul homme? écrivait Mégare à la douce et tendre Bacchis qui n'avait pas voulu se rendre aux soupers des tribades. Ambitionnerais-tu la réputation que te donneraient des mœurs si rares, tandis que nous passerions, nous, pour des courtisanes livrées à tout venant?» Mégare était une des aulétrides les plus libertines de son temps, de même que Bacchis était la plus sage des hétaires: «Tes mœurs, ma très-chère, écrivait à celle-ci l'hétaire Glycère, tes mœurs et ta conduite sont trop honnêtes pour l'état dans lequel nous vivons!» Cette honnêteté de mœurs était plus rare encore chez les aulétrides que chez les hétaires, quoique les unes et les autres fussent sujettes à se concentrer dans un seul amour, masculin ou féminin, qui souvent les ruinait et qui ne les enrichissait jamais. Il n'arrivait guère que les deux espèces d'amour se rencontrassent, et au même degré, chez la même femme; mais cette bizarrerie du cœur et des sens se voyait pourtant quelquefois chez les aulétrides, plus sensuelles et plus passionnées que les simples hétaires. Lucien, dans un de ses Dialogues des Courtisanes, nous montre qu'une joueuse de flûte pouvait à la fois mener deux affections hétérogènes et se mourir d'amour pour un homme, pendant qu'elle se livrait sans scrupule à l'amour d'une femme.

Ioesse, qui n'a point exigé d'argent de Lysias et qui ne lui accordait pas des faveurs vénales, se voit tout à coup abandonnée par cet amant à qui elle a sacrifié les offres les plus avantageuses. Elle qui, heureuse de cette affection désintéressée, vivait avec Lysias aussi chastement que Pénélope, comme elle ose s'en vanter, elle a perdu, sans en savoir la raison, la tendresse de ce jeune homme, qu'elle n'avait pourtant pas engagé à tromper son père ni à voler sa mère, détestables conseils qui ne sont que trop familiers aux courtisanes. Elle pleure, elle gémit, elle essaie d'attendrir Lysias qui ne lui répond pas et qui la regarde de travers: «Dernièrement, lui dit-elle, lorsque vous vidiez des coupes avec Thrason et Dypile, la joueuse de flûte Cymbalium et Pyrallis, mon ennemie, furent appelées. Peu m'importe que tu aies baisé cinq fois Cymbalium; tu n'humiliais alors que toi-même. Mais, Pyrallis! j'ai surpris tous vos signes; tu lui faisais remarquer la coupe dans laquelle tu buvais, et, en la rendant à l'esclave chargé de la remplir, tu lui ordonnais tout bas de la porter pleine à Pyrallis. Tu mordis un fruit, et profitant de l'inattention de Dypile occupé de sa conversation avec Thrason, tu saisis le moment et lanças le fruit dans le sein de Pyrallis, qui reçut l'offrande, la baisa et la cacha comme un trophée.» Lysias se détourne et passe son chemin. Pythia, la compagne, l'amie favorite de Ioesse, vient la consoler et la gronder en même temps! «Ces hommes! s'écrie-t-elle dédaigneusement; leur orgueil s'accroît avec notre passion malheureuse!» Ioesse ne fait que se désespérer davantage; alors, Pythia s'adresse à Lysias et cherche à le réconcilier avec sa maîtresse: «Cette Ioesse qui pleure et que vous défendez, Pythia, répond Lysias avec amertume, eh bien! elle me trahit et je l'ai surprise couchée avec un jeune homme.—D'abord, elle est courtisane? réplique Pythia, qui trouve la chose fort simple; mais enfin, quand l'avez-vous surprise?—Il y a six jours, raconte en soupirant Lysias; mon père, qui n'ignorait point ma passion pour cette vertueuse fille, m'enferma dans notre maison, en recommandant à l'esclave qui garde la porte de ne pas l'ouvrir sans qu'on lui en donnât l'ordre. Moi qui ne pouvais me résoudre à passer la nuit loin d'elle, j'appelle Drimon, je le fais placer contre la muraille à l'endroit où elle est plus basse, je monte sur ses épaules et franchis la barrière. J'arrive; la porte est fermée: la nuit était au milieu de son cours. Je n'ai point frappé, mais démontant la porte (ce n'était pas la première fois), je suis entré sans bruit. Tout dormait: je m'approche en tâtant les murs et je touche au lit...—Que va-t-il dire? murmura Ioesse. O Cérès, je me meurs!—J'entends au souffle qu'on n'est pas seule, continue Lysias. Je crus d'abord qu'elle était couchée avec une esclave, avec Lydé. Il en était bien autrement, Pythia! Ma main, qui veut s'assurer, rencontre la peau fine et douce d'un tendre adolescent, nu, exhalant l'odeur des parfums et la tête rasée. Oh! si alors ma main eût tenu un glaive, je... Qu'avez-vous à rire, Pythia? cela est-il donc si risible?—Lysias, s'écrie Ioesse, est-ce bien là le sujet de ce grand courroux? C'était Pythia couchée à mes côtés!—Pourquoi lui dire, Ioesse? interrompt Pythia.—Pourquoi le taire? ajoute Ioesse. Oui, mon cher Lysias, c'était Pythia! Dans l'ennui de ton absence, je la fis venir près de moi.—Cette tête rasée, c'était Pythia? objecte l'incrédule Lysias. En ce cas, sa chevelure a crû prodigieusement en six jours.—Elle s'est fait raser à la suite d'une maladie, répond Ioesse: ses cheveux tombaient. Ceux qu'elle porte ne lui appartiennent pas. Fais-lui voir, Pythia? achève de convaincre son incrédulité. Le voilà, ce fripon d'adolescent dont Lysias fut jaloux!»

Les aulétrides, chez lesquelles l'art et l'habitude avaient singulièrement développé les instincts voluptueux, n'étaient pas possédées, comme les hétaires, de l'ambition de la fortune; elles n'aimaient l'argent que pour le dépenser, et elles le gagnaient si aisément, avec leurs flûtes, qu'elles n'avaient pas besoin d'en tirer d'une source malhonnête. Quand elles exécutaient leur musique et leurs danses, en présence des convives d'un festin, elles s'animaient elles-mêmes au bruit des applaudissements, et elles subissaient la réaction des désirs qu'elles avaient communiqués à leur auditoire; mais une fois les fumées du vin dissipées, elles rentraient, pour ainsi dire, en possession de leur libre arbitre, et elles refusaient souvent avec fierté de se mettre à l'encan comme des courtisanes. Il y avait sans doute des exceptions, mais dans ce cas la joueuse de flûte s'estimait assez pour se faire payer autant que la plus grande hétaire. Ce billet de Philumène à Criton nous apprend jusqu'où pouvait s'élever le tarif des caresses d'une joueuse de flûte à la mode: «Pourquoi vous tourmenter et perdre votre temps à m'écrire? j'ai besoin de 50 pièces d'or, et non de vos lettres. Si vous m'aimez, donnez-les-moi sans retard. Si le démon de l'avarice ou de la mesquinerie vous possède, ne me fatiguez plus inutilement. Adieu!» Pétala, dont nous avons vu la correspondance avec son amant Simalion, était une fille aussi positive que sa compagne Philumène, mais du moins avait-elle le droit d'être plus exigeante, puisque Simalion ne lui donnait pas même de quoi acheter une robe et des parfums. «Et je dois être contente de cet équipage, lui écrivait-elle, passer les jours et les nuits à votre côté, pendant qu'un autre aura sans doute la bonté de pourvoir à mes besoins!... Vous pleurez! oh! cela ne durera pas. Il me faut, de toute nécessité, un autre amant qui m'entretienne mieux, car je ne veux pas mourir de faim!» Elle envie le sort d'une joueuse de flûte, Phylotis, que le riche Ménéclide comble de présents tous les jours. «Quant à moi, pauvrette, j'ai pour mon lot, non un amant, mais un pleureur qui croit avoir tout fait en m'envoyant quelques fleurs, sans doute pour orner le tombeau où me conduira la mort prématurée qu'il me ménage. Il ne saurait que dire, s'il n'avait à m'apprendre qu'il a pleuré toute la nuit!»

Ces flûteuses, ces danseuses qu'on louait pour les festins et pour les réunions de plaisir, n'avaient pas l'humeur mélancolique, et les pleurs n'étaient guère de leur goût, à moins qu'elles n'eussent un amour dans l'âme, ce qui les rendait alors plus dévouées, plus sensibles, que des vierges et des épouses. Elles avaient toujours le rire à la bouche, et elles invitaient les convives à la gaieté, à l'oubli des peines, à l'insouciance de l'avenir. C'était là d'ailleurs une des conditions de leur métier. Un caractère joyeux et délibéré ne les mettait pas moins en vogue que leur beauté et leur talent: en vivant au milieu des coupes, elles recevaient les inspirations de Bacchus, et elles semblaient parfois suivre les leçons des Ménades. De là, ce jeu de mots proverbial, échappé à un poëte grec: «On trouve toujours Bacchus à la porte de Cythérée.» On les accueillait avec transport dans les maisons où on les appelait, et leur apparition était le signal d'un bruyant enthousiasme. Cependant elles étaient quelquefois maltraitées; on leur jetait à la tête les vases à boire, quand elles devenaient cause d'une dispute entre les convives; elles se voyaient exposées aussi à des brutalités contre lesquelles la loi ne les défendait pas, puisqu'elles étaient esclaves ou étrangères. Cochlis rencontre Parthénis tout en larmes, meurtrie de coups, ses vêtements en lambeaux, sa flûte brisée: voici le triste récit que lui fait Parthénis. Gorgus l'avait fait venir chez sa maîtresse Crocale; celle-ci s'était donnée à Gorgus, riche cultivateur d'Énoé, en congédiant Dinomaque, soldat étolien qui ne pouvait la payer aussi cher qu'elle l'exigeait. Gorgus, homme simple, bon et facile, qui désirait depuis longtemps posséder Crocale, lui avait remis les deux talents (environ 12,000 francs) que Dinomaque refusait d'apporter à la belle. «Ils étaient donc à table, les portes closes, raconte Parthénis en gémissant; je jouais de la flûte. Le repas s'avançait; je jouais un air dans le mode lydien. Mon cultivateur se levait pour danser; Crocale applaudissait. Tout était délicieux. On est interrompu par un grand bruit et des cris; la porte de la rue est enfoncée; bientôt se précipitent huit jeunes gens robustes, parmi lesquels se trouvait Dinomaque. Soudain, tout est culbuté, et Gorgus est frappé, foulé aux pieds. Crocale eut le bonheur, je ne sais comment, de se sauver chez sa voisine Thespiade. Alors Dinomaque se tournant vers moi: «Va à la male heure!» dit-il. Ses lourdes mains tombèrent sur mes joues et brisèrent ma flûte.» Gorgus alla se plaindre aux tribunaux, mais Parthénis, qui n'était pas citoyenne, n'eût pas même obtenu une indemnité pour payer ses flûtes.

Nous avons déjà cité quelques surnoms d'aulétrides mêlés à ceux des dictériades et des hétaires: Sinope ou l'Abyme, Synoris ou la Lanterne, étaient des joueuses de flûte. Ces joueuses-là n'avaient pas moins d'occasions que les autres courtisanes de gagner l'honneur ou la honte d'un sobriquet. Mais, en général, les surnoms que la voix publique leur décernait rappelaient un éloge plutôt qu'une satire: en faut-il conclure que les aulétrides valaient mieux que leurs rivales en volupté? Sysimbrion ou le Serpolet exhalait, après avoir dansé, une senteur qu'on eût dit émanée d'une herbe aromatique; Pyrallis ou l'Oiseau semblait avoir des ailes en dansant; Parène ou l'Éclatante méritait surtout cette dénomination quand elle était nue; Opora ou l'Automne, qui avait fourni au poëte Alexis le sujet et le personnage d'une comédie, ne portait pas d'autres fruits que ceux de l'amour; Pagis ou le Gluau surpassait encore sa réputation, et ne laissait plus s'envoler les imprudents qu'elle avait englués; Thaluse ou la Fleurie brillait comme une fleur; Nicostrate ou le Merlan se piquait d'être hermaphrodite; Philématium ou le Filet ne s'amusait pas à pêcher du fretin; Sigée ou le Promontoire était célèbre par les naufrages des vertus les plus solides. Athénée cite encore beaucoup d'aulétrides dont les noms restèrent gravés dans la mémoire des amateurs: Eirénis, Euclée, Graminée, Hiéroclée, Ionie, Lopadion, Méconide, Théolyte, Thryallis, etc. Les Dialogues de Lucien et les Lettres d'Alciphron en ont immortalisé quelques autres; Plutarque lui-même a consacré un souvenir à l'ardente Phormesium, qui mourut entre les bras d'un amant, et, selon une version plus authentique, sur le sein d'une maîtresse. Mais les détails biographiques manquent, pour la plupart de ces célébrités de la musique et de la danse. On sait seulement que Néméade avait pris le nom des jeux néméens, parce qu'elle y avait joué de la flûte en l'honneur d'Hercule; on sait que Phylire avait exercé comme simple hétaire avant de se faire aulétride; on sait que la fameuse Simœthe inspira tant d'amour à Alcibiade, qu'il l'enleva aux Mégariens et refusa de la leur rendre, ce qui fut pour Mégare un deuil public; on sait que la jeune Anthéia, pour employer les expressions du poëte qui l'a célébrée, fraîche comme la fleur dont elle portait le nom, cessa trop tôt de sacrifier à Vénus; on sait que Nanno, maîtresse de Mimnerme, tuait tous ses amants, sans qu'ils s'en plaignissent; enfin on a recueilli dans l'Anthologie une épigramme grecque qui nous offre la description d'un combat de beauté, dans lequel les héroïnes ont voulu garder l'anonyme. Cette épigramme est comme un cri d'admiration que laisse échapper le juge après avoir prononcé la sentence: «J'ai jugé trois callipyges. M'ayant fait voir à nu leur brillant éclat, elles me prirent pour arbitre. L'une avait les pommes d'une blancheur éblouissante, et l'on y remarquait de petites fossettes, telles qu'il s'en forme sur les joues des personnes qui rient. L'autre, étendant les jambes, fit voir, sur une peau aussi blanche que la neige, des couleurs plus vermeilles que celles des roses. La troisième, faisant paraître un air tranquille, excitait sur sa peau délicate de légères ondulations. Si Pâris, le juge des déesses, avait vu ces callipyges, il n'aurait pas regardé ce que lui montrèrent Junon, Minerve et Vénus.»

Mais de toutes les aulétrides grecques, la plus fameuse sans comparaison, c'est Lamia, qui fut aimée passionnément par Démétrius Poliorcète, roi de Macédoine (300 ans avant Jésus-Christ). Elle était Athénienne et fille d'un certain Cléanor, qu'elle quitta en bas âge pour aller jouer de la flûte en Égypte; elle en jouait si bien, que le roi Ptolémée la prit à son service et l'y retint longtemps. Mais à la suite d'un combat naval où Démétrius dispersa la flotte de Ptolémée près de l'île de Cypre, le navire où se trouvait Lamia tomba au pouvoir du vainqueur, qui se sentit épris d'elle en la voyant, et qui la préféra constamment à des maîtresses plus jeunes et plus belles. Lamia avait alors plus de quarante ans, et comme l'affirme Plutarque, elle ne se contentait plus de jouer de la flûte: elle exerçait ouvertement le métier de courtisane. Mais du jour où Démétrius l'eut honorée de ses embrassements, elle repoussa tous les autres: «Certes, depuis cette nuit sacrée, écrit-elle à son royal amant dans une lettre admirable recueillie par Alciphron, depuis cette nuit sacrée jusqu'au moment actuel, je n'ai rien fait qui puisse me rendre indigne de tes bontés, quoique tu m'aies donné le pouvoir illimité de disposer de moi. Mais ma conduite est sans reproche, et je ne me permets aucune liaison. Je n'agis point avec toi comme font les hétaires, je ne te trompe point, mon souverain, ainsi qu'elles le font. Non, par Vénus-Artémis! depuis cette époque, on ne m'a pas écrit ni adressé de propositions, car on te craint et on te respecte comme l'invincible.» Lamia, comme elle le dit dans sa lettre, avait conquis, au moyen de sa flûte, ce dompteur de villes. Démétrius avait plusieurs maîtresses qui cherchaient l'une l'autre à se supplanter dans la faveur du roi: leur beauté, leur jeunesse, leurs grâces, leur esprit, étaient les armes dont elles faisaient usage; mais ces armes-là n'avaient aucun prestige contre Lamia. Son âge, qu'elles lui reprochaient sans cesse dans leurs épigrammes, ne se montrait jamais aux yeux de Démétrius. La jalousie de Lééna, de Chrysis, d'Antipyra et de Démo s'augmentait en proportion de l'amour du roi pour leur rivale. Dans un souper où Lamia jouait de la flûte, Démétrius en extase demanda vivement à Démo: «Eh bien! comment la trouves-tu?—Comme une vieille,» répondit perfidement Démo. Une autre fois Démétrius, qui ne cachait pas la préférence qu'il accordait à Lamia, dit à Démo: «Vois-tu le beau fruit qu'elle m'envoie!—Si vous vouliez passer la nuit avec ma mère, répondit aigrement Démo, ma mère vous enverrait un fruit encore plus beau.» Démétrius avait l'air de ne point entendre. Lamia pardonnait aussi à ses rivales, parce qu'elle ne les craignait pas, mais elle conçut pourtant un vif ressentiment à l'égard de Lééna qui avait tout fait pour la perdre.

Machon, qui cite Athénée en ajoutant de nouvelles obscénités à celles du poëte grec, nous initie à quelques-uns des secrets amoureux de cette vieille joueuse de flûte; il dit positivement que Démétrius, dans le lit de sa maîtresse, s'imaginait encore l'entendre et suivait avec délices la cadence qui l'avait charmé pendant le souper: Ait Demetrium ab incubante Lamia concinne suaviterque subagitatum fuisse; mais cette version latine n'a pas la pétulance du grec. Il dit encore que, de tous les parfums que l'Asie savait extraire des plantes, aucun n'était aussi agréable à l'odorat de Démétrius que les impures émanations du corps de Lamia (cum pudendum manu confricuisset ac digitis contrectasset). Lamia, dans ses fureurs amoureuses, oubliait qu'elle avait affaire à un roi et elle le tenait enchaîné et haletant sous l'empire de ses morsures brûlantes. On prétendait que c'était là l'origine du surnom de Lamia, qui signifie larve, espèce de mauvais esprit femelle, qu'on accusait de sucer le sang des personnes endormies. Les ambassadeurs de Démétrius se permirent de faire allusion à ces épisodes de l'amour de Lamia, lorsqu'ils répondirent en riant à Lysimachus qui leur faisait remarquer les blessures qu'il avait reçues dans une lutte terrible avec un lion: «Notre maître pourrait vous montrer aussi les morsures qu'une bête plus redoutable, une lamie, lui a faites au cou!» Démétrius ne mettait pas moins d'emportement dans ses caresses. Au retour d'un voyage, il court embrasser son père et le presse dans ses bras avec tant d'effusion que le vieillard s'écrie: «On croirait que tu embrasses Lamia!» On disait, en effet, que Démétrius était aimé de ses maîtresses, mais qu'il n'aimait que Lamia. Un jour, pourtant, il eut l'air de lui préférer Lééna; mais Lamia, lui passant les bras autour du cou, l'entraîna doucement vers sa couche, en lui murmurant à l'oreille: «Eh bien! tu auras aussi Lééna, quand tu voudras!» On appelait Λεαιναν dans la langue érotique un des mystères les plus malhonnêtes du métier des hétaires, et Lamia, en prononçant le nom de sa rivale, ne parlait que d'une posture lascive qui lui convenait mieux qu'à Lééna. Aussi, l'amour de Démétrius pour cette vieille enchanteresse ne connaissait-il plus de bornes. Les plaisanteries glissaient sur cet amour sans l'entamer, et le roi de Macédoine, tout en avouant que sa Lamia n'était plus jeune, prétendait que la déesse Vénus était plus vieille encore, sans être moins adorée. Lysimachus, dans sa sauvage royauté de Thrace, se moquait des mœurs voluptueuses de la cour de Démétrius qu'il devait combattre et détrôner un jour: «Ce grand roi, disait-il, n'a pas peur des spectres, ni des larves, puisqu'il couche avec Lamia.» L'épigramme fut rapportée à Démétrius qui répondit: «La cour de Lysimachus ressemble à un théâtre comique; on n'y voit que des personnages dont le nom est de deux syllabes, tels que Paris, Bithes et tant d'autres bouffons.» Lysimachus ne voulut pas avoir le dernier mot: «Mon théâtre comique est plus honnête que son théâtre tragique, répliqua-t-il; on n'y voit pas de joueuse de flûte ni de courtisane.»—«Ma courtisane, répliqua Démétrius, est plus chaste que sa Pénélope!» Et ils devinrent ennemis irréconciliables.

Lamia, pour captiver ainsi le roi de Macédoine, mettait à profit le jour et la nuit, avec un art merveilleux; la nuit, elle forçait son amant à reconnaître quelle n'avait pas d'égale; le jour, elle lui écrivait des lettres charmantes, elle l'amusait par de vives et spirituelles reparties, elle l'enivrait des sons de sa flûte, elle le flattait surtout: «Roi puissant, lui écrivait-elle, tu permets à une hétaire de l'adresser des lettres, et tu penses qu'il n'est pas indigne de toi de consacrer quelques moments à mes lettres, parce que tu t'es consacré toi-même à ma personne! Mon souverain, lorsque, hors de ma maison, je t'entends ou je te vois, orné du diadème, entouré de gardes, d'armées et d'ambassadeurs, alors, par Vénus Aphrodite! alors je tremble et j'ai peur; alors je détourne de toi mes regards, comme je les détourne du soleil pour ne pas être éblouie, alors je reconnais en toi, Démétrius, le vainqueur des villes. Que ton regard est terrible et guerrier! A peine en puis-je croire mes yeux, et je me dis: O Lamia, est-ce là véritablement cet homme dont tu partages le lit?» Démétrius avait battu les Grecs devant Éphèse, et Lamia célébrait cette victoire avec sa flûte, en chantant: «Les lions de la Grèce sont devenus des renards à Éphèse.» Démétrius méprisait les Athéniens qu'il avait vaincus et détestait les Spartiates qu'il avait domptés: «Les exécrables Lacédémoniens, pour avoir l'air de véritables hommes, lui écrivait-elle, ne cesseront de blâmer, dans leurs déserts et sur leur Taygète, nos festins splendides et d'opposer à ton urbanité la grossièreté de Lycurgue.» Lamia avait souvent les boutades les plus heureuses. Une nuit, dans un souper, on vint à parler du jugement attribué à Bocchoris, roi d'Égypte: un jeune Égyptien, n'ayant pas la somme que lui demandait une hétaire nommée Thonis, invoqua les dieux qui lui envoyèrent en songe ce que cette belle fille lui refusait en réalité; Thonis l'apprit et réclama son salaire. De là, procès pendant au tribunal de Bocchoris. Le roi écouta les parties et ordonna au jeune homme de compter la somme que demandait Thonis, de la mettre dans un vase et de faire passer le vase sous les yeux de la courtisane, pour lui prouver que l'imagination était l'ombre de la vérité. «Que pense Lamia de ce jugement? dit Démétrius.—Je le trouve injuste, repartit aussitôt Lamia, car l'ombre de cet argent n'a point amorti le désir de Thonis, tandis que le songe a satisfait la passion de son amant.»

Démétrius payait en roi. Quand il fut maître d'Athènes, il exigea des Athéniens une somme de 250 talents (près de deux millions de notre monnaie), et il fit lever cet impôt avec une singulière rigueur, comme s'il avait eu besoin de la somme sur-le-champ. Lorsqu'elle fut réunie à grand'peine: «Qu'on la donne à Lamia, dit-il, pour acheter du savon!» Les Athéniens se vengèrent de cette odieuse exaction, en disant que Lamia devait avoir le corps bien sale, pour que tant de savon fût nécessaire pour sa toilette. Lamia était donc fort riche, mais elle dépensait autant qu'une reine. Elle fit construire des édifices superbes, entre autres le Pœcile de Sicyone, dont le poëte Polémon publia la description. Elle donnait à Démétrius des festins dont la magnificence surpassait tout ce que l'histoire a raconté de ceux des rois de Babylone et de Perse. Il y en eut un qui coûta des sommes fabuleuses et qui fut chanté aussi par Polémon. «Je suis sûre, écrivait-elle à Démétrius, que le festin que je compte donner en ton honneur, dans la maison de Thérippidios, à la fête d'Aphrodite, attirera l'attention non-seulement de la ville d'Athènes, mais même de toute la Grèce.» Plutarque affirme qu'elle mit à contribution tous les officiers de Démétrius, sous prétexte de couvrir les frais de ces repas, qu'elle se faisait en même temps rembourser par le roi et par les Athéniens. Quoique Athénienne, elle ne ménagea ni la bourse ni l'amour-propre de ses concitoyens. Lorsque la mort l'eut frappée au milieu de ses orgies, Démétrius Poliorcète la pleura, et les Athéniens la divinisèrent, en lui élevant un temple sous le nom de Vénus-Lamia. Démétrius, indigné de tant de bassesse, s'écria qu'on ne verrait plus aux enfers un seul Athénien de grand cœur. «Il n'aurait garde d'y descendre, dit la cruelle Démo, de peur d'y rencontrer Lamia.»

CHAPITRE X.

Sommaire.—Les concubines athéniennes.—Leur rôle dans le domicile conjugal.—But que remplissaient les courtisanes dans la vie civile.—En quoi l'hétaire différait de la fille publique.—Origine du mot hétaire.—Vicissitudes de ce mot.—Les hétaires de Sapho.—Les bonnes amies ou grandes hétaires.—Leur position sociale.—Les familières et les philosophes.—Préférences que les Athéniens accordaient aux courtisanes sur leurs femmes légitimes.—Portrait de la femme de bien, par le poëte Simonide.—Les neuf espèces de femmes de Simonide.—Les femmes honnêtes.—Axiome de Plutarque.—Loi du divorce.—Alcibiade et sa femme Hipparète devant l'archonte.—Avantages des hétaires sur les femmes mariées.—Influence des courtisanes sur les lettres, les sciences et les arts.—Action salutaire de la Prostitution dans les mœurs grecques.—Les jeunes garçons.—Les deux portraits d'Alcibiade.—L'aulétride Drosé et le philosophe Aristénète.—Les philosophes, corrupteurs de la jeunesse.—Thaïs et Aristote.—Les plaisirs ordinaires des hétaires et les amours extraordinaires de la philosophie.—Gygès, roi de Lydie.—Les Ptolémées.—Alexandre-le-Grand et l'Athénienne Thaïs.—Mariage de cette courtisane.—Hommes illustres qui eurent pour mères des courtisanes.

«Nous avons, dit Démosthène dans son plaidoyer contre Nééra, nous avons des courtisanes (ἑταίρας) pour le plaisir, des concubines (ππαλλακίδες) pour le service journalier, mais des épouses pour nous donner des enfants légitimes et veiller fidèlement à l'intérieur de la maison.» Ce précieux passage de l'orateur grec nous initie à tout le système des mœurs grecques, qui toléraient l'usage des concubines et des courtisanes, à la porte même du sanctuaire conjugal. Les concubines, au sujet desquelles on trouve très-peu de renseignements dans les écrivains grecs, étaient des esclaves qu'on achetait ou des servantes qu'on prenait à louage, et qui devaient, au besoin, servir à satisfaire les sens de leurs maîtres: il n'y avait là ni amour, ni libertinage; c'était un simple service, quoique d'une nature plus délicate que tous les autres. Aussi, une femme légitime ne daignait-elle pas s'offenser, ni même s'étonner de voir sous ses yeux, et dans sa propre maison, servantes ou esclaves, faire acte de servitude ou de soumission en s'abandonnant à son mari. Elle-même, réduite à un état d'infériorité et d'obéissance dans le mariage, elle n'avait point à s'immiscer en ces sortes de choses qui ne la regardaient pas, puisqu'il n'en pouvait sortir que des bâtards. Les concubines faisaient donc partie essentielle du domicile des époux: elles avaient surtout leur rôle marqué et, en quelque sorte, autorisé, pendant les maladies, les couches et les autres empêchements de la véritable épouse. Leur existence s'écoulait silencieuse, à l'ombre du foyer domestique, et elles vieillissaient ignorées au milieu des travaux manuels, bien qu'elles eussent donné des fils à leurs maîtres, des fils qui n'avaient aucun droit de famille, il est vrai, et qui étaient par leur naissance même déshérités du titre de citoyen.

Les courtisanes formaient une catégorie absolument différente des concubines, et elles remplissaient pourtant un but analogue dans l'économie de la vie civile: elles étaient des instruments de plaisir pour les hommes mariés. Voilà comment leur destination avait été sanctionnée par l'usage et l'habitude, sinon par la loi, et, sous cette dénomination générale de courtisanes, on comprenait à la fois toutes les espèces d'hétaires, sans mettre à part les aulétrides et les dictériades. Mais néanmoins on distinguait de la fille publique proprement dite (πορνης) l'hétaire, dont Anaxilas fait, pour ainsi dire, cette définition dans sa comédie du Monotropos: «Une fille qui parle avec retenue, accordant ses faveurs à ceux qui recourent à elle dans leurs besoins de nature, a été nommée hétaire ou bonne amie, à cause de son hétairie ou bonne amitié.» L'origine du mot hétaire n'est pas douteuse, et l'on voit, dans une foule de passages des auteurs grecs, que ce mot, honnête d'abord, avait fini par subir les vicissitudes d'une application vicieuse. Il est certain que, bien avant les progrès de l'hétairisme érotique, les femmes et filles de condition libre appelaient hétaires leurs connaissances intimes et leurs meilleures amies (φίλας ἑταίρας). La tradition du mot s'était perpétuée depuis Latone et Niobé qui se chérissaient comme deux hétaires, selon l'expression du mythologue grec. Il est vrai que, depuis, Sapho qualifia de la sorte ses Lesbiennes: «Je chanterai d'agréables choses à mes hétaires!» disait-elle dans ses poésies. Le vrai sens du mot hétaire commençait à se dénaturer. Il était encore assez honnête toutefois, pour que le poëte Antiphane ait pu dire dans son Hydre: «Cet homme avait pour voisine une jeune fille; il ne l'eut pas plutôt vue qu'il devint amoureux de cette citoyenne, qui n'avait ni tuteur, ni parent. C'était, d'ailleurs, une fille qui annonçait le penchant le plus honnête, vraiment hétaire (ὀντως ἑταίρας).» Athénée parle aussi de celles qui sont vraiment hétaires, qui peuvent, dit-il, donner une amitié sincère, et qui, seules entre toutes les femmes, ont reçu ce nom du mot amitié (ἑταιρεία), ou du surnom même de Vénus, que les Athéniens ont qualifiée d'Hétaire.» Le mot fut bientôt détourné de sa première acception, et on le laissa en toute propriété aux femmes qui étaient, en effet, des amies faciles pour tout le monde. Cependant il y eut encore de fréquentes erreurs d'attribution, et les grammairiens crurent y remédier en modifiant l'accentuation du mot, avec lequel le poëte Ménandre jouait ainsi: «Ce que tu as fait, dit-il, n'est pas le propre des amis (ἑταίρων), mais des courtisanes (ἑταιρῶν).» On devine tout de suite le chemin qu'avait fait le mot original en partant de son sens honnête, lorsqu'on entend le poëte Éphippus, dans sa comédie intitulée le Commerce, caractériser en ces termes les caresses des bonnes amies: «Elle le baise, non en serrant les lèvres, mais bouche béante, comme font les oiseaux, et elle lui rend la gaieté.»

Ces bonnes amies, parmi lesquelles nous ne rangerons pas les dictériades, les aulétrides et les hétaires subalternes ou courtisanes vagabondes, occupaient à Athènes la place d'honneur dans le grand banquet de la Prostitution. Elles dominaient, elles éclipsaient les femmes honnêtes; elles avaient des clients et des flatteurs; elles exerçaient une influence permanente sur les événements politiques, en influant sur les hommes qui s'y trouvaient mêlés; elles étaient comme les reines de la civilisation attique. On peut les diviser en deux classes distinctes qui se faisaient des emprunts réciproques: les Familières et les Philosophes. Ces deux classes, également intéressantes et recherchées, constituaient l'aristocratie des prostituées. Les philosophes, à force de vivre dans la société des savants et des lettrés, apprenaient à imiter leur jargon et à se plaire dans leurs études; les familières, moins instruites ou moins pédantes, se recommandaient aussi par leur esprit, et s'en servaient également pour charmer les hommes éminents qu'elles avaient attirés par leur beauté ou par leur réputation. Chacune de ces grandes hétaires avait sa cour et son cortége d'adorateurs, de poëtes, de capitaines et d'artistes; chacune avait ses amitiés et ses haines; chacune, son crédit et son pouvoir. Ce fut sous Périclès et à son exemple, que les Athéniens se passionnèrent pour ces sirènes et pour ces magiciennes, qui firent beaucoup de mal aux mœurs et beaucoup de bien aux lettres et aux arts. Pendant cette période de temps, on peut dire qu'il n'y eut pas d'autres femmes en Grèce, et que les vierges et les matrones se tinrent cachées dans le mystère du gynécée domestique, tandis que les hétaires s'emparaient du théâtre et de la place publique. Ces hétaires étaient la plupart des citoyennes déchues, des beautés et des talents cosmopolites.

La préférence que les Athéniens de distinction accordaient à ces femmes-là sur leurs femmes légitimes, cette préférence ne se conçoit que trop, quand on compare les unes aux autres, quand on se rend compte du désenchantement qui accompagnait presque toujours les relations intimes d'un mari avec sa femme. Ce qui faisait le prestige d'une hétaire aurait fait la honte d'une femme mariée; ce qui faisait la gloire de celle-ci eût fait le ridicule de celle-là. L'une représentait le plaisir, l'autre le devoir; l'une appartenait à l'intérieur de la maison, et l'autre au dehors. Elles restèrent toutes deux dans les limites étroites de leur rôle, sans vouloir empiéter alternativement sur leur domaine réciproque. Le vieux poëte Simonide s'est plu à faire le portrait de la femme de bien, qu'il suppose issue de l'abeille: «Heureux le mortel qui en trouve une pour sa femme! dit-il. Seule parmi toutes les autres, le vice n'eut jamais d'accès dans son cœur; elle assure à son mari une vie longue et tranquille. Vieillissant avec lui dans le plus touchant accord; mère d'une famille nombreuse dont elle fait ses délices; distinguée parmi les autres femmes dont elle est l'exemple et la gloire, on ne la voit point perdre son temps à de vaines conversations. La modestie règne dans ses propos et semble donner plus d'éclat aux grâces qui l'accompagnent et qui se répandent sur toutes ses occupations.» Or, ces occupations consistaient en soins de ménage, en travaux d'aiguille, en fonctions d'épouse, de nourrice ou de mère. Simonide compte neuf autres espèces de femmes, qu'il suppose créées avec les éléments du pourceau, du renard, du chien, du singe, de la jument, du chat et de l'âne: c'était, selon ce grossier satirique, dans ces diverses espèces qu'il fallait chercher les hétaires.

«Le nom d'une femme honnête, dit Plutarque, doit être, ainsi que sa personne, enfermé dans sa maison.» Thucydide avait exprimé la même idée, longtemps avant lui: «La meilleure femme est celle dont on ne dit ni bien ni mal.» Cette maxime résume le genre de vie que menait la matrone athénienne. Elle ne sortait pas de sa maison; elle ne paraissait ni aux jeux publics ni aux représentations du théâtre; elle ne se montrait dans les rues, que voilée et décemment vêtue, sous peine d'une amende de 1,000 drachmes que lui imposaient alors les magistrats nommés ginecomi, en faisant afficher la sentence aux platanes du Céramique. Elle n'avait d'ailleurs aucune lecture, aucune instruction; elle parlait mal sa langue, et elle n'entendait rien aux raffinements de la politesse, aux variations de la mode, aux plus simples notions de la philosophie. Elle n'inspirait donc à son époux d'autre sentiment qu'une froide ou tendre estime. Un mari qui se fût permis d'aimer sa femme avec transport et avec volupté, aurait été blâmé de tout le monde, suivant l'axiome formulé par Plutarque: «On ne peut pas vivre avec une femme honnête comme avec une épouse et une hétaire à la fois.» L'empire de la femme mariée finissait à la porte de sa maison, là où commençait celui du mari; elle n'avait donc pas le droit de le suivre ni de le troubler dans sa vie extérieure, et elle était censée ignorer ce qui se passait hors de chez elle. Toutefois, dans certaines circonstances, en vertu d'une ancienne loi tombée en désuétude, elle pouvait se plaindre aux magistrats et demander le divorce, si les excès de son mari lui devenaient insupportables. Ainsi, Hipparète, chaste épouse d'Alcibiade qu'elle aimait, et dont l'inconstance la désolait, voyant que ce mari libertin la délaissait pour fréquenter des étrangères de mauvaise vie, se retira chez son frère et réclama le divorce. Alcibiade prit gaiement la chose et déclara que sa femme devait apporter chez l'archonte les pièces du divorce: elle y vint, Alcibiade y vint aussi; mais, au lieu de se justifier, il emporta entre ses bras la plaignante, qu'il ramena de la sorte au domicile conjugal. Ordinairement les matrones ne se plaignaient pas, de peur de paraître abdiquer leur dignité. Le seul privilége dont elles fussent jalouses, c'était la légitimité des enfants issus du mariage légal. Démosthène conjurait l'aréopage de condamner la courtisane Nééra, «pour que des femmes honnêtes, disait-il, ne fussent pas mises au même rang qu'une prostituée; pour que des citoyennes, élevées avec sagesse par leurs parents, et mariées suivant les lois, ne fussent pas confondues avec une étrangère qui plusieurs fois en un jour s'était livrée à plusieurs hommes, de toutes les manières les plus infâmes, et au gré de chacun.»

Les hétaires avaient donc d'invincibles avantages sur les femmes mariées: elles ne paraissaient qu'à distance, il est vrai, dans les cérémonies religieuses; elles ne participaient point aux sacrifices, elles ne donnaient pas le jour à des citoyens; mais combien de compensations douces et fières pour leur vanité de femme! Elles faisaient l'ornement des jeux solennels, des exercices guerriers, des représentations scéniques; elles seules se promenaient sur des chars, parées comme des reines, brillantes de soie et d'or, le sein nu, la tête découverte; elles composaient l'auditoire d'élite dans les séances des tribunaux, dans les luttes oratoires, dans les assemblées de l'Académie; elles applaudissaient Phidias, Apelles, Praxitèle et Zeuxis, après leur avoir fourni des modèles inimitables; elles inspiraient Euripide et Sophocle, Ménandre, Aristophane et Eupolis, en les encourageant à se disputer la palme du théâtre. Dans les occasions les plus difficiles, on ne craignait pas de se guider d'après leurs conseils; on répétait partout leurs bons mots, on redoutait leur critique, on était avide de leurs éloges. Malgré leurs mœurs habituelles, malgré le scandale de leur métier, elles rendaient hommage aux belles actions, aux nobles ouvrages, aux grands caractères, aux talents sublimes. Leur blâme ou leur approbation était une récompense ou un châtiment, qu'on ne détournait pas aisément de la vérité et de la justice. Leur charmant esprit, cultivé et fleuri, créait autour d'elles l'émulation du beau et la recherche du bien, répandait les leçons du goût, perfectionnait les lettres, les sciences et les arts, en les illuminant des feux de l'amour. Là était leur force, là était leur séduction. Admirées et aimées, elles excitaient leurs adorateurs à se rendre dignes d'elles. Sans doute elles étaient les causes flétrissantes de bien des débauches, de bien des prodigalités, de bien des folies; quelquefois elles amollissaient les mœurs, elles dégradaient certaines vertus publiques, elles affaiblissaient les caractères et dépravaient les âmes; mais en même temps elles donnaient de l'élan à de généreuses pensées, à des actes honorables de patriotisme et de courage, à des œuvres de génie, à de riches inventions de poésie et d'art.

Leur action était surtout bienfaisante contre un vice odieux et méprisable, qui, originaire de Crète, s'était propagé dans toute la Grèce et jusqu'au fond de l'Asie. L'auteur du Voyage d'Anacharsis dit avec raison que les lois protégeaient les courtisanes pour corriger des excès plus scandaleux. Les liaisons amicales des jeunes Grecs dégénéraient d'ordinaire, excepté à Sparte, en débauches infâmes, que l'habitude avait fait passer dans les mœurs, et que d'indignes philosophes avaient la turpitude d'encourager. Solon avait déjà fondé son fameux dictérion, et taxé à une obole le service public qu'on y trouvait, pour fournir une distraction facile aux goûts dissolus des Athéniens, et pour faire une concurrence morale au désordre honteux de l'amour antiphysique; mais cette concurrence fut bien plus active et plus puissante, lorsque les hétaires se chargèrent de l'établir. Elles firent rougir ceux qui les approchaient après s'être souillés dans un immonde commerce réprouvé par la nature; elles employèrent tous les artifices de la coquetterie, pour être préférées aux jeunes garçons qui servaient d'auxiliaires à la Prostitution la plus abominable; mais elles n'eurent pas toujours l'avantage sur ces efféminés, au menton épilé, aux cheveux ondoyants, aux ongles polis, aux pieds parfumés. Il y avait des perversités incorrigibles, et les débauchés, qui leur rendaient hommage avec le plus d'enthousiasme, réservaient une part de leurs appétits sensuels pour un autre culte que le leur. L'opinion, par malheur, ne venait point en aide aux admonitions et au bon exemple des courtisanes, qui frappaient en vain de réprobation les souillures que tolérait l'indulgence des hommes. Tous les jours, à Athènes et à Corinthe, les marchands d'esclaves amenaient de beaux jeunes garçons, qui n'avaient pas d'autre mérite que leur figure et leur beauté physique: le prix de ces esclaves ne faisait pas baisser pourtant celui des hétaires, mais on les achetait souvent fort cher pour leur donner dans la maison l'emploi des concubines. L'honnêteté publique et la pudeur conjugale ne s'indignaient pas de cette abomination. Quant aux jeunes citoyens, qui, comme Alcibiade, par leurs grâces corporelles et leur séduisante physionomie, excitaient beaucoup de ces passions ignobles, ils étaient honorés au lieu d'être conspués; ils occupaient la première place dans les jeux; ils portaient des habits d'étoffe précieuse qui les faisaient reconnaître; ils recueillaient sur leur passage l'éclatant témoignage de l'immoralité publique. C'étaient là les rivaux que les hétaires essayaient constamment de détrôner ou d'effacer; c'était là le triomphe de la corruption, contre lequel les hétaires protestaient sans cesse. Lorsque Alcibiade se fut fait peindre, pour ainsi dire, sous ses deux faces, nu et recevant la couronne aux jeux Olympiques, nu et encore vainqueur sur les genoux de la joueuse de flûte Néméa, les hétaires d'Athènes formèrent une ligue pour faire exiler cet Adonis qui leur causait un si grave préjudice. Elles se bornaient parfois à combattre leurs adversaires par le mépris et le ridicule. Dans un Dialogue de Lucien, une aulétride, Drosé, est privée de son amant, le jeune Clinias; c'est Aristénète, «le plus infâme des philosophes,» dit-elle, qui le lui a enlevé: «Quoi! s'écrie Chélidonium, ce visage renfrogné et hérissé, cette barbe de bouc, qu'on voit se promener au milieu des jeunes gens dans le Pœcile!» Drosé lui raconte alors que depuis trois jours Aristénète, qui s'est emparé de cet innocent, promet de l'élever au rang des dieux, et lui fait lire les Colloques obscènes des anciens philosophes: «En un mot, dit-elle, il assiége le pauvre jeune homme!—Courage! nous l'emporterons, répond Chélidonium; je veux écrire sur les murs du Céramique: Aristénète est le corrupteur de Clinias.»

Les hétaires fuyaient donc les philosophes qui corrompaient ainsi la jeunesse, mais elles recherchaient ceux qui avaient une philosophie moins hostile aux femmes. Elles faisaient encore plus de cas des poëtes et des auteurs comiques, parce qu'elles participaient presque à leurs succès: «Que serait Ménandre sans Glycère? écrit cette spirituelle hétaire au grand comique grec. Quelle autre te servirait comme moi, qui te prépare tes masques, qui te donne tes habits, qui sais me présenter à temps sur l'avant-scène, saisir les applaudissements du côté d'où ils partent, et les déterminer à propos par le battement de mes mains?» Poëtes et auteurs comiques n'étaient pas riches, et ne pouvaient guère payer qu'en vers les faveurs qu'on leur accordait; mais ces vers ajoutaient du moins à la célébrité de celle qui les avait inspirés, et elle était sûre aussi d'échapper aux sarcasmes du poëte: «Je te demande avec instance, mon cher Ménandre, écrivait la même Glycère, de mettre au rang de tes pièces favorites la comédie dans laquelle tu me fais jouer le principal rôle, afin que si je ne t'accompagne pas en Égypte, elle me fasse connaître à la cour de Ptolémée, et qu'elle apprenne à ce roi l'empire que j'ai sur mon amant.» Cette comédie portait le nom même de Glycère. D'autres courtisanes voulurent avoir de même leur nom en titre de comédie, et l'on vit Anaxilas, Eubule et d'autres se prêter au caprice de leurs maîtresses. Quant aux philosophes qui n'avaient pas de semblables moyens d'illustrer ces belles capricieuses, et de les mettre à la mode, ils étaient traités par elles avec moins d'égards, et si on ne leur riait pas au nez, si ou ne leur tirait pas la barbe, on leur tournait souvent le dos, surtout s'ils parlaient trop: «Sera-ce, écrivait Thaïs à Euthydème, sera-ce parce que nous ignorons la cause de la formation des nuées et la propriété des atomes, que nous vous paraissons au-dessous des sophistes? Mais sachez que j'ai perdu mon temps à m'instruire de ces secrets de votre philosophie, et que j'en ai raisonné peut-être avec autant de connaissance que votre maître.» C'était pourtant Aristote à qui Thaïs osait faire ainsi la grimace, en l'accusant d'avoir une feinte aversion pour les femmes: «Pensez-vous qu'il y ait, disait-elle, tant de différence entre un sophiste et une courtisane? S'il y en a, ce n'est que dans les moyens qu'ils emploient pour persuader; l'un et l'autre ont le même but: recevoir.» Elle voulait parier avec Euthydème qu'elle viendrait à bout, en une nuit, de cette austérité factice, et qu'elle forcerait bien Aristote à se contenter des plaisirs ordinaires. Les courtisanes étaient toujours en dispute avec les philosophes, avec qui elles se raccommodaient pour se brouiller de nouveau. Leur gros grief contre la philosophie semble avoir été surtout son indulgence ou son penchant pour les amours extraordinaires.

Si les philosophes n'avaient pas la force d'âme de résister aux attraits d'une courtisane, on ne doit pas s'étonner que les plus grands hommes de la Grèce aient cédé également à leurs séductions. On en citerait bien peu qui soient restés maîtres d'eux-mêmes en présence de tous les enchantements de la beauté, de la grâce, de l'instruction et de l'esprit. Les rois aussi mettaient leur diadème aux pieds de ces dominatrices charmantes, à l'instar de Gygès, roi de Lydie, qui pleurant une courtisane lydienne, qu'il jugeait incomparable, lui fit élever un tombeau pyramidal si élevé qu'on l'apercevait de tous les points de ses États. Parmi les rois que les courtisanes grecques subjuguèrent avec le plus d'adresse, nous avons déjà cité les Ptolémées d'Égypte. Alexandre le Grand, qui emmenait avec lui, dans ses expéditions, l'Athénienne Thaïs, semblait avoir légué avec son vaste empire à ses successeurs le goût des hétaires grecques et des joueuses de flûte ioniennes. Quelques-unes de ces favorites, plus habiles ou plus heureuses que leurs concurrentes, réussirent à se faire épouser. Ainsi, après la mort d'Alexandre, Thaïs, qu'il avait presque divinisée en l'aimant, se maria avec un de ses généraux, Ptolémée, qui fut roi d'Égypte, et qui eut d'elle trois enfants. Les hétaires cependant n'étaient pas aptes à fournir une nombreuse progéniture; la plupart restaient stériles. L'histoire mentionne néanmoins plusieurs hommes illustres qui eurent pour mères des courtisanes: Philétaire, roi de Pergame, était fils de Boa, joueuse de flûte paphlagonienne; le général athénien Timothée, fils d'une courtisane de Thrace; le philosophe Bion, fils d'une hétaire de Lacédémone, et le grand Thémistocle, fils d'Abrotone, dictériade taxée à une obole.

CHAPITRE XI.

Sommaire.—Les hétaires philosophes.—La Prostitution protégée par la philosophie.—Systèmes philosophiques de la Prostitution.—La Prostitution lesbienne.—La Prostitution socratique.—La Prostitution cynique.—La Prostitution épicurienne.—Philosophie amoureuse de Mégalostrate, maîtresse du poëte Alcman.—Sapho.—Cléis, sa fille.—Sapho mascula.—Ode saphique traduite par Boileau Despréaux.—Les élèves de Sapho.—Amour effréné de Sapho pour Phaon.—Source singulière de cet amour.—Suicide de Sapho.—Le saut de Leucade.—L'hétaire philosophe Lééna, maîtresse d'Harmodius et d'Aristogiton.—Son courage dans les tourments.—Sa mort héroïque.—Les Athéniens élèvent un monument à sa mémoire.—L'hétaire philosophe Cléonice.—Meurtre involontaire de Pausanias.—L'hétaire philosophe Thargélie.—Mission difficile et délicate dont la chargea Xerxès, roi de Perse.—Son mariage avec le roi de Thessalie.—Aspasie.—Son cortége d'hétaires.—Elle ouvre une école à Athènes, et y enseigne la rhétorique.—Amour de Périclès pour cette courtisane philosophe.—Chrysilla.—Périclès épouse Aspasie.—Socrate et Alcibiade, amants d'Aspasie.—Dialogue entre Aspasie et Socrate.—Pouvoir d'Aspasie sur l'esprit de Périclès.—Guerres de Samos et de Mégare.—Aspasie et la femme de Xénophon.—Aspasie accusée d'athéisme par Hermippe.—Périclès devant l'aréopage.—Acquittement d'Aspasie.—Exil du philosophe Anaxagore et du sculpteur Phidias, amis d'Aspasie.—Mort de Périclès.—Aspasie se remarie avec un marchand de grains.—Croyance des Pythagoriciens sur l'âme d'Aspasie.—La seconde Aspasie, dite Aspasie Milto.—Le cynique Cratès.—Passion insurmontable que ressentit Hipparchia pour ce philosophe.—Leur mariage.—Cynisme d'Hipparchia.—Les hypothèses de cette philosophe.—Portrait des disciples de Diogène par Aristippe.—Les hétaires pythagoriciennes.—La mathématicienne Nicarète, maîtresse de Stilpon.—Philénis et Léontium, maîtresses d'Épicure. Amour passionné d'Épicure pour Léontium.—Lettre de cette courtisane à son amie Lamia.—Son amour pour Timarque, disciple d'Épicure.—Son portrait par le peintre Théodore.—Ses écrits.—Sa fille Danaé, concubine de Sophron, gouverneur d'Éphèse.—Mort de Danaé.—Archéanasse de Colophon, maîtresse de Platon.—Bacchis de Samos, maîtresse de Ménéclide, etc.—Célébration des courtisanes par les philosophes et les poëtes.

Il faut attribuer surtout l'origine et le progrès de l'hétairisme grec aux courtisanes qui s'intitulaient philosophes, parce qu'elles suivaient les leçons des philosophes, et servaient à leurs amours. Ces philosophes hétaires avaient mis de la sorte la Prostitution sous l'égide de la philosophie, et toutes les femmes, qui, par tempérament, par cupidité ou par paresse, s'abandonnaient aux dérèglements d'une vie impudique, pouvaient s'autoriser de l'exemple et des prouesses de Sapho, d'Aspasie et de Léontium. Il y eut sans doute un grand nombre d'hétaires qui se distinguèrent dans les différentes écoles de philosophie, mais l'histoire n'a consacré que dix ou douze noms, qui représentent seuls pendant plus de trois siècles le dogme et le culte de l'hétairisme, si l'on peut appliquer ce mot-là au système philosophique de la Prostitution. Ce système nous paraît avoir eu quatre formes et quatre phases distinctes, que nous nommerons lesbienne, socratique, cynique et enfin épicurienne. On voit, par ces dénominations arbitraires, que Sapho, Socrate, Diogène et Épicure sont les patrons, sinon les auteurs, des doctrines que les hétaires philosophes se chargeaient de répandre dans le domaine de leurs attributions érotiques. Sapho prêcha l'amour des femmes; Socrate, l'amour spirituel; Diogène, l'amour grossièrement physique; Épicure, l'amour voluptueux. C'étaient là quatre amours dont les courtisanes de la philosophie se partageaient la propagande, et qui trouvaient ensuite plus ou moins de prosélytes parmi les hétaires familières auxquelles appartenait la direction suprême des plaisirs publics.

La plus ancienne philosophe qui ait laissé un souvenir dans la légende des courtisanes grecques, c'est Mégalostrate, de Sparte, qui fut aimée du poëte Alcman, et qui philosophait, poétisait et faisait l'amour, 674 ans avant Jésus-Christ. Sa philosophie était purement amoureuse, et il est permis de la regarder comme le prélude de l'épicuréisme. Alcman, selon le témoignage d'Athénée, fut le prince des poëtes érotiques, et comme il fut aussi le plus fougueux coureur de femmes (erga mulieres petulantissimum, dit la version latine qui ne dit pas tout), on comprend qu'il ait été le plus gros mangeur que l'antiquité s'honore d'avoir produit. Il passait à table ses jours et ses nuits, Mégalostrate couchée à ses côtés, et il chantait sans cesse un hymne à l'amour, que Mégalostrate répétait à l'unisson. Dans une épigramme de ce poëte, épigramme citée par Plutarque, le joyeux Alcman remarque, entre deux libations, que s'il eût été élevé à Sarde, patrie de ses ancêtres, il serait devenu un pauvre prêtre de Cybèle, privé de ses parties viriles, tandis qu'il est supérieur aux rois de Lydie, comme citoyen de Lacédémone, et comme amant de Mégalostrate. Après cette belle philosophe, qui n'empêcha pas son cher Alcman de mourir dévoré par les poux, il y a une espèce de lacune dans la philosophie érotique. Sapho, de Mitylène, invente l'amour lesbien, et le proclame supérieur à celui dont les femmes s'étaient contentées jusque-là. Sapho n'en avait pas toujours pensé ainsi, et elle n'en pensa pas toujours de même. Elle fut mariée d'abord à un riche habitant de l'île d'Andros, nommé Cercala, et elle en eut une fille qu'elle appela Cléis, du nom de sa mère; mais, étant devenue veuve, par un désordre de son imagination et de ses sens, elle se persuada que chaque sexe devait se concentrer sur lui-même et s'éteindre dans un embrassement stérile. Elle était poëte, elle était philosophe: ses discours, ses poésies lui firent beaucoup de partisans, surtout chez les femmes, qui n'écoutèrent que trop ses mauvais conseils. Quoique Platon l'ait gratifiée de l'épithète de belle, quoique Athénée se soit fié là-dessus à l'autorité de Platon, il est plus probable que Maxime de Tyr, qui nous la peint noire et petite, se conformait à la tradition la plus authentique. Ovide ne nous la montre pas autrement, et la savante madame Darcier ajoute au portrait de cette illustre Lesbienne, qu'elle avait les yeux extrêmement vifs et brillants. De plus, Horace, en lui attribuant la qualification de mascula, répétée par Ausone avec le même sens, s'est conformé à une opinion généralement reçue, qui voulait que Sapho eût été hermaphrodite, comme les faits parurent le prouver.

Sans doute, la poétesse Sapho, née d'une famille distinguée de Lesbos, et possédant une fortune honorable, ne se prostituait pas à prix d'argent, mais elle tenait une école de Prostitution, où les jeunes filles de son gynécée apprenaient de bonne heure un emploi extra-naturel de leurs charmes naissants. On a voulu inutilement réhabiliter les mœurs et la doctrine de Sapho: il suffit de la fameuse ode, qui nous est restée parmi les fragments de ses poésies, pour démontrer aux plus incrédules que, si Sapho n'était pas hermaphrodite, elle était du moins tribade. (Diversis amoribus est diffamata, dit Lilio Gregorio Giraldi dans un de ses Dialogues, adeo ut vulgo tribas vocaretur.) Cette ode, ce chef-d'œuvre de la passion hystérique, retrace la fièvre brûlante, l'extase, le trouble, les langueurs, le désordre et même la dernière crise de cette passion, plus délirante, plus effrénée que tous les autres amours. On ignore le nom de la Lesbienne à qui est adressée l'ode saphique, dont le froid Boileau Despréaux a rendu le mouvement et le coloris avec plus de chaleur et d'art que ses nombreux concurrents:

Heureux qui près de toi pour toi seule soupire,
Qui jouit du plaisir de t'entendre parler,
Qui te voit quelquefois doucement lui sourire!
Les dieux, dans son bonheur, peuvent-ils l'égaler?
Je sens de veine en veine une subtile flamme
Courir par tout mon corps, sitôt que je te vois;
Et dans les doux transports où s'égare mon âme,
Je ne saurais trouver de langue ni de voix.
Un nuage confus se répand sur ma vue,
Je n'entends plus, je tombe en de molles langueurs;
Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
Un frisson me saisit, je tombe, je me meurs!

On a essayé, mal à propos, de faire honneur à Phaon des sentiments et des sensations que Sapho exprime dans cette admirable pièce, qui nous fait tant regretter la perte de ses ouvrages; mais, d'un bout à l'autre, l'ode s'adresse à une personne du genre féminin. On est donc réduit à la laisser sans nom au milieu de l'école de Sapho, qui eut pour élèves ou pour amantes Amycthène, Athys, Anactorie, Thélésylle, Cydno, Eunica, Gongyle, Anagore, Mnaïs, Phyrrine, Cyrne, Andromède, Mégare, etc. Quelle que fût celle qui a inspiré l'ode sublime dont nous devons la conservation au rhéteur Longin, cette ode, qui offre une description si fidèle et si vraie de la fièvre saphique, a été enregistrée par la science médicale de l'antiquité, comme un monument diagnostique de cette affection. L'abbé Barthélemy, dans son Voyage d'Anacharsis, se borne à dire que Sapho «aima ses élèves avec excès, parce qu'elle ne pouvait rien aimer autrement.» La nature, en effet, avait ébauché en elle l'organe masculin en développant celui de son sexe. Ce fut, dit-on, l'amour incestueux de son frère Charaxus, ce fut la rivalité qu'elle rencontra de la part d'une courtisane égyptienne, nommée Rhodopis, ce fut surtout le triomphe de sa rivale, qui conduisirent Sapho à la recherche d'une nouvelle manière d'aimer. Elle vivait donc dans la compagnie de ses Lesbiennes, et elle oubliait que les hommes protestaient contre ses façons de faire, lorsque Vénus, pour la punir, lui envoya Phaon. Elle l'aima aussitôt et elle ne réussit point à vaincre les mépris de ce bel indifférent. Pline raconte que cet amour légitime était venu d'une source singulière: Phaon aurait trouvé sur son chemin une racine d'éryngium blanc, au moment où Sapho passait par là. Le vieux traducteur de Pline explique en ces termes ce curieux passage de l'Histoire naturelle: «Il y en a qui disent que la racine de l'éryngium blanc (qui est fort rare) est faite à mode de la nature d'un homme ou d'une femme; et tient-on que si un homme en rencontre une qui soit faite à mode du membre de l'homme, il sera bien aimé des femmes, et a-t-on opinion que cela seul induisit la jeune Sapho à porter amitié à Phao, Lesbien.» Cette amitié fut telle, que Sapho, désespérée par les froideurs de Phaon, se jeta dans la mer, du haut du rocher de Leucade, pour étouffer sa flamme avec sa vie. Elle avait malheureusement trop instruit ses écolières, pour qu'elles renonçassent à leurs premières amours, et sa philosophie, qui n'était que la quintessence de l'amour lesbien, ne cessa jamais d'avoir des initiées, particulièrement chez les courtisanes. Quelques-unes d'entre elles, pour échapper aux poursuites des hommes qu'elles trouvaient aimables, se précipitèrent aussi du Saut de Leucade, afin de se guérir d'une passion que Sapho regardait comme une honte et comme une servitude.

L'école de Sapho, par bonheur pour l'espèce humaine, ne fut toutefois qu'une exception qui ne pouvait prévaloir contre le véritable amour. L'hétaire Lééna, la philosophe, qu'on ne confondra point avec la favorite de Démétrius Poliorcète, n'avait pas été pervertie par l'esprit de contradiction des Lesbiennes; elle exerçait franchement et honorablement son métier de courtisane à Athènes; elle était l'amie, la maîtresse d'Harmodius et d'Aristogiton; elle conspira avec eux contre le tyran Pisistrate et son fils Hippias, 514 ans avant l'ère moderne. On s'empare d'elle, on la met à la torture, on veut qu'elle nomme ses complices, et qu'elle révèle le secret de la conspiration; mais elle, pour être plus sûre de garder ce secret, se coupe la langue avec ses dents et la crache au visage de ses bourreaux. On croit qu'elle périt dans les tourments. Les Athéniens, pour honorer sa mémoire, lui élevèrent un monument, représentant une lionne sans langue, en airain, qui fut placé à l'entrée du temple dans la citadelle d'Athènes. Ce n'est pas le seul acte de courage et de fierté que présentent les annales des courtisanes grecques. Une autre philosophe, Cléonice, hétaire de Byzance, s'était fait connaître par sa beauté et par divers écrits de morale. Ce fut sa réputation qui la désigna aux préférences de Pausanias, fils du roi de Sparte Cléombrote. Ce général demanda qu'on lui envoyât cette belle philosophe, pour le distraire des fatigues de la guerre. Cléonice arriva au camp, la nuit, pendant que Pausanias dormait: elle ne voulut point qu'on l'éveillât; elle fit seulement éteindre les lampes qui veillaient auprès du général endormi, et elle s'avança dans les ténèbres vers la couche du prince, qui, réveillé en sursaut par le bruit d'une lampe qu'elle renverse, croit à la présence d'un assassin, saisit son poignard et le lui plonge dans le sein. Depuis cette fatale méprise, chaque nuit lui faisait revoir le fantôme de Cléonice qui lui reprochait ce meurtre involontaire; il la conjurait en vain de s'apaiser et de lui pardonner; elle lui annonça qu'il ne serait délivré de cette sanglante apparition qu'en revenant à Sparte. Il y revint, mais pour y mourir de faim dans le temple de Minerve, où il s'était réfugié, afin d'échapper à la vengeance de ses concitoyens qui l'accusaient de trahison (471 ans avant Jésus-Christ).

L'ère des courtisanes avait commencé en Grèce à l'époque où Cléonice alliait les séductions de l'amour aux enseignements de la philosophie. Une autre philosophe de la même espèce, Thargélie, de Milet, avait été chargée d'une mission aussi difficile que délicate par Xerxès, roi de Perse, qui méditait la conquête de la Grèce: cette hétaire, aussi remarquable par son esprit et son instruction, que par sa beauté et ses grâces, servait d'instrument politique à Xerxès; elle devait lui gagner les principales villes grecques, en inspirant de l'amour aux chefs qui les défendaient; elle réussit, en effet, dans cette première partie de sa galante mission: elle captiva successivement quatorze chefs, qui furent ses amants sans vouloir être les serviteurs du roi de Perse. Celui-ci, en pénétrant dans la Grèce par le passage des Thermopyles, se vit obligé d'emporter d'assaut les villes dont Thargélie croyait lui avoir assuré la possession. Thargélie s'était fixée à Larisse, et le roi de Thessalie l'avait épousée: elle cessa d'être hétaire, mais elle resta philosophe. La haute destinée de cette courtisane excita l'ambition d'une autre Milésienne, qui l'éclipsa bientôt dans la carrière des lettres et de la fortune. Aspasie, originaire de Milet, comme Thargélie, après avoir été dictériade à Mégare, épousa Périclès, l'illustre chef de la république d'Athènes.

Elle était venue à Athènes, vers le milieu du cinquième siècle avant l'ère moderne; elle y était venue avec un brillant cortége d'hétaires qu'elle avait formées, et dont elle dirigeait habilement les opérations. Ces hétaires n'étaient pas des esclaves étrangères, savantes seulement dans l'art de la volupté; c'étaient de jeunes Grecques, de condition libre, nourries des leçons de la philosophie que professait leur éloquente institutrice, et initiées à tous les mystères de la galanterie la plus raffinée. Aspasie avait aussi des moyens de séduction toujours prêts pour toutes les circonstances, et elle exerçait, par l'intermédiaire de ses élèves, l'influence qu'elle ne daignait pas tirer de ses propres ressources. Elle ouvrit son école et y enseigna la rhétorique: les citoyens les plus considérables furent ses auditeurs et ses admirateurs. Périclès, qui s'était épris de cette philosophe, entraînait à sa suite, non-seulement les généraux, les orateurs, les poëtes, tous les hommes éminents de la république, mais encore les femmes et les filles de ces citoyens, que l'amour de la rhétorique rendait indulgentes pour tout le reste. Elles y allaient «pour l'ouïr deviser,» dit Plutarque dans la naïve traduction de Jacques Amyot, aumônier de Charles IX et évêque d'Auxerre, «combien qu'elle menast un train qui n'estoit guères honneste, parce qu'elle tenoit en sa maison de jeunes garces qui faisoient gain de leur corps.» Ce fut par là qu'elle acheva de captiver Périclès qui l'aimait à la passion, mais qui n'était pas indifférent aux ragoûts de libertinage qu'elle lui préparait. Aspasie se montrait partout en public, au théâtre, au tribunal, au lycée, à la promenade, comme une reine entourée de sa cour; elle s'était fait, d'ailleurs, une royauté plus rare et moins lourde à porter que toutes les autres: elle seule donnait le ton à la mode; elle seule dictait des lois aux Athéniens et même aux Athéniennes pour tout ce qui concernait les habits, le langage, les opinions, les mœurs mêmes, car elle mit en honneur l'hétairisme et elle lui ôta, pour ainsi dire, sa tache originelle. Les jeunes Grecques, en dépit de leur naissance, descendirent du rang de citoyennes à celui de courtisanes, et se proclamèrent philosophes à l'exemple d'Aspasie.

Périclès, avant d'aimer Aspasie, avait aimé Chrysilla, fille de Télée de Corinthe; mais ce premier amour passa sur son union conjugale, sans la dissoudre ni la troubler. Dès qu'il eut connu Aspasie, il ne songea plus qu'à rompre son mariage, pour en contracter un nouveau avec elle. Il amena donc sa femme à consentir au divorce, et il put alors, en se remariant, introduire dans sa maison la belle philosophe qu'on appelait dans les tavernes la dictériade de Mégare. Périclès était fort amoureux, mais il n'était pas jaloux; il laissait Aspasie fréquenter Socrate et Alcibiade, qui l'avaient possédée avant lui: «Il n'allait jamais au sénat, rapporte Plutarque, et il n'en revenait jamais, sans donner un baiser à son Aspasie.» Les commentateurs n'ont pas dédaigné de s'occuper de ce baiser quotidien du départ et du retour: ils l'ont supposé aussi tendre que Périclès était capable de le faire. Ensuite, Aspasie demeurait seule avec Socrate ou Alcibiade, et elle ne se consacrait pas uniquement à la philosophie, en attendant Périclès. L'entretien roulait entre nos philosophes sur des sujets érotiques, et l'on regrette d'apprendre que cette charmante femme tolérait, encourageait même chez ses deux amis les désordres les plus repoussants. Platon nous a conservé un fragment d'un dialogue entre Socrate et Aspasie: «Socrate, j'ai lu dans ton cœur, lui dit-elle; il brûle pour le fils de Dinomaque et de Clinias. Écoute, si tu veux que le bel Alcibiade te paye de retour, sois docile aux conseils de ma tendresse.—O discours ravissants! s'écrie Socrate, ô transports!... Une sueur froide a parcouru mon corps, mes yeux sont remplis de larmes...—Cesse de soupirer, interrompt-elle; pénètre-toi d'un enthousiasme sacré; élève ton esprit aux divines hauteurs de la poésie: cet art enchanteur t'ouvrira les portes de son âme. La douce poésie est le charme des intelligences; l'oreille est le chemin du cœur, et le cœur l'est du reste.» Socrate, de plus en plus attendri, ne sait que pleurer et cache son front chauve entre ses mains: «Pourquoi pleures-tu, mon cher Socrate? Il troublera donc toujours ton cœur, cet amour qui s'est élancé, comme l'éclair, des yeux de ce jeune homme insensible? Je t'ai promis de le fléchir pour toi!...» La complaisante Aspasie ne paraît pas trop piquée du successeur que Socrate veut lui donner, elle qui avait eu les prémices de cette austère sagesse. «Vénus se vengea de lui, dit le poëte élégiaque Hermésianax, en l'enflammant pour Aspasie; son esprit profond n'était plus occupé que des frivoles inquiétudes de l'amour. Toujours il inventait de nouveaux prétextes pour retourner chez Aspasie, et lui, qui avait démêlé la vérité dans les sophismes les plus tortueux, ne pouvait trouver d'issue aux détours de son propre cœur.»

Aspasie ne manifesta jamais mieux son pouvoir sur l'esprit de Périclès qu'en obtenant de lui qu'il déclarât la guerre aux Samiens, puis aux Mégariens. Dans ces deux guerres, elle accompagna son mari et ne se sépara point de sa maison d'hétaires. La guerre de Samos ne fut pour elle qu'un souvenir d'intérêt à l'égard de sa ville natale: Aspasie ne voulut pas que les Samiens, qui étaient alors en lutte avec les Milésiens, s'emparassent de Milet; elle promit du secours à ses compatriotes et elle leur tint parole. Quant à la guerre de Mégare, la cause en était moins honorable. Alcibiade, ayant entendu vanter les charmes de Simœthe, courtisane de Mégare, se rendit dans cette ville avec quelques jeunes libertins, et ils enlevèrent Simœthe en disant qu'ils agissaient pour le compte de Périclès. Les Mégariens usèrent de représailles et firent enlever aussi deux hétaires de la maison d'Aspasie. Celle-ci se plaignit amèrement, et voici la guerre déclarée. Cette guerre de Mégare fut le commencement de celle du Péloponèse. Aspasie, par sa présence et par l'aimable concours de ses filles, entretint le courage des capitaines de l'armée; pendant le siége de Samos surtout, les hétaires ne chômèrent pas, et elles firent de si énormes bénéfices, qu'elles remercièrent Vénus en lui élevant un temple aux portes de cette ville, qui n'avait pas résisté longtemps à l'armée de Périclès. Cette double guerre, qui coûtait, si glorieuse qu'elle fût, beaucoup de sang et d'argent, augmenta le nombre des ennemis d'Aspasie et accrut leur acharnement. Les femmes honnêtes, irritées de se voir préférer des courtisanes qui savaient mieux plaire, reprochèrent vivement à Aspasie et à ses compagnes de débaucher les hommes, et de faire tort aux amours légitimes. Aspasie rencontra la femme de Xénophon, qui criait plus haut que les autres; elle l'arrêta par le bras et lui dit en souriant: «Si l'or de votre voisine était meilleur que le vôtre, lequel aimeriez-vous mieux, le vôtre ou le sien?—Le sien, répondit en rougissant cette fière vertu.—Si ses habits et ses joyaux étaient plus riches que les vôtres, continua Aspasie, aimeriez-vous mieux les siens que les vôtres?—Oui, répliqua-t-elle sans hésiter.—Mais si son mari était meilleur que le vôtre, ne l'aimeriez-vous pas mieux aussi?» La femme de Xénophon ne répondit rien et s'enveloppa dans les plis de son voile.

Cependant les ennemis d'Aspasie redoublaient de malice et de perfidie. Les poëtes comiques, payés ou séduits, l'insultaient en plein théâtre: ils l'appelaient une nouvelle Omphale, une nouvelle Déjanire, pour exprimer le tort qu'elle faisait à Périclès. Cratinus alla jusqu'à la traiter de concubine impudique et déhontée. C'est alors qu'Hermippe, un de ces faiseurs de comédies, l'accusa d'athéisme devant l'aréopage, en ajoutant, dit le Plutarque d'Amyot, «qu'elle servait de maquerelle à Périclès, recevant en sa maison des bourgeoises de la ville, dont Périclès jouissait.» L'accusation suivit son cours; Aspasie comparut en face de l'aréopage, et elle eût été inévitablement condamnée à mort, si Périclès n'était venu en personne pour la défendre: il la prit dans ses bras, il la couvrit de baisers et il ne put trouver que des larmes; mais ces larmes eurent une éloquence qui sauva l'accusée. La même accusation atteignit ses amis, le philosophe Anaxagore et le sculpteur Phidias; mais Périclès ne put les préserver de l'exil qui les frappa, malgré les pleurs d'Aspasie. En perdant le grand homme qui l'avait réhabilitée, Aspasie ne resta pas fidèle à sa mémoire; elle lui donna pour successeur un grossier marchand de grains, nommé Lysiclès, qu'elle prit la peine de polir et de parfumer. Elle ne cessa point de professer la rhétorique, la philosophie et l'hétairisme. Elle mourut vers la fin du cinquième siècle avant Jésus-Christ. C'était une croyance des Pythagoriens, que son âme avait été celle de Pythagore, et qu'elle passa de son beau corps dans celui du hideux cynique Cratès. Son nom avait retenti jusqu'au fond de l'Asie, et la maîtresse de Cyrus le jeune, gouverneur de l'Asie-Mineure, voulut être nommée aussi Aspasie, en souvenir de la célèbre philosophe qu'elle essayait d'imiter. Cette seconde Aspasie, non moins remarquable par sa beauté et son esprit, hérita de la célébrité de son homonyme, et entra tour à tour dans le lit de deux rois de Perse, Artaxerxe et Darius. Elle était Phocéenne, et avant de prendre le surnom d'Aspasie, elle avait porté celui de Milto, c'est-à-dire vermillon, à cause de l'éclat de son teint.

Puisque Aspasie, par la grâce de la métempsycose, avait consenti à devenir le cynique Cratès, on s'étonnera moins de la préférence que la philosophe Hipparchia avait accordée à ce cynique, qui vivait en chien, 350 ans avant Jésus-Christ. Elle appartenait à une bonne famille d'Athènes; elle n'était pas laide; elle avait beaucoup d'intelligence et d'instruction; mais dès qu'elle eut écouté Cratès discutant sur les arcanes de la philosophie cynique, elle devint amoureuse de lui, et elle ne craignit pas de déclarer à ses parents qu'elle se livrerait à Cratès. On l'enferma: elle ne fit que soupirer pour Cratès. Sa famille alla supplier ce philosophe de s'employer à guérir cette obstinée, et il s'y employa de très-bonne foi. Quand il vit que ses raisons et ses avis n'avaient pas le moindre crédit auprès d'Hipparchia, il étala sa pauvreté devant elle, il lui découvrit sa bosse, il mit par terre son bâton, sa besace et son manteau: «Voilà l'homme que vous aurez, lui dit-il, et les meubles que vous trouverez chez lui. Songez-y bien, vous ne pouvez devenir ma femme, sans mener la vie que prescrit notre secte.» Hipparchia lui répondit qu'elle était prête à tout et qu'elle avait fait ses réflexions. Cratès fit aussi les siennes sur-le-champ, et en présence du peuple qui s'était rassemblé, il célébra ses noces dans le Pœcile. Depuis ce jour-là, Hipparchia s'attacha aux pas de Cratès, rôdant partout avec lui, l'accompagnant dans les festins, contre l'usage des femmes mariées, et ne se faisant aucun scrupule, suivant les expressions de Bayle, «de lui rendre le devoir conjugal au milieu des rues.» Telle était la prescription de la philosophie cynique. Saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, met en doute cette circonstance malhonnête, en disant (et nous nous servons de la traduction du vénérable Lamothe Levayer, précepteur de Monsieur, frère de Louis XIII) «qu'il ne peut croire que Diogène ni ceux de sa famille, qui ont eu la réputation de faire toutes choses en public, y prissent néanmoins une véritable et solide volupté, s'imaginant qu'ils ne faisoient qu'imiter sous le manteau cynique les remuements de ceux qui s'accouplent, pour imposer ainsi aux yeux des spectateurs.» Quoi qu'il en soit, les noces de Cratès et d'Hipparchia furent immortalisées par les cynogamies que les cyniques d'Athènes célébraient de la même manière sous le portique du Pœcile. Hipparchia était encore plus cynique que son Cratès, et rien ne pouvait la faire rougir. Un jour, dans un repas, elle posa un sophisme que l'athée Théodore résolut, en lui levant la jupe, suivant les expressions un peu hasardées dont se sert Ménage pour traduire Diogène-Laerce (ἀνέσυρε δ’ αὐτης θοιμἀτιον). Hipparchia ne bougea pas et le laissa faire. «Qu'est-ce que cela prouve?» lui dit-elle, en le voyant s'arrêter tout court. Il ne paraît pas que la philosophie de Diogène ait eu beaucoup de prestige pour les courtisanes, car, suivant les termes énergiques d'un poëte grec, «elle ne fit pas baisser le prix des parfums.» Hipparchia eut pourtant des élèves qui suivaient son vilain exemple, et qui faisaient rougir jusqu'aux dictériades. Elle composa plusieurs ouvrages de philosophie et de poésie, entre autres, des lettres, des tragédies et un traité sur les hypothèses, ce qui fit dire à une hétaire: «Tout chez elle est hypothèse, même l'amour.» Il y a dans le grec un jeu de mots fort libre, que peut faire comprendre l'étymologie d'hypothèse (ὑπὸ, sous, et θέσις, position). Hipparchia, en tant que courtisane, ne pouvait avoir de vogue que dans le monde cynique, car le portrait que le philosophe Aristippe nous a laissé des disciples de Diogène, donne des femmes de cette secte une idée assez peu engageante: «N'auriez-vous pas raison, dit-il, de vous moquer de ces hommes qui tirent vanité de l'épaisseur de leur barbe, d'un bâton noueux et d'un manteau en guenilles, sous lequel ils cachent la saleté la plus outrée et toute la vermine qui peut s'y loger? Que diriez-vous encore de leurs ongles qui ressemblent aux griffes d'une bête fauve?»

Les pythagoriciens étaient du moins, en dépit des préceptes de Socrate, mieux vêtus et mieux lavés; les hétaires qui se consacraient à ces philosophes et qui leur prêtaient une aide dévouée, n'avaient rien de repoussant dans leur toilette, et à travers les soins de la philosophie, elles prenaient le temps de soigner les choses matérielles. Ces hétaires ne faisaient pas fi du luxe, principalement celles de la secte d'Épicure. Avant lui, Stilpon, philosophe de Mégare, au milieu du quatrième siècle avant Jésus-Christ, avait introduit aussi les hétaires dans la secte des stoïciens, quoique cette secte regardât la vertu comme le premier des biens. Stilpon commença par être débauché et il en conserva toujours quelque chose, alors même qu'il recommandait à ses disciples de tenir en bride leurs passions: le fond de sa doctrine était l'apathie et l'immobilité. Sa maîtresse Nicarète, qu'il faut distinguer d'une courtisane du même nom, mère de la fameuse Nééra, protestait contre cette doctrine et partageait ses moments entre les mathématiques et l'amour. Née de parents honorables qui lui donnèrent une belle éducation, elle fut passionnée pour les problèmes de la géométrie et elle ne refusait pas ses faveurs à quiconque lui proposait une solution algébrique. Stilpon ne lui apprit que la dialectique; d'autres lui enseignèrent les propriétés des grandeurs qui font l'objet des mathématiques; Stilpon s'enivrait et dormait souvent; les autres n'en étaient que plus éveillés. Une secte philosophique qui avait des hétaires pour lui faire des partisans, ne manquait jamais de réussir. Si la mathématicienne Nicarète rendit des services multipliés aux stoïciens, Philénis et Léontium ne furent pas moins utiles aux épicuriens. Philénis, disciple et maîtresse d'Épicure, écrivit un traité sur la physique et sur les atomes crochus. Elle était de Leucade, mais elle n'en fit pas le saut, car elle n'avait point à se plaindre de la froideur de ses amants. Elle eut à sa disposition la jeunesse d'Épicure; Léontium ne connut ce philosophe que dans sa vieillesse: il ne l'en aima que davantage, et elle était bien embarrassée de lui rendre amour pour amour. «Je triomphe, ma chère reine, lui écrivait-il en réponse à une de ses lettres; de quel plaisir je me sens pénétré à la lecture de votre épître!» Diogène-Laerce n'a malheureusement cité que ce début épistolaire. Quant aux lettres de Léontium, on n'en a qu'une seule, adressée à son amie Lamia, et l'on peut juger, d'après cette lettre, que le vieil Épicure avait plus d'un rival préféré. Ses soupçons et sa jalousie n'étaient donc que trop justifiés. Léontium admirait le philosophe et abhorrait le vieillard.

«J'en atteste Vénus! écrit-elle à Lamia; oui, si Adonis pouvait revenir ici-bas et qu'il eût quatre-vingts ans, qu'il fût accablé des infirmités de cet âge, rongé par la vermine, couvert de toisons puantes et malpropres, ainsi que mon Épicure, Adonis lui-même me paraîtrait insoutenable.» Épicure est jaloux, avec raison, d'un de ses disciples, de Timarque, jeune et beau Céphisien, que Léontium lui préfère à juste titre. «C'est Timarque, dit-elle, qui le premier m'a initiée aux mystères de l'amour: il demeurait dans mon voisinage et je crois qu'il eut les prémices de mes faveurs. Depuis ce temps, il n'a cessé de me combler de biens: robes, argent, servantes, esclaves, joyaux des pays étrangers, il m'a tout prodigué.» Épicure n'est pas moins généreux, mais il n'en est pas plus aimable et il est cent fois plus jaloux; car, si Timarque souffre sans se plaindre la rivalité de son maître, celui-ci ne peut lui pardonner d'être jeune, beau et aimé. Épicure charge donc ses disciples favoris Hermaque, Metrodore, Polienos, de surveiller les deux amants et de les empêcher de se joindre. «Que faites-vous, Épicure? lui dit Léontium, qui essaye de l'apaiser. Vous vous traduisez vous-même en ridicule; votre jalousie va devenir le sujet des conversations publiques et des plaisanteries du théâtre, les sophistes gloseront sur vous.» Mais le barbon ne veut rien entendre: il exige qu'on n'aime que lui: «Toute la ville d'Athènes, fût-elle peuplée d'Épicures ou de leurs semblables, s'écrie Léontium poussée à bout, j'en jure par Diane, je ne les estimerais certainement pas tous ensemble autant que la moindre partie du corps de Timarque, voire le bout de son doigt!» Léontium demande un asile à Lamia, pour se mettre à l'abri des fureurs et des tendresses d'Épicure.

Elle ne s'épargnait pas, d'ailleurs, les distractions; elle avait, en même temps, un autre amant, le poëte Hermésianax, de Colophon, qui composa en son honneur une histoire des poëtes amoureux et qui lui réserva la plus belle place dans ce livre. Mais elle était plus préoccupée de philosophie que de poésie, et elle ne se trouvait jamais mieux que dans les délicieux jardins d'Épicure, où elle se prostituait publiquement avec tous les disciples du maître, auquel elle accordait aussi ses faveurs devant tout le monde. C'est Athénée qui nous fournit ces détails philosophiques. On est indécis, après cela, pour deviner la manière dont le peintre Théodore avait représenté Léontium en méditation: Leontium Epicuri cogitantem, dit Pline, qui fait l'éloge de ce portrait célèbre. Elle ne se bornait point à parler sur la doctrine d'Épicure: elle écrivait des ouvrages remarquables par l'élégance du style. Celui qu'elle rédigea contre le savant Théophraste faisait l'admiration de Cicéron, qui regrettait de trouver tant d'atticisme provenant d'une source si impure. On prétend que la doctrine épicurienne l'avait rendue mère, et que sa fille Danaé, qu'elle attribuait à Épicure, naquit sous les platanes des jardins de ce philosophe. Au reste, malgré son âge vénérable, Épicure couvait sous ses cheveux blancs toutes les ardeurs d'un jeune cœur. Diogène-Laerce cite de lui cette lettre comparable à l'ode brûlante de Sapho: «Je me consume moi-même; à peine puis-je résister au feu qui me dévore; j'attends le moment où tu viendras te réunir à moi comme une félicité digne des dieux!» Par malheur, cette épître passionnée n'est point adressée à Léontium, mais à Pitoclès, un des disciples du père de l'épicurisme. Nonobstant Pitoclès et Léontium, on a tenté de faire d'Épicure le plus chaste, le plus vertueux des philosophes. Léontium lui survécut sans doute et florissait encore vers le milieu du troisième siècle avant l'ère moderne.

Sa fille Danaé ne mourut pas en courtisane: elle était devenue la concubine de Sophron, gouverneur d'Éphèse, sans abandonner pour cela la philosophie de sa mère et de son père. Sophron l'aimait éperdument, et Laodicée, femme de Sophron, ne fut pas jalouse d'elle; au contraire, elle en fit son amie et sa confidente: elle lui confia un jour qu'elle avait remis à des assassins le soin de les délivrer toutes deux à la fois d'un mari et d'un amant. Danaé s'en alla tout révéler à Sophron, qui n'eut que le temps de s'enfuir à Corinthe. Laodicée, furieuse de voir sa victime lui échapper, se vengea sur Danaé et ordonna qu'elle fût précipitée du haut d'un rocher. Danaé, en mesurant la profondeur du précipice dans lequel on allait la jeter, s'écria: «O dieux! c'est avec raison qu'on nie votre existence. Je meurs misérablement pour avoir voulu sauver la vie de l'homme que j'aimais, et Laodicée, qui voulut assassiner son époux, vivra au sein de la gloire et des honneurs.»

Telles furent les principales philosophes qui ont fait partie des hétaires grecques et qui donnèrent un prestige de science, un attrait d'esprit, une raison d'être, aux faits et gestes de la Prostitution; elles s'élevèrent au rang des maîtres de la philosophie, par la parole et par le style: leur gloire rejaillit sur l'innombrable famille des courtisanes qui, en fréquentant des poëtes et des philosophes, ne devenaient pas toutes philosophes et poëtes elles-mêmes. Platon eut Archéanasse de Colophon; Ménéclide, Bacchis de Samos; Sophocle, Archippe; Antagoras, Bédion, etc.; mais ces hétaires se contentèrent de briller dans les choses de leur profession et ne cherchèrent pas à s'approprier le génie de leurs amants, comme Prométhée le feu sacré. Poëtes et philosophes à l'envi chantèrent les louanges des courtisanes.

CHAPITRE XII.

Sommaire.—Les familières des hommes illustres de la Grèce.—Amour de Platon pour la vieille Archéanasse.—Épigramme qu'il fit sur les rides de cette hétaire.—Interprétation de cette épigramme par Fontenelle.—L'Hippique Plangone.—Pamphile.—Singulière offrande que fit cette courtisane à Vénus.—Son académie d'équitation.—Vénus Hippolytia.—Rivalité de Plangone et de Bacchis.—Proclès de Colophon.—Générosité de Bacchis.—Le collier des deux amies.—Archippe et Théoris, maîtresses de Sophocle.—Hymne de Sophocle à Vénus.—Théoris condamnée à mort sur l'accusation de Démosthène.—Archippe la Chouette.—Aristophane rival de Socrate.—Théodote, Don de Dieu.—Socrate sage conseiller des amours.—Dédains d'Archippe pour Aristophane.—Vengeance d'Aristophane.—Les Nuées.—Mort de Socrate.—Lamia et Glycère, maîtresses de Ménandre.—Lettre de Glycère à Bacchis.—Amour sincère de Ménandre pour Glycère.—Comédies faites en l'honneur des courtisanes.—Le poëte Antagoras et l'avide Bédion.—Lagide ou la Noire et le rhéteur Céphale.—Choride et Aristophon.—Phyla concubine d'Hypéride.—Les maîtresses d'Hypéride.—Euthias accusateur de Phryné.—Isocrate et Lagisque.—Herpyllis et Aristote.—L'esclave Nicérate et le rhéteur Stéphane.—L'impudique Nééra.—Le maître, le complaisant, le médecin et l'ami de Naïs ou Oia.—L'hétaire Bacchis.—Efforts que fit cette courtisane pour sauver Phryné de l'accusation portée contre elle par Euthias.—Regrets que causa sa mort.—Désespoir d'Hypéride son amant.—La bonne Bacchis.—Mœurs honnêtes de la courtisane Pithias.—Exemple de tendresse donné par Théodète lors de la mort d'Alcibiade son amant.—L'hétaire Médontis d'Abydos.—Les quadriges de Thémistocle.—La vieille courtisane Thémistonoé.—Boutades de Nico dite la Chèvre.—Épigrammes de Mania dite l'Abeille et Manie.

Presque tous les grands hommes de la Grèce s'attachèrent, comme Périclès, au char des courtisanes; chaque orateur, chaque poëte eut sa familière; mais, quoique les hétaires, qui s'adonnaient ainsi aux lettres et à l'éloquence, n'eussent pour mobile d'intérêt que l'amour de la célébrité, elles furent souvent trompées dans leur attente, et leurs amants ne les ont célébrées que dans des ouvrages qui survivaient peu à la circonstance, ou qui du moins ne sont pas venus jusqu'à nous. Il ne reste donc que bien peu de détails sur ces hétaires que les noms illustres de leurs adorateurs nous recommandent assez, mais qui ont peut-être trop négligé de se recommander par elles-mêmes, par leurs grâces et par leur esprit. Il semble que les hommes éminents qui ne rougissaient pas de les aimer et de se traîner à leurs pieds publiquement, aient craint de se compromettre vis-à-vis de la postérité en se faisant les trompettes de la Prostitution et des vices qui en découlent. Il est possible aussi que les maîtresses choisies par les maîtres de la littérature grecque n'eussent pas d'autre mérite que l'honneur de ce choix et leur beauté matérielle; ce n'est pas d'aujourd'hui que les gens d'esprit ont donné la préférence aux belles statues, et se sont moins préoccupés des sentiments que des sensations; or, chez les Grecs, comme nous l'avons déjà dit, la femme était surtout remarquable par la perfection des formes, et son corps harmonieux avait seul plus de séductions muettes que l'esprit et le cœur n'en eussent pu mettre dans sa voix et dans son entretien. Nous en conclurons que les amantes des poëtes, des orateurs et des savants, n'étaient que belles et voluptueuses.

Platon dérogea pourtant de la philosophie jusqu'à composer des vers sur les rides de son Archéanasse, qu'il n'en aimait pas moins, si ridée qu'elle fût. Cette épigramme, qui est intraduisible en français, roule sur l'analogie de consonnance que présente en grec le mot ride et le mot bûcher (en latin, rogum et ruga): «Archéanasse, hétaire colophonienne, est maintenant à moi, elle qui cache sous ses rides un Amour vainqueur. Ah! malheureux, qu'elle a touchés de sa flamme dans sa première jeunesse, vous êtes depuis longtemps la proie du bûcher!» On attribue au poëte Asclépiade ces vers qui portent le nom de Platon, et que Fontenelle a déguisés de la sorte dans une galante imitation qu'il s'est bien gardé de rapprocher de l'original grec:

L'aimable Archéanasse a mérité ma foi;
Elle a des rides, mais je voi
Une troupe d'Amours se jouer dans ses rides.
Vous qui pûtes la voir avant que ses appas
Eussent du cours des ans reçu ces petits vides,
Ah! que ne souffrîtes-vous pas?

Au reste, l'épigramme de Platon ou d'Asclépiade pourrait s'entendre de dix manières et se traduire de cent. Nous comprenons mieux une autre épigramme, dont l'auteur ne s'est pas nommé, et qui a été faite pour une autre courtisane de Milet, appelée Plangone en Grèce, et Pamphile en Ionie. Cette Plangone, dont la beauté était sans rivale, enleva les amants de ses deux amies Philénis et Bacchis; puis, satisfaite de sa double victoire, offrit à Vénus un fouet et une bride, avec cette inscription allégorique: «Plangone a dédié ce fouet et ces rênes brillantes, et les a mis sur la porte de son académie, où l'on apprend si bien à monter à cheval, après avoir vaincu avec un seul coursier la guerrière Philénis, quoiqu'elle commençât déjà à être sur le retour. Aimable Vénus, accorde-lui la faveur de voir sa victoire passer à l'immortalité.» Le poëte, dans ces vers, compare la carrière amoureuse aux stades où se faisait la course des chars; Plangone se servit si habilement du fouet et de la bride, qu'elle atteignit le but avant Philénis, qui avait dépassé pourtant la borne fatale, et qui se croyait sûre de garder l'avantage; quant au coursier, que montait Plangone dans cette lutte mémorable, c'était peut-être le poëte lui-même. Si Plangone eut le prix de la course cette fois-là, elle fut moins heureuse plus tard; Lucien nous apprend qu'elle se trouva un beau matin dépouillée par son amant, qui de cheval était devenu écuyer et avait retourné le fouet et la bride contre son écuyère: «Un seul cavalier lui a coûté la vie,» dit Lucien, qui faisait allusion à l'inscription de l'offrande à Vénus. Nous supposerions volontiers qu'à cette offrande était jointe une statuette représentant la courtisane sous les traits de la déesse qu'elle invoquait dans son académie d'équitation, car son nom (πλαγγων) resta depuis à des poupées ou images de cire qu'on vendait aux portes des temples de Vénus, principalement à Trézène, où Vénus était adorée sous le titre d'Hippolytia.

Plangone fut moins célèbre par ses mœurs hippiques que par sa rivalité avec Bacchis. Cette belle hétaire de Samos, la plus douce et la plus honnête des courtisanes, avait pour amant Proclès de Colophon. Ce jeune homme rencontra Plangone et oublia Bacchis; mais Plangone, sachant quelle était sa rivale, ne voulut pas écouter d'abord les tendres supplications de Proclès, qui lui offrait de tout sacrifier pour elle, même Bacchis: «Demandez-moi une preuve d'amour? disait-il, je vous la donnerai, dût-elle me coûter la vie.—Eh bien! je te demande le collier de Bacchis, répondit Plangone en riant.» Ce collier de perles n'avait pas de pareil au monde: les reines d'Asie l'enviaient à la courtisane, qui le portait jour et nuit. Proclès, désespéré, s'en alla trouver Bacchis, lui avoua en pleurant qu'il se mourait d'amour, et que Plangone, par dérision sans doute, ne lui laissait aucun espoir, à moins qu'il n'eût le collier de Bacchis à donner en échange de ce qu'il demandait. Bacchis détacha en silence son collier et le mit dans les mains de Proclès; celui-ci, éperdu, indécis, fut au moment de le rendre en se jetant aux genoux de sa noble maîtresse; mais la passion l'emporta; il se leva en tremblant et s'enfuit comme un voleur avec le collier: «Je vous renvoie votre collier, écrivit Plangone à Bacchis dont elle admirait la générosité; demain je vous renverrai votre amant.» Les deux courtisanes conçurent réciproquement beaucoup d'estime l'une pour l'autre, et se lièrent d'une si étroite amitié, qu'elles mirent en commun jusqu'à l'amant et le collier. Quand on voyait Proclès entre ses deux maîtresses, on disait: «C'est le collier des deux amies!»

Revenons aux maîtresses des grands hommes. Sophocle, le vieux Sophocle en eut deux, Archippe et Théoris. Celle-ci était prêtresse dans les mystères de Vénus et de Neptune; elle passait aussi pour magicienne, parce qu'elle fabriquait des philtres. Elle avait dédaigné l'amour du fameux Démosthène, pour flatter l'orgueil de Sophocle, qui adressa cet hymne à Vénus: «O déesse, écoute ma prière! Rends Théoris insensible aux caresses de cette jeunesse que tu favorises; répands des charmes sur ma chevelure blanche; fais que Théoris préfère un vieillard. Les forces du vieillard sont épuisées, mais son esprit conçoit encore des désirs.» Démosthène, pour se venger des dédains de cette belle prêtresse, l'accusa d'avoir conseillé aux esclaves de tromper leurs maîtres, et la fit condamner à mort. Sophocle ne paraît pas avoir pris la défense de la malheureuse Théoris. Il aimait déjà peut-être Archippe, qui lui sacrifia le jeune Smicrinès: «C'est une chouette, dit celui-ci, elle se plaît sur les tombeaux.» Ce tombeau-là cachait un trésor: Sophocle, qui mourut centenaire, laissa tous ses biens par testament à l'aimable chouette. Les courtisanes n'avaient pas moins d'empire sur la comédie que sur la tragédie. Aristophane fut le rival de Socrate, et eut une passion malheureuse pour la maîtresse de ce philosophe, qu'on avait surnommée Théodote, c'est-à-dire Don de Dieu. Cette divine hétaire avait reçu des leçons de Socrate, qui s'intitulait lui-même le sage conseiller en amours; elle s'était éprise de ce nez camard et de ce front chauve; elle avait supplié Socrate de lui donner la plus humble place parmi ses amantes et ses disciples: «Prêtez-moi donc un philtre dont je puisse me servir, lui avait-elle dit en soupirant, pour vous attirer près de moi?—Mais je ne veux pas vraiment, avait répondu Socrate, être attiré près de vous; je prétends bien que vous veniez me chercher vous-même.—J'irai volontiers, si vous consentez à me recevoir.—Je vous recevrai s'il n'y a personne auprès de moi que j'aime plus que vous.» Elle choisit bien son temps: Socrate était seul. Socrate continua de lui donner d'excellents avis pour régler sa conduite de courtisane, et pour conserver longtemps ses amants en les rendant toujours plus passionnés. Ce fut sur ces entrefaites, qu'elle se fit un ennemi d'Aristophane, lorsqu'elle refusa d'en faire un amant. Le terrible poëte soupçonna Socrate d'avoir prévenu contre lui la naïve Théodote, et au lieu de se venger d'elle, il composa la comédie des Nuées, dans laquelle il attaquait cruellement le philosophe. Cette comédie eut pour dénoûment le procès qui fit condamner Socrate à boire la ciguë. Théodote pleura la glorieuse victime d'Aristophane: «Vos amis font vos richesses, lui avait dit Socrate, dans la première visite qu'il lui rendait; c'est la plus précieuse et la plus rare de toutes les richesses!» Théodote ne voulut jamais admettre au nombre de ses amis l'ennemi, l'accusateur, le bourreau de Socrate.

Le poëte Ménandre, dont les comédies n'étaient pas des satires comme celles d'Aristophane, fut mieux accueilli par les courtisanes. Lamia et Glycère se disputèrent successivement la gloire de le posséder et de le fixer; l'une, maîtresse de Démétrius Poliorcète; l'autre, d'Harpalus de Pergame. On a compendieusement disserté pour savoir s'il devança ces deux princes dans les bonnes grâces de leurs favorites. «Ménandre est du tempérament le plus amoureux, écrivait Glycère à Bacchis, qu'elle craignait d'avoir pour rivale, et l'homme le plus austère ne se défendrait qu'avec peine des charmes de Bacchis. Ne me taxe donc pas de former des soupçons injustes, et pardonne-moi, ma chère, les inquiétudes de l'amour. Je regarde comme la chose la plus importante à mon bonheur, de me conserver Ménandre pour amant, car si je venais à me brouiller avec lui, si sa tendresse venait seulement à se refroidir, ne serais-je pas sans cesse dans la crainte d'être traduite sur la scène, en butte aux propos insultants des Chrémès et des Dyphile?» Glycère aimait véritablement Ménandre, et celui-ci en fut tellement épris que, pour ne pas la quitter, il refusa les offres brillantes du roi d'Égypte Ptolémée, qui cherchait en vain à l'attacher à sa personne. «Loin de toi, écrivait Ménandre à Glycère, quelles douceurs trouverais-je dans la vie? Y a-t-il quelque chose au monde qui puisse me flatter davantage et me rendre plus heureux que ton amitié? Ton caractère charmant, la gaieté de ton esprit, conduiront jusqu'à notre extrême vieillesse les agréments de la jeunesse. Passons donc ensemble ce qui nous reste de beaux jours; vieillissons ensemble, mourons ensemble; n'emportons pas avec nous le regret d'imaginer que le dernier survivant pourrait encore jouir de quelque félicité. Que les dieux me préservent d'espérer un bonheur de cette espèce!» Ménandre préfère l'amour de Glycère à toutes les joies de l'ambition, à toutes les splendeurs de la fortune: il enverra donc à sa place chez Ptolémée le poëte Philémon: «Philémon n'a point de Glycère!» s'écrie-t-il avec tendresse. Glycère, touchée de cette preuve de solide affection, essaie pourtant de décider Ménandre à accepter les propositions du roi d'Égypte: elle ne veut pas être en reste de générosité, elle le suivra partout, elle ira s'établir avec lui dans Alexandrie; mais elle triomphe au fond du cœur, elle se réjouit de l'avoir emporté sur Ptolémée: «Je ne crains plus, dit-elle, le peu de durée d'un amour qui ne serait appuyé que sur la passion: si les attachements de cette espèce sont violents, ils se rompent aisément; mais quand la confiance les soutient, il semble qu'on peut les regarder comme indissolubles.» On ne croirait pas que c'est une courtisane qui sait trouver ces délicatesses de sentiments, et l'on en doit conclure que l'amour ne dure pas moins longtemps chez une vieille courtisane que chez une jeune vestale. Avant d'aimer Ménandre, Glycère avait été royalement entretenue par Harpalus, un des plus riches officiers d'Alexandre le Grand; mais, en revanche, Lamia avait quitté Ménandre pour entrer dans la couche royale de Démétrius Poliorcète.

Ménandre avait fait une comédie en l'honneur de sa Glycère; le poëte Eunicus célébra la sienne, Anthée, dans une pièce qu'il nomma du même nom qu'elle. Pérécrate fit à Corianno l'offrande d'une comédie homonyme. Thalatta eut aussi la gloire d'être mise en comédie, mais le nom de son poëte a été plus vite oublié que celui de sa pièce. Le poëte Antagoras, favori d'Antigonus, n'eut pas à se repentir d'avoir consacré sa muse à sa maîtresse, à l'avide Bédion, qui, suivant l'expression de Simonide, commença en sirène et finit en pirate. Les orateurs étaient encore plus ardents que les poëtes pour ces hétaires, qui n'en tiraient pas ordinairement d'autre profit qu'une satisfaction de vanité. Lagide ou la Noire, dont le rhéteur Céphale avait composé le panégyrique en style galant, se donna, pour une harangue, à Lysias; Choride rendit père Aristophon, qui était fils lui-même de la courtisane Chloris. Phyla fut la concubine d'Hypéride, qui l'avait rachetée, et qui lui confia le soin d'une maison qu'il avait à Éleusis, sans cesser d'avoir des relations avec Myrrhine, Aristagore, Bacchis et même Phryné: Phyla n'était cependant qu'une esclave née à Thèbes. Myrrhine accorda ses faveurs à Euthias, pour le déterminer à se porter accusateur de Phryné qu'elle détestait: «Par Vénus! lui écrivait Bacchis indignée de cet odieux marché, puisses-tu ne trouver jamais un autre amant! Va, que le sublime objet de ton amour, que cet infâme Euthias enchaîne ta vie à la sienne!» Les rhéteurs, les moralistes n'avaient pas moins de penchant pour l'hétairisme. Isocrate se relâche de son austérité en faveur de Lagisque; Herpyllis, qui s'était montrée digne d'être couchée sur le testament d'Aristote, lui avait donné un fils, nommé Nicomaque; Nicérate, esclave de Cassius d'Élée, doit sa liberté au rhéteur Stéphane. Lorsqu'une hétaire prenait l'habitude d'avoir un rhéteur ou un poëte parmi ses amis, c'était une charge qu'elle ne laissait jamais vacante dans sa maison, et, suivant le bon mot d'une de ces amoureuses des gens d'esprit, si le poste se trouvait mal occupé ou mal défendu, on doublait, on triplait la garnison. La célèbre Nééra, que Démosthène accusa d'impiété et d'adultère devant le tribunal des Thesmothètes, eut à la fois pour amants Xénéclide, l'acteur Hipparque et le jeune Phrynion, neveu du poëte Démocharès, qui avait eu les mêmes priviléges en qualité d'oncle. Ce n'était point encore assez; Phrynion avait un ami nommé Stéphane: ils convinrent ensemble de se partager les nuits de Nééra, qui n'était pas faite pour s'effrayer du partage, elle qui, soupant avec ses deux amants jumeaux chez Chabrias, sortit de leurs bras pour se prostituer à tous les esclaves de la maison. Il faut dire, pour l'excuser, que cette nuit-là elle était ivre. Naïs ou Oia, surnommée Anticyre, parce qu'on l'accusait de faire boire de l'ellébore à ses amants, en avait plusieurs en même temps, qu'elle déguisait sous des noms différents: Archias était son maître, Himénéus son complaisant, Nicostrate son médecin, Philonide son ami.

Une des plus renommées parmi les hétaires de poëtes ou d'orateurs, ce fut certainement Bacchis, la maîtresse de l'orateur Hypéride. Elle l'aimait si profondément, qu'elle refusa de connaître aucun autre homme, après l'avoir connu. C'était une âme tendre et mélancolique, qui se contentait d'aimer et d'être aimée par un seul. Elle n'avait ni jalousie à l'égard de ses compagnes ni défiance à leur endroit; incapable de faire le mal et d'en avoir même l'idée, elle ne supposait pas la méchanceté chez les autres. Lorsque Phryné fut accusée d'impiété par Euthias, elle conjura Hypéride de la défendre, et elle contribua de tous ses efforts à la sauver. On lui reprochait seulement, parmi les hétaires, de gâter le métier de courtisane et de faire trop de vertu.

Lorsqu'elle mourut dans la fleur de l'âge, on la regretta généralement. On la pleura comme un modèle de bonté, de douceur et de tendresse. «Jamais je n'oublierai Bacchis, écrivait Hypéride après l'avoir perdue, jamais! Quel était son noble et généreux dévouement! il ennoblit le nom de courtisane. Que toutes se réunissent pour lui dresser une statue dans le temple de Vénus ou des Grâces! leur gloire le conseille, car l'on va répétant de tous côtés qu'elles sont des sirènes perfides, dévorantes, éprises de la passion de l'or, mesurant leur amour à la fortune, et précipitant enfin leurs adorateurs dans un abîme de maux.» Bacchis avait repoussé les présents les plus magnifiques, pour rester fidèle à Hypéride; elle mourut pauvre, n'ayant que le manteau de son amant pour se couvrir dans le misérable lit où elle cherchait encore la trace de ses baisers.

«Je ne surprendrai plus la douceur de ses regards, disait en gémissant cet amant désolé, je ne verrai plus le sourire voluptueux de cette bouche charmante; elles sont évanouies, les délices de ces nuits qu'elle animait d'une volupté sans cesse renaissante! Son caractère, d'une douceur ineffable, se peignait encore au sein du plus entier abandon. Quels regards! quels discours! quelle conversation de sirène! quel pur et enivrant nectar que son baiser! La séduction reposait sur ses lèvres. Elle réunissait en elle seule les trois Grâces et Vénus; elle semblait enveloppée de la ceinture de la déesse même!» Et pourtant Hypéride avait donné plus d'une rivale à Bacchis, il l'avait même abandonnée un moment pour s'attacher à Phryné, dont il venait de sauver la vie; mais Bacchis ne lui témoigna ni dépit ni rancune; elle ne lui en resta pas moins fidèle, et si on lui demandait ce qu'elle faisait seule, pendant qu'Hypéride l'oubliait dans les bras d'une foule de maîtresses qui ne la valaient pas, «Je l'attends!» disait-elle avec simplicité. L'aventure du collier l'avait mise à la mode par toute la Grèce, et on ne l'appelait que la bonne Bacchis. Quant à Plangone, qui n'avait pourtant pas joué un rôle odieux dans cette aventure, on ne lui pardonnait pas d'avoir troublé les amours de Bacchis, et on la surnomma Pasiphile ou le Paon. Le mordant Archioloque la compare, dans ses vers, aux figuiers qui croissent sur les rochers et dans les lieux écartés, et dont les fruits amers ne servent qu'à nourrir les corneilles et les oiseaux de passage: «Ainsi, dit-il, les faveurs de Pasiphile ne sont que pour les étrangers qui passent et n'y reviennent plus.» Il y avait donc une justice morale entre les courtisanes qui subissaient les arrêts de l'opinion.

Bacchis ne fut pas la seule qui se fit estimer dans sa profession; Aristénète et Lucien citent encore Pithias qui, bien qu'hétaire, conserva des mœurs honnêtes et, disent-ils, «ne s'écarta jamais de la belle et simple nature.» Une autre, Théodète, qui n'eût pas sans doute mérité le même éloge, donna l'exemple de la tendresse la plus dévouée: elle avait aimé Alcibiade, quand son amant périt dans les embûches de Pharnabaze; elle recueillit pieusement ses restes, les enveloppa de riches étoffes et leur rendit les honneurs funèbres. On vit ainsi une courtisane mener le deuil de l'élève de Socrate. Alcibiade n'était pourtant pas un amant fidèle, et l'on peut dire qu'il tint à honneur de connaître toutes les courtisanes de son temps. Un jour, on vint à parler, devant lui et son mignon Axiochus, de Médontis d'Abydos, qu'il ne connaissait pas; on en fit l'éloge en des termes qui excitèrent sa curiosité: il s'embarqua le soir même avec Axiochus, traversa l'Hellespont et alla passer une nuit entre elle et lui. Beaucoup d'hétaires furent célèbres, qui ne nous ont guère laissé que leurs noms. Telles sont les quatre courtisanes Scyonne, Lamia, Satyra et Nanion, qui parurent dans un char à côté de Thémistocle, ou qui s'attelèrent, suivant une autre tradition, au char où cet illustre fils d'une dictériade était couché en costume d'Hercule. On les nomma depuis les quadriges de Thémistocle. Lucien, Athénée et Plutarque nomment seulement Aéris, Agallis, Timandra, Thaumarion, Dexithea, Malthacée et quelques autres célébrités du même genre. Quant à Thémistonoé, qui exerça son métier pendant plus de douze lustres, elle ne quitta la lice amoureuse qu'en perdant sa dernière dent et son dernier cheveu. Cette intrépide persévérance fut récompensée par cette épigramme de l'Anthologie: «Malheureuse, te peux effacer la couleur de tes cheveux blancs, tu n'effaceras pas les outrages inséparables de la vieillesse; tu prodigues en vain les parfums, tu épuises en vain la céruse et le fard, le masque ne te cache point. Il est un prodige inaccessible à ton art, c'est de changer Hécube en Hélène.»

La plupart des hétaires avaient, à défaut d'esprit et d'instruction, une vivacité de repartie qui rencontrait souvent des mots heureux et plus souvent des mots mordants. Nico, dite la Chèvre à cause de ses fougues, était connue pour ses boutades, qu'elle appelait ses coups de cornes. Un jour, Démophon, le mignon de Sophocle, lui demanda la permission de s'assurer qu'elle était faite comme Vénus Callipyge: «Que veux-tu faire de cela? lui dit-elle dédaigneusement: Est-ce pour le donner à Sophocle?» Mais la plus fameuse par ses épigrammes, ce fut Mania, qui en décochait de si cuisantes et de si acérées, qu'on l'avait nommée l'Abeille. Les Grecs disaient en faisant allusion à son nom de Mania: «C'est une douce Manie!» Machon avait rassemblé un livre entier de ses bons mots; elle était, d'ailleurs, très-belle et se comparait elle-même à une des trois Grâces, en ajoutant qu'elle avait chez elle de quoi en faire quatre. Elle répondit à un dissipateur qui marchandait ses faveurs: «Je ne t'ouvrirai que mes bras; autrement, je te connais, tu dévorerais le fonds.» Un lâche, qui avait pris la fuite dans un combat en jetant son bouclier, se trouvait à table auprès d'elle: «Quel est l'animal qui court le plus vite? lui demanda-t-il pendant qu'elle découpait un lièvre.—C'est un fuyard,» répliqua-t-elle. Là-dessus, elle raconta, sans le nommer, qu'un des convives présents au festin avait naguère perdu son bouclier à la guerre; celui qui se sentait en butte à ces railleries rougit, se lève et veut sortir: «Cela soit dit sans vous blesser, ajouta-t-elle en l'arrêtant par le bras. J'en jure par Vénus! si quelqu'un a perdu le bouclier, assurément c'est l'insensé qui vous l'avait prêté.» Une fois, Démétrius Poliorcète lui demanda la permission de juger par ses propres yeux des beautés secrètes qu'elle tenait de Vénus Callipyge et qu'elle aurait pu montrer au berger Pâris, si elle eût été admise à entrer en lutte avec les trois déesses; elle se retourna sur-le-champ, avec une grâce enchanteresse, en parodiant ces deux vers de Sophocle: «Contemple, fils superbe d'Agamemnon, ces objets pour lesquels tu as toujours eu une admiration si prononcée!» Elle avait à la fois deux amants, Léontius et Anténor, qu'elle choisit parmi les vainqueurs des jeux olympiques, et qu'elle contenta dans la même nuit, à l'insu de l'un et de l'autre. Léontius lui fit des reproches, d'un air piqué, quand il apprit la chose: «J'ai eu la curiosité, lui dit-elle, de connaître quelle serait l'espèce de blessure que deux athlètes, tous deux vainqueurs dans les jeux olympiques, pourraient me faire dans une seule nuit!»

CHAPITRE XIII.

Sommaire.—Biographie des courtisanes célèbres de la Grèce.—Gnathène.—Ses bons mots mis en vers par Machon.—Ses repas.—Sa nièce Gnathœnion ou la petite Gnathène.—Les Apophthegmes de Lyncæus.—Amants de Gnathène.—Le vase de neige et la sardine.—Comment Gnathène s'y prit pour manger avec le Syrien un repas donné par Dyphile.—Lois conviviales de la maison de Gnathène.—Ses reparties spirituelles.—Ses querelles avec l'hétaire Mania.—Bonne réponse de cette courtisane à Gnathène.—Le souper de Dexithea.—Gnathœnion.—Sa rencontre avec le vieux satrape.—Amants de Gnathœnion.—Gnathœnion et l'athlète.—Gnathène hippopornos.—Diogène et le maquignon.—Laïs.—Son enfance.—Son rachat par Apelles.—Laïs à Corinthe.—Renommée de cette courtisane.—Sommes exorbitantes qu'elle exigeait de ceux qui voulaient obtenir ses faveurs.—Démosthène et Laïs.—Les amants de Laïs.—Aristippe.—Diogène.—Laïs et Xénocrate.—Honte et confusion de Laïs.—Le sculpteur Myron.—Laïs et Eubates.—Richesses de Laïs.—Sa vieillesse malheureuse.—L'Anti-Laïs.—Sa mort.—Monuments élevés à sa mémoire.—Les autres Laïs.—Phryné.—La lie du vin de Phryné.—Pourquoi cette courtisane reçut le surnom de Phryné.—Son emploi dans les mystères d'Eleusis et aux fêtes de Neptune et de Vénus.—Phryné accusée d'impiété par Euthias.—Son acquittement.—Le parasite de la courtisane.—Grandes richesses de Phryné.—Offre que cette courtisane fait aux Béotiens, de reconstruire à ses frais la ville de Thèbes détruite par Alexandre-le-Grand.—Le Cupidon de Praxitèle.—Statue d'or élevée à Phryné après sa mort.—Phryné dite le Crible.—Pythionice et Glycère.—Harpalus.—Les deux amants de Pythionice.—Mort de cette courtisane.—Le blé de Glycère.—Assassinat d'Harpalus.—Bons mots de Glycère.—Le Monument de la Prostituée.—Mort de Glycère.

Entre toutes les hétaires grecques qui eurent leurs historiens et leurs panégyristes, les plus célèbres à différents titres ont été Gnathène, Laïs, Phryné, Pythionice et Glycère.

La biographie de Gnathène ne se compose que de bons mots, de fines reparties, de piquantes épigrammes, que le poëte Machon avait mis en vers et qu'Athénée a recueillis avec une complaisance que nous avons le regret de ne pouvoir imiter; la langue grecque a des licences qui se prêtaient à toutes les témérités de la langue des courtisanes, et le français se trouve bien empêché de les reproduire d'une manière à la fois décente et intelligible. Gnathène, qui devait être Athénienne, à en juger par l'atticisme et la vivacité de son esprit, vivait du temps de Sophocle, à la fin du cinquième siècle avant Jésus-Christ. Elle était certainement d'une beauté remarquable; mais ce qu'on appréciait le plus en elle, ce fut toujours sa gaieté intarissable, assaisonnée de propos pleins de sel, qui, parfois âcres et grossiers, n'en avaient pas moins de charme pour les libertins. On la payait pour l'entendre comme pour la voir, et les repas qu'elle donnait chez elle réunissaient par écot les citoyens les plus distingués d'Athènes. Elle fut donc courtisée et recherchée par les hommes de goût, longtemps après que l'âge eut fait tomber le prix de ses amours. Elle avait, d'ailleurs, prévu cet abandon des amants, en élevant sous ses yeux une charmante fille qu'elle faisait passer pour sa nièce, et qui se nommait Gnathœnion ou la petite Gnathène. Cette nièce-là se montra digne de sa tante et tira bon profit des leçons qu'elle en avait reçues. Ces deux hétaires avaient acquis tant de vogue à cause de leurs innombrables reparties, que le Samien Lyncæus, dans ses Apophthegmes, enregistra curieusement tous les traits de malice et de bonne humeur, qu'on attribuait à la tante ou à la nièce. Gnathène, qui craignait d'être livrée sur la scène aux risées des Athéniens, s'était attaché le poëte comique Dyphile; mais elle ne lui épargnait pas d'amères plaisanteries, et elle semblait vouloir lui prouver qu'elle serait de force à se mesurer avec lui, au besoin, dans l'arène de la comédie. Dyphile, tout gonflé de vanité, ne voulait pas avoir de rivaux, et Gnathène, pour le satisfaire sur ce point, lui répétait en riant le proverbe thébain: «Les ronces ne poussent jamais sur la route d'Hercule.» Elle avait néanmoins autant d'amants, qu'elle pouvait en prendre, et chacun d'eux était admis à différents tarifs. Parmi ces habitués de la maison, un certain Syrien, qui n'était pas des plus généreux, trouvait pourtant des inventions de galanterie peu coûteuses, mais assez divertissantes, avec lesquelles il payait les bonnes grâces que Gnathène avait pour lui. Un jour, aux fêtes de Vénus, ce Syrien lui envoya un vase rempli de neige et une sardine dans un plat: «Cette neige est moins blanche que vous, lui écrivait-il; cette sardine est moins salée que votre langue.» Gnathène allait répondre, quand arriva un messager de Dyphile, apportant pour le festin du soir deux amphores de vin de Thrasos, deux de vin de Chios, un chevreuil, des poissons, des parfums, des couronnes, des rubans, des confitures, le tout accompagné d'un cuisinier et d'une joueuse de flûte: «Je veux, dit-elle, que le présent de mon Syrien figure aussi parmi les vins et les mets du souper.» Elle ordonna donc qu'on fît fondre la neige dans le vin de Chios, et que la sardine fût mêlée aux autres poissons. Le souper servi, Dyphile arriva, et les portes furent closes; quand le Syrien s'y présenta, on lui dit de patienter jusqu'à ce que la table fût prête. Gnathène, qui savait son Syrien dehors, cherchait dans sa tête le moyen de le faire entrer, en chassant Dyphile. Celui-ci commença les libations, et se faisant verser à boire: «Par Jupiter! s'écria-t-il, tu as fait rafraîchir mon vin dans ta fontaine: il n'en est pas une à Athènes dont l'eau soit aussi glacée.—Cela doit être, répondit-elle, car nous ne manquons jamais d'y faire jeter les prologues de tes drames.» Dyphile, blessé de l'épigramme, ne répliqua pas, rougit, et se retira en silence. Gnathène aussitôt fit introduire le Syrien et continua le souper avec lui. Elle mangea du meilleur appétit la sardine que son hôte préféré lui avait offerte: «C'est un bien petit poisson, dit-elle, mais il me fait un bien grand plaisir.»

Dyphile était le souffre-douleur; Gnathène, pour se débarrasser de lui jusqu'au lendemain matin, n'avait qu'à le piquer au vif dans son orgueil de poëte. Un jour, à la représentation d'une de ses comédies, il fut hué par l'auditoire et quitta le théâtre, au bruit des rires moqueurs. Il était si découragé et si chagrin, qu'il eut l'idée d'aller se consoler auprès de sa maîtresse. Celle-ci avait disposé de sa nuit; elle riait encore de l'échec que Dyphile venait de subir, lorsque celui-ci entra chez elle; il appela un esclave et lui dit brusquement: «Lave-moi les pieds.—A quoi bon? répliqua Gnathène avec un air dédaigneux: vos pieds ne doivent pas avoir ramassé de poussière, puisque tout à l'heure encore on vous portait sur les épaules.» Dyphile ne demanda pas son reste et s'en alla, tout rouge et tout confus. Ordinairement, elle tenait table ouverte, et quiconque voulait s'y asseoir n'avait qu'à solder d'avance la carte et à se soumettre aux lois conviviales que la courtisane avait fait versifier par son Dyphile, et qu'on lisait gravées sur un marbre à l'entrée de la salle du festin. Ces lois, rédigées à l'imitation de celles qui étaient en vigueur dans les écoles philosophiques, commençaient ainsi, selon Callimaque, qui les avait citées dans son recueil de jurisprudence: «Cette loi, égale et semblable pour tous, a été écrite en 323 vers.» On peut juger, par ce début, que Gnathène affectait de n'avoir aucune préférence à l'égard de ses amants, et de leur imposer à tous les mêmes conditions. «Elle était toujours élégante, dit Athénée en esquissant son portrait; elle parlait avec beaucoup de grâce.» Il ne fallait pas moins que son sourire, l'éclat de ses dents et la flamme de son regard, pour faire passer quelques-unes de ses boutades.

A la suite d'une orgie qui s'était faite chez elle, les convives se battirent à coups de poing en se disputant ses faveurs, qu'elle avait, elle-même, mises aux enchères; un des combattants fut renversé par terre et forcé de s'avouer vaincu: «Console-toi, lui dit-elle; tu ne remportes pas de couronne après le combat, mais du moins ton argent te reste.» Ses soupers se terminaient souvent en bataille et elle appartenait au vainqueur. Une fois, cependant, les jeunes gens qu'elle avait hébergés voulurent jeter à bas la maison, parce que Gnathène refusait de leur faire crédit; ils étaient sans argent, mais ils s'écrièrent qu'ils avaient des piques et des haches: «Oui-da! leur dit-elle en haussant les épaules, si vous en aviez eu, vous les auriez mises en gage pour me payer?» Elle n'y regardait pas d'ailleurs de fort près, pourvu qu'on la payât bien. Une fois, elle se trouva dans son lit avec un coquin d'esclave qui portait sur le dos les cicatrices des coups de fouet que son maître lui avait fait donner: «Tu as là de terribles blessures! lui dit-elle.—Oui, reprit-il, c'est une brûlure que me fit un bouillon en tombant sur mes épaules.—Ce devait être un fameux bouillon de lanières de peau de veau! repartit-elle.—Le bouillon était chaud, dit-il en balbutiant, et je n'étais qu'un enfant—On a bien fait, répliqua-t-elle, de te fouetter comme on l'a fait, pour te corriger.» Ses compagnes avaient raison de craindre les traits acérés qu'elle décochait à tort et à travers, mais elle rencontra quelquefois une langue aussi mordante que la sienne. Elle se querellait souvent avec Mania, qui ne lui cédait pas en malice; elles étaient assez liées pour connaître leurs défauts et leurs infirmités réciproques; or, si Mania était sujette à la gravelle, Gnathène avait des incontinences d'urine et un relâchement chronique du fondement: «Suis-je donc cause de ce que tu as des pierres? dit-elle en colère.—Si j'en avais, malheureuse, riposta Mania, je te les donnerais pour te murer devant et derrière.» L'hétaire Dexithéa l'avait invitée à souper, mais à peine les plats paraissaient-ils sur la table, qu'elle les faisait enlever, en ordonnant qu'on les portât à sa mère: «Si j'avais prévu cela, lui dit Gnathène, je serais allée dîner chez ta mère et non chez toi.» Dans ce même souper, on lui versa, dans une coupe très-exiguë, un vin âgé de seize ans: «Comment le trouves-tu? lui demanda Dexithéa.—Je le trouve bien petit pour son âge!» répondit Gnathène. Il y avait là un insupportable bavard qui ne tarissait pas sur son dernier voyage dans l'Hellespont. «Eh quoi! interrompit Gnathène, tu n'as pas visité la première ville de ce pays-là?—Laquelle? demanda le voyageur.—Sigée, dit-elle, la ville du Silence (de σιγαεῖν, se taire).» Elle avait en même temps deux tenants qui la payaient, un soldat arménien et un affranchi sicilien; l'un d'eux lui dit, devant l'autre: «Tu ressembles à la mer!—Comment l'entends-tu? reprit-elle; serait-ce parce que je reçois deux vilains fleuves, le Lycos d'Arménie et l'Éleuthéros de Sicile?»

On comprend que Gnathœnion n'avait pas eu de peine à se former, à l'école de sa tante, qui d'ailleurs la gardait à vue et l'aidait souvent d'un bon conseil. Elles allaient ensemble, à l'époque des fêtes de Vénus, chercher fortune dans le temple de la déesse. Elles en sortaient, quand elles furent rencontrées par un vieux satrape, si ridé et si cassé qu'il semblait avoir quatre-vingt-dix ans. Le vieillard remarqua la beauté de Gnathœnion, et, s'approchant de Gnathène, il lui demanda ce qu'il en coûterait pour passer une nuit avec cette belle enfant. Gnathène, voyant la robe de pourpre de cet étranger, et jugeant de son opulence d'après le nombre d'esclaves qui l'escortent, répond: «Mille drachmes (1,000 francs).—Quoi! s'écrie le satrape feignant la surprise, parce que tu me vois suivi d'une grosse troupe de gens, tu crois me tenir prisonnier, et tu fais monter si haut ma rançon? Je te donnerai cinq mines (500 francs); c'est une affaire faite, et j'y reviendrai.—A votre âge, repartit Gnathène, c'est déjà beaucoup d'y aller une fois.....—Ma tante, interrompit Gnathœnion, ne faisons pas de prix. Vous me donnerez ce qu'il vous plaira, papa, mais je parie que vous serez si content de moi, que vous payerez double, et que cette nuit-ci pourra compter pour deux.» Gnathœnion avait pour amant un acteur nommé Andronicus, qui ne la payait souvent qu'en belles paroles; mais cet acteur s'était ménagé l'appui de la tante en lui rappelant ses amours avec le poëte comique Dyphile. Gnathœnion préférait donc à Andronicus un riche marchand étranger qui la comblait de présents. L'acteur arrive les mains vides, et Gnathœnion lui tourne le dos: «Vois avec quelle hauteur ta fille me traite? dit-il, en soupirant, à la vieille Gnathène.—Petite folle, dit-elle à sa nièce, embrasse-le, caresse-le, s'il le demande, et laisse l'humeur de côté.—Ma mère, réplique Gnathœnion, dois-je embrasser un homme qui fait si peu pour notre république, et qui cependant regarde tout ce que nous avons comme sa propriété?» Andronicus venait de jouer avec succès le principal rôle dans les Epigones de Sophocle, mais il n'en était pas plus riche. Au sortir de la scène, tout en sueur et chargé de couronnes, il appelle un esclave et lui ordonne d'annoncer son triomphe dramatique à sa maîtresse en la priant de faire les frais du souper qu'il partagerait le soir même avec elle. Gnathœnion accueille l'esclave et son message, par ce vers emprunté à la tragédie des Epigones: «Malheureux esclave, que viens-tu dire?» Et elle lui ferme la porte au nez, et elle va rejoindre au Pirée son marchand qui l'attendait. Son équipage n'était pas fastueux; montée sur une petite mule, elle avait pour tout cortége trois servantes assises sur des ânes, et un valet qui conduisait les bêtes. Voici que dans un chemin étroit se présente, en magnifique équipage, un de ces lutteurs qui ne perdaient aucune occasion de paraître dans les jeux publics et qui y étaient toujours vaincus: «Coquin de palefrenier! crie de loin d'un air vainqueur l'orgueilleux athlète, débarrasse le chemin, ou bien je vais culbuter le mulet, les ânes et les filles.—Tout beau! riposte Gnathœnion, vous feriez là ce qui ne vous est jamais arrivé, redoutable champion!» La vieille Gnathène, quand on lui conta l'aventure, fit cette remarque sensée: «Que ne payait-il, pour te jeter par terre?» Cette bonne tante avait les yeux ouverts sur les intérêts de sa nièce; car un galant, après un marché conclu et fidèlement exécuté de part et d'autre, croyant pouvoir obtenir gratuitement de Gnathœnion ce qu'il avait payé une mine la veille: «Jeune homme, lui dit sévèrement Gnathœnion, penses-tu qu'il suffise chez nous d'avoir payé une fois, comme à l'école d'équitation d'Hippomachus?» On voit que dans sa vieillesse la pauvre Gnathène en était réduite à faire un métier qui valait le surnom d'hippopornos aux femmes ou aux hommes qu'il déshonorait. Diogène, voyant passer à cheval un maquignon de cette espèce, splendidement vêtu et chargé de joyaux, s'écria: «J'ai longtemps cherché le véritable hippopornos; je viens enfin de le rencontrer.» Le mot hippopornos signifiait littéralement: Prostitution à cheval. Gnathœnion, en avançant en âge, mena une vie plus réglée, et n'éleva pas trop malhonnêtement une fille qu'elle avait eue d'Andronicus, ou que cet acteur s'était attribuée.

Laïs ne dut pas sa célébrité à ses bons mots, quoique ceux qu'on lui prête ne soient pas inférieurs à ceux de Gnathène et de Gnathœnion; ce fut sa beauté, sa beauté incomparable qui la mit au-dessus de toutes les hétaires, et qui en fit presque une divinité corinthienne. Elle était née à Hiccara, en Sicile; quand Nicias, général des Athéniens, prit cette ville et la saccagea, la jeune enfant fut emmenée en Péloponèse et vendue comme esclave. Un jour, le peintre Apelles la rencontra qui revenait de la fontaine, un vase plein d'eau sur la tête; il l'admira, il devina qu'elle serait belle et il la racheta. Le jour même, il la conduisit dans un festin où ses amis s'étonnèrent de le voir venir accompagné d'une petite fille au lieu d'une courtisane: «Ne vous en mettez pas en peine, leur dit-il; n'en soyez pas surpris; je la dresserai si bien, qu'avant que trois ans se passent, elle saura son métier en perfection.» Apelles tint parole, et il ne fut pas sans doute étranger au développement des grâces et des talents de Laïs. Elle était allée s'établir à Corinthe, la ville des courtisanes, et un songe, que lui envoya Vénus-Mélanis, lui annonça qu'elle ferait bientôt fortune. Le songe se réalisa; la renommée de Laïs se répandit jusqu'au fond de l'Asie, et de toutes parts on vit aborder à Corinthe une foule de riches étrangers qui n'y venaient chercher que les faveurs de Laïs; mais ils n'atteignaient pas tous le but de leur voyage. Laïs exigeait non-seulement des sommes exorbitantes, mais encore elle se réservait le droit de choisir la main qui les lui donnait; quelquefois, par caprice, elle ne voulait rien accepter. Démosthène, l'illustre orateur, voulut aussi savoir ce que valait Laïs; il prit avec lui tout l'argent dont il pouvait disposer, et se rendit à Corinthe. Il va trouver la courtisane et lui demande le prix d'une de ses nuits: «Dix mille drachmes, répond Laïs.—Dix mille drachmes! réplique Démosthène, qui ne s'attendait pas à dépenser plus de la dixième partie de cette somme; je n'achète pas si cher la honte et le chagrin d'avoir à me repentir!—C'est pour ne pas avoir à me repentir aussi, répliqua Laïs, que je vous demande dix mille drachmes.» Démosthène s'en retourna comme il était venu. Laïs aimait pourtant les hommes célèbres: aussi, elle eut en même temps, pour amants privilégiés, l'élégant et aimable philosophe Aristippe qui la payait bien, et le grossier et sale cynique Diogène qui eût été fort en peine de la payer. Elle préférait celui-ci à l'autre et ne semblait pas s'apercevoir que Diogène sentait mauvais. Quant au rival de ce dernier, il ne faisait pas mine d'être jaloux, et souvent, pour voir Laïs, il attendait à la porte, qu'elle se fût parfumée en sortant des bras du cynique. «Je possède Laïs, dit-il à ceux qui s'étonnaient de cet arrangement, mais Laïs ne me possède pas.» Comme on lui représentait que Laïs se donnait à lui sans amour et sans goût: «Je ne pense pas, disait-il avec le même flegme, que le vin et les poissons m'aiment, cependant je m'en nourris avec beaucoup de plaisir.» On lui reprochait de souffrir la prostitution journalière de Laïs, et on lui conseillait d'y mettre des bornes: «Je ne suis point assez riche, dit-il, pour acheter à moi seul un si précieux objet. Mais, lui objecta-t-on, vous vous ruinez pour elle?—Je lui donne beaucoup en effet, répondit-il, pour avoir le bonheur de la posséder, mais je ne prétends pas, pour cela, que les autres en soient privés.» Diogène, en revanche, malgré tout son cynisme, voyait avec jalousie la concurrence que lui faisait auprès de Laïs le brillant philosophe Aristippe: «Puisque tu partages avec moi les bonnes grâces de ma maîtresse, lui dit-il un jour, tu devrais aussi partager ma philosophie, et prendre la besace et le manteau des cyniques?—Te paraît-il donc étrange, repartit Aristippe, d'habiter une maison qui a déjà été habitée par d'autres? ou de monter sur un vaisseau qui a servi à quantité de passagers?—Non, vraiment! répondit le cynique honteux de se sentir jaloux.—Eh bien! pourquoi es-tu surpris que je voie une femme qui a vu d'autres hommes avant moi, et qui en verra encore d'autres après?» Aristippe allait tous les ans avec elle passer les fêtes de Neptune à Égine, et, pendant ce temps-là, disait-il, le logis de la courtisane était aussi chaste que celui d'une matrone.

Cette courtisane exerçait un tel empire sur ces deux philosophes, Aristippe et Diogène, qu'elle croyait qu'il n'existait pas un philosophe au monde qui pût lui résister. On la défia de venir à bout de la vertu de Xénocrate: elle accepta la gageure, dans la pensée qu'un disciple de Platon ne serait pas plus difficile à vaincre qu'un disciple de Socrate. Une nuit, elle s'enveloppe dans un voile, à moitié nue, et va frapper à la porte de Xénocrate: il ouvre, et s'étonne de voir une femme pénétrer chez lui. Elle se dit poursuivie par des voleurs; ses bras, son cou, ses oreilles, sont chargés de joyaux qui brillent dans l'ombre: il consent donc à lui donner un asile jusqu'au jour, et il se recouche, en lui conseillant de dormir aussi sur un banc. Mais il n'est pas plutôt dans son lit, que Laïs se montre dans toute la splendeur de sa beauté, et se place aux côtés du philosophe; elle s'approche; elle le touche; elle le presse entre ses bras, elle essaie de l'animer par des caresses qui le laissent froid et indifférent; elle pleure de rage, elle redouble ses embrassements, elle ne recule devant aucune sorte de provocation. Xénocrate ne bouge pas. Enfin, elle s'élance hors de ce lit insultant, et cache sa honte sous son voile. Elle a perdu sa gageure, et on réclame la somme qu'elle a perdue: «J'ai parié, dit-elle, de rendre sensible un homme, mais non une statue.» Elle était d'une beauté merveilleuse; cependant sa gorge l'emportait en perfection sur son visage, et les peintres, ainsi que les statuaires, qui voulaient représenter Vénus d'une façon digne d'elle, priaient Laïs de poser pour la déesse. Le sculpteur Myron fut admis de la sorte à voir sans voile cette adorable courtisane; il était vieux, il avait les cheveux blancs et la barbe grise, mais il se sentit rajeuni à la vue de Laïs; il se jette à ses pieds; il lui offre tout ce qu'il possède, pour la posséder pendant une nuit; elle sourit, hausse les épaules et sort. Le lendemain, Myron a fait teindre ses cheveux et sa barbe; il est fardé et parfumé; il porte une robe éclatante et une ceinture dorée; il a une chaîne d'or au cou et des anneaux à tous les doigts. Il se fait introduire chez Laïs et lui déclare, la tête haute, qu'il est amoureux d'elle: «Mon pauvre ami, réplique Laïs qui l'a reconnu et qui s'amuse de la métamorphose, tu me demandes là ce que j'ai refusé hier à ton père.»

Elle eut à subir un refus à son tour, lorsqu'elle fut éprise d'Eubates qu'elle rencontra aux jeux olympiques, où il venait disputer le prix. C'était un beau et noble jeune homme, qui avait laissé à Cyrène une femme qu'il aimait. Laïs ne l'eut pas plutôt entrevu, qu'elle lui fit une déclaration d'amour en termes si clairs et si pressants qu'Eubates fut très-embarrassé d'y répondre. Elle le suppliait de devenir son hôte et de s'établir chez elle; il s'en excusa, en disant qu'il avait besoin de toutes ses forces pour remporter la victoire dans les jeux. Elle s'enflammait à chaque instant davantage, et elle tremblait que l'objet de sa passion ne lui échappât: «Jurez-moi, lui dit-elle, de m'emmener avec vous à Cyrène, si vous êtes vainqueur!» Pour se soustraire à cette persécution, il le jura, et parvint ainsi à garder sa fidélité à sa bien-aimée; autrement, il eût fini par succomber sous le regard tout-puissant de Laïs. Eubates fut vainqueur; Laïs lui envoya une couronne d'or; mais elle apprit bientôt qu'Eubates était retourné à Cyrène: «Il a trahi son serment, dit-elle à un ami d'Eubates.—Il l'a tenu, répliqua l'ami, car il a emporté votre portrait.» La maîtresse d'Eubates fut tellement émerveillée de tant de fidélité et de tant de continence, quand elle sut ce qui s'était passé, qu'elle érigea en l'honneur de son amant une statue à Minerve. Laïs, pour se venger, en fit élever une autre qui représentait Eubates sous les traits de Narcisse. Cette fière hétaire avait sans cesse autour d'elle une cour empressée de flatteurs et d'adorateurs enthousiastes; plusieurs villes de la Grèce se disputaient la gloire de l'avoir vue naître; les personnages les plus considérables s'honoraient d'avoir eu des relations avec elle, et pourtant quelques farouches moralistes lui rappelaient parfois que son métier était honteux. C'est ce que fit un poëte tragique qui avait fait allusion à ses prostitutions en disant dans une pièce de théâtre: «Retire-toi d'ici, infâme!» Laïs l'aperçut au sortir du théâtre et l'aborda pour lui demander, de la voix la plus caressante, ce qu'il entendait par cette cruelle apostrophe: «Vous êtes vous-même du nombre des gens à qui je m'adresse! lui dit-il brutalement.—En vérité! reprit-elle gaiement, vous savez cependant ce vers d'une tragédie: Cela seul est honteux, que l'on fait en l'estimant tel.» Ce vers était tiré justement d'une pièce de ce poëte, qui ne sut que répondre. Athénée rapporte, d'après Machon, que le poëte dont Laïs châtiait ainsi les dédains était Euripide lui-même, mais il faudrait alors faire remonter cette anecdote à la première jeunesse de Laïs, qui était au service d'Apelles, lorsque Euripide mourut l'an 407 avant Jésus-Christ. Quoi qu'il en soit, la réponse de Laïs devint proverbiale, et comme on en abusait pour justifier bien des turpitudes, le vieux philosophe Antisthène réforma en ces termes l'axiome de la courtisane: «Ce qui est sale est sale, soit qu'il le paraisse, soit qu'il ne le paraisse pas à ceux qui le font.» Laïs, au lieu de combattre le nouvel apophthegme, l'adopta tel qu'Antisthène l'avait formulé: «Ce vieux a raison, dit-elle à Diogène qui était disciple d'Antisthène; il est aussi malpropre qu'il le paraît.—Et moi? reprit Diogène blessé dans son état de cynique.—Toi, dit-elle, je n'en sais rien, puisque je t'aime.»

Laïs avait amassé une fortune immense, mais elle fit construire des temples et des édifices publics; elle paya des statuaires, des peintres, des cuisiniers: elle se ruina. Elle avait, par bonheur, le goût de son métier à un tel degré, qu'elle ne se plaignit pas d'être obligée de le continuer dans un âge où les courtisanes se reposent. Elle était, d'ailleurs, fort belle encore, quoique le prix de ses amours eût singulièrement diminué: elle se consolait de sa dégradation prématurée, en s'enivrant. Épicrate, cité par Athénée, a fait un tableau affligeant de la vieillesse de Laïs, qui ne conservait d'elle-même que son nom: «Laïs est oisive et boit. Elle vient errer autour des tables. Elle me paraît ressembler à ces oiseaux de proie, qui, dans la force de l'âge, s'élancent de la cime des montagnes et enlèvent de jeunes chevreaux, mais qui dans la vieillesse se perchent languissamment sur le faîte des temples, où ils demeurent consumés par la faim: c'est alors un augure sinistre. Laïs dans son printemps fut riche et superbe. Il était plus facile de parvenir auprès du satrape Pharnabaze. Mais la voilà qui touche à son hiver: le temple est tombé en ruines, il s'ouvre aisément; elle arrête le premier venu et boit avec lui. Un statère, une pièce de trois oboles, sont une fortune pour elle. Jeunes, vieux, elle reçoit tout le monde; l'âge a tellement adouci cette humeur farouche, qu'elle tend la main pour quelques pièces de monnaie.» Ce passage de la comédie intitulée l'Anti-Laïs n'était peut-être qu'une hyperbole échappée à la rancune d'un poëte que la courtisane avait mal accueilli. Ælien raconte aussi qu'elle ne fut pas d'un accès facile, avant que l'âge eût refroidi les poursuites dont elle était l'objet; on l'avait même surnommée Axine, à cause de son avarice intraitable. Athénée dit pourtant, sur la foi d'une tradition bien établie, qu'elle ne faisait aucune différence entre les offres des riches et celles des pauvres. Cette particularité ne doit probablement se rapporter qu'à l'époque de sa vie où la débauche la consolait de la misère.

Ce qui prouverait l'oubli dans lequel elle était tombée à la fin de sa carrière amoureuse, c'est l'obscurité qui enveloppe le temps et les circonstances de sa mort. Elle avait alors 70 ans, selon les uns; 55 ans selon les autres; ceux-ci prétendent qu'elle s'était conservée belle; ceux-là disent, au contraire, qu'elle touchait à la décrépitude. Quoi qu'il en soit de son âge et de son visage, l'Anthologie lui fait dédier son miroir à Vénus avec une inscription que Voltaire a imitée dans ces vers charmants:

Je le donne à Vénus, puisqu'elle est toujours belle:
Il redouble trop mes ennuis!
Je ne saurais me voir dans ce miroir fidèle
Ni telle que j'étais ni telle que je suis.

Quant à son genre de mort, on ne sait lequel il faut croire de Plutarque, d'Athénée ou de Ptolémée. Ce dernier affirme qu'elle s'étrangla en mangeant des olives; Athénée s'appuie de l'autorité de Philétaire, pour démontrer qu'elle mourut dans l'exercice de ses fonctions de courtisane (οὐχὶ Λαΐς μὲν τελευτῶς ἀπέθανε βινουμένη); et Plutarque rapporte que, s'étant amourachée d'un jeune Thessalien, nommé Hippolochus, elle le suivit en Thessalie et pénétra dans un temple de Vénus où il s'était réfugié pour se soustraire aux embrassements de cette bacchante, mais les femmes du pays, indignées de son audace et encore jalouses de sa beauté qui n'était plus qu'un souvenir, entourèrent le temple en poussant de grands cris, et l'assommèrent à coups de pierres devant l'autel de Vénus, qui fut souillé du sang de la courtisane. Depuis ce meurtre, le temple fut consacré à Vénus-Homicide et à Vénus-Profanée. On érigea un tombeau à Laïs sur les bords du Pénée, avec cette épitaphe: «La Grèce, naguère invincible et fertile en héros, a été vaincue et réduite en esclavage par la beauté divine de cette Laïs, fille de l'Amour, formée à l'école de Corinthe, qui repose dans les nobles champs de la Thessalie.» Corinthe dédia aussi un monument à la mémoire de son illustre élève: on avait représenté sur ce monument une lionne terrassant un bélier. Il est possible que les faits de la vie de Laïs ne concernent pas tous la même femme, et que deux ou trois hétaires du même nom, qui vécurent à peu près dans le même temps, aient été confondues à la fois par les historiens et par la tradition populaire. Ainsi, la maîtresse d'Alcibiade, Damasandra, eut une fille qu'on nommait Laïs, et qui se fit connaître par sa beauté plus encore que par ses galanteries. Pline signale aussi une autre Laïs, laquelle était sage-femme et avait inventé des remèdes secrets, des espèces de philtres pour augmenter ou diminuer l'embonpoint des femmes. Cette Laïs se livrait également au métier de courtisane avec ses amies Salpe et Éléphantis, comme elle courtisanes, et comme elle très-habiles dans l'art des cosmétiques, des avortements et des breuvages aphrodisiaques. Elles guérissaient aussi de la rage et de la fièvre quarte, et, dans toutes leurs drogues, elles employaient de différentes façons le sang menstruel mêlé à des substances plus ou moins innocentes. La ville de Corinthe se glorifiait d'avoir été le théâtre des fastueuses prostitutions de Laïs, mais aucune ville de la Grèce ne se vanta d'avoir vu cette reine des courtisanes, vieillie, déchue, oubliée, fabriquer des poudres, des onguents, des élixirs, et vendre de l'amour en bouteille.

Une autre hétaire, contemporaine de Laïs, non moins célèbre qu'elle, Phryné, n'eut pas une décadence si triste ni une fin si tragique. Malgré ses immenses richesses, elle ne cessa jamais de les augmenter par les mêmes moyens, et, comme en vieillissant elle ne perdit presque rien de la magnificence de ses formes, elle eut des amants qui la payaient largement jusqu'à la veille de sa mort. Ce fut là ce qu'elle appelait gaiement: «Vendre cher la lie de son vin.» Elle était de Thespie, mais elle résida constamment à Athènes, où elle menait une existence très-retirée, ne se montrant ni aux Céramiques, ni au théâtre, ni aux stades, ni aux fêtes religieuses ou civiles. Elle ne descendait dans la rue, que voilée et vêtue d'une tunique flottante, comme la plus austère matrone. Elle n'allait pas aux bains publics et ne fréquentait que les ateliers des peintres et des sculpteurs; car elle aimait les arts et elle s'y consacrait, pour ainsi dire, en posant nue devant le pinceau d'Apelles, devant le ciseau de Praxitèle. Sa beauté était celle d'une statue de marbre de Paros; les traits et les lignes de son visage avaient la pureté, l'harmonie et la noblesse que l'imagination du poëte et de l'artiste donne à une image divine; mais sa pâleur mate et même un peu jaune lui avait fait donner le surnom de Phryné, par analogie avec la couleur de la grenouille de buisson, phrya; car son nom de famille était Mnésarète, et elle ne fut pas connue sous ce nom-là. Les tableaux et les statues, que firent d'après elle son peintre et son sculpteur favoris, excitèrent l'enthousiasme de toute la Grèce, qui vouait un culte à la beauté corporelle, culte dépendant de celui de Vénus. Phryné n'avait en elle rien de plus remarquable que ce qu'elle cachait pudiquement à tous les yeux, même aux regards de ses amants, qui ne la possédaient que dans l'obscurité; mais, aux mystères d'Éleusis, elle apparaissait comme une déesse sous le portique du temple, et laissant tomber ses vêtements en présence de la foule ébahie et haletante d'admiration, elle s'éclipsait derrière un voile de pourpre. Aux fêtes de Neptune et de Vénus, elle quittait aussi ses vêtements sur les degrés du temple, et, n'ayant que ses longs cheveux d'ébène pour couvrir la nudité de son beau corps, qui brillait au soleil, elle s'avançait vers la mer, au milieu du peuple qui s'écartait avec respect pour lui faire place, et qui la saluait d'un cri unanime d'enthousiasme: Phryné entrait dans les flots pour rendre hommage à Neptune, et elle en sortait comme Vénus à sa naissance; on la voyait un moment, sur le sable, secouer l'onde amère qui ruisselait le long de ses flancs charnus, et tordre ses cheveux humides: on eût dit alors que Vénus venait de naître une seconde fois. A la suite de ce triomphe d'un instant, Phryné se dérobait aux acclamations et se cachait dans son obscurité ordinaire. Mais l'effet de cette apparition n'en était que plus prodigieux, et la renommée de la courtisane remplissait les bouches et les oreilles. Chaque année augmentait de la sorte le nombre des curieux, qui allaient aux mystères d'Éleusis et aux fêtes de Neptune et de Vénus, pour n'y voir que Phryné.

Tant de gloire pour une courtisane lui attira l'envie et la haine des femmes vertueuses; celles-ci, afin de se venger, acceptèrent l'entremise d'Euthias, qui avait inutilement obsédé Phryné sans obtenir d'elle ce qu'elle n'accordait qu'à l'argent ou au génie. Cet Euthias était un délateur de la plus vile espèce; il accusa Phryné, devant le tribunal des Héliastes, d'avoir profané la majesté des mystères d'Éleusis en les parodiant, et d'être constamment occupée à corrompre les citoyens les plus illustres de la République en les éloignant du service de la patrie. Non-seulement une pareille accusation devait entraîner la mort de l'accusée, mais encore infliger à toutes les courtisanes, solidairement, la honte d'un blâme, d'une amende, et même de l'exil pour quelques-unes. Phryné avait eu pour amant l'orateur Hypéride, qui se partageait alors entre Myrrhine et Bacchis. Phryné pria ces deux hétaires de s'employer auprès d'Hypéride, pour qu'il vînt la défendre contre Euthias. La position était délicate pour Hypéride, qu'on savait intéressé particulièrement à venir en aide à Phryné, qu'il avait aimée, et à tenir tête à Euthias, qu'il détestait comme le plus lâche des hommes. Phryné pleurait, enveloppée dans ses voiles et couvrant sa figure avec ses deux mains d'ivoire; Hypéride, ému et inquiet, étendit le bras vers elle, pour annoncer qu'il la défendait; et quand Euthias eut formulé ses accusations par l'organe d'Aristogiton, Hypéride prit la parole, avoua qu'il n'était pas étranger à la cause, puisque Phryné avait été sa maîtresse, et supplia les juges d'avoir pitié du trouble qu'il éprouvait. Sa voix s'altérait, son gosier était plein de sanglots, sa paupière pleine de larmes, et pourtant le tribunal, froid et silencieux, semblait disposé à ne pas se laisser fléchir. Hypéride comprend le danger qui menace l'accusée: il éclate en malédictions contre Euthias, il proclame résolument l'innocence de sa victime, il raconte avec complaisance le rôle presque religieux que Phryné a pu seule accepter aux mystères d'Éleusis... Les Héliastes l'interrompent; ils vont prononcer l'arrêt fatal. Hypéride fait approcher Phryné: il lui déchire ses voiles, il lui arrache sa tunique, et il invoque avec une sympathique éloquence les droits sacrés de la beauté, pour sauver cette digne prêtresse de Vénus. Les juges sont émus, transportés, à la vue de tant de charmes; ils croient apercevoir la déesse elle-même: Phryné est sauvée, et Hypéride l'emporte dans ses bras. Il était redevenu plus amoureux que jamais, en revoyant cette admirable beauté qui avait eu plus d'empire que son éloquence sur les juges; Phryné, de son côté, par reconnaissance, redevint la maîtresse de son avocat, qui fut infidèle à Myrrhine. Celle-ci crut se venger en se mettant du parti d'Euthias et en accordant à ce sycophante tout ce que Phryné lui avait refusé. Les courtisanes furent indignées de ce qu'une d'elles osât protester ainsi contre l'arrêt qui avait absous Phryné, et Bacchis leur servit d'interprète en écrivant à l'imprudente Myrrhine: «Tu t'es rendue l'objet de l'aversion de nous toutes qui sommes dévouées au service de Vénus Bienfaisante!»

PHRYNÉ DEVANT L'ARÉOPAGE

PHRYNÉ DEVANT L'ARÉOPAGE

Elle ne tarda pas, en effet, à se repentir d'avoir cédé à un mouvement de jalousie et de vanité. Hypéride, qui l'avait quittée, ne lui revint pas; il resta longtemps épris de Phryné: «Il a une amie digne de lui et de sa belle âme, écrivait Bacchis à Myrrhine; et toi, tu as un amant tel qu'il te le fallait!» Hypéride, en se déclarant le défenseur d'une courtisane, s'était fait plus d'honneur et plus de profit qu'en défendant les premiers citoyens de la république: on ne parlait que de son talent d'orateur, par toute la Grèce; on ne se lassait pas d'applaudir au beau mouvement d'éloquence qui avait terminé sa péroraison; les éloges, les actions de grâce, les présents lui arrivaient de toutes parts, et, pour comble de biens, Phryné lui appartenait. Si les hétaires grecques ne lui élevèrent pas une statue d'or comme le proposait Bacchis, elles n'épargnèrent rien pour lui témoigner leur gratitude: «Toutes les courtisanes d'Athènes en général, lui écrivit Bacchis, qui tenait la plume pour ses compagnes, et chacune d'elles en particulier, doivent vous rendre autant d'actions de grâces que Phryné.» On peut présumer que son plaidoyer fut publié, puisque celui d'Aristogiton, qui prit la parole pour Euthias, était connu du temps d'Athénée. On sait aussi qu'Euthias, que l'amour seul avait rendu calomniateur, n'eut pas de repos que Phryné ne lui pardonnât, et il souscrivit, pour obtenir ce pardon, aux conditions les plus ruineuses. Bacchis avait prévu ce triste dénoûment, lorsqu'elle écrivait à Phryné: «Euthias est bien plus vivement amoureux de toi qu'Hypéride. Celui-ci, en raison du service important qu'il t'a rendu en t'accordant la protection et le secours de son éloquence dans la circonstance la plus critique, semble exiger de toi les plus grands égards et te favoriser en t'accordant ses caresses, tandis que la passion de l'autre ne peut qu'être irritée au dernier point par le mauvais succès de son entreprise odieuse. Attends-toi donc à de nouvelles instances de sa part, aux sollicitations les plus empressées: il t'offrira de l'or à profusion.» L'or l'emporta sur le ressentiment. L'aréopage, qui n'eut pas d'arrêt à prononcer dans cette circonstance, prévit le cas où une cause du même genre, plaidée devant lui, pourrait donner lieu aux mêmes moyens de défense; il ne voulut pas être exposé aux séductions qui avaient subjugué les Héliastes; il promulgua une loi, qui interdisait aux avocats d'employer aucun artifice pour exciter la pitié des juges, et aux accusés de paraître en personne devant les juges avant que la sentence fût prononcée. Phryné, de son côté, dans la crainte d'une accusation nouvelle, non-seulement se priva désormais de prendre part aux fêtes et aux cérémonies religieuses, mais encore, elle s'occupa de gagner des partisans et de se faire en quelque sorte des créatures jusqu'au sein de l'aréopage. Elle ouvrait son lit et sa table aux gourmands et aux libertins; un sénateur de l'aréopage, nommé Gryllion, se compromit au point de se faire le parasite de la courtisane, c'est ainsi que le qualifia Satyrus d'Olinthe dans sa Pamphile.

Les richesses que Phryné avait acquises surpassaient alors celles d'un roi: les poëtes comiques, Timoclès dans sa Nérée, Amphis dans sa Kouris et Posidippe dans son Éphésienne, ont parlé du scandale de cette impure opulence. Phryné en fit pourtant un usage honorable: elle fit bâtir à ses frais divers monuments publics, surtout dans la ville de Corinthe, que toutes les hétaires considéraient comme leur patrie à cause de l'argent qu'elles y avaient gagné. Quand Alexandre le Grand eut détruit Thèbes et renversé ses murailles, Phryné se rappela qu'elle était née en Béotie, et elle offrit aux Thébains de rebâtir leur ville de ses propres deniers, à la seule condition de faire graver cette inscription en son honneur: Thèbes abattue par Alexandre, relevée par Phryné. Les Thébains refusèrent d'éterniser une honte. Phryné, comme Béotienne, n'avait pas reçu du ciel les dons de l'esprit; mais elle se distinguait de la plupart des femmes par un vif sentiment des arts; elle se regardait comme l'image vivante de la beauté divine; elle se rendait hommage à elle-même dans les ouvrages d'Apelles et de Praxitèle: l'un avait modelé d'après elle la Vénus de Cnide; l'autre l'avait peinte telle qu'il la vit aux fêtes de Neptune et de Vénus sortant de l'onde. Tous deux furent ses amants, mais Praxitèle l'emporta sur son rival. Phryné lui demanda, en souvenir de leurs amours, la plus belle statue qu'il eût jamais exécutée. «Choisissez!» répondit Praxitèle; elle réclama un délai de quelques jours pour faire son choix. Dans l'intervalle, pendant que Praxitèle se trouvait chez elle, un esclave accourut couvert de sueur, en criant que l'atelier du sculpteur était en feu: «Ah! je suis perdu, dit Praxitèle, si mon Satyre et mon Cupidon sont brûlés!—Je choisis le Cupidon,» interrompit Phryné. C'était une ruse qu'elle avait imaginée pour connaître la pensée de l'artiste sur ses œuvres. Depuis, Phryné donna ce chef-d'œuvre à sa ville natale. Caligula le fit enlever de Thespie et transporter à Rome, mais Claude ordonna, dans un de ses jugements de préteur, que le Cupidon serait restitué aux Thespiens, «pour apaiser les mânes de Phryné,» disait la sentence. La statue avait à peine retrouvé son piédestal vide, que Néron la fit revenir à Rome, et elle périt dans l'incendie de cette ville, allumé par Néron lui-même. Phryné, si riche qu'elle fût, avait continué son industrie ordinaire jusqu'à l'âge des rides et des cheveux blancs. Elle se vantait alors de posséder une pommade qui dissimulait entièrement les rides; elle se fardait avec tant de drogues, qu'Aristophane a pu dire dans sa comédie des Harangueurs: «Phryné a fait de ses joues la boutique d'un apothicaire.» Et ce vers passa en proverbe chez les Grecs, pour désigner les femmes qui se fardaient.

On ignore l'époque de sa mort et le lieu de sa sépulture; on apprend seulement, de Pausanias, que ses amis, ses amants et ses compatriotes s'étaient cotisés pour lui ériger une statue d'or dans le temple de Diane à Éphèse; on lisait sur la plinthe de cette statue, qui avait pour base une colonne de marbre penthélique: «Cette statue est l'ouvrage de Praxitèle.» Elle était placée entre les statues de deux rois, Archinamus, roi de Lacédémone, et Philippe, roi de Macédoine, avec cette inscription: A Phryné, illustre Thespienne. Ce fut cette statue que le philosophe Cratès qualifia sévèrement, en s'écriant: «Voici donc un monument de l'impudicité de la Grèce!» Le nom de Phryné étant devenu, comme celui de Laïs, synonyme de belle courtisane, plusieurs femmes de cette classe se firent nommer Phryné. Pour distinguer de ses humbles imitatrices la première Phryné, on l'appelait la Thespienne. Hérodice, dans son Histoire de ceux qui ont été raillés sur le théâtre, cite une Phryné qu'on surnomma le Crible, parce qu'elle ruinait ses amants, de même qu'un crible sert à extraire la farine mêlée au son. Selon Apollodore, dans son Traité des Courtisanes, il y avait deux Phrynés, qu'on surnommait Clauxigelaos (qui fait pleurer, après avoir fait rire) et Saperdion (superbe poisson), mais ni l'une ni l'autre ne semble pouvoir être confondue avec l'illustre Thespienne.

Si Phryné et Laïs sont les deux personnifications les plus célèbres, sinon les plus brillantes de l'hétairisme, Pythionice et Glycère en représentent encore mieux la puissance: Pythionice et Glycère furent presque reines de Babylone, après avoir été simples courtisanes à Athènes. Pythionice n'était remarquable que par sa beauté, mais elle possédait quelques-uns de ces secrets de libertinage qui exercent tant d'empire sur les natures vicieuses et sur les tempéraments voluptueux. Glycère, non moins belle, non moins habile peut-être, était aussi plus intelligente et plus spirituelle. Harpalus, l'ami d'Alexandre de Macédoine, le gouverneur de Babylone, les aima l'une et l'autre, et ne se consola d'avoir perdu la première qu'en retrouvant la seconde. Harpalus était grand trésorier d'Alexandre, et, lorsque son maître fut parti pour l'expédition des Indes, il ne se fit aucun scrupule de puiser à pleines mains dans les trésors confiés à sa garde. Il surpassa en magnificence les anciens rois de Babylone, et il voulut jouir de toutes les voluptés que l'or et le pouvoir sont capables de créer. Il avait autour de lui des joueuses de flûte de Milet, des danseuses de Lesbos, des tresseuses de couronnes de Cypre, des esclaves et des concubines de tous les pays: il fit venir une hétaire d'Athènes, celle qui était le plus en vogue et qui s'acquittait le mieux de ses fonctions libidineuses. Pythionice eut l'honneur d'être choisie pour les menus-plaisirs du petit tyran Harpalus. Elle était alors la maîtresse collective de deux frères, fils d'un nommé Chœréphile, qui faisait le commerce de poisson salé, et qui devait à ce commerce son immense fortune. Les deux amants de Pythionice l'entretenaient à grands frais, et le poëte comique Timoclès, dans sa comédie des Icariens, avait raillé en ces termes la richesse de cette hétaire, que ses compagnes accusaient, par une allusion analogue, de sentir la marée: «Pythionice te recevra à bras ouverts, pour avoir de toi, à force de caresses, tout ce que je viens de te donner, car elle est insatiable. Cependant demande-lui un tonneau de poisson salé; elle en a toujours en abondance, puisqu'elle se contente de deux saperdes non salés à large bouche.» Le saperde, dont la consommation était considérable parmi le bas peuple, passait pour un mauvais poisson, comme le déclare solennellement le grand sophiste de l'art culinaire, Archestrate. Pythionice, qu'on avait vue esclave de la joueuse de flûte Bacchis, laquelle le fut elle-même de l'hétaire Sinope, devint tout à coup une espèce de reine dans le palais de Babylone, mais elle ne jouit pas longtemps d'une si rare fortune: elle mourut, sans doute empoisonnée, et l'inconsolable Harpalus lui fit faire des funérailles royales. Il en avait eu une fille qui épousa depuis le sculpteur-architecte Chariclès, celui-là même qu'Harpalus chargea de construire à Athènes un monument sépulcral en mémoire de Pythionice. Cette favorite avait, d'ailleurs, son tombeau à Babylone, où elle était morte. Le monument, élevé par Chariclès sur le chemin sacré qui menait d'Athènes à Eleusis, coûta 30 talents (environ 250,000 francs de notre monnaie); sa grandeur, plutôt encore que son architecture, attirait les regards du voyageur: «Quiconque le verra, s'écrie Dicæarque dans son livre sur la Descente dans l'antre de Trophonius, se dira probablement d'abord, avec raison: C'est sans doute le monument d'un Miltiade ou d'un Périclès, ou d'un Cimon, ou l'un autre grand homme? sans doute, il a été érigé aux dépens de la république, ou du moins en vertu d'un décret des magistrats? Mais quand il apprendra que ce monument a été fait en mémoire de l'hétaire Pythionice, que devra-t-il penser de la ville d'Athènes?» Harpalus avait donné une telle activité aux travaux de ces constructions funéraires, qu'elles furent terminées avant la fin de l'expédition d'Alexandre dans les Indes. Théopompe, dans une lettre au roi de Macédoine, affirme que le gouverneur de Babylone employa la somme énorme de 200 talents pour les deux tombeaux de sa maîtresse: «Quoi! s'écrie Théopompe indigné, depuis longtemps on voit deux admirables monuments achevés pour Pythionice: l'un près d'Athènes, l'autre à Babylone, et celui qui se disait ton ami aura impunément consacré un temple, un autel à une femme qui s'abandonnait à tous ceux qui contribuaient à ses dépenses, et il aura dédié ce monument sous le nom de temple et d'autel de Vénus-Pythionice! N'est-ce pas mépriser ouvertement la vengeance des dieux, et manquer au respect qui t'est dû?» Alexandre était alors trop occupé à combattre Porus, pour pouvoir se mêler de ce qui se passait à Babylone et à Athènes, où Harpalus divinisait une courtisane.

Harpalus avait déjà, d'ailleurs, remplacé Pythionice: une simple tresseuse de couronnes de Sicyone, Glycère, fille de Thalassis, s'était fait aimer du gouverneur de Babylone, avec tant de savoir-faire, qu'elle devint presque reine à Tarse, et qu'elle serait devenue déesse, si Harpalus lui eût survécu. Mais Alexandre revenait victorieux des Indes; il devait punir ceux de ses officiers qui, pendant son absence, avaient tenu peu de compte de ses ordres. Harpalus se voyait plus compromis que les autres, et il fut effrayé lui-même de ses monstrueuses dilapidations. Il s'enfuit de Tarse, avec Glycère et tout ce qui restait dans le trésor; il se réfugia en Attique, et implora l'appui des Athéniens contre Alexandre. Il avait levé une armée de six mille mercenaires, et il offrait d'acheter à tout prix la protection d'Athènes; avec l'aide et d'après les conseils de Glycère, il corrompit les orateurs, paya le silence de Démosthène, et intéressa le peuple à sa cause, par des distributions de farine, qu'on appela le blé de Glycère, et qui fournit une locution proverbiale pour signifier «le gage de la perte plutôt que de la jouissance.» C'est ainsi que ce blé est désigné dans une comédie satirique dont Harpalus était le héros, et qu'Alexandre fit représenter dans toute l'Asie pour infliger un châtiment à l'orgueil d'Harpalus. On prétend même qu'il était l'auteur de ce drame, où l'on raconte que les mages de Babylone, témoins de l'affliction d'Harpalus à la mort de Pythionice, avaient promis de la rappeler du séjour des ombres à la lumière; mais il est plus probable que ce drame fut composé, à l'instigation d'Alexandre, par Python de Catane ou de Byzance. Quoi qu'il en soit, Harpalus ne réussit pas, avec le concours de Glycère, à s'assurer un asile dans la république d'Athènes; il en fut banni et se retira en Crète, sous l'appréhension des vengeances d'Alexandre qui l'épargna; mais un de ses capitaines l'assassina, pour s'emparer des trésors qu'Harpalus avait volés lui-même au roi de Macédoine. Glycère parvint à s'échapper et retourna, bien déchue de ses grandeurs, à Athènes, où elle reprit son ancien état de courtisane. Ce n'était plus la reine de Tarse, qui avait reçu des honneurs presque divins, qui avait eu sa statue de bronze placée dans les temples vis-à-vis de celle d'Harpalus; c'était une hétaire, d'un âge assez mûr, d'une beauté quelque peu fatiguée, mais d'un esprit infatigable. Lyncæus de Samos jugea que ses bons mots méritaient d'être recueillis, et il en fit une collection que nous ne possédons plus. Athénée en cite quelques-uns que revendiquaient les contemporaines de Glycère; nous en avons rapporté plusieurs; les deux suivants peuvent encore lui appartenir. «Vous corrompez la jeunesse! lui dit le philosophe Stilpon.—Qu'importe, si je l'amuse! répondit-elle; toi, sophiste, tu la corromps aussi, mais tu l'ennuies.» Un homme qui venait marchander ses faveurs remarqua des œufs dans un panier: «Sont-ils crus ou cuits? lui demanda-t-il distraitement.—Ils sont d'argent?» répliqua-t-elle avec malice, pour le ramener au sujet de leur entretien.

Ses aventures de Babylone et de Tarse l'avaient mise à la mode: c'était à qui se rangerait au nombre des héritiers d'Harpalus. Néanmoins, Glycère s'attacha de préférence à deux hommes de génie, au peintre Pausias, au poëte Ménandre. Le premier peignait les fleurs qu'elle tressait en couronnes et en guirlandes, il s'efforçait d'imiter et d'égaler ses brillants modèles; il fit un portrait de Glycère, représentée assise, faisant une couronne; ce ravissant tableau, qu'on appelait la Stephanoplocos (faiseuse de couronnes), fut apporté à Rome, et acheté par Lucullus, qui l'estimait autant que tous les tableaux de sa collection. L'affection de Glycère pour Ménandre dura plus longtemps que sa liaison avec Pausias. Elle supportait la mauvaise humeur et les boutades chagrines du poëte comique, auprès de qui elle remplissait l'office d'une servante dévouée, et non le rôle d'une maîtresse préférée; Ménandre lui reprochait souvent de n'être plus ce qu'elle avait été, et lui demandait compte amèrement de sa folle jeunesse; il était jaloux du passé aussi bien que du présent: «Vous m'aimeriez davantage, lui disait-il, si j'avais volé les trésors d'Alexandre?» Elle souriait et ne répondait à ces duretés que par un surcroît d'attachement et de soins. Il revint du théâtre, un soir, attristé, irrité, désolé du mauvais succès d'une de ses pièces; il était inondé de sueur, il avait le gosier desséché. Glycère lui présenta du lait et l'invita doucement à se rafraîchir: «Ce lait sent le vieux, dit Ménandre en repoussant le vase et la main qui le lui offrait; ce lait me répugne; il est couvert d'une crème rance et dégoûtante.» C'était une cruelle allusion à la céruse et au fard qui cachaient les rides de Glycère: «Bon! dit-elle gaiement, ne vous arrêtez pas à ces misères: laissez ce qui est dessus et prenez ce qui est dessous.» Elle l'aimait véritablement, et elle craignait que de plus jeunes qu'elles lui enlevassent une tendresse qu'elle ne conservait souvent qu'à force d'artifices, car Ménandre était changeant et capricieux en amour: il se laissa fixer néanmoins par le dévouement passionné de Glycère, qu'il immortalisa dans ses comédies. «J'aime mieux être, disait-elle, la reine de Ménandre que la reine de Tarse.» Glycère, après sa mort, n'eut pas un tombeau splendide, tel que le monument de la Prostituée (c'est ainsi qu'on désignait le tombeau de Pythionice), mais son nom resta, dans la mémoire des Grecs, étroitement lié à celui de Ménandre, et ne fut pas moins célèbre que ceux de Laïs, de Phryné et d'Aspasie.

CHAPITRE XIV.

Sommaire.—Introduction de la Prostitution sacrée en Étrurie.—Conformation physique singulière des habitants de l'Italie primitive.—Rome.—La Louve Acca Laurentia.—Origine du lupanar.—Construction de la ville de Rome, sur le territoire laissé par Acca Laurentia à ses fils adoptifs Rémus et Romulus.—Fêtes instituées par Rémus et Romulus en l'honneur de leur nourrice, sous le nom de Lupercales.—Les luperques, prêtres du dieu Pan.—Les Sabines et l'oracle.—Hercule et Omphale.—La Prostitution sacrée à Rome.—La courtisane Flora.—Son mariage avec Tarutius.—Origine des Florales.—Les fêtes de Flore et de Pomone.—Les courtisanes aux Florales.—Caton au Cirque.—Vénus Cloacine.—Les Vénus honnêtes: Vénus Placide, Vénus Chauve, Vénus Generatrix, etc.—Les Vénus malhonnêtes: Vénus Volupia, Vénus Lascive, Vénus de bonne volonté.—Temple de Vénus Erycine, en Sicile, reconstruit par Tibère.—Les temples de Vénus à Rome.—Dévotion de Jules César à Vénus.—Origine du culte de Vénus Victorieuse.—Épisode mystique des fêtes de Vénus.—Vénus Myrtea ou Murcia.—Offrandes des courtisanes à Vénus.—Les Veillées de Vénus.—Sacrifices impudiques offerts à Cupidon, à Priape, à Mutinus, etc., par les dames romaines.—Les Priapées.—Culte malhonnête du dieu Mutinus.—Mutina.—La déesse hermaphrodite Pertunda.—Tychon et Orthanès.—Culte infâme introduit en Étrurie par un Grec.—Chefs et grands prêtres de cette religion nouvelle.—Analogie de ce culte avec celui d'Isis.—Les mystères d'Isis à Rome.—Les Isiaques.—Corruption des prêtres d'Isis.—Culte de Bacchus.—Les bacchants et les bacchantes.—Fêtes honteuses qui déshonoraient les divinités de Rome.—Le marché des courtisanes.—Différence de la Prostitution sacrée romaine et de la Prostitution sacrée grecque.

L'Égypte, la Phénicie et la Grèce colonisèrent la Sicile et l'Italie, en y établissant leurs religions, leurs mœurs et leurs coutumes. La Prostitution sacrée ne manqua pas, dès les premiers temps, de suivre la migration des déesses et des dieux, qui changeaient de climat sans changer de caractère. Les monuments écrits, qui témoigneraient de l'origine de cette Prostitution dans l'île des Cyclopes et dans la péninsule de Saturne, n'existent plus depuis bien des siècles, mais on a retrouvé, dans les cimetières étrusques et italo-grecs, une multitude de vases peints, qui représentent différentes scènes de la Prostitution sacrée, antérieurement à la fondation de Rome. Ce sont toujours les mêmes offrandes que celles que les vierges apportaient dans les temples de Babylone et de Tyr, de Bubastis et de Nancratès, de Corinthe et d'Athènes. La consacrée vient s'asseoir dans le sanctuaire près de la statue de la déesse; l'étranger marchande le prix de sa pudeur, et elle dépose ce prix sur l'autel, qui s'enrichit de ce honteux commerce auquel le prêtre est seul intéressé. Telle est, d'après les vases funéraires, la forme presque invariable que devait affecter la Prostitution sacrée dans les colonies égyptiennes, phéniciennes et grecques. Le culte de Vénus fut certainement celui qu'on y vit le premier en honneur, car il était, là comme partout ailleurs, le plus attrayant et le plus naturel; mais on ignore absolument les noms et les attributs que prenait la déesse allégorique de la création des êtres. Ces noms devaient être si peu analogues à ceux qui lui furent donnés dans la théogonie romaine, que le savant Varron s'appuie de l'autorité de Macrobe, pour soutenir que Vénus n'était pas connue à Rome sous les rois. Mais Macrobe et Varron auraient dû dire seulement qu'elle n'avait pas encore de temple dans l'enceinte de la cité de Romulus, car elle était adorée en Étrurie, avant que Rome eût soumis ce pays, qui fut longtemps en guerre avec elle. Vitruve, dans son Traité d'architecture, dit positivement que, selon les principes des aruspices étrusques, le temple de Vénus ne pouvait être placé qu'en dehors des murs et auprès des portes de la ville, afin que l'éloignement de ce temple ôtât aux jeunes gens le plus d'occasions possible de débauche, et fût un motif de sécurité pour les mères de famille.

La Prostitution sacrée ne régnait pas seule dans l'Italie primitive: on peut affirmer que la Prostitution hospitalière et la Prostitution légale y régnaient aussi en même temps, la première dans les forêts et les montagnes, la seconde dans les cités. Les peintures des vases étrusques ne nous laissent pas ignorer la corruption déjà raffinée, qui avait pénétré chez ces peuples aborigènes, esclaves aveugles et grossiers de leurs sens et de leurs passions. Il suffirait presque des inductions morales qu'on peut tirer de la richesse et de la variété des joyaux que portaient les femmes, pour juger du développement qu'avait pris la Prostitution, née de la coquetterie féminine et des besoins de la toilette. On voit, à mille preuves empruntées aux vases peints, que la lubricité de ces peuplades indigènes ou exotiques ne connaissait aucun frein social ni religieux. La bestialité et la pédérastie étaient leurs vices ordinaires, et ces abominations, naïvement familières à tous les âges et à tous les rangs de la société, n'avaient pas d'autres remèdes que des cérémonies d'expiation et de purification, qui en suspendaient parfois la libre pratique. Comme chez tous les anciens peuples, la promiscuité des sexes rendait hommage à la loi de nature, et la femme, soumise aux brutales aspirations de l'homme, n'était d'ordinaire que le patient instrument de ses jouissances: elle n'osait presque jamais faire parler son choix, et elle appartenait à quiconque avait la force. La conformation physique de ces sauvages ancêtres des Romains justifie, d'ailleurs, tout ce qu'on devait attendre de leur sensualité impudique: ils avaient les parties viriles analogues à celles du taureau et du chien; ils ressemblaient à des boucs, et ils portaient au bas des reins une espèce de touffe de poils roux, qu'il est impossible de regarder comme un signe de convention dans les dessins qui représentent cette barbiche postérieure, cette excroissance charnue et poilue à la fois, ce rudiment d'une véritable queue d'animal. On serait fort en peine de dire à quelle époque disparut tout à fait un si étrange symptôme du tempérament bestial, mais on le conserva dans l'iconologie allégorique, comme le caractère distinctif du satyre et du faune. Chez des races aussi naturellement portées à l'amour charnel, la Prostitution s'associait sans doute à tous les actes de la vie civile et religieuse.

C'est la Prostitution qu'on découvre dans le berceau de Rome, où Rémus et Romulus sont allaités par une louve. Si l'on en croit le vieil historien Valérius cité par Aurélius Victor, par Aulu-Gelle et par Macrobe, cette louve n'était autre qu'une courtisane, nommée Acca Laurentia, maîtresse du berger Faustulus, qui recueillit les deux jumeaux abandonnés au bord du Tibre. Acca Laurentia avait été surnommée la Louve (Lupa), par les bergers de la contrée, qui la connaissaient tous pour l'avoir souvent rencontrée errante dans les bois, et qui l'avaient enrichie de leurs dons. Elle possédait même, du fait de ses prostitutions, les champs situés entre les sept collines, et légués par elle à ses enfants adoptifs, qui y fondèrent la ville éternelle. Macrobe dit sans réticence, que la Louve avait fait fortune en s'abandonnant sans choix à quiconque la payait (meretricio quæstu locupletatam). Ainsi le peuple romain eut pour nourrice une courtisane, et son point de départ fut un lupanar. On nommait ainsi la cabane d'Acca Laurentia, et ce nom s'appliqua depuis aux impures retraites de ses pareilles, qui furent nommées des louves en mémoire d'elle. Nous avons vu, cependant, que chez les Grecs il y avait des louves de la même race. Celle qui allaita Rémus et Romulus, et acheta du produit de son libertinage le premier territoire de Rome, dut exercer longtemps son honteux métier: corpus in vulgus dabat, dit Aulu-Gelle, pecuniamque emeruerat ex eo quæstu uberem. Elle mourut avec la réputation d'une grande prostituée, et pourtant on institua des fêtes en son honneur sous le nom de Lupercales; si on ne la déifia pas dans un temple, ce fut sans doute la crainte d'imprimer à ce temple la flétrissure du nom de Lupanar, qui avait déshonoré sa demeure; on excusa la fondation des Lupercales, en les présentant comme des fêtes funèbres, célébrées au mois de décembre pour l'anniversaire de sa mort, et bientôt, par respect pour la pudeur publique, on fit passer les Lupercales sur le compte du dieu Pan. Il paraîtrait donc que la première fête instituée à Rome par Rémus et Romulus, ou par leur père adoptif le berger Faustulus, l'avait été en mémoire de la louve Acca Laurentia.

Cette fête, qui subsista jusqu'au cinquième siècle de Jésus-Christ, non sans avoir subi de nombreuses vicissitudes, était bien digne d'une courtisane. Les luperques, prêtres du dieu Pan, le corps entièrement nu à l'exception d'une ceinture en peau de brebis, tenant d'une main un couteau ensanglanté et de l'autre un fouet, parcouraient les rues de la ville, en menaçant du couteau les hommes et en frappant les femmes avec le fouet. Celles-ci, loin de se dérober aux coups, les cherchaient avec curiosité et les recevaient avec componction. Voici quelle était l'origine de cette course emblématique, qui devait porter remède à la stérilité des femmes et les rendre grosses si le fouet divin les avait touchées au bon endroit. Lorsque les Romains de Romulus eurent enlevé les Sabines pour se faire des femmes et des enfants, les Sabines se montrèrent d'abord rétives à exécuter ce qu'on attendait d'elles: leur union forcée ne produisait aucun fruit, bien qu'elles n'eussent point à se plaindre de leurs ravisseurs. Elles allèrent invoquer Junon dans un bois consacré à Pan, et l'oracle qu'elles y recueillirent leur inspira d'abord une certaine appréhension: «Il faut qu'un bouc, disait l'oracle, vous fasse devenir mères.» On n'eut pas la peine de trouver ce bouc-là; un prêtre de Pan les tira de peine, en immolant un bouc sur le lieu même et en découpant en lanières la peau de l'animal, avec lesquelles il flagella les Sabines, qui devinrent enceintes à la suite de cette flagellation que les Lupercales eurent le privilége de continuer. La mythologie latine donnait une autre origine à la course des luperques, origine plus poétique, mais moins nationale. Hercule voyageait avec Omphale: un faune les aperçut et se mit à les suivre en cachette, dans l'espoir de profiter d'un moment où Hercule quitterait sa belle pour accomplir un de ses douze travaux. Les deux amants s'arrêtèrent dans une grotte et y soupèrent: Hercule et Omphale avaient changé de vêtements pour se divertir pendant le souper; Omphale s'était affublée de la peau du lion de Némée et avait mis sur son dos le carquois rempli des flèches empoisonnées; Hercule, découvrant sa poitrine velue, avait pris le collier et les bracelets de sa maîtresse. Ils burent et s'enivrèrent, ainsi travestis. Ils dormaient, chacun de son côté, sur une litière de feuilles sèches, lorsque le faune pénètre dans la caverne et cherche à tâtons le lit d'Omphale. Il se glisse dans celui d'Hercule, après avoir évité prudemment la peau de lion, qui ne lui annonce pas ce qu'elle renferme par hasard. Hercule s'éveille et châtie l'audacieux qui s'était un peu trop avancé dans sa méprise. Ce fut depuis cette aventure, que Pan eut en horreur le travestissement qui avait trompé son faune, et il ordonna, comme pour protester contre les erreurs de ce genre, que ses prêtres courraient tout nus aux Lupercales. On sacrifiait ce jour-là des boucs et des chèvres, que les luperques écorchaient eux-mêmes pour se revêtir de ces peaux toutes sanglantes qui avaient la renommée d'échauffer les désirs et de donner une ardeur capricante aux lascifs sacrificateurs du dieu Pan. La Prostitution sacrée était donc l'âme des Lupercales.

Ce ne furent pas les seules fêtes et le seul culte, que la Prostitution avait établis à Rome avant celui de Vénus. Sous le règne d'Ancus Martius, une courtisane, nommée Flora, s'attribua le nom d'Acca Laurentia, en souvenir de la nourrice de Rémus et de Romulus. Elle était d'une beauté singulière, mais elle n'en était pas plus riche. Elle passa une nuit dans le temple d'Hercule pour obtenir la protection de ce puissant dieu. Hercule lui annonça en songe que la première personne qu'elle rencontrerait au sortir du temple lui porterait bonheur; elle rencontra un patricien, appelé Tarutius, qui avait des biens considérables. Il ne l'eut pas plutôt vue, qu'il devint amoureux d'elle et qu'il voulut l'épouser. Il la fit son héritière en mourant, et Flora, que ce mariage avait mise à la mode, reprit son ancien métier de courtisane, et y acquit une fortune énorme qu'elle laissa en héritage au peuple romain. Son legs fut accepté, et le sénat, en reconnaissance, décréta que le nom de Flora serait inscrit dans les fastes de l'État et que des fêtes solennelles perpétueraient la mémoire de la générosité de cette courtisane. Mais, plus tard, ces honneurs solennels rendus à une femme de mauvaise vie affligèrent la conscience des honnêtes gens, et l'on imagina, pour réhabiliter la courtisane, de la diviniser. Flora fut dès lors la déesse des fleurs, et les Florales continuèrent à être célébrées avec beaucoup de splendeur au mois d'avril ou bien au commencement de mai. On employait à la célébration de ces fêtes les revenus de la succession de Flora, et quand ces revenus ne furent plus suffisants, vers l'an 513 avant Jésus-Christ, on y appliqua les amendes provenant des condamnations pour crime de péculat. Les fêtes de Flora, qu'on appelait fêtes de Flore et de Pomone, conservèrent toujours le stigmate de leur fondatrice; les magistrats les suspendirent quelquefois, mais le peuple les faisait renouveler, lorsque la saison semblait annoncer de la sécheresse et une mauvaise récolte. Pendant six jours, on couronnait de fleurs les statues et les autels des dieux et des déesses, les portes des maisons, les coupes des festins; on jonchait d'herbe fraîche les rues et les places: on y faisait des simulacres de chasse, en poursuivant des lièvres et des lapins (cuniculi), que les courtisanes avaient seules le droit de prendre vivants, lorsqu'ils se blottissaient sous leur robe. Les édiles, qui avaient la direction suprême des Florales, jetaient dans la foule une pluie de fèves, de pois secs et d'autres graines légumineuses, que le peuple se disputait à coups de poing. Ce n'est pas tout: ces fêtes, que les courtisanes regardaient comme les leurs, donnaient lieu à d'horribles désordres dans le Cirque. Les courtisanes sortaient de leurs maisons, en cortége, précédées de trompettes et enveloppées dans des vêtements très-amples, sous lesquels elles étaient nues et parées de tous leurs bijoux; elles se rassemblaient dans le Cirque, sous les yeux du peuple qui se pressait à l'entour, et là elles se dépouillaient de leurs habits et se montraient dans la nudité la plus indécente, étalant avec complaisance tout ce que les spectateurs voulaient voir et accompagnant de mouvements infâmes cette impudique exhibition: elles couraient, dansaient, luttaient, sautaient, comme des athlètes et des baladins, et chacune de leurs postures lascives arrachait des cris et des applaudissements à ce peuple en délire. Tout à coup, des hommes également nus s'élançaient dans l'arène, aux sons des trompettes, et une effroyable mêlée de prostitution s'accomplissait publiquement, avec de nouveaux transports de la multitude. Un jour, Caton, l'austère Caton, parut dans le Cirque au moment où les édiles allaient donner le signal des jeux; mais la présence de ce grand citoyen empêcha l'orgie d'éclater. Les courtisanes restaient vêtues, les trompettes faisaient silence, le peuple attendait. On fit observer à Caton que lui seul était un obstacle à la célébration des jeux; il se leva, ramenant le pan de sa toge sur son visage et sortit du Cirque. Le peuple battit des mains, les courtisanes se déshabillèrent, les trompettes sonnèrent, et le spectacle commença.

C'était bien là certainement la Prostitution la plus effrontée qui se fût jamais produite sous les auspices d'une déesse, et l'on comprenait, d'ailleurs, que cette déesse avait été originairement une effrontée courtisane. Le culte de la Prostitution était plus voilé dans les temples de Vénus. Le plus ancien de ces temples à Rome paraît avoir été celui de Vénus Cloacina. Dans les premiers temps de la république, lorsqu'on nettoyait le grand Cloaque, construit par le roi Tarquin pour conduire au Tibre les immondices de la ville, on trouva une statue enterrée dans la fange: c'était une statue de Vénus. On ne se demanda pas qui l'avait mise là, mais on lui dédia un temple sous le nom de Vénus Cloacine. Les prostituées venaient le soir chercher fortune autour de ce temple et près de l'égout qui en était proche; elles réservaient une partie de leur salaire, pour l'offrir à la déesse, dont l'autel appelait un concours perpétuel de vœux et d'offrandes du même genre. Vénus avait des autels plus honnêtes et des temples moins fréquentés dans les douze régions ou quartiers de Rome. Vénus Placide, Vénus Chauve, Vénus Genitrix ou qui engendre, Vénus Verticordia ou qui change les cœurs, Vénus Erycine, Vénus Victorieuse et d'autres Vénus assez décentes n'encourageaient pas la Prostitution: elles la toléraient à peine pour l'usage des prêtres qui s'y livraient secrètement. Il n'en était pas de même des Vénus qui présidaient exclusivement aux plus secrets mystères de l'amour. Le temple de Vénus Volupia, situé dans le dixième quartier, attirait les débauchés des deux sexes, qui venaient y demander des inspirations à la déesse. Le temple de Vénus Salacia ou Lascive, dont on ignore la position dans l'enceinte de Rome, était visité très-dévotement par les courtisanes qui voulaient se perfectionner dans leur métier; le temple de Vénus Lubentia ou Libertine (ou plutôt de bonne volonté) se trouvait hors des murs au milieu d'un bois qui prêtait son ombre propice aux rencontres des amants. Vénus, sous ses différents noms, faisait toujours un appel aux instincts du plaisir, sinon de la débauche; mais ses temples n'étaient pas à Rome, ainsi que dans la Grèce et l'Asie Mineure, déshonorés par un marché patent de Prostitution. Il n'y avait guère que les courtisanes qui poussassent la piété envers la déesse jusqu'à se vendre à son profit, et dans tous les cas, le sacrifice ne s'accomplissait jamais à l'intérieur du temple, à moins que le prêtre ne fût le sacrificateur.

On ne voit nulle part, dans les écrivains latins, que les temples de Vénus, à Rome, eussent des consacrées, des colléges de prêtresses, qui se prostituaient au bénéfice de leurs autels, comme cela se passait encore à Corinthe et à Éryx, du temps des empereurs. Strabon rapporte, dans sa Géographie, que le fameux temple de Vénus Erycine, en Sicile, était encore plein de femmes attachées au culte de la déesse et données à ses autels par les suppliants qui voulaient la rendre favorable à leurs vœux: ces esclaves consacrées pouvaient se racheter avec l'argent qu'elles demandaient à la Prostitution et dont une part seulement appartenait au temple qui la protégeait. Ce temple tombait en ruines sous le règne de Tibère, qui, en sa qualité de parent de Vénus, le fit restaurer et y mit des prêtresses nouvelles. Quant aux temples de Rome, ils étaient tous d'une dimension fort exiguë, en sorte que la cella ne pouvait renfermer que l'autel et la statue de la déesse avec les instruments des sacrifices: on ne pénétrait donc pas à l'intérieur, et dans les fêtes de Vénus comme dans celles des autres dieux, les cérémonies se faisaient en plein air sur le portique et sur les degrés du sanctuaire. Cette forme architecturale semble exclure toute idée de Prostitution sacrée, dépendant du moins du temple même. Les Romains, d'ailleurs, en adoptant la religion des Grecs, l'avaient façonnée à leurs mœurs, et l'esprit sceptique de ce peuple allait mal à des actes de foi et d'abnégation, qui devaient, pour n'être pas odieux et ridicules, s'entourer d'un voile de candeur et de naïveté: les Romains ne croyaient guère à la divinité de leurs dieux. Il est donc certain que les fêtes de Vénus, à Rome, étaient à peu près chastes ou plutôt décentes dans tout ce qui tenait au culte, mais qu'elles servaient uniquement de prétexte à des orgies et à des désordres de toute nature qui se renfermaient dans les maisons. Quand Jules César, qui se vantait de descendre de Vénus, donna un nouvel élan au culte de sa divine ancêtre, lui dédia des temples et des statues par tout l'empire romain, fit célébrer des jeux solennels en son honneur et dirigea en personne les fêtes magnifiques qu'il restituait ou qu'il établissait pour elle, il n'eut pas la pensée de mettre en vigueur, sous ses auspices, la Prostitution sacrée; il évita aussi, tout débauché qu'il fût lui-même, de s'occuper des personnifications malhonnêtes de Vénus, qui, comme Lubentia, Volupia, Salacia, etc., n'était plus que la déesse des courtisanes. On doit remarquer pourtant que Vénus Courtisane n'eut jamais de chapelle à Rome.

On y adorait surtout Vénus Victorieuse, qui semblait la grande protectrice de la nation issue d'Énée, mais on ne se rappelait pas seulement à quelle occasion Vénus avait été d'abord adorée comme Vénus Armée. C'était une origine spartiate, et non romaine, car Vénus, avant d'être Victorieuse, avait été Armée. Dans les temps héroïques de Lacédémone, tous les hommes valides étaient sortis de cette ville pour aller assiéger Messène: les Messéniens assiégés sortirent à leur tour secrètement de leurs murailles et marchèrent la nuit pour surprendre Lacédémone laissée sans défenseurs; mais les Lacédémoniennes s'armèrent à la hâte et se présentèrent fièrement à la rencontre de l'ennemi qu'elles mirent en fuite. De leur côté, les Spartiates, avertis du danger que courait leur cité, avaient levé le siége de Messène et revenaient défendre leurs foyers. Ils virent de loin briller des casques, des cuirasses et des lances: ils crurent avoir rejoint les Messéniens; ils s'apprêtèrent à combattre; mais, en s'approchant davantage, les femmes, pour se faire reconnaître, levèrent leurs tuniques et découvrirent leur sexe. Honteux de leur méprise, les Lacédémoniens se précipitèrent, les bras ouverts, sur ces vaillantes femmes et ne leur laissèrent pas même le temps de se désarmer. Il y eut une mêlée amoureuse qui engendra le culte de Vénus Armée. «Vénus, s'écrie un poëte de l'Anthologie grecque, Vénus, toi qui aimes à rire et à fréquenter la chambre nuptiale, où as-tu pris ces armes guerrières? Tu te plaisais aux chants d'allégresse, aux sons harmonieux de la flûte, en compagnie du blond Hyménée: à quoi bon ces armes? Ne te vante pas d'avoir dépouillé le terrible Mars. Oh! que Vénus est puissante!» Ausone, en imitant cette épigramme, fait dire à la déesse: «Si je puis vaincre nue, pourquoi porterais-je des armes?» La Vénus Victrix de Rome était nue, le casque en tête, la haste à la main.

Les fêtes publiques de Vénus furent donc bien moins indécentes que celles de Lupa et de Flora; elles étaient voluptueuses, mais non obscènes, à l'exception d'un épisode mystique qui se passait sous les yeux d'un petit nombre de privilégiés et qui frappait ensuite comme un prodige l'imagination des personnes auxquelles on le racontait avec des détails plus ou moins merveilleux. Le poëte Claudien ne nous dit pas dans quel temple s'exécutait cet ingénieux tour de physique amusante. On plaçait sur un lit de roses une statue en ivoire de la déesse, représentée nue; on apportait sur le même lit, à quelque distance de Vénus, une statue de Mars couvert d'armes d'acier. Le mystère ne manquait pas de s'accomplir au bout de quelques instants: les deux statues s'ébranlaient à la fois et s'élançaient avec tant de force l'une contre l'autre, qu'elles s'entrechoquaient comme si elles se brisaient en éclats; mais elles restaient étroitement embrassées et frémissantes au milieu des feuilles de roses. Tout le secret de cette scène mythologique résidait dans le ventre de la statue d'ivoire contenant une pierre d'aimant, dont la puissance attractive agissait sur l'acier de la statue de Mars. Mais cette invention accusait une époque de perfectionnement et de raffinement très-avancée. Les premiers Romains agissaient moins artistement avec leurs premières Vénus. Une de celles-ci fut Vénus Myrtea, ainsi nommée à cause d'un bois de myrte qui entourait son temple, situé vraisemblablement auprès du Capitole. Le myrte était consacré à Vénus; il servait aux purifications qui précédaient la cérémonie nuptiale. La tradition voulait que les Romains ravisseurs des Sabines se fussent couronnés de myrte, en signe de victoire amoureuse et de fidélité conjugale. Vénus s'était aussi couronnée de myrte, après avoir vaincu Junon et Pallas dans le combat de la beauté. On offrait donc des couronnes de myrte à toutes les Vénus, et les sages matrones, qui n'adoraient que des Vénus décentes, avaient le myrte en horreur, comme nous l'apprend Plutarque, parce que le myrte était à la fois l'emblème et le provocateur des plaisirs sensuels. Vénus Myrtea prit le nom de Murtia, lorsque son temple fut transféré près du Cirque sur le mont Aventin, qu'on appelait aussi Murtius. Alors les jeunes vierges ne craignirent plus d'aller invoquer Vénus Murtia, en lui offrant des poupées et des statuettes en terre cuite ou en cire, qui rappelaient certainement, à l'insu des suppliantes, l'ancien usage de se consacrer soi-même à la déesse en lui faisant le sacrifice de la virginité. Ce sacrifice, qui avait été si fréquent et si général dans le culte de Vénus, se perpétuait encore sous la forme du symbolisme, et partout le fait brutal était remplacé par des allusions plus ou moins transparentes. Ainsi, quand les Romains occupèrent la Phrygie et s'établirent dans la Troade qu'ils regardaient comme le berceau de leur race, ils y retrouvèrent une coutume qui se rattachait au culte de Vénus, et qui avait remplacé le fait matériel de la Prostitution sacrée: les jeunes filles, peu de jours avant leur mariage, se dédiaient à Vénus en se baignant dans le fleuve Scamandre, où les trois déesses s'étaient baignées pour se mettre en état de comparaître devant leur juge, le berger Pâris: «Scamandre, s'écriait la Troyenne qui se livrait aux ondes caressantes de ce fleuve sacré, Scamandre, reçois ma virginité!»

Le culte de Vénus, à Rome, ne réclamait pas des sacrifices de la même espèce; les courtisanes étaient, d'ailleurs, les plus assidues aux autels de la déesse, qui, par l'étymologie de son nom, faisait un appel à tous et à tout (quia venit ad omnia, dit Cicéron, dans son traité de la Nature des Dieux; quod ad cunctos veniat, dit Arnobe, dans son livre contre les Gentils). Les courtisanes lui offraient, de préférence, les insignes ou les instruments de leur profession, des perruques blondes, des peignes, des miroirs, des ceintures, des épingles, des chaussures, des fouets, des grelots et beaucoup d'autres objets qui caractérisaient les arcanes du métier. C'était à qui se dépouillerait de ses joyaux et de ses ornements, pour en faire don à la déesse qui devait rendre le double à ses invocatrices. Quelques-unes, dans leurs offrandes, exprimaient une reconnaissance plus désintéressée, et leurs amants se présentaient avec des offrandes non moins touchantes: l'un offrait une lampe qui avait été témoin de son bonheur; l'autre, une torche et un levier qui lui avaient servi à brûler et à enfoncer la porte de sa maîtresse; le plus grand nombre apportaient des lampes ithyphalliques et des phallus votifs. On sacrifiait, en l'honneur de Vénus, mère de l'amour, des chèvres et des boucs, des colombes et des passereaux, que la déesse avait adoptés à cause de leur zèle pour son culte. Mais si les cérémonies et les fêtes de Vénus n'offensaient pas la pudeur dans les temples, elles autorisaient, elles excitaient bien des débauches dans les maisons, surtout chez les jeunes débauchés et chez les courtisanes. La plus turbulente de ces fêtes vénériennes avait lieu au mois d'avril, mois consacré à la déesse de l'amour, parce que tous les germes de la nature se développent pendant ce mois régénérateur et que la terre semble, en quelque sorte, ouvrir son sein aux baisers du printemps. On passait les nuits d'avril à souper, à boire, à danser, à chanter et à célébrer les louanges de Vénus, sous des berceaux de verdure et dans des abris de branchages entrelacés avec des fleurs. Ces nuits-là s'appelaient Veillées de Vénus, et toute la jeunesse romaine y prenait part avec la fougue de son âge, tandis que les vieillards et les femmes mariées se renfermaient au fond de leurs demeures, sous les regards tutélaires de leurs dieux lares, pour ne pas entendre ces cris joyeux, ces chants et ces danses. On exécutait quelquefois, à l'occasion de ces fêtes d'avril, mais seulement dans certaines sociétés dissolues, des danses et des pantomimes licencieuses, qui mettaient en action les principales circonstances de l'histoire de Vénus: on représentait tour à tour le Jugement de Pâris, les Filets de Vulcain, les Amours d'Adonis et d'autres scènes de cette impure mais poétique mythologie; les acteurs, qui figuraient dans ces pantomimes, étaient complétement nus, et ils s'efforçaient de rendre par la pantomime la plus expressive les faits et gestes amoureux des dieux et des déesses, tellement qu'Arnobe, en parlant de ces divertissements plastiques, dit que Vénus, la mère du peuple souverain, devient une bacchante ivre qui s'abandonne à toutes les impudicités, à toutes les infamies des courtisanes (regnatoris et populi procreatrix amans saltatur Venus, et per affectus omnes meretriciæ vilitatis impudicâ exprimitur imitatione bacchari). Arnobe dit, en outre, que la déesse devait rougir de voir les horribles indécences que l'on attribuait à son Adonis.

Les femmes romaines, chose étrange! si réservées à l'égard du culte de Vénus, ne se faisaient aucun scrupule d'exposer leur pudeur à la pratique de certains cultes plus malhonnêtes et plus honteux, qui ne regardaient pourtant que des dieux et des déesses subalternes: elles offraient des sacrifices à Cupidon, à Priape, à Priape surtout, à Mutinus, à Tutana, à Tychon, à Pertunda et à d'autres divinités du même ordre. Non-seulement, ces sacrifices et ces offrandes avaient lieu dans l'intérieur des foyers domestiques, mais encore dans des chapelles publiques, devant les statues érigées au coin des rues et sur les places de la ville. Ce n'étaient pas les courtisanes qui s'adressaient à ce mystérieux Olympe de l'amour sensuel: Vénus leur suffisait sous ses noms multiples et sous ses figures variées; c'étaient les matrones, c'étaient même les vierges qui se permettaient l'exercice de ces cultes secrets et impudents; elles ne s'y livraient que voilées, il est vrai, avant le lever du soleil ou après son coucher; mais elles ne tremblaient pas, elles ne rougissaient pas d'être vues adorant Priape et son effronté cortége. On peut donc croire qu'elles conservaient la pureté de leur cœur, en présence de ces images impures, qui étalaient partout leur monstrueuse obscénité, dans les rues, dans les jardins et dans les champs, sous prétexte d'écarter les voleurs et les oiseaux. Il est difficile de préciser à quelle époque le dieu de Lampsaque fut introduit et vulgarisé à Rome. Son culte, qui y était scandaleusement répandu dans les classes des femmes les plus respectables, ne paraît pas avoir été réglé par des lois fixes de cérémonial religieux. Le dieu n'avait pas même de temple desservi par des prêtres ou des prêtresses; mais ses statues phallophores étaient presque aussi multipliées que ses adoratrices, qui trouvaient dans leur dévotion plus ou moins ingénieuse les différentes formes du culte qu'elles rendaient à ce vilain dieu. Priape, qui représente, sous une figure humaine largement pourvue des attributs de la génération, l'âme de l'univers et la force procréatrice de la matière, n'avait été admis que fort tard dans la théogonie grecque; il arriva plus tard encore chez les Romains, qui ne le prirent pas au sérieux, avec ses cornes de bouc, ses oreilles de chèvre et son insolent emblème de virilité. Les Romaines, au contraire, l'honorèrent, pour ainsi dire, de leur protection particulière et ne le traitèrent pas comme un dieu impuissant et ridicule. Ce Priape, dont les mythologues avaient fait un fils naturel de Vénus et de Bacchus, n'était plutôt qu'une incarnation dégénérée du Mendès ou de l'Horus des Égyptiens, lequel personnifiait aussi les principes générateurs du monde. Mais les dames romaines ne cherchaient pas si loin le fond des choses: leur dieu favori présidait aux plaisirs de l'amour, au devoir du mariage et à toute l'économie érotique. C'était là ce qui le distinguait particulièrement de Pan, avec lequel il avait plus d'un rapport d'aspect et d'attributions. On lui donnait ordinairement la forme d'un hermès, et on l'employait au même usage que les termes, dans les jardins, les vergers et les champs, qu'il avait mission de protéger avec sa massue ou son bâton.

Les monuments antiques nous ont fait connaître les divers sacrifices que Priape recevait à Rome et dans tout l'empire romain. On le couronnait de fleurs ou de feuillages; on l'enveloppait de guirlandes; on lui présentait des fruits: ici, des noix par allusion aux mystères du mariage; là, des pommes, en mémoire du jugement de Pâris; on brûlait devant lui, sur un autel portatif, de la fleur de froment, de l'ancolie, des pois chiches et de la bardane; on dansait, aux sons de la lyre ou de la double flûte, autour de son piédestal, et on se laissait aller, avec plus ou moins d'emportement, aux inspirations de son image lubrique. Ce qui distinguait seulement, dans ces sacrifices, les femmes honnêtes des femmes débauchées, c'était le voile derrière lequel leur pudeur se croyait à l'abri. Souvent les couronnes dorées ou fleuries qu'on dédiait au dieu de Lampsaque n'étaient pas placées sur sa tête, mais suspendues à la partie la plus déshonnête de la statue. Cingemus tibi mentulam coronis! s'écrie un poëte des Priapées. Un autre poëte du même recueil applaudit une courtisane, nommée Teléthuse, qui, comblée des faveurs et des profits de la Prostitution, offrit de cette façon une couronne d'or à Priape (cingit inauratâ penem tibi, sancte, coronâ), qu'elle qualifiait de saint. Au reste, l'attribut priapique revenait sans cesse, comme un emblème figuré, dans une foule de circonstances de la vie privée, et les regards les plus modestes, à force de le voir se multiplier, pour ainsi dire, avec mille destinations capricieuses, ne le rencontraient plus qu'avec indifférence et distraction. C'était une sonnette, ou une lampe, ou un flambeau, ou un joyau, ou quelque petit meuble, en bronze, en argile, en ivoire, en corne; c'était principalement une amulette, que femmes et enfants portaient au cou pour se préserver des maladies et des philtres; c'était, de même qu'en Égypte, le gardien tutélaire de l'amour et l'auxiliaire de la génération. Les peintres et les sculpteurs se plaisaient à lui donner des ailes, ou des pattes, ou des griffes, pour exprimer qu'il déchire, qu'il marche et qu'il s'envole dans le domaine de Vénus. Cet objet obscène avait donc perdu de la sorte son caractère d'obscénité, et l'esprit s'était presque déshabitué d'y reconnaître ce que les yeux n'y voyaient plus. Mais le culte de Priape n'en était pas moins l'occasion et l'excuse de bien des impuretés secrètes.

Ce culte comprenait, d'ailleurs, celui du dieu Mutinus, Mutunus ou Tutunus, qui ne différait de Priape que par la position de ses statues. Il était représenté assis, au lieu d'être debout; en outre, ses statues, qui ne furent jamais nombreuses, se cachaient dans des édicules fermés, entourés d'un bocage où les profanes ne pénétraient pas. Ce Mutinus descendait en ligne directe de l'idole ithyphallique des peuples primitifs de l'Asie; il servait aussi au même usage et perpétuait au milieu de Rome la plus ancienne forme de la Prostitution sacrée. Les jeunes épouses étaient conduites à cette idole, avant de l'être à leurs maris, et elles venaient s'asseoir sur ses genoux, comme pour lui offrir leur virginité: in celebratione nuptiarum, dit saint Augustin, super Priapi scapum nova nupta sedere jubebatur. Lactance semble dire qu'elles ne se bornaient pas à occuper ce siége indécent: Et Muturnus, dit-il, in cujus sinu pudendo nubentes præsident, ut illarum pudicitiam prior deus delibasse videatur. Cette libation de la virginité devenait quelquefois un acte réel et consommé. Puis, une fois mariées, les femmes qui voulaient combattre la stérilité retournaient visiter le dieu, qui les recevait encore sur ses genoux et les rendait fécondes. Arnobe rapporte, en frissonnant, les horribles particularités de ce sacrifice: Etiam ne Tutunus, cujus immanibus pudendis, horrentique fascino, vestras inequitare matronas et auspicabile ducitis et optatis? Il faut remonter aux hideuses pratiques des religions de l'Inde et de l'Assyrie, pour trouver un simulacre analogue de Prostitution sacrée; mais, dans l'Orient, aux premiers âges du monde, le dieu générateur et régénérateur avait un culte solennel, qu'on lui rendait au grand jour et qui symbolisait la fécondité de la mère Nature, tandis qu'à Rome, ce culte amoindri et déchu se cachait honteusement dans l'ombre d'une chapelle où le mépris public reléguait l'infâme dieu Mutinus. Cette chapelle avait été d'abord érigée dans le quartier appelé Vélie, à l'extrémité de la ville; elle fut détruite sous le règne d'Auguste, qui voulait abolir ce repaire de Prostitution sacrée; mais le culte de cet affreux Mutinus était si profondément établi dans les mœurs du peuple, qu'il fallut relever son édicule dans la campagne de Rome et donner par là satisfaction aux jeunes mariées et aux femmes stériles, qui s'y rendaient voilées, non-seulement de tous les quartiers de la ville, mais encore des points les plus éloignés de l'Italie.

Quelques savants ont avancé, d'après le témoignage de Festus, que la chapelle de Mutinus renfermait, outre la statue de ce dieu, celle de sa femme Tutuna ou Mutuna, qui n'était là que pour présider au mystère de la dévirginisation et qui ne voyait personne s'asseoir sur ses genoux. La déesse, dont le nom dérivé du grec exprime le sexe féminin et désigne spécialement sa nature, n'avait pas une posture plus honnête que celles des suppliantes qui s'adressaient à son mari. On ne doit pas cependant confondre Mutuna avec Pertunda, déesse hermaphrodite qui n'avait pas d'autre sanctuaire que la chambre des époux pendant la nuit des noces. Cette Pertunda, que saint Augustin proposait d'appeler plutôt le dieu Pretundus (qui frappe le premier), était apportée dans le lit nuptial et y prenait quelquefois, selon Arnobe, un rôle aussi délicat que celui du mari: Pertunda in cubiculis prœsto est virginalem scrobem effodientibus maritis. C'était encore là un reste singulier de la Prostitution sacrée, quoique la déesse ne reçût pas en sacrifice la virginité de l'épouse, mais aidât l'époux à l'immoler. On faisait intervenir aussi, à la première nuit des nouveaux mariés, une autre déesse et un autre dieu, également ennemis de la chasteté conjugale, le dieu Subigus et la déesse Prema: le dieu chargé d'apprendre à l'époux son devoir; la déesse, à l'épouse le sien: ut subacta a sponso viro, lit-on avec surprise dans la Cité de Dieu de saint Augustin, non se commoveat, quum premitur. Quant aux petits dieux Tychon et Orthanès, ce n'étaient que les humbles caudataires du grand Priape, et ils ne figuraient à la cour de Vénus que comme des instigateurs lascifs de la Prostitution sacrée.

On ignore, néanmoins, quels étaient ces dieux impudiques, dont les noms se trouvent à peine cités par l'obscur Lycophron et par Diodore de Sicile; on ne sait pas à quelle particularité du plaisir ils présidaient, et l'on ne pourrait faire aucune conjecture fondée à l'égard de leur image et de leur culte. Il ne serait pas impossible que ces dieux, que ne nous rappelle aucun monument figuré, fussent ceux-là même qui avaient été introduits en Étrurie, l'an de Rome 566, 186 avant Jésus-Christ, par un misérable grec, de basse extraction, moitié prêtre et moitié devin. Ces dieux inconnus, dont l'histoire n'a pas même conservé les noms, autorisaient un culte si monstrueux et des mystères si abominables, que l'indignation publique se prononça pour les flétrir et les condamner. Les femmes seules étaient d'abord consacrées aux nouveaux dieux, avec des cérémonies infâmes, qui en attirèrent pourtant un grand nombre, par curiosité et par libertinage. Les hommes furent admis, à leur tour, dans la pratique de ce culte odieux qui empoisonna toute l'Étrurie et qui pénétra dans Rome. Il y eut bientôt en cette ville plus de sept mille initiés des deux sexes; leurs principaux chefs et grands prêtres étaient M. C. Attinius, du bas peuple de Rome, L. Opiternius, du pays des Falisques, et Menius Cercinius, de la Campanie. Ils s'intitulaient audacieusement fondateurs d'une religion nouvelle; mais le sénat, instruit des pratiques exécrables de ce culte parasite, le proscrivit par une loi, ordonna que tous les instruments et objets consacrés fussent détruits, et décréta la peine de mort contre quiconque oserait travailler à corrompre ainsi la morale publique. Plusieurs prêtres, qui faisaient des initiations, malgré la défense du sénat, furent arrêtés et condamnés au dernier supplice. Il ne fallut pas moins que cette rigoureuse application de la loi pour arrêter les progrès d'un culte qui s'adressait aux plus grossiers appétits de la nature humaine. On présume que les traces de cette débauche sacrée ne s'effacèrent jamais dans les mœurs et les croyances du bas peuple de Rome.

Il y avait peut-être d'intimes analogie entre ce culte étrange, que le sénat essayait de faire disparaître, et le culte d'Isis, qui fut également, et à plusieurs reprises, en butte aux proscriptions des magistrats. On ne sait pas à quelle époque le culte isiaque fut introduit à Rome pour la première fois; on sait seulement qu'il y arriva travesti sous une forme asiatique, bien différente de son origine égyptienne. En Égypte, les mystères d'Isis, la génératrice de toutes choses, ne furent pas toujours chastes et irréprochables, mais ils représentaient en allégories la création du monde et des êtres, la destinée de l'homme, la recherche de la sagesse et la vie future des âmes. Chez les Romains comme en Asie, ces mystères n'étaient que des prétextes et des occasions de désordre en tous genres: la Prostitution surtout y occupait la première place. Voilà pourquoi le temple de la déesse, à Rome, fut dix fois démoli et dix fois reconstruit; voilà pourquoi le sénat ne toléra enfin les isiaques qu'en faveur de la protection intéressée que leur accordaient quelques citoyens riches et puissants; voilà pourquoi, malgré la prodigieuse extension du culte d'Isis sous les empereurs, les honnêtes gens s'en éloignaient avec horreur et ne méprisaient rien tant qu'un prêtre d'Isis. Apulée, dans son Ane d'or, nous donne une description très-adoucie de ces mystères, auxquels il s'était fait initier et dont il ne se permet pas de révéler les cérémonies secrètes; il nous montre la procession solennelle dans laquelle un prêtre porte dans ses bras «l'effigie vénérable de la toute-puissante déesse, effigie qui n'a rien de l'oiseau ni du quadrupède domestique ou sauvage, et ne ressemble pas davantage à l'homme, mais vénérable par son étrangeté même, et qui caractérise ingénieusement le mysticisme profond et le secret inviolable dont s'entoure cette religion auguste.» Devant l'effigie, qui n'était autre qu'un phallus en or accompagné d'emblèmes de l'amour et de la fécondité, se pressait une multitude d'initiés, hommes et femmes de tout âge et de tout rang, vêtus de robes de lin d'une blancheur éblouissante: les femmes entourant de voiles transparents leur chevelure inondée d'essences; les hommes, rasés jusqu'à la racine des cheveux, agitant des sistres de métal. Mais Apulée se tait prudemment sur ce qui se passait dans le sanctuaire du temple, où s'effectuait l'initiation au bruit des sistres et des clochettes. Tous les écrivains de l'antiquité ont gardé le silence au sujet de cette initiation, qui devait être synonyme de Prostitution. Les empereurs eux-mêmes ne rougirent pas de se faire initier et de prendre pour cela le masque à tête de chien, en l'honneur d'Anubis, fils d'Isis.

C'était donc cette déesse, plutôt même que Vénus, qui présidait à la Prostitution sacrée à Rome et dans tout l'empire romain. Elle avait des temples, et des chapelles partout, à l'époque de la plus grande dépravation des mœurs. Le principal temple qu'elle eut à Rome, était dans le Champ-de-Mars; ses dépendances, ses jardins et ses souterrains d'initiation devaient être considérables, car on évalue à plusieurs milliers d'hommes et de femmes l'affluence des initiés qui s'y rendaient processionnellement aux fêtes isiaques. Il y avait, en outre, dans l'enceinte sacrée, un commerce permanent de débauche, auquel les prêtres d'Isis, souillés de tous les vices et capables de tous les crimes, prêtaient leur entremise complaisante. Ces prêtres formaient un collége assez nombreux, qui vivait dans une impure familiarité; ils se livraient à tous les égarements des sens, à tous les débordements des passions; ils étaient toujours ivres et chargés de nourriture; ils se promenaient, dans les rues de la ville, revêtus de leurs robes de lin couvertes de taches et de crasse, le masque à tête de chien sur le visage, le sistre à la main; ils demandaient l'aumône, en faisant sonner leur sistre, et ils frappaient aux portes, en menaçant de la colère d'Isis ceux qui ne leur donnaient pas. Ils exerçaient en même temps le honteux métier de lénons: ils se chargeaient, en concurrence avec les vieilles courtisanes, de toutes les négociations amoureuses, des correspondances, des rendez-vous, des trafics et des séductions. Leur temple et leurs jardins servaient d'asile aux amants qu'ils protégeaient et aux adultères qu'ils déguisaient sous des vêtements et des voiles de lin. Les maris et les jaloux ne pénétraient pas impunément dans ces lieux, consacrés au plaisir, où l'on ne voyait que des couples amoureux, où l'on n'entendait que des soupirs étouffés par les sons des sistres. Juvénal, dans ses Satires, parle souvent de l'usage habituel des sanctuaires d'Isis: «Tout récemment encore, dit-il dans sa satire IX à Nœvolus, tu souillais bien régulièrement de ta présence adultère le sanctuaire d'Isis, le temple de la Paix où Ganimède a une statue, le mystérieux séjour de la Bonne-Déesse, la chapelle de Cérès (car quel est le temple où les femmes ne se prostituent pas?), et, ce que tu ne dis pas, tu t'attaquais même aux maris.» Cette double Prostitution était donc tolérée, sinon autorisée et encouragée, dans tous les temples de Rome, surtout dans ceux qui avaient pour la cacher un bois de lauriers ou de myrtes.

Le culte d'Isis se rattachait aussi à celui de Bacchus, qui était adoré comme une des divines incarnations d'Osiris. La mythologie de ce dieu vainqueur avait trop de points de contact avec celle de Vénus, pour que le dieu et la déesse ne fussent pas honorés de la même manière, c'est-à-dire par des fêtes de Prostitution. Ces fêtes se célébraient, sous le nom de mystères, avec des excès épouvantables. Les libertins et les courtisanes en étaient les acteurs zélés et fervents: les uns y jouaient le rôle de bacchants; les autres, celui de bacchantes; ils couraient pendant la nuit, demi-nus, échevelés, ceints de pampres et de lierres, secouant des torches et des thyrses, avec des cymbales, des tambours, des trompettes et des clochettes; quelquefois, ils étaient déguisés en faunes et montés sur des ânes. Tout dans ce culte bachique symbolisait l'acte même de la Prostitution: ici, on buvait dans des coupes de verre ou de terre en forme de phallus; là, on arborait d'énormes phallus à l'extrémité des thyrses; les prêtresses du dieu promenaient autour de son temple le phallus, le van et la ciste, comme aux processions isiaques, où ces trois emblèmes représentaient la nature mâle, la nature femelle et l'union des deux natures; car la ciste ou corbeille mystique renfermait un serpent se mordant la queue, ainsi que des gâteaux ayant la figure du phallus et celle du van. On comprend les incroyables désordres, auxquels poussait un culte tout érotique, si cher à la jeunesse débauchée. La bande joyeuse, barbouillée de vin, avait le droit de disposer des hommes et des femmes qu'elle rencontrait par hasard dans ses courses nocturnes, et qu'elle poursuivait de ses cris furieux, de ses rires railleurs, de ses paroles obscènes, de ses gestes indécents. Les femmes honnêtes se cachaient avec effroi dans leur maison, dès que sonnait l'heure des bacchanales; et quand elles entendaient passer devant leur porte les initiés en délire, elles offraient un sacrifice à leurs dieux lares, en invoquant Junon et la Pudeur. Au reste, Bacchus était adoré comme un dieu hermaphrodite, et dans d'infâmes conciliabules qui se tenaient au fond de ses temples, les hommes devenaient femmes et les femmes hommes, au milieu d'une orgie sans nom que le tambour sacré animait et réglait à la fois.

Et dans toutes ces fêtes honteuses qui déshonoraient les divinités de Rome, les courtisanes, fidèles à une tradition dont elles ne s'expliquaient pas l'origine, tiraient profit de leurs stupres (stupra) et de leurs prostitutions (Prostibula); elles s'attribuaient seulement une part proportionnelle dans le salaire de leur métier, et elles déposaient le reste sur l'autel du dieu et de la déesse, sans que les prêtres mêmes fussent complices de ces marchés honteux qui se contractaient dans l'enceinte du temple: «C'est aujourd'hui le marché des courtisanes dans le temple de Vénus, dit une courtisane du Pœnulus de Plaute; là se rassemblent des marchands d'amour; je veux donc m'y montrer.»

Ad ædem Veneris hodie est mercatus meretricius;
Eo conveniunt mercatores, ibi ego me ostendi volo.

Les courtisanes à Rome n'étaient pas, comme en Grèce, tenues à distance des autels; elles fréquentaient, au contraire, tous les temples, pour y trouver sans doute d'heureuses chances de gain; elles témoignaient ensuite leur reconnaissance à la divinité qui leur avait été propice, et elles apportaient dans son sanctuaire une portion du gain qu'elles croyaient lui devoir. La religion fermait les yeux sur cette source impure de revenus et d'offrandes; la législation civile ne s'immisçait point dans ces détails de dévotion malhonnête, qui touchaient au culte, et grâce à cette tolérance ou plutôt à l'abstention systématique du contrôle judiciaire et religieux, la Prostitution sacrée conservait à Rome presque ses allures et sa physionomie primitives, avec cette différence toutefois qu'elle ne sortait pas de la classe des courtisanes, et qu'elle était devenue un accessoire étranger au culte, au lieu de faire partie intégrante du culte lui-même.

CHAPITRE XV.

Sommaire.—A quelle époque la Prostitution légale s'établit à Rome.—Par qui elle y fut introduite.—Les premières prostituées de Rome.—De l'institution du mariage, par Romulus.—Les quatre lois qu'il fit en faveur des Sabines.—Établissement du collége des Vestales par Numa Pompilius.—Mort tragique de Lucrèce.—Horreur et mépris qu'inspirait le crime de l'adultère, chez les peuples primitifs de l'Italie.—Supplice infligé aux femmes adultères à Cumes.—Supplice de l'âne.—Les femmes adultères vouées à la Prostitution publique.—L'honneur de Cybèle sauvé par l'âne de Silène.—Priape et la nymphe Lotis.—Lieux destinés à recevoir les femmes adultères.—Horrible supplice auquel ces malheureuses étaient condamnées.—Le mariage par confarréation.—La mère de famille.—L'épouse.—Le mariage par coemption.—Le mariage par usucapion ou mariage à l'essai.—Le célibat défendu aux patriciens.—Un cheval ou une femme.—Vibius Casca devant les censeurs.—Les tables censoriennes.—La loi Julia.—Définition de la femme publique par Ulpien.—Des différents genres et des divers degrés de la Prostitution romaine.—La Prostitution errante.—La Prostitution stationnaire.—Stuprum et fornicatio.—Le lenocinium.—Lenæ et Lenones.—La classe de Meretricibus.—Les ingénues.—La note d'infamie.—Licentia stupri ou brevet de débauche.—Lois des empereurs contre la Prostitution.—Comédien, Meretrix et Proxénète.—Lois et peines contre l'adultère.—Le concubinat légal.—Les concubins.—L'impôt sur la Prostitution.—Le lénon Vetibius.—Plaidoyer de Cicéron pour Cœlius.—Indifférence de la loi pour les crimes contre nature.—La loi Scantinia.

La Prostitution légale ne s'établit à Rome sous une forme régulière, que bien après la fondation de cette ville, qui n'était pas d'abord assez peuplée pour sacrifier à la débauche publique la portion la plus utile de ses habitants. Les femmes avaient manqué aux Romains pour former des unions légitimes, de telle sorte qu'il leur fallut recourir à l'enlèvement des Sabines; les femmes leur manquèrent longtemps encore, pour faire des prostituées. On peut donc avancer avec certitude que la Prostitution légale fut introduite dans la cité de Romulus, par des femmes étrangères, qui y vinrent chercher fortune et qui y exercèrent librement leur honteuse industrie, jusqu'à ce que la police urbaine eût jugé prudent de l'organiser et de lui tracer des lois. Mais il est impossible d'assigner une époque plutôt qu'une autre à cette invasion des courtisanes dans les mœurs romaines, et à leurs débuts impudiques sur le théâtre de la Prostitution légale. Les souvenirs éclatants que la nourrice de Romulus, Acca Laurentia, avait laissés dans la mémoire des Romains, ne tardèrent pas à se cacher et à s'effacer sous le manteau des Lupercales; et lorsque la belle Flora les eut ravivés un moment, en essayant de les remettre en honneur, ils furent encore une fois absorbés et déguisés dans une fête populaire, dont les indécences mêmes n'avaient plus de sens allégorique pour le peuple, qui s'y livrait avec frénésie. Les magistrats et les prêtres s'étaient entendus, d'ailleurs, pour attribuer les Lupercales au dieu Pan, et les Florales à la déesse des fleurs et du printemps, comme s'ils avaient eu honte de l'origine de ces fêtes solennelles de la Prostitution. Acca Laurentia et Flora furent donc les premières prostituées de Rome; mais on ne doit considérer leur présence dans la ville naissante que comme une exception, et c'est peut-être par cette circonstance qu'il faut expliquer les richesses considérables qu'elles acquirent l'une et l'autre dans un temps où la concurrence n'existait pas pour elles. Un docte juriste du seizième siècle, frappé de cette particularité bizarre, a voulu voir, dans Acca Laurentia et surtout dans Flora, la prostituée unique et officielle du peuple romain, à l'instar d'une reine d'abeilles, qui suffit seule à son essaim; et il tira de là cette conclusion incroyable, qu'une femme, pour être dûment et notoirement reconnue prostituée publique, devait au préalable s'abandonner à 23,000 hommes.

Dès le règne de Romulus, si nous nous contentons de l'étudier dans Tite-Live, le mariage fut institué de manière à éloigner tout prétexte au divorce et à l'adultère; car le mariage, considéré au point de vue politique dans la nouvelle colonie, avait principalement pour objet d'attacher les citoyens au foyer domestique et de créer la famille autour des époux. Il y eut d'abord disette presque absolue de femmes, puisque, pour s'en procurer, le chef de cette colonisation eut recours à la ruse et à la violence. Lorsque ce stratagème eut réussi et que les Sabines se furent soumises, bon gré mal gré, aux maris que le hasard leur avait donnés, tous les hommes valides de Rome ne se trouvèrent pas encore pourvus de femmes, et l'on a lieu de supposer que, pendant les deux ou trois premiers siècles, le sexe féminin fut en minorité dans cette réunion d'hommes, venus de tous les points de l'Italie, et divisés arbitrairement en patriciens et en plébéiens, qui vivaient séparés les uns des autres. Le mariage était donc nécessaire, pour rallier et retenir dans un centre commun ces passions, ces mœurs, ces intérêts, essentiellement différents et disparates; le mariage devait être fixe et durable, afin de former la base sociale de l'État; le mariage, enfin, repoussait et condamnait toute espèce de Prostitution, laquelle ne se fût élevée auprès de lui qu'à son préjudice. Les faits eux-mêmes sont là pour faire comprendre qu'il y avait eu nécessité d'entourer des garanties les plus solides l'institution du mariage, tel que Romulus l'avait prescrit à son peuple. Les quatre lois qu'il fit à la fois en faveur des Sabines, et qui furent gravées sur une table d'airain dans le Capitole, prouvent amplement qu'on n'avait pas encore à craindre le fléau de la Prostitution. La première de ces lois déclarait que les femmes seraient les compagnes de leurs maris, et qu'elles entreraient en participation de leurs biens, de leurs honneurs et de toutes leurs prérogatives; la seconde loi ordonnait aux hommes de céder le pas aux femmes, en public, pour leur rendre hommage; la troisième loi prescrivait aux hommes de respecter la pudeur dans leurs discours et dans leurs actions en présence des femmes, à ce point qu'ils étaient tenus de ne paraître dans les rues de la ville qu'avec une robe longue, tombant jusqu'aux talons et couvrant tout le corps: quiconque se montrait nu aux yeux d'une femme (sans doute patricienne), pouvait être condamné à mort; enfin, la quatrième loi spécifiait trois cas de répudiation pour la femme mariée: l'adultère, l'empoisonnement de ses enfants, la soustraction des clefs de la maison; hors de ces trois cas, l'époux ne pouvait répudier sa femme légitime, sous peine de perdre tous ses biens, dont moitié appartiendrait alors à la femme et moitié au temple de Cérès. Plutarque cite, en outre, deux autres lois qui complétaient celles-ci, et qui témoignent des précautions que Romulus avait prises pour protéger les mœurs publiques et rendre plus inviolable le lien conjugal. Une de ces lois mettait à la discrétion du mari sa femme adultère, qu'il avait le droit de punir comme bon lui semblerait, après avoir assemblé les parents de la coupable, qui comparaissait devant eux; l'autre loi défendait aux femmes de boire du vin, sous peine d'être traitées comme adultères. Ces rigueurs ne se fussent guères accordées avec la tolérance de la Prostitution légale; on doit donc reconnaître, à cet austère respect de la bienséance, que la Prostitution n'existait pas encore ouvertement, si tant est qu'elle s'exerçât en secret hors de l'enceinte de la ville, dans les bois qui l'environnaient. Romulus n'eut pas besoin de fermer les portes de sa cité à des désordres qui se cachaient d'eux-mêmes à l'ombre des forêts et dans les profondeurs des grottes agrestes. Ses successeurs, animés de sa pensée législative, se préoccupèrent aussi de purifier les mœurs et de sanctifier le mariage. Numa Pompilius établit le collége des vestales, et fit bâtir le temple de Vesta, où elles entretenaient le feu éternel comme un emblème de la chasteté. Les vestales faisaient vœu de garder leur virginité pendant trente ans, et celles qui se laissaient aller à rompre ce vœu couraient risque d'être enterrées vives; mais il n'était pas facile, à moins de flagrant délit, de les convaincre de sacrilége; quant à leur complice, quel qu'il fût, il périssait sous les coups de fouet que lui administraient les autres vestales, pour venger l'honneur de la compagnie. Dans l'espace de mille ans, la virginité des vestales ne reçut que dix-huit échecs manifestes, ou plutôt on n'enterra vivantes que dix-huit victimes, convaincues d'avoir éteint le feu sacré de la pudeur. Numa eût voulu changer en vestales toutes les Romaines, car il leur ordonna, par une loi, de ne porter que des habits longs et modestes, c'est-à-dire amples et flottants, avec des voiles qui leur cachaient non-seulement le sein et le cou, mais encore le visage. Une dame romaine ainsi voilée, enveloppée de sa tunique et de son manteau de lin, ressemblait à la statue de Vesta, descendue de son piédestal; sa démarche grave et imposante n'inspirait que des sentiments de vénération, comme si ce fût la déesse en personne; et si les hommes s'écartaient avec déférence pour lui faire place, ils ne la suivaient des yeux qu'avec des idées de chaste admiration. La mort tragique de Lucrèce, qui ne se résigna pas à survivre à son affront, est la preuve la plus éclatante de la pureté des mœurs à cette époque: le peuple entier se soulevant contre l'auteur d'un viol commis sur le lit conjugal, protestait au nom de la moralité publique. On a, d'ailleurs, de nombreux témoignages de l'horreur et du mépris qu'excitait le crime de l'adultère chez les peuples primitifs de l'Italie, que la corruption grecque et phénicienne avait pourtant atteints. A Cumes, en Campanie, par exemple, quand une femme était surprise en adultère, on la dépouillait de ses vêtements, on la menait ensuite dans le forum et on l'exposait nue sur une pierre où elle recevait pendant plusieurs heures les injures, les railleries, les crachats de la foule; puis on la mettait sur un âne, que l'on promenait par toute la ville au milieu des huées. On ne lui infligeait pas d'autre châtiment, mais elle restait vouée à l'infamie; on la montrait du doigt, en l'appelant ὀνοβάτις (qui a monté l'âne), et ce surnom la poursuivait pendant le reste de sa vie abjecte et misérable.

Selon certains commentateurs, la peine de l'adultère, dans le Latium et dans les contrées voisines, avait été originairement plus déhontée et plus scandaleuse que l'adultère lui-même. L'âne de Cumes figurait aussi en cette étrange jurisprudence, mais le rôle qu'on lui faisait jouer ne se bornait pas à servir de monture à la patiente, qui devenait publiquement victime de l'impudicité du quadrupède.

On devine tout ce qu'une scène aussi monstrueuse pouvait prêter de sarcasmes et de risées à la grossièreté des spectateurs. C'était là un divertissement digne de la barbarie des Faunes et des Aborigènes qui avaient peuplé d'abord ces sauvages solitudes. Les malheureuses qui subissaient l'approche de l'âne, meurtries, contusionnées, maltraitées, ne faisaient plus partie de la société, en quelque sorte que pour en être esclave et le jouet, si bien qu'elles appartenaient à quiconque se présentait pour succéder à l'âne. Ce furent là vraisemblablement les premières prostituées qui se trouvèrent employées à l'usage général des habitants du pays. Ici, par décence, on fit disparaître l'intervention obscène de l'âne; là, au contraire, on conserva comme un emblème la présence de cet animal, à qui n'étaient plus réservées les fonctions de bourreau; mais il ne faut pas moins faire remonter à cette antique origine la promenade sur un âne, que l'on retrouve au moyen âge, non-seulement en Italie, mais dans tous les endroits de l'Europe où la loi romaine avait pénétré. L'âne représentait évidemment la luxure, dans sa plus brutale acception, et on lui livrait, pour ainsi dire, les femmes qui avaient perdu toute retenue en commettant un adultère ou en se vouant à la débauche publique. On ne saurait dire, dans tous les cas, si l'âne montrait ou non de l'intelligence dans les supplices qu'il était chargé d'exécuter. On croit seulement que, dans ces circonstances assez rares chez les ancêtres des Romains, il portait une grosse sonnette attachée à ses longues oreilles, afin que chacun de ses mouvements publiât la honte de la condamnée. Cette sonnette fut, d'ailleurs, un des attributs héroïques de l'âne de Silène, qui, malgré la fougue de ses passions, avait mérité la bienveillance de Cybèle pour avoir sauvé l'honneur de cette déesse: elle dormait dans une grotte écartée, et l'indiscret Zéphyr s'amusait à relever les pans de son voile; Priape passa par là, et il ne l'eut pas plutôt vue, qu'il se mit en mesure de profiter de l'occasion; mais l'âne de Silène troubla cette fête, en se mettant à braire. Cybèle s'éveilla et eut encore le temps d'échapper aux téméraires entreprises de Priape. Par reconnaissance, elle voulut consacrer au service de son temple l'âne qui l'avait avertie fort à propos, et, elle lui pendit une clochette aux oreilles, en mémoire du péril qu'elle avait couru: chaque fois qu'elle entendait tinter la clochette, elle regardait autour d'elle pour s'assurer que Priape n'y était pas. Celui-ci, en revanche, avait un tel ressentiment contre l'âne, que rien ne lui pouvait être plus agréable que le sacrifice de cet animal. Priape même, selon plusieurs poëtes, aurait puni l'âne, en l'écorchant, pour lui apprendre à se taire. Il est vrai que cette malicieuse bête avait renouvelé son braiment ou sa sonnerie dans une situation analogue: Priape rencontra dans les bois la nymphe Lotis, qui dormait comme Cybèle, et qui ne se défiait de rien; il s'apprêtait à s'emparer de cette belle proie, lorsque l'âne se mit à braire et le paralysa dans sa méchante intention. La nymphe garda rancune à l'âne plus encore qu'à Priape. Les Romains s'étaient laissés sans doute influencer par la nymphe Lotis, car ils avaient de la haine et presque de l'horreur pour l'âne, puisque sa rencontre seule leur semblait de mauvais augure.

Lorsque l'âne eut été successivement privé de ses vieilles prérogatives dans la punition des adultères, on ne fit que lui donner un suppléant bipède et quelquefois plus d'un en même temps; on respecta aussi l'usage de la sonnette comme un monument de l'ancienne pénalité. Ce fut sans doute la coutume, plutôt que la loi, qui avait établi ce mode singulier de châtiment pour les coupables de basse condition; car il est difficile de supposer que les patriciens, même pour venger leurs injures personnelles, se soient mis à la merci de l'insolence plébéienne. Il y avait, dans divers quartiers de Rome les plus éloignés du centre de la ville et probablement auprès des édicules de Priape, certains lieux destinés à recevoir les femmes adultères, et à les exposer à l'outrage du premier venu. C'étaient des espèces de prisons, éclairées par d'étroites fenêtres et fermées par une porte solide; sous une voûte basse, un lit de pierre, garni de paille, attendait les victimes, qu'on faisait entrer à reculons dans ce bouge d'ignominie; à l'extérieur, des têtes d'âne, sculptées en relief sur les murs, annonçaient que l'âne présidait encore aux mystères impurs, dont cette voûte était témoin. Une campanille surmontait le dôme de cet édifice qui fut peut-être l'origine du pilori des temps modernes. Quand une femme avait été trouvée en flagrant délit d'adultère, elle appartenait au peuple, soit que le mari la lui abandonnât, soit que le juge la condamnât à la Prostitution publique. Elle était entraînée au milieu des rires, des injures et des provocations les plus obscènes; aucune rançon ne pouvait la racheter; aucune prière, aucun effort, la soustraire à cet horrible traitement. Dès qu'elle était arrivée, à moitié nue, sur le théâtre de son supplice, la porte se fermait derrière elle, et l'on établissait une loterie, avec des dés ou des osselets numérotés, qui assignaient à chaque exécuteur de la loi le rang qu'il aurait dans cette abominable exécution. Chacun pénétrait à son tour dans la cellule, et aussitôt une foule de curieux se précipitait aux barreaux des fenêtres pour jouir du hideux spectacle, que le son de la cloche proclamait au milieu des applaudissements ou des huées de la populace. Toutes les fois qu'un nouvel athlète paraissait dans l'arène, les rires et les cris éclataient de toutes parts, et la sonnerie recommençait. Si l'on s'en rapporte à Socrate le Scolastique, cette odieuse Prostitution fut en vigueur, par tout l'empire romain, jusqu'au cinquième siècle de l'ère chrétienne. L'âne primitif n'existait plus qu'au figuré dans les désordres d'une pareille pénalité, mais le peuple en avait gardé le souvenir, car il s'étudiait à braire comme lui pendant cette infâme débauche, qui se terminait souvent par la mort de la patiente, et par le sacrifice d'un âne sur l'autel voisin de Priape. Néanmoins, il est probable que les Romains ne méprisaient pas, autant qu'ils en avaient l'air, cet animal dont le nom ονος désignait le plus mauvais coup de dés: souvent un amant, un jeune époux suspendait aux colonnes de son lit une tête d'âne et un cep de vigne, pour célébrer les exploits d'une nuit amoureuse, ou pour se préparer à ceux qu'il projetait; l'âne transportait les offrandes au temple de la chaste Vesta; l'âne marchait fièrement dans les fêtes de Bacchus, et, comme le disait une épigramme célèbre, si Priape avait pris l'âne en aversion, c'est qu'il en était jaloux.

Si la punition de l'adultère était différente chez les patriciens et chez les plébéiens, c'était que le mariage différait aussi chez les uns et chez les autres. Romulus, qui fut un législateur aussi sage qu'austère, en dépit du rapt des Sabines, avait voulu faire du mariage une institution, pour ainsi dire, patricienne; car il le regardait comme indispensable à la conservation des familles de l'aristocratie héréditaire. Ce mariage, le seul dont le législateur se fut occupé d'abord, se nommait confarreatio, parce que les deux époux, pendant les cérémonies religieuses, se partageaient un pain de froment (panis farreus), et le mangeaient simultanément en signe d'union. Il fallait, pour être admis à célébrer ainsi une alliance qui donnait droit à divers priviléges, que les deux époux fussent d'abord reconnus appartenir à la classe des patriciens, et admis, en conséquence, à interroger les auspices qui ne concernaient que la noblesse. Romulus avait certainement établi cette loi que les décemvirs incorporèrent trois siècles plus tard dans les lois des Douze-Tables: «Il ne sera point permis aux patriciens de contracter des mariages avec des plébéiens.» Ces derniers, blessés de cette exclusion, protestèrent longtemps, avant qu'elle fût rayée dans le code des citoyens. Ce mariage par confarréation semblait seul légitime ou du moins seul respectable, puisqu'il mettait la femme, en quelque sorte, sur un pied d'égalité avec son mari, en la faisant participer à tous les droits civils que celui-ci s'était attribués, de façon que cette femme, honorée du titre de mère de famille (mater familias), était apte à hériter de son mari et de ses enfants. La condition de la mère de famille ne présentait donc aucune analogie avec la servitude qui attendait l'épouse (uxor) plébéienne dans l'état de mariage par coemption et par usucapion. C'étaient les deux formes distinctes que revêtait le mariage légal des plébéiens. Le nom de coemption indique assez qu'on faisait allusion à une vente et à un achat. La femme, pour se marier ainsi, arrivait à l'autel, avec trois as (monnaie d'airain équivalant à un sou de notre numéraire) dans la main; elle donnait un as à l'époux qu'elle prenait vis-à-vis des dieux et des hommes, mais elle gardait les deux autres as, comme pour faire entendre qu'elle ne rachetait qu'un tiers de son esclavage, et que le mariage ne l'affranchissait qu'en partie. D'autres juristes ont prétendu que, par ce symbole d'un marché conclu entre les époux, la femme achetait les soins et la protection de son mari. Ce mariage était réputé aussi légitime pour les plébéiens, que celui de la confarréation pour les patriciens, quoique l'uxor n'eût pas les mêmes prérogatives et les mêmes droits que la mater familias. Quant à la troisième forme du mariage, appelée usucapio, ce n'était réellement que le concubinage légalisé; il fallait, pour que ce mariage fût contracté, que la femme, du consentement de ses tuteurs naturels, demeurât maritalement, pendant une année entière, sans découcher trois nuits de suite, avec l'homme qu'elle épousait ainsi à l'essai. Ce mariage concubinaire, qui ne s'établit à Rome que par force d'usage, fut consacré par la loi des Douze-Tables, et devint une institution civile comme les deux autres espèces de mariage.

La population de Rome, composée d'habitants si différents d'origine, de pays, de langage et de mœurs, n'eût été que trop portée sans doute à vivre sans frein et sans loi, dans le désordre le plus honteux, si Romulus, Numa et Servius Tullius n'avaient pas créé une législation dans laquelle le mariage servait de lien et de fondement à la société romaine. Mais comme ces rois ne se préoccupèrent que des patriciens, la plèbe suppléa au silence des législateurs à son égard, et se fit des coutumes qui lui tinrent lieu de lois, jusqu'à ce qu'elles devinssent des lois acceptées par les consuls et le sénat. On peut donc supposer que le mariage des plébéiens fut précédé du concubinage et de la Prostitution, lorsque des femmes étrangères vinrent chercher fortune dans une ville où les hommes étaient en majorité, et lorsque les guerres continuelles de Rome avec ses voisins eurent amené dans ses murs beaucoup de prisonnières qui restaient esclaves ou qui devenaient épouses. En tous cas, la loi et la coutume donnaient également la toute-puissance au mari vis-à-vis de sa femme: celle-ci le trouvât-elle en plein adultère, comme le disait Caton, n'osait pas même le toucher du bout du doigt (illa te, si adulterares, digito non contingere auderet), tandis qu'elle pouvait être tuée impunément, si son mari la trouvait dans une position analogue. Les plébéiens n'usaient jamais, à cet égard, du bénéfice que leur accordait la loi; mais les patriciens, pour qui le mariage était chose plus sérieuse, se faisaient souvent justice eux-mêmes: ils avaient donc d'autres idées que le peuple sur la Prostitution, et l'on doit en conclure que, dans les premiers siècles de Rome, ils avaient vécu plus chastement, plus conjugalement que les plébéiens qui ne se marièrent peut-être que pour imiter les patriciens et s'égaler à eux. La femme mariée, mère de famille ou épouse, n'avait pas le droit de demander le divorce, même pour cause d'adultère; mais le mari, au contraire, pouvait divorcer dans les trois circonstances que Romulus avait eu le soin de préciser: l'adultère, l'empoisonnement des enfants, et la soustraction des clefs du coffre-fort, comme indice du vol domestique. La femme n'avait pas, d'ailleurs, plus de pouvoir sur ses enfants que sur son mari; celui-ci, au contraire, avait sur eux droit de vie et de mort, et pouvait les vendre jusqu'à trois fois. Cet empire de la paternité n'existait qu'à l'égard des enfants légitimes, ce qui démontre suffisamment que les enfants, issus de la Prostitution, n'avaient ni tutelle ni assistance dans l'État, et se voyaient relégués dans la vile multitude, avec les esclaves et les histrions.

Ce n'était pas d'enfants naturels que Rome avait besoin; elle ne faisait rien de ces pauvres victimes qui ne pouvaient nommer leur père, et qui rougissaient du nom de leur mère: elle voulait avoir des citoyens, et elle les demandait au mariage régulièrement contracté. Une vieille loi, dont parle Cicéron, défendait à un citoyen romain de garder le célibat au delà d'un certain âge qui ne dépassait pas trente ans, suivant toute probabilité. Quand un patricien comparaissait devant le tribunal des censeurs, ceux-ci lui adressaient cette question avant toute autre: «En votre âme et conscience, avez-vous un cheval, avez-vous une femme?» Ceux qui ne répondaient pas d'une manière satisfaisante étaient mis à l'amende et renvoyés hors de cause, jusqu'à ce qu'ils eussent fait emplette d'un cheval et d'une femme. Les censeurs, qui exigeaient cette double condition civique chez un patricien, lui permettaient parfois de se contenter de l'une ou de l'autre; car le cheval indiquait des habitudes guerrières; la femme, des habitudes pacifiques. «Je sais conduire un cheval, disait Vibius Casca interrogé par un censeur qui avait souvent gourmandé son célibat obstiné; mais comment apprendre à conduire une femme?—J'avoue que c'est un animal plus rétif, reprit le censeur, qui entendait pourtant la plaisanterie. C'est le mariage qui vous apprendra ce genre d'équitation.—Je me marierai donc, reprit Casca, quand le peuple romain se chargera de me fournir le mors et la bride.» Ce censeur, qui se nommait Métellus Numiadicus, n'était pas lui-même bien convaincu des mérites du mariage qu'il recommandait à autrui; un jour, il commença en ces termes une harangue au sénat: «Chevaliers romains, s'il nous était possible de vivre sans femmes, nous nous épargnerions tous, et très-volontiers, ce fâcheux embarras; mais puisque la nature a disposé les choses de façon que nous ne pouvons nous survivre sans elles, ni vivre agréablement avec elles, la raison veut que nous préférions l'intérêt public à notre bonheur.» Les censeurs, qui avaient dans leurs attributions les fiançailles et les mariages, furent certainement chargés, avant les édiles, de surveiller la Prostitution publique.

Servius Tullius avait ordonné à tout habitant de Rome de faire inscrire sur les registres des censeurs son nom, son âge, la qualité de ses père et mère, les noms de sa femme, de ses enfants, et le dénombrement de tous ses biens; quiconque osait se soustraire à cette inscription devait être battu de verges et vendu comme esclave. Les tables censoriennes étaient conservées dans les archives de la république, auprès du temple de la Liberté, sur le mont Aventin. Ce fut d'après ces tables, renouvelées tous les cinq ans, que les censeurs devaient se rendre compte du mouvement et des progrès de la population; ils pouvaient juger du nombre des naissances et des mariages, mais ils n'avaient aucun moyen de constater, d'ailleurs, les éléments de la Prostitution, puisque les femmes ne paraissaient pas devant eux, et qu'elles n'y étaient représentées que par leurs pères, leurs maris ou leurs enfants. Il y a donc grande apparence que les prostituées exercèrent d'abord librement, hors de l'atteinte même des lois de police; car elles échappaient au recensement, du moins la plupart, et elles n'avaient pas besoin de se faire reconnaître par une constatation d'état. Il est impossible de dire à quelle époque la loi romaine distingua pour la première fois la femme libre (ingenua) de la prostituée, et précisa d'une manière fixe la condition des courtisanes. On a lieu de croire que ces créatures dégradées furent en quelque sorte hors de la loi pendant plusieurs siècles, comme si le législateur n'avait pas daigné leur faire l'honneur de les nommer; car, si elles figurent çà et là dans l'histoire de la république, elles ne sont pas nommées dans les lois avant le règne d'Auguste, où la loi Julia s'occupe d'elles pour les flétrir, et ce n'est que plus d'un siècle après cette loi mémorable, que le jurisconsulte par excellence, Ulpien, définit la Prostitution et ses infâmes auxiliaires. Cette définition, quoique datée du deuxième siècle, peut être considérée cependant comme le résumé des opinions de tous les légistes qui avaient précédé Ulpien. La voici telle qu'il la donne, sous le titre De ritu nuptiarum, dans le livre XXIII de son recueil: «Une femme fait un commerce public de Prostitution, quand non-seulement elle se prostitue dans un lieu de débauche, mais encore lorsqu'elle fréquente les cabarets ou d'autres endroits dans lesquels elle ne ménage pas son honneur. §1. On entend par un commerce public le métier de ces femmes qui se prostituent à tous venants et sans choix (sine delectu). Ainsi, ce terme ne s'étend pas aux femmes mariées qui se rendent coupables d'adultère, ni aux filles qui se laissent séduire: on doit l'entendre des femmes prostituées. §2. Une femme qui s'est abandonnée pour de l'argent à une ou deux personnes n'est point censée faire un commerce public de Prostitution. §3. Octavenus pense avec raison que celle qui se prostitue publiquement, même sans prendre d'argent, doit être mise au nombre des femmes qui font commerce public de Prostitution.»

Cette définition résume certainement avec beaucoup de netteté les motifs des plus anciennes lois romaines relatives à la Prostitution; et, quoique nous ne possédions pas ces lois, il est facile de se rendre compte de l'esprit qui les avait dictées. La Prostitution comprenait, d'ailleurs, différents genres, et, pour ainsi dire, des degrés différents, qui avaient été sans doute distingués et classés dans la jurisprudence. Ainsi, quæstus représentait la Prostitution errante et solliciteuse; scortatio, la Prostitution stationnaire, qui attend sa clientèle et qui la reçoit à poste fixe. Quant à l'acte même de la Prostitution, c'était l'adultère avec une femme mariée; stuprum, avec une femme honnête qui en restait souillée; fornicatio, avec une femme impudique qui n'en souffrait aucun préjudice. Il y avait, en outre, le lenocinium, c'est-à-dire le trafic plus ou moins direct de la Prostitution, l'entremise plus ou moins complaisante que d'effrontés spéculateurs ne rougissaient pas de lui prêter; en un mot, l'aide et la provocation à toute sorte de débauches. C'était là une des formes les plus méprisables de la Prostitution, et le légiste n'hésitait pas à qualifier de prostituées ces viles et abjectes créatures qui faisaient métier d'exciter et de pousser à la Prostitution, par de mauvais conseils ou par des séductions perfides, les imprudentes et aveugles victimes, dont elles exploitaient, de compte à demi, le déshonneur et la honte. La loi confondait dans le même mépris les hommes et les femmes, lenæ, lenones, adonnés à ces scandaleuses négociations; mais la loi ne les troublait pas dans leur industrie, en les assimilant aux femmes et aux hommes qui trafiquaient de leur corps. On comprenait donc dans la classe de meretricibus, non-seulement les entremetteurs et entremetteuses qui tenaient maison ouverte de débauche et qui prélevaient un droit sur la Prostitution, qu'ils favorisaient, soit en y livrant leurs esclaves, soit en y conviant des personnes de condition libre (ingenuæ); mais encore les hôteliers, les cabaretiers, les baigneurs, qui avaient des domestiques du sexe féminin ou masculin à leur service, et qui mettaient ces domestiques à la solde du libertinage public, en sorte que le maître du lieu où la Prostitution s'opérait à son profit, en devenait complice, quelle que fût d'ailleurs sa profession ostensible, et encourait de plein droit la note d'infamie, de même que les misérables objets de son lenocinium.

La note d'infamie, qui était commune à tous les agents et intermédiaires de la Prostitution, aussi bien qu'aux condamnés en justice, aux esclaves, aux gladiateurs, aux histrions, frappait de mort civile ceux qu'elle atteignait par le seul fait de leur profession: ils n'avaient pas la libre jouissance de leurs biens; ils ne pouvaient ni tester ni hériter; ils étaient privés de la tutelle de leurs enfants; ils ne pouvaient occuper aucune charge publique; ils n'étaient point admis à former une accusation en justice, à porter témoignage et à prêter serment devant un tribunal quelconque; ils ne se montraient que par tolérance dans les fêtes solennelles des grands dieux; ils se voyaient exposés à toutes les insultes, à tous les mauvais traitements, sans être autorisés à se défendre ni même à se plaindre; enfin, les magistrats avaient presque droit de vie et de mort sur ces pauvres infâmes. Quiconque était une fois noté d'infamie ne se lavait jamais de cette tache indélébile; «car, disait la loi, la turpitude n'est point abolie par l'intermission.» La loi n'acceptait aucune excuse qui pût relever de cette dégradation sociale celui ou celle qui l'avait méritée. La Prostitution clandestine n'était, pas plus que la Prostitution publique, à l'abri de l'ignominie; la pauvreté, la nécessité, n'offraient pas même une excuse aux yeux de la loi, qui se contentait du fait, sans en apprécier les motifs et les circonstances. Le fait seul constatant l'infamie, on avait donc toujours une raison suffisante pour rechercher la preuve et la constatation de ce fait, même dans un passé assez éloigné. Ainsi, n'y avait-il pas de prescription qu'on pût invoquer contre le fait qui impliquait l'infamie. Dès que l'infamie avait existé, n'importe en quel temps, n'importe en quel lieu, elle existait encore, elle existait toujours; rien ne l'avait pu effacer, rien ne l'atténuait. Un esclave qui avait eu des filles dans son pécule, et qui s'était enrichi des fruits de leur prostitution, conservait, même après son affranchissement, la note d'infamie. Ulpien et Pomponius citent cet exemple remarquable de l'indélébilité de l'infamie vis-à-vis de la jurisprudence romaine. Mais, en revanche, les filles qui avaient été prostituées par cet esclave, et à son profit, pendant leur servitude, n'étaient pas notées d'infamie, malgré le métier qu'elles auraient fait comme contraintes et forcées. C'est l'empereur Septime-Sévère qui formula cet avis rapporté par Ulpien. Cependant, sous les empereurs surtout, la note d'infamie n'avait pas empêché des femmes de condition libre et même d'extraction noble, de se vouer à la Prostitution, avec l'autorisation des édiles, qu'on appelait licentia stupri ou brevet de débauche.

Les lois des empereurs eurent donc pour objet d'empêcher la Prostitution de s'étendre dans les rangs des familles patriciennes et de s'y enraciner. Auguste, Tibère, Domitien lui-même, se montrèrent également jaloux de conserver intact l'honneur du sang romain, en protégeant par de rigides prescriptions l'intégrité, la sainteté du mariage, qu'ils regardaient comme la loi fondamentale de la république. Ils ne se piquèrent pas, d'ailleurs, de se conformer eux-mêmes aux règles légales qu'ils imposaient à leurs sujets. Dans toute cette jurisprudence si complexe et si minutieuse contre les adultères, la Prostitution est sans cesse remise en cause, et constamment avec un surcroît de rigueur qui prouve les efforts du législateur pour la réprimer, alors même que l'empereur donnait lui-même l'exemple de tous les vices et de toutes les infamies. La loi Julia porte qu'un sénateur, son fils ou son petit-fils ne pourra pas fiancer ni épouser sciemment ou frauduleusement une femme, dont le père ou la mère fera ou aura fait le métier de comédien, de meretrix ou de proxénète; pareillement, celui dont le père ou la mère fait ou aura fait les mêmes métiers infâmes ne peut fiancer ou épouser la fille ou la petite-fille, ou l'arrière petite-fille d'un sénateur. Mais, comme les personnes que la loi déclarait infâmes auraient pu souvent vouloir se réhabiliter en invoquant le nom et la naissance de leurs parents nobles, un décret du sénat interdit absolument la prostitution aux femmes dont le père, l'aïeul ou le mari faisait ou avait fait partie de l'ordre des chevaliers romains. Tibère sanctionna ce décret, en exilant plusieurs dames romaines, entre autres Vestilia, fille d'un sénateur, qui s'étaient consacrées, par libertinage plutôt que par avarice, au service de la Prostitution populaire. Beaucoup de patriciennes et de plébéiennes, pour se soustraire aux terribles conséquences de la loi contre l'adultère, avaient cherché un refuge, qu'elles croyaient inviolable, dans la honte de cette Prostitution; car, dans les temps de la république, il suffisait à une matrone de se déclarer courtisane (meretrix), et de se faire inscrire comme telle sur les registres de l'édilité, pour se mettre elle-même en dehors de la loi des adultères. Mais de nouvelles mesures furent prises pour arrêter ce scandale et en annuler les effets pernicieux: le sénat décréta que toute matrone qui aurait fait un métier infâme, en qualité de comédienne, de courtisane ou d'entremetteuse, pour éviter le châtiment encouru par l'adultère, pourrait être néanmoins poursuivie et condamnée en vertu d'un sénatus-consulte. Le mari était invité à poursuivre sa femme adultère jusque dans le sein de la Prostitution et de l'infamie; tous ceux qui auraient prêté la main sciemment à cette Prostitution, le propriétaire de la maison où elle aurait eu lieu, le lénon qui en aurait profité, le mari lui-même qui se serait attribué le prix de son déshonneur, devaient être poursuivis et punis également comme adultères. Bien plus, le maître ou le locataire d'un bain, d'un cabaret ou même d'un champ où le crime aurait été commis, se trouvait accusé de complicité; le crime n'eût-il pas été commis dans ces lieux-là, on pouvait encore rechercher avec la même rigueur les personnes qui étaient censées avoir complaisamment préparé et facilité l'adultère, en fournissant aux coupables, non-seulement un local, mais encore le moyen de se rencontrer dans des entrevues illicites. Les magistrats poussèrent aussi loin que possible l'application de la loi, comme pour faire contraste avec le débordement d'adultères et de crimes qui entraînaient l'empire romain vers sa ruine. On vit des femmes, adultères dans l'intervalle d'un premier mariage, se remarier en secondes noces et susciter tout à coup un accusateur, qui venait, au nom d'un premier mari mort, les déshonorer et les punir dans les bras de leur nouvel époux. Il n'y avait que la femme veuve, fût-elle mère de famille, qui pût se livrer impunément à la Prostitution, sans craindre aucune poursuite, même de la part de ses enfants.

La jurisprudence, on le voit, ne s'occupait de la Prostitution qu'au point de vue de l'adultère et dans l'intérêt du mariage; elle laissait, d'ailleurs, aux lois de police, émanées de la juridiction des censeurs et des édiles, le gouvernement des courtisanes et des êtres dépravés, qui vivaient à leurs dépens. C'était particulièrement la Prostitution des femmes mariées et l'odieux lenonicium des maris, que le sénat et les empereurs essayaient de combattre et de réprimer. La loi, d'abord, imposait un frein égal aux femmes de toutes conditions, pourvu qu'elles ne fussent pas infâmes; mais on le restreignit plus tard aux matrones et aux mères de famille, lorsque, dans la plupart des maisons patriciennes, l'adultère fut paisiblement établi sous les auspices du mari, qui exploitait indignement l'impudicité de sa femme. L'institution du mariage, que la législation voulait sauvegarder, fut plus que jamais compromise par suite des turpitudes qui venaient se dévoiler en justice. Ici, la femme partageait avec son mari le prix de l'adultère; là, le mari se faisait payer pour fermer les yeux sur l'adultère de sa femme; presque toujours, le péril de l'adultère ajoutait un attrait de plus à la Prostitution. Mais si l'homme qui avait fait acte d'adultère prouvait qu'il ne savait pas auparavant avoir affaire à une femme mariée, il était mis hors de cause, comme s'il se fût adressé à une simple meretrix. On avait soin, de part et d'autre, de se ménager des faux-fuyants et de se mettre en garde contre les rigueurs de la loi. En conséquence, les matrones, pour courir les aventures, s'habillaient comme des esclaves et même comme des prostituées; elles provoquaient ainsi dans les rues des passants qu'elles ne connaissaient pas, ou bien elles se plaçaient sur le chemin de leurs amants, qu'elles étaient censées rencontrer par hasard. Grâce à ce déguisement, qui les exposait aux paroles libres, aux regards impudente et parfois aux attouchements hardis du premier venu, elles pouvaient chercher fortune dans les promenades, dans les faubourgs et le long du Tibre, sans compromettre personne, ni leurs maris, ni leurs amants. Mais en se montrant sous d'autres habits que ceux de matrone, elles s'interdisaient toute plainte à l'égard des injures qu'elles pouvaient devoir à leur costume d'esclave ou de prostituée; car il y avait une pénalité très-sévère contre ceux qui provoquaient une femme ou une fille, vêtue matronalement ou virginalement, soit par des gestes indécents, soit par des propos obscènes, soit par une poursuite silencieuse. La loi n'accordait protection qu'aux femmes honnêtes, et ne supposait pas que la pudeur des prostituées eût besoin d'être défendue contre les attentats qu'elles appelaient ordinairement au lieu de les repousser.

Ce luxe de lois et de peines qui menaçaient les adultères ne les rendit pas moins fréquents ni plus secrets; mais le mariage, ainsi hérissé de périls et entouré de soupçons, n'en parut que plus redoutable et moins attrayant. On vit diminuer considérablement le nombre des unions légitimes, approuvées et reconnues légalement, d'autant plus que la parenté, même à des degrés éloignés, créait des obstacles qui pouvaient, le mariage accompli, se transformer en causes permanentes de divorce. Ce fut alors que les patriciens, qui ne voulaient pas s'exposer à ces ennuis et à ces dangers, appliquèrent à leur convenance le mariage usucapio, qui n'avait eu cours jusque-là que dans le petit peuple; les patriciens y changèrent quelque chose pour en faire le concubinat, qu'une loi, aussi vague que l'était le concubinat lui-même, admit et reconnut comme institution. Il n'était plus nécessaire, comme dans l'usucapio, de la cohabitation de la femme sous le même toit durant une année pour faire prononcer le mariage définitif: le concubinat ne pouvait en arriver là dans aucun cas, car il ne se formait, il n'existait que par la volonté des deux parties; il n'avait, d'ailleurs, aucune forme particulière, aucun caractère général, si ce n'est qu'une femme ingenua et honesta, ou de sang patricien, ne pouvait devenir concubine, et que la parenté était un obstacle au concubinat comme au mariage. Un homme marié légitimement, séparé ou non de sa femme, se trouvait, par cela seul, inapte à contracter une liaison concubinaire, et, dans aucun cas, l'homme célibataire ou veuf ne fut autorisé à prendre deux concubines à la fois. Quant à en changer, il était toujours libre de le faire, mais en avertissant le magistrat devant lequel il avait déclaré vouloir vivre en concubinage. C'était donc, en quelque sorte, un demi-mariage, un contrat temporaire résiliable à la fantaisie d'un des contractants. Dans l'origine du concubinat, la concubine avait droit presque aux mêmes égards que l'épouse légitime; on lui accordait même le titre de matrone, du moins en certaines circonstances, et la loi Julia punissait un outrage fait à une concubine, aussi gravement que s'il eût atteint une ingénue ou fille de condition libre, cette concubine fût-elle esclave de naissance; mais, par suite de la corruption des mœurs, le concubinat se multiplia d'une manière inquiétante, et il fallut que les lois lui imposassent des règles et des limites; les concubines furent alors déchues de la protection légale qu'elles avaient obtenue d'abord, et l'empereur Aurélien ordonna qu'elles ne seraient prises que parmi les esclaves ou les affranchies. De ce moment, le concubinat ne fut plus qu'une Prostitution domestique, qui ne dépendait que du caprice de l'homme, et qui n'offrait pas la moindre garantie à la femme. Toutefois, les enfants nés d'une concubine n'en restèrent pas moins aptes à être légitimés, tandis que ceux qui naissaient de la Prostitution proprement dite, ou d'un commerce passager nommés spurci ou quæsiti, ainsi que ceux nés d'une union prohibée, ne pouvaient jamais se voir admis à la faveur d'une légitimation qui effaçât la tache de leur origine.

La Prostitution légale, sous toutes ses formes et sous tous ses noms (il y avait même des concubins), était donc tolérée à Rome et dans l'empire romain, pourvu qu'elle se soumît à divers règlements de police urbaine, et surtout au payement de l'impôt (vectigal) proportionnel qu'elle rapportait à l'État. Mais il est probable qu'à part ces règlements et cet impôt, la vieille législation romaine n'avait pas daigné s'intéresser à l'infâme population qui vivait de la débauche publique, et qui en contentait les honteux besoins. Un fait curieux prouve l'indifférence et le dédain du législateur, du magistrat, pour tous les misérables agents de la Prostitution. Quintus Cœcilius Metellus Celer, qui fut consul soixante ans avant Jésus-Christ, refusa, pendant sa préture, de reconnaître les droits de succession que faisait valoir un nommé Vétibius, noté d'infamie comme lénon; le préteur motiva son refus, en disant que le lupanar n'avait rien de commun avec le foyer civique, et que les malheureux que le lenocinium avait stigmatisés, étaient indignes de la protection des lois (legum auxilio indignos). On peut aussi, dans ce passage très-explicite du plaidoyer de Cicéron pour Cœlius, trouver la preuve de la tolérance absolue qui entourait à Rome l'exercice de la Prostitution: «Interdire à la jeunesse tout amour des courtisanes, ce sont les principes d'une vertu sévère, je ne puis le nier; mais ces principes s'accordent trop peu avec le relâchement de ce siècle ou même avec les usages de la tolérance de nos ancêtres; car enfin, quand de pareilles passions n'ont-elles pas eu cours? quand les a-t-on défendues? quand ne les a-t-on pas tolérées? dans quel temps est-il arrivé que ce qui est permis ne le fût pas?» On le voit, la Prostitution était permise; le droit civil ne la prohibait que dans certains cas exceptionnels, et se bornait ainsi à en modérer l'abus; c'était seulement à la morale publique, à la philosophie, qu'appartenait le soin de corriger les mœurs et d'arrêter la débauche; mais comme Cicéron nous le fait entendre, la philosophie et la morale publique étaient également indulgentes pour de mauvaises habitudes que leur ancienneté même rendait presque respectables. Les Romains, de tous temps, furent trop jaloux de leur liberté, pour subir des entraves ou des contradictions dans l'usage individuel de cette liberté; ils justifiaient de la sorte à leurs propres yeux la Prostitution, dont ils usaient largement; ils exigeaient seulement que les prostituées fussent des esclaves ou des affranchies, parce qu'ils considéraient la Prostitution comme une forme dégradante de l'esclavage; voilà pourquoi les hommes et les femmes, ingénus ou libres de naissance, perdaient ce caractère sacré vis-à-vis de la loi, dès qu'ils s'étaient mis d'une manière quelconque au service de la Prostitution.

Si les Romains toléraient si complaisamment le commerce naturel des deux sexes entre eux, ils ne gênaient pas davantage le commerce contre nature que les Faunes du Latium auraient inventés, s'il n'eût pas été, dès les premiers siècles du monde, répandu, autorisé dans tout l'univers. Cette honteuse dépravation, que les lois civiles et religieuses de l'antiquité, à l'exception de celles de Moïse, n'avaient pas même songé à combattre, ne fut jamais plus générale que dans les meilleurs temps de la civilisation romaine. C'était encore là, aux yeux du législateur, une forme tolérée de la Prostitution ou de l'esclavage: les hommes ingénus ou libres ne devaient donc pas s'y soumettre; quant aux esclaves, aux affranchis, aux étrangers, ils pouvaient disposer d'eux, se louer ou se vendre, sans que la loi eût à se mêler des conditions de la vente ou du louage; quant aux citoyens ou ingénus, ils achetaient ou louaient à volonté ce que bon leur semblait, sans que la nature du marché fût passible d'une enquête légale: les uns agissaient en hommes libres, les autres en esclaves; ceux-ci subissaient la Prostitution; ceux-là l'imposaient. Mais, entre hommes libres, les choses se passaient autrement, et la loi, gardienne des libertés de tous, intervenait quelquefois pour punir un attentat fait à la liberté d'un citoyen. Telle était du moins la fiction légale; en cette circonstance seule, un citoyen n'avait pas le droit d'aliéner sa liberté jusqu'à se soumettre à un acte outrageux pour elle. Ainsi, dans le cinquième siècle de la fondation de Rome, L. Papyrius, surpris en flagrant délit avec le jeune Publius, fut condamné à la prison et à l'amende, pour n'avoir pas respecté le caractère et la personne d'un ingénu; peu de temps après, ce même C. Publius fut puni à son tour pour un fait analogue. Le peuple ne souffrait pas que des citoyens se conduisissent comme des esclaves. Lœtorius Mergus, tribun militaire, conduit devant l'assemblée du peuple pour avoir été surpris avec un des corniculaires ou brigadiers de sa légion, fut unanimement condamné à la prison. Le viol d'un homme passait pour plus coupable encore que celui d'une femme, parce qu'il était censé accuser plus de violence et de perversité; mais cette espèce de viol n'entraînait la mort, que s'il avait été commis sur un homme libre: un centurion, nommé Cornélius, auteur d'un viol semblable, fut exécuté en présence de l'armée. Cette pénalité n'était pourtant appliquée en vertu d'une loi spéciale, que vers la seconde guerre punique, lorsqu'un certain Caius Scantinius fut accusé par C. Métellus d'avoir commis une tentative de viol sur le fils de ce patricien. Le sénat promulgua une loi contre les pédérastes, sous le nom de lex scantinia; mais il ne fut question, dans cette loi, que des attentats exercés sur des hommes libres, et l'on ne mit pas d'autres entraves à ce genre de Prostitution, qui resta l'apanage des esclaves et des affranchis.

Telle fut chez les Romains la seule jurisprudence à laquelle ait donné lieu la Prostitution, jusqu'à ce que la morale chrétienne eut introduit une législation nouvelle dans le paganisme en l'éclairant et en le purifiant. Sous l'empire des idées païennes, la Prostitution avait existé à l'état de tolérance, et la loi ne daignait pas même soulever le voile qui la couvrait aux yeux de la conscience publique; mais dès que l'Évangile eut commencé la réforme des mœurs, le législateur chrétien se reconnut le droit de réprimer la Prostitution légale.

CHAPITRE XVI.

Sommaire.—Prodigieuse quantité des filles publiques à Rome.—Leur classification en catégories distinctes.—Les meretrices et les prostibulæ.—Les alicariæ ou boulangères.—Les bliteæ.—Les bustuariæ ou filles de cimetière.—Les casalides.—Les copæ ou cabaretières.—Les diobolares.—Les forariæ ou foraines.—Les gallinæ ou poulettes.—Les delicatæ ou mignonnes.—La délicate Flavia Domitilla, épouse de l'empereur Vespasien et mère de Titus.—Les famosæ ou fameuses.—Les junices ou génisses.—Les juvencæ ou vaches.—Les lupæ ou louves.—Les noctilucæ et les noctuvigilæ ou veilleuses de nuit.—Les nonariæ.—Les pedaneæ ou marcheuses.—Les doris ou dorides.—Des divers noms donnés indifféremment à toutes les classes de prostituées.—Étymologie du mot putæ.—Les quadrantariæ.—Les quæstuaires.—Les quasillariæ ou servantes.—Les ambulatrices ou promeneuses.—Les scorta ou peaux.—Les scorta devia.—Les scrantiæ ou pots de chambre.—Les suburranæ ou filles du faubourg de la Suburre.—Les summœnianæ ou filles du Summœnium.—Les schœniculæ.—Les limaces.—Les circulatrices ou filles vagabondes.—Les charybdes ou gouffres.—Les pretiosæ.—Le sénat des femmes.—Les enfants de louage.—Les pathici ou patients.—Les ephebi ou adolescents.—Les gemelli ou jumeaux.—Les catamiti ou chattemites.—Les amasii ou amants.—Les eunuques.—Les pædicones.—Les cinèdes.—Les gaditaines.—Les danseuses, flûteuses, joueuses de lyre.—Les ambubaiæ.—Le meretricium ou taxe des filles.—Courtiers et entremetteurs de Prostitution.—Le leno.—La lena.—Les cabaretiers et les baigneurs.—Les boulangeries.—Les barbiers et les parfumeurs.—L'unguentarius.—Les admonitrices, les stimulatrices, les conciliatrices.—Les ancillulæ ou petites servantes.—Les perductores.—Les adductores.—Les tractatores.—Les lupanaires ou maîtres de mauvais lieux.—Les belluarii.—Les caprarii.—Les anserarii.

Les filles publiques à Rome, du moins dans la Rome corrompue et amollie par l'importation des mœurs de la Grèce et de l'Asie, étaient plus nombreuses qu'elles ne le furent jamais à Athènes ni même à Corinthe; elles se divisaient aussi en plusieurs classes qui n'avaient pas entre elles d'autre rapport que l'objet unique de leur honteux commerce; mais, parmi ces différentes catégories de courtisanes venues de tous les pays du monde, on eût cherché inutilement ces reines de la Prostitution, ces hétaires aussi remarquables par leur instruction et leur esprit que par leurs grâces et leur beauté, ces philosophes formées à l'école de Socrate et d'Épicure, ces Aspasie, ces Léontium, qui avaient en quelque sorte réhabilité et illustré l'hétairisme grec. Les Romains étaient plus matériels, sinon plus sensuels que les Grecs; ils ne se contentaient pas des raffinements, des délicatesses de la volupté élégante; ils ne se nourrissaient pas le cœur avec des illusions d'amour platonique; ils auraient rougi de s'atteler au char littéraire d'une philosophe ou d'une muse; ils n'eussent pas daigné chercher auprès d'une femme de plaisir les chastes distractions d'un entretien spirituel. Pour eux, le plaisir consistait dans les actes les plus grossiers, et comme ils étaient naturellement d'une nature ardente, d'une imagination lubrique et d'une force herculéenne, ils ne demandaient que des jouissances réelles, souvent répétées, largement assouvies et monstrueusement variées. Ce tempérament, qu'annonçait la grosseur de leur encolure nerveuse semblable à celle d'un taureau, se trouvait servi à souhait par une foule de mercenaires des deux sexes, qui devaient des noms particuliers à leurs habitudes, à leurs costumes, à leurs retraites et aux menus détails de leur profession.

Toutes les femmes, qui faisaient trafic de leur corps à Rome, pouvaient être rangées dans deux catégories essentiellement distinctes, les mérétrices (meretrices) et les prostituées (prostibulæ). On entendait par meretrices, celles qui ne travaillaient que la nuit; prostibulæ, celles qui se livraient nuit et jour à leur infâme travail. Nonius Marcellus, grammairien du troisième siècle, dans son livre des Différences de signification des mots, établit celle qui était tout à l'avantage des mérétrices: «Il faut remarquer entre la mérétrice et la prostituée, que la première exerce d'une manière plus décente sa profession, car les mérétrices sont nommées ainsi à cause du merenda (repas du soir), parce qu'elles ne disposent d'elles que la nuit; la prostibula tire son nom de ce qu'elle se tient devant son stabulum (repaire), pour y faire son commerce la nuit comme le jour.» Plaute, dans sa comédie de la Cistellaria, établit très-clairement cette distinction: «J'entre chez une bonne mérétrice; car se tenir dans la rue, c'est le fait proprement d'une prostituée.» Nous pensons que ces deux sortes de filles publiques, celles qui ne l'étaient que la nuit, et celles qui l'étaient à toute heure de la nuit et du jour, devaient avoir encore d'autres différences notables dans leur genre de vie, dans leur habillement et même dans leur condition sociale; ainsi, les écrivains latins, qui font mention des registres où les édiles inscrivaient les noms des courtisanes, ne parlent que des meretrices, et semblent à dessein avoir laissé de côté les prostibulæ. Celles-ci, en effet, occupaient un domicile fixe, et n'avaient que faire de changer de nom et de costume, puisqu'elles appartenaient à la plus basse classe de la plèbe. Les mérétrices, au contraire, exerçaient aussi honorablement que possible leur commerce déshonnête, et ne se mettaient pas en contravention avec les règlements de police; elles pouvaient, d'ailleurs, vivre en femmes de bien, sub sole, jusqu'à l'heure où, couvertes de l'ombre protectrice de la nuit, elles se rendaient aux lupanars, qu'elles ne quittaient qu'aux premières lueurs du matin. Il est probable aussi que la bonne mérétrice, comme l'appelle Plaute avec une naïveté que le savant M. Naudet s'est bien gardé de traduire, payait très-exactement l'impôt à la république, et n'essayait pas, en déguisant sa profession, de faire tort d'un denier à l'État. Mais toutes les ouvrières de la Prostitution n'étaient pas aussi consciencieuses, et l'on peut supposer hardiment que le plus grand nombre, les plus pauvres, les plus abjectes, ne se faisaient pas scrupule d'échapper à l'inscription de l'édile, et, par conséquent, au payement du vectigal impudique. Ces malheureuses, en effet, de même que les Prostituées du dernier ordre, ne gagnaient point assez elles-mêmes pour réserver la moindre part de leur gain au trésor public.

Les alicariæ ou boulangères étaient des filles de carrefour, qui attendaient fortune à la porte des boulangers, surtout ceux qui vendaient certains gâteaux de fine fleur de farine, sans sel et sans levain, destinés aux offrandes, pour Vénus, Isis, Priape et autres dieux ou déesses. Ces pains, appelés coliphia et siligones, représentaient sous les formes les plus capricieuses la nature de la femme et celle de l'homme. Comme on faisait une énorme consommation de ces pains priapiques et vénéréiques, principalement à l'occasion de certaines fêtes, les maîtres boulangers plantaient des tentes et ouvraient boutique sur les places et dans les carrefours; ils ne vendaient pas autre chose que des pains de sacrifice, mais en même temps ils avaient des esclaves ou des servantes qui se prostituaient jour et nuit dans la boulangerie. Plaute, dans son Pœnulus, n'a pas oublié ces bonnes amies des mitrons: Prosedas, pistorum amicas, reliquas alicarias. Les bliteæ ou blitidæ étaient des filles de la plus vile espèce, que le vin et la débauche avaient abruties, tellement qu'elles ne valaient plus rien pour le métier qu'elles faisaient encore à travers champs: leur nom dérivait de blitum, blette, espèce de poirée fade et nauséabonde. Suidas ne s'écarte pas de cette étymologie, en disant: «Ils appelaient blitidæ ces femmes viles, abjectes et idiotes.» (Viles, abjectas, fatuasque mulieres, vocabant blitidas.) Selon d'autres philologues, ce surnom s'appliquait aux courtisanes en général, parce qu'elles portaient souvent des chaussures vertes ou couleur d'ache. C'était, du reste, une grave injure, que de qualifier de blitum une femme honnête. Les bustuariæ étaient les filles de cimetière; elles vaguaient jour et nuit autour des tombeaux (busta) et des bûchers; elles remplissaient parfois l'office de pleureuses des morts, et elles servaient spécialement aux récréations des bustuaires, qui préparaient les bûchers et y brûlaient les corps; des fossoyeurs, qui creusaient les fosses, et des colombaires, qui gardaient les sépultures: elles n'avaient pas d'autre lit que le gazon qui entourait les monuments funèbres, pas d'autre rideau que l'ombre de ces monuments, pas d'autre Vénus que Proserpine. Les casalides, ou casorides, ou casoritæ, étaient des prostituées qui logeaient dans de petites maisons (casæ), dont elles avaient pris leur surnom; ce surnom signifiait aussi en grec la même chose, κασαυρα ou κασωρις. Les copæ ou cabaretières étaient les filles des tavernes et des hôtelleries: elles n'étaient pas toujours assises à l'entrée de leur séjour ordinaire; tantôt elles versaient à boire aux passants qui s'arrêtaient pour se rafraîchir; tantôt elles se montraient aux fenêtres pour attirer des clients; tantôt elles leur faisaient signe d'entrer; tantôt elles restaient retirées dans une salle basse et retirée. Les diobolares ou diobolæ étaient de misérables filles, la plupart vieilles, maigres, éreintées, qui ne demandaient jamais plus de deux oboles, comme leur nom l'indiquait. Plaute, dans son Pœnulus, dit que la Prostitution des diobolaires n'appartenait qu'aux derniers des esclaves et aux plus vils des hommes (servulorum sordidulorum scorta diobolaria). Pacuvius taxe même cette Prostitution, en disant que les dioboles n'avaient rien à refuser pour qui leur offrait la plus petite pièce de monnaie (nummi caussa parvi). Les forariæ ou foraines étaient des filles qui venaient de la campagne pour se prostituer en ville, et qui, les pieds poudreux, la tunique crottée, erraient dans les rues sombres et tortueuses, pour y gagner leur pauvre vie. Les gallinæ ou poulettes étaient celles qui s'en allaient percher partout, et qui emportaient tout ce qu'elles trouvaient sous leur main, les draps du lit, la lampe, les vases et même les dieux pénates.

Dans un ordre de courtisanes plus distingué, les delicatæ ou mignonnes étaient celles que fréquentaient les chevaliers romains, les petits-maîtres parfumés et les riches de toute condition; elles ne se piquaient pas, d'ailleurs, de délicatesse en fait d'argent, et elles ne trouvaient jamais qu'il sentît l'esclave affranchi, l'adultère ou le délateur: elles n'étaient difficiles que pour les gens qui les approchaient sans avoir la bourse bien garnie. Flavia Domitilla, que l'empereur Vespasien épousa, et qui fut mère de Titus, avait été délicate, avant d'être impératrice. Les famosæ ou fameuses étaient des courtisanes de bonne volonté, qui, quoique patriciennes, mères de famille et matrones, n'avaient pas honte de se prostituer dans les lupanars: les unes, pour contenter une horrible ardeur de débauche; les autres, pour se faire un ignoble pécule, qu'elles dépensaient en sacrifices aux divinités de leur affection. Les junices ou génisses et les juvencæ ou vaches étaient des mérétrices qui devaient ce surnom à leur embonpoint, à leur facilité et à l'ampleur de leur gorge. Les lupæ ou louves, lupanæ ou coureuses de bois, avaient été nommées ainsi en mémoire de la nourrice de Rémus et Romulus, Acca Laurentia; comme cette femme du berger Faustulus, elles se promenaient la nuit dans les champs et les bois, en imitant le cri de la louve affamée, pour appeler à elles la proie qu'elles attendaient. Ce surnom avait été porté dans le même sens par les dictériades du Céramique d'Athènes. Il se naturalisa depuis à Rome, et il devint la désignation générique de toutes les courtisanes. «Je crois, dit Ausone dans une de ses épigrammes, je crois que son père est incertain, mais sa mère est vraiment une louve.» Les noctilucæ étaient aussi des coureuses de nuit: de même que les noctuvigilæ ou veilleuses de nuit, l'un et l'autre surnom avait été donné à Vénus par des poëtes, qui pensaient par là honorer la déesse. On appelait encore généralement nonariæ les filles nocturnes, parce que les lupanars ne s'ouvraient qu'à la neuvième heure, et que les louves ne commençaient pas leur course avant cette heure-là. Ces dernières se nommaient pedaneæ, parce qu'elles n'épargnaient pas leurs souliers, quand elles en avaient. Les marcheuses n'avaient pas de ces petits pieds dont les Romains étaient si friands, et qu'Ovide ne manque jamais, dans ses descriptions mythologiques, d'attribuer aux déesses.

Les doris devaient ce surnom à leur costume ou plutôt à leur nudité; car elles se montraient absolument nues, à l'instar des nymphes de la mer, entre lesquelles la mythologie a caractérisé Doris, leur mère, en lui donnant les formes les plus voluptueuses et les mieux arrondies. Juvénal se récrie contre ces doris ou dorides, qui, dit-il, de même qu'un vil histrion représente une sage matrone, se dépouillaient de tout vêtement pour représenter des déesses. Les filles publiques étaient encore désignées sous plusieurs noms, qui les embrassaient toutes indifféremment: mulieres ou femmes; pallacæ, du grec παλλακή; pellices, en souvenir des bacchantes, qui avaient des tuniques de peaux de tigre; prosedæ, parce qu'elles attendaient, assises, le moment où quelqu'un leur ferait appel. On les nommait peregrinæ ou étrangères, comme elles sont nommées sans cesse dans les livres hébreux, parce que la plupart étaient venues de tous les points de l'univers pour se vendre à Rome; beaucoup y avaient été amenées comme prisonnières de guerre, après chaque conquête des aigles romaines; beaucoup appartenaient à des entremetteuses et à des lénons, qui les avaient achetées et qui les faisaient travailler pour eux. Les Romains, avant d'être tout à fait corrompus, se flattaient donc de ne voir que des étrangères parmi les tristes victimes de leur débauche. Ces créatures portaient encore un nom qui s'est conservé presque dans notre langue populaire: putæ ou puti, ou putilli, soit que ce nom rappelle celui de la déesse Potua, qui présidait à ce qui se peut; soit qu'il dérivât de potus, par allusion au philtre amoureux qu'on buvait dans leur coupe; soit qu'on les qualifiât de pures (putæ pour puræ), par antiphrase; soit enfin que, pour déguiser une image obscène, on eût contracté putei en puti, en conservant au mot le sens de puits ou citernes. Quelle que fût l'origine du mot, les amants s'en étaient servis d'abord pour adresser un compliment à leur maîtresse. Plaute, dans son Asinaria, met en scène un amant qui emploie cette épithète en compagnie d'autres empruntées à l'histoire naturelle: «Dis-moi donc, ma petite cane, ma colombe, ma chatte, mon hirondelle, ma corneille, mon passereau, mon puits d'amour!» On n'usait de l'expression de quadrantariæ qu'en signe de mépris, à l'égard des plus basses prostituées; on entendait par là constater le misérable salaire dont elles se contentaient; le quadrans était la quatrième partie de l'as romain, et cette petite pièce d'airain, équivalant à vingt centimes de notre monnaie, faisait ordinairement la rétribution du baigneur dans les bains publics. Cicéron, dans son plaidoyer pour Cœlius, dit que la quadrantaire, à moins que ce ne fût une maîtresse femme, revenait de droit au baigneur. Cicéron faisait peut-être une maligne allusion à la sœur de Claudius, son ennemi, qu'il avait fait surnommer quadrans, parce qu'en jouant avec elle, quand ils étaient jeunes l'un et l'autre, il s'amusait à lui lancer des quadrans, qu'elle recevait dans sa robe et qui l'atteignaient souvent au but où Cicéron avait visé. Toutes les filles publiques étaient quæstuariæ et quæstuosæ, parce qu'elles faisaient trafic ou argent (quæstus) de leur corps. Sous le règne de Trajan, on fit le recensement des quæstuaires qui servaient aux plaisirs de Rome, et l'on en compta trente-deux mille. Plaute, dans son Miles, définit la quæstuosa: «Une femme qui donne son corps en pâture à un autre corps (quæ alat corpus corpore).» Les quasillariæ étaient de pauvres servantes qui s'échappaient pendant quelques instants, avec la corbeille contenant leur tâche de la journée, et qui s'en allaient se prostituer pour quelques deniers, après quoi, elles rentraient à la maison et se remettaient à filer de la laine. Vagæ, c'étaient les filles errantes; ambulatrices, les promeneuses; scorta, les prostituées de la plus vile espèce, les peaux, comme il faut traduire ce mot injurieux; quant aux scorta devia, elles attendaient chez elles les amateurs et se mettaient seulement à la fenêtre pour les appeler. On les injuriait toutes également, quand on les traitait de scrantiæ, scraptæ ou scratiæ, que nous sommes forcés de traduire par pots de chambre ou chaises percées.

Ce n'étaient pas encore les seules dénominations que les courtisanes de Rome subissaient en bonne ou en mauvaise part, outre les deux principales qui les divisaient en mérétrices et en prostituées; on les appelait aussi suburranæ ou filles de faubourg, parce que la Suburre, faubourg de Rome près de la Voie sacrée, n'était habitée que par des voleurs et des femmes perdues. Une pièce des Priapées cite, parmi ces jeunes suburranes qui se sont affranchies avec le produit de leur métier (de quæstu libera facta suo est), la belle Telethuse, que la Prostitution avait enrichie en l'enlaidissant. Les summœnianæ étaient pareillement des filles de faubourg, qui peuplaient le Summœnium, rues désertes, voisines des murs de la ville, dans lesquelles se trouvaient des lupanars ou des caves qui en tenaient lieu. «Quiconque peut être le convive de Zoïle, dit une épigramme de Martial, soupe entre des matrones summœnianes!» Martial, dans une autre épigramme, semble vouloir pourtant rendre justice à la décence de ces filles: «La courtisane, dit-il, écarte les curieux, en tirant verrou et rideau; rarement, le Summœnium offre une porte ouverte.» Enfin, les schœniculæ, qui hantaient les mêmes quartiers écartés et qui vendaient leurs caresses aux soldats et aux esclaves, portaient des ceintures en jonc ou en paille σχοῖνος pour annoncer qu'elles étaient toujours à vendre. Un commentateur a fait de savantes recherches, qui tendent à prouver que ces filles d'esclaves et de soldats attachaient leur ceinture aussi haut que possible (alticinctæ), afin d'être moins gênées dans l'exercice de leur profession. Un autre commentateur, docte hébraïsant, veut retrouver dans les schœniculæ des Romains ces prostituées babyloniennes, que nous voyons, dans Baruch et les prophètes juifs, ceintes de cordes et assises au bord des chemins et faisant brûler des baies d'encens. Un autre commentateur, qui s'appuie d'une citation de Festus, soutient que ces filles de bas étage devaient leur surnom au parfum grossier dont elles se frottaient le corps, «schœno delibutas,» dit Plaute. Les naniæ étaient des naines ou des enfants qu'on formait dès l'âge de six ans à leur infâme métier. Les limaces (ce surnom s'est conservé dans presque toutes les langues) avaient plus d'une analogie avec ce mollusque visqueux et baveux qui se traîne dans les lieux humides, qui laisse sa trace gluante partout où il passe, et qui ronge les fruits et les herbes. Les circulatrices comprenaient toutes les filles vagabondes. On traitait naturellement de charybdes ou gouffres celles qui engloutissaient la santé, l'argent et l'honneur de la jeunesse. Les pretiosæ, du moins, qui vendaient chèrement leurs faveurs, ne portaient atteinte qu'à la bourse de leurs sectateurs. Courtisanes du peuple ou de la noblesse, mérétrices ou prostituées, toutes portaient l'habit de leur état, c'est-à-dire la toge ou tunique courte, et toutes avaient droit au nom de togatæ, qualification honteuse pour elles, tandis que les Romains s'honoraient du nom de togati (citoyens en toge). Enfin, pour terminer cette nomenclature de la Prostitution romaine, il ne faut pas oublier de dire que, les filles publiques étant souvent réunies aux mêmes endroits, leurs assemblées se nommaient conciones meretricum et senacula, quelquefois même senatus mulierum ou sénat de femmes, que ces réunions se tinssent dans la rue ou dans les tavernes, ou chez les boulangers. Les courtisanes du grand ton avaient aussi leurs lieux d'asile à Baia, à Clusium, à Capoue et dans les différentes villes où elles allaient prendre les eaux pour se remettre de leurs fatigues; elles se rendaient en si grand nombre aux bains de Clusium, qu'on disait: «Voici un troupeau de bêtes de Clusium! (Clusinum pecus),» dès qu'elles étaient quatre ou cinq à rire ensemble et à provoquer les galants.

Il est pénible de savoir que la plupart de ces appellations distinctives appliquées aux filles publiques avaient également leur application à des hommes, à des esclaves, à des enfants surtout, qui rendaient d'infâmes services à la débauche effrénée des Romains. La Prostitution masculine était certainement plus ardente et plus générale à Rome que la Prostitution féminine; mais nous n'avons pas le courage de descendre dans ces mystères infects de dépravation, et le cœur nous manque, en abordant un sujet qui s'étale effrontément dans les poésies d'Horace, de Catulle, de Martial, et même de Virgile; c'est à peine si nous oserons énumérer l'odieuse cohorte des agents et des auxiliaires de ces mœurs abominables. A chaque classe de prostituées correspondait une classe de prostitués, entre lesquels il n'y avait pas d'autre différence que le sexe. La langue latine avait, pour ainsi dire, augmenté sa richesse, pour caractériser, dans le nom qu'elle créait, la spécialité du vice de chacun. Ces infâmes n'étaient pas même flétris par la loi, puisque les règlements de police ne leur assignaient aucun vêtement particulier, puisque l'édile ne les inscrivait pas sur les tables de la Prostitution. On leur laissait dans leurs turpitudes une liberté qui témoignait de l'indulgence et même de la faveur que la législation leur avait accordée, pourvu qu'ils ne fussent pas nés libres et citoyens romains. C'étaient ordinairement des enfants d'esclaves, qu'on instruisait de bonne heure à subir la souillure d'un commerce obscène. «On appelait enfants de louage (pueri meritorii) ceux qui, de gré ou de force, se prêtaient à la honteuse passion de leur maître.» Telle est la définition que nous fournit un ancien commentateur de Juvénal. Dans ses satires, ce grand poëte, qui a marqué d'un fer rouge les ignominies de son temps, revient à chaque page sur l'usage dégoûtant auquel ces malheureux enfants étaient condamnés en naissant, ignoble joug qu'ils acceptaient sans se plaindre. On les nommait pathici (patients), ephebi (adolescents), gemelli (jumeaux), catamiti (chattemites), amasii (amants), etc. Il serait trop long et trop fastidieux de passer en revue cette vilaine litanie de noms figurés ou significatifs, que la corruption des mœurs romaines avait créés pour peindre les incroyables variétés de ces tristes instruments de Prostitution. Il suffira de dire que les adolescents, formés à cet art abominable dès leur septième année, devaient réunir certaines exigences de beauté physique qui les rapprochaient du sexe féminin; ils étaient sans barbe et sans poil, oints d'huiles parfumées, avec de longs cheveux bouclés, l'air effronté, le regard oblique, le geste lascif, la démarche nonchalante, les mouvements obscènes. Tous ces vils serviteurs de plaisir se trouvaient rangés en deux catégories qui n'empiétaient pas, en général, sur leurs attributions spéciales: il y avait ceux qui n'étaient jamais que des victimes passives et dociles; il y avait ceux qui devenaient actifs à leur tour, et qui pouvaient au besoin rendre impudicité pour impudicité à leurs Mécènes débauchés. Ces derniers, dont les dames romaines ne dédaignaient pas les bons offices, étaient ordinairement des eunuques (spadones), dont la castration avait épargné le signe de virilité. Les autres, quelquefois aussi, avaient été soumis à une castration complète, qui faisait d'eux une race bâtarde tenant à la fois de l'homme et de la femme. C'était là un raffinement dont les pædicones (pédérastes) se montraient friands et jaloux. Au reste, pour bien comprendre l'incroyable habitude de ces horreurs chez les Romains, il faut se représenter qu'ils demandaient au sexe masculin toutes les jouissances que pouvait leur donner le sexe féminin, et quelques autres, plus extraordinaires encore, que ce sexe, destiné à l'amour par la loi de nature, eût été fort en peine de leur procurer. Chaque citoyen, fût-ce le plus recommandable par son caractère et le plus élevé par sa position sociale, avait donc dans sa maison un sérail de jeunes esclaves, sous les yeux de ses parents, de sa femme et de ses enfants. Rome, d'ailleurs, était remplie de gitons qui se louaient de même que les filles publiques; de maisons consacrées à ce genre de Prostitution, et de proxénètes, qui ne faisaient pas d'autre métier que d'affermer à leur profit les hideuses complaisances d'une foule d'esclaves et d'affranchis.

Si le libertinage de cette espèce n'avait pas de plus habiles interprètes que certains danseurs et mimes, appelés cinèdes (cinædi, du verbe grec κινεῖν, mouvoir), qui étaient presque tous châtrés, c'était aussi dans la classe des danseuses et des baladines, que l'on pouvait recruter les meilleurs sujets pour la pantomime des jeux de l'amour. Les joueuses de flûte et les danseuses furent aussi recherchées à Rome qu'elles l'étaient en Grèce et en Asie; on les faisait venir de ces pays-là, où elles avaient une école perpétuelle qui les formait d'après les leçons de l'art et de la volupté. Elles n'étaient pas par état vouées à la Prostitution; on ne lisait pas leurs noms inscrits sur les registres de l'édile, du moins dans le vaste répertoire des courtisanes; elles se recommandaient seulement du métier qui leur appartenait, et qu'elles exerçaient d'ailleurs avec une sorte d'émulation; mais elles ne se privaient pas des autres ressources que ce métier-là leur permettait d'utiliser en même temps. Elles ne différaient donc des filles publiques proprement dites que par la liberté qu'on leur laissait de ne pas faire de la Prostitution leur principale industrie. Elles n'avaient affaire, d'ailleurs, qu'aux gens riches, et elles se louaient à l'heure ou à la nuit, pour flûter, danser ou mimer dans les festins, dans les assemblées et dans les orgies. Ces femmes de joie différaient les unes des autres, non-seulement par leur taille, leur figure, leur teint, leur langage, mais encore par le genre de leur danse et de leur musique. On distinguait parmi elles les Espagnoles (gaditanæ), qui savaient merveilleusement exciter, par leur chant et leur danse, la convoitise et les désirs des spectateurs les plus froids: «De jeunes et lubriques filles de Cadix agiteront sans fin leurs reins lascifs aux vibrations savantes.» C'est Martial qui dépeint ainsi leurs danses nationales, et Juvénal y ajoute un trait de plus en disant que ces gaditaines s'accroupissaient jusqu'à terre en faisant tressaillir leurs hanches (ad terram tremulo descendant clune puellæ); puissant aphrodisiaque, selon lui, ardent aiguillon des sens les plus languissants. Toutes les danseuses n'arrivaient pas d'Espagne: l'Ionie, l'île de Lesbos et la Syrie n'avaient rien perdu de leurs anciens priviléges pour fournir à la débauche les plus expérimentées dans l'art de la flûte et dans l'art de la danse. Celles qu'on appelait sans distinction danseuses, flûteuses, joueuses de lyre (saltatrices, fidicinæ, tibicinæ), étaient des Lesbiennes, des Syriennes, des Ioniennes; il y avait aussi des Égyptiennes, des Indiennes et des Nubiennes: une peau noire, jaune ou bistrée convenait, aussi bien que la plus blanche, aux plus voluptueuses apparitions de la danse ionique ou bactrianique. L'une se nommait bactriasmus, remarquable par les tremblements spasmodiques des reins; l'autre, ionici motus, imitant avec une obscène vérité la pantomime et les péripéties de l'amour. Horace nous assure que les vierges de son temps, plus avancées qu'elles ne devaient l'être pour leur âge et leur condition, apprenaient les poses et les mouvement de l'ionique (motus doceri gaudet ionicos matura virgo). Le latin dit même qu'elles y prenaient plaisir. Entre toutes ces étrangères, on donnait la palme aux Syriennes (ambubaiæ), qui se prêtaient à tout, comme leur nom semble l'indiquer. Il n'y avait pas de bons soupers sans elles; mais, comme elles ne payaient pas le meretricium, ou la taxe des filles, l'édile ne leur faisait pas grâce quand elles étaient prises en fraude, et il les condamnait d'abord à l'amende, ensuite au fouet, puis enfin à l'exil. Dans ce cas-là, elles sortaient par une porte de Rome et y rentraient par une autre. La plupart de ces baladines ne travaillaient que pour les riches et dans l'intérieur des maisons; quelques-unes pourtant se donnaient en spectacle sur les places et dans les carrefours, où il ne fallait que le son d'une flûte ou le cliquetis d'un grelot pour attirer une foule compacte de peuple qui faisait cercle autour des danseuses et des musiciennes. Quant aux danseurs et musiciens, ils remplissaient exactement le même rôle que leurs compagnes.

Cette Prostitution effrénée, revêtant mille déguisements, et se glissant partout sous mille formes variées, nourrissait et enrichissait une immense famille de courtiers et d'entremetteurs des deux sexes, qui tenaient boutiques de débauche ou qui exerçaient de maintes façons leur métier avilissant, sans avoir rien à craindre de la police de l'édile; car la loi fermait les yeux sur le lenocinium, pourvu que ce ne fût pas un citoyen romain ou une Romaine ingénue, qui s'imposât cette note d'infamie. Mais comme le métier était lucratif, bien des Romaines et des Romains, de naissance et de condition libres, s'adonnaient secrètement à l'art des proxénètes, car c'était un art véritable, plein d'intrigues, de ruses et d'inventions. Le nom générique de ces êtres dépravés, que punissait seul le mépris public, était leno pour les hommes, lena pour les femmes. Priscien dérive ces mots du verbe lenire, parce que, dit-il, ce vil agent de Prostitution séduit et corrompt les âmes par des paroles douces et caressantes (deliniendo). Dans l'origine du mot, leno s'appliquait indifféremment aux deux sexes, comme si le lénon n'était ni mâle ni femelle; mais plus tard on employa le féminin lena, pour mieux préciser l'intervention féminine dans cette odieuse industrie. «Je suis lénon, dit un personnage des Adelphes de Térence, je suis le fléau commun des adolescents.» Parmi les lénons et les lènes, on comptait une quantité d'espèces différentes qui avaient des relations d'affaires et d'intérêt avec les différentes espèces de filles publiques. Nous avons déjà dit que les boulangers, les hôteliers, les cabaretiers et les baigneurs, aussi bien que les femmes qui tenaient des bains, des cabarets, des auberges et des boulangeries, se mêlaient tous plus ou moins du lenocinium. Le lénon existait dans toutes les conditions et se cachait sous tous les masques; il n'avait donc pas de costume particulier ni de caractère distinctif. Le théâtre latin, qui le mettait continuellement en scène, lui avait pourtant donné un habit bariolé et le représentait sans barbe, la tête rasée. Il faut citer encore, entre les professions qui étaient le plus favorables au trafic des lénons, celles de barbier et de parfumeur: aussi, dans certaines circonstances, tonsor et unguentarius sont-ils synonymes de leno. Un des anciens commentateurs de Pétrone, un simple et candide Hollandais, Douza, est entré dans de singuliers détails au sujet des boutiques de barbier à Rome, dans lesquelles le maître avait une troupe de beaux jeunes garçons, qui ne s'amusaient pas à couper les cheveux, à épiler des poils et à faire des barbes, mais qui, de bonne heure, exercés à tous les mystères de la plus sale débauche, se louaient fort cher pour les soupers et les fêtes nocturnes. (Quorum frequenti opera non in tondenda barba, pilisque vellendis modo, aut barba rasitanda, sed vero et pygiacis sacris cinædice, ne nefarie dicam, de nocte administrandis utebantur.) Quant aux parfumeurs, leur négoce les mettait en rapport direct avec la milice de la Prostitution, à l'usage de laquelle les essences, les huiles parfumées, les poudres odoriférantes, les pommades érotiques et tous les onguents les plus délicats avaient été inventés et perfectionnés; car homme ou femme, jeune ou vieux, on se parfumait toujours avant d'entrer dans la lice de Vénus, tellement qu'on désignait un ganymède par le mot unguentatus, frotté d'huile parfumée. «Chaque jour, dit Lucius Afranius, l'unguentarius le pare devant le miroir; lui, qui se promène les sourcils rasés, la barbe arrachée, les cuisses épilées; lui, qui, dans les festins, jeune homme accompagné de son amant, se couche, vêtu d'une tunique à longues manches, sur le lit le plus bas; lui, qui ne cherche pas seulement du vin, mais des caresses d'homme (qui non modo vinosus, sed virosus quoque sit), est-ce qu'on peut douter qu'il ne fasse ce que les cinædes ont coutume de faire?»

D'ordinaire, tous les esclaves étaient dressés au lenocinium; ils n'avaient, pour cela, qu'à se souvenir, en vieillissant, de l'expérience de leur jeunesse. Les vieilles surtout n'avaient pas d'autre manière de se consacrer encore à la Prostitution. Les servantes, ancillæ, méritaient donc de leur mieux les surnoms d'admonitrices, de stimulatrices, de conciliatrices; elles portaient les lettres, marchandaient l'heure, la nuit, le rendez-vous, arrêtaient les conditions du traité, préparaient le lieu et les armes du combat, aidaient, excitaient, poussaient, entraînaient. Rien n'égalait leur adresse, sinon leur friponnerie. Il n'y avait pas de vertu invincible, quand elles voulaient s'acharner à sa défaite. Mais il fallait leur donner beaucoup et leur promettre davantage. Il y avait de petites servantes, ancillulæ, qui ne le cédaient pas aux plus fourbes et aux plus habiles. Néanmoins, ces officieux domestiques étaient moins pervers et moins méprisables que les courtiers de débauche, que l'argent seul mettait en campagne, et qui n'avaient pas un maître ou une maîtresse à contenter. C'est de ces lénons qu'Asconius Pedianus disait dans son commentaire sur Cicéron: «Ces corrupteurs des prostituées le sont aussi des personnes qu'ils conduisent malgré elles à commettre des adultères que les lois punissent.» Perductores, c'étaient ceux qui conduisaient leurs victimes au vice et à l'infamie; adductores, ceux qui se chargeaient de procurer des sujets à la débauche, et qui se mettaient, pour ainsi dire, à sa solde; tractatores, ceux qui négociaient un marché de ce genre. On ne peut imaginer le nombre et l'importance de marchés semblables, qui se débattaient tous les jours, par intermédiaire, entre les parties intéressées. De même que les vieilles entremetteuses, les lénons étaient presque invariablement de vieux débris de la Prostitution, lesquels n'avaient plus d'ardeur que pour servir les plaisirs d'autrui; quelques-uns même cumulaient les profits et les fatigues des deux professions, en les combinant l'une par l'autre.

Enfin, il faut ranger aussi dans le dernier groupe des lénons mâles et femelles, les maîtres et maîtresses de mauvais lieux, les lupanaires (lupanarii), qui avaient la haute main dans ces lieux-là. Ces entrepreneurs de Prostitution se cramponnaient au dernier échelon de la honte, quoique le jurisconsulte Ulpien ait reconnu qu'il existait des lupanars en activité dans les maisons de plusieurs honnêtes gens. (Nam et in multorum honestorum virorum prædiis lupanaria exercentur.) Les propriétaires des maisons ne participaient nullement à l'infamie de leurs locataires. Mais, au-dessous des lupanaires, il y avait encore des degrés de turpitude et d'exécration qui appartenaient de droit aux belluarii, aux caprarii et aux anserarii; les premiers entretenaient des bêtes de diverses sortes, surtout des chiens et des singes; les deuxièmes, des chèvres; les troisièmes enfin, des oies, «les délices de Priape,» comme les appelle Pétrone, et ces animaux impurs, dressés au métier de leurs gardiens, offraient de dociles complices au crime de la bestialité! «Si les hommes manquent, dit Juvénal en décrivant les mystères de la Bonne Déesse dans la satire des Femmes, la ménade de Priape est prête à se soumettre elle-même à un âne vigoureux.»

...... Hic si
Quæritur et desunt homines, mora nulla peripsam
Quominùs imposito clunem submittat asello.

FIN DU TOME PREMIER.

TABLE DES MATIÈRES

DU PREMIER VOLUME.

Introduction.

PREMIÈRE PARTIE.

ANTIQUITÉ.—Grèce.—Rome.

CHAPITRE PREMIER.

Sommaire.—La Chaldée, berceau de la Prostitution hospitalière et de la Prostitution sacrée.—Babylone.—Vénus Mylitta.—Loi honteuse des Babyloniens.—Mystères du culte de Mylitta.—Culte de Vénus Uranie dans l'île de Cypre.—Le prophète Baruch et Hérodote.—Prostitution sacrée des femmes de Babylone.—Offrandes pour se rendre Vénus favorable.—Le Champ sacré de la Prostitution.—Corruption épouvantable des Babyloniens.—Leur science dans l'art du plaisir et des voluptés.—Impudeur des dames babyloniennes et de leurs filles dans les banquets.—La Prostitution sacrée en Arménie.—Temple de Vénus Anaïtis.—Sérails des deux sexes.—Hôtes de Vénus.—L'enclos sacré.—Prêtresses d'Anaïtis.—La Prostitution sacrée en Syrie.—Cultes de Vénus, d'Adonis et de Priape.—L'Astarté des Phéniciens.—Fêtes nocturnes et débauches infâmes qui avaient lieu sous les auspices et en l'honneur d'Astarté.—La déesse des Sidoniens.—La Prostitution sacrée dans l'île de Cypre.—Les filles d'Amathonte.—Cypris, maîtresse du roi Cinyras, fondateur du temple de Paphos.—Phallus offerts en holocauste.—La Vénus hermaphrodite d'Amathonte, dite la double déesse.—Mystères secrets du culte d'Astarté.—Le Hochequeue.—Philtres amoureux des magiciens.—La Prostitution sacrée dans les colonies phéniciennes.—Les Tentes des Filles, à Sicca-Veneria.—Principaux caractères du culte de Vénus, précisés par saint Augustin.—Culte hermaphrodite dans l'Asie-Mineure.—Fêtes en l'honneur d'Adonis, à Byblos.—Rites du culte d'Adonis.—Sa statue phallophore.—Temples de Vénus Anaïtis à Zela et à Comanes, à Suse et à Ecbatane.—La Prostitution sacrée chez les Parthes et chez les Amazones.—Mollesse des Lydiens.—Débauche éhontée des filles lydiennes.—Tombeau du roi Alyattes, père de Crésus, construit presque en entier avec l'argent de la Prostitution.—Prostituées musiciennes et danseuses suivant l'armée des Lydiens.—Orgies des anciens Perses en présence de leurs femmes et de leurs filles légitimes.—Les trois cent vingt-neuf concubines de Darius.

CHAPITRE II.

Sommaire.—La Prostitution en Égypte, autorisée par les lois.—Cupidité des Égyptiennes.—Leurs talents incomparables pour exciter et satisfaire les passions.—Réputation des courtisanes d'Égypte.—Cultes d'Osiris et d'Isis.—Osiris, emblème de la nature mâle.—Isis, emblème de la nature femelle.—Le Van mystique, le Tau sacré et l'Œil sans sourcils, des processions d'Osiris.—La Vache nourricière, les Cistophores et le Phallus, des processions d'Isis.—La Prostitution sacrée en Égypte.—Initiations impudiques des néophytes des deux sexes, réservées aux prêtres égyptiens.—Opinion de saint Épiphane sur ces cérémonies occultes.—Fêtes d'Isis à Bubastis.—Obscénités des femmes qui s'y rendaient.—Souterrains où s'accomplissaient les initiations aux mystères d'Isis.—Profanations des cadavres des jeunes femmes par les embaumeurs.—Rhampsinite ou Rhamsès prostitue sa fille pour parvenir à connaître le voleur de son trésor.—Subtilité du voleur, auquel il donne sa fille en mariage.—La fille de Chéops et la grande pyramide.—La pyramide du milieu.—La pyramide de Mycérinus et la courtisane Rhodopis.—Histoire de Rhodopis et de son amant Charaxus, frère de Sapho.—Les broches de fer du temple d'Apollon à Delphes.—Rhodopis-Dorica.—Ésope a les faveurs de cette courtisane, en échange d'une de ses fables.—Le roi Amasis, l'aigle et la pantoufle de Rhodopis.—Épigramme de Pausidippe.—Naucratis, la ville des courtisanes.—La prostituée Archidice.—Les Ptolémées.—Ptolémée Philadelphe et ses courtisanes Cleiné, Mnéside, Pothyne et Myrtion.—Stratonice.—La belle Bilistique.—Ptolémée Philopator et Irène.—La courtisane Hippée ou la Jument.

CHAPITRE III.

Sommaire.—La Prostitution hospitalière chez les Hébreux.—Les fils des anges.—Le déluge.—Sodome et Gomorrhe.—Les filles de Loth.—La Prostitution légale établie chez les Patriarches.—Joseph et la femme de l'eunuque Putiphar.—Thamar se prostitue à Juda son beau-père.—Le marché aux paillardes.—Les femmes étrangères.—Le roi Salomon permet aux courtisanes de s'établir dans les villes.—Apostrophe du prophète Ézéchiel à Jérusalem la grande prostituée.—Lois de Moïse.—Sorte de Prostitution permise par Moïse, et à quelles conditions.—Trafic que les Hébreux faisaient entre eux de leurs filles.—Inflexibilité de Moïse à l'égard des crimes contre nature.—Raisons qui avaient décidé Moïse à exclure les Juives de la Prostitution légale.—Le chapitre XVIII du Lévitique.—Infirmités secrètes dont les femmes juives étaient affligées.—Précautions singulières prises par Moïse pour sauvegarder la santé des Hébreux.—Tourterelles offertes en holocauste par les hommes découlants, pour obtenir leur guérison.—La loi de Jalousie.—Le gâteau de Jalousie et les eaux amères de la malédiction.—La Prostitution sacrée chez les Hébreux.—Cultes de Moloch et de Baal-Phegor.—Superstitions obscènes et offrandes immondes.—Les Molochites.—Les efféminés ou consacrés.—Leurs mystères infâmes.—Le prix du chien.—Les consacrées.—Maladies nées de la débauche des Israélites.—Zambri et la prostituée de Madian.—Les efféminés détruits par Moïse reparaissent sous les rois de Juda.—Asa les chasse à son tour.—Maacha, mère d'Asa, grande prêtresse de Priape.—Les efféminés, revenus de nouveau, sont décimés par Josias.—Débordements des Israélites avec les filles de Moab.—Mœurs des prostituées moabites.—Expédition contre les Madianites.—Massacre des femmes prisonnières, par ordre de Moïse.—Lois de Moïse sur la virginité des filles.—Moyens des Juifs pour constater la virginité.—Peines contre l'adultère et le viol.—L'achat d'une vierge.—La concubine de Moïse.—Châtiment infligé par le Seigneur à Marie, sœur de Moïse.—Recommandation de Moïse aux Hébreux, au sujet des plaisirs de l'amour.—La fille de Jephté.—Les espions de Josué et la fille de joie Rahab.—Samson et la paillarde de Gaza.—Dalila.—Le lévite d'Éphraïm et sa concubine.—Infamie des Benjamites.—La jeune fille vierge du roi David.—Débordements du roi Salomon.—Ses sept cents femmes et ses trois cents concubines.—Tableau et caractère de la Prostitution à l'époque de Salomon, puisés dans son livre des Proverbes.—Les prophètes Isaïe, Jérémie et Ézéchiel.—Le temple de Dieu à Jérusalem, théâtre du commerce des prostituées.—Jésus les chasse de la maison du Seigneur.—Marie Madeleine chez le Pharisien.—Jésus lui remet ses péchés à cause de son repentir.

CHAPITRE IV.

Sommaire.—La Prostitution sacrée en Grèce.—Les Vénus grecques.—Vénus-Uranie.Vénus-Pandemos.—Pitho, déesse de la persuasion.—Solon fait élever un temple à la déesse de la Prostitution, avec les produits des dictérions qu'il avait fondés à Athènes.—Temples de Vénus-Populaire à Thèbes et à Mégalopolis.—Offrande d'Harmonie, fille de Cadmus, à Vénus-Pandemos.—Vénus-Courtisane ou Hétaire.—La ville d'Abydos délivrée par une courtisane.—Temple de Vénus-Hétaire à Éphèse construit aux frais d'une courtisane.—Les Simœthes.—Temple de Vénus-Courtisane, à Samos, bâti avec les deniers de la Prostitution.—Vénus Peribasia ou Vénus-Remueuse.—Vénus Salacia ou Vénus-Lubrique.—Sa statue en vif-argent par Dédale.—Dons offerts à Vénus-Remueuse par les prostituées.—Vénus-Mélanis ou la Noire, déesse de la nuit amoureuse.—Ses temples.—Vénus Mucheia ou la déesse des repaire.—Vénus Castnia ou la déesse des accouplements impudiques.—Vénus Scotia ou la Ténébreuse.—Vénus Derceto ou la Coureuse.—Vénus Mechanitis ou Mécanique.—Vénus Callipyge ou aux belles fesses.—Origine du culte de Vénus Derceto.—Jugement de Pâris.—Origine du culte de Vénus Callipyge.—Les Aphrodisées et les Aloennes.—Les mille courtisanes du temple de Vénus à Corinthe.—Offrande de cinquante hétaires, faite à Vénus par le poëte Xénophon de Corinthe.—Procession des consacrées.—Fonctions des courtisanes dans les temples de Vénus.—Les petits mystères de Cérès.—Le pontife Archias.—Cottine, fameuse courtisane de Sparte.—Célébration des fêtes d'Adonis.—Vénus Leæna et Vénus Lamia.

CHAPITRE V.

Sommaire.—Motifs qui engagèrent Solon à fonder à Athènes un établissement de Prostitution.—Ce que dit l'historien Nicandre de Colophon, à ce sujet.—Solon salué, pour ce même fait, par le poëte Philémon, du titre de bienfaiteur de la nation.—Taxe de la prostitution fixée par Solon.—Les dictériades considérées comme fonctionnaires publiques.—Règlements de Solon pour les prostituées d'Athènes.—Festins publics institués par Hippias et Hipparque.—Ordonnance du tyran Pisistrate pour les jours consacrés à la débauche publique.—Vices honteux des Athéniens.—Mœurs privées des femmes de Sparte et de Corinthe.—Vie licencieuse des femmes spartiates.—Inutilité des courtisanes à Sparte.—Indifférence de Lycurgue à l'égard de l'incontinence des femmes et des filles.—La fréquentation des prostituées regardée comme chose naturelle.—Mission morale des poëtes comiques et des philosophes.—L'aréopage d'Athènes.—Législation de la Prostitution athénienne.—Situation difficile faite par les lois aux courtisanes.—Bacchis et Myrrhine.—Euthias accuse d'impiété la courtisane Phryné.—L'avocat Hypéride la fait absoudre.—Reconnaissance des prostituées envers Hypéride.—La courtisane Théocris, prêtresse de Vénus, condamnée à mort sur l'accusation de Démosthène.—Isée.—Décrets de l'aréopage d'Athènes concernant les prostituées.—L'hétaire Nemea.—Triste condition des enfants des concubines et des courtisanes.—Hercule dieu de la bâtardise.—Infamie de la loi envers les bâtards.—Les Dialogues des Courtisanes de Lucien.—L'orateur Aristophon et le poëte comique Calliade.—Loi dite de la Prostitution.—Singularités monstrueuses des lois athéniennes.—Tribunaux subalternes d'édilité et de police.—Leurs fonctions.

CHAPITRE VI.

Sommaire.—Des différentes catégories de prostituées athéniennes.—Les Dictériades, les Aulétrides, les Hétaires.—Pasiphaé.—Conditions diverses des femmes de mauvaise vie.—Démosthène contre la courtisane Nééra.—Revenu considérable de l'impôt sur la Prostitution.—Le Pornicontelos affermé par l'État à des spéculateurs.—Les collecteurs du Pornicontelos.—Heures auxquelles il était permis aux courtisanes de sortir.—Le port du Pirée assigné pour domaine à la Prostitution.—Le Céramique, marché de la Prostitution élégante.—Usage singulier.—Profanation des tombeaux du Céramique.—Le port de Phalère et le bourg de Sciron.—La grande place du Pirée.—Thémistocle traîné par quatre hétaires en guise de chevaux.—Enseignes impudiques des maisons de Prostitution.—Les petites maisons de louage des hétaires.—Lettre de Panope à son mari Euthibule.—Police des mœurs concernant les vêtements des prostituées.—Le costume fleuri des courtisanes d'Athènes.—Lois somptuaires.—Costume des prostituées de Lacédémone.—Loi terrible de Zaleucus, disciple de Pythagore, contre l'adultère.—Suidas et Hermogène.—Loi somptuaire de Philippe de Macédoine.—Costume ordinaire des Athéniennes de distinction.—Costume des courtisanes de Sparte.—Différence de ce costume avec celui des femmes et des filles spartiates.—Mode caractéristique des courtisanes grecques.—Dégradation, par la loi, des femmes qui se faisaient les servantes des prostituées.—Perversité ordinaire de ces servantes.

CHAPITRE VII.

Sommaire.—Auteurs grecs qui ont composé des Traités sur les hétaires.—Histoire des Courtisanes illustres, par Callistrate.—Les Déipnosophistes d'Athénée.—Aristophane de Byzance, Apollodore, Ammonius, Antiphane, Gorgias.—La Thalatta de Dioclès.—La Corianno d'Hérécrate.—La Thaïs de Ménandre.—La Clepsydre d'Eubule.—Les cent trente-cinq hétaires en réputation à Athènes.—Classification des courtisanes par Athénée.—Dictériades libres.—Les Louves.—Description d'un dictérion, d'après Xénarque et Eubule.—Prix courants des lieux de débauche.—Occupation des dictériades.—Le pornoboscéion ou maître d'un dictérion.—Les vieilles courtisanes ou matrones.—Leur science pour débaucher les jeunes filles.—Éloge des femmes de plaisir, par Athénée.—Les dictérions lieux d'asile.—Salaires divers des hétaires de bas étage et des dictériades libres.—Phryné de Thespies.—La Chassieuse.—Laïs.—Le villageois Anicet et l'avare Phébiane.—Cupidité des courtisanes.—Le pêcheur Thallassion.—Origine des surnoms de quelques dictériades.—Les Sphinx.—L'Abîme et la Pouilleuse.—La Ravaudeuse, la Pêcheuse et la Poulette.—L'Arcadien et le Jardinier.—L'Ivrognesse, la Lanterne, la Corneille, la Truie, la Chèvre, la Clepsydre, etc., etc.

CHAPITRE VIII.

Sommaire.—Dangers, pour la jeunesse, de la fréquentation des hétaires subalternes.—Ce que le poëte Anaxilas dit des hétaires.—Portrait qu'il fait de l'hétairisme.—Science des femmes de mauvaise vie dans l'emploi des fards.—Le pædérote.—Dryantidès à sa femme Chronion.—Manière dont les courtisanes se peignaient le visage.—Les peintres de courtisanes Pausanias, Aristide et Niophane.—Lettre de Thaïs à Thessala au sujet de Mégare.—Amour de Charmide pour la vieille Philématium.—Les vieilles hétaires.—Comment les hétaires attiraient les passants.—Conseils de Crobyle à sa fille Corinne.—L'hétaire Lyra.—Reproches de la mère de Musarium à sa fille.—L'esclave Salamine et son maître Gabellus.—Simalion et Pétala.—Dialogue entre l'hétaire Myrtale et Dorion, son amant rebuté.—Les marchands de Bithynie.—Sacrifice des courtisanes aux dieux.—La dictériade Lysidis.—Singulière offrande que fit cette prostituée à Vénus Populaire.—Les commentateurs de l'Anthologie grecque.—Explication du proverbe célèbre: On ne va pas impunément à Corinthe.—Le mot Ocime.—Denys-le-Tyran à Corinthe.—D'où étaient tirées les nombreuses courtisanes de Corinthe.—Le verbe λεσβιάζειν.—L'amour à la Phénicienne.—Les beaux ouvrages des Lesbiennes.—Préceptes théoriques de l'hétairisme.—Code général des courtisanes.—Lettres d'Aristénète.—Piéges des hétaires pour faire des victimes.—Encore les murs du Céramique.—Le cachynnus des courtisanes.—Infâme métier de Nicarète, affranchie de Charisius.—Ses élèves.—Prix élevé des filles libres et des femmes mariées.—Pénalité de l'adultère.—Le supplice du radis noir.—Les lois de Dracon.—Philumène.—Philtres soporifiques et philtres amoureux.—Les magiciennes de Thessalie et de Phrygie.—Cérémonies mystérieuses qui accompagnaient la composition d'un philtre.—Mélissa.—Diversité des philtres.—Opérations magiques.—Philtres préservatifs.—Jalousies et rivalités des courtisanes entre elles.—L'amour lesbien.—Sapho, auteur des scandaleux développements que prit cet amour.—Dialogue de Cléonarium et de Lééna.—Mégilla et Démonasse.

CHAPITRE IX.

Sommaire.—Les joueuses de flûte.—Le dieu Pan, le roi Midas et le satyre Marsyas.—Les aulétrides aux fêtes solennelles des dieux.—Aux fêtes bachiques.—Intermèdes.—Noms des différents airs que les aulétrides jouaient pendant les repas.—L'air Gingras ou triomphal.—Le chant Callinique.—Supériorité des Béotiens dans l'art de la flûte.—Inscription recueillie par saint Jean Chrysostome.—Supériorité des joueuses de flûte phrygiennes, ioniennes et milésiennes.—Leur location pour les banquets.—Le philosophe et la baladine.—Les danseuses.—Genre distinctif de débauche des joueuses de flûte.—Passion des Athéniens pour les aulétrides.—Délire qu'occasionnaient les flûteuses dans les festins.—Bromiade, la joueuse de flûte.—Indignation de Polybe, au sujet des richesses de certaines femmes publiques.—Les danseuses du roi Antigonus et les ambassadeurs arcadiens.—Ce qui distinguait les aulétrides de leurs rivales en Prostitution.—Philine et Dyphile.—Liaisons des aulétrides entre elles.—Amour de l'aulétride Charmide pour Philématium.—Mœurs dépravées des aulétrides.—Les festins callipyges.—Combats publics de beauté, institués par Cypsélus.—Hérodice.—Les chrysophores ou porteuses d'or.—Tableau des fêtes nocturnes où les aulétrides se livraient les combats de beauté.—Lettre de l'aulétride Mégare à l'hétaire Bacchis.—Combat de Myrrhine et de Pyrallis.—Philumène.—Les jeunes gens admis comme spectateurs aux orgies des courtisanes.—Le souper des Tribades.—Lettre de l'hétaire Glycère à l'hétaire Bacchis.—Amours de Ioesse et de Lysias.—Pythia.—Désintéressement ordinaire des aulétrides.—Tarif des caresses d'une joueuse de flûte à la mode.—Billet de Philumène à Criton.—Lettre de Pétala à son amant Simalion.—Caractère joyeux des aulétrides.—Mésaventures de Parthénis, la joueuse de flûte.—Le cultivateur Gorgus, et Crocale sa maîtresse.—Origine des sobriquets de quelques aulétrides célèbres.—Le Serpolet.—L'Oiseau.—L'Éclatante.—L'Automne.—Le Gluau.—La Fleurie.—Le Merlan.—Le Filet.—Le Promontoire.—Synoris, Euclée, Graminée, Hiéroclée, etc.—L'ardente Phormesium.—Neméade.—Phylire.—Amour d'Alcibiade pour Simœthe.—Antheia.—Nanno.—Jugement des trois Callipyges.—Lamia.—Amour passionné de Démétrius Poliorcète, roi de Macédoine, pour cette célèbre aulétride.—Comment Lamia devint la maîtresse de Démétrius.—Lettre de cette courtisane à son royal amant.—Jalousie des autres maîtresses de Démétrius: Lééna, Chrysis, Antipyra et Démo.—Secrets amoureux de Lamia, rapportés par Machon et par Athénée.—Origine du surnom de Lamia ou Larve.—Les ambassadeurs de Démétrius à la cour de Lysimachus, roi de Thrace.—Épigrammes de Lysimachus sur Lamia.—Réponses de Démétrius.—Lettres de Lamia à Démétrius.—Jugement de Bocchoris, roi d'Égypte, entre l'hétaire Thonis et un jeune Égyptien.—Boutade de Lamia au sujet de ce jugement.—Exaction de Démétrius au profit de Lamia.—Ce que coûta aux Athéniens le savon pour la toilette de cette courtisane.—Richesses immenses de Lamia.—Édifices qu'elle fit construire à ses frais.—Polémon, poëte à la solde de Lamia.—Magnificence des festins que donnait Lamia à Démétrius.—Comment elle s'en faisait rembourser le prix.—Mort de Lamia.—Bassesse des Athéniens qui la divinisent et élèvent un temple en son honneur.—Mot cruel de Démo, rivale de Lamia.

CHAPITRE X.

Sommaire.—Les concubines athéniennes.—Leur rôle dans le domicile conjugal.—But que remplissaient les courtisanes dans la vie civile.—En quoi l'hétaire différait de la fille publique.—Origine du mot hétaire.—Vicissitudes de ce mot.—Les hétaires de Sapho.—Les bonnes amies ou grandes hétaires.—Leur position sociale.—Les familières et les philosophes.—Préférences que les Athéniens accordaient aux courtisanes sur leurs femmes légitimes.—Portrait de la femme de bien, par le poëte Simonide.—Les neuf espèces de femmes de Simonide.—Les femmes honnêtes.—Axiome de Plutarque.—Loi du divorce.—Alcibiade et sa femme Hipparète devant l'archonte.—Avantages des hétaires sur les femmes mariées.—Influence des courtisanes sur les lettres, les sciences et les arts.—Action salutaire de la Prostitution dans les mœurs grecques.—Les jeunes garçons.—Les deux portraits d'Alcibiade.—L'aulétride Drosé et le philosophe Aristénète.—Les philosophes, corrupteurs de la jeunesse.—Thaïs et Aristote.—Les plaisirs ordinaires des hétaires et les amours extraordinaires de la philosophie.—Gygès, roi de Lydie.—Les Ptolémées.—Alexandre-le-Grand et l'Athénienne Thaïs.—Mariage de cette courtisane.—Hommes illustres qui eurent pour mères des courtisanes.

CHAPITRE XI.

Sommaire.—Les hétaires philosophes.—La Prostitution protégée par la philosophie.—Systèmes philosophiques de la Prostitution.—La Prostitution lesbienne.—La Prostitution socratique.—La Prostitution cynique.—La Prostitution épicurienne.—Philosophie amoureuse de Mégalostrate, maîtresse du poëte Alcman.—Sapho.—Cléis, sa fille.—Sapho mascula.—Ode saphique traduite par Boileau Despréaux.—Les élèves de Sapho.—Amour effréné de Sapho pour Phaon.—Source singulière de cet amour.—Suicide de Sapho.—Le saut de Leucade.—L'hétaire philosophe Lééna, maîtresse d'Harmodius et d'Aristogiton.—Son courage dans les tourments.—Sa mort héroïque.—Les Athéniens élèvent un monument à sa mémoire.—L'hétaire philosophe Cléonice.—Meurtre involontaire de Pausanias.—L'hétaire philosophe Thargélie.—Mission difficile et délicate dont la chargea Xerxès, roi de Perse.—Son mariage avec le roi de Thessalie.—Aspasie.—Son cortége d'hétaires.—Elle ouvre une école à Athènes, et y enseigne la rhétorique.—Amour de Périclès pour cette courtisane philosophe.—Chrysilla.—Périclès épouse Aspasie.—Socrate et Alcibiade, amants d'Aspasie.—Dialogue entre Aspasie et Socrate.—Pouvoir d'Aspasie sur l'esprit de Périclès.—Guerres de Samos et de Mégare.—Aspasie et la femme de Xénophon.—Aspasie accusée d'athéisme par Hermippe.—Périclès devant l'aréopage. Acquittement d'Aspasie.—Exil du philosophe Anaxagore et du sculpteur Phidias, amis d'Aspasie.—Mort de Périclès.—Aspasie se remarie avec un marchand de grains.—Croyance des pythagoriciens sur l'âme d'Aspasie.—La seconde Aspasie, dite Aspasie Milto.—Le cynique Cratès.—Passion insurmontable que ressentit Hipparchia pour ce philosophe.—Leur mariage.—Cynisme d'Hipparchia.—Les hypothèses de cette philosophe.—Portrait des disciples de Diogène par Aristippe.—Les hétaires pythagoriciennes.—La mathématicienne Nicarète, maîtresse de Stilpon.—Philénis et Léontium, maîtresses d'Épicure. Amour passionné d'Épicure pour Léontium.—Lettre de cette courtisane à son amie Lamia.—Son amour pour Timarque, disciple d'Épicure.—Son portrait par le peintre Théodore.—Ses écrits.—Sa fille Danaé, concubine de Sophron, gouverneur d'Éphèse.—Mort de Danaé.—Archéanasse de Colophon, maîtresse de Platon.—Bacchis de Samos, maîtresse de Ménéclide, etc.—Célébration des courtisanes par les philosophes et les poëtes.

CHAPITRE XII.

Sommaire.—Les familières des hommes illustres de la Grèce.—Amour de Platon pour la vieille Archéanasse.—Épigramme qu'il fit sur les rides de cette hétaire.—Interprétation de cette épigramme par Fontenelle.—L'Hippique Plangone.—Pamphile.—Singulière offrande que fit cette courtisane à Vénus.—Son académie d'équitation.—Vénus Hippolytia.—Rivalité de Plangone et de Bacchis.—Proclès de Colophon.—Générosité de Bacchis.—Le collier des deux amies.—Archippe et Théoris, maîtresses de Sophocle.—Hymne de Sophocle à Vénus.—Théoris condamnée à mort sur l'accusation de Démosthène.—Archippe la Chouette.—Aristophane rival de Socrate.—Théodote, Don de Dieu.—Socrate sage conseiller des amours.—Dédains d'Archippe pour Aristophane.—Vengeance d'Aristophane.—Les Nuées.—Mort de Socrate.—Lamia et Glycère, maîtresses de Ménandre.—Lettre de Glycère à Bacchis.—Amour sincère de Ménandre pour Glycère.—Comédies faites en l'honneur des courtisanes.—Le poëte Antagoras et l'avide Bédion.—Lagide ou la Noire et le rhéteur Céphale.—Choride et Aristophon.—Phyla concubine d'Hypéride.—Les maîtresses d'Hypéride.—Euthias accusateur de Phryné.—Isocrate et Lagisque.—Herpyllis et Aristote.—L'esclave Nicérate et le rhéteur Stéphane.—L'impudique Nééra.—Le maître, le complaisant, le médecin et l'ami de Naïs ou Oia.—L'hétaire Bacchis.—Efforts que fit cette courtisane pour sauver Phryné de l'accusation portée contre elle par Euthias.—Regrets que causa sa mort.—Désespoir d'Hypéride son amant.—La bonne Bacchis.—Mœurs honnêtes de la courtisane Pithias.—Exemple de tendresse donné par Théodète lors de la mort d'Alcibiade son amant.—L'hétaire Médontis d'Abydos.—Les quadriges de Thémistocle.—La vieille courtisane Thémistonoé.—Boutades de Nico dite la Chèvre—Épigrammes de Mania dite l'Abeille et Manie.

CHAPITRE XIII.

Sommaire.—Biographie des courtisanes célèbres de la Grèce.—Gnathène.—Ses bons mots mis en vers par Machon.—Ses repas.—Sa nièce Gnathœnion ou la petite Gnathène.—Les Apophthegmes de Lyncæus.—Amants de Gnathène.—Le vase de neige et la sardine.—Comment Gnathène s'y prit pour manger avec le Syrien un repas donné par Dyphile.—Lois conviviales de la maison de Gnathène.—Ses reparties spirituelles.—Ses querelles avec l'hétaire Mania.—Bonne réponse de cette courtisane à Gnathène.—Le souper de Dexithea.—Gnathœnion.—Sa rencontre avec le vieux satrape.—Amants de Gnathœnion.—Gnathœnion et l'athlète.—Gnathène hippopornos.—Diogène et le maquignon.—Laïs.—Son enfance.—Son rachat par Apelles.—Laïs à Corinthe.—Renommée de cette courtisane.—Sommes exorbitantes qu'elle exigeait de ceux qui voulaient obtenir ses faveurs.—Démosthène et Laïs.—Les amants de Laïs.—Aristippe.—Diogène.—Laïs et Xénocrate.—Honte et confusion de Laïs.—Le sculpteur Myron.—Laïs et Eubates.—Richesses de Laïs.—Sa vieillesse malheureuse.—L'Anti-Laïs.—Sa mort.—Monuments élevés à sa mémoire.—Les autres Laïs.—Phryné.—La lie du vin de Phryné.—Pourquoi cette courtisane reçut le surnom de Phryné.—Son emploi dans les mystères d'Eleusis et aux fêtes de Neptune et de Vénus.—Phryné accusée d'impiété par Euthias.—Son acquittement.—Le parasite de la courtisane.—Grandes richesses de Phryné.—Offre que cette courtisane fait aux Béotiens, de reconstruire à ses frais la ville de Thèbes détruite par Alexandre-le-Grand.—Le Cupidon de Praxitèle.—Statue d'or élevée à Phryné après sa mort.—Phryné dite le Crible.—Pythionice et Glycère.—Harpalus.—Les deux amants de Pythionice.—Mort de cette courtisane.—Le blé de Glycère.—Assassinat d'Harpalus.—Bons mots de Glycère.—Le Monument de la Prostituée.—Mort de Glycère.

CHAPITRE XIV.

Sommaire.—Introduction de la Prostitution sacrée en Étrurie.—Conformation physique singulière des habitants de l'Italie primitive.—Rome.—La Louve Acca Laurentia.—Origine du lupanar.—Construction de la ville de Rome, sur le territoire laissé par Acca Laurentia à ses fils adoptifs Rémus et Romulus.—Fêtes instituées par Rémus et Romulus en l'honneur de leur nourrice, sous le nom de Lupercales.—Les luperques, prêtres du dieu Pan.—Les Sabines et l'oracle.—Hercule et Omphale.—La Prostitution sacrée à Rome.—La courtisane Flora.—Son mariage avec Tarutius.—Origine des Florales.—Les fêtes de Flore et de Pomone.—Les courtisanes aux Florales.—Caton au Cirque.—Vénus Cloacine.—Les Vénus honnêtes: Vénus Placide, Vénus Chauve, Vénus Generatrix, etc.—Les Vénus malhonnêtes: Vénus Volupia, Vénus Lascive, Vénus de bonne volonté.—Temple de Vénus Erycine, en Sicile, reconstruit par Tibère.—Les temples de Vénus à Rome.—Dévotion de Jules César à Vénus.—Origine du culte de Vénus Victorieuse.—Épisode mystique des fêtes de Vénus.—Vénus Myrtea ou Murcia.—Offrandes des courtisanes à Vénus.—Les Veillées de Vénus.—Sacrifices impudiques offerts à Cupidon, à Priape, à Mutinus, etc., par les dames romaines.—Les Priapées.—Culte malhonnête du dieu Mutinus.—Mutina.—La déesse hermaphrodite Pertunda.—Tychon et Orthanès.—Culte infâme introduit en Étrurie par un Grec.—Chefs et grands prêtres de cette religion nouvelle.—Analogie de ce culte avec celui d'Isis.—Les mystères d'Isis à Rome.—Les Isiaques.—Corruption des prêtres d'Isis.—Culte de Bacchus.—Les bacchants et les bacchantes.—Fêtes honteuses qui déshonoraient les divinités de Rome.—Le marché des courtisanes.—Différence de la Prostitution sacrée romaine et de la Prostitution sacrée grecque.

CHAPITRE XV.

Sommaire.—A quelle époque la Prostitution légale s'établit à Rome.—Par qui elle y fut introduite.—Les premières prostituées de Rome.—De l'institution du mariage, par Romulus.—Les quatre lois qu'il fit en faveur des Sabines.—Établissement du collége des Vestales par Numa Pompilius.—Mort tragique de Lucrèce.—Horreur et mépris qu'inspirait le crime de l'adultère, chez les peuples primitifs de l'Italie.—Supplice infligé aux femmes adultères à Cumes.—Supplice de l'âne.—Les femmes adultères vouées à la Prostitution publique.—L'honneur de Cybèle sauvé par l'âne de Silène.—Priape et la nymphe Lotis.—Lieux destinés à recevoir les femmes adultères.—Horrible supplice auquel ces malheureuses étaient condamnées.—Le mariage par confarréation.—La mère de famille.—L'épouse.—Le mariage par coemption.—Le mariage par usucapion ou mariage à l'essai.—Le célibat défendu aux patriciens.—Un cheval ou une femme.—Vibius Casca devant les censeurs.—Les tables censoriennes.—La loi Julia.—Définition de la femme publique par Ulpien.—Des différents genres et des divers degrés de la Prostitution romaine.—La Prostitution errante.—La Prostitution stationnaire.—Stuprum et fornicatio.—Le lenocinium.—Lenæ et Lenones.—La classe de Meretricibus.—Les ingénues.—La note d'infamie.—Licentia stupri ou brevet de débauche.—Lois des empereurs contre la Prostitution.—Comédien, Meretrix et Proxénète.—Lois et peines contre l'adultère.—Le concubinat légal.—Les concubins.—L'impôt sur la Prostitution.—Le lénon Vetibius.—Plaidoyer de Cicéron pour Cœlius.—Indifférence de la loi pour les crimes contre nature.—La loi Scantinia.

CHAPITRE XVI.

Sommaire.—Prodigieuse quantité des filles publiques à Rome.—Leur classification en catégories distinctes.—Les meretrices et les prostibulæ.—Les alicariæ ou boulangères.—Les bliteæ.—Les bustuariæ ou filles de cimetière.—Les casalides.—Les copæ ou cabaretières.—Les diobolares.—Les forariæ ou foraines.—Les gallinæ ou poulettes.—Les delicatæ ou mignonnes.—La délicate Flavia Domitilla, épouse de l'empereur Vespasien et mère de Titus.—Les famosæ ou fameuses.—Les junices ou génisses.—Les juvencæ ou vaches.—Les lupæ ou louves.—Les noctilucæ et les noctuvigilæ ou veilleuses de nuit.—Les nonariæ.—Les pedaneæ ou marcheuses.—Les doris ou dorides.—Des divers noms donnés indifféremment à toutes les classes de prostituées.—Étymologie du mot putæ.—Les quadrantariæ.—Les quæstuaires.—Les quasillariæ ou servantes.—Les ambulatrices ou promeneuses.—Les scorta ou peaux.—Les scorta devia.—Les scrantiæ ou pots de chambre.—Les suburranæ ou filles du faubourg de la Suburre.—Les summœnianæ ou filles du Summœnium.—Les schœniculæ.—Les limaces.—Les circulatrices ou filles vagabondes.—Les charybdes ou gouffres.—Les pretiosæ.—Le sénat des femmes.—Les enfants de louage.—Les pathici ou patients.—Les ephebi ou adolescents.—Les gemelli ou jumeaux.—Les catamiti ou chattemites.—Les amasii ou amants.—Les eunuques.—Les pædicones.—Les cinèdes.—Les gaditaines.—Les danseuses, flûteuses, joueuses de lyre.—Les ambubaiæ.—Le meretricium ou taxe des filles.—Courtiers et entremetteurs de Prostitution.—Le leno.—La lena.—Les cabaretiers et les baigneurs.—Les boulangeries.—Les barbiers et les parfumeurs.—L'unguentarius.—Les admonitrices, les stimulatrices, les conciliatrices.—Les ancillulæ ou petites servantes.—Les perductores.—Les adductores.—Les tractatores.—Les lupanaires ou maîtres de mauvais lieux.—Les belluarii.—Les caprarii.—Les anserarii.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.






End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous
les peuples du monde depuis l'antiqui, by Pierre Dufour

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION ***

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goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.