The Project Gutenberg EBook of L'Écuyère, by Paul Bourget This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Écuyère Author: Paul Bourget Release Date: January 30, 2012 [EBook #38712] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCUYÈRE *** Produced by Anne Dreze and Marc D'Hooghe at http://www.freeliterature.org
PREMIÈRE PARTIE | |
I | —UN COIN D'ANGLETERRE RUE DE POMEREU |
II | —UNE RENCONTRE |
III | —JULES DE MALIGNY |
IV | —COMMENCEMENT D'IDYLLE |
V | —LES NAÏVETÉS D'UN JEUNE ROUÉ |
VI | —LES NAÏVETÉS D'UN JEUNE ROUÉ (Suite) |
DEUXIÈME PARTIE | |
I | —SIX MOIS APRES |
II | —LA DIPLOMATIE DE JACK CORBIN |
III | —HILDA JALOUSE |
IV | —DÉSILLUSIONS |
V | —LA VRAIE RIVALE |
VI | —LE DÉNOUEMENT |
VII | —PURPUREOS SPARGAM FLORES... |
Tous les amateurs de chevaux, qui pratiquaient ce noble sport il y a trente ans et qui lui demeurent fidèles en dépit de l'automobile, se rappellent, avec un regret jamais consolé, M. Robert Campbell, Bob Campbell, l'importateur breveté des poneys du pays de Galles, le rival des Bartlett et des Hensman, le gros Bob, enfin. Il fallait le voir descendre les Champs-Elysées, dans son tonneau, avec son rouge visage, rasé de près, où luisaient des yeux d'un bleu si clair. La bête qu'il menait—rarement la même—était toujours un petit animal, bâti en hercule, qui mesurait un mètre trente-deux, trente-cinq—«treize mains», disait-il dans son français traduit de l'anglais,—et elle allait, elle allait, dévorant l'espace de ses membres courts... Le gros Bob était vêtu, hiver comme été, d'un complet coupé dans une de ces étoffes rudes qui sentent la tourbière, que l'on appelle Harris, à cause des îles où elles sont tissées. Il fumait une courte pipe en bois de bruyère. Quoiqu'il fût devenu, de par son métier, un des figurants du tout Paris élégant, il semblait échappé d'une lithographie du Punch, avec son haut chapeau d'un drap noir ou gris, suivant la saison, et son mufle de dogue, d'un flegme si intensément, si insulairement impassible. Il parlait, et c'était une gageure, L'Anglais classique de l'ancien répertoire du Palais-Royal ne prononçait pas notre langue d'un accent plus cocasse. Il ne donnait pas à notre syntaxe des entorses plus audacieuses. Les avisés ne s'y trompaient point. Le gros Bob savait le français comme vous et moi, et, si vous débattiez un marché avec lui, vous deviez prendre bien garde que pas une nuance de vos phrases ne lui échappait. En revanche, ce que personne ne savait comme lui, c'était le mot de cette énigme à quatre jambes que représente un cheval inconnu pour tout acheteur, et, neuf fois sur dix, pour tout marchand. Quelques minutes suffisaient à Bob pour discerner si l'animal était jeune ou vieux, et son âge à six mois près, s'il se nourrissait bien ou mal et pourquoi, s'il était vite ou paresseux, franc ou cabochard et comment, s'il respirait avec des poumons et un cœur intacts, ce que valaient ses jarrets, ses paturons, ses sabots, leur corne, leur sole, ce qu'il avait déjà fait, ce qu'il pouvait faire, toute son histoire. Son œil pers était impayable de sérieux gouailleur, quand il procédait à ce diagnostic, aussi infaillible dans son domaine que pouvait l'être, à cette même époque, celui d'un Dieulafoy sur un malade de son hôpital ou d'un Morelli sur un tableau du quinzième siècle. Il n'y avait pas d'exemple qu'un fermier du Norfolk ou du Kerry eût jamais «enrossé» le gros Bob. Il n'avait jamais embarqué, dans l'entrepont du bateau qui faisait le service de Southampton au Havre, un seul Irlandais qui ne valût le voyage. Ajoutons tout de suite, pour donner sa physionomie vraie de loyal gentleman à cet étonnant maquignon aujourd'hui disparu, qu'il n'y avait pas d'exemple qu'il eût enrossé non plus un de ses clients. Il gagnait cinquante pour cent sur ses ventes, c'était son principe; mais la qualité de la marchandise était garantie. Vous pouviez, si les hasards d'un hiver vous amenaient à passer un temps à Rome et que vous eussiez à chasser à courre dans la campagne qui entoure la Ville Eternelle,—c'est encore aujourd'hui un des modernes paradoxes de la Cosmopolis qu'elle est devenue,—vous pouviez, dis-je, télégraphier à Robert Campbell, 54, rue de Pomereu, Paris, ces simples mots: «Prière expédier aussitôt cheval pour chasser, six ans environ, bon sauteur, pas peureux.» Vous y joigniez l'indication du poids, celle du prix, de la taille, et, la semaine d'après, vous aviez le cheval. Vous pouviez aussi, après avoir donné à la bête les rafraîchissements nécessaires à la suite d'un long voyage, monter dessus sans l'avoir essayée davantage. Campbell faisait, bon an mal an, des centaines d'envois dans ces conditions, sinon à Rome,—car, tout de même, le risque du chemin de fer était bien grand,—dans le Maine, en Touraine, en Sologne, en Poitou, en Barrois, partout où fonctionnaient des «équipages» bien tenus. Il en était à compter les plaintes qu'il avait dû subir. Ainsi s'expliquait qu'ayant commencé par être simple «lad» dans un haras, il avait fini par acheter le terrain de la rue de Pomereu, sur lequel étaient construites ses écuries. Le chiffre de ses affaires annuelles se montait à plusieurs milliers de livres sterling. Il aurait pu, dès cette année 1902, où eut lieu l'aventure que je veux conter, se retirer du commerce et aller habiter un cottage, comme il fait aujourd'hui qu'il est très vieux, dans un bon pays d'élevage. Il a choisi Brokenhurst, sur le bord de la New Forest où se voit une race de poneys soi-disant issus des Andalous de la légendaire Armada. Mais Bob n'était pas seulement l'un des meilleurs experts en chevaux que l'Angleterre ait donnés à la France. Ce fidèle sujet de Sa Majesté la reine Victoria avait aussi, de son pays, les deux vices les plus nationaux: il aimait passionnément le whiskey, plus passionnément encore le pari. Il satisfaisait l'un et l'autre, par un poker quotidien, dans un bar d'entraîneurs et de bookmakers, le soir, la journée finie. Il les satisfaisait non moins librement, tout le long de l'année, sur les champs de courses, où il risquait d'énormes sommes. Or, les cartes, malgré son talent de bluffeur, et les «favoris» de la cote, malgré ses dons de maquignon, lui avaient tant mangé de ce qu'il avait gagné, qu'à cinquante-cinq ans il devait travailler encore. Vous le trouviez, exact à son poste, dès les huit heures, dans son yard. Il était là qui poussait du pied la litière des chevaux, pour juger si elle était bien fournie. Il les regardait au poil et à l'œil pour savoir si leur ration d'avoine avait été bien réglée, aux tendons pour juger de leur fatigue de la veille. A tous il apportait un petit morceau de sucre. Il en avait une provision dans la poche de sa jaquette. Je crois le voir encore, après tant de jours écoulés, qui leur gratte la tête, qui leur tire l'oreille, qui leur tapote la croupe, et les braves animaux s'ébrouent, le flairent de leurs naseaux, dressent leurs oreilles à sa voix. J'entends ces mots anglais vibrer dans l'air, avec des clapotements de langue:
—«Dear old boy... You jolly chap... You silly monkey...»
Et les «chers vieux garçons», les «gais compagnons», les «stupides singes» allongeaient leur tête, chacun hors de son box. Où était-on? à Paris ou à Londres? Les portes vertes de ces box, ouvertes dans leur partie supérieure, donnaient sur une large cour au fond de laquelle se dressait une petite maison en briques rouges, avec des fenêtres étroites, très pareille, sous son revêtement de vigne vierge, à quelque demeure bourgeoise de Kensington. Cette ressemblance était encore accrue par une espèce de renflement vitré ménagé au premier étage, et où l'architecte avait essayé de reproduire le bow-window classique. La maison, enfin, montrait ce nom sur sa porte, laquelle était en bois peint et d'un seul battant: Epsom lodge. C'était probablement la seule de tout ce quartier, si exotique pourtant, qui fût baptisée ainsi, comme un cottage anglais. Avec cela, tous les garçons d'écurie étaient Anglais, les couvertures des chevaux anglaises, les licols anglais, les brides anglaises, les selles anglaises!...
Pour achever cette impression, d'un pittoresque singulier, une jeune fille allait et venait dans cette cour, caressant, elle aussi, les têtes des chevaux, leur donnant du sucre, prononçant, de la pointe de ses dents blanches, les sacramentels: «Dear old boy... You jolly chap...» et autres douceurs; et cette enfant de vingt-deux ans avait le plus idéal visage de miss blonde qui ait jamais illustré le vélin d'un Keepsake. Son teint délicat offrait au regard cette transparence blanche et rosé où l'on voit l'ondée d'un sang jeune et riche courir sous la peau. Elle avait le nez droit et coupé assez court, les lèvres bien ourlées, le menton un peu long, carré et frappé d'une fossette, les joues minces, la tête petite, tout cet ensemble qui donne souvent, aux jeunes filles anglaises, ce caractère d'une beauté si saine, si robuste, qu'elle est, par moments, presque masculine. Certaines statues de jeunes Grecques montrent un charme pareil, ainsi cette Electre du musée de Naples qui s'appuie de la main sur l'épaule d'Oreste, fille virginale des gymnastes, aussi grande que son frère et qui, pourtant, se distingue de lui par la grâce dans la force, par la pudeur dans l'énergie. Ce charmant et ferme visage de Mlle Hilda Campbell—car l' «Electre archaïsante» de la rue de Pomereu était tout prosaïquement la fille du marchand de chevaux—s'éclairait de deux yeux bleus, ceux de son père, mais qui prenaient, sous les sourcils et entre les cils d'or, une fraîcheur de pétale de pervenche. Une épaisse chevelure d'un fauve presque roux couronnait le front, qui n'était pas très haut, mais dans la coupe duquel un phrénologue eût retrouvé le signe de la volonté déjà révélée par le menton.
Le contraste entre ces témoignages d'une décision toute virile et la tendresse émue, la rêverie enfantine des prunelles, achevait de donner à cette physionomie une grâce singulière, et plus encore un autre contraste, qui tenait du fantastique, celui de cette beauté d'héroïne de Tennyson avec la profession qu'elle exerçait et dont elle portait le costume. Le commerce de Campbell consistait, d'abord, en chevaux de chasse. C'est seulement par exception qu'il vendait des bêtes d'attelage. Ces chevaux de selle, il fallait bien les «mettre». Un de ses neveux, John Corbin, dit plus familièrement le grand Jack, se chargeait d'une partie de ce dressage. Il faisait l'éducation des montures d'hommes. Celle des montures de dames ressortissait à Hilda. De dix heures du matin jusqu'à six ou sept heures du soir, la jolie créature n'avait d'autre occupation que de se tenir en selle sur le dos de chevaux qui, bien souvent, n'avaient jamais senti une jupe frôler leur flanc. Ses belles tresses rousses massées sous son petit chapeau rond de feutre noir, une fleur à sa boutonnière et son joli buste serré dans le corsage sombre qui moulait ses fines épaules musclées, sa jambe prise dans la molletière de cuir jaune, l'éperon au talon, elle passait sa vie à manœuvrer de la rue de Pomereu à la porte du Bois, puis le long de l'allée des Poteaux et de la Reine-Marguerite, un des dear old boys ramenés, par son père, de quelque marché anglais. A pied, elle paraissait de taille moyenne. Sitôt en selle, à cause de son buste un peu long, elle semblait plus grande. Ses doigts gantés maniaient les rênes de bride et celles de filet avec cette sûreté légère qui traite les barres d'un cheval comme un virtuose les touches d'un piano. Ce petit tableau-là aussi, je le revois comme si c'était hier. L'animal danse et s'encapuchonne, il se traverse, il essaie de se dresser sur ses membres postérieurs, en tournant sur lui-même, pour jeter à bas cet insolite fardeau. La jeune fille ne bouge qu'à peine. On dirait qu'une magie émane d'elle. La souplesse de ses mouvements, le jeu de sa main, celui de sa jambe, rassurent le cheval. Il part, effaré au passage d'une automobile qui le frôle,—elles ne foisonnaient pas alors,—affolé au sifflement d'un train qui sort du tunnel de la Porte-Dauphine. L'écuyère le calme d'un mot, d'un geste, d'une caresse. Voici le Bois. Il jette son feu dans un temps de galop qu'elle lui permet... Une heure plus tard, quand elle rentre dans la cour de la rue de Pomereu, c'est au petit trot bien réglé de sa monture assagie, et elle saute à terre toute seule, sans que cette bataille avec la bête ait dérangé un seul des fils d'or fauve de sa chevelure, ni chiffonné la toile piquée de son col droit, ni froissé la basque de sa longue jaquette. Ses joues ont seulement rosi à l'air vif et dans l'ardeur de la course. Ses lèvres s'ouvrent sur ses fines dents blanches pour une respiration plus profonde, et un rien d'orgueil se lit dans ses yeux, tandis qu'elle flatte de la main le garrot fumant de son élève, lequel creuse le sol du sabot avec un dernier reste de révolte,—mais d'une révolte pourtant soumise.
Quand la jeune et jolie dompteuse de chevaux rentrait ainsi de ses périlleuses séances de dressage, un homme était là, dans le yard, qui la regardait avec une admiration muette. Cet homme, d'ailleurs,—un autre type d'Anglais aussi bizarre que l'endroit lui-même,—était un personnage de peu de paroles. Quand il en émettait une, elle consistait, généralement, en un guttural monosyllabe. Ce personnage, dont les anciens habitués d'Epsom lodge ne mentionnent jamais le nom sans que la conversation se prolonge sur ses excentricités indéfiniment, s'appelait donc Jack Corbin. Il était le fils du frère de la feue Mrs. Campbell et le factotum de l'écurie. L'oncle Bob, quand il perdit sa femme, en 1898, quatre ans avant l'époque où commence ce récit, aurait certainement vendu à l'encan tous ses chevaux et renoncé à son fructueux commerce, si Jack ne s'était trouvé là. Il faut ajouter que la mère de Hilda avait été emportée dans des circonstances particulièrement tragiques de soudaineté. Elle était allée au «service», comme cette famille de fidèles anglicans fait tous les dimanches, au temple national de la rue d'Aguesseau. C'était au mois de décembre. Elle prit froid dans le «tonneau» qui la ramenait à la maison, les principes du marchand de chevaux lui interdisant la voiture fermée, quelle que fût la saison. Une pneumonie double se déclara, qui emporta la pauvre femme en quarante-huit heures. Campbell et Hilda furent comme fous pendant plusieurs semaines durant. Il est vrai que, fidèles à la grande règle de l'éducation britannique: dont show your feeling (ne montrez pas vos sentiments), ils n'ont jamais rien exprimé de ce qu'ils sentaient, même dans cette première heure de leur désespoir. Mais on ne les a pas vus, de tout un mois, dans l'écurie. Il fallait, cependant, aller en Angleterre chercher des chevaux,—Jack y est allé,—surveiller le foin et l'avoine de ceux de Paris, leur pansement, la quantité d'exercice à leur donner, répondre aux clients, essayer les bêtes nouvelles, confirmer les anciennes, expédier les vendues, débattre les prix. Ce grand garçon à mine de clown, qui, lui, savait à peine le français, exécuta ce tour de force. La maison Robert Campbell ne manqua pas une bonne occasion, pendant cette réclusion, au sortir de laquelle le veuf et l'orpheline recommencèrent de vivre leur vie comme devant. L'oncle dit seulement à son neveu, en l'appelant du même terme affectueux que ses chevaux:
—«You are a dear old boy, Johnny. » (Vous êtes un cher vieux garçon, mon petit John.)
Et Corbin avait émis une espèce de réponse inintelligible qui rappelait fort un ébrouement. Mais, à force de fréquenter ces animaux, n'était-il pas arrivé à leur ressembler? Son long visage maigre avait pris la ligne busquée d'un profil de cheval, ce que les maquignons de là-bas appellent le «nez romain». Il était mince et ensellé comme un pur sang. Quel âge avait-il alors? Le même qu'aujourd'hui, je gagerais, s'il existe encore... Son extrait de naissance lui aurait donné trente-cinq ans ou cinquante, que vous n'auriez été étonné ni dans un cas, ni dans l'autre, tant le cuir tanné qui lui servait de peau avait été bistré, brûlé, gaufré par le vent, le soleil, la pluie. Son existence, depuis qu'il avait été mis en selle, à peine capable d'empoigner une crinière, s'était passée tout entière dehors, sans autre couvre-chef qu'une casquette en drap brouillé. En réalité, à cette date de 1902, il avait quarante-trois ans. Des mains, fortes à étrangler un bœuf, terminaient ses longs bras. Ses jambes démesurées, maigres et nouées de muscles durs comme des cordes d'acier tressé, s'achevaient par des pieds proportionnés aux mains. Il était chaussé, du lever au coucher, de bottines tellement astiquées de crème jaune, qu'elles avaient la couleur du buis. Des jambières d'un ton pareil serraient, on ne peut pas dire son mollet—où ce renflement se serait-il placé?—mais son tibia. Lui aussi ne quittait jamais, quelle que fût, par ailleurs, son occupation, son costume de cavalier. Avec ces formidables pinces, il n'avait pas plus tôt enfourché une bête, que celle-ci pouvait sauter, ruer, se secouer. Un étau de fer l'étreignait. Elle se serait roulée sur le dos, qu'elle n'aurait pas désarçonné son écuyer. Un jour, la chose était arrivée. Au cours d'une chasse dans la forêt de Chantilly, le cheval que montait Corbin avait manqué des quatre pieds. Il était tombé sans que le cavalier desserrât les genoux. L'animal ne s'était arraché de cette prise qu'après une lutte désespérée. En se relevant, le fer d'un des sabots de derrière avait littéralement scalpé le malheureux homme. La peau du front fut comme coupée avec un couteau, d'une oreille à l'autre. Une hémorragie suivit, si forte qu'elle sauva le blessé du transport au cerveau que devait provoquer un tel coup. Les chirurgiens ont rabattu cette calotte sanglante qui pendait. Ils l'ont recousue tellement quellement. Jack avait guéri, mais un long bourrelet rouge marquait la suture, juste à la racine des cheveux, qui avaient tous disparu. Un traitement électrique les a fait plus tard repousser, floconneux, légers, comme ceux d'un petit enfant. Ce terrible accident n'avait pas embelli cette physionomie déjà si peu faite pour inspirer l'amour. Aussi Jack Corbin, qui avait toujours été un peu misogyne, comme sont volontiers les professionnels d'un athlétisme quelconque, l'était-il devenu davantage encore. Il était visible, aux moins réfléchis, qu'il souffrait, lorsqu'une des clientes de la maison de la rue de Pomereu venait demander à voir un cheval, et que, ni le patron ni sa fille n'étant là, il devait faire les honneurs de l'écurie.
Il n'était pas moins visible que, dans son antipathie pour le sexe, ce women hater,—les Anglais, ce peuple de sportsmen, ont créé un mot pour une disposition fréquente chez eux—ce «haïsseur de femmes», donc, faisait une exception pour sa cousine. Il avait pour elle, dans le regard, quand il ne se croyait pas observé, une tendresse analogue à celle de Birnam et de Norah, les deux terriers de l'île de Skye, lesquels allaient et venaient dans la cour, entre les pieds des chevaux et les jambes des gens, si bas sur pattes et si velus, qu'ils semblaient d'énormes manchons en train de rouler à terre. Leurs yeux bruns de braves chiens très gâtés dardaient, à travers leurs longs poils d'un gris noir, la même lueur émue que les yeux bruns de John Corbin sous la visière de sa casquette, aussitôt que miss Hilda s'approchait. Mais qui avait le loisir—sauf des maniaques d'observation comme nous l'étions, mon ami toujours regretté Eugène-Mëlchior de V... et moi-même, et comme je pense à nos parties de cheval d'alors avec mélancolie, en évoquant ces images!—oui, qui avait le loisir de démêler cette trace d'un sentiment si obscur, qu'il ne se connaissait peut-être pas lui-même, dans cette écurie toute retentissante du piaffement des sabots des bêtes sur le caillou de la cour? Les appels des garçons s'interpellant les uns les autres s'y mêlaient, et le bruit de l'eau de la fontaine coulant dans les seaux, et le claquement des portes brusquement ouvertes et fermées, et la rumeur des automobiles amenant ou remmenant des clients, et les claquements de fouet du gros Bob excitant un cheval qu'un homme faisait courir en le tenant en main... Qu'une rêverie romanesque eût jamais pu éclore parmi ce décor et dans le cerveau d'un des personnages les plus frustes entre ceux qu'il encadrait, autant valait imaginer Campbell lui-même renonçant à son tailleur anglais, à ses chevaux anglais, à son église anglaise, à sa reine anglaise et à son breakfast pris sur les neuf heures, à la vieille mode de là-bas.
Ce n'est pas seulement l'aspect, en effet, qui transformait ce bizarre endroit en un coin détaché d'Angleterre. Bob «colonisait» chez nous comme des milliers de compatriotes à lui étaient et sont en train de «coloniser» dans tous les pays de l'un et l'autre hémisphères. Coloniser, c'est d'abord rester soi, et, par conséquent, imposer, dans sa maison, les habitudes du pays natal. La plus significative est la distribution des heures et le genre de la nourriture. Le marchand de chevaux et toute sa tribu, depuis sa fille et son neveu qui vivait avec lui jusqu'au petit groom de dix ans, en passant par la légion des garçons d'écurie, faisaient ce premier repas de neuf heures à la fourchette: les hommes à leur idée, lui avec une forte assiettée de porridge, des œufs au petit salé, un poisson frit ou grillé, de la marmelade d'oranges amères. A deux heures, c'était un lunch froid, pris, le plus souvent, debout, et qui se composai d'un peu de jambon d'agneau arrosé d'une sauce à la menthe. Un thé vers les cinq heures et, à huit, un souper léger, complétaient la liste de ces repas où il ne se versait jamais une goutte de vin. Hilda ne buvait que de l'eau et les deux hommes de la limonade quelquefois, et, le plus souvent du whiskey. Jamais un légume n'a paru sur cette table qui n'eût été cuit simplement à l'eau, sans beurre. Quand Mrs. Campbell vivait, ces menus se complétaient par quelques-uns de ces innombrables plats sucrés, puddings et pies, seules ingéniosités de la monotone cuisine d outre-Manche. Mais Mrs Campbell n'était pas une femme de cheval. C'était une douce et pâle créature, mariée à Bob par un hasard de destinée, et, comme tant de femmes de son pays, une ménagère sentimentale. Elle était la fille, trop finement élevée, d'un gros fermier du Yorkshire, Campbell, lui, le fils, élevé trop rudement, d'un autre fermier du voisinage. Le portrait de la morte, pendu aux murs du petit salon, expliquait ce qui dut être le drame de sa vie,—un drame peut-être ignoré d'elle, et que V... et moi avons si souvent commenté, en trottant botte à botte sur des chevaux que nous avions loués là. Il arrive souvent, dans un mariage mal apparié, qu'une femme silencieuse et craintive s'étiole de mélancolie sans en comprendre les causes,—quelquefois en se croyant heureuse. C'est la plante d'essence trop peu robuste qui dépérit par le seul voisinage d'une autre plus forte. La seconde a pris tout l'air, toute l'eau, tous les sucs nourriciers du sol, dont la plus grêle avait besoin. Mrs Campbell s'était fanée de même, victime inconsciente du non moins inconscient bourreau qu'avait été le pauvre gros Bob. Comment le maquignon aurait-il jamais soupçonné que ses gestes, le son de sa voix, son rire, ses façons de manger et de boire, d'aller et de venir, son métier, tout, enfin, de sa personne brutalisait les nerfs trop faibles de sa Millicent, si douce, si attentive à ne négliger aucun de ses menus devoirs de servante légitime? Des traces demeuraient partout éparses dans le petit salon, de la sensibilité délicate qui avait animé cette femme fragile d'un rustre au bon cœur. C'étaient des photographies de tableaux sans grande valeur, mais pourtant très différents, par leurs sujets, des gravures de courses qui décoraient le bureau de Campbell:—le Christ au Jardin des Oliviers, d'Holman Hunt;—un groupe d'ondines empressées autour d'un chevalier, sur une plage, par Leighton,—d'autres encore. C'étaient, dans la bibliothèque, quelques volumes de poésie: le Golden Treasury, un Shakespeare, un Wordsworth, un Byron. Il est vrai qu'un lot de ces médiocres romans, que l'on appelle là-bas des penny novels, attestait que ces goûts de culture n'avaient pas été portés très loin chez la mère de Hilda. Cette grâce d'instinct avait passé, évidemment, dans la fille. Ce qu'il y avait de si particulier dans le regard de la jeune écuyère, de si frémissant dans son sourire, de si nerveux dans tout son être, ne s'expliquait point par la seule hérédité de l'honnête, mais rudimentaire Campbell. Si elle tenait de lui, et aussi de son existence de gymnaste, l'énergie musculaire, l'endurance, cette physiologie d'amazone entraînée, à sa mère elle était redevable de cette distinction de nature, de ce tour d'âme—osons le mot—qui voulait qu'elle conservât des façons si féminines dans un métier qui l'était si peu, une délicatesse irréprochable de discours dans un milieu de palefreniers, et l'aventure que je voudrais conter, et à laquelle j'arrive, ne le montrera que trop, le cœur le plus follement romanesque. Cela encore achève, pour mon souvenir, d'angliciser ce paradoxal endroit, ce minuscule îlot de vie britannique encastré en plein Paris et disparu comme l'Atlantide, pour ne laisser qu'une légende. Il y a dans cette étrange race britannique, des côtés si intensément idéalistes juxtaposés à des côtés si durement, si âprement positifs! Tous les pouvoirs du rêve voisinent, chez elle, avec le plus exact, le plus dur réalisme. Comme il eût mieux valu, pour la pauvre Hilda, qu'elle n'eût pas été aussi complètement une enfant de cette île, baignée de brumes, où les femmes, quand elles sont tendres, le sont passionnément. «So young, my lord, and so true!...»—Si jeune, monseigneur, et si vraie!...—Cette parole de la princesse, enfant du roi Lear, l'humble fille du marchand de chevaux de la rue de Pomereu aurait pu la prendre pour elle. Ni pour l'une ni pour l'autre, cette devise n'aura été une promesse de bonheur.
Je me suis attardé dans ces évocations rétrospectives auxquelles s'associent pour moi tant de fantômes de compagnons disparus, tant de souvenirs de chevauchées au Bois, tantôt pensives dans le sévère décor des branches dépouillées, tantôt si gaies parmi les jeunes verdures. Cette complaisance de ma mémoire aura eu du moins cet avantage de situer dans leur atmosphère les épisodes d'un récit qui risquerait de paraître invraisemblable, tant cette année 1902 est déjà lointaine, et par sa date et par certaines de ses mœurs! On était donc en 1902 et au mois d'avril. Ce jour-là, et quand vers les dix heures du matin, Hilda Campbell, mise en selle par Jack Corbin, suivant l'habitude, avait commencé de cheminer du côté du Bois, elle ne se doutait guère que le coquet cheval alezan brûlé qu'elle montait—sa robe favorite—l'emportait, de son pas cadencé, vers une rencontre d'une importance solennelle pour son avenir. C'était une bête très douce, qui répondait au nom énigmatique de Rhin. Cette appellation cachait un jeu de mots qui prouvera l'innocence du genre d'esprit dont étaient coutumiers les «colons» de la rue de Pomereu. Cet alezan avait été expédié, la semaine précédente, par le même bateau qu'un rouan, et l'envoyeur avait dans la lettre d'avis, libellé ainsi le signalement de ce dernier: a Rome (Rouan se dit, en anglais, roan et se prononce, en effet, rome.)
Cette fantaisiste orthographe avait amusé le gros Bob, et l'on avait décidé, en famille, que l'animal en question serait baptisé le Rhône. Puis, le compagnon avec lequel ledit Rhône avait voyagé, ayant le rein très robuste et très large, avait reçu lui-même l'appellation du Rhin. Campbell doit rire encore après vingt ans, dans sa retraite de Brokenhurst, de ce double calembour. Il le comprend, et, quand un Anglais comprend un jeu d'esprit, il le comprend indéfiniment. Il convient d'avouer, au risque de dépoétiser la délicate Hilda, qu'elle avait ri elle aussi, de toutes ses belles dents, à ces à-peu-près imaginés, l'un et l'autre, par le brave Jack, lequel avait répété son «mot» en disposant les plis de la jupe de sa cousine, et il avait ajouté, en clignant son œil:
—«Great fun!»
Lorsqu'une bouche britannique prononce cette formule, qui signifie «grande drôlerie», il y a beaucoup de chances pour qu'il s'agisse d'un trait de cette force. Le susdit Rhin, lui, indifférent à cet effort intellectuel déployé autour de son état civil, avait pris le trot dès la rue Longchamp, un trop souple, presque élastique, celui d'une bête qui a de bons jarrets, un bon rein bien soudé et musclé. Hilda jouissait enfantinement de l'allure coulante de son cheval, comme elle jouissait de l'air frais et tiède, à la fois, de ce matin du premier printemps. Ces plaisirs d'un animalisme sain étaient les seuls que cette fille si libre eût jusqu'alors connus. Pour extraordinaire que cela doive sembler, à vingt-deux ans qu'elle allait avoir, vivant à Paris sans surveillance et presque uniquement parmi des hommes, elle était d'une innocence de cœur et d'esprit aussi intacte qu'avait pu être sa mère à son âge, dans la ferme paternelle. Si quelques beaux Sires, clients de son père, s'étaient permis de lui adresser des compliments trop flatteurs, elle n'y avait pas pris plus garde qu'à la silencieuse admiration de son cousin John. A quel moment de la journée aurait-elle eu le temps de lire un de ces dangereux livres qui éveillent l'imagination et auxquels sa pauvre mère s'était endolori l'âme? Quand elle dépouillait, à la fin du jour, son costume d'amazone pour passer une toilette de ville, elle était si recrue de fatigue physique, qu'elle ne pensait guère à aller ni au théâtre ni en soirée. Elle pensait à dormir. D'ailleurs, aller au théâtre? Quel théâtre? Avec qui? Dans quelle soirée et chez qui? L'idée ne lui venait jamais de comparer son sort à celui des grandes dames, quelques-unes de son âge, pour lesquelles elle dressait des chevaux de chasse,—et pas davantage à celui des demi-mondaines opulentes qu'elle rencontrait au Bois et qui croyaient devoir à leur réclame de parader sur des bêtes de trois cents louis. Le petit monologue intérieur qu'elle se prononçait ce matin-là, en gagnant ce Bois et ses allées cavalières, peut être donné comme le type de ses secrètes et intimes pensées. Il faut toujours en revenir, quand on essaie de comprendre ce mystère qu'est, pour un Gallo-Romain, une sensibilité de jeune fille anglaise, au mot de Juliette, dans Shakespeare:
—«If Romeo be married, my grave will be my wedding bed.» (Si Roméo est marié, j'aurai ma tombe pour lit de noces.)
C'est le mariage qui est le roman des Anglaises romanesques, et c'était aussi de mariage, mais dans un déterminé si vague, si lointain, que rêvait Hilda Campbell, emportée par le Rhin, et à travers quelles incohérences de réflexions et de souvenirs, où des récurrences émues se mélangeaient à des remarques d'écuyère! Ce qui caractérise les vrais amateurs de chevaux, c'est qu'ils ne font qu'un avec leur monture. Les moindres incidents de la route les intéressent, s'ils l'intéressent. Ils deviennent elle et elle devient eux. Ils se parlent et ils lui parlent, mélangent ainsi leurs pensées les plus intimes aux saugrenues observations.
—«C'est étonnant comme ce petit Rhin mérite son nom,» se disait Hilda. «Est-il vite!... Est-il vite!...» Et tout haut: «Doucement, boy, doucement!...» Puis, tout bas et dans un demi-songe: «Quand nous sommes allés en Suisse, pour ma pauvre maman, son dernier été, je me rappelle comme elle regardait cette eau du vrai Rhin, à Bâle, des fenêtres de l'hôtel... Elle aimait ce courant rapide... Elle me répétait: «Ainsi la vie.» Savait-elle que la sienne passerait si rapidement? On le croirait...» Et tout haut, de nouveau: «Bon, encore un automobile... Pourquoi dresses-tu tes oreilles, petit sot? Ce n'est qu'un motor car, et qui ne te fera pas de mal...» Puis, tout bas: «C'est égal. Il est bien sage de n'en avoir pas plus peur, et il vient de la campagne, où il n'en avait jamais vu!... Si papa ne vend pas ce cheval deux cents guinées, il a tort. Ça n'a pas de prix, un cheval comme celui-ci, cinq ans, et quand il sera mis au bouton!... Et léger à la main!... Mes rênes sont comme un fil... Si M. de Candale cherche toujours un cheval pour sa femme, il ne peut pas tomber mieux. J'aimerais qu'il le lui donne. Elle est sympathique, et le gentil Rhin serait bien traité...» Et tout haut, derechef, en flattant l'encolure du cheval du manche de sa cravache: «Oui, vous seriez bien traité, gentil Rhin.» Et tout bas: «Il sent que je lui parle de lui, il le sait... Quand je serai chez moi, c'est un cheval de cette robe que j'aurai pour moi... Chez moi? Y serai-je jamais? Et quand? Je ne dois pas quitter mon père. Que ferait-il, seul?... Et lui, voudra-t-il jamais quitter la rue de Pomereu?... Il ne nous faudrait pourtant pas beaucoup d'argent pour vivre heureux en Angleterre, papa, moi et mon mari... Jack garderait la maison d'ici... Un mari? Aurai-je jamais un mari? Ce n'est pas à Paris que je le trouverai. Les Français sont si flirt... Comme c'est drôle que le mot anglais serve à désigner une chose qui est si peu anglaise!... Bon!... Un autre auto, un second...» Tout haut: «Du calme, boy, du calme...» Tout bas: «Comme ce pavé de bois de l'avenue Bugeaud est glissant, par ces matins où il y a eu beaucoup de rosée! Mais le Rhin a le pied très sûr. Décidément, il a tout pour lui, ce petit cheval. Et nous voilà hors de danger... Ce fermier de Brokenhurst ne sait pas l'orthographe, mais comme il s'y entend à choisir des bêtes!... Brokenhurst!... Ah! quel endroit que cette New Forest!... Oui, c'est là que je voudrais être mariée... Mon mari et mon père seraient associés pour faire de l'élevage. Nous aurions les allées sablées pour nous promener, mon mari et moi. Nous irions à la chasse, l'hiver. En été, nous aurions la mer pour les enfants... Je me souviens comme les grands hêtres noirs étaient beaux, dans cette forêt, quand nous y sommes allés avec maman. Et ces poneys qui se ramassaient par troupeaux dans cette ombre, vers midi, tous la tête contre le tronc de l'arbre!... Ce Bois-ci est tout de même joli, quand c'est le printemps... Bon! le Rhin a senti qu'il aillait pouvoir galoper. On dirait qu'il connaît déjà l'allée des Poteaux.» Et encore, tout haut: «Du calme, petit... Ne pars pas comme un fou... Attends d'être un peu plus avant dans l'allée... Va, maintenant. Va, mais règle-toi, règle-toi...»
Comme s'il eût compris le petit discours que lui tenait sa nouvelle amie,—il n'était arrivé d'Angleterre que depuis dix jours, cependant,—le Rhin avait, en effet, réglé son galop. La tête relevée, la narine ouverte, mâchant son mors et, de temps à autre, poussant une espèce d'ébrouement joyeux, il se ramassait, se cadençait. La jeune fille, maintenant, était tout entière à cette course rapide à travers les taillis, où l'innombrable poussée des bourgeons jetait comme un saupoudrement de tendre verdure. A peine si elle rencontrait un cavalier de place en place. Le Bois était vide, pour bien peu de temps, à cause de l'heure. Il n'y a guère, aujourd'hui comme alors, que trois séries de personnes qui montent à cheval, à Paris: les officiers, d'abord. Ils sont en selle dès les sept heures et à huit heures et demie, ils rentrent déjà. Premier entr'acte... Vers neuf heures moins le quart, c'est le tour des gens d'affaires. Ceux-là gagnent, à la Bourse ou dans une banque, de quoi suffire à leurs goûts de haute vie. Le cheval est un de ces goûts. Ils ne peuvent s'y livrer qu'à ce moment. C'est aussi l'heure des diplomates, qui devront être au quai d'Orsay vers les dix heures; de quelques officiers attardés; de quelques artistes qui veulent faire les gens du monde, mais qui sont tout de même des ouvriers, et ils ne peuvent pas empiéter trop avant sur leur matinée. Les dix heures sonnées, second entr'acte... Peu à peu, vont arriver, au trot allongé ou raccourci de leurs montures, suivant qu'ils ont des bêtes de prix ou des «carcans» de louage, tous ceux qui défilent au Bois pour s'y montrer, pour y donner des coups de chapeau et pour en recevoir, pour saluer des amis et des amies, aux endroits désignés par la mode, ainsi la contre-allée ironiquement surnommée, à cette époque-là: «Le sentier de la vertu.»
C'était, précisément, le public que la sauvage Hilda Campbell cherchait à éviter,—quand elle le pouvait. Car elle était la fille d'un marchand, et son père lui faisait un peu jouer le rôle du «mannequin» dans les grandes maisons de couture. Qui ne sait que l'on appelle ainsi les jolies filles chargées de passer les robes qui doivent servir de modèles et de les promener devant les riches clientes? Elles n'ont pas deux louis, quelquefois, dans leur porte-monnaie, et elles se pavanent des après-midi entières dans des toilettes de trois, de quatre, de dix mille francs. Hilda, elle aussi, devait, le plus souvent, «présenter» à l'heure la plus élégante, quelque animal d'un grand prix, pour tenter le client ou la cliente. D'autres fois, quand le cheval n'était pas encore suffisamment fait, qu'il était trop «vert»,—pour parler le langage de Bob Campbell et de Jack Corbin,—il lui était recommandé d'éviter, aux heures trop fashionables, les avenues trop fréquentées, où les acheteurs possibles auraient vu l'animal pointer, ruer, faire des tête-à-queue trop brusques ou des sauts de mouton. C'était le cas, ce matin-ci, quoique le Rhin fût parfaitement sage, mais il n'était pas confirmé. Hilda allait donc, jouissant de sa solitude avec délice. Tantôt, elle ralentissait le train de la bête; pour jouir des lointains aperçus à travers les fûts encore dénudés des arbres: la vaste pelouse de Longchamp, la silhouette du mont Valérien. Des vapeurs transparentes flottaient partout dans l'atmosphère, numide, comme bleutée, qui donnait, à ce coin perdu d'horizon, des teintes délavées d'aquarelles. Tantôt, c'étaient des détails plus rapprochés qui distrayaient son regard: une biche s'arrêtant au milieu d'un fourré pour laisser passer l'amazone,—un cocher en train de promener un cheval de voiture, coiffé d'un camail, et devenu soudain rétif,—un oiseau posé sur une branche et tournant de tous côtés sa mignonne tête, avec la curiosité d'une jeune vie encore animée par le rajeunissement universel des choses;—une vieille femme cheminant, les épaules pliées sous une charge de bois mort. Ces touches de simple nature, rencontrées brusquement, à si peu de distance de ce Paris artificiel qu'elle n'aimait pas, ravissaient toujours la jeune Anglaise. Elle fermait les yeux à demi, et, abandonnée au rythme du petit galop, elle se croyait loin, très loin, dans quelque vallée de Grande-Bretagne ou d'Irlande dont elle gardait le souvenir.
—«Le Bois est comme un grand parc, ce matin,» songeait-elle. «Il ressemble à celui de Kenmare, que nous avons visité, maman et moi, au-dessus de Killarney, quand nous sommes allées à Dublin, avec papa, pour le Horse Show... Il n'y a pas plus de quatre ans!...»
Les visions de ce voyage, si rapproché par les dates et si distant, si perdu dans un abîme de nuit, à cause du recul tragique de la mort, affluèrent dans l'esprit de Hilda. Elle tomba dans une espèce d'hypnotisme rétrospectif, dont elle fut réveillée par le plus vulgaire des accidents. Le Rhin ayant, tout d'un coup, commencé de se désunir et de sautiller, elle constata que la selle n'avait plus la fixité ordinaire. En se retournant, elle s'aperçut qu'une des courroies, la transversale, pendait, détachée. C'était le battement de la lanière de cuir contre ses jambes qui agaçait l'animal.
—«Quand Jack saura cela», pensa lia jeune fille, «il en fera une maladie. Lui qui ne laisse jamais personne seller mon cheval quand il est à la maison, et c'est lui-même qui l'avait sanglé, ce matin... Bah! Ce ne sera pas grand'chose... Heureusement que cette bête est la sagesse même... Il n'y a pas de cavalier en vue qui puisse me la tenir... Mais, quand on ne sait pas s'aider soi-même, il ne faut pas monter...»
Elle avait sauté à terre lestement seule, en formulant ainsi tout bas, pour son propre compte, la grande maxime nationale du self-help. Elle se trouvait, à ce moment, dans une des parties les plus désertes, en ces années-là, du bois de Boulogne, celle qui s'étend entre la Muette, le champ de courses d'Auteuil et les fortifications, et qu'un peuple de malandrins rendait aussi dangereuse qu'une route perdue de Grèce ou du Maroc. Aujourd'hui, un quartier neuf commence d'y surgir. Hilda s'était promenée là cent fois, et il ne lui était jamais rien arrivé. Elle se dit que pour réparer, dans la mesure du possible, le dégât survenu à sa selle, le mieux était de tirer le cheval hors de l'étroite allée cavalière où il pourrait être effaré par d'autres bêtes et les effrayer. Elle entra donc dans le taillis avec le Rhin, qu'elle attacha, par la bride, à la branche d'un sapin. Le goulu s'occupa aussitôt à manger les pousses, verdissant avec ivresse son filet, son mors et sa gourmette. Hilda, cependant, penchée près de l'épaule, procédait à un minutieux examen des sangles demeurées intactes et du surfaix de sûreté dont la bouche s'était simplement décousue. Elle en était à se demander s'il valait mieux le couper entièrement ou bien l'assujettir avec un nœud, quand une sensation de terreur s'empara d'elle, si violente que, pour une seconde, elle en fut paralysée. Deux mains brutales la saisissaient par derrière, aux bras. Elle voulut se relever, se débattre. Elle fut jetée à terre, et l'homme qui l'avait attaquée ainsi à l'improviste la tint immobile, les doigts autour du cou, cette fois, en lui disant:
—«Pas de bêtises, la petite dame, ou bien nous faisons connaissance avec ce lascar-là...»
La lame d'un couteau luisait dans sa main libre. Hilda put reconnaître, à la physionomie du bandit, qu'il ne proférait pas une vaine menace. Elle avait affaire à un désespéré. La face hâve de l'agresseur, ses petits yeux jaunes, où la férocité de la faim allumait une sombre flamme, la misère haillonneuse des loques dont il était vêtu, sa barbe hirsute, ses cheveux grisonnants sous un chapeau verdâtre à force d'usure: tout dénonçait, chez le malheureux, un de ces redoutables rôdeurs dont l'audace ne recule pas devant le meurtre. Son âge—il paraissait avoir cinquante ans—augmentait encore l'implacabilité de son geste et de sa parole. Sous l'horrible étreinte de ces mains noires qui la meurtrissaient, la courageuse fille eut cependant la force de crier, par trois fois:
—«Au secours!... Au secours!... Au secours!...»
—«Tu l'auras voulu,» glapit l'homme. Et il leva son couteau... Puis, comme si la jeunesse de l'écuyère émouvait en lui une vague de pitié, il ne frappa point. Il dit, en serrant le cou d'Hilda davantage, pour étouffer ses cris, en même temps que, du genou, il lui écrasait la poitrine: «Ce que je veux, moi, c'est de l'argent... de quoi manger... Donne ton porte-monnaie et tes bijoux, ça, par exemple...» Et il arrachait, du poignet d'Hilda, un petit bracelet à gourmette où se trouvait une montre. «Ça encore.» Et il déchira le haut du corsage, pour agripper une broche en rubis et en roses, qui représentait un fer à cheval traversé d'un fouet... « Au porte-monnaie, maintenant!... Il me faut le porte-monnaie... On ne se promène pas sur des bêtes pareilles sans avoir la poche bien garnie... Allons, le porte-monnaie. Le pognon, la gosse, ou je te zigouille... Je ne suis f... pas trop méchant. Tu le vois bien. C'aurait été fait tout de suite, si j'avais voulu... Ouste, crache au bassin, la Jacqueline... Le porte-monnaie, et je te laisse...»
Il avait desserré un peu ses doigts. Il jugeait sans doute, que la jeune fille, affolée et se voyant une chance assurée de sauver sa vie, accepterait cette espèce de marché. Les repris de justice qui battent l'estrade autour de Paris connaissent leur code pénal comme de vieux magistrats. C'est leur matière exploitable, si l'on peut dire. Ils savent où risquent de les conduire un guet-apens et un assassinat. Ils savent aussi qu'un vol accompli dans de certaines conditions n'est pas vraiment recherché. Les victimes mêmes de ces vols n'apportent pas un grand zèle à leur poursuite. La somme est minime. Les bijoux ne sont pas très précieux. On dépose une plainte, un peu pour la forme. Les indices sont vagues. Aucun ne met la police sur une trace nette, et le tour est joué. Il arrive encore—c'était, sans doute, le cas—que le malfaiteur est un ancien ouvrier. Le chômage, l'ivrognerie, les mauvaises fréquentations l'ont perdu. Le premier meurtre à commettre lui représente, quand même, un étage descendu dans sa propre conscience, et il recule. Quel que fût le motif, l'homme, évidemment, hésitait à tuer. Mais, s'il escomptait la panique dont il croyait la jeune Anglaise saisie, il devait constater vite qu'il se trompait. Elle eut à peine le cou un peu plus libre, qu'elle ramassa son énergie dans un effort suprême. Elle lança de tous ses poumons des cris désespérés, en même temps que de ses poings fermés, elle frappait le misérable à la face avec une telle vigueur, que le sang jaillit.
Pendant l'éclair d'une seconde, la douleur et la surprise firent lâcher prise à l'homme. Hilda le saisit à son tour et, d'une secousse violente, elle le fit rouler et roula avec lui jusque dans les jambes du cheval, qui, parfaitement indifférent au danger de sa maîtresse, continuait à déchirer, de sa dent gourmande, les vertes et tendres aiguilles du sapin auquel il était attaché. C'est cette inconscience absolue de ces animaux, jointe à leur folle émotivité, qui leur fait donner, par les Grecs modernes, le nom trop justifié d'Alogos, le Sans-Raison. En se jetant ainsi et jetant son agresseur entre les sabots de la bête, Hilda courait le risque, elle s'en rendait bien compte, de recevoir un coup de pied qui pouvait l'assommer net ou lui briser un membre. Mais, avec la rapidité foudroyante de conception que donne le mortel danger, quand on n'y perd pas son sang-froid, elle avait calculé que l'effarement de l'animal et ses sauts déconcerteraient un instant le bandit. L'une minute gagnée, ce pouvait être le salut. Le Rhin, en effet, épouvanté par ce groupe qui se débattait sous lui, bondit à droite, puis à gauche, mais sans toucher ni à l'un ni à l'autre des deux lutteurs, et il s'écarta de deux mètres. Les appels désespérés de Hilda continuaient, l'homme ne pouvant plus la prendre à la gorge. Elle avait saisi, de sa main droite, le poignet du bras qui tenait le couteau et elle continuait à frapper, de son autre poing, le visage hideux du voleur, qui, maintenant, ne pensait plus qu'à l'assassiner. Il ne s'était, certes, pas attendu à rencontrer, dans cette promeneuse isolée, une robustesse d'athlète... Leurs souffles se mêlaient: l'haleine avinée du bandit et l'haleine pure de la jeune fille. Cependant, les forces de celle-ci allaient faiblissant... Ses cris se faisaient moins perçants. Les poumons lui manquaient... Encore quelques secondes, et le bras du meurtrier serait dégagé et le coup de couteau donné, quand l'éclat d'une voix répondant de loin, puis de plus près, à son appel, permit à la pauvre enfant une dernière crispation héroïque de ses muscles épuisés. Le chemineau entendit cette voix, lui aussi. Il retourna la tête et, prenant Hilda par l'épaule, il lui battit la tête contre le sol à l'étourdir, et il s'élança pour échapper, du moins, avant l'arrivée de ce secours inattendu... Il n'en eut pas le temps. Un jeune homme apparaissait dans l'allée, au galop d'un cheval qu'il ne prit même pas le loisir d'arrêter... Déjà, il avait sauté à terre; il avait couru droit sur le malandrin, qui, marchant sur lui, le couteau haut, lui criait:
—«Qu'on me laisse passer, l'amateur... Ça coupe, ça...»
—«Et ça?...», répondit le jeune homme. «Ça coupe aussi, canaille.» Et, de sa cravache, il avait cinglé le visage du misérable, qui poussa un rugissement de douleur.
—«Ah! la crapule!» hurla-t-il, «mais je t'aurai, toi. Je t'aurai...» Et il porta à l'inconnu un coup furieux avec son arme, que celui-ci esquiva en se jetant de côté, et parant un nouveau coup d'un revers de main, il saisit la lame. Le sang jaillit de ses doigts; mais il tenait le couteau que le brigand abandonna pour s'enfuir, à toutes jambes, à travers le taillis... Le jeune homme fit mine de se précipiter derrière lui. Puis il regarda du côté de la jeune fille. Il vit qu'elle ne bougeait pas. Il hésita un moment encore, et, haussant les épaules, comme si la chasse à l'assassin désarmé n'en valait pas la peine, il revint à la victime de cette infâme agression, afin de lui porter secours. Hilda était étendue sur le sol piétiné et foulé par la lutte de tout à l'heure. La réaction nerveuse de cette rapide et terrible aventure l'immobilisait. Haletante, les yeux grands ouverts, son frêle visage comme décomposé, avec ses traits délicats qui exprimaient une émotion si profonde, c'était une vision de grâce et de souffrance à ne jamais l'oublier. Son col, que le ruffian avait déchiré pour en arracher la petite broché, laissait voir, sur la peau blanche et blonde, les meurtrissures rouges laissées par les doigts brutaux, et la naissance de sa gorge virginale. Une des manchettes avait été mise en loques par le geste rapace qui avait dérobé le bracelet. Dans son costume d'amazone, qui dessinait la ligne svelte et fine de son corps si jeune, elle inspirait plus de pitié encore, tant on la devinait enfant et toute fragile. Le cordonnet de soie élastique qui assurait son chapeau avait été brisé dans cette effroyable scène de pugilat, et, toute décoiffée, la tresse d'or de ses cheveux, échappée des épingles, roulait sur son épaule. L'Alogos, lui, continuait son métier de sans-raison, aiguisant, maintenant, ses dents sur l'écorce d'un petit arbuste voisin de son sapin. Il était arrivé à l'atteindre en allant jusqu'à l'extrémité de sa bride.
—«Etes-vous blessée, madame?», demanda le sauveur en se penchant vers la délivrée. Et il essayait de lui prendre les mains pour l'aider à se relever.
—«Non,» fit Hilda en remuant la tête. Il entendit à peine cette syllabe, plutôt soupirée qu'articulée, d'une voix éteinte. Puis, dégageant ses doigts par une pudeur instinctive, elle se redressa à demi, toute seule, et, les couleurs lui revenant avec un peu de force, elle continua, d'un accent plus perceptible: «Je n'ai rien, que le saisissement... Cela va me passer... Mais c'est vous, monsieur, qui êtes blessé...»
—« Moi?...», dit le jeune homme en ouvrant sa main. Il faisait jouer ses doigts. «Je me suis coupé à la lame du couteau de cet apache, mais pas gravement. Ce ne sera rien... Les plaies ont saigné beaucoup. C'est mieux ainsi...» Il avait, en parlant, tiré son mouchoir de sa poche. Il commença à l'enrouler sur sa main malade. En quelques secondes, le linge fut rouge de sang. Tandis qu'il exécutait ce petit pansement, avec une mâle insouciance qui s'accordait bien à sa bravoure de tout à l'heure, la jeune Anglaise, revenue entièrement à elle, le regardait avec des yeux où la reconnaissance se mêlait déjà à une admiration. Il venait de lui sauver la vie, dans une rencontre presque fantastique, en l'an de grâce 1902, aux portes de Paris,—que dis-je? dans Paris même!—C'était bien de quoi éprouver, devant lui, ce petit sentiment d'enthousiasme, si naturel à une enfant de son âge! Mais elle l'eût rencontré, ce personnage, dans n'importe quelle circonstance, qu'elle l'eût, certes, remarqué, quitte à esquisser, comme si souvent, un hochement de tête et à se répéter un des propos familiers de sa mère:
—«On ne doit pas aimer son mari avec ses yeux, mais avec son cœur...»
Le sauveur d'Hilda était un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, très bien pris dans sa moyenne taille, et dont la sveltesse vigoureuse révélait une libre vie d'épanouissement, sans aucune fatigue d'un travail quelconque. C'était celle que menaient, dans ces années,—qui ressemblaient à celles de l'ancien régime, on s'en rend compte à distance, par la douceur de vivre,—les oisifs comblés des hautes classes françaises. Son costume de cavalier était taillé d'après la mode la plus récente. Il constituait, à lui seul, un signalement social, et, plus encore, une frappante physionomie, où les plus farouches partisans des idées égalitaires eussent été obligés de reconnaître l'évidence de ce mystérieux et indiscutable prestige: la Race. Il y avait, dans la coupe des joues du courageux garçon, dans le pli de ses lèvres, dans la ligne un peu aiguë de son nez, une élégance qui rappelait celle de certains portraits du musée de Versailles: quelque chose de très viril et de très délicat, de très naturel et d'extrêmement raffiné. Des yeux noirs, d'une douceur calme et spirituelle, des lèvres aisément souriantes et d'un joli dessin sous une moustache brune, encore légère, achevaient d'en faire un type accompli de jeune patricien. Disons tout de suite qu'il portait, en effet, un des bons noms du Blaisois et qui figure, avec honneur, dans les mémoires sur la vie du maréchal de Vieilleville, écrits par Carloix. Il s'appelait Jules de Maligny. Un Maligny a épousé, à la fin du XVIIIe siècle, à Varsovie, où l'avaient entraîné les hasards de l'émigration, une comtesse Marie Gorka, de l'antique maison de Lodzia. Cette particularité d'origine explique comment Jules possédait, mélangée à la vive élégance d'un jeune seigneur de notre tradition nationale, une grâce caressante et souple qui lui venait de cet atavisme polonais. Il y avait du Slave dans ce Français, si Français pourtant. De là dérivait ce je ne sais quoi d'un peu alangui répandu sur toute sa personne, qui déconcertait et qui charmait tout à la fois. Ces quelques détails, que Hilda ne devait connaître que plus tard, étaient nécessaires à donner ici, au risque de diminuer un certain intérêt de surprise. Ils feront mieux comprendre quelle impression dut ressentir, en étudiant son défenseur de plus près, la pauvre petite Anglaise, au cœur inéveillé, à l'imagination sans analyse, qui le regardait nouer gaiement son mouchoir sur une blessure reçue pour elle.
—«Voilà!...», dit-il avec le rire d'enfant qu'il savait avoir et qui prenait plus de grâce encore sur sa bouche hardie, après qu'il venait de montrer une si intrépide audace. Il secoua sa main bandée et il ajouta: «Dans huit jours, il n'y paraîtra plus...» Puis, regardant autour de lui: «Il faut que je retrouve mon cheval, si je veux pouvoir vous raccompagner... Bon. Il s'est arrêté à brouter l'herbe au bout de l'allée. Il n'a pas volé son nom: Galopin. Le temps de le rattraper, pour qu'il ne lui passe pas par la tête l'idée de vagabonder à sa fantaisie, je reviens vous mettre en selle... N'ayez pas peur, madame, je ne vous perdrai pas de vue...»
—«Mais, je n'ai pas peur, monsieur...», dit miss Campbell avec un peu de rougeur à ses joues. Les premières minutes de saisissement étaient passées et la fierté, qui faisait le trait dominant de son caractère, reparaissait, en même temps qu'une timidité, plus farouche encore que d'habitude. Elle se sentait agitée d'une émotion si étrange, si inusitée, qu'elle lui était physiquement douloureuse, et elle éprouvait un besoin presque sauvage: fuir la présence de celui qui lui donnait cette émotion. Elle détacha le Rhin, qui se laissa faire, non sans avoir allongé ses lèvres, dans un dernier mouvement de convoitise, vers une belle pousse toute nouvelle, qu'il se réservait pour un suprême régal. Elle se mit à rouler tellement quellement la courroie, cause indirecte de son étonnante aventure. Elle assura davantage les sangles demeurées intactes, en avançant de deux trous les ardillons. Ce travail achevé, elle approcha son cheval d'un tronc coupé, s'y appuya du pied, et sauta en selle lestement, non sans s'être assurée que le jeune homme ne la regardait pas. Elle le vit qui s'approchait prudemment de sa bête à lui; mais, à l'instant où il étendait la main pour saisir la bride, le cob fit une dérobade, trotta environ vingt-cinq mètres et se remit à brouter. Le jeune homme s'avança de nouveau, de ce même pas tranquille qui devait rassurer le cheval. Il n'était plus qu'à deux pas, et il allait lever son bras. Une nouvelle fuite du rusé animal mit vingt-cinq autres mètres entre eux. Maligny se retourna pour tenir sa promesse et se rendre compte qu'il restait à portée de la jeune fille. Il continuait de la prendre pour une jeune femme... Elle n'était plus à la place où il l'avait laissée... Il se demandait, non sans une certaine inquiétude, ce qu'elle était devenue, quand il entendit une voix pousser un petit cri d'appel, bien différent de celui dont la détresse l'avait fait accourir au galop. C'était Hilda qui, ayant coupé à travers bois, débouchait, montée sur le Rhin. Elle passa juste à côté du cheval échappé, et, avec son adresse d'écuyère professionnelle, accrocha, du manche recourbé de sa cravache, les rênes pendantes. L'animal, pris à l'improviste, essaya de se débattre une seconde! Tout de suite, un à-coup du mors, bien donné, lui fit sentir que sa résistance était inutile, et il suivit docilement la jeune fille qui le ramena vers son maître, en disant:
—«Il est tout penaud de s'être laissé prendre... Quand on est sur un autre cheval, ils ne se défient pas et on les rattrape toujours. Vous voyez qu'il ne se défend plus...» Comme Jules, à cause de sa main malade, avait un peu de mal à remonter: «Je vous le tiens», insista-t-elle, du ton dont elle eût parlé à une des élèves en équitation que son métier lui faisait, parfois, conduire au Bois. Et quand il eut, tant bien que mal, chaussé ses étriers et ajusté ses rênes, elle ajouta: «Il ne me reste, monsieur, qu'à vous remercier du fond du cœur... Sans vous, il est très probable que cet assassin m'aurait tuée...»
—«Et sans vous, madame, répondit le jeune homme, «il est très certain que je devrais rentrer à pied et peut-être aurais-je perdu ce mauvais drôle de Galopin... Mais,» continua-t-il avec la même grâce insinuante, «vous me permettrez de vous donner mon adresse, pour que vous disposiez de moi à votre gré comme témoin, si l'on arrête ce brigand, car on l'arrêtera, je l'espère... J'ai son signalement si net, ici.» Il montrait son front d'une main. De l'autre il avait tiré de la poche de son gilet un petit étui en argent où Hilda put voir, gravée, une couronne. Elle prit la carte mince qui portait simplement: Le comte Jules de Maligny, et au-dessous: 38, rue de Monsieur. Le jeune homme n'avait pas fait cette offre de témoignage ni offert sa carte au hasard. Il avait vu là une occasion trop tentante d'apprendre lui-même le nom de la jolie cavalière, sans paraître trop curieux, et il saisissait ce prétexte. Il venait, durant ces quelques instants, de la détailler tout entière du regard, avec la perspicacité d'un Parisien de vingt-cinq ans qui a trop vécu déjà dans les mauvais milieux pour se tromper sur la condition sociale d'une femme. Il n'avait pu classer celle-ci dans aucune catégorie distincte. Montant à cheval seule, au Bois, le matin, elle n'était pas une jeune fille... Etait-elle une jeune femme un peu excentrique, qui s'amusait à se promener librement, sans écuyer? Sa prononciation la révélait étrangère. Mais l'extrême sobriété de sa toilette et son air de réserve ne s'accordaient pas avec le rien d'effronterie que suppose un trop hardi dédain des convenances... Appartenait-elle au demi-monde? Ces mêmes façons ne rendaient pas cette hypothèse plus probable... Jules était, d'autre part, trop connaisseur des choses de sport pour ne pas avoir aussitôt observé que son inconnue montait parfaitement bien. C'était une énigme de plus, que ce talent équestre qui supposait l'habitude quasi quotidienne du plus coûteux des divertissements. Le désir de savoir à quoi s'en tenir, autant, pour le moins, que l'impression produite sur lui par la beauté de la jeune fille, le poussa donc à insister encore,—ruse bien simple, mais qui lui parut d'un effet infaillible: «Oui,» reprit-il, «on l'arrêtera... C'est un exemple nécessaire. Il y a trop longtemps que l'on se plaint des rôdeurs et des rôdeuses à mine sinistre qui encombrent ces allées, autrefois si sûres... Mais on n'avait pas encore entendu dire qu'en 1902 l'on risquât d'être dévalisé et assassiné en plein Bois de Boulogne, à dix heures du matin, comme si l'on était en 1825 sur les routes de Naples ou de Sicile. Oui, il faut que la plainte soit déposée aussitôt. Il le faut, pour nous tous... Vous êtes encore trop émue, madame, pour ne pas désirer rentrer au plus vite. Si vous m'y autorisez, j'irai chez le commissaire de police le plus proche, à votre lieu et place... en votre nom.»
Hilda Campbell hésita une seconde. Elle comprit bien que son sauveur employait ce moyen détourné pour ne pas se séparer d'elle ainsi. Cette insistance, dont le but évident était contenu dans ces deux derniers mots: «Votre nom,» trahissait un intérêt commençant qui lui fit soudain chaud au cœur. Il eût été naturel qu'elle cédât aussitôt à cette impression. Tout au contraire, un irrésistible instinct de défense, le signe, chez la femme, le plus certain d'un début d'amour, la fit se dérober d'abord à l'inquisition déguisée du jeune homme et à son propre désir:
—«Je ne sais pas encore ce que je ferai...» répondit-elle. «Je dois réfléchir, consulter... J'ai votre adresse,» continua-t-elle. «Si je me décide à déposer une plainte, vous serez averti... Adieu, monsieur.»
Un nouveau remerciement lui vint aux lèvres, après ces phrases si sèches, si peu révélatrices de l'émotion qu'elle éprouvait déjà. Ce remerciement, elle ne le formula pas. Elle inclina sa tête en signe d'adieu, d'un mouvement où il y avait plus de raideur encore que de grâce. Et, pourtant, son cœur battait à se rompre sous son corsage, dont le col, rattaché par une épingle piquée en toute hâte, dénonçait encore, par son désordre, l'effroyable danger couru quelques minutes auparavant, et elle paraissait si ingrate envers celui qui l'en avait délivrée, au péril de sa propre vie,—comme un des chevaliers de ces romans de Scott, chers à sa mère: un Ivanhoë ou un Noir-Fainéant! Au bord de son chapeau, le débris de son voile mettait comme une frange. Les mèches de ses cheveux s'échappaient du chignon mal relevé. Sans doute, elle ne se souciait pas de provoquer, par son aspect seul, la curiosité des habitués du Bois, car, après avoir pris ce brusque congé, elle s'engagea, au galop de son cheval, dans une allée un peu détournée. Maligny regarda la fine silhouette disparaître au tournant de droite. C'était la direction de l'Hippodrome d'Auteuil. Le plan du Bois se dessina tout entier devant l'esprit de Jules. Par cette route, la jeune femme ne pouvait gagner que deux sorties: celle de la Muette ou de la Porte-Dauphine. Sans plus se préoccuper de la douleur, aiguë cependant, que lui infligeait la blessure de sa main, Maligny mit lui-même sa bête au grand galop.
Allait-il apercevoir à nouveau la robe alezane du cheval de la mystérieuse enfant? Il était bien décidé, dût-elle penser qu'il abusait de la situation, à la suivre cette fois, s'il la rencontrait... Elle devait avoir eu, de son côté, un pressentiment de cette poursuite, et son désir passionné d'éviter Maligny alternait sans doute, chez elle, avec un désir, non moins passionné, de le revoir. Il la reconnut, en effet, à la hauteur du lac supérieur, qui avait mis son cheval au pas, et elle regardait sans cesse derrière elle. A son tour, elle reconnut le jeune homme. Elle rougit si profondément, qu'à cette distance il put voir la pourpre du sang incendier ce délicat visage, dont il ne distinguait pas les traits. Cependant, elle ne changea pas aussitôt l'allure paisible qu'elle venait d'adopter. Visiblement, elle ne voulait pas sembler craindre l'approche du poursuivant, qui l'eut bientôt rejointe. Il la salua en la croisant et, l'ayant dépassée, se trouva singulièrement embarrassé. S'il revenait en arrière, il avait par trop l'air de l'épier. S'il poussait de l'avant, il la perdait tout à fait. Un seul procédé s'indiquait: obliquer vers la Muette, toute voisine, surveiller la porte cinq minutes—c'était le temps qu'il fallait à la jeune femme pour y arriver au pas.—Ces cinq minutes écoulées, si elle n'avait pas paru, il gagnerait la Porte-Dauphine, en coupant au plus court de toute la vitesse de sa bête, et il attendrait là, de nouveau.
—«Mais qui peut-elle être?...» se disait-il en exécutant la première partie de ce programme, puis la seconde. «Voilà ce que c'est que de jouer trop cher et d'être emmené loin de Paris tout l'hiver, par une maman inquiète!...» Jules, en effet, avait dû, au mois d'octobre précédent, avouer de très grosses pertes au baccara. Sa mère avait mis, pour condition au règlement de cette dette, que son fils passerait l'hiver avec elle à La Capite, une grande terre qu'ils possédaient en Provence, à mi-chemin entre Hyères et Saint-Tropez. Mme de Maligny était veuve. Elle adorait son enfant unique, ce garçon généreux intelligent, charmant, qu'elle avait follement gâté,—on saura, tout à l'heure, pourquoi,—mais les légèretés de ce caractère l'inquiétaient, maintenant, jusqu'à la torture. Le sang des Maligny, de ces Parisiens à moitié Slaves, lui était connu par une triste expérience: son défunt mari l'avait à moitié ruinée. Elle avait donc imaginé ce moyen d'enlever Jules plusieurs mois aux tentations de Paris. Par la même occasion, elle surveillerait d'un peu plus près une exploitation d'où dépendait le meilleur de leurs revenus. Ils étaient rentrés rue de Monsieur, dans le vieil hôtel familial, depuis trois semaines, et le jeune homme, qui s'était parfaitement amusé dans cet exil rustique,—il s'amusait toujours, et de tout, et partout,—commençait, malgré de solennelles promesses, à respirer avec gourmandise les effluves retrouvés du boulevard et des Champs-Elysées. «Je ne connais plus,» continuait-il, «les nouvelles recrues du bataillon de Cythère, comme disent les journaux que lisent ces dames!... C'en doit être une...» Est-il besoin de commenter cette formule, qui prouvait dans quelle variété le jeune homme classait définitivement la gracieuse enfant à laquelle il venait de rendre un si courageux service et si spontané? «Mais, alors, pourquoi ne m'a-t-elle pas donné son nom?... Pourquoi?... Son monsieur est peut-être jaloux... Peut-être ne veut-elle pas qu'il sache qu'elle est sortie ce matin, et seule... Dieu sait avec qui elle avait rendez-vous, quand elle a été attaquée par le chemineau!... En tous cas, le monsieur, si monsieur il y a, fait rudement les choses. Il n'a pas lésiné sur le cheval. Quelle admirable bête, et comme cette petite s'y tenait!» Hilda était déjà cette petite! «C'est une Anglaise ou une Américaine. Il n'y a que ces femmes-là pour avoir cette souplesse et cette énergie. C'est égal, pour un joli début d'histoire, c'est un joli début... Et maman qui m'a ramené à Paris avec l'idée de me marier! Si elle savait!... Il faudra expliquer les coupures de ma main. Bah! je trouverai. J'y penserai plus tard... Pour le moment, la grande affaire, c'est de ne pas manquer ma Dulcinée, puisque je joue les Don Quichotte, maintenant... Pourquoi diable a-t-elle paru si contrariée à l'idée de déposer une plainte?... Elle veut consulter? Mais qui? Elle aura eu honte de mentionner un protecteur. C'est encore très anglo-saxon, cela... Bon! je la vois... Oui, c'est elle... Cette fois, je saurai qui elle est, ou je ne m'appelle plus Maligny...»
L'innocente et farouche écuyère arrivait, en effet, juste à ce moment où Jules portait sur elle, dans sa pensée, un jugement qui l'eût consternée, si elle avait pu en connaître les termes et les comprendre. Elle approchait de la Porte-Dauphine, en longeant le trottoir de droite, au lieu de suivre l'allée cavalière, à gauche,—toujours dans le même désir d'échapper aux interrogations des habitués des Poteaux, qui la connaissaient. Maligny, lui, se tenait dans cette allée. Il passait, entre eux deux, tant de voitures et tant d'automobiles, dans cette avenue, la plus fréquentée de Paris à onze heures du matin, au printemps, que miss Campbell ne vit pas son sauveur, déjà transformé, de par les tristes lois de la brutalité masculine, en un suborneur. Elle franchit la grille au trot allongé de son cheval, contourna la petite gare, toujours à droite, et longea le boulevard Flandrin, qui longe lui-même la voie du chemin de fer. Maligny, qui venait par derrière, put de nouveau constater son talent équestre, dans une bataille contre son cheval, qui s'effara, cette fois, au sifflement d'une locomotive. Le Rhin, tout à l'heure si paisible, se défendit, pendant deux minutes, avec la sauvagerie d'une bête trop récemment débarquée, qui se sent sur le chemin de son écurie. L'adroite fille en eut pourtant raison, et, comme si de rien n'eût été, elle poussa l'animal, redevenu sage, dans la rue du Général-Appert, dans celle de la Faisanderie, dans celle de Longchamp, toujours sans donner aucun signe qu'elle remarquât le jeune homme, dont le cheval emboîtait le pas au sien, à trente mètres à peine. Il avait bien un peu de honte de son indiscrète chasse, mais le sort en était jeté. Il voulait savoir... Il la vit, enfin, qui tournait par la rue de Pomereu et qui s'engageait dans l'espèce d'impasse sur l'entrée de laquelle une grande pancarte transversale portait écrits ces mots: R. Campbell, horse dealer. L'insulaire n'avait pas daigné les traduire. La pensée que sa «Dulcinée»—comme il l'avait appelée mentalement—pût être la fille de ce marchand de chevaux,—par hasard, il le connaissait seulement de nom,—ne traversa pas une seconde l'esprit de Jules. Il pensa qu'elle avait son cheval en pension là, et il attendit qu'elle sortît, en allant et venant au milieu des embarras de la rue de Longchamp, les yeux sans cesse fixés sur l'entrée de la rue de Pomereu. Cinq minutes, dix minutes, vingt minutes s'écoulèrent ainsi. La jeune fille ne reparaissait pas.
—«Elle se sera défiée,» se dit-il, «et défilée... Elle aura fait venir une voiture et sera partie par l'autre extrémité, celle qui donne sur la rue Mérimée...» Il venait de constater cette particularité. «N'importe. J'ai mon point de repère, maintenant... Avec un louis, un des garçons de l'écurie Campbell me donnera tous les tuyaux... Pour l'instant, allons nous faire panser la main. Elle commence à me faire très mal et mon poignet a enflé... Cette petite Anglaise est très jolie. Tout de même, je n'aimerais pas beaucoup à devenir manchot, fût-ce pour ses beaux yeux!...»
La blessure, ou, plutôt, les blessures dont le jeune homme plaisantait ainsi, n'avaient rien de très grave. Elle étaient, cependant, assez profondes pour qu'une fois rentré rue de Monsieur, il dût s'aliter, en proie à une telle fièvre, que le médecin parut redouter une menace de tétanos. Il lui avait bien fallu raconter à sa mère une portion de la vérité. Mais toujours persuadé qu'il avait eu affaire à une aventurière de la galanterie, il avait simplement parlé d'une promeneuse attaquée par un rôdeur, dans une allée perdue du Bois, sans mentionner ni la beauté de la jeune fille, ni son âge. Mme de Maligny n'avait pas eu de motif pour l'interroger sur des détails dont elle ne pouvait soupçonner l'importance. Son caractère se trouve avoir exercé une action si directe sur la suite de cette aventure, qu'avant de pousser plus loin ce récit, il est indispensable d'en donner un crayon, comme aussi de celui de son fils.
La mère de Jules était, au physique, une femme de plus de soixante ans, dont on devinait, à la voir, qu'elle avait été délicieusement jolie. La finesse de ses traits, la minceur de ses pieds et de ses mains, sa démarche et son port de tête suffisaient à dénoncer la Dame, même sans la grâce et la hauteur, tout ensemble, de ses façons. Si vous aviez passé un matin dans ces années-là, vers les sept heures, sur le trottoir de cette rue de Monsieur, une des plus tranquilles de ce tranquille quartier, vous n'eussiez jamais manqué de la rencontrer qui sortait de son hôtel. Depuis sa mort, une maison de rapport de huit étages a remplacé la vieille bâtisse entre cour et jardin, qui avait encore grand air, mais combien délabrée! Mme de Maligny allait ainsi à la chapelle des Bénédictines, tout près, entendre sa messe. Elle avait, si c'était l'hiver, une fourrure bien fatiguée, ses pieds aristocratiques étaient plébéiennement pris dans des socques de cuir épais. Si c'était l'été, son mantelet de soie noire—elle ne quittait jamais le deuil, depuis la mort de son mari—trahissait le travail d'une ouvrière prise à la journée, et son chapeau n'avait rien de commun avec les élégances de la rue de la Paix et de la place Vendôme. Pourtant, vous ne vous y seriez pas trompé une seconde: cette dévote aux bandeaux grisâtres, aux yeux bleus flétris par l'âge, au teint pâli par les jeûnes, qui trottinait seulette sur ce pavé, eût été parfaitement à sa place dans les carrosses du Roi, s'il y avait eu encore un «Château»—comme on disait sous la Restauration. Il est vrai qu'elle avait le droit de signer ses lettres, d'après la mode inaugurée par ses congénères du faubourg Saint-Germain, Nadailles-Maligny.—C'est leur façon de revendiquer leur noblesse d'origine, que d'accoler ainsi leur nom de jeune fille et leur nom de femme, et une impertinence tacite à l'égard de celles, parmi leurs cousines par alliance, qui ne sont pas nées.—Cette signature signifie que Mme de Maligny appartient à la grande maison des Nadailles, dont un des membres fut fait duc à brevet par Mazarin. Une telle distinction suffit pour classer historiquement une famille, en dépit de la boutade de Saint-Simon. «De ces ducs à brevet sans rang ni succession, le cardinal disait qu'il en ferait tant, qu'il serait honteux de ne pas l'être et de l'être... Les ducs non vérifiés n'ont ni fief, ni office, ni rien de réel dans l'Etat. Ils n'ont que les honneurs extérieurs et les marques des autres ducs, dont ils ne sont qu'une vide et futile écorce...» Il valait la peine de citer ces lignes, qui prouvent que l'on est toujours le vilain de quelqu'un. Saint-Simon daubait un duc de Nadailles, et il faisait lui-même, hausser les épaules à Louis XVI, qui se moquait de sa manie d' «étudier les rangs». Dédaigner en bas et être dédaigné en haut, c'est le triste lot de toutes les vanités. C'est aussi l'histoire de toute noblesse qui, n'étant pas une aristocratie sans cesse défaite et recrutée par l'embourgeoisement des cadets et l'accession, au contraire, des supériorités de la classe moyenne, s'immobilise et se fige dans cette attitude de mépris infligé et subi. Tous les malheurs passés et présents des hautes classes françaises dérivent de là. Cette philosophie paraîtra bien sérieuse, ainsi énoncée à propos d'une frivole anecdote de la vie parisienne d'il y a vingt ans. Mais les plus menus faits de la nature, s'ils sont regardés de près, peuvent servir, pour un observateur, à démontrer de grandes lois; et pourquoi refuserait-on, à l'historien des mœurs, le privilège d'appliquer la même méthode aux incidents qu'il raconte, en leur donnant leur pleine valeur par l'indication des causes? A quoi bon d'ailleurs excuser une disgression dont on va voir aussitôt qu'elle tient de la manière la plus directe à ces incidents?
Mme de Maligny, toute pieuse qu'elle fût, et toute bonne; avait, à un degré d'autant plus profond qu'il était plus inconscient, l'orgueil inefficace de sa caste. De là cette dangereuse éducation donnée à son fils, à laquelle il a été fait allusion déjà. A ses yeux, et quoique plus d'un demi-siècle se fût écoulé depuis 1830, un Nadailles ou un Maligny était un personnage à part, créé et mis au monde pour n'exercer aucun métier bourgeois, bien entendu, et pour n'occuper aucune fonction publique, en l'absence des maîtres légitimes. Elle eût admis—c'était ta concession suprême des émigrés à l'intérieur dont il reste aujourd'hui bien peu de représentants—que Jules entrât dans l'armée. Encore eût-elle éprouvé des scrupules de conscience, s'il avait fait carrière d'officier à l'idée qu'il devrait peut-être, quelque jour, rendre les honneurs militaires à tel ou tel ministre, à tel ou tel président. Cette inquiétude lui avait été épargnée, grâce à la foncière indolence du jeune homme, qui avait fait son service militaire pour s'en débarrasser, comme d'une corvée. Sorti de là, il avait trouvé infiniment agréable d'abriter son oisiveté derrière les principes sociaux de sa mère, laquelle avait, du moins, comme la plupart des gens de son type,—c'était leur honneur,—toutes les vertus de ses intransigeances monarchiques et religieuses. Les mœurs de cette vieille dame consistaient, depuis son veuvage, survenu quinze ans avant l'époque où se déroule ce petit drame, à se lever à six heures et demie, pour aller communier à sept. Elle rentrait, vaquait aux affaires de sa tenue de maison et à sa correspondance, qui comportait d'innombrables charités cachées, jusqu'à midi. Après le déjeuner, elle sortait à pied, quand il faisait beau. Si elle n'allait pas chez des pauvres ou bien à une séance d'Œuvre, elle avait toujours quelque visite à rendre dans cette petite province enclose entre les Invalides et Sainte-Clotilde, l'Abbaye-au-Bois et Saint-François-Xavier. Beaucoup parmi les familles qui habitent là portent, même à la date présente, des noms mêlés à la grande histoire du pays. Mais le vent des révolutions a soufflé trop fortement sur leurs arbres généalogiques. Ce ne sont plus que des débris, et de plus en plus rares. Combien des appartements où Mme de Maligny allait ainsi «cousiner» sont fermés ou loués à des Américains dégoûtés des palaces et qui recherchent les vieilles demeures! C'est pour les moderniser au dedans en conservant au dehors la vieille coquille. Les intérieurs fréquentés par Mme de Maligny offraient, eux, un contraste saisissant avec les souvenirs de Versailles qu'évoquaient les noms de leurs propriétaires. L'extraordinaire simplicité qui caractérisait, jadis, la vraie vie française, en dehors de la cour, y était reconnaissable à mille petits signes: rideaux d'un damas qui n'avait jamais été renouvelé, escalier sans ascenseur et dont la cage n'avait pas été recrépite depuis des années, vastes salons sans calorifère, plafonds fendillés, tentures fanées que retenaient des baguettes dédorées. Seulement les portraits pendus sur les murs représentaient les réels ancêtres des hommes et des femmes qui causaient parmi ces meubles défraîchis. Eux-mêmes, ces hommes et ces femmes, avaient, le plus souvent, des allures campagnardes, passant, comme ils faisaient, huit mois sur douze dans leurs terres, par économie. Mais ces terres leur venaient d'héritages. Ils les tenaient de possesseurs qui s'appelaient comme eux. Ce monde où toutes les personnes se connaissaient depuis toujours, quand elles n'étaient pas du même sang, était, par essence, celui des habitudes étroites, des routines indéfectibles. Il faut, hélas! pour demeurer exact, mettre au passé tous ces traits de mœurs, restes eux-mêmes d'un passé, presque aboli, dans ce dernier quart de siècle, tant l'évolution sociale se fait rapide. Jamais Mme de Maligny ne manquait, où qu'elle fût, de se lever, au coup de trois heures, pour regagner, soit à pied, soit en fiacre, la chère chapelle des Bénédictines, où elle assistait au salut. Elle rentrait, pour recevoir d'autres cousins et cousines, vers les cinq heures, dîner à sept et se coucher à neuf, avec une régularité digne des nonnes cloîtrées qui, tous les matins, entonnaient, pour sa délectation, derrière leur grille, avant la messe, l'admirable phrase de plain-chant: «Asperges vie hyssopo, Domine, et mundabor...» (Vous m'aspergerez avec l'hysope, Seigneur, et je serai purifié.)
Qu'a-t-il eu, le Seigneur, quand elle a paru devant lui, à purifier, avec la mystique hysope, dans l'âme pieuse de cette douairière, qui ressemblait, trait pour trait, à une de ses aïeules du dix-huitième siècle, une très peu recommandable chanoinesse de Nadailles, dont le pastel, par Latour, était la merveille de sa chambre à coucher?—Et ce sosie d'une illustre pécheresse était une sainte! Mais sa sainteté s'accompagnait de l'idée fausse que j'indiquais tout à l'heure, et cet alliage d'erreur avait suffi pour qu'elle eût dépensé le plus passionné dévouement maternel à détestablement élever son fils.
En cela encore, Mme de Maligny était bien un type du tour d'esprit particulier aux femmes de sa classe, et qui devient si dangereux quand il s'agit des hommes qui leur touchent de près. Cette demi-recluse, qui ne dînait pas en ville cinq fois par an, n'avait jamais rêvé, pour Jules, que des succès de société. Elle n'avait rien tant surveillé, chez lui, que les manières. A sept ans,—il faut dire qu'en ce temps-là, son père vivait encore et que l'hôtel de la rue de Monsieur, déjà bien délabré à cause des folies d'argent du maître du logis, s'ouvrait volontiers, pour des réceptions,—le petit garçon était dressé à l'art d'entrer dans un salon et d'en sortir, de baiser la main aux dames et de saluer avec grâce. En revanche, il avait eu toutes les peines du monde à passer son baccalauréat, n'ayant jamais reçu de leçons qu'à domicile et d'un vieil ecclésiastique qui avait l'ordre de ne pas le fatiguer de travail. Par contre, il avait été soigneusement entraîné à tous les exercices qui constituaient, autrefois, l'éducation d'un gentilhomme. C'était un remarquable danseur, un escrimeur excellent, un cavalier accompli. Pour réparer, à force d'économies, les coupes sombres exécutées dans la fortune familiale, par feu Edgar de Maligny, son époux de regrettable mémoire, la mère trouvait tout simple de n'avoir plus sa voiture. Jules, on l'a vu, possédait, dans Galopin, une des plus jolies bêtes de selle dont pût rêver un beau garçon, habillé chez les meilleurs tailleurs, et qui avait son couvert mis dans les maisons les plus recherchées de Paris. Ce faisant, il réalisait l'Idéal que la très vertueuse, mais très déraisonnable douairière s'était formé d'une existence de jeune seigneur. Depuis qu'elle avait commencé de respirer, toutes les conversations entendues par Mme de Maligny, toutes les anecdotes auxquelles elle s'était intéressée, tous les rappels de figures familiales dont sa mémoire était peuplée, avaient conspiré à cette conception d'ancien régime. Elle ne s'était jamais douté, dans cet aveuglement, que ces brillantes supériorités de salon sont, neuf fois sur dix, la perte assurée de ceux qui les possèdent. Elles comportent, avec elles, le goût, la nécessité plutôt, du luxe et de ses coûteux raffinements. Il vient un jour où le grand seigneur le plus justement fier de son blason le vend pour avoir l'argent, non pas même de ses plaisirs, mais de sa représentation. Ces mêmes supériorités de salon supposent des succès de galanterie, et le jeune homme qui les a une fois goûtés a trop d'occasions de les multiplier pour ne pas s'y dépraver vite le cœur. Elles impliquent une frivolité d'habitudes qui ne laisse pas la moindre place à la réflexion sérieuse, et tel héritier d'un titre illustre, dont l'intelligence eût été capable de talent, s'éparpille en papotages dignes des caillettes qui les provoquent et y répondent. Puis, la mère, qui a été une grande chrétienne dans son coin et pour son compte, s'étonne avec désespoir, lorsque le monde pour lequel elle a dressé son fils lui renvoie un échantillon accompli de ses vénalités et de ses égoïsmes, de ses cynismes et de ses dissipations.
Cette histoire, moins commune à présent que ces éducations aristocratiques se font de plus en plus rares, était, ou allait être, celle de Jules de Maligny, quand le hasard d'une rencontre romanesque mit Hilda Campbell sur son chemin. C'est assez dire que la jeune fille ne devait pas marquer ce jour d'avril d'un caillou blanc, comme disaient joliment les poètes anciens. Déjà, ce goût de la vie élégante, imprudemment caressé chez son fils par la douairière, avait porté ses premiers fruits, puisque le jeune comte s'était vu obligé de déclarer cette grosse ardoise au Cercle—imitons son langage—qui avait déterminé l'exil en Provence. Mais Jules était, malheureusement pour le repos de Hilda, tout autre chose qu'un simple mauvais sujet. Un trait singulier de sa nature le rendait plus dangereux que n'eût été la précoce corruption d'un viveur élégant de vingt-cinq ans. Cette goutte de sang slave, qui donnait à sa physionomie cette langueur, tour à tour, et cette mobilité entraînante, faisait de lui un personnage également déconcertant, et dans le Paris archaïque où il avait grandi, et dans le Paris ultra-moderne où il évoluait, de par l'enchaînement de ses relations. Sa mère n'avait pas calculé non plus qu'un garçon, très à la mode dans un petit cercle, ne tarde pas à l'être dans beaucoup d'autres. Autant dire qu'il finit par fréquenter des sociétés très mélangées. Des petits bals blancs donnés dans les solennelles nécropoles de la rue de Varenne et de la rue Saint-Guillaume, Jules avait passé, presque insensiblement, aux fêtes somptueuses auxquelles excellent les membres du Faubourg qui ont franchi la Seine et ont hôtel de l'autre côté de l'eau. La colonie étrangère l'avait ensuite accueilli. Les camarades qu'il avait su se faire dans ces milieux plutôt corrects l'avaient entraîné dans d'autres, qui l'étaient moins ou qui ne l'étaient pas du tout. A ceux-ci comme à ceux-là, il s'était prêté avec cet étrange pouvoir d'adaptation,—le charme et le danger de l'âme polonaise ou russe. On dit volontiers, de ces séduisants et décevants Protées, qu'ils sont des comédiens. Il faudrait ajouter: de bonne foi, et un comédien de bonne foi est-il un fourbe? Il ne vous trompe pas en pensant comme vous aujourd'hui et le contraire demain. Il a des sincérités successives. A trente-cinq ans, il rendra compte des sautes subites de ses impressions: il en jouera et il vous jouera. A vingt-cinq, l'enivrement de la vie est trop fort pour permettre ces calculs. Jules de Maligny,—pour prendre comme exemple ce rejeton, transplanté en France par les caprices de l'atavisme, des Lodzia de Lublin et des Gorka de Cracovie,—Jules de Maligny donc, n'avait jamais fait la connaissance d'un ami nouveau sans être persuadé qu'il avait rencontré le compagnon unique, le frère d'élection avec lequel réaliser les mythes immortels d'Achille et de Patrocle, de Nisus et d'Euryale! Le lendemain, il soupait à côté d'un autre, qui lui faisait oublier le premier. Il n'avait jamais courtisé une femme sans croire qu'il était dans la Grande Passion—avec deux majuscules—et que son goût d'une semaine, quelquefois, d'une heure, était un amour de toujours. La sensation présente le prenait tout entier. Quand il était avec sa mère, comme cet hiver, dans la solitude du domaine de La Capite, les idées les plus surannées de la douairière devenaient les siennes. Il ne rêvait plus qu'existence réglée, amortissement des dettes laissées par le père, grâce à un prudent ménagement des revenus actuels, dégrèvement des hypothèques qui pesaient et sur La Capite et sur l'hôtel de la rue de Monsieur, retour à la terre familiale et à la tradition. Et l'on a pu voir dans quel trouble l'avait jeté la svelte silhouette de la jeune Anglaise rencontrée au Bois. Les circonstances de cette rencontre étaient bien faites, avouons-le, pour parler à une imagination qui ne demandait qu'à trotter,—comme le charmant cheval alezan brûlé, ce Rhin, complice innocent d'un funeste sort, dont les rapides jambes avaient si gaiement emporté la pauvre Hilda Campbell vers l'allée déserte où elle avait été attaquée par un malfaiteur,—moins beaucoup moins périlleux, pour elle, que l'étourdi au cœur changeant qui l'avait sauvée.
Le trouble de ce premier «emballement»—cette vulgaire métaphore chevaline est, ici, trop justifiée—s'accrut encore dans la solitude presque complète à laquelle Jules se trouva condamné pendant plus d'une semaine. Même les ignorants savent que la conformation anatomique de la main rend les plaies de cette partie du corps, fussent-elles très légères, particulièrement susceptibles de complication. Le docteur redoutait cette abominable misère, qui s'appelle, dans le sinistre et mystérieux jargon médical, un «phlegmon sous-aponévrotique». Il avait à peu près condamné la porte de son patient. En proie à ce petit état fébrile qui favorise si étrangement les hallucinations du souvenir, Maligny revoyait sans cesse, comme en une série d'instantanés, empreints dans sa mémoire, les divers épisodes de son aventure: la lutte de la jeune fille avec le chemineau, sa grâce à se relever, son apparition à cheval quand elle était venue lui ramener Galopin, son départ aux grandes allures de sa bête, et le reste,—jusqu'à la rentrée dans l'écurie du marchand de chevaux. Il se reprochait à lui-même d'avoir manqué là de présence d'esprit. Pourquoi n'avoir pas suivi l'inconnue dans la maison Campbell, en exigeant d'elle son nom, sous le prétexte de porter plainte lui-même? Il en avait le droit, puisqu'il avait été blessé. Elle n'aurait pas pu lui refuser son témoignage... Enfin, il avait laissé perdre cette occasion. Il s'arrangerait pour en provoquer d'autres. Mais qui était-elle? Un détail, d'un ordre très minime, et très énigmatique, achevait de piquer sa curiosité, au cours de ces rêveries. Dès le soir du jour où il était rentré rue de Monsieur, avec sa main blessée et bandée, quelqu'un était venu demander de ses nouvelles qui avait repassé le lendemain, puis chaque matin. Ce visiteur assidu n'avait pas donné son nom. Le concierge l'avait décrit en des termes fantastiques et qui avaient encore aiguillonné l'imagination du malade:
—«Un monsieur ou un homme?... Je ne sais pas, monsieur le comte. Un Anglais toujours, et, avec les Anglais, allez donc vous y reconnaître!... Il y a des milords qui vous ont des binettes de jockeys et des jockeys qui vous ont des airs de milords... Celui-là vient sur un cheval, jamais le même, qui vous fait une piaffe dans la rue! Les pavés en jettent du feu... Il ne m'ôterait seulement pas sa casquette pour demander des nouvelles de monsieur le comte... Je les lui donne. Ah! il n'est pas causant. Il repart... C'est heureux qu'il sache monter comme il monte. S'il tombait, il se casserait pour sûr quelque membre. Il n'est pas rembourré, le gaillard. C'est long comme un jour sans pain et tout cuir, tout os... Il a dû aller chez les cannibales, monsieur le comte. Il a au front une cicatrice qui lui fait le tour de la tête. On dirait qu'ils ont voulu l'entamer, et puis, ils y auront ébréché leurs couteaux et leurs dents... Et ils l'ont laissé!...»
On aura reconnu, à ce portrait, la maigre et falote figure du neveu de Bob Campbell, du dévoué John Corbin. N'étant pas initié aux arcanes d'Epsom lodge, comment Jules aurait-il deviné que ce messager équestre était le propre cousin de Hilda? Il comprenait, pourtant, une chose: le taciturne visiteur prenait de ses nouvelles de la part de son inconnue. Le jeune homme en concluait, avec une fatuité, trop justifiée par de nombreux succès: s'il pensait beaucoup à elle, l'inconnue de son côté pensait beaucoup à lui. Cette certitude suffisait pour lui faire désirer avec passion un exeat que le sage médecin de la famille, le docteur Graux, ne lui donnait pas assez vite à son gré.
—«Avez-vous envie que je vous coupe la main?», répondait-il au jeune homme, en lui posant des sangsues, puis en lui enveloppant les doigts de cataplasmes. «Confessez-vous. C'est la petite dame du Bois qui vous donne cette fringale de sortie. Vous voudriez déjà être allé chez elle vous faire payer les intérêts de votre dévouement?»
—«Y ai-je droit, répondez oui ou non...?», disait Jules. Comme on voit, il n'avait pas observé, avec tout le monde, la discrétion qu'il continuait de garder avec sa mère. Le goût de la confidence lui était aussi naturel que celui de la séduction. Il n'y avait pas moyen de lui en vouloir d'un égotisme qui, chez un autre, eût été de la vanité. C'était, chez lui, la recherche spontanée de la sympathie, dans la signification originelle de ce mot: sentir avec, et il poursuivait: «Imaginez-vous, docteur, que je continue à ne pas savoir son nom. Mais je serai bien vite renseigné. Elle envoie, tous les jours, prendre de mes nouvelles, sans jamais un mot d'écrit, par un Anglais, un de ses compatriotes, sans doute... François, qui s'y connaît, croit que c'est un lord, tout simplement... Je suppose que c'est un monsieur à qui elle n'aura pas raconté que j'ai vingt-cinq ans et qui sera fièrement étonné quand je lui dirai: How do you do?...»
—«Hé bien! vous pourrez aller demain rendre visite à votre milord et sa milady de la main gauche, qui a bien failli vous coûter la main droite,» dit enfin l'homme de l'art à Jules, au terme d'une de ses visites, après avoir emmailloté la main cicatrisée, pour la dernière fois, par excès de précaution. «Mais,» et sa voix se fit sérieuse, «souvenez-vous que vous avez reçu un avertissement...» On imagine bien que Mme de Maligny n'avait pas pris pour médecin un libre penseur. «Oui,» insista-t-il, «à votre place, je me défierais d'une relation commencée ainsi. J'ai toujours observé, dans ma vie à moi, que j'avais eu tort de passer outre quand les débuts de mes rapports avec quelqu'un étaient marqués par une première difficulté...»
—«Vous n'allez pas me dire que vous croyez aux augures?» dit le jeune homme en riant.
—«Je crois qu'il y a plus de choses dans le monde, que n'en connaît notre philosophie, comme un Shakespeare l'a écrit, ce qui signifie, pour moi, qu'il y a de l'occulte dans notre existence... Avec mes idées, j'explique cet occulte par la Providence. Appelez-la le Sort... Le fait reste le même...»—«Ce brave docteur Graux a cru m'impressionner avec son avertissement...», songeait Maligny en se dirigeant, une heure après cette conversation,—on voit qu'il n'avait pas perdu de temps,—du côté de la rue de Pomereu, de son pied léger, et de nouveau par une claire, une gaie matinée d'avril, mais d'un avril plus avancé. Il avait pris par le boulevard des Invalides, pour gagner, de là, l'Esplanade, traverser la Seine et monter la pente de l'avenue du Trocadéro. Il y a des arbres tout le long de ce parcours. Ils sont bien grêles et bien maigres, n'ayant ni terroir vraiment riche où nourrir leurs racines, ni vitale atmosphère où épanouir leurs branches. Pourtant, la première sève du printemps courait sous leurs chétives écorces. Elle éclatait en frais bourgeons, qui mettaient, sur ces ramures, un papillotage de petites feuilles vertes frissonnantes au vent. L'or du dôme des Invalides prenait des teintes douces dans l'air bleu. Le jeune homme aspirait cette belle matinée en ouvrant, à la brise grisante, ses poumons de vingt-cinq ans. Il éprouvait cette allégresse du chasseur qui se prépare à battre un fourré de broussailles. Il haussait les épaules à l'idée du médecin et de son conseil: «Quand un savant se mêle d'être aussi un dévot,» se disait-il, «il devient un peu fou.» Graux, en effet, ne se contentait pas d'être catholique pratiquant, il appartenait—ceci soit dit pour expliquer le singulier discours tenu par lui à son malade,—à cette école dont une célèbre lettre du professeur Charles Richet au docteur Dariex, sur les phénomènes psychiques, a formulé le programme: «Faire passer certains phénomènes, mystérieux, insaisissables, dans le cadre des sciences positives.» Notons en passant cet autre phénomène non moins mystérieux:—beaucoup de ces médecins, qui ont exploré ainsi, avec des méthodes expérimentales, les étranges domaines du somnambulisme et de la double vue, de la lecture de pensée et des pressentiments, des dédoublements de personnalité et de la communication avec les morts, aboutissent à des conclusions d'un mysticisme complètement opposé à leur point de départ! La même aventure est arrivée au premier psychologue d'Amérique, M. William James, et au regretté fellow de Cambridge, M. Frédéric Myers. Concluons-en que le mot de Shakespeare, de cet admirable visionnaire des réalités profondes de l'âme, est strictement vrai.—Comme on le devine, Jules de Maligny ne s'était jamais donné la peine de pousser dans ce sens ses réflexions. Mais son hérédité slave se manifestait aussi par un goût pour l'extraordinaire. Il avait pris part, avec M. Graux, à plusieurs séances avec des médiums, et son tour d'esprit était assez voisin de la superstition pour que cette phrase de funeste présage, énoncée par le médecin, le poursuivit dans ces tout premiers instants. «Oui, il est un peu fou...» se répétait-il donc. «Et il m'a impressionné! Voilà ce que c'est que d'être resté si longtemps à la maison et de m'y être anémié... Mais c'est comme au jeu; quand il y a, au tableau, quelqu'un qui porte la guigne, je perds toujours. On n'est pas influençable comme cela!... Si le vieux Maligny avait été aussi pusillanime quand il fonçait sur l'artillerie du comte de Mesgue, aux cris de: France! France! Charge! Charge! Vieilleville! il n'aurait pas pris ces canons...» Jules contournait les fossés des Invalides, en ce moment, et regardait les couleuvrines armoriées qui allongent leur cou de bronze au-dessus du parapet. Trois d'entre ces antiques joujoux de guerre passent, à tort ou à raison, chez les Maligny, pour avoir été enlevés sur les Espagnols par le plus connu de leurs ancêtres, dans ce combat si pittoresquement raconté par Carloix, où les troupes françaises sont décrites marchant devant Metz «toujours en bon ordre, à la lueur de lune qui les esclairoit en ciel fort espare.[1]
Quand Jules était tout petit, son père l'avait souvent amené là, pour lui montrer ces soi-disant trophées de la bravoure de leur lignée. En sa qualité de descendant d'une noble race, jeté, par la destinée, hors des traditions militaires, la seule qu'il eût su maintenir, le jeune homme transposait étrangement la leçon d'audace donnée par ces reliques. «Passe avant, Maligny!», se disait-il, «et ne pensons qu'à vaincre... L'amour, c'est une guerre. Nous allons en reconnaissance et nous hésitons! Monsieur Jules de Maligny, vous allez vous donner votre parole de savoir qui est votre inconnue, aujourd'hui même,—et vous la tiendrez...»
C'est dans ces dispositions d'enquête immédiate et vivement poussée que ce frivole héritier d'un grand nom débouchait de la rue de Longchamp. Tout à coup, au tournant de celle de Pomereu, où il avait vu disparaître la milady du milord,—comme disait le docteur Graux, en bon Gallo-Romain rebelle à toute connaissance exacte du parler anglais,—un tableau très inattendu l'immobilisa de surprise. Un groupe se tenait devant la porte de l'établissement dont l'enseigne portait toujours le sacramentel: R. Campbell, horse dealer. Quatre personnes le composaient. Un gros homme court d'abord, aux favoris coupés à la hauteur des ailes du nez, flegmatique et grave dans un complet d'une de ces laines aux couleurs brouillées où les Ecossais retrouvent toutes les nuances, à la fois vives et fondues, de leurs moors:—le brun du sol, le vert du feuillage de la bruyère, le rose de ses bouquets, le gris de la pierre affleurante. A côté de Bob Campbell, son neveu, l'homme au front scalpé et aux interminables jambes, l'osseux et jaune Jack Corbin, tenait un fouet qu'il se préparait à faire claquer. Un monsieur et une dame, mis avec la correction un peu cherchée de deux Parisiens de haute vie, restaient debout sur la margelle du trottoir. Les uns et les autres suivaient les évolutions d'un grand cheval cap de maure, que manœuvrait, dans l'étroite rue, une jeune femme, ferme sur sa selle, le front barré d'une raie volontaire, les yeux attentifs aux mouvements des oreilles de la bête, la bouche serrée dans un pli d'intense résolution. C'était Hilda. Elle présentait à des acheteurs un animal importé de la veille et que l'audacieuse enfant ne connaissait pas. Ces gens avaient remarqué, dans l'écurie, la belle robe gris-ardoise de cet Irlandais d'un galbe très pur. Il s'agissait, pour le gros Bob, de trois mille francs à gagner du coup, sans frais. La bête lui en coûtait, rendue chez lui, deux mille et il en demandait cinq. Il avait dit à Corbin,—car c'était la dame qui voulait le cheval pour son usage:—«Jack, mettez-lui une selle de femme...», et à sa fille:—«Montez-le, Hilda...» Et la jeune fille était là, qui calmait l'animal, étonné. Avait-il jamais senti une jupe frôler son flanc? A le voir se grandir chaque fois que l'écuyère le touchait de la jambe, il semblait bien que non. Pourtant, après quelques essais de révolte, il s'était mis à trotter d'une manière à peu près réglée, la tête haute, frémissant, la narine crispée, mais dompté par la légère et juste pression du filet... Tout d'un coup, et au moment où Hilda, après l'avoir fait tourner sur lui-même, puis reculer, comme au manège, le mettait au galop doucement, elle aperçut, debout à l'autre extrémité de la rue, Jules de Maligny qui la regardait. Son saisissement fut tel qu'un flot de sang lui monta au visage et qu'une contraction lui secoua le bras. Le cheval sentit, dans sa bouche, le contre-coup meurtrissant de ce choc nerveux. Il secoua sa tête noire et se détendit en deux sauts de mouton pour se débarrasser de celle qui venait de lui faire ce mal. Mais Hilda avait déjà repris son sang-froid et la présentation de l'animal continua sans qu'aucun accident eût gâté le charmant spectacle de tant de grâce unie à tant de courage. Le cheval et son écuyère disparurent derrière la porte de l'écurie Campbell, et les quatre spectateurs de cette dangereuse expérience, si heureusement finie, suivirent à leur tour.
—«Elle veut acheter une nouvelle bête?...», s'était dit Maligny. «Et quelle bête! Le milord est plus généreux encore que je ne croyais... Mais pourquoi ne fait-il pas essayer par un professionnel les chevaux qu'il donne à sa petite amie? Celui-là ne savait rien de rien, et cabochard, avec cela? J'ai bien cru qu'il la déposait... Décidément, elle monte comme une centauresse...» Et riant à sa propre pensée: «Ce qui est bien, entre parenthèses, la plus sotte des comparaisons, car c'est justement la chose qu'un personnage, mâle ou femelle, de l'espèce centaure ne peut pas faire, de monter à cheval. Il en est un lui-même...» Puis, résolu: «Vous ne me sèmerez pas une seconde fois, belle dame, puisque, en dépit des augures du morticole Graux, notre seconde entrevue paraît devoir marcher si bien...» Songeur: «Mais, a-t-elle rougi de me reconnaître! A-t-elle rougi!... Ça bichera, pourvu que je suive la méthode de l'ancêtre: France! France! En avant! Vieilleville!... Fichtre! Elle en vaut la peine. Est-elle jolie! Lequel de ces trois hommes était le milord? Le gros devait être le marchand. Le maigre, l'écuyer de la maison. Reste l'autre, qui n'avait pas l'air d'un Anglais... Et la dame?... Ce sera une camarade. D'ailleurs, qui m'a dit que le monsieur de cette petite est un Anglais? L'individu qui venait prendre de mes nouvelles, de sa part, ne pourrait-il pas être un groom, tout comme ce grand faraud avec son fouet?...»
Sur ce monologue, aussi peu perspicace qu'il était peu édifiant, l'aimable étourdi pénétrait dans la cour, pavée, sablée et entourée de box, au centre de laquelle le marché se continuait. Bob Campbell et sa fille semblaient n'y prendre aucune part. Celle-ci flattait de la main, distraitement, l'encolure du cheval cap de maure, dont Corbin faisait, maintenant, les honneurs. Il ouvrait de force la bouche de la bête, écartait la langue et montrait les dents, signe de l'âge.—Il lui relevait les jambes de devant l'une après l'autre pour constater la qualité de la corne et l'état des soles. On entendait les phrases classiques, gutturalement jetées par l'Anglais:—«Sain et net... Pas de seimes. Pas de bleimes. Pas de mollettes.» Le monsieur et la dame assistaient à cette démonstration de l'excellence de la bête avec cette attention de demi-connaisseurs qui fait, d'une vente et d'un achat de cette sorte, un aussi sérieux et aussi comique débat qu'un entretien entre deux diplomates dont l'un garde en poche, à l'insu de l'autre, un télégramme réglant la question en litige... L'arrivée de Maligny fut un coup de théâtre qui interrompit soudain le brocantage. Hilda Campbell le vit la première. Sa distraction était grande, depuis qu'elle avait remis pied à terre, et ses beaux yeux bleus ne quittaient guère la porte grande ouverte. Le jeune homme resterait-il à l'attendre dans la rue? Se déciderait-il à passer sur le seuil?... C'était lui!... De nouveau, l'émotion de la pauvre enfant fut si forte que l'ondée de son sang pur colora ses joues minces d'une pourpre brûlante. Ses doigts se crispèrent autour de sa cravache. Oui, qu'elle était jolie ainsi, debout, sa taille fine serrée dans le corsage de son amazone gris de fer! La jupe, taillée en deux morceaux séparés, à la plus récente mode d'alors, affinait encore l'élégante sveltesse de sa silhouette. Les pans relevés, pour lui permettre de marcher, laissaient voir ses fines bottes en cuir jaune dont la gauche portait un éperon. Ses cheveux, que Maligny n'avait vus qu'ébouriffés par le désordre de la lutte avec le chemineau, serraient, maintenant, leurs nattes fauves sous le chapeau rond. La netteté de cette toilette, si sobre et si professionnelle, frappa aussitôt le visiteur d'un étonnement que l'attitude de la jeune fille augmenta encore. On se souvient qu'il l'avait quittée farouche et presque irritée de sa poursuite. Peut-être, si la blessure de sa main ne l'avait pas arrêté d'abord dans son entreprise, l'aurait-il en revenant rue de Pomereu l'après-midi ou le lendemain de leur aventure, retrouvée tendue dans la même sauvage humeur. Dix jours avaient passé, durant lesquels l'emprisonnement de Jules à la chambre et sa totale ignorance du nom de son inconnue l'avaient plus servi que n'eût fait la plus savante manœuvre de rouerie. Hilda s'était habituée à penser à lui sans se défendre contre les images attirantes que lui représentait sa mémoire émue: des yeux câlins, une pâleur patricienne, un sourire fin sous le voile léger de la moustache, une fière tournure de hardi cavalier—et cette blessure reçue pour elle! La virginale enfant s'était apprivoisée sans le savoir, suspendue au bulletin de santé dont le brave Corbin s'instituait le rapporteur quotidien.
De tout ce travail, accompli dans ce cœur si jeune, par l'admiration, la reconnaissance, la curiosité, le besoin d'aimer aussi et la naturelle ardeur de la passion naissante, Maligny eut, tout de suite, une trop évidente preuve. Il put voir, à mesure qu'il s'avançait, un sourire de surprise heureuse éclairer ce ravissant visage, teinté de rose, la tête blonde de la jeune fille se tourner vers le gros homme, debout près d'elle, en même temps que sa gracieuse bouche, aux lèvres comme ourlées, prononçait quelques mots. Une joie pareille, quoique plus flegmatique, éclata sur le masque sanguin du gros Bob. Cette même joie rayonna dans la falote physionomie du grand et long Jack, lequel laissa retomber le pied de son Irlandais,—au risque de faire manquer cette vente à son oncle. L'acheteur et l'acheteuse demeurèrent décontenancés, une seconde, par ce changement à vue auquel il leur était impossible de rien comprendre,—moins, cependant, que le jeune homme, lorsque Campbell s'avança vers lui. Et lui prenant la main gauche,—la droite était toujours bandée,—le digne marchand de chevaux la serra vigoureusement en lui disant la phrase que Jules avait prévue, mais sur un ton et avec une adjonction qu'il n'attendait certes pas:
—«How do you do, monsieur de Maligny? Très heureux de faire votre accointance...»
C'était une concession de l'insulaire aux naturels du pays qu'il daignait coloniser, que cet effort pour traduire le britannique: to make your acquaintance. Bob avait beau être un maquignon, très honnête, c'était un maquignon. Il avait pris l'habitude, ayant remarqué qu'un acheteur qui sourit est un acheteur un peu désarmé, d'exagérer ses fautes de français. L'habitude lui en restait, même dans les circonstances où il n'avait aucun intérêt à jouer l'Inglisch de café-concert.
—«Oui», insista-t-il, «je sais que, sans vous, ma pauvre Hilda était,—comment dites-vous cela?—meurdérée.» (Autre insularité. Il traduisait murdered à sa façon.) Nous n'avons point porté plainte, parce que nous savons qu'en France vous n'avez pas de juges. Vous ne les payez pas assez haut.» (Ici, insularité double: haut pour cher, pur anglicisme, et une impertinence à l'égard des continentaux.) «Chez vous, nous nous faisons justice nous-mêmes, nous autres, Anglais, quand nous pouvons!...» (Une mimique de boxeur commenta cet aphorisme.) «Et, quand nous ne pouvons pas, nous nous rappelons que Christ s'est réservé la vengeance.» (Dernière insularité: un rappel de la Bible et de saint Paul à propos d'une vulgaire histoire de maraudeur.) «Monsieur de Maligny, permettez-moi de vous introduire mon neveu, M. John Corbin.»
—«Très heureux, monsieur...» Ces trois mots, accompagnés d'un serrement de main à décrocher le bras valide de Jules, firent tout le discours du cousin de Hilda. Mais à voir l'expression de son regard de bonne bête reconnaissante dans sa longue face chevaline, comment douter que le digne écuyer ne fût aussi ému que son oncle? Il y avait chez ce garçon rude et solitaire, qui avait passé son existence à surveiller le mesurage de l'avoine dans les mangeoires et à secouer les litières pour savoir si les animaux avaient besoin de sulfate de soude ou de graine de lin, un extraordinaire pouvoir de romanesque. C'était lui, le pauvre demi-valet d'écurie, et non le jeune gentilhomme déjà gâté, qui aimait vraiment Hilda,—comme l'ingénieux Hidalgo, auquel il ressemblait physiquement, aimait la Dame du Toboso,—d'un culte absolument, passionnément désintéressé. Il n'avait jamais rêvé, même une heure, que sa secrète ferveur pour son exquise cousine pût être, non point partagée, mais comprise. Du moins elle n'avait, jusqu'ici, aimé personne. Il le savait et, pour cet amoureux caché, quelle douceur que cette certitude! Il savait également qu'elle aimerait un jour. Cela, Jack était prêt à l'accepter, pourvu que le rival préféré ne prît pas ombrage des menus soins dont il entourait la jeune fille. Au premier moment, la charmante tournure de celui auquel miss Campbell devait la vie n'excita donc, dans ce noble cœur primitif, aucune jalousie, quoique l'intérêt témoigné par elle, pour la santé du blessé de la rue de Monsieur, eût déjà éveillé son attention. Comment, d'ailleurs, se fût-il mépris, lui qui la connaissait si bien, au trouble dont elle était possédée, à ne pourvoir le cacher? Rien que le timbre étouffé de sa voix suffisait à la trahir.
—«J'ai dit à mon père, M. Campbell, et à mon cousin, M. John Corbin, combien vous aviez montré de courage, monsieur,» avait-elle commencé. «J'espère que votre blessure est tout à fait guérie...»
—«Tout à fait? Non, mademoiselle,» répondit Jules, «mais presque. Si j'avais eu mon exeat plus tôt, je serais déjà venu savoir comment vous aviez supporté vous-même les émotions de cette rencontre avec ce brigand...»
Il était bien, un tantinet humilié le descendant du Maligny des Mémoires de Vieilleville, d'avoir poussé mentalement le cri de guerre de son ancêtre, pour partir à la conquête de la fille d'un maquignon d'outre-Manche. Il ne pouvait plus avoir de doute, maintenant. Mais son incroyable adaptabilité fonctionnait déjà. L'inattendu de la situation commençait de le ravir, et il percevait aussi, avec son sens éveillé des milieux, le pittoresque quasi fantastique de ce coin d'Angleterre installé à cinq cents mètres de l'Arc de Triomphe. Au «France! France!» de tout à l'heure, il substitua, en pensée, l'all right qui était dans la note. Il avait rendu sa poignée de main à Bob, il la rendit à Jack, et il écoutait le père de Hilda lui répondre:
—«Vous ne connaissez pas les Anglaises, monsieur de Maligny. Elles ne savent pas ce que c'est que la peur... Si elle avait vu arriver ce cad[2], l'autre jour, elle aurait balayé le plancher avec lui... Vous dites cela?...»
Cette expressive métaphore, brutalement traduite de sa langue natale, s'accordait bien avec l'insolence de son discours. Elle fut accompagnée d'un clignement d'yeux qui justifiait, en tout petit, le mot fameux de l'Empereur: «Les Anglais ne s'aperçoivent jamais qu'ils sont battus...» Celui-là ne voulait pas admettre, au moment même où son cœur de père débordait de reconnaissance pour le protecteur de sa fille, que cette fille eût eu besoin d'être protégée! Puis, comme les affaires sont les affaires, il dit un: «Je vô demande votre pardon» peu cérémonieux, et il se retourna vers le cheval cap de maure et ses acheteurs, tandis que le rusé Maligny, entrevoyant aussitôt une chance de poser un premier jalon, interrogeait Hilda:
—«Et le cheval que vous montiez l'autre jour, est-il toujours ici, mademoiselle?...»
—«Oui,» répliqua-t-elle. « Tenez, le reconnaissez-vous?....» Elle montrait la tête éveillée du Rhin, qui se tendait désespérément, par-dessus la porte basse de son box, vers un seau d'eau posé à quelque distance. Ses naseaux reniflaient de convoitise. Ses lèvres gourmandes s'allongeaient. Vains efforts!... «Je vais te consoler, petit Rhin,» lui dit la jeune fille. «Allons, prends ton sucre.» Et, pour faire admirer à son nouvel ami le génie du spirituel animal, elle se haussait sur ses menus pieds, mettant ainsi, à la hauteur du museau penché de la bête, la poche de sa jupe, où elle cachait une provision de friandises, et le mufle du cheval fouillait, maintenant, non moins désespérément, jusqu'à ce que, de la pointe de sa lippe tendue, il eût agrippé un morceau qu'il se mit à broyer de ses dents rapaces. Hilda, toute rieuse, lui caressa la crinière en se tournant vers Maligny: «Vous avez vu sa malice. Et il a inventé ce tour-là tout seul!... Si mon père m'y autorisait, je le dresserais à quelque chose, pour le présenter au cirque de M. Molier. Mais Pa' n'admet pas les animaux savants. Il prétend que c'est déshonorer un chien ou un cheval que d'en faire un clown... Il ne tolère même pas la haute école...»
—«En tout cas,» dit Jules, «si j'en juge par ce cap de maure et par cet alezan, il n'a pas volé sa réputation, et il s'y entend à choisir les bêtes... J'en cherche une, justement,» continua-t-il. «Croyez-vous, mademoiselle, que vous aurez un cheval qui fasse mon affaire? Il y a trop longtemps que je monte Galopin, celui sur lequel j'étais quand nous nous sommes rencontrés...»
—«Vous cherchez un cheval?...», dit la voix de Bob. Il s'était approché pendant ce discours, après avoir pris congé de ses clients, et tandis que le palefrenier, surveillé par Jack, roulait des bandes de flanelle autour des paturons de l'Irlandais, avant de le rentrer. «Foi de Campbell! vous aurez la plus belle bête de Paris. J'attends un arrivage après-demain... Vous allez me dire exactement ce que vous voulez, en prenant, avec moi, une goutte de whiskey.—Hilda, préparez les verres, voulez-vous, dans la salle à manger? Mais vous n'aimez sans doute pas le whiskey. Les Français trouvent qu'il a un goût de fumée... Ça n'empêche pas que cette liqueur-là n'a pas trace d'acidité... Vous pouvez en boire toute la vie sans avoir de rhumatismes... Bon. Entrez dans Epsom lodge... A droite... Hilda, il va falloir que vous sortiez la jument baie. Donnez-lui un fort temps de galop... Monsieur le comte, aidez-vous vous-même.» (On a reconnu le help yourself, par lequel, dans les châteaux anglais, on vous invite à vous servir seul, devant la table chargée de viandes du déjeuner.) «Vous ne prenez que ça de whiskey? Un doigt à peine? Mais regardez moi... Un peu d'eau?... Maintenant, dites-moi votre type de cheval et pour quel usage... Est-ce un hunter[3] que vous voulez, ou bien un hack?... De quelle robe et de quel âge?...»
[1] Mémoires de Vieilleville, livre VI, chap. xxv: espare, vieux mot pour dire net.
[2] Cad, mot de la langue familière, qui signifie à peu près: goujat.
[3] Hunter, cheval de chasse. Hack, cheval de promenade.
Ce subtil et impulsif Jules de Maligny avait trouvé sur place le plus sûr moyen de justifier de nombreuses visites dans ce coin de la rue de Pomereu où tout son cœur allait tenir,—pendant combien de temps?... Tout son cœur? Non, mais toute sa fantaisie, ce qui, à vingt-cinq ans, est tout près de revenir au même, quand il s'agit d'une nature telle que la sienne: imaginative et sensuelle, toujours disposée, par suite, à parer d'illusion son égoïsme, à prendre des désirs pour des sentiments et de la volupté pour de l'émotion. L'excellence du procédé inventé par le jeune homme résidait en ceci que l'achat d'un cheval reste, entre toutes les négociations humaines, celle qui comporte certainement le plus d'allées et de venues, d'interruptions et de reprises, de demi-engagements et de dédits. Comment Bob Campbell et Jack Corbin se fussent-il étonnés de le voir reparaître l'après-midi, puis le lendemain, puis le surlendemain, faire de longues stations dans le yard, examiner une bête, en demander une autre, annoncer qu'il en essaierait une troisième, alors qu'ils étaient habitués à des clients qui les traînaient ainsi, de jour en jour, avant de prendre une décision? Le plaisant était que Jules n'avait pas le premier sou des quatre ou cinq mille francs que représentait l'achat du hunter ou celui du hack chez Bob Campbell. Les «reprises» exercées par Mme de Maligny, lors de la mort de son prodigue de mari, avaient fait passer, entre les mains de la veuve, les derniers débris d'une fortune follement dissipée. Son fils quoique majeur, n'avait donc que la pension que sa mère voulait bien lui servir, ci douze mille francs par an, somme énorme,—en ces temps-là,—pour un garçon logé, d'autre part, blanchi, nourri, chauffé, servi, et qui n'avait à prélever, sur ce budget de luxe, que les frais de sa toilette! Or, ni son tailleur, ni son chemisier, ni son bottier, ni son chapelier n'avaient jamais reçu que des acomptes. La dame de pique et celle de cœur croquaient si allègrement les mensualités de cet aimable étourdi que cet argent de poche était mangé d'avance pour bien des mois, même après le règlement qui avait précédé le départ pour La Capite. Il n'avait avoué, à son indulgente mère, qu'une des colonnes de l'ardoise. Dans ces conditions, acheter le cheval et le laisser en pension chez Campbell, à dix francs par jour, sans compter les ferrages, le vétérinaire, les pourboires, c'était, de nouveau, un peu de folie. Mais Hilda était si charmante, et, tout de suite, Jules s'en était senti, il s'en était cru, plutôt, si amoureux! Quand on doit déjà une vingtaine de mille francs sur la place de Paris, on peut bien en devoir cinq ou six mille de plus,—pas même de quoi changer le premier chiffre de la somme.
Il avait donc été convenu, dès cette conversation autour des deux verres de whiskey, parmi les sombres meubles en acajou massif de la salle à manger d'Epson lodge, que Maligny serait tenu au courant du prochain arrivage de chevaux, ce qui ne l'avait pas empêché de surgir à nouveau, dès les deux heures, culotté, guêtré, éperonné, sous prétexte qu'il avait réfléchi, et que l'Irlandais cap de maure ferait peut-être son affaire. Il avait compté qu'il demanderait à le monter le jour même et qu'il serait accompagné par quelqu'un de la maison, peut-être par Corbin. Ce serait une occasion d'«avoir des tuyaux» sur miss Campbell. Il employait volontiers cet argot de champ de courses. Il ne s'était pas avisé que la bonhomie toute britannique des insulaires de la rue de Pomereu lui permettrait, et aussitôt, de dépasser cette première espérance. Les longues années que Bob Campbell avait vécues à Paris n'avaient pas changé ses idées sur ce point si essentiel de l'éducation des femmes, qui justifierait, à lui seul, l'éternelle vérité du vers de Virgile:
Et penitùs toto divisos orbe Britannos.[1]
Un Anglo-Saxon de la vraie souche croirait faire injure à une jeune fille, s'il supposait un moment qu'elle a besoin d'un protecteur. Quoique la loi sur la «rupture des promesses», qui assimile très justement la séduction à un délit, n'existe pas en France, Hilda se promenait dans le Paris de ses goûts,—il est vrai qu'il n'était pas bien étendu!—on l'a déjà remarqué avec autant de liberté que si elle eût vécu dans Pall Mall ou dans Pimlico, sous la sauvegarde des sévères juges de son pays. Le père était si habitué à voir en elle uniquement la dresseuse de chevaux, qu'à cette demande d'essai faite par son nouveau client, il répliqua simplement:
—«La bête est verte, monsieur le comte. Etes-vous très sûr de vous, comme cavalier, ou voulez-vous qu'un de mes hommes aille avec vous?...»
—«Je suis très sûr de moi,» fit Maligny, «mais, comme le cheval ne m'appartient pas encore, je prendrai un de vos hommes...»
—«Well...», reprit Campbell. Il appela successivement de sa voix rauque, qui dénonçait trop la funeste manie du gin, trois de ses employés, dont son neveu: «Jack!... Dick!... Walter!...»
—«Jack et Dick sont sortis avec les deux nouveaux poneys,» répondit une voix, toute fraîche celle-là, tout argentine, celle de Hilda, dont le buste apparut à une des fenêtres du premier étage. Elle vit Jules et le salua, sans rougeur cette fois, de son loyal sourire. Elle continua: «Et Walter est à la forge, avec la jument baie.»
—«Voulez-vous monter avec M. de Maligny, qui essaiera l'Irlandais de ce matin?» dit le père. «Vous en profiterez pour faire prendre l'air au Rhône.» On se rappelle qui avait imaginé d'infliger ce sobriquet au camarade du Rhin et pourquoi. Puis, se tournant vers Jules, il interrogea avec un nouvel anglicisme:
—«Vous n'objectez pas?...»
Voilà comment, bien peu d'heures après avoir obtenu—pour le lendemain—l' exeat du docteur Graux, et en avoir usé tout de suite et abusé, le jeune homme se trouvait trotter botte à botte avec celle que le digne médecin avait appelée «une milady de la main gauche». Sa blessure, trop récente, et toujours bandée, ne lui permettait pas de déployer son talent de cavalier, dont il aurait eu besoin pour bien diriger un cheval à peine mis et très difficile. Tout juste arrivait-il à le maîtriser. Mais, pour les jeunes gens d'une certaine race, une petite sensation de danger, de risque, à tout le moins, est un excitant qui les grise gaiement. D'être sur cette bête très en l'air, et qui, durant cette promenade, ne se calma pas une minute, avivait, pour Jules, le plaisir inattendu de causer en tête à tête avec la jeune fille et très vite intimement. Il possédait, au suprême degré, le don dangereux des séducteurs-nés; il avait un art instinctif de poser, avec une grâce légère, comme enfantine, de ces questions qui établissent du coup, entre les interlocuteurs, des relations autres que les conventionnelles. Il se racontait lui-même avec une telle spontanéité, même à des indifférents, que, très naturellement, ceux-ci étaient tentés de lui répondre sur un ton pareil.
Hilda Campbell et lui n'étaient pas au bout de l'avenue des Poteaux qu'il l'avait déjà initiée à tout le détail de sa vie, dans la vieille maison de la rue de Monsieur. Avec quel art de comédien ingénu la réalité de cette existence, si simple, si peu excentrique, avait été maquillée! L'étroit et pauvre jardin sur lequel donnaient les fenêtres du salon du rez-de-chaussée était devenu un parc. Ce coin paisible, mais assez vulgaire, et, somme toute, très bourgeois, du faubourg Saint-Germain, s'était transformé en une province pittoresque, peuplée de couvents et d'hôtels jadis princiers, tous historiques! La vieille douairière dont il était le fils avait pris une tournure d'aïeule portraiturée par Van Dick—(sir Anthony, comme l'appellent tranquillement les cartouches de la National Gallery, à Londres. Ces insatiables dévorateurs que sont les Anglais ont happé et digéré le grand peintre Anversois et ils en ont fait un baronnet). Lui-même, Jules, se silhouettait comme le jeune gentilhomme des romans des mauvais élèves de l'exquis Octave Feuillet. Il était l'héritier mélancolique d'un grand nom, pas très fortuné, mais fièrement pauvre, consacrant ses vingt-cinq ans à consoler la solitude et le veuvage d'une mère incomparable. Il y avait, certes, les éléments de tout cela dans sa vie. Il en avait fait un très agréable arrière-fonds à des habitudes d'un ordre beaucoup moins édifiant. Mais constatant au regard de sa compagne, que ce roman tout familial intéressait la jolie Anglaise, il eut le flair de s'y tenir. Par une étrange suggestion de sa propre parole, plus il ajoutait des traits faussés à ce personnage ainsi posé, plus il le devenait sincèrement. Avait-il jamais hanté les cabarets à la mode, les luxueux cabinets de toilette des demoiselles et les tripots?... Il eût donné sa parole d'honneur que non,—et il n'eût pas trop menti. Il l'avait presque oublié. La passion naissante a de ces trompe-l'œil.
—«Mais vous-même, mademoiselle,» finit-il par dire, avec l'idée d'obtenir confidence pour confidence, «vous n'avez pas quelque part, en Angleterre, une maison de famille à laquelle vous rattachent des souvenirs d'enfance et que vous regrettez dans votre exil parmi nous?»
—«Une vraie maison de famille?» répondit-elle, «non... Il y en avait pourtant une qui aurait pu en tenir lieu. C'était celle où nous sommes allés tous les étés, pendant dix ans, en Shropshire... Nous n'y retournons plus, depuis la mort de ma mère.»
—«Ah!», interrogea Jules avec un intérêt qui n'était pas joué. «Vous avez perdu madame votre mère?... C'est un deuil récent?» Il attendait une réponse qui lui fournirait une occasion de quelques tirades émues sur les tristesses de l'existence, l'irréparable de certains malheurs, l'irremplaçable douceur de certaines affections,—enfin, toute cette phraséologie sentimentale à laquelle de plus averties qu'une pauvre petite Hilda Campbell se laissent prendre, depuis que le monde est monde et qu'il y a des fourbes à demi sincères pour jouer, à des femmes naïves, la comédie de la pitié attendrie. Aussi demeura-t-il décontenancé devant l'attitude de la jeune fille, dont le visage se serra, pour ainsi dire. Elle ne répondit qu'un mot à sa question:
—«Il y a déjà un peu de temps,» fit-elle évasivement. Puis, détournant aussitôt la conversation: «Tenez bien votre monture, monsieur de Maligny... Je vois un daim dans le fourré. Quelquefois, les chevaux en ont horriblement peur. On ne sait pas trop pourquoi... J'ai failli être tuée, l'été dernier, par la plus sage des juments que nous ayons jamais eues à la maison. Elle a aperçu un de ces petits cerfs qui débouchait à un tournant. Elle s'est emballée, sans que j'aie pu la ramener, jusqu'à la porte de Boulogne... J'ai bien cru que c'était fini, et que j'y restais...»
Elle rappelait cette aventure avec un de ces sourires de côté où il tient de l'énervement et du défi. Et pas un mot de plus sur sa mère morte. Gardait-elle si peu de fidélité à ce souvenir, sur lequel le peu scrupuleux Jules avait médité de spéculer? Il ne se doutait pas que cette image de la plus chère des disparues déchirait, chaque fois, le cœur de la jeune fille. Encore, maintenant, elle venait d'avoir horriblement mal à l'évocation inattendue d'un passé resté si cher. Mais ce n'était pas seulement sa beauté délicate qui la rendait pareille au plus délicat des types féminins créés par Shakespeare. «Que pourra faire Cordelia? Aimer et garder le silence...» Hilda était trop profondément sensible pour que tout son être ne se repliât pas à l'idée de raconter ce qu'elle sentait. Quelle ironie dans certains contrastes d'attitudes et de langages! Cette jeune fille, si passionnément tendre, taisait ses émotions, à cause de leur excès même, tandis que Jules proclamait, communiquait les siennes, précisément parce qu'elles étaient superficielles. Il les fouettait, il les surexcitait en les parlant. Si intelligent qu'il fût, comment aurait-il compris une nature à ce point différente de la sienne?
—«Ce n'est pas le regret de sa pauvre maman qui l'étouffera jamais,» songeait-il. «Tant mieux!... C'est bien naturel, d'ailleurs, si cette maman ressemblait au papa et au cousin... Délicieuse petite! C'est une orchidée poussée dans une écurie...» Et, ravi à part lui de la comparaison, il se prit à changer de sujet, lui aussi, et à causer chevaux,—puisque miss Campbell semblait s'intéresser si passionnément à son métier. Les chevaux les amenèrent bien vite à parler courses, puis, chasse à courre. Jules se rendit compte, aussitôt, que l'habitante d'Epsom lodge connaissait fort bien les divers endroits où fonctionnent les grands équipages des environs de Paris et leur personnel. Il demeura étonné lui-même qu'ayant, à plusieurs reprises, pratiqué volontiers ce sport à Chantilly, à Rambouillet, à Fontainebleau, dans la forêt de Compiègne, partout enfin, il n'eût jamais rencontré la jeune fille. Comme il arrive sans cesse, dans ce Paris qui est, au fond, un conglomérat énorme de toutes petites villes, leurs destinées s'étaient côtoyées en s'ignorant. Mais, ce que Maligny n'ignorait pas, c'était la moralité de la plupart des jeunes gens qui ont le «bouton» dans ces différentes chasses. Avec ce visage d'une joliesse idéale et cette tournure, impossible que Hilda Campbell n'eût pas été remarquée, par suite courtisée. Courtisée, jusqu'où? Il se posait la question, tout en continuant de galoper avec elle, et, à chaque seconde, il s'éprenait de plus en plus de cette adorable enfant qui ne soupçonnait guère les vraies pensées cachées derrière les yeux de ce décevant garçon, ces beaux yeux slaves qu'elle continuait de trouver si fins, si caressants, si pareils à ceux des viveurs qui l'avaient, en effet, remarquée et qui avaient essayé de la séduire. A tous, elle avait opposé ce flegme qui déconcerte les entreprises des plus audacieux. A aucun elle n'avait souri comme à Maligny, avec cette grâce de la tendresse qui s'ignore, parce qu'elle se croit seulement de la reconnaissance. Il venait de tant lui plaire, depuis cette dernière heure, de nouveau et de toutes les façons! Elle avait aimé de lui, d'abord, sa hardiesse à cheval au départ, et sa souple adresse. Si elle était une Cordelia par la physionomie et par le cœur, elle était aussi une écuyère professionnelle, et l'influence de son métier devait se mêler même à son rêve sentimental... Et puis, le philtre périlleux de ce rêve commençait de l'envahir. Elle venait d'écouter, avec tant d'avidité émue, ce que Jules lui avait raconté de son intérieur, de son vieil hôtel, de ses vieux domestiques, de sa vieille mère. Comment eût-elle douté de ces confidences? Elles s'accordaient aux impressions que son cousin Corbin lui avait rapportées toute cette semaine, quand elle l'envoyait aux nouvelles... Et les deux jeunes gens allaient ainsi, emportés par leurs rapides chevaux, si seuls, si libres, et attirés invinciblement l'un vers l'autre, pour des raisons très différentes! Au regard des habitués de l'après-midi, au Bois, qui les voyaient passer, ils étaient si bien appariés, si évidemment, semblait-il, créés l'un pour l'autre! Beaucoup de ces habitués connaissaient Hilda. Ceux-là savaient, pour employer un terme brutal du vocabulaire parisien, «qu'il n'y avait rien à faire avec elle». Ils savaient, en outre, qu'elle était coutumière de ces accompagnements, quand son père avait un cheval à présenter. Quelques-uns connaissaient aussi Jules de Maligny, étiqueté déjà, par la légende, du titre justifié de «mauvais sujet». Ils haussaient les épaules d'un mouvement imperceptible, à le regarder si empressé auprès de la jeune Anglaise, dans ce frais décor de verdure nouvelle, d'eaux peuplées de cygnes et de quelques allées cavalières.
—«Il perdra son temps, ce petit Maligny, comme tous les autres...» Telle était la signification de ce geste, dont le «petit Maligny» eût souri à son tour, s'il avait été assez libre d'esprit pour observer les impressions des promeneurs croisés de la sorte. Il n'y prenait pas plus garde qu'au bandage de sa main droite, dont il se servait, à présent, comme de la gauche. Il n'avait d'attention que pour la jeune fille. Chacun des geste de Hilda, chacune de ses attitudes, sa grâce à tourner sa blonde tête, une inflexion souple de son buste svelte, ses rires gais à de certaines minutes, et, à d'autres, ses silences songeurs, avivaient en lui la flamme brûlante de la fantaisie. La pensée qu'une aventure, commencée de la sorte, pût se terminer autrement que les diverses histoires qui peuplaient déjà son court passé, trop bien rempli, de dilettante de l'amour, ne traversait même pas son esprit. Lorsqu'ils se séparèrent rue de Pomereu, au retour de cette première sortie, son unique préoccupation était d'imaginer un autre moyen d'avoir un second tête-à-tête. Il n'avait pas besoin de tant de ruses. Bob Campbell lui-même, avec sa simplicité habituelle, le renseigna sur l'heure où il pourrait, si cela lui convenait rencontrer Hilda au Bois.
—«L'Irlandais ne vous plaît pas?...», avait-il demandé à Jules aussitôt. «Il faudra essayer le Rhône. Il est parfait, monté en homme, vous verrez... Hilda, vous reprends le cap de maure demain, avant onze heures. Vous lui donnerez un fort temps de galop, de quoi le baisser, que l'on puisse le présenter de nouveau, plus sage, à ce monsieur et à cette dame qui doivent revenir...»
Est-il besoin de dire que, le lendemain matin, l'amoureux—ou qui se croyait tel—avait, dès les neuf heures, parcouru, au trot allongé de Galopin, et dans l'un et l'autre sens, l'inévitable allée des Poteaux? Et faut-il ajouter que Hilda Campbell ne fut pas trop étonnée, quand elle l'aperçut, à son tour, qui venait de son côté? La pauvre fille avait bien deviné qu'elle intéressait très particulièrement le jeune homme. Elle éprouvait, à cette constatation, un plaisir qu'elle n'eut pas la force de lui cacher. Son cœur était pris, et son entière innocence rendait cette passion naissante si dangereuse pour elle! Comment le rusé personnage qui en était l'objet n'eût-il pas vu une invitation à pousser plus avant sa pointe dans un accueil comme celui qu'elle lui fit?—Un éclair de joie avait brillé dans les yeux de la jeune fille, un sourire était venu à ses fraîches lèvres ourlées, et une douceur avait vibré dans sa voix timbrée d'un rien d'accent:
—«Me permettrez-vous de vous accompagner un bout de route, mademoiselle?» avait-il demandé.
—«Le Bois est à tout le monde,» avait-elle répondu, enfantinement. Jules avait pris ces mots évasifs pour un «oui», dont il profita sans retard. Les voilà donc de nouveau partis ensemble, et la conversation de la veille recommençant, déjà plus intime:
—«Votre main n'a pas été trop fatiguée par la promenade d'hier?», avait interrogé miss Campbell.
—«Pas le moins du monde,» répliqua-t-il. «J'ai passé tranquillement la soirée auprès de ma mère, à lire et à me reposer... Et vous même?» ajouta-t-il. Puis insidieux: «Vous n'êtes pas sortie? Vous n'êtes pas allée au théâtre?»
—«Au théâtre?», avait répété Hilda, avec son rire jeune et qui montrait la double rangée de ses dents claires. «Mon père ne m'y conduit jamais... Nous soupons à huit heures. Nous restons ensemble jusque vers les dix heures. Il sort et je vais dormir à onze...»
—«Tous les soirs?»
—«Mais oui, tous les soirs.»
—«Et vous ne recevez personne? Vous n'allez pas à des dîners?»
—«Bien rarement,» répondit-elle. «Nous n'avons pas de parents, ici.»
—«Et vous ne vous ennuyez pas de cette vie monotone?»
—«Je ne m'ennuie jamais,» fit-elle. «Je n'ai pas le temps. Ce qui me manque un peu, c'est une amie... J'aurais aimé à avoir une sœur, je n'ai que Jack,» conclut-elle, avec son sourire de côté et en hochant sa tête mutine.
—«Le fait est que, comme sœur, cet excellent M. Corbin!...», dit Jules. «Ah! il n'est pas beau!»
—«Ne vous moquez pas de lui,» implora-t-elle vivement. Un scrupule venait de la prendre. Elle avait semblé mal parler de cet excellent garçon, si fidèle, si dévoué. «Vous ne saurez jamais combien il est bon.»
—«Mais je n'ai aucune envie d'en rire,» dit le jeune homme: «je serais trop ingrat moi-même, après qu'il est venu demander de mes nouvelles tous les jours, pendant ma maladie.»
Cette fois, Hilda ne put s'empêcher d'avoir aux joues une rougeur. Et ce fut un prétexte à Maligny pour continuer:
—«Savez-vous que, dès la première visite, j'ai deviné qui l'envoyait? J'en ai été d'autant plus touché que j'avais un remords sur la conscience... Mais oui. Je m'étais permis de vous suivre... J'ai dit: un remords—et non pas un regret. Car, si je ne vous avais pas suivie, comment aurais-je appris que vous demeuriez rue de Pomereu? Vous ne me l'auriez pas fait dire, n'est-il pas vrai?... Vous m'en avez voulu sur le moment, de vous avoir suivie avec cette insistance? Avouez-le...»
Pour toute réponse, cette fois, la jeune fille poussa son cheval plus vite encore. Jules pouvait voir l'impression que produisait ce discours, tout voisin d'être trop hardi, au gonflement du corsage de la farouche amazone, soulevé d'une respiration plus hâtive. Que risquait-il à être plus explicite encore? Et il continua:
—«Vous m'avez tant intéressé, tout de suite, mademoiselle... J'aime le courage, d'abord, je sors d'une race de soldats. Et vous étiez si brave, dans vôtre lutte avec cet apache!... Et puis, je vous ai trouvée si jolie quand vous vous êtes relevée, avec vos beaux cheveux blonds envolés en auréole autour de votre tête, avec votre pâleur où brûlaient vos grands yeux, avec le frémissement de votre belle bouche, avec...»
Elle l'écoutait, sans le regarder, et poussait toujours le cheval cap de maure, dont les actions étaient tout autres que celles de la bête de Maligny.—«Je vais claquer Galopin,» pensait celui-ci, «mais ça en vaut la peine.» Comme il se prononçait ces mots, si différents de ceux que proféraient ses lèvres, il vit tout à coup, suivi d'une stupeur qui, pour une seconde, le décontenança, la monture de Hilda virer littéralement sur place. Au risque de se tuer, l'énergique écuyère venait de faire exécuter, à son Irlandais, un tête-à-queue suivi, aussitôt, d'un galop du côté de l'écurie. Lorsque Jules eut lui-même retourné son cob, elle était à plus de cent mètres déjà. Cette manière de lui fausser compagnie ne prêtait pas à l'équivoque.
—«Ça y est...», se dit le jeune homme. «La gaffe! La grande gaffe! Elle s'est fâchée de mon espèce de déclaration. Serait-ce une honnête fille, par hasard?... Bah! Elle ne peut pas être bien en colère... J'ai trouvé ses yeux jolis et je le lui ai raconté... Voilà tout... Faut-il lui courir après, comme la première fois?... A quoi cela servirait-il? A l'exaspérer davantage, si elle est vraiment froissée... Mais comment la revoir, maintenant?... Parbleu! J'irai chez son père, comme si de rien n'était, à moins qu'elle n'aille se plaindre au vieux Campbell que je lui aie manqué de respect?... Pour deux ou trois compliments un peu soulignés, a-t-elle pris la mouche! L'a-t-elle prise!... C'est ce qu'on appelle filer à l'anglaise, ou je ne m'y connais pas. Avant d'aller plus loin, il est indispensable que j'aie pris des renseignements sur elle comme j'en avais l'idée. J'aurais dû commencer par là. Décidément, je vais toujours un peu fort. Qui pouvait deviner qu'elle ne rendrait pas? Elle avait tellement l'air de donner dans la main... C'est incompréhensible... Mais, avec les Anglaises, tout arrive.» Et, à voix haute: «Nous allons rentrer, mon brave Galopin. Toi, du moins, tu auras gagné à cette affaire...»
Galopin, comme s'il eût compris cette promesse qu'il n'aurait plus à s'époumoner en un train trop dur, s'était mis au petit trot. C'est avec cette modeste allure, qui n'avait plus rien de triomphant, que le descendant «d'une race de soldats»,—comme il s'était appelé lui-même assez sottement,—s'achemina vers l'hôtel de la rue de Monsieur.
Son sens inné du cœur féminin le lui avait très justement fait comprendre: la pire imprudence, en cette minute, eût été une visite immédiate rue de Pomereu, même pour des excuses. Il avait donc pris par la porte de la Muette et longé l'avenue Henri-Martin, afin de gagner, de là, le Trocadéro, le Cours-la-Reine, le pont Alexandre et la place des Invalides. Une allée cavalière est ménagée sur ce parcours, mais elle a plusieurs carrefours à traverser, que des tramways électriques rendent assez dangereux. Si l'amoureux n'eût pas eu, dans Galopin, un guide avisé, qui n'avait pas besoin d'être surveillé, cette rentrée au logis ne se fût peut-être pas accomplie, pour lui, sans quelque anicroche, tant ses pensées l'absorbaient. L'instinct de sauvage pudeur,—risquons le mot, de pruderie,—dont la jeune Anglaise avait été soudain saisie à des propos trop vifs, devait produire, sur l'imagination du jeune homme, précisément le même effet que la plus savante coquetterie. Qui n'a, dans la mémoire, le vers classique du poète latin sur Galatée, qui fuit sous les saules?
...Et tu fuis du côté des saules de la rive,
Mais pour être mieux vue, ô nymphe fugitive!
Si la sincère Hilda Campbell avait été une rouée, aurait-elle agi d'autre manière pour mordre davantage sur l'imagination de celui à qui elle plaisait tant déjà? Hélas! Il faisait mieux que lui plaire, à elle. A l'instant même où elle sa sauvait ainsi, d'une fuite folle et tout impulsive, loin du séducteur, elle était si bouleversée et, dans sa révolte, quoi qu'elle en eût, si ravie, que cette voix caressante d'homme lui eût parlé avec cette douceur!—Lui, cependant, descendu de cheval dans la vieille cour de sa vieille maison, en était à se poser, avec une véritable angoisse, bien rare chez lui, cette question, de nouveau: «Pourvu qu'elle n'aille pas parler à son père?...» Par extraordinaire, il négligeait d'accompagner le concierge chargé du pansement du précieux Galopin, l'unique habitant de l'écurie, jadis aménagée pour six chevaux et un poney. Aujourd'hui, la demi-ruine était venue. Le foin, acheté botte par botte, garnissait maigrement une des stalles où la maître Jacques de la loge le prenait au fur et à mesure. Une autre stalle servait à la paille. Le reste était vide. Les araignées tendaient leurs toiles grises entre les barreaux dévernis des râteliers. Les rats trottinaient à la recherche d'un peu d'avoine tombée, sur le bétonnage fendillé du sol. Ces traces de décadence n'empêchaient pas Galopin, l'hôte solitaire de cette maison de chevaux, de s'ébrouer gaiement dans le box qu'il se trouvait occuper tout naturellement, faute de rivaux. Le portier, jadis l'ordonnance d'un des oncles de Jules, était, par hasard, un bon palefrenier. Il savait qu'il ne faut pas laisser les bêtes de selle dans des atmosphères obscures, afin qu'elles ne deviennent pas ombrageuses. La plupart du temps, l'écurie restait ouverte, et l'on pouvait voir l'animal regarder, de ses grands yeux, le tableau peu varié de cette cour:—Mme de Maligny passant, dans sa toilette noire,—un fournisseur arrivant avec un paquet,—quelques visiteurs, toujours les mêmes, entrant et sortant à pas comptés,—ledit portier arrosant des fleurs disposées sur une des marches du perron,—et le maître de l'aimable animal manquait rarement de venir le flatter d'une caresse, quand il l'apercevait ainsi qui guettait la libre vie du fond de sa tiède prison. Si la pensée d'un «sans-raison»[2] est capable d'une surprise, cet alogos-ci dut se demander indéfiniment quel mystérieux lien rattachait les uns aux autres ces faits, en apparence si dissemblables: son abandon, au milieu d'une allée, huit jours auparavant, tandis que son cavalier se colletait avec un individu en haillons;—la disparition du jeune homme pendant toute cette semaine, où, lui, Galopin, avait été promené à la main, sous ses couvertures, d'une extrémité à l'autre de la rue de Monsieur;—puis, cette sortie, ce matin, ce furieux galop à tombeau ouvert avec le cap de maure,—cette rentrée tranquille—et, pour finir, cet oubli. Quarante-huit heures s'écoulèrent, en effet, pendant lesquelles Jules de Maligny vint et alla, sans prendre garde à qui que ce fût et à quoi que ce fût, absorbé par une idée fixe et bien simple: chercher, sur la place de Paris, des camarades qui eussent chassé avec miss Campbell et qui lui donnassent, sur elle, des renseignements exacts. Il fallait, aussi, que la curiosité de ces camarades ne fût pas éveillée par les questions posées. Un diplomate sommeillait dans l'étourdi qu'était l'arrière-petit-fils de la grande dame polonaise. Il se réveilla pour la circonstance, et Jules réussit, du moins, à réaliser cette partie de son programme. Ni Maxime de Portille, ni Lucien Mosé, ni Longuillon, ni Raymond de Contay, les camarades de fête qu'il consulta, ne soupçonnèrent qu'il eût un petit battement de cœur, sous son veston, pour leur dire:
—«Je suis en marché, au sujet d'un cheval, avec Bob Campbell. J'ai vu chez lui sa fille. Elle est rudement jolie. Qui est-ce, au juste?...»
—«...Une petite nigaude dont on n'a jamais pu tirer un mot. Elle s'était plus ou moins brisé quelque chose à la main en tombant, un jour, à Chantilly. Casal l'avait appelée la Cruche cassée...»
—«...Une petite sournoise qui doit faire ses farces dans les coins, ou je ne m'y connais pas. Le vieux Machault la serrait de près, et aussi La Guerche, avant son mariage... Mais les Anglaises trouvent le moyen de garder des figures d'anges avec des mœurs de faunesses...»
—«...Une petite grue qui ne pense qu'aux cadeaux et à l'argent. Je ne sais quel prince indien avait ses chevaux en pension chez le papa. Elle lui a carotté un diamant, gros comme une noisette... Donnant, donnant. C'est trop clair.»
—«...Un petit bijou de charme et de vertu, mon ami... Et de la branche! Une vraie lady et auprès de laquelle bien des duchesses pourraient prendre des leçons de manières. Toujours à sa place, et avec cela, si naturelle, si bonne enfant. Je te répète, un bijou...»
Ces quatre réponses, entre dix autres, n'étaient pas pour étonner outre mesure un Parisien comme Maligny, aussi «à la page», comme il eût dit lui-même. Que prouvaient-elles? Que la délicieuse Hilda n'avait pas traversé le monde des viveurs qui font profession de suivre les chasses sans être remarquée? Le contraste excessif de ces éloges et de ces critiques suffisait à établir son innocence. Elle avait, évidemment, humilié—par quoi, sinon par sa réserve?—ceux qui parlaient d'elle durement, sans rien formuler d'ailleurs que des insinuations. Des noms, pourtant, avaient été prononcés: ceux de Machault, de La Guerche, du rajah indien... C'en était assez pour que le jeune homme eût vraiment une petite fièvre d'inquiétude, quand, au terme de cette enquête, il risqua enfin une nouvelle visite à la maison Campbell. Si les accusations, jetées légèrement par deux de ses amis, étaient vraies, n'aurait-il pas dû s'en réjouir? N'était-ce pas une chance de succès de plus, pour l'issue d'une aventure où il ne s'engageait certes pas en vue de mériter un prix Montyon? Pourtant, la seule possibilité que ces mauvais propos ne fussent pas des calomnies lui était insupportable. Si la vie de tripot, de soupeur en cabinets particuliers, l'avait déjà flétri en lui la fleur de délicatesse qui s'en va si vite d'un jeune cœur, il n'avait que vingt-cinq ans. A cet âge, il se cache toujours, au fond de l'âme la plus entamée, une secrète réserve d'amour. La source de l'Idéal peut s'être appauvrie. Elle n'est pas entièrement tarie. C'est la raison pour laquelle le sang du jeune homme courait plus vite dans ses veines lorsqu'il se retrouva, quarante-huit heures après la brusque séparation du Bois, sur le trottoir de cette paisible rue de Pomereu. Imaginez qu'on lui eût donné à choisir, dans ce moment-là, entre ces deux alternatives:—d'une part, être reçu par Hilda avec un sourire et acquérir la preuve qu'elle avait commis les vilenies dont elle avait été accusée,—ou bien être renvoyé, mais avec la preuve qu'elle n'avait jamais manqué à sa modestie? Il eût préféré son propre échec, et la certitude de la pureté de la jeune fille. Il n'avait fallu, pour accomplir ce travail dans son esprit, que ces deux jours de réflexions.
Il faisait un ciel voilé, cet après-midi-là, quand, vers les quatre heures, Maligny passa le seuil de la porte derrière laquelle il avait vu la jeune fille disparaître le premier jour, alors qu'il ignorait tout d'elle encore et qu'il la croyait une simple aventurière. Un dernier frisson d'hiver courait dans ce ciel d'avril, qui avait été si doux à leurs trois rencontres. Oui. Ils ne s'étaient vus que trois fois, et il semblait à l'amoureux qu'il connaissait la mystérieuse enfant depuis toujours... Il constata, au premier coup d'œil, que la cour était vide. La silhouette alourdie de Bob Campbell n'était pas là pour la remplir de son importante présence, ni celle, osseuse et maigre, de Jack Corbin pour y mettre une note de pittoresque. L'heureuse chance de Maligny et la malheureuse chance de Hilda voulaient que le père fût en train d'essayer, à la Porte-Maillot, une jument trotteuse et que le cousin s'occupât d'un dressage dans un manège voisin. Les garçons d'écurie vaquaient à leur besogne, et leur jeune maîtresse était seule dans la petite pièce, au rez-de-chaussée d'Epsom lodge, qui servait de bureau au maquignon. Son fin profil se penchait sur des livres de comptes, où elle transcrivait le détail des dernières opérations de leur commerce. D'ordinaire, elle employait les heures du soir à cette besogne fastidieuse, et qui n'était guère dans ses goûts. Mais, depuis ces deux jours, et sous le prétexte qu'elle se sentait toute souffrante, elle n'avait plus quitté la maison... Un prétexte? Non. Le trouble où l'avaient jetée l'attitude de Jules et ses discours avait si profondément ébranlé ses nerfs, qu'elle en était malade. Surtout, elle avait une appréhension poussée jusqu'à l'angoisse: celle de le rencontrer de nouveau et qu'il lui parlât de cette même façon caressante. Toute pure et simple qu'elle fût, elle avait trop bien compris à quelle tentation préludait cet éloge si direct de sa beauté. A la seule idée que ces mots: «Je vous aime,» pouvaient lui être dits par cette voix, elle se sentait défaillir. Elle était trop réfléchie pour ne pas voir, dans une pareille manière de procéder, une marque, ou de beaucoup de légèreté ou de bien peu d'estime. Mais c'était aussi, cette demi-déclaration à laquelle elle avait coupé court dans un tel sursaut de pudeur, la preuve qu'elle plaisait à Jules. Elle ne pouvait se retenir de trouver, à cette évidence, la secrète et profonde douceur que la femme qui aime ressent, malgré elle, à constater qu'elle occupe la pensée de celui qu'elle aime. Ces émotions, si nouvelles pour la jeune fille et qui auraient suffi à la bouleverser, s'avivaient encore d'une inquiétude: la folle impulsion qui l'avait précipitée loin du tentateur ne risquait-elle pas ou de briser à jamais leurs relations, ou, tout au contraire, de rendre Maligny plus entreprenant? Se sauver, comme elle s'était sauvée, mais c'était clairement laisser voir qu'elle avait peur. Elle ne savait pas, dans le désarroi intime de son être, laquelle de ces perspectives elle redoutait davantage: être pour toujours séparée du jeune homme, ou bien avoir à réprimer, chez lui, des écarts plus vifs de langage ou de manières. N'aurait-elle pas dû aussi raconter à son père ce début de conversation, et comment elle y avait coupé court par ce subit départ? Elle s'en était tue vis-à-vis du vieux Campbell, comme aussi vis-à-vis de son cousin. Ce dernier avait, pourtant, deviné quelque chose, car il lui avait dit, en la regardant avec une expression singulière:
—«Ne croyez-vous pas, Hilda, que je devrais aller rue de Monsieur, savoir si M. de Maligny n'est pas de nouveau plus malade?... Il devait revenir pour le cheval et il n'a pas reparu...»
—«Il reviendra demain ou après-demain,» avait-elle répondu; et elle avait ajouté, sûre qu'en intéressant la fierté professionnelle du digne garçon elle l'empêcherait d'exécuter son projet: «En tout cas, vous auriez bien tort de passer chez lui. Il croirait que nous voulons lui forcer la main pour cet achat.»
—«Juste...», avait grommelé Jack Corbin, sans que le soupçon, apparu dans ses yeux, se dissipât entièrement. Aussi la jeune fille, que cette perspicacité gênait, fût-elle soulagée d'un poids véritable à se dire que son cousin n'était pas là, lorsqu'elle aperçut, du fond de la loge vitrée où elle libellait des factures arriérées, Jules de Maligny entrant dans la cour. Elle avait levé la tête, bien par hasard, à cette minute-là. Elle se courba aussitôt sur le grand-livre, dont elle relevait les chiffres, non sans que la flamme du sang monté à sa joue ne décelât son émotion. Si Jules avait consacré, à feuilleter les poètes anglais; le quart seulement du temps dépensé autour des tables de baccara, il aurait pu se rappeler à l'occasion de ces folles rougeurs, dont il avait déjà vu, à plusieurs reprises, ce frais visage comme incendié, les vers divins du Locksley Hall: «Sur sa joue et sur son front pâle, vint une couleur avec une lumière,—comme j'ai vu jaillir une rougeur rose dans la nuit du Nord.—Et elle se tourna, son sein secoué par un orage de soupirs,—toute son âme brillant comme une aube dans la profondeur de ses yeux bruns[3]...» Et il aurait faussé son impression en y mêlant de la littérature. Il fit mieux. Il en jouit, avec cette vivacité qui était le trait charmant de sa nature. Ce fut comme si la jolie compatriote de Tennyson lui eût fait l'aveu explicite de son sentiment. Lui-même, les inquiétudes traversées depuis ces deux jours l'avaient amené à ce point d'énervement, tout voisin des larmes chez ces natures d'homme à demi féminines. Ces soudaines poussées de pitié tendre rendent de pareils personnages si périlleux à rencontrer pour une enfant inexpérimentée! En s'avançant vers miss Campbell, à cette seconde, Maligny éprouvait réellement l'émotion délicate et profonde qui eût été celle d'un adolescent incapable de calcul et emporté tout entier par les tumultes d'une sensibilité jeune et naïve. Voyant Hilda si émue, défaillante presque, et comprenant combien elle était dénuée de protection dans l'étrange milieu où la destinée l'avait fait grandir, un remords le saisit. Oui, il se repentit, tout d'un coup, de ne pas l'avoir respectée davantage et dans sa pensée et dans ses paroles. Pendant ces quelques instants, il oublia et sa propre expérience du vice parisien et les insinuations de ses camarades. Il oublia Machault, La Guerche, le rajah aux somptueux cadeaux; et, avec une grâce de spontanéité aussi sincère, qu'elle était momentanée, il balbutia, plutôt qu'il ne prononça, cette phrase dont il aurait bien ri, s'il l'avait entendue dite par un Maxime de Portille ou un Guy de Longillon dans une circonstance analogue:
—«Je suis venu, mademoiselle... vous demander... de me pardonner, tout simplement... si je vous ai parlé, l'autre jour... d'une manière qui vous a déplu... Si j'avais pu deviner que vous prendriez les choses ainsi... je vous assure, je ne me serais pas laissé aller à penser tout haut comme j'ai fait...»
—«Ne recommencez pas,» interrompit Hilda, dans un petit geste de défense. La façon si directe dont Jules l'abordait la décontenançait de nouveau et touchait en elle à cette fibre, toujours si vibrante chez une Anglaise: la loyauté. Oui. Il y avait une loyauté absolue,—du moins, elle le crut,—dans la conscience du jeune homme, qui avouait ses torts sans rien tenter pour les atténuer. Il venait de les renouveler, pourtant, mais avec un tel air d'ingénuité, en s'en excusant par ces mots: «Je ne me serais pas laissé aller à penser tout haut.» C'était contre eux que Hilda protestait instinctivement. Puis, comme elle vit—ou crut voir—une souffrance et une timidité sur cette mobile physionomie, elle eut une faiblesse, elle aussi, celle d'ajouter: «C'était à moi de vous arrêter tout de suite, l'autre jour... Je n'ai pas su le faire. Je suis un peu une sauvage, voyez-vous...» Et, avec un demi-sourire intimidé: «Ce n'est pas en me battant contre des chevaux toute la journée que j'ai pu apprendre les manières des femmes de votre monde...»
—«Alors,» insista-t-il, en saisissant le joint avec sa souplesse d'enfant gâté, «je suis pardonné?»
—«Je ne vous en ai jamais voulu,» répondit-elle.
—«Hé bien! s'il en est ainsi, prouvez-le-moi en me permettant de vous accompagner encore, quand je vous rencontrerai au Bois, à cheval?...»
A cette question, trop nettement posée pour permettre aucune équivoque, et dont allait dépendre tout l'avenir de leurs rapports, la jeune fille ne répondit pas. Elle s'était levée au moment où Jules avait frappé à la porte. Elle était sortie de la petite chambre, ne voulant pas avoir là un tête-à-tête avec lui. Ces tout premiers propos d'explication avaient été échangés sur le seuil. En faisant quelques pas dans la cour, elle força son interlocuteur à les faire aussi. Elle s'arrêta tout d'un coup et parut hésiter une minute. Ses sourcils blonds s'étaient froncés. Ses paupières avaient battu. Enfin, résolue et le regardant bien en face, avec une expression infiniment sérieuse de son joli visage:
—«Monsieur de Maligny», commença-t-elle, «je vous dois trop de reconnaissance pour ne pas désirer vous revoir. Je suis trop habituée, d'ailleurs, dans mes sorties à cheval, à rencontrer tel ou tel des clients de mon père et à me promener avec eux pour que je m'interdise avec vous, qui m'avez sauvé la vie, ce que je me permets avec des indifférents... Mais vous devez comprendre que je ne suis pas arrivée à mon âge sans que l'on ait essayé de me dire ce que je ne devais pas écouter. Dans mon pays, une jeune fille ne se laisse faire la cour que par celui auquel elle est engagée[4].» On reconnaîtra, à ce petit idiotisme, le vocabulaire anglo-français de la maison Campbell. «Tous ceux qui m'ont manqué ainsi,—on manque à une femme quand on s'occupe d'elle, et que l'on ne veut pas l'épouser,—j'ai cessé de les connaître, simplement. Promettez-moi que vous vous conduirez toujours, avec moi, comme si mon père était là, et que jamais, vous m'entendez bien,» elle souligna le mot en le répétant, «jamais vous ne me parlerez d'amour. C'est tout ce que je vous demande, de me faire cette promesse sur votre honneur, et je n'aurai aucune objection à vous rencontrer au Bois...»
—«Je vous le promets,» dit le jeune homme, avec un accent qu'il ne se connaissait pas, aussi sérieux que celui de la jeune Anglaise. Il ne s'agissait plus ni de Machault, ni de La Guerche, ni du prince indien. Hilda avait déployé, depuis le début de cette scène, et surtout dans ce singulier discours, l'espèce de dignité irrésistible qui est le privilège des très honnêtes filles, lorsqu'elles défendent sérieusement, bravement, cette honnêteté. Plus tard, échappé à ce magnétisme, le séducteur se trouvera imbécile d'avoir pris à la lettre une semblable promesse. Sur le moment, il fait comme Jules de Maligny: il signe d'avance tous les contrats de renoncement, rien que pour voir un sourire d'orgueil rassuré s'épanouir sur une petite bouche triste, une clarté d'indulgence adoucir de beaux yeux sévères.
«Oui,» insista-t-il, «je m'engage sur l'honneur à être, avec vous, exactement ce que vous me permettez d'être, et rien de plus, et vous, miss Hilda, voulez-vous, en échange, me laisser vous demander une promesse?...»
—«Laquelle?», interrogea la jeune fille.
—«Celle d'essayer de me considérer comme un ami, un véritable ami... Tenez, comme M. Corbin, qui revient nous surveiller, je le parierais, à la mine qu'il a prise en me voyant ici...»
Tandis que les jeunes gens devisaient de la sorte, la rude figure du brave chien de garde qu'était Jack était apparue, en effet, à l'autre extrémité de la cour, juchée sur un énorme cheval, et suivie de Norah et de Birman, les chiens, réels ceux-là, qui ne le quittaient guère. Des aboiements féroces jaillirent soudain de la gueule des skyes,—ces manchons roulants sur de courtes pattes torses—au seul aspect de l'étranger, et le «How do you do?» de leur maître ressemblait fort, lui aussi, à un grognement. Ce grand long corps était habité par un de ces esprits presque animalement observateurs, comme en possèdent les gens du peuple, très voisins de l'instinct et qui vivent toujours avec les bêtes. Quand l'amour y ajoute sa lucidité, ces intelligences frustes ne peuvent guère être trompées. Corbin n'avait à son service, pour pénétrer les véritables intentions de Maligny, d'autres renseignements que ceux qui avaient d'abord ému sa sympathie en faveur du courageux défenseur de sa cousine. On se rappelle comme il l'avait accueilli. Ce premier éveil de reconnaissance subsistait toujours. Une défiance s'y mêlait déjà. Cette lutte entre deux sentiments aussi contradictoires donnait la plus comique expression de malaise à ce masque, flegmatique et rogue, couleur de cuir tanné, avec le bourrelet rouge de sa cicatrice aperçu sous la visière de la casquette. Ses yeux dévisageaient le nouvel ami de sa chère Hilda du même regard que les deux bassets, lesquels ne savaient évidemment pas s'ils devaient mordre les mollets de l'intrus ou lui lécher la main... Une fois de plus, la grâce innée de Jules fut la plus forte. Au salut bourru de Jack, lancé du haut de sa selle, il répondit par le plus cordial des:
«Je vais très bien, monsieur Corbin,» et il ajouta: «D'autant mieux que j'ai l'idée que vous m'amenez là, précisément, la bête que je cherche.»
—«Trop verte pour un amateur...» répondit brutalement l'écuyer.
—«Je vous ai vu monter, monsieur Corbin,» répliqua le jeune homme. «J'en serai quitte pour vous la confier. Elle sera mise au bouton, comme on disait autrefois[5], en huit jours...» Et, voyant Hilda chercher, dans la poche de la jaquette, du sucre pour le cheval, il lui en demanda familièrement un morceau. L'ayant brisé, il le distribua aux deux terriers. Le bruit des mâchoires broyant la friandise remplaça aussitôt l'aboiement. La moue du cousin s'éclaira de même. Il esquissa une espèce de rictus, d'une amertume dégoûtée; tandis que, continuant à tenir son rôle d'acheteur, Maligny se retournait vers miss Campbell pour lui dire, comme s'ils n'eussent parlé, dans leur tête-à-tête, que de cette acquisition possible:
—«Je reviendrai donc demain matin, mademoiselle, puisque monsieur votre père n'est pas là...»
Sur cette phrase, qui faisait, de son interlocutrice décontenancée, la complice forcée d'une légère fourberie vis-à-vis du cousin trop perspicace, il prit congé. A quoi bon préciser, par des commentaires, le pacte d'amitié qu'il venait de passer avec elle et qui lui permettait de gagner du temps? Et il se disait, quand il se retrouva sur le trottoir de la rue de Pomereu:
—«Si cette petite est une comédienne, elle est rudement forte. Vous n'êtes pourtant pas une poire, monsieur de Maligny.» Cette argotique métaphore traduisait la réaction que sa précoce expérience essayait en lui déjà contre l'accès de griserie sentimentale auquel il s'était abandonné. «Bah!», se répondit-il, «poire ou non, qu'est-ce que je risque? Si je perds ma peine à tourner autour d'elle, personne n'en saura rien. Et elle a bien l'air d'être sincère!... Sincère?... Mais Machault, alors?... Mais La Guerche?... Mais le rajah?... Pourquoi ne serait-ce pas là de simples ragots?... Et puis, en amour, c'est comme en duel: il faut voir venir... Je verrai venir, pendant que nous jouerons à l'amitié, et ce sera une occupation bien agréable, car elle est si jolie!...»
[1] Et les habitants de la Grande-Bretagne, si radicalement séparés du reste du monde.
[2] On a déjà rappelé, au chapitre II de ce récit, que c'est là le nom (alogos) donné irrévérencieusement, par les Grecs modernes, aux chevaux.
On her pallid cheek and forehead came a colour and a light;
As I have seen the rosy red flushing in the northern night,
And she turned, her bosom shaken with a sudden storm of sighs,
All the spirit deeply dawning in the dark of hazel eyes.
(Tennyson.)
[4] Engaged:—fiancée.
[5] Terme de l'ancien manège. M. le général J.-B. Dumas écrivait à l'auteur à propos de cette expression: «Nous avons vu disparaître en 1886 ou 7 environ dans l'armée le coulant, le bouton et le fouet de cuir souple qui terminait les rênes de bride. C'était un reste du premier Empire.»
Il y a, dans tout sentiment vrai, une force singulière, et qui agit un peu à la manière des énergies de la nature, auxquelles, d'ailleurs, les sentiments vrais ressemblent. N'en ont-ils pas la simplicité inconsciente, la continuité ininterrompue? Peut-être la science arrivera-t-elle, un jour, à découvrir, dans la sorte de suggestion qu'un cœur, profondément possédé d'une pensée, exerce sur un autre cœur, une influence analogue à celle de l'hypnotisme. Quoi qu'il en soit de la cause, l'effet n'est pas discutable. Comme une ardeur contagieuse émane d'une âme profondément passionnée, une femme qui aime un homme d'un amour sincère laisse rarement cet homme indifférent, et vice versa. Qu'il se révolte contre la prise de cet amour sur lui, ou qu'il y cède, cette prise existe. La repousser, c'est la reconnaître. De là dérivent, devant l'évidence d'un grand amour inspiré, ces aversions violentes, qui sont une défense d'une personnalité effrayée de se sentir envahir par une autre.
Si cette personnalité ne se rebelle point, cette mystérieuse puissance de contagion se manifeste par d'étranges métamorphoses de caractère chez celui ou celle qui est l'objet de ce grand amour. Aucun phénomène n'est plus fréquent. Aucun n'a été moins étudié, tant on en reste, malgré d'innombrables efforts d'analyses, à l'a b c du préjugé dans les choses de la tendresse. Il est convenu, par exemple, qu'entre deux cœurs, celui qui aime le plus est aussi celui qui se subordonne à l'autre, et il désire, en effet, se subordonner. En réalité, c'est lui qui impose à l'autre ses façons de sentir, lui qui modèle cet autre d'après ses émotions. Toujours, ou plutôt,—car il convient de ne jamais trop généraliser des lois qui comportent tant d'exceptions individuelles,—presque toujours, dans une passion partagée, le rôle directeur appartient au plus épris. C'est lui qui impose ses goûts, ses idées, ses façons de vivre. Entre un beau jeune homme, déniaisé jusqu'à en être déluré, comme un Jules de Maligny, et une jeune fille toute primitive comme une Hilda Campbell, la lutte paraissait très inégale. Il semblait bien, n'est-il pas vrai? que leurs relations dussent être conduites à son gré, à lui, et que la jeune fille dût simplement suivre le chemin où le jeune homme saurait l'engager. Mais Jules n'avait pour Hilda qu'un goût très vif, qu'un caprice très amusé, au lieu que la pauvre Anglaise était la proie d'un sentiment très sérieux. Dès le premier jour, elle avait été saisie par cet amour unique, total, absolu, dont les anciens avaient symbolisé la fatalité dans le mythe d'une Aphrodite impitoyable et invincible (amilictos et anikétos). C'était elle, la faible, la naïve enfant, qui allait avoir raison du jeune viveur, roué déjà, et le manœuvrer au gré de sa romanesque et pure sensibilité,—pour un temps. En effet, si le sentiment vrai a ce pouvoir d'incliner une volonté, il n'a pas celui de changer un caractère, et toutes les aventures de cœur finissent par se résoudre, à une certaine minute, dans des conflits de caractères. Qui creuserait cette formule y rencontrerait l'explication de bien des tragédies sentimentales, mises, par leurs victimes, sur le compte de tels ou tels événements, de telles ou telles erreurs. Les héros de ces drames secrets du cœur ont tout simplement agi, à un moment, d'après les traits essentiels et irréductibles de leur nature, après avoir vécu, dans le premier enchantement de l'amour naissant, d'après leurs émotions.
Que de fois cette simple volte-face équivaut à une catastrophe!... Mais dans les commencements de passion qui donc pense aux catastrophes de la fin? Quand on aime vraiment, comme Hilda, les lointaines menaces de l'avenir disparaissent dans l'ivresse trop forte du présent. Quand on a seulement un caprice, comme Jules, on ne se gâte pas la douceur du jour par des prévisions sinistres. A dater de cet entretien, qui ferma le tout premier acte, celui de l'exposition, dans ce drame ou cette tragi-comédie,—à la fin, vous choisirez,—le jeune homme cessa absolument de se demander où il allait, vers quel dénouement le menait cette intimité, qui devint aussitôt quotidienne, avec la fille d'un marchand de chevaux, lui, un patricien, fier de son nom. Que lui importait le lendemain? Comme il se l'était dit à lui-même: elle était si, si jolie! Elle avait passé, avec lui, une espèce de pacte d'amitié, grâce auquel il pouvait approcher d'elle, sous la seule condition qu'il ne lui fît pas une cour ouverte. En effet, durant les quelques semaines qui suivirent cette explication, le faux étourdi eut la sagesse de ne pas manquer au contrat. Il ne prononça pas un mot qui réveillât la susceptibilité effarouchée de la charmante Anglaise. Moyennant quoi, il lui fut permis de causer longuement avec elle, d'abord tous les jours, puis deux et trois fois par jour, dans cette grande camaraderie quasi garçonnière que les mœurs d'outre-Manche autorisent. Miss Campbell se la permettait sans scrupule, du moment que les bornes en étaient fixées comme elles l'avaient été. Pour mieux l'assurer, cette camaraderie, Jules avait commencé par mettre à exécution son premier projet. Il avait acheté le cheval cap de maure—ci, cinq mille francs! Il les avait réglés, en les empruntant et cinq mille avec, pour faire un chiffre rond, à un usurier, classiquement, et à vingt pour cent. Il avait baptisé la brave bête du nom de Chemineau, par souvenir du brigand, occasion de sa rencontre avec Hilda. Ledit Chemineau, placé en box chez Bob Campbell, lui coûtait, bel et bien, dix francs par jour.—Ci, trois cents beaux francs à la fin du mois, sans compter les dépenses à côté. «Plaie d'argent n'est pas mortelle,» dit le vieux proverbe français, qui a dû être imaginé par un gentilhomme-soldat de l'ancien régime. Mais cinquante louis de plus ou de moins, était-ce payer trop cher le droit d'arriver, chaque matin, rue de Pomereu, en disant au palefrenier:—«Comment va mon cheval, ce matin?...» Et, régulièrement, il trouvait Hilda dans la cour, en train de vaquer à quelqu'un des devoirs de son métier. Elle examinait des brides ou des selles, regardait le pansage d'un cheval, si svelte, si gracieuse, dans son costume ajusté. Souvent, elle abandonnait cette besogne, à cause de lui. Sachant à peu près l'instant de la visite de son nouvel ami, l'impatience de le revoir l'emportait, chez la tendre enfant, sur la réserve. Elle allait jusqu'au seuil de la porte d'entrée, et elle attendait là, sous le prétexte, tantôt de regarder une bête manœuvré par un des lads dans l'étroite rue, tantôt de reconduire un des clients ou une des clientes... Maligny, venait, d'ordinaire, en fiacre, pour être près d'elle plus tôt lui-même. Dès le coin de la rue de Longchamp, il penchait la tête à la portière, afin de voir si miss Campbell n'était pas là. Elle lui souriait à distance et le saluait d'un petit mouvement de sa cravache relevée. L'année était—pour employer la délicieuse expression de nos pères—à la première pointe du printemps. Avril s'achevait. Mai allait venir. Il était venu. Le ciel était tout bleu. Les oiseaux chantaient dans les arbres des jardinets ménagés de toutes parts autour des petits hôtels de ce quartier, hier encore si rustique. Des marchands roulaient, dans leurs haquets, des touffes de fleurs odorantes, des violettes, des roses, des œillets, des giroflées. Est-il besoin de murmurer et d'écouter des mots d'amour, quand on se sait, quand on se sent aimé, comme le perspicace garçon se savait, comme il se sentait aimé? De la passion de la jeune fille, quel signe que ce regard pour l'accueillir et cette fièvre d'attente qu'elle n'essayait pas de cacher? N'étaient-ce pas d'autres signes, et multipliés tout le long des jours, que sa confiance de plus en plus grande en lui, que leurs conversations de plus en plus intimes, que l'ingénu plaisir qu'elle lui montrait de sa compagnie,—et, pour finir, l'assombrissement de plus en plus marqué de la physionomie de Jack Corbin, le cousin ombrageux? La sérénité impassible du père ne semblait pas plus s'émouvoir des assiduités de Maligny auprès de sa fille que s'il eût assisté, invisible, à tous leurs entretiens. Il savait, eût-on dit, de source certaine, qu'il ne s'y prononçait aucune parole dont la mère eût pu s'inquiéter, si elle avait vécu. Non. Aucune parole. Encore une fois, que sont les mots, lorsque 4e frémissement des gestes et leur surveillance, l'éclat des yeux ou leur mélancolie, le timbre de la voix ou ses silences, dénonçant un sentiment d'autant plus évident qu'il se dissimule, d'autant plus violent qu'il s'enrêne, d'autant plus intense dans la rêverie qu'il s'interdit davantage de se manifester dans les actes?
Après des semaines, en effet,—sept exactement, jusqu'à la scène qui devait marquer le point culminant du second acte,—à quoi se réduisaient les épisodes de cette intimité?... Quand Jules était arrivé, de la sorte, rue de Pomereu, vers les neuf heures de la matinée, régulièrement Hilda montait à cheval devant lui et elle partait toute seule. L'amoureux restait vingt ou vingt-cinq minutes, davantage quelquefois, à bavarder avec Bob Campbell, si un pareil terme convient à une conversation avec un Anglais, toute coupée de rires taciturnes et ponctuée de monosyllabes. Ils discutaient ensemble les chances de gain de telle écurie aux prochaines courses,—la manière de traiter les boiteries,—les indices que telle couleur de robe ou telle conformation de la tête donnent sur le caractère d'un animal,—le talent et les défauts de tel ou tel cavalier. Quiconque a fréquenté des gens d'écurie connaît leur infatigable patience à remémorer indéfiniment les histoires de leurs anciens chevaux ou des bêtes remarquables qu'ils ont rencontrées. Quand ils ont formulé une de ces formules sacramentelles: «Et ce qu'il était beau cheval!...»—«...Et quel cavalier, indécrochable!...»—«...Ah! la bonne bête! Et culottée!...»—«Les profils busqués, tous cabochards...» l'orgueil d'une initiation se répand sur leurs visages et ils se sourient, parmi ces fantômes évoqués, de l'air entendu de deux augures. Je disais que ces amours de Hilda et de Jules se déroulèrent, durant ces sept semaines, sans épisodes. J'oubliais le nombre d'anecdotes que dut subir l'amoureux, toutes relatives à des incidents de chasse ou de courses survenus outre-Manche. Il les écoutait en regardant—car ces scènes se passaient, d'habitude, dans le bureau de Bob et devant deux verres remplis de whiskey,—une de ces grandes horloges engainées qui s'appellent, là-bas, grand father's clock, la pendule du grand-père. Enfin, un événement quelconque le libérait: l'apparition du vet[1] venu pour ausculter un cheval qui toussait, l'entrée d'un acheteur dans la cour, un télégramme annonçant l'envoi d'un lot de poneys. Jules s'échappait, pour enfourcher Chemineau, à moins qu'il n'eût envoyé Galopin en avant, par son domestique. Il partait, d'une allure d'abord réglée. Il se modérait jusqu'au détour de la rue, par prudence et pour ne pas voir apparaître, dans les prunelles claires de Corbin, toujours aux aguets, un certain éclair d'ironie. Il se rattrapait dès la rue de Longchamp. Une fois dans le Bois, c'est en galopant à tombeau ouvert qu'il dévorait l'allée des Poteaux, puisqu'il s'engageait dans la route qui va vers la Cascade et dont les cavaliers prudents redoutent si fort certaines parties, hérissées de ces cailloux dangereux, surnommés, en argot hippique, des «têtes de chats». Maligny était sûr de rencontrer, à un moment, sa mystérieuse petite amie, arrivant elle-même en sens inverse, au trot ralenti de sa bête et épiant son approche. Si elle ne se trouvait pas là, c'est qu'elle avait à dresser quelque cheval nouveau, et Jules poussait jusqu'à la piste qui longe le Tir aux Pigeons, où sont aménagés des haies, des barrières et de faux ruisseaux. Jamais la jeune fille ne lui plaisait davantage qu'alors, arrivant sur l'obstacle au petit galop d'un animal effaré, tout prêt à renâcler et à se dérober. Elle le maintenait droit et perçant de la cravache et de la jambe, et il sautait. L'ardeur de la lutte mettait du rose à ses joues minces, la joie du risque éclairait ses beaux yeux clairs, ses fines narines battaient, un sourire de fierté retroussait le coin de ses lèvres et montrait ses dents. Tout le joli paradoxe de leur roman était symbolisé dans le contraste entre le courage, la brutalité presque, de ce dangereux exercice et la si tendre, la si féminine façon qu'elle avait de cligner des paupières et d'incliner la tête à sa vue. Cette apparition avait un peu de ce charme, délicat et sauvage, virginal et hardi, que les Grecs représentaient par une autre fable, celle de l'Artémis chasseresse, de la Déesse qui apparaît dans Euripide à Hippolyte mourant: «O divine haleine parfumée! Bien qu'accablé de maux, je t'ai sentie, cependant. La déesse Artémis est ici!...» Et de quel accent ses fidèles la célèbrent: «Salut, ô très belle, la plus belle des vierges qui habitent l'Olympos, Artémis! O maîtresse, je te donne cette couronne tressée dans une prairie non foulée, que le feu n'a jamais touchée, où jamais pasteur n'a osé paître ses troupeaux, où vint seule l'abeille printanière, et que la pudeur féconde de sa rosée...» Et encore: «Maîtresse de la maritime Limna et des gymnases hippiques, Artémis, que ne suis-je dans tes plaines, domptant les chevaux Vénètes!...» Les antiques puissances de la vie humaine, que l'imagination de nos lointains aïeux personnifièrent, de la sorte, en mythes tour à tour terribles ou caressants, héroïques ou voluptueux, agissent en nous et autour de nous, les mêmes. Notre civilisation industrielle et scientifique les a dépouillées de leur parure de légendes. Ces puissances éternelles n'en conservent pas moins leur force secrète. C'était bien à l'instinct, manifesté jadis par le culte de Diane, qu'obéissait ce jeune Parisien à demi blasé, en se complaisant, comme il faisait, à ces rencontres avec l'humble dresseuse de chevaux. Ce qui l'attirait vers elle, c'était la sorte de poésie qu'incarnait la fille de Latone: l'énergie dans la fragilité, cette bravoure et cette adresse unies à cette candeur et à cette grâce. La silhouette de Hilda franchissant les haies, le buste droit, les mains fixes sur les rênes, en appelait, chez ce précoce habitué des tripots nocturnes et des boudoirs galants, à cet atavisme d'existence libre et saine où l'émotion n'était pas entachée de vice, où l'homme et la femme, voisins de la nature, avaient un compagnonnage presque fraternel, dans une activité à demi guerrière qui les purifiait de toute souillure, presque de tout désir. Peut-être la récente hérédité des grands seigneurs de Lithuanie, ses ancêtres, disposait-elle Jules de Maligny, plus qu'un autre, à goûter la fraîcheur de cette églogue sportive—farouche et romantique fleur d'Irlande ou d'Ecosse, éclose fantastiquement à quelques pas de l'Arc de Triomphe,—une course de soixante-quinze centimes au taximètre des fiacres d'alors.
Qu'ils se fussent rencontrés dans la route aux «têtes de chats» ou sur la piste des obstacles, les deux jeunes gens, une fois échangé leur second «bonjour» du matin, partaient ensemble, au trot rassemblé de leurs bêtes. Sans s'être concertés, ils avaient choisi, pour ces innocentes, mais trop fréquentes chevauchées, le moment dont j'ai déjà parlé, où les habitués élégants du Bois n'y sont pas encore, où ceux que l'on peut appeler les habitués professionnels n'y sont plus. Ils rencontraient bien, de-ci de-là, quelque personne de leur connaissance. Plus d'un regard, curieux ou railleur, les suivait, de temps à autre, à un détour d'allée. Hilda était trop profondément Anglaise pour s'en inquiéter. Parmi les bons ou les mauvais côtés de cette race—«comme il vous plaira,» eût dit leur Shakespeare,—le plus marqué est ce mépris du qu'en-dira-t-on? Et Jules se considérait comme dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de son «amie» par l'exactitude avec laquelle il se conformait au programme, passablement humiliant pour son orgueil de séducteur, qu'elle lui avait imposé. Il ne s'avouait pas qu'au fond, très au fond, sa fatuité éprouvait un assez vilain, mais trop naturel sentiment de revanche, à l'idée que leur attitude vis-à-vis l'un de l'autre prêtait à une équivoque. Il se fût, certes, indigné—car il avait de l'honneur—que l'un de ses camarades vînt lui dire, avec la délicatesse d'expression dont la jeunesse dorée de cette aube de siècle était déjà coutumière:—«Hein! La petite Campbell? Ça y est, mon Julot, et dans les grands prix...» Mais il n'était pas mécontent de deviner que les gens pensaient ainsi—dernière mesquinerie de vanité masculine qui ne l'empêchait pas d'être absolument sincère dans son abandon à l'attrait de ce qu'il dénommait, tout bas et pour lui seul, son «flirt équestre.» Ce flirt ne consistait, pourtant, qu'en privautés d'un ordre bien idéal: écouter Hilda qui racontait indéfiniment les détails de son enfance et de sa première jeunesse,—et répondre, lui, par d'autres détails, plus ou moins romancés, sur sa propre enfance et sa vie actuelle;—discuter sur des sujets aussi disparates que ceux-ci: la comparaison entre l'Eglise anglaise et le catholicisme,—entre la cuisine d'outre-Manche et celle de Paris,—entre le mariage là-bas et le mariage chez nous,—entre les étoffes des tailleurs de Londres et des tailleurs de Paris,—entre la reine Victoria et le président Loubet,—entre les romans de la collection Tauchnitz et ceux qui s'étalent aux devantures de nos gares,—entre les cuirs des selleries britanniques et ceux de nos harnais,—entre leurs races de chiens et nos races à nous!... La conversation de la pauvre Hilda n'avait rien de commun avec celle de ces gavrochines du monde, du demi-monde ou du quart de monde, qui ont instinctivement, en pensant, tout haut, l'esprit mordant d'un Forain ou la fantaisie d'un Donnay. En véritable fille d'Albion, elle pensait et causait «faits». Elle pavait aussi volontiers, pour parler comme lesdites gavrochines.—Cette pittoresque métaphore d'argot définit si justement ces entretiens où les phrases succèdent aux phrases, comme les coups de la demoiselle du paveur sur les cubes de pierre, enfonçant encore et encore la même idée dans le même coin, avec le même monotone effort.—Quand elle abordait un sujet, elle ne le quittait qu'après en avoir épuisé tout le détail. Rien de plus contraire au tour d'esprit d'un Parisien, et mâtiné de Polonais!—Cela fait deux légèretés et deux frivolités l'une sur l'autre.
Mais, pour émettre ces discours, elle remuait deux lèvres rouges dont Jules sentait, rien qu'en les regardant, qu'elles avaient la fraîcheur et la saveur d'un fruit... Mais sa voix avait cet accent un peu enfantin, presque zézayant, propre à certaines femmes de son pays... Mais l'azur de ses yeux fixant sa pensée prenait des douceurs et des profondeurs de rêve... Mais les horizons du Bois, si clairement verts maintenant, s'harmonisaient si délicatement à la transparence de son teint... Mais de chacun de ses gestes émanait, pour celui qui l'écoutait se raconter ainsi, un ensorcellement, et puis l'antithèse était si complète entre les petites dames qu'il avait si volontiers fréquentées et cette primitive. Il ne doutait plus de son absolue sincérité, à présent. Au cours de ces promenades, les trois noms jetés, par la malveillance des Portille et des Longuillon, dans les profondeurs soupçonneuses de sa pensée, avaient été prononcés entre eux: l'un par suite du hasard d'une rencontre, les deux autres intentionnellement. De ces trois épreuves, Hilda était sortie si intacte, si évidemment elle avait été calomniée!... C'était un matin, et l'écuyère venait de faire exécuter à un pur sang, à peine débourré, une série de sauts d'obstacles horriblement imprudents. Jules l'avait suivie sur Chemineau, qui n'avait pas non plus été très commode devant la barrière. Ils rentraient, laissant aller les bêtes au pas pour les rafraîchir quand ils croisèrent, trottinant sur un cob choisi exprès, et qui ressemblait plus à un fauteuil d'invalide qu'à un cheval, un personnage à mine tragique, Machault lui-même, l'ancien héros des salles d'armes et des hippodromes, le plus leste et le plus vigoureux des athlètes de la grande vie, voici trente ans. Une attaque d'hémiplégie l'avait terrassé l'année précédente. Il en était sorti, la bouche tirée du côté gauche, l'œil désorbité, le bras à demi paralysé. Suivi d'un groom, il essayait, pourtant, de reprendre un de ses exercices favoris, juché sur cette bête de tout repos, lui qui avait tant aimé les chevaux fringants et les périlleuses fantaisies de la haute école. Ses cheveux et sa barbe, outrageusement teints, rendaient plus sinistre encore sa face hagarde, guettée par la mort. Les deux jeunes gens passèrent à côté de ce pantin macabre, qui les dévisagea sans les reconnaître. A rencontrer ce spectre d'un de ses grands aînés, qu'il avait encore vu, quelques mois auparavant, portant beau à soixante ans passés,—aujourd'hui, quelle épave!—l'amoureux de Hilda eut un frisson d'autant plus intense qu'il s'y mélangeait les souvenirs des propos salissants auxquels il avait cru un peu tout de même. Leur infamie lui revint et lui fit mal, si mal, qu'il ne put se retenir de jeter un coup de sonde dans la conscience de sa compagne, en lui demandant:
—«C'est ce pauvre Machault. Vous ne vous êtes pas trouvée aux chasses avec lui autrefois?... Je parle quand il était lui... Car maintenant, vous avez vu...»
—«Ruin'd piece of nature!...»[2], répondit Hilda. Ses minces épaules s'étaient crispées, tandis qu'elle employait instinctivement, pour traduire son impression de pitié, une phrase du poète qui est, pour tout Anglais, ce que Dante est pour tout Italien: la source inépuisable des citations. Puis, fixant l'espace devant elle, avec son regard de fille de puritains, puritaine elle-même: «Comme mon père a raison de toujours citer le verset de Paul: Je me suis réservé la vengeance, dit le Seigneur.»
—«Quelle vengeance?», interrompit Jules. «Je ne vous comprends pas.»
—«Ce n'est pas bien intéressant à raconter,» fit-elle, avec un demi-sourire un peu amer. «Vous vous souvenez, quand vous vous étiez trompé sur mon compte, que je vous ai parlé de gens qui ont essayé de me dire ce que je ne devais pas écouter?... Un des pires a été M. Machault. Un jour, à la chasse, justement, dans la forêt de Rambouillet, nous nous sommes trouvés assez loin des autres... Il a essayé de m'embrasser. J'ai dû le frapper de ma cravache, au visage... C'était un bien mauvais homme! Comme il est puni!...»
Ce court récit, commencé impulsivement, parut lui avoir infligé soudain une émotion presque insoutenable. Toute la pudeur d'une fille de cœur qu'un insolent a froissée avait frémi dans sa voix. Rendons cette justice à Jules: il ne mit pas en doute, une seconde, la véracité de la charmante et sauvage enfant. Mais l'occasion était trop tentante d'exorciser à jamais toutes les flétrissantes idées dont il appréhendait secrètement qu'elles ne revinssent l'obséder quelque jour, et il dit:
—«Je le savais.»
—«Que M. Machault m'avait manqué de respect?», demanda-t-elle. Ce n'est pas possible...»
—«Qu'il vous avait fait la cour,» répondit-il. Puis, après une seconde d'hésitation: «Lui et M. de La Guerche...»
—«M. de La Guerche?...», répéta Hilda. Et avec quelles délices le jeune homme vit une mutinerie gaie remplacer, sur cette physionomie transparente, la révolte attristée de tout à l'heure. «On vous a raconté que M. de La Guerche m'avait fait la cour?... Oh! ça n'a pas été de la même manière... M. de La Guerche était un gentleman, lui... Mais comme il montait à cheval si comiquement, et comme il avait peur, Jack et moi, nous nous amusions, à lui donner des bêtes un peu cabochardes,—oh! pas méchantes, mais qui dansaient... Il se risquait sur leur dos, en geignant, pour me suivre. Savez-vous qu'il m'a proposé de m'épouser, tout bonnement!»
—«Et vous avez refusé?»
—«Je ne l'aimais pas,» répondit-elle.
Elle avait donné cette raison de son refus à un établissement—aussi prodigieux pour elle que jadis, pour Lauzun, l'union avec la cousine du roi,—de son même petit air posé et ferme. Ce n'était pas le sublime sacrifice d'une étalagiste de grands sentiments. C'était l'affirmation presque ingénue d'une manière d'être qui lui semblait très simple, celle d'une fille qui a la conscience de se suffire par son propre travail et qui se mariera d'après son cœur. La maison Campbell lui versait tant par mois pour ses services d'écuyère, comme si elle n'eût pas appartenu à la famille du patron. Sur cette somme, elle s'habillait, payait sa pension à son père très régulièrement, se blanchissait, et elle trouvait encore le moyen de mettre quelque argent de côté. Jules ne douta pas une seconde qu'en lui parlant de cette offre de mariage et de sa réponse, elle ne lui dît la vérité. Pourtant, il n'eut pas de cesse qu'il n'eût aussi tiré au clair l'histoire du bijou offert par le Rajah.
—«Et l'on m'a conté quelque chose encore,» dit-il, sans chercher d'autres procédés diplomatiques pour poser sa dernière question. «Oui,» insista-t-il, «que si vous aviez voulu, vous seriez maintenant Ranee aux Indes. C'est bien le nom que l'on donne aux femmes des Rajahs?»
—«Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant s'occuper d'une pauvre petite Hilda Campbell,» dit-elle en riant à belles dents. «Moi, Ranee? Mais je n'ai jamais quitté l'Europe. Il est vrai que nous avons eu en pension, ici, les chevaux d'un des Rajahs qui étaient allés au dernier jubilé de la reine... Il a passé six mois à Paris, avant de retourner en son pays. Il a donné, à mon père et à Jack, en s'en allant, des épingles de cravate étonnantes, et, à moi, un diamant, mon seul diamant!—Pour devenir la Ranee de ce Rajah, il aurait fallu me faire mahométane. Il était musulman.»
Un détail eût achevé de convaincre de son absolue sincérité un plus défiant qu'un amoureux de vingt-cinq ans, trop épris, d'ailleurs, pour ne pas être crédule. Cet entretien achevé, elle montra une totale absence de curiosité sur ceux ou celles qui avaient communiqué ces renseignements—ou d'autres, qu'il n'avait pas dits—à son interlocuteur. La pure enfant était si forte de son innocence, qu'elle ne pensait pas à se défendre contre les calomnies. Elle ne les imaginait pas comme possibles, même quand on les lui rapportait. Surtout, elle n'imaginait pas que son compagnon de promenade y eût prêté attention une minute. Elle pensa qu'il les lui avait répétées, pour en rire ensemble. Ainsi avaient-ils fait.
Quand ils se séparèrent, ce jour-là,—comme tous les jours et suivant une espèce de convention tacite,—de façon à revenir rue de Pomereu chacun de son côté, à un quart d'heure de distance, elle eut, pour lui dire adieu, son regard habituel, si droit, si franc, et rien de cette insistance inquisitoriale qui laisse deviner, chez une femme accusée, l'anxiété de savoir s'il reste encore, dans celui qu'elle aime, un doute contre elle. Elle était trop sûre qu'en fouillant son passé, semaine par semaine, heure par heure, son pire ennemi n'y découvrirait rien qui permît de seulement l'incriminer. Pour la première fois, à cet instant-là, et comme il la contemplait s'éloignant sous les branches, si souple et si fine, aux balancements de la croupe de sa monture, le plus chimérique des projets traversa l'esprit si influençable du fils de la douairière de la rue de Monsieur. Le soleil, perçant à travers les feuillages, découpait, sur le sable de l'allée, une dentelle mouvante de points d'ombre et de points de lumière. Ce même réseau de reflets obscurs et de clartés vives enveloppait l'amazone et son cheval en train de disparaître, et Maligny songeait:
—«On se donne beaucoup de mal pour arranger, dans le monde, des mariages qui tournent mal... Ne serait-il pas bien plus sage de donner son nom à une créature comme celle-là, si vraie, si naïve, si pure?... La Guerche n'aurait-il pas mieux fait de suivre son idée et d'épouser cette petite que d'aller prendre cette grue d'Hélène qui, un de ces matins, le trompera avec Gorrevod l'aîné, si ce n'est déjà fait?...» Il venait à peine d'acquérir la preuve de la légèreté avec laquelle on déchire, à Paris, une réputation de femme, et il s'empressait d'ajouter foi à d'autres propos de club et de bar sur le ménage d'un de ses camarades. «Avec une Hilda, on serait sûr, au moins, de n'être pas trahi... Une Hilda? Mais on n'épouse pas une pauvre petite Hilda Campbell, comme elle a dit... On n'épouse pas? Pourquoi? C'est ce que je me demande... Pourquoi?... Parce que la vie est arrangée en dépit du bon sens. C'est l'œuvre du diable devenu fou, racontait cet autre... Décidément, mon cousin Gorka n'a pas tort, avec son éternel nitchevo. Vivons toujours. Il arrivera demain n'importe quoi...»
Il faut avoir le courage de traduire, en langage vulgaire, ce mystérieux nitchevo du steppe. Dépouillé de sa grâce slave, il est l'équivalent de l'affreux vocable de l'argot parisien: le je m'en fichisme des cabarets de Montmartre et des petits théâtres. C'est la raison pour laquelle les Polonais et les Russes, que le hasard amène à vivre à Paris, y prennent si vite leurs grandes lettres de naturalisation. Tous ils sont plus ou moins atteints de cette étrange maladie qui est comme une anesthésie morale. Des bords de la Vistule ou de la Volga, ils passent à Maxim's ou aux Folies-Bergère, et ils y sont aussitôt chez eux. Il est curieux d'observer, au contraire, qu'après des années de vie parisienne, un Anglo-Saxon, même de médiocre moralité, reste dépaysé dans cette atmosphère des allures faciles et du plaisir goûté au jour le jour, qui est celle, non pas de toute la France ni même de Paris tout entier, grâce à Dieu,—mais du Paris où l'on s'amuse. L'Anglo-Saxon se déprave avec lourdeur, avec sérieux, si l'on peut associer des mots qui semblent jurer d'être rapprochés. Il n'arrive jamais à la désinvolte gaie dans les habitudes et les sentiments. Qu'est-ce, alors, quand il est demeuré intact dans son rigorisme d'outre-Manche! Peu s'en faut qu'il ne considère cette légère façon de pratiquer l'antique conseil:
Glisser, mortels, n'appuyez pas,
du regard dont les fidèles du Covenant jugeaient les débauchés des cavaliers. Quelle mission donnait Cromwell à ses gouverneurs militaires? D'exécuter les rebelles, sans doute, mais, surtout, de faire observer le repos du dimanche, d'empêcher les combats de coqs et les courses de chevaux, de fermer les maisons de boisson, de jeux et de rendez-vous. Le Protecteur et ses partisans avaient cet état d'âme que caractérisent si bien ces lignes de l'écrit trouvé dans le chapeau de Felton, l'assassin du duc de Buckingham: «Que personne ne me loue pour l'avoir fait, mais que plutôt tous s'accusent eux-mêmes, comme ayant été la cause de ce que j'ai fait. Car, si Dieu ne nous avait pas rendus sans cœur pour la punition de nos péchés, cet homme n'aurait pas été si longtemps impuni...» Et qu'avait donc fait le favori du malheureux Charles Ier que d'être, comme a dit un de ses historiens, et qui n'est pas suspect, «beau, présomptueux, magnifique, léger avec hardiesse, également incapable de vertu et d'hypocrisie»?... Mais, précisément, cette légèreté hardie, cet audacieux sourire de défi aux sévérités du scrupule, ont toujours froissé les consciences puritaines plus encore que le péché. Cela soit dit sans assimiler les impardonnables fautes d'un ministre d'Etat comme l'élégant, mais funeste Georges Villiers, avec les imprudences d'un Jules de Maligny, compromettant, sans trop s'en soucier, une «pauvre petite Hilda». Soit dit aussi sans comparer davantage la sombre haine d'un meurtrier politique et l'aigreur d'un John Corbin. On l'a deviné: ces réflexions se rapportent à l'effet produit sur le cousin de miss Campbell par les assiduités du nitcheviste de la rue de Monsieur.—Osons créer ce mot, pour ne pas en employer un plus sévère, à l'égard d'un étourdi, qui se serait fait pardonner bien d'autres égarements par le charme de son naturel, préservé à travers tout.—Mais un Anglais, et un Anglais amoureux, ne connaît pas ces indulgences-là, lorsqu'il s'agit d'un rival, et qu'il peut satisfaire la plus passionnée jalousie sous forme de jugement moral. Ce devait être le cas du cousin de miss Campbell, en cela, très logique. Non moins logique était l'aimable nitcheviste en se sentant un peu gêné par cette haine, même dans son insouciance, lui qui ne savait pas se passer de sympathie. Les jours allaient et, avec l'intimité grandissante, cette gêne grandissait devant le reproche muet que dardaient les sévères prunelles de ce rude et rogue Corbin. Ce regard pénétrant allait, malgré le nitchevo et ses indifférences, troubler, chez le jeune homme, le coin profond d'honneur qu'il portait en lui, en dépit de lui-même. Un petit fait qui aurait dû le rassurer, semblait-il, augmentait encore ce malaise. Dans les tout premiers temps, il lui arrivait, au Bois, soit qu'il galopât seul à la rencontre de Hilda, soit que la jeune fille et lui trottassent ensemble, d'apercevoir soudain, surgissant au détour d'un sentier, l'écuyer et son falot profil à la Don Quichotte. Maintenant, ces rencontres ne se produisaient plus jamais. Corbin se cachait-il pour épier les deux jeunes gens? Ou bien affectait-il, au contraire, de s'effacer, afin de laisser la place libre à un rival préféré? A une question, jetée comme au hasard, sur cette absence, assez singulière, en effet, de la part de quelqu'un dont le métier consistait, comme celui de sa cousine, à monter au Bois, la jeune fille avait répondu:
—«Il préfère dresser les bêtes dans le manège. C'est son nouveau, fad, à présent. Mon père et moi, nous croyons qu'il se trompe et que la promenade libre vaut mieux pour des chevaux dont la plupart doivent chasser. Mais, quand John a une idée, là, sous le front, on lui casserait le crâne avant de la lui ôter...»
Son transparent visage était demeuré clair et candide, pour donner, des faits et des gestes de l'excentrique neveu de Bob Campbell, cette explication toute professionnelle. Evidemment, Hilda était de bonne foi. N'avait-elle donc jamais deviné que l'affection de ce taciturne camarade de son enfance s'était transformée avec l'épanouissement de sa beauté? Le personnage était si taciturne, en effet, une si impassible froideur enveloppait tout son être, que Jules n'arrivait pas à se rendre compte, lui non plus, des vrais sentiments que ce garçon portait à la fille de son oncle. En revanche, comment eût-il pu mettre en doute l'aversion de l'écuyer pour lui? Chaque jour, elle se dissimulait un peu moins... Jules arrivait-il le matin? Il voyait les hautes épaules de Corbin disparaître dans les profondeurs d'un box, et il ne pouvait pas s'illusionner: ce soudain intérêt autour de la mangeoire ou des paturons de l'hôte de ce box n'était qu'un subterfuge pour n'avoir pas à le saluer. C'était la moindre insolence du cousin jaloux. A peine sa maigre et osseuse figure s'inclinait-elle quand les circonstances ne lui permettaient pas de faire autrement, si, par exemple, Jules et lui se rencontraient, face à face, dans le bureau de Bob Campbell. Très souvent, Maligny venait y passer une demi-heure, à la fin de l'après-midi, avec l'espérance d'entrevoir de nouveau le sourire ami de Hilda.
Le demi-Slave déployait, à inventer des prétextes pour justifier ces réapparitions rue de Pomereu, une Imaginative toujours en éveil. Tantôt il s'agissait d'un fructueux marché à faire conclure au gros Bob;—tantôt il voulait de lui un tuyau sur une prochaine course;—une autre fois, il avait à le consulter sur un achat de porto; et il apportait avec lui l'échantillon...—Tantôt... Mais à quoi bon énumérer des contes sans intérêt dont le jeune homme aurait pu s'épargner l'invention s'il n'avait tenu de ses atavismes ce goût d'inventer des fables—lust zum fabulieren, disait Gœthe avec un euphémisme tout philosophique!—Qui trompait-il, par ces racontars?... Bob Campbell? Mais le gros Bob l'aurait accueilli du même guttural bonjour quand il serait venu sans prétexte aucun. Pas une seconde, il n'aurait pensé à s'étonner. La présence de Chemineau dans l'écurie justifiait tout. Bob trouvait parfaitement naturelle la visite biquotidienne, triquotidienne, à n'importe qu'elle heure, d'un cavalier à son cheval... Hilda? Mais la sensible Hilda était déjà trop passionnément éprise pour éprouver, devant l'apparition de Jules, autre chose qu'une émotion si douce. Et le motif lui était bien indifférent... Jack Corbin?... Ah! Jack Corbin ne se laissait pas prendre, lui, à ce qu'il appelait tout bas d'«ignobles mensonges». Il n'eût pas été complet dans son type s'il n'eût pas haï la fourberie, petite ou grande. Cette facilité de son heureux rival à justifier ses survenues des fins de l'après-midi par des raisons notoirement fausses indignait le rigide garçon, presque autant que la joie évidente de sa cousine. Il sortait de la pièce avec une brusquerie qui ne pouvait pas, elle, être suspectée de mensonge. Tout au plus s'il ne claquait pas la porte. Les yeux émus de la jeune fille demandaient pardon à Jules, lequel aurait volontiers dit merci au cousin boudeur,—tant ce regard implorateur éclairait ce délicieux visage d'une lumière qui lui faisait chaud à toute l'âme. Ces fraîches lèvres frémissantes lui auraient dit: «Je vous aime...», que cet aveu n'aurait été ni plus certain, ni plus entier, ni plus tendre.
Etant données ces conditions de violente hostilité mal déguisée, on jugera de l'étonnement dont Maligny fut saisi quand, un jour, vers une heure de l'après-midi, le concierge-cocher, qui gardait l'hôtel de sa mère et soignait le cheval, vint l'appeler avec une mine de mystère et lui dire:
—«C'est le milord qui prenait des nouvelles de monsieur le comte, quand monsieur le comte était malade... Il veut absolument parler à monsieur le comte... Il est à cheval. Puis-je mettre sa bête dans l'écurie de Galopin?...»
Sur quels indices ce psychologue de la loge avait-il deviné que son jeune maître s'engageait dans un nouveau roman et qu'à ce nouveau roman le silencieux Anglais était intimement mêlé? Il l'avait deviné, justifiant ainsi la spirituelle boutade de ce délicat et génial observateur que fut Henri Meilhac. Vous rappelez-vous la Mi-Carême? Le viveur Boislambert a tenu, par caprice, un soir de carnaval, la place de portier chez une demi-mondaine dont il est fou. «Ah!» gémit-il, épouvanté des complications qu'il vient de constater dans l'existence de la dame durant cette courte séance de cordon, «j'ai été l'amant de Marguerite pendant vingt-deux mois. J'ai été son portier pendant cinq minutes. Eh, bien! il me semble que j'en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant son portier pendant cinq minutes, qu'en étant son amant pendant vingt-deux mois.» Et le portier de répondre, en hochant la tête: «Jugez, monsieur, jugez ce que vous auriez appris, si vous aviez été son amant pendant cinq minutes et son portier pendant vingt-deux mois!...» Le maître Jacques de la rue de Monsieur n'avait peut-être pas une philosophie aussi avertie, passant ses journées à introduire dans la vieille cour du vieil hôtel de vieux messieurs cérémonieux et de vieilles dames du gratin qui n'avaient rien de commun avec Boislambert et Mlle Marguerite. N'empêche. Il avait eu grand soin de venir en personne avertir Jules, et en se cachant soigneusement de la mère. On était au mois de juin, maintenant, et la veuve se tenait avec son fils, comme c'était leur habitude après le déjeuner, par les très beaux jours, dans un petit salon ovale, sur le derrière de l'hôtel. La porte-fenêtre de cette pièce ouvrait sur un jardin, une merveille autrefois, quand, au delà du mur du fond, d'autres jardins verdoyaient, et ainsi de suite, indéfiniment, jusqu'à la rue Vanneau,—alors rue de Mademoiselle,—et, plus loin, c'était l'immense parc de l'actuelle ambassade d'Autriche. Depuis quelques années, une haute cheminée et les hangars d'un grand entrepreneur de menuiserie coupaient cet horizon. Le soleil ne pénétrait plus dans ce jardin qu'à de certaines heures et lorsqu'il était très haut dans le ciel. Sa lumière, alors, touchait le gazon peu ratissé de la pelouse, les allées semées d'herbes sauvages, les arbres rarement taillés des massifs, d'une caresse qui transfigurait cette déchéance. Il pénétrait, ce chaud soleil, dans le petit salon et rajeunissait jusqu'à l'étoffe élimée des bergères, jusqu'aux moulures dévernies des boiseries, jusqu'au visage flétri de la douairière patiemment penchée sur son ouvrage. Justement, à la minute où le concierge était venu, parler tout bas à Jules, elle le regardait, ce fils aimé, par-dessus ses besicles, fumer paresseusement une cigarette, et, comme le vénérable Homère dit naïvement de ses héros, elle se réjouissait dans son cœur. Le séjour, à La Capite n'avait-il pas transformé le jeune homme? jadis, à peine sorti de table, il disparaissait pour ne rentrer qu'à l'heure du dîner,—quand il dînait à la maison,—et repartir, sitôt, le dîner fini. A présent, il semblait que son plaisir fût de tenir compagnie à sa mère, indéfiniment. La bonne dame ne soupçonnait pas quel amour—plus dangereux encore pour l'avenir de son fils, d'après ses idées, que ses précédentes folies,—assagissait les après-midi et les soirées du jeune homme. Elle ignorait quelle silhouette passait et repassait à travers les bleuâtres vapeurs du tabac, tandis qu'il tirait, de son papyros, de lentes bouffées en rêvant de Hilda. Le concierge, lui, ne partageait pas les illusions de la douairière. Il connaissait son jeune maître, d'abord, et puis, il avait eu la mission, plusieurs fois, de conduire Galopin rue de Pomereu. Là, il avait vu la jolie écuyère. C'en était assez pour qu'il crût devoir annoncer, avec ces précautions diplomatiques, la visite du soi-disant «milord». Un détail le confirma dans ses méfiances. Il entendit le fils dire à sa mère:
—«Je reviens tout de suite, maman c'est un de mes amis qui me demande...» Et, à peine hors du salon: «Mais oui, attache le cheval dans l'écurie, et fais monter ce monsieur chez moi...»
—«Un de mes amis?», grommelait le concierge en retournant exécuter cet ordre. «Si ce milord-là a l'air d'un ami, quelle figure ont donc les ennemis?... Il arrivera quelque chose à notre monsieur Jules un de ces jours, à courir toujours... Beau garçon comme il est, il pourrait si bien se marier et nous amener ici une jolie petite comtesse, et riche, encore. On requinquerait l'hôtel, qui en a besoin, et ma loge, par la même occasion... Bon sang de bon sort! Que cet Anglais a l'air méchant!... Pendant que les Iroquois y étaient à le scalper,—car c'est chez les Indiens que ça lui est arrivé, pour sûr,—ils auraient bien dû le finir...»
Tout en monologuant de la sorte, le fidèle serviteur avait traversé la cour. Il était de nouveau devant la porte à transmettre au visiteur la réponse attendue. Le sombre Corbin—si comiquement qualifié de «milord»—offrait, en effet, au regard de son interlocuteur, à cet instant, Une physionomie plus revêche encore, plus bougonne qu'à l'ordinaire. Il ne desserra pas la bouche pour un merci, Quand l'autre lui eut dit qu'il pouvait mettre son cheval à l'écurie, il ne manifesta pas davantage sa gratitude pour cette complaisance, et il se mit en demeure d'attacher lui-même sa bête sans se laisser aider.—C'était couper d'avance tout espoir de pourboire dans l'âme du Caleb de la noble et pauvre maison Maligny.—Un regard de mépris, jeté par l'étranger sur le pauvre Galopin, qui collant son mufle aux barreaux, hennissait de joie à la pensée d'un compagnonnage inattendu, acheva d'exaspérer le susdit Caleb. Aussi, quand il eut introduit le fils de la perfide Albion dans la pièce qui était censée servir de cabinet de travail à son maître, demeura-t-il quelques minutes sur le palier. Sa curiosité—c'était celle des gens de sa condition, et c'est tout dire,—n'allait pas, cependant, jusqu'à écouter aux portes. Il avait une trop haute idée du respect que se doit à lui-même un ancien soldat, décoré de la médaille militaire, qui a l'honneur de servir un comte authentique,—même très désargenté. Mais il était réellement inquiet, de l'entrevue entre «son Monsieur Jules» comme il l'appelait avec une affection vraie, et il écoutait si quelque bruit suspect ne lui arrivait point.
—«Ça se passe plus en douceur que je ne croyais,» dit-il enfin, après avoir constaté le caractère chimérique de ses craintes et, regagnant la loge: «C'est égal, à la place de M. le comte, j'aimerais mieux me marier par-devant le notaire et le curé et avoir ma bourgeoise à moi, comme tout le monde...»
Si aucun éclat de voix ne perçait la cloison derrière laquelle le dévoué Firmin—c'était le nom du vieux soldat tombé de la caserne à la loge—épiait ainsi, l'entretien entre les deux amoureux de la jolie Hilda n'en était pas moins singulièrement vif et passionné. Mais Jack Gorbin était de ces Anglais muets qui soutiendraient un assaut de boxe sans même pousser le classique: Heavens!... Il était entré dans la pièce, avec son éternelle casquette sur la tête. Jules n'avait pas pensé à s'offenser qu'il ne l'otât point, tant cette calotte plate, à courte visière,—d'une étoffe velue et brouillée,—semblait faire partie intégrante de son originale personne. Leurs mains s'étaient pourtant touchées; mais, tandis que Jules tendait la sienne grande ouverte, à peine si Jack Corbin avait allongé un de ses énormes doigts gantés d'une peau jadis rouge, toute noire, maintenant, de la pression des rênes. Puis, à la question de Maligny: «Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Corbin? Vous savez, si je peux vous être utile, disposez de moi...», il avait simplement répondu par le monosyllabe: «Thanks.» Puis, tirant de sa poche un morceau de papier, il l'avait posé devant Jules. Avec stupeur, celui-ci constata que c'était une bande d'envoi d'un journal. Il lut ces mots, tracés d'une écriture volontairement renversée:
MADEMOISELLE HILDA CAMPBELL
Maison Campbell
Rue de Pomereu
(Personnelle).
Et, commentaire immédiat au libellé de cette adresse, le silencieux cousin avait extrait, d'une autre poche, le journal lui-même, expédié, sous cette bande, à la jeune fille. C'était un numéro d'une de ces feuilles, dites, encore aujourd'hui, du boulevard, quoique le monde des lecteurs et des lectrices, représenté par cette formule au temps des Aurélien Scholl et des Charles Monsalet, des Gustave Claudin et des Xavier Aubryet, ou, moins loin de nous, des Chapron et des Fervacques, n'existe plus d'aucune manière. Mais il se trouve toujours des entrepreneurs de gazettes pour essayer de refaire la «Chronique» et les «Echos» qui réussissaient dans leur jeunesse. Une main perfide avait encadré au crayon rouge un paragraphe de la première page, jeté, entre d'autres tout pareils, dans une colonne étiquetée: A travers Paris, et signée: La Casserole. Jules de Maligny put lire sous ce titre: Ce que l'on voit au Bois de Boulogne..., les lignes suivantes:
«Ce que l'on voit au Bois de Boulogne?... Par ce joli mois de mai, des feuilles aux arbres, des fleurs dans les taillis, des oiseaux sur les branches... Et des amoureux, des amoureux!... La Casserole a retrouvé là un jeune gentilhomme dont la disparition, depuis ces quelques mois, a fait bavarder bien des jolies bouches et soupirer bien des tendres cœurs... Consolez-vous, mesdames, le charmant J... de M... n'est pas mort. Il est plus vivant que jamais, et en train de donner des leçons de français à l'une des plus jolies et des plus blondes misses que nous ait envoyées l'Angleterre. Avec un professeur aussi distingué, la miss, qui sait déjà trotter et galoper, apprendra aussi à marcher. Nous saluons d'avance, en elle, une des plus ravissantes Belles-Petites que le Tout-Cythère aura recrutées, dans ces dernières années. A quand le petit hôtel et la crémaillère?...»
—«Quelle infamie!...» s'écria Jules après avoir parcouru du regard ces vingt lignes, aussi imbéciles qu'abominables. Il devait toujours ignorer quelle rancune ou contre lui ou contre Hilda s'était assouvie par cet entrefilet. Mais, sur le premier moment, il n'acceptait pas cette ignorance, et il continuait: «Je saurai quel est le polisson qui a commis cette, ordure... Et on a osé l'envoyer à miss Campbell, encore?... J'irai au journal. Il faudra bien qu'on me dise le nom de ce drôle. Ou bien, je soufflette le directeur, et je me bats avec lui...»
«Non-sens,» dit Corbin. (Vous reconnaissez le nonsense qui, dans le vocabulaire anglais, signifie absurdité.) Puis manquant, pour une fois, à ses habitudes du parler monosyllabique ou presque,—tant il attachait d'importance à sa démarche et à la circonstance qui l'y déterminait.—«Ce sera un autre aliment pour le gossip voilà tout.» (Vous reconnaissez un nouvel anglicisme et le synonyme à demi argotique de notre potin.)
—«Vous avez raison,» répondit le jeune homme, et, toujours indigné: «On ne peut cependant pas laisser passer de pareilles abominations sans corriger des brigands qui ne respectent rien, pas même l'honneur d'une jeune fille.»
—«Pourquoi vous êtes-vous conduit comme l'un d'eux, alors?», interrompit Jack brutalement.
—«Que voulez-vous dire?...» interrogea Jules, qui se sentit rougir de colère à cette insolence.
—«Ce que je dis.»
—«Vous vous trompez, monsieur Corbin,» reprit Maligny, «si vous croyez qu'il y ait jamais eu quoi que ce soit de répréhensible dans mes relations avec miss Campbell...» Et la fierté naïve achevant de l'emporter, chez lui, sur son parti pris de ménager, dans le cousin de Hilda, le personnage le plus capable, s'il s'en faisait un ennemi déclaré, de contre-carrer ses projets: «Je vous défends,» ajouta-t-il, non moins brutalement que l'autre lui-même, «je vous défends, entendez-vous? de les calomnier, ces relations... Celui qui a écrit cet article a tout inventé, de toutes pièces. Miss Campbell a dû vous le dire, si seulement elle a compris les turpitudes de ces insinuations.»
—«Elle n'a pas lu ce papier,» répondit Corbin. Il n'avait point paru s'apercevoir de la colère où les mots «ce que je dis» avaient jeté son interlocuteur. «Elle n'était pas là quand la chose est arrivée... J'ai vu l'adresse. J'ai pensé: C'est bien étrange!... La marque au crayon m'a frappé l'œil... Je me suis assuré de ce que c'était. J'ai pris l'avis d'un ami, d'un réel ami,—un entraîneur, mais un gentleman,—un Français, mais aussi vrai qu'un Anglais... Il m'a expliqué le sens de toute cette saleté. Voilà pourquoi je suis ici...»
—«Il est déjà très heureux que vous ayez épargné cette lecture à miss Hilda,» repartit Jules, avec une ironie où frémissait encore une révolte à peine contenue. «Tout cela ne m'explique pas ce que vous avez prétendu dire tout à l'heure, en m'assimilant à ceux qui n'ont pas respecté miss Hilda? Parlez...»
—«En quoi?», répondit Corbin. «Premièrement, en essayant de vous faire aimer d'elle sans l'aimer vraiment vous-même... Laissez-moi parler,» insista-t-il, devant un geste négatif de Jules, «puisque vous m'avez demandé de parler... Secondement, en ne prenant pas soin de son bon renom... Oui. Elle n'a personne pour l'avertir. Sa mère est morte. Pauvre femme!... Sans doute, je suis là, moi; mais je n'ai pas pu prévenir mon oncle. Il a été déjà trop malheureux. S'il se tourmentait sur sa fille, il serait capable de tout quitter, et les affaires ne marchent pas comme ça devrait. Il a perdu un lot de monnaie au Stock-Exchange. Il doit continuer avec sa firm, regagner cet argent, pour que notre Hilda soit riche... je n'ai pas pu la mettre en garde, non plus, elle, contre vous... Elle aurait cru que c'était jalousie. Elle est sans défense. Il ne lui est jamais venu en tête qu'en se promenant avec vous, comme elle fait chaque jour, depuis ces deux derniers mois, personne ne voudrait croire à son innocence... Mais vous, monsieur de Maligny, Vous saviez qu'on n'y croirait pas. Quel a été votre but, en lui prenant son cœur et en la compromettant, si vous n'avez pas pensé à faire ce que dit l'éditeur de ce papier?...» Il froissa la feuille entre ses robustes doigts, avec l'énergie qu'il aurait eue pour allonger un coup de poing sur la face de celui qu'il appelait de ce terme tout britannique d'éditeur... «Oui, si vous n'avez pas pensé à cela, quelle a été votre intention?... A votre tour de parler.»
—«Je pourrais vous dire que vous n'avez pas qualité pour m'interroger, monsieur Corbin,» répliqua Jules. Il se sentait comme pris à la gorge par la rude logique de ce sauvage Jack, soudain doué, grâce au sortilège de la passion, d'un véritable don des langues. Il avait débité son discours en français, avec quel accent, avec quelle prononciation! Cette cocasserie n'empêchait pas que les reproches du cousin fidèle, de l'amoureux méconnu n'allassent ébranler, dans le cœur du jeune homme, une corde profonde. Elle s'y trouvait, avec tant d'autres, cette corde de la conscience, dans ce cœur si compliqué. Voici que, par une de ces volte-face presque instantanées dont sa nature de demi-Slave était coutumière, un remords s'élevait, en effet, chez lui. En même temps, son premier sentiment de révolte cédait la place à un étrange besoin d'arracher un mot d'estime à cet accusateur, lequel n'était pas tout à fait juste. C'est contre la part d'iniquité enveloppée dans ce dur réquisitoire qu'il protesta d'abord. «C'est vrai, miss Campbell est trop isolée pour que je ne reconnaisse pas à quelqu'un qui lui tient de près par le sang le droit de la défendre, même à son insu... J'accepte donc de discuter avec vous, et je vous réponds qu'en cédant au plaisir de l'accompagner dans ses promenades au Bois, je n'ai jamais soupçonné que je pusse la compromettre... Vous en avez eu la preuve tout à l'heure, quand vous m'avez montré cet article... En ai-je été bouleversé autant que vous? Répondez... Vous me demandez quelle a été mon intention? Je n'ai pas eu d'intention. Je vous donne ma parole d'honneur que j'ai agi sans le moindre calcul. Tenez, je serai franc avec vous... Lorsque je suis sorti avec elle pour la première fois, je me suis permis de lui adresser des compliments qu'elle a jugés trop directs. Elle me l'a dit. Je lui en ai demandé pardon. Je me suis engagé à ne jamais recommencer. Interrogez-la vous-même. Vous saurez que je n'ai jamais recommencé.»
—«Vous avez fait pis,» dit Corbin en secouant la tête: «Vous vous en êtes fait aimer, quand vous ne l'aimiez pas... Je suis seulement un pauvre foreman[3] et je m'exprime très mal, monsieur le comte. Mais, si je ne connais pas bien le français, je connais Hilda et ses humeurs. Je sais quand elle est triste et quand elle est gaie, quand elle est franche et quand elle est fermée...»
Puis, réfléchissant une seconde afin de trouver une image qui rendit complètement sa pensée, il énonça, de l'air le plus sérieux du monde, cette phrase, digne en effet d'un foreman, mais Jules ne pensa pas à en sourire, tant elle était évidemment sincère:
—«Enfin, c'est comme pour un cheval, quand il a été longtemps à la maison, je n'ai qu'à regarder son œil et à le voir partir. Je vous dirai ce qu'il vous fera, s'il sera sage ou bien en l'air. Je ne me souviens pas de m'être jamais trompé... Je ne me trompe pas davantage pour ma cousine. Depuis que vous venez à la maison, elle est une autre femme. Quand elle était seule, autrefois, elle riait, elle chantait. Moins depuis la mort de sa mère. Tout de même, elle restait si gaie de caractère. Un rien l'amusait. Maintenant, c'est fini... Elle ne rentrait jamais de promenade, sans me raconter comment s'était comportée sa bête, qui elle avait rencontré. Fini encore... Je l'interroge. Oui. Non. C'est tout. Elle n'est pas là... Quand vous devez venir le matin, elle a la fièvre. Ce n'est pas une fois, c'est dix, c'est vingt, qu'elle marche jusqu'à la porte. Elle vous attend. Lorsqu'un fiacre s'arrête et qu'une autre personne en descend, qui n'est pas vous, ses yeux allaient briller; ils se voilent. Son sourire commençait; il s'arrête... Le soir, quand nous demeurons à table, à boire notre vin, après le dîner, son père, elle et moi, elle causait, si gentiment... C'est fini encore. Elle dit qu'elle est fatiguée et elle se retire dans sa chambre. Il faut bien une explication à ce changement. Vous êtes, vous, cette explication... Eh bien! monsieur le comte de Maligny, je suis venu vous dire, moi, John Corbin, qui ne suis ni comte, ni quoi que ce soit qu'un bon Anglais et un bon chrétien: L'homme qui prend l'argent d'un autre homme commet un vol. L'homme qui prend le cœur d'une fille en commet un autre. Nous avons une loi, en Angleterre, qui reconnaît cela, pas assez, car elle ne punit que le manquement à la promesse de mariage: le breach of promise. Le crime n'est pas moindre de troubler un être innocent, pour toujours peut-être. Vous ne m'avez pas étonné en me disant, tout à l'heure, que Hilda ne vous avait pas permis de lui parler d'amour. Quelle différence y a-t-il, soyez honnête, si vous le lui avez inspiré, cet amour, sans que le mot ait été prononcé?... Elle pouvait se marier, trouver un brave garçon qui lui aurait été dévoué, qu'elle aurait accepté... Ne me regardez pas de cette façon, monsieur de Maligny, je ne pense pas à moi. Je suis trop vieux pour elle. D'ailleurs, les Jack Corbin ne sont pas de l'étoffe dont on fait des maris pour des Hilda. On ne coud pas du tweed et de la soie ensemble. Je pense à quelque brave jeune homme anglais, comme il y en a certainement des quantités de par le monde... Quand elle aura été broken hearted, elle n'en voudra plus. Son père mourra. Elle devra vieillir, sans home, sans enfants, sans bonheur, simplement parce qu'il vous aura plu de jouer avec elle comme l'araignée joue avec la mouche, le chat avec la souris. Encore un coup, je ne suis pas, un noble, je ne suis qu'un homme parlant à un homme, bien en face, monsieur de Maligny, et, je vous le répète: ce jeu-là est un crime. S'y laisser aller, pour un homme de votre nom, c'est perdre sa caste.»
Si l'un quelconque, je ne dis pas des camarades, mais des grands amis de Jules, ou un vieil ami de sa mère, un parent autorisé, le vénérable général de Jardes, par exemple, son oncle à la mode de Bretagne, avait entrepris de lui débiter le quart seulement de cette semonce, le jeune homme ne l'aurait pas laissé aller jusqu'au bout. Il eût trouvé le langage expressif de ses camarades de fête, plus ou moins emprunté au jargon des carabins, et coupé court aussitôt en protestant: «On ne me donne pas une dose, à moi!...» Par quel prestige incroyable le cousin de Hilda était-il arrivé à lui faire écouter ce mortifiant discours, y compris l'outrageante formule de la fin, assénée comme un soufflet? C'est, d'abord, qu'une certaine chaleur de sincérité emporte tout. Comme l'avait déclaré, avec sa simple et dure concision. Corbin lui-même, il avait été un homme parlant à un homme. Il avait été vrai avec Maligny, comme il l'était avec lui-même. Il avait pensé et senti tout haut, sans rien ménager chez son interlocuteur, sans rien dissimuler non plus. Il n'avait pas essayé une minute de nier l'intérêt éveillé chez la jeune fille par la cour de Jules, si insinuante dans son silence, si pressante dans sa docilité. Comment celui-ci n'eût-il pas tout pardonné au témoin qui lui apportait une preuve indiscutable d'un succès de cette adroite cour, auquel il n'avait pas osé entièrement croire? Ce trait seul prouvera qu'à cet instant, du moins, il ne jouait pas la comédie. La grâce de Hilda Campbell avait vraiment fait de lui un amoureux, avec toutes les naïvetés, toutes les timidités aussi que ce mot comporte, si beau quand il est réellement mérité. Il avait, jusqu'ici, douté du sentiment qu'il inspirait, même en jouissant de l'inspirer. Il avait craint, contre l'évidence. Ah! Corbin pouvait lui prodiguer les mots de condamnation, d'insulte même. Qu'importait à Jules, du moment que dans le même souffle, l'autre lui affirmait que Hilda l'aimait? Ce cœur virginal, et dont il savait la pureté, s'était donc donné à lui. Combien profondément, combien absolument, cette exaspération de Corbin l'attestait assez. Jules était tenté de lui en dire merci, et d'une voix attendrie, presque aussi douce que celle de l'autre avait été âpre et rude, il répondit:
—«Vous me voyez confondu de ce que vous venez de m'apprendre, monsieur Corbin... confondu...», répéta-t-il, «et très ému... Je veux penser encore que votre affection pour miss Campbell suscite en vous des inquiétudes sur sa paix intérieure qui ne sont pas justifiées... Je vous assure que jamais elle n'a été, avec moi, d'une façon qui me permît de supposer...»
—«Non-sens,» interrompit jack, non moins brutalement. «Vous vous donnez des prétextes, pour ne pas faire la seule action qui vous relèverait à mes yeux et aux vôtres, et qui prouverait que vous avez un réel sentiment de votre devoir...»
—«Une action?», demanda Jules, interloqué par ce nouvel assaut de son adversaire. «Laquelle?»
—«Vous en aller,» répondit Corbin... «Oui, vous en aller. Vous êtes riche. Vous êtes libre. Vous pouvez quitter Paris plusieurs mois. C'est le meilleur moyen de rompre sans explication des habitudes dont vous voyez déjà les conséquences...» Il montra, derechef, le journal que ses doigts avaient, dans leur énervement, réduit à l'état d'une loque informe. «Partez, monsieur de Maligny. Si vous restez à Paris, vous retournerez rue de Pomereu, c'est inévitable. Vous n'y retourneriez pas, que Hilda vous rencontrerait au Bois. Vous, l'éviteriez. Elle vaudrait savoir le pourquoi de ce changement... Un voyage, cela dispense de toute explication. Vous partez. Elle sait que vous êtes loin. Elle en conclut que vous ne tenez pas beaucoup à elle. Si elle doit guérir, elle guérit. Vous lui devez cela, monsieur de Maligny, maintenant que vous ne pouvez plus douter qu'elle n'ait commencé de vous aimer... Vous ne l'aviez pas deviné jusqu'ici? Soit. A dater d'aujourd'hui, vous n'avez plus cette excuse... Oui ou non, ferez-vous votre devoir?»
Le jeune homme ne répondit rien. Il marchait d'une extrémité à l'autre de la pièce, sans plus regarder son impérieux interlocuteur. Visiblement il était en proie à un trouble extrême. Tout d'un coup, il s'arrêta devant l'autre, et, les yeux fixés dans ses yeux, il lui dit:
—«Je ferai mon devoir, monsieur Corbin...»
—«C'est bien,» répliqua simplement l'Anglais. Maintenant que le besoin de plaider une cause qui lui tenait profondément au cœur n'excitait plus sa verve oratoire, il redevenait l'homme de peu de paroles qui n'ajoute pas de commentaires inutiles à la réalité du fait. Pourtant, une question lui vint aux lèvres qu'il hésitait à poser. Brusquement, il la formula, avec le même laconisme. «Et quand?», interrogea-t-il.
—«Il me faut quelques jours,» répliqua Maligny. «Je ne suis pas aussi libre que vous semblez le croire... Je vis avec ma vieille mère. Je ne peux partir pour un voyage qu'après l'avoir consultée. Mais je vous répète que je ferai mon devoir. Je vous en donne ma parole d'honneur.»
Il y eut, entre eux, un nouveau silence que l'étrange personnage rompit en disant, avec son guttural accent, ce simple mot:—«Adieu.» Il prit la main de Maligny et il la serra, cette fois, d'une énergique étreinte, comme le premier jour où le sauveur de sa cousine lui avait été présenté. Ce fut le seul signe de son émotion que cette espèce de «coup de pompe,»—comment définir mieux le geste par lequel un féal sujet de Sa Majesté la Reine ou le Roi d'Angleterre vous désarticule l'épaule, pour bien vous prouver la force de sa sympathie?—Puis il disparut de la chambre, toujours sans soulever sa casquette.
—«Je sais le chemin,» avait-il répondu au mouvement de Jules, s'avançant vers la porte pour le reconduire. Déjà, les longues jambes qui lui servaient d'étau à dompter tous les chevaux avaient descendu le vaste escalier de pierre, jadis orné de si belles tapisseries. Il y avait eu là des chefs-d'œuvre exécutés à Beauvais pour Mgr de Maligny, l'évêque de Bayeux, sous la direction d'Oudry, et qui représentaient les principales scènes de Molière. La trace des crochets auxquels ces merveilles furent suspendues existait encore. Quant aux tapisseries elles-mêmes, elles avaient passé l'Atlantique, voici des années. Elles figuraient et figurent sans doute encore dans une des maisons de la cinquième Avenue, à New-York, habitée peut-être,—qui sait?—par un parent des Campbell ou des Corbin, émigré là-bas au dix-huitième siècle et devenu milliardaire!... La vie a de ces fantaisies, plus contrastées que les laines de la rêche étoffe écossaise à laquelle s'était comparé le cousin de Hilda,—ce tweed dont était faite son insoulevable casquette. En fait, n'était-ce pas une de ces fantaisies folles de la vie, que la descente de cet escalier seigneurial par cet écuyer d'outre-Manche, sous le regard de l'arrière-petit-fils d'un des lieutenants du maréchal de Vieilleville,—lui-même le bras droit de Guise, le conquérant de Calais? Et les deux hommes venaient d'avoir quel entretien, gros de quelles conséquences! Firmin, le portier philosophe, ne se doutait pas à quel point il avait raison lorsque, dix minutes plus tard, refermant la porte sur le fantastique visiteur parti au trot allongé de son cheval, il jeta tout haut cette exclamation:
—«Défunt M. le comte en recevait bien, quelquefois, des Anglais!»—L'ancien militaire pensait aux créanciers qu'il avait dû si souvent éconduire. Il les appelait, en franc cocardier, du nom classique qui remonte, disent les historiens de la langue verte, à la captivité du roi Jean. «Ces Anglais-là avaient l'air plus rassurant que celui-ci... Tout juifs qu'ils étaient, ils avaient des mines plus catholiques. Je devrais peut-être avertir Mme la comtesse... Dans ces histoires de garçons, c'est toujours les pauvres mamans qui finissent par écoper...»
[1] Vétérinaire.
[2] Oh! fragment ruiné de la nature!... C'est l'admirable cri de Glocester devant le roi Lear, devenu fou et paré de fleurs sauvages. Lear, IV, 6.
[3] Foreman, chef d'écurie. L'auteur s'excuse ici, une fois pour toutes, n'étant que le greffier des conversations de ses personnages, de l'abus que peut faire John Corbin, des termes professionnels, comme aussi des tournures par trop britanniques de son français: «prenant soin de son bon renom...», «un réel ami...», «un lot de monnaie...», etc., etc.
C'était aussi à sa mère que Jules avait pensé aussitôt, on l'a vu, lorsqu'il avait pris, vis-à-vis de Jack Corbin, cet engagement, non moins extraordinaire qu'irréfléchi. L'on n'est pas «ondoyant et divers» au degré où l'était ce charmant et dangereux jeune homme, sans être, en même temps, très impulsif, et l'on n'est pas très impulsif sans être, en même temps, très suggestionnable. De tels caractères seraient entièrement inintelligibles à ceux qui les regardent évoluer (mais ne le sont-ils point, bien souvent, à eux-même?) si l'on n'admettait pas que l'instabilité mentale est aussi naturelle à certaines personnes que la fixité l'est à d'autres. On trouverait aisément, dans la neurologie moderne, vingt hypothèses capables d'expliquer ces va-et-vient singuliers de la volonté, tantôt sous l'influence de la volonté forte d'un autre, tantôt par l'effet de ce que le langage médical appelle barbarement l'auto-suggestion. De ces diverses théories, toutes plausibles et toutes contestées, et qui, d'ailleurs, relèvent toutes de la pathologie, un point se dégage très net, sur lequel il convient d'insister encore: la marque propre de l'esprit instable est une soudaineté follement déconcertante dans le passage d'un état à un autre. L'esprit instable n'est, en aucune manière, l'esprit hésitant. Ne cherchez pas à démêler en lui ces longs travaux de la pensée qui paralysent un Hamlet ou un Adolphe dans les infinis atermoiements des résolutions prises et reprises, des projets conçus et abandonnés, recommencés et délaissés de nouveau. L'instabilité mentale consiste essentiellement dans la substitution, si rapide qu'elle en est ahurissante,—c'est le seul mot,—d'une disposition donnée à une disposition totalement différente, souvent contraire, et cela sans conflit. Il semble qu'il y ait, dans ces caractères, moins une discontinuité qu'une pluralité. C'est comme un cinéma psychologique dont ces instables sont à la fois le théâtre; l'acteur et l'opérateur. Ils portent en eux, si l'on peut dire, plusieurs types d'individus, qu'ils réalisent tour à tour, sans que la loi qui détermine l'ordre de succession soit très discernable. Au cours de cette aventure avec Hilda Campbell, qui ne datait guère que de dix semaines, Maligny avait été, et sans effort aucun, le galant homme qui, voyant une femme en danger, ne calcule rien et risque sa vie pour elle, tout simplement,—le libertin dépourvu de scrupules, pour qui rencontrer une jolie fille c'est lui faire une immédiate déclaration,—le dilettante sentimental qui se prête à la romanesque fantaisie d'amitié d'une enfant pure, afin de ménager les intimes délicatesses de sa sensibilité frémissante. Durant cette conversation avec Corbin, dix influences diverses: la présence de Jack et sa voix pressante, la révélation de l'infamie dont Hilda était la victime à cause de lui, l'appel fait à son honneur, la certitude aussi de la place qu'il occupait dans ce cœur virginal,—que sais-je?—avaient soudain éveillé en lui un quatrième personnage. Un passionné désir l'avait saisi là, sur place, avec une force irrésistible: non seulement de ne pas être nuisible à la jeune fille, mais de lui être bienfaisant.
Par un phénomène de transfert moral qu'il avait subi sans le raisonner, il avait, éprouvé, pendant quelques secondes, à l'égard de l'orpheline, les sentiments de Corbin lui-même. Le magnétisme émané du fruste et admirable Don Quichotte d'écurie avait opéré ce miracle, et aussi—tant l'amour-propre a de secrets détours!—la vanité de ne pas jouer, devant ce garçon d'écurie, lui, le gentilhomme, un rôle trop inférieur. Cette explosion de générosité avait eu pour effet cette promesse de «faire son devoir» qui, proférée de la sorte, après la démarche si nette du cousin de Hilda, signifiait que Jules quitterait Paris et voyagerait pendant de longs mois. Cette demi-heure d'entretien avait suffi pour qu'il prît cette décision.
—«Le brave cœur!» se disait-il, en descendant à son tour les marches du vaste escalier dénudé et regagnant le petit salon ovale où sa mère continuait de travailler à son ouvrage. Elle s'appliquait indéfiniment à des morceaux de tapisseries au petit point, destinées à remplacer les revêtements usés des fauteuils et des chaises. Un demi-siècle de ce patient labeur n'aurait pas suffi pour remettre en état l'immense mobilier de l'hôtel. Cette occupation l'absorbait d'une manière si complète qu'elle n'entendit pas entrer son fils qui s'attarda, un instant, à regarder ce noble et mélancolique profil de vieille dame penché sur l'aiguille, avec une attention de bonne ouvrière consciencieuse. Le soleil continuait de remplir de sa gaie lumière l'étroit et vert jardin où Mme de Maligny avait dû promener, toute jeune, ses premières rêveries heureuses de mariée de vingt ans. A trente ans, et lorsqu'elle avait commencé d'être trahie par son mari, elle avait versé, sous ces arbres, bien des larmes, essuyées vite, aussitôt que la cloche de la porte annonçait une visite. Là, elle avait pleuré—mais, du moins, sans être obligée de se cacher—les morts, arrivées coup sur coup, de ses deux aînés: un fils et une fille. Là, elle avait promené sa grossesse, quand, à trente-sept ans, elle s'était trouvée enceinte de Jules,—son dernier né, le fruit tardif d'un retour repentant du père au foyer, après la crise la plus cruelle de leur mariage. Ils avaient été tout près d'une séparation, qui eût sauvé la fortune de l'épouse exploitée et trahie. Elle ne pouvait pas regretter d'avoir pardonné. Autrement, elle n'eût pas eu cet enfant, son unique raison de vivre depuis lors. C'est dans ce jardin, encore, qu'elle l'avait vu, d'abord petit, puis grand et, puis tout a fait grand, jouer aux jeux de son âge,—en costume de deuil, hélas! Le père était mort quand le fils avait six ans. Les troncs rugueux des deux acacias, qui formaient groupe au fond, avaient assisté aux leçons que Jules recevait de son abbé, en plein air, par les beaux jours d'été, puis à ses conversations moins édifiantes avec ses camarades,—toujours sous le regard ravi ou inquiet de la mère, assise à cette même porte-fenêtre, près des marches fendillées et verdissantes de ce même perron. La monotone existence de cette femme, si pure et si éprouvée, avait tenu dans ce cadre familial, sans autres joies que celles, trop rares, qui lui étaient venues de son Jules. Celui-ci—il convient de reconnaître en lui cette piété filiale—s'était toujours rendu compte de la place qu'il tenait dans cette âme mortifiée. Cela ne l'avait pas empêché de passer outre et d'aller à son plaisir, toujours avec un de ces remords sans repentir, dont il subit un nouvel et soudain accès en pensant à la solitude où son départ allait laisser cette mère incomparable.—«Et elle,» songeait-il donc en la contemplant, et, continuant son monologue: «Quel brave cœur aussi!... C'est incroyable ce que l'on rencontre encore de gens vieux jeu, au vingtième siècle... Hilda, ce Corbin, maman,—en voilà trois, et bien authentiques... Maman, ce n'est pas étonnant. Elle a de qui tenir... Mais Hilda? Mais Corbin?... Hé bien! pour une fois, je me conduirai en preux...» C'était le mot dont ses petits amis du faubourg Saint-Germain et lui se servaient pour désigner les parents à grands principes qu'ils avaient dans les nécropoles des environs de Sainte-Clotilde. Ces jeunes seigneurs prenaient, pour le prononcer, un air indéfinissable, tout mêlé d'ironie et d'orgueil, comme il convient à des Parisiens, trop avisés pour ne pas se vouloir ultra-modernes; mais étant titrés, ils se blasonnent même des préjugés dont ils se moquent... Cependant, la mère avait relevé la tête. Elle avait aperçu son fils et elle lui souriait, avec son vieux visage tout passé, tout fané, tout ridé, qu'éclairaient deux yeux restés candides, comme si, n'ayant jamais regardé les vilenies du monde qu'à travers des larmes, ces larmes les avaient préservés, de toutes les souillures.
—«Ton ami est parti?...» demanda-t-elle. «Pourquoi ne l'as-tu pas amené dans le jardin? Il t'aurait fait là sa visite. Et, moi, il ne m'aurait pas gênée...»
—«Ce n'était pas précisément un ami,» répondit Jules. «C'est quelqu'un que je rencontre au Bois et à qui l'on avait dit que je voulais vendre Galopin...» Comme on voit, sa généreuse résolution de «se conduire en preux» ne prévalait pas, chez lui, contre la dangereuse fertilité d'imagination qu'il tenait de ses aïeux, les fabulistes de Lithuanie,—pour reprendre l'euphémisme de l'indulgent Gœthe.—Cette fable-là venait de pousser dans la tête du jeune homme, et une seconde fable allait aussitôt se greffer sur la première, le tout pour arriver à l'annonce d'un voyage possible. Il s'était soudain rappelé avoir reçu, quelques jours auparavant, le prospectus d'une de ces croisières que des sociétés spéciales organisaient partout, ces années-là, et il continuait: «Voilà comment les légendes se forment... Nous avons, ce monsieur et moi, un camarade commun avec qui j'ai parlé l'autre jour, tout à fait en l'air, d'un projet de voyage...»
—«D'un voyage?» interrogea Mme de Maligny. «Tu penses à voyager?... Où?... Pourquoi?... Avec qui?...»
Elle avait eu, pour jeter ces questions, une véritable souffrance sur son front et, dans ses prunelles soudain assombries, cette angoisse de la mère qui sait que les jours de son intimité avec son fils sont comptés. Demain, il se mariera,—donc il s'en ira de la maison. La mère elle-même voudra qu'il se marie. Hier, il s'absentait sans cesse pour d'autres motifs, et qui la torturaient d'une autre inquiétude. Comment serait-elle accusée d'égoïsme, si elle désire avidement prolonger une période telle que celle où Jules se trouvait, et durant laquelle le jeune homme reste beaucoup près d'elle, comme aux temps où il était enfant? A quel nouveau caprice, après des semaines d'une accalmie qui avait pu lui paraître définitive, Jules obéissait-il, en posant ses premiers jalons d'un projet de voyage? Si Mme de Maligny nourrissait beaucoup d'illusions sur son enfant, elle le connaissait pourtant très bien. Tel est l'illogisme des femmes avec ceux qu'elles aiment d'une affection passionnée: elles sont aussi lucides dans le détail des nuances d'un caractère que partiales sur l'ensemble. La veuve avait deviné aussitôt que cette phrase de son fils, jetée comme au hasard, n'était qu'une préparation à une confidence plus grave. Il allait partir?... Le coup était si imprévu qu'elle avait pensé tout haut. Son aveu toucha l'étrange garçon qui répondit:
—«Mon Dieu! rien n'est décidé... Au fond, ce n'est même pas un projet... J'ai, tout simplement, reçu une circulaire relative à une croisière intéressante: deux mois sur un bateau des Messageries, avec un nombre de passagers limité... On doit s'embarquer à Marseille et faire le tour de plusieurs îles, la Corse, la Sardaigne, la Sicile... C'est une jolie fantaisie, n'est-ce pas?...»
—«Pour ceux qui n'ont pas une vieille maman malade, de soixante-trois ans, oui...» dit Mme de Maligny, presque craintivement. Elle ajouta: «Et puis, avec les travaux que tu as décidé de faire a La Capite, et tu as eu raison, notre budget n'est pas très large, cet été.» Le jeune homme avait, durant son séjour en Provence, où il s'était cru horticulteur et viticulteur pour la vie, ordonné, dans la propriété, plus de modifications que l'on n'en avait exécuté depuis le veuvage de la comtesse. Elle continua, pourtant, cédant déjà: «De combien serait la dépense de cette croisière?...»
—«Je ne me rappelle pas,» répondit Jules. «Et cela n'a aucun intérêt, puisque je n'ai pas l'intention d'y prendre part... Vous laisser inquiète, et moi-même être à plusieurs jours de nouvelles de vous,—non, non et non... Etes-vous rassurée, maintenant?»
—«Faire mon devoir?», se disait-il, vingt-cinq minutes plus tard, tout en écoutant le bruit de son pas sur le pavé solitaire de la rue de Monsieur. Après avoir rassuré la douairière, dans un accès de tendresse aussi instinctif et irraisonné que son accès de chevalerie de tout à l'heure, il avait pris sa canne, ses gants, son chapeau. Il sortait, sans but, afin d'y voir un peu clair dans sa pensée, que ces quelques phrases échangées avec sa mère avaient, de nouveau, retournée sens dessus dessous. Il n'y avait pas bien longtemps que Corbin avait passé, au trot de sa bête, sur cette même place. Ce petit laps suffisait pour qu'un troisième changement d'idées commençât de s'accomplir chez Jules. «Mon devoir?», se répétait-il. «Mais j'ai des devoirs aussi envers ma mère. Je viens de constater combien mon absence, en ce moment, lui serait pénible... Qu'ai-je promis, après tout, quand j'ai parlé de faire mon devoir?... De ne plus compromettre Hilda? C'est un point... De m'arranger pour qu'elle cesse de m'aimer? C'est un second point... Pour celui-là, il est un peu naïf, ce brave Corbin, qui croit qu'une séparation de quelques mois met fin à un sentiment, quand il est vrai. Mais ce sentiment est-il vrai? Hilda m'aime-t-elle?... Qu'en sait Corbin, réellement? Qu'il l'aime, lui, c'est bien certain, et qu'il soit jaloux, ce n'est pas moins certain... Il prétend qu'il n'a aucune idée de jamais l'épouser. Ce n'est plus aussi certain, cela... Il est jaloux... Jaloux?... Mais s'il avait trouvé cette ruse pour se débarrasser d'un rival qu'il redoute? Ce serait bien nature et pas trop mal joué. Allons, allons. Je bats la campagne. C'est un simple, ce Corbin, et je vais lui prêter des calculs à la Machiavel... Non. Il était sincère... Il souffrait... Je l'ai senti à sa voix, à son geste, à tout... D'ailleurs, il y a l'article. Je l'ai lu imprimé. Ce n'est assurément pas lui qui l'a écrit et porté à ce journal... Mais Corbin peut être sincère et se tromper... Non, il ne se trompe pas. Hilda m'aime. Elle m'aime...»
Le jeune homme était à la hauteur du jardin des Invalides, à l'instant où il se prononçait ces mots. Tout auprès, les fameux canons soi-disant pris par son ancêtre tendaient leurs longs cols de bronze. Qu'il avait joué de fois, petit garçon, comme tous les enfants du quartier ont fait, font et feront, nobles et plébéiens, riches et pauvres, sur les affûts de ceux-là et des autres! On se rappelle: lors de sa première sortie après sa blessure, il passait sur cette même place, en se disant gaiement de tout autres paroles: «France! France! Charge! Vieilleville!...», le vieux cri de guerre de cet aïeul sous Metz. Il ne s'agissait plus de ces amours à la hussarde, à présent, menées tambour battant. Il s'agissait de l'amour tout uniment, de cette émotion souveraine qui suspend en nous, durant les secondes où elle nous domine, tous les autres intérêts de la vie. «Celui qui a un cœur,» a dit le plus passionné des poètes, «et, dans ce cœur, un amour, est déjà plus d'à moitié vaincu...» Le fendant et fringant mauvais sujet de cette lointaine promenade ne répétait plus son hardi: «Passe avant, Maligny!...» Ces trois syllabes: «Hilda m'aime...» chantaient dans sa tête comme une musique si douce et si puissante qu'elle étouffait les autres voix. Un flot de félicité intime l'inondait, aussi brûlant, aussi enivrant que celui qui avait soulevé son être, une heure plus tôt, dans cet entretien où Corbin, venu pour l'outrager, lui apprenait son bonheur. Cette fois,—et l'infâme article de journal et Corbin lui-même étaient bien loin,—il entra dans le jardinet, pour s'y asseoir sur un banc, sous les branches, parmi le gazouillis des oiseaux, et là rêver à Hilda! Cette naïve et sentimentale occupation n'avait plus rien de la scélérate et conquérante allure du début. Qu'eût-il fait d'autre, s'il eût été un simple employé de ministère, épris d'une humble ouvrière, habitué à la rencontrer sur l'Esplanade le matin et le soir, et s'attardant là, pour se souvenir d'elle, dans un décor printanier, à l'abri des grossiers lazzis des camarades de bureau et loin du hideux spectacle des cartons verts?
—«Hilda m'aime...» se répétait-il donc. Les épisodes de l'excentrique et délicat roman qu'il vivait depuis ces deux mois se représentaient à sa mémoire; et tous, éclairés maintenant par le témoignage de Corbin, redoublaient la délicieuse évidence. «Elle m'aime, et je la quitterais? Je m'en irais loin de Paris quand elle y est, quand je n'ai qu'à monter dans une de ces voitures pour être auprès d'elle en un quart d'heure? Et je suis sûr d'être accueilli par ce regard et ce sourire, les plus doux que j'aie connus!...—Non... Je ne la quitterai pas... Que s'est-il passé, en définitive? Qu'un méchant journaliste, payé sans doute par quelque soupirant éconduit, a publié, sur elle, une infamie... Hé bien! mon devoir, c'est d'empêcher que ce drôle ou un autre ne recommence, puisqu'il paraît que nous intéressons ces messieurs... Où ai-je eu la tête d'écouter cet Anglais? Comme si je ne savais pas que, dans son pays, on ne se bat pas en duel?... Nous autres, nous nous battons, et nous sommes dans le vrai... Le voilà, mon devoir: la défendre, l'épée à la main. Quand on saura que je n'encaisse pas, on y regardera à deux fois avant d'écrire sur moi et sur elle...» L'action suivant sa pensée, Jules s'était levé. Le cri de guerre que l'aïeul avait poussé en chargeant sur les servants des coulevrines devenait, du moins, de circonstance. Le jeune homme, pourtant, ne se le murmura pas. Il était tout entier à l'idée de cette affaire qu'il se proposait, maintenant, d'avoir avec le rédacteur masqué qui s'était choisi, de gaieté de cœur, ce flatteur pseudonyme: La Casserole. Jules irait-il d'abord au journal demander le nom véritable? Quels amis choisirait-il pour l'assister? Il avait hélé un fiacre à tout hasard et donné au cocher l'adresse de Raymond de Contay, le seul de ses camarades questionnés par lui qui lui eût parlé de Hilda avec respect. Qu'il y avait d'amour dans ce choix, et plus encore dans l'anxiété dont il fut saisi, en dépit de tous ses nitchévismes, aussitôt que la voiture se fut ébranlée! Ce premier témoin, comment l'aborderait-il? En lui parlant de l'article. Donc, il faudrait nommer miss Campbell? Même avec Raymond, pourtant la délicatesse même, une telle conversation était trop pénible. La soutenir et simplement l'engager, était au-dessus des forces et de Jules. Arrivé rue de l'Université, devant la maison des Contay, il ne descendit même pas de son fiacre. Il dit à l'homme d'aller à l'entrée de la rue de Longchamp et de la place attenante. C'était du côté de Hilda qu'il se dirigeait, à présent. Que devenait sa promesse à John Corbin et son héroïque résolution de rupture? Le «preux» s'était évanoui, fondu, évaporé. Il ne restait que l'amoureux.
—«Décidément, non,» se disait-il, «je ne peux pas la livrer ainsi en pâture aux curiosités, de mes deux témoins d'abord, puis des deux témoins de ce monsieur... Ne serait-il pas plus pratique d'aller au bureau de cet abominable journal, de voir le rédacteur en chef et d'acheter son silence?... Ils veulent peut-être de l'argent, tout simplement... De l'argent? Et où en prendriez-vous, monsieur le comte de Maligny?», se demanda-t-il tout haut, avec un rire gai. «Et puis, j'aurais de quoi payer ces maîtres chanteurs aujourd'hui. Qui les empêcherait de recommencer demain?... Non, non. Me battre, sans nommer Hilda, c'est impossible... Payer le silence de ces gens, impossible... Partir? C'est trop dur. Tant pis, je n'ai qu'une chose à faire: continuer ma vie comme auparavant, et voir venir le Corbin... J'ai été bien bon garçon de me laisser parler par lui ainsi. Après tout, il n'est ni le père, ni le frère, ni le mari... Je retourne rue de Pomereu. Nitchevo.»
Cette exclamation d'insouciance était, cette fois, si peu sincère, que le cœur du jeune homme battait à lui rompre la poitrine, lorsqu'il aperçut la maison d'angle de la petite rue. Que de fois, cette maison tournée, il avait vu au cours de ces dernières semaines, apparaître sur le trottoir, devant une autre maison, celle de l'écurie Campbell, la silhouette de sa jolie amie! Il était sûr qu'à cette heure-ici, qui n'était pas celle de ses visites habituelles, Hilda ne serait pas là. Probablement, elle ne serait pas non plus chez elle. En revanche, Corbin avait dû rentrer tout droit de la rue de Monsieur à l'écurie. Jules avait donc quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de se retrouver face à face avec cet irascible rival. Comment alors expliquer une démarche si absolument contraire à la promesse sur laquelle les deux hommes s'étaient quittés?
Il y avait une centième chance pour qu'il revît tout de même Hilda. Ce désir fut le plus fort, et l'amoureux franchit la porte de l'écurie Campbell avec la décision qu'il aurait eue pour foncer sur son adversaire l'épée en main, s'il eût donné suite à son premier projet de duel. Il crut qu'il se trouverait mal d'émotion, quand il aperçut le délicat profil de la jeune fille, là-bas, au fond, dans la cage vitrée du rez-de-chaussée d'Epsom lodge. Elle penchait son front sérieux sur le livre de caisse, tout comme le jour où il était revenu la voir après le malentendu de la seconde rencontre. D'un coup d'œil circulaire, il fouilla les box, dont les fenêtres donnaient sur la cour. John Corbin n'était dans aucun. Les palefreniers anglais vaquaient, en sifflant, à leur ouvrage, autour des chevaux, dont les têtes intelligentes se tournaient vers le nouveau venu, comme pour lui dire: «Vous avez bien choisi votre moment, monsieur de Maligny.» Le ventripotent Bob Campbell était absent, lui aussi. Après que Jules avait donné sa parole qu'il respecterait la pauvre fille dans les deux seules richesses qu'elle possédât: son cœur et sa réputation, cette arrivée rue de Pomereu avait tout l'air de constituer le plus caractérisé des parjures. Il y a longtemps qu'un proverbe, irrespectueux, mais d'une vérité trop éprouvée, assimile les promesses des amants à celles des joueurs, et il faut le dire,—comparaison qui ne choquera pas dans la cour d'un maquignon écossais,—à celles des ivrognes. L'article du journal avait paru à Maligny bien infâme. Corbin lui avait paru bien éloquent. Lui-même, en s'engageant à rompre des relations dont le danger venait de lui être démontré, il avait été bien sincère... Mais Hilda Campbell relevait sa tête avec un geste si gracieux! En l'apercevant, un éclair si chaud avait passé dans ses yeux si bleus! Un sourire si ému avait épanoui sa bouche si pure!... Le journal calomniateur avait-il jamais existé?... Corbin était-il jamais venu rue de Monsieur?... Jules s'était-il jamais engagé à quoi que ce fût?... A coup sûr, il n'en savait plus rien, en s'avançant «vers la maîtresse de son cœur», comme disaient les romans de jadis,—un jadis tout pareil à aujourd'hui, par l'inconséquence et l'allégresse, l'illogisme et l'impulsion pour ce qui regarde l'éternelle et toujours jeune folie d'amour!
—«Vous étiez venu parler à mon père pour la vente de Chemineau,» dit la jeune fille, après les premiers mots de politesse, quand Jules fut entré dans la petite pièce. «Malheureusement,» ajouta-t-elle, «il n'est pas là». Le fourbe avait en effet imaginé cette nouvelle fable après vingt-cinq autres, ces derniers temps, pour justifier des visites plus fréquentes encore. Il prétendait vouloir troquer le cheval cap de maure contre un autre, avec une soulte. On admirera par quel détour d'ingéniosité cette invention était devenue, dans l'entretien avec la mère, une offre d'achat de Galopin. Hilda Campbell n'avait, comme on voit, pas plus de doutes sur la véracité de Jules, dans ces toutes petites choses, que Mme de Maligny elle-même. Peut-être,—car la plus loyale enfant, lorsqu'elle est amoureuse, a de ces ruses avec sa propre conscience,—oui, peut-être était-elle bien aise elle-même d'abriter, derrière un prétexte de métier, le plaisir trop vif que lui causait la surprise de cette présence inattendue, à une minute où elle était seule.
—«Ah! M. Campbell est sorti?» répondit le jeune homme, machinalement. Il s'était assis sur une chaise, auprès du bureau, sans que son amie, cette fois, fit rien pour éviter ce tête-à-tête. Quel signe, étant donnée sa native prudence, qu'aucun soupçon ne traversait plus son cœur! Elle avait reculé un peu son fauteuil, et Jules commençait de la regarder, en proie à une impression plus forte que toutes celles qu'il avait connues depuis ces dix semaines. Il répéta, sans même entendre ses propres paroles: «Ah! il est sorti?...» La certitude qu'il était aimé avait été bien douce, tout à l'heure. Elle l'étouffait, maintenant, d'une joie trop forte, à deux pas de cette fine créature, qu'il écoutait respirer, qu'il sentait bouger et vivre. Il eût voulu se mettre à genoux devant elle, lui prendre ses blanches mains,—qui n'avaient pas d'alliance,—les couvrir de caresses, les baigner de larmes. Ce n'était plus le désir brutal du premier jour, mais un attendrissement infini, une palpitation intérieure, presque accablante, par l'excès de l'émotion. Il regardait, il contemplait Hilda sans pouvoir détacher ses yeux de ce visage virginal, dont il savait le tendre secret, et son visage à lui avait pris une expression si évidemment troublée, la fièvre de passion dont il était dévoré mettait une telle flamme dans ses prunelles, sa physionomie était si différente enfin, de son habitude, que ce changement inquiéta soudain la jeune fille, qui ne put se retenir de lui demander:
—«Vous avez l'air bouleversé, monsieur de Maligny. Vous étiez si gai, ce matin! Qu'y a-t-il? Que se passe-t-il?»
—«Rien de nouveau,» répondit-il. «Il se passe ce qui s'est passé depuis que je vous connais, miss Hilda... Il y a que j'ai toujours envie de vous dire merci pour l'intimité que vous me permettez d'avoir avec vous et que j'ai toujours peur de vous offenser, comme il m'est arrivé une fois déjà... J'en ai été si chagrin! Cela me rend un peu timide et gêné, par moments... Je suis dans un de ces moments, voilà tout.»
—«C'est à moi de vous remercier et de vous être reconnaissante,» dit miss Campbell. Le ton de Jules lui avait infligé, à elle aussi, un petit tremblement du cœur. Depuis cette scène à laquelle il venait de faire allusion, la scrupuleuse et romanesque Anglaise vivait dans l'appréhension de la minute où il lui faudrait entendre, derechef, prononcés par ce jeune homme qu'elle aimait tant, des mots trop tendres, et elle ne se permettrait pas, elle ne devrait pas se permettre de les écouter! Un instinct l'avertissait que cette minute était venue, et elle essayait de conjurer ce danger en maintenant la causerie sur le ton de camaraderie enjouée qui leur était coutumier.
—«Mais oui,» insista-t-elle, «ce n'est pas si amusant, pour un Parisien à la mode, comme vous l'êtes, de tenir compagnie à une sauvage, si peu Parisienne... Et puis,»—et l'expression de ses yeux se fit doucement sévère, presque imploratrice, pour que Jules y vît une défense de retomber dans la faute déjà commise. Une défense? Non. Une prière.—«ne m'avez-vous pas prouvé que vous teniez vraiment à cette intimité dont vous parlez, en tenant la parole que je vous avais demandée? Sachez-le bien: si peu Parisienne que je sois, je connais assez les idées des gens d'ici pour me rendre compte que vous m'avez donné là une grande, une très grande marque d'estime, et voilà pourquoi, je vous le répète, monsieur de Maligny, c'est à moi de vous remercier.»
—«Laissez-moi croire,» reprit vivement le jeune homme, «que vous ne voyez point uniquement, dans mon attitude, une marque d'estime... Vous aviez mis une condition à vos relations avec moi. Si je l'ai acceptée, cette condition, ce n'est pas seulement parce que vous êtes une jeune fille. C'est aussi parce que ces relations m'étaient, dès ce moment-là, trop précieuses pour que je ne leur sacrifiasse pas tout. Je leur ai tout sacrifié... Je n'ose pas dire que je n'y ai pas eu de mérite... Vous semblez croire qu'il m'a coûté surtout de renoncer à certaines idées sur la conduite des hommes avec les femmes que vous appelez Parisiennes... Détrompez-vous. Je n'ai jamais été un Parisien sous certains rapports.»
Il était de bonne foi, l'étrange garçon, en affirmant, comme il faisait par cette phrase, sa moralité dans les choses de l'amour, après avoir dépensé le meilleur de sa première jeunesse dans les pires légèretés de la galanterie la moins romanesque. Mais il était devenu, et en toute sincérité, pour ces quelques instants, exactement celui que la pauvre Hilda désirait qu'il fût,—par besoin de lui plaire,—et il continuait:
—«Non. Je n'ai jamais compris qu'il y eût, pour un homme, une humiliation à certains respects, je répète le mot, quand l'objet de ces respects en était vraiment digne. Et je vous en ai tellement crue digne! je vous ai mise, dès le premier jour, si haut dans ma pensée, miss Campbell! Vous m'êtes apparue comme une personne si différente de celles que j'avais rencontrées, jusqu'à présent, dans ce monde de Paris, dont vous dites que vous n'êtes pas... Cela aussi m'a tant plu, que vous n'en fussiez pas!...»
La jeune fille, l'écoutait en baissant ses paupières où battait un frémissement nerveux. Ce n'était pas le seul indice de l'agitation où la jetait ce discours, si différent de ceux qu'elle et Jules tenaient l'un avec l'autre, depuis leur pacte. Son sang avait afflué à ses joues, puis reflué vers son cœur. Elle avait rougi et pâli, presque dans la même seconde, profondément. Ses belles mains, un peu masculines, et qui pouvaient être si calmes quand il s'agissait de dompter la fougue d'un cheval rebelle, n'auraient pas su, en cet instant, tracer une lettre ou un chiffre au livre des comptes de la maison Campbell, toujours ouvert sur la table, tant elles étaient tremblantes tout ensemble et crispées. Une de ces mains se leva, cependant, pour arrêter d'un geste le jeune homme. Puis, d'un accent qu'elle voulait calme, mais où la voix s'étouffait faute de souffle, la courageuse enfant répondit:
—«Ne continuez pas, monsieur de Maligny, vous venez de rappeler une promesse que vous m'avez faite sur votre honneur,»—elle eut l'énergie d'appuyer sur cette formule, celle même qu'elle avait employée dans cette lointaine explication.—«En la rappelant, vous y avez manqué... Vous n'y manquerez pas deux fois...»
—«Je n'y ai pas manqué,» interrompit Jules. L'extraordinaire ébranlement moral dont l'avaient frappé les révélations du passionné Corbin s'augmentait encore, depuis qu'il était là, dans l'atmosphère même où respirait celle qu'il aimait et dont il était aimé. Son pouvoir de contrôler et de gouverner sa sensibilité, pouvoir toujours bien faible, était littéralement aboli par ces secousses successives. Elles ne laissaient plus subsister chez lui qu'un grand émotif, incapable de résister à une impression, plus incapable encore de réfléchir à l'avenir et de mesurer la portée de ses paroles ou la responsabilité de ses actes. Cela soit dit, non point pour innocenter un égarement que la délicatesse et la chasteté de cet adorable cœur de vierge rendaient sans excuse, mais pour l'expliquer. A mesure que la pauvre Hilda lui parlait, tous les détails de la scène à laquelle elle faisait allusion s'étaient représentés à la mémoire de l'amoureux. Il s'était revu marchant auprès d'elle sur le pavé de cette longue cour qu'il avait là, devant les yeux. «Dans mon pays, une jeune fille ne se laisse faire la cour que par celui auquel elle est engagée.» De quelles profondeurs de son souvenir ces mots jaillirent-ils à cet instant? C'était, textuellement, la phrase que la jolie Anglaise avait prononcée, de cette bouche aux lèvres si finement ourlées. Ils n'eurent pas plus tôt traversé l'esprit de Jules qu'il y firent apparaître le cortège des folles imaginations dont il avait été assailli à plusieurs reprises:—son original roman d'amour s'achèvent sur des fiançailles plus romanesques encore:—un mariage avec cette exquise créature, tellement supérieure aux poupées à dot auxquelles son nom lui donnait le droit de prétendre;—Hilda devenue comtesse de Maligny; une retraite à deux, pour toujours, loin du monde, dans cette terre de La Capite, entre la mer bleue et les oliviers argentés, parmi les mimosas dorés, les roses couleur de safran, les larges anémones pourpres et violettes, ces ardentes fleurs du Midi, si bien faites pour encadrer cette blonde et vivante fleur du Nord! Et, parlant tout haut ses pensées, il continuait:—«Oui. Ne m'avez-vous pas dit que c'est insulter une femme que de s'occuper d'elle quand on ne veut pas l'épouser?... Mais si l'on n'a pas d'autre rêve que de lui donner son nom, avec sa vie?... Quand vous m'avez parlé de La Guerche, vous-même l'avez distingué de cet affreux Machault. Vous l'avez appelé un gentleman. Pourquoi? Parce qu'il n'avait, avec vous, que des intentions honnêtes. Et si j'ai les mêmes?... Enfin, il est trop tard pour reculer... Cette proposition qu'il vous a faite, miss Campbell, si je vous la faisais, moi, à mon tour, me répondriez-vous comme vous lui avez répondu?... Est-ce manquer à ma promesse que de vous dire, dans la même phrase: Je vous aime, mademoiselle Hilda, et je suis venu vous demander, très simplement, très loyalement, d'accepter de me confier votre bonheur, de consentir à être ma femme?...»
Les paupières de Hilda n'avaient pas cessé de frémir de leur battement presque convulsif, pendant que le jeune homme lui parlait, ni ses lèvres de s'ouvrir, comme si l'air manquait à sa poitrine, sur ses dents qui se serraient. Le tremblement de ses mains s'était fait de plus en plus visible. Ses joues avaient achevé de se décolorer au point que Jules crut qu'elle allait s'évanouir. Sa tête se penchait, sous le poids de l'émotion trop intense. Le hasard voulut qu'un rais de soleil, glissant par la fenêtre, vînt caresser la masse serrée de ses cheveux d'or, dont les nuances chaudement fauves pâlissaient encore sa pâleur. Le corsage ajusté de son amazone aurait dénoncé les sursauts affolés de son cœur, si elle avait pensé à les cacher. Elle était trop profondément éprise pour avoir la force de cette dissimulation. Et puis se serait-elle estimée de ne pas répondre avec une sincérité entière à une démarche dont elle ne soupçonnait pas l'incroyable, la criminelle légèreté?... Après quelques instants d'un silence que Jules eut la délicatesse de respecter, ses paupières se relevèrent sur ses beaux yeux clairs. Elle le fixa d'un de ces regards qui suivent un homme à travers la vie, quand il en a rencontré l'unique lumière,—même s'il trahit, même s'il abandonne celle qui l'a regardé ainsi! Et, presque à voix basse:
—«Non,» dit-elle, comme répondant à une pensée qui avait, malgré tout, surgi dans les portions froides de sa raison, «vous ne vous joueriez pas de moi, monsieur Jules. Ce serait trop mal... Mais vous êtes si jeune!... Ah! laissez-moi vous parler avec une franchise absolue... Vous n'avez pas réfléchi que le mariage n'est pas une affaire d'un jour. Il ne suffit pas de se plaire l'un à l'autre, pour se marier. Il faut encore être sûrs, bien sûrs, que l'on est prêt à supporter ensemble toutes les épreuves de la vie. Nous avons, dans notre pays, une manière d'exprimer cela, que j'ai toujours trouvée si juste. Nous disons que les époux se marient pour le meilleur et pour le pire, pour la joie et pour le chagrin, jusqu'à ce que la mort les sépare[1]... Vous êtes un noble, monsieur de Maligny, vous appartenez à une grande famille. Moi, je suis la fille d'un simple marchand de chevaux. Vous êtes riche. Moi, je suis pauvre. Vous avez reçu une éducation accomplie. Moi, je suis une humble ignorante. Puis-je être votre femme, dans ces conditions-là? Vous m'aimez, me dites-vous? Aujourd'hui, je veux le croire. Mais demain, si vous m'avez épousée, mais après-demain, mais dans un an, dans dix, ne rougirez-vous pas de moi?... Et quand vous n'en rougiriez pas, vous, votre famille, elle, en rougirait certainement. Jamais elle ne m'accepterait... Je n'avais certes pas prévu,» ajouta-t-elle, sur un ton de mélancolie qui contrastait singulièrement avec son habituelle tranquillité, «que vous me demanderiez jamais en mariage... Mais pourquoi vous cacherais-je que nos promenades ensemble, nos conversations, cette intimité si confiante, m'étaient de véritables douceurs? Bien souvent, je me suis dit: Si, pourtant, j'étais née dans son monde, je pourrais être sa femme. Et, toujours, je me suis répondu: Tu ne dois pas penser à cette folie... Une folie! Oui, voilà le mot qu'il faut avoir le courage et de prononcer et de penser, à propos d'une union qui n'est pas possible, que vous reconnaîtrez vous-même n'être pas possible, quand vous aurez un peu réfléchi et que vous aurez repris votre sang-froid...»
—«Alors,» interrogea-t-il, «vous me répondez: Non?» Et, comme elle se taisait, il reprit: «Voyez. Vous voudriez me répondre: Non. Vous ne le pouvez pas... Et pourquoi? Ah! miss Hilda, j'aurai, moi aussi, avec vous, une absolue franchise. Pourquoi? Parce que tout, dans votre cœur, proteste contre ces sophismes de la convention, que vous venez d'invoquer. Vous m'avez parlé de ma noblesse, comme si les vanités sociales existaient pour l'amour,—de ma fortune, et je n'en ai pas,—de mon éducation, et je n'ai pas de carrière. Je suis ce que l'on appelle, si sévèrement et si justement, un inutile... Vous avez mentionné ma famille. Ma famille... Elle se réduit à ma vieille mère, et ma mère aimera qui j'aimerai. Quant au reste de mes parents, je serais un fou d'immoler ce que je sais devoir être le bonheur réel de toute ma vie,—à quoi? A des noms sur des lettres de faire-part. C'est à cela que se réduisent mes plus importantes relations avec mes parents. Cela et quelques visites de temps à autre... Laissons ces prétextes, miss Campbell... Vous parlez de folie? Voulez-vous que je vous dise où elle est, la folie? Dans le fait de n'avoir pas le courage de ses sentiments, et vous n'avez pas le courage des vôtres... Je dirai tout... Je vous aime, Hilda, et vous... vous... vous m'aimez aussi. Autrement, que signifierait ce trouble dont je vous vois toute saisie? Votre cœur bat pendant que je vous parle. Vous tremblez. Vos yeux, votre souffle, votre pâleur: tout crie en vous ce que votre bouche refusera de m'avouer, ce que j'entends si bien dans votre silence!... Je suis très jeune, vous me l'avez dit tout à l'heure. J'ai, pourtant, assez vécu pour le comprendre: se marier d'après son cœur est la plus sûre garantie que l'on fondera un vrai ménage, tel que vous venez de le définir,—pour le meilleur et pour le pire, pour la joie et pour le chagrin... Je la connaissais, cette devise. Je l'avais admirée. Jamais je n'en avais senti la vérité comme aujourd'hui...» Il répéta: «Pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à ce que la mort nous sépare...» Et, d'un accent étouffé de l'émotion que lui donnait ses propres paroles: «Je vous le demande de nouveau, miss Campbell, voulez-vous être ma femme?...»
Il avait pris la main de la jeune fille. Elle essaya un effort pour dégager ses doigts de cette pression. Ce fut sa dernière et si faible résistance. Jamais il ne lui avait tant plu qu'à ce moment, avec sa noble et hardie physionomie, transfigurée par une passion qui n'avait plus une arrière-pensée. Il était réellement—pour combien de jours, combien d'heures, combien de minutes?—l'homme de son discours, tant l'entraînement de son désir le possédait tout entier. Comment Hilda aurait-elle douté d'une sincérité dont une femme plus défiante et plus avisée aurait cru avoir une preuve indiscutable dans l'attitude de Jules, depuis ces dix semaines? Quel motif, sinon un sentiment véritable, avait pu le déterminer à cette obéissance, à ces assiduités sans un doigt de cour, aussi extraordinaires chez un séducteur de profession qu'habituelles chez un amoureux? Et puis, il se dégageait, des manières de ce singulier garçon, un tel charme d'ingénuité! Il y a des traîtres par calcul. Il l'était, lui, précisément par sa totale absence de prévision, par cet abandon à ses impressions successives et contradictoires, par tout ce qu'il avait de si spontané, de si naturel. Il faut une autre expérience que celle d'une brave et simple fille, élevée par des braves gens, simples comme elle, pour comprendre que les âmes les plus perfides sont souvent celles qui semblent les plus enfantines. Elles ne sont, en réalité, que des âmes impulsives. Hilda l'aurait sue, d'ailleurs, cette mélancolique vérité, à quoi cette science lui aurait-elle servi? Elle aimait Jules de Maligny, et quelle est l'enfant de vingt ans qui peut aimer et ne pas croire à la voix de celui qu'elle aime, lui disant: «Je vous aime»? La sage, la prudente fille n'avait plus l'énergie de se dérober à cette perspective d'un projet d'union qu'elle venait de qualifier de folie. Surtout, elle ne pouvait plus cacher sa propre émotion. A l'insistance de Jules, qui répétait: «Dites que vous consentez à être ma femme?... Dites que vous m'aimez?...», elle répondit d'une voix à peine perceptible, où passaient enfin toutes les tendresses silencieuses dont elle étouffait depuis la première rencontre avec son sauveur:
—«Ah! si je ne vous aimais pas, vous aurais-je écouté?...»
—«Mais si vous m'aimez, dites que vous consentez à être ma femme...» reprit-il.
Cette fois, elle ne répondit pas d'abord. Jules, qui tenait ses deux mains dans la sienne, à présent, put sentir qu'elle se raidissait dans une tension suprême, celle d'un être qui ramasse sa volonté pour se donner ou se refuser à jamais. Ses yeux le regardèrent, de nouveau, de leur étrange et profond regard. Enfin, d'un accent redevenu clair et ferme, elle dit presque solennellement:
—«Je n'aurai pas d'autre mari que vous.»
—«Ce n'est pas assez,» fit Jules, «dites: Je vous aurai pour mari.»
—«Cela dépendra de vous,» répondit-elle. «Je serai votre femme, si vous le voulez...»
—«Si je le veux?... Vous doutez donc de moi?...» interrogea-t-il.
—«Non,» dit-elle, en secouant la tête. «Non, je ne doute pas de vous... Mais ce serait trop de bonheur, et j'ai peur du sort...»
—«Il n'y a pas de sort,» dit-il, «quand on veut. Je veux que vous soyez ma femme et vous la serez... Dites que vous me considérez, dès maintenant, comme votre fiancé?»
—«Oui,» répondit-elle. Un sourire d'une infinie reconnaissance éclaira sa bouche fraîche, ses yeux bleus, ses joues minces, auxquelles la couleur était revenue. Dans la jeune fille si réservée, si calme d'aspect, la femme apparut. Jules voulut l'attirer sur sa poitrine. Elle se dégagea. La supplication passionnée de ses prunelles lui disait: «Je suis à vous tout entière, mon unique amour; mais respectez-moi, respectez celle qui portera votre nom...»
Ce langage muet fut écouté de l'amoureux, qui demanda:
—«Ne me donnerez-vous pas un baiser, celui de nos fiançailles?»
—«Ah! mon aimé!» osa-t-elle répondre. Et d'elle-même lentement, elle se pencha et mit son front sous les lèvres du jeune homme. Innocence et naïve volupté, qui devait être la seule de ces tristes amours! Ce précoce libertin de Maligny, qui avait connu déjà, pourtant, bien des corruptions de la débauche parisienne, ne tenta pas d'obtenir davantage de la délicieuse enfant, qu'il sentait si à lui, si prête à lui donner toute sa vie. Il lui sera beaucoup pardonné, à cause du respect qu'il eut, à cette minute, pour cette chose si rare qu'elle en est sacrée: la candeur dans la passion, l'absolue pureté dans l'amour absolu. Tout au plus se permit-il, tandis que sa bouche s'appuyait sur ce beau front, de flatter, de sa main libre, la soie douce de ces cheveux d'or... L'un et l'autre, le jeune homme et la jeune fille, étaient si troublés par cette fraternelle caresse, gage enfantin de leurs accordailles: ils en avaient complètement oublié l'endroit où leur conversation avait lieu et qu'ils étaient exposés à ce que l'un des employés de la maison entrât à chaque instant et vînt les surprendre. Aussi éprouvèrent-ils tous deux un saisissement qui les immobilisa de confusion, pendant une minute, à voir, au moment même où Hilda détachait son front du baiser de Jules, une silhouette se dessiner sur la vitre de la fenêtre, et, presque aussitôt, un homme entra dans la pièce. Cet homme n'était autre que John Corbin.—Son long et maigre visage n'était pas moins flegmatique qu'à l'ordinaire mais la teinte violette du bourrelet de sa cicatrice décelait la violente indignation qui le possédait. Pendant combien de temps était-il demeuré là, immobile, derrière le carreau? Venait-il seulement d'arriver et de voir Hilda abandonnant ses mains et son front à ce perfide rival qui, deux heures plus tôt, s'était engagé, vis-à-vis de lui, sur l'honneur, à respecter et la réputation et le cœur de la jeune fille? Il s'arrêta une minute à regarder sa cousine, tour à tour, et celui qu'il considérait comme un suborneur. Puis, les enveloppant dans un même méprisant dégoût, à tous deux il adressa cet unique monosyllabe d'insulte:
—«Oh! shame! shame!»[2].
—«Jack!» s'écria Hilda Campbell qui se redressa, rouge de la honte de cet affront immérité,—rouge aussi de la pudeur d'avoir été surprise ainsi.
—«Laissez, mademoiselle,» dit Jules en s'avançant de manière à se mettre entre le nouveau venu et la jeune fille, comme pour revendiquer aussitôt son droit de la protéger: «C'est à moi de m'expliquer avec M. Corbin...»
—«Vous?» interrompit Jack sauvagement. «Vous?» répéta-t-il; et il acheva cette explication sur un autre monosyllabe, le plus injurieux de l'argot anglais. «You are such a cad!»[3]
—«Ne me parlez pas ainsi, monsieur Corbin,» répondit Maligny, «vous le regretterez trop ensuite... Rappelez-vous plutôt sur quelles paroles nous nous sommes quittés, il y a deux heures... Vous m'avez dit: «Faites votre devoir...» Je vous ai promis de le faire... Je l'ai fait. Je viens de demander à Mlle Hilda si elle consentait à être ma femme. Elle vient de me répondre qu'elle consentait. Elle est ma fiancée, et je suis son fiancé.»
Le jeune homme avait repris la main de la jeune fille. Tous deux se tenaient debout en face de Corbin. Celui-ci les regardait avec une stupeur qui eût été comique si une souffrance ne s'y fût mêlée, intense et désespérée, et, cependant, courageuse. Aimant sa cousine comme il l'aimait, l'annonce qu'elle allait devenir l'épouse d'un autre devait lui être, lui était un véritable martyre. Il ne se reconnaissait pas le droit de le montrer. Il demanda simplement à miss Campbell, en anglais, d'une voix plus rauque encore qu'à l'ordinaire:
—«Est-ce vrai; Hilda?»
—«C'est vrai, Jack», répondit-elle.
—«Vous êtes engagée à M. de Maligny?» insista-t-il.
—«Je suis engagée à M. de Maligny,» répéta-t-elle.
—«C'est bien,» dit-il après une hésitation. «J'espère que vous serez heureuse.» Puis avec autant de flegme que si une scène décisive du drame de sa vie ne se jouait pas à cette minute entre lui et ce couple d'amoureux, il passa, sans autres commentaires, à un ordre d'idées tout professionnel. «Je suppose, Hilda, que vous n'allez pas faire sortir la jument baie. Elle n'a déjà pas travaillé hier. Ne vous dérangez pas. Je vais lui mettre une selle et une bride, et lui donner un temps de galop au Bois. Elle en a besoin.»
Cinq minutes plus tard, Hilda et Jules pouvaient voir, à travers la fenêtre qui avait servi à surprendre Leur naïf baiser, le peu complimenteur personnage seller, en effet, de ses mains, la jument baie dont il avait parlé. Il la brida, resserra les sangles,—le tout avec la précision méthodique et tranquillement rapide qui lui était habituelle. Il sauta sur le dos de la bête et disparut. Les jeunes gens étaient demeurés muets, à suivre des yeux ces mouvements, Maligny n'osant pas regarder sa fiancée d'un quart d'heure, à laquelle il allait déjà être obligé de mentir,—elle, comme perdue dans des réflexions qu'elle était enfin obligée de se formuler sur la nature des sentiments que lui portait son cousin. Elle rompit ce silence, la première, pour interroger Maligny sur un point de ce bref entretien qui lui avait été une révélation:
—«Vous avez vu mon cousin, aujourd'hui? Pourquoi ne m'en aviez-vous pas parlé?»
—«Je n'ai plus pensé à rien, qu'à ce que nous disions...» répondit-il. «C'était bien naturel.»
—«Mais qu'était-il venu vous dire?» insista-t-elle, presque fiévreusement. «Mon nom avait donc été prononcé entre vous? Dans quelles circonstances? De quoi s'agissait-il pour qu'il ait pu vous demander de faire ce que vous deviez et à mon propos? Je peux tout entendre et je veux tout savoir... Vous ne voudrez pas me rien cacher en ce moment?...»
—«Ni en ce moment, ni Jamais...» répondit Jules. Il ne devinait pas à quelle impression de particulière angoisse la tendre enfant obéissait en lui posant ces questions avec cette impatience. Elle se défendait, dans son bonheur, contre un remords: elle venait de voir souffrir, et pour elle, un cœur qu'elle savait si dévoué, si généreux aussi. Le jeune homme crut qu'elle avait eu vent de l'article tendancieux et calomniateur, par quelque phrase maladroite ou méchante d'un client de l'écurie peut-être celui qui l'avait inspiré. Il expliquait ainsi, on s'en souvient, l'origine de l'odieux entrefilet du petit journal. Il pensa que le plus sage était de rassurer Hilda sur ce point, et il ajouta:
—«C'est si simple... M. Corbin a un culte pour vous... Il a trouvé que mes assiduités risquaient de faire causer... Il est habitué à mener ses chevaux droit sur l'obstacle. Il m'a traité comme l'un d'eux... Il a débarqué chez moi, ce matin, et il m'a déclaré tout net que je vous compromettais et qu'il n'y avait qu'un moyen de couper court aux commentaires possibles: quitter Paris, voyager, de telle sorte que mon absence de la rue de Pomereu parût naturelle, même à vos yeux. C'était là ce qu'il appelait faire mon devoir. J'ai, d'abord, été de son avis. Puis j'ai senti qu'il m'était trop dur d'être privé de votre présence... Je suis venu pour avoir avec vous une explication. Je l'ai eue... Et que j'ai eu raison de l'avoir! J'ai pu, enfin, vous dire que je vous aimais, et vous entendre me dire que vous m'aimiez...»
—«Alors,» demanda-t-elle, avec un demi-sourire de coquetterie émue et aussi d'inquiétude, «si Jack n'était pas allé chez vous aujourd'hui, cette démarche que vous venez de faire, vous ne l'auriez pas faite?»
—«Elle se serait faite toute seule,» s'écria-t-il passionnément. «Il y a si longtemps que c'était mon désir et que je n'osais pas! Cette visite de M. Corbin m'a donné le courage qui me manquait. J'ai compris, à sa façon pressante de me parler, que je ne vous étais pas indifférent.»
—«Dès le premier jour que je vous ai connu,» répondit-elle, en secouant sa tête pensivement, «je vous ai aimé... Si vous saviez comme j'ai souffert, quand j'ai cru que vous alliez me parler autrement que vous ne deviez, vous vous rappelez? C'est lorsque nous sommes sortis ensemble pour essayer votre cheval. J'ai eu si peur de vous et de vos manières... Je m'étais fait une telle idée de vous, tout de suite, et, tout de suite aussi, la terreur de cette désillusion!... Voilà pourquoi je me suis sauvée... Mais vous êtes revenu. J'ai compris que je m'étais trompée dans mon appréhension... Dieu! que cela m'a été doux!... On a tant besoin d'estimer celui que l'on aime, et je vous ai tant estimé, alors et depuis...»
—«Chère, chère Hilda!...» répondit Jules. Ils s'étaient assis de nouveau l'un près de l'autre. L'expérience de tout à l'heure les avait avertis de l'insécurité de leur solitude. Mais leur besoin de se donner un signe, sensible de leur tendresse fut, encore cette fois, plus fort que la prudence. Ils s'étaient pris les deux mains et ils se regardaient. Cette étreinte et ce regard faisaient courir, dans leurs veines, une telle douceur, et si enivrante, qu'ils restèrent sans parler de longues minutes. Ni elle ni lui n'auraient su dire combien. Aucun bruit ne leur arrivait que celui de la grande horloge posée dans sa gaine d'acajou marqueté. Le balancier allait et venait, les leur mesurant, ces minutes, comme il avait fait, dans la vieille ferme du Yorkshire, aux accordailles plus rustiques,—mais aussi plus sûres,—de la mère de la romanesque Hilda avec le peu romanesque, mais si loyal Bob Campbell. C'était tout à l'heure qu'un piaffement sur le pavé avait annoncé le départ du trop perspicace John Corbin sur la jument baie qui avait eu, si opportunément, besoin d'un temps de galop. Déjà, Hilda n'y pensait plus. Le bonheur a de ces égoïsmes, et elle était heureuse, absolument, complètement. Qu'elle devait de fois revenir, par la suite, dans cette étroite chambre, si pauvrement meublée d'un bureau, de quatre chaises, d'un cartonnier et de cette horloge! Comme l'aspect de ces médiocres choses, éclairées par ce soleil de cet après-midi de printemps, devait lui remplir le cœur d'un poignant regret, à les retrouver et à se souvenir! Que de fois, par cette même fenêtre, durant des journées bleues comme celle-ci, elle devait regarder indéfiniment la longue cour et se la rappeler telle qu'elle était durant cette heure unique,—l'heure de sa vie,—traversée par un palefrenier en train de siffler un air de gigue, vide de gens et pleine d'un rayonnant soleil—moins rayonnant que les yeux de son aimé, fixés sur elle!... Est-il possible que de telles expressions d'un visage si jeune ne soient qu'un mensonge, que de tels instants ne soient qu'une chimère? Où trouver la force de supporter la vie ensuite, quand tout vous a manqué de ce qui vous a paru si doux, si vrai, si certain? Pourquoi Jules la regardait-il ainsi, s'il ne l'aimait pas? Pourquoi, après lui avoir parlé d'une façon si tendrement persuasive, trouvait-il encore à lui dire des mots destinés à la convaincre davantage qu'il était sincère? Car ce fut lui qui reprit le premier l'entretien interrompu. Il dit:
—«Quand voulez-vous que je parle à votre père pour lui demander son consentement, maintenant que j'ai le vôtre?»
—«C'est moi qui lui parlerai,» répondit-elle. «Vous savez que nous sommes restés très Anglais, quoique nous vivions en France depuis bien longtemps. Chez nous, les filles s'engagent toutes seules, et elles ne préviennent leurs parents qu'après... Laissez-moi disposer mon père... Il le faut. L'idée de se séparer de moi lui sera un peu pénible, et plus pénibles les souvenirs que mes fiançailles évoqueront en lui. Il se rappellera son mariage. Il pensera à ma pauvre maman... Revenez comme si de rien n'était, demain et les jours suivants. Quand je croirai le moment arrivé, vous le saurez...»
—«Mais M. Corbin l'avertira...?» interrogea-t-il.
—«Jack?» dit Hilda. «Il n'a jamais parlé à personne des affaires de personne. Il ne commencera pas par moi... Ce que je vous demande, moi,»—et elle eut, de nouveau, ce sourire de coquetterie tout ensemble caressante et inquiète qu'il ne lui connaissait pas avant ce jour. Dieu! Comme cet éveil de la femme en elle la rendait plus jolie encore! Comme il la sentait amoureuse et frémissante!—«ce que je vous demande, c'est d'être très patient avec lui, ces jours-ci. Il ne sera peut-être pas aimable. Il en sera de lui comme de mon père. Ils s'habitueront difficilement à l'idée de mon départ... Alors, il y a beaucoup de chance pour que Jack vous en veuille un peu»—elle hésita une seconde—«et pour qu'il ne vous le cache pas...»
—«Je supporterai ses mauvaises humeurs,» répondit le jeune homme, «de quelque manière qu'il les manifeste, et sans grand effort, je vous jure... Ce sera pour vous... Pour vous!» répéta-t-il. «Je voudrais tant pouvoir faire quelque chose pour vous, mais de vraiment difficile, de vraiment pénible, et qui vous prouvât ce que vous m'êtes.»
—«Cher, cher Jules...» soupira Hilda Campbell, à son tour. Ses yeux exprimèrent le passionné désir qui l'avait saisie de se rapprocher de lui, comme tout à l'heure, de poser sa tête sur cette poitrine où battait ce cœur qu'elle croyait si à elle, de sentir derechef, sur son front et ses paupières, l'effleurement de ces lèvres, à travers lesquelles passaient des mots si doux à entendre. Un coup frappé à la porte par un des garçons d'écurie, qui venait l'avertir de la présence d'un visiteur, la fit, au contraire, se rejeter en arrière et retirer ses mains. «J'y vais,» dit-elle, avec un nouvel afflux de son sang à ses joues. Jules l'avait déjà vue bien des fois rougir ainsi. Jamais les signes de la pure et folle sensibilité de ce cœur virginal ne l'avaient lui-même ému de la sorte. Elle s'était levée. Il l'imita.
—«Alors, vous m'attendrez demain?» demanda-t-il, et il ajouta: «Pas avant demain?»
—«Pas avant demain...» répliqua-t-elle. «Mais à neuf heures, bien exactement... Juste à la place où vous avez risqué votre vie pour moi, voulez-vous?»
—«C'est convenu,» dit-il; et, cherchant un mot d'amour, afin de répondre à ce qu'il y avait de si tendre dans le choix de cet endroit de rendez-vous: «A demain donc, à neuf heures, et là-bas, ma fiancée...»
Un dernier regard, un dernier soupir, un dernier sourire,—et tous deux s'éveillaient de l'espèce de songe qui les avait emportés dans son vertige; elle, pour s'occuper humblement de présenter les chevaux de son père à un acheteur possible;—lui, pour reprendre le chemin de l'hôtel Maligny,—cet hôtel où miss Campbell entrerait bientôt en maîtresse, si les promesses échangées n'étaient pas de vains mots. Elles ne l'étaient certes pas, à cet instant, pour l'amoureux. L'ivresse où l'avaient jeté, d'abord la révélation des sentiments de Hilda, puis sa présence, ne s'était pas encore dissipée au moment où il déboucha du boulevard des Invalides dans la rue de Babylone, laquelle croise, comme on sait, la rue de Monsieur. Aucune des innombrables difficultés que comportaient ces fiançailles, si fantastiquement, si étourdiment improvisées, ne s'était même présentée, durant cet assez long trajet, à cet esprit, beaucoup plus réaliste d'habitude, sinon plus raisonnable. Le ravissement du premier aveu et du premier baiser se prolongeait en une de ces exaltations toutes voisines des extases de l'opium et du hachisch, comme on n'en éprouve qu'à vingt-cinq ans. La force du désir est telle à cet âge, dans certaines natures particulièrement entraînables, qu'elles en perdent la conscience des vérités les plus évidentes. Ce projet de mariage avec la fille du marchand de chevaux, le jeune homme ne pouvait pas le mettre à exécution sans l'avoir annoncé à sa mère, cette mère qu'il avait toujours tant chérie, en la faisant souffrir. Il avait dit, en parlant d'elle: «Ma mère? Elle aimera qui m'aimera...» Il n'avait qu'à réfléchir une demi-seconde au caractère de Mme de Maligny, à ses principes et à ses préjugés, pour se rendre compte qu'elle n'accepterait jamais une pareille union. L'idée fixe de la douairière n'était-elle pas, depuis des années, le relèvement de «leur maison»? Cette réflexion d'une demi-seconde, Jules ne l'avait eue, ni tandis qu'il causait avec la pauvre Hilda, ni pendant ce retour, tout entier employé à revoir, en imagination, les yeux bleus de la délicieuse enfant, rayonnants d'espoir ou fondus de tendresse, la ligne sinueuse de ses joues, la transparence fraîche de son teint, le frémissement de la bouche aimante, l'or de ses cheveux massés sous son chapeau rond, son buste si souple pris dans le corsage ajusté, ses pieds fins paradoxalement chaussés de leurs petites bottes, la gauche armée d'un éperon, apparues sous sa jupe relevée d'amazone,—enfin, ce charme de Diane, célébré par les vers antiques que Jules se fût récités avec enthousiasme,—s'il les avait sus!—«La sœur d'Apollon se tenait là, la cavalière des montagnes, la vierge—Diane. Elle n'avait ni son arc qui frappe au loin, ni le carquois,—sur l'épaule, avec ses flèches; mais, jusqu'à son genou,—elle avait, pour courir, relevé sa tunique virginale,—et pas une bandelette, pas un bijou ne se voyait dans ses cheveux...[4]» Il avait, de même, oublié les ennuyeuses et inévitables complications qui se produiraient d'un autre côté, celui de la famille de Hilda. Elle ne lui avait pas caché, cependant, qu'il lui faudrait être très prudente et n'annoncer leurs fiançailles à son père qu'avec précaution,—ce qui prouvait que le maquignon anglais aurait, lui aussi, de graves objections contre cet excentrique mariage. Il y avait, en outre, le cousin, dont Hilda venait de rappeler le difficultueux caractère. Ces deux personnages, auxquels Maligny n'avait jamais pensé autrement que pour en sourire, allaient devenir partie intégrante de sa vie de prétendu d'abord, puis d'époux.—Ils étaient si totalement absents de son esprit qu'il fut littéralement stupéfié de reconnaître, à ce coin de la rue de Babylone et de la rue de Monsieur, John Corbin lui-même, qui l'attendait. L'écuyer était descendu de la jument baie, à laquelle il avait donné le galop réclamé, et au delà, car elle était ruisselante d'écume. Lui, toujours professionnel dans les pires crises de passion, la promenait en main pour la faire sécher, sur la moitié de la chaussée réchauffée par le soleil. Une autre figure, familière au jeune comte, se tenait sur le seuil de l'hôtel, comme pour lui remémorer à l'avance le reste des ennuis probables. C'était le concierge Firmin, de plus en plus inquiété par cette nouvelle visite de «l'Anglais peu catholique». Il n'eut pas plus tôt aperçu son maître qu'il disparut, incapable, cette fois, de garder plus longtemps le silence,—et pour aller, en hâte, parler à Mme de Maligny! On se souvient: il s'était déjà demandé s'il n'était pas de son devoir d'avertir sa maîtresse. Niaise démarche d'un très brave homme, qui devait avoir des conséquences bien funestes pour le bonheur de l'innocente Hilda! La surprise de Jules était si complète qu'il ne remarqua ni cette station de son maître Jacques devant la porte cochère, ni cette disparition. Il ne vit que le maigre et sombre Corbin, auquel il adressa, pour obéir à la demande de sa fiancée, le plus gracieux des sourires,—et le plus perdu. Le profil chevalin du jaloux ne s'éclaira d'aucune lueur. Sa main ne se leva pas vers la visière de sa casquette, toujours abaissée sur sa cicatrice. Sa voix ne se fit pas plus douce pour prononcer des paroles qui avaient, pourtant, l'intention d'être conciliantes. C'était l'illustration à rebours d'un autre vers, aussi inconnu du digne Corbin que la description des statues de Zeuxippe par l'Alexandrin Christodore pouvait l'être de Maligny:
Et, jusqu'à je vous hais, tout s'y dit tendrement.
La plus violente aversion frémissait dans sa voix, tandis qu'il s'excusait de ses outrages de tout à l'heure:
—«J'ai voulu vous demander pardon, monsieur de Maligny, de ma colère devant Hilda. Je dois vous avoir demandé pardon,» insista-t-il. «Je ne suis pas sûr de vous revoir demain ni les autres jours. Alors, je suis venu vous attendre maintenant...»
—«Je n'ai rien à vous pardonner, monsieur Corbin,» répondit Jules. «Vous ne saviez pas ce qui se passait. C'était très naturel que vous fussiez indigné de mon attitude vis-à-vis de votre cousine, après la conversation que nous avions eue... Laissons cela. Je ne vous en veux d'aucune manière. Il n'y aura donc pas d'empêchement, du moins de ma part, à ce que nous nous voyions, et demain et les autres jours...»
—«Je quitte Paris,» répliqua Corbin. «Mon oncle a besoin, depuis longtemps, que j'aille en Angleterre acheter des chevaux, je ne partais pas à cause de Hilda. Je n'ai plus de raison de rester. Je serai à Londres dans vingt-quatre heures.»
—«Mais vous en reviendrez, et bientôt, j'espère?...» interrogea Jules.
—«Je ne reviendrai pas.» répondit Corbin. «Hilda va devenir comtesse. Elle devra habiter ici...» Il montra, de sa cravache, la porte cochère de l'hôtel. «Moins elle aura de parents comme moi à recevoir, mieux cela vaudra, pour vous et pour elle... Vous direz à madame votre mère, si vous lui avez déjà parlé du cousin, que cette objection est levée. Le cousin ne paraîtra pas au mariage. Je m'arrangerai pour que nos autres parents d'Angleterre ne viennent pas non plus. Ils n'y seraient pas à leur place. Il n'y a que l'oncle Bob qui devra absolument être là. Mais l'oncle Bob, quand il n'a pas bu, peut être tout à fait un gentleman. Et il ne boira pas le matin du mariage. Adieu, monsieur de Maligny. Vous avez raison de faire de Hilda une lady. Elle en a toujours été une, même quand elle n'était qu'une pauvre miss Campbell, simple cousine d'un pauvre Jack Corbin...»
Et, avant que son interlocuteur eût pu lui répondre, il avait mis le pied à l'étrier, assuré ses rênes, enfourché sa monture et il était parti au grand trot. Jules le regarda filer du côté du boulevard des Invalides. Puis, quand le cheval et le cavalier eurent tourné le coin des bâtiments du Sacré-Cœur:
—«Comme il l'aime!», se dit-il. «C'est, évidemment, le plus sage parti qu'il prend... Mais, s'il s'imagine que son départ rendra les choses plus faciles avec maman, comme il se trompe!... C'est à elle qu'il faut parler maintenant... Non. Ce ne sera pas facile. Mais, avant que Hilda n'ait parlé à son père, j'ai tout le temps d'avoir préparé les voies...»
C'est sur cette résolution d'atermoiement, grosse de toutes les lâchetés futures, que le fiancé enivré de tout à l'heure, redevenu, sur un point si important le plus irrésolu des demi-Slaves, franchit le seuil de la maison maternelle. Du moment qu'il débutait ainsi dans la campagne nécessaire pour emporter le consentement de Mme de Maligny, quelle chance y avait-il pour que cette maison fût jamais celle de l'ignorante enfant à laquelle il venait, pourtant, d'arracher de tels aveux et de faire de telles promesses?...
[1] Formule de mariage anglais: for better, for worse, for weal and for woe, until death us do part.
[2] «Oh! honte! honte!»
[3] «Vous êtes un tel goujat!»
[4] Description de statues par Christodore (491-518 de notre ère).
L'histoire de cette petite aventure anglo-parisienne a-t-elle réussi à poser dans sa vérité le caractère du dangereux et félin garçon qui en fut le héros? Si oui, la réponse à la question, sur laquelle s'est terminée la première partie de ce récit, n'aura pas fait doute, hélas! pour le lecteur. Que ce lecteur permette à l'auteur d'employer le classique procédé que la bonhomie du génial Walter Scott mit jadis à la mode, c'est-à-dire de franchir du coup plusieurs mois... Mai s'est donc écoulé, puis juin, puis tout l'été. L'automne est revenu, ramenant avec lui les chasses à courre et un redoublement d'activité dans les affaires de la maison Campbell, toujours pareille à elle-même, toujours aussi étonnante d'insularité dans son angle de la rue de Pomereu. Bob Campbell est là, comme d'habitude, plus souvent que d'habitude. C'est l'époque de l'année où il vend des trois, des quatre chevaux par jour, à cinq mille francs l'un dans l'autre, et il n'y gagne pas beaucoup. Mais «il faut garder la classe».—C'est ainsi qu'il exprime, dans son jargon britannique, son ambition de ne pas laisser diminuer la qualité de ses bêtes.—Est-il besoin d'ajouter que, de la périlleuse idylle ébauchée, au printemps dernier, entre sa fille et Jules de Maligny, il ne s'est jamais douté, et pas davantage de la tragédie sentimentale qui se joue, depuis lors, dans le cœur de cette fille? Elle est là aussi, la pauvre Hilda, qui n'est pas devenue comtesse de Maligny. Elle est là, simple miss Campbell comme devant, toujours habillée de ce costume d'amazone, l'uniforme de son métier, essayant des chevaux depuis huit heures du matin jusqu'à cinq ou six heures du soir, comme autrefois, tantôt dans la rue de Pomereu, sous l'œil des acheteurs et des acheteuses, tantôt dans les allées voisines du Bois. Mais où sont les roses de son teint de fleur, où les éclairs gais de ses yeux bleus, où les sourires naïfs de sa bouche enfantine? C'est maintenant qu'elle est devenue la sœur trop ressemblante de l'Amy du Locksley-Hall de Tennyson: «Alors, sa joue était pâle et plus mince qu'elle n'aurait dû être pour une si jeune...» Quelle mélancolie le père lirait au fond de ces prunelles songeuses, s'il s'entendait à déchiffrer une physionomie de femme comme il déchiffre une face chevaline! Dans certaines allées du Bois de Boulogne, à présent, l'écuyère ne passe plus jamais que si la nécessité l'y contraint,—le sentier, par exemple, qui longe le Tir aux Pigeons et qu'elle a suivi, tant de fois, avec celui dont elle ne veut plus prononcer le nom. Que ne peut-elle ne plus le revoir en pensée, avec sa grâce câline, ses gestes si différents de ceux des autres, l'ardeur contenue de ses regards!... Et puis, cette trahison, ce manquement à la plus élémentaire probité du cœur... Mais il s'agit bien de probité! Tout Anglaise qu'elle est, ce qui torture le cœur de la fiancée abandonnée,—et quand, et comment!—ce n'est pas ce breach of promise que ses petites compatriotes font apprécier par les juges, à quelques guinées près. Hilda est une amoureuse vraie! Elle souffre de savoir qu'elle n'est pas aimée. Et, cependant, il n'est pas un arbre de ces routes funestes, où ils ont tant erré ensemble, elle et Jules, au pas berceur de leurs montures, pas un buisson qui ne proteste contre cette cruelle évidence. Ces feuilles, aujourd'hui jaunissantes, sont les mêmes dont le délicat tissu vert pointait à ces mêmes branches lorsque le jeune homme venait la rejoindre, si respectueux,—et il se préparait à la traiter si indignement,—si tendre,—et il allait tant la faire souffrir!... Quand ces visions se font trop aiguës, la jeune fille donne de l'éperon dans le flanc de son cheval qui s'enlève. Ses bras se crispent et secouent les rênes au risque de blesser les barres de l'animal, et la voilà partie dans un galop où les vieux habitués des Poteaux ne reconnaissent plus la fine cavalière d'autrefois, qui calmait ses bêtes par la fixité de sa main et la sagesse de ses allures. Ils se demandent la raison de ce changement. Quelques-uns, se souvenant du printemps dernier, soupçonnent cette «petite rosse de Maligny», comme ils disent indulgemment, de n'être pas étrangère au visible énervement de miss Campbell. Faut-il ajouter que leur expérience de vieux clubmen leur sert à se tromper, tout naturellement, sur la vraie nature des relations que Jules et Hilda ont eues ensemble? Aucun de ces Parisiens qui associent le souvenir du jeune homme à la constatation de la tristesse et des excentricités de la jolie Anglaise ne doute qu'elle n'ait été sa maîtresse. Ils seraient pris d'un rire qui les secouerait à les jeter à bas de leur cheval, si on venait leur raconter la vérité: à savoir qu'après dix semaines d'une assiduité quotidienne, sans une ombre de cour, l'héritier du grand nom de Maligny a demandé la main de la fille de Bob Campbell, qu'elle la lui a accordée en hésitant, que ces fiançailles ont eu pour gage la plus enfantine caresse, un baiser sur le front, qui n'a pas été renouvelé... Et puis, le lendemain, lorsque l'accordée est venue au rendez-vous, l'accordé, lui, n'y était pas. Quel saisissement et dont l'impression poursuit encore Hilda, après ces six mois, comme un cauchemar poursuit le dormeur à son réveil!... Ce jour-là, elle avait attendu un quart d'heure, une demi-heure, une heure. Une terreur l'avait saisie, celle d'un accident de cheval arrivé à Jules, tandis qu'il se dirigeait de son côté. Elle était rentrée rue de Pomereu, sans y rien trouver que le rogue visage de son cousin, qui lui avait annoncé son départ pour l'Angleterre, le soir même. Onze heures avaient sonné. Onze heures et demie. Midi... Rien de Jules... Envoyer Jack Corbin rue de Monsieur, aux nouvelles, comme elle avait fait durant la première semaine. Hilda ne le pouvait plus. La scène de la veille ne le permettait pas. Y aller elle-même? Etait-ce possible?... Elle avait bien pensé à écrire. Mais la plume pesait lourd à sa main, peu habituée à exprimer des sentiments avec du «noir sur du blanc»,—comme disait Beyle, ce passionné de naturel, qui l'eût tant aimée, si elle eût vécu en 1825, et qu'il l'eût rencontrée pendant qu'il pleurait sa Métilde!—D'ailleurs, comme Hilda hésitait sur le plus ou moins de convenance de cette démarche, un commissionnaire était arrivé, portant deux lettres. C'était elle qui les avait reçues, par bonheur. Elle avait cru défaillir d'émotion en reconnaissant, sur les enveloppes, l'écriture de Jules. Une était à l'adresse de M. Bob Campbell, marchand de chevaux. L'autre portait le nom de la jeune fille. Dans la première, Maligny annonçait son départ immédiat, le jour même, pour des raisons de famille. Il demandait que M. Campbell vendît au mieux Chemineau et lui fît tenir un chèque rue de Monsieur, après s'être réglé de son courtage et des arriérés de la pension de l'animal. La seconde, adressée à Hilda, n'était pas plus explicite. Elle ne renfermait que quelques phrases, mais quel infini de tristesse, pour celle qui les avait lues et relues, dans cette cour, à deux pas du réduit dont les pauvres meubles, le bureau, les chaises, la vieille horloge, attestaient, cependant, qu'elle n'avait pas rêvé, que vingt-quatre heures plus tôt le parjure était là, demandant à la jeune fille sa loi, engageant la sienne. Maintenant, il lui écrivait:
«C'est vous qui aviez raison tout à l'heure, Hilda. Je viens de parler à ma mère. Elle savait déjà quelque chose. Les visites de M. C..., d'abord pour prendre de mes nouvelles, purs hier, lui avaient été rapportées. Elle avait deviné votre existence. Quand je lui ai dit la vérité, elle a eu une syncope devant moi. Je l'ai vue tomber sur le parquet, toute pâle, les yeux éteints ne respirant plus. Le médecin est venu aussitôt. Il avait diagnostiqué chez elle, depuis longtemps, une maladie de cœur. Il l'a jugée aggravée et il ne m'a pas caché que toute émotion très forte risquerait d'amener un dénouement fatal. Nous avons causé, la chère malade et moi, longuement. Je me suis rendu compte que ce mariage la tuerait. Vous qui avez tant aimé votre mère, Hilda, vous comprendrez la résolution que mon devoir envers la mienne m'ordonne de prendre. Nous, quittons Paris. Elle m'emmène et je me laisse faire. Je lui ai donné ma parole de ne plus vous revoir. Je ne vous dis rien de ce que je souffre. J'ai été coupable envers vous, bien coupable, de vous parler comme j'ai fait, avant d'être sûr que je pourrais tenir ma promesse. Mon excuse est dans ma sincérité, qui a été absolue. Ne me répondez pas et oubliez-moi, Hilda. Moi, je ne vous oublierai jamais.»
Disons, aussitôt, que la scène rapportée dans ce billet d'adieu ne s'était pas absolument déroulée de la sorte. Le génie de la fable, inné chez Jules, faisait de lui un être mi-parti,—comme les costumes des pages dans les fresques de la Renaissance.—Il ne mentait jamais tout à fait, de même qu'il ne disait jamais tout à fait la vérité. Voici, exactement, ce qui s'était passé: Rentré chez lui, il avait bien trouvé sa mère inquiète de ce que Firmin était venu lui raconter, au sujet d'un milord qui cherchait M. le comte partout, pour le tuer, à cause de sa femme.—Le concierge, comme on voit, n'était pas un fabuliste moins distingué que son jeune maître, quoiqu'il travaillât sur d'autres thèmes, et avec de plus vertueuses intentions.—La douairière avait interrogé son fils. Celui-ci avait saisi cette occasion de raconter son roman avec Hilda. Une explication avait suivi au cours de laquelle Mme de Maligny s'était abandonnée à penser tout haut, pour la première fois, devant Jules. Toutes les amertumes de son existence conjugale lui étaient remontées aux lèvres. Elle, si douce, si résignée, elle avait crié à son enfant ses douleurs de femme, puis ses agonies de mère. Elle lui avait montré son âme à nu et quelle plaie y avaient ouverte ses étourderies de jeune homme. Des révélations d'un ordre plus brutal s'étaient jointes à celles-là. D'habitude, la comtesse, tout en prévenant son fils qu'il eût à surveiller ses dépenses à cause de l'état de leur fortune, lui cachait la profondeur de leur ruine. Elle craignait de trop assombrir la gaieté de ses vingt-cinq ans. Cette fois, elle la lui avait dite, cette ruine, dans tout son détail, pour conclure en s'exaltant: «Jamais je ne consentirai au mariage d'un Maligny avec une petite traînée, et elle-même, si elle savait le chiffre de nos rentes, cette intrigante aurait tôt fait de rompre...» Intrigante! Traînée!... La mère, abusée, avait appelé Hilda de ces noms, et Jules n'avait pas défendu son amie, tant les chiffres soudain révélés le consternaient. Jusqu'alors, il s'était cru «sans le sou,» parce qu'il estimait que les folies de son père et les siennes propres avaient réduit leur fortune à quarante mille livres de rente. Sa mère venait de lui prouver que les dettes payées et s'ils réalisaient leur avoir, leur revenu se monterait au quart de cette somme. C'avait été le petit souffle sur les paupières de l'hypnotisé et qui le rend, d'un seul coup, à la conscience de la réalité. La douairière avait cru sincèrement agir pour le mieux de l'intérêt moral de son fils. Comment eût-elle soupçonné quelle angélique enfant elle qualifiait «d'intrigante», l'idéale créature qu'était vraiment cette «traînée»? Sur quels indices eût-elle deviné qu'en imposant à son influençable Jules une rupture de ces romanesques fiançailles, elle lui faisait commettre une très mauvaise action qui aboutirait inévitablement à une vilenie: un mariage d'argent? Il était exact encore que cette douloureuse et longue scène avait déterminé dans la soirée, chez la vieille dame, non pas une syncope, mais des palpitations et de l'étouffement. On avait envoyé chercher le docteur Graux, lequel avait conclu à de nouvelles frasques du jeune homme. Lui aussi, avait considéré comme de son devoir d'impressionner l'étourdi. Il avait donc exagéré les symptômes d'une dilatation transitoire du cœur, produite par un commencement d'insuffisance aortique, et noirci volontairement un pronostic plutôt bénin. «Ne la contristez en rien,» avait-il dit, «vous la tueriez...» Jules avait donc pu, sans cesser de s'estimer, il s'en admirait même, décider qu'il sacrifierait, à la santé de sa mère, sa passion,—et ses promesses. Le médecin avait à peine quitté la chambre que le fils avait donné sa parole à sa mère qu'il romprait avec Hilda. Ce serment n'avait pas été formulé sans une crise de larmes, où Mme de Maligny avait pu reconnaître qu'il s'agissait là d'un caprice très voisin d'être un sentiment. Elle avait compris que, cette fois, son fils était bien près du véritable amour. Elle en avait été assez effrayée pour lui demander, comme une preuve de sa sincérité, qu'ils quittassent Paris ensemble. A plusieurs reprises, le docteur Graux avait parlé, pour elle, d'un séjour à Nauheim, dont les eaux, à cette époque, et grâce à l'engouement des médecins français à l'égard des théories germaniques, passaient pour être quasi miraculeuses dans le traitement des maladies de cœur à leur début. Toujours, elle s'était refusée à ce déplacement, comme trop coûteux, et puis les deux mois de traitement à subir là-bas supposaient une trop longue séparation d'avec Jules. Aujourd'hui ce voyage aux eaux se présentait, au contraire, comme un moyen de salut providentiel, du moment, qu'elle pouvait emmener le jeune homme avec elle. Ils étaient donc partis tous les deux et le lendemain! De Nauheim, où ils avaient passé les mois de mai et de juin, ils étaient allés, soi-disant pour profiter du voisinage, faire un séjour chez un de leurs cousins, le dernier survivant des Nadailles, aux environs de Vesoul.
La veuve avait confié ses légitimes inquiétudes à ce parent, vieux gentilhomme dévot, lequel avait désiré, lui aussi, participer au sauvetage du jeune homme. Cette charité familiale s'était traduite par un fort cadeau d'argent destiné à permettre que l'amoureux prît part à une croisière du genre de celle dont il avait parlé à sa mère. Jules de Maligny s'était donc embarqué pour la Suède et la Norvège, sur un paquebot de plaisance, en compagnie d'une centaine de touristes. On verra qu'il y avait rencontré, non pas de quoi oublier Hilda, car il avait dit vrai dans sa lettre, et le svelte fantôme de l'amie abandonnée n'avait pas cessé de flotter dans sa pensée,—mais de quoi se consoler amplement d'avoir eu le courage de cette rupture. Cette brève esquisse de sa vie durant ces six mois ne serait pas complète sans un dernier trait. J'ai dit qu'il s'estimait, qu'il s'admirait dans son sacrifice. Cette étonnante illusion de conscience avait encore grandi, du fait qu'il s'était interdit de rien savoir de miss Campbell. Ne voulant plus l'épouser, il n'avait pas cherché à se servir du sentiment qu'il savait lui avoir inspiré. Il n'avait pas essayé de devenir son amant. Cette toute simple loyauté lui semblait héroïque. Elle l'était bien un peu, du point de vue de sa moralité habituelle. Il n'avait pas écrit à son ex-fiancée un seul billet depuis celui que l'on connaît. Il n'avait demandé à aucun de ses amis, pas même à Raymond de Contay,—il en avait eu souvent la tentation,—de le renseigner sur elle. Un chèque d'un millier de francs, signé Bob Campbell, avec un mot britanniquement laconique du correct marchand de chevaux, à cela se réduisaient tous ses rapports avec la rue de Pomereu, depuis cette demi-année. Ce billet était, bien entendu, rédigé en anglais. Rapportons-le, traduit littéralement: «Monsieur, je suis heureux de vous annoncer que le cheval Chemineau a été vendu 1.600 francs. Je prends, suivant vos ordres, dix pour cent pour la commission. Il y a quarante-deux jours de pension à 8 francs, soit 336 francs, deux ferrures, soit 20 francs, une visite du Vet, 20 francs, 20 francs au cocher de l'acheteur, 12 francs à un de mes hommes pour deux déplacements. Il reste 1.032 francs.» Et, pour conclure, le classique: «With regards, yours truly.—Avec respects, votre sincèrement...» Enfin, la lettre d'affaires dans sa nue et sèche simplicité. Quelle signification en tirer? Corbin avait-il prévenu Campbell, et celui-ci affectait-il une plus stricte rigueur commerciale à l'égard d'un client avec lequel il ne voulait entrer dans aucune explication? Etait-ce simplement, et quoiqu'une certaine cordialité de relations se fût établie entre eux, la routine d'une formule dont le marchand de chevaux ne se départait jamais, en vertu du principe de son pays, passé chez nous en proverbe, sous sa forme originelle: Business is business? Maligny s'était posé ces questions. Il ne les avait pas résolues. La gêne dont il se sentait saisi à l'idée d'une rencontre avec le vulgaire mais loyal Bob, aurait dû lui prouver que sa conscience n'était pas absolument tranquille. Il n'avait pas une égale appréhension de Corbin lui-même. La démarche de celui-ci rue de Monsieur lui apparaissait, de plus en plus, comme trop ambiguë. Il pouvait y voir, et il y voyait,—très injustement d'ailleurs,—la ruse, pas très honnête, d'un rival. Que se dire, en revanche, vis-à-vis du père? Que se dire aussi vis-à-vis de la fille? Un détail démontrera ce secret remords: cet audacieux Jules, auquel ses amis et amies reprochaient volontiers un aplomb très souvent voisin de l'effronterie, n'avait plus reparu au bois de Boulogne depuis son retour à Paris, vers la fin de septembre. Galopin faisait, maintenant, tout son travail dans un manège voisin de la place des Invalides, où son maître l'exerçait à sauter, soi-disant en vue des prochaines chasses. Ses sorties, quand ce maître se décidait à le faire trotter en plein air, se bornaient à remonter jusqu'à la Muette par l'avenue Henri-Martin et à revenir par la même route et le Champ de Mars. Que pensait, dans son obscur cerveau, le «sans-raison» des étranges caprices de son jeune et pas beaucoup plus raisonnable seigneur, tout en mâchant son mors et relevant son allure avec l'impatience d'une bête énervée à qui l'on ne donne pas assez d'exercice? Revoyait-il, dans le demi-songe qui est toute la mémoire des animaux, les courses folles du printemps, au-devant de ses camarades de l'écurie de la rue de Pomereu? Toujours est-il qu'arrivé près de la porte du Bois, il ne manquait jamais de baisser l'encolure et de plonger, avec la malicieuse idée, d'emmener son cavalier précisément du côté où celui-ci ne voulait pas aller. A chaque promenade et au même endroit, la même petite bataille s'engageait entre eux, qui se terminait, comme de juste, par un triomphe du cavalier, et Galopin de reprendre le chemin de la rue de Monsieur en baissant les oreilles, dressant la queue et méditant, pour la prochaine fois, un saut de mouton ou une autre défense plus énergique, tandis que Jules le flattait de la main et lui disait tout haut quelque phrase destinée à calmer sa mauvaise humeur, calomnieusement expliquée par une gourmandise déçue:
—«Vous avez envie des morceaux de sucre de miss Hilda, Galopin, et, moi, j'aurais bien envie de revoir ses doux yeux. Nous sommes, tous les deux, privés de notre dessert. Galopin, Vous n'êtes pas le plus malheureux...»
Ces propos tenus, par le jeune homme, à son cheval, d'après la mode des héros antiques, la pauvre donneuse de morceaux de sucre ne les soupçonne pas. Elle les apprendrait qu'avec sa droite et simple manière de sentir elle ne les comprendrait guère. Elle est à l'autre extrémité du Bois, au même moment, en train de pousser son cheval, elle aussi, et de se dire, pour la mille et unième fois, la phrase qui la désespère: «Jules ne m'aimait pas.» Sur le prétexte donné par son fiancé d'un jour, elle ne s'est jamais permis d'élever le moindre doute. Elle est bien persuadée que les choses se sont passées exactement comme il les lui a rapportées dans son terrible billet, auquel il lui a été impossible de répondre. Qu'il ne soit pas venu lui parler, qu'il n'ait pas tenu à honneur de lui dire lui-même cet adieu, qu'il n'ait pas eu le besoin de la revoir, qu'il n'ait pas compris combien elle avait, elle, le besoin de le revoir, voilà le point douloureux et qui fait blessure dans ce cœur si tendre, si vrai. Les créatures comme elle, profondément nobles et délicates, même quand elles ne professent pas l'orgueil de leurs manières de sentir, ont un instinct qui les fait désirer d'être traitées d'après cette haute sensibilité. C'était le poison sur la blessure, l'envenimement de la plaie que la méconnaissance de son caractère par le jeune homme. S'il l'avait jugée comme elle méritait d'être jugée, eût-il hésité à lui demander un sacrifice auquel sa générosité eût consenti? jamais, non, jamais, elle n'eût passé outre au refus de Mme de Maligny dans les circonstances que disait le billet. Jules ne lui devait-il pas de lui donner l'occasion de ce dévouement? Quand même,—son romanesque esprit lui suggérait ces folies!—n'auraient-ils pas pu, s'ils avaient dénoué leurs fiançailles ainsi, en s'en expliquant et sur un accord loyal et réciproque, oui, n'auraient-ils pas pu redevenir des amis? Elle avait pensé à le lui offrir. Et puis elle n'avait pas trouvé les mots. Leurs promenades eussent été moins fréquentes. Ils se fussent rencontrés une fois tous les huit jours, une fois tous les quinze jours. Ce n'eût pas été l'accablante détresse de cette rupture absolue, de ce silence total, de cet abandon sans un événement... Si seulement il lui eût envoyé une seconde lettre!... «Non. Il ne m'aimait pas...» se dit-elle, et les pleurs lui viennent.—Sans cesse, où qu'elle soit, quand cette affreuse phrase se prononce en elle, le chagrin lui monte à la gorge, la lui serre. Elle sent rouler sur ses joues, chaque matin plus pâles, ces vaines, ces impuissantes larmes,—heureuse lorsque cette crise de sanglots la prend à cheval et qu'elle peut faire sécher, au vent du galop, ces indéniables traces de sa misère cachée. Mais il arrive que l'accès éclate quand elle n'est pas seule. Si c'est devant son père, elle n'a pas trop de peine à tromper l'observation peu éveillée du bonhomme, qui a pourtant remarqué l'absence, par trop étrange, après des visites quasi quotidiennes de l'ancien propriétaire de Chemineau. Son étonnement s'est d'ailleurs borné à cette phrase, prononcée avec le mépris caractérisé qu'il prodigue aux Gallo-Romains:
—«Avez-vous des nouvelles du comte de Maligny, Hilda?... Non. Les Français sont une drôle d'espèce.»—Comment traduire cette expression, ce funny sort, où il y a de l'indulgence protectrice et de l'ironie?—«Celui-là; pourtant, avait l'air gentil.»—Autre mot intraduisible, ce nice que les Anglais appliquent indifféremment à un gâteau et à un ami, à un paysage et à un livre...—«Nous le reverrons quand il aura besoin d'un bon cheval...»
Ce jugement formulé, Bob Campbell pense à des objets plus précis qu'aux blue devils[1] de sa fille. Il n'en va pas de même d'un autre personnage. On a deviné qu'il s'agit de Jacques Corbin, le cousin, auquel il a bien fallu que la pauvre enfant expliquât la rupture de ses fiançailles, puisque le hasard avait voulu qu'il les apprît, et de quelle façon! Elle a eu cette chance que Jack fût déjà parti pour la gare, comme il l'avait annoncé, quand la lettre fatale est arrivée. Il est rentré de Londres quinze jours plus tard, surpris de ne recevoir aucune autre nouvelle de ce mariage dont il avait voulu fuir la célébration, trop douloureuse pour son sentiment. Ces deux semaines avaient donné à Hilda, du moins, le temps de se préparer. Pour la première et la dernière fois de sa vie, la véridique enfant, et qui se faisait scrupule même des petites tromperies de complaisance ou de politesse, avait sciemment et délibérément menti. Elle avait pris, devant son cousin, toute la responsabilité de la rupture avec Jules. Elle lui avait dit que Me de Maligny avait refusé son consentement, que Jules avait voulu n'en pas tenir compte, mais qu'elle-même, Hilda, lui avait rendu sa parole, afin de ne pas entrer dans la famille d'un homme d'une condition supérieure à la sienne, par force et contre la volonté d'une mère. Jack Corbin l'avait regardée, tandis qu'elle parlait, si fixement quelle s'était sentie devinée. Mais, ce qu'elle voulait à tout prix, c'était que son cousin ne jugeât pas tout haut celui qu'elle aimait. Elle avait donc eu l'énergie de soutenir son mensonge, d'un ton qui ne permettait pas la discussion. L'entretien s'était terminé sur une demande que le nom de Jules de Maligny ne fût plus jamais prononcé devant elle. On sait que Corbin était un personnage de peu de paroles. Il n'avait pas discuté, en effet, et il avait obéi à l'impérieuse supplication de la jeune fille. Jules de Maligny n'avait pas été mentionné une fois par lui, durant ces six mois. Mais le fantôme de l'infidèle fiancé n'avait pas cessé d'être là toujours, entre eux deux. Quand Hilda traversait la cour, à présent, soit pour aller mettre à jour les comptes de la maison dans le petit bureau, soit pour marcher vers un cheval qui l'attendait bridé, le grand Jack la suivait avec des yeux d'une pitié si attendrie! Comment la mettre en selle sans constater le dépérissement de la délaissée?... Elle pose le pied sur la paume de sa main. Il la soulève. Comme elle est légère! Sa jaquette ajustée flotte et fait des plis sur sa poitrine. La ligne de son joli visage s'est comme émaciée... Le cheval part. Hilda disparaît, et un éclair de haine sauvage passe dans les prunelles de Corbin. Il a fait une autre promesse à sa cousine. Il lui a juré que, si le hasard le plaçait en face de Jules, il ne se permettrait aucune allusion aux fiançailles rompues. Il aime trop absolument, trop fervemment Hilda, pour manquer à cette parole. Sa crainte de l'offenser est trop sincère pour qu'il cherche querelle au félon. Car il ne doute pas qu'il n'y ait eu félonie, en dépit des affirmations auxquelles il a fait semblant de croire. Ah! s'il était libre, qu'il aurait tôt fait d'aller rue de Monsieur attendre son rival,—toujours préféré par sa victime, malgré sa perfidie,—et quel soulagement de le châtier! Les rudes mains de l'Anglais se contractent à la seule idée de cette séance de boxe vengeresse et du «punishment» qu'il lui infligerait. Jamais ce mot, par lequel les pugilistes d'outre-Manche désignent un coup de poing bien porté sur un nez dont jaillit le claret, ou sur une côte qu'il enfonce, ne serait plus justement appliqué que dans ce cas, se dit à part lui Corbin. Il entre dans un box pour se distraire, par ses besognes de métier, des accès de violence qui l'obsèdent. Sa colère intérieure se dépense en rauques apostrophes à quelque animal, coupable de s'être roulé dans sa litière ou de n'avoir pas achevé l'avoine de sa mangeoire. Si d'aventure Bob Campbell se trouve à portée de ces rudes éclats de voix, l'oncle ne manque pas de s'arrêter en hochant la tête.
—«Jack est un brave garçon,» grommelle-t-il entre ses dents, «et il monte dur... Mais il se fera casser la tête un de ces jours à traiter les chevaux si brutalement... Il le sait, pourtant, que les bêtes comprennent tout... Moi, je conduirais n'importe laquelle avec la parole... Je devrais le Lui rappeler et le gronder... Mais non. Je le blesserais, et, quand il sera amoureux, ses manières changeront... Il le deviendra bien, un jour... C'est cela qui sera cocasse, Jack Corbin amoureux!...»
[1] Diables bleus.
Amoureux?... Oui, le maigre, le long Jack, ce Don Quichotte à la cicatrice toujours congestionnée, ne l'était que trop profondément. Et il traversait, depuis ces six mois, à travers ces pitiés pour la mélancolie désespérée de sa cousine et ces rages secrètes contre l'auteur de ce désespoir, la crise morale la plus compliquée,—lui, une sensibilité toute primitive, un caractère taillé à vives arêtes. Certaines situations sont, par elle-mêmes, si fausses, si contradictoires, que les âmes les plus frustes n'y peuvent rester simples. Comment vivre tous les jours, toutes tes heures, à côté d'une femme que l'on aime, la voir qui souffre par un autre, et ne pas agoniser de jalousie? Comment, dévoré par cette passion, la pire des conseillères, ne pas être tenté d'agir, par n'importe quel moyen, sinon contre la personne du rival, au moins contre l'image que la femme aimée garde de lui? Les pires inventions de la calomnie deviennent alors naturelles, naturelle aussi cette fièvre d'enquête, voisine de l'espionnage, qui fait que le plus honnête homme conçoit comme possibles, quand il s'agit d'obtenir une preuve de l'indignité de ce rival, des actes qui répugneraient, en toute circonstance, à ses plus instinctives délicatesses: violer le secret d'une enveloppe cachetée ou d'un meuble fermé, acheter le témoignage des domestiques, suivre en policier des allées et venues. Avec une certaine qualité de cœur, et quand on possède cette aristocratie native qui n'a rien à voir avec la condition sociale, concevoir seulement de tels projets, c'est se révolter contre eux. La tentation n'en est pas moins là. Il en est d'elle comme du besoin de plaider la cause de ses sentiments auprès de cette femme abusée. Qu'il est dur de ne pas lui dire: «Il te méconnaît, et, moi, je te chéris. Toutes les blessures qu'il t'a faites, je les panserai, je les guérirai. Permets-moi de réparer le mal qu'il a causé...» On a beau, comme le pauvre écuyer de la rue de Pomereu, s'être démontré que l'on est un Caliban épris d'une Miranda, un vieux garçon rude à mine peu attrayante, un butor à façons incultes que l'on serait un fou, un grotesque pis que cela, un détestable égoïste, de vouloir être aimé d'une enfant de vingt ans, toute grâce, toute élégance, toute finesse, et qui a droit à un autre bonheur... On l'est, ce fou! On l'est, ce grotesque! On l'est, cet égoïste!... Ces deux appétits: celui de détruire le rival dans le cœur que l'on voudrait à soi tout entier et celui de montrer son propre cœur, s'unissent dans des combinaisons longuement méditées puis rejetées brusquement. On veut. On ne veut pas. Et ce tumulte intérieur se renouvelle incessamment, jusqu'à la minute où l'amoureux, après avoir ébauché et rejeté des plans par vingtaines, finit par adopter le plus déraisonnable, celui qui produira l'effet le plus opposé à son désir. Il y a un proverbe qui dit: «Rien ne réussit comme le succès.» Cette apparente naïveté enveloppe une philosophie complète de l'amour. Toutes les actions d'un amoureux le servent quand il est aimé. Elles le desservent toutes, quand il ne l'est pas.
Il était écrit, sur le grand livre du destin, que cette minute de l'inévitable maladresse arriverait, pour Jack Corbin, dans ce mois d'octobre, qui était de tous son préféré. Les chasses à courre commençaient et sa profession auprès de son oncle ne l'eût pas exigé, qu'il les eût suivies toutes, par plaisir. Il était écrit aussi qu'une de ces chasses serait l'occasion de cette maladresse. Une des spécialités de la maison Campbell—ne l'ai-je pas déjà marqué?—consistait à louer des chevaux à la journée ou au mois aux suivants des divers équipages qui fonctionnaient alors dans un rayon de cent kilomètres autour de Paris. Jack était donc allé, dans la semaine d'avant la Toussaint, conduire, en forêt de Chantilly, deux bêtes qui devaient être essayées par une des châtelaines du pays. Il en était revenu par le dernier train, trop tard pour s'entretenir avec Hilda le soir même. Mais qui l'eût vu, le lendemain, descendre dans la cour dès le patron-minet, eût deviné qu'un événement extraordinaire s'était passé la veille. Corbin visitait bien les stalles les unes après les autres, suivant sa coutume de chaque jour, mais avec une distraction qu'aucun des employés de la maison Campbell n'avait jamais constatée chez lui. Un d'eux était venu lui rapporter qu'il croyait avoir diagnostiqué, chez un cheval nouvellement débarqué d'Angleterre, un commencement de bleime: à peine si Jack se fit montrer le pied de l'animal, lui qui, d'ordinaire, tâtait de ses propres mains tous les paturons de l'écurie. Il faisait, de même, pour toutes les oreilles, afin de s'assurer de leur température. Son esprit était ailleurs, du côté où ses yeux se tournaient sans cesse, d'abord vers les fenêtres de la chambre où dormait Hilda, au premier étage d'Epsom lodge, puis, quand les volets rabattus eurent annoncé le réveil de la jeune fille, vers la porte par où elle apparaîtrait bientôt. Huit heures sonnaient quand elle se montra enfin, habillée déjà de son costume d'amazone. Jadis, c'était un sourire sur les lèvres qu'elle passait le seuil, pour marcher, elle aussi, de box en box, avec les morceaux de sucre qu'elle distribuait aux chevaux dont les têtes, nerveuses et avides, se tournaient vers elle d'un geste confiant. Elle n'avait plus de ces gâteries pour les «sans-raison», maintenant, ni de sourires pour les palefreniers qui la saluaient, ni de caresses pour les bassets écossais, Birnam et Norah, accourus vers elle en trottinant sur leurs pattes torses et velues, de l'extrémité de la cour, dès qu'ils l'apercevaient. Encore ce matin, son joli visage portait l'empreinte d'une telle tristesse que le cœur de Jack Corbin se serra. Mais c'était la tristesse d'une fille courageuse qui n'accepte pas qu'on la plaigne. Cette fierté imposait à l'écuyer, même dans ce moment où il croyait bien posséder un moyen sûr de guérir l'amour malheureux dont elle était rongée.
—«Vous avez eu une belle chasse, hier, Jack?» lui demanda-t-elle la première, pour rompre le silence soudain établi entre eux, après les phrases de politesse usuelle.
—«Très belle,» répondit-il... «Le rendez-vous était à la Reine-Blanche. On a attaqué aux Grandes-Ventes. Le cerf a été pris à la rivière La Tène, près le viaduc, après cinq bonnes heures. Nos chevaux ont très bien marché. On les a beaucoup regardés. Mme Mosé achètera certainement celui qu'elle montait...»
—«Y avait-il beaucoup de monde?» interrogea Hilda, non sans un frémissement. Elle ne savait rien de Jules, ai-je dit déjà, ni s'il était à Paris ni s'il chassait cette année à Chantilly. C'était cependant pour éviter même la possibilité de le rencontrer qu'elle avait, la veille, envoyé Corbin là-bas avec les bêtes, au lieu d'y aller elle-même, comme c'était l'habitude quand il s'agissait de présenter un cheval mis pour dame. Elle remarqua, dans les prunelles de son interlocuteur, une lueur singulière, et son sang courut plus vite' l'émotion lui étreignit la gorge. Son appréhension ne l'avait pas trompée. Jack a vu l'autre!... Elle connaît son empire absolu sur son cousin et les intransigeants scrupules de cette loyauté d'homme. Il lui a solennellement promis qu'il n'aurait jamais d'altercation avec Maligny. Elle est certaine qu'il n'en a pas eu, et, avec cela, une peur soudaine la saisit, qui augmenta encore à l'entendre lui répondre:
—«Oui. Beaucoup de monde.» Puis, d'une voix presque basse: «Hilda, j'ai vu hier quelqu'un.» Jack souligna ce terme si vague en le prononçant. Puis, brièvement, et avec sa rudesse coutumière: «Oui, j'ai vu M. de Maligny. Il était là. Il faut que je vous en parle. Il le faut...»
—«Hé bien!» répondit-elle, d'une voix toute basse, elle aussi, «parlez-m'en.» Ses yeux s'étaient détournés et fixaient le pavé de la cour. Elle avait croisé ses bras sut sa poitrine, et elle s'était mise à marcher. Corbin la suivit. Ils arrivèrent ainsi jusqu'à la rue de Pomereu, déserte à cette heure et traversée seulement par des fournisseurs, un boulanger, un laitier, un boucher, qui sonnaient aux portes de service des petits hôtels, paresseusement endormis sous les volets de leurs fenêtres encore fermées. Ce fut là, descendant et remontant l'étroit trottoir, que le dévoué cousin, et qui croyait, par cette confidence, sauver à jamais d'une funeste passion la misérable enfant, se mit à raconter les événements de la veille. Il s'exprimait en anglais, bien entendu,—et quel anglais! Ce sauvage mélange de mots d'écurie et de slang[1] formait un contraste fantastique avec l'élégante aventure parisienne dont la jalousie du malheureux homme se faisait l'écho: On se contentera, ici, de mettre ce discours en français, tellement quellement, sans essayer d'en reproduire le pittoresque par des équivalents. Et, d'ailleurs, existent-ils? La traduction d'un idiome dans un autre est toujours infidèle, même lorsqu'il s'agit de la langue classique, c'est-à-dire de mots à sens large et qui servent aux idées générales, communes à la plupart des gens cultivés. La transposition de l'argot d'un pays dans celui d'un pays voisin est pis que difficile. Elle est impossible. Prenons les plus simples exemples. Un Anglais dit d'une femme qu'elle est fast, il dit d'un homme qu'il est un masher. A ces deux mots, dont l'un veut dite rapide et l'autre écraseur[2] le slang attache une signification pour laquelle nous n'avons que des périphrases. La femme fast,—c' est la coquette, mais d'une certaine espèce, et tout anglaise,—l' élégante outrée, mais d'une certaine nuance, tout anglaise encore,—l' impudique, mais jusqu'à un certain point. Le masher, c'est le Beau, mais d'un certain type,—le Poseur, mais d'une certaine pose,—l'Ebouriffeur, l'Epateur, l'Esbrouffeur, mais dans une certaine ligne. Vous n'exprimerez pas cela en français, parce que ce ridicule, ainsi compris et pratiqué, n'est pas plus une chose française qu'autrefois le dandysme d'un Byron ou d'un Brummel. Bref, la femme fast et le masher, c'est la femme fast et c'est le masher. Formule digne des naïvetés que la légende prête à l'héroïque maréchal de La Palice. Elle explique, entre parenthèses, comment les écrivains français qui se trouvent parler des choses anglaises sont amenés à cet abus des termes britanniques, dont le présent récit est, lui-même, terriblement entaché. Le narrateur s'en rend très bien compte. Il prend cette occasion de plaider les circonstances atténuantes. Il n'a jamais eu d'autre ambition, ici comme ailleurs, que d'être un chroniqueur exact des choses de son temps. La vie lui donne des sujets. Il s'efforce à les copier de son mieux.
—«Je vous avais promis,» disait donc Corbin, «que M. de Maligny et moi nous n'aurions pas de querelle ensemble, si jamais nous nous rencontrions. Nous nous sommes rencontrés et nous n'avons pas eu de querelle. Il était déjà au rendez-vous quand j'y suis arrivé. Il montait le même cheval qu'il avait avant d'acheter Chemineau, et qu'il appelait Galopin... Il aurait mieux fait de garder Chemineau et de vendre celui-là, qui saute mal.» On voit que le professionnel continuait de fonctionner chez lui comme jadis quand il attendait son rival en promenant sa monture pour qu'elle ne prît pas froid. L'écuyer n'était pas entièrement supprimé par l'amoureux, même dans cette crise d'extraordinaire émotion. Il insistait: «S'il a été content ou mécontent de me voir, je l'ignore... Il s'est arrangé, durant toute la chasse, pour n'être jamais de mon côté. Comme je ne l'ai pas cherché non plus, nous n'avons pas échangé deux mots. Nous ne nous sommes pas même salués... Mais, passons. Ce n'est pas de ces détails que je voulais vous entretenir... C'est une histoire que j'ai apprise sur lui, une vilaine histoire... je peux continuer?» fit-il après une nouvelle hésitation.
—«Oui,» répliqua Hilda, sur un ton presque impatienté, cette fois.
—«Vous savez comme la jument que j'avais amenée à Mme Mosé peut être nerveuse,» reprit John Corbin, «aussi nerveuse que sage. Il y a longtemps que vous connaissez ma théorie: il n'y a de sages que les chevaux nerveux. Ce sont les seuls qui ne vous fassent pas de mauvaises bêtises. Mme Mosé ne fut pas plus tôt en selle, que la bête commença de danser. Cette dame est énergique, et elle monte bien. Elle n'avait pas peur. Mais son mari avait peur pour elle. Je lui affirmai qu'il n'y avait aucun danger. Il me pria de ne pas quitter sa femme... Je devais vous dire cela, Hilda, afin de vous expliquer comment je me suis tenu tout près de Mme Mosé, assez près pour que j'entendisse toute sa conversation, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre. Je tiens à ce que vous soyez bien sûre que je n'ai pas écouté de propos délibéré. Je n'aurais pas fait une telle action, même pour vous. Seulement, je ne pouvais pas ne pas entendre. Comme je n'ai jamais parlé qu'anglais à Mme Mosé, elle croit, sans doute, que je ne comprends pas le français. Je ne m'explique pas autrement qu'elle ait causé avec cette liberté devant moi, alors que j'étais à un mètre de sa bride, tout posté pour arrêter la jument par la figure, si la bête s'avisait de vouloir l'emmener... Ce furent, d'abord, des propos, comme ces femmes en ont, sur le temps qu'il fait, par exemple,—comme si on avait besoin de parler du temps qu'il fait! Chacun n'a qu'à ouvrir les yeux pour s'en rendre compte,—sur les chevaux et les cavaliers de l'équipage,—autant de paroles, autant de non-sens,—sur... Mais je deviens aussi bavard que Mme Mosé et que les beaux messieurs qui s'approchaient successivement pour parader à côté d'elle... A un moment, elle causait avec le comte de Candale, le grand, celui qui prend souvent des chevaux chez nous. M. de Maligny vint à passer, à grande allure, suivi par deux personnes, allant du même train: un homme d'un certain âge et une toute jeune femme, une demoiselle.—«Ce pauvre Guy d'Albiac est donc aussi fou que sa fille?» dit Mme Mosé. «Vous l'avez vu, Candale, c'est incroyable,»—«Incroyable, en effet,» répondit M. de Candale. Mme Mosé reprit:—«Ce petit Maligny n'a pas le sou; avec cela, joueur, coureur... (ce n'est pas moi qui parle, Hilda, c'est elle...) et on dirait qu'il le veut absolument pour gendre.» Le comte de Candale haussa les épaules.—«D'Albiac?» fit-il, «jamais de la vie. Il ne se doute pas que Louise s'est toquée de Jules...»—«Il serait le seul... Laissez-moi donc tranquille. A moins d'être aveugle...»—« Les pères et les mères sont toujours aveugles,» dit M. de Candale: «Cette histoire a commencé cet été durant ce voyage en Norvège, qu'ils ont fait sur le même bateau, par hasard. Quand d'Albiac en est revenu, si vous l'aviez entendu parler de Maligny, vous sauriez qu'il n'a jamais pensé à Jules comme à un gendre possible. Il n'a pas deviné que Louise était devenue folle de ce beau sire, durant la croisière. Il l'aurait deviné, d'ailleurs, il aime tellement sa fille, je vous l'accorde, qu'il serait capable de lui céder, même en jugeant ce garçon, comme il le juge. Mais il n'a rien deviné.»—«Et Maligny?» demanda Mme Mosé. «Il est aveugle, lui aussi?»—«Lui? C'est autre chose. Ça le flatte que cette petite l'aime. Et puis ça lui est utile, pour l'autre affaire.»—«Le mariage avec cette vieille Tournade? Ça, ce serait complet. Vous y croyez au paquet Tournade?»—«Si j'y crois? La Tournade était aussi du voyage en Norvège. C'est là qu'il s'est amusé à les piquer au jeu toutes deux, en les rendant jalouses l'une de l'autre. Une femme de quarante ans passés, comme Mme Tournade, on la mène où l'on veut, quand elle est en rivalité avec une jeune fille de vingt...»—«Et elle épouserait ce sauteur, qui pourrait presque être son fils?»—«Il est bien joli garçon, d'abord, ce sauteur, et puis, Madame la comtesse de Maligny, savez-vous que c'est un beau nom, un très beau nom, et, pour une créature qui a débuté, raconte la légende, comme mannequin chez les couturiers, quel cousinage! Pensez: la mère était une Nadailles...»—En ce moment-là, d'autres chasseurs les abordaient. Ils n'ont pas continué. Puis, comme la jument s'était calmée, Mme Mosé m'a rendu ma liberté...»
Ici, Corbin s'arrêta, visiblement embarrassé. Qu'un homme tel que lui pût rapporter, avec cette exactitude phonographique, des propos de ce genre et dont les sous-entendus lui étaient presque inintelligibles, quelle preuve extraordinaire de l'intensité de sa passion! Avec quelle avidité de ne pas perdre un seul mot, ce primitif, à mémoire de sauvage, avait écouté la femme à la mode et le grand seigneur, en train de résumer, par dix petites phrases mi-gouailleuses, mi-indifférentes, le scénario d'une de ces comédies mondaines dont le dénouement s'appelle, dans le style des journaux spéciaux, «Un mariage bien parisien!» Cette passion, hélas! avait entraîné notre Don Quichotte à un acte qu'il faut bien rapporter, au risque d'enlever sa fleur de romanesque à cette originale figure. Si, d'ailleurs, la confession sincère d'une faute en atténue la culpabilité, la franchise avec laquelle Corbin continua de parler à sa cousine doit lui être comptée. Peut-être même trouvera-t-on un signe nouveau de sa délicatesse native dans ce fait qu'il sentait la vulgarité du procédé par lui employé pour en savoir davantage sur cette mystérieuse intrigue soudain découverte. Que de jaloux, et qui n'ont pas grandi dans l'humble travail des écuries, se sont abaissés, sans se rendre compte qu'ils se dégradaient, à questionner des domestiques! Tel était le vilain procédé dont l'aveu gênait le rude amoureux. Il finit, pourtant, par s'y décider.
—«Si M. de Maligny n'avait jamais joué ici le rôle qu'il a joué,» continua-t-il donc, «je vous jure, Hilda, que j'en serais resté là... J'ai pensé qu'il y avait intérêt pour vous à être renseignée exactement sur cette histoire, après ce qui s'est passé... Je connais plusieurs des grooms qui suivent la chasse à Chantilly. Ces gaillards-là entendent tout, savent tout. J'en ai fait causer un, puis deux, puis trois, en leur parlant, à celui-ci de Mlle d'Albiac, à celui-là de M. de Maligny, à cet autre de Mme Tournade, et voici les détails que j'ai recueillis. Mme Tournade est une veuve. Elle a hérité de son mari, qui était un industriel en bougies—les bougies Tournade—et un spéculateur, une fortune énorme. On dit qu'elle a quatre-vingt mille livres sterling de rente. Mais j'ai compris deux choses: d'abord, la fortune n'est pas honorable. Ensuite, Mme Tournade n'est pas une lady. On prétend qu'elle a été un mannequin, pour débuter, et, plus tard, ce qu'ils appellent une femme entretenue, avant d'être épousée par ce Tournade. On prétend cela, mais elle est si riche! Beaucoup de gens vont chez elle et la reçoivent. Mlle d'Albiac, elle, n'est pas très riche. Elle n'a plus sa mère. Son père a beaucoup mangé à la Bourse. Il leur reste environ deux mille livres de revenus. Toute l'aventure rapportée à Mme Mosé par le comte de Candale est la fable des châteaux, paraît-il, en ce moment-ci de l'année. La pauvre jeune fille s'est rencontrée sur un bateau avec ce garçon.» Corbin avait dit fellow et non pas gentleman, avec le dur mépris qu'un Anglais peut mettre dans ce mot. Il déclassait du coup Maligny. «Ce voyage, dont parlait M. de Candale, c'est un trip qu'ils ont fait ensemble dans les mers du Nord, cet été, à bord d'un paquebot. Cet homme s'est fait aimer de cette jeune fille. Il s'est servi d'elle et s'en sert encore, toujours, comme a dit le comte de Candale, pour exciter la jalousie de l'autre femme. On raconte que cette autre femme, cette Mme Tournade, en est folle aussi, et qu'elle l'aurait déjà épousé: mais il a demandé qu'elle lui reconnût une très grosse somme d'argent dans le contrat, trop grosse. Cette femme hésite. Elle comprend bien que, le jour où il aura cette fortune indépendante à lui, il sera un très mauvais mari. L'affaire en est là...»
Tandis qu'il énonçait ces médisances pêle-mêle, et ces calomnies,—car on devine que la bienveillance d'une Mme Mosé et d'un Candale, jointe à celle qui caractérise les «gens de maison», constitue une source d'information singulièrement trouble,—le brave Corbin avait à peu près la mine d'un apprenti chirurgien à sa première amputation. Il a beau avoir étudié son anatomie. Sur le point d'inciser la peau, de couper les muscles et d'attaquer l'os, le couteau et la scie tremblent dans sa main novice. Il sait, cependant, qu'il faut opérer. Il enfonce donc le bistouri, en pâlissant, même quand il travaille à l'hôpital et sur la chair d'un malade inconnu. Que serait-ce s'il s'agissait d'un être qui lui tînt au cœur par les fibres les plus profondes, les plus vives, une fille, une sœur, une épouse? Corbin se croyait très assuré, certes, que cette révélation serait salutaire à la fiancée trahie. Il n'avait aucun doute—est-il nécessaire de l'ajouter?—sur le bien-fondé de ses renseignements. Qu'il y ajoutât foi avec complaisance parce qu'ils satisfaisaient sa haine pour Jules de Maligny et qu'ils servaient son amour pour sa cousine, c'était trop évident. Il n'en était pas moins sincère. Aussi, demeura-t-il atterré quand, après l'avoir écouté sans l'interrompre d'un seul mot, Hilda s'arrêta tout d'un coup devant lui. Ils étaient revenus sur le pas de la porte. Là, le regardant en face, rouge d'une indignation qui frémissait dans sa voix et qui éclatait dans ses yeux, elle lui répondit:
—«Quand vous êtes entré ici, un certain jour, Jack,» et elle montrait de la main la fenêtre du bureau, au fond de la cour, «après nous avoir espionnés, M. de Maligny et moi,—puisqu'il paraît que c'est votre habitude,—vous souvenez-vous du mot que vous vous êtes permis d'employer?... Vous lui avez dit: You are such a cad. Hé bien! c'est vous qui venez de vous conduire comme un cad. Vous m'entendez, comme un cad, et moi, je ne vous le pardonnerai jamais, entendez-vous, jamais.»
Laissant l'infortuné balbutier des mots qu'elle n'écoutait pas, elle traversa la cour sans se retourner et elle disparut dans la maison.
—«Ah!», gémit Corbin, quand il fut revenu de ce saisissement. «Qu'ai-je fait? De quelle manière elle m'a parlé! Comme elle l'aime encore! Comme elle l'aime!...»
Et une telle souffrance l'étreignait qu'un des palefreniers de l'écurie, qui s'approchait pour lui donner des nouvelles d'un cheval malade, demeura sans oser lui parler, épouvanté devant la contraction du cuir tanné qui servait de peau à ce rude visage.
[1] Slang, argot.
[2] To mash, mettre en capilotade, écraser.
Pour que la douce et si équitable Hilda eût traité son cousin comme elle traitait ses chevaux rétifs, avec la cravache, le mors et l'éperon, il fallait que la révélation des intrigues prêtées à Jules de Maligny par les bavardages du monde eût éveillé en elle des sentiments d'un ordre très nouveau. Elle savait trop que Jack Corbin lui avait parlé avec une absolue bonne foi. Elle n'ignorait pas que le seul dessein du maladroit avait été de lui être bienfaisant. Si une souffrance aiguë ne l'avait, elle aussi, jetée hors d'elle-même, elle se serait rendu compte, sur place, de la vérité: cet honnête homme, son parent le plus proche après son père et qui se trouvait initié à ses plus intimes secrets de cœur, avait l'obligation stricte de l'avertir dans une occurrence pareille. Le procédé avait été brutal. Le brave garçon n'avait pas mérité ce traitement, d'autant plus dur, émanant de Hilda, qu'elle montrait tant d'indulgence aux défauts même des indifférents. Avec son instinct d'amoureux dédaigné, Corbin ne s'y était pas trompé: cette dureté de langage, extraordinaire chez miss Campbell, prouvait avec quelle violence elle continuait de chérir l'abandonneur. Ç'avait été un sursaut de sa passion, touchée au vif par une idée à laquelle la pauvre enfant n'avait jamais pensé. Elle avait été, depuis la rupture avec son fiancé d'un jour, bien malheureuse de cette évidence trop indiscutable, qu'elle n'était pas aimée comme elle aimait. Tout étrange qu'un pareil aveuglement puisse paraître, elle n'avait pas admis une seconde l'hypothèse qu'à six mois de distance—moins de six mois, puisque la double intrigue avec Mlle d'Albiac et Mme Tournade datait d'une croisière de l'été—Jules commençât déjà de s'occuper d'une autre femme. Tandis que le peu diplomatique John Corbin répétait, avec une exactitude de détective et sans une atténuation, les méchants propos de Mme Mosé et de Candale, Hilda avait distinctement vu en esprit son amoureux du printemps. Cette câline physionomie lui était apparue, éclairée de cette lueur qui passait dans ces prunelles, quand le jeune homme voulait plaire. Ces changements du visage de son ami, elle les avait observés tant de fois, lorsqu'il arrivait à leurs rendez-vous et qu'elle l'apercevait avant que lui-même ne l'eût aperçue. Oui. Il s'était représenté à elle avec cette expression, et dans cette forêt de Chantilly, qu'elle connaissait également si bien. Il était là, galopant sur son cheval,—ce cheval dont elle voyait avec non moins de netteté la silhouette et l'allure. Une autre femme était là aussi, tout près de lui, qu'il regardait de ces regards caressants. Cette Mlle d'Albiac, avait-il dû être charmeur avec elle, comme il savait l'être, pour qu'elle se fût éprise de lui, au point de devenir la fable de toute leur société!... Et l'autre, cette Mme Tournade, dont on disait qu'elle voulait l'épouser, la pauvre délaissée se l'était figurée pareillement, accoudée, elle, au bastingage du paquebot de plaisance, par une de ces longues et transparentes soirées des étés du Nord. Hilda, elle-même, au cours d'un voyage en Ecosse, au delà d'Inverness, avait goûté la douceur de ces pâles crépuscules prolongés jusqu'aux environs de minuit. Jules lui était apparu de nouveau, tourné vers la voyageuse, plus beau, plus séduisant dans cette atmosphère comme élyséenne, avec la rumeur de l'Océan apaisé autour de leurs propos. Quels propos?... Elle les devinait trop bien, par ses souvenirs... En revanche, ni l'une ni l'autre de ces deux femmes n'étant connues de Hilda, cette vision de la double trahison n'avait pas pu être vraiment traduite dans ses causes. Elle ne s'était pas dit: «Du moment qu'il les a courtisées toutes deux, c'est qu'il n'aimait ni la jeune fille ni l'autre...» Non. Les images suscitées en elle par le récit de Corbin s'étaient comme superposées. Elle avait fini par ne plus se formuler nettement qu'un fait, auquel tout son être s'était comme déchiré et ensanglanté, la trahison! Elle était devenue jalouse, là, sur place, de cette jalousie qui ne raisonne pas, qui ne calcule pas, qui nous saisit comme un spasme, comme ces douleurs de certaines maladies nerveuses expressivement dénommées par les médecins, fulgurantes et térébrantes. Elles tiennent de l'éclair par leur instantanéité, de la vrille par le lancinement. En outrageant en face celui dont le zèle maladroit venait de lui faire si mal, la malheureuse enfant avait obéi à un réflexe de son organisme moral, si l'on peut dire, froissé brusquement à un point trop blessable. Sa rentrée soudaine dans la maison était un autre geste du même ordre, impulsif et irraisonné. Un animal blessé s'échappe ainsi, après avoir, dans une réaction quasi automatique, enfoncé crocs et griffes dans la chair de son poursuivant. Il rentre au terrier pour y saigner, peut-être y mourir, caché et replié sur lui-même, ne sentant plus que sa plaie et subissant son sort avec cette passivité accablée des grandes épreuves qui atteignent la vie en son principe. La passivité,—quel mot admirablement expressif aussi! Il est si voisin, par son origine, de ce terme de passion, qui ramasse en lui, au contraire, les pires frénésies de l'âme en révolte. C'est le témoignage, inscrit dans la langue par l'observation spontanée des âges, que les fièvres de nos plus folles ardeurs n'émeuvent rien autour de nous dans l'implacable nature et que l'acceptation brisée, résignée, accablée, est leur fatal aboutissement.
Dans cette fuite loin de l'imprudent qui venait de la frapper si cruellement, Hilda était remontée droit à sa chambre. Que n'eût-elle pas donné, durant ces moments d'une si douloureuse crise intérieure, pour avoir, du moins la liberté de s'enfermer là, dans ce petit domaine bien à elle où toutes sortes de naïves reliques racontaient les épisodes gais ou tristes de son excentrique et innocente destinée:—des portraits de sa mère morte y voisinaient avec les photographies des chevaux qu'elle avait particulièrement aimés. Des fouets de chasse et des cravaches s'y groupaient en trophées autour d'un pied de cerf. La chevaleresque fantaisie d'un prince de race royale, touché par la grâce pure de la jolie enfant, lui avait fait les honneurs de cette bête, forcée dans une chasse très dure où Hilda n'avait pas cessé de tenir la tête. Les trois lys de la maison de France se voyaient sur le cartouche. A côté, un verset d'Isaïe, peinturluré sur vélin, en grandes lettres gothiques bleues et rouges, était suspendu dans un encadrement de bois doré. Elle l'avait choisi dans la Bible d'Oxford que lui avait léguée sa mère, et il exprimait bien la nature de sa foi, faite tout entière de soumission et d'espérance. Elle croyait, comme elle vivait, si simplement: «When thou passest through the waters, I will be with thee:—Quand tu traverseras les eaux, je serai avec toi....»[1]. Un très humble détail de ménage empêcha la pauvre fille de trouver cette solitude qu'elle cherchait, afin de s'abandonner en liberté à l'excès de sa douleur. Les Campbell avaient conservé, entre autres usages anglais, celui de la distribution stricte du service entre les domestiques. Une maid, venue du Yorkshire et qui portait le traditionnel tablier à épaulettes sur la robe en toile de couleur, avec le petit bonnet blanc, avait pour fonction spéciale le nettoyage à fond des chambres. Elle était dans celle de Hilda, où elle vaquait à cette besogne. Elle frottait le parquet, avec un morceau de laine, agenouillée au milieu des meubles poussés dans les angles. La nécessité de se dominer devant cette servante rendit à la pauvre fille la force de réagir qui lui aurait, une minute de plus, manqué d'une manière totale. Elle fit semblant, pour justifier sa rentrée hâtive, de chercher un mouchoir dans la commode. Cette diversion suffit: les sanglots qui lui montaient à la gorge s'arrêtèrent. Elle avait reconquis son empire sur soi. Cette énergie retrouvée n'alla point, cependant, jusqu'à prendre part au déjeuner du matin. Elle y présidait d'ordinaire, versant le thé à son père et à John, leur distribuant les muffins beurrés et les œufs au petit salé,—les inévitables eegs and bacon,—leur découpant, avec le long couteau spécial, les minces lamelles de roastbeef froid ou de jambon. A travers la porte, elle cria au gros Bob Campbell qui l'attendait, occupé à bourrer sa pipe en racine de bruyère et à chercher les nouvelles sportives dans son Herald du jour:—«J'ai un peu de mal de tête, Pâ... Mettez-vous à table sans moi. Je ne mangerai qu'après être sortie...»
—«Prenez le nouveau cheval, alors,» répondit le père, sans autre question. «On doit venir le voir à dix heures. Il sera mieux, s'il a été un peu baissé.»
—«Il ne s'est aperçu de rien,» se disait Hilda, une demi-heure plus tard. «C'est une chance!...» Elle avait fait seller le nouveau et peu commode cheval, en effet, et elle était repartie toute seule, à travers les rues, du côté de ce bois de Boulogne, dans les méandres duquel nous l'avons déjà suivie si souvent. «Cher père! Il faut qu'il ne s'aperçoive de rien... C'est, maintenant, tout ce qui me reste au monde, sa paix. C'est toute ma raison de vivre... A cause de lui, je serai avec Jack comme j'ai été toujours. Mais jamais, jamais, je ne pardonnerai à ce misérable... Lui, mon cousin, qui sait combien j'ai aimé Jules, s'il avait eu pour moi le moindre ménagement, est-ce qu'il n'aurait pas tout fait par me cacher cette affreuse vérité?... Mamma l'aimait tant! Elle a été si bonne pour lui! Ce sera ton frère, me disait-elle. Il a suffi que je lui préférasse Jules. Il est devenu jaloux et il s'est vengé... Pourtant, même jaloux, il est incapable d'avoir inventé une calomnie. Je n'ai pas le droit de lui faire cette injure. Ce qu'il m'a dit, il l'a vu. Ce qu'il m'a rapporté, il l'a entendu. Jules fait la cour à ces deux femmes. Est-ce possible? Il veut en épouser une... Mon Dieu! Est-ce possible? Est-ce possible?...»
Alors seulement, et quand elle se fut répété ces mots, à plusieurs reprises, la crise aiguë de souffrance qui l'avait comme contractée en lui arrachant ce cri de colère contre son cousin, puis en la précipitant hors de sa chambre, hors de la maison, se détendit en un accès de larmes. Elle pleura, comme tant d'autres fois, le visage fouetté par le vent d'une course folle, qui collait sa voilette mouillée contre ses joues. Elle poussait son cheval droit devant elle dans les allées les plus solitaires, où l'or et la pourpre de l'automne commençaient à colorer de leurs chaudes teintes les arbres encore feuillus. Les autres fois, quand ces accès la prenaient ainsi, leur cause était cette indéterminée et constante misère: la certitude que celui qu'elle aimait ne l'aimait pas comme elle l'aimait. Son chagrin en demeurait vague et flottant, même dans les secondes de pire acuité. Elle n'avait pas devant elle, comme maintenant, des faits positifs, des noms propres, un malheur défini. C'est la différence entre les larmes que l'on verse sur une absence ou une mort, et celles que vous arrache une maladie d'un être cher. Ces peines peuvent être pareilles dans leur intensité, pareilles dans leurs manifestations extérieures. Seulement l'une de ces douleurs demeure inefficace et vaine par son objet même, tandis que la possibilité, si faible soit-elle, de modifier un état encore susceptible de changement, suggère à l'autre des résolutions et des actes... Ce mariage de Jules de Maligny avec Mme Tournade, cette coquetterie avec Mlle d'Albiac, c'étaient des réalités précises contre lesquelles lutter. Une cour, on l'empêche. On empêche, surtout, un mariage. Mais y avait-il vraiment projet de mariage entre Jules et l'opulente veuve? Faisait-il vraiment la cour à la jeune fille, en vue d'exalter la passion de la femme plus âgée?... Rien que l'enquête pour savoir à quoi s'en tenir sur ces deux points représentait des difficultés presque insurmontables, étant donné la différence des milieux où vivaient ces femmes et celui où Hilda était emprisonnée. Ce n'étaient que des difficultés, et non pas ce vide, cette totale impuissance dont elle étouffait depuis ces six mois... A l'idée qu'elle pouvait agir, ses larmes séchèrent... Agir? Quand? Comment? Ces questions se posèrent devant son esprit, et de les discuter avec elle-même tendit ses nerfs. D'habitude, quand elle s'était laissé aller, comme elle venait de faire, à la féminine faiblesse de sa sensibilité, Hilda rentrait de ses promenades, vaincue, brisée, la voix presque éteinte, les yeux morts, son énergie comme dissoute. Ce matin, lorsqu'elle reparut au coin des rues de Longchamp et de Pomereu, elle avait le sang à ses joues minces, ses prunelles brillaient plus larges, une visible fièvre animait toute sa frêle personne. Son cousin et son père étaient devant la porte de l'écurie, qui l'accueillirent. Corbin par un geste qu'il ne put retenir, Campbell par une exclamation d'étonnement.
—«Que vous est-il arrivé?», demanda-t-il.
—«Moi?...», répondit la jeune fille, avec un étonnement égal à celui des deux hommes. «Quelle heure est-il donc?...» Elle consulta la montre qu'elle portait à son poignet, enchâssée dans un bracelet de cuir brun. Elle vit que les aiguilles marquaient onze heures. Ses méditations sur le moyen à prendre pour rentrer dans l'existence de son ex-fiancé l'avaient absorbée au point qu'elle en avait tout oublié. «Ce n'est pas possible?» s'écria-t-elle. «Je suis restée deux heures dehors?... Je ne m'en étais pas aperçue...»
—«Et vous m'avez peut-être fait manquer la vente du cheval,» dit le père. «Le client était là, dès dix heures moins le quart, comme nous étions convenus. Il a attendu jusqu'à maintenant et il vient de partir. S'il ne reparaît pas, voilà cinq mille francs de perdus... C'est peut-être le cas de vous répéter le proverbe de nos aïeux, dont les Français se moquent toujours: Time is money. Le temps, c'est de l'argent. Cinq mille francs pour deux heures. Ça met la minute un peu cher...» Il calcula de tête et, avec cette ironie froide des gens de sa race: «A peu près trente-huit shillings. Rather high[2]» conclut-il... «Mais,» continua le gros homme, avec un sourire qui prouvait combien ses intérêts de maquignon pesaient peu, quand il s'agissait de sa fille, «si cette longue promenade vous a remise, ça vaut bien un trois guinées docteur...[3]. C'est cela qui nous tourmentait, Jack et moi, de vous savoir partie sans avoir rien mangé, et souffrante...»
—«Je me sens très bien, à présent,» répliqua Hilda; et, comme pour démontrer la vérité de son affirmation, elle sauta de son cheval à terre, sans s'appuyer sur les mains que son cousin lui tendait, avec une gaucherie très voisine de la honte. Il venait de traverser une heure atroce. Quand son oncle avait commencé de s'inquiéter du retard de Hilda, il avait tremblé qu'elle n'eût, dans l'accès de son désespoir, attenté à ses jours. Il avait éprouvé, durant quelques instants, les remords d'un assassin. Sans révolte, avec la soumission d'un chien justement puni, tout comme s'il eût été le frère à la forme humaine de Birmam et de Norah, il encaissa cette nouvelle rebuffade, comme il eût fait d'un uppercut ou d'un direct dans un assaut de boxe. Il se considérait comme méritant trop la rancune que la jeune fille lui portait. Cette soumission se changea en stupeur quand il l'entendit qui continuait, relevant l'allusion du chef de la maison à la vente manquée: «Ne vous inquiétez pas du cheval, gouverneur.» Hilda donnait, quelquefois, à son père cette appellation empruntée à l'argot des écoliers de son pays. «Il est excellent, d'abord, très doux et très vite... Et pas de bouche. Un enfant le mènerait avec un fil... Et nous avons un acheteur tout trouvé. Jack a vu M. de Maligny hier, à la chasse, qui lui a demandé si nous n'avions rien qui pût lui convenir... Il faut que vous lui écriviez, papa... N'est-ce pas vrai, Jack?...» Elle lança du côté de Corbin, en posant cette question, un tel regard, d'une si impérieuse et si suppliante insistance, tout ensemble, que le malchanceux écuyer, interpellé de la sorte, en demeura littéralement médusé. Cette injonction, pour lui fantastique, lui mit aux lèvres un cri de surprise qui s'étouffa dans une espèce de grognement, lequel pouvait, à la rigueur, passer pour un «oui». Bob Campbell, du moins, l'interpréta de la sorte. Un sourire de sympathie éclaira sa face rasée. C'était là une preuve, après tant d'autres, et du degré où il ignorait la crise traversée par sa fille, et de l'art avec lequel ce Jules, si ingénieusement subtil, avait su le prendre, comme tous ceux dont il s'occupait.
—«M. le comte de Maligny?...» s'écria-t-il. «All right! Je serai content de le revoir, et je suis content qu'il ne nous ait pas oubliés. Tout de même, ces Français sont étonnants. Drôle de lot! Drôle de lot!» (Vous reconnaissez le funny lot, synonyme du non moins elliptique funny sort, déjà commenté.) «Je vais, de ce pas, lui écrire qu'il vienne demain matin, s'il le peut, et que j'ai son affaire...»
L'action suivant la parole, toujours en vertu du pratique proverbe sur la valeur monétaire du temps, Campbell se dirigea vers le bureau, non sans que le neveu eût esquissé un geste qui voulait être une protestation. Mais Hilda l'arrêta net, en lui touchant le bras de la pointe de sa cravache; et, marchant sur lui, elle dit, d'une voix basse et saccadée:
—«Si vous voulez que je vous pardonne, Jack, il faut vous taire... Vous m'entendez, vous taire. Sinon, je croirai qu'en me parlant comme vous l'avez fait ce matin, vous m'avez menti...»
—«Hilda!...» gémit Corbin, avec un accent de protestation passionnée. Un infaillible sens s'éveille chez les femmes les plus naïves quand il s'agit de manœuvrer un amoureux. Celle-ci venait de prononcer exactement les mots qui devaient mater les rébellions du malheureux. Il baissa la tête. Après quelques secondes de combat intérieur, il reprit simplement: «Soit! je me tairai. Mais qu'allez-vous faire? Vous voulez que Campbell écrive à cet homme? Je vous jure que tout ce que je vous ai dit de lui est vrai... Et vous le reverrez?... Et puis, pensez quel rôle vous faites jouer à votre père...»
—«Je reverrai cet homme, si cela me plaît,» répondit-elle. «Je ferai ce qui me convient. Ce que je vous demande, à vous, c'est le silence. Gardez-le, et j'oublierai. Sinon, tout rapport est rompu entre nous et pour toujours. Je m'en irai plutôt de la maison. Vous me parlez de mon père? Hé bien! si vous vous mettez en travers de mes projets, je lui donnerai à choisir entre vous et moi...»
—«Je vous obéirai, Hilda,» dit John Corbin, après quelques instants d'une nouvelle lutte intérieure qui dut être bien forte, car sa cicatrice passa du violet sombre au violet livide, comme il arrivait quand une émotion très intense secouait ses rudes nerfs. Car le brave et sauvage garçon avait des nerfs, malgré son flegme, et qu'il venait d'avoir bien du mal à dompter. Ce ne fut pas son amour seulement qui lui donna la force de cette domination sur lui-même, ni son besoin d'apaiser à tout prix le ressentiment de la passionnée jeune fille. Ce fut l'évidence devant son regard, ses paroles, son attitude, qu'une révolution était en train de s'accomplir en elle. Cette question sur ses projets, qu'il lui avait posée d'un ton si angoissé, il n'allait plus cesser de se la répéter à lui-même avec une angoisse pire: «Que va-t-elle faire?...» L'idée que son Hilda, la fière et loyale Hilda qu'il avait toujours admirée, respectée, presque vénérée autant qu'il l'aimait, consentît à revoir un homme qui lui avait manqué de parole si honteusement, confondait sa raison. A son trouble, il ne doutait plus que Maligny ne l'eût trahie. Que dis-je? Consentir? C'était elle qui désirait cette nouvelle rencontre, elle qui se jetait à la tête de ce misérable. Et, pour rentrer en relations avec lui, quel procédé avait-elle eu l'idée d'employer?... Pourquoi s'était-elle avisée de ce mensonge qui l'aurait révoltée, jadis? Pourquoi?... Et, devant l'inconnu que lui représentait un tel changement de caractère, le fidèle cousin avait tremblé.
Ce qu'allait faire la pauvre Hilda?... Elle-même le savait-elle? Il en est de certains états de passion très aigus comme du jeu, comme de la guerre, comme du duel, de ces circonstances, rapides et tragiques, où nous nous trouvons obligés d'agir, non pas demain, non pas tout à l'heure, mais à la minute, à la seconde. Nous comprenons, nous sentons plutôt, que le plus léger atermoiement risque d'être fatal. Notre être intime se tend alors dans des à-coups de volonté, dont nous ne mesurons pas l'exacte portée. De cette promenade, prolongée parmi les incohérences et les soubresauts d'une sensibilité blessée dans sa fibre la plus secrète, la jeune fille avait rapporté deux résolutions: celle d'abord, d'empêcher à tout prix ce mariage de Maligny. Vingt hypothèses lui avaient traversé la tête. La seule idée lui en était si insupportable qu'elle avait pensé à trouver l'adresse de Mme Tournade, à courir chez elle pour lui dire... quoi? Qu'elle aimait Jules, que celui-ci lui avait fait croire qu'il l'aimait, qu'ils avaient été fiancés?... Et ensuite? Si primitive qu'elle fût et profondément ignorante de certaines choses de la vie, elle s'était pourtant rendu compte qu'une telle demande était simplement insensée. Elle avait résolu aussi d'éclairer sur Maligny l'autre femme, cette Mlle d'Albiac, dont le sort lui apparaissait déjà comme trop pareil au sien... Elle avait pensé à lui écrire, pour lui apprendre quoi encore? Que Jules était coutumier de ces trahisons? Et ensuite?... Cesse-t-on d'aimer un homme parce qu'il vous trahit?... Hilda savait, par son propre exemple, que la jalousie attache davantage le cœur qu'elle déchire... C'est alors que le projet de provoquer une explication avec Maligny lui-même lui était apparu. Et au moment où elle se demandait, pour la centième fois, quel joint trouver, la phrase de son père lui avait, subitement, laissé entrevoir une chance, bien fantasmagorique, bien périlleuse aussi, mais une chance, cependant. Elle l'avait saisie avec cette instantanéité dans le passage de l'idée à l'acte qui caractérise des secousses pareilles. Il fallait qu'elle revît Jules et elle avait employé un procédé que son instinct de femme—soudain éveillé par la jalousie—lui avait suggéré, là, sur place, comme le plus sûr, précisément parce qu'il était le plus extraordinaire, en apparence. Maligny n'avait jamais parlé à Corbin d'un achat d'une bête nouvelle. Il comprendrait donc, en recevant cette lettre du marchand de chevaux, qu'il se passait, rue de Pomereu, quelque chose d'extraordinaire. Ne fût-ce que par curiosité, il viendrait. C'était là un calcul bien machiavélique pour une enfant, toujours si spontanée, si vraie, si sincère que Hilda. Aussi n'avait-elle pas calculé. Ç'avait été une de ces ruses spontanées qui surprennent celui ou celle même qui les imagine. Une possibilité lui avait traversé l'esprit. Une phrase avait suivi, si rapide, que le son de sa propre voix prononçant les paroles, qui devaient déterminer son père à écrire, l'avait surprise d'une espèce d'étonnement épouvanté. D'où cette idée lui était-elle venue? Elle n'aurait pas pu le dire. Que cet état de demi-folie par l'excès de la souffrance soit l'excuse de cette charmante fille. Elle était si peu faite pour le mensonge qu'elle se retrouva, cette scène finie, incapable de même soutenir le remords de cette première fourberie. A peine fut-elle allée rejoindre Bob Campbell, en train de libeller la missive qui devait faire revenir Jules de Maligny à la maison, que sa honte d'avoir trompé la confiance de son père fut la plus forte. Elle essaya d'empêcher que cette lettre ne partît.
—«Pâ,» dit-elle, «ne pensez-vous point qu'il vaudrait mieux attendre que les clients de ce matin reviennent?... C'est presque un marché commencé.»
—«S'ils reviennent,» répondit Campbell, «et que le cheval leur plaise, ils l'auront. Je n'ai qu'une parole. Mais j'en attends, pour demain, un tout à fait semblable, meilleur peut-être, d'après ce que m'a télégraphié mon agent de Rugby. Si le premier est pris, le comte de Maligny aura le second...»
—«Sans doute,» continua-t-elle, «mais M. de Maligny ne croira-t-il pas que nous cherchons à lui forcer la main?... S'il avait eu vraiment envie d'un cheval, il sait le chemin de la maison...»
—«Il a vu Jack. C'est comme s'il était venu ici,» répliqua le père, sans relever la tête. Il signait son nom avec cette belle écriture, carrée et brutale, mais très nette, où se reconnaissait la franchise un peu brutale de son caractère, et il rédigeait l'adresse. Il ne fit pas attention à l'embarras qui mettait deux grandes plaques de pourpre aux joues de sa fille. «C'est fait...» dit-il en glissant le billet dans l'enveloppe. Et, regardant enfin Hilda: «Vous n'êtes pas bien de nouveau?...», lui demanda-t-il. Cette inquiétude prouvait sa tendresse, mais non sa perspicacité. «Voilà ce que c'est que de monter deux heures sans avoir rien mangé... Il faut vous reposer jusqu'au lunch, sur votre lit. Jack promènera l'autre bête que j'avais fait seller pour vous quand je vous attendais... Que sentez-vous?», insista-t—il, «on dirait que vous avez envie de pleurer?»
—«Moi?», répondit-elle vivement, «quelle idée!» A la seule pensée que le gros et excellent homme pût deviner la cause réelle de son émotion, une véritable terreur paralysait la jeune fille. «Je crois que vous avez raison», ajouta-t-elle. «Le mieux, pour moi, est de m'étendre. J'essaierai de dormir une demi-heure...» Et elle quitta la pièce sans avoir trouvé, dans son remords, la force d'avouer l'impulsif mensonge de tout à l'heure. Elle laissait son père fermer l'enveloppe ainsi préparée. «La lettre ne partira pas,» se disait-elle en remontant dans sa chambre. «Je l'empêcherai.» Campbell avait l'habitude, quand il écrivait un billet d'affaires, de le placer dans un objet ad hoc, un panier en fil de fer doré, suspendu sur le mur au-dessus du bureau. Deux casiers, avec les étiquettes out (dehors) et in (dedans), servaient à séparer les lettres à expédier d'avec les lettres que l'on avait apportées. Le sens presque maniaque de l'ordre qui distingue les Anglais se manifeste ainsi par une variété prodigieuse de petites inventions. Elles paraissent très pratiques. Elles ne sont, le plus souvent, que très compliquées. C'est ainsi que la table qui servait de bureau au maquignon s'encombrait d'un tas d'outils, destinés, celui-ci à ouvrir les enveloppes, un second à classer les factures acquittées, un troisième à ranger celles qui restaient à toucher, cet autre à coller les timbres, cet autre à détacher lesdits timbres si, par hasard, il y avait une erreur dans l'adresse... Que sais-je? Le tout tenu avec un soin qui trahissait la méticulosité des seules personnes qui prissent jamais place à cette table: Campbell lui-même, Jack Corbin et Hilda. Connaissant ce trait essentiel du caractère de son père, la jeune fille devait donc être bien persuadée que la missive serait déposée dans le réceptacle habituel. Son moyen d'arrêter la lettre, on l'a deviné. Elle comptait la prendre et l'anéantir tout simplement. Bob Campbell s'étonnerait bien de n'avoir pas reçu de réponse. Il qualifierait Maligny, en bon insulaire, de norrid Frenchman[4], et le mensonge de tout à l'heure serait réparé,—grâce à une action pire! On pense bien que cette destruction clandestine d'une lettre de son père répugnait singulièrement à la conscience de la pauvre enfant. Elle y était, pourtant, décidée. Ce n'est pas une des moindres responsabilités de ceux qui se livrent, comme ce charmant et souple Jules, au jeu redoutable de la séduction: inspirer un sentiment trop vif à des cœurs jusque-là tout simples, tous droits, c'est les lancer dans des chemins désordonnés, où la délicatesse des scrupules risque de s'abolir bien vite et de se fausser. Les scrupules? Hélas! la passion ne les connaît guère et Hilda se trouvait jetée en ce moment dans la passion. Elle commençait d'en subir les va-et-vient presque insensés, les contradictions illogiques et irrésistibles. On a pu le constater à la double et presque immédiate volte-face qui, en moins d'un quart d'heure, lui avait fait désirer follement de revoir Jules, puis, non moins follement, de ne plus le revoir. Cette passion encore, la mauvaise conseillère, la fit, après avoir guetté, derrière sa fenêtre, une sortie de son père, descendre deux par deux les marches de l'escalier, tandis qu'il la croyait recouchée. Elle venait s'emparer de la lettre écrite sur sa suggestion, et la détruire... Une terreur la saisit, à voir le panier de métal vide. Il n'arrivait pas dix fois par an, au marchand de chevaux de mettre lui-même sa correspondance à la boîte. Le hasard avait voulu que, ce matin-là, il dût aller au bureau de poste toucher un mandat qui exigeait sa signature. Il avait pris sur lui tout son courrier. Aucune puissance au monde ne pouvait empêcher, maintenant, que Jules n'eût cette lettre... Le choc fut si fort que la malheureuse Hilda dut s'asseoir, sur le même siège qu'elle occupait durant cette heure de l'après-midi de printemps où le jeune homme lui avait murmuré ces mots si doux, ce même Jules!... Il allait avoir cette lettre. Il allait revenir ici... Il n'était pas possible qu'il n'y revînt pas. A quel égarement avait-elle cédé? Comment n'avait-elle pas compris qu'il ne se tromperait pas une minute sur la signification vraie de cette démarche du père? Il y verrait, il ne pouvait pas ne pas y voir une manœuvre de la fille pour le rappeler. Que penserait-il d'elle, alors? S'il la démentait auprès de son père, quelle explication donner? Campbell professait, pour le mensonge, une haine attestée par un très petit signe, mais la jeune fille en savait toute la valeur. Le maquignon avait, lui aussi, en bon Anglais, suspendu au mur de sa chambre une pancarte où il avait fait transcrire en caractères gothiques et colorés un verset de la Bible. Il avait choisi celui de saint Paul dans l'Epître aux Ephésiens: «C'est pourquoi, vous éloignant de tout mensonge, que chacun parle à son prochain dans la vérité, parce que nous sommes les membres les uns des autres[5].» Et, non moins fidèle à l'autre dévotion nationale, en regard, sur une autre pancarte, se lisaient, copiés de sa main, les vers célèbres de Polonius, dans l'Hamlet de Shakespeare: «Avant tout, sois loyal envers toi-même; et, aussi infailliblement que la nuit suit le jour, tu ne pourras être déloyal envers personne[6].» Ces deux phrases, ces deux devises plutôt, Hilda les avait lues des centaines de fois depuis des années que ces deux cartouches décoraient l'alcôve paternelle. Elle se surprit à en redire les mots et à trembler. Si Jules ne la démentait pas, ce serait pire: une complicité les unirait, elle et lui. Ce serait comme si elle lui avait donné un rendez-vous, à l'insu de son père, et qu'il y fût venu... L'une et l'autre hypothèse surgit devant son esprit tandis qu'elle regardait le casier vide. Elle avait été si certaine d'y reprendre la funeste lettre, que ce contre-temps bien naturel, bien peu important par lui-même, lui donna une sensation de fatalité. Elle n'avait pas entièrement tort. Un nouvel incident allait le lui prouver.
Qui n'a pas traversé, dans sa vie, des heures où les événements se multiplient autour de nous, comme si une secrète puissance travaillait à changer notre destinée? Quand on considère, une par une, les causes diverses de cette multiplication d'événements, on y reconnaît un concours de circonstances trop fortuit. Il reste, cependant, à expliquer pourquoi cette convergence. C'est la part d'inconnu qui se rencontre au fond de toute existence humaine. Notre raison proteste contre l'idée du hasard gouvernant uniquement ce que l'on appelle en terme énigmatique, le sort. Il nous est, d'autre part, impossible de saisir le pourquoi de tel ou tel incident, qui aiguillonne notre vie dans tel ou tel sens et pour toujours. Qu'en conclure, sinon—comme disait, dans ce même Hamlet, ce même poète si cher à tous les compatriotes des insulaires de la rue de Pomereu—qu'il y a «beaucoup plus de choses, dans le monde que n'en peut voir notre philosophie.»
Il existait un moyen très simple d'empêcher que cette lettre, même envoyée, n'eût la moindre conséquence: c'était de tout raconter au vieux Campbell, tout—non pas seulement de l'aventure d'aujourd'hui, mais des fiançailles et de leur rupture. Cette franchise réparatrice désarmerait, d'abord, la sévérité du père, pour ce qui touchait au mensonge de tout à l'heure. Il y aurait aussi à cette confession cet avantage: Bob, éclairé sur les causes réelles de la mélancolie de sa fille, lui suggérerait lui-même l'unique remède, une absence prolongée. Il fallait que Hilda quittât et la rue de Pomereu et ce Bois de Boulogne, où le seul aspect des choses renouvelait sans cesse, pour elle, et ses souvenirs et ses regrets. Il le fallait surtout, si le mariage de Jules devait avoir lieu. Rester à Paris, c'était se condamner, un jour ou l'autre, à entendre, dans une chasse à laquelle elle assisterait, des étrangers causer, devant elle, comme avaient causé, devant Jack Corbin, Mme Mosé et le comte de Candale. C'était s'exposer à pire: à une rencontre avec Jules lui-même, avec l'une ou l'autre des deux femmes que son cousin lui avait nommées... Oui, le salut était là, dans une confession complète. Après tout, quelle autre faute la tendre enfant devait-elle se reprocher que la vénielle insincérité de ce matin? Hilda prit la ferme résolution d'avoir cet entretien avec son père, le soir même, sitôt Corbin retiré. Le pauvre Don Quichotte le sentait trop, sa présence était pénible, maintenant, à celle qu'il aimait sans en être aimé, et il disparaissait, le dîner à peine fini, sous un prétexte quelconque, tandis que l'oncle grommelait son éternel:
—«Quand Jack aura été amoureux, une fois dans sa vie, il changera. Il est temps, il est grand temps... Il devient plus rude de jour en jour...»
Donc, son cousin, une fois sorti, Hilda parlerait. Qu'il y avait de tendresse encore, pour l'infidèle Maligny, dans ce désir qu'aucun commentaire de ce trop lucide témoin n'éclairât vraiment la religion du père!... Elle parlerait, mais en quels termes? Elle était en train de construire et de reconstruire mentalement, dans le courant de l'après-midi, les phrases par lesquelles elle aborderait cette conversation, d'une importance presque tragique pour sa naïve sensibilité, quand un incident, absolument inattendu, bouleversa toutes ses résolutions. On y a fait déjà une allusion. Il allait soulever en elle des instincts de rancune que même l'abandon, au lendemain de si solennelles promesses, n'avait pas éveillées. Elle était assise au bureau, comme le jour où Jules l'avait surprise, et elle vaquait derechef à la fastidieuse besogne des comptes,—du moins elle semblait y vaquer, car sa pensée en était bien loin,—lorsque John Corbin ouvrit la porte. Il fallait qu'un épisode d'une gravité extraordinaire se fût produit pour qu'il reparût devant sa cousine, après la terrible scène du matin. Le visage décomposé par l'émotion, il tenait à la main une carte de visite qu'il tendit à Hilda.
—«Cette dame est dans la cour, qui demande absolument à vous voir... Dick lui a dit que vous étiez à la maison...»
Miss Campbell prit la carte et vit qu'elle portait le nom de Madame Henri Tournade. Elle resta là, une minute peut-être, à dévisager les lettres gravées sur le mince carré de bristol, avec une émotion si intense que sa main en tremblait. Corbin, immobile, n'osait pas interrompre cette méditation. L'humilité de son attitude eût touché son pire ennemi.—Mais une femme amoureuse voit-elle seulement celui qu'elle n'aime pas, quand elle est occupée de celui qu'elle aime?
—«Eh bien!», fit-elle avec une subite résolution, «allez dire à Mme Tournade que je suis là, en effet...»
—«Vous voulez la recevoir?» demanda Corbin, avec une visible terreur, dont il donna l'explication en ajoutant: «Mais, si cette dame est venue ici, Hilda, c'est que quelqu'un lui a parlé de vous...»
—«Je vous ai prié d'aller lui dire que j'y suis,» répondit sèchement la jeune fille. «J'irai donc moi-même...» Impérieuse, elle passa, en écartant de la main l'infortuné qui avait, de nouveau, commis la faute impardonnable d'accuser son rival avec trop de vraisemblance. Que Mme Tournade arrivât tout d'un coup chez les Campbell et qu'elle insistât ainsi pour voir la fiancée abandonnée de celui que la chronique lui donnait comme futur époux, c'était la preuve qu'elle avait été avertie... De quoi? Des relations de Hilda et de Jules de Maligny... Et par qui?... Quatre personnes les connaissaient, ces relations: Hilda, Mme de Maligny, Corbin et Jules lui-même. Comment échapper à la logique de cette simple énumération qui mettait implacablement un seul nom derrière le quelqu'un dénoncé d'une manière si gauche, mais si spontanée, par l'écuyer? Toutes les apparences étaient pour que Jules eût raconté ses amours avec la pauvre Hilda, soit par simple légèreté, soit par calcul et dans le but d'aviver encore la jalousie de Mme Tournade. C'était là son procédé habituel. Du moins, Candale, dans cette conversation rapportée par Corbin, lui avait prêté ce calcul, à propos de Mlle d'Albiac. En réalité, ni dans l'un ni dans l'autre cas, le jeune homme n'avait même conçu un projet si pervers. La suite de ce récit le prouvera: en s'engageant avec Louise d'Albiac dans une de ces coquetteries sentimentales dont il était si friand, il avait cédé comme six mois auparavant, avec sa «promise» d'une heure, au goût passionné d'un certain charme féminin. Il s'était intéressé à la jeune fille du monde pour les mêmes motifs que jadis à Hilda, ou de très analogues. Les deux jolies enfants se ressemblaient, à travers les prodigieuses différences de leurs conditions, par un mélange attirant d'énergie et de grâce, d'innocence et de courage. Louise d'Albiac avait, par passion, les goûts que Hilda Campbell avait par métier. Elle était svelte et souple comme Hilda, avec un sourire et des yeux tour à tour naïfs et farouches, infiniment tendres dans l'émotion, et si hardis, presque si virils, pour affronter le danger: le galop d'une bête tout près d'être emportée, le saut d'un obstacle tour près d'être trop haut. Enfin, Mlle d'Albiac était, elle aussi, de cette race des Diane,—n'y a-t-il pas eu, dans les temps antiques, un culte de l'Artémis Heurippée, celle qui protège les chevaux?—Mais, si c'était une Diane plus comblée et mieux née que Hilda, sa dot modeste n'avait pas de quoi tenter un garçon de vingt-cinq ans, assez initié déjà aux réalités de la vie parisienne pour savoir qu'avec trente mille francs par an et certains goûts, un ménage fait maigre figure dans un certain monde. Le revenu de l'héritière des bougies Tournade représentait à lui seul le capital de cette rente. Ces chiffres suffisent à expliquer l'énigmatique Jules. Encore vaguement troublé par le souvenir de sa délicieuse idylle du printemps, il l'avait recommencée, à l'automne, avec une espèce de sosie moral de son amie de la rue de Pomereu. C'était une constance dans l'inconstance, une fidélité dans l'infidélité. Et puis, il n'avait pu s'empêcher d'être attiré, dans un tout autre sens, par la possibilité d'épouser la richissime veuve, laquelle s'était éprise de lui la première, et follement. Ces mêmes chiffres feront comprendre encore qu'il ne fût pas seul à subir cette fascination. Ce n'était pas lui qui avait nommé Hilda à Mme Tournade, c'était un autre aspirant à la main de l'archimillionnaire, un des habitués du Bois, lequel n'avait certes pas cru servir la cause du jeune homme en dénonçant sa liaison avec l'écuyère. Ce dénonciateur la connaissait donc,—preuve que l'article du journal envoyé jadis anonymement à la jeune fille n'était vraiment qu'un écho et que l'on avait causé d'elle à propos de son compagnon de promenade, sans bienveillance aucune. Ce racontage avait eu lieu l'avant-veille, précisément à l'occasion de cette chasse en forêt de Chantilly, durant laquelle Corbin avait recueilli les propos que l'on sait. Le délicat roman de Hilda et de Jules avait été présenté à Mme Tournade comme la plus vulgaire histoire d'intrigue et de galanterie. Le rival de Jules s'était bien gardé de dire que, depuis tantôt une demi-année, personne n'avait vu les jeunes gens seulement se parler, et il avait conclu:
—«Je suis curieux de savoir comment cette petite Campbell et Maligny se tiendront vis-à-vis l'un de l'autre, quand ils se rencontreront aux chasses, et ce que dira Louise d'Albiac. Car vous savez que Maligny lui fait la cour aussi, à celle-là!...»
Cette phrase perfide avait eu ce résultat immédiat: Mme Tournade avait écrit à Jules qu'elle le priait de venir déjeuner chez elle le lendemain, qui était le jour de la chasse, ayant un service urgent à lui demander. Le jeune homme avait bien reçu la lettre. Il n'en était pas moins parti pour cette chasse, après avoir répondu un billet d'excuse que la veuve avait déchiré avec toute la fureur de la jalousie tardive. Elle s'était vue bafouée. Le manège de ce subtil Jules avec elle avait toujours consisté, depuis leur rencontre sur le bateau, durant la croisière, à la laisser dans l'incertitude sur ses sentiments intimes. Ce faisant, le demi-Slave n'avait pas plus joué la comédie avec elle qu'avec Hilda, au printemps, qu'avec Louise ensuite. Il devinait qu'il plaisait infiniment à la riche veuve, et qu'avec un peu de diplomatie ce goût s'exaspérerait vite jusqu'à la passion. De la passion au mariage, avec un peu de diplomatie encore, il n'y aurait pas loin. Mais, si Mme Tournade n'avait pas tout à fait l'âge que lui prêtait généreusement Mme Mosé, elle avait plus de quarante ans, et le jeune homme était sincère dans ses hésitations. Un million à dépenser par an, c'était un mirage bien séduisant, certes. Mais cette abondance de «lustres»—comme eût dit un de ses aïeux du grand siècle—lui paraissait dure à accepter,—pour l'avenir. D'autre part, comment renoncer à cette chance de redorer d'une telle épaisseur de métal le blason des Maligny? Tout de même, il ne s'était pas décidé à sauter le pas. Ses rapports avec Mme Tournade avaient donc comporté des alternatives d'empressement presque tendre et de froideur presque insultante, dont l'effet, le plus sûr avait été de la piquer au vif. En faut-il davantage pour justifier la visite de la quadragénaire amoureuse rue de Pomereu et son insistance à voir cette nouvelle rivale qui venait soudain de lui être révélée? Mme Tournade avait, d'ailleurs, un sujet d'entretien tout trouvé. Dans cette crise aiguë de jalousie, un projet qu'elle nourrissait vaguement s'était précisé: celui de suivre aussi les chasses où Jules figurerait cet automne. Elle montait assez médiocrement, mais, enfin, elle montait. Aucun des chevaux qu'elle avait dans son écurie n'était dressé aux particularités de la chasse à courre:—les aboiements des chiens, les appels du cor, le saut des obstacles, l'excitation du galop avec d'autres.—Il était très naturel qu'elle s'adressât à la maison Campbell, dont les bêtes de chasse étaient la spécialité. Elle était donc venue avec son cocher. La mine de ce dernier était impayable, tandis qu'il attendait dans la cour, avec sa maîtresse, l'arrivée de Hilda. Il regardait les têtes des chevaux, apparues par les fenêtres des box, avec la morgue méprisante dont les personnages de cette sorte sont coutumiers quand ils servent des maîtres qui ne sont pas des connaisseurs. Maître Gaultier—c'était son nom—avait l'habitude d'acheter, seul, les animaux qui composaient l'écurie de Mme Tournade, chez des marchands à sa convenance, avec des bénéfices qui variaient de cent pour cent à cent cinquante. Quand sa patronne, après avoir commandé son automobile, lui avait dit: «Gaultier, vous monterez sur le siège, à côté du chauffeur; nous allons chez M. Campbell, rue de Pomereu, voir des chevaux...»
—«Madame est la maîtresse,» avait-il répondu, «mais je crois devoir prévenir madame qu'elle ne trouvera pas une bête propre chez ce marchand...»
—«Vous me donnerez votre avis, quand je vous le demanderai,» avait répliqué, à son tour, Mme Tournade. Durant le trajet, Gaultier avait oublié son hostilité habituelle à l'égard du mécanicien, ce représentant d'une profession détestée, auquel il n'adressait la parole que contraint, et il s'était lamenté:
—«Il n'y a que des carnes, dans cette maison Campbell... Ils prétendent que leurs chevaux viennent d'Angleterre. Allons donc!... Ils les paient cinq cents francs en vente publique; puis, ils mettent trois mois à les retaper avec des trucs à eux... Ils vous en demandent, après, des cinq, des six mille balles... Enfin, si la patronne a envie d'être enrossée, ça la regarde.»
Ce mécontentement n'était pas particulier au seul Gaultier, à l'égard de Bob Campbell,—tous les cochers de maîtres le partageaient. Leurs propos auraient constitué, s'ils avaient pu être enregistrés, le plus authentique certificat d'honnêteté commerciale pour le maquignon anglais. C'était la preuve qu'il ne pactisait pas avec la vaste camarilla qui exploite, à Paris, le budget d'écurie des gens riches. Mais, pour être un exploiteur effronté, quand on est un fin cocher (c'était le cas du susdit Gaultier), on aime les chevaux autant que l'argent. La noble hippomanie luttait, dans son cœur, contre le sordide appétit du gain, tandis qu'il se tenait ainsi, debout et impassible, dans la cour de la rue de Pomereu. Son mufle presque bleu, à cause de l'épaisseur de la barbe rasée de très près, exprimait le dégoût, et ses petits yeux bruns, qui faisaient deux taches couleur de café sur son teint de brique, s'allumaient à considérer les naseaux, les oreilles, les fronts, les chanfreins, les encolures des prétendues carnes. Il était follement comique d'incertitude, partagé entre le désir que sa patronne quittât au plus tôt cet antre de perdition et une envie non moins violente de faire connaissance avec tous les garrots, toutes les croupes, toutes les jambes! Et il écoutait, sans oser interrompre,—on ne retrouve pas souvent des places comme la sienne,—Mme Tournade dire à Hilda, enfin parue:
—«J'ai tenu à vous voir vous-même, mademoiselle, parce que vous dressez pour dames les chevaux de monsieur votre père. J'ai l'intention de chasser cette année. Il me faudrait deux bêtes très sûres... Pouvez-vous me procurer cela?»
—«On va vous montrer ce que nous avons, madame,» répondit la jeune fille, avec autant d'indifférence polie que si elle n'eût pas eu, devant elle, la future épouse, peut-être, de celui qu'elle aimait. De rencontrer le regard de Mme Tournade fixé sur elle avec une expression de curiosité presque outrageante lui avait donné, du coup, une force singulière. La brutalité de cet examen la révoltait, en suscitant chez elle ce dédain qui, pour certaines âmes très tendres, mais très fières, possède les vertus d'un anesthésique. Elle n'avait plus douté: cette femme était venue chez elle sur une indiscrétion de Jules. Cette certitude, en augmentant encore son dégoût, avait achevé de la glacer. Jamais le pauvre Jack Corbin, qui assistait de loin à cette scène, ne l'avait vue plus belle qu'à cette minute. L'instinct de défense qui l'animait la faisait se redresser, mince et souple, dans le fourreau de son amazone. Ses vingt ans gardaient, même dans sa pâleur et son amaigrissement actuels, tous leur frais éclat. Le masque empâté et déjà marqué de Mme Tournade prenait, par contraste, en dépit des séances aux Instituts de beauté, des tons de chair maquillée et fanée. La taille de celle-ci, sanglée dans un de ces corsets de beauté mûre qui déplacent si fantastiquement les épaisseurs du corps, était raide et lourde. La surcharge de sa toilette, trop élégante, trop à la mode, non pas d'aujourd'hui, mais de demain semblait caricaturale à côté de la mise très simple, mais si seyante, de Hilda. Mme Tournade portait une robe en velours bleu de roi, historiée de passementeries et de pampilles. Le corsage, en forme de boléro, ouvrait sur une chemisette en guipure de Venise. Un grand chapeau de feutre noir, garni de rubans assortis à la robe et de boucles de stras, surchargeait l'édifice compliqué de ses cheveux, dont les reflets fauves trahissaient une savante teinture, comme la pourpre de ses lèvres et la ligne dessinée de ses sourcils, de savants crayons. Toutes sortes de chaînes, de bracelets, de breloques et de petits bijoux fanfreluchaient encore cette parure. Un rang de très grosses perles passé à son cou et deux perles plus grosses à ses oreilles finissaient de lui donner cet air de femme très riche, si déplaisant lorsque la femme très riche n'est pas, en même temps, une très grande dame. Des deux, la Dame,—au vrai sens de ce joli mot d'autrefois,—c'était la fille du maquignon, dans la tenue de son gagne-pain. L'autre, avec son harnachement, exécuté par les meilleurs faiseurs de la rue de la Paix, restait ce qu'elle avait toujours été: la belle demoiselle de magasin, promue à une opulence absurde par un paradoxe du hasard. Sur un point, la légende recueillie par Corbin était strictement exacte: Mme Tournade, de son premier nom Julie Chipot, avait commencé par être essayeuse dans une grande maison de fourrures. Le plus jeune des trois frères Tournade, celui que l'on avait surnommé Boudin d'Or à cause de ses millions et de la rotondité de sa petite personne, l'avait remarquée là. Sur un autre point, la légende était inexacte: l'ex-mannequin n'avait jamais été une femme entretenue. Calcul ou honnêteté, elle avait résisté au galant Tournade et elle s'était fait épouser. Toujours par calcul ou par honnêteté, elle n'avait cessé d'être irréprochable, et durant sa vie conjugale et depuis son veuvage. Aussi, avait-elle conquis une espèce de situation de monde dans cette société, limitrophe de la vraie, qui d'année en année, dès cette époque, étendait ses frontières. Où sont-elles, aujourd'hui, ces frontières? Mme Tournade donnait des fêtes dont les journaux «bien parisiens» parlaient. Elle avait sa loge à l'Opéra, à l'Opéra-Comique, au Français. Les guides citaient, au nombre des merveilles de Paris, la façade de l'hôtel qu'elle s'était bâti aux Champs-Elysées, sur l'emplacement de celui d'une authentique duchesse jugé trop mesquin par la veuve du fastueux Boudin d'Or. Ni ces diverses élégances, ni même les restes assez bien conservés—ou réparés—de sa beauté, n'empêchaient une vulgarité foncière qui tenait à ce qu'il y a de plus inchangeable dans un être: une façon brutale de sentir. Elle en donna la preuve, une fois de plus, dans ce bref entretien avec cette pauvre petite Anglaise dont le seul aspect aurait dû la toucher, par la délicate, la profonde mélancolie empreinte sur ce pur et charmant visage. La richarde, habituée à ne rencontrer autour d'elle que des complaisants ou des boscards, n'était pas femme à ménager les susceptibilités de cœur d'une rivale. Dans l'espèce, pour elle, cette rivale n'était qu'une marchande à ses ordres. Sur un signe de Hilda, un groom était allé chercher dans un box le cheval demandé. Pendant le temps que dura cette petite opération, Mme Tournade ne discontinua pas de fixer la jeune fille, et elle finit par lui dire, avec une brusquerie d'interrogation presque agressive:
—«C'est un de vos amis qui m'a donné votre adresse, mademoiselle, le comte Jules de Maligny... Vous le voyez beaucoup, n'est-ce pas?...»
—«M. le comte de Maligny est un des clients de mon père,» rectifia Hilda, sans que la plus petite rougeur eût teinté ses joues, elle qui changeait si aisément de couleur dès qu'elle était émue. Aussi bien elle ne l'était plus, tant le mépris l'emportait en elle sur tout le reste. «Et c'est cette femme qu'il veut épouser parce qu'elle est riche!...» pensait-elle. «C'est à cette femme qu'il m'a livrée!...» Et, tout haut: «M. de Maligny nous a acheté un cheval, au printemps, qu'il n'a pas gardé. Mais je ne crois pas que ce soit pour aucune autre raison qu'un départ. Il nous avait dit qu'il en était content.»
—«Vous ne l'avez pas vu, hier, à Chantilly, à la chasse?», demanda l'inqualifiable questionneuse, que la jeune fille regarda bien en face, afin de lui faire honte. Puis, sans se départir de cette politesse toujours impassible, elle répliqua:
—«Je n'ai pas chassé, hier, madame...» Puis, interpellant son cousin qui n'avait pas bougé du seuil de la porte... «John,» lui dit-elle, «madame voudrait savoir si M. le comte de Maligny chassait, hier, avec l'équipage de Chantilly. Vous y étiez. Voulez-vous lui donner ce renseignement?...» Et, au groom qui tenait par le licol la bête sortie du box: «Mettez au cheval ma selle et ma bride, Dick. Je vais le présenter à madame.»
L'humble écuyère avait mis, dans ces rispostes à l'odieuse inquisition de la pseudo-grande mondaine tant de dignité simple! Celle-ci en demeura déconcertée. Sa jalousie, éveillée par la dénonciation de l'ennemi de Maligny, n'en fut pas apaisée,—bien au contraire. Mais, pour être impulsive et facilement grossière, elle n'en était pas moins femme. Elle avait compris la leçon. Le reste de la visite se passa tout naturellement, sans aucune allusion à l'objet secret de leurs deux pensées, à l'une et à l'autre, si ce n'est qu'en se retirant, la visiteuse dit à la jeune fille, après quatre présentations de chevaux:
—«C'est le premier qui me conviendra, et le troisième, je crois. Je vous écrirai, mademoiselle, pour que vous me les envoyiez tous les deux à Rambouillet, où je chasserai de mercredi en huit. Je vous demanderai de m'accompagner dans cette chasse. Vous monterez celui de ces deux chevaux que je ne prendrai pas.»
—«C'est mon métier, madame,» répondit Hilda, «et j'attendrai vos instructions...»
Elle avait incliné la tête d'un geste à la fois déférent et impersonnel; mais quand la silhouette lourde et sanglée de la riche veuve ne fut plus visible qu'à travers l'entre-bâillement des battants de la porte, son indignation, trop longtemps contenue, éclata dans une parole de mépris, qu'elle prononça entre ses dents serrées, assez distinctement pour que Corbin l'entendit:
—«L'affreuse vieille Jézabel peinte[7]!» dit-elle, empruntant en vraie Anglaise, à la Bible d'Oxford, une expression dont l'énergie devenait plus dure encore sur ses lèvres, habituées à l'indulgence. Devant cet éclat, le cousin se crut autorisé à lui dire, avec sa sollicitude qu'aucune rebuffade ne décourageait, de même qu'aucune maladresse ne l'éclairait:
—«Vous voyez que j'avais bien raison, Hilda, tout à l'heure, de ne pas vouloir que vous receviez cette dame.»
—«Au contraire,» fit-elle. «Il vaut mieux que j'ai causé avec elle. Je sais à quoi m'en tenir, à présent... A partir d'aujourd'hui, M. de Maligny n'existe plus pour moi... Oui,» insista-t-elle, «il m'est aussi indifférent que ceci...» Elle portait toujours, à la boutonnière de sa jaquette de cheval, depuis le printemps, un œillet, renouvelé chaque matin. C'était la fleur favorite de Jules. Elle arracha la corolle, rouge comme sa jolie bouche, qui n'avait pas besoin, elle, du bâton de carmin. Elle arracha aussi la tige et jetant ces débris par terre, elle les écrasa sous son pied. Puis, avec la même confiante familiarité qu'autrefois, et comme pour bien prouver à son cousin que ses griefs contre lui avaient disparu en même temps que son amour pour un indigne, elle reprit: «John, voulez-vous veiller à ce que Dick resselle le premier cheval? Si cette dame doit chasser avec, cette semaine ou l'autre, il faut qu'il soit un peu plus mis...»
—«Et vous l'accompagnerez, comme elle a osé vous en prier?» demanda-t-il.
—Pourquoi pas?...», répondit-elle. «Maintenant, je n'ai plus de motif qui m'en empêche. Je vous répète, John, que cet homme m'est indifférent. Du moment qu'il a pu me livrer à une pareille femme, il n'était pas ce que j'ai pensé, et, alors, il est mort pour moi...»
Tandis que la malheureuse enfant, et qui se croyait de bonne foi guérie, flétrissait ainsi celui qu'elle avait tant aimé,—qu'elle aimait tant à cette minute,—«l'affreuse vieille Jézabel peinte», qui n'était, malgré son blanc et son fard, ni affreuse, ni vieille, ni surtout Jézabel, manifestait, contre ce même Jules, une rancune égale. Seulement, c'était sur le dos de son cocher qu'elle la passait. L'inquiétude de maître Gaultier avait été trop forte devant les bêtes présentées par miss Campbell. Son œil d'artiste en équitation en avait aussitôt reconnu la valeur. Il ne put s'empêcher de dire à sa maîtresse, durant les quelques instants que le chauffeur mit à manœuvrer l'automobile, garée à l'ombre, dans la petite rue:
—«C'est à madame de décider. Mais j'espère bien que madame n'achètera aucun de ces chevaux... J'avais averti madame. Cette maison n'a que des rosses retapées. Madame a vu. Le premier cheval a un éparvin et il harpe. Le second a l'air bien; mais il n'a que trois pattes et les pieds encastelés...»
—«Je vous ai déjà prévenu, Gaultier,» répondit Mme Tournade, «que vous me donneriez votre avis quand je vous le demanderais... Vous vous croyez le maître chez moi. Il faudra changer ces manières, mon garçon. Vous n'êtes peut-être pas content du pourboire que donnent les Campbell, quand ils vendent un cheval. Gardez ce mécontentement pour vous et ne me prenez pas pour plus bête que je ne suis.»
—«Un pourboire?...» répéta le cocher, si interloqué de cette réplique où l'ancien mannequin reparaissait, qu'il en balbutiait: «Moi, Jean Gaultier? Un pourboire?... Si c'est possible!... Moi! Moi qui en suis de ma poche, oui de ma poche, tant je gâte mes bêtes, avec l'écurie de madame!...»
—«Hé bien!», dit Mme Tournade, «à partir d'aujourd'hui, vous ferez des économies, en cessant d'être à mon service... J'en ai assez de vos insolences...» Et, s'adressant au chauffeur: «A l'hôtel, Achille. Mais arrêtez-moi dans un bureau de télégraphe.»
—«Soyez tranquille, Gaultier,» disait philosophiquement le chauffeur Achille, en manœuvrant la direction, à son ennemi professionnel, qui s'était assis à côté de lui, avec la plus penaude et la plus déconfite des figures, «vous ne partirez pas. La patronne a découvert quelque paquet Maligny. Elle va envoyer un bleu à son petit monsieur... Encore heureux qu'elle ne me fasse pas porter son billet et attendre la réponse. Le petit monsieur rappliquera aux Champs-Elysées, et un peu vite. Ce sera du cent à l'heure, je vous en réponds. Le sac est trop gros pour qu'il se brouille... Réconciliation générale. Sur quoi madame vous réintègre dans votre écurie... Tout de même, notre métier est meilleur, avouez-le. On ne peut pas nous mettre à la porte, en deux temps, trois mouvements, nous autres. Tout le monde mène tous les chevaux; mais pour trouver quelqu'un qui vous prenne un virage comme celui-ci, tenez, vous pouvez chercher.» Fatuité perdue! Le gros cocher était si écrasé de la perte possible de sa place, qu'il ne releva pas cette épigramme, et lui aussi se vengea sur Maligny en flétrissant d'un terme ignoble d'argot le candidat à la main de sa maîtresse:
—«C'est vrai. Ce doit être encore la faute au gigolo... On était si tranquille, dans cette maison. Depuis qu'il y vient, ce qu'elle est gâtée!...»
[1] Isaie, XLIII, 2.
[2] Rather high: passablement élevé.
[3] Campbell traduit ici, barbarement, une autre expression de son pays sur les médecins qui font payer, à Londres, leurs visites trois guinées, c'est-à-dire soixante-dix-huit francs soixante-quinze environ au taux du change idéal. On sait le rôle que joue, en Angleterre, cette valeur toute fictive qu'est la guinée: une livre augmentée d'un shilling.
[4] Parler populaire, pour a horrid Frenchmann,—un détestable Français. L'aspiration de l'h étant supprimée, a devient an et horrid se prononce norrid.
[5] Eph., IV, 25.
[6] Hamlet, scène II au premier acte. «This above all,—to thine ownself be true...»
[7] Allusion au passage célèbre du Livre des Rois (II, 9, 30): «Jéhu entra dans la ville. Jézabel, l'ayant appris, mit du fard à ses yeux, se para la tête et regarda par la fenêtre...» Le texte anglais de la Bible d'Oxford porte: «She painted her face».
L'aimable dilettante, si brutalement qualifié par le cocher Gaultier, ne se doutait pas plus des orages soulevés autour de lui, dans la domesticité de la riche veuve, que de la découverte du paquet, comme avait dit le chauffeur, dans son langage emprunté aux clubmen élégants avec lesquels son remarquable talent de mécanicien le faisait fraterniser. Le sac avait beau être très gros,—toujours pour emprunter son style à ce psychologue de l'auto,—Jules n'avait eu de pensée, depuis la veille, que pour son plaisir, représenté d'abord par la partie de chasse,—il y était allé, on se le rappelle, sans se soucier du billet de la riche veuve,—puis par un match de tennis, à Puteaux, où il devait retrouver mlle d'Albiac. Elle lui avait plu davantage encore à cette chasse, la première de l'année, où il avait retrouvé Corbin, peut-être,—les sensibilités complexes, comme la sienne, ont de ces singuliers effets en retour,—peut-être parce que la présence de l'écuyer avait éveillé en lui de secrets remords. Oui. Peut-être ne s'était-il laissé aller plus librement au charme de sa nouvelle amie, que pour essayer de mieux oublier l'autre, l'abandonnée de la rue de Pomereu? Cet ensorcellement avait été si vif, qu'ayant su par Louise où elle passait l'après-midi, il avait saisi cette nouvelle occasion de la revoir. Sa fantaisie pour elle s'était encore accrue à la voir qui courait légèrement sur la terre battue et roulée du court, ses pieds si minces dans leurs souliers sans talons, la taille si souple dans la blouse, la main si preste à ramasser la balle d'un coup de raquette; et l'enfantine vanité de déployer son talent de joueuse devant Jules lui mettait une telle flamme aux yeux, un si frémissant sourire aux lèvres et, aux joues, une si brûlante rougeur!
—«Elle est aussi jolie que Hilda, aussi simple et aussi vraie. Et elle, du moins, je pourrais l'épouser... Ce ne serait pas, non plus, une aussi grande folie. Elle a quelque chose, de quoi garder, au moins, l'hôtel de la rue de Monsieur et La Capite...»
Telle était la petite phrase sur laquelle l'inconstant jeune homme était rentré chez lui pour y trouver la dépêche bleue de Mme Tournade et la lettre de Bob Campbell. Il n'eût pas eu ses vingt-cinq ans s'il n'avait pas éprouvé, à recevoir l'une et l'autre missive, une intense et secrète exaltation de tout son être. «J'aimais à aimer,» a dit, de sa jeunesse, le plus humain des Pères de l'Eglise. Ce saint docteur aurait dû, pour être tout à fait sincère dans cette confession de ses expériences sentimentales, ajouter: «Et j'aimais à être aimé.» Cette volupté du sentiment inspiré n'est pas uniquement de l'égoïsme. Il y entre, certes, beaucoup d'orgueil, mais, aussi, beaucoup de cette fièvre de la vie, qui sert d'absolution à tant de fautes de cet âge, parce qu'elle est exclusive du calcul. La preuve qu'en effet aucun calcul n'avait vraiment place dans Jules de Maligny, toujours à la veille de succomber aux pires tentations de luxe et de plaisir, mais non moins prêt, toujours, aux entraînements les plus désintéressés, c'est qu'il jeta de côté le billet de Mme Tournade aussitôt lu. L'impatience, évidemment piquée, avec laquelle la riche veuve le sommait de venir causer avec elle était le signe qu'il la préoccupait très fort. Pourtant, la lettre dont ses yeux ne pouvaient pas se détacher n'était pas celle-là. C'était celle de Bob Campbell. Hilda ne s'était pas trompée dans ses prévisions. La démarche du marchand de chevaux, succédant aussitôt à la rencontre avec Corbin, était trop énigmatique pour que la curiosité du jeune homme n'en fût pas surexcitée au plus haut degré. N'ayant pas parlé à l'écuyer, et sachant, d'autre part, Campbell incapable d'un mensonge, comment n'eût-il pas deviné la réelle inspiratrice de ce message? Cette lettre était un rappel de Hilda. Pourquoi? Mais parce que le cousin l'avait vu, lui, Jules, la veille, galoper dans la forêt de Chantilly avec Mlle d'Albiac et qu'il l'avait raconté à qui de droit. La logique des engagements que le jeune homme avait pris avec sa mère et avec lui-même aurait voulu qu'il répondit aussitôt à Campbell qu'il ne voulait pas acheter un nouveau cheval, et dans des termes assez vagues pour que les soupçons du père ne fussent pas éveillés. L'inconstant devait d'autant plus résolument se soustraire à toute reprise de relation avec sa fiancée d'un jour, qu'il se sentait si tendrement attiré du côté de cette nouvelle amie et qu'il s'en devinait aimé. Qu'il continuât, même dans ces conditions, à courtiser un peu Mme Tournade, c'était une faiblesse, mais justifiable. Cela prouvait qu'entre un mariage de goût et un mariage de simple intérêt, il hésitait encore. Une rentrée dans l'existence de l'écuyère était une complication d'un ordre très different. Jules s'était trop admire lui-même de son absence et de son silence à l'égard de Hilda pour ne pas comprendre qu'en retournant rue de Pomereu il n'était pas loyal. Il n'eut cependant pas une minute d'hésitation. Il avait trouvé la lettre de Campbell en rentrant, à six heures. Dare-dare, il répondit un billet où il annonçait sa visite pour l'après-midi du lendemain. Il voulait laisser à Hilda le temps de se rendre libre. Il griffonna un second billet à l'adresse de Mme Tournade, où il lui demandait si elle pouvait le recevoir à déjeuner ce même lendemain. L'un et l'autre messages furent confiés au portier Firmin, qui ne put se retenir d'une exclamation, lorsqu'il prit connaissance des deux adresses comme de juste, une fois entré dans sa loge:
—«Rue de Pomereu?... Mais c'est le domicile de ce grand escogriffe d'Anglais... Mme Tournade? C'est encore sa vieille cocotte dont on raconte qu'elle veut l'épouser... Un comte de Maligny!... C'est égal j'aime encore mieux la vieille que la jeune... Il n'y a pas d'Anglais, du moins, de ce côté-là. Quelle figure il avait! Dieu, quelle figure!... Ne devrais-je pas, de nouveau, prévenir la maman?... Pas encore. Il ne faut pas l'inquiéter, la pauvre comtesse. L'affaire de ce printemps l'avait tant vieillie... En attendant, Firmin, ouvre l'œil, et le bon...»
Le digne homme ne suivit que trop à la lettre le conseil qu'il se donnait ainsi à lui-même, car s'étant rendu, de son pied le plus léger, aux Champs-Elysées d'abord, peu s'en fallut qu'il ne fût insulté par le cocher Gaultier, occupé à se lamenter dans la loge sur le renvoi inqualifiable dont il était l'objet. On juge si l'homme d'écurie congédié supporta patiemment le regard scrutateur et insolent du messager de celui qu'il continuait d'appeler le «gigolo». Mais ce regard eut surtout du succès dans la maison Campbell, où Firmin se rendit ensuite. Ce fut Hilda qui vint lui ouvrir, quand il eut frappé à la porte d'Epsom lodge, après avoir franchi, sur les indications presque inintelligibles du lad de garde, la longue cour à peine éclairée. Son expression, en remettant la lettre de son maître, était si évidemment méprisante, que la jeune fille eut, derechef, l'impression qui lui avait été si pénible cette après-midi, celle de son intime et cher secret livré en pâture à d'odieuses curiosités. Elle se souvint de l'autre lettre à elle adressée, celle-là où Jules lui disait, parlant de sa mère: «Les visites de M. C..., d'abord pour prendre de mes nouvelles, puis hier, lui avaient été rapportées.» Par qui? sinon par ce domestique, sous les yeux duquel elle se sentit rougir comme une coupable, elle l'innocente, elle la victime. Sachant cela, comment Jules avait-il choisi ce messager? Hilda était dans une de ces périodes de sensibilité blessée où l'on saigne à la moindre piqûre. Ce lui en fut une encore, que le ton dégagé, familier, presque affectueux, du billet ainsi envoyé et que son père lui communiqua aussitôt. Elle l'avait prévu, Maligny ne démentait pas cette conversation avec Corbin—qu'il n'avait jamais eue. Il se déclarait très reconnaissant à M. Campbell, pour lui avoir si complaisamment cherché un cheval, et, tout en annonçant sa visite, il parlait, il osait parler, du plaisir qu'il aurait «à revoir la charmante miss Hilda». C'étaient les termes dont il se servait et qui allèrent chercher, dans ce cœur malade, la fibre la plus douloureuse, pour la froisser. Ce ton de souriante et banale galanterie contrastait par trop avec ce qu'il y avait de si pudique, de si recueilli, de si douloureux dans l'amour de la sérieuse enfant. Jules aurait dû ne jamais écrire son nom, ou l'écrire avec des formules conventionnelles qui n'auraient pas été une ironie à la tendresse de leur passé. Elle s'en rendait compte, d'autre part: il n'avait pas pu ne pas interpréter dans un sens tout à fait funeste à sa loyauté de fille la démarche de son père. En cela avait-il si tort? Ce mensonge, commis la veille impulsivement et qu'elle avait aussitôt regretté, lui infligea, tout d'un coup, une honte affreuse. Jules avait deviné cette faute. Il s'en faisait le complice. Il avait cessé de l'estimer... Toutes ces idées, surgies pêle-mêle dans l'esprit de la jeune fille, la bouleversèrent au point qu'elle ne put dormir de la nuit. L'approche du moment où elle se retrouverait en face du jeune homme, et dans de telles conditions, lui donnait la fièvre. A dix reprises, elle se leva pour aller auprès de son père, l'éveiller, lui confesser tout. Chaque fois, elle s'arrêta devant la porte de la chambre paternelle, sans avoir la force de passer outre. Un détail grotesque, de ceux qui se remarquent et prennent leur lamentable importance dans des secondes pareilles, acheva de la décourager: le ronflement du dormeur entendu à travers le battant. Toute la simplicité fruste du gros maquignon, dont la mère de Hilda, jadis, avait tant souffert, était symbolisée dans ce sonore et grossier sommeil. Hilda n'avait jamais même soupçonné les causes inavouées de la tristesse presque animale, si l'on peut dire, dont elle avait vu mistress Campbell dépérir. L'hérédité n'étant pas un vain mot,—quoi qu'en puissent dire certains philosophes, lassés de l'abus que des ignorants font de l'idée de race,—la fille éprouvait, sur ce palier de leur commun étage, exactement les sensations subies jadis par cette morte, à qui elle ressemblait tant. Presque tous les drames de famille procèdent de ces malentendus entre des physiologies par trop différentes,—il ne faut pas reculer devant les formules dont ces mêmes ignorants ont abusé, quand elles sont justes.—Au matin, cette impuissance à s'expliquer avec son père avait déterminé la naïve amoureuse à un autre projet: n'être pas là quand Jules viendrait, et ne rentrer rue de Pomereu qu'à un moment où elle serait très sûre de ne plus le rencontrer. Jusqu'à midi, elle se tint ferme dans cette résolution. Hélas! Elle aimait. Où eût-elle trouvé l'énergie de résister à cet attrait de la présence, de tous les besoins de l'amour le plus impérieux? Un de ces sophismes, par lesquels cette passion, la plus féconde de toutes en prétextes, excelle à tromper nos scrupules, lui fit se dire: «Mais, si je ne suis pas là, Jules croira que j'ai peur de lui... Moi? peur de lui? Après qu'il m'a vendue à cette Mme Tournade?... Peur?... Et pourquoi?... Non. Le mieux, au contraire, est d'assister à cette entrevue avec mon père, et qu'il constate par lui-même que sa présence ne m'est plus de rien. Car il ne m'est plus de rien, de rien, de rien...»
Il y avait, dans cette délicate et courageuse créature,—on aura pu l'observer à maints petits signes au cours de ce récit—d'extraordinaires ressources de force intérieure. Tout éprise qu'elle fût, les caractères profonds de sa nation demeuraient en elle: et d'abord, ce culte de sa propre dignité, qui fait qu'un vrai Anglais ou une vraie Anglaise s'acharne à ne jamais rien montrer de ses terreurs, par exemple, même dans le pire danger,—cette habitude et ce goût du stoïcisme, vis-à-vis de la souffrance,—cette aversion pour ces éclats de la sensibilité nerveuse que leur langue si directe appelle brutalement: to fall in hysteries. Aussi, lorsque Jules arriva, sur le coup de trois heures, comme il l'avait annoncé, eut-il la surprise d'apercevoir, debout dans la cour, auprès du lourd Bob Campbell, toujours identique à lui-même, de carrure et de façons, une Hilda qu'il ne connaissait pas. Ce n'était plus la farouche et rougissante fille des tout premiers jours, ni la tendre et souriante amie des derniers. Une indifférence polie et glacée immobilisait ce joli visage dont la maigreur et la pâleur auraient touché le jeune homme, si elle ne l'avait pas regardé s'approcher avec des yeux d'une altière tranquillité. Il faut ajouter qu'il venait de chez Mme Tournade, et que celle-ci lui avait raconté, en étudiant l'effet de ses paroles avec une attention très significative, sa visite aux Campbell, la veille. Maligny s'était aussitôt demandé, ne se connaissant pas d'ennemis, qui avait pu dénoncer, à la veuve, ses anciennes assiduités. L'idée lui était venue que Corbin était le coupable. Puis, il avait réfléchi qu'un tel renseignement, donné à Mme Tournade, avait évidemment pour but de le brouiller avec elle. Or, en admettant, chose très naturelle et même probable, que le cousin de Hilda eût eu vent du mariage possible de l'ancien fiancé de sa cousine avec la millionnaire, quel intérêt avait-il à se mettre en travers? Quel intérêt, surtout, à mettre en rapport les deux femmes, alors que tout son effort avait tendu à isoler cette cousine avec une passion d'amoureux jaloux?... Non, ce n'était point Corbin qui avait prévenu Mme Tournade. Qui, alors?... Mais pourquoi pas la même personne qui avait, au même moment, dicté à Campbell ce billet destiné à faire revenir Jules rue de Pomereu?
Le jeune homme avait discerné, derrière l'une et l'autre action, un travail secret de Hilda. Pour arriver à quoi? Il ne s'était pas répondu qu'un semblable procédé contrastait trop absolument avec l'attitude que la jeune fille avait observée lors de leur rupture. Il s'était dit: «On lui a annoncé mon mariage avec une femme très riche. Elle veut l'empêcher, pour se venger.» Il avait bien eu un passage de subite mélancolie à cette idée, et il hésitait tout de même à infliger cette flétrissure gratuite au plus romanesque de ses souvenirs. Le propre des natures comme la sienne, d'une personnalité si changeante, c'est de n'avoir jamais une vraie certitude sur les caractères qui devraient le mieux leur être connus. «Après tout,» avait-il continué, «qu'est-ce que j'ai su d'elle et du cousin?... Si elle avait été une intrigante, comme l'assure maman, se serait-elle conduite autrement pour se faire épouser?... Et le cousin? Qu'ai-je jamais su du cousin?...» Cet acte d'accusation contre la pauvre Hilda s'était dressé tout seul dans sa pensée, tandis qu'il relevait en riant les insinuations de Mme Tournade:
—«Ah! vous êtes allée chez les Campbell chercher des bêtes. Comme c'est drôle! J'ai été un des clients de cette maison. J'ai cessé momentanément de m'y fournir, à cause d'un article paru dans un journal. On y laissait entendre que j'avais pour bonne amie la jeune fille qui dresse les chevaux, miss Campbell elle-même. Tout cela parce que j'étais sorti avec elle au Bois deux ou trois fois, sans penser à mal.»
—«Avouez plutôt que vous lui avez fait la cour?...», avait répondu Mme Tournade. «Et je le comprends. Elle est bien jolie...»
—«La cour?» avait-il répété. «Jamais!... C'est une fille très honnête et qui n'a jamais fait parler d'elle...»
—«On en a pourtant parlé, et à votre propos. Vous venez de le dire vous-même.»
—«C'est justement pour éviter que cette infamie continuât que je n'y suis plus retourné.»
Le subtil garçon avait bien vu que son interlocutrice n'était pas convaincue. Il n'avait pas insisté. D'avoir défendu ainsi Hilda mettait sa conscience de galant homme en repos. Mais l'incrédulité persistante de la veuve avait achevé de le convaincre qu'elle avait eu des renseignements précis. Il aurait dû, puisqu'il se rappelait le perfide article du journal, en conclure que son idylle avec la charmante Anglaise avait été, à son insu, la fable de certaine milieux. Quoi d'étonnant, par suite, qu'elle eût été dénoncée à Mme Tournade? Peut-être aurait-il raisonné de la sorte sans la coïncidence de la démarche faite par Campbell. Celle-là impliquait nécessairement une suggestion émanée de Hilda. C'était donc avec une forte inclinaison à la défiance que le jeune homme s'acheminait vers la rue de Pomereu. Rien qu'à constater la froideur voulue de l'accueil de la jeune fille, toutes les hypothèses de soupçon, comme flottantes dans son esprit, se cristallisèrent soudain en certitude. Plus de doute. Hilda ne l'avait fait revenir que pour lui jouer la comédie de l'indifférence, afin de le piquer au jeu, dans le même moment où elle éveillait la jalousie de la riche veuve. C'était bien le plan qu'il avait deviné. «Nous sommes à deux de jeu...» se dit-il. Tout de suite, le diabolique instinct de ce qu'il faut bien appeler la coquetterie masculine s'éveilla en lui. John Corbin, qui s'était engouffré, à son approche, dans un des box et qui l'épiait, par-dessus l'échine d'un énorme cheval, auquel il faisait semblant d'ajuster mieux sa couverture, en demeura littéralement stupéfié: au salut distant de Hilda, le fiancé infidèle avait répondu par le plus aimable et le plus ouvert des sourires. Il serrait la main du gros Campbell avec une chaude cordialité. Il s'enquérait de chaque détail de l'écurie, s'adressant à la jeune fille elle-même, et John entendait ces bouts de phrases:
—«Avez-vous toujours ici le Rhin et le Rhône?... Si vous voyiez sauter Galopin, maintenant, vous ne le reconnaîtriez plus, miss Hilda... Ce n'est pas une fois, c'est vingt fois que j'ai voulu pousser jusqu'à la rue de Pomereu et demander de vos nouvelles, monsieur Campbell... Je suis allé en Norvège, cet été. J'ai rapporté, à votre intention, deux bouteilles de l'eau-de-vie de grains qu'ils fabriquent là-bas. J'en conviens, cela ne vaut pas votre whiskey, celui que vous m'avez fait goûter, un soir... En avez-vous encore?...»
Tandis qu'il causait ainsi, la lèvre souriante et prête à l'ironie, l'œil mi-clos et prêt à l'observation, son visage avait pris la plus mauvaise de ses expressions, la féline, celle où son pire atavisme slave se révélait le plus évidemment. La méfiance, cachée sous cette bonne humeur de parade, se devinait à l'acuité singulière de son regard. Ah! que ce regard ressemblait peu à celui dont il enveloppait Hilda durant les semaines de l'autre printemps, alors qu'il s'abandonnait à l'ivresse naïve de cette cour silencieuse! Mais y avait-il aucun rapport entre la fraîcheur des émotions éprouvées dans cette intimité sans arrière-pensée et ses acres soupçons de cette minute? La jeune fille en demeura saisie. Elle reconnaissait bien ces traits, si mâles et si fins tout ensemble, dont elle portait, depuis six mois, l'image dans son souvenir. Elle ne reconnaissait pas l'être qu'elle avait aimé à travers ces traits. Ajoutons que lui, de son côté, ne la reconnaissait pas non plus. Elle avait, elle aussi, dans l'arrière-fond de ses prunelles, une méfiance que Jules n'y avait jamais rencontrée autrefois et qui en altérait l'habituelle candeur. Sa bouche se fermait dans un pli amer qui contrastait étrangement avec la grâce enfantine de ses anciens sourires. Le profond chagrin de cette demi-année, en pâlissant et creusant ses joues, lui avait donné un vieillissement, non pas dans sa chair, mais dans son esprit, et cet air de savoir la vie, qui dévirginise, si l'on peut dire, une physionomie. Enfin, six mois pleins avaient passé entre eux, et il y a toujours, dans une séparation qui dure, un principe inévitable de malentendus. Un travail s'accomplit, tout ensemble, dans la représentation que notre esprit se fait des absents et dans ces absents eux-mêmes. Ils vivent, et, vivre, c'est forcément un peu changer. Nous pensons à eux, et, penser à quelqu'un, c'est forcément modifier, dans l'image que l'on en garde, tel ou tel trait de caractère. C'est effacer tantôt une qualité, tantôt un défaut, ou, au contraire, les accentuer. Ainsi s'expliquent les troubles que nous subissons à revoir, après un long temps, même des personnes qui n'ont pas cessé de garder contact avec nous, par des lettres ou par de communs amis. Nécessairement, alors, ou bien l'affection réciproque dissipe le malaise, ou bien ce malaise diminue l'affection. On refait connaissance, comme dit le langage familier. Sinon, chaque parole, chaque geste aggrave encore cette première impression d'un élément inconnu. Hilda Campbell et Jules de Maligny ne s'étaient pas revus depuis un quart d'heure, qu'ils n'avaient plus besoin de se dominer pour ne pas faire d'allusion à leur commun passé. Voici les deux petits discours qui se prononçaient intérieurement, chez lui et chez elle, tandis qu'un par un, le gros Bob faisait sortir de leurs box les mêmes chevaux qui avaient défilé, la veille, devant Mme Tournade. Cette fois, c'était Corbin qui les montait. Le passionné garçon n'avait pas pu prendre sur lui de répondre au courtois bonjour que lui adressait le faux client, mais incapable de manquer à la parole donnée, il n'avait pas protesté contre cette présentation, qui continuait le mensonge fait au père abusé. Tout en le regardant caracoler sur le pavé de la petite rue, comme c'était l'usage, Maligny se disait:
—«Décidément, le cousin et la cousine s'entendent très bien,—trop bien... S'ils ne s'entendaient pas, quand tout à l'heure Campbell a dit à Corbin: «Monsieur le comte est venu voir le cheval dont vous lui avez parlé,» le Corbin aurait protesté. Or, il n'a rien répondu. Qu'est-ce que cela prouve?... Qu'il était au courant de la lettre écrite par son oncle. Or, si quelqu'un sait que je ne lui ai parlé ni de cheval ni de quoi que ce soit, l'autre jour, c'est lui. Donc, il est le complice de Hilda. Ça, c'est un fait. En voici un autre: si son attitude d'il y a six mois avait été sincère, cette complicité n'aurait jamais eu lieu. Donc, cette attitude, il y a six mois, n'était pas sincère... Et je n'ai pas su le voir? Où avais-je l'esprit?... La petite,»—il l'appelait déjà de ce terme irrévérencieux,—«la petite est bien jolie. Mais elle n'a pas changé de visage, depuis six mois. Or, elle porte l'intrigue écrite sur sa figure, comme avec des mots sur un papier... Je n'ai pas su voir cela non plus. Encore une fois, où avais-je l'esprit?... Elle m'étudie du coin de l'œil. Elle est étonnée de mon indifférence et de ma belle humeur. Elle m'a cru sa dupe, même quand j'ai rompu... Pourquoi, alors, n'a-t-elle pas essayé de me faire revenir plus tôt?... Pourquoi?... Mais elle savait que j'avais quitté Paris. Elle n'a pas voulu perdre sa peine. Elle attendait mon retour et une occasion. Peut-être y a-t-il eu place, dans l'intervalle, pour quelque Machault, quelque La Guerche, ou autres rajahs...»
On n'a pas oublié les calomnies que ses camarades de fête, les Portille, les Mosé, les Longuillon,—belles âmes!—avaient joyeusement rapportées à Jules. Un regard de Hilda avait suffi pour exorciser, autrefois, les flétrissantes visions. Elles revenaient. Un autre regard y avait de nouveau suffi, aussi obscur, pour Jules, que l'autre lui avait paru transparent. Mal d'autrui n'est que songe...—disent, entre deux peteneros, les gitanes d'Andalousie. Que ce proverbe est tristement vrai, si vrai que le narrateur de cette anecdote sentimentale aurait pu l'écrire à la première page de son récit! C'en eût été le résumé anticipé, et aussi l'excuse, ou l'atténuation, de la formidable forfaiture d'amour commise par Maligny. Ce désespoir de la jeune fille, qui mettait dans ses prunelles bleues une espèce de morne stupeur, était devenu, pour lui, le signe d'une duplicité dont il ne doutait déjà plus.
—«Oui,» songeait-il encore, «joue moi la comédie de la froideur, maintenant que vous m'avez rappelé, mademoiselle Hilda. Vous ne me ferez pas vous poser une question, ni vous montrer une inquiétude... Le charme est rompu,—du moins, l'ancien charme,—car, si vous vouliez...»
—«C'est pourtant bien lui,» se disait Hilda au même moment... «Je ne rêve pas... Ah! que je suis punie d'avoir voulu le revoir à tout prix!... Il n'a seulement pas l'air de se rappeler qu'à deux pas d'ici, dans ce petit bureau de mon père, il m'a demandé d'être sa femme. Ce sont bien ses yeux. Ce n'est plus son regard... C'est bien le timbre de sa voix. Ce n'est plus sa voix... Il sait parfaitement qu'il n'a point parlé à Corbin, avant-hier. Il sait donc aussi qu'en lui écrivant, mon père a été induit en erreur par quelqu'un, et ce quelqu'un ne peut avoir été que moi. Nous avons assez causé ensemble, l'autre printemps, pour qu'il connaisse mon caractère. Il doit penser que, si j'ai employé ce moyen pour reprendre avec lui des relations, j'ai eu un motif, obéi à un sentiment, et alors s'il était encore ce qu'il était il y a six mois, s'il me portait un véritable intérêt... Non. Il est aussi tranquille, aussi gai, que si nous n'avions pas un secret entre nous. Oui, il y a six mois qu'il ne m'a pas revue, depuis le jour où nous nous sommes dit que nous nous aimions, six mois, et de se retrouver ici ne le trouble pas!... Il se tairait, il nous montrerait, à mon père et à moi, de la froideur, je pourrais croire qu'il se domine comme je me domine, qu'il cache son émotion comme je cache la mienne, mais qu'il en a une... Non. Il n'a pas d'émotion... Pourquoi est-il venu, alors, s'il ne m'aime pas? Est-il possible qu'il me fasse l'affront de croire que j'ai l'idée d'être coquette avec lui?... Ou bien s'imagine-t-il que j'ai appris ses projets de mariage et a-t-il peur?... Peur de quoi? Je n'ai pas mérité cet affront, alors que j'ai accepté cette rupture sans un mot de reproche, sans une plainte... Oui, j'ai été folle de faire écrire cette lettre par mon père... Mais cela ne se passera pas ainsi. Il faut que je m'explique avec Jules, que je lui dise... Quoi?... Que John Corbin m'a appris son histoire avec Mme Tournade et Mlle d'Albiac, et qu'alors la douleur m'a emportée, comme dans un vertige?... Jamais, non, jamais, je ne lui dirai cela... Il croirait que je l'aime toujours, et je ne l'aime plus... Non, je ne l'aime plus, après qu'il m'a livrée à cette méchante femme. Dieu juste! Est-ce vraiment possible qu'il ait trahi notre secret? Pourquoi pas, puisqu'il n'a plus rien dans le cœur pour moi?... Il y a six mois, comme il était autre!... Mais, puisqu'il ne m'aime plus, qu'est-ce qu'il vient faire ici?... Il n'est pas humain, cependant, qu'il s'entende avec cette femme pour me faire souffrir. Pourquoi?... Je suis sûre qu'il ne sait même pas que je l'ai vue...»
Qu'il y avait de tendresse encore dans ce doute! Quel désir de pardon déjà! La visite de Jules ne devait pas s'achever sans qu'il eût donné le plus cruel démenti à cette affirmation que la malheureuse enfant essayait de s'imposer à elle-même, avec un tel besoin de justifier son ami de ce printemps,—malgré tout. Ce changement d'expression dans la physionomie du séduisant Jules n'empêchait pas qu'un irrésistible attrait n'émanât pour elle des lignes si fines de ce mâle visage, une séduction de chacun des gestes hardis et souples du jeune homme. Un mot, un seul, qui eût contenu une allusion attendrie à leurs communs souvenirs, et rien ne fût demeuré de toutes les pensées soulevées en elle par l'évidence de l'insensibilité de Maligny. A une seconde, et malgré le parti pris de son légitime orgueil de femme, une imploration passa dans ses yeux. Si les anciens fiancés eussent été en tête-à-tête, c'est elle qui se serait humiliée devant son bourreau, elle qui eût demandé pardon des souffrances qu'il lui avait infligées. Le subtil personnage observa bien que la raideur du début de leur nouvelle rencontre se détendait, que la rougeur de la timidité passionnée revenait aux joues de la jeune fille. C'était déjà trop tard pour qu'il en fût touché.
—«Mon système était le bon,» se dit-il. «C'est elle qui voudrait changer le sien, en constatant qu'elle n'a pas réussi à me piquer au jeu... Vous ne m'amènerez pas non plus dans ce chemin-là, mademoiselle Hilda, et, avant de partir, si vous avez quelque petite idée de chantage sentimental, je vais, à tout hasard, vous prouver que je ne vous crains pas... » Et tout haut: «Il me reste à vous remercier, monsieur Campbell. Je viendrai vous donner la réponse, pour un de ces chevaux, au premier jour... Je reverrai, d'ailleurs, M. Corbin à la chasse, très prochainement, sans doute, et aussi Mlle Hilda... J'ai su que vous allez accompagner une dame de mes amies,» ajouta-t-il, en se tournant vers la jeune fille, «Mme Tournade. Elle m'a dit qu'elle était venue hier et que vous lui aviez montré deux admirables bêtes... Je lui ai répondu,» et se tournant vers Campbell, «qu'il n'y avait, rue de Pomereu, que des chevaux de premier ordre et merveilleusement mis...»
—«Vous l'avez entendu?...» disait Hilda à Corbin, une demi-heure plus tard. Jules était parti, après avoir porté à la malheureuse ce coup si cruel—et si gratuit!—Campbell avait prié sa fille d'examiner avec lui un compte de leur sellier, qui lui paraissait trop élevé, et le brave homme n'avait pas cessé de chanter les éloges de Maligny. Cette vérification terminée, le gros Bob avait commandé qu'on attelât le tonneau. Il voulait aussitôt faire rectifier la note en question. Le fidèle Jack avait guetté le moment où sa cousine serait seule. Il accourait auprès d'elle, le cœur battant, comme s'il n'eût eu ni son âge, ni sa figure, ni son métier. Dans quelle disposition cette visite qui, lui, l'avait indigné, laissait-elle Hilda? Allait-il l'entendre répéter ces paroles de mépris pour son rival qui, la veille, avaient répandu un baume sur la plaie ouverte de sa jalousie? Il lui suffit d'entrer dans le bureau pour reconnaître, au seul frémissement de la voix, à quelle profondeur la jeune fille était bouleversée. Hélas! Toute la douleur qu'elle venait de subir, elle se préparait à l'infliger. Pour elle aussi, à cette minute, mal d'autrui n'allait être que songe. Mais quelle est la femme, si généreuse soit-elle, qui plaint réellement un sentiment qu'elle inspire et ne partage pas? «Vous l'avez entendu?...» répéta-t-elle. Point n'était besoin qu'elle prononçât un nom pour que Corbin comprît quels discours, et de qui, elle relevait avec cette amertume. Ce n'était certes pas ceux que venait de lui tenir Bob Campbell. «Vous étiez tout près de nous, quand il a osé me parler, à moi, de cette créature... Si mon père n'avait pas été là, je vous jure, John, que je l'aurais chassé de chez nous... Je lui aurais dit, je lui aurais crié: «—Allez-vous-en, allez chez elle. Allez épouser cette «vieille femme pour son argent... Allez vendre votre nom, votre jeunesse... Mais ne m'outragez pas, moi qui n'ai rien fait que de vous aimer, honnêtement, loyalement!...» Je me suis crue plus forte que je n'étais, mon ami. Je viens de trop souffrir, et trop, c'est trop... Il ne faut pas que cela recommence... Je ne veux pas lui écrire... Je ne pourrais pas... Mais vous, Jack, vous pouvez empêcher qu'il ne joue ainsi avec mon cœur. Vous le pouvez...»
—«Moi?», demanda l'écuyer. Qu'il venait, lui aussi, de trop souffrir! Seulement, il n'avait personne à qui dire ce plaintif: «mon ami», personne à qui montrer sa souffrance, et il entrevoyait une épreuve pire.
—«Oui, vous,» répondit Hilda. «Vous êtes le seul membre de ma famille qui ait su la démarche de M. de Maligny auprès de moi, quand il m'a demandé ma main. Car il me l'a demandée. Cela engage un homme d'honneur, tout de même. Vous avez le droit d'exiger de lui qu'ayant rompu le premier, il ne me rende pas impossible de conserver ma dignité...»
—«Vous voulez que j'aille lui parler?...» interrogea Corbin. Une véritable convulsion de haine contracta sa face devenue livide, et la cicatrice de son front trancha sur cette pâleur comme un bourrelet de chair sanglante. Puis, saisissant les mains de sa cousine: «Hilda,» supplia-t-il, «n'exigez-pas cela. Moi non plus, je ne pourrais pas...»
Il avait mis, à ce refus et à cette étreinte, une si sauvage énergie, son accent s'était fait si poignant, que la jeune fille en fut frappée, même dans la crise de frénésie où elle se sentait emportée. Elle regarda son cousin. Elle n'eut certes pas l'intuition complète de la tragédie, identique à celle dont son cœur était la victime, qui se jouait dans le malheureux homme. Elle en comprit cependant assez pour qu'il lui fût impossible d'insister. Elle se tut, un instant. D'un geste qui, à lui seul, aurait dénoncé l'intensité de son émotion, elle appuya, sur son front et ses yeux, ses deux petites mains dont la finesse se reconnaissait, même sous la peau rude des gros gants couleur sang de bœuf destinés à s'user au cuir des rênes, et, comme ayant reconquis un peu de calme:
—«Vous avez raison, mon pauvre Jack,» dit-elle. C'était bien peu de chose, ce mot de pauvre. Le farouche Corbin, s'il l'avait osé, se serait agenouillé de reconnaissance pour remercier sa cousine de l'avoir prononcé, et avec cette douceur, comme tout à l'heure: mon ami. «C'est moi qui ne dois pas vous demander une pareille démarche... A quoi servirait-elle, d'ailleurs? En se conduisant, aujourd'hui, comme il s'est conduit, M. de Maligny a prouvé qu'il n'est pas un gentleman. Il ne comprendrait même pas le sens de ce message. Il croirait que je veux lui faire savoir que je l'aime encore... Et je ne dois pas non plus l'aimer encore.» Elle répéta: «Je ne dois pas.» Elle n'osait point, maintenant, dire, comme la veille: «Je ne l'aime plus...» Elle continua: «Ma première idée, celle de ce matin, était la sage: ne pas me trouver là quand il est venu. Il m'a semblé que ce n'était pas fier, que j'aurais l'air d'avoir peur... Je me suis tenue, heureusement. Je n'ai rien fait qui trahit mon trouble. J'y aurai gagné le droit d'être prudente, une autre fois, de la plus sûre manière, en l'évitant. Lorsqu'il reviendra, je prendrai un cheval quelconque—j'ai toujours ce prétexte à ma disposition—et je m'en irai... Quant à Mme Tournade, si elle donne suite à son projet, c'est vous qui l'accompagnerez à la chasse. Si elle demande, auparavant, à essayer le cheval au manège, vous le lui mènerez en lui disant, pour la préparer à ne pas me voir ensuite, que je ne suis pas très bien... J'aurai du courage, Jack. J'en trouverai dans le mépris.» Et elle emprunta, à leur commun métier, une comparaison dont la trivialité même la soulageait: cela arrive quand on se venge des sentiments que l'on ne voudrait pas subir et que l'on subit, cependant. Elle eut cette expression brutale: «Le mépris, c'est la pointe de feu sur la jambe d'un cheval... La brûlure est pénible, d'abord. Ensuite, la bête va. J'irai...»
Le «pauvre Jack» n'avait jamais étudié le cœur féminin qu'en ajustant de son mieux la muserolle ou la martingale aux montures destinées à sa cousine, et la mettant en selle avec des soins attentifs de frère aîné. Mais il avait déjà constaté trop de volte-face incohérents dans les résolutions de Hilda, depuis ces derniers mois, pour croire absolument à la durée de ce ferme propos de radicale abstention, si sage, en effet. Quatre jours se passèrent, durant lesquels la jeune fille fut plus affectueuse de manières, avec lui, qu'elle ne l'avait été, depuis le jour funeste de la première rencontre avec Maligny. Cette douceur s'accompagnait d'une telle tristesse, qu'il n'osa pas provoquer un nouvel entretien. Il attendait, avec une angoisse chargée de sinistres pressentiments, l'heure où reparaîtraient et Jules et Mme Tournade. Ce fut celle-ci qui se manifesta la première, sous la forme d'un coup de téléphone. Elle demandait, ainsi que Hilda l'avait prévu, où et quand elle pourrait essayer les deux bêtes choisies par elle. La décision avec laquelle sa cousine le fit partir à sa place pour le manège dans lequel ils présentaient leurs chevaux, rendit un peu de confiance à Corbin. Mme Tournade ne fit aucune observation. Les chevaux lui plurent. Elle dit qu'elle les retenait pour la semaine d'après, et, le surlendemain, arrivait, rue de Pomereu, un billet d'elle, adressé à miss Campbell et porté, cette fois, par Gaultier. Le gros cocher était rentré en grâce, justifiant ainsi la prédiction de son ennemi le chauffeur. Corbin eut, du moins, l'occasion de se venger un peu du message sur le messager. Il avait tant cru, d'après la façon peu sûre dont la veuve montait, qu'elle renoncerait à son projet.
—«Mme Tournade demande que je lui amène deux chevaux à Rambouillet mardi prochain,» dit Hilda après avoir pris connaissance de la lettre. «Elle suivra la chasse avec l'équipage de Montarieu.» Le nom est bien connu dans le monde de la vénerie: c'est celui d'un château loué en commun par une société d'amateurs bourgeois du plus noble des sports. Ils ont pu, dans les prolongements restés libres de la forêt de Rambouillet, s'aménager une chasse très bien tenue. On les a raillés longtemps, jusqu'à ce qu'ayant pris comme maître d'équipage—moyennant finance, prétendent les méchantes langues—le jeune prince de La Tour-Enguerrand, ils soient devenus à la mode assez pour que des Candale et des Albiac en fassent partie. Cela dit pour expliquer que Mme Tournade eût choisi cette chasse plutôt qu'une autre. L'accès en était quand même plus facile que celui des équipages voisins, appartenant tous à de grands seigneurs très authentiques.
—«Hé bien?» interrogea Corbin. Elle avait été si nette, l'autre jour! Maintenant elle se taisait. Elle avait tendu à son cousin le billet, imprégné d'un violent parfum, qui justifiait le biblique surnom donné à la riche veuve par la colère de sa jeune rivale. Les narines du farouche écuyer se contractèrent de dégoût, comme si, réellement, la Jézabel maudite par les prophètes fût venue secouer ses impudiques voiles autour de lui pour le tenter. Et brusquement, afin de suggérer la réponse à sa cousine: «Je suis libre, mardi prochain. Nous allons faire dire à Mme Tournade que je serai là avec les chevaux...»
—«Non,» interrompit la jeune fille, «c'est moi qui irai...» Et, se tournant vers Gaultier: «Attendez une minute. Je vais écrire un billet à votre maîtresse...»
—«J'aurais bien désiré parler à M. Campbell lui-même. Est-ce qu'il n'est pas là?...» Cette question, posée par le cocher de Mme Tournade à John Corbin, réveilla celui-ci de la stupeur accablée où la nouvelle volte-face de sa cousine, pourtant trop redoutée, l'avait plongé. Il regarda le gros homme avec un regard de colère et lui dit:
—«Non, mon oncle n'est pas là. Qu'est-ce que vous lui voulez?»
—«Lui demander quelles sont les habitudes de la maison, quand un cocher fait acheter un cheval à ses maîtres?...»
—«Ah çà!» répondit Corbin, hors de lui cette fois, «est-ce que vous nous prenez pour des voleurs comme vous?»
—«Mais...» voulut répliquer l'autre, interloqué de cette étonnante algarade.
—«Oui, comme vous,» répéta le furieux. «Quand nous vendons un cheval, nous autres, nous demandons ce qu'il vaut, pas un shilling de plus. Nous ne sommes pas des maquignons français, nous, entendez-vous. Nous sommes d'honnêtes marchands anglais. Si vous voulez gagner sur l'écurie de votre maîtresse, allez ailleurs.»
Jamais aucun des fournisseurs divers avec lesquels peut traiter cet important personnage: un cocher de grande maison, n'avait parlé de la sorte à «Monsieur Gaultier,»—ni grainetiers, ni selliers, ni carrossiers, ni vétérinaires, ni surtout, commerçants en chevaux. Le pourpre de l'indignation avait envahi le large visage de l'impudent quémandeur. Son mufle rasé s'ouvrit pour proférer une injure qui s'arrêta dans sa gorge, devant la mimique menaçante du grand et long insulaire serrant ses poings et prêt à boxer son interlocuteur. La mémoire de la scène qui avait eu lieu, sur le pas de la porte, avec sa patronne, et qui avait failli lui coûter sa place, lui revint à la même minute et acheva de l'assagir. Il grommela, entre ses dents, une grossière épithète,—si indistinctement que Corbin ne put rien entendre,—juste de quoi sauver à ses propres yeux la dignité de son droit méconnu. Il tourna le dos à l'écuyer d'un geste superbe, puis il se mit à dévisager les box où se trouvaient les deux chevaux, choisis l'autre jour par sa maîtresse, et dont il reconnaissait les têtes. Si les innocents animaux avaient pu lire dans son regard, ils en auraient henni d'épouvante. «Vous ne serez pas huit jours chez nous sans boiter, je vous en donne mon billet, vilaines bêtes,» disaient les prunelles du cocher.—Ce n'était pas donne qu'il y avait dans ce regard.—Il méditait déjà de déconsidérer la maison Campbell et de se venger, du même coup, en mettant hors de service, grâce aux procédés classiques de ses congénères, les montures fournies à sa maîtresse par des gens qui le traitaient de la sorte. Mais les «vilaines bêtes» étaient de si remarquables exemplaires de leur race que, malgré ces coupables pensées, le cocher se sentait attiré vers elles par ce sentiment irrésistible de conscience professionnelle, qui l'avait saisi dans cette même cour une première fois; et, quand Hilda revint tenant sa lettre, il était occupé à leur flatter le chanfrein, tout en continuant de monologuer à part soi:
—«Si ces Campbell n'étaient pas des brigands qui veulent faire du tort aux camarades en prenant tout le profit, ce serait un plaisir de se servir chez eux!... Pour des chevaux, il n'y a pas à dire, c'est des chevaux... Et gentils, avec cela... Sont-ils gentils!... Aussi gentils que les gens d'ici sont brutes... Mais ça ne se passera pas comme ça. Je vais le repincer, l'Inglish, moi, au demi-cercle, avant de partir. On verra...»
On vit, en dépit de cette résolution, maître Gaultier s'en aller, ayant en poche la réponse pour sa maîtresse, sans avoir «repincé» son ennemi, qui se tenait au coin de la porte, les poings toujours fermés, avec son même air tendu de pugiliste aux aguets. Si sa cousine n'eût pas été là, très probablement c'est John qui aurait recommencé la querelle. Il ne désirait rien tant qu'elle dégénérât en batterie. Que le cocher de Mme Tournade rentrât chez sa patronne le nez cassé ou deux côtes défoncées, le bon renom de l'écurie Campbell en souffrirait, mais la veuve décommanderait ses chevaux. Du coup, le projet de la chasse à Rambouillet, si gros de dangereuses conséquences, serait abandonné. Mais Hilda était dans la cour. Sous ses yeux, le cousin amoureux ne pouvait pas se livrer à des hooks et à des upper cut qui lui eussent donné figure de butor. Il se sentait déjà si rustre, à côté d'elle, si épais auprès de sa finesse, si lourdaud devant sa grâce! Il laissa donc passer l'envoyé de Mme Tournade en frémissant. Dès qu'ils furent seuls, il dit à la jeune fille, avec une douceur navrée—contraste pathétique à sa colère de tout à l'heure, car on y sentait l'infinie indulgence d'un cœur incapable de blâmer ce qu'il chérit:
—«Ainsi, vous êtes retombée, Hilda?... Vous ne pouvez pas perdre cette possibilité de revoir cet homme, même dans ces conditions?... comme vous l'aimez!»
—«Ah!» répondit Hilda. «Je ne sais plus. Je ne comprends plus... Vous devez bien sévèrement me juger, Jack, et je le mérite...»
—«Je ne vous juge pas,» dit-il. «Je vous plains. Celui que je juge, c'est lui. Et, si jamais vous me rendez ma parole...»
—«Je ne vous la rends pas,» répliqua-t-elle, vivement. Puis, d'une voix presque basse, comme effrayée des abîmes qu'elle découvrait dans sa propre sensibilité: «Moi aussi, je le juge, et comme vous, plus sévèrement peut-être, et cela n'empêche rien... Que c'est triste de ne pas estimer celui qu'on aime, et de...»
Elle n'acheva pas. Elle ne dit pas: «Et de ne pas aimer celui qu'on estime!...» L'amoureux dédaigné les lut, sur ces belles lèvres arrières, ces mots où tenait toute la mélancolie de leur destinée à l'un et à l'autre. Il l'acceptait pour lui, cette destinée, sans plus essayer de la conjurer. Il avait renoncé au fol espoir d'être aimé. Il n'acceptait pas, pour Hilda, l'avenir qu'il entrevoyait. Mais que faire? Quand il était accouru, quelques jours auparavant, lui répéter les propos surpris dans la journée de chasse, à Chantilly, il avait tant cru qu'il portait un coup définitif au prestige de son rival!... D'autres faits indiscutables étaient venus si vite corroborer et aggraver ce témoignage! Et le mépris, au lieu d'étouffer chez la jeune fille cet amour passionné pour un être indigne, semblait l'aviver, l'exalter... C'était un démenti donné à toutes les idées que John s'était faites sur sa cousine. Pourtant, qui la connaissait, sinon lui, l'ayant vue naître et grandir? Cette funeste passion avait donc dénaturé ce caractère si instinctivement droit, si délicat, si étranger aux compromis. L'écuyer avait toujours eu le sentiment qu'il n'était qu'un ignorant. Il n'avait eu, dans son humble métier, qu'une bien étroite expérience. Cette conviction de son incapacité à manier finement la vie l'accabla soudain. Toutes ses démarches, depuis ces six mois, n'avaient fait qu'empirer une situation dont il avait prévu les conséquences détestables dès le premier jour. Il brisa cet entretien et n'essaya plus de le recommencer dans les trois jours qui lui restaient pour agir, avant la chasse. La conscience de sa maladresse le paralysait, en même temps qu'il se désespérait devant cette évidence: Hilda était dans une de ces crises où les pires folies sont probables. Comment allait-elle se comporter, durant cette chasse? Pourquoi ce soudain revirement de sa volonté, alors qu'elle n'avait changé d'opinion ni sur Maligny, ni sur son propre devoir? Ces points d'interrogation se posaient devant l'obscure intelligence de John Corbin, sans qu'il imaginât même une réponse. Ces soixante-douze heures s'écoulèrent dans cette angoisse, si douloureuse d'inefficacité, qu'il éprouva presque un soulagement quand l'instant du départ pour la chasse approcha. Un événement allait se produire, quel qu'il fût,—par suite, une solution. Ils s'étaient, la jeune fille et lui, évités d'un commun accord, durant tout ce temps. Ils sentaient trop qu'ils ne pouvaient se parler qu'en se faisant du mal. Dans le train qui les emportait vers Rambouillet, Corbin osa enfin interroger de nouveau sa cousine. Il avait tremblé, jusqu'au dernier moment, ou qu'elle ne lui permît pas de l'accompagner, ou que Bob Campbell ne lui donnât la commission d'aller présenter une bête ailleurs. Le contraire était arrivé. L'oncle avait dit au neveu:
—«Faites envoyer à Rambouillet le Norfolk que nous avons à vendre, Jack. Vous le monterez. Si cette Mme Tournade n'est pas satisfaite des deux autres chevaux, peut-être aura-t-elle l'idée de prendre celui-là, un Norfolk pour la selle, c'est rare. Il s'habituera toujours un peu à la trompe et aux chiens...»
Hilda n'avait pas protesté contre ce projet. Les trois chevaux avaient été expédiés, la veille, sous la surveillance d'un lad, et Corbin se trouvait assis vis-à-vis de sa cousine, vers les sept heures du matin,—un matin voilé d'automne qui annonçait une tiède et claire journée,—dans le compartiment du chemin de fer. Il lui demanda tout d'un coup:—«Vous savez, Hilda, que, si vous voulez ne pas chasser, il est encore temps. J'ai donné l'ordre à Dick qu'il emportât deux selles d'homme, pour le cas où vous vous raviseriez. Il monterait le Norfolk, et, moi, j'accompagnerais Mme Tournade. Vous diriez à votre père que vous vous êtes sentie souffrante, et vous rentreriez par le prochain train...»
—«Non,» répondit-elle en secouant la tête après une visible hésitation. «J'ai besoin de le voir en face d'elle.» Et, avec ce même accent profond, presque de honte, qu'elle avait eu déjà lors de leur dernier entretien intime, elle ajouta: «Et puis, l'autre sera peut-être là.»
Sous le coup d'une pareille confidence, et qui lui révélait des mystères insoupçonnés dans ce cœur si malade, de quel regard Corbin parcourut les groupes de chasseurs, quand Hilda et lui arrivèrent au rendez-vous de l'équipage de Montarieu. Il ne lui fallut pas une minute pour reconnaître et Maligny, monté sur Galopin,—et Mlle d'Albiac, en selle aussi et manœuvrant, avec une habileté digne de Hilda, une jument rouanne un peu nerveuse,—et Mme Tournade, en amazone, la cravache à la main, qui attendait, assise dans une victoria. Sur le siège, se trouvait maître Gaultier, grotesquement flanqué d'un postillon poudré! Les deux chevaux de l'écurie Campbell, tenus en main par le lad Dick, piaffaient à côté. Le brouillard s'était un peu levé. Des coins de ciel bleu paraissaient par places, dans l'interstice des nuages légers qui floconnaient au-dessus de la forêt. Elle serrait ses futaies fauves à la droite du groupe de chasseurs, massés devant la porte d'entrée d'un petit château, une gentilhommière du temps de Louis XIII, élégante construction de briques à coins de pierre. Sur la gauche, une plaine s'étalait, à peine onduleuse, découpée en champs et semée de petites fermes au toit rouge. De-ci de-là, un hameau profilait la silhouette du clocher de son église. C'était un paysage reposé, de teintes neutres, avec lequel contrastait vivement l'agitation du rendez-vous de chasse. Les chevaux, au nombre de quarante peut-être, allaient et venaient sur place, s'ébrouant dans l'air frais, creusant le sol du sabot, mâchant leur mors avec impatience. La plupart des cavaliers portaient l'habit de drap rouge qui se détachait en taches claires sur le fond grisâtre ou doré. Ils étaient coiffés de la casquette ronde en velours, tandis que les femmes qui avaient droit aux couleurs de l'équipage arboraient, sur la tête, un petit tricorne noir à ganse d'argent, la taille prise dans un habit de drap rouge aussi. C'était le costume de Louise d'Albiac. Il lui seyait divinement. Cette souveraine élégance était une supériorité de plus sur la lourde rivale, engoncée dans l'étoffe gris sombre de son corsage. Celle-ci semblait plus disgracieuse encore sous son chapeau en forme de tricorne également, mais, tout noir, et qui élargissait sa face engraissée et plâtrée au point de la faire paraître laide, malgré la régularité des traits. Jules avait, naturellement, le bouton de cet équipage. Il évoquait, dans cet attirail d'un autre temps, l'image d'un des chasseurs que les peintures d'Oudry, celles du palais de Fontainebleau, par exemple, nous montrent en train de galoper à la suite du roi Louis XV, sous des arbres rouilles par l'automne, comme ceux-là. Il était véritablement le plus joli homme de ceux qui se pressaient au rendez-vous, vêtus comme lui. Le plaisir de la chasse était, pour ce descendant des Maligny, des Nadailles et des palatins de la maison des Lodzia, un goût si nativement héréditaire, si mêlé aux globules les plus intimes de son sang, qu'à cette minute il en oubliait son autre goût: celui de la séduction. Un demi-sourire s'était bien comme estompé sous le voile châtain de sa moustache, quand il avait vu arriver miss Campbell et John Corbin; puis, il avait repris, sans prêter plus d'attention à la nouvelle venue qu'à ses deux autres partners au jeu de l'amour-fantaisie, son dialogue avec un des piqueux. Il l'interrogeait sur le pronostic de la chasse. Leurs voisins entendaient passer, dans leur conversation, ces termes spéciaux qui sont le schibboleth de ce seigneurial divertissement. Rien n'a changé de ce vocabulaire, depuis que Jacques du Fouilloux, «escuyer seigneur du dict lieu pays de Gastine en Poitou», dédiait sa Vénerie «au Roy très chrestien Charles neufiesme de ce nom». Molière se moquait déjà, dans une scène célèbre des Fâcheux, de la vanité, d'ailleurs inoffensive, avec laquelle les initiés parlent de ce véritable idiome, qui compte, prétend-on, plus de trois cents mots pour la seule chasse au cerf. Le narrateur de ce récit s'excuse de ne pas rapporter par le menu les propos échangés entre le jeune homme et le vieux veneur, d'abord parce qu'ils étaient fort insignifiants, et, surtout, il serait assuré de commettre un de ces solécismes à faire se retourner dans leurs tombes les Salnove et les Verrier de La Conterie, les d'Youville et les Desgraviers, les classiques de cette littérature[1]. Il n'aurait qu'à parler du bois d'un cerf ou de sa peau, quand les profès dans la dévotion de saint Hubert disent massacre et nappe! Cependant, les chiens, encore attachés, se pressaient les uns contre les autres. Ils palpitaient, ils hurlaient d'attente, après le moment où ils seraient enfin déhardés. Des curieux et des curieuses étaient descendus des voitures, rangées au long de la route. Piétons et cavaliers causaient gaiement, tandis que le prince de La Tour-Enguerrand, pénétré de son importance, allait et venait sur un magnifique irlandais de couleur pie. C'était une de ses excentricités, à cet arbitre de la mode. Il ne montait que des bêtes de cette fantastique robe.—C'était aussi un de ses snobismes. Les bourgeois et les parvenus ne sont pas les seules victimes de ce ridicule. On peut être aussi bien né qu'un Bourbon et ne pas en être exempt, lorsqu'on pense trop à sa maison. La Tour-Enguerrand ne manquait jamais l'occasion de rappeler le motif de ce choix, comme il le fit à Mme Tournade, qui admirait sa bête:
—«C'est une drôle de couleur, n'est-ce pas?... Elle est de tradition dans notre famille, depuis que le maréchal de Turenne, qui ne montait que des juments pie, a donné une de ses bêtes à mon arrière-arrière-arrière-grand-père... Demandez à miss Campbell la peine que son père a eue pour me trouver ce cheval-ci...»
L'aimable maître d'équipage, que son mariage avec la fille du richissime Firmin Nortier[2] n'a empêché, jusqu'ici, ni de corser son budget à coups d'expédients, ni de conter fleurette à toutes les jolies personnes, en fut pour les frais de son sourire et de son salut. Hilda ne parut pas même l'avoir entendu. Il fallut que Corbin, qui ne l'avait pas quittée, répondît pour elle dans le français et avec l'accent que l'on devine:
—«Beau cheval, c'est vrai... Acheté à Dublin au horse show... Très brillant... Du fond... Prend une haie de six pieds...»
Puis, tout bas, en anglais, cette fois:
—«Je vous en supplie, Hilda. Contrôlez-vous... Ne vous donnez pas en spectacle...» Débile traduction du dicton énergique: Don't make a fool of yourself, «ne faites pas une folle de vous-même», par la brutalité duquel le cousin, si soumis, trahissait l'excès de son inquiétude.
—«Vous avez raison,» répondit Hilda à mi-voix et dans la même langue. Elle avait eu le tressaillement d'une personne abîmée dans une hallucination et qu'un rappel soudain réveille à la conscience des choses qui l'entourent. Ce n'était plus Maligny qu'elle regardait ainsi avec des yeux comme hypnotisés. C'était Mlle d'Albiac, qui, visiblement, de son côté, avait remarqué ce regard. Elle s'était penchée sur le garrot de son cheval pour parler à un cavalier d'un certain âge, lequel avait mis pied à terre et desserrait la gourmette de la monture de la jeune fille, avec une privauté toute paternelle. Nul doute qu'elle ne lui eût demandé qui était cette nouvelle venue, dont l'observation trop attentive l'étonnait. Le cavalier qui n'était autre en effet que d'Albiac, avait, à son tour, interrogé son voisin. Tous deux avaient dévisagé Hilda. Le voisin avait dit un nom que le père avait répété à sa fille. Jusque-là, rien que de très naturel. Mais que signifiait le geste d'étonnement, aussitôt réprimé, que Louise ne put s'empêcher d'esquisser? Pourquoi commença-t-elle de tourner sans cesse, elle aussi, ses yeux dans la direction de miss Campbell, avec une curiosité à laquelle sa bonne éducation ne lui permettait pas de céder? Et elle y cédait, cependant. Pourquoi?... Mais pourquoi les yeux de Mme Tournade allaient-ils de l'une à l'autre des deux jeunes filles, épiant, sur leur visage, les émotions infligées à chacune par la présence de l'autre?
Elle ne cessait de les étudier que pour regarder Jules. Il continuait, lui, à causer avec le piqueux,—de son même air heureux de jeune seigneur insouciant, qui se sent un bon cheval entre les genoux, l'allégresse de ses vingt-cinq ans dans tous ses muscles, et qui n'attend que le signal du découplement des chiens pour plonger dans la forêt, avec délices, à la poursuite du cerf que la meute aura fait débucher. La femme de plus de quarante ans aurait dû trouver, dans cette indifférence apparente du jeune homme à l'égard de Louise et de Hilda, une occasion de se réjouir. Puisqu'elle rêvait d'en faire son mari, n'était-ce pas une preuve qu'il n'avait pas de bien vifs sentiments à lui sacrifier? Mais comment ne pas constater qu'il ne semblait pas moins indifférent pour elle?... Etait-ce l'irritation de cette froideur? Etait-ce le secret remords de quelque action indélicate à laquelle la jalousie l'avait entraînée, et dont rougissait son fonds de probité bourgeoise? Etait-ce cette jalousie même? Les silhouettes de ses deux rivales, si fines, si élégantes, lui démontraient trop bien que, dans une lutte avec elles, son argent seul pouvait la faire triompher... Etait-ce encore une appréhension de cette chasse, sur un cheval qu'elle connaissait à peine?... Ou bien y avait-il un peu de ces divers motifs dans son énervement? Toujours est-il que sa voix se fit presque impérieuse et qu'une brusquerie passa dans son geste pour dire à Hilda, en la touchant au bras du pommeau de sa cravache:
—«Quand allons-nous nous mettre en selle, mademoiselle? A quoi pensez-vous?... Veuillez vérifier si les sangles sont solides et si la bête est bien embouchée... Et vite...»
Ces paroles avaient été prononcées assez haut pour que Jules pût distinguer chaque syllabe, s'il avait tendu l'oreille du côté où se tenait sa pauvre fiancée d'un jour, livrée en proie aux brutalités d'une mesquine vengeance. Les mots en étaient bien secs. Le ton était pire. Il signifiait: «Vous n'êtes qu'une salariée, ma petite. C'est moi qui paie et vous allez me servir...» La fière jeune fille, et que ses jolies manières réservées faisaient toujours traiter sur un pied d'égalité, eut un nouveau frisson, mais de révolte. Ses yeux dardèrent, sur l'arrogante richarde, un regard dont l'autre sentit bien le muet reproche. Mais dans quel cœur de femme—et d'homme—la jalousie a-t-elle jamais été une conseillère de pitié ou seulement de justice? Une vilaine joie d'avoir fait mal à l'une, du moins, de ses deux rivales, poussa Mme Tournade à répéter:
—«Vous m'entendez, mademoiselle?...»
—«Je suis prête, madame,» répondit Hilda, avec un visible effort. Elle ne voulait pas «accuser le coup,» comme on dit, dans la langue des gens de sport,—olla podrida, faite de mots empruntés à toutes les espèces d'exercices.—Elle interpella Corbin, qui maniait, lui aussi, sa cravache, et combien nerveusement! Avec quel plaisir il se fût servi de cet instrument de correction, en dépit du célèbre proverbe qu'il ne faut pas frapper une femme, même avec une fleur, pour ajouter une scène à la comédie de son grand compatriote: The Taming of the Shrew[3],—«le Domptement de la Mégère».—Mais de même que, tout à l'heure, son appel à sa cousine avait rendu à celle-ci le sang-froid perdu, cette phrase de Hilda: «Voulez-vous mettre madame en selle, Jack?...» lui rendit son sang-froid à lui. Quand la veuve s'enleva de terre sur les mains unies de l'écuyer, elle ne put pas se douter quelle sauvage envie démangeait ces rudes paumes, où posait la semelle de la fine botte vernie qui boudinait son pied court. Ah! s'il avait pu l'empoigner durement, la jeter à genoux devant cette «salariée», pour qu'elle demandât pardon!... Au lieu de cela, il achevait de rendre à l'insolente les menus services que comportait son métier, avec autant de soin que s'il se fût agi de sa cousine elle-même. Il lui tirait soigneusement la jupe de son amazone. Il lui rajustait son étrivière à une plus exacte mesure. Il lui tendait la rêne de filet, puis celle de mors, promenait quelques minutes le cheval pour qu'il ne s'énervât point, et il laissait Dick mettre en selle la pauvre Hilda. On ne va pas plus loin dans la conscience professionnelle, cette vertu si répandue en Angleterre qu'elle est presque le trait le plus national. Il explique, mieux que toutes les théories de haute politique, l'histoire des triomphes de ce pays, qui, du petit au grand, ne connaît pas l'«à peu près»... Mais, déjà, les valets de limiers étaient revenus. Le prince de La Tour-Enguerrand avait donné le signal de découpler. La meute s'était élancée. Les chevaux partaient à la suite. Les voitures s'ébranlaient. Les trompes commençaient de retentir, emplissant la forêt, par intervalles, de ces airs qui sont un langage, eux aussi. Toute la grâce de la vieille France, toute son élégance légère y vibre encore. Quelle différence avec le brutal cornet à bouquin des Anglais et le grand huchet des Allemands! Le «Lancé», la «Vue», le «Bien allé», le «Volcel' est», le «Débuché», allaient, tour à tour, rallier les chasseurs égarés dans les avenues, les sentiers et les clairières. Mme Tournade et Hilda Campbell s'étaient mises en route au trot modéré de leurs montures, sur ce mot de la jeune Anglaise, non moins consciencieusement professionnelle que son cousin:
—«Nos chevaux seront plus sages, madame, si nous ne les poussons pas tout de suite.»
Corbin, qui ne voulait ni quitter sa cousine, ni pourtant avoir l'air de la surveiller, suivait par derrière, mêlé à un groupe d'autres maquignons de sa connaissance, venus, comme lui, présenter des chevaux. Il était monté sur le Norfolk, lequel avait grand besoin, comme avait dit Bob Campbell, d'être habitué aux trompes et aux chiens, car, depuis que le laisser-courre avait été donné, cet animal montrait une telle inquiétude, que même l'excellent cavalier qu'était John devait éployer tout son art pour le retenir. Le brave garçon ne pouvait donc avoir l'œil aussi constamment qu'il aurait voulu sur les faits et gestes de sa cousine. Mais il devinait son énervement, lui qui savait avec quelle tranquille maîtrise elle montait d'ordinaire, à sa manière crispée de se tenir, aux sursauts qu'elle imprimait à sa monture par des à-coups involontaires, à sa façon saccadée de pencher sa tête à droite et à gauche, en avant et en arrière... Qui épiait-elle avec cette évidente angoisse, sinon Louise d'Albiac et Jules de Maligny, lesquels, en ce moment, galopaient aussi, d'un tout petit galop de départ, dans la même route de forêt? Ils étaient, pourtant, séparés. Louise n'avait auprès d'elle, que son père. Maligny s'attardait à causer avec un de ses camarades, un autre fanatique de la chasse à courre, et ils échangeaient ensemble, tout en s'arrêtant de minute en minute, des phrases qu'un troisième cavalier, un petit coulissier faufilé là et qui montait un carcan de louage, déjà essoufflé, écoutait, bouche bée:
—«...Oui, le valet de limier l'a dit. Ce n'est pas une raison pour que le cerf soit seul. Le sol était sec ce matin, et, quand le sol est sec, le revoir est difficile.»
—«Allons donc! Lathuile se blouser, jamais!... Tiens, écoute ce bien allé. Comme les chiens ont empaumé la voie!...[4]»
—« ...Une brisée! Le cerf a passé par ici. Piquons un peu vers la gauche. La chasse est là...»
Louise d'Albiac, elle, paraissait aussi peu soucieuse que Hilda de savoir si l'infaillible Lathuile avait eu raison de faire rapport d'un dix-cors et d'affirmer que ce dix-cors était seul. «Mon chien et mes yeux ne m'ont jamais trompé...» avait-il répété doctement. Que l'animal fût, au contraire, une «troisième» et une «quatrième» tête, que ses «fumées» fussent en «bousard», en «plateau», en «torches», qu'il se «tardât» ou qu'il ait des «allures longues»[5], qu'importait aux deux jeunes filles?
Elles n'avaient, ni l'une ni l'autre, cette insouciance heureuse que le vieux du Fouilloux a si joliment rendue dans ses vers sur le Blason du Veneur:
Je suis veneur, qui me lève matin,
Prends ma bouteille et l'emplis de bon vin.
Beuvant deux coups en toute dilligence,
Pour cheminer en plus grande assurance
Mettant le traict au col de mon limier,
Pour aux forests le cerf aller chercher,
Et en questant aux cernes des gaignages,
Souvent entends des oiseaux les ramages...[6]
Il n'y avait pas de chants d'oiseaux dans les profondeurs fauves de la forêt touchée par l'automne. Elle en eût été toute pleine, comme au printemps, que leur gazouillis n'eût pas trouvé d'écho dans le cœur de ces deux enfants, si jolies toutes deux, si fines, si éloignées, semblait-il, et pour toujours, l'une de l'autre, par leur condition, et voici qu'un commun sentiment pour un même homme les rapprochait. Voici qu'elles éprouvaient, l'une pour l'autre, cet attrait de curiosité passionnée qu'une rivalité comme celle où elles étaient engagées provoque aussitôt. On a deviné, déjà, que la jeune fille du grand monde avait reçu un avertissement qui lui avait appris l'existence de la pauvre petite écuyère, et de quelle nature. La veille de cette chasse, un billet anonyme lui avait annoncé la présence probable, à Rambouillet, d'une personne à qui M. de Maligny s'intéressait particulièrement.—«Si vous vous imaginez qu'il vous aime, ma petite demoiselle,» disait cette lettre, «vous vous trompez. Il vous joue la comédie comme il la joue à cette fille, qui s'appelle miss Campbell, et dont le père est marchand de chevaux. Renseignez-vous, et vous en apprendrez long sur votre joli monsieur. A bon entendeur, salut.» Est-il nécessaire d'ajouter que la main qui avait tracé, en renversant son écriture, les caractères de cette coupable missive, était celle de l'ancien mannequin? Il y a un proverbe, dans le style énergique cher à du Fouilloux: «La caque sent toujours le hareng.» Mme Tournade n'avait pas eu de calcul précis en commettant cette très vilaine action. Elle avait cédé à l'impulsion de la jalousie, comme tout à l'heure, en donnant des ordres à Hilda sur un ton si impérieux, comme à présent, en la retenant auprès d'elle, de peur qu'elle n'allât du côté de Maligny. Elle avait observé, elle aussi, l'attention fiévreuse de Mlle d'Albiac. Ce signe que sa dénonciation avait mordu tendait toutes les forces de son être. Qu'allait-il résulter de cet éveil et de cette défiance? L'amoureuse trop âgée se le demandait en s'appliquant à pratiquer, dans sa manière de diriger son cheval, tous les préceptes que lui avait donnés le maître de manège chez qui elle avait fréquenté secrètement, cette semaine, afin de se remettre en selle. Pour répondre à cette question, il lui eût fallu connaître la délicatesse de ces deux exquises créatures, celle de Louise et celle de Hilda, si étrangement pareilles d'âme, à travers tant de différences. De même qu'elles étaient, l'une et l'autre, par leur sveltesse et leur énergie, leur goût du danger et leur pureté, des créatures de même type, deux représentantes de cette gracieuse et sauvage lignée des Artémis, deux Dianes,—habillées, chapeautées, bottées à la mode de 1902,—elles avaient, aussi, d'intimes et profondes analogies dans leur manière de sentir. J'ai déjà dit que cette mystérieuse et indéfinissable ressemblance avait été sinon l'excuse, au moins une atténuation de la coupable légèreté avec laquelle Maligny s'était occupé de Louise, si vite après s'être occupé de Hilda. Il avait cherché, deviné, goûté, dans les deux jeunes filles, un même charme et composé de mêmes éléments. Son inconstance avait été une de ces infidélités fidèles, le philtre le plus enivrant pour ces émotifs sans vraie tendresse, pour ces égoïstes tendres que sont les hommes de son espèce. Il ne se doutait pas lui-même du degré auquel descendait cette ressemblance, ni qu'à cet instant où elles le voyaient, l'une et l'autre, cavalcader devant elles, si élégant dans son habit rouge, si peu tourmenté du remords de sa triple intrigue, elles se prononçaient le même monologue, tout bas, presque dans les mêmes termes.
—«Que cette miss Campbell est jolie!» se disait Louise d'Albiac. «Est-il possible que cette infâme lettre m'ait rapporté la vérité?... Mais pourquoi me l'a-t-on écrite à moi?... J'aurais dû la montrer à mon père. Il est un homme, lui, il aurait pu savoir... Je la lui montrerai... Et si ce n'est pas vrai, pourtant? Si l'auteur de cette lettre a voulu seulement m'être pénible, m'indisposer contre M. de Maligny?... Alors, moi, je ferais ce tort à cette jeune fille d'appeler l'attention sur elle? Pour savoir, mon père devrait chercher. Il prononcerait son nom... Je ne dois pas... Mais qui a pu m'écrire cette lettre?... Si c'était cette Mme Tournade?... Quelle idée! Je ne croirai jamais qu'une dame ait commis une pareille vilenie... Pourtant, je me souviens, j'ai vu M. de Maligny bien empressé avec elle, durant notre voyage. Je sais qu'il dîne chez elle, qu'elle l'emmène au théâtre. On m'a raconté qu'il voulait l'épouser... L'épouser? Lui? Une femme si commune?... Dieu! qu'elle monte mal et qu'elle a l'air prétentieux!... Ce n'est pas une raison pour que je la suppose capable d'une infamie. Je ne dois pas non plus. Elle n'a pas plus écrit la lettre qu'il ne l'épousera... Non, non, non.. L'épouser? Comme je comprendrais plutôt qu'il épousât cette miss Campbell! Ce serait une mésalliance, mais si expliquée... Qu'elle est jolie, et fine, et lady, aussi lady que l'autre l'est peu! Si M. de Maligny lui faisait la cour, cependant, comme prétend la lettre?... Alors, pourquoi se serait-il occupé de moi?... Ce serait d'un trop malhonnête homme de mentir ainsi à des jeunes filles... Il n'a pas fait cela non plus. Il ne l'a pas fait... Non, non, non... Mais pourquoi cette miss Campbell me regarde-t-elle, aussitôt qu'elle croit que je ne la regarde pas! Et quand ce n'est pas moi qu'elle regarde, c'est M. de Maligny... Pourquoi?... Elle le connaît, c'est certain. Car il l'a saluée, de loin, quand elle est arrivée, je l'ai bien remarqué... De loin? Pourquoi encore? Mais, s'il lui fait la cour et qu'il veuille me le cacher, c'est tout naturel... Alors, la lettre dirait vrai?... Non, non. Et toujours non... Un instinct m'avertirait. Je serais jalouse. Je l'ai tant été de cette Mme Tournade, sur le bateau et depuis!... Avec cette miss Campbell, c'est le contraire. J'ai éprouvé pour elle, au premier regard, une sympathie. Je l'éprouve maintenant, à cette minute même. Je sens qu'elle ne m'est pas une ennemie... Sa façon de porter la tête, son regard, son expression, tout me plaît d'elle, autant que tout me déplaît de l'autre... C'est un fait qu'elle est charmante... Elle m'a encore regardée. Mais pourquoi? C'est elle, peut-être, qui aime M. de Maligny... Ce serait si naturel... Ah! Qui donc a pu m'écrire cette lettre?...»
—«Que cette Mlle d'Albiac est jolie!...» se disait Hilda. «Est-il possible que Jules hésite entre elle et cette affreuse Mme Tournade?...» Et son mépris d'experte écuyère venant à l'aide de ses rancunes de femme: «Il n'y a qu'à les regarder monter à cheval toutes deux... Quel paquet, celle-ci! Et Mlle d'Albiac, quelle grâce!... J'aurais tant cru que je serais jalouse d'elle, quand je la connaîtrais, comme de l'autre... Comme c'est drôle! Cette jalousie, je ne l'éprouve pas, mais pas du tout... Comme elle porte la tête, avec tant de fierté et d'élégance! Comme elle regarde, avec quels yeux, si fins et qui doivent pouvoir être si tendres, qui sont si sincères!... Oui. Voilà le trait dominant de sa physionomie: la loyauté, la sincérité... Ah! si c'était pour elle que Jules m'avait oubliée, pour elle seule, je souffrirais bien, mais je n'en voudrais ni à lui, ni à elle. J'en suis sûre. Je le sens... Ce serait si naturel, qu'il l'aimât!... Mais, s'il l'aimait, est-ce qu'il se serait occupé de cette autre femme?... Et pourquoi?... Parce qu'elle est riche?...»
Hilda se répétait mentalement ces mots, où tenait un infini de désillusion.
—«Parce qu'elle est riche!... Non. Il n'aime pas plus Mlle d'Albiac qu'il ne m'a aimée. Mais quel homme est-ce, alors? Qu'a-t-il dans la conscience pour se jouer ainsi des cœurs sans aucun remords?... Moi, ce n'était rien. C'est trop naturel qu'il ne m'ait pas comprise... Une pauvre écuyère qui n'était pas de son monde! On lui avait mal parlé de moi. Je n'avais ni nom ni fortune. Il a pu ne pas savoir ce qu'il faisait. Et pourtant!... Mais elle, cette Mlle d'Albiac, c'est une fille noble. Elle est charmante. Elle l'aime. Et c'est la même chose!... Mais pourquoi me regarde-t-elle? Est-ce que Jules lui aurait parlé de moi, comme à l'autre? S'il lui a livré mon secret aussi, comme c'est mal!... Et que lui aura-t-il dit? Qu'aura-t-elle cru?... Dieu! Je voudrais tant avoir le droit d'aller à elle et de l'interroger?... Si elle pense du mal de moi à cause de ce qu'il lui a raconté, c'est trop injuste... Il est sûr, pourtant, qu'elle sait qui je suis. Son père a demandé mon nom et le lui a répété. De cela, je ne veux pas douter. Je l'ai vue, de mes yeux, qui se penchait vers lui. Je l'ai vu, lui, qui se retournait de mon côté et qui parlait à son voisin. Je l'ai vue, elle, qui changeait de visage quand son père lui a transmis la réponse... Suis-je folle de douter! Oui, Jules m'a vendue à elle... Oui. Elle me croit une aventurière... Elle doit penser que je suis venue pour les espionner, pour me venger... Est-ce qu'elle ne comprend pas, à me voir auprès de Mme Tournade, que je suis ici par ordre?... Mais non. Mlle d'Albiac était loin. Elle n'a pas entendu, quand cette femme m'a parlé comme je ne parlerais pas à une maid... Avec ce sourire et cette expression, elle ne peut pas ne pas être bonne, sî bonne! Elle m'aurait plainte d'avoir été traitée de la sorte... Ah! qu'elle me plaindrait, si elle savait! Qu'elle me plaindrait!...»
Ainsi s'accomplissait, sans qu'elles le voulussent, dans ces deux âmes, faites pour se comprendre, dès que le hasard les aurait mises en présence, un de ces phénomènes de sympathie à distance, entre personnes étrangères, qui semblent tenir du miracle. Il faut renoncer à expliquer ce jeu des âmes les unes sur les autres par les lois connues de l'esprit. Mais les savants expliquent-ils davantage ces cas de télépathie ou de lecture de pensées, indiscutables pourtant, et qui offrent une analogie singulière avec le principe, tout physique, des vases communicants? On dirait vraiment qu'entre certains êtres un courant psychique s'établit à de certaines heures, qui met leurs pensées à un même niveau, si l'on peut dire, ou, pour prendre une image d'un ordre différent et plus exact, à un même diapason. Peut-être, doutant l'une et l'autre de celui qu'elles aimaient, Louise d'Albiac et Hilda Campbell étaient-elles plus disposées encore à subir ce magnétisme, cette contagion réciproque de mélancolie et de pitié. Chacune des deux se plaignait elle-même en plaignant l'autre. Chacune aussi, en préférant l'autre à Mme Tournade, se préférait un peu elle-même... Mais, si amoureuse et si rêveuse que soit une jeune fille, il ne faut pas qu'elle suive une chasse à courre quand elle veut s'abandonner tout entière à cette langueur éparse dans les horizons vaporeux d'une forêt d'automne. La brise qui détache les branches et suspend un instant en l'air la pluie des feuilles d'or caresse les fronts songeurs avec une douceur presque défaillante. Puis, cette brise se fait soudain vive et allègre, et voici qu'elle emplit, malgré tout, les poumons d'une fièvre d'agir quand la trompe sonne sur un ton de quête, et que le vent apporte un de ces appels dont les paroles légendaires expriment toute l'ardeur: «Au retour, valets, au retour! Il est là, mes beaux chéris! Il est là! Oh! oh! au retour...» Ou encore: «Au retour, valets! Hourvari, mes beaux! Ha! Ha! Au retour, au retour! Hourvari!»[7]. Et puis, encore, les détours de la poursuite amènent le cerf et la meute à quelques pas... Adieu, alors, les monologues intérieurs et les nostalgies! La chasse est la plus forte. Artémis est, pour un moment, victorieuse d'Eros... A une minute, et comme si la baguette d'une invisible fée s'était levée sur la forêt, cette magie de métamorphose agit sur les deux jeunes filles... Un «Bien allé» nouveau avait retenti, tout près. Du coup, d'instinct, le cheval de Mme Tournade et celui de Hilda s'étaient arrêtés, par imitation du cheval de Jules, que celui-ci avait retenu. Louise et son père s'étaient arrêtés aussi et la voix du jeune homme se fit entendre dans le silence de tous:
—«Ne bougez pas, Hector,» criait-il à son compagnon. «Les chiens se rapprochent... Le cerf va passer là, nous le verrons sauter... Tenez, l'apercevez-vous qui sort sur la route? Il est blond, moyen de corsage...»
—«Sa tête est belle,» répondit Hector, d'un ton comique de connaisseur, «mais un peu grêle.»
—«Tous les cerfs de cette forêt ont la tête grêle... Mais voici les chiens... En avant!... Voulez-vous?» Et, se tournant vers Louise et son père, le joyeux garçon ajouta: «D'Albiac, venez-vous, et vous, mademoiselle Louise?... Taïaut! Taïaut!...»
Il avait mis, en jetant ces dernières syllabes, sa monture au galop. Mlle d'Albiac en avait fait autant, son père de même. En quelques foulées, ils avaient rejoint Maligny et son ami. Déjà, les croupes de leurs quatre chevaux disparaissaient dans une allée transversale, tandis que Mme Tournade disait à Hilda:
—«Suivons-les, mademoiselle, je veux que nous les suivions...» C'était la femme jalouse qui parlait. Et, aussitôt: «Ne me quittez pas, surtout...» Cette fois, c'était la quadragénaire, peu habituée à pousser une bête dans son train. «Croyez-vous que nous les rattraperons?... Où sont-ils?...» C'était, de nouveau, la femme jalouse. La peureuse ne devait pas tarder à reparaître: «Je ne tiens plus ma bête. Elle me casse les bras... Mademoiselle!... Mademoiselle!...»
Cette interpellation, jetée maintenant d'une voix suppliante, était trop justifiée par l'allure que les deux chevaux, celui de l'amoureuse mûre et celui de sa jeune accompagnatrice, avaient continué de prendre. Au moment où elles arrivaient, à leur tour, vers l'orée de la grande allée transversale, elles avaient, en effet, constaté que le groupe formé par Maligny, Louise d'Albiac et son père s'était évanoui. Par où? Ce n'était pas un chemin, c'étaient six que les chasseurs avaient pu prendre. Ces premiers cinquante mètres d'avenue servaient d'amorce à plusieurs routes, sur lesquelles s'en embranchaient d'autres. Jules et sa troupe avaient dû tourner par une de ces sentes. Laquelle? Ils avaient pris, ensuite, un des six embranchements. Lequel? Hilda Campbell avait tendu l'oreille. Un son de trompe lui était arrivé.
—«La Vue...» dit-elle simplement. D'un petit appel de langue, elle excita son cheval, en le lançant dans la direction où elle croyait avoir le plus de chances de rejoindre les autres. La bête était partie de toute sa vitesse. La monture de Mme Tournade avait suivi. C'est alors que la pauvre femme avait commencé d'avoir peur, et, impuissante à empêcher que son cheval ne galopât tête à tête avec l'autre, poussé ce cri, puis supplié que la hardie écuyère ralentît son train. Miss Campbell l'avait regardée. Elle avait reconnu que la poltronne se tenait bien, malgré sa terreur, et ne courait aucun danger. Le terrain était très bon, les bêtes très sûres. Hilda n'avait pas tenu compte de cette imploration de l'apprentie cavalière. La sympathie subite éprouvée pour Mlle d'Albiac n'empêchait pas qu'elle n'aimât Jules et qu'un sursaut de jalousie ne lui eût étreint le cœur à voir sa rivale—la seule vraie—s'éloigner, botte à botte, avec le jeune homme. Sa douceur native n'empêchait pas, non plus, qu'elle ne gardât rancune à la veuve pour ses insolences de leur première rencontre et celles de la matinée. L'occasion s'offrait, trop tentante, d'exercer une petite vengeance, et dans les données de ce métier auquel la parvenue l'avait rappelée si durement. Au lieu de retenir son cheval, elle lui rendit tout. Du talon, elle le touche au flanc. Un second appel de langue l'anime encore. Il redouble de vitesse. Son camarade d'écurie ne veut pas rester en arrière, malgré les efforts désespérés de celle qui le monte et qui n'a même plus de souffle pour supplier, comme tout à l'heure... Les taillis succèdent aux taillis, défilant devant les yeux de Mme Tournade, hypnotisée d'épouvante, avec l'instantanéité folle des paysages traversés en automobile. Les routes succèdent aux routes. Evidemment, Hilda s'était égarée... Aucune sonnerie de trompe. Aucun aboiement de chiens n'arrivait plus aux deux amazones emportées ainsi dans ce galop insensé. Derrière elle, si elle eût la force de se retourner, Mme Tournade n'aurait aperçu aucun cavalier. Elles étaient parties si vite que Corbin, occupé, au même moment, à se battre contre les rétivetés de sa bête, les avait vues disparaître comme elles-mêmes avaient vu disparaître Maligny. Arrivé, lui aussi, à l'orée de la grande avenue, il avait hésité, comme elles, cinq minutes auparavant, sur la direction à prendre. Il s'était engagé dans l'allée précisément opposée... Et les chevaux des deux femmes galopaient toujours. Le visage de la jeune Anglaise exprimait une si farouche résolution que sa victime en demeurait médusée. L'idée lui était soudain venue d'un guet-apens prémédité et que l'écuyère voulait sa mort. Cramponnée d'une main à la crinière, et la jambe crispée sur la fourche, elle attendait la chute inévitable avec une angoisse qui décomposait ses traits, en même temps qu'une sueur d'agonie inondait sa face: et, résultat inattendu, que Hilda n'avait certes pas prémédité, la plus comique transformation s'accomplissait en elle. La teinture de ses cheveux ruisselait en longues raies noires sur sa peau, où la céruse avait fondu. Les secousses de cette course enragée déplaçaient, avec son chapeau, le postiche qui couronnait son front. D'autres mèches s'éparpillaient hors de son chignon... Les chevaux galopaient toujours. Enfin, la malheureuse Mme Tournade jeta un nouveau cri,—de salut, cette fois. A l'extrémité d'une contre-allée, s'apercevait un groupe formé de quelques cavaliers et de plusieurs voitures. Au même instant, Hilda ralentissait le train de sa bête. Le cheval de la veuve imita son camarade dans le passage à une allure modérée, comme il l'avait imité dans son emportement, et c'est au petit trot que les deux femmes se dirigèrent vers ce rassemblement. Voici ce qui s'était passé: tandis qu'elles s'égaraient sur une fausse piste, le cerf, lui, égarait les chasseurs d'un autre côté. L'entrée en scène d'un second animal, emmenant derrière lui une partie de la meute, avait mis l'équipage en désarroi. Plusieurs d'entre les habits rouges s'étaient ralliés là, autour du prince de La Tour-Enguerrand. Ils s'occupaient à délibérer. Des voitures étaient venues les rejoindre, et, parmi elles, celle de Mme Tournade. Le gros Gaultier n'eut pas plus tôt reconnu la loque vivante qu'était, en ce moment, sa maîtresse, lamentablement balancée sur le dos de sa monture, maintenant calme, qu'il dit d'un air triomphal, à son compagnon de siège:
—«Regarde Madame. Tu vois l'état où l'a mise ce cheval. Je l'avais avertie qu'elle ne prenne rien chez ces brigands de Campbell.»
Cette phrase vengeresse, prononcée délibérément d'une voix très haute, visait John Corbin, qui se trouvait à deux pas de la voiture. Sur ce point, son aventure avait ressemblé à celle de sa cousine. Il avait galopé pour rejoindre, à tombeau ouvert, et, au terme de cette randonnée solitaire, aperçu, comme elle, le rassemblement à une extrémité d'allée. Il était accouru pour ne retrouver, des personnes qui l'intéressaient, que Maligny, d'Albiac et Mlle d'Albiac. De Hilda, nulle trace, ni de sa compagne. Tout d'un coup, il les avait vues qui débouchaient dans une avenue, sur leurs chevaux blancs d'écume. Ses yeux de sauvage, habitués à distinguer de très loin les moindres détails, avaient reconnu aussitôt, à vingt petits signes, qu'un événement extraordinaire avait dû se produire. Les bêtes s'étaient-elles emballées? Cette inquiétude toute professionnelle suffit pour qu'il ne relevât point le mot injurieux du cocher. Elle se changea en une anxiété d'un autre ordre, quand les deux femmes, s'étant rapprochées encore, il discerna l'expression de la physionomie de Mme Tournade. La plus violente indignation avait succédé à l'épouvante dans le cœur de la veuve, enfin rassurée. A son aspect de vieille beauté déconfite, plusieurs des assistants, dont Mlle d'Albiac, n'avaient pu retenir un sourire. La femme de quarante ans avait remarqué cette moquerie. Elle arrivait, atteinte dans tous ses orgueils, dans toutes ses prétentions, dans sa chair même, et ce qui mettait le comble à son humiliation, c'était le contraste entre le misérable état où cette équipée l'avait réduite et celui où l'écuyère se trouvait. Ce galop fou avait seulement avivé l'éclat du teint de Hilda, parée de toutes les grâces fières de sa jeunesse, et l'espièglerie de sa vengeance dissipa, une seconde, sa mélancolie. Aussi une rancune, exaltée jusqu'à la haine la plus féroce, frémissait-elle dans l'accent des premières paroles que prononça la femme offensée. Jules de Maligny, étonné, comme Corbin, de cette apparition, et toujours ménager, malgré ses insouciances et ses légèretés, du grand mariage possible, avait fait faire, à son cheval, quelques pas au-devant des deux survenantes. L'occasion de reprendre sa revanche s'offrait maintenant à Mme Tournade, et trop tentante. Elle regarda le jeune homme fixement, sans rien chercher à dissimuler de la colère qui l'étouffait. Elle affecta de ne pas répondre à son salut, et appelant son cocher:
—«Gaultier,» dit-elle, «venez m'aider à descendre de cheval.»
Lorsqu'elle eut mis enfin pied à terre, elle regarda de nouveau, avec cette même insolente fixité, Maligny, miss Campbell, miss Campbell et Maligny. Puis, appelant celui-ci à part, elle commença de lui parler tout bas et vivement. Et, comme il protestait d'un geste, elle dit, très haut, ne se possédant plus, les confondant, Hilda et Jules, dans un même outrageant éclat de rire:
—«Vous avez voulu vous moquer de moi, monsieur de Maligny, avec votre maîtresse... Vous n'en serez pas les bons marchands. Je saurai vous retrouver tous les deux, mademoiselle et vous... Gaultier,» continua-t-elle, «nous rentrons à Rambouillet... Et vite...»
[1] SALNOVE, auteur de la Vénerie royale (1665). VERRIER DE LA CONTERIE, auteur de la Vénerie normande (1763). D'YOUVILLE, inscrit dans l'Almanach de Versailles de 1789 sous le titre de Commandant de la Meute du Chevreuil, auteur d'un Traité de vénerie (1788). DESCRAVIERS, auteur du Parfait Chasseur (1810).
[2] Voir Un homme d'affaires.
[3] Titre de la pièce de Shakespeare, connue en France sous le nom de: la Mégère apprivoisée.
[4] Il empaume la voie, et moi je sonne et crie. (Les Fâcheux, II, 7.)
[5] Il faut lire, dans le Jacques du Fouilloux, les chapitres xxii et suivants sur le Jugement et Cognoissance du pied de cerf, des fumées, des portées, des alleures, pour goûter tout le pittoresque de ce charmant livre.
[6] «Cernes: terme de chasse, enceinte pour traquer le gibier.» (Littré.)—«Gaignages: on entend par gaignages, toutes les terres cultivées où les animaux vont, la nuit, chercher leur nourriture. (De Chaillou.)—Ronsard a dit:
Il savait par sus tout laisser courre et lancer.
Bien démesler d'un cerf les ruses et la feinte...
Les «gaignages», la nuict, le lict et le coucher...
[7] On trouvera toutes ces paroles et les airs adaptés dans le Nouveau Traité de chasses à courre et à tir, publié par MM. de Chaillou, de La Rue et de Cherville, dans l'Encyclopédie des chasses (Goin, éditeur).
Heureusement pour le bon renom de l'infortunée Hilda,—et, ajoutons-le, pour celui même de son insulteuse,—le moment de la chasse était trop critique. L'intérêt du parti à prendre absorbait l'attention des divers membres de l'équipage de Montarieu, réunis en conciliabule autour de La Tour-Enguerrand. La violente algarade de l'ancien mannequin ne fut donc remarquée par aucun d'eux. Il y avait, dans les voitures, une vingtaine de personnes, des Parisiennes pour la plupart, et des Parisiens, qui n'eussent pas manqué, si l'écho des paroles prononcées par la femme exaspérée leur fût arrivé, d'en aggraver encore le caractère, déjà si grave. Le jour même, et de par leurs soins, eût circulé, à travers les salons et les cercles, le «potin» le plus meurtrier. Ces personnes étaient toutes occupées à causer avec les cavaliers, en train de piaffer auprès des victorias et des landaus. On pense bien, pourtant, qu'à deux au moins des spectateurs et des spectatrices, cette petite scène n'avait pas échappé. L'un était John Corbin, l'autre était Louise d'Albiac. Le fidèle cousin se trouvait tout à côté de la veuve quand l'atroce injure avait été prononcée. Il en était demeuré comme paralysé d'horreur, sans qu'un mot, sans qu'un geste trahît son impression. Il sentait trop bien qu'une dispute, à cette seconde, avec une créature capable de pareils procédés, risquait d'aboutir au plus irréparable scandale. Mlle d'Albiac, elle, n'avait pas entendu tous les termes de la phrase proférée par Mme Tournade. Elle n'avait surpris—avec quel frémissement!—que les flétrissantes syllabes: maîtresse... Tout innocente qu'elle fût, elle n'avait plus sa mère. C'est dire que, vivant beaucoup dans la société des amis de son père, elle avait écouté trop de libres propos, pour être une ignorante. Elle avait vu, sous l'insulte, le visage de Hilda se décomposer, comme si elle allait s'évanouir, et Jules de Maligny ne rien trouver à répondre. Un nouvel incident redoubla aussitôt le mystère de l'énigme pour sa curiosité épouvantée. Mme Tournade était remontée dans sa voiture, partie au grand trot de ses deux chevaux, et Maligny s'était rapproché de Hilda. Ils avaient poussé leurs montures à quelque distance, visiblement, afin d'être hors de portée. Là, le jeune homme avait commencé de parler, en proie lui-même à une si vive colère qu'il avait à peine surveillé ses gestes et moins encore sa physionomie contractée, convulsée presque. La pauvre écuyère l'écoutait sans répondre. Elle était devenue, de si pâle, toute rouge, puis, de rouge, mortellement pâle. Louise d'Albiac avait pu observer que ses mains tremblaient au point de retenir malaisément ses rênes. Sur quoi, et comme La Tour-Enguerrand, abordé par un piqueur, venait de crier:
—«Le cerf est retrouvé, messieurs... Lathuile nous attend... Il a fait rallier au gros de la meute... Ecoutez...» La trompe avait sonné l'air célèbre: «Il va là-haut!... Rallie là-haut! rallie là-haut!...» Et, en un clin d'œil, tous les cavaliers étaient repartis. Jules de Maligny, quittant Hilda brusquement, s'était mêlé à la troupe de ceux qui galopaient à la suite du prince. Il avait plongé dans la forêt, sans se retourner, cette fois, pour appeler d'Albiac et sa fille, trop évidemment préoccupé du désir d'échapper à une nouvelle explication avec son interlocutrice. Le tout avait été si rapide, que Louise aurait cru avoir rêvé. Mais non. Sa rivale était toujours là, immobile, les yeux fichés en terre, véritable image du désespoir. A côté d'elle, se tenait, non moins immobile, l'étrange figure du cousin. Mlle d'Albiac en avait été trop frappée déjà pour ne pas avoir demandé qui était ce phénomène au profil tout ensemble falot et tragique, avec son nez infini et son énorme balafre en bourrelet sous la visière de sa casquette. Et une troisième conversation s'était engagée, qu'elle n'avait pas plus entendue que les deux autres et qu'elle avait suivie de loin avec le même intérêt passionné.
—«Que vous a-t-il dit, Hilda?», avait interrogé Corbin en anglais. «Vous a-t-il demandé pardon de l'infamie qu'il a suggérée à cette abominable Mme Tournade?»
—«Ne croyez pas cela, John, avait répondu Hilda. «Il n'est coupable de rien. Il ne lui a rien suggéré. C'est moi, entendez-vous, c'est moi qui ai tout mérité.»
—«Vous?», interrompit Corbin. «Est-ce votre faute si cette hideuse Jézabel—que vous aviez raison, de l'appeler ainsi!—a voulu monter un cheval trop bon pour elle, et si elle a eu peur?...»
—«Je n'avais pas le droit de faire ce que j'ai fait!...» répondit Hilda. «Si mon père s'en doutait, jamais il ne me le pardonnerait, et vous-même, quand vous le saurez... Cette femme m'avait parlé si durement! J'étiais si jalouse de l'avoir vu, lui, parler avec Mlle d'Albiac!... J'ai poussé mon cheval pour le rejoindre, d'abord, puis quand j'ai vu qu'elle avait peur, j'ai poussé le sien aussi. Nous sommes parties à fond de train, malgré ses cris... Je l'ai fait galoper ainsi, je ne sais plus combien de temps. Je n'ai pas cru qu'il y eût danger, mais elle l'a cru... Alors, elle a pensé que j'avais voulu me débarrasser d'elle, la faire se blesser, se tuer peut-être, parce que j'aimais M. de Maligny. Elle ne pouvait pas ne pas le croire... Elle le lui a dit, et puis elle nous a insultés grossièment, brutalement. Elle était justifiée de m'accuser et lui justifié de me parler comme il vient de me parler... J'étais coupable. Je n'ai rien trouvé à répondre.»
—«Il a osé vous adresser des reproches?» dit John, avec un ton de révolte passionné. Et il insista: «Des reproches? A vous? Lui? Lui?... Vous, coupable? Vous?... Vous?... Ah!...»
—«Soyez juste, John...» répondit vivement Hilda. «Que vouliez-vous qu'il pensât?... On parle de son mariage avec Mme Tournade. Vous le savez bien, qu'on en parle. Vous-même, vous m'avez répété les propos de Mme Mosé et de M. de Candale. Lui aussi, il sait qu'on en parle. Il me voit me conduire comme tout à l'heure, que doit-il supposer? Que j'ai voulu lui faire manquer ce mariage. Il ne m'a pas dit autre chose... Il me méprise, et il a raison de me mépriser...»
—«Dominez-vous,» repartit le cousin, d'une voix basse et saccadée, cette fois... «Je vous en conjure... A tout prix, retenez vos larmes... On vient vers nous...»
Son rude et sombre visage s'était crispé davantage en prononçant ce nous, qui enveloppait une menace redoutable. En effet, les personnes qui s'approchaient du groupe formé par Corbin et miss Campbell n'étaient autres que Louise et son père. Mlle d'Albiac n'avait pas pu supporter plus longtemps l'agonie d'incertitude où la jetaient tant d'indices multipliés coup sur coup, depuis qu'elle avait reçu cette funeste lettre anonyme, glissée là, dans la petite poche de sa jaquette. Elle avait emporté l'infâme billet sur elle avec l'idée tour à tour de le montrer à son père—et à Maligny. On sait quel scrupule l'avait empêchée de parler à l'un. On devine quelle pudeur l'avait retenue vis-à-vis de l'autre. Elle touchait, par moment, l'enveloppe de sa main et la faisait craquer, comme pour se prouver de nouveau la réalité d'une dénonciation que les incidents de ce début de chasse corroboraient d'une manière cruellement significative. Quand elle eut vu Jules disparaître après ce double entretien, d'abord avec Mme Tournade, puis avec miss Campbell, et le cousin de celle-ci s'expliquer sur un ton si évidemment passionné, le besoin d'apprendre quelque chose de plus positif fut le plus fort.
—«Comment trouvez-vous le cheval que monte cette miss Campbell?» avait-elle demandé à son père.
—«C'est une très belle bête,» répondit d'Albiac. «Mais si on la traite souvent comme aujourd'hui, elle sera bientôt claquée.»
—«J'en aurais bien envie,» reprit Louise, «Ma jument commence à être fatiguée. Elle n'est guère amusante, au lieu que ce cheval-ci...»
—«Tu en aurais envie?» fit le père. «Hé bien! il faut d'abord savoir s'il est vendu ou non à cette Mme Tournade, qui n'en a pas paru très satisfaite, entre nous... Ce n'est pas une raison... Je vais le demander...»
Et d'Albiac avait poussé sa propre monture en avant, suivi de la jeune fille, toute troublée du succès immédiat de sa ruse. Qu'allait-elle dire à cette étrangère, vers laquelle sa jalousie lui faisait faire ainsi les premiers pas? Cette démarche, si ingénieusement suggérée, ne tromperait certes pas celle qui en était l'objet. Aussi, le cœur de Louise battait-il très fort sous son corsage, tandis qu'elle entendait son père, qui connaissait un peu John Corbin, demander à ce dernier qu'il voulût bien le présenter à miss Campbell. La jeune Anglaise, de son côté, restait à ce point saisie de cette intervention de sa rivale, qu'à peine trouva-t-elle le souffle pour répondre à la question de d'Albiac:
—«Mais oui, monsieur, ce cheval est à vendre, comme ces deux-ci...» Elle montrait le cheval de son cousin et celui de Mme Tournade, encore sellé et tenu en main par Dick. «Nous les avons amenés pour les présenter à une dame qui les a trouvés trop chauds...»
—«Il y a un moyen bien simple de savoir si le cheval me conviendrait, papa,» dit Louise d'Albiac. Sa voix n'était guère moins émue que celle de l'autre, tandis qu'elle énonçait cette nouvelle phrase dont le résultat devait être, inévitablement, un tête-à-tête avec cette inconnue, d'un milieu si différent du sien. Un tête-à-tête?... Et pour se dire quoi?... «Oui,» insista-t-elle, «Nous n'avons qu'à demander à mademoiselle et à monsieur de suivre quelques instants la chasse avec nous...»
John Corbin eut, sur les lèvres, une exclamation qu'il n'osa pas proférer, tant le regard de Hilda se fit impérieux pour lui ordonner le silence. Elle-même avait repris son sang-froid. Elle répondit, sans aucun tremblement dans son accent:
—«Nous vous accompagnerons, mon cousin et moi, avec le plus grand plaisir, mademoiselle... Dick, mettez une selle d'homme sur ce cheval-ci. Vous le monterez, Jack, M. et Mlle d'Albiac pourront se rendre compte, ainsi, de ce que font les deux bêtes à la trompe et aux chiens...»
Quelques minutes plus tard, les quatre chevaux partaient au petit galop dans la direction indiquée par les aboiements lointains de la meute. La ruse imaginée soudain par Louise d'Albiac, pour s'assurer un entretien d'un caractère si fantastiquement exceptionnel, avait réussi. L'événement qu'elle avait prévu se produisait, tout naturellement. Son père se tenait à quelques mètres en arrière avec Corbin, dont il étudiait la monture, tandis que les jeunes filles trottaient à côté l'une de l'autre. Elles se taisaient, également désireuses d'une explication, que toutes les deux sentaient si délicate, si difficile, presque impossible. Elles se regardaient à la dérobée. Chacun de ces regards augmentait la singulière et irrésistible fascination qui les avait attirées l'une vers l'autre, alors que leur rivalité auprès d'un même homme eût dû, semblait-il, s'exaspérer jusqu'à la haine, étant donnée, surtout, la diversité de leurs conditions. Mais non. Plus elles s'examinaient réciproquement, plus l'indéfinissable et profonde identité de leurs natures se révélait par un inexprimable attendrissement. Elles se trouvaient envahies et comme dominées par une instinctive confiance. Dans des circonstances si faites pour qu'elles se déplussent, elles se plaisaient l'une à l'autre, par toutes sortes de ces petits détails où s'alimentent, à une première rencontre, les aversions ou les sympathies innées. C'est un geste, c'est un tour de tête, c'est la ligne d'un sourire... Ce sont des riens, mais dans lesquels est empreint ce mystère de la personne, des divers principes de répulsion ou d'affection, le plus puissant, parce qu'il est le plus intime... Elles allaient, poussant à une allure égale leurs chevaux assagis par la course déjà fournie, et dont les sabots froissaient, dans un rythme doux, comme un tapis feutré de feuilles sèches et d'herbes jaunies. Elles avaient pris une des lisières de l'avenue pour avoir un peu d'ombre, le soleil, déjà haut dans le ciel, et dégagé des nuages du matin, remplissant, maintenant, la chaussée d'une plus dure lumière. Elles pouvaient, à quelques mètres derrière elles, entendre les voix indistinctes des deux cavaliers qui les suivaient. Le fidèle John avait interprété le regard de Hilda comme un ordre de ne pas troubler le tête-à-tête si évidemment cherché par Mlle d'Albiac. Il avait donc engagé le père dans une de ces discussions hippiques où les vrais amateurs de chevaux oublieraient que leur maison brûle et que l'on assassine leur femme. Une fanfare éclatait de temps à autre dans les profondeurs du bois, tantôt lointaine, puis plus rapprochée. Des voitures croisaient les deux jeunes filles, ou bien d'autres cavaliers et d'autres amazones, précipités dans la même direction... Encore dix autres minutes et les deux rivales auraient rejoint le reste de la chasse, et elles ne s'étaient rien dit. Ce fut Louise d'Albiac qui commença, brusquement:
—«Miss Campbell, je ne vous connais pas, et vous ne me connaissez pas... Il faut que je vous parle. Il le faut... Mais je veux de vous une promesse... Jurez-moi sur ce que vous avez de plus sacré au monde, sur votre mère, que jamais personne»—elle souligna ce mot—«ne saura rien de ce que je vous aurai dit...»
—«Je n'ai plus ma mère, mademoiselle,» répondit Hilda, avec une angoisse dans les prunelles. Qu'allait-elle devoir écouter qui achèverait, peut-être, de lui percer le cœur? Elle ajouta, pourtant: «Je vous le promets sur sa mémoire.»
—«Merci...» reprit Louise, sans oser regarder sa compagne, tant elle se rendait compte qu'elle osait une action énorme, et comme si elle éprouvait le besoin de s'en justifier, non seulement à ses propres yeux, mais à ceux de l'autre, elle continua: «J'ai pris un prétexte, tout à l'heure, pour avoir avec vous une explication, si en dehors de toutes les habitudes, si folle, qu'elle me fait peur... J'ai une excuse, cependant, du moins auprès de vous. Je crois qu'en provoquant cette explication, je vous rendrai un service... Hier,» acheva-t-elle en baissant la voix, «j'ai reçu une lettre anonyme sur vous, miss Campbell.»
—«Sur moi?» fit Hilda, «Une lettre anonyme? Ah!», gémit-elle, «c'est de cette abominable femme...»
Aucun nom propre n'avait échappé à ses belles lèvres frémissantes et, cependant, l'entretien allait se poursuivre comme si ces syllabes, détestables pour l'une et pour l'autre: «Madame Tournade», avaient été jetées distinctement aux échos de la forêt. A de certains moments, la vérité a comme une force impérative devant laquelle les plus sages prudences ploient et les plus simples convenances, toutes les timidités et tous les scrupules. Qu'une jeune fille du monde, comme Mlle d'Albiac, ne défendît pas à tout prix le secret le plus intime de son cœur contre la curiosité d'une autre jeune fille dont elle ne savait rien, sinon son excentrique métier et qu'elle avait peut-être un mystère coupable dans sa vie, cela tenait du prodige. Louise elle-même devait bien souvent se demander, plus tard, quelle suggestion, aussi impulsive que celle du somnambulisme, lui avait aussitôt arraché cette réponse, implicite aveu de la tragédie intérieure qui la bouleversait:
—«Moi aussi, j'ai pensé que c'était cette femme. Mais comment a-t-elle eu l'idée de l'écrire, si...» Elle allait ajouter: «S'il n'y a jamais rien eu entre cet homme et vous?...» Elle s'arrêta devant la brutalité d'une pareille phrase, et, avec une rougeur à ses joues, pareille à celle qui envahissait le visage de Hilda, elle dit: «Miss Campbell, je vous répète que je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez. Mais j'ai senti, quand je vous ai vue, que je ne pourrais pas croire de vous ce dont vous accusait cette lettre... Enfin, j'ai confiance en vous. J'ai un extrême intérêt,» insista-t-elle avec une énergie singulière, «à savoir qui est vraiment M. de Maligny. Si j'apprenais de lui ce que prétend cet affreux billet, qu'il est capable de faire la cour à plusieurs personnes à la fois, je cesserais de l'estimer, et, pour moi, ne plus estimer, c'est...» Elle s'arrêta encore. Puis, passionnément: «Si c'est Mme Tournade qui m'a écrit cette lettre, pourquoi l'a-t-elle fait? Elle veut épouser M. de Maligny, prétend-on. C'est donc vrai, et elle croit que vous avez le droit de l'en empêcher. Qu'y a-t-il de vrai dans ce qu'elle croit, et pourquoi le croit-elle?»
—«Je ne devrais peut-être pas vous repondre, mademoiselle,» dit Hilda en hochant de la tête avec l'orgueil un peu sauvage qui la rendait farouchement jolie. Toutes sortes de cordes avaient été touchées dans la jeune fille pauvre, et de modeste origine, par cet étrange appel de la jeune fille noble et riche. La loyale Anglaise avait été émue et reconnaissante de cette simple manière de s'adresser à sa loyauté. Ses compatriotes ont une expression: le fair play,—notre franc jeu, mais plus solennel,—qui définit tout le prix qu'ils attachent à cette sorte de procédé. Elle n'eût pas été de son pays, si elle n'eût pas été sensible à cette loyauté. D'autres phrases lui avaient percé le cœur. L'évidence des roueries de celui qu'elle avait mis si haut l'accablait. Elle ne l'en aimait pas moins. Elle voyait déjà, dans la réponse à donner à sa rivale, un moyen d'abord, de se disculper des reproches qu'il lui avait adressés tout à l'heure,—un moyen, surtout, de prouver cet amour à ce perfide et charmant Jules. Quoique ni son père ni sa mère ne fussent inscrits au livre du peerage et du baronetage, cette vivante histoire de l'admirable aristocratie britannique, elle était une patricienne, au plus haut degré, par la noblesse instinctive du cœur, ce que Henri Heine appelait: «la magnifique façon de sentir». Tout naturellement, pour les âmes de cette qualité, aimer c'est se sacrifier. Dès là minute où elle s'était rencontrée en face de Mlle d'Albiac, on s'en souvient, elle avait commencé de se dire: «Si seulement c'était elle qu'il m'eût préférée, elle seule!...» Dans cette intuition, à la fois lucide et inconsciente, le privilège des femmes vraiment prises, elle avait entrevu quelle influence bienfaisante pourrait avoir sur le jeune homme si faible, si incertain, un mariage avec une créature de cette finesse et de cette distinction... Et voici que le romanesque projet de la lui donner, puisqu'elle-même ne pouvait pas être à lui, s'ébauchait dans sa pensée. Voici qu'aussitôt conçu, ce projet s'exécutait sans qu'elle s'en rendît presque compte, dans un de ces élans de générosité spontanée devant lesquels il faut répéter le cri sublime et déchirant de Lear à sa Cordelia: «Sur de tels sacrifices, ma Cordelia,—les Dieux eux-mêmes jettent de l'encens.» Ne craignons pas d'évoquer, toujours et toujours, le grand poète d'outre-Manche à l'occasion d'une des plus exquises d'entre les fleurs poussées au vent des landes et des falaises de là-bas. Et elle disait:—«Je préfère vous avoir parlé, sans discuter si vous avez le droit de m'interroger. Oui, il existe entre M. de Maligny et moi, mademoiselle, un lien que vous ne saurez point par lui, que cette Mme Tournade n'a pas pu savoir... Il y a six mois, je ne le connaissais pas. J'étais seule à cheval, au Bois de Boulogne, dans une allée très déserte, le matin. J'étais descendue pour arranger ma selle dont la sangle se détachait. J'ai été attaquée par un homme armé qui m'aurait tuée. M. de Maligny passait. Il a sauvé ma vie au péril de la sienne. Vous verrez encore, à sa main droite, la cicatrice de la blessure qu'il s'est faite en saisissant la lame du couteau de ce brigand... Voilà l'histoire de nos rapports, mademoiselle, et c'est le secret de l'affection que je lui porte... J'ignorais, avant aujourd'hui, que cette affection eût été calomniée. Il paraît qu'elle l'a été. J'en suis d'autant plus peinée que M. de Maligny a été, avec moi, d'une réserve irréprochable... Nous sommes sortis souvent au Bois ensemble à cheval, comme cela m'arrive, d'ailleurs, sans cesse, avec les clients de mon père. Il s'est toujours montré aussi respectueux que les plus respectueux... Ces promenades, sans doute, auront été rapportées à Mme Tournade,—ou à quelqu'un d'autre. Car je répugne quand même, en y réfléchissant, à croire qu'une personne de sa condition ait pu, sur de tels indices, calomnier une jeune fille qui n'a au monde que son honneur...»
—«Je vous crois, miss Campbell,» répondit Louise d'Albiac. L'accent dont Hilda avait prononcé le mot «honneur» était si sincère, si émouvant qu'elle ne doutait plus. Pourtant, elle reprit, avec une nouvelle et visible hésitation: «Oui, je vous crois et je vous prie de m'excuser si je vous ai forcée de me parler... Mais je voudrais que vous me permettiez de vous poser une question encore...»
—«Toutes celles que vous voudrez, mademoiselle,» fit Hilda... «Si je ne peux pas répondre, je vous dirai que je ne peux pas répondre...»
—«Hé bien!» interrogea Louise, les paupières baissées sur les yeux, comme si elle avait honte de cette inquisition presque insultante maintenant, «s'il en est ainsi,—et remarquez que je suis sûre qu'il en est ainsi,—tout à l'heure, pourquoi vous êtes-vous disputée avec lui?...»
—«Je ne me suis pas disputée avec lui,» répondit Hilda. «M. de Maligny avait recommandé très gracieusement notre maison à Mme Tournade. Il a été fâché que j'aie amené à cette dame un cheval trop chaud pour elle. Il me l'a dit vivement, parce qu'elle venait elle-même de le lui reprocher vivement, comme s'il en était responsable... Sur le moment, j'ai été, moi aussi, un peu fâchée... J'avais tort et c'était lui qui avait raison. Notre métier est de contenter les clients, et, par conséquent, de leur procurer les chevaux qu'ils demandent, ou bien de les prévenir quand nous ne les avons pas... Il est vrai qu'avec mon cousin et moi cette bête est si sage... Vous allez en juger vous-même. Jack, voulez-vous venir?»
Elle s'était retournée pour interpeller ainsi l'écuyer qui, en quelques secondes et avec deux foulées de galop, fut auprès de sa cousine.
—«Mlle d'Albiac désire voir de plus près le cheval, Jack,» dit-elle. «Le mieux serait que vous fissiez quelques pas ensemble...»
La volonté exprimée par cette petite phrase était trop formelle pour que Mlle d'Albiac s'y méprît. Hilda désirait que leur explication en demeurât là. Elle mettait, entre elles deux, un témoin, dont la présence rendait toute nouvelle question impossible. La délicate écuyère n'avait plus affaire à une Mme Tournade, à une parvenue, d'une sensibilité aussi pauvre que l'étoffe de ses robes était riche. Le cœur de Louise était vraiment celui d'une demoiselle, comme nos pères disaient si joliment encore, il y a cent cinquante ans[1]. Pour rien au monde, elle n'aurait accepté de demeurer, avec une rivale, en reste de délicatesse. Elle dit, à voix très haute, un: «Je vous remercie, miss Campbell,» auquel un regard d'une infinie douceur donnait sa vraie signification; et elle commença d'aller en avant avec Corbin, tandis que Hilda galopait avec d'Albiac,—interversion de rôles qui ne dura guère. Un groupe de chasseurs apparaissait dans l'avenue. Avec quel battement de cœur les deux jeunes filles reconnurent aussitôt, parmi ces arrivants, la silhouette de leur commun ami! Elles auraient pu dire: de leur commun bourreau. Mais celle qui eût été la plus justifiée de flétrir la féroce frivolité de Jules venait de le défendre si tendrement contre la plus méritée des accusations, et l'autre de croire si complètement, si complaisamment, à cet éloge. Si la magnanime Hilda eût gardé un doute sur le succès de son héroïque mensonge, elle l'aurait perdu, rien qu'à voir de quelle physionomie, transfigurée par le témoignage de sa rivale, Mlle d'Albiac abordait Maligny. Il avait, au contraire, lui, dans les prunelles, un regard de défiance, qui fut, pour la pauvre petite Anglaise, l'affront suprême. Sa première idée, en constatant que les d'Albiac avaient fait sa connaissance, à elle et à Corbin, était donc un soupçon! Il allait faire pire. Lui aussi, un coup d'œil lui suffit pour se rendre compte des sentiments avec lesquels Louise s'avançait de son côté. Ils commencèrent de causer. Elle était trop délicate pour lui raconter la confidence faite par Hilda. Mais tout son être trahissait une admiration dont, si fin qu'il fût, il ne discerna pas la cause. Il l'attribua, le fat, à la joie d'avoir vu Mme Tournade partir et très ridiculement. Deux ou trois interrogations prudentes lui firent croire que Hilda n'avait pas osé parler de lui. Il jugea qu'il avait eu raison de la traiter ainsi qu'il avait fait. Elle se tenait, du reste, à l'écart, comme honteuse et intimidée. Elle avait retenu sa bête et dit à Corbin de rester auprès d'elle. Pour se donner une contenance, peut-être pour empêcher le brave garçon de toucher à sa blessure, elle s'était mise à l'interroger sur le cheval qu'il montait et qui avait été celui de Mme Tournade. Quelles autres questions à poser, avec ce qu'elle avait dans le cœur, que celles-ci: «A-t-il eu beaucoup de bouche?... Ne se désunit-il pas, sitôt qu'on le pousse?... Il change trop souvent de pied en galopant?...» Et quelles réponses à faire pour le pauvre Corbin, qui lisait distinctement, dans les yeux de la jeune fille, la folie d'une passion exaltée jusqu'à la fièvre du martyre? Qui l'eût entendu donner, en termes techniques, les renseignements demandés, ne se fût jamais douté que, lui aussi l'amoureux non pas même dédaigné, mais insoupçonné, mais ignoré, était possédé par un même délire de la jalousie et du sacrifice. L'émotion dont il voyait de nouveau Hilda soulevée par la présence de Maligny, après le brutal procédé de celui-ci, révoltait son cœur. Il était, d'autre part, mortellement inquiet de l'entretien que sa cousine venait d'avoir avec Mlle d'Albiac. Il en devinait la gravité à son trouble, et il appréhendait, avec une angoisse qui allait jusqu'à la terreur, l'issue de cette journée de chasse, dont la fin pouvait être encore si éloignée. Il aurait voulu implorer la malheureuse enfant, insister derechef pour qu'elle rentre à Rambouillet, puis à Paris. Lui non plus n'osait pas. Elle, cependant, frémissante, la pourpre aux joues, la figure crispée, continuait, tout en parlant, à épier, malgré elle, la conversation engagée à cette même minute, entre Louise et son ancien fiancé. Le perspicace Maligny reconnaissait bien ce trouble. Il en concluait que ses duretés de tout à l'heure avaient maté miss Campbell. Une expression de défi triomphant passait maintenant dans ses prunelles. Il semblait dire, cet insolent regard, il disait: «Croyez-vous que je n'aie pas lu dans votre jeu?... Vous aviez réussi à me brouiller avec Mme Tournade. Cela ne vous a pas suffi. Vous vous êtes arrangée pour faire la connaissance de Mlle d'Albiac. Et puis, vous avez eu peur. Vous vous êtes tue, très sagement. Avec celle-ci, vous perdriez votre temps.» Oui, c'était la signification de ces yeux moqueurs, de cet ironique demi-sourire, de ce hochement de tête. Et, pour que la méconnue n'en pût douter, l'impudent trouva le moyen de lui répéter tout haut, en propres termes, ce qu'elle avait si distinctement déchiffré sur sa physionomie. Tous les félins sont cruels, à un moment donné, par un instinct aussi profond en eux que le désir de plaire, et qui tient à la nature de leur sensibilité, trop nerveuse. Qui ne sait les incohérences déconcertantes des émotifs de cet ordre, et comme la répulsion et le désir, la sécheresse et la tendresse, alternent dans les organismes dominés par les nerfs, avec un illogisme qui dénonce le déséquilibre caché? Dans cet instant, Jules haïssait Hilda. Il n'aurait pas pu expliquer pourquoi. Lui en voulait-il des torts immenses qu'il avait vis-à-vis d'elle, dans ce domaine des rapports d'âmes, qui a son code d'honneur gravé au vif de nos consciences? Quoiqu'il n'en convînt pas vis-à-vis de lui-même, il y avait tant manqué! Lui gardait-il rancune des injurieux soupçons formés contre elle, la semaine précédente, et auxquels il croyait tantôt et tantôt ne croyait pas, avec un arrière-fond d'incertitude? De pareils doutes jettent ceux qui les subissent dans des malaises voisins de l'irritation. Devinait-il, par une de ces intuitions comme en ont les séducteurs-nés, que chacun des coups portés par lui à ce cœur de jeune fille la lui attachait davantage, et cédait-il simplement à l'horrible goût de se faire aimer? Qui pénétrera le mystère de cette alchimie intérieure où s'élaborent nos mauvaises actions? Il aurait dû, constatant que Hilda n'avait pas cherché à lui nuire dans l'esprit de Louise d'Albiac, lui épargner, du moins, d'autres outrages et, à tout le moins, l'éviter. Une impulsion dont la seule excuse fut son inconscience, le fit, au contraire, chercher à se rapprocher d'elle. La Tour-Enguerrand s'arrêtait de nouveau, et les chasseurs avec lui. Tout d'un coup, Jules tressaillit. Mlle d'Albiac venait de lui dire timidement:
—«Vous savez que miss Campbell est peinée que vous l'ayez rendue responsable de la maladresse de Mme Tournade à cheval...»
—«Ah!» demanda-t-il, «elle s'est plainte à vous?»
—«Non,» répondit vivement la jeune fille, «mais je l'ai compris... Elle n'y est, cependant, pour rien. Le cheval est excellent, et la preuve, papa va sans doute, me l'acheter...»
—«Vous croyez vraiment qu'elle est peinée?» insista-t-il.
—«Oui,» fit-elle, «allez lui parler... Vous le lui devez...»
—«J'y vais,» répondit-il. Et, faisant exécuter un demi-tour à son cheval, il vint se placer auprès de Hilda. Puis, à mi-voix: «J'ai été vif avec vous, miss Campbell. Je suis prêt à vous en demander pardon. Mais il est nécessaire que nous nous entendions une fois pour toutes... Est-ce la paix ou la guerre que vous voulez?»
—«La guerre?...» répéta Hilda, que cette inattendue demande achevait de bouleverser.
—«Oui, la guerre,» reprit Maligny. «Vous ne me ferez pas croire, à moi qui vous connais, que c'est comme marchande que vous avez présenté ce cheval»—et il montra, de la pointe de son fouet de chasse, la monture de Corbin, lequel s'était écarté avec une horreur à peine dissimulée—«à Mlle d'Albiac, que vous ne connaissiez pas. Vous l'avez vue galoper avec moi. Peut-être vous a-t-on dit que je voulais l'épouser. Si cela me convient, j'entends le faire sans avoir à déjouer vos calculs...» Son regard et sa voix soulignèrent cette phrase. «Je tiens à le savoir, puisque vous allez, sans doute, vous rencontrer quelquefois, sous le prétexte de cette vente du cheval...»
—«...Si je lui parlerai de vous et ce que je lui dirai? Ne continuez pas, monsieur de Maligny,» interrompit Hilda Campbell avec une indignation qu'elle non plu ne pouvait dissimuler. «Je n'ai pas mérité que vous me parliez de la sorte. Je n'ai jamais rien fait qui pût vous gêner dans votre vie. Je ne ferai jamais rien... Mais laissez-moi, parce que mes forces ont des limites, et on nous regarde...»
Ces mots devaient être sa seule plainte contre un interrogatoire si injuste, et commencé sur un ton d'ironie qui en aggravait encore l'âpreté. Elle les prononça en donnant un coup de talon à son cheval, qui partit au petit galop. John Corbin s'élança derrière elle. Ce double départ ne fut remarqué que par Maligny, qui demeura, malgré son sang-froid, décontenancé de cette réponse, et par Louise d'Albiac, devant laquelle l'énigme des rapports entre le jeune homme et l'écuyère, dissipée un instant, se posa derechef. Ils n'eurent le temps, ni elle de le questionner, ni lui de faire appel à son «fabulisme» slave pour inventer une explication. Un crochet inattendu avait rapproché le cerf. Le maître d'équipage reprenait le galop, suivi par tous les assistants. Les deux jeunes gens firent comme les autres, et il ne resta plus personne dans la clairière qui avait servi de théâtre à cette scène,—presque la dernière de ce roman d'amour,—jouée dans cette paisible forêt, parmi le va-et-vient de la poursuite, les fanfares et les aboiements. Hilda, elle, était partie dans une allée parallèle à celle où s'engageait le gros des chasseurs. Elle y galopait, maintenant, seule, car la présence de John Corbin, qui la suivait à une petite distance, ne pouvait pas compter pour une compagnie. Il continuait à respecter, par son silence, une douleur dont il connaissait trop l'intensité passionnée pour ne pas redouter un suprême éclat. Comment l'empêcher? Quel éclat? Quelle démarche la dédaignée pouvait-elle encore tenter, alors qu'elle était venue à cette chasse contre toute sagesse, contre toute dignité, et qu'elle avait eu ces scènes successives avec Mme Tournade, Mlle d'Albiac et Jules? Elle avait pu parler librement à ses deux rivales et au jeune homme. Quelle espérance gardait-elle? N'avait-elle pas reçu assez d'affronts et de la brutale veuve et du féroce Maligny? Pourquoi ne s'était-elle pas rangée à son conseil, qu'il n'osait pourtant pas lui renouveler à cette minute: celui de regagner Paris tout de suite? Que méditait-elle? Que voulait-elle? Pourquoi cette fuite affolée et qui n'était pas une retraite, puisqu'elle continuait à errer dans la forêt, avec le risque, avec la certitude de rencontrer les chasseurs? Ces fanfares, toutes voisines, en témoignaient trop, et trop ces aboiements des chiens... Hélas! la misérable enfant ne méditait rien. Cette dernière méconnaissance de son cœur par celui qu'elle aimait, après qu'elle venait, elle, de parler comme elle avait fait à Louise d'Albiac,—cette preuve nouvelle et si simplement indiscutable de son manque absolu de pitié vis-à-vis d'elle l'accablait, la terrassait, la brisait... Et puis, une jalousie plus forte que sa générosité grandissait en elle. «Peut-être vous a-t-on dit que je voulais l'épouser... Si cela me convenait, j'entends le faire...» Ces mots prononcés par cette même bouche qui lui avait dit: «Je vous aime,» lui avaient fait trop de chagrin à entendre. De voir Louise auprès de lui, souriante, attendrie, quel supplice! Ce sourire, cet attendrissement, c'était son œuvre, et elle ne pouvait pas supporter cela. Elle allait, emportée par la machinale allure de son cheval, la gorge serrée, le cœur serré, le cerveau serré, comme nouée, comme étouffée par ce chagrin qu'elle ne discutait plus, qu'elle ne formulait plus, qu'elle ne comprenait même plus. Elle avait mal, mal! Et elle allait... Elle ne voulait rien, non plus. Pas un instant, l'idée d'une vengeance possible n'effleura seulement son esprit. L'occasion lui en eût-elle été offerte qu'elle aurait refait aussitôt son geste magnanime de tout à l'heure. Elle eût donné Jules à Louise, pour qu'il fût heureux d'un noble bonheur. Même dans cette crise de suprême désespoir, elle ne regrettait pas d'avoir été généreuse. Seulement, elle ne pouvait se retenir de prononcer tout bas cet «à quoi bon?» des immolations inutiles. Elle venait de découvrir dans le caractère de Maligny des côtés si imprévus pour elle, si douloureusement inattendus, qu'elle ne voyait plus les autres. Il lui apparaissait comme un personnage par trop différent de celui qu'elle avait tant chéri. C'était un déplacement subit et total du plan de sa pensée, qui lui donnait l'impression d'une sorte de vertige. Elle méprisait cet homme à jamais, maintenant, et elle continuait d'en être si passionnément jalouse que l'excès de la peine lui faisait se répéter de nouveau. «Ah! c'est trop souffrir! C'est trop! C'est trop!...» C'est dans des instants pareils, et quand le besoin de se débarrasser de l'intolérable douleur possède toute l'âme, que l'idée du suicide apparaît avec une force et une soudaineté également déconcertantes. L'idée?... Non. L'âme n'a plus assez de lucidité pour regarder en face un projet, même celui-là. Mais, qu'une circonstance se présente qui lui fasse entrevoir une possibilité d'en finir, elle s'y précipite, de même qu'un homme, tordu par les spasmes du tétanos, s'élance par une fenêtre ouverte,—irrésistiblement, presque inconsciemment... Hilda continuait d'aller droit devant elle, quand, tout à coup, un bond de sa monture la réveilla, malgré elle, de cet hypnotisme. Le cheval venait d'apercevoir le cerf qui arrivait, à corps perdu, par une allée transversale, suivi de la meute. De blond qu'il était, il paraissait noir, dans l'épuisement de sa fatigue. A bout de souffle, il tentait un dernier effort... Avec la rapidité de l'éclair, une image se peignit dans le souvenir de Hilda: celle d'un chasseur qui avait été, l'année auparavant, renversé de son cheval par un animal traqué de la sorte[2]. Et voici que John Corbin la vit, sans comprendre à quelle intention elle obéissait, retenir, devant l'entrée de l'allée, son cheval épouvanté, ce cheval se débattre sous la pression du mors et de la jambe, et essayer de tourner sur place... La jeune fille le maintient. Toute son adresse d'écuyère s'emploie à le placer de telle façon qu'elle et lui fassent une barrière que le cerf devra franchir. Il arrive, ce cerf, la tête haute, la langue pendante. Il voit l'obstacle qui obstrue sa route. Nul moyen de s'échapper à droite ou à gauche. Ramassant ses forces, il bondit. Sa poitrine donne contre Hilda, qui roule à terre. Il roule sur elle et se relève pour fuir encore, tandis que la meute passe tout entière sur le corps de la jeune fille désarçonnée... La vue de son cheval, qui s'échappe avec la selle vide, arrêtera-t-elle les chasseurs, qui dévalent, maintenant, derrière les chiens? Corbin s'élance au-devant d'eux en criant. Les plus enrages continuent leur course, mais en galopant dans le bord de l'avenue opposée à celui où la jeune fille est étendue...
Etait-elle morte?... Le fidèle Corbin avait sauté de cheval. Agenouillé auprès d'elle, il lui tenait la tête. Elle avait les yeux clos. Une pâleur livide couvrait son visage. Il répétait: «Hilda!... Hilda!...» sans qu'elle donnât aucun signe qu'elle entendît cet appel. Un rassemblement s'était formé autour d'eux, où se trouvaient deux personnes pour qui ce terrible accident représentait, comme pour Corbin, tout autre chose qu'un hasard. La première était Mlle d'Albiac. L'autre Jules de Maligny; elle, partagée entre la pitié pour ce qu'elle voyait et l'épouvante de ce qu'elle comprenait,—et lui... Tandis qu'elle sautait à bas de son cheval, elle aussi, pour aider le pauvre Corbin, il n'osait pas s'avancer, lui, soudain foudroyé devant sa victime par le remords d'avoir été si infidèle et si dur envers cette tête charmante! Sa sensibilité, très instable, mais très vive aussi, s'émouvait d'une compassion qui décomposait ses traits, qui mettait dans ses yeux une terreur, dans sa voix un tremblement pour répéter: «Ah! mon Dieu! Pourvu qu'elle ne soit pas morte!» Il ne se souvenait plus qu'il y avait là, penchée sur Hilda évanouie, une jeune fille dont il rêvait, cinq minutes auparavant, de faire sa femme. Il ne pensait plus à Mme Tournade, et à ses millions, sans doute perdus. Son cœur ne battait plus que pour la blessée, qui, reprenant un peu ses sens, ouvrait les yeux. Elle regardait autour d'elle comme quelqu'un qui retrouve un demi-contact avec le monde extérieur. Elle aperçut Corbin et Louise d'Albiac penchés sur elle et elle essaya de parler,—puis le groupe des cavaliers et là-bas, au dernier rang, Maligny. Un cri involontaire s'échappa de sa bouche, et elle s'évanouit de nouveau. Corbin, qui avait suivi son regard, avait, lui aussi, reconnu Jules. Un rictus de férocité fit trembler ses lèvres, et impérieusement:
—«Soutenez-la, mademoiselle,» commanda-t-il, «moi, je vais chasser l'assassin. Oui, cet homme,» et il montrait l'autre de sa tête, «c'est à cause de lui qu'elle s'est tuée!»
—«Mais ce n'est pas sa faute,» dit Louise.
—«Pas sa faute? Vous ne savez donc pas qu'il a été son fiancé et qu'il l'a trahie?... Soutenez-la!» répéta-t-il, en abandonnant à demi la pauvre Hilda.
—«Vous voulez donc la déshonorer,» répondit vivement Louise. D'instinct, elle devinait le seul moyen d'empêcher une scène entre les deux hommes. «Il partira, et tout de suite; c'est moi qui m'en charge.»
Ce dialogue, hâtif, à voix basse, avait-il été entendu de la malheureuse enfant, qui gisait, si pâle? Elle rouvrit encore les yeux, voulut parler. Elle ne pouvait pas. Mais, déjà, Louise s'était redressée. Elle se glissait à travers les piqueurs et les chasseurs, de plus en plus nombreux.
—«Allez-vous-en,» dit-elle à Jules, quand elle l'eut rejoint, et, prenant la bride, elle força le cheval du jeune homme à se retourner. Elle répéta: «Allez-vous-en.»
—«Mais, je vous assure...» balbutia-t-il.
—«Oui ou non. Avez-vous été son fiancé?»
—«Ah! je suis un malheureux,» dit-il sans plus essayer de se disculper. «J'ai été bien coupable. Mais si vous saviez...»
—«Je sais que vous devez vous en aller,» répéta la jeune fille. «Si elle doit revenir à elle, qu'elle ne vous voie pas!... Et que son cousin ne vous voie pas non plus... Il ferait un scandale... Ce suicide, c'est votre œuvre. Vous l'avez peut-être tuée. Ne la déshonorez pas.»
C'était le même mot dont elle s'était servie tout à l'heure, mais avec supplication. A présent, c'était avec un mépris, auquel le fier et hardi Maligny obéit, en baissant la tête, non sans avoir imploré, avant de mettre son cheval au galop pour fuir ce carrefour sinistre:
—«Par pitié, mademoiselle, faites-moi savoir, ce soir, qu'elle vit!»
[1] «Je puis vous assurer que, par son bon esprit, par les qualités de l'âme et par la noblesse des procédés, elle est demoiselle autant qu'aucune fille, de quelque rang qu'elle soit, puisse être.» (Marivaux, Marianne, 7e partie.)
[2] Les personnes qui douteraient de la réalité de cette aventure n'ont qu'à consulter les journaux spéciaux. Elles y trouveront le récit d'une anecdote identique, arrivée dans l'équipage de Bonnelles, durant la saison de chasse de 1903.
... Hélas! Le vœu qu'exprimait le misérable jeune homme, l'auteur, par légèreté, par simulation, par émotivité aussi, de ce suicide, ce vœu d'un remords épouvanté, cette fois, trop justement ne devait pas être exaucé. «On ne badine pas avec l'amour», disait le plus amoureux des poètes, et Jules allait l'éprouver, comme le Perdican de la célèbre comédie, moins coupable que lui. Perdican, lui aussi, a commis le crime de se jouer d'un cœur de jeune fille, d'un cœur neuf à la vie et qui se brise à se savoir trompé. Du moins, ce demi-roué a son coin de passion vraie. Il aime Camille, au lieu que le fiancé inconstant de Hilda n'avait pas eu cette excuse de sa trahison: un sentiment sérieux pour une autre. Jolie et tendre Hilda, virginale chasseresse à l'âme profonde derrière vos beaux yeux clairs, faut-il vous plaindre de vous être en allée ainsi dans un sauvage paroxysme du mal délicieux et torturant d'amour? Vous reposez aujourd'hui dans ce cimetière lointain de Neuilly, où votre père vous a laissée. Le pauvre Corbin, dans le délire de son chagrin, n'a pas su cacher à son oncle la vérité sur l'accident auquel vous avez survécu seulement quelques heures, le temps de demander pardon à ce père et aussi—car vous étiez pieuse—à Celui qui a dit: «Tu ne tueras pas.» Le Père miséricordieux de là-haut vous aura pardonné, et le brave Bob Campbell vous a bien embrassée sur votre lit d'agonie, comme s'il vous pardonnait. Mais l'Anglais a été plus fort en lui que sa tendresse, et il ne vous a pas emportée avec lui, quand tout de suite il a vendu sa maison et qu'il est reparti pour l'île natale. Il n'a pas accepté l'idée de mettre une suicidée dans le caveau où est inhumée sa femme. Cette proscription a été la cause d'une brouille avec Corbin, qui dure encore après des années. Sans cela, le neveu resterait-il en Amérique sans jamais manifester son souvenir à son oncle que par une carte de Merry Christmas, à Noël, avec ses deux initiales J.C.? Et de Brokenhurst arrive en réponse un Happy new year signé B.C. Ah! ce sont des gens de peu de paroles écrites ou prononcées! Hilda, petite fée de douceur et de paix, si vous, étiez là, ces deux hommes seraient réconciliés depuis longtemps. Mais Jack serait-il plus heureux de vous voir vieillir avec l'inguérissable regret de cet amour perdu—car vous n'en auriez pas guéri? Vous étiez de celles qui n'aiment qu'une fois, et votre père se fût-il consolé de votre mélancolie, obligé de s'avouer qu'il n'avait rien vu, rien empêché? Non. Il est mieux que vous vous soyez en allée. De vous, ceux qui vous ont connue, autant dire aimée, peuvent répéter la belle phrase si humaine de votre Shakespeare, celle que gémit le fidèle Kent sur le corps inanimé de Lear: «Ne tourmentez pas son fantôme. Oh! laissez-le partir! Il le hait, celui qui voudrait l'étendre plus longtemps sur le chevalet de ce monde brutal.» Et surtout, romanesque et subtile Hilda, vous n'avez pas vu ce Jules pour lequel vous vous êtes tuée se marier, six mois après la tragique aventure de Chantilly, avec cette vulgaire Mme Tournade. Plus n'était besoin de l'autorisation de sa mère, morte peu de temps après vous, et peut-être bien de chagrin d'avoir su le crime de son fils. A son retour de cette partie de chasse, il était à ce point bouleversé qu'il avait parlé, lui aussi, comme Corbin, et la vieille dame, si droite et si fière, avait été trop émue de ce qu'elle avait appris. Jules l'a pleurée comme il vous avait pleurée, et puis les millions de l'ancien mannequin ont eu raison de ces larmes. Vous êtes vengée, fine et délicate Hilda, mais d'une vengeance qui vous eût fait mal. Ledit mannequin, devenue Mme la comtesse de Maligny, vit toujours. C'est aujourd'hui une femme de plus de soixante ans, outrageusement teinte et maquillée, plus «vieille Jézabel peinte» que jamais, et qui n'entend pas que son toujours jeune époux dépense l'argent de la communauté chez ces demoiselles. Toujours jeune? Astiqué, pommadé, sanglé, le beau Maligny d'autrefois «en fait la blague,» comme il dit. Mais les rides dont sont déjà griffées ses tempes, mais l'alourdissement commençant de sa taille, mais la demi-ankylose de ses mouvements prouvent que ses quarante-cinq ans, trop bien nourris, et surtout trop sévèrement tenus, pèsent lourd sur ses épaules. C'en est fini des fringantes et libres équipées d'autrefois. Le mariage d'argent lui est une chaîne, sur laquelle il tire, il tire,—pas assez pour la briser. La guerre lui aurait fourni une occasion de se réhabiliter sans un hasard dont il n'est du moins pas responsable. Un accident d'automobile survenu au mois de juillet 1914 lui a cassé la jambe. Nous le voyons, au club, non sans ironie, s'avancer en claudicant vers la table de baccara, jeter sur la salle un regard circulaire, et hasarder, comme un débutant, les cinq ou dix louis qu'il a en poche. S'il gagne, on n'en saura rien chez lui, et, en quelque soir, il s'en ira dépenser cet argent en galante compagnie, furtif et honteux comme un collégien. Sa verve de fabuliste n'existe plus que pour duper l'épouse acariâtre et passionnée qui le tient par le plus décevant des espoirs, celui d'un héritage de plus en plus hypothétique. Elle a une santé de campagnarde, entretenue par une hygiène qu'elle surveille aussi jalousement qu'elle fait son mari. Et le demi-Slave, si indépendant vis-à-vis de sa mère, achève sa seconde jeunesse dans cette sujétion dorée, mais de plus en plus veule. Au nitchevo ancien a succédé le nitchevo résigné que traverse, par instants, le souvenir de la petite écuyère, dont il lui arrive de parler à son ami Raymond de Contay, le seul de ses anciens camarades que sa femme lui permette, avec des tremblements mouillés dans la voix. L'histoire de ce romanesque amour s'est légèrement faussée à travers ces confidences. L'infortuné Jack Corbin porte aujourd'hui la responsabilité de ce suicide de la pauvre Hilda. C'est lui, d'après cette nouvelle légende, qui, par jalousie, a calomnié Jules auprès de la jeune fille, alors qu'il était, lui, Jules, décidé à l'épouser si bien que le mariage avec la millionnaire est devenu une autre espèce de suicide pour l'amoureux méconnu. Et Raymond de Contay, le plus brave cœur du monde et le plus incapable de fausseté, croit l'imposteur, lequel—chose plus extraordinaire—finit par se croire lui-même! Il n'y a qu'une personne devant laquelle il ne se trouve jamais, quand ils se rencontrent dans le monde, sans que la voix intérieure, celle de sa vraie conscience, se réveille pour lui crier: Bourreau! Bourreau! On l'a deviné: cet irrécusable témoin est la perspicace Louise d'Albiac, devenue, par un mariage plus honorable mais pas beaucoup plus heureux que celui de Jules, la marquise de Bonnivet. A elle aussi, Maligny aura fait manquer sa vie, en manquant la sienne propre, à cause du désenchantement qu'a mis en elle cette navrante histoire de la généreuse et malheureuse Hilda, cette sœur par l'âme qu'elle s'est découverte pour la voir aussitôt mourir. Elle ne l'a connue que quelques heures;—mais quelques heures!—et par une piété que le monde jugerait bien étrange, et qui me touche, moi, depuis que je sais tout de cette histoire, plus que je ne peux dire, chaque année, le 2 novembre, elle vient jusqu'à ce cimetière de Neuilly, après être allée à celui du Père-Lachaise où les Bonnivet ont leur tombeau, et celui de Passy, où sont enterrés ses morts à elle. La douce et tendre femme, moins jeune mais si jolie encore, arrive dans une automobile, avec une gerbe de roses rouges qu'elle dépose sur la pierre où se lit le nom de Hilda Campbell. Aucune autre main ne la fleurira jamais, cette pierre abandonnée et solitaire, que celle de cette ancienne rivale. Elle emmène avec elle, dans ce pèlerinage, ses deux filles qui ont maintenant, l'une dix-sept ans, l'autre quinze. Elle leur a dit simplement que c'était la tombe d'une amie inconnue. Elle leur partage quelques-unes de ses roses. Elle leur demande de les mettre à côté des siennes, et elle prie Dieu avec tout son cœur de mère, pour que cette charité du souvenir soit bénie et qu'il soit épargné à ces tendres enfants de vivre,—comme l'infortunée Hilda, comme elle-même,—un roman d'amour où le héros ne cherche que l'émotion et non le dévouement.
FIN.
End of the Project Gutenberg EBook of L'Écuyère, by Paul Bourget *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCUYÈRE *** ***** This file should be named 38712-h.htm or 38712-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/3/8/7/1/38712/ Produced by Anne Dreze and Marc D'Hooghe at http://www.freeliterature.org Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.