The Project Gutenberg EBook of L'abbé Sicard, by Ferdinand Berthier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'abbé Sicard célèbre instituteur des sourds-muets, successeur immédiate de l'abbé de l'Épée. Author: Ferdinand Berthier Release Date: January 11, 2012 [EBook #38548] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ABBÉ SICARD *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.)
TABLE DES MATIÈRES |
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PARIS.—IMP. VICTOR GOUPY, 5, RUE GARANCIÈRE.
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CÉLÈBRE INSTITUTEUR DES SOURDS-MUETS,
SUCCESSEUR IMMÉDIAT DE L'ABBÉ DE L'ÉPÉE.
PRÉCIS HISTORIQUE SUR SA VIE, SES TRAVAUX ET SES SUCCÈS;
suivi de détails biographiques sur ses élèves sourds-muets
les plus remarquables
JEAN MASSIEU ET LAURENT CLERC,
ET D'UN APPENDICE
CONTENANT DES LETTRES DE L'ABBÉ SICARD AU BARON DE GÉRANDO,
SON AMI ET SON CONFRÈRE A L'INSTITUT
PAR
FERDINAND BERTHIER,
SOURD-MUET, DOYEN HONORAIRE DES PROFESSEURS DE L'INSTITUTION NATIONALE
DES SOURDS-MUETS DE PARIS,
L'UN DES VICE-PRÉSIDENTS DE LA SOCIÉTÉ CENTRALE D'ÉDUCATION ET D'ASSISTANCE
POUR LES SOURDS-MUETS EN FRANCE,
PRÉSIDENT-FONDATEUR DE LA SOCIÉTÉ UNIVERSELLE DES SOURDS-MUETS,
CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR,
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES (ANCIEN INSTITUT HISTORIQUE)
ET DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES.
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PARIS,
CHARLES DOUNIOL ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
29, RUE DE TOURNON, 29
1873
A MES FRÈRES SOURDS-MUETS, ET AUX NOMBREUSES PERSONNES QUI S'OCCUPENT DE LEUR BIEN-ÊTRE PRÉSENT ET A VENIR.
Le 26 novembre 1854, une fête de famille nous réunissait à l'occasion du 142e anniversaire de la naissance de l'abbé de l'Épée[1]. Un convive des plus assidus, M. Léon Vaïsse, nommé depuis directeur de l'Institution nationale des Sourds-Muets de Paris, où il avait été longtemps professeur, émit le vœu de voir l'humble biographe de l'immortel fondateur de cet enseignement spécial, trop peu connu, raconter aussi la vie de son successeur immédiat, l'abbé Sicard. Il pensait qu'à cette époque où s'est apaisé l'enthousiasme excité par les leçons publiques de l'abbé Sicard, il appartenait à un de ses anciens élèves plus qu'à personne d'assigner le rang qu'il devait occuper entre ceux qui avaient contribué, sous divers rapports, à la régénération de cette intéressante portion de la famille humaine. Et il ajoutait que tout le monde attendait aussi impatiemment que lui l'apparition d'un volume sur l'abbé Sicard.
Des paroles aussi flatteuses, aussi honorables ne pouvaient qu'encourager celui à qui elles s'adressaient. Mais hélas! il dépendait des circonstances de hâter l'accomplissement de cette tâche.
C'est pour moi un véritable bonheur de pouvoir vous offrir enfin ce fruit de mes veilles comme pendant et complément de mon histoire de l'Abbé de l'Épée. Je n'ai fait qu'esquisser rapidement les principaux traits de la vie de mon héros, m'interdisant de longs commentaires sur ses œuvres après mon maître Bébian[2], ancien censeur des études de l'Institution des Sourds-Muets de Paris, et après M. de Gérando[3], membre de l'Institut de France, administrateur de cet établissement. Je le voudrais même, que je ne le pourrais pas, à cause du peu de temps dont il m'est permis de disposer.
D'ailleurs, dans le cours de mon travail, j'ai tâché de concilier tous les égards que méritait une si belle mission avec la sévérité qu'on devait apporter dans l'appréciation d'erreurs involontaires, sans doute, échappées à une âme aussi sensible.
Je n'ai eu garde de négliger de faire entrer dans ce tableau, pour le faire ressortir, un léger croquis des deux remarquables élèves de l'abbé Sicard, Jean Massieu et Laurent Clerc.
Je me croirais, amis et sourds-muets, bien récompensé de ma peine, si vous daigniez accorder à ce nouveau livre de famille une place dans vos bibliothèques à côté de celui que je regarde, excusez-moi d'oser vous le dire ici, comme un titre de gloire, consacré à notre premier apôtre. Ce sera une double jouissance pour un disciple des abbés de l'Épée et Sicard d'avoir pu confondre ainsi ces deux noms vénérés et les offrir ensemble à la vénération de tous ceux qui les admirent!
Vocation de l'abbé Sicard.—Il est appelé à recueillir la succession de l'abbé de l'Épée qui avait fondé l'École nationale des Sourds-Muets de Paris.
Sicard (Roch-Ambroise-Cucurron), né le 20 septembre 1742 au Foussert, petite ville du Languedoc, termina ses études à Toulouse où il fut ordonné prêtre. Sa rare capacité ne tarda pas à attirer l'attention de l'Archevêque de Bordeaux, Mgr Champion de Cicé, de bienfaisante mémoire, qui le mit à la tête d'une nouvelle école qu'il avait créée en 1782 en faveur des pauvres Sourds-Muets de son diocèse, à l'instar de celle qui avait été fondée en 1760 par l'abbé de l'Épée à Paris, rue des Moulins, à la butte Saint-Roch, pour ceux de la capitale, laquelle fut érigée en Institution nationale par les lois des 21 et 29 juillet 1791.
D'après le désir du Prélat, le directeur venait dans la grande ville, en 1785, étudier la méthode du vénérable fondateur de cet enseignement, et au bout d'un an, il retournait à Bordeaux l'appliquer à son école. Les succès qu'il obtint dans l'éducation du jeune Massieu qui devait concourir à étendre sa réputation, lui valurent le titre de Vicaire général de Condom et de Chanoine de Bordeaux, ainsi que celui de membre de l'Académie de la Gironde.
A la mort de l'abbé de l'Épée, en 1789, il se présenta, appuyé par l'opinion publique, au concours qu'allaient ouvrir les commissaires des trois académies qui existaient alors afin d'occuper la place vacante. Deux autres ecclésiastiques, les abbés Massé et Salvan, s'étaient retirés du concours devant leur émule, dont ils reconnaissaient la supériorité.
Salvan, élève de prédilection de l'illustre défunt, appelé de Riom en Auvergne, où il dirigeait une école de sourds-muets d'après ses principes, insista modestement pour que son rival fût nommé directeur, s'estimant heureux de le seconder dans ses fonctions en qualité d'instituteur adjoint.
C'est ainsi que son installation eut lieu dès le mois d'avril 1790 sous les plus heureux auspices. L'Assemblée constituante, ne se bornant pas à adopter son établissement, déclara qu'il serait entretenu aux frais de l'État, faveur réclamée en vain par l'abbé de l'Épée, dont la fortune personnelle le soutenait, indépendamment des libéralités particulières de Louis XVI.
Sicard se vit, dès lors, en état de continuer cette œuvre de bienfaisance avec toute la tranquillité d'esprit qu'elle exigeait et de travailler de plus en plus à l'amélioration de son système d'enseignement.
L'abbé Sicard est arrêté en raison de ses principes religieux et conduit au Comité de la section de l'Arsenal. Il retrouve parmi les détenus deux de ses subordonnés.—Massieu, à la tête des élèves de l'Institution, présente une supplique à l'Assemblée législative.—L'élargissement du directeur est ordonné immédiatement.
Tout à coup la tempête vint interrompre ses douces méditations.
Il s'était plaint avec le citoyen Hauy[4] de ce qu'elle avait dévasté l'église des Sourds-Muets.
Arrêté le 26 août 1792, sous l'inculpation d'avoir donné asile à des prêtres dits réfractaires, il fut incarcéré, quoiqu'il eût embrassé franchement les principes de la Révolution. Il s'était même empressé de prêter le serment civique à la Liberté et à l'Égalité aussitôt la promulgation du décret de l'Assemblée législative d'août 1792, et il l'avait confirmé par un don patriotique de 200 livres, bien qu'il eût refusé un nouveau serment qui lui paraissait contraire à ses opinions religieuses.
Ici qu'on nous permette d'essayer de résumer aussi catégoriquement que possible les principaux incidents d'un drame où Sicard fut à la fois témoin oculaire et victime dans les journées sanglantes de septembre.
Le malheureux instituteur va faire sa leçon dans son établissement alors situé à l'ancien séminaire des Célestins, quand le nommé Mercier, menuisier du voisinage, se présente dans son cabinet, suivi d'un officier municipal et d'une poignée de gens du peuple. On s'empare de ses lettres, en lui signifiant qu'on l'arrête au nom de la Commune, et on lui arrache des mains son œuvre intitulée: La Religion chrétienne méditée dans le véritable esprit de ses maximes, sous prétexte que le titre en est contre-révolutionnaire d'un bout à l'autre. Toutefois Mercier lui permet d'emporter son bréviaire, sauf à faire subir à ce livre un examen minutieux.
Ce ne fut que plus tard que, rapprochant les petits morceaux de papier qui servaient de signets au volume, on tâcha, mais en vain, d'y découvrir un seul mot contre-révolutionnaire.
A la suite d'une perquisition faite et des scellés apposés, il est mené au Comité de la section de l'Arsenal, puis laissé sous la surveillance de quelques gardes nationaux, en attendant qu'on revienne le chercher pour le conduire au Comité d'exécution.
Il préfère s'acheminer à pied vers la mairie que de prendre une voiture qu'on lui offre pour lui éviter le désagrément de se voir escorté par la force armée.
Sur ces entrefaites, un des hommes qui l'accompagnent, ayant entendu prononcer son nom, lève les yeux et les mains au ciel en s'écriant: «Quoi! c'est toi, citoyen, qu'on amène ainsi en prison, toi, l'ami de l'humanité, le père bien plus que l'instituteur des pauvres sourds-muets! De quoi t'accuse-t-on? quel est ton crime? Ah! permets-moi d'aller admirer tes travaux dès qu'on t'aura rendu à ta famille adoptive que ton arrestation doit désoler.»
Avant d'entrer dans le Dépôt, il passe par la salle d'enregistrement où son nom ne cause pas moins de surprise aux patriotes de l'escorte. Ensuite, on le fait monter dans une grande salle servant de grenier à fourrage, qui est déjà encombrée.
A ce moment le curé de Saint-Jean en Grève se jette dans les bras du nouvel arrivant, qui trouve encore, parmi les détenus, quelques amis et plusieurs connaissances.
A peine partage-t-il le lit de paille du respectable curé, qu'on amène deux prisonniers chers à son cœur: l'un, l'abbé Laurent, si l'on en croit Sicard, ou l'abbé Laborde, si l'on s'en rapporte à Massieu, instituteur-adjoint de l'École nationale, l'autre un surveillant laïque nommé Labranche.
«Me voilà donc associé à votre persécution, comme je l'étais à vos principes, mon cher maître! Que je me trouve heureux, s'écrie l'abbé Laurent, d'avoir été jugé digne d'être persécuté pour une si belle cause!»
Le lendemain matin, se présentent à la prison de leur directeur les élèves avec Massieu en tête, portant un projet de pétition à l'Assemblée législative ainsi conçu:
«Citoyen président,
«On a enlevé aux Sourds-Muets leur instituteur, leur nourricier et leur père. On l'a enfermé dans une prison comme voleur, comme criminel. Cependant il n'a pas tué, il n'a pas volé, il n'est pas mauvais citoyen. Toute sa vie se passe à nous instruire, à nous faire aimer la vertu et la patrie. Il est bon, juste et pur. Nous te demandons sa liberté. Rends-le à ses enfants, car nous sommes ses fils; il nous aime comme s'il était notre père. C'est lui qui nous a appris ce que nous savons; sans lui, nous serions comme des animaux. Depuis qu'on nous l'a ôté, nous sommes tristes et chagrins. Rends-nous le et nous serons heureux!»
Massieu porte la supplique à la barre de l'Assemblée. La lecture ayant provoqué dans son sein d'unanimes applaudissements, elle ordonne au Ministre de l'intérieur de lui rendre compte au plus tôt des motifs de l'arrestation de l'instituteur des Sourds-Muets.
Un jeune homme appelé Duhamel, qui s'était joint à la députation de l'École, demande, au milieu de nouveaux battements de mains, de se constituer prisonnier à sa place.
L'abbé Sicard songe à aller fonder à l'étranger une école en faveur des sourds-muets.—Son nom est rayé de la liste fatale, mais ses accusateurs mettent tout en œuvre pour le faire périr.—Il est placé dans un fiacre avec des malheureux qui vont être exécutés. Une distraction des égorgeurs le sauve.—Il entre dans la salle du Comité de la section des Quatre-Nations.
Cependant on touchait au 2 septembre sans voir encore arriver le résultat attendu.
Sur la foi d'un discours que Manuel, alors procureur de la Commune, avait adressé aux prisonniers, chacun formait des projets d'établissement pour l'avenir. L'abbé Sicard avait résolu, s'il était condamné à la déportation, de se retirer dans une des capitales de l'Europe où on le pressait d'aller fonder une école pour ses enfants d'adoption.
L'officier de garde ne voulut pas d'abord laisser partir cette lettre que notre instituteur venait d'écrire dans ce but à un de ses amis, et il motiva son refus sur ce qu'il ne pouvait être permis à aucun Français d'aller porter à l'étranger une découverte quelconque.
«Ah! lui dit l'abbé, si vous saviez ce que c'est que cette découverte; c'est l'art d'instruire les pauvres sourds-muets.
—Si ce n'est que cela, répondit l'officier, votre lettre peut passer et vous pouvez partir.»
La veille de cette journée sanglante, les commissaires se présentent pour prendre les noms de ceux qui vont être mis en liberté. L'abbé Laurent est le premier à demander qu'on l'inscrive sur la fatale liste. Sicard s'avance des derniers et donne son nom. C'en était fait de lui, s'il n'avait eu l'heureuse idée d'y ajouter son titre. Il est donc rayé. Le surveillant Labranche est traité de même.
A peine notre célèbre instituteur se trouva-t-il seul dans la prison avec cet employé et Martin de Marivaux, ancien avocat au Parlement de Paris, que, dans la nuit du 1er au 2, y arrivent de nouveaux détenus qui prennent la place de ceux qu'on vient de transférer à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés.
Les accusateurs de l'abbé Sicard, mettant tout en œuvre pour paralyser l'effet du décret sauveur de l'Assemblée, persistent à dire «qu'il est un fauteur de la tyrannie, qu'il entretient une correspondance avec les tyrans coalisés, et qu'il faut se hâter de le destituer et de le faire remplacer par le savant et modeste Salvan.»
Le moment du carnage approche. Sicard va aller rejoindre ses camarades qui ont été conduits la veille dans la geôle. On fait avancer six fiacres; ils attendent vingt-quatre prisonniers. Marivaux l'ayant fait monter le premier s'asseoit à la deuxième place, un autre à la troisième. Labranche occupe la quatrième, deux autres montent ensuite. Les voilà six dans le premier véhicule. Les autres remplissent les cinq derniers.
Les voitures marchent au milieu des imprécations d'une populace aveuglément furieuse qui veut faire justice de ceux qu'elle appelle ses ennemis. Les soldats qui les escortent accablent, de leur côté, d'injures les malheureux qu'elles emportent, assénant des coups de sabres et de piques à plusieurs d'entre eux. Les compagnons de l'instituteur des Sourds-Muets se jettent généreusement au devant des coups qui lui sont destinés.
On arrive par le Pont-Neuf, la rue Dauphine, et par le carrefour Bucy à l'Abbaye, dont la cour est envahie par la cruelle curiosité de la foule. Les satellites ont ordre de commencer par la première voiture. Les malheureux qui s'y trouvaient cherchent à s'échapper, mais trois sont immolés; un en est quitte pour un coup de sabre[5].
Les égorgeurs se jettent sur la seconde voiture, s'imaginant qu'il n'y a plus personne dans la première.
Revenu d'une stupeur dont rien ne paraissait plus pouvoir le tirer, l'abbé Sicard se précipite dans les bras des membres du Comité.
«Ah! citoyens, leur dit-il, sauvez un malheureux!»
Sa prière est repoussée. Il était perdu si, heureusement, l'un d'eux ne l'eût reconnu.
«Ah! s'écria-t-il, c'est Sicard! Comment es-tu là? Nous te sauverons aussi longtemps que nous pourrons.»
Alors il pénètre dans la salle du Comité de la section des Quatre-Nations où il eût été en sûreté avec le seul de ses camarades qui s'était sauvé. Mais il est trahi par une femme qui court le dénoncer aux égorgeurs.
Il est sauvé de nouveau. Un citoyen, Monnot, horloger, était accouru pour le défendre contre la rage des bourreaux.—La harangue du directeur est couverte d'applaudissements. Sa lettre au président de l'Assemblée législative contient un témoignage de sa reconnaissance envers son libérateur.
Les forcenés demandent les deux prisonniers. Lui, leur présentant sa montre: Prenez-la, dit-il à un des commissaires, vous la donnerez au premier sourd-muet qui viendra vous demander de mes nouvelles.
Il était sûr qu'elle tomberait entre les mains de Massieu, dont il avait assez éprouvé l'admirable attachement.
Le commissaire qui s'est excusé d'abord de recevoir cette espèce de testament de mort, croyant que le danger n'est pas aussi pressant, ne cède à ces nouvelles instances qu'au moment où l'on va enfoncer la porte, et promet de remplir la commission du proscrit.
L'abbé Sicard, n'ayant plus rien à laisser à ses amis, fléchit le genou et s'offre en holocauste à l'arbitre souverain des consciences. Son sacrifice achevé, il se lève et embrasse son dernier camarade.
«Serrons-nous, mourons ensemble, lui dit-il, la porte va s'ouvrir, nos bourreaux sont là, nous n'avons pas à vivre cinq minutes.»
La porte s'ouvre. En effet, un prisonnier échappé est immolé à côté de l'abbé Sicard, dont le sang va couler; déjà une pique est tournée vers sa poitrine quand un incident providentiel vient en détourner l'effet.
Pendant qu'un horloger de la rue des Petits-Augustins, le citoyen Monnot, membre du Comité civil de la section des Quatre-Nations, dîne chez un de ses amis, il entend tirer le canon d'alarme. Instruit, par son fils, du massacre qui a lieu dans les prisons, il vole à son poste et entre au Comité non sans courir les plus grands périls. Au nom de l'abbé Sicard, il s'informe de l'habit qu'il porte, et il le cherche parmi les victimes.
«Est-ce toi, lui demande-t-il, qui te nommes Sicard?
—Eh bien! mets-toi derrière moi, je réponds de ta vie.»
Cependant, une vingtaine de sicaires réclament à grands cris la tête de l'instituteur. Le généreux horloger lui fait un rempart de son corps.
«Voilà, dit-il à celui qui se prépare à l'immoler, voilà la poitrine par laquelle il faut passer pour arriver à la sienne. C'est l'abbé Sicard, un des hommes les plus utiles au pays, l'instituteur et le père des sourds-muets!»
—«C'est égal, c'est un aristocrate.
—«Eh bien! vous me passerez tous sur le corps avant d'arriver à lui. Frappez!»
Et le courageux citoyen découvre sa poitrine.
L'arme tombe des mains du meurtrier.
L'abbé Sicard, que son sang-froid et sa tranquillité d'âme n'abandonnent jamais, monte sur une croisée de la salle du Comité, donnant sur la cour intérieure que remplit une tourbe effrénée, et lui demandant un moment de silence, il la harangue ainsi:
«Mes amis, celui qui vous parle est innocent; le ferez-vous mourir sans l'entendre?
—Tu étais, s'écrient-ils, avec les autres que nous venons de massacrer; tu es donc coupable comme eux.
—Écoutez-moi un instant, réplique-t-il, et si, après m'avoir entendu, vous décidez ma mort, je ne m'en plaindrai point: ma vie est à vous. Apprenez d'abord qui je suis, ce que je fais, et puis vous prononcerez sur mon sort.
«Je suis l'abbé Sicard (exclamation de plusieurs spectateurs); j'instruis les sourds-muets de naissance, et comme le nombre de ces infortunés est plus grand chez les pauvres que chez les riches, je suis plus utile à vous qu'aux riches.»
Alors une voix s'élève des rangs à laquelle répond un écho immense.
«Il faut sauver l'abbé Sicard, crie-t-on de toutes parts; c'est un homme trop honnête pour le faire périr. Sa vie est consacrée tout entière à de grandes œuvres; il n'a pas le temps d'être un conspirateur.»
A ces mots, les bourreaux pressent l'instituteur dans leurs bras sanglants, et protégent sa personne de leurs instruments de mort en lui proposant de le reconduire en triomphe à sa demeure. Mais il persiste à ne pas vouloir accepter une telle ovation, préférant ne devoir sa vie et sa liberté qu'à un jugement légal d'une autorité compétente. Aussi est-il ramené au Comité où il retrouve son libérateur.
Ayant su son nom et son adresse, il écrit le 2 septembre 1792 de l'Abbaye Saint-Germain à Hérault de Séchelles, président de l'Assemblée législative, la lettre suivante:
«Citoyen président,
«L'assemblée nationale n'apprendra pas sans douleur le massacre de citoyens qui, détenus depuis plusieurs jours à la chambre d'arrêt de la mairie, ont été transférés à celle de l'Abbaye Saint-Germain-des-Prés. Je m'empresse de faire entendre la faible voix de ma reconnaissance en faveur du citoyen courageux à qui je dois la vie. C'est Monnot, horloger, rue des Petits-Augustins.
«Dix-sept infortunés venaient d'être égorgés sous mes yeux; la force publique n'avait pu les sauver. J'allais périr comme eux; ce brave citoyen s'est placé devant moi, il a découvert sa poitrine et a dit:
«Voilà, concitoyens, la poitrine qu'il faudra traverser avant d'arriver à celle de ce bon citoyen: vous ne le connaissez pas, mes amis! vous allez le respecter, l'aimer, tomber aux pieds de cet homme sensible et bon quand vous saurez son nom; c'est le successeur de l'abbé de l'Épée, l'abbé Sicard.»
«Le peuple ne se calmait pas. Il persistait à croire qu'on voulait se servir de mon nom pour sauver la vie d'un traître. J'ai osé m'avancer moi-même, et, monté sur une estrade, parler au peuple, n'ayant pour toute défense que le courage de l'innocence et ma confiance ferme dans ce peuple égaré.
«J'ai dit mon nom et ma position sociale. Je me suis prévalu de la protection spéciale de l'Assemblée nationale en faveur de l'instituteur des sourds-muets et des chefs de cet établissement. Des applaudissements réitérés ont succédé à des cris de rage. J'ai été mis par le peuple lui-même sous la sauvegarde de la loi, et accueilli comme un bienfaiteur de l'humanité par tous les commissaires de la section des Quatre-Nations, qui doit être glorieuse d'avoir des Monnot dans son sein.
«Permettez-moi, citoyen président, de confier à l'Assemblée nationale le témoignage de ma reconnaissance pour donner à une action aussi généreuse la plus grande publicité possible. Une nation dans laquelle des citoyens tels que celui à qui je dois la vie ne sont pas rares, doit être invincible. Raconter de pareils actes d'héroïsme, c'est remplir un devoir. Les sentir sans pouvoir exprimer l'admiration qu'ils excitent et ne les oublier jamais, c'est l'état de mon âme plus satisfaite de vivre avec de pareils concitoyens que d'avoir échappé à la mort.
«Je suis, etc.»
Cette lettre, apportée au président par un des concierges de l'Abbaye, fut lue publiquement et suivie de la déclaration solennelle[6] que le citoyen Monnot avait bien mérité de la patrie pour avoir sauvé l'instituteur des Sourds-Muets.
Sur ces entrefaites, l'abbé Sicard était assis près de la table du Comité sur laquelle on apportait des bijoux, des portefeuilles, des mouchoirs dégouttants de sang, trouvés dans les poches des prisonniers qu'on avait massacrés sous ses fenêtres.
Un de ces tigres, les manches retroussées, armé d'un sabre fumant de sang, entre dans l'enceinte où les membres délibèrent, sans paraître entendre les clameurs des victimes, et leur crie:
«Je viens réclamer en faveur de nos braves frères d'armes qui égorgent tous ces aristocrates des chaussures pour leurs pieds. Nos braves frères sont nu-pieds, et ils partent demain pour la frontière.»
Les membres se regardent et répondent tous à la fois: «Rien n'est plus juste; accordé!»
A cette demande en succède une autre relative au vin dont ont besoin les braves frères qui travaillent depuis longtemps dans la cour. Ils sont fatigués, dit un autre, leurs lèvres sont sèches. «Délivré un bon pour 24 pots de vin.»
Quelques minutes après, le même homme vient renouveler la même demande. «Accordé également un autre bon!»
Nouveaux dangers que court l'abbé Sicard. Un asile lui est offert près de la salle du Comité.—Deux prisonniers lui proposent de lui faire une échelle de leur corps pour le mettre en sûreté.—Il est poursuivi à outrance par ses ennemis. Il réclame l'assistance d'un député qui prie un de ses collègues plus influent d'informer la Chambre du récent péril qui le menace. Il écrit encore au président Hérault de Séchelles, à M. Laffon de Ladébat, son ami particulier, et à Mme d'Entremeuse.—M. Pastoret, député, à la prière de la fille aînée de cette dame, Mlle Éléonore, vole au Comité d'instruction.—Un second décret est rendu en faveur de l'instituteur.
D'autres dangers menaçaient cependant l'abbé Sicard. Il demande au Comité la permission de se retirer, la nuit étant déjà fort avancée. Le concierge lui offre un asile chez lui, il préfère être mis au violon, qui est contigu à la salle du Comité. Cette préférence le sauve, puisque deux autres malheureux périrent pour avoir accepté cette proposition.
Quels cris déchirants des nouvelles victimes, quels hurlements affreux de cannibales notre instituteur n'entend-il pas pendant le temps qu'il passe dans cette prison! Que de coups de sabres! quelles danses abominables autour de ces cadavres, au milieu des applaudissements frénétiques des spectateurs et aux cris mille fois répétés de: Vive la nation!
Le jour éclairait à peine ces scènes d'épouvante que les massacreurs, ne trouvant plus là de quoi assouvir leur rage, se ressouvinrent que le violon renfermait quelques prisonniers. Ils viennent frapper à la petite porte qui donne sur la cour. L'abbé Sicard, se sentant perdu, heurte doucement à celle qui communique à la salle du Comité, mais il lui est répondu brutalement qu'on n'en a point de clef, et on le livre à son affreuse destinée, ainsi que ses deux compagnons. Ceux-ci lui proposent de lui faire une échelle de leur corps pour atteindre à un plancher très-haut qui offre un moyen sûr et prompt de salut, et ils insistent pour qu'il se sauve là, comme étant sur cette terre plus utile qu'eux.
Notre instituteur refuse d'abord de profiter d'un avantage que ne partageraient pas les compagnons de son infortune, résolu à vivre ou à mourir avec eux. Dans cet assaut de dévoûment, ils lui représentent encore plus vivement le déplorable abandon dans lequel sa perte plongerait ses pauvres sourds-muets..... Ne pouvant résister davantage à de si pressantes sollicitations, il monte à contre-cœur sur les épaules du premier, puis sur celles du second. Mais au moment où la porte va céder à leurs efforts, les cris accoutumés de: Vive la nation et le chant de la Carmagnole les attirent vers de nouvelles victimes qu'on amène dans la cour déjà jonchée de cadavres.
L'abbé Sicard, descendu à peine de son plancher vivant, aperçoit de nouveaux ruisseaux de sang couler autour de lui et entend interroger sur ce théâtre de carnage des malheureux au front serein et résigné.
«Eh bien! qu'ils se confessent ces scélérats! répondent, tous d'une voix, les sicaires; ils donneront le temps aux curieux du quartier de se lever et de venir nous voir faire justice de ces coquins. En attendant, nous déblayerons la cour. Allez chercher des charrettes! envoyons à la voirie tous ces aristocrates, ils infecteraient la maison.»
L'arène de cette boucherie humaine était garnie de bancs pour les citoyennes ainsi que pour les citoyens sans-culottes. Ils avaient fait exprimer au Comité où l'abbé Sicard se trouvait, le désir de contempler les cadavres tout à leur aise. Aussi un lampion est-il placé sur la tête de chacune des victimes pour que les assistants, les assistantes puissent surtout jouir de cette exécrable illumination.
Notre instituteur atteste encore avoir vu de ses yeux des femmes du quartier de l'Abbaye se rassembler autour du lit qu'on préparait pour les condamnés et y prendre place comme à un spectacle.
Les compagnons qu'il venait de rejoindre et à qui il voulut adresser la parole étaient devenus entièrement fous. L'un d'eux, lui présentant un couteau, lui demande la mort comme une grâce; l'autre se déshabille et essaie de se pendre avec son mouchoir et ses jarretières, mais il n'en peut venir à bout.
La porte de la prison s'ouvre. On y jette une nouvelle victime qui, échappée jusque-là par miracle à cette hécatombe humaine, apprend aux captifs la fin glorieuse du vénérable curé de Saint-Jean-en-Grève qui a refusé le serment civique en déclarant à ses juges que, comme eux, il est soumis aux lois du pays dont ils se prétendent les seuls ministres, mais qu'on le trouvera inébranlable sur tout ce qui regarde la religion.
Cependant les ennemis de l'abbé Sicard, composant la section de l'Arsenal, furieux de voir cette proie leur échapper, font parvenir à la Commune un nouvel arrêt le condamnant à mort, lequel va être exécuté lorsque, fort heureusement, la fatigue et le besoin de prendre quelque nourriture forcent le bourreau à remettre le supplice à quatre heures.
Un charretier, interrogé sur le motif qui lui faisait différer le transport d'un cadavre qu'il avait déjà chargé: «Vous devez, répondit-il, me donner celui de l'abbé à quatre heures, je porterai tout cela ensemble.»
En entendant ce propos, Sicard se procure une feuille de papier et écrit à un député, son ami intime, le mardi 4 septembre, ce qui suit:
«Ah! mon cher, que vais-je devenir, après avoir échappé à la mort, si vous ne venez me sauver la vie en me faisant ouvrir les portes de cette prison, autour de laquelle des cannibales commettent à tout instant de nouveaux massacres? Prisonnier depuis sept jours, il y a trois nuits que j'entends de ma fenêtre demander ma tête à grands cris, et menacer de briser les faibles volets qui me séparent d'eux, si les commissaires de la section de l'Abbaye, qui ne savent plus comment faire pour conserver ma frêle existence, me livrent à leur rage. Ces honorables patriotes me conseillent d'aller me réfugier dans le sein de l'Assemblée nationale, accompagné de deux députés, pour n'être pas massacré en sortant.
«Eh! grand Dieu! qu'ai-je donc fait pour être traité ainsi? Au moment où je vous écris, on coupe la tête à un prêtre, et on en amène deux autres qui vont subir le même sort. Qu'avons-nous donc fait pour périr ainsi? Car certainement je ne serai pas plus épargné. En quoi suis-je donc un mauvais citoyen? Suis-je même un citoyen inutile? C'est à la France entière à répondre. Un de mes élèves est peut-être mort de chagrin à l'heure qu'il est. Je succombe moi-même sous le poids de tant d'inquiétudes. Quel est mon crime? On ne m'a pas encore interrogé depuis sept jours que je suis ici. Je n'existerai pas demain si vous ne venez, ce matin même, à mon secours. Je ne demande pas la liberté, je demande à vivre pour mes pauvres enfants. Que l'Assemblée nationale me constitue prisonnier dans une de ses salles. Qu'elle presse le rapport de mon affaire. Eh! bon Dieu! est-ce une aussi grande affaire? ai-je le temps d'être un mauvais citoyen?
«Quelle horreur de me transférer en plein jour, à trois heures, un jour de fête, à l'instant où le canon d'alarme tonne, et où les soldats d'Avignon et de Marseille me dénoncent à la populace, quand ils auraient pu me défendre de sa rage, à travers le Pont-Neuf et toutes les rues qui conduisent à l'Abbaye?
«Venez, mon cher, venez faire une bonne action! venez sauver un infortuné en l'investissant de votre inviolabilité et de celle d'un autre de vos collègues, qui trouvera peut-être quelque plaisir à partager avec vous cette bonne œuvre! Sais-je seulement si vous arriverez à temps? Mes bourreaux sont là, couverts de sang; ils grincent des dents et demandent ma tête.
«Adieu, mon cher compatriote! J'ignore si vous trouverez vivant à l'Abbaye l'instituteur infortuné des pauvres sourds-muets.»
L'ami, à qui la lettre était parvenue, pria un de ses collègues plus influent de la communiquer à la Chambre après en avoir raturé et supprimé les passages soulignés.
Cette assemblée ordonna immédiatement à la Commune de mettre Sicard en liberté.
Mais ce décret n'eut pas plus de succès.
L'heure fatale allait sonner. Ignorant si la lettre était arrivée à sa destination, il prend un feuillet de papier, le coupe en trois, et écrit trois billets, un au président Hérault de Séchelles, un à Laffon de Ladébat, son ancien collègue aux académies de Bordeaux, et son ami particulier, membre de l'Assemblée constituante, l'un des plus honorables citoyens, attaché à la religion réformée, un autre à Mme d'Entremeuse, mère de deux personnes qui l'avaient eu pour premier instituteur.
Ces trois billets étaient le dernier espoir de ce malheureux invoquant l'amitié et la reconnaissance.
Le billet, destiné au président, est remis à un honnête et compatissant huissier qui court chez lui. (L'Assemblée ne siégeait pas).
Hérault de Séchelles se rend aussitôt au Comité d'instruction. Laffon de Ladébat, de son côté, se présente chez Chabot, membre de l'Assemblée législative, et lui demande la vie de son ami, en lui peignant sous les plus vives couleurs l'affreuse situation où il se trouve, et en tâchant de lui faire comprendre qu'il n'y a pas un instant à perdre pour le sauver.
Mme d'Entremeuse n'était pas chez elle. L'aînée de ses filles, Éléonore[7] reçoit le billet, le parcourt des yeux et s'évanouit; mais le péril que court son instituteur, son père, lui fait reprendre ses esprits; elle vole chez Pastoret, de qui ce malheureux est connu, elle a beau s'efforcer de remuer les lèvres pour proférer une parole, sa langue est glacée d'effroi.
Pastoret prend le papier, le lit, quitte son dîner, et rencontre au Comité d'instruction, dont il est membre, le président et le secrétaire Romme, qu'on y a appelés. Ces citoyens, ayant conféré ensemble, donnent ordre une seconde fois à la Commune de voler au secours de l'infortuné.
L'abbé Sicard vient à la barre de l'Assemblée présenter ses remercîments aux membres.—Il reçoit les excuses d'un des commissaires, qui assiste à la levée des scellés après avoir contribué lui-même à son incarcération.—Ce dernier le dissuade de rentrer à l'École.—Massieu le visite dans sa retraite.—Communication de l'arrêté de l'Assemblée générale du 1er septembre 1792.—Protestation de l'abbé Salvan.
Cependant la Commune, qui a déjà passé à l'ordre du jour lors de la réception du décret dont il a été parlé, va confirmer cette rigoureuse sentence, mais, par bonheur, siége dans son sein un Bordelais nommé Guiraut, qui demande à être chargé de l'exécution du décret. C'en était encore fait de l'abbé Sicard, si une pluie d'orage qui survint à quatre heures, époque fixée pour le supplice, n'eût troublé le sacrifice et dispersé la foule. Ce n'est que bien plus tard, à sept heures, que les portes de la prison s'ouvrent pour le condamné. Un officier municipal vient le prendre sous le bras et le mener à l'Assemblée nationale entre une double haie d'hommes féroces que son écharpe tient en respect. Chabot, de son côté, cédant à la voix éloquente qui l'implore, monte à la tribune de l'église de l'Abbaye, où il parvient à intéresser en sa faveur ceux qui demandent sa tête.
Sicard prend place dans une voiture avec l'officier municipal et son premier libérateur Monnot. A peine paraît-il à la barre, que les députés se précipitent dans ses bras; des larmes coulent de tous les yeux pendant son improvisation.
«Jamais, s'écrie-t-il en terminant, un seul mot injurieux à la cause de la liberté n'est sorti de ma plume.... Non, celui qui a juré, avec effusion de cœur, soumission à toutes vos lois, celui qui a juré de mourir pour elles, ne devait pas s'attendre à être traité comme un ennemi de la liberté. Pères de la patrie, apprenez à l'Europe que vous savez si bien réparer les erreurs du nouveau régime, que ceux même qui en sont les victimes, sont forcés de le chérir et de le défendre.»
Une fois hors de ce lieu d'angoisses, il demande des commissaires pour procéder à la levée des scellés qui, le jour de son arrestation, ont été apposés à son appartement.
A ceux qui ont été déjà nommés on en adjoint deux autres de la section, dont l'un est précisément celui qui a apporté à la Commune et à la prison de l'Abbaye l'arrêté qui appelait la hache révolutionnaire sur la tête de notre instituteur. Cet homme, ayant plusieurs fois assisté à ses leçons, lui avait toujours témoigné le plus vif intérêt et la plus grande estime.
Il n'a pas plus tôt revu l'abbé, qu'il se jette à son cou en lui avouant, tout confus, qu'il a été le complice de ses assassins, qu'il n'a pas tenu à lui que l'homme, dont il fait le plus de cas, n'ait pas été enveloppé dans le massacre général, mais qu'il n'a pas eu le courage de résister à la haine implacable qui fermente de toute part contre les prêtres.
«On ne concevrait pas, s'écrie l'honorable ecclésiastique, comment, avec quelque honnêteté dans le cœur, cet homme avait pu accepter une mission aussi infâme, si l'on ne savait que souvent la faiblesse fait le mal aussi aisément que la méchanceté, et qu'elle n'est pas moins cruelle.»
La levée des scellés faite, Sicard se flattait d'être enfin rendu à ses élèves, mais le nouveau commissaire lui conseilla de ne pas réintégrer immédiatement son domicile, en lui faisant observer que ses ennemis ne lui pardonneraient pas aussi facilement de s'être soustrait à leurs poursuites.
Écoutant un aussi charitable avis, il prend le parti de se retirer dans une section éloignée, chez le sieur Lacombe, horloger, qui, pendant sa détention, l'avait courageusement demandé partout, au péril de sa vie, et qui, depuis, ne cesse de lui prodiguer, avec sa digne épouse, toutes les consolations dont son âme brisée a tant de besoin. C'est là que le directeur reçoit la première visite du sourd-muet Massieu, qu'il a institué son légataire au moment de subir le coup fatal.
On imaginera sans peine quels sentiments durent déborder de l'âme si naïve de l'élève en revoyant son cher maître. Il avait refusé jusque-là toute nourriture, et n'avait pu goûter un instant de sommeil, tant il était inquiet de sa vie. Un jour de plus, il mourait de douleur et de faim.
Peu après, l'honnête commissaire apporta à l'abbé Sicard, ainsi qu'il le lui avait promis, une copie collationnée de l'arrêté; la voici:
Assemblée générale du 1er septembre 1792.
Sur les représentations faites par plusieurs membres,
1º Que le citoyen Sicard, instituteur des sourds et muets[8], arrêté comme prêtre insermenté, est sur le point d'être élargi, attendu l'utilité dont on prétend qu'il est dans son institution;
2º Que son élargissement serait d'autant plus dangereux, qu'il possède l'art coupable de cacher son incivisme sous des dehors patriotes et de servir la cause des tyrans en persécutant sourdement ceux de ses concitoyens qui se montrent dans le sens de la révolution;
L'assemblée a arrêté qu'elle formerait les demandes suivantes:
1º Que la loi soit exécutée dans toute son étendue vis-à-vis de Sicard;
2º Qu'il soit remplacé par le savant et modeste Salvan, second instituteur des sourds et muets (héritier, comme plusieurs autres, de la sublime méthode inventée par l'immortel de l'Épée), prêtre assermenté et agréé par l'Assemblée nationale;
3º Enfin, qu'il soit porté des copies du présent arrêté au pouvoir exécutif, au Comité de surveillance, au Conseil de la Commune, et au greffe de la prison par les citoyens Pelez et Pernot, commissaires nommés à cet effet.
Signé: BOULU, président.
RIVIÈRE, secrétaire.
Le célèbre instituteur mit cet arrêté sous les yeux de l'abbé Salvan, qui éclata contre ce qu'il prétendait être un outrage à son honneur. Aux plaintes que l'abbé Sicard en fit à celui qui était véhémentement soupçonné d'avoir rédigé cette pièce, l'inculpé eut l'impudence de répondre par des dénégations; mais depuis cette époque, il n'en fut pas moins atteint et convaincu. On en avait, en effet, trouvé la minute, écrite tout entière de sa main, parmi les autres papiers du Comité révolutionnaire de la section. Sa criminelle adresse était allée jusqu'à concerter avec une poignée de ses complices d'autres arrêtés au nom de l'Assemblée entière, chaque fois que la séance était levée.
Aussitôt sa réinstallation définitive, l'abbé Sicard est nommé à divers emplois importants. Mais sa collaboration à une feuille politico-religieuse donne de l'ombrage au Directoire exécutif.—Condamné à la déportation, il trouve un refuge dans le faubourg Saint-Marceau. Ses protestations inutiles au Gouvernement.—Seconde représentation du drame de l'Abbé de l'Épée, par Bouilly, à laquelle assistent le général Bonaparte et son épouse Joséphine.—Supplique de Collin d'Harleville en faveur de l'abbé Sicard.—Le public prend fait et cause pour lui.—Son élargissement.
Ce n'est qu'en 1796 que le respectable directeur put reprendre tranquillement possession de son établissement modèle. Déjà il occupait une chaire de professeur à l'École normale supérieure, fondée par la Convention nationale le 9 brumaire an III (30 octobre 1794) dans l'amphithéâtre du Jardin des plantes.
Il était professeur au Lycée national, et, en outre, coopérait au Magasin encyclopédique.
Ses premiers collègues, à l'École normale, furent Lagrange, Laplace, Monge, Haüy, Daubenton, Berthollet, Volney, Garat, Bernardin de Saint-Pierre, La Harpe, etc.
On pouvait débuter plus mal.
De l'amphithéâtre du Jardin des Plantes, l'École normale, réorganisée en 1808, fut transférée rue des Postes, puis au Collége du Plessis, rue Saint-Jacques, et enfin rue d'Ulm.
L'abbé Sicard fut également admis, à l'occasion de la création de l'Institut de France, à faire partie, avec Garat, de la section de grammaire générale, à la même époque où le Directoire nommait dans la section de poésie Chénier et Lebrun.
Plus tard, quand vint l'arrêté consulaire de réorganisation de l'an XI, il fut désigné pour la classe de littérature avec Andrieux, François de Neufchâteau, Collin d'Harleville, Legouvé, Arnault, Fontanes et autres contemporains illustres.
Pour défendre la cause des prêtres insermentés, il coopéra activement aux Annales religieuses, politiques et littéraires. Toutefois, désormais prudent et circonspect, il se contenta d'y insérer quelques articles signés tantôt de son nom, tantôt de son anagramme Dracis. La publication d'une feuille conçue dans cet esprit ne pouvait passer inaperçue sous le Directoire: un arrêté du 18 fructidor an V (5 septembre 1797) l'inscrivit sur la liste des journalistes qui devaient être déportés à Sinamari. Heureusement, il évita le coup qui le menaçait en se réfugiant dans le faubourg Saint-Marceau.
Là, il employa plus de deux ans à composer sa Grammaire générale et son Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance.
Jean Massieu, cinquième sourd-muet de naissance dans la même famille, offrit plusieurs fois à son maître de partager ses modiques honoraires.
«Mon père n'a rien, répétait-il en ses gestes rapides, c'est à moi de le nourrir, de le vêtir, de le soustraire au sort cruel qui le poursuit.»
L'abbé Sicard, las de languir dans la retraite, et désireux de reprendre ses travaux favoris, chercha à se laver de l'accusation d'ultramontanisme, qui pesait sur lui, quoiqu'il ne fît que partager au fond les doctrines de Port-Royal. Mais en vain protesta-t-il hautement de sa soumission au nouveau gouvernement de la France.
Ne pouvant rien obtenir, il se décida à consigner, dans l'Ami des lois, feuille publiée par l'ex-bénédictin Paultier, membre du Conseil des Cinq-Cents, un désaveu formel de la part qu'il avait prise aux Annales catholiques. Cette protestation, jointe aux supplications de ses élèves pour ravoir leur maître, et aux sollicitations d'amis dévoués pour qu'il fût réintégré dans ses fonctions, échouèrent devant l'inflexibilité d'un pouvoir ombrageux et la persistance du nommé Alhoy[9] à se maintenir à sa place.
Deux ans plus tard seulement, après la révolution du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), l'abbé Sicard fut rendu à ses fonctions.
«Une seconde liste de proscrits venait d'obtenir le bienfait du rappel. Les écrivains y figuraient en grand nombre. MM. de Fontanes, de La Harpe, Suard, Sicard, Michaud, Fiévée, étaient rappelés de leur exil ou autorisés à sortir de leur retraite.»
(Histoire du Consulat et de l'Empire, par
M. Thiers, t. I, livre II).
Le respectable directeur fut aussi réintégré en 1801 par le premier Consul, avec Suard, Michaud, Fiévée, etc., dans l'Institut de France, d'où le 18 fructidor l'avait exclu, et il s'occupa presque aussitôt de créer une imprimerie desservie par plusieurs de ses élèves. D'autres furent, grâce à lui, employés dans diverses administrations publiques, et leurs vieux parents reçurent le fruit de leur travail journalier.
Les vœux des sourds-muets et de leurs amis étaient comblés. Voici quelle fut la cause de cette révolution inattendue:
Dans le courant de décembre de cette année, Mme Bonaparte assistait, avec son époux, à la seconde représentation du drame de l'Abbé de l'Épée, par Bouilly.
Au cinquième acte, lorsque Monvel, chargé du rôle du vénérable fondateur, dit à l'avocat Franval: qu'il y a longtemps qu'il est séparé de ses nombreux élèves, et que, sans doute, ils souffrent beaucoup de son absence....., Collin d'Harleville se lève avec plusieurs hommes de lettres, placés dans une galerie faisant face à la loge de Bonaparte, et tous s'écrient:
«Que le vertueux Sicard, qui gémit dans les fers, nous soit rendu!»
Ce cri de nobles âmes est incontinent répété par la salle entière, et, dès le lendemain, le premier Consul, désireux de faire droit à une requête aussi unanime, et cédant aux instances de Joséphine, se fait rendre compte des motifs de l'incarcération du successeur de l'abbé de l'Épée.
Ce jour-là, l'estimable auteur de la pièce recevait de Collin d'Harleville un billet contenant non-seulement ses félicitations sur le succès bien mérité de son œuvre, mais exprimant encore sa certitude que le bonheur de Sicard serait le complément de son triomphe.
Un homme, d'un certain âge, paraissant timide et ému, demandait cependant à parler à Bouilly. C'était Sicard lui-même qui venait de sortir de sa prison. Il se jette dans les bras de son libérateur avec toute l'effusion de la reconnaissance en lui annonçant que Mme Bonaparte doit elle-même le présenter au premier Consul, et qu'il compte sur sa puissante intervention pour se retrouver bientôt au milieu de son troupeau chéri.
Cet espoir ne fut pas déçu. Peu après, il adressait à Bouilly la lettre suivante que ce dernier regarda toujours comme un de ses plus beaux titres à l'estime publique:
Paris, le 23 nivôse an VIII.
«Jouissez de votre triomphe, mon aimable collègue; je suis, depuis hier, réintégré dans mes fonctions. Il n'est pas permis à votre modestie de ne pas prendre une très-grande part à cette sorte de victoire. C'est votre pièce, qu'on dit si belle, si touchante, qui a ramené sur moi l'intérêt public. Je vous ai promis de vous prévenir du jour où aurait lieu ma première séance qui sera aussi ma première entrevue avec mes enfants depuis vingt-huit mois. Eh bien! c'est après demain, 25, à dix heures très-précises.
«Venez-y avec Mme Bouilly! vous êtes bien dignes de figurer l'un à côté de l'autre dans une séance aussi touchante..... Mais, de grâce, accourez avant dix heures! demandez-moi à la porte! je veux vous voir avant la séance: je veux embrasser un de mes plus tendres amis et le presser contre mon cœur: cette jouissance me préparera à toutes les autres de cette heureuse matinée.
«Je vous embrasse, en attendant, de tout mon cœur. Adieu! mille fois adieu! Tout à vous, sans réserve!»
Les jeunes sourds-muets, pour leur compte, ayant su à qui leur directeur devait sa liberté, s'entendirent pour modeler un beau buste de l'abbé de l'Épée, en terre cuite. On aura peine à se figurer la surprise et l'émotion qu'éprouva notre auteur dramatique en recevant de leurs mains ce tribut de leur reconnaissance filiale.
Dans la suite, Mme Talma, qui fut tant applaudie dans le rôle de l'élève de l'abbé de l'Épée, vint causer à Bouilly une nouvelle jouissance en lui annonçant qu'elle était chargée de lui remettre, au nom de tous les sourds-muets, ses camarades, des vers exprimant les vifs sentiments dont ils étaient animés.
Le lecteur nous pardonnera sans doute de ne pouvoir résister au plaisir de mentionner encore un trait qui est personnel à Bouilly.
Présenté par Joséphine au chef du pouvoir exécutif, il en reçut des éloges sur son double succès.
«Je vous remercie, lui dit-il avec le sourire à dents blanches qui ornaient sa bouche des plus expressives (termes de notre aimable conteur), de votre pièce sur l'abbé de l'Épée: vous m'avez procuré le plaisir de rendre Sicard à ses élèves.
«—Et moi, général, dit Bouilly, je dois vous remercier bien plus encore de m'avoir procuré, par cet acte de justice, la plus honorable jouissance que puisse éprouver un littérateur.»
On remarque, dans la Clef du cabinet des souverains, une lettre d'une jeune sourde-muette, Mlle Rey Lacroix, à Mme Bonaparte.
«Les sourds-muets, lui écrit-elle avec une naïveté charmante, n'ont pas Sicard depuis beaucoup de mois. Je l'aime bien, il est dans mon cœur. Il a enseigné à mon papa qui m'enseigne tous les jours.
«Dites à votre époux de rendre Sicard aux sourds-muets! Vous deux serez leurs amis comme est papa: ils prieront Dieu pour vous.»
Après le 3 nivôse, les jeunes sourds-muets étant allés complimenter le premier Consul, leur respectable maître fut chargé par lui de leur transmettre sa réponse:
«Je suis bien aise de voir les sourds-muets de naissance, et c'est avec plaisir que je reçois l'expression de leurs sentiments. Dites à vos élèves, citoyen Sicard, que je ferai tout ce qui sera nécessaire pour augmenter leur bien-être et pour les rendre heureux.»
Graves erreurs échappées à l'auteur du Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance.—Plus tard il se rétracte dans sa Théorie des signes.—Prérogatives de la mimique naturelle que fait valoir Bébian.—Différences entre la dactylologie et la mimique.—Observation judicieuse de l'abbé Sicard sur l'articulation.
Rapportons, en passant, le jugement que Napoléon Ier porta plus tard sur la langue des sourds-muets:
«Monsieur l'abbé, dit le futur empereur à Sicard, qu'à la demande de ses élèves il venait de faire élargir, en payant les dettes qu'il avait contractées pour eux, il me semble que ces infortunés n'ont que deux mots dans leur grammaire: le substantif et l'adjectif.»
Le grand homme avait l'esprit trop subtil, trop pénétrant pour n'y pas ajouter le verbe, s'il avait eu le temps de sonder davantage l'admirable langue employée journellement par cette portion intéressante de la famille humaine, et surtout s'il avait eu affaire à un maître qui eût su puiser plus sûrement parmi les trésors qu'elle recèle. N'est-ce pas, en effet, le verbe qui est le fond de la langue des signes, puisque c'est une langue d'action?
Hâtons-nous de profiter de l'occasion pour jeter un coup d'œil sur l'œuvre capitale de l'abbé Sicard, son Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance, dont il a été fait mention plus haut. Mais, tout en accordant volontiers que c'est une sorte de cours de métaphysique et de grammaire expérimentales, propre à l'instruction de tous les enfants, qu'il nous soit permis, tout d'abord, de nous élever, comme nous l'avons déjà fait dans plus d'une circonstance, et comme nous ne cesserons de le faire, contre deux ou trois passages du discours préliminaire qui nous semblent aussi absurdes que révoltants pour l'espèce humaine.
«Qu'est-ce, dit l'abbé Sicard, qu'un sourd-muet de naissance, considéré en lui-même avant qu'une éducation quelconque ait commencé à le lier par quelque rapport à la grande famille dont, par sa forme extérieure, il fait partie? C'est un être parfaitement nul dans la société, un automate vivant, une statue, telle que la présente Charles BONNET, et d'après lui CONDILLAC; une statue à laquelle il faut ouvrir l'un après l'autre et diriger tous les sens en suppléant à celui dont il est malheureusement privé. Borné aux seuls mouvements physiques, il n'a pas même, avant qu'on ait déchiré l'enveloppe qui ensevelit sa raison, cet instinct sûr qui dirige les animaux destinés à n'avoir que ce guide.
«Le sourd-muet n'est donc, jusque-là, qu'une sorte de machine ambulante, dont l'organisation, quant aux effets, est inférieure à celle des animaux.
«Quant au moral, il résulte et se combine de tant d'éléments, tous placés si loin de lui, qu'on doit bien se douter qu'il n'en soupçonne pas même l'existence.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Tel est le sourd-muet dans son état naturel; le voilà tel que l'habitude de l'observation, en vivant avec lui, m'a mis à même de le dépeindre! C'est de ce triste et déplorable état qu'il faut le retirer avant de songer à faire de lui un laboureur, un vigneron, un ouvrier, un homme d'une profession quelconque.»
Que la sottise rabaisse le sourd-muet illettré au-dessous de la bête la plus stupide, et imprime sur son front le stigmate d'une machine à figure humaine, il n'y a qu'à hausser les épaules; mais qu'une pareille assertion sorte de la plume d'un grave instituteur de sourds-muets! C'est un paradoxe inqualifiable, qui a excité chez nous, encore enfants, une indignation si légitime, que nous n'eussions pas mieux demandé que de faire bonne et prompte justice de toutes les feuilles si révoltantes des exemplaires qui nous tombaient sous la main.
J'ai autrefois développé cette idée que le sourd-muet à l'état brut, comme le suppose l'abbé Sicard, est une chimère. Il n'y a pas un sourd-muet âgé seulement de dix ans qui, ayant vécu avec les hommes, n'ait appris quelque chose d'eux, n'ait émis quelque idée, n'ait, en un mot, communiqué, d'une manière fort imparfaite sans doute, mais communiqué avec eux. L'être sur lequel on raisonne n'existe donc pas en réalité.
Depuis, heureusement, l'abbé Sicard fit amende honorable d'une pareille opinion dans sa Théorie des signes pour servir d'introduction à l'étude des langues où le sens des mots, au lieu d'être défini, est mis en action, ouvrage formant deux volumes in-8º, l'un de 580, l'autre de 650 pages.
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«Le sourd-muet, dit-il, page 8 du tome Ier, n'est pas aussi malheureux; il apporte aux leçons de son maître une âme communicative, qui, pleine des idées que les objets extérieurs, par le ministère des sens qui en sont frappés, ont fait parvenir jusqu'à elle, anime son regard, modifie les muscles de son visage et commande à sa physionomie cette diversité de traits et de nuances qui servent à exprimer toutes ses pensées et toutes ses affections. C'est encore son âme qui communique aux gestes toutes les formes propres à dessiner les objets; c'est elle qui, dans ses yeux, décèle la colère qu'il voudrait en vain dissimuler et qui les enflamme, c'est elle qui sillonne son front quand il est triste, qui fait naître le sourire sur ses lèvres et l'expression de la tendresse dans ses yeux languissants. Enfin, le sourd-muet qui arrive de chez ses parents et qui n'a reçu encore aucune leçon n'est pas moins éloquent que le jeune entendant qui, auprès d'un maître, vient apprendre l'art d'analyser la pensée, et celui de parler correctement la langue dont sa première institutrice lui a fait connaître toutes les expressions, en répandant sur ses leçons tout le charme de l'amour maternel.»
Plût à Dieu que, comme la lance d'Achille, ce désaccord, quoique tardif, ait pu guérir les blessures faites par le premier coup!
La Théorie des signes est bien loin d'avoir eu la vogue du Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance. Une société savante l'a proclamée toutefois un ouvrage élémentaire absolument neuf, indispensable à l'enseignement des sourds-muets, également utile aux élèves de toutes les classes et aux instituteurs, et l'Institut lui a décerné un grand prix décennal de première classe, destiné au meilleur ouvrage de morale ou d'éducation.
Telle était, à propos du Cours d'instruction d'un sourd-muet, l'opinion d'un juge fort compétent, M. de Gérando, dans son bel ouvrage: De l'Éducation des sourds-muets de naissance:
«Lorsque nous parcourons ce livre, nous croyons presque lire un roman philosophique; il en revêt les formes, il en offre souvent l'intérêt; on y trouve quelque chose du roman de l'Arabe Thophaïl (le Philosophe autodidactique), quelque chose qui semble emprunté aux tableaux de Buffon, à la statue de Condillac, à l'Émile de Rousseau. C'est une âme encore assoupie qui s'éveille, un esprit, encore aveugle, qui s'ouvre à la lumière, une vie intelligente qui, sous la direction de l'instituteur, commence à se développer au milieu de scènes variées. C'est une espèce de sauvage, étranger à nos mœurs, qui est initié à nos idées, à nos connaissances, en même temps qu'à notre langue. L'instituteur sait répandre sur chacun de ces progrès, sur chacun des exercices par lequel il les obtient, le charme de cette espèce de drame. Il peint avec chaleur les incertitudes, les joies du maître et de l'élève; il réussit à faire ressortir ainsi, dans un tableau animé, les définitions, les procédés qui semblaient les plus arides de leur nature; il donne une figure, une physionomie aux notions les plus abstraites. On dirait que l'abbé Sicard est le peintre de la synthèse, le poëte de la grammaire. Cet ouvrage eut plusieurs éditions, et il ne faut pas en être surpris; car les sourds-muets ne sont pas les seuls auxquels il peut être profitable.»
D'ailleurs, tant s'en faut que l'abbé Sicard se fût rendu familière et comme propre la mimique, ce principal moyen de transmettre les idées aux sourd-muets, qu'au contraire, il ne possédait que le mécanisme de ce langage, sans qu'on eût besoin de faire la part de ce qu'on appelle signes naturels et communs. Tout son savoir en ce genre se bornait presque exclusivement à l'emploi des signes dits méthodiques, faute d'avoir vécu assez intimement avec ses élèves pour découvrir dans leur langage encore brut et peu cultivé le germe d'une langue riche et expressive. Parfois l'alphabet manuel, et, plus souvent, la plume et la craie intervenaient dans ses démonstrations et dans ses entretiens.
Or, les signes méthodiques sont une sorte d'épellation pour ainsi dire matérielle, non-seulement des mots, mais des formes grammaticales qui les modifient. On a donné aux premiers le nom de signes de nomenclature, et aux seconds celui de signes grammaticaux.
Les règles du langage des gestes diffèrent si essentiellement de celles de la langue parlée, qu'on ne devait que rectifier ce que les gestes pouvaient avoir de défectueux, de faux, tout en les livrant à toute l'indépendance de leur essor, ou au moins les perfectionner et les rendre capables de suffire à tous les besoins de l'esprit.
Il était réservé à un instituteur plus clairvoyant, plus judicieux, à Bébian, de reprendre ce principe, posé avec tant de sagesse par l'abbé de l'Épée, qu'on doit instruire un sourd-muet au moyen de son propre langage, c'est-à-dire par le langage des gestes, comme l'on enseigne une langue étrangère à un enfant ordinaire à l'aide de sa langue nationale.
Personne ne pouvait mieux sentir combien il importait, dans l'intérêt des progrès du disciple, de respecter les lois de l'entendement humain en établissant les rapports soit des signes avec les idées, soit des signes entre eux.
De nos jours, il paraît reconnu universellement, ou peu s'en faut, que, dans l'application de ce principe si fécond, le langage des gestes et une langue parlée quelconque ne peuvent se nuire en rien, quoiqu'en apparence l'un et l'autre ne doivent guère s'accorder, du moins pour la construction.
Ce sujet aurait besoin d'être traité plus au long, mais, à notre avis, il doit suffire d'avoir jeté en passant une distinction entre les signes méthodiques et les signes naturels au milieu d'une simple notice qui ne comporterait d'ailleurs pas une si aride discussion.
Au surplus, nous ne saurions assez insister pour mettre dans l'esprit de tous qu'on n'est sûr d'arriver à une parfaite connaissance de la mimique que par un usage journalier et par une rare habileté à découvrir tout ce qui se passe dans l'âme des sourds-muets.
L'abbé Sicard avait pris l'idée de sa théorie des signes dans le Dictionnaire[10], que son célèbre prédécesseur avait calqué, sauf quelques légers changements, sur l'Abrégé de Richelet, corrigé par de Wailly, travail que la mort vint interrompre au moment où il allait le mettre au jour. Résolu de le poursuivre et s'imaginant être en mesure de le perfectionner, il avait divisé son nouvel ouvrage en plusieurs séries: les objets physiques, les adjectifs, les noms abstraits, etc.
S'agissait-il de dicter le mot arbre, il faisait à son élève trois signes: le premier représentant un objet enfoncé dans les terres; le second, la croissance et l'élévation progressive de cet objet; le troisième, les branches qui naissent du tronc et que le vent agite.
Était-il question du mot professeur, il lui fallait:
1º les signes d'une salle publique ou particulière, d'un collége, d'un lycée, d'une institution;
2º Les signes de la grammaire, logique, métaphysique, langues, arithmétique, géographie, géométrie, etc.;
3º Il figurait l'action de rassembler des jeunes gens, de leur parler et de les enseigner publiquement.
Cependant un seul signe chez nous suffit aujourd'hui à exprimer aussi clairement que complétement toutes ces idées.
Après tout, ne doit-on pas faire provision de courage et de patience, si l'on veut poursuivre jusqu'au bout la lecture d'un livre aussi volumineux, aussi effrayant?
Avant d'aller plus loin, il nous semble à propos d'établir une différence entre les deux principaux moyens de communication à l'usage des sourds-muets: la dactylologie et la mimique, qu'on voit trop souvent confondre par le public.
La dactylologie, enfance de l'art, n'est que le calque fidèle des lettres de l'alphabet d'une langue donnée, incompréhensible à ceux qui ne connaissent pas cette langue, se bornant à reproduire ces lettres une à une, aussi exactement que possible, à l'aide des doigts.
La mimique, au contraire, est l'admirable langage de la nature, commun à tous les hommes, parce qu'il ne reproduit pas des mots, mais des idées, créé par le besoin, l'imagination, le génie, et, grâce à son caractère d'universalité, compris de tous les peuples.
La mimique n'est-elle pas encore ce langage primitif dont l'enfant se sert instinctivement avant et même après l'éclosion de sa raison naissante; se glissant, dans un âge plus avancé, à l'insu des parlants, dans leurs conversations journalières, et devenant, sans qu'ils s'en aperçoivent, l'auxiliaire obligé des personnes qui brillent au barreau, à la tribune politique, à la chaire, comme sur la scène tragique, comique ou même lyrique? Un ballet, exactement reproduit, n'est-il pas surtout une excellente leçon de mimique?
Nous ne saurions trop le répéter, on aura toujours beau essayer d'écrire fidèlement les différentes positions et les divers mouvements que la main ou le bras est capable d'exécuter, on n'y réussira pas.
Le peintre qui détacherait d'un modèle chacun des traits qui le composent, pour les faire passer isolément sous nos yeux, ne nous donnerait pas la moindre idée de la physionomie de ce modèle.
Celui donc qui veut s'initier sérieusement aux secrets de la mimique n'a qu'à se placer en présence de la nature et à saisir, pour ainsi dire, au vol les éclairs qui s'en échappent. Qu'il laisse ensuite parler toute son âme, s'il se sent inspiré! C'est là et seulement là qu'on réussit toujours.
Revenons encore un moment au Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance, qui semble avoir été prôné au delà de son mérite.
Peut-être que notre examen dépasserait les limites de ce modeste travail, si nous entreprenions de passer au crible cet alliage étrange de graves erreurs, de divagations hasardées, de procédés plus ou moins ingénieux, et d'analyses plus ou moins profondes. Bornons-nous à relever les divisions que l'auteur a signalées dans cet ouvrage comme autant de moyens de communication!
Ne place-t-il pas, en effet, le quinzième moyen de communication, le Temps, division qu'on en fait, notions sur le système du monde, avant le seizième, qui traite des adverbes? Ne ressort-il pas de là qu'une pareille transposition blesse l'ordre naturel de la génération des idées?
D'un autre côté, on ne saurait nier sans injustice qu'une telle publication ne fût un véritable service rendu, en ce temps-là, à la cause des pauvres sourds-muets, quoiqu'elle ne remplisse pas tout à fait l'idée que son titre a pu en donner d'abord. Eh! que serait-ce si l'auteur avait mieux su montrer la route que doit suivre modestement un père ou une mère de famille, ou un instituteur ou une institutrice primaire, et surtout s'il avait déterminé d'une manière plus rationnelle son point de départ et son point d'arrivée avec son jeune sourd-muet? De tels procédés ne valent-ils pas la peine que l'observateur les prenne pour terme de comparaison entre le sourd-muet et l'enfant ordinaire?
L'histoire de l'instruction des sourds-muets serait l'histoire des facultés morales et intellectuelles.
«Quel spectacle plus digne de toute l'attention du philosophe, a observé Bébian, que d'assister, pour ainsi dire, à l'éclosion de l'intelligence humaine, de voir poindre et se développer cette faculté qui élève l'homme au dessus de tout ce qui l'environne et le place entre le ciel et la terre!
«Si l'établissement d'une langue universelle, ajoute cet instituteur éminent, était une chose qu'on pût espérer, le langage des gestes me paraîtrait, comme à Vossius et à l'abbé de l'Épée, le moyen le plus propre à atteindre ce but.»
On voit que sur ce point les modernes s'accordent avec les anciens qui, au grand étonnement de leur siècle, avaient reconnu de quoi la mimique était capable, pourvu qu'elle fût franche du collier, et qu'on ne passât pas légèrement sur ce mot en apparence vulgaire.
En face d'aussi respectables autorités, nous nous croyons en droit de déplorer que quelques instituteurs qui n'ont rien étudié, ni rien appris dans notre spécialité, fassent journellement fausse route, au lieu de prendre la nature pour guide et pour but. N'est-il pas temps de condamner en dernier ressort leur prétention, pour ne pas dire plus, de jeter à tort et à travers des enfants sourds-muets sur les bancs des jeunes entendants-parlants pour forcer les premiers à recevoir avec les seconds des leçons d'une articulation factice?
Telle ne fut jamais la manière de voir de nos grands maîtres. N'a-t-il pas été démontré par eux jusqu'à l'évidence que la mimique est la pierre angulaire de l'art d'instruire les sourds-muets, tandis que l'articulation n'est pour eux qu'un moyen accessoire et secondaire?
Encore cette dernière ne devrait-elle être enseignée qu'à ceux de nos frères et à celles de nos sœurs dont les organes y ont une certaine aptitude.
«Messieurs, s'écria un jour l'abbé Sicard, dans une des séances qu'il donnait à son école, j'aperçois parmi vous une personne transportée d'admiration en entendant un de mes sourds-muets prononcer quelques mots. Eh bien! s'il m'était permis de payer des manœuvres pour une pareille besogne, il ne sortirait pas de la maison un seul élève qui ne sût parler.»
—Tant bien que mal, eût-il pu ajouter, au risque de ne pas être compris et de ne pas trop se comprendre lui-même.
Exercices publics des sourds-muets. Incroyable enthousiasme des spectateurs.—L'abbé Sicard se plaît à parler ailleurs de ses tentatives et de ses succès.—On tâche de persuader à Napoléon Ier que le célèbre instituteur n'a rien inventé pour ces malheureux. Cette insinuation est repoussée dans une lettre de l'illustre inventeur à M. Barbier, bibliothécaire de ladite Majesté.
Il nous reste à dire un mot d'un autre livre de l'abbé Sicard: Les Éléments de grammaire générale appliquée à la langue française (1814, 1 vol. in-8º).
Il existe peu d'ouvrages qui aient eu, dès leur début, autant d'éditions. La Grammaire générale de l'abbé Sicard occupait une place éminente, comme livre classique, sur les rayons de toutes les bibliothèques, et jusqu'aux plus modestes pensionnats de jeunes demoiselles. Ces pauvres intelligences, au lieu de se plaindre de ne pas la comprendre, ainsi qu'elles en avaient bien le droit, croyaient timidement ne devoir s'en prendre qu'à elles-mêmes.
Mais le sévère regard de la raison n'ayant pas tardé à percer la savante obscurité de l'œuvre, on a fini par l'apprécier à sa juste valeur.
Toutefois, ce qui porta plus loin la gloire du nom de notre instituteur, ce furent ses exercices mensuels auxquels il admettait un public nombreux, mais où l'on remarquait surtout des hommes éminents en tout genre. La cour de l'établissement ne désemplissait point de riches équipages. Et ces flots toujours croissants n'attestaient-ils pas aussi la curiosité qui poussait à contempler les phénomènes vivants du démonstrateur?
La salle, au milieu de laquelle se trouvait un grand tableau de Langlois, représentant l'abbé avec plusieurs de ses élèves des deux sexes, était déjà comble avant l'heure indiquée. A peine en franchissait-il le seuil, que les assistants se levaient en masse pour saluer son entrée. Puis ce n'étaient que cris prolongés d'enthousiasme. Les feuilles publiques s'empressaient à les répéter au loin, de sorte que la première faveur que les étrangers briguaient à l'envi, en arrivant dans notre capitale, était de jouir de ce qu'on appelait, à tort ou à raison, les représentations de l'abbé Sicard, représentations théâtrales dans lesquelles il se plaisait à mettre constamment en scène son élève Massieu.
On avait beau reprocher à l'abbé Sicard un art prestigieux, trop éloigné du naturel et peu en rapport avec son débit, une profusion d'images obtenues parfois au préjudice du simple bon sens, et encore son accent gascon qui frisait souvent le grotesque, il savait toujours captiver son auditoire bénévole, grâce surtout à cet intérêt qui s'attache naturellement à une infirmité quelconque.
La complaisance et le naïf enthousiasme avec lesquels il exposait ses procédés et ses succès ne devaient-ils pas trouver une excuse dans les honorables motifs qui le faisaient agir? Ne puisait-il pas enfin le prestige de l'éloquence dans les miracles qu'on le croyait voir opérer sur ses élèves?[11]
Le cours de l'abbé Sicard était non moins fréquenté par ses répétiteurs, ses répétitrices, et les jeunes personnes qu'on s'empressait de lui recommander. Il avait lieu trois fois par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi, à midi.
Mme Laurine Duler, répétitrice parlante à l'institution des sourds-muets de Paris, devenue depuis directrice de l'École d'Arras, qui n'oubliait rien de ce que son ancien maître avait eu occasion d'enseigner dans ses cours particuliers sur les signes, ne contribuait pas peu non plus à la mise en scène de sa Théorie des signes.
Il n'était pas moins heureux dans toutes les réunions, dans tous les cercles où il était appelé. Un de ses amis, M. Billet, vice-président de la commission administrative de l'école des sourds-muets d'Arras, raconte dans un journal: le Bienfaiteur des sourds-muets et des aveugles (première année, avril 1854) que, lié intimement avec l'abbé Sicard, il le rencontrait fort souvent dans les salons de M. Daunou, son protecteur.
«Il faisait, dit-il, le charme de nos entretiens, et nous aimions surtout à lui parler des sourds-muets. Alors son intelligence prenait feu, elle se laissait enlever à la hauteur de ces grands principes dont il aimait à se dire le législateur, et il n'était pas rare de le voir nous transporter nous-mêmes dans les champs de la démonstration de ses procédés didactiques. Nous lui pardonnions volontiers ses abstractions en faveur de son ardent amour pour ses élèves; et, depuis lors, je me suis toujours senti moi-même porté à leur vouloir et à leur faire du bien.»
Toutefois, les triomphes de l'instituteur ne furent point exempts de contradictions. On n'avait pas craint de rabaisser dans l'esprit de Napoléon Ier le mérite que tout le monde paraissait lui reconnaître. Témoin une lettre que l'abbé adressa le 10 septembre 1805 à M. Barbier, bibliothécaire de Sa Majesté impériale et du Conseil d'État.
«Je vous envoie, Monsieur, dit ce dernier, l'ouvrage de l'abbé de l'Épée qui devait vous être remis hier avec les miens. Je l'annonçais à Sa Majesté en détruisant les mauvaises impressions qu'on avait cherché à lui insinuer sur mon compte.»
Voici la lettre de l'abbé Sicard:
«L'Empereur a été assez bon pour me faire la paternelle révélation de ce qu'on lui avait dit de moi. On s'était efforcé de lui faire accroire que je n'avais rien inventé dans l'art que je professe, que l'abbé de l'Épée avait tout trouvé, tout fixé avant moi. On ajoutait que je n'avais formé qu'un seul élève, que j'avais mécaniquement dressé à faire quelques tours de force. Sa Majesté ne m'a pas répété ces mots-là; mais il ne m'a pas été difficile de découvrir qu'on les lui avait dits. Je serais pleinement justifié si vous étiez assez bon pour lire l'Introduction de ma théorie des signes et pour parcourir le travail de mon illustre maître, ainsi que quelques passages de mon Cours d'instruction, entre autres les chapitres 21, 22, 23, 24, 25 et 26.
«Je laisse à votre extrême bienveillance le soin de profiter des moments précieux qui se présenteront, pour les chercher même, afin de faire passer dans l'âme de Sa Majesté les dispositions favorables de la vôtre sur mon compte.
«Agréez l'hommage de ces mêmes ouvrages que vous voulez bien avoir la bonté de présenter à Sa Majesté. C'est déjà pour moi un succès flatteur que de penser qu'ils seront admis dans votre collection.
«Croyez, Monsieur, à la haute estime que vous m'inspirez, comme à tout le monde, et au dévoûment particulier avec lequel j'ai l'honneur d'être, votre, etc.»
Visite du pape Pie VII à l'Institution des sourds-muets. Le directeur lui adresse un discours, suivi de l'Exposé de sa méthode.—Parmi ses élèves brillent deux charmantes jeunes sourdes-muettes: l'une, Mlle de Saint-Céran, complimente Sa Sainteté à haute et intelligible voix; l'autre, Mlle Fanny Robert, la complimente en italien.—A l'imprimerie Le Clere, les ouvriers sourds-muets déposent aux pieds du Souverain Pontife une allocution latine qu'il vient d'imprimer lui-même.—Il parcourt ensuite les ateliers, les dortoirs, etc.—Mlles Robert et de Saint-Céran sont amenées aux Tuileries par l'abbé Sicard.
Parmi les souverains de l'Europe, admirateurs de l'abbé Sicard, on cite le pape Pie VII, François II, empereur d'Autriche, et Alexandre Ier, empereur de Russie.
On nous saura gré de glisser ici une notice historique de ce qui se passa à l'Institution des sourds-muets le jour où Sa Sainteté daigna la visiter en détail.
Le samedi 25 février 1805, le Souverain Pontife se fit conduire à l'établissement. Cinq cardinaux, au nombre desquels était Mgr l'archevêque de Paris, un grand nombre de prélats romains et d'évêques français, des ecclésiastiques, des fonctionnaires, les premières autorités, des étrangers de marque accompagnaient Sa Sainteté.
Le Pape arriva à onze heures avec toute sa suite, escorté d'un détachement de grenadiers à cheval de la garde et de plusieurs compagnies de chasseurs à pied.
Le Souverain Pontife fut reçu à sa descente de voiture par MM. Brousse-Desfaucherets, de Montmorency, Bonnefous et Sicard, administrateurs de la maison.
Avant de se rendre à la salle des exercices, il bénit solennellement la chapelle de l'École, où se trouvaient un grand nombre de personnes qu'il bénit également.
A l'issue de cette cérémonie, le Saint-Père fut conduit par les membres de l'administration à la salle des séances, au milieu de laquelle s'élevait un siége en forme de trône, surmonté d'un dais. Les élèves sourds-muets des deux sexes, sous la surveillance de leurs répétiteurs et répétitrices, étaient groupés séparément en face du trône, sur les deux côtés de l'estrade.
La présence de Sa Sainteté, en ce lieu consacré à l'enfance et au malheur, au sein d'une institution toute religieuse par l'esprit dans lequel elle a été fondée et se maintient, excita le plus consolant intérêt, et c'est au milieu de l'attendrissement général que l'abbé Sicard ouvrit la séance par ce discours adressé au Souverain Pontife:
«Très Saint-Père, le bonheur de vous posséder dans cet asile consacré à rendre la vie morale à des infortunés qui étaient condamnés à n'en jouir jamais, faisait depuis longtemps l'objet des vœux des administrateurs de cette institution. Mais nous n'aurions jamais osé porter jusque-là nos espérances, si, au moment où l'instituteur des sourds-muets vous fut annoncé, Votre Sainteté ne les eût fait naître par ce premier mouvement de bienveillance et d'intérêt: Si! anderemo! Oui, nous nous y rendrons.
«Vous descendez, Très Saint-Père, jusque dans cette humble demeure, et vous y apportez, comme partout où votre charité vous conduit, la consolation, le bonheur et une sainte allégresse. Aucun asile du malheur n'est étranger à votre tendresse paternelle; j'oserai dire que celui-ci n'était peut-être pas tout à fait indigne de votre intérêt, par son but et les motifs qui lui ont donné naissance.
«C'est la Religion qui en a fait concevoir la première idée, et c'est la Religion encore qui a fécondé dans l'esprit qui l'avait conçue cette pensée si heureuse et si grande. C'est le désir de faire naître l'idée de Jésus-Christ dans le cœur de tant d'infortunés, et de les initier aux mystères de cette sainte croyance, dont vous êtes le premier pasteur et le chef suprême, qui embrasa le cœur d'un des prêtres les plus religieux de cette capitale.
«Une bonté sans bornes, une charité sans mesure, un zèle égal à cette charité: voilà quel a été le caractère de l'œuvre de l'illustre abbé de l'Épée, seul inventeur de cette découverte, le plus ardent propagateur de cette œuvre sublime, à laquelle il a consacré et son patriotisme et toutes ses forces, jusqu'au moment où il a été appelé pour aller recevoir au ciel le prix éternel d'un si grand dévoûment.
«C'est de ses mains, Très Saint-Père, que j'ai reçu ce dépôt sacré; c'est cet apostolat que je me suis efforcé de continuer, en profitant de ses leçons, et en augmentant les premiers moyens d'instruction que son grand âge ne lui permettait plus de porter à leur dernière perfection; c'est à atteindre ce but que j'ai employé le peu de ressources que j'avais reçues de la Providence. J'y ai travaillé sans relâche, et j'ai la consolation de pouvoir annoncer à Votre Sainteté que toutes les difficultés ont été vaincues et qu'il n'y a rien de si élevé dans la morale, dans la religion, même dans les institutions humaines, et jusque dans les sciences, que je ne puisse atteindre et que je ne puisse révéler à mes élèves.
«Quel bonheur pour moi, Très Saint-Père, d'être appelé à en faire aujourd'hui l'essai sous vos yeux! C'est une récompense dont je n'aurais osé me flatter, et dont on a craint un instant que je ne fusse privé pour jamais.
«Il demeurera éternellement gravé dans nos cœurs le souvenir de ce jour mémorable où Votre Sainteté n'a pas dédaigné de paraître au milieu de ces enfants que votre présence rend si heureux. Il sera toujours pour moi un grand sujet d'encouragement, et pour eux une source d'émulation et d'instruction continuelle.
«Lorsque j'aurai quelque grande idée de vertu à leur inspirer, je leur parlerai du Saint-Père.
«Quand j'aurai à peindre à leurs yeux la plus haute dignité, unie à la simplicité la plus touchante, les plus éminentes vertus embellies par le charme sans cesse vainqueur d'une bonté toute céleste, je leur parlerai du Souverain Pontife.
«Lorsque je voudrai leur donner une idée juste d'une douceur inaltérable qui fait naître la confiance et qui s'allie si bien à cette sublimité de rang qui prescrit le plus grand respect, assemblage divin qui commande l'admiration et qui entraîne tous les cœurs, je leur parlerai encore du Saint-Père.
«Je leur raconterai toutes les merveilles que votre présence auguste a opérées dans cette capitale; ce triomphe sur tous les esprits, sans même les combattre; cette vénération profonde qui a fait tomber à vos pieds et y attendre la bénédiction de Votre Sainteté, non-seulement les enfants fidèles, mais ceux que le malheur de leur naissance et ceux que de fausses lumières avaient toujours tenus en garde contre l'ascendant du bien; on ne résiste pas à celui de la charité quand elle se montre sous des formes aussi attrayantes.
«Ils entendront tout cela, Très Saint-Père, ces enfants qui en auront déjà remarqué, dans ce jour solennel, la juste application, et ils le rediront, dans leur langage, à ceux qui, dans la suite, viendront, comme eux, recevoir ici les mêmes instructions.
«Ainsi se formera dans cet établissement une sorte de tradition, dont la chaîne ne sera jamais interrompue, de tous les bienfaits que nous aura apportés une visite aussi honorable. Ainsi se continuera le double prodige qui va frapper vos regards paternels: Et surdos fecit audire et mutos loqui.
«Oui, les sourds-muets entendront, car ils verront la parole; les muets parleront, vous verrez leurs gestes la dessiner. C'est ce que je vais tâcher de rendre sensible à Votre Sainteté, dans ces exercices honorés de sa présence.»
A la suite de cette allocution, l'abbé Sicard développe les procédés de sa méthode.
Un élève dessine divers objets sur le tableau, trois autres écrivent autour, dans trois langues différentes: en français, en anglais et en italien, les noms par lesquels on désigne chacun de ces objets. La simplicité de cet enseignement intéresse vivement Sa Sainteté.
L'instituteur expose ensuite les procédés qui lui servent à donner la connaissance des éléments de la proposition et il en fait faire les signes. Un travail de Massieu sur les conjugaisons et sur les divers modes des temps n'excite pas moins d'intérêt. Le célèbre sourd-muet exécute tous ces signes avec une précision et une exactitude remarquables.
Le Souverain Pontife daigne ouvrir un livre (la Vie des Papes) dont elle accepte l'hommage; elle en indique une page que Massieu lit avec une vive pantomime. Après quoi, un autre sourd-muet, Clerc, la traduit en français.
Un élève nommé Gire offre au Saint-Père une tabatière façonnée au tour par un autre élève, et sur laquelle sont tracées en mosaïque les armes du Saint-Siége. Le Souverain Pontife daigne l'accepter et donne sa bénédiction à ce jeune et intéressant artiste qui la reçoit à genoux aux pieds du Pape.
Cette scène est aussitôt décrite, à la fois, par deux sourds-muets et deux sourdes-muettes, dans un style différent.
Une autre sourde-muette, Mlle de Saint-Céran, lit très-distinctement ce que ses compagnes viennent d'écrire; elle écrit ensuite elle-même en langue italienne un compliment adressé au Souverain Pontife.
Une autre élève moins âgée et non moins intéressante, Mlle Robert[12] écrit, de son côté, un autre compliment en italien; l'une et l'autre figurent ensuite par des signes les mots qu'elles ont tracés.
Le compliment italien de Mlle Robert nous paraît mériter par son aimable naïveté d'être reproduit dans ce récit:
Beatissimo Padre, |
Sono fanciulla e mutola. |
Elle ama i fanciulli, sarò amata da lei. |
Sono infelice, avrà pietà di me. |
Sicard è il mio secondo padre. |
Christiana e cattolica sono pure la figlià di Vostra |
Santità. |
En voici la traduction française:
Très Saint-Père, |
Je suis enfant et muette. |
Votre Sainteté aime les enfants, j'en serai aimée. |
Je suis malheureuse, Elle aura pitié de moi. |
Sicard est mon second père. |
Chrétienne et catholique, je suis aussi la fille de Votre Sainteté. |
Après avoir vu parler un sourd-muet, le Pape est dans l'attente de la révélation des moyens qui l'ont conduit à ce succès merveilleux. Les désirs de Sa Sainteté sont satisfaits par M. Sicard, qui s'empresse de développer le mécanisme de la parole et les moyens qu'il a imaginés pour en obtenir d'heureux résultats.
Ce dernier exercice achevé, l'habile instituteur offre au Très Saint-Père le livre qui contient sa méthode et un Recueil de prières à l'usage de ses élèves, imprimé par eux-mêmes, qui voit en ce moment le jour pour la première fois.
Cette séance dure deux heures et demie. Le Pape et les Cardinaux ne cessent d'apporter à ces exercices l'attention la plus soutenue et d'y prendre le plus vif intérêt.
En sortant de la salle, Sa Sainteté, accompagnée de toutes les personnes de sa suite et des administrateurs, entre à l'imprimerie, où elle est reçue par M. Le Clere, son imprimeur, qui lui présente les élèves sourds-muets travaillant à la casse et ceux qui, dans la seconde pièce, sont spécialement occupés à la presse.
Le Saint-Père examine avec la plus grande attention tout ce qui constitue chaque presse: pendant cette revue, on prépare sous ses yeux, sans que Sa Sainteté puisse s'en douter, le compliment latin qu'elle va imprimer elle-même et que M. Le Clere lui adresse tant en son nom qu'en celui des sourds-muets imprimeurs.
Le Pape, mettant la main à l'œuvre, veut bien imiter les ouvriers et de ce travail résultent les lignes suivantes:
SANCTISSIMO DOMINO NOSTRO
PIO PAPÆ VII,
TYPOGRAPHIAM ADRIANI LE CLERE,
TYPOGRAPHI SUI PARISIENSIS,
VISITANTI.
BEATISSIME PATER,
QUANDO Typographiam illam Parisiensem, quæ Sanctitati tuæ Gallias ad tempus incolenti feliciter inservit, visitare dignaris, typi moventur ut aliquid in laudem tuam exhibeant; præla fervent ut mansuris illud signent figuris, atque ita seræ posteritati commendent. Typographus, tam suo quàm opificum suorum nomine, subitum istud industriæ communis opus verendo admodùm Hospiti gestit offerre. Hasce lineolas, sinceri in Summum Pontificem obsequii testes, ac pii erga Christi Vicarium affectûs indices, typis mandaverunt juvenes audiendi pariter et loquendi usu destituti. Sed physicas facultates, quas parca nimis natura negaverat, ipsis postea tribuit vir quidam clarissimus, et nativitatis defectus artis suæ potentiâ supplevit. In officina nostra prodigiorum semper feraci, quod opifices auribus percipere non valent, id oculis apprehendunt; et quod ore non possunt dicere, id digitis eloquuntur. Hinc est, quod litterarum ministerio, et totius corporis habitu ad venerationem composito, Apostolicam Benedictionem tuam suppliciter exposcunt.
Traduction:
A NOTRE SAINT-PÈRE
LE PAPE PIE VII,
VISITANT L'IMPRIMERIE D'ADRIEN LE CLERE
SON IMPRIMEUR, A PARIS.
TRÈS SAINT-PÈRE,
«Lorsque vous daignez visiter l'imprimerie de Paris, qui a le bonheur de servir Votre Sainteté pendant son séjour en France, les caractères se mettent en mouvement pour figurer quelque chose en votre honneur; les presses s'échauffent pour le représenter par des signes durables, et le transmettre ainsi à la postérité la plus reculée. L'imprimeur, tant en son nom qu'en celui de ses ouvriers, s'empresse d'offrir ce subit ouvrage de leur commune industrie à un hôte si digne de leur vénération. Ces lignes d'impression, qui attestent une sincère soumission au Souverain Pontife, et qui marquent une pieuse affection pour le Vicaire de Jésus-Christ, ont été composées par des jeunes gens qui n'ont ni l'usage de l'ouïe ni celui de la parole. Mais les facultés physiques que la nature trop économe leur avait refusées, un homme célèbre les leur a données par la suite et a suppléé aux défauts de la naissance par la puissance de son art. Dans notre atelier, toujours fécond en prodiges, ce que les ouvriers ne peuvent comprendre par les oreilles, ils le saisissent par les yeux; et ce qu'ils sont incapables de dire par la bouche, ils l'expriment par les doigts.
«C'est pour cela qu'ils se servent du ministère des lettres et de leur attitude respectueuse pour vous supplier de leur accorder votre bénédiction apostolique.»
Ce qui étonne beaucoup le Saint-Père est de voir, au bas de cette feuille, ces mots-ci: Imprimé par Sa Sainteté elle-même.
Le Souverain Pontife est conduit à une autre presse par M. de Noel, prote de l'imprimerie.
Un sourd-muet y prépare le quatrain suivant, imprimé également par Sa Sainteté, qui lui est présenté par un autre sourd-muet (Romain).
Sa bonté, dans le rang où chacun le contemple, |
Rend au faible l'espoir, donne au juste la paix, |
Fait chérir le pouvoir par ses nombreux bienfaits, |
Et la vertu par son exemple. |
En se retirant de l'imprimerie, le Saint-Père donne sa bénédiction et son anneau à baiser à tous les membres de la famille de son typographe et à toutes les personnes qui ont été admises dans l'imprimerie.
Sa Sainteté veut bien visiter aussi les autres ateliers. Elle y va en passant par le grand dortoir qui règne dans toute l'étendue du corps de logis et où des croisées habilement ménagées en face les unes des autres favorisent, pour la santé des élèves, une libre et continuelle circulation de l'air. On fait remarquer à Sa Sainteté que tous les lits sont l'œuvre des élèves menuisiers. Il admire l'habileté de l'architecte de l'institution (M. de Beaumont) qui, remplaçant les murs de refond de l'édifice par de légères colonnes, a su réunir l'agrément à la solidité. C'est à lui, à son activité, au tendre intérêt qu'il porte à l'institution qu'est due la propreté, l'ordre de la maison qui, en très-peu de temps, a été réparée et rendue digne de recevoir Sa Sainteté.
Le Saint-Père visite l'atelier de tourneurs où a été tournée la boîte qu'il vient de recevoir, et il voit occupés au travail plusieurs élèves sous la direction de M. Chabert, chef de cette spécialité. L'atelier de dessin lui offre son portrait, dessiné par M. Tulout, qui en est le maître. Il voit avec le même intérêt l'atelier de gravure sur pierres fines, dirigé par M. Jouffroy, membre de l'Institut national.
M. Belloni, chef de l'atelier de mosaïque, obtient également les encouragements de Sa Sainteté.
Dans l'atelier des tailleurs, dans celui des cordonniers, le Saint-Père ne contemple pas sans émotion de jeunes élèves dont le travail manuel dispense de recourir à des bras étrangers pour la confection des souliers et des habits de toute l'Institution.
Le Souverain Pontife trouve, à son passage, sur les marches de l'escalier et dans les allées de la maison, les sourds-muets qui ne sont pas alors occupés aux ateliers et les sourdes-muettes, tous à genoux et attendant sa bénédiction. Il la donne à tous, et témoigne à chacun de ces enfants la plus touchante bonté.
Enfin le Saint-Père laisse dans cette institution les souvenirs que sa bienveillance sème partout, et qui y ont rendu sa mission bien chère aux administrateurs, aux élèves et à toutes les personnes chargées alors de leur instruction.
Ce n'est que deux ans après qu'une médaille commémorative de cette auguste visite, gravée par M. Duvivier, si justement célèbre, et frappée à la Monnaie, est présentée tant au Souverain Pontife qu'aux cardinaux et autres personnages qui l'ont accompagné.
Puisque nous avons nommé Mlle Fanny Robert, nous ajouterons que le Saint-Père, l'ayant remarquée entre toutes ses sœurs d'infortune, prit la tête de l'enfant dans ses mains et chiffonna sa blonde chevelure. Pour dernière preuve de son intérêt, il lui fit cadeau d'une magnifique boîte de bonbons, d'un chapelet et d'un reliquaire.
Une autre fois, Mlle Robert fut présentée, ainsi que son amie Hélène de Saint-Céran, au Souverain Pontife par l'abbé Sicard, qui avait reçu de Sa Sainteté la permission spéciale de les amener dans son salon, aux Tuileries.
Le Pape, avec cette affabilité qui lui gagnait tous les cœurs, fit asseoir Mlle Robert près de lui. Lorsque le directeur la vit dans cette position, il fronça le sourcil, mais le Saint-Père s'empressa de lui dire: «Ne la grondez pas, c'est moi qui lui ai assigné cette place.»
Mlle Robert n'était alors, nous l'avons dit, qu'une enfant. Que voulez-vous? Un élan de tendresse intime débordait du cœur du vénérable père des fidèles.
L'habile instituteur sert d'interprète à un sourd-muet de naissance ne sachant ni lire ni écrire, François du Val, accusé de vol, et à un faux sourd-muet, Victor de Travanait.—Il est nommé administrateur de l'Hospice des Quinze-Vingts et de l'Institution des Jeunes Aveugles.—Chanoine honoraire de Notre-Dame de Paris, grâce au cardinal Maury.—Un mot de M. Thiers sur la réception du prélat par l'abbé Sicard.
Dix-huit jours avant la visite du Saint-Père (le 5 février) le célèbre instituteur avait failli être victime d'un accident. Il passait, entre huit et neuf heures du soir, de la rue de Richelieu (ancienne rue de la Loi), à la rue Saint-Honoré, lorsqu'une voiture attelée de deux chevaux fougueux le heurta, le terrassa dans le ruisseau, et lui passa sur le corps. Par un hasard aussi heureux qu'inexplicable, il n'y eut ni dislocation, ni fracture, ni la moindre contusion. Il ne se plaignit que d'un mal de reins assez violent pour le retenir au lit, mais il ne tarda pas à se rétablir.
Il déclara, du reste, dans une feuille publique, qu'il devait, en grande partie, l'existence à M. Vertueil, oncle de Mlle Georges, de la Comédie française, et à M. Edme Berthelont, garçon tailleur, qui, sans calculer le péril qu'ils couraient, avaient arrêté intrépidement les chevaux au moment où l'évolution allait achever son tour sur sa poitrine. Une clef, qui se trouvait à l'ouverture droite du devant de son habit, fut presque cassée au premier choc de la roue.
L'abbé Sicard avait été appelé à remplir le rôle d'interprète auprès d'un sourd-muet de naissance illettré à l'audience du 3 fructidor an VIII du tribunal de la Seine. François du Val était prévenu d'avoir pris un sac d'argent et de s'être caché ensuite sous le lit du citoyen Geoffroy, où il avait été découvert.
Assisté de Massieu, le célèbre instituteur mit dans cette affaire un peu de cette solennité théâtrale qu'il abdiquait rarement.
Une autre affaire lui fournit l'occasion de donner une nouvelle preuve de sa sagacité.
En 1806, le maire de La Rochelle fit arrêter un vagabond qui exploitait la charité publique en étalant une pancarte sur laquelle étaient écrits ces mots: Victor de Travanait, sourd-muet de naissance, élève de l'abbé Sicard.
On avait conçu quelques doutes sur la double infirmité dont cet infortuné se plaignait: on lui fit subir différentes épreuves pour le forcer à parler, elles furent infructueuses. Un officier du 66e, en garnison à La Rochelle, persuadé qu'on soupçonnait à tort ce malheureux, écrivit en sa faveur une lettre qui fut insérée dans plusieurs journaux.
Averti par cette publicité, l'abbé Sicard entra en correspondance avec le maire de la ville en question: il ne se souvenait nullement d'avoir eu Victor de Travanait parmi ses disciples; il demanda qu'on lui fît parvenir quelques lignes de son écriture.
A la simple lecture d'un billet que le maire lui envoya, il déclara aussitôt que non-seulement Victor de Travanait n'avait jamais été son élève, mais qu'il n'était pas même sourd-muet de naissance, et il fondait cette dernière assertion sur la manière d'orthographier de cet individu.—Il écrivait ainsi: Je jure devandieux, ma mer est né an nautriche.—QUONDUIT pour CONDUITE; ESSESPOIRE pour ESPOIR; j'ai tai presan, je an porte en core les marque, etc.
«Vous remarquerez, écrivit l'abbé Sicard dans le Moniteur du 20 février 1807, la lettre Q substituée à la lettre C, ce qui prouve, de la manière la plus évidente, que celui qui met l'une à la place de l'autre a entendu, et qu'il a appris que le son de ces deux gutturales est le même.
«Je pourrais, ajoutait-il, accumuler les preuves, si celle-ci ne valait pas une démonstration rigoureuse. Ainsi, monsieur, n'en doutez pas, ce jeune homme n'est pas né sourd, et par conséquent n'est pas muet.»
On mit Victor de Travanait à la disposition de l'abbé Sicard, qui parvint bientôt à lui faire rompre le silence. Il lui fit lire en public, à haute et intelligible voix, un récit de sa vie.
Il y avait quatre ans que personne ne l'avait entendu parler. Son véritable nom était Victor Foy; c'était le fils d'un pâtissier de Luzarches, près de Paris. Il s'était présenté pour remplacer un conscrit en l'an XII, et il avait été admis. Depuis, ayant déserté, il avait parcouru l'Espagne, l'Allemagne, la Suisse, la France, et partout il s'était fait passer pour sourd-muet.
Vers cette époque, l'abbé Sicard entra dans la commission du Dictionnaire de l'Académie française, et fut nommé administrateur de l'Hospice des Quinze-Vingts et de l'Institution des jeunes Aveugles (arrêté ministériel en date du 5 brumaire an XIII), lesquels venaient annuellement, à l'occasion de sa fête, mêler leurs hommages à ceux de leurs frères les sourds-muets, et chanoine honoraire de Notre-Dame de Paris, faveur dont il était redevable au crédit du cardinal Maury, à qui la reconnaissance et l'affection l'attachèrent toute sa vie.
Il fut chargé de répondre, pour la classe de la langue et de la littérature françaises de l'Institut de France, au discours de réception de ce prince de l'Église, prononcé le 6 mai 1807. D'après les exigences de Son Éminence, et contrairement à la loi d'égalité observée parmi tous les membres de l'illustre corps, il eut la faiblesse de le qualifier de Monseigneur, titre que, du reste, Fontenelle, en 1722, n'avait pas balancé à donner au fameux cardinal Dubois.
On nous excusera d'oser reproduire, à ce sujet, les propres expressions de M. Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l'Empire (t. VII, p. 426).
. . . . . . .«L'abbé SICARD, recevant le cardinal Maury, s'était exprimé sur Mirabeau en termes malséants. Le récipiendaire n'en avait pas mieux parlé, et cette séance académique était devenue l'occasion d'une sorte de déchaînement contre la révolution et les révolutionnaires. Napoléon, désagréablement affecté, écrivit au ministre Fouché:
«Je vous recommande qu'il n'y ait point de réaction dans l'opinion publique. Faites parler de Mirabeau avec éloge. Il y a bien des choses dans cette séance de l'Académie, qui ne me plaisent pas. Quand donc serons-nous sages?... Quand serons-nous animés de la véritable charité chrétienne, et quand nos actions auront-elles pour but de n'humilier personne? Quand nous abstiendrons-nous de réveiller des souvenirs qui vont au cœur de tant de gens?»
L'esprit sourd-muet de l'abbé Sicard chez M. de Fontanes.—Ce dernier fait un quatrain à sa louange.—La Restauration le nomme chevalier de la Légion d'honneur, et plus tard chevalier de l'ordre de Saint-Michel de France.—Détails sur la visite de François II, empereur d'Autriche, à l'Institution.—Même honneur que lui accorde la duchesse d'Angoulême.—Il assiste à la réception des souverains alliés par M. de Talleyrand.—L'empereur de Russie, Alexandre Ier, s'étonne du silence de l'instituteur.—Encore l'esprit sourd-muet.
Il faut le dire toutefois, l'abbé Sicard, que l'époque de la Terreur avait vivement impressionné, parlait peu hors de ses séances et semblait sans cesse en proie à de tristes pensées. Un jour qu'il dînait chez M. de Fontanes sans avoir dit une parole, quelqu'un s'écria: «Quoi? c'est là cet abbé Sicard à qui l'on prête tant d'esprit?
«—Sans doute, répliqua Bussière, il tient cela de son état: c'est un esprit sourd-muet.»
M. de Fontanes fit sur lui ce quatrain:
Les muets et les sourds doués d'un nouvel être, |
A la société par son art sont rendus; |
Dans cet art merveilleux il surpassa son maître, |
Et l'égala par ses vertus.[13] |
La Restauration ne se contenta pas de maintenir l'abbé Sicard dans son fauteuil à l'Académie française où, ainsi que nous l'avons dit, le consulat l'avait replacé en 1810 par voie d'élection, elle lui accorda, en 1814, la décoration de la Légion d'honneur. Plus tard, l'ordre de Saint-Michel de France vint également orner sa poitrine.
Depuis sa nomination au grade de chevalier, il célébrait chaque année la messe de saint Louis devant l'Académie française.
Lors de l'occupation de Paris par les armées coalisées, en 1814, l'Institution des sourds-muets reçut la visite de l'empereur d'Autriche.
Comme l'avait annoncé la veille à l'abbé Sicard un des aides de camp du prince, Sa Majesté se présenta à l'Institution le mercredi 11 mai 1814, à dix heures et demie du matin. Elle était accompagnée de plusieurs seigneurs et officiers de distinction. Les voitures entrèrent dans la cour, celle de l'empereur attelée de six chevaux, les deux autres de quatre.
Sicard, Salvan et l'agent général étaient venus, au pied du grand escalier, à la rencontre du monarque étranger, qui fut amené directement à la chapelle préparée pour le recevoir et où la séance eut lieu, parce que ce jour-là même, on faisait des réparations à la salle ordinaire des exercices publics.
Aucun des administrateurs ne put se rendre à la cérémonie, les uns n'ayant pas été avertis à temps, les autres empêchés par les fonctions publiques qu'ils exerçaient.
Sa Majesté impériale fut conduite au fauteuil qui lui avait été préparé, devant le tableau noir qui masquait l'autel. A ses côtés se tenaient les deux personnes de la suite du souverain les plus élevées en dignité et, sur des siéges rangés en demi-cercle, les autres officiers de l'empereur, derrière lequel on apercevait M. Salvan, second instituteur, et M. Mauclerc, agent général. Aux deux côtés du tableau étaient placés à droite les garçons, à gauche les filles, accompagnés de leurs maîtres et maîtresses.
L'abbé Sicard, debout devant le tableau, commença par expliquer d'une manière courte et précise les divers moyens qu'il employait progressivement; les plus jeunes garçons furent d'abord présentés à Sa Majesté; ils figurèrent sur le tableau divers objets qu'ils désignèrent par signes. Les noms de ces objets furent par eux écrits et joints aux figures. Celles-ci effacées, les élèves désignèrent encore par signes la signification des mots restés seuls et remplaçant les figures.
Tels sont les premiers rudiments mis en usage pour fournir aux sourds-muets une espèce de dictionnaire des mots de la langue qu'on veut leur enseigner.
Ensuite furent présentées plusieurs jeunes filles, exercées à écrire sur le tableau divers temps des conjugaisons que l'abbé Sicard leur demanda par signes.
Sa Majesté porta beaucoup d'attention à ces premiers exercices et en parut très-satisfaite.
Après avoir ainsi exposé la marche qu'il suivait pour donner aux élèves l'intelligence des noms substantifs, des verbes et de leurs conjugaisons, le vénérable abbé décrivit la manière dont il les initiait à celle des noms adjectifs qui ne désignent pas des objets réels, mais seulement leur façon d'être, savoir: leurs accidents ou qualités, et qui peuvent varier à l'égard d'un seul et même objet.
De là, l'abbé passa à la formation de la phrase et de la proposition, et expliqua comment le verbe substantif, le seul qui existe rigoureusement, sert de copule ou de lien, unissant l'adjectif à son substantif, et les identifiant, en quelque sorte, pour n'en faire qu'une seule et même chose.
Tout cela démontré par le directeur, d'une manière claire et précise, fut attentivement suivi par Sa Majesté qui lui fit plusieurs observations.
Massieu opéra ensuite sur diverses conjonctions, telles que si, mais et quand, pour prouver que les conjonctions en général sont des ellipses tenant lieu de phrases complètes.
L'abbé Sicard demanda à Massieu et à Clerc la différence qu'il y a entre quand et lorsque. Tous deux répondirent assez bien.
Ensuite Massieu exposa sur le tableau les degrés progressifs de la faculté de la vue dans l'homme, des opérations de l'esprit et de celles de la volonté.
L'abbé Sicard voulant démontrer que ses élèves pouvaient écrire, sous la dictée, toutes choses auxquelles ils n'étaient point préparés, demanda si quelqu'un de l'assistance n'avait pas un imprimé ou un manuscrit qu'un élève dicterait à un autre. On présenta un journal. Sa Majesté fut priée de choisir un article que Massieu dicta à Clerc qui le traduisit très-bien. Ensuite, pour soumettre leur intelligence à une plus forte épreuve, l'habile instituteur fit également dicter par Massieu à Clerc dix vers alexandrins faits en l'honneur de Sa Majesté. Clerc les écrivit de même très-correctement sur le tableau. Après quoi il en donna lecture par signes. On adressa à l'un et à l'autre plusieurs questions auxquelles ils répondirent d'une manière judicieuse.
Enfin, à une heure et demie, au moment où on allait lever la séance, l'Empereur voulut bien donner à Clerc le temps d'écrire sur le tableau quelques pensées, qui furent trouvées très-heureuses, sur l'honneur que Sa Majesté faisait à l'Institution en la visitant.
Le monarque parut très-satisfait de la séance.
En passant dans le corridor, il daigna entrer dans la classe de dessin et examiner les petits ouvrages des élèves. Ensuite il alla visiter le dortoir dont il admira la bonne tenue et la propreté.
L'ancien élève Monteille, confié à M. Jouffroy pour apprendre la gravure sur pierres fines, soumit à l'Empereur plusieurs pierres gravées par lui, dont le prince lui témoigna sa satisfaction.
MM. Sicard, Salvan et Mauclerc eurent l'honneur de reconduire Sa Majesté jusque dans la cour où Elle remonta en voiture, ainsi que les personnes de sa suite, qui semblaient également enchantées de la séance.
Qu'on nous permette de faire suivre le récit de cette visite de quelques détails sur celle dont la duchesse d'Angoulême honora, le 24 novembre 1814, l'Institution des sourds-muets.
Vers deux heures, la Dauphine, suivie de plusieurs fonctionnaires et dames de sa maison, se présente à l'établissement.
A sa descente de voiture, elle est accueillie par MM. le vicomte de Montmorency, le baron Garnier et l'abbé Sicard, administrateurs de l'Institution, les barons Malus et de Gérando, autres administrateurs, s'étant trouvés, à leur vif regret, dans l'impossibilité de s'y rendre.
Madame est conduite, avec sa suite, dans la salle des exercices et placée sur l'estrade préparée pour la recevoir.
M. le baron Garnier adresse à la Princesse un discours dans lequel il la remercie, au nom de l'administration, de la bonté qu'elle a de visiter un des établissements qui prospère le plus sous l'autorité tutélaire de Sa Majesté.
L'abbé Sicard adresse la parole à la princesse, au nom des élèves, afin de lui témoigner leur vive reconnaissance de l'intérêt qu'elle daigne prendre à eux et l'extrême satisfaction qu'ils éprouvent de sa présence. Il ouvre la séance par l'exposition des premiers moyens employés pour commencer l'instruction des sourds-muets.
Puis il fait exercer sur le tableau noir les élèves les plus avancés afin de donner à Son Altesse une idée des succès progressifs obtenus dans l'enseignement.
Madame paraît très-satisfaite tant des moyens que des résultats. Elle fait plusieurs questions qui prouvent sa vive sympathie pour le sort de ces infortunés.
Après les exercices, Elle est conduite au réfectoire, à la chapelle, au dortoir, et reconduite à sa voiture par les administrateurs auxquels Elle témoigne toute sa satisfaction.
Elle daigne faire remettre à l'agent général une somme de 600 fr., destinée aux élèves. L'administration est chargée d'en déterminer l'emploi.
Au sujet de la réception des souverains alliés par M. de Talleyrand, j'ai lu dans un journal répandu ce qui suit, sous le titre de Mémoires sur la Restauration, dictés par un vieux diplomate:
«M. de Talleyrand était venu à la rencontre des souverains alliés au palier du rez-de-chaussée de son hôtel.
«Votre Majesté, dit l'homme d'État s'adressant à l'empereur de Russie, remporte peut-être en ce moment son plus beau triomphe; elle fait de la maison d'un diplomate le temple de la paix.
«—J'en accepte l'augure», répondit Alexandre.
On remonte. Dans les premiers salons se presse une foule de gens plus ou moins connus qui tiennent au passé par leurs souvenirs, au présent par leurs intérêts, et à l'avenir par la crainte de compromettre les uns, ou par l'espoir de rajeunir les autres.
Un homme modeste, en costume ecclésiastique, à l'air effaré, se tient au contraire presque enseveli derrière les curieux et les courtisans. C'est lui que l'œil du czar va troubler dans sa retraite.
«Quel est cet abbé au front doux et triste?» demanda Alexandre à M. de Talleyrand.
«—L'abbé Sicard, excellent royaliste, victime de la Terreur. Il a inventé les sourds-muets.»
L'empereur de Russie, au fond de ses États hyperboréens, avait entendu parler de l'admirable science de l'abbé Sicard et se proposait de la naturaliser à Saint-Pétersbourg.
Il fait quelques pas vers l'humble personnage, et lui adresse peu de mots, sans doute, mais pleins de sympathie; le pauvre abbé, étourdi de cet honneur, est comme frappé de la foudre et ne répond rien.
«Comment! reprend Alexandre en se tournant vers M. de Talleyrand, c'est là cet abbé Sicard auquel on prête tant d'esprit?
«—Sire, répond le prince avec aplomb, Monsieur a l'esprit de son état: «un esprit sourd-muet.» Il refaisait, sans qu'il s'en doutât, le mot de Bussière.
L'un des admirateurs sur parole de l'abbé Sicard, raconte H. Moulin, avocat, dans sa Biographie anecdotique de cet instituteur, l'entendant pour la première fois, s'étonnait de ne pas rencontrer l'homme que son imagination avait rêvé.
«Comment, dit-il à une femme de lettres, alors célèbre, Mme de Bourdicviot qui l'avait accompagné, c'est là cet abbé Sicard, cet homme illustre à qui l'on prête tant d'esprit?
«—Oui, répond la femme auteur, c'est l'esprit de son état, l'esprit sourd-muet.» Troisième version!
Toujours le même mot puisé à trois sources différentes. Laquelle est la bonne? Peut-être toutes les trois.
Le célèbre instituteur fut placé entre l'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche dans un splendide banquet qui leur fut offert à cette époque. Les souverains avaient voulu ajouter cette marque spéciale d'estime à beaucoup d'autres.
Depuis, le czar demanda à une dame d'un esprit peu commun, parlante, celle-là, Mme Duhamel, élève de l'abbé Sicard, chaque fois qu'elle se présenta à sa cour:
«Comment se porte votre génie? Savez-vous que j'ai eu le plaisir de dîner avec lui à Paris?»
La reine de Suède, jalouse de rendre, à son tour, hommage au zèle et aux succès du célèbre instituteur, l'honora d'une lettre flatteuse, dans laquelle Elle le remerciait de ce qu'il voulait bien aider de ses lumières la nouvelle institution des sourds-muets de Stockholm. Sa Majesté daigna, en outre, lui envoyer directement la décoration de son ordre de Wasa[14]. Il avait déjà reçu celle de Saint-Wladimir de Russie.
Certes, ce serait méconnaître l'esprit de justice qui dictait la conduite de Napoléon Ier à l'égard des gens de mérite, quelles que fussent leurs opinions, que de lui reprocher de n'avoir accordé aucune de ses distinctions honorifiques à notre directeur, mais il ne faut pas oublier que, créateur de la Légion d'honneur, jamais le grand homme n'en fut prodigue, surtout dans le principe, comme ses successeurs.
L'abbé Sicard est accusé de professer des opinions hostiles à l'Empereur.—Fouché le défend.—A la demande de ses élèves, il fait payer ses créanciers.—Le célèbre instituteur part pour Londres, pendant les Cent-Jours, avec Massieu et Clerc, sans en prévenir le gouvernement.—Le ministre de l'intérieur, Carnot, lui enjoint d'avoir à renvoyer sur-le-champ Clerc à Paris.—Retour du maître et de ses deux élèves en France au moment où Napoléon est renversé.
L'abbé Sicard avait été dénoncé à l'Empereur comme ayant correspondu avec les agents du roi Louis XVIII, pour lequel on prétendait qu'il avait des sentiments secrets. Grâce à la protection du ministre de la police, Fouché, on se contenta de le laisser tranquille, respectant ses travaux philanthropiques, dont le chef de l'État avait pu constater personnellement le mérite, lorsque, premier Consul, il l'avait fait mander aux Tuileries avec quelques-uns de ses élèves, parmi lesquels se trouvait Massieu.
Dans la suite, un autre sourd-muet, Laurent Clerc, fut chargé, à l'improviste, de rédiger une requête adressée à l'Empereur, ayant pour but d'obtenir de Sa Majesté que les dettes du directeur ne s'élevant pas à moins de 20,000 francs fussent acquittées sur sa cassette. Cette demande devait lui être présentée le lendemain à Saint-Cloud par les élèves des deux sexes, accompagnés de leurs maîtres et maîtresses. Mais force leur fut de revenir à l'École, après avoir attendu vainement l'Empereur.
Le lendemain, l'abbé Sicard s'étant fait expliquer par Clerc le motif de l'absence des élèves, ne put entendre son récit sans en être ému jusqu'aux larmes.
Au reste, le vœu de ces enfants fut exaucé.
Pendant les Cent-Jours, c'est-à-dire en mai 1815, l'abbé Sicard partait pour Londres, emmenant deux sourds-muets, Massieu et Clerc, et un autre de ses élèves, Armand Godard, frère d'un de nos plus riches manufacturiers. Pourquoi y allaient-ils entre les Cent-Jours qui finissaient et une seconde restauration prochaine? Il court bien des bruits là-dessus alors, et plus tard, quoi qu'il en soit, la nouvelle de ce départ tenu secret, excita une vive émotion dans l'École. M. Garnier, procureur général à la Cour des comptes, l'un des administrateurs de l'établissement, s'en plaignit par lettre à Clerc, mais quand sa missive arriva à Calais, déjà le maître et les élèves traversaient le détroit à pleines voiles.
On écrivait à l'abbé Sicard que, comme attachés à l'Institution en qualité de répétiteurs, il n'était pas permis à Massieu et à Clerc de prendre un congé sans l'avoir obtenu du Ministre ou de l'administration, et qu'ils pouvaient encore moins, à la veille d'une guerre imminente, se rendre en pays étranger sans y être autorisés par le gouvernement. Le directeur répondit qu'il n'avait pas eu le temps de remplir les formalités requises, mais qu'au surplus, il informerait par lettre le Ministre tant de son départ que de celui des deux répétiteurs, et qu'il attendrait à Dieppe les ordres de Son Excellence.
Voici la réponse du Ministre de l'intérieur, Carnot, qui parvint, en effet, à l'abbé Sicard chez M. le curé de Saint-Jacques:
«Paris, le 16 mai 1815.
«Le Ministre de l'intérieur, comte de l'Empire.
«Monsieur le directeur,
«J'ai reçu hier la lettre que vous m'avez écrite le 13 pour m'informer de votre départ pour l'Angleterre avec deux élèves de l'Institution des sourds-muets, Massieu et Clerc.
«Je me prêterai toujours volontiers à une mesure qui pourra vous être agréable, surtout lorsqu'elle paraîtra présenter, comme dans cette circonstance, un but d'utilité qui intéresse l'humanité en général.
«Mais je ne puis m'empêcher de vous représenter que l'École des sourds-muets étant placée dans mes attributions, vous n'auriez pas dû vous absenter de Paris sans avoir obtenu préalablement mon autorisation, surtout ayant formé le dessein de conduire avec vous vos deux répétiteurs les plus instruits, et dont l'absence désorganise momentanément l'Institution dont vous êtes le chef.
«Je consens, Monsieur, à ce que vous poursuiviez votre voyage avec Massieu; mais l'intention de l'Empereur, à qui j'ai rendu compte de votre départ, est que vous renvoyiez sur-le-champ à Paris le jeune Clerc pour reprendre ses fonctions dans l'établissement.
«Je compte sur votre empressement à exécuter cet ordre.
«Agréez, Monsieur, l'assurance de ma considération distinguée.
«CARNOT.»
P. S. «Le regret que j'ai, en particulier, de n'avoir pas vu mon respectable confrère avant son départ, vous paraîtra peut-être avoir inspiré de la mauvaise humeur au rédacteur de cette lettre, mais j'ai hâte de me raccommoder avec vous, et c'est sous ce rapport que je vous presse bien fort de revenir le plus tôt possible et de ne pas rester avec des gens qui veulent devenir nos ennemis.
«Mes amitiés.
«Carnot.»
Ce n'est pas que l'abbé Sicard n'eût laissé à l'École les instructions concernant l'enseignement provisoirement confié aux soins de l'abbé Salvan. L'administration avait chargé un de ses membres, le baron de Gérando, de prendre, en cette qualité, toutes les mesures qu'il jugerait nécessaires au bon ordre de la maison.
Dès le retour de l'illustre voyageur, ce membre se fit décharger de la surveillance générale et la livra à un autre de ses collègues d'après le règlement.
Les hommes haut placés, sur lesquels le directeur avait compté pour en recevoir une hospitalité généreuse dans la capitale de la Grande-Bretagne ne s'y trouvaient pas, n'ayant pas été prévenus à temps.
Le moyen de se tirer d'un pareil embarras? Il eut l'heureuse idée de mettre à contribution la curiosité anglaise en y donnant des exercices publics.
Ces représentations nous ont fourni un recueil de définitions et réponses les plus remarquables des deux sourds-muets aux diverses questions qui leur furent adressées. A ce recueil intéressant, imprimé à Londres, en 1815, furent joints notre Alphabet Manuel et le discours d'ouverture de l'abbé Sicard, ainsi qu'une lettre explicative de sa Méthode, par M. Laffon de Ladébat, ancien membre de la première Assemblée législative et du Conseil des Anciens, avec des notes et une traduction anglaise, par J.-H. Sievrac.
Mentionnons, en passant, un fait particulier à Clerc.
Pendant qu'il se trouvait à Londres, il ne craignit pas de soutenir, à la barbe de ses nouvelles connaissances et malgré la presse britannique, qu'il offrait de parier que la nouvelle de la défaite de Napoléon, qui courait alors, n'avait pas le moindre fondement. C'est qu'il pouvait à peine croire que Wellington fût capable de l'emporter sur un aussi grand capitaine. Cependant il eût perdu sa gageure.
Ce ne fut qu'à la chute de l'Empire que le directeur put rentrer en France avec ses élèves.
Un incendie éclate dans l'aile gauche de la maison des sourds-muets. Parmi les travailleurs, on remarque le sourd-muet Carbonnel (de Béziers).—Visites du duc de Gloucester, du duc d'Angoulême et de la duchesse de Berry, qui promet d'amener son fils à l'Institution quand il sera plus grand, pour lui faire apprendre la grammaire des sourds-muets.
Dans le courant de l'année 1817, l'Institution fut exposée à un danger imminent, sans que l'abbé Sicard, rentré bien tard ce soir-là, pût le prévoir le moins du monde, à telles enseignes qu'il s'était mis immédiatement au lit.
L'ancienne église de Saint-Magloire[15], dont l'emplacement était occupé par l'aile gauche de la maison, devint la proie des flammes. On se précipita dans nos dortoirs, on m'emporta de mon lit sans me laisser le temps de m'habiller, et je fus requis pour faire la chaîne avec mes condisciples. Trompant bientôt la vigilance de nos surveillants, je quittai le jardin pour voir ce qui se passait autour du bâtiment menacé. Quel ne fut pas mon effroi en apercevant un des nôtres, Carbonnel (de Béziers), qui, par ses tours de force extraordinaires, avait mérité le surnom d'Hercule des sourds-muets (outre qu'il en avait la structure), fonctionnant sur le théâtre du sinistre avec tout le sang-froid et toute l'agilité d'un sapeur pompier. Ah! si l'on avait su être juste envers lui![16]
Lors de mon voyage, en 1846, à Bordeaux, où Carbonnel (de Béziers), père de deux gentilles demoiselles parlantes, exerçait la profession d'ébéniste, il me conta avec autant de modestie que de simplicité ses escapades d'écolier qui lui avaient coûté cher, mais il supprima les mille traits d'héroïsme qui l'avaient honoré, et ce qui s'était passé dans l'incendie de la nuit du 25 au 26 juillet. Il rougit même comme une jeune fille, quand je lui rappelai avec quelle rare présence d'esprit il avait sauvé un de nos camarades, Arthur Gouïn, depuis artiste peintre d'un rare mérite, au moment où le pied allait lui manquer sur le toit de l'établissement.
Le mercredi 10 février 1819, les administrateurs de l'Institution, prévenus de l'arrivée à l'établissement du duc de Glocester, le reçoivent à sa descente de voiture et l'introduisent dans la salle des séances, où l'abbé Sicard développe devant Son Altesse sa méthode d'enseignement. Plusieurs élèves exécutent en sa présence les principes de cette méthode, et le prince en suit les applications avec beaucoup d'intérêt.
Après avoir visité toutes les parties de l'établissement, il témoigne, en partant, sa satisfaction aux administrateurs de la maison, et adresse, en particulier, des paroles flatteuses au directeur.
Le mardi 22 juin de la même année, vers une heure de l'après-midi, l'établissement est honoré de la visite du duc d'Angoulême, accompagné du comte, depuis duc de Cazes, ministre de l'intérieur, et du comte Chabrol, préfet de la Seine. Son Altesse est aussitôt conduite par le duc de Doudeauville, pair de France, l'un des administrateurs de la maison, et par l'abbé Sicard, à la salle des exercices, où plusieurs élèves sont successivement et simultanément interrogés[17].
A la fin de ces exercices, une brave femme se jette aux pieds du Prince pour implorer sa sollicitude en faveur d'un élève externe et aspirant, le jeune Nonnen, qui vient de perdre sa mère, et dont le père est infirme. Son Altesse, touchée de la position de cet infortuné, exprime le désir de le voir admettre le plus tôt possible au nombre des élèves du Gouvernement.
Le Prince ayant été introduit ensuite dans l'atelier des tourneurs et dans la classe de dessin, paraît examiner avec un vif plaisir divers ouvrages des élèves, et après s'être occupé des moindres détails, se retire visiblement satisfait.
Le dimanche 17 décembre de la même année, vers deux heures de l'après-midi, nous sommes surpris de la présence, chez nous, de la duchesse de Berry, suivie de deux dames de sa cour et du duc de Lévis. Reçue, à son arrivée, par le vicomte Mathieu de Montmorency, un des plus anciens administrateurs de l'établissement, et par l'abbé Sicard, elle assiste, dans le salon de ce dernier, aux exercices de quelques élèves, parmi lesquels se trouve l'auteur de ce livre qui, au nom de ses camarades, adresse à Son Altesse des paroles de remercîment, et qui, plus tard, est chargé d'être l'interprète de leurs sentiments auprès de la princesse lors de sa seconde visite en 1825.
Bébian, censeur des études (voir ma Notice sur sa vie et ses œuvres), survient tout à coup et offre à la princesse quelques ouvrages des élèves. Elle demande à voir ceux qui en sont les auteurs. «Impossible! répond le loyal fonctionnaire, ils sont à peine habillés, hors d'état de se présenter à Votre Altesse, et même dans l'impossibilité, depuis deux mois, d'aller à la promenade, faute de vêtements.»
La Princesse promet qu'Elle s'occupera de leurs besoins, et que, dès que le duc de Bordeaux sera plus grand, elle le conduira chez nous pour y apprendre notre grammaire. En quittant la maison, elle n'oublia pas de laisser entre les mains du directeur des marques de sa munificence.
Avant de continuer ce récit, je demanderai au lecteur la permission de consigner ici l'expression de ma profonde gratitude pour toutes les bontés que mon ancien directeur eut sans cesse pour moi depuis que je fus admis, vers l'âge de huit ans environ, à partager son pain intellectuel avec mes nouveaux condisciples. Je me contenterai d'en citer une preuve entre mille: Le 17 août 1818, sous ses auspices, le roi Louis XVIII daigna accueillir le portrait que j'avais fait, au crayon, d'Henri IV, d'après le peintre Porbus[18].
L'abbé Sicard tombe presque en enfance. Des solliciteurs et des intrigants l'assiégent.—L'infortuné vieillard refuse de quitter son poste, déclarant qu'il est résolu à mourir directeur. Sa fin en 1822.—Détails sur ses obsèques. Un passage remarquable du discours prononcé par M. Bigot de Préameneu, président de l'Académie française, au cimetière du Père La Chaise.—Le directeur avait recommandé, en mourant, ses élèves à la sollicitude de l'abbé Gondelin, second instituteur de l'École des sourds-muets de Bordeaux.—Paulmier, élève du défunt, croit pouvoir disputer sa place au concours. Une réclamation de Pissin-Sicard paraît dans un journal.—Élèves parlants distingués de l'abbé Sicard: Pellier, Paulmier et Bébian.—Manuel d'enseignement pratique des sourds-muets, par ce dernier.—Travail remarquable de M. de Gérando: De l'Éducation des sourds-muets de naissance, 2 vol.—Divers hommages à l'abbé Sicard.—Énumération de ses Œuvres.—Sa correspondance avec Mme Robert sur divers sujets.
Cependant l'âge affaiblissait sensiblement les hautes facultés de l'éminent directeur. Peu s'en fallait même qu'il ne tombât en enfance. Le nombre des solliciteurs, des intrigants et des flatteurs qui n'avaient que trop abusé de son caractère, allait croissant chaque jour. C'était à qui se rendrait maître de son esprit pour tâcher de lui arracher quelque concession. Qui pis est, toute sa fortune s'engloutissait dans cette espèce de curée, avec le fruit de trente années d'appointements (30,000 francs) que le pauvre Massieu, son élève chéri, avait déposé entre ses mains.
Auparavant, dans le plein exercice de ses facultés, il avait éprouvé les mêmes embarras. Ses soi-disants amis avaient eu la lâcheté de lui faire souscrire, en leur faveur, des billets de complaisance et il fut même poursuivi pour des dettes qu'il n'avait jamais contractées. Toutefois, il s'était imposé toute sorte de privations pour être en état de satisfaire ses créanciers si indignement abusés.
Il avait trop de simplicité et de naïvété dans le caractère pour soupçonner le moindre mal chez les autres; sa piété avait toujours été douce et tolérante.
Qui n'eût dit, au souvenir de ses actes et à la lecture de ses écrits, qu'il avait été taillé à l'antique? Il n'en était rien; la nature ne l'avait pas aussi bien partagé du côté des avantages physiques. Son corps était peu gracieux, et sa tête était habituellement penchée du côté gauche.
On avait cru remarquer en lui un faible pour le magnétisme, à telles enseignes qu'il fut sur le point d'être la dupe de la prétendue guérison d'un sourd-muet, nommé Grivel, par un sieur Fabre d'Olivet. La correspondance qui s'ensuivit entre le vénérable instituteur et la spirituelle Mme Robert en fait foi, comme on le verra à la fin de ce livre[19].
On obsédait l'infortuné vieillard pour obtenir sa démission des fonctions de directeur. Mais, contre toute attente, il déclara net qu'il était déterminé à mourir à son poste et qu'il ne céderait sa place à qui que ce fût. L'abbé Sicard écrivit même à ce sujet à Louis XVIII, qui reconnut sa volonté comme sacrée.
Notre célèbre instituteur ne se borna pas là, il fit insérer, le 15 mars 1821, la lettre suivante dans le Moniteur:
«Au rédacteur,
«Les parents de quelques-uns de mes élèves, ayant appris que je me proposais de me démettre de la direction de l'établissement des sourds-muets, et m'en ayant témoigné d'avance leurs regrets; je vous prie de les rassurer en insérant la présente lettre dans votre journal.
«Je n'ai jamais eu ni la pensée ni le désir qu'il me fût permis de donner ma démission. Je suis assez français pour que la mort seule puisse m'arracher à mon poste. D'ailleurs, le modèle que j'ai eu est trop beau, et j'ai fait, jusqu'à ce jour, trop d'efforts dans le but de marcher sur ses traces, pour ne pas l'imiter jusqu'au bout. L'immortel abbé de l'Épée n'abandonna ses enfants d'adoption qu'au moment marqué par la Providence.
«Je me suis toujours proposé d'agir de même; c'est pourquoi j'espère qu'on me le permettra, et que personne ne le trouvera mauvais.
«J'ai l'honneur d'être, etc.
«L'abbé SICARD.»
Enfin l'admirable instituteur, sentant sa fin venir, écrivit la lettre qui suit à l'abbé Gondelin, qui joignait aux fonctions de deuxième instituteur de l'école de Bordeaux, celle de supérieur des Missions étrangères:
«Mon cher confrère, près de mourir, je vous lègue mes chers enfants; je lègue leurs âmes à votre religion, leurs corps à vos soins, leurs facultés intellectuelles à vos lumières. Promettez-moi de remplir cette noble tâche, et je mourrai tranquille.»
Le 10 mai 1822, il terminait, en effet, à l'âge de quatre-vingts ans, une vie consacrée tout entière à la religion, à la bienfaisance, à l'étude des lettres et à la pratique de toutes les vertus.
Ses dépouilles mortelles furent transportées, le lendemain, à l'église Notre-Dame, où l'on célébra ses funérailles.
On remarquait, dans le cortége, une députation de l'Institut de France, quelques-uns de ses parents, et beaucoup de ses amis, sans compter une foule d'illustrations de tout genre. Le corbillard était escorté par un détachement de troupes de ligne, le défunt appartenant, on se le rappelle, à la Légion d'honneur. Deux membres du Chapitre et deux membres de l'Académie française (M. Bigot de Préameneu, président, et M. Raynouard, secrétaire perpétuel), tenaient les quatre coins du drap mortuaire. Tous les visages paraissaient préoccupés de l'objet du deuil, auquel ajoutait la présence des orphelins, dont les privations imposées par la nature avaient été réparées par un travail aussi ingénieux qu'infatigable.
Le corps ayant été porté au cimetière du Père-Lachaise, deux discours furent prononcés sur la tombe de l'abbé Sicard, l'un par le président de l'Académie française, l'autre, par M. Laffon de Ladébat, son ami particulier. Le passage suivant du premier discours parut exciter, au plus haut degré, l'émotion des personnes qui étaient venues rendre les derniers devoirs au respectable défunt.
«Notre douleur, y était-il dit, retentira dans l'Europe entière; on peut même à peine supposer qu'il existe une contrée dans laquelle la civilisation ait pénétré, où le spectacle des sourds-muets ne rappelle qu'il existait, en France, un docte ami de l'humanité qui savait redresser ces écarts de la nature, et dont la longue carrière n'a cessé de briller de cette gloire sans égale.»
Dans le courant de juillet de la même année, son fauteuil à l'Académie française fut occupé par M. Frayssinous, évêque d'Hermopolis, alors grand maître de l'Université, ministre des affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique. Le directeur de cette illustre compagnie, M. Bigot de Préameneu répondit au récipiendaire dans des termes prouvant qu'il était digne d'apprécier l'ami tendre et dévoué des sourds-muets, le défenseur éclairé de la religion et de la patrie.
La dernière volonté du mourant relative à son successeur allait être exécutée par le Gouvernement dès qu'elle parvint à sa connaissance. On se flattait, en voyant l'homme de son choix, que la maison ne le perdrait pas tout entier.
L'abbé Salvan, son sous-directeur, informé qu'il était question de la nomination de l'abbé Gondelin, se rendit avec un rare désintéressement au Conseil d'administration pour lui déclarer que personne ne méritait plus que le digne instituteur de Bordeaux, de remplir la place vacante.
Paulmier, élève de l'abbé Sicard, qui pratiquait sa méthode depuis vingt ans, et qui tenait à la conserver comme l'arche sainte pour le bien des pauvres enfants, avait eu, un instant, l'idée de se porter candidat, attendu, disait-il, que le concours était la seule voie légitime par laquelle l'abbé Sicard était parvenu à succéder à l'abbé de l'Épée. Mais il se désista de ses prétentions lorsqu'il eut une connaissance positive, quoique tardive peut-être, des dernières intentions du maître.
Sur ces entrefaites, une réclamation s'éleva, dans une feuille publique de l'époque, de la part d'un autre élève, Pissin-Sicard[20].
Voici cette demande qui était accompagnée de pièces justificatives.
«Au rédacteur du Drapeau blanc, journal de la politique, de la littérature et des théâtres,
«Monsieur,
«Une feuille du 13 courant (mai 1822) contient une lettre attribuée à mon illustre maître par M. Keppler, agent de l'Institution des sourds-muets de Paris.
«D'après cette lettre, l'abbé Sicard aurait voulu confier le dépôt sacré qu'il avait reçu de l'immortel abbé de l'Épée et de l'infortuné roi-martyr, à l'abbé Gondelin, deuxième instituteur à Bordeaux.
«Souffrez, Monsieur, que je prie, par la voie de votre journal, M. Keppler de vouloir bien concilier cette prétendue lettre avec la suivante, de M. le duc de Richelieu:
Paris, le 3 mai 1821.
«A M. l'abbé Sicard,
«Vous connaissez, Monsieur l'abbé, l'intérêt particulier que je porte à l'institution que vous dirigez et aux travaux qui ont placé votre nom parmi ceux des bienfaiteurs de l'humanité; ce sera donc avec empressement que j'entretiendrai M. le Ministre de l'intérieur du vœu que vous lui exprimez, de voir nommer directeur adjoint, M. Pissin-Sicard, votre élève, que vous désignez pour votre successeur.
«Je ne doute pas que M. le comte Siméon ne saisisse cette occasion de vous donner un nouveau témoignage de son estime; mais j'espère que, de longtemps encore, l'adjoint que vous demandez ne sera appelé à recueillir l'héritage que votre choix lui destine, et que les infortunés qui vous doivent tant, jouiront encore pendant bien des années de vos soins et de vos bienfaits.
«Recevez, je vous prie, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.
«Signé: le duc DE RICHELIEU.»
Après cette citation, M. l'abbé Pissin-Sicard continuait ainsi:
«Je demanderai à M. Keppler si, deux jours avant sa mort, l'abbé Sicard était capable, je ne dirai pas de composer, ni de copier, ni de comprendre la lettre qu'on lui attribue, mais même d'en entendre la simple lecture.
«Et pour fixer, à cet égard, l'opinion publique et celle de l'abbé Gondelin, que je n'ai pas l'honneur de connaître, mais que je respecte infiniment, j'espère que vous ne me refuserez point la grâce d'insérer la lettre suivante que l'abbé Sicard m'écrivait de sa propre main le 13 décembre 1821. J'étais alors à l'Abbaye du Gard:
Paris, le 13 décembre 1821.
A Monsieur Pissin-Sicard.
«Vous serez étonné, sans doute, mon cher et bon ami, à la lecture de cette lettre, d'y trouver la rétractation de la première que vous avez reçue de moi, dans laquelle je vous communiquais la résolution bien positive d'aller vous joindre et de me réunir à vous dans le saint asile que vous avez choisi pour votre retraite. Je viens rétracter, cher ami, cette sainte résolution, et pour les motifs les plus forts, les plus puissants, usant, à votre égard, de toute l'autorité que me donne sur vous ma vive tendresse, vous commander de quitter la sainte retraite où vous êtes, pour vous rendre auprès de votre meilleur ami, que votre absence a amèrement affligé et qui ne saurait la supporter plus longtemps. Rien au monde ne peut m'en consoler, et vous seriez le plus ingrat de mes amis si vous étiez en état de vous y accoutumer vous-même. La solitude où vous m'avez laissé est une sorte de mort pour moi. Rendez-moi l'ami que vous m'avez enlevé. Car cette épreuve est trop forte pour ma faiblesse; je pense que lorsque Dieu nous a réunis, ce n'a pas été pour nous séparer un jour. Vous l'avez présumé, quand vous n'avez pas pensé devoir me communiquer votre fatal projet. Vous connaissez trop bien ma sensibilité pour croire, en y réfléchissant, que je souscrirais à un pareil sacrifice. Le temps m'a prouvé qu'il était au-dessus de mes forces. Il est également au-dessus de celles de vos élèves qui me demandent quand ils reverront leur bon ami. Revenez donc sans délai et ne tardez pas; revenez dans le sein de l'amitié; vous serez plus utile ici que dans votre retraite; laissez les bons religieux près desquels vous êtes allé vous reposer, et accourez vous joindre à votre bon ami qui ne peut désormais vivre sans vous.
«Vos frères vous désirent comme moi, accourez donc aussitôt que cette lettre vous aura été remise! Vous devez, mon cher, surmonter tous les obstacles qui s'opposeraient à ce retour. Songez que votre retraite est un péché contre le Saint-Esprit.......»
L'abbé Pissin-Sicard poursuit:
«Tant que j'ai dû ménager l'extrême sensibilité du pieux abbé Sicard, j'ai pu ensevelir au fond de mon cœur ma douleur et mon indignation; mais aujourd'hui......
«Je conjure M. Keppler de ne pas me mettre dans la nécessité de rompre un silence peut-être trop longtemps gardé.
«J'ose espérer de votre impartialité et de votre respect pour la mémoire d'un des plus illustres bienfaiteurs de l'humanité, que vous voudrez bien insérer la présente dans votre journal.
«J'ai l'honneur, etc.
«PISSIN-SICARD.»
Paris, le 14 mai 1822.
L'abbé Gondelin vint à Paris pour recueillir le pieux legs de l'abbé Sicard, mais il ne fit que paraître à la maison, et, en retournant auprès de ses élèves, il envoya sa démission, à la grande surprise de tous.
On donna pour raison qu'il avait espéré trouver des égaux et non des maîtres chez les membres du conseil d'administration. Ne fallait-il pas, en effet, qu'il eût trop d'élévation dans l'esprit et trop d'indépendance dans le caractère pour se laisser mener par ceux qu'il paraissait tenir à dominer sans autre intérêt que celui du bien général?
La direction fut forcément cédée à l'abbé Périer, fondateur et directeur de l'École des sourds-muets de Rodez, et vicaire-général de Cahors..
Parmi les élèves parlants que l'abbé Sicard forma, on distingue particulièrement le savant et modeste Pellier, appelé deux fois aux fonctions de professeur, la première, du vivant du respectable directeur, la seconde après sa mort et empêché, au regret de tous, d'achever les travaux qu'il préparait, PAULMIER[21], auteur du Sourd-muet civilisé (1820) et d'un autre ouvrage: Considérations sur l'instruction des sourds-muets, suivies d'un Aperçu du plan d'éducation de ces infortunés, présenté aux administrateurs de la maison (1844-1854), à Auguste Bébian[22] déjà cité plus d'une fois.
Ce dernier a éclipsé tous ses rivaux. Il n'avait pas seulement découvert dans le langage d'action le moyen infaillible de remplacer avec avantage les sens qui manquent à ces infortunés, à lui appartient encore la gloire d'avoir ramené à la simplicité, à l'unité une méthode, jusque-là livrée aux caprices et aux tâtonnements. De plus, il avait acquis l'estime de toute une famille dont il s'était déclaré l'ami même avant sa vocation.
Depuis que la maison s'était vue privée de son célèbre directeur l'abbé Sicard, l'enseignement avait été abandonné, sans garantie ni contrôle, à chaque professeur qui se bâtissait un système particulier à sa guise: le mal était trop grave pour ne pas déterminer le conseil d'administration à inviter l'un de ses membres, M. de Gérando, à lui présenter un rapport sur les diverses méthodes appliquées, jusqu'alors, à l'instruction de cette classe d'infortunés.
Il faut ajouter qu'une autre raison avait influé sur cette détermination: aucun ecclésiastique, depuis la démission si peu attendue de l'abbé Gondelin, n'ayant été trouvé capable de continuer l'œuvre des abbés de l'Épée et Sicard, le conseil en était venu à proposer des laïques au lieu d'abbés à qui une telle mission avait toujours été transmise, jusque-là, sans interruption, selon les vœux de l'ancienne administration.
Doué de cet esprit étendu et de ce coup d'œil sûr et judicieux qui constitue le principal mérite de ses travaux, de Gérando, quoique tout à fait en dehors de cette spécialité, n'hésita pas à accepter une tâche qui aurait été peut-être une pierre d'achoppement pour beaucoup d'autres.
Son exposé ayant paru répondre à l'attente des personnes qui en avaient pris connaissance aussi bien qu'à celle de ces collègues, un nouveau conseil de perfectionnement, composé d'érudits que recommandaient également leur savoir et leur zèle pour le bien fut adjoint au conseil d'administration afin de l'aider de ses lumières dans tout ce qui concernait le régime et la marche de l'instruction. Les deux conseils décidèrent l'auteur à mettre au jour en 1827 son ouvrage déjà cité: De l'éducation des sourds-muets de naissance.
Il est divisé en trois parties:
1º Recherches des principes sur lesquels doit reposer l'art d'instruire les sourds-muets.
2º Recherches historiques comparées sur cet art.
3º Considérations sur le mérite comparatif des divers systèmes proposés et sur les perfectionnements dont ils sont susceptibles.
Il y aurait trop de témérité de notre part, après des juges aussi compétents en pareille matière, d'entreprendre de donner ici l'analyse de cette œuvre hors ligne, à laquelle cependant on désirerait peut-être plus de concision, tout en faisant la part de l'éclectisme.
La théorie pouvait être belle, il ne manquait plus que de la mettre en pratique. Ce ne fut qu'en 1827 qu'apparut enfin le Manuel d'enseignement pratique des sourds-muets par Bébian, quoiqu'il eût été adopté par le conseil d'administration dans la séance du 14 juin 1823, comme étant tout d'application et formant l'abrégé du langage des sourds-muets, ayant, en outre, l'avantage d'être également utile aux pères de famille qui se chargeraient de l'instruction de leurs enfants affligés de cette double infirmité.
Cet excellent travail, accompagné de planches, forme deux volumes contenant l'un des modèles d'exercices, l'autre des explications. L'auteur a regretté de se voir réduit à une partie de l'étude de la langue, se rattachant à l'enseignement grammatical, au lieu d'offrir, comme il l'aurait voulu, un cours complet d'instruction à l'usage des familles et des instituteurs, mais un ouvrage aussi étendu aurait exigé des frais énormes.
On n'en doit pas moins féliciter Bébian d'avoir si bien réussi à simplifier la méthode et à la rendre assez facile pour qu'une mère puisse apprendre à lire à un enfant sourd-muet comme elle enseigne aux autres à parler, conformément au vœu émis par de Gérando dans un autre ouvrage: des Signes et de l'Art de penser, t. IV. page 485.
L'abbé Sicard à été l'objet de plus d'un hommage en vers, indépendamment du quatrain, reproduit plus haut de M. de Fontanes, qui se trouve au bas du portrait du célèbre instituteur, gravé par Gaucher, d'après le dessin de Jauffret. Nous mettons sous les yeux du lecteur trois autres hommages en vers, pris au hasard.
Ce portrait représente un sage, |
Dont le talent modeste et précieux |
Sut donner au geste un langage |
Et prêter une oreille aux yeux. |
AUTEUR INCONNU. |
Son art enfanta des merveilles; |
Du sourd il ouvrit les oreilles; |
Le muet se fit admirer. |
O méchant! Cesse ton murmure. |
Vois! tous les torts de la nature, |
Un homme a su les réparer. |
AIMÉ MARTIN. |
SURDOS FECIT AUDIRE ET MUTOS LOQUI. |
S. Luc. |
Toi, dont le ciel aux malheureux prospère, |
Pour les consoler a fait choix, |
Explique-moi, cher abbé, ce mystère: |
D'où vient, lorsqu'au muet ton talent rend la voix, |
Je ne puis qu'écouter, admirer et me taire? |
L'ABBÉ DOUMEAU. |
(Mercure de France du 15 mai 1790). |
Parmi les artistes qui, de leur côté, lui ont payé leur tribut, nommons avec orgueil le sourd-muet Aubert, collaborateur, pendant de longues années, du célèbre Desnoyers, qui a gravé son portrait; le sourd-muet Peyson, élève d'Hersent et de Léon Cogniet, à qui M. de Montalivet, intendant général de la maison du roi Louis-Philippe, commanda, à notre prière, le portrait de ce bienfaiteur de l'humanité, qui figure honorablement au musée historique de Versailles.
Dans la suite, le même sourd-muet fit don de son grand et beau tableau, représentant les derniers moments de l'abbé de l'Épée à la chapelle de l'Institution de Paris où on le voit encore.
Ici nous ne pouvons passer sous silence le pélerinage que font, chaque année, les élèves de l'établissement au cimetière du Père la Chaise dans le but de déposer des couronnes d'immortelles sur son tombeau. Il a été réparé avec le produit d'une souscription organisée entre eux et des amis de l'humanité[23].
L'abbé Sicard a laissé une foule d'ouvrages dont voici l'énumération:
1º Mémoire sur l'art d'instruire les sourds-muets de naissance, Bordeaux, 1789, in-8º (extrait du recueil du Musée de Bordeaux).
2º Catéchisme ou instruction chrétienne à l'usage des sourds-muets, 1796, in-8º.
3º Manuel de l'enfance, contenant des éléments de lecture et des dialogues instructifs et moraux, dédié aux mères et à toutes les personnes chargées de l'éducation de la première enfance, 1796, in-12.
4º Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance pour servir à l'éducation des sourds-muets, et qui peut être utile à celle des enfants qui entendent et parlent, avec figures et tableaux, Paris, 1800, in-8º.
5º De l'homme et de ses facultés physiques et intellectuelles, de ses devoirs et de ses espérances, par D. Harlley, ouvrage traduit de l'anglais, avec des notes explicatives, 1802, 2 vol. in-8º.
6º Journée chrétienne d'un sourd-muet, 1805, in-12.
7º Éléments de grammaire générale, appliquée à la langue française, 2 vol. in-8º, 4e édition, 1814.
8º Théorie des signes, pour servir d'introduction à l'usage des langues, où le sens des mots, au lieu d'être défini, est mis en action. Paris, 2 vol. in-8º, seconde édition, 1823.
Parmi les ouvrages auxquels l'abbé Sicard a collaboré ou a prêté son nom, on mentionne:
1º Les Annales catholiques (1796, 1797, nos 21 à 42), rédigées par M. Jauffret, depuis évêque de Metz, et dans lesquelles l'abbé Sicard signait tantôt son nom, tantôt son anagramme Dracis, Annales catholiques, sur chacun des numéros desquelles il faisait imprimer les douze caractères de la Paligraphie, écriture inventée par M. de Maismieu.
2º L'Histoire de l'établissement du christianisme dans les Indes orientales, ouvrage dû à la plume de Serieys, au nom duquel l'abbé Sicard joignit ici le sien, comme dans tous les autres livres de cet écrivain, en reconnaissance d'un service que, selon M. Barbier (Dictionnaire des Anonymes) Serieys lui avait rendu pendant les orages de la révolution.
3º Deux Mémoires sur l'art d'instruire les sourds-muets, insérés dans le Magasin encyclopédique, et traduits en allemand, avec des notes par Adf. F. Petschke, dans le journal intitulé: Teutsche Monatscher, pris séparément, Leipsick, 1798, in-8º.
4º Le Dictionnaire généalogique; historique et critique de l'histoire sainte, par M. l'abbé ***, composé par Serieys, revu par l'abbé Sicard qui, peut-être, a porté la complaisance trop loin en prenant sur lui la responsabilité de cette œuvre qui n'est pas exempte d'erreurs, Paris, 1804, in-8º.
5º L'Epitome de l'histoire des Papes depuis saint Pierre jusqu'à nos jours, avec un Précis historique de la vie de N. S. P. le pape Pie VII, par Serieys, ouvrage élémentaire à l'usage des jeunes gens, revu par l'abbé Sicard, 1805, in-12.
6º Deux ouvrages de grammaire, publiés par M. Mourier, instituteur, ancien bibliothécaire du Prytanée français (aujourd'hui collége de Louis-le-Grand) sous le titre de: L'Alphabet méthodique et la grammaire française exacte et méthodique, 1815 et 1816, réimprimé en 1823.
7º La Vie de la Dauphine, mère de Louis XVIII (Paris, 1817, 1 vol. in-12), ouvrage de Serieys.
8º Une édition des Tropes de Dumarsais, dont il entreprit la publication.
9º Les Sermons inédits de Bourdaloue, imprimés sur un manuscrit authentique; Paris, 1823, in-8º.
10º Des Morceaux de grammaire générale, dans les séances des Écoles normales et la collection des Mémoires de l'Institut.
Nous ne croyons pas devoir passer sous silence un rapport de l'abbé Sicard, l'un des membres de la Commission, chargée de l'examen du Génie du Christianisme[24], lu à la séance de la langue et de la littérature françaises de l'Institut, le 23 janvier 1811.
Voici les titres de l'abbé Sicard:
Prêtre de la Congrégation des Prêtres de la Doctrine chrétienne;
Chanoine honoraire de Notre-Dame de Paris;
Directeur et instituteur en chef de l'École des Sourds-muets; administrateur de l'hospice des Quinze-Vingts et de l'Institution des Aveugles travailleurs;
Membre de l'Institut de France (Académie française); vice-président de la Société royale académique des sciences de Paris;
Membre des académies de Madrid, Luques, Livourne, Lyon, Troyes, Nancy, etc.
Chevalier de la Légion d'honneur après la première Restauration, en 1814, des ordres Saint-Wladimir de Russie, et de Wasa, en Suède, et de Saint-Michel de France.
Sa naissance et sa profession.—Son étrange plaidoyer pour un voleur.—Il raconte lui-même ses premières impressions et ses premiers chagrins.—Quel grand bruit ont fait ses définitions aux exercices publics de l'abbé Sicard!—Quelles étaient ses habitudes et ses goûts.—Un professorat à l'École des sourds-muets de Rodez lui est offert à la mort de son illustre maître.—Il est réclamé par un vieil ami de Lille, qui le décide à venir finir ses jours dans cette ville.—Exercices publics des élèves du nouveau professeur.—Un journal de la localité publie des fragments de ses Mémoires. Il avait composé une nomenclature.—Sa mort et ses obsèques.
Jean Massieu naquit en 1772 au village de Semens près de Cadillac, département de la Gironde, de parents pauvres, qu'une fatalité singulière semblait poursuivre; ils avaient à leur charge cinq autres enfants atteints de la même infirmité. Celui-ci passa ses premières années à garder les moutons, il les comptait sur ses doigts, et quand le nombre dépassait dix, il le marquait sur son bâton et recommençait à compter.
Souvent il témoignait à son père le désir d'aller, comme ses petits camarades, apprendre à lire et à écrire à l'école. Et le père, dans son désespoir, tâchait de lui faire comprendre par signes que sa position exceptionnelle le lui interdisait. Le pauvre enfant avait beau insister pour qu'on lui débouchât les oreilles comme on débouche une bouteille, s'imaginant que c'était un innocent moyen capable de lever un pareil obstacle. Voyant que rien ne lui réussissait, il dérobe un livre, et se rend de lui-même à l'école. Que pouvait le maître pour cet intrus qui ouvrait le volume dont il parcourait les pages en remuant les lèvres par imitation?
Ensuite il essaya de former les lettres au hasard et gémit de se voir frappé d'impuissance.
Une heureuse circonstance devait bientôt tarir la source des larmes de notre pauvre sourd-muet.
Un citoyen charitable de la contrée, M. de Puymaurin, touché de son sort, l'emmène à l'Institution des sourds-muets de Bordeaux, dont Mgr de Cicé, archevêque de ce diocèse, avait confié la direction à l'abbé Sicard.
Agé de treize ans, il est admis.
Là ses progrès ne tardent pas à justifier l'opinion que son bienfaiteur avait conçue de lui.
Aussitôt que la nouvelle de la mort de l'abbé de l'Épée, directeur de l'École de Paris, fut parvenue à Bordeaux, le directeur, transféré à Paris, s'y fit accompagner de son élève favori sur lequel il fondait déjà de grandes espérances. Dans cet établissement, il obtint chaque jour, grâce à lui, de nouveaux triomphes sur l'opinion publique. Il fut nommé premier répétiteur de l'École par Louis XVI, le 4 avril 1790, confirmé par l'Assemblée constituante, le 21 juillet 1791; par la Convention nationale, le 7 janvier 1795 avec un traitement de 1,200 fr. (ce qui était assez beau pour l'époque); et par le ministre de l'intérieur Lucien Bonaparte, le 22 septembre 1800.
Ses succès le remplirent d'une si grande joie que, par ses gestes énergiques, il ne cessait d'exprimer à son entourage ce qui se passait au fond de son âme. Je pourrai, disait-il dans son langage, assurer enfin du pain à la vieillesse de ma mère.
Il n'oublia jamais, en effet, sa famille, à laquelle il faisait passer exactement une bonne partie de ses épargnes. «Donner à ses parents, c'est leur rendre ce qu'on en a reçu.» Ce fut sa seule réponse aux observations qui lui étaient faites.
Son étrange plaidoyer devant la justice à l'occasion d'un vol dont il avait été victime, fit grand bruit dans le monde. Le voici tel que le donne la traduction littéraire du compte rendu d'un journal anglais, précédé de réflexions du rédacteur:
«Parmi les événements intéressants qui caractérisent ce siècle, la dénonciation de Jean Massieu, âgé de dix-huit ans, sourd-muet de naissance, n'est pas un des moins extraordinaires.
«Ce jeune homme, élève de l'abbé Sicard, successeur de l'abbé de l'Épée, dans le laborieux travail de répandre l'instruction parmi les sourds-muets, a plaidé sa cause en plein tribunal contre un voleur dont il avait failli être la victime et cela sans avoir besoin de l'aide d'aucun défenseur; il a écrit lui-même ce qui s'était passé avec la noble franchise de l'innocence et l'ingénuité d'un sauvage, fortement pénétré de l'idée des droits sacrés de la nature, comme si la nature l'avait elle-même chargé d'en rappeler le souvenir, d'en demander le redressement et d'en poursuivre la punition.
«Nous transcrivons ici ce monument vraiment curieux et original des succès de l'esprit humain, privé des moyens ordinaires d'instruction.
Jean Massieu a dit au juge:
«Je suis sourd-muet de naissance, je regardais le soleil du Saint-Sacrement, dans une grande rue, avec tous les autres sourds-muets. Cet homme m'a aperçu; il a vu un petit portefeuille qui sortait de la poche droite de mon habit: il s'est approché doucement de moi, et m'a pris le portefeuille. Heureusement ma hanche m'avait averti; je m'étais tourné vivement vers lui et il avait eu peur. Il jeta le portefeuille sur la jambe d'un autre homme qui le ramassa et me le rendit. Je saisis mon voleur par sa veste; je le contins avec force: il devint pâle, blême, tremblant. Je fis signe à un soldat de me venir en aide; je lui montrai le portefeuille en tâchant de lui faire comprendre que cet homme me l'avait volé. Le soldat a appréhendé au corps le voleur et l'a amené ici où je l'ai suivi. Je vous demande justice.
«Je jure devant Dieu qu'il m'a dérobé mon portefeuille; lui n'osera pas jurer devant Dieu.
«Je vous prie néanmoins de ne pas ordonner qu'on lui coupe la tête, il n'a pas tué; exigez seulement qu'on le fasse ramer aux galères.»
Le voleur convaincu n'osa pas nier le fait, il fut condamné à trois mois de prison à Bicêtre.
Ici il nous semble intéressant, avant de suivre notre célèbre sourd-muet dans sa modeste existence, de compléter le tableau de ses premières impressions et de ses premiers chagrins, tracé par lui-même, en réponse à une demande qui lui avait été adressée sur ce sujet:
«Je suis né à Semens, canton de Saint-Macaire, département de la Gironde.
«Mon père est mort en janvier 1791; ma mère vit encore.
«Nous étions six sourds-muets dans notre famille, trois garçons et trois filles.
«Jusqu'à l'âge de treize ans et neuf mois, je suis resté dans mon pays sans recevoir aucune espèce d'instruction; j'étais dans les ténèbres.
«J'exprimais mes idées par des signes manuels ou des gestes, dont j'usais pour correspondre avec mes parents, avec mes frères ou sœurs, et qui étaient bien différents de ceux des sourds-muets instruits. Les étrangers ne me comprenaient pas, quand je leur exprimais ainsi mes idées, mais les voisins me comprenaient assez.
«Je voyais des bœufs, des chevaux, des ânes, des porcs, des chiens, des chats, des végétaux, des maisons, des champs, des vignes, et, après avoir considéré tous ces objets, je m'en souvenais bien.
«Avant mon éducation, lorsque j'étais enfant, je ne savais ni lire ni écrire, je désirais lire et écrire. Je voyais souvent de jeunes garçons et de jeunes filles qui allaient à l'école; je désirais les y suivre et j'en étais très-jaloux.
«Je demandais à mon père, les larmes aux yeux, la permission d'aller à l'école; je prenais un livre, je l'ouvrais de bas en haut pour marquer mon ignorance; je le mettais sous mon bras comme pour sortir, mais mon père me refusait la permission que je lui demandais, en me faisant signe que je ne pourrais jamais rien apprendre parce que j'étais sourd-muet.
Alors je criais très-fort. Je prenais encore ce volume pour le lire; mais je ne connaissais ni les lettres, ni les mots, ni les phrases, ni les périodes. Désespéré, je me mettais les doigts dans les oreilles, demandant avec impatience à mon père de me les déboucher.
«Il me répondait qu'il n'y avait pas de remède. Alors je me désolais. Un jour, je sortis de la maison paternelle, et j'allai à l'école sans en prévenir mon père: je me présentai au maître et lui demandai par gestes de m'apprendre à lire et à écrire, il me refusa durement et me chassa: ce qui me fit beaucoup pleurer, mais ne me rebuta pas. Je pensais souvent à lire et à écrire; j'avais alors douze ans; j'essayais tout seul de former, avec une plume, des signes d'écriture.
«Dans mon enfance, mon père me faisait faire, matin et soir, mes prières par gestes; je me mettais à genoux, je joignais les mains et je remuais les lèvres, imitant ceux qui parlent quand ils prient Dieu.
«Aujourd'hui je sais qu'il y a un Dieu, qui est le créateur du ciel et de la terre. Dans mon enfance, j'adorais le ciel, parce que ne voyant pas Dieu, je voyais le ciel.
«Je ne savais ni comment j'avais été fait, ni si je ne m'étais pas fait moi-même. Je grandissais; mais si je n'avais connu mon instituteur, l'abbé Sicard, mon esprit n'aurait pas grandi comme mon corps, car mon esprit était très-pauvre. En grandissant, j'aurais continué à croire que le ciel était Dieu.
«Alors les enfants de mon âge ne jouaient pas avec moi, ils me méprisaient; j'étais repoussé comme un chien.
«Je m'amusais tout seul à jouer au mail, au sabot, ou à courir juché sur des échasses.
«Je connaissais les nombres avant mon instruction; mes doigts me les avaient appris. Je ne connaissais pas les chiffres, je comptais sur mes doigts, et quand le nombre dépassait dix, je faisais des koches sur un morceau de bois.
«Dans mon enfance, mes parents me faisaient quelquefois garder un troupeau, et souvent ceux qui me rencontraient, touchés de ma situation, me donnaient quelque argent.
«Un jour, un monsieur (M. de Puymaurin), qui passait, me prit en affection, me fit venir chez lui et me donna à manger et à boire.
«Ensuite, étant parti pour Bordeaux, il parla de moi à l'abbé Sicard, qui consentit à se charger de mon éducation.
«Le monsieur en question écrivit à mon père, qui me montra sa lettre, mais je ne pus pas la lire.
«Mes parents et mes voisins me dirent ce qu'elle contenait; ils m'apprirent que j'irais à Bordeaux. Ils croyaient que c'était pour apprendre à être tonnelier. Mon père me dit que c'était pour apprendre à lire et à écrire.
«Je me dirigeai avec lui vers cette ville. Lorsque nous y arrivâmes, nous allâmes visiter l'abbé Sicard que je trouvai très-maigre.
«Je commençai à former des lettres avec les doigts. Au bout de quelques jours, je pus écrire un certain nombre de mots.
«Dans l'espace de trois mois, je sus écrire plusieurs mots; dans l'espace de six mois, je sus écrire quelques phrases. Dans l'espace d'un an, j'écrivis bien. Dans l'espace d'un an et quelques mois, j'écrivis mieux et je répondis bien aux questions que l'on me faisait.
«Il y avait trois ans et six mois que j'étais avec l'abbé Sicard, quand je partis avec lui pour Paris.
«Dans l'espace de quatre ans, je suis devenu comme les entendants-parlants.
«Cependant j'aurais fait de plus grands progrès, si un sourd-muet ne m'avait inspiré une grande crainte qui me rendait malheureux.
«Ce sourd-muet, qui a un ami médecin, me dit que ceux qui n'avaient jamais été malades depuis leur enfance ne pouvaient pas vivre vieux, et que ceux qui l'avaient été souvent pouvaient vivre très-vieux.
«Me souvenant alors de n'avoir jamais été bien malade depuis mon âge de raison, je crus longtemps que je ne pourrais vivre vieux, et que je n'aurais jamais ni trente-cinq, ni quarante, ni quarante-cinq, ni cinquante ans.
«Ceux de mes frères et sœurs qui n'avaient jamais été malades depuis leur naissance sont morts depuis qu'ils ont commencé à l'être.
«Mes autres frères et sœurs qui avaient été souvent malades se sont rétablis.
«Sans mon absence de toute maladie et la croyance où j'étais que je ne pourrais pas vivre vieux, j'aurais étudié davantage, et je serais devenu aussi savant qu'un véritable entendant-parlant.
«Si je n'avais pas connu ce sourd-muet, je n'aurais pas craint la mort, et j'aurais été toujours heureux.»
Mme V. C. lui demandait un jour, devant plusieurs personnes: «Mon cher Massieu, avant toute instruction, que croyais-tu que faisaient ceux qui se regardaient et remuaient les lèvres?
«Je croyais, répondit-il, qu'ils exprimaient des idées.
«D. Pourquoi croyais-tu cela?
«R. Parce que je m'étais souvenu qu'on avait parlé de moi à mon père et qu'il m'avait menacé de me punir.
«D. Tu croyais donc que le mouvement des lèvres était un moyen de communiquer les idées?
«R. Oui.
«D. Pourquoi ne remuais-tu pas alors les lèvres pour nous communiquer les tiennes?
«R. Parce que je n'avais pas assez regardé les lèvres des parlants, et qu'on m'avait dit que mes bruits étaient mauvais. Comme on m'assurait que mon mal était dans les oreilles, je prenais de l'eau-de-vie, j'en versais dans l'une et dans l'autre et je les bouchais avec du coton.
«D. Savais-tu ce que c'était qu'entendre?
«R. Oui.
«D. Comment l'avais-tu appris?
«R. Une parente entendante qui demeurait dans notre maison m'avait dit qu'elle voyait avec les oreilles une personne qu'elle ne voyait pas avec les yeux, lorsque cette personne venait visiter mon père.
«Les entendants voient la nuit avec les oreilles les personnes qui marchent près d'eux.
«Le marcher nocturne distingue les personnes et dit leur nom aux entendants.»
On voit, par le style de ces réponses, qu'il a fallu les copier et les conserver exactement pour les transmettre au public.
«A quoi pensiez-vous, lui demanda la même dame, pendant que votre père vous faisait rester à genoux?
—«Au ciel.
—«Dans quelle intention lui adressiez-vous une prière?
—«Pour le faire descendre de nuit sur la terre, afin que les herbes que j'avais plantées crussent, et pour que les malades fussent rendus à la santé.
—«Était-ce des idées, des mots, des sentiments dont vous composiez votre prière?
—«C'était le cœur qui la faisait, je ne connaissais encore ni les mots, ni leur valeur.
—«Qu'éprouviez-vous alors dans le cœur?
—«La joie, quand je voyais que les plantes et les fruits croissaient; la douleur, quand je voyais leur endommagement par la grêle, et que mes parents malades ne guérissaient pas.»
Son père lui avait montré une grande statue dans l'église de son village; elle représentait un vieillard à longue barbe, tenant un globe dans sa main, et il croyait que ce vieillard habitait au-dessus du soleil.
«Saviez-vous, lui demanda-t-on, qui a fait le bœuf, le cheval, etc.?
—«Non, et pourtant j'étais bien curieux de voir naître: souvent j'allais me cacher dans les fossés pour attendre que le ciel descendît sur la terre afin d'assister à la naissance des êtres; je voulais bien voir cela.
—«Quelle fut votre pensée lorsque M. Sicard vous fit tracer, pour la première fois, des mots avec des lettres?
—«Je pensais que les mots étaient les images des objets que je voyais autour de moi; je les apprenais de mémoire, avec une vive ardeur. Quand j'avais lu le mot Dieu, et que je l'avais écrit à la craie sur l'ardoise, je le regardais très-souvent, car je croyais que Dieu causait la mort et je la craignais beaucoup.
—«Quelle idée aviez-vous donc de la mort?
—«Je pensais que c'était la cessation du mouvement, de la sensation, de la manducation, de la tendreté de la peau et de la chair.
—«Pourquoi aviez-vous cette idée?
—«J'avais vu un mort.
—«Pensiez-vous que vous deviez toujours vivre?
—«Je croyais qu'il y avait une terre céleste et que le corps était éternel.»
On se rappelle combien de fois les définitions de Massieu ont électrisé l'assemblée qui se pressait autour de son illustre maître et comment, volant de bouche en bouche, elles ont fait le tour du monde.
Reconnaissance définie, entre autres, la mémoire du cœur.
Pourtant, cette définition donnée par Massieu n'est point, selon nous, parfaite, puisqu'on peut dire avec non moins de fondement de la haine qu'elle est également la mémoire du cœur. Ah! si le sourd-muet avait ajouté: d'un cœur honnête! à la bonne heure!
En dépit de la froide logique, cet élan de l'âme de Massieu n'en fut pas moins applaudi à outrance et il a même passé en proverbe.
On remarqua aussi sa définition de la difficulté: c'est une possibilité avec obstacle.
Interrogé en 1815 sur le meilleur gouvernement, il répondit sans hésiter: c'est le gouvernement paternel.
N'eût-on pas dit que, dans l'état des choses d'alors, la prudence était venue jusqu'à lui se mettre de moitié avec la confiance?
«Quelle différence, lui demanda-t-on un jour, faites-vous entre Dieu et la nature?
—«Dieu, répondit-il, est la tête invisible de l'univers, la main mystérieuse du monde, le moteur de la nature, le créateur du ciel et de la terre, le soleil de l'éternité, le premier être, l'être suprême, l'être par excellence, le seul grand, le seul puissant, le Très-Haut.
«Il a été le créateur de toutes choses.
«Les premiers êtres sont sortis de son sein. Il leur a dit: vous ferez les seconds; vous en produirez d'autres, mes volontés sont des lois; l'ensemble de mes lois, c'est la nature.»
Voici les réponses qu'il fit aux trois questions suivantes:
«Qu'est-ce que Dieu et l'éternité?
«Dieu est l'être nécessaire, l'horloger de la nature, le machiniste de l'univers et l'âme du monde.
«L'éternité est un jour sans hier ni lendemain.»
Quelques personnes, ayant voulu l'embarrasser, lui demandèrent ce que c'est que l'ouïe.
«C'est, répondit-il immédiatement, la vue auriculaire.
—«Quelle distinction faites-vous entre un conquérant et un héros? lui demanda une dame d'esprit.
—«Les armes, les soldats font le conquérant: le courage du cœur fait le héros. Jules César était le héros des Romains; Napoléon est le héros de l'Europe.»
Qui ne devait être frappé du contraste que formaient ces définitions si profondes, si élevées de notre sourd-muet avec son style épistolaire et sa conversation familière? Ce qui ressort de l'un et de l'autre, c'est que Massieu resta toujours enfant[25] dans sa manière de voir. D'où plus d'une personne a conclu, à tort, du particulier au général, qu'un individu atteint de la même infirmité ne peut jamais atteindre à la supériorité de tel ou tel parlant instruit.
Peut-être était-ce la faute du maître qui, jaloux, avant tout, dans son intérêt, de faire briller son élève, avait cru devoir négliger de porter toute son attention sur un point aussi important. Ne dépendait-il pas, en effet, de lui d'abaisser de plus en plus la barrière qui s'élève, sous ce rapport, entre le sourd-muet et celui qui est doué de la plénitude des sens?
Ne croirait-on pas que Massieu dut avoir quelque sentiment de sa faiblesse relative pour emprunter la plume d'un de ses premiers élèves, bien jeune alors, mais plus heureusement formé, depuis, par un autre? Il avait à recommander à la bienveillance du Préfet du département du Nord, non-seulement une jeune sourde-muette qu'il désirait faire admettre à l'Institution des sourds-muets d'Arras, mais encore une pauvre enfant qu'il avait eu l'occasion de présenter à ce fonctionnaire[26].
A l'époque où, encore sur les bancs de l'école, nous demandions à Massieu s'il nous serait possible d'essayer de lire Voltaire, il nous répondit en branlant la tête: Cet écrivain est trop difficile pour qu'un sourd-muet, quelle que soit d'ailleurs sa capacité, puisse se flatter de réussir jamais à le comprendre. Un tel arrêt nous effraya tellement que nous renonçâmes, dès lors, à la poursuite de ce qu'il croyait devoir appeler une chimère, et c'eût été pour toute notre vie peut-être, si heureusement un professeur plus capable n'était venu nous désabuser là dessus. Ah! nous n'en finirions point, si nous avions à exposer ici les opinions plus ou moins bizarres dont nos pauvres têtes étaient coiffées sur d'autres points!
Si Bébian, dans son examen critique de la nouvelle organisation de l'enseignement dans l'Institution des sourds-muets de Paris, n'a pu s'empêcher de s'écrier que le célèbre sourd-muet M....., ce grand improvisateur de réponses aux exercices publics de l'abbé Sicard, ne comprenait pas l'Ami des enfants de Berquin; ça été pour montrer par cet exemple, entre autres, que rien n'est indispensable à quiconque veut se charger de l'éducation d'un enfant sourd-muet, comme de savoir tirer avantage de la richesse, de l'énergie, de l'élégance, de la flexibilité du langage mimique, et que, grâce à ce puissant instrument, soutenu de l'étude philosophique de la langue, on peut expliquer et traduire aux sourds-muets un prosateur ou un poëte, quel qu'il soit. Il va sans dire que la lecture et la conversation écrite suffisent, jusqu'à un certain point, pour balancer les désavantages de leur position, vis-à-vis des enfants ordinaires. C'est donc outrager le langage des gestes que de prétendre relever cette infériorité apparente pour lui en faire porter la peine.
Dans le cours de mon long professorat, j'ai eu l'occasion de me convaincre de plus en plus de la grande influence que l'emploi mieux entendu de la mimique est capable d'exercer sur le développement tant intellectuel que moral de nos jeunes élèves. N'est-ce pas, d'ailleurs, un argument péremptoire contre l'absurde prétention de lui substituer la prononciation artificielle, si ce n'est pour restreindre cette dernière comme un complément secondaire à ceux de ces rares infortunés qui y montrent certaines dispositions?
Il ne suffit pas que le maître soit instruit, il faut surtout qu'il sache si bien manier le langage particulier de l'élève, que celui-ci puisse saisir, à première vue, toutes les nuances de la pensée et toutes les délicatesses du sentiment.
A ce propos, qu'il nous soit permis de citer ici le passage suivant du discours de réception prononcé à l'Académie française par Mgr l'évêque d'Hermopolis, le jour où il fut reçu à la place laissée vacante par la mort de l'abbé Sicard (le 18 novembre 1822):
«Avant l'abbé de l'Épée, on n'ignorait pas que l'homme, par des signes divers, plutôt inspirés par un instinct naturel que découverts par la réflexion, peut exprimer ses sentiments et ses pensées. La physionomie étant, en particulier, le miroir de l'âme, qui de nous n'a pas senti quelquefois le pouvoir d'un geste, d'un regard, de quelques larmes, d'une inflexion de voix, d'une posture suppliante? N'est-ce pas de tout cela que se compose dans l'orateur cette éloquence du corps, que les anciens mettaient, avec raison, au-dessus de celle des paroles? L'histoire a conservé le nom d'un célèbre Romain qui, par sa pantomime d'une vérité frappante, rendait fidèlement tout ce qu'il y avait de plus noble, de plus délicat, de plus varié, de plus nombreux dans les périodes de Cicéron.»
Ah! que n'eût pas dit encore cet illustre prélat, s'il avait été plus à portée de découvrir les profondeurs d'un art qui peut être une énigme pour la plupart, et dont les prérogatives ne le cèdent pas toutefois à celles de la parole. Ces deux dons également merveilleux ne sauraient s'expliquer qu'en les faisant descendre immédiatement du ciel.
On remarquait, du reste, autant de simplicité et d'originalité dans les habitudes de Massieu que dans ses expressions. A considérer son extérieur, on eût dit un étranger au monde civilisé, quoiqu'à la vérité, il eût fréquenté les sociétés les plus choisies et approché les plus hauts personnages, jusqu'à des souverains. L'abandon et la naïveté du jeune âge semblaient identifiés à sa personne. Il ne savait rien cacher à ses jeunes camarades. Il allait jusqu'à leur faire part de ses anxiétés; il les consultait non-seulement sur ses goûts, mais sur ses affaires les plus sérieuses.
Il avait une passion si enfantine pour les montres, les cachets, les clefs dorées, qu'on le voyait porter sur lui jusqu'à quatre de ces petites horloges. Il les regardait à tout moment, et les faisait admirer aux personnes qu'il rencontrait.
Quant aux livres, il en achetait dans tous les quartiers; il en emportait dans ses poches, sous son bras, entre ses mains, et après les avoir montrés à tout le monde, il allait les troquer pour d'autres. Il essuyait sans sourciller les brocards que l'on se permettait contre lui. Ce n'est pas néanmoins qu'il abdiquât une certaine brusquerie, quand il se voyait piqué au vif.
Au reste, il compensait ces légers défauts par mille qualités estimables. Il était fidèle à l'amitié; il ne se souvenait que des services qu'on lui avait rendus; sa reconnaissance pour l'abbé Sicard ne se démentit jamais. «Lui et moi, disait-il, nous sommes deux barres de fer forgées ensemble.»
Il se montra calme et résigné en apprenant que son cher maître, sur le point de mourir, ne laissait pas de quoi lui rendre, à lui Massieu, le fruit de trente années de traitement comme fonctionnaire, ainsi que nous l'avons dit.
Plus d'un an s'était écoulé depuis la perte du respectable directeur, que son élève de prédilection fut forcé de quitter son poste pour aller recevoir l'hospitalité généreuse que lui offrait à Rodez l'abbé Perier. Ce fut, sans doute, sur les instances de ce dernier que Massieu consentit à unir son sort à celui d'une parlante de cette ville, dont il eut deux enfants doués de tous leurs sens.
A la mort de l'abbé Perier qui, appelé à Paris par le gouvernement, l'avait laissé à la tête de son école, il fut réclamé en 1831, malgré le désir que le Conseil municipal du chef-lieu de l'Aveyron avait eu de le conserver, par un riche libraire de Lille, M. Vanackère qui, pendant son séjour dans cette ville, lui avait témoigné sans cesse une affection particulière. Massieu s'y était rendu vers 1820 pour développer en public l'art d'instruire ses compagnons d'infortune et avait emporté, en revenant à Paris, un si doux souvenir de l'accueil sympathique qu'il y avait reçu, qu'il fixa son choix sur cette ville.
On pensait à lui confier la direction d'une école de sourds-muets, fondée en 1835 au moyen des libéralités des âmes charitables. Comptant à peine une dizaine d'élèves, elle ne tarda pas à recevoir tous ceux qui étaient épars dans les villes et les campagnes du département. Leur nombre qui s'élevait, dès 1839, à quarante, s'accroissant toujours depuis, força l'Administration d'adjoindre à leur asile une maison voisine.
Une institutrice parlante secondait le directeur dans l'enseignement des jeunes filles qui recevaient, en outre, des leçons d'ouvrages à l'aiguille, et étaient initiées à tous les devoirs de l'économie domestique.
Plusieurs ateliers furent créés en faveur des garçons qui pouvaient se livrer à diverses professions, suivant leur aptitude et le choix de leurs parents.
L'Institution était placée sous l'inspection et la surveillance d'une commission nommée par le Préfet et présidée par le maire de la ville.
M. Vanackère père, l'un des membres de la commission, fut pour le directeur un guide, un appui, un conseil, tant que l'administration matérielle de la maison lui fut confiée.
Cet établissement est une conquête qui fait honneur au département du Nord et à son chef-lieu, connu, entre toutes les villes de France, pour une de celles où la charité s'exerce avec le plus de ferveur et d'intelligence.
Massieu jouissait, en outre, d'une modique pension sur l'État et de quelques subsides du département.
Deux fois un habile orateur voulut bien prêter aux exercices publics de l'Institution l'appui de son éloquence, en traçant à l'auditoire le tableau de la situation de ces êtres si intéressants par cela même que la nature les a maltraités; il lui montra les abbés de l'Épée et Sicard renversant, d'une main hardie, mais sûre, cette barrière élevée, depuis tant de siècles, par un préjugé humiliant entre ces malheureux et le reste de la société, les rétablissant dans leur dignité de citoyens et de chrétiens, admirablement servis eux-mêmes par la science philosophique et l'amour de l'humanité......
On aurait voulu entendre un nouveau discours de ce brillant orateur sur un sujet qu'il possédait si bien et qu'il traitait sans l'épuiser.... C'était M. le docteur Leglay, archiviste général du département, qui faisait partie de la commission de surveillance de l'établissement.
Pour mettre nos lecteurs à même de juger s'il a été, dans cette circonstance, le digne interprète de ses collègues, nous sommes heureux d'extraire les passages les plus remarquables de l'allocution du docteur à la foule choisie qui se pressait, dans le mois de septembre 1836, autour de ces infortunés, sur la tête desquels allaient descendre les couronnes décernées au travail et à la bonne conduite:
«Le malheur est toujours une chose sacrée, comme disaient les anciens, mais c'est surtout le malheur, uni à l'innocence, qui est digne d'un religieux respect. Une jeune fille disgraciée de la nature, un faible enfant que la douleur fait crier avant qu'il sache ce que c'est que la douleur, un pauvre insensé qu'on outrage dans la rue, et qui s'enfuit en pleurant ou en riant, voilà des êtres devant lesquels je voudrais m'incliner; ils me semblent marqués au front d'un caractère divin, je suis porté à croire que Dieu, leur père et le nôtre, les a envoyés gémir et souffrir parmi nous pour éprouver ou plutôt pour nourrir cette pitié sainte qui siége dans le sanctuaire le plus intime du cœur.»
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«Vous tous qui savourez à chaque instant l'ineffable jouissance de l'ouïe et de la parole; vous qui tressaillez de joie au chant d'un oiseau, au murmure du vent, au bruit de la cascade lointaine, et surtout aux accents toujours mélodieux d'une voix chérie; vous qui trouvez tant de bonheur à répandre vos pensées, vos émotions dans le sein de l'amitié, ou qui vous faites écouter d'un auditoire attentif et bienveillant, que dites-vous de ces enfants qui ne parlent ni n'entendent? Fils et frères déshérités, ils errent, ils traînent leur figure d'homme!.... Stupides étrangers[27] au milieu de leur propre famille, inquiets de ce qui se passe, de ce qui se dit; tristes et impatients de leur ilotisme, ils finissent par aller se jeter sur le sein de leur mère comme pour l'interroger. Elle les serre dans ses bras et elle pleure! Pauvre mère qui, comme Rachel, ne veut pas être consolée, mais qui envie peut-être le malheur de Rachel! Et en effet, Messieurs, c'est là une calamité pour laquelle les yeux n'ont pas assez de larmes, ni le cœur assez de tristesse.
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«Nous avons vu toutes ces jeunes âmes, naguère captives et enveloppées d'un ténébreux linceul, s'agiter sous les regards du maître afin de sortir de prison, faisant des efforts pour écarter et déchirer ce linceul, pour rompre la coquille et éclore enfin à la clarté du jour. Ce travail d'un second enfantement nous rappelait la doctrine des Indiens qui voient, dans le corps d'un animal, ou même dans le tronc d'un arbre et la tige d'une plante, des âmes exilées, reléguées, se heurtant contre les parois de leur prison vivante pour se frayer une issue et rentrer enfin dans le monde des esprits. C'est un beau spectacle, Messieurs, que d'assister à cette renaissance morale et intellectuelle, c'est un spectacle qui ferait couler des larmes délicieuses sur les joues de toutes les mères.
«Messieurs, ces pauvres enfants, maintenant enrichis d'idées et d'expressions, savent tous que leurs bienfaiteurs, leurs protecteurs, leurs amis sont dans cette enceinte; leurs âmes énergiques et tendres comprennent le bienfait et éprouvent la reconnaissance; ils ont la mémoire du cœur; mais que peuvent-ils faire pour vous le dire? Leur instituteur lui-même, cet homme dont le mutisme est si éloquent, ne saurait prendre la parole. Hélas! il ignore même en ce moment que je vous parle de lui: il m'écoute sans m'entendre; mais lui et ses enfants comptent sur moi; ils croient, ils supposent que j'ai la voix assez forte pour porter jusque dans vos âmes le tribut de leur amour reconnaissant. Ils me prêtent, sans doute, de belles et touchantes paroles.»
Deux ans plus tard, un journal de la localité (le Nord) publiait des fragments des mémoires de notre sourd-muet, nouvel et curieux échantillon de sa naïveté.
Pour ne pas tomber dans des redites, peut-être ennuyeuses, nous avons supprimé les détails donnés par Massieu sur l'arrestation de son respectable maître et sur les moindres circonstances qui l'ont suivie et accompagnée, et nous nous sommes borné à extraire de cet écrit ce qui suit, comme paraissant de nature à exciter l'attention:
«Le vendredi 23 novembre, le citoyen Alhoy, instituteur-adjoint des sourds-muets à la place de l'abbé Laborde, victime du 2 septembre 1792, nous conduisit à la Convention nationale; nous ne pûmes entrer dans la salle. Le jour suivant, nous fûmes admis dans l'Assemblée. Elle avait changé de président. Le citoyen Romme qui n'aimait pas Sicard ne voulut pas nous recevoir.
«Le dimanche 25, il vint à l'Institution un commissaire de la Convention avec un prêtre assermenté. Le commissaire écrivit: Vous importunez la Convention nationale; Sicard n'est pas patriote. Vous le réclamez en vain. Je lui écrivis: Nous n'irons plus à la Convention. Le commissaire portait un bonnet rouge.
«Vers la fin de novembre, un soir, la citoyenne Chevret, amie fidèle de l'abbé Sicard, vint me faire de vifs reproches. Je pleurai beaucoup. Elle m'écrivit: Hélas! vous êtes ingrat. Je passai une mauvaise nuit. J'étais fort triste.
«Le lundi 2 décembre au matin, la citoyenne Chevret revint à l'Institution; elle nous présenta la pétition qu'elle avait faite au Comité de salut public; elle me pria de la signer. J'y consentis avec la plus vive satisfaction, et lui serrai fortement la main.
«Le mercredi 4, je retrouvai avec bien de la joie toutes les fenêtres de l'abbé Sicard ouvertes, et la porte descellée. Pendant le souper, l'abbé Sicard parut. Nous quittâmes nos places, et courûmes l'embrasser en versant des larmes.
«Au mois de juin, le perruquier de l'abbé Sicard m'annonça que j'étais dénoncé à la police, que j'allais être arrêté, que j'étais soupçonné d'être ennemi de la République et attaché au jeune roi Louis XVII, que je ne faisais que visiter de mauvais républicains, etc., etc.
«Le mercredi 7 janvier 1795, nous allâmes nous présenter à la Convention nationale pour lui demander du pain. Nous obtînmes d'entrer dans la salle. Je fus nommé, par décret, répétiteur des Sourds-Muets de Paris. La Convention m'accorda une pension de 1,200 livres.
«Au mois de septembre 1797, je fis une pétition pour réclamer Sicard, proscrit, au Conseil des Cinq-Cents, au Conseil des Anciens et au Directoire exécutif. Ils la rejetèrent.
«Au mois de décembre, nous allâmes chez le général Bonaparte, qui demeurait rue de la Victoire; mais nous ne pûmes entrer. Nous attendîmes longtemps qu'on ouvrît la porte. On nous offrit du feu. La citoyenne Dufour, brave dame, avait fait elle-même une pétition au général en faveur de Sicard. Je tenais la mienne à la main. Nous allâmes réclamer Sicard au général. On ne voulait pas nous laisser entrer chez lui. Le général, trois jours après, envoya quelqu'un à l'Institution; je lui remis ma pétition.
«Au mois de novembre 1799, le citoyen Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'invita à manger la soupe chez lui, où je vis Sicard arriver. Je l'embrassai fort. Il me fit signe qu'il redevenait libre depuis la suppression du Directoire exécutif.
«J'y vis le citoyen Joseph Bonaparte; je lui écrivis sur un chiffon de papier ce qui suit:
«Citoyen législateur,
«Je suis bien aise de faire votre connaissance. J'ai grande envie de voir de près votre illustre frère. Ayez la bonté de le prier de rendre le malheureux Sicard proscrit à moi et à mes compagnons d'infortune. Je l'ai déjà dit, Sicard et moi, nous sommes unis comme deux barres de fer forgées ensemble; je ne le quitterai jamais.»
«J'embrassai Joseph Bonaparte et Sicard à la fois. Je leur serrai la main.
«Au mois de janvier 1800, le citoyen Lucien Bonaparte, ministre de l'intérieur, réintégra l'abbé Sicard à l'Institution nationale des sourds-muets.
«Au mois de décembre 1801, à l'occasion de la machine infernale, nous allâmes avec notre tableau noir au palais des Tuileries, pour féliciter le premier Consul.
«J'écrivis au premier Consul ce qui suit:
«Citoyen premier Consul,
«Nous avons l'honneur de vous témoigner que nous rendons mille grâces à l'Être suprême de ce qu'il vous a sauvé de la machine infernale, afin que vous fassiez notre bonheur.»
«Ayant lu cela, le premier Consul me fit demander par l'abbé Sicard quand furent construites les pyramides d'Égypte. Je répondis que ce fut avant Jésus-Christ.
«Au mois de février 1802, l'abbé Sicard me mena avec lui chez la mère du premier Consul, qui me fit signe qu'elle était mère de huit enfants.
«Louis Bonaparte me fit la question suivante: Quelle est la personne que l'homme aime le plus au monde?»—Je lui répondis: «C'est son père, c'est sa mère à cause qu'ils sont les auteurs de ses jours.»
«Sa sœur était au lit; je la trouvai semblable au premier Consul.
«Au mois de mai, l'abbé Sicard me mena avec lui chez un grand seigneur, où je vis l'oncle maternel du premier Consul, le cardinal Fesch, archevêque de Lyon. Après dîner, ce prélat me fit la question suivante: «Qu'est-ce que la religion?»—Je lui répondis: «La religion est l'alliance entre Dieu et les hommes; le culte que nous rendons à notre créateur; la boussole de nos devoirs envers lui, envers nos semblables, envers nous-mêmes; l'accolade que les hommes donnent au créateur, comme celle que les enfants donnent à leur père.»
«Au mois de juin, nous eûmes à la séance publique Jérôme Bonaparte et Eugène, beau-fils du premier Consul. On me fit la question suivante: «Quel est le plus intéressant des êtres de la nature?»—Je répondis: «C'est le soleil.»
«Au mois de décembre, un prince russe nous invita, l'abbé Sicard et moi, à dîner chez lui. Il me fit la question suivante: «Que pensez-vous de Bonaparte?»—Je lui répondis: «Je pense que Bonaparte peut être comparé à Jules César et à Alexandre, et que c'est le plus habile des généraux: il est véritablement roi sous le titre de premier Consul et l'instrument du peuple.»
«Il me demanda: «A quoi peut-on comparer le son?»—Je répondis: «Quoique je n'en aie aucune idée à cause de ma surdité, je crois pouvoir le comparer à la couleur rouge.»
L'aveugle Saunderson, de son côté, comparait la couleur rouge au bruit de la trompette.
«Au mois de février 1805, nous eûmes, aux exercices, sa Sainteté le pape Pie VII qui me fit demander «ce que c'est que l'enfer.»—Je répondis: «L'enfer est le supplice éternel des méchants; un déluge de feu qui ne finit pas, et dont Dieu se sert pour punir ceux qui meurent en l'outrageant.»
«Au mois de janvier 1815, nous eûmes la visite de la duchesse d'Angoulême. Elle me fit demander ce que je pensais de la musique.—Je lui répondis: «Quoique je sois dans l'impossibilité de l'apprendre, je crois que c'est l'art de recueillir les sons par le flux et le reflux, d'en faire un bouquet pour affecter agréablement les oreilles vivantes. Les miennes sont mortes; mes yeux les remplacent pour apprendre.»
C'est en 1808 que le premier travail de Jean Massieu sortit de l'imprimerie de l'Institution des sourds-muets. En voici le titre:
Nomenclature ou tableau général des noms, des adjectifs énonciatifs, actifs et passifs et des autres mots de la langue française, selon l'ordre des besoins usuels et selon le degré d'intérêt des objets et de leurs qualités, dans leur classification naturelle et analytique, en français et en anglais; avec l'alphabet gravé des sourds-muets.
Dès le principe, l'auteur n'avait eu d'autre intention que de mettre en ordre, pour son usage personnel, la nomenclature des noms des objets répandus dans la nature, de ceux des arts, des diverses fonctions, des usages des hommes réunis en société, ainsi que les mots employés à exprimer toutes les idées qui servent à modifier les êtres et les choses. Aux élèves qui le désiraient il distribuait son manuscrit par petits cahiers à mesure qu'il le rédigeait. Depuis, il fut sollicité non-seulement de l'augmenter, mais de le faire imprimer avec la traduction anglaise en regard.
Nous ne devons ni ne pouvons le dissimuler, cet essai pèche par trop de détails inutiles, outre que l'ordonnance n'en est pas bien entendue.
Toutefois, selon l'éditeur, cette première publication devait servir de fondement et de préambule à la seconde, la Théorie des signes de l'abbé Sicard, et au Cours d'instruction d'un sourd-muet, troisième ouvrage destiné à compléter les deux autres en enseignant les moyens de mettre tous ces matériaux en œuvre.
Quelque temps avant la mort de l'abbé Sicard, Massieu nous annonça, dans un épanchement de joie, qu'il allait nous doter d'une grammaire nouvelle, qui devait, à l'en croire, faire faire un grand pas à notre enseignement. Effectivement, sous nos yeux, il apporta une persévérance extraordinaire à écrire cahiers sur cahiers et il nous les montrait au fur et à mesure. Autant que notre faible intelligence put, à cette époque, nous permettre d'associer un jugement motivé à cette besogne ingrate, ce n'était qu'un pêle-mêle de phrases, plus ou moins heureusement construites, faute d'une certaine régularité dans la disposition du sujet, dans le rapport philosophique, les points de départ et d'arrivée de l'instruction.
Quoi qu'il en fût, nous préférâmes alors et depuis laisser notre opiniâtre travailleur se complaire dans les illusions de son innocent amour-propre, que de lui adresser la moindre observation sur une pareille matière. Sa bonne volonté suffisait pour l'excuser à nos yeux.
Il était impossible que le directeur de l'École de Lille continuât désormais à prendre à l'enseignement une part aussi active qu'on avait paru l'espérer d'abord. Déjà on avait remarqué un affaiblissement sensible dans sa mémoire, jusque-là, étonnante. Le titre de directeur honoraire lui fut donné, et il le conserva jusqu'à sa mort. Les frères de Saint Gabriel et les sœurs de la Sagesse le soutenaient dans cette œuvre de dévouement. Entouré d'attentions incessantes, on croira sans peine que sa retraite dut être paisible et heureuse.
C'est le 23 juillet 1846 qu'il s'éteignit doucement dans sa soixante-quatorzième année à la suite de longues infirmités qui prenaient chaque jour un caractère plus alarmant. Le lendemain, eurent lieu ses obsèques à Saint-Étienne. Dans la foule qui suivait sa dépouille mortelle, on remarquait le maire de la ville et plusieurs membres du clergé. Les coins du poêle étaient tenus par MM. Richebé, Leglay, Defontaine et Vanackère, membres de la commission de surveillance de l'établissement, qu'accompagnaient les élèves sourds-muets des deux sexes.
Au sortir de la ville, le cortége funèbre se dirigea vers l'église d'Esquermes, et de là vers le cimetière de cette commune.
Au moment où les restes du défunt y furent déposés, M. Leglay prononça sur sa tombe un discours qui parut produire la plus vive impression sur toute l'assistance, car il résumait avec une noble simplicité la vie, les travaux et le caractère de celui qui venait d'être enlevé à son amitié.
Voici quelques passages de cette allocution:
«Messieurs, s'écria-t-il d'une voie émue, après les paroles saintes et consacrées que l'Église achève de faire entendre en fermant la tombe qui est devant nous, je me suis demandé s'il était bien convenable qu'une autre voix, une voix sans mission et sans autorité osât s'élever, à son tour, dans cette enceinte funèbre..... Oui, quand le prêtre a terminé son pieux ministère, quand les chants de douleur et de consolation, de mort et d'espérance ont cessé, l'amitié, jusque-là, recueillie et silencieuse peut, ce nous semble, payer à celui qui n'est plus un tribut public de regrets et d'hommages. Et puis, ces infortunés enfants qui se pressent autour de nous, et dont plusieurs sans doute voient la mort et son grave appareil pour la première fois, ne s'attendent-ils pas que quelqu'un parlera ici pour eux? Massieu lui-même n'a-t-il pas compté sur un filial et amical adieu à cette heure suprême?
«Du reste, Messieurs, je serai bref. La vie de Jean Massieu se compose de peu d'événements. Cet homme a été tout à la fois glorieux et obscur; sa renommée fut grande et son existence modeste. Tout le monde sait en France que l'abbé Sicard, illustre instituteur des sourds-muets, eut un élève chéri que les éclairs de son génie et la beauté de son âme ont rendu célèbre, mais qu'est devenu ce sourd-muet si applaudi autrefois, si prôné partout; comment cette intelligence éminente a-t-elle concouru au bonheur de celui en qui Dieu l'avait mise? c'est ce dont on ne s'est guère informé, et ce que beaucoup ignorent.
«Jean Massieu a raconté lui-même sa vie dans un écrit de quelques pages. Cet opuscule remarquable par la naïveté de la pensée et par l'étrange originalité du style sera peut-être publié un jour.
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«C'est à nous, Messieurs, qu'il a été donné d'accueillir, au déclin de sa vie, cet homme dont le nom est si populaire, dont la gloire est si douce. Attiré à Lille par l'amitié enthousiaste d'un de nos honorables concitoyens, qui l'a précédé dans la tombe, il a trouvé, d'une part, des compagnons d'infortune à soulager, c'est-à-dire à instruire, et d'une autre, des sympathies généreuses, un concours universel; prêtres, magistrats et citoyens lui ont tendu une main amie. Quelques-uns ont pris la chose à cœur, et l'école des sourds-muets s'est trouvée tout à coup constituée et florissante sous la direction de Massieu.
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«Le même ami qui, des montagnes de l'Aveyron, l'avait fait venir à Lille, lui assigna un autre rendez-vous encore: M. Vanackère a voulu que Massieu vînt se coucher à côté de lui dans ce lit de la sépulture. Vœu touchant, tu es accompli! Tombes des deux amis, soyez sacrées et respectées à jamais sous la sauvegarde de la religion et de la foi publique. Messieurs, notre célèbre sourd-muet laisse après lui une famille qui n'a pour héritage que le nom et le souvenir des vertus de Massieu; mais la ville hospitalière, qui a ouvert au père ses bras affectueux, ne fermera aux enfants ni ses bras, ni son cœur.»
Ses succès à l'École de l'abbé Sicard.—Ses rapports avec un académicien auprès duquel il avait à remplir une commission du respectable directeur.—Ses définitions et réponses aux exercices publics de l'Institution et autre part.—Il a été non-seulement l'interprète des élèves, mais encore le secrétaire de ses malheureux camarades.—Il appuie la supplique de l'un d'eux, graveur hongrois, auprès de l'ambassadeur d'Autriche. Appelé à fonder une nouvelle école à Hartfort, État de Connecticut (Amérique du Nord), il réussit à la faire prospérer.—Il unit son sort à celui d'une sourde-muette américaine qui lui donne six enfants, tous entendants-parlants.—Réponse au préjugé qui paraît encore régner sur la surdi-mutité héréditaire.—Voyages de Laurent Clerc en France.—Ses documents sur l'origine et les progrès de son école.—Ses anciens camarades et élèves lui offrent un dîner d'adieu.—Sa correspondance avec l'auteur de ce livre.—Sa fin aussi heureuse que sa vie, dans le Nouveau-Monde.
A la Balme, près de Lyon, Laurent Clerc vint au monde en 1785, avec une triple infirmité: il était privé de l'ouïe, de la parole et de l'odorat, mais la nature l'en dédommagea amplement.
Il n'avait pas encore atteint sa douzième année, qu'il fut admis à l'école de l'abbé Sicard. Ses progrès y furent si rapides dans toutes les parties de l'enseignement, qu'en 1807 le célèbre directeur voulut l'adjoindre, en qualité de répétiteur, à Massieu, que Clerc laissa bientôt fort loin derrière lui.
Appelé, comme son émule, à soutenir la gloire de l'établissement, dans les séances publiques qui s'y donnaient au moins deux fois par mois, ses réponses furent accueillies souvent avec non moins de sympathie.
Il avait, de plus, ce qui manquait à son frère d'infortune, des manières agréables, polies, engageantes et l'habitude de la bonne compagnie. C'était, sous ce rapport, l'opposé de son confrère; c'était ce que les Anglais appellent a true gentleman. Jamais on ne le vit tirer vanité de ses avantages, il se montrait, au contraire, prêt à faire valoir les qualités de son compagnon d'infortune, chaque fois que l'occasion s'en présentait.
Un jour, l'abbé Sicard avait chargé Clerc de redemander à un de ses confrères de l'Académie française un livre qu'il lui avait prêté. Ce dernier voulant mettre à l'épreuve la réputation du messager, lui adressa questions sur questions relativement à la métaphysique. Frappé de la justesse de ses réponses, il finit par lui dire: «Ma foi, Monsieur, je vous admire!
—«Qu'aurait-ce donc été, Monsieur, répondit notre jeune instituteur, si vous aviez vu Massieu?»
Pour que le lecteur puisse juger s'il y a de l'exagération dans cet éloge de l'académicien, nous croyons devoir transcrire ici quelques-unes des définitions et réponses du sourd-muet.
«D. Quelle différence y a-t-il entre l'esprit et la matière?
«R. L'esprit est une substance intellectuelle, capable de penser, de méditer, de réfléchir, de juger, de connaître, de raisonner, etc.
«La matière est ce dont une chose est ou peut être faite. L'esprit n'a pas de matière, car l'esprit est tout pur, sans corps, sans étendue, sans forme, sans parties. Il est indivisible. La pensée, la méditation, le jugement, l'imagination, l'invention, la raison, tout cela est l'esprit même.
«D. Y a-t-il quelque différence entre la raison et le jugement?
«R. La raison nous distingue des bêtes. Elle nous fait préférer ce qui est bon, et nous détourne de ce qui est mauvais.
«Le jugement arrête notre esprit à deux choses qui s'accordent ou ne s'accordent pas, et nous invite à les examiner. Nous les examinons, nous les pesons dans la balance intellectuelle, et nous croyons que de ces deux choses l'une a raison et l'autre a tort. Nous prononçons, en conséquence, en faveur de la première, et condamnons la seconde. Voilà le jugement.
«D. Qu'est-ce que l'ingénuité?
«R. L'ingénuité est naturelle, franche, naïve, sans finesse, sans déguisement, sans détour dans les paroles comme dans les actions.
«Les paysans, les gens de la campagne sont pour la plupart simples, parce que leur esprit n'a pas été cultivé.
«Les enfants et les jeunes gens bien nés et bien élevés sont ingénus, parce que leur cœur n'a pas été corrompu.
«D. Quelle différence trouvez-vous entre l'abbé de l'Épée et l'abbé Sicard?
«R. L'abbé de l'Épée a inventé la manière d'instruire les sourds-muets, mais il avait laissé à désirer; l'abbé Sicard l'a beaucoup perfectionné, mais, s'il n'y avait pas eu l'abbé de l'Épée, il n'y aurait pas eu l'abbé Sicard.
«D. Les sourds-muets sont-ils malheureux?
«R. Ils ne le sont pas. Qui n'a rien eu, n'a rien perdu et qui n'a rien perdu, n'a rien à regretter.
«Or les sourds-muets n'ont jamais entendu ni parlé; donc ils n'ont perdu ni l'ouïe, ni la parole et, par conséquent, ils ne peuvent regretter ni l'une, ni l'autre. Or qui n'a rien à regretter ne peut être malheureux, donc les sourds-muets ne sont ni ne peuvent être malheureux. D'ailleurs, c'est une grande consolation pour eux de pouvoir remplacer l'ouïe par l'écriture et la parole par les signes.»
Dans une soirée donnée par un amiral anglais, aux environs de Cavendish-Square, une jeune dame ayant témoigné à Clerc le désir de connaître le parallèle qu'il pourrait établir entre les Anglaises et les Françaises.
«Mesdames les Anglaises, répondit-il, sont généralement grandes, belles, bien faites. La beauté de leur teint est surtout remarquable; mais, je leur en demande pardon, généralement aussi elles manquent de grâce, de tournure, d'élégance. Si, quant à la taille et à la régularité des traits, elles l'emportent sur les Parisiennes, combien ne leur sont-elles pas inférieures pour la mise et les façons?»
Interprète des sentiments des élèves de l'Institution à l'égard des plus hauts personnages qui venaient la visiter, témoin la duchesse d'Angoulême, la duchesse de Berry et bien d'autres, Clerc était aussi le secrétaire complaisant de ceux qui recouraient à sa plume facile, qu'on pouvait prendre souvent pour celle d'un parlant instruit.
Un jour, un sourd-muet hongrois, ancien élève de l'Institution, fondée à Vienne par Joseph II d'après la méthode de l'abbé de l'Épée, étant venu à Paris dans l'espoir d'y trouver de l'ouvrage comme graveur, se présente à notre homme d'affaires, et lui confie le grand embarras dans lequel le jettent les dettes que lui a fait contracter son manque de travail.
Le répétiteur va trouver l'abbé Sicard, et lui communique son dessein d'accompagner le malheureux artiste chez l'ambassadeur d'Autriche près la cour de France, pour l'entretenir de sa position.
«Mais, objecte le directeur d'un air étonné, mon cher élève, comment vous y prendrez-vous pour vous mettre en relation avec le diplomate?
—«Comment? répond Clerc, vous, mon cher maître, le grand instituteur des sourds-muets, vous me le demandez! Je n'aurai qu'à traduire par écrit en français à l'ambassadeur les signes de son pauvre compatriote. Certes, il est impossible qu'un envoyé à la cour de France ignore la langue française.
A peine de retour d'Angleterre où, ainsi que Massieu, il avait accompagné, on se le rappelle, son maître chéri, il fut recherché par un jeune ministre protestant, M. Gallaudet, qui avait été délégué à Paris par le gouvernement des États-Unis pour s'y faire initier à la méthode de rendre les sourds-muets à la religion et à la société.
Après avoir fréquenté pendant trois mois environ l'École, le nouveau disciple, aussi distingué par la pénétration de son esprit que par ses qualités personnelles, proposa à notre répétiteur de devenir son collaborateur dans l'autre hémisphère. Ce dernier accepte d'autant plus volontiers cette offre qu'il eut toujours bien de la peine à se contenter des faibles appointements attachés à son emploi.
Il se rend donc en 1816, accompagné des regrets de toute la maison et de ceux en particulier de son directeur, avec le ministre protestant, à Hartford, État de Connecticut.
Ce fut à partir de 1817 qu'il professa avec autant de succès que de persévérance jusqu'en 1858 dans l'American asylum de cette ville, premier établissement fondé dans le Nouveau-Monde pour l'instruction des sourds-muets.
Le 28 mai 1818, M. Gallaudet, à l'occasion des examens des élèves de cette école, lut devant le gouverneur et les deux Chambres de la législature un discours composé en anglais par notre compatriote.
Il est aisé de comprendre la prodigieuse impression que produisit sur toute l'assistance la lecture du manuscrit du sourd-muet français, qui honorait son pays et l'humanité tout entière en faisant le sacrifice volontaire de ses goûts et de ses affections aux malheureux habitants de régions si lointaines, dans l'espoir que l'éternelle lumière réveillerait leur intelligence bornée, et transplanterait chez eux les principes vivifiants qui l'avaient métamorphosé lui-même.
Il était impossible que l'abnégation dévouée de cet apôtre d'une nouvelle espèce n'excitât pas l'admiration des États assemblés. Dès le premier jour, ils s'empressaient de fournir aux dépenses urgentes d'une institution de sourds-muets.
L'établissement prospérait à vue d'œil, et il faut rendre aux fondateurs cette justice qu'ils secondaient merveilleusement les efforts de l'instituteur sourd-muet. Par l'aménité de son caractère, il s'était concilié non-seulement l'amitié de ses nouveaux catéchumènes, mais l'estime de ses collaborateurs et de tous ceux qui l'entouraient.
Pour comble de bonheur, il obtint la main d'une jeune et aimable sourde-muette, issue de parents riches du pays, dont il eut six enfants tous entendants parlants (trois garçons et trois filles).
A ceux qui lui demandaient comment une famille si nombreuse pouvait être élevée par un père et une mère, privés de l'ouïe et de la parole, il se contentait de répondre que, dans cette œuvre, ni lui ni sa femme n'avaient jamais éprouvé le moindre embarras.
«Lorsque, leur expliquait-il, mes enfants étaient au berceau, j'agitais une sonnette à leurs oreilles; ils se retournaient avec vivacité, la bouche souriante, et j'en concluais qu'ils n'étaient pas sourds et qu'ils ne seraient pas muets.»
Avec quel bonheur le père et la mère ne se jetaient-ils pas dans les bras l'un de l'autre en pressant sur leur cœur les fruits de leur union! Et avec quel élan de reconnaissance ne levaient-ils pas au ciel leurs yeux mouillés de larmes de joie!
M. Gallaudet épousa, à l'exemple de son adjoint, une sourde-muette américaine dont il eut bien à se louer, et devint père de huit enfants, qui tous entendaient et parlaient.
Nous avons connu d'autres sourds-muets qui se faisaient parfaitement comprendre de leurs enfants en bas-âge, et qui en recevaient des réponses non moins claires au moyen du même langage. Comment un pareil miracle peut-il s'opérer? Les parents sourds-muets eux-mêmes ne savaient pas plus que nous s'en rendre compte.
Les enfants qui apportent en naissant la même infirmité que leurs parents n'ont jamais été nombreux en aucun temps, ni dans aucun pays du globe. C'est ce qu'on peut aisément prouver par mille exemples puisés dans les statistiques des deux hémisphères.
Nous croyons pouvoir nous contenter d'invoquer ici les renseignements fournis, en 1836, par le directeur de l'École de Hartford sur ce sujet intéressant. Ils constatent qu'il y a des familles dans lesquelles le père ou la mère, d'autres où l'un et l'autre sont sourds-muets, tandis qu'aucun sens ne manque à leur progéniture.
Laurent Clerc revint au milieu de nous en 1820, en 1825 et en 1847. Dans son premier voyage, il avait à régler des affaires de famille avec un frère parlant, négociant à Lyon, mais il était désireux surtout de revoir ses amis.
En 1825, d'après notre désir, il eut l'extrême obligeance de nous remettre quelques documents sur l'origine et les progrès de sa fondation.
Au risque de nous répéter, nous devons à sa mémoire de transcrire ici tout son manuscrit sans nous permettre de rien changer à son français. On comprendra que certains anglicismes échappés à sa plume doivent être imputés à son long séjour dans sa nouvelle patrie[28].
Les anciens camarades et élèves de Clerc ne voulurent pas le laisser retourner en Amérique sans lui offrir un banquet d'adieu. Au toast que je portai à sa santé, tant en mon nom qu'en celui des autres convives, il répondit tout ému qu'il emportait un doux souvenir d'une si belle journée, et qu'il nous donnerait, sans faute, de ses nouvelles.
En effet, un bout de lettre de sa main, daté de New-York le 12 mai 1826, nous annonça son heureux débarquement après une traversée de trente-quatre jours. Seulement il avait eu un bien mauvais temps, un mât rompu et quelques voiles déchirées.
Pour terminer cette notice trop incomplète, voici les dernières lignes que mon ancien maître me fit parvenir de Hartford le 23 juillet 1856:
«Mon cher Ferdinand,
«La dame qui te remettra ce billet est Mme Batler, accompagnée de ses deux aimables demoiselles. Elles viennent passer quelque temps en Europe, et je te prie de les recevoir de ton mieux. Son mari, M. John Batler, était autrefois un des membres du conseil d'administration de notre établissement.
Comme Mme Batler est une de nos meilleures amies, je l'ai invitée à visiter l'Institution où j'ai été élevé; et, si la classe où je te donnais des leçons existe toujours, je te prie de la lui montrer, ainsi que la chambre que j'occupais et la place où je prenais mes repas. Je désire enfin que tu lui fasses voir ma peinture, si elle est toujours à la salle des exercices publics, et que tu lui présentes nos autres professeurs sourds-muets. En agissant de la sorte, tu obligeras beaucoup
«Ton vieil instituteur,
«LAURENT CLERC.»
A partir de 1858, il jouit d'une modeste pension de retraite, ayant mis tous ses soins à assurer en bon père de famille le bien-être et l'avenir de ses enfants.
Le 18 juillet 1869, il est mort à l'âge de quatre-vingt-trois ans, emportant dans la tombe la reconnaissance et les respects de tous ceux qui avaient eu le bonheur de le connaître.
Lettre de l'abbé Sicard, directeur des Sourds-Muets, du 3 novembre 1791.... signée aussi de Haüy, directeur des Jeunes Aveugles, les deux institutions étant alors réunies dans le même local.
«Citoyen, d'après la manière dont j'ai été reçu lundi dernier au Directoire, je crois que je ne pourrais que nuire aux infortunés dont l'éducation m'est confiée en y reparaissant. Vous avez entendu qu'on m'a dit qu'il ne fallait pas parler au Directoire, qu'on devait lui écrire, et on a ajouté qu'on n'y mettait de côté aucune affaire. La pétition que j'ai rédigée y a été mise néanmoins tellement de côté, que les objets que l'instituteur des Aveugles et moi demandions ont été enlevés de l'église des Célestins. Ces objets étaient des ornements, des linges d'autel, etc. Car pour les monuments, tout le monde sait qu'il n'est pas possible de les emporter.
«Mais, citoyen, pouvons-nous être témoins froids et indifférents de la dévastation du sanctuaire de notre église, et serons-nous encore des importuns, des fâcheux, quand nous réclamerons l'autorité du Directoire pour arrêter la rapacité de ceux qui viennent nous arracher jusqu'au pied des autels des objets de peu de valeur, dont l'enlèvement ne peut profiter à personne? A qui faut-il donc, citoyen, que nous nous adressions pour empêcher le pillage d'un temple que l'on confond mal à propos avec les églises supprimées? L'Assemblée nationale a mis, sous la surveillance du département, l'établissement des Sourds-Muets et des Aveugles-nés réunis. N'est-ce pas vous dire que le département est notre tuteur, que c'est lui qui doit protéger notre propriété, et nous venir en aide quand on nous dépouille, et qu'on nous vole?»
SICARD, instituteur des sourds-muets.
HAUY, instituteur des aveugles-nés.
Sourds-Muets. Liberté. Égalité.
Paris, le 4 pluviôse an IX de la République
française une et indivisible.
Le directeur de l'institution nationale des Sourds-Muets de naissance au citoyen Dubois, préfet de la police de Paris.
«Citoyen préfet,
«J'aurais quitté les intéressantes occupation qui remplissent ma vie pour suivre jusqu'à votre tribunal le citoyen Brylot que vous y avez mandé, si j'avais pu me flatter que votre entourage vous permettrait de me recevoir et de m'entendre. Mais vous aurez moins de peine à me lire puisque je vous enlèverai moins de temps.
«Le citoyen Brylot que vous citez est le gouverneur d'un de mes élèves, sourd-muet, de Lisbonne, qui eût été victime des massacres du 2 septembre, s'il ne s'y fût soustrait en obéissant à la loi de déportation, car celui qui le remplaçait dans mon institution a été égorgé à mes côtés, dans la prison de l'Abbaye.
«L'exilé n'est rentré en France que pour venir reprendre sa place auprès de mes élèves, et c'est le sénateur Perregaux qui a obtenu du ministre de la police générale cet acte de justice que j'avais sollicité. Il devait se représenter deux mois après avoir fait preuve de soumission à la Constitution de l'an VIII. Il l'a négligé sur l'assurance du citoyen Perregaux qu'il pouvait être tranquille, et qu'il déposerait ses papiers entre les mains du ministre lui-même, pour terminer une affaire qui n'aurait pas dû en être une. Ces papiers ont été réellement remis dans les bureaux de ce haut fonctionnaire; et c'est au moment où le citoyen Brylot attendait cet acte de justice qu'on ne lui refusera pas quand on aura le temps de le lui rendre, qu'il est appelé auprès de vous. Il y va avec la confiance que doit inspirer à tous les innocents la réputation d'impartialité et de droiture dont vous jouissez.
«Le sénateur Perregaux ne le laissera pas longtemps, sans doute, sans défense. C'est lui qui lui a inspiré une confiance qui lui a fait négliger une formalité essentielle, c'est lui sans doute qui ira se placer entre sa tête et le glaive de la loi, dont tous les bons citoyens se félicitent de vous voir armé. Je vous recommande mon ami qui va devant vous, accompagné de l'élève qui ne peut être séparé de son maître.
«Salut et respect.
«SICARD.»
Décret de l'Assemblée nationale du 2 septembre 1792, l'an quatrième de la Liberté.
«Un secrétaire lit une lettre du citoyen Sicard, instituteur des sourds-muets, détenu à l'Abbaye Saint-Germain-des-Prés; il dépose dans le sein de l'Assemblée le danger qui vient de menacer ses jours, le dévoûment héroïque du citoyen Monnot, horloger, qui a exposé sa vie pour le sauver, et la reconnaissance profonde qu'il professera éternellement pour son généreux libérateur.
«L'Assemblée nationale reconnaît solennellement que le citoyen Monnot a bien mérité de la Patrie, et décrète qu'un extrait du procès-verbal lui sera envoyé.
«Collationné à l'original par nous président et secrétaires de l'Assemblée nationale, à Paris, le 27 septembre 1792, l'an quatrième de la Liberté.
HÉRAULT DE SÉCHELLES, président.
«GOSSELIN, G. ROMME, secrétaires.»
Différence entre les mots sourd et muet et sourd-muet.
La dénomination de sourd et muet suppose deux incapacités distinctes, et n'étant pas une conséquence nécessaire l'une de l'autre; d'une part, l'incapacité d'entendre, occasionnée par la paralysie du nerf auditif ou par toute autre cause, de l'autre, l'incapacité absolue d'articuler la parole humaine, incapacité qui est le résultat physiologique de diverses causes; tandis que l'appellation de sourd-muet renferme, au contraire, l'idée du rapport direct de la surdité au mutisme, de telle façon que celui-ci soit considéré alors comme la conséquence obligée de celle-là.
D'après cette double considération, la dénomination de sourds-muets a été adoptée pour les établissements qui leur sont consacrés.
Paris, ce 20 ventôse, an VI de la République.
Administration
des
Sourds-Muets.
A mes Concitoyens!
«Je crois devoir vous annoncer que le gouvernement m'a nommé à la place de chef de l'institution nationale des Sourds-Muets de Paris; la même confiance qu'il m'a témoignée, j'espère la mériter un jour de votre part: je deviens le père de vos enfants, et, en cette qualité, je mettrai tous mes soins à vous remplacer dignement auprès d'eux. Père de famille moi-même, le sentiment de la paternité ne m'est pas étranger; et il est à présumer que je les traiterai comme je désirerais que l'on traitât les miens, si, pour leur éducation, j'étais forcé de les tenir éloignés de la maison paternelle.
«Je vous prie instamment d'entretenir une correspondance directe avec moi; je me ferai toujours un devoir de vous communiquer tous les détails concernant leur physique et leur moral; je vous promets que mes collègues et moi, nous emploierons tous nos moyens à en faire, malgré leur infirmité, de bons fils et de bons citoyens.
«Salut et fraternité.
«Signé: ALHOY.»
P. S. «Je vous prie instamment de m'accuser réception de cette lettre.»
Paris, le 4 frimaire, an VI de la République française.
«Au citoyen ......
«Ce que vous me dites avoir écrit à votre fils, mon cher citoyen, est infiniment raisonnable. Il ne faut adopter une religion qu'autant qu'on est convaincu qu'elle est la seule bonne. Les motifs humains ne doivent entrer pour rien dans un choix aussi important. L'autorité même d'un père devient ici nulle; car si le père est dans l'erreur, il n'a pas le droit de la commander à la conscience de son fils. Ces principes sont évidents et certainement convenus entre vous et moi.
«Le citoyen Rey Lacroix[29] en est sans doute convaincu comme vous et moi, et ne mérite pas qu'on l'accuse d'avoir proposé un acte d'hypocrisie. Pourquoi a-t-il offert en mariage à votre fils sa jeune fille sourde-muette? C'est qu'il craindrait, en la donnant à un autre, qu'on ne la prît pour le bien qu'elle doit avoir, et il voudrait qu'il y eût entre les deux époux égalité d'infortune, pour que l'un n'eût rien à reprocher à l'autre, et que leur amour ne trouvât jamais dans leur infirmité un motif de refroidissement.
«Quant à la religion, Rey Lacroix a pensé qu'il fallait aussi qu'elle fût la même à cause des dangers qui menacent l'union de deux personnes d'opinions diverses sur ce point qui revient à tous les moments de la vie.
«En demandant à votre fils de suivre la religion catholique, il n'a pas cru lui demander ni de changer de religion, ni d'en adopter une contraire à ses idées.
«1º Rey Lacroix savait qu'un sourd-muet, avant d'avoir reçu mes leçons, ne saurait avoir fait choix d'aucune religion, puisque personne ne peut, sans mes moyens, faire entrer une seule idée semblable dans de pareils esprits. Il regarde donc la tête et le cœur de votre fils comme une table rase sur laquelle nul n'avait pu graver encore aucune croyance semblable; et comme je professe la religion catholique, il s'imagine que ce serait celle que je lui enseignerais, quand je le croirais susceptible de recevoir de pareilles idées. Rey Lacroix n'a donc pu proposer aucun changement à quelqu'un qui n'était pas encore en état de choisir.
«2º Il n'a pu proposer une croyance contraire aux idées de votre fils. Car quelles idées peut avoir un sourd-muet sur la religion, lui qui, avant que je lui en parle, ignore s'il en existe une, lui qui ne sait pas même s'il y a un Dieu; et qui, arrivé sur la terre quand tout est créé, ne sait pas, puisque personne n'a pu l'instruire, si tout ce qu'il voit n'a pas toujours été, sans que personne ait donné l'être à quoi que ce soit. Ainsi la religion chrétienne et romaine ne serait pas plus contraire aux idées de votre fils, qu'elle ne l'est aux idées des enfants des catholiques. Ce serait donc condamner un pareil être à n'avoir aucune religion que de le laisser maître d'en choisir une. Car, pour choisir, il faut comparer, pour comparer, il faut connaître, pour connaître, il faut étudier toutes les croyances. Or cette étude, très-longue et très-difficile pour tout homme, est à peu près impossible à un sourd-muet. Il faut choisir pour lui, et après avoir choisi, lui prouver que le choix est bon. C'est ce que j'aurais fait, si vous m'aviez laissé maître de l'éducation chrétienne de votre fils, et si vous ne lui eussiez pas expressément défendu tout acte de catholicisme; alors je lui aurais enseigné la religion chrétienne catholique, apostolique et romaine, qu'il aurait trouvée aussi bonne et aussi raisonnable qu'elle l'est pour moi qui l'étudie depuis l'âge de raison, et ainsi il aurait professé la religion que Rey Lacroix désirait qu'il eût pour épouser sa fille. Votre fils n'eût point embrassé cette religion pour se marier, mais parce que je la lui aurais enseignée; et il se serait marié parce qu'il eût été catholique.
«Mais vous ne le voulez pas catholique. Eh bien! je respecterai vos volontés. Vous le désirez protestant. A vous de le pousser dans cette voie! Car ne connaissant que la croyance religieuse que je professe, vous ne pouvez exiger que j'entreprenne une tâche que désavouerait ma conscience. Au reste, la religion romaine et la religion protestante seraient pour lui sur la même ligne, et l'une ne contrarierait pas moins ses idées que l'autre, puisque toute religion contrarie nécessairement nos idées. Dites plutôt que vous tenez à ce qu'il ait votre religion, comme vous avez celle de votre père. Nous aurions la même, vous et moi, mon cher citoyen, si vos ancêtres avaient tous dit comme vous.
«J'ai cru cette explication nécessaire pour votre satisfaction et pour l'acquit de ma conscience. Votre fils n'ira point à la messe puisque vous le lui défendez expressément. Vous lui dites que si, contre votre attente, on voulait le forcer à y aller, il n'aurait qu'à vous l'écrire sur le champ (je copie vos propres expressions).
«Soyez tranquille. La religion romaine n'est pas une religion de contrainte et de violence, comme certains de ses infortunés ennemis l'en accusent. Elle invite et ne force jamais. Ainsi votre fils n'aura pas à vous dénoncer le moindre acte de violence d'aucun de nous.
«C'est M. Bonnefoux, un de mes adjoints, qui me remplace en ce moment. Il est aussi tolérant que moi. Il aime, comme moi, vos chers enfants dont nous sommes très-satisfaits.
«Je m'occupe, à l'heure qu'il est, de faire apprendre la gravure à votre fils aîné. J'ai préféré pour lui cet état à celui d'imprimeur que je voulais d'abord lui donner, puisqu'il a déjà fait et qu'il continue à faire dans le dessin des progrès sensibles, et qu'il ne faut pas contrarier de si heureuses dispositions, ni courir risque que le temps qu'il a consacré à cette étude ne soit perdu. Quand l'éducation du frère puîné sera plus avancée, je l'occuperai à l'imprimerie. Nous en avons une dans la maison. Vous pouvez vous rassurer sur ma tendresse pour ces enfants qui sont devenus les miens. Ils ont un excellent caractère et annoncent assez par là que c'est d'une tige heureuse qu'ils sortent. Le père d'enfants aussi doux doit être un excellent homme. J'ai à la disposition du citoyen Damin les 66 francs que je vous dois pour les bas. Je les fournirai à mesure que les besoins des enfants l'exigeront.
«Quant à moi, je ne suis pas renfermé, Dieu merci! Je me tiens seulement caché par prudence et par respect pour l'autorité supérieure, jusqu'à ce qu'on ait examiné mon affaire, qui cessera d'en être une, quand on pourra s'en occuper. Je continue de communiquer avec mon institution. Votre fils m'écrit, je lui réponds. Je vois tous les jours les citoyens Bonnefoux et Damin. Je vous remercie bien du tendre intérêt que vous me témoignez, et je vous prie de croire que mes sentiments pour vous et pour nos chers enfants ne changeront jamais, quoique nos opinions religieuses ne soient pas les mêmes.
«J'ai causé avec un graveur de la proposition dont je vous entretiens à l'autre page. Il y a actuellement trop peu d'ouvrage pour un graveur par suite de l'abolition des armoiries, et cet état est trop long à apprendre pour qu'il y faille penser. On serait d'avis qu'il apprît à peindre en miniature ou à l'huile. C'est une étude de plusieurs années; et encore ne peut-on répondre que le jeune homme aura assez de talent pour gagner de sitôt sa vie à ce métier. En lui donnant l'état d'imprimeur, on risque de lui faire perdre tout ce qu'il a appris dans le dessin. Si vous avez à Nîmes des manufactures de soieries où il faille des dessinateurs, comme à Lyon et à Jouy, ce serait excellent. On y fait des bas, il pourrait apprendre à en faire. Mais voilà encore le dessin devenu inutile. Songeons cependant à lui donner une profession qui lui convienne dans sa partie, qui le fasse vivre et qui n'exige pas plusieurs années d'apprentissage. Car le décret de fondation de l'École des sourds-muets porte qu'après cinq ans révolus, on renvoie chez lui chaque élève. Je ne suis pas le maître de faire une exception. Il écrit toujours fort bien, mais sa vue est faible. Pesez tout cela dans votre sagesse, et faites-moi connaître vos intentions par votre prochaine lettre.
«Je crois, tout bien examiné, bien pesé, que le métier de faiseur de bas serait celui qui lui conviendrait le mieux. Je vous ai tout dit là-dessus. C'est à vous de décider. Faites entrer dans votre calcul cette considération, que le jeune homme ne peut passer que cinq années dans l'établissement. Le décret est formel à cet égard.»
Copie de deux lettres autographes inédites de l'abbé de l'Épée, ne portant pas de signature, adressées à l'abbé Sicard, secrétaire du Musée, et instituteur gratuit des sourds-muets, maison Saint-Rome, à Toulouse (cachet de l'abbé de l'Épée, en cire rouge, presque effacé).
Ces lettres ont été découvertes par le sourd-muet Griolet, de Nîmes, aussi connu des amateurs d'autographes que des numismates, dans la bibliothèque du Musée britannique, lors de son séjour à Londres, en juin 1859, avec M. Rieu, de Genève, architecte de cet immense établissement. Elles se trouvaient dans une collection formée à Paris par feu Francis lord Egerton, à la fin du dernier siècle, et qu'il avait léguée, en 1829, par testament, au British Museum de Londres.
Le sourd-muet à l'obligeance duquel nous devons la communication de ces deux précieux documents, suppose qu'ils ont dû être donnés par l'abbé Sicard à lord Egerton.
Livre Egerton, vol. VIII, nº 22, plut CLXVII. F. (Note de M. Griolet).
«Ce 22 avril 1786.
«Monsieur et très-cher confrère,
«J'ai l'honneur de vous envoyer mon Dictionnaire des sourds-muets dans l'état d'imperfection où il se trouve, eu égard aux corrections, aux transpositions et aux additions que j'y ai faites à diverses époques. Vous me ferez plaisir de le faire copier et de me le renvoyer au plus tôt, parce que je n'en ai d'autre copie que celle de M. Muller, dont la plus grande partie des corrections n'est pas lisible.
«Je tâcherai de mettre la dernière main à cet ouvrage, les vacances prochaines, si ma santé me le permet, et la Préface rendra compte des raisons qui m'ont fait supprimer un grand nombre de mots et de la manière dont on doit s'y prendre pour trouver l'explication de ceux qui sembleraient avoir besoin de plus grands détails dans les passages du Dictionnaire où ils se trouvent, mais qui, selon moi, seraient superflus.
«J'ai tâché de le réduire autant qu'il m'a été possible, parce que je suis persuadé que cet ouvrage ne sera point de débit, et que je ne suis ni dans la disposition ni dans l'état d'en faire les frais; mais, d'un autre côté, je ne veux pas m'exposer aux reproches d'un imprimeur qui n'y trouverait pas son compte.
«Je vous envoie en même temps les instructions que j'ai données aux sourds-muets dès le commencement, et que j'ai débarrassées des premières entraves à mesure que leur faculté de concevoir s'est développée; je n'en ai point pris copie, je n'ai pas eu assez de patience pour cela; chacune a été le fruit de ma réflexion en les dictant: et ce n'a été que sur les cahiers communiqués par des sourds-muets qu'on les a transcrites. Vous concevez combien il doit y avoir de défauts dans des instructions qui, chaque jour, n'étaient de ma part qu'une œuvre d'improvisation, ayant d'ailleurs trop d'autres affaires pour pouvoir apporter à celle-ci la préparation convenable.
«Je n'ai pas le temps de revoir ces différents cahiers; vous y trouverez sans doute: 1º des fautes d'orthographe; 2º des omissions; 3º peut-être même quelques contresens; mais tous ces défauts ne vous feront aucune impression. Je les ai fait copier par mon domestique (elles contiennent 622 pages), en lui adjugeant un sol par page; je lui ai donné 31 livres, et 3 livres qu'il avait dépensées pour le papier, cela fait en tout 34 livres. Si vous trouvez que je l'ai payé trop grassement, vous en diminuerez tout ce qu'il vous plaira, parce que je donne ce qu'il me plaît à mon serviteur que j'emploie, et personne n'est obligé de suivre mon exemple.
«Vous vous en tiendrez donc, cher confrère, à faire écrire les 126 pages du Dictionnaire qui sont également de son écriture et que je lui ai payées séparément, au prix que votre copiste vous demandera pour chacune de ces pages, et vous serez parfaitement quitte avec moi, parce que je n'ai pas dû faire la charité à vos dépens; mais surtout renvoyez-moi ce Dictionnaire au plus tôt.
«Vous ne sauriez, monsieur, faire apprendre trop promptement à vos jeunes élèves les conjugaisons des verbes et les déclinaisons des noms: je ne crois point que cette connaissance soit au-dessus de leur portée: il suffit qu'ils sachent seulement griffonner pour les appliquer tous les jours à ce genre de travail. En leur donnant un modèle très-bien écrit du verbe porter dans ses personnes, ses nombres, ses temps, ses modes; et les obligeant à écrire chaque jour sur ce modèle quelqu'un ou quelques-uns des temps d'un autre verbe de la même conjugaison, vous serez étonné vous-même de la facilité avec laquelle ils suivront cette marche et exécuteront en même temps les signes de chacune des parties de ces verbes. Vous pouvez confier l'examen de leur travail journalier à quelqu'un de vos plus habiles, et cela n'exigera de lui que peu de minutes d'attention. Mais assurez-vous qu'ils soient bientôt en état de suivre vos leçons en répétant, je veux dire en faisant répéter devant eux cinq ou six fois de suite chaque demande et chaque réponse, et leur faisant faire les mêmes signes qu'ils auront vu faire aux autres. Nous avons de jeunes enfants qui s'en tirent assez bien de cette manière.
«J'ai voulu vous écrire celle-ci de ma main lourde et tremblante; je me servirai toujours dans la suite de celle de mon domestique.
«J'ai l'honneur d'être, avec une parfaite considération, monsieur,
«V. T. h. et très-obéis. serv. ***.»
Ce 12 avril.
Ce 20 décembre.
«Monsieur et très-cher confrère,
«Causons un peu en tête à tête, comme il convient à deux instituteurs qui s'expliquent l'un avec l'autre sur la science qu'ils professent. A quelque endroit que j'ouvre un des volumes de ma Bible italienne, je la lis couramment en françois aux personnes présentes: je l'entends donc. Cependant s'il m'eût fallu composer moi-même en italien cette phrase que je viens de traduire si facilement, j'aurais eu besoin de mon dictionnaire pour y réussir. Il est donc plus aisé d'entendre une langue que d'avoir présents à l'esprit tous les mots qui la composent, et il est encore plus difficile de retenir l'orthographe de chacun de ces mots.
«Je crois, monsieur, que nous devons être contents lorsque nos sourds-muets comprennent tous les mots que nous leur avons donnés sur leurs cartes, et que nous ne devons pas exiger qu'ils en retiennent l'orthographe. Il suffit qu'ils ne les confondent pas les uns avec les autres.
«La plupart des femmes et des filles estropient la moitié des mots qu'elles écrivent, et cependant elles n'en confondent point la signification. Aussi ne se trompent-elles point sur nos phrases, quoique nous les écrivions autrement qu'elles. Contentons-nous, dans les commencements, de voir nos sourds-muets en savoir autant que toutes ces personnes. Où en serions-nous, s'il fallait que tous les enfants auxquels on fait apprendre les premiers éléments de notre religion sussent en orthographier tous les mots, et nous imaginerons-nous qu'il n'en laiz autant pa parseu qu'il n'en lais peux pa egrirgore leu mau. Quel doit être, monsieur, notre but avec les sourds-muets, c'est de leur faire comprendre et non de les faire écrire, c'est-à-dire, composer d'eux-mêmes. Vos enfants devroient déjà savoir plusieurs centaines de mots, comme ceux de M. Guyot, et il paraît qu'ils sont bien éloignés de compte. Vous martelez la tête de vos élèves pendant qu'il étend et développe les idées des siens. Vous prenez vous-même et vous leur donnez une peine totalement inutile pour leur apprendre une science que nous n'enseignons jamais à nos disciples, et qu'ils n'apprennent que par un usage quotidien. Tous ceux que vous avez vus chez moi ne l'ont pas apprise autrement, et nos plus jeunes suivent la même route. Mais en voulant assujettir les vôtres dès le commencement à savoir ce qu'ils ne doivent apprendre que par un long usage, vous risquez de les dégoûter, et c'est un des inconvénients le plus à craindre dans l'instruction des sourds-muets.
«Il y a déjà longtemps, monsieur, que vos élèves devraient avoir appris les conjugaisons des verbes actifs. Vous auriez vu, par expérience, combien cette opération ouvre l'esprit, eu égard au nombre de petites phrases qu'elle donne occasion d'expliquer aux sourds-muets, et qu'on peut leur apprendre à composer eux-mêmes, après leur avoir fait conjuguer plusieurs autres verbes sur le modèle du verbe porter, qu'on leur laisse sous les yeux pendant un temps assez long.
«Ayant appliqué et fait appliquer plusieurs fois aux sourds-muets les signes qui conviennent aux personnes, aux nombres, aux temps et aux modes de ce verbe, vos élèves marcheront tout seuls lorsque vous leur dicterez par signes: je pousse la table, tu tirais le rideau, il a fermé la fenêtre, nous avions allumé le feu, vous arrangerez les chaises, ils mangeront la soupe, etc., etc.
«Vous observerez, monsieur, qu'ils ne feront point de fautes d'orthographe dans les verbes parce qu'ils les écriront nécessairement quand ils auront appris à les conjuguer d'après le modèle du verbe porter, et s'ils s'en écartent, vous les y ramenerez, en mettant votre doigt dessus. Dès lors, ils se corrigeront eux-mêmes. Ils ne feront point non plus de fautes dans les noms, parce que, sur vos signes, ils les écriront, non d'après leur mémoire, mais d'après leurs cartes, sur lesquelles ils sont correctement orthographiés.
«Vous verrez, monsieur, le plaisir que vos élèves prendront à ces opérations. Souvenez-vous que vous ne pourrez les instruire qu'autant que vous les amuserez!
«Je vous envoie une lettre que j'ai reçue de M. Guyot, je crois que vous serez bien aise de la lire. Je le sommerai, comme vous, de supprimer le titre de maître, ou je n'écrirai plus, n'étant et ne voulant être autre chose, que votre très-cher ami et très-simple confrère dans l'institution des sourds-muets.
P. S. «Monseigneur votre archevêque est à même de former en France le premier établissement pour ces infortunés, en faisant entrer à votre hôpital les douze sourds-muets qu'on vous présente. On dit qu'il est sur son départ. Je lui en dirai quelques mots, si je puis avoir l'honneur de le voir.
«Amitiés, compliments, respects, que je n'ai pas le temps de détailler.»
On trouve, en outre, dans le Cours d'instruction d'un sourd-muet, un extrait d'une lettre de l'abbé de l'Épée au même, du 25 novembre 1785, et une autre lettre du premier, du 18 décembre de la même année.
Lettre de l'abbé Sicard à Mme Guénard de Mevé, que nous a communiquée le sourd-muet Guzan de la Peyrière, fils du général de ce nom. Il regrettait de n'en avoir pas conservé la date.
«Vous devez être surprise, Madame, de n'avoir reçu aucune reponse de mon élève Massieu, ni de moi à votre aimable lettre contenant un acrostiche charmant, plein d'esprit et d'une si grande facilité qu'on ne soupçonnerait pas que c'est un acrostiche, si les lettres qui forment le nom étaient écrites dans la forme ordinaire.
«Mais, Madame, mon élève, tout enfant de la nature qu'il était, n'a pas moins été effrayé de l'énorme distance qui existe entre vous et lui, et n'a pas osé vous répondre. Il m'a prié de le faire, et je n'en ai trouvé le temps qu'aujourd'hui.
«Que de grâces n'ai-je pas à vous rendre, Madame, pour tout ce que vous avez bien voulu dire d'honorable et d'obligeant sur mon compte! Il me faudrait la plume qui a peint d'une manière si touchante le caractère et les vertus de l'illustre sœur du plus infortuné des monarques, et la mienne ne sait faire que l'analyse grammaticale ou logique de ces périodes aimables qui sont les jeux du talent et du goût. J'irai, Madame, quand les jours seront plus beaux et moins courts, vous exprimer le sentiment d'admiration qui vous est si justement dû, et mon élève, que j'ai constamment associé à toutes mes jouissances de cœur, partagera celle-ci, comme une récompense du plaisir qu'il a eu le bonheur de vous faire.
«Si vous désirez assister quelque autre fois à nos exercices, vous saurez que nous en avons un, le premier lundi, et un autre, le troisième de chaque mois, à midi très-précis. Il faut à tout le monde des billets pour entrer; mais pour l'auteur de tant d'œuvres intéressantes écrites avec tant de grâces, un nom entouré d'une aussi belle auréole que le vôtre servira d'entrée à la plus nombreuse société.
«Agréez, Madame, l'hommage de ma plus haute estime et de mon respectueux dévoûment.
«SICARD.»
Paris, le 13 février 1811.
Le directeur de l'Institution des sourds-muets, administrateur des hospices de bienfaisance, membre de l'Institut de France, de l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg et de l'ordre de Saint-Wladimir, etc., etc.
«A Mme LELIÈVRE, à Laval, département de
la Mayenne.
«Je crois, Madame, ne devoir pas faire, par rapport à votre aimable enfant, la faute que vous me proposez. La crainte que vous avez qu'il ne coure quelque risque par rapport aux circonstances actuelles est sans fondement; j'espère faire cesser cette crainte, quand je vous aurai dit comment se comportent les troupes coalisées dans les villes de France où elles viennent, à l'égard des maisons d'éducation. Ils font écrire au-dessus de la porte ces mots: Peine de mort à quiconque oserait violer cet asile de l'innocence et y porter un pied téméraire. C'est ce qu'ils ont fait à Nancy, où il y a beaucoup de maisons d'éducation. Je le tiens du proviseur du lycée de cette ville.
«Soyez bien tranquille, Madame, sur le sort de cet aimable enfant! Il est plus en sûreté auprès de moi qu'il ne le serait partout ailleurs.
«Quant à la place que vous désirez depuis longtemps faire obtenir à votre fils, et que je ne lui souhaite pas moins, la manière infaillible de réussir serait d'obtenir de M. de Fermont, conseiller d'État et directeur général de la Dette publique, qu'il la sollicitât du ministre de l'Intérieur qui seul en dispose. Mais il faut que ce conseiller d'État, qui a le plus grand crédit, ne se borne pas à une seule requête, il faut qu'il prenne la peine de la réitérer souvent, jusqu'à ce qu'enfin il ait obtenu ce qu'il demande. Tant que ce sera mademoiselle de Fermont qui seule la demandera, nous n'obtiendrons rien. Mais je suis bien convaincu que M. de Fermont ne sera pas refusé; et je suis persuadé aussi que la respectable sœur obtiendra tout de son frère.
«Voilà, Madame, ce que j'aurais dû vous dire depuis longtemps, et c'est la seule manière de réussir.
«Quant à mon crédit pour une pareille faveur, il est absolument nul, et je ne puis absolument rien. Personne assurément, Madame, ne s'y emploierait avec plus d'empressement que moi; mais, je vous le répète, il n'y a à intéresser que M. de Fermont, parce qu'il me paraît démontré qu'il n'y a que lui qui puisse réussir.
«Je suis, Madame, avec un dévoûment aussi étendu que respectueux,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«L'abbé SICARD.»
Paris, le 15 janvier 1815.
Le directeur de l'Institution des sourds-muets, administrateur des hospices de bienfaisance, membre de l'Institut de France et de plusieurs académies, chanoine de l'église de Paris, membre de la Légion d'honneur et des ordres de Saint-Wladimir de Russie et de Wasa de Suède.
«A mon bon Laya.
«Vous aurez, mon cher ami, j'aime à m'en flatter, du plaisir à apprendre, tout le premier, que la nouvelle débitée par les journaux à l'occasion de l'ordre de Wasa, qu'ils ont dit m'avoir été donné par le roi de Suède, vient d'être confirmée. C'est la reine elle-même qui vient de m'en envoyer directement la décoration par une lettre écrite de sa main. Celui qui me l'a remise m'a dit qu'il fallait la faire imprimer dans les journaux, et que le Moniteur devait en avoir la primeur. Je vous envoie l'original et la copie de cette charmante lettre, pour que vous ayez la bonté d'engager l'ami Sauvo à ne pas en retarder l'insertion, et je dois vous l'avouer (on avoue ses faiblesses à l'ami qu'on chérit le plus), afin que l'éloquence du cœur du chantre d'Eusèbe dise un petit mot en faveur de celui à qui la reine adresse cette lettre flatteuse.
«Conservez précieusement l'original pour le montrer, s'il est nécessaire, à M. Sauvo. La copie servira aux imprimeurs. En vous demandant de l'encadrer dans un petit mot d'éloge, je me constitue d'avance votre débiteur.
«Adieu, mon ami, je vous embrasse tous deux avec votre permission.
«L'abbé SICARD.»
«P. S. J'enverrai chercher demain l'original.»
«Dans la soirée de samedi dernier, 25 juillet 1817, vers neuf heures et demie, les élèves étant profondément endormis, nous fûmes avertis par des cris d'alarme que le feu était à l'Institution. Je sortis et j'aperçus l'église Saint-Magloire, qui forme l'aile gauche des bâtiments, toute en feu; l'intérieur ressemblait à une fournaise. J'ordonnai de faire lever les enfants, de les conduire au jardin, et je m'occupai de mettre en sûreté les objets les plus précieux de l'établissement: la comptabilité, la caisse, etc. Je me réunis ensuite aux autres personnes de la maison pour tâcher d'arrêter les progrès de l'incendie.
«Une chaîne, uniquement composée des sourds-muets et des employés de la maison, fut établie depuis le bassin du jardin jusqu'à l'endroit où vint se placer la première pompe. Mais cette chaîne était trop courte, nous manquions de seaux. Le courage supplée à tout. La pompe est alimentée et joue, mais elle est insuffisante. L'incendie fait des progrès. M. Bébian, répétiteur, s'occupe de nous procurer des secours à l'extérieur. On avertit la mairie, les postes voisins, on dépêche des messagers de toutes parts. De faibles détachements arrivent, ils ne suffisent pas à arrêter les indifférents qui continuent tranquillement leur chemin.
«Mais ils sont suivis par d'autres détachements qui nous envoient des travailleurs. Les chaînes se renforcent, les pompes sont bien servies. Pourtant l'eau va manquer. Le bassin, le réservoir, tout est épuisé. On essaie alors d'établir différentes chaînes à l'extérieur, dans les maisons voisines. Néanmoins, les passages étroits, le peu d'eau que fournissent les personnes qui en tirent ou qui pompent, tous ces obstacles font languir le service, et empêchent de se rendre maître du feu qui est devenu très-violent, surtout à l'endroit le plus dangereux, contre le pignon du grand bâtiment, dont le haut se termine par une cloison en charpente qui ferme l'horloge, laquelle communique avec les combles de ce corps de logis. Les craintes redoublent à la vue d'un danger aussi imminent.....
«On crie de tous côtés: De l'eau! de l'eau! Enfin, de gros tonneaux à incendie arrivent et nous rendent l'espérance. Plus de huit pompes ne chôment pas, trois sont dirigées par de courageux sapeurs-pompiers, qui manœuvrent avec le plus grand sang-froid vers les ouvertures du pignon d'où sortent une fumée si épaisse, une chaleur si étouffante, qu'en y arrivant j'ai failli être suffoqué. Après un long et opiniâtre travail, on a maîtrisé le feu et l'on déclare passé le péril qui avait été imminent pendant plus de trois heures.
«Les secours inutiles évacuèrent la cour, une seule compagnie resta et continua le service de deux pompes, qui ne cessèrent d'arroser le bâtiment jusqu'à huit heures du matin.
«Nos sourds-muets ont travaillé pendant tout le temps qu'a duré le feu, avec une ardeur à faire envie aux plus braves.
«Une malheureuse expérience de physique avait été la cause de cet incendie; l'ancienne église, dont il a été question, était louée à la Chambre des pairs pour servir, pendant l'hiver, de serre aux orangers du jardin du Luxembourg. A notre insu, on l'avait prêtée à M. Biot pour y faire des démonstrations. Deux fourneaux se trouvaient aux extrémités de l'emplacement, et communiquaient par de longs et gros tubes. Le 25 juillet, de neuf heures à neuf heures et demie du soir, la matière inflammable échauffée, en se dilatant, brisa les tubes, fit sauter les fourneaux, s'élança au plancher qui, en quelques minutes, devint la proie des flammes.»
Détails sur la visite du duc d'Angoulême à l'Institution des sourds-muets de Paris, publiés par le Moniteur universel du 29 juin 1819.
Le prince adresse quelques questions aux élèves qui y répondent de la manière la plus satisfaisante. On remarque particulièrement les définitions suivantes du jeune Berthier et de Massieu:
D. A Berthier: «Qu'est-ce qu'un roi?
R. «C'est le juge et le pasteur d'un peuple, le chef d'une nation, le père d'une famille.
D. «Qu'est-ce que la Charte?
R. «C'est l'ensemble des lois fondamentales d'un État qu'un roi a promulguées pour assurer les droits de tous les citoyens.
D. «Qu'est-ce que la religion?
R. «C'est le culte qu'on rend au créateur de tout, c'est l'acte d'union et d'alliance entre Dieu et le genre humain.»
L'élève ajoute: «Que Votre Altesse me permette d'être le trop faible interprète de mes camarades et de lui exprimer le bonheur que nous éprouvons en contemplant les traits d'un rejeton d'Henri IV. C'est véritablement aujourd'hui que nous pouvons sentir toute l'importance d'une éducation qui nous met à même de joindre l'expression de nos sentiments à la voix de la France entière qui célèbre vos bienfaits.»
D. A Massieu: «Qu'est-ce qu'un roi?
R. «C'est le chef d'une nation, le père d'un grand peuple, celui qui nous gouverne, qui nous fournit tout ce qui nous est nécessaire et nous préserve des méchants.
D. «Qu'est-ce que la Charte?
R. «C'est une constitution ou un assemblage de lois fondamentales qui maintient une forme de gouvernement et garantit les droits et les devoirs des hommes contre les tyrans qui pourraient leur nuire.
D. «Qu'est-ce que la religion?
R. «C'est une alliance entre Dieu et les hommes, c'est le culte que nous rendons au Créateur, le résumé de nos devoirs envers notre souverain Maître, envers nos semblables, envers nous-mêmes. La religion est à l'Église ce que la boussole est au vaisseau.»
MONITEUR du 18 août 1818.
«Le 17 août, Louis XVIII reçut, à l'issue de la messe, M. l'abbé Sicard, qui avait obtenu de lui présenter un de ses élèves, le jeune Ferdinand Berthier, qui désirait offrir à Sa Majesté un dessin du portrait d'Henri IV, d'après le tableau peint par Probus, qui figure dans la grande galerie du Musée. Le roi félicita le maître, M. Lecerf, professeur de dessin à l'École, des succès de son élève.
«L'abbé Sicard saisit cette occasion d'offrir à Sa Majesté un exemplaire de l'ouvrage intitulé: «Essai sur l'introduction à la connaissance des signes et du langage naturel, par M. Bébian, l'un des professeurs de mon Institution. Elle accueillit avec bienveillance le jeune dessinateur; et quand le directeur lui eut dit qu'il était aussi fort dans les autres parties de l'enseignement, Elle lui répondit qu'Elle n'en était pas surprise, sachant qu'on pouvait appliquer au directeur ce passage de l'Évangile: «Et surdos fecit audire et mutos loqui.»
On conçoit sans doute que ces lettres sont toutes familières. Le style n'a rien à y voir; mais, telles qu'elles sont, elles montrent, sous leur jour le plus favorable, l'inépuisable bonté, le dévouement sans bornes de l'auteur pour ses intéressants élèves.
«A Mme Robert.
«Vous écrivez, madame, de si jolies lettres, qu'on ne peut vous en garder le secret. Je dois vous avouer que je n'ai pu m'empêcher de lire la vôtre à quelques amis, qui m'en ont demandé des copies, et qui désirent la voir imprimée, pour la partie seulement qui regarde M. Fabre. On m'a fait promettre de vous en demander la permission. J'acquitte ma promesse. J'ai vu ce M. Fabre, et j'ai obtenu qu'il me recevrait une seconde fois. Ne vous dérangez pas! Attendez-moi vendredi prochain, vers sept ou huit heures, et je vous rendrai compte de ce que j'aurai vu et de ce qu'on m'aura dit. Suspendez d'ici là tout jugement!
«En attendant, il n'y aurait pas de mal à permettre l'insertion de la lettre de ce savant dans quelque journal. Il en serait flatté, et cela pourrait servir à l'intéresser à vos enfants; il consentirait ainsi à faire des expériences sur eux.
«Agréez, ma chère dame, l'assurance d'un dévouement sans bornes.
«L'abbé SICARD.»
Réponse de Mme Robert à l'abbé Sicard, sans date, mais évidemment du 4 mars 1811.
«Pourriez-vous, monsieur, me donner l'explication d'un article inséré dans la Gazette de France d'hier (3 mars 1811)? On y annonce un miracle qui m'intéresse d'autant plus qu'il a été opéré sur un de vos élèves nommé Grivel, et c'est à un M. Fabre d'Olivet, très-profond dans la science de la cabale qu'on prétend en être redevable il a rendu, dit-on, l'ouïe à ce jeune sourd-muet de naissance, par des moyens inconnus des modernes et très-familiers aux prêtres d'Égypte. Il paraît que les mystères d'Isis lui ont été dévoilés et qu'il a des relations fréquentes avec le Père Éternel. Ayant deux sujets dans ma famille, sur lesquels ce savant cabaliste pourrait exercer ses talents distingués, j'ai voulu vous consulter, monsieur, avant de lui confier les oreilles de mes enfants. S'il fait des miracles, vous me le direz franchement, et, s'il est sorcier, vous m'absoudrez du péché que l'amour maternel m'aura fait commettre; car je ne vous cache pas que j'emploierai les moyens les plus diaboliques, dussé-je en faire pénitence toute ma vie.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nouvelle lettre de l'abbé Sicard à la même,
évidemment aussi du mois de mars 1811.
«Je viens de lire, ma chère dame, l'article de la Gazette de France, dont vous avez pris la peine de me parler. Je n'ai plus vu le jeune Grivel depuis qu'il a quitté l'Institution pour aller essayer des moyens curatifs qui, dit-on, lui ont rendu l'ouïe et, par suite, la parole. Je tâcherai d'engager sa mère à me le confier pour la séance du 16, et si je puis l'obtenir, je vous en préviendrai. Vous savez qu'on exagère tout. Je doute fort de l'entier succès, tant vanté par l'auteur de l'article. Je m'en assurerai et vous épargnerai la peine d'aller la première à la découverte.
«En attendant, recevez mes tendres remercîments de ce que vous avez fait auprès de M. Laujon[30]. Je ne doute pas que vous n'ayez contribué, pour beaucoup, au succès de M. de Chateaubriand. Vous ne pouvez vous faire une idée de tout ce que mon Anacréon a eu à éprouver de mauvais traitements de la part du parti contraire. M. de Chateaubriand n'ignorera pas tout ce qu'il vous doit.
«Agréez mes tendres hommages,
«L'abbé SICARD.»
Nouvelle lettre à Mme Robert.
L'en-tête est ainsi conçu:
Paris, le 25 juin 1816.
Le directeur de l'Institution des sourds-muets, administrateur des hospices de bienfaisance, membre de l'Institut de France et de plusieurs académies, chanoine de l'église de Paris.
«Je dois commencer, madame, par vous demander mille fois pardon d'avoir si longtemps différé de répondre à votre aimable lettre. Je puis enfin y répondre.
«Je n'ai, madame, aucune connaissance d'un sourd-muet qui ait recueilli quelque bienfaisant effet du magnétisme, et auquel on ait fait éprouver l'application de ce moyen. Ce n'est pas que je ne croie à l'existence de cet agent merveilleux, ni que je doute de ses effets. Je vous confesse que j'ai la bêtise de croire et à l'existence de l'un et à celle des autres, quoi qu'en dise en plaisantant M. Hoffman, dans le Journal des Débats.
«Agréez, ma chère dame, l'assurance de mon inaltérable et respectueux attachement.
«L'abbé SICARD.»
Discours de Ferdinand Berthier sur la tombe de Paulmier.
Le 10 mars 1817.
«Mes frères, mes amis, mes enfants,
«Vous le voyez tous, la reconnaissance m'appelle à remplir un devoir sacré sur la tombe qui va recevoir les dépouilles mortelles d'un de mes anciens maîtres, Paulmier. Comment puis-je mieux acquitter cette dette du cœur qu'en adressant devant vous quelques expressions de regret à sa mémoire, dans une langue qui lui fut chère?
«L'enseignement des sourds-muets perd en Paulmier un de ses vétérans, une tradition vivante de la doctrine de l'abbé de l'Épée, comme on l'a si judicieusement observé; l'École de Paris pleure en lui un instituteur d'un dévoûment inépuisable, un homme capable d'apprécier ce qu'il y a de respectable, d'imposant, de religieux, dans ce grand sacerdoce.
«Savez-vous, mes frères, mes vieux et jeunes amis, quel heureux hasard avait fixé le vénérable Paulmier auprès de ceux qu'il se plaisait à appeler ses chers enfants?
«Fils d'un ancien militaire, il fut chargé encore bien jeune de conduire à l'armée du Nord quarante voitures attelées chacune de quatre chevaux normands, et il devint successivement chef du parc d'artillerie au siége de l'île de Cadsan (Hollande), fourrier dans l'artillerie de marine et greffier du terrible tribunal de guerre maritime, lui qui avait l'âme si douce et le cœur si bienveillant. Après environ quatre ans de séjour à Toulon en cette dernière qualité, libéré du service, il revint à Paris et suivit les cours publics de la capitale, avec cette soif d'instruction qui n'a jamais cessé de brûler son âme.
«Assistant un jour aux démonstrations de l'abbé Sicard, il sentit, a-t-il dit lui-même, naître sa vocation, une révolution s'opéra subitement en lui, et il se trouva comme illuminé. Dès lors, il se voua tout entier à la réhabilitation de mes frères, et les divers ouvrages qu'il publia dans ce but ne décèlent pas seulement, à chaque page, à chaque ligne, toute la ferveur de son culte pour ses maîtres, les abbés de l'Épée et Sicard, mais encore toute la sincérité de son affection pour ses élèves.
«Après vingt-cinq ans de travaux actifs et pénibles, il accepta une retraite peu convenable, peu en rapport (tous ceux qui environnent cette tombe partagent sans doute mes regrets) avec les services de toute espèce qu'il avait rendus, avec les sacrifices incessants qu'il s'était imposés, et ne cessa, jusqu'à son dernier jour, de donner de nouvelles preuves de son dévouement à notre sainte cause.
«O Paulmier! Reçois nos derniers adieux! Jouis du repos éternel, récompense de tes vertus. Tu vivras éternellement dans la mémoire du cœur de tes anciens élèves.»
Sur le monument à ériger à la mémoire de l'abbé Sicard, d'après un journal de l'époque, du 15 décembre 1823.
Les souscripteurs pour l'érection de ce monument apprendront avec intérêt qu'il vient d'être placé vers la partie nord-est du cimetière du Père-Lachaise, sur un terrain acquis à perpétuité par l'administration de l'établissement des sourds-muets, à peu de distance du monument consacré à la mémoire du baron Hue, un des plus fidèles serviteurs de Louis XVI. C'est là qu'ont été déposés les restes mortels du célèbre instituteur des sourds-muets.
Sur ce terrain, entouré d'une grille, s'élève, sur un socle de granit, une borne en marbre noir, de forme antique, que domine une croix. A la partie supérieure sont gravées sur une première ligne, en style d'hiéroglyphes égyptiens, six mains dans différentes positions, indiquant les six lettres du nom Sicard, conformément aux signes manuels adoptés par les sourds-muets de l'Institution de Paris. On lit au-dessous l'inscription suivante:
ICI
SONT
LES RESTES MORTELS
DE
L'ABBÉ SICARD.
Il fut donné par la Providence pour être le second créateur des infortunés sourds-muets.
(MASSIEU.)
Grâce à la divine bonté, et au génie de cet excellent père, nous sommes devenus des hommes.
(MASSIEU et CLERC, ses élèves, à Londres, 1815.)
Né le 12 septembre MDCCXLII.
Décédé le 11 mai MDCCCXXII.
De l'autre côté sont gravés ces mots:
CONSACRÉ
PAR
L'AMITIÉ
ET PAR
LA RECONNAISSANCE.
N. B. Les comptes des fonds furent déposés chez Me Castel, notaire, rue Neuve-des-Petits-Champs, nº 41, dès que l'emploi en fut réglé.
Paris, 11 décembre 1823.
Lettre de Mme Robert (mère de la sourde-muette dont nous avons parlé) à l'abbé Sicard.
«Je suis désolée, Monsieur, de n'avoir pas reçu plus tôt votre aimable billet.
«J'ai vu hier matin M. Laujon, auquel j'ai recommandé M. de Chateaubriand, sans avoir le bonheur de connaître cet auteur célèbre, et sans que personne m'eût parlé pour lui: mon suffrage n'est pas d'un assez grand poids pour que j'ose espérer qu'il soit de quelque autorité auprès de M. Laujon; le vôtre et celui de M. l'abbé Morellet[31] feront assurément pencher la balance, et je vais lui envoyer votre lettre, afin qu'il en prenne date et qu'il puisse vous certifier que j'ai sollicité, par sentiment, une place que ses connaissances profondes et son jugement bien mûri vous feront accorder à l'homme qui me paraît le plus digne.
«Le Génie du christianisme m'a consolée dans mes peines, je dois de la reconnaissance à son auteur, et j'ai fait apprendre à Fanny[32] les passages tirés de l'Incarnation et de l'Extrême-Onction. Elle les rend par signes, et ses gestes égalent presque le sublime de cette prose. Ce n'est pas le seul titre que M. de Chateaubriand ait auprès de moi, je ne sais si je dois vous le dire, il m'a fait aimer les capucins! Son style harmonieux a déjà opéré bien des miracles, mais il me semble que celui-là en vaut bien un autre.
«Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma parfaite considération.»
Extrait d'une autre lettre de cette dame de mérite
sur le même sujet.
«Savez-vous, Monsieur, qu'il s'en est peu fallu que M. de Chateaubriand ne l'emportât? Je serais presque tentée de croire que j'y ai contribué, si l'humilité chrétienne ne m'interdisait cette petite vanité. En recommandant cet écrivain distingué, sans le connaître, je pensais à ce passage d'une lettre écrite de Rome, où il parle d'une chapelle isolée bâtie sur les ruines de la maison de Varus, où, entrant un soir, il vit un pauvre à genoux devant une image de la Vierge. M. de Chateaubriand se mit en prière à côté de lui, en adressant au ciel des vœux pour cet inconnu, et en se félicitant de la joie qu'éprouverait cet infortuné dans le Paradis, lorsqu'il devrait au miracle de la charité chrétienne d'un passant son bonheur éternel. L'étonnement du pauvre se retrouvant au pied du trône de Dieu vis-à-vis de l'âme bienfaisante qui lui valait cette bonne place et qu'il n'avait rencontrée qu'une fois sur la terre, réjouissait fort le pieux auteur des Martyrs, et il ne voile même pas le petit mouvement d'orgueil que lui inspira la haute faveur dont il jouit à la Cour céleste.
«J'ai agi, sans me vanter, encore plus charitablement, je n'ai pas l'espoir de rencontrer M. de Chateaubriand face à face sur les bancs de l'Institut, et il ne saura jamais que c'est à une catholique de la rue Saint-Antoine qu'il doit une partie de sa félicité temporelle. Mais ce qu'il ne faut pas lui laisser ignorer, c'est que M. Laujon a presque été victime de la bonne cause: un honorable membre lui a dit des injures. Notre Anacréon, qui n'a jamais fait d'épigramme, a été évidemment ému d'une scène qui se passait devant plusieurs de ses confrères. Il a eu un accès de fièvre des plus violents, et porte encore sur sa figure les traces de son dévouement à la bonne compagnie.
«Daignez agréer, Monsieur, l'assurance de ma profonde considération.»
A M. Ferdinand Berthier.
«Je viens vous parler d'un sourd-muet, nommé Bonnafous, natif de Bordeaux.
«Ce sourd-muet est fort instruit. Il faisait l'éducation de ses frères d'infortune à Fumel, département de la Gironde. Il l'a cessée. Il est revenu à Bordeaux, mais il n'a pu y trouver une place. Je me souviens qu'il m'a dit, le jeudi 6 novembre 1823, qu'il désirait beaucoup s'en aller en Amérique pour y être instituteur des sourds-muets, et qu'il m'y appellerait.
«M. Gauthier, instituteur en second des sourds-muets de Bordeaux, commissaire de police de cette ville et adjoint au maire de Caudéran, aux environs, l'a envoyé à Besançon, où il est instituteur de sourds-muets.
«Je crois que si vous écriviez à M. Bonnafous, il accepterait très-volontiers la proposition dont vous m'avez entretenu. C'est un brave garçon. Il s'est déclaré mon ami et m'a touché cent fois la main. Son frère qui, comme lui, n'entend ni ne parle, est marié. Sa femme, son fils et sa fille sont également privés de l'ouïe et de la parole. Il est à Brest, où il exerce la profession de voilier. Il n'a pu trouver une place à Bordeaux.
«Mon très-cher ami, faites-moi l'amitié de me dire en quel endroit de l'Amérique on désire qu'aille ce sourd-muet français, qui est très-capable et bien en état d'instruire ses frères d'infortune.
«MASSIEU.
Autre lettre de Massieu, datée de Rodez, le 25 octobre 1828, à Ferdinand Berthier.
«Mon bien cher ami,
«J'ai reçu votre lettre, qui m'a causé la plus vive satisfaction. Je croyais, avec bien de la douleur, que vous m'aviez tous en abomination; mais je me recommandais à la divine Providence et à la protection du tribunal de première instance du département de la Seine. Je croyais aussi que l'on vous avait conseillé de ne plus jamais m'écrire, parce que l'on vous avait dit que j'étais le plus criminel des sourds-muets.
«Quant à ma pauvre sœur, feu mon frère parlant l'avait engagée à quitter la capitale, où elle avait une bonne place. Il nous avait demandé trop souvent, à elle et à moi de l'argent. M. l'abbé Goudelin m'avait conseillé de ne point lui en envoyer. Il l'avait appelé fin.
«Hélas! à présent, elle se repent d'avoir abandonné sa bonne place. Elle ne gagne rien, et se trouve obligée de travailler à la terre.
«Pour moi, je ne suis point propre à être cultivateur du sol, mais à l'être de mes compagnons d'infortune.
«Venons à l'affaire des États-Unis! M. Gard m'a dit, en 1823, qu'un Américain était venu lui proposer de s'en aller dans son pays, mais qu'il lui avait demandé 30,000 francs, avec la nourriture, le logement, la lumière, le chauffage, le blanchissage, les médicaments, etc., et que l'étranger avait trouvé que c'était trop cher. Arrivé à Paris, il avait été trop heureux d'y trouver M. Clerc, qui s'était empressé d'accepter ce qu'il lui avait offert (2,500 francs, avec la table, le logement, etc.). M. Valentin, de Toulouse, et M. Honorat, de Nîmes, tous deux répétiteurs sourds-muets, fort instruits et très-versés dans l'art d'instruire leurs frères d'infortune, furent les imitateurs de M. Gard et ne voulurent point s'en aller en Amérique. D'ailleurs, l'administration de l'Institution royale de Bordeaux est on ne peut plus contente d'eux, et les gardera toute leur vie. Un des surveillants de la même école, ayant été appelé en Amérique, a offert à un des élèves de le suivre là-bas pour y être répétiteur; mais personne n'a accepté cette proposition.
«Si je n'avais pas été appelé à l'établissement où je suis actuellement, j'aurais fait une pétition au gouvernement ou au tribunal de première instance de la Seine, pour en obtenir l'autorisation de voyager en Amérique et d'y être professeur de mes frères d'infortune.
«Ma nouvelle méthode est plus claire, plus instructive, plus graduelle que l'ancienne.
«Notre brave ami M. Gourdin instruit les sourds-muets comme les professeurs ordinaires instruisent les élèves parlants. Il m'aime autant que je l'aime. Nous sommes bons amis. Je lui ai montré votre lettre. Il vous remercie beaucoup de la bonté que vous avez eue de vous rappeler à son souvenir, et il me charge de vous dire mille choses des plus amicales.
«Il m'a dit que M. Bertrand, un de vos anciens camarades, qui est à présent instituteur et directeur de la nouvelle école des sourds-muets, à Limoges, ferait bien d'accepter les fonctions de professeur de sourds-muets en Amérique.
«M. l'abbé Perier est reparti mardi 14 du courant pour Paris, d'où il reviendra ici au mois de janvier ou de février prochain. Il reprendra la direction de son école, et y restera toujours, à ce qu'on dit.
«Présentez, s'il vous plaît, mes respects à M. Keppler, mes civilités à MM. Paulmier, Lenoir, Gazan, à MM. les abbés Perier, Salvan et à toutes mes connaissances. Saluez de bon cœur, de ma part, les dames Salmon.
«Croyez, mon très-cher ami, à la sincérité de mes sentiments.
«Votre très-affectionné,
«JEAN MASSIEU, professeur
à l'École départementale des sourds-muets de Rodez.
Massieu, premier répétiteur de l'École royale des sourds-muets de Paris, à M. le préfet du département du Nord.
Monsieur le préfet,
(Cette lettre doit être de 1820 ou de 1824.)
«J'ai l'honneur de vous demander pardon si je prends la liberté de vous écrire. La bonté que vous avez eue de me promettre de placer sous vos auspices mes frères et sœurs d'infortune, me donne la hardiesse de vous prier en grâce de vouloir bien faire admettre à l'Institution des sourds-muets d'Arras la jeune sœur d'un sourd-muet, nommé Quique de Leers, ainsi que le jeune enfant que j'ai eu l'honneur de vous présenter. J'ose aussi les recommander à votre bienveillance, à votre inépuisable bonté, et je vous aurai, Monsieur le préfet, la plus véritable obligation de la faveur que vous leur accorderez.
«Je profite de cette occasion pour vous témoigner combien je suis sensible à toutes les marques de sympathie dont vous m'avez comblé. Je voudrais vous exprimer toute ma gratitude, mais la pauvreté de la langue française me met en défaut.
«J'ai montré la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire à mon respectable et illustre maître, l'abbé Sicard, qui m'en a témoigné la plus vive satisfaction. En même temps, il m'a dit qu'il irait l'an prochain à Arras et à Lille, accompagné de deux autres élèves et de moi. Je crois devoir vous mander que la santé de ce vénérable bienfaiteur de l'humanité s'améliore chaque jour, Dieu merci! Mais je crains que son âge ne l'empêche de voyager les vacances prochaines dans votre département. S'il en est ainsi, je ne laisserai pas d'y mener le jeune Berthier.
«Croyez, Monsieur le préfet, que, si j'accompagne dans ces voyages le célèbre successeur de l'immortel abbé de l'Épée, j'éprouverai la joie la plus grande à publier la gratitude que j'ai et aurai toujours de ses bontés paternelles et des soins pénibles et constants qu'il n'a cessé de prodiguer à mon éducation.
«Veuillez bien, Monsieur le préfet, agréer l'hommage de mes sentiments respectueux et reconnaissants et présenter mes respects à madame la baronne.
«J'ai l'honneur d'être, Monsieur le baron,
«Votre très-obéissant et très-humble serviteur,
«MASSIEU.»
La première institution de sourds-muets, établie en Amérique, est celle d'Hartford, capitale de l'État de Connecticut. Elle doit son introduction dans ce pays au docteur Cogswell qui, ayant eu parmi ses enfants une fille devenue sourde-muette à l'âge de trois ans, chercha les moyens de soulager son infortune par l'instruction à défaut des remèdes qu'il avait inutilement essayés pour lui rendre le sens de l'ouïe. Il savait qu'il y avait en Europe, et surtout en France, plusieurs écoles ouvertes à ces malheureux: les papiers publics le lui avaient appris; il désira qu'il y en eût au moins une dans la ville qu'il habitait. Il en parla à quelques-uns de ses amis, entre autres au révérend Thomas H. Gallaudet, et tous s'empressèrent de se joindre à son projet.
En conséquence, M. Gallaudet, ministre du saint Évangile, jeune homme plein de zèle et de bienveillance, entreprit le voyage d'Europe et arriva à Paris dans le printemps de 1816. Il se présenta chez M. l'abbé Sicard, qui lui fit l'accueil le plus cordial. M. Gallaudet, étudiant la méthode d'instruction, assistait aux classes et recevait des leçons particulières de M. Laurent Clerc, sourd-muet, qui, d'élève de M. Sicard, était devenu professeur à vingt ans, et l'était depuis plus de huit années. Il y avait déjà trois mois que l'Américain passait ainsi son temps à Paris, quand il proposa à M. Clerc de l'accompagner aux États-Unis. Celui-ci accepta cette offre; ils quittèrent Paris en juin 1816, et arrivèrent à Hartford en août.
Bientôt ils se mirent à parcourir ensemble les principales villes de l'Amérique du Nord pour éveiller l'intérêt des habitants en faveur des sourds-muets, et ils réussirent au delà de leurs espérances. Témoin les nombreux dons généreux qu'ils reçurent en chemin, et qui leur permirent d'ouvrir leur école à Hartford, le 17 avril 1817, sous le titre de Connecticut Asylum for the Instruction and Education of the deaf and dumb.
Un an après, c'est-à-dire dans l'hiver de 1818, Clerc visita Washington pendant la session du Congrès et eut occasion de s'entretenir par écrit avec James Monroë, Président des États-Unis, ainsi qu'avec plusieurs membres de l'une et de l'autre branche de la législature. Ce fut pour eux une agréable surprise de voir qu'un sourd-muet pouvait, à défaut de la voix, comprendre et se faire comprendre au moyen de son crayon; ce qui ne servit pas peu à déterminer le Congrès à accorder, en 1819, à l'Institution, une certaine étendue de terre dans l'état d'Alabamas. De la vente qu'on en fit, on réalisa un fonds assez considérable pour mettre l'Institution à même de tenir longtemps la place qu'elle méritait. En reconnaissance de cet acte de générosité de la part du Congrès, l'Institution changea de nom et prit celui d'American Asylum for the deaf and dumb.
Plus tard se sont successivement formées les écoles de New-York, Pennsylvania, Kentucky, Ohio et Canada, dont les directeurs actuels doivent à MM. Clerc et Gallaudet leur connaissance dans l'art d'instruire qu'ils ont transmis à leurs confrères.
FIN DES NOTES.
C'est au moment où ce livre touchait à sa fin que, comme on pourra l'imaginer, j'ai dû m'estimer heureux de recevoir du fils du baron de Gérando, ancien procureur général de la Cour impériale de Metz, quelques-unes des lettres de l'abbé Sicard adressées à cet homme illustre, dont il a été l'ami et le confrère à l'Institut, et elles offrent un si grand intérêt pour sa biographie que je les joins ici avec autant de reconnaissance que d'empressement.
Ce 7 ventôse an VIII.
Comme je n'ai plus l'espérance de recevoir mon sauvage et qu'on lui a trouvé une famille, je ne dois plus différer de vous procurer, ainsi qu'à vos amis, le plaisir d'assister à une leçon particulière. En conséquence, mon cher ami, faites vos invitations pour le 15 ventôse, à 10h. très-précises. Je choisis précisément un jour de congé pour que nous ne soyons pas dérangés. Et pour prendre toutes les précautions possibles, on n'entrera que par billets. Ainsi comptez tous ceux et celles que vous voulez mener, demandez-moi le nombre de billets suffisant et vous les recevrez à temps.
Je vous remercie de l'attention amicale que vous avez eue de me rendre compte de la conversation de Rœderer, notre constant ami avec le Consul suprême. Je ne pensais pas que celui-ci voulût jamais me voir et je n'espérais pas qu'il en eût non plus le temps. Je profiterai des courts moments qu'il me donnera pour l'intéresser en faveur de l'instruction publique, comme vous me le recommandez. Je me garderai bien de lui rien demander pour moi. Il ne me manque plus rien, Dieu merci, et tous mes vœux vont être comblés, puisque notre bon ami Camille arrive et que je suis réuni à mes enfans. Adieu, je vous embrasse.
SICARD.
Demandez tous les billets qu'il vous faudra, plutôt plus que moins, sans craindre d'être indiscret. Par la voie de la petite poste.
Ce 23 Nivôse, an VIII.
Jouissez de mon bonheur, puisque nos affections sont communes, aimable et bon ami. Je suis réintégré dans mes fonctions le 25 nivôse à dix heures très-précises, je vais les reprendre à Saint-Magloire, au haut de la rue Saint-Jacques. Venez avec celle qui partage et vos plaisirs et vos peines, qui double les uns et qui adoucit les autres, et vous en console, jouir du spectacle touchant de voir un père retrouver, après 28 mois de séparation, ses enfants chéris. Vous êtes faits, l'un et l'autre, pour cette scène touchante. Adieu, je vous embrasse tous deux.
P. S. Si le bon Mathieu et sa charmante femme sont ici, prévenez-les, je vous prie, de ma part.
Samedi, 11 mars 1815.
Votre aimable réponse est parfaite en tout point, et je l'adopte dans tout son entier. Les croix et les médailles vont être distribuées tout à l'heure, et je distribuerai aussi la monnaie morale, enfin je suivrai, de point en point, tous vos excellents avis. Je renonce, de bien bon gré, à tout ce que je vous avais proposé, et que vous n'approuvez pas, et je trouve que vous avez raison et que je n'en avais pas. J'ai remis à l'agent, depuis plusieurs jours, le petit paquet cacheté de l'adorable princesse, je ne sais pas ce qu'il contient. Décidez de ce qu'il en faut faire. Je renonce à l'emploi que je vous avais proposé, et c'est sans le moindre regret. Permettez-moi seulement de vous faire toutes les propositions qui me passeront par la tête. Je trouve parfaitement bien que nous tenions séparés nos deux sexes. D'ailleurs, comme vous l'observez, ces modestes enfants sont d'une grande édification, pour les assistants. Je faisais assister les garçons à la paroisse, à la grand'messe et à vêpres, aux grandes fêtes. Peut-être cet usage seroit-il bon à reprendre. Peut-être faudroit-il les y faire aller plus souvent, et dans une des chapelles collatérales, comme les filles. Réfléchissez là-dessus dans votre sagesse. Entendons-nous pour faire de notre institution un modèle pour toutes les autres. Vous me trouverez bien disposé à abandonner tout ce qui ne vous paroîtra pas propre à atteindre ce but et à adopter pleinement, et sans restriction aucune, tout ce que vous proposerez.
Adieu, aimable et excellent camarade. Tous les jours, je bénis la Providence de tous les avantages que notre maison retire et retirera de votre dévouement. Conservez-nous ce tendre intérêt qui fait mon bonheur et aimez-moi comme je vous aime.
L'abbé SICARD.
Londres, le 25 juillet 1815.
Le Directeur de l'Institution des Sourds-muets; Administrateur des Hospices de Bienfaisance; Membre de l'Institut de France et de plusieurs Académies; Chanoine de l'Église de Paris.
On ne m'a pas laissé ignorer, cher et bon ami, tout ce que nous devons de reconnaissance pour votre dévouement sans bornes pour notre institution. Nous vous devons, je le sais, d'avoir été préservés du pillage de la populace. Vous n'avez épargné ni soins, ni peines pour nous en garantir. Je n'attends pas, pour vous en remercier, d'être rendu auprès de vous, et je m'empresse de remplir un devoir aussi sacré et aussi cher à mon cœur.
Je quitte Londres, ce soir, pour me rendre avec mes élèves au port de Brighton qui est à une journée de cette grande cité, pour aller m'y embarquer pour Dieppe, par le premier paquebot qui en partira. J'espère être rendu à Paris samedi au soir, 29 de ce mois, ou dimanche, ou pour le plus tard lundi, 31 du courant.
Que de choses n'aurai-je pas à vous dire de cette belle métropole! Et surtout de ses nombreuses institutions de bienfaisance et d'instruction publique! j'ai vu les établissements du docteur Bell et de Lancaster, et je les ai vus avec le plus grand soin, de manière à pouvoir donner là-dessus les plus grands renseignements. Je les ai visités avec mon ami M. Laffon Ladébat qui prend le plus vif intérêt à tout ce qui est utile. Vous aviez bien raison de me parler de ces utiles écoles. Il faudra nous occuper de les établir dans notre patrie. Vous me trouverez bien disposé à être votre collaborateur. Je vous ferai connoître tout ce qui est fondé ici pour le soulagement et l'instruction du malheur et de l'enfance, et vous cesserez d'être surpris de la prospérité de ce vaste empire. L'admiration va toujours croissant, à mesure qu'on visite les établissements sans nombre, que la piété des particuliers y forme sans cesse avec un enthousiasme de bienfaisance qui ne connoît ni bornes, ni mesure.
Ne m'oubliez pas, je vous prie, auprès de l'aimable et bonne Annette, ni auprès de mes chers collègues qu'il me tarde de revoir pour ne plus en être séparé, et agréez mes tendres amitiés pour votre propre compte. Permettez que je vous charge aussi de bien des amitiés pour les bons Salvan et Mauclerc et nos angéliques maîtresses, et pour nos chers et chères enfants.
L'abbé SICARD.
Faites-moi l'amitié de dire à Mademoiselle Salmon que j'ai reçu, hier, sa lettre qui m'a fait un grand plaisir.
Paris, le 13 décembre 1818.
Le Directeur général de l'Institution royale des Sourds-muets de naissance, l'un des quarante de l'Académie française.
Ne croyez-vous pas, mon cher collègue, que le temps de nous occuper de l'organisation de notre maison d'instruction est enfin venu? Tous nos collègues avec lesquels nous devons faire ce travail si important et si nécessaire sont, en ce moment, à Paris. Vous savez que nous attendions leur retour pour cela.
J'ai beaucoup pensé à cette amélioration, et voici le résultat de mes réflexions. Je désirerais que nous proposassions au ministre de rétablir dans l'enseignement le mode qui fut établi, par l'Assemblée constituante, lors de la fondation de l'institution, en l'année 1791. Il fut créé un chef de l'enseignement, et je fus nommé à cette première place, à laquelle fut attaché, quelques années après la création, le titre de directeur général, par un arrêté du ministre.
2º Il fut créé une 2e place d'instituteur sous le titre de second instituteur, au traitement de 3,000 fr.
3º Puis deux places d'instituteurs-adjoints, au traitement, chacun, de 2,400 fr.
4º Puis deux places de répétiteurs, chacun, au traitement de 600 fr.
5º Puis enfin deux places de surveillants, au traitement de 400 fr.
Voilà, mon cher collègue, quelle fut la première organisation.
Quelques années après, un ministre jugea à propos de porter le nombre des répétiteurs à 4, et de supprimer les deux instituteurs-adjoints et c'est là l'organisation actuelle. Il voulut opérer dans l'institution de Bordeaux le même changement. Mais tous les employés opposèrent une très-grande résistance, et le ministre n'insista pas. De sorte que l'organisation de l'école de Bordeaux resta telle qu'elle était dans son principe, et qu'elle a les mêmes employés qui lui furent donnés sur le modèle de celle de Paris, avec le même traitement qu'ils avaient.
Ainsi, mon cher collègue, nous ne demandons pas une chose nouvelle, en demandant que le ministre rétablisse les places d'employés, telles qu'elles étoient avant la création des 4 répétiteurs. Le ministre est trop juste pour vouloir que l'École royale de Paris ait l'humiliation de voir celle de Bordeaux plus honorée qu'elle ne l'est. Celle de Bordeaux n'a que deux répétiteurs et deux instituteurs-adjoints auxquels le traitement primitif a été conservé (et c'est 2,400 fr. pour chacun). Nous devons demander le même privilége, et nous le devons d'autant plus qu'un des 4 répétiteurs de notre école est un sujet des plus distingués, qu'il a un zèle incomparable; qu'il est toute mon espérance.
Enfin si le malheur des temps ne permettait pas au ministre de rétablir les deux places d'instituteurs-adjoints telles qu'elles étaient à l'école de Paris et qu'elles sont encore à celle de Bordeaux, je me contenterais du rétablissement d'une de ces places, et je voudrais que ce fût en faveur de M. Bébian, dont vous connoissez, aussi bien que moi, la passion pour l'avancement des élèves, le zèle infatigable et les talents éminents. Le jeune homme ne peut rester dans l'institution qu'autant qu'il jouira de cette faveur. Son père ne cessera de lui faire une guerre durable qu'autant qu'il ne le verra pas dans l'humiliation du titre de répétiteur. Ainsi nous le perdrions si le ministre nous refusait cet acte de justice. Ainsi, mon cher collègue, après nous avoir accordé le changement des heures des classes et des ateliers d'une manière si aimable, je ne puis craindre que la demande du rétablissement d'une place d'instituteur-adjoint me soit refusée.
Enfin, si le rétablissement du traitement paroissait, à raison de la gêne actuelle de nos finances, devoir être ajournée, j'attendrais pour ce rétablissement un temps plus heureux, et je me contenterais de celui de la place unique d'instituteur-adjoint, sans demander d'autre traitement que celui qui est attaché aux places de répétiteur.
Je compte donc, mon cher ami, sur votre amour pour notre maison, et je ne puis pas penser que ce que je demande avec tant de concessions ne me soit pas accordé. Je ne demande point d'innovation, rien dont ne jouisse l'école de Bordeaux, organisée sur le modèle de la première école, aucun sacrifice d'argent. Ainsi, encore une fois, je ne dois pas être refusé.
Voilà donc, cher collègue, ce qui vous reste à faire pour l'école que je dirige, et ma reconnoissance pour ce dernier bienfait sera sans bornes comme mon amitié.
L'abbé SICARD.
31 Mars 1819.
Vous savez, mon cher collègue et bon ami, que nos élèves se réunissent tous les matins et tous les soirs dans une salle d'étude, pour préparer ou repasser leurs devoirs, et que je remplis religieusement la promesse que je vous fis, un jour, chez vous. L'administration avait bien senti les avantages de ces études, et l'expérience l'a confirmé, il est donc important de le rendre aussi profitable que possible aux élèves; et c'est ce qu'on ne pourra obtenir si elles sont exclusivement destinées aux surveillants qui ne peuvent s'intéresser assez aux progrès des élèves et n'ont pas assez de force pour les maintenir.
M. Macé Mauclerc qui vient de partir avait bien voulu s'en charger, quoique ce fût hors de ses attributions de venir aider les surveillants. Le peu d'habitude qu'il avait des signes aurait toujours laissé encore beaucoup de choses à désirer; mais du moins sa présence faisait régner la tranquillité et l'ordre dans les classes et dans l'étude.
Maintenant si nous abandonnons les surveillants à eux-mêmes, nul doute que ces études si importantes n'offrent bientôt le spectacle de quelques-uns de nos ateliers.
Il est donc urgent d'y placer quelqu'un qui puisse montrer aux surveillants la manière de diriger ces études et qui ait l'œil sur eux, en même temps que sur les élèves, pour m'en rendre compte.
J'ai jeté, pour cet emploi si nécessaire, les yeux sur M. Bébian. Son zèle et son amour pour les sourds-muets sont de sûrs garants qu'il le remplira à merveille, et qu'il acceptera avec plaisir ce surcroît de travail. Mais pour lui donner toute l'autorité nécessaire, vous jugerez sans doute ainsi que moi que nous devons le faire nommer par le ministre censeur des études. Cette place n'est pas une nouveauté, elle fait partie de l'organisation des colléges royaux. On lui doit la discipline et le bon ordre qu'on y voit régner. Ce moyen qui n'augmenterait pas d'un centime la masse des traitements, nous attacherait un sujet précieux que nous sommes sur le point de perdre si nous négligeons ce moyen, et cette perte serait incalculable. Vous connoissez l'inanité de tout ce qui m'entoure et l'immense supériorité de ce bon jeune homme. Personne n'a mieux saisi l'esprit de ma méthode.
Quoique cette demande n'ait rapport qu'aux études et me regarde plus personnellement, le zèle qui anime mes honorables collègues pour le bien de cet établissement, me fait espérer qu'ils ne refuseront pas de se joindre à moi pour cela. Qu'en pensez-vous? Daignez m'écrire un mot à ce sujet et agréer mes respectueuses et tendres amitiés.
L'abbé SICARD.
Paris, le....... 1819.
Le Directeur général de l'Institution royale des Sourds-muets de naissance, l'un des quarante de l'Académie française.
Cher et bon ami,
Lorsque je vous manifestai, il y a quelques mois, le désir que M. Bébian eût un titre convenable et dont il pût s'honorer dans notre institution, celui de troisième répétiteur ne pouvant flatter l'ambition de son père qui le persécute sans cesse pour reprendre, sans plus la quitter, la carrière de la médecine, vous pensâtes qu'il convenoit d'attendre qu'il pût justifier cette distinction par le succès d'un nouveau plan d'études dont nous lui avons confié l'exécution. Ne croyez-vous pas maintenant que le temps en est arrivé? La classe de Massieu est déjà réunie à celle de Bébian. Il serait nécessaire que celui-ci reçût à présent le titre que vous jugeriez convenable, pour flatter l'amour-propre du père, qui permettrait alors à son fils de se consacrer entièrement à l'enseignement des sourds-muets, et dès lors tous les moyens de simplification seraient faciles.
Voyez donc dans votre sagesse quel pourroit être ce titre que nous demanderions au ministre, et à la faveur duquel nous attacherions à notre école cet intéressant jeune homme qui se montre si propre à seconder toutes nos vues d'amélioration.
Ne vous pressez pas pour la réponse que j'attendrai sans impatience. Pensez à ma demande, et réfléchissez sans distraction à ce qui convient le mieux à nos projets.
Agréez, mon cher et bon collègue, mes tendres et respectueux sentiments qui sont invariables.
L'abbé SICARD.
ERRATA.
(corrigés)
Page 40, lignes 14-15, au lieu de: novembre 1795, lisez: 30 octobre 1794.
Page 43, ligne 8, au lieu de: du 18 brumaire (10 novembre 1799), lisez: du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799).
TABLE DES MATIÈRES | |
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UN MOT D'EXPLICATION | 1 |
CHAPITRE PREMIER. | |
Vocation de l'abbé Sicard.—Il est appelé à recueillir la succession de l'abbé de l'Épée qui avait fondé l'École nationale des Sourds-Muets de Paris | 5 |
CHAPITRE II. | |
L'abbé Sicard est arrêté en raison de ses principes religieux et conduit au Comité de la section de l'Arsenal. Il retrouve parmi les détenus deux de ses subordonnés.—Massieu, à la tête des élèves de l'Institution, présente une supplique à l'Assemblée législative.—L'élargissement du directeur est ordonné immédiatement | 8 |
CHAPITRE III. | |
L'abbé Sicard songe à aller fonder à l'étranger une école en faveur des sourds-muets.—Son nom est rayé de la liste fatale, mais ses accusateurs mettent tout en œuvre pour le faire périr.—Il est placé dans un fiacre avec des malheureux qui vont être exécutés. Une distraction des égorgeurs le sauve.—Il entre dans la salle du Comité de la section des Quatre-Nations | 13 |
CHAPITRE IV. | |
Il est sauvé de nouveau. Un citoyen, Monnot, horloger, était accouru pour le défendre contre la rage des bourreaux.—La harangue du directeur est couverte d'applaudissements. Sa lettre au président de l'Assemblée législative contient un témoignage de sa reconnaissance envers son libérateur | 17 |
CHAPITRE V. | |
Nouveaux dangers que court l'abbé Sicard. Un asile lui est offert près de la salle du Comité.—Deux prisonniers lui proposent de lui faire une échelle de leur corps pour le mettre en sûreté.—Il est poursuivi à outrance par ses ennemis. Il réclame l'assistance d'un député qui prie un de ses collègues plus influent d'informer la Chambre du récent péril qui le menace. Il écrit encore au président Hérault de Séchelles, à M. Laffon de Ladébat, son ami particulier, et à Mme d'Entremeuse.—M. Pastoret, député, à la prière de la fille aînée de cette dame, Mlle Éléonore, vole au Comité d'instruction.—Un second décret est rendu en faveur de l'instituteur | 25 |
CHAPITRE VI. | |
L'abbé Sicard vient à la barre de l'Assemblée présenter ses remercîments aux membres.—Il reçoit les excuses d'un des commissaires, qui assiste à la levée des scellés après avoir contribué lui-même à son incarcération.—Ce dernier le dissuade de rentrer à l'École.—Massieu le visite dans sa retraite.—Communication de l'arrêté de l'Assemblée générale du 1er septembre 1792.—Protestation de l'abbé Salvan | 34 |
CHAPITRE VII. | |
Aussitôt sa réinstallation définitive, l'abbé Sicard est nommé à divers emplois importants. Mais sa collaboration à une feuille politico-religieuse donne de l'ombrage au Directoire exécutif.—Condamné à la déportation, il trouve un refuge dans le faubourg Saint-Marceau. Ses protestations inutiles au Gouvernement.—Seconde représentation du drame de l'Abbé de l'Épée, par Bouilly, à laquelle assistent le général Bonaparte et son épouse Joséphine.—Supplique de Collin d'Harleville en faveur de l'abbé Sicard.—Le public prend fait et cause pour lui.—Son élargissement | 40 |
CHAPITRE VIII. | |
Graves erreurs échappées à l'auteur du Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance.—Plus tard il se rétracte dans sa Théorie des signes.—Prérogatives de la mimique naturelle que fait valoir Bébian.—Différences entre la dactylologie et la mimique.—Observation judicieuse de l'abbé Sicard sur l'articulation | 49 |
CHAPITRE IX. | |
Exercices publics des sourds-muets. Incroyable enthousiasme des spectateurs.—L'abbé Sicard se plaît à parler ailleurs de ses tentatives et de ses succès.—On tâche de persuader à Napoléon 1er que le célèbre instituteur n'a rien inventé pour ces malheureux. Cette insinuation est repoussée dans une lettre de l'illustre inventeur à M. Barbier, bibliothécaire de ladite Majesté | 64 |
CHAPITRE X. | |
Visite du pape Pie VII à l'Institution des sourds-muets. Le directeur lui adresse un discours, suivi de l'Exposé de sa méthode.—Parmi ses élèves brillent deux charmantes jeunes sourdes-muettes: l'une, Mlle de Saint-Céran, complimente Sa Sainteté à haute et intelligible voix; l'autre, Mlle Fanny Robert, la complimente en italien.—A l'imprimerie Le Clere, les ouvriers sourds-muets déposent aux pieds du Souverain Pontife une allocution latine qu'il vient d'imprimer lui-même.—Il parcourt ensuite les ateliers, les dortoirs, etc.—Mlles Robert et de Saint-Céran sont amenées aux Tuileries par l'abbé Sicard | 70 |
CHAPITRE XI. | |
L'habile instituteur sert d'interprète à un sourd-muet de naissance ne sachant ni lire ni écrire, François du Val, accusé de vol, et à un faux sourd-muet, Victor de Travanait.—Il est nommé administrateur de l'Hospice des Quinze-Vingts et de l'Institution des Jeunes Aveugles.—Chanoine honoraire de Notre-Dame de Paris, grâce au cardinal Maury.—Un mot de M. Thiers sur la réception du prélat par l'abbé Sicard | 87 |
CHAPITRE XII. | |
L'esprit sourd-muet de l'abbé Sicard chez M. de Fontanes.—Ce dernier fait un quatrain à sa louange.—La Restauration le nomme chevalier de la Légion d'honneur, et plus tard chevalier de l'ordre de Saint-Michel de France.—Détails sur la visite de François II, empereur d'Autriche, à l'Institution.—Même honneur que lui accorde la duchesse d'Angoulême.—Il assiste à la réception des souverains alliés par M. de Talleyrand.—L'empereur de Russie, Alexandre Ier s'étonne du silence de l'instituteur.—Encore l'esprit sourd-muet | 93 |
CHAPITRE XIII. | |
L'abbé Sicard est accusé de professer des opinions hostiles à l'Empereur.—Fouché le défend.—A la demande de ses élèves, il fait payer ses créanciers.—Le célèbre instituteur part pour Londres, pendant les Cent-Jours, avec Massieu et Clerc, sans en prévenir le gouvernement.—Le ministre de l'intérieur, Carnot, lui enjoint d'avoir à renvoyer sur-le-champ Clerc à Paris.—Retour du maître et de ses deux élèves en France au moment où Napoléon est renversé | 105 |
CHAPITRE XIV. | |
Un incendie éclate dans l'aile gauche de la maison des sourds-muets. Parmi les travailleurs, on remarque le sourd-muet Carbonnel (de Béziers).—Visites du duc de Glocester, du duc d'Angoulême et de la duchesse de Berry, qui promet d'amener son fils à l'Institution quand il sera plus grand, pour lui faire apprendre la grammaire des sourds-muets | 112 |
CHAPITRE XV. | |
L'abbé Sicard tombe presque en enfance. Des solliciteurs et des intrigants l'assiégent.—L'infortuné vieillard refuse de quitter son poste, déclarant qu'il est résolu à mourir directeur. Sa fin en 1822.—Détails sur ses obsèques. Un passage remarquable du discours prononcé par M. Bigot de Préameneu, président de l'Académie française, au cimetière du Père La Chaise.—Le directeur avait recommandé, en mourant, ses élèves à la sollicitude de l'abbé Gondelin, second instituteur de l'École des sourds-muets de Bordeaux.—Paulmier, élève du défunt, croit pouvoir disputer sa place au concours. Une réclamation de Pissin-Sicard paraît dans un journal.—Élèves parlants distingués de l'abbé Sicard: Pellier, Paulmier et Bébian.—Manuel d'enseignement pratique des sourds-muets, par ce dernier.—Travail remarquable de M. de Gérando: De l'Éducation des sourds-muets de naissance, 2 vol.—Divers hommages à l'abbé Sicard.—Énumération de ses Œuvres.—Sa correspondance avec Mme Robert sur divers sujets | 118 |
CHAPITRE XVI. | |
MASSIEU. | |
Sa naissance et sa profession.—Son étrange plaidoyer pour un voleur.—Il raconte lui-même ses premières impressions et ses premiers chagrins.—Quel grand bruit ont fait ses définitions aux exercices publics de l'abbé Sicard!—Quels étaient ses habitudes et ses goûts.—Un professorat à l'École des sourds-muets de Rodez lui est offert à la mort de son illustre maître.—Il est réclamé par un vieil ami de Lille, qui le décide à venir finir ses jours dans cette ville.—Exercices publics des élèves du nouveau professeur.—Un journal de la localité publie des fragments de ses Mémoires. Il avait composé une nomenclature.—Sa mort et ses obsèques | 141 |
CHAPITRE XVII ET DERNIER. | |
LAURENT CLERC. | |
Ses succès à l'École de l'abbé Sicard.—Ses rapports avec un académicien auprès duquel il avait à remplir une commission du respectable directeur.—Ses définitions et réponses aux exercices publics de l'Institution et autre part.—Il a été non-seulement l'interprète des élèves, mais encore le secrétaire de ses malheureux camarades.—Il appuie la supplique de l'un d'eux, graveur hongrois, auprès de l'ambassadeur d'Autriche. Appelé à fonder une nouvelle école à Hartfort, État de Connecticut (Amérique du Nord), il réussit à la faire prospérer.—Il unit son sort à celui d'une sourde-muette américaine qui lui donne six enfants, tous entendants-parlants.—Réponse au préjugé qui paraît encore régner sur la surdi-mutité héréditaire.—Voyages de Laurent Clerc en France.—Ses documents sur l'origine et les progrès de son école.—Ses anciens camarades et élèves lui offrent un dîner d'adieu.—Sa correspondance avec l'auteur de ce livre.—Sa fin aussi heureuse que sa vie, dans le Nouveau-Monde | 181 |
NOTES | 195 |
APPENDICE | 241 |
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PARIS.—IMP. VICTOR GOUPY, 5, RUE GARANCIÈRE. |
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
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Histoire et Statistique de l'Éducation des Sourds-Muets, 1839, 1 vol. in-8º.
Notice sur la Vie et les Ouvrages d'Auguste Bébian, ancien Censeur des études de l'Institution des Sourds-Muets de Paris, 1839, 1 vol. in-8º.
Deux Mémoires, lus en 1839 et en 1840 au Congrès historique de Paris, l'un sur la Mimique chez les Peuples anciens et modernes, l'autre sur la Pantomime dans ses rapports, soit avec l'enseignement des Sourds-Muets, soit avec les connaissances humaines, in-8º.
Les Sourds-Muets avant et après l'Abbé de l'Épée, mémoire qui a obtenu le prix proposé par la Société des sciences morales, lettres et arts de Seine-et-Oise, 1840, 1 vol. in-8º.
Examen critique de l'opinion de feu le docteur Itard, médecin en chef de l'Institution des Sourds-Muets de Paris, réfutation présentée aux Académies de médecine et des sciences morales et politiques, 1852, 1 vol. in-8º.
Observations sur la Mimique, considérée dans ses rapports avec l'enseignement des Sourds-Muets, adressées le 13 juin 1853 à l'Académie de médecine, à propos des questions relatives à la surdi-mutité, à l'articulation et à la lecture de la parole sur les lèvres, qui s'y discutaient en ce moment, in-8º.
Discours prononcés en langage mimique aux distributions solennelles des prix de l'Institution des Sourds-Muets de Paris, des 13 août 1842, 9 août 1849 et 8 août 1857, in-8º.
Banquets des Sourds-Muets réunis pour fêter les anniversaires de la naissance de l'abbé de l'Épée, de 1834 à 1848 et de 1849 à 1863, relation publiée par la Société centrale des Sourds-Muets de Paris, 2 vol. in-8º.
L'Abbé de l'Épée, sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès, avec l'historique des monuments élevés à sa mémoire à Paris et à Versailles, orné de son portrait en taille-douce, d'un fac-simile de son écriture, du dessin de son tombeau dans l'église Saint-Roch à Paris, et de celui de sa statue à Versailles, 1853, 1 vol. in-8º.
Le Code civil français mis à la portée des Sourds-Muets, de leurs familles et des parlants en rapport journalier avec eux, 1868, 1 vol. in-12.
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT:
Souvenirs et Impressions de voyage d'un Sourd-Muet français en Italie.
NOTES:
[1] Relation des Banquets des Sourds-Muets, réunis pour fêter les anniversaires de la naissance de l'abbé de l'Épée, de 1834 à 1863, relation publiée par les soins de l'ancienne Société centrale des Sourds-Muets de Paris, 2 vol., à la librairie de L. Hachette et Ce, boulevard Saint-Germain, 77.
Les comptes rendus, depuis cette époque, paraîtront dans un troisième volume.
[2] Journal de l'Instruction des Sourds-muets et des Aveugles, 1826-1827.
[3] De l'Éducation des Sourds-muets de naissance, 2 vol. 1827.
[5] Voir à la fin du volume à la note B une lettre de l'abbé Sicard au citoyen Dubois, préfet de police, en faveur du gouverneur d'un élève sourd-muet, le sieur Brylot qui, par sa soumission à la loi de déportation, est sauvé du péril qui menace sa vie pendant les journées de septembre.
[7] Elle allait toucher à sa fin, après avoir langui pendant plus d'un an dans des douleurs inexprimables, quand, à la grande satisfaction de notre instituteur, elle est sauvée, grâce à un long voyage que sa tendre mère lui avait fait entreprendre.
[9] Voir, à la fin du volume, note F, la circulaire de l'intrus aux parents des sourds-muets.
[12] Dans la suite, élève de Girodet-Trioson, peintre d'histoire, elle s'est fait remarquer par ses gracieux tableaux. Quelle est intéressante la correspondance de sa mère, femme d'un mérite supérieur, avec le célèbre artiste qui essaie de mettre son élève chérie dans la confidence de ses secrets!
[15] Cette église fut jadis construite à côté de la chapelle de l'ancien monastère pour les besoins spirituels des fidèles du quartier, auxquels les heures des religieux ne pouvaient guère convenir.—Elle était séparée de l'église paroissiale de Saint-Jacques-du-Haut-Pas par une ruelle qui, pour cette raison, s'appelait rue des Deux-Églises, et qui, plus tard, reçut la dénomination de rue de l'abbé de l'Épée, qu'elle porte encore.
[16] Voir, à la fin du volume, à la note K, un rapport du sieur Mascé Mauclerc, remplissant les fonctions d'agent général en l'absence de son oncle.
[18] Voir, à la fin du volume, la note M, où se trouve le compte rendu de cet hommage d'après le Moniteur.
[20] L'abbé Pissin (Joseph Barthélemy) s'était pourvu auprès du garde des sceaux pour en obtenir l'autorisation d'ajouter à son nom celui de son maître, comme une preuve évidente de l'affection que lui portait celui-ci, et de s'appeler désormais Pissin-Sicard (Moniteur du 6 mars 1821).
[21] Voir, à la fin du volume, à la note O, le petit discours que je fus chargé de prononcer le 10 mars 1847 sur la tombe de cet estimable instituteur.
[22] Ç'a été pour moi un besoin du cœur de livrer, en 1839, à la publicité une Notice sur la vie et les ouvrages de cet éminent professeur.
[24] Voir, à la fin du volume, la note Q contenant une lettre de Mme Robert, née Bazin, à l'abbé Sicard, ainsi que l'extrait d'une lettre de la même au sujet de la candidature de Chateaubriand à l'Académie française.
Le petit-fils de cette dame, M. Charles Rossigneux, architecte distingué, à qui nous sommes redevables de ces précieux souvenirs, suppose que la première doit être de la fin de février 1811, et la seconde du 4 mars de la même année.
[25] Voir, à la fin de ce volume, à la note R, une lettre que Massieu m'adressa de Rodez, où il remplissait alors les fonctions de professeur.
[26] Voir la lettre en question à la fin du volume note S.
[27] Nous ne pouvons adhérer à cette qualification de stupides, sortie de la bouche de l'orateur, contre son intention, sans doute. Il aura voulu dire peut-être stupéfaits.
[29] M. Rey Lacroix a voulu élever lui-même sa fille sourde-muette en s'inspirant de la méthode de Sicard, et pour dernier exemple de sa tendresse paternelle, il a fait hommage, en l'an IX de la République, d'un livre intitulé: La Sourde-Muette de La Clapière, leçons données à ma fille, aux Sourds-Muets devenus ses amis, comme il le dit lui-même dans la Dédicace de son ouvrage.
(Note de l'auteur de ce travail).
[30] PIERRE LAUJON, chansonnier correct, élégant, gracieux, depuis longtemps oublié, mais qui n'en a pas moins joui, à son époque, d'une certaine réputation, naquit à Paris, le 13 janvier 1727, d'un procureur qui le destinait au barreau. Auteur d'une parodie d'Armide et d'un opéra de Daphnis et Chloé, qui lui valurent la protection de MM. de Nivernais, de Bernis, d'Argenteuil, du duc d'Ayen et de la comtesse de Villemure, amie de la favorite, il devint secrétaire du comte de Clermont, qui l'amena à l'armée, en qualité de commissaire des guerres, et le fit décorer de la croix de Saint-Louis. A la mort du comte de Clermont, le dernier prince de Condé le nomma secrétaire des commandements du duc de Bourbon. A la révolution de 1789, il reçut l'ordre de quitter le Palais-Bourbon, et perdit d'un coup ses traitements et ses pensions; il n'avait rien amassé. Il tomba dans un état voisin de la misère, et se vit réduit, pour ne pas mourir de faim, à vendre un à un les livres de sa précieuse bibliothèque, qu'il rachetait souvent fort cher le lendemain. Mais il ne tendit la main à personne, et continua à chanter, ne conservant qu'une chétive rente pour vivre avec sa famille.
Qui n'a entendu parler du Caveau, célèbre société gastronomique chantante, née en 1729, morte en 1789, dans laquelle siégeaient Piron, Collé, Crébillon fils, Gentil-Bernard et bien d'autres beaux-esprits contemporains? Trente ans après, en 1759, fut fondé un second Caveau, qui compta, parmi ses membres, Marmontel, Suard et Laujon, le plus jeune de la bande. Cette assemblée tenait ses séances au Rocher de Cancale, rue Montorgueil. Ces dîners furent remplacés en 1796 par ceux du Vaudeville, où siégeaient tous les chansonniers du temps, entre autres Jay, Jouy, Arnault, Piis, les deux Ségur, Dupaty, Etienne, Désaugiers, Eugène de Monglave, Moreau, Francis, etc. Le doyen Laujon fut élu président, honneur qui lui fraya la route de l'Académie française, à laquelle l'excellent homme avait toujours aspiré. Il fut élu, en 1807, à la place du jurisconsulte, ministre Portalis. Les temps ne changent pas. Il avait quatre-vingts ans; ses facultés commençaient à baisser. Conduit aux Tuileries pour être présenté, suivant l'usage, au chef de l'État, lui qui avait frayé avec tant de princes, perdit subitement la mémoire, ne se rappelant pas même les titres de ses ouvrages. Il s'éteignit doucement dans sa quatre-vingt-quatrième année, le 14 juillet 1811. Ses convives du Caveau élurent, après lui, Désaugiers à la présidence. L'assemblée se traîna comme elle put jusqu'en 1817 avec Béranger, le roi de la chanson. Puis, dîners et couplets cessèrent devant les exigences de la politique.
Les œuvres dramatiques de Laujon sont nombreuses. Il eut des succès à l'Opéra, aux Italiens, au Théâtre-Français; mais c'est surtout comme chansonnier qu'il fut estimé de nos grands-pères. Je ne l'ai jamais connu; je n'avais que huit ans à sa mort, mais j'ai rencontré sur ma route bon nombre de ses compères de l'Académie et du Caveau, qui conservaient un bien doux souvenir de cet aimable vieillard.
F. B.º
[31] L'abbé André Morellet, né à Lyon, le 7 mars 1727, d'un père commerçant, fut destiné, de bonne heure, à l'état ecclésiastique. Après avoir fait ses études à Paris, au séminaire des Trente-Trois, et pris ses grades à la Sorbonne, en 1752, il fut chargé d'une éducation particulière, et voyagea en Italie avec son élève. A son retour, il étudia les matières de droit public et d'économie politique, et, se consacrant tout entier à soutenir les opinions nouvelles, écrivit de nombreux ouvrages sur tous les sujets d'administration, de politique et de philosophie à l'ordre du jour.
Il partit pour l'Angleterre en 1772, et se lia avec Franklin, Garrick, l'évêque Warburton et le marquis de Lansdown, qui lui fit obtenir, en 1783, une pension de 4,000 livres de Louis XVI. En 1785, l'Académie française ouvrit ses portes à l'abbé Morellet, qui succéda à l'historien abbé Millot. A cette époque aussi, il obtint le prieuré de Thimers, d'un revenu de 16,000 livres.
La Révolution changea cette heureuse position de fortune; et le décret qui ordonna la vente des biens du clergé, refroidit le patriotisme de l'abbé Morellet; mais la destruction de l'Académie française fut pour lui le coup le plus cruel. Échappé au proscriptions, il chercha dans des travaux de traduction des ressources contre la misère. Il se mit à traduire des romans, entre autres ceux d'Anne Radcliffe.
En 1799, il fut nommé professeur d'économie politique aux écoles centrales, et la révolution du 18 Brumaire lui rendit son fauteuil à l'Académie. Joseph Bonaparte, qui estimait son talent et son caractère, le combla de bienfaits. Appelé au Corps législatif en 1808, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, il y siégea jusqu'en 1815, et mourut en 1817 des suites d'une chute qu'il avait faite en 1814 à la sortie du spectacle. Un de ses plus importants ouvrages est sa traduction du Traité des délits et des peines de Beccaria.
[32] Sa fille sourde-muette, peintre de mérite.
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