Project Gutenberg's Un Cadet de Famille, v. 1/3, by Edward John Trelawney This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Un Cadet de Famille, v. 1/3 Author: Edward John Trelawney Editor: Alexandre Dumas Translator: Victor Perceval Release Date: January 11, 2012 [EBook #38400] [Last updated: April 28, 2012] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CADET DE FAMILLE, V. 1/3 *** Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.)
COLLECTION MICHEL LÉVY
ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS
PARIS.—IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
Mon cher Éditeur,
Lisez le roman, les mémoires, les aventures, la chose enfin que je vous envoie, et que je viens de publier dans le Mousquetaire, sous le titre du Cadet de famille.
Ce sont les aventures de jeunesse du fameux pirate Trelawnay, ami de lord Byron.
Il y avait autrefois un libraire modèle qu'on appelait Dumont. Il fut alors ce qu'est aujourd'hui Cadot, l'étoile du cabinet littéraire dans le ciel de la librairie. Ils sont d'ailleurs les deux bouts d'une ligne d'horizon qui aboutit à moi. Dumont fut mon premier, Cadot sera probablement mon dernier libraire. J'allai un jour, je ne sais pourquoi, dans la librairie de Dumont. Il y a bien longtemps de cela, mon cher Éditeur: il y a quelque chose comme trente ans. Je faisais Henri III.[2]
—Lisez donc cela, me dit Dumont en me remettant trois volumes dans la main, c'est amusant en diable.
—Qu'est-ce que c'est que cela, Dumont?
—Un livre que je viens de faire traduire.
Je n'avais pas une énorme confiance dans le goût littéraire de Dumont, qui venait de refuser d'imprimer mon premier volume, les Nouvelles contemporaines. J'ouvris donc son livre, je dois le dire, avec une certaine nonchalance.
J'y fus pris; je lus le livre de la première à la dernière page.
D'autres y furent pris comme moi, sans doute, car lorsque, vingt-six ou vingt-huit ans après, voulant relire ce livre, qui m'avait tant plu pendant ma jeunesse, j'allais écrire mon enfance: ce que c'est que d'être vieux! je ne le pus retrouver.
J'eus alors l'idée de le faire traduire, et de le publier dans le Mousquetaire. Je m'adressai à un de mes amis, garçon fort habile et que j'aime beaucoup, nommé Victor Perceval, et je le chargeai de ce travail.
Ce travail accompli, à ma grande satisfaction, je le publiai dans le Mousquetaire.
Publiez-le à votre tour, mon cher Éditeur; mettez-le dans votre collection, et je vous promets qu'il ne la déparera en aucune façon.
Tout à vous.
A. Dumas.
20 août 1856.[3]
Ma naissance est mon premier malheur. Je suis venu au monde dénoncé comme un vagabond, quoique je fusse le cadet d'une famille fière de son antiquité. Dans une telle maison, mon inopportune arrivée fut à peu près accueillie comme celle des jeunes loups, sur la tête desquels le bon roi Edgard avait mis un prix, à l'époque de l'invasion de ces animaux, qui infestèrent de leur désolante présence les années de son règne.
Mon grand-père était général. À sa mort, il ne laissa à l'auteur de mes jours, son fils unique, qu'un nom sans tache et des protections dans la carrière qu'il avait parcourue. La nature avait été plus généreuse à l'égard de mon père, en lui prodiguant toutes les qualités extérieures qui mènent à la fortune plus promptement encore que le travail, le courage et la vertu. Il était jeune, beau, spirituel, et avait des[4] manières gracieuses, simples et distinguées. La jeunesse de mon père ne se signala par aucun fait remarquable; il menait la vie aventureuse et galante des jeunes gens de l'époque. Le vin, les femmes, la cour et le camp formaient le théâtre de ses exploits, mais il jouait parfaitement son rôle.
À l'âge de vingt-quatre ans, il devint amoureux d'une douce et charmante jeune fille. Ses pensées prirent alors une nouvelle direction, et en apportant un peu de régularité dans le désordre de sa vie, elles calmèrent l'effervescence de son goût effréné pour les plaisirs.
Mon père découvrit bientôt que la jeune fille partageait son amour (car il était savant dans l'étude des sentiments du cœur), que le seul obstacle qui s'opposait à leur union était la fortune. Leurs familles, non leurs espérances d'avenir, se trouvaient égales: car la jeune fille était pauvre, et l'ambition de mon père aurait pu, en dirigeant sa conduite, le faire arriver à une brillante fortune. Mais la jeunesse et l'amour ne calculent pas, et l'argent, les contrats, les douaires, sont des mots dont ils n'apprécient nullement la valeur; puis, lorsque ce sentiment se révèle pour la première fois, il est trop sincère, trop vif, trop passionné pour être retenu par l'intérêt personnel. Intérêt sordide, qui, à une certaine époque de la vie, se trouve si bien mélangé à tous les sentiments, qui les fait naître et mourir à l'aide d'un chiffre. Des passions nobles et généreuses, animées par le premier amour, impriment souvent sur le caractère incertain et irrésolu de la jeunesse une stabilité que le temps ne peut pas tout à fait détruire.[5] Plût au ciel que mon père eût uni sa destinée à celle de cette charmante femme, car son mérite et sa constance ont résisté aux épreuves du temps et de ses vicissitudes!
Pendant que mon père essayait de vaincre les difficultés matérielles qui s'opposaient à son mariage, il lui fut soudainement ordonné de partir pour l'Ouest avec son régiment.
Pensant que leur séparation ne serait que momentanée, les deux jeunes gens se dirent adieu, comme tous ceux qui se trouvent dans la même situation, avec des larmes et des serments de fidélité éternelle; et quoique mon père fût un soldat joyeux et galant, il s'éloigna avec l'accablement du regret, et fit honneur à ses promesses pendant trois mois entiers.
Pour célébrer sa nouvelle dignité, le shérif du comté où mon père était en garnison donna un bal à ses administrés.
Mon père y fut invité, ainsi que les premiers officiers de son grade, car il était capitaine.
Les honneurs de la soirée étaient faits par la fille du riche gentleman. Celle-ci était le bonheur, l'idole et l'unique héritière de son père. À l'ouverture du bal, le shérif engagea sa fille à choisir pour cavalier l'homme le plus haut placé dans le monde par ses distinctions sociales: la jeune personne répondit qu'elle n'accorderait cette faveur qu'au plus charmant, et tendit la main à mon père. Cette flatteuse préférence enivra l'orgueilleux capitaine, car elle attira sur lui l'attention[6] générale, et le brillant officier fut dès ce moment le sujet de toutes les causeries. Dès lors une modification complète s'opéra dans les idées de mon père, et lui fit concevoir des désirs que, sans cet événement, il n'eût jamais soupçonnés.
La fille du shérif avait vingt-huit ans, les traits prononcés, la tournure sans grâce. Ses gestes, ses allures et le son de sa voix avaient quelque chose de masculin et de peu agréable; mais elle était riche, et en parant ses imperfections des splendeurs de la fortune, elle les rendait intéressantes.
Naturellement, ou par l'exemple du monde, mon père était très-égoïste. Son ambition, prenant un nouveau point de départ, lui fit abandonner le chemin de l'amour et considérer la richesse et la beauté comme des dons semblables. Les constantes attentions de l'héritière, en élevant mon père au-dessus de ses rivaux, lui donnèrent encore le désir de les vaincre complétement par l'éclat d'une triomphante victoire, et ceux dont il avait autrefois envié le sort devinrent alors jaloux de lui.
Ce dernier succès fut le voile sous lequel disparurent les vivants souvenirs de sa première affection; car son premier amour passa bientôt dans son esprit à l'état de folie de jeunesse. L'or devint son unique idole, car il avait cruellement ressenti les humiliantes souffrances de la pauvreté. Il prit donc la résolution de sacrifier son cœur au dieu de la fortune, et n'attendit plus qu'un instant favorable pour dévoiler son apostasie envers l'amour. Il appelait sa conduite prudence, sagesse, nécessité, essayant ainsi d'en dissimuler le cruel et froid[7] égoïsme. Ses lettres à l'aimante jeune fille si lâchement trahie devinrent moins longues, moins expansives, moins tendres; l'intervalle entre chaque jour de cette correspondance fut d'une interminable longueur; puis enfin elle cessa tout à fait, et la pauvre enfant fut entièrement convaincue de son abandon. Elle pleura ses illusions, son bonheur et sa jeunesse à jamais flétrie par d'inconsolables regrets; car la malheureuse fille resta fidèle aux serments violés par le trompeur oublieux.
Mon père consacra donc tous ses loisirs à sa nouvelle conquête, et finit par lui donner son nom. Mais pourquoi nous arrêter ainsi sur un événement si commun dans le monde? N'arrive-t-il pas journellement que nous jetons loin de nous la vertu et la beauté, pour prendre la laideur et la richesse, quoique ce soit le diable qui nous les donne?
Une fois initié aux affaires embrouillées du shérif, mon père découvrit que la fortune de sa femme était des plus médiocres. Désespéré de s'être si aveuglément laissé éblouir par les luxueuses apparences d'une fausse splendeur, il rentra au régiment avec la conscience peu satisfaisante d'avoir mérité sa punition. Non-seulement par l'excès des exigences de la dame, mais encore pour continuer la parade de son élévation, il dépensa en bals et en festins une bonne partie de la dot, et six mois après mon père quittait l'armée sous le faux prétexte d'une maladie de poitrine, mais véritablement pour se retirer à la campagne et y végéter, en attendant mieux, dans les privations d'une tardive et sévère[8] économie.
Le savant Malthus n'avait pas encore éclairé le monde, et chaque année mon père enregistrait à contre cœur dans la Bible de la famille la naissance d'un fardeau vivant. Des dépenses inévitables le fatiguèrent tellement, qu'il s'attrista et perdit le courage de tâcher d'y pourvoir. Sur ces malheureuses entrefaites, un legs lui fut laissé, et, en relevant son affaiblissement moral, cette bonne fortune augmenta, s'il était possible, son système d'économie et ses désirs d'amasser de l'argent.
Cette avare occupation devint alors l'unique emploi de son temps; il y concentra toutes ses facultés, et fut enfin ce que l'on appelle un homme prudent. Si un pauvre parent se hasardait à venir demander à mon père l'appui d'un secours, il lui était refusé au milieu de phrases sonores qui élevaient au-dessus de toute considération les devoirs qu'il avait à remplir envers sa femme, et les nécessités sans cesse renaissantes d'un essaim d'enfants dont le chiffre n'était pas encore arrêté.
Plus la fortune de mon père prenait d'accroissement, et plus il s'entourait des apparences de la misère, plus il criait contre le prix déraisonnable de toutes les denrées. Son avarice, en ne se relâchant jamais que pour lui-même, mettait dans sa tête des idées absurdes. D'abord il se persuadait et essayait de persuader aux autres qu'il était au-dessus de ses moyens de nous envoyer en pension, parce que l'éducation coûtait bien au delà de sa valeur; il partait de là pour prouver encore que ses études à Westminster ne lui avaient été ni[9] utiles ni agréables, et n'avaient apporté aucun changement à la direction de sa vie, puisqu'il n'avait point relu les livres grecs et latins qu'il avait été forcé d'y apprendre.
Cependant, disait-il, je ne suis ni plus sot ni plus ignorant qu'un autre: tout ce que l'on doit savoir, c'est la valeur de l'argent, les avantages qu'il procure et la nécessité d'en amasser beaucoup; la science vient quand on en a besoin. Car il croyait peut-être à la doctrine du talent inné, en trouvant qu'il n'était nécessaire de s'instruire qu'au moment de faire le choix d'une profession. Comme il me destinait, ainsi que mon frère, à celle des armes, nos études devaient se borner à la plus légère superficie de toutes les sciences. Mon père détestait les superflus onéreux; d'ailleurs il avait observé dans son régiment que ceux qui étaient instruits étaient les plus niais et les plus pédants, et que la profondeur de leur érudition ne les avançait pas d'une ligne dans la carrière militaire.
Mon frère James, garçon à peu près de mon âge (nous étions entre neuf et dix ans), avait un caractère doux, inoffensif, généreux. Il ne se plaignait jamais de la tristesse de notre vie, mais il en souffrait[10] passivement. Quant à moi, j'étais sans cesse grondé par mon père, car, en suivant les caprices de mon imagination, je me révoltais violemment contre le frein qu'il voulait y mettre, et les entraves de sa volonté, le transport de ses furieuses colères ne servaient qu'à augmenter mon vif penchant pour l'indiscipline. Entre les mille rigueurs qui bornaient l'étroit horizon de notre liberté, il en était une que je n'ai jamais pu admettre: celle de nous promener dans le jardin sans jamais en franchir les allées.
Mon frère se soumettait tranquillement à cette règle, tandis que j'allais chercher une compensation à ce plaisir restreint en maraudant dans les propriétés voisines, d'où je revenais les mains et les poches remplies de racines, de fruits et de fleurs. En outre de la monotone promenade du jardin, nous avions celle plus monotone encore d'une route peu fréquentée qui longeait la maison, et pendant que le pacifique James arpentait lentement l'espace fixé, je grimpais sur les collines, et là, riche de mes frauduleuses récoltes, je passais une grande partie du jour mangeant, dormant, rêvant, sans être préoccupé une seule minute de l'accueil qui attendait mon retour.
À la nuit tombante, j'abandonnais ma solitude aérienne pour les eaux bleues du lac dans lequel j'appris à nager. Les coups qui célébraient mes rentrées nocturnes ne changeaient rien à mes projets pour le lendemain, car je les réalisais avec autant d'insouciance pour leurs mauvais résultats que j'avais, avec la même perspective, réalisé ceux[11] de la veille. Je détestais les réprimandes, les sermons, les maîtres, les curés, enfin tous ceux qui se prétendent sages et qui ne sont qu'ennuyeux.
Loin d'intimider mes passions et de les contraindre, la cruelle sévérité de mon père ne faisait qu'en décupler les forces, et je recherchais toujours et plus avidement que les autres les actions dangereuses à tenter ou qu'il m'était défendu de faire; car c'était précisément celles qui s'emparaient avec le plus de force de mon esprit, et j'étais incapable de résister à cet entraînement qui me poussait à la désobéissance avec une joie d'esclave emporté par le courant d'une révolte.
Si, à la place de ses brutales remontrances, mon père m'eût témoigné un peu d'affection ou même un semblant d'amitié, je serais resté doux et gentil, comme je l'étais aux premiers jours de mon enfance. Mais les privations, les coups, les pénitences aigrirent mon caractère; et ce sont les seules preuves d'amour paternel dont je puisse me souvenir.
Mon père possédait depuis fort longtemps un affreux corbeau, pour lequel il avait, malgré sa sécheresse de cœur, une profonde amitié. Ce corbeau, qui était vieux, laid, sale, boiteux, passait sa vie à rôder solitairement dans le jardin, et détestait les enfants, car lorsque nous apparaissions à la porte il accourait vers nous en jetant des cris de fureur et nous chassait de son domaine. Bien certainement je ne lui eusse jamais disputé la possession de ce territoire, s'il n'eût mis tant de méchanceté à en constater les droits. Mais le sauvage égoïsme[12] de cette odieuse bête, soutenu par mon père, nous la faisait considérer comme le second tyran du logis.
Il était hideux à voir; sa démarche chancelante sur des pattes roidies par les années et aussi dures que l'écorce d'un liége, son regard lourd et faussement engourdi donnaient à son approche quelque chose d'effrayant. Mon frère en avait peur: quant à moi, il ne m'inspirait qu'un invincible dégoût. L'affreuse bête passait la moitié du jour couchée au soleil, sur la crête d'un mur contre lequel était appuyé un des pruniers du jardin et le plus productif. La privation de ces prunes délicieuses, dont le corbeau défendait énergiquement la possession, augmenta notre haine et nous fit enfin, épuisés de patience, concevoir le projet de nous en rendre maîtres.
Avant d'en arriver à de trop vives représailles, nous essayâmes de le déloger amicalement, d'abord par des offres de fruits, de viandes qu'il aimait, puis enfin par de douces paroles.
Mais tout échoua devant l'impassible regard d'un œil flasque et vitreux. L'entêtement raisonné de la méchante bête, qui semblait deviner nos désirs, l'impossibilité de satisfaire ces désirs et la rage de nous voir vaincus nous rendirent tout à fait furieux. Nous eûmes alors recours aux procédés qu'on employait si souvent envers nous, procédés sans réplique, qui étaient de rosser d'importance la maligne bête. Mais nous étions trop faibles pour agir avec efficacité sur sa vieille carcasse, car les pierres et les coups de bâton l'atteignirent à peine;[13] il fallait y renoncer et attendre une meilleure occasion. Le soir de la bataille, je demandai justice au jardinier en lui exposant nos griefs contre le corbeau; mais, dans la crainte de déplaire à son maître, le jardinier nous donna tort et se moqua de notre gourmandise.
Le lendemain de cette orageuse journée, en jouant sur la route avec la petite fille d'un de nos voisins, je fus entraîné à lui offrir des fruits, car, ayant soif, elle voulait nous quitter, et son départ eût suspendu nos plaisirs. Sans être vus, même de mon père, nous entrâmes tous les deux dans le jardin avec l'intention de remplir clandestinement nos poches de poires. Mais au moment où, joyeux de notre mystérieuse escapade, nous commencions notre récolte, le corbeau fondit sur nous et saisit la petite fille par la manche de sa robe. Éperdue d'épouvante et trop effrayée pour se débattre, la pauvre enfant jeta un cri d'angoisse, auquel je répondis en me précipitant sur le corbeau.
À mon approche, le monstre tourna sa fureur contre moi, et son bec de fer mordit violemment ma main, à laquelle il se cramponna. Mais, insensible à la douleur, car la colère de voir couler les larmes de ma compagne, que j'aimais tendrement, m'avait rendu furieux, je saisis le corbeau par le cou, et le forçant de lâcher prise, je le frappai violemment contre l'arbre. Mais cette dure secousse ne semblait lui faire aucun mal. Son corps rebondissait comme une balle élastique, et son regard restait terne et froidement féroce. Nous combattîmes ainsi[14] pendant quelques minutes, et ses efforts pour échapper à l'énergique pression de mes mains, trop faibles pour le contenir, me causèrent de vives douleurs. J'étais évidemment moins fort que lui, et j'allais succomber.
—Si j'appelais le jardinier? me demanda l'enfant, dont l'effroi avait suspendu les larmes.
—Non, car il dirait à mon père que nous avons pris des poires. Je vais prendre ce lâche oiseau; donne-moi ta ceinture.
La petite fille me tendit le ruban bleu qui retenait les plis de sa robe, et je réussis, malgré mes blessures, à l'attacher au cou de notre ennemi. Après avoir grimpé sur l'arbre, j'attachai le ruban à une branche, et nous eûmes le plaisir de voir le corbeau à la portée de nos coups et dans l'impossibilité de se défendre.
Nous commencions à peine à prendre notre revanche, lorsque mon frère arriva vers nous. La vue de mes blessures, dont il ne comprit la cause qu'en apercevant lié comme un criminel celui qui les avait faites, changea vite sa tristesse en joie, et il nous aida à assaillir le corbeau d'une volée de pierres.
Quand nous fûmes fatigués de ce divertissement, et que, d'après l'immobilité de l'oiseau, nous le jugeâmes mort, je remontai sur l'arbre, et je repris le ruban de notre petite amie. Le corbeau détaché tomba au pied du poirier. Pour compléter notre triomphante victoire, mon frère prit une branche de sureau et le frappa encore violemment sur la tête, quand tout à coup,—à notre grande surprise et surtout à notre grande consternation,—l'infernal oiseau s'élança dans l'air en jetant[15] un cri aigu. Mais sa méchanceté fut sa perte; car après avoir tournoyé un instant au-dessus de nous, il dirigea son vol oblique contre mes regards, levés vers lui, et auxquels il préparait un aveuglant coup de bec. Je le saisis par ses ailes en criant à mon frère de ne pas fuir, car la terreur l'avait jeté à vingt pas de moi, et nous emprisonnâmes de nouveau notre invincible ennemi. Mais il était enfin comme anéanti. Son regard terrifiant se voilait des ombres de la mort, le sang coulait de son bec entr'ouvert et ses ailes battaient la terre. J'avais le pied sur sa queue à moitié arrachée, et cependant l'expirante bête employait encore son dernier souffle à la conservation de sa vie. J'étais aussi ensanglanté que le corbeau, qui mourut enfin sous nos piétinements.
Nous lui attachâmes une pierre au cou, afin de cacher son corps et notre impardonnable crime dans la profondeur de l'étang. Ce duel est le premier et le plus redoutable que j'aie jamais eu. Je le raconte, quoiqu'il soit puéril, non-seulement parce qu'il s'est fortement imprimé dans ma mémoire, mais ensuite parce que la revue de ma vie m'a prouvé qu'il fut l'anneau auquel se sont liées toutes mes actions. Cet événement est une preuve que, jusqu'à une certaine limite, je puis supporter les ennuis et les vexations, mais qu'une fois révolté contre ma chaîne, je la brise sans souci, sans crainte, sans arrière-pensée, sans réflexion surtout. Je vois le but, je le saisis sans regarder ni en avant ni en arrière.[16]
Cette brusque révélation d'une nature fort patiente, mais inexorable dans la démonstration de sa force trop longtemps contenue, est un grand défaut, et ce défaut m'a donné de vifs, de profonds remords; car j'ai tué sans justice, par violence, dans des circonstances où les corrections eussent été suffisantes. En commettant une action que mon emportement me faisait trouver naturelle et justiciable, ceux qui en souffraient ou qui vivaient avec moi la considéraient comme une horrible vengeance.
D'après le règlement établi dans notre famille par les convictions de mon père sur l'inutilité de l'enseignement précoce, on nous laissa jusqu'à l'âge de dix ans sans nous apprendre à lire.
J'étais à cette époque d'une taille élancée, grand, maigre, gauche dans tous mes mouvements, surtout en présence de mon terrible père.
En me voyant si rapidement atteindre la stature d'un adolescent, ma famille commença à entrevoir la nécessité de me mettre au collége, et on s'occupa journellement à discuter l'instant précis de ce départ et du choix à faire de la maison d'enseignement.[17]
Comme mes parents n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur la solution de ces importantes affaires, elles traînèrent en longueur, et ne se seraient peut-être jamais résolues si un événement puéril, et même trivial, n'était venu couper court à toutes leurs discussions.
La fatigante oisiveté qui absorbait lentement les longues heures du jour, en laissant mon esprit occupé à la recherche des distractions, me conduisait naturellement à mal faire, et cela parce que je ne savais que faire.
Un jour donc, excédé d'ennui et de désœuvrement, j'entrai au jardin, malgré la défense que nous avions reçue de ne jamais y reparaître, éternelle expiation de la mort du corbeau. Mon frère m'avait suivi. Je grimpai lestement sur un pommier, et nous nous amusâmes, moi à lui jeter des pommes, lui à riposter à mes agaceries par la dégringolade de celles qu'il atteignait avec des projectiles. Au milieu de l'animation d'un plaisir qui provoquait nos éclats de rire, nous fûmes violemment interrompus par cette foudroyante exclamation:
—Ah! les voleurs!
C'était la voix de mon père.
James voulut s'enfuir, mais, pris par l'oreille, il fut contraint d'attendre que mon père m'eût jeté en bas de l'arbre. Lorsque nous nous trouvâmes tous deux en sa possession, il nous dit d'un ton furieux:
—Suivez-moi, brigands!
Je m'attendais aux inévitables coups de canne dont mon père gratifiait[18] si généreusement nos épaules pour la moindre faute; mais il passa devant la maison sans s'y arrêter, traversa la route et se dirigea vers la ville.
Nous marchâmes ainsi pendant une heure et sans échanger la moindre parole. Moi, je suivis mon père d'un air bourru, tandis que le pauvre James, ivre de peur, trébuchait à chaque pas, et, sans ma main qui saisit la sienne, il serait infailliblement tombé de faiblesse et d'épouvante.
Arrivés à l'extrémité de la ville, mon père questionna un marchand assis devant sa porte, et d'après la réponse qui lui fut faite, il se dirigea d'un air superbe vers un sombre édifice entouré de hautes murailles. Nous suivîmes automatiquement notre majestueux conducteur dans un long passage, au bout duquel se trouvait une porte massive, lourde et chargée de serrures comme celle d'une prison. Mon père frappa, le domestique qui ouvrit nous fit traverser d'abord une immense salle remplie d'ombre et d'une atmosphère glaciale, puis enfin il nous laissa dans un petit parloir sévèrement et tristement meublé de quelques chaises.
Après dix minutes d'une silencieuse attente, minutes dont l'anxieuse longueur me parut éternelle, un petit homme parut. La tête de cet homme, renversée en arrière, soit dans le dessein de relever par la fierté de cette pose la médiocre apparence de sa frêle personne, soit par l'habitude de regarder du haut en bas son interlocuteur en le toisant comme une bête de somme, donnait à sa physionomie, à demi cachée sous de grandes lunettes bleues, quelque chose de faux, de lâche et de[19] servilement bas. Les grandes boucles d'argent qui reluisaient sur ses souliers, le col étroit qui emprisonnait son cou comme un carcan de fer, ajoutaient à la première impression produite par son aspect un air précis, froid et terriblement méthodique pour l'imagination d'un enfant.
Le regard rapide de ses yeux de faucon, sous ses lunettes relevées, tomba d'abord sur mon père, et, quand il nous eut également examinés, il comprit sans doute le but de notre visite, car il avança une chaise à mon père, et d'un signe brusque et impératif il nous engagea tous deux à nous asseoir.
—Monsieur, dit mon père après avoir répondu à la profonde salutation du petit homme, vous êtes, je crois, monsieur Sayers?
—Oui, monsieur.
—Pouvez-vous disposer de deux places dans votre pension?
—Certainement, monsieur.
—Eh bien! répliqua mon père, maintenant, monsieur, voulez-vous vous charger de ces indomptables vagabonds qui me rendent fort malheureux, car il m'est impossible d'en obtenir respect et obéissance? Celui-ci, continua mon père en me désignant, fait plus de mal, cause plus de tourments et de discorde dans ma maison que ne le font ici, bien certainement, vos soixante pensionnaires.
En entendant ces paroles, le pédagogue remit ses lunettes sur le bout pointu de son nez, et me regarda en dessous. Ses deux mains se joignirent comme rapprochées par l'étreinte d'un bouleau correcteur, et[20] il jeta à mon père un coup d'œil oblique.
—Ce mauvais garçon, ajouta mon père, qui comprit l'éloquente réponse de son interlocuteur, a un naturel féroce, sauvage; je le crois incorrigible.
Un petit ricanement déplissa les lèvres froncées du maître.
—Incorrigible! s'écria-t-il en faisant un pas vers moi.
—Oui, et tout à fait. Il montera un jour sur l'échafaud si vous ne fouettez énergiquement le diable qu'il a dans le corps. Je l'ai vu commettre ce matin un acte de déloyauté, d'insubordination, de félonie, pour lequel il mérite la corde. Mais je me contente de satisfaire ma juste fureur par son exil, et c'est, je vous assure, trop d'indulgence. Mon fils aîné, que voici, est déjà gâté par les insinuations de ce vaurien, dont il a eu la faiblesse de se faire le complice. Cependant il y a plus à espérer de sa nature, qui est douce, tranquille, et que le travail polira complétement.
Quand mon père eut enfin achevé la longue énumération de nos crimes, dont je supprime les trois quarts, il prit avec M. Sayers les arrangements indispensables, nous recommanda encore chaleureusement à toutes les rigueurs de sa domination et sortit du parloir sans même nous regarder.
Je souffris mortellement de cet insensible abandon, et je restai bouche béante, immobile, terrifié, ne comprenant que trop la cruauté de la conduite de mon père, qui nous arrachait sans commisération du lieu de notre enfance, des bras de notre mère, dont il ne nous avait même pas[21] été permis de rencontrer le regard. Cet exil, ce pouvoir étranger, cette maison à l'extérieur horrible, me causaient une si vive impression, que je ne m'aperçus pas que j'étais poussé par M. Sayers dans une vaste et triste cour, au milieu d'une quarantaine d'enfants. En les voyant tous, grands et petits, se grouper autour de moi, en entendant leurs questions déplacées, leurs rires moqueurs, je repris mes sens, et je souhaitai de toutes les puissances de mon âme que la terre s'entr'ouvrît pour me dérober à leur insolente inspection et à la misérable existence qui m'était promise.
Le cœur gonflé par les larmes que je n'osais répandre, je demandai intérieurement au ciel, avec une énergie bien au-dessus de mon âge, la fin de ma vie, et je venais d'atteindre à peine ma neuvième année!
Eh bien! si à cette époque il m'eût été permis d'apercevoir l'avenir qui m'attendait, je me serais brisé la cervelle contre le mur auquel je m'appuyai, morne, stupide de chagrin, sans voix et sans regard.
Le caractère tranquille et doux de mon frère le rendait capable de supporter patiemment sa destinée; mais sa figure pâle et triste, mais l'imperceptible tremblement de ses mains, la lourdeur de ses paupières, la faiblesse de sa voix, montraient que, si nos souffrances étaient dissemblables dans l'expression, elles avaient la même force et nous oppressaient également le cœur. Quoique je me sois constamment trouvé malheureux pendant mes deux années de collége, les douleurs qui marquèrent le premier jour de mon installation se sont plus fortement[22] encore que les autres gravées dans mon souvenir. Je me rappelle que le soir, au souper, il me fut impossible de porter jusqu'à mes lèvres, tremblantes de fièvre, l'immonde nourriture qui nous fut servie en portions d'une cruelle mesquinerie.
Je ne trouvai un peu de soulagement que dans le misérable grabat qui me fut assigné loin de mon frère, car déjà on nous séparait.
Lorsque les lumières furent éteintes, et que les ronflements de mes nouveaux camarades m'eurent laissé en pleine liberté, je me pris à pleurer amèrement, et mon oreiller se mouilla de mes larmes. Si le frôlement d'une couverture ou la respiration d'un dormeur éveillé troublait le silence, j'étouffais vivement le bruit de mes sanglots; et la nuit s'écoula dans l'épanchement de cette surabondante douleur.
Je m'endormis vers le matin; mais cette heure de repos fut courte, car au point du jour on m'éveilla brusquement, et sitôt habillé il fallut descendre dans les salles d'étude.
Les enfants élevés sous l'oppression brutale, cruelle et absolue d'un maître sans cœur, perdent complétement les bons instincts qui gisent au fond des natures en apparence les plus mauvaises. La brutalité leur révèle leurs forces, les décuple pour le mal, en comprimant les efforts généreux qu'elles pourraient leur faire entreprendre si elles étaient doucement dirigées vers le bien. Mais la parole sans réplique d'une volonté supérieure par ordre, et non par mérite, mais la froide cruauté des punitions, souvent injustes, en aigrissant le caractère à peine[23] formé d'un enfant, étouffe ses bonnes dispositions, en donnant naissance à la ruse, à l'égoïsme et au mensonge, car ce sont alors les seuls moyens de défense qu'il puisse opposer à d'indignes traitements.
Après le sonore appel de la cloche qui nous réunissait dans la salle, le professeur parut, sa férule à la main. C'était encore, comme le maître de la maison, un pédagogue du vieux temps, à l'air dur, à la physionomie froide, revêche, ennuyée. Il avait aussi une croyance absolue dans l'efficacité des coups, et la prouvait continuellement en les employant dans toutes les circonstances où la sagesse de l'élève paraissait douteuse. Cette pension, dans laquelle on n'entendait depuis le matin jusqu'au soir que des cris, des pleurs, des murmures de rébellion et des sanglots d'épouvante, ressemblait bien plus à une maison de correction qu'à une académie de sciences; et quand je songeais aux recommandations qu'avait faites mon père de ne point m'épargner la verge, je sentais dans tout mon corps un vif tressaillement, et mon cœur palpitait d'effroi.
Comme mon temps de pension a été, depuis le premier jusqu'au dernier jour, une horrible souffrance, je suis obligé d'en raconter les détails, non-seulement parce qu'elle a cruellement influé sur mon caractère, mais encore parce que ces rigueurs des maisons d'enseignement, quoique bien modérées aujourd'hui, sont cependant encore commises à la sourdine sur les enfants pauvres, ou qu'un motif de haine particulière livre à la tenace rancune d'un professeur.[24]
Pour suivre à la lettre les ordres de mon père, on me fouettait tous les jours, et à toutes les heures une volée de coups de canne m'était administrée. Je m'étais habitué si bien à ces horribles traitements que j'y étais devenu insensible, et que les heureuses améliorations qu'ils apportèrent dans mon caractère furent de le rendre entêté, violent et fourbe.
Mon professeur proclama enfin que j'étais l'être le plus sot, le plus ignare et le plus incorrigible de la classe. Sa conduite à mon égard prouvait et motivait la vérité de ses paroles. Car ses plus terribles punitions ne faisaient naître en moi qu'un âcre ressentiment, sans même m'inspirer le désir de m'y soustraire par un peu d'obéissance. J'étais devenu non-seulement insensible aux coups, mais à la honte, mais à toutes les privations. Si mes maîtres se fussent adressés à mon cœur, si le sentiment de ma dégradation intellectuelle m'eût été représenté avec les images du désespoir que je pouvais répandre dans la vie de ma mère, mon esprit se fût plié à des ordres amicalement grondeurs; mais la bonté, la tendresse étaient bien inconnues à des êtres qui martyrisaient sans pitié un misérable enfant. Et, sous le joug du despotisme sauvage qui me courbait comme un esclave exécré, j'ajoutai à tous les mauvais instincts de ma nature, si indignement asservie, une obstination contre laquelle se brisaient toutes les volontés.
Je devins encore vindicatif, et, par d'injustes représailles, brutal et méchant envers mes camarades, sur lesquels je déchargeais ma colère... La peur me gagna non leur amitié, mais leur respect, et si je n'étais[25] pas supérieur à tous par mon application ou mes progrès dans l'étude, je l'étais du moins par la force corporelle et par l'énergie de ma volonté. J'appris ainsi ma première leçon, de la nécessité de savoir se défendre et ne compter que sur soi-même. À cette rigide école mon esprit gagna une force d'indépendance que rien ne put ni comprimer ni affaiblir. Je grandissais en courage, en vigueur d'âme et de corps, dans mon étroite prison, comme grandit, malgré le vent destructeur des tempêtes, un pin sauvage dans la fente d'un rocher de granit.
En augmentant de vigueur, mes forces corporelles me rendirent adroit et leste dans tous les jeux et dans tous les exercices de la gymnastique. J'acquis en même temps la malice, la finesse et la rouerie d'un singe. Résolu à ne jamais rien apprendre, je réservais pour le plaisir toute la vivacité, toute la fougue de mon esprit; je dominais si entièrement mes camarades, qu'ils me choisirent pour chef dans tous leurs complots de rébellion. Lorsque je fus certain de l'ascendant que j'avais sur eux, je songeai à la possibilité de me venger de M. Sayers; mais, avant[26] d'arriver à lui, je voulus essayer ma puissance sur le sous-maître. Après avoir fait un choix parmi les élèves les plus forts et les plus intrépides, je leur communiquai mon intention, à laquelle ils applaudirent avec des transports de joie et de reconnaissance.
Tout bien projeté, discuté, arrangé, nous attendîmes la première sortie.
Une fois par semaine, on nous faisait faire dans la campagne une longue promenade, et le pédagogue désigné pour être le support de notre colère était d'ordinaire le surveillant qui nous accompagnait.
Le jour de sortie arriva le surlendemain, à la grande satisfaction de notre impatience. Nous partîmes joyeusement pour la campagne, et le maître arrêta notre course sous l'ombre d'un grand bois de chênes et de noisetiers. Les élèves qui ignoraient le complot se dispersèrent dans le taillis, tandis que ceux qui étaient initiés à la préparation de la bastonnade attendirent le signal en armant leurs mains du bouleau vengeur. Le sous-maître s'était solitairement assis, un livre à la main, sous l'ombre d'un arbre. Nous approchâmes de lui en silence, et lorsque la position de la bande en révolte m'eut assuré la victoire, je sautai sur notre ennemi, que je maintins immobile en le saisissant par les bouts de sa cravate nouée en corde. Au cri d'effroi et au geste violent qu'il fit pour se dégager de ma furieuse étreinte, mes compagnons tombèrent les uns sur ses jambes, les autres sur ses bras, et nous réussîmes, après de prodigieux efforts, à le jeter sans défense[27] sur le gazon. Nous eûmes alors l'indicible plaisir de lui rendre largement les coups que nous en avions reçus, entre autres un échantillon du fouet dont il garda longtemps le visible souvenir.
Je fus aussi insensible à ses cris, à ses prières et à ses plaintes, qu'il l'avait été aux sanglots de mes souffrances et je laissai à demi mort de rage, de honte, d'indignation et de douleur.
À notre retour au collége, notre maître et pasteur (car M. Sayers était ecclésiastique) resta stupéfait en entendant la narration de notre conduite: il commença à comprendre jusqu'à quel point nous étions irrités contre les règlements de sa maison, et de quels emportements la colère nous rendait capables. L'idée terrible que le sous-maître lui donna de ma violence éveilla la crainte que la sainteté de sa vocation et de sa robe sacerdotale ne fût pas plus respectée que ne l'avait été le grade de premier maître d'étude. M. Sayers comprit qu'ayant une fois goûté les douceurs de la victoire, nous serions assez présomptueux pour refuser nettement d'obéir à ses ordres, que le mauvais exemple de ma rébellion et mon influence pernicieuse, en encourageant les élèves dans l'indiscipline, nuiraient à son autorité, qui deviendrait alors de jour en jour plus faible et plus chimérique.
Ce châtiment si durement infligé au professeur confondit son esprit en lui ouvrant les yeux sur la nécessité de prendre, pour préserver l'avenir, des mesures fermes et décisives: il lui conseilla de faire un exemple en me punissant sévèrement avant que je devinsse assez[28] audacieux pour comploter quelque méchanceté contre lui. Sa prévoyance et ses précautions étaient trop tardives.
À la classe du soir, le lendemain, M. Sayers entra, et s'assit sur l'estrade à la place du maître. Quand il eut promené sur nous son œil de faucon, redressé ses lunettes, il m'appela d'une voix dure. Comme de jeunes chevaux qui viennent d'apprendre tout nouvellement leur force et leur pouvoir, les élèves bondissaient sur leurs siéges, et les énergiques soufflets appliqués par les professeurs n'arrêtaient pas leur turbulente agitation. J'escaladai mon banc, et je parus devant M. Sayers, non pas comme autrefois, pâle, tremblant, mais le regard hautain, le pied ferme, le front calme, et, par moquerie de la tenue de mon juge, audacieusement renversé en arrière. L'air sévère du prêtre ne me fit pas rougir. Mon œil se fixa hardiment sur le sien, et j'attendis son accusation avec arrogance.
Après avoir froidement écouté le récit de ma faute, je répondis en énumérant les griefs que j'avais à venger, et je plaidai, non pas ma cause, mais celle de mes camarades. Sans attendre la fin de ma défense, M. Sayers me frappa à la figure, et cela si violemment, que mes dents s'entrechoquèrent. Je devins furieux, et par un effort soudain, plutôt irréfléchi que calculé, je saisis le féroce directeur par les jambes, je le renversai en arrière, et il tomba lourdement sur la tête. Les professeurs accoururent à son secours, mais les élèves ne firent pas un geste; ils ricanaient entre eux, attendant avec anxiété le résultat de ma brusque revanche. Peu désireux d'être saisi par le sous-maître déjà[29] bâtonné, qui, entre la peur que je lui inspirais et ses devoirs envers son chef, demeurait irrésolu, je m'élançai hors de la classe.
J'avais pris depuis longtemps la détermination de quitter le collége; l'invincible effroi que m'inspirait mon père avait toujours mis un sérieux obstacle à ce projet. Mais en me promenant dans la cour du pensionnat, je résolus de ne jamais y remettre les pieds, et de m'évader le soir même. Depuis deux ans que duraient mes souffrances, elles avaient tellement accablé ma patience, qu'il était impossible de songer à la mettre plus longtemps à l'épreuve. J'étais désespéré, et par conséquent sans espoir de résignation et sans peur de personne.
Vers la nuit tombante, je reçus l'ordre par un domestique de rentrer dans la maison; l'impossibilité d'un départ subit me contraignait forcément à l'obéissance, et, après quelques minutes d'hésitation, je le suivis sans réplique.
Un des professeurs m'enferma sans mot dire dans une chambre élevée de la maison, et, à l'heure du souper, on me donna un morceau de pain. C'était un pauvre repas, mais celui que nous faisions ordinairement n'était pas meilleur.
Le lendemain, je ne vis que la servante; elle m'apporta encore la maigre pitance du régime des prisonniers.
Le soir de ce même jour, on me laissa, sans doute par inadvertance, un bout de chandelle pour me coucher.[30]
Une idée affreuse me vint à l'esprit; mais elle ne fut point dictée par un désir de vengeance: ce fut plutôt l'espoir de conquérir ma liberté.
Je pris cette chandelle, et j'enflammai les rideaux de mon lit: le feu se propagea rapidement, et sans même avoir la pensée de m'enfuir, je regardais les progrès avec un plaisir joyeux et enfantin.
Après avoir consumé les rideaux, le feu gagna le lit, la boiserie, les meubles, et la chambre devint le centre d'un violent incendie.
Je commençais à suffoquer de chaleur et d'étourdissement, car une épaisse fumée obscurcissait par intervalles la brillante clarté des flammes. Le domestique vint reprendre sa chandelle; à son entrée, le vent s'engouffra par la porte et augmenta rapidement l'intensité du feu.
—Georges, criai-je au domestique, dont la peur avait paralysé les mouvements, vous m'avez dit que, malgré le froid, je me passerais de feu; eh bien, j'en ai allumé un moi-même.
Le valet me prit sans doute pour un démon, car il s'enfuit en jetant des rugissements d'épouvante et d'alarme. On accourut; l'incendie fut rapidement éteint, mais il avait entièrement dévoré les meubles. Je fus transporté dans un autre appartement, et un homme resta toute la nuit pour me surveiller. Cette précaution me rendit extrêmement fier, et doubla, à mes yeux, la terrible crainte que j'inspirais. Cependant, lorsque j'entendais appeler mon action sacrilége, blasphème, frénésie, j'en restais un peu surpris, car je n'en comprenais pas le sens. On me[31] laissa entièrement seul pendant toute la journée, et, à mon grand étonnement, je ne vis point mon révérend professeur; sans doute, il se ressentait encore de sa chute sur la tête. Mes maîtres défendirent expressément aux élèves de pénétrer jusqu'à moi, et cette recommandation se montra encore plus sévère à l'égard de mon frère, auquel on assura que j'étais un être maudit, et que mon contact serait sa perdition.
Le lendemain de cette mémorable journée, je fus reconduit sous bonne garde au domicile paternel. Fort heureusement pour mes épaules, mon père était absent, car une fortune imprévue et considérable venait de lui être léguée.
À son retour au logis, il feignit d'ignorer la cause de mon renvoi du collége; soit parce que son humeur morose s'était adoucie dans son enchantement d'hériter, soit par mesure politique; toujours est-il qu'il ne me parla nullement de mon aventure.
Un jour, en sortant de table, il dit à ma mère:
—Je crois, madame, que vous avez un peu d'influence sur l'indomptable caractère de votre fils. Donnez-lui vos soins, je vous prie, car je suis fermement résolu à ne jamais m'occuper de lui. S'il veut se conduire raisonnablement, gardez-le ici, sinon il faut songer à lui trouver un autre domicile. J'avais à cette époque à peu près onze ans.
Après une assez vive discussion sur le prix fabuleux qu'avaient coûté mes deux années de collége, mon père finit par conclure qu'il avait eu bien tort de sacrifier tant d'argent, parce qu'il eût été tout aussi[32] bien de m'envoyer à l'école de la paroisse, à laquelle il était obligé de contribuer. Et pour connaître le bénéfice que cet onéreux déboursé de pension avait pu rapporter en savoir, il se tourna vers moi et me dit brusquement:
—Eh bien! monsieur, qu'avez-vous appris?
—Appris? répondis-je en hésitant, car je craignais les suites de sa question.
—Est-ce la manière de répondre à votre père, lourdaud? Parlez plus fort, et dites monsieur. Me prenez-vous pour un laquais? continua-t-il en élevant sa voix jusqu'à un rugissement.
Cette expression furibonde chassa de ma tête le peu de science que le maître m'avait enseignée avec des coups et des punitions abominables.
—Qu'avez-vous appris, canaille? redit mon père, que savez-vous, imbécile?
—Pas grand'chose, monsieur.
—Parlez-vous latin?
—Latin? monsieur, je ne sais pas le latin.
—Vous ne savez pas le latin, idiot? comment, vous ne le savez pas? mais je croyais que vos professeurs ne vous enseignaient que cela.
—Autre chose encore, monsieur, le calcul.
—Eh bien! quels progrès avez-vous faits en arithmétique?
—Je n'ai pas appris l'arithmétique, monsieur, mais le calcul et l'écriture.
Mon père avait l'air encore plus stupéfait que grave. Cependant, malgré[33] l'étrangeté de ma réponse, il continua son interrogatoire.
—Pouvez-vous faire la règle de trois, sot que vous êtes?
—La règle de trois, monsieur?
—Connaissez-vous la soustraction, nigaud? répondez-moi: ôtez cinq de quinze, combien reste-t-il?
—Cinq et quinze, monsieur; et, comptant sur mes doigts, en oubliant le pouce, je dis: cela fait... dix-neuf.
—Comment, sot incorrigible, s'écria furieusement mon père, comment! Voyons, reprit-il avec un calme contraint, savez-vous votre table de multiplication?
—Quelle table, monsieur?
Mon père se tourna vers sa femme et lui dit:
—Votre fils est complétement idiot, madame; il est fort possible qu'il ne sache seulement pas son nom; écrivez votre nom, imbécile.
—Écrire, monsieur; je ne puis pas écrire avec cette plume, car ce n'est pas la mienne.
—Alors, épelez votre nom, ignorant, sauvage!
—Épeler, monsieur?
J'étais si étourdi, si confondu, que je déplaçai les voyelles.
Mon père se leva, exaspéré de colère; il renversa la table, et se meurtrit les jambes en essayant de me donner un coup de pied.
Mais j'évitai cette récompense de mon savoir en me précipitant hors de l'appartement.[34]
Malgré son augmentation de fortune, mon père n'augmenta pas ses dépenses. Bien au contraire, il établit un système d'économie plus sévère encore que celui qui régissait sa maison à l'époque de ses désastres. Il éprouvait plus de bonheur dans la sourde accumulation de ses richesses qu'il n'en avait jamais ressenti dans le cours de son existence, dont la jeunesse avait été pourtant si joyeusement occupée. L'unique symptôme de vivacité d'esprit et d'imagination que montra encore mon père, au milieu des soucis abrutissants de l'avarice, était dans l'élévation fabuleuse de ses châteaux en Espagne; mais, heureusement pour lui, ses chimères étaient posées sur un piédestal plus solide que celles de la généralité des visionnaires. Les lingots, l'argent monnayé, les terres, les maisons, enfin tout ce qui a une valeur positive et réelle, étaient les objets de ses rêves, l'unique espoir de son ambition.
À ce travail de tête se joignit bientôt le travail plus sérieux de l'arithméticien. Mon père fit l'acquisition d'un petit livre tout rempli de règles de calcul, et sur lequel il chiffra, à un sterling près, la valeur relative de toutes les fortunes dont il pouvait espérer une[35] parcelle. En écrivant sur les marges de ce précieux volume, son inséparable compagnon, le nom de ses parents, de ceux de la famille de sa femme, il y joignit leur âge, leur filiation, l'état moral, physique et financier de leur position; et quand il se fut rendu un compte exact de la valeur de chacun, en faisant la part des maladies, des accidents, de la goutte, il décida qu'on entretiendrait avec les riches une correspondance suivie et amicale, mais que les pauvres seraient entièrement expulsés du cercle des relations familières.
Comme mon père ne se trouvait jamais dans la dure nécessité d'emprunter de l'argent, il éprouvait une horreur profonde pour ceux qui avaient ce triste besoin, et cette horreur doubla son antipathie pour la générosité, car il lui était difficile de débourser sans tristesse même la valeur d'un penny. Si, par le hasard de ses relations, mon père se rencontrait avec des gens dont il fût présumable ou prouvé que la position était précaire, il se lançait alors dans de graves discours sur la cherté des vivres, sur ses obligations personnelles, sur la prévoyance de l'avenir. Toute cette phraséologie était entremêlée de proverbes, de citations faisant preuves, du récit fabuleux des plus fabuleuses tromperies. En ajoutant à cela le témoignage de son dédain pour les pauvres et de son horreur pour l'aventureuse condescendance de prêteur, il épouvantait les plus hardis, et on renonçait promptement à tenter une inutile démarche; car le vol, les tortures de la faim ou le[36] suicide étaient préférables à l'insolent refus de mon père, dont la fortune et l'avarice avaient fermé le cœur.
Nous ne nous sommes jamais mis à table sans un discours en trois points sur l'économie. Ce discours produisait l'effet ordinaire des remontrances et des sermons sur ma nature toujours en révolte. Je prenais l'ordre, la parcimonie, la prévoyance en dégoût, me jurant en mon âme d'être toujours généreux, prodigue et dépensier.
L'excessive mesquinerie de nos repas, en me faisant souffrir la faim, m'indiqua la ruse et le vol comme les remèdes à opposer aux tiraillements de mon estomac. Je m'emparai donc sans scrupule des fruits, du vin, des confitures, pour lesquelles j'avais un goût particulier, et j'arrivai à satisfaire, non sans quelques soufflets, lorsque j'étais pris la tête dans un bol de crème, mon appétit toujours en éveil.
Un jour cependant je jouai tout à fait de malheur, car les élans contradictoires de ma générosité, sans cesse en lutte avec l'avarice de mon père, m'attirèrent une scène semblable à celles dans lesquelles mon maître, M. Sayers, jouait le premier rôle, celui du plus fort. Mon action parut si monstrueuse à mon père, qu'il maudit la destinée de lui avoir donné un fils si infâme, et afin que mon exemple ne nuisît plus à mes frères et ne le ruinât pas entièrement, il résolut de se débarrasser de moi.
Le crime odieux que j'avais commis, crime que mon père n'a jamais ni oublié ni pardonné, était celui d'avoir pris dans le buffet un pâté de[37] pigeons, et d'avoir donné pâté et plat à une pauvre vieille femme qui se mourait de faim. Après son succulent dîner, la trop consciencieuse vieille rapporta le contenant vide du contenu, et cette démarche fit ma perte.
Je maudis de tout mon cœur l'honnêteté de la pauvresse, et, depuis cette époque, il m'est impossible de supporter les vieilles femmes.
Appelée devant mon père, la mendiante écouta silencieusement ses cris, ses reproches, ses menaces de la faire enfermer dans une maison de correction; puis, lorsque mon père se fut épuisé devant cette statue, qui paraissait sourde et muette, il la chassa, et me fit avancer près de lui.
—Vous êtes plus qu'un voleur, me dit-il d'une voix de stentor, vous êtes un criminel endurci, un monstre!
Et il accompagna ces paroles de soufflets et de coups de pied.
Je me tins ferme, aussi ferme que je m'étais tenu autrefois devant les fureurs de M. Sayers. J'avais tellement appris à souffrir, que les coups effleuraient à peine ma peau, épaissie et durcie par de nombreuses cicatrices.
Lorsque les pieds et les mains de mon père furent fatigués de cet exercice, il me dit furieusement:
—Hors d'ici, vagabond, hors d'ici!
Mais je ne bougeai pas, et je soutins d'un œil froid et intrépide le sanglant regard de ses yeux injectés de sang.
De peur qu'on ne s'imagine que j'étais réellement un mauvais sujet et[38] que cet excès de sévérité était urgent pour corriger mes défauts, je dirai que mes frères et mes sœurs ont été gouvernés avec la même barre de fer. La seule différence qui existât entre nous était qu'ils se soumettaient avec patience à ces durs traitements, tandis que rien, ni coups ni sermons, n'avait d'influence sur moi, et que mon insubordination exaspérait mon père. Mais pour montrer entièrement la férocité de son cœur, un seul trait suffira.
Quelques années après l'histoire du pâté de pigeons, mon père résidait à Londres. Il avait toujours eu l'habitude d'accaparer pour lui seul une chambre de la maison dans laquelle il serrait soigneusement les choses qu'il aimait, comme les vins rares, les conserves étrangères, les cordiaux. Ce sanctum sanctorum était une chambre du rez-de-chaussée ayant un abat-jour au-dessus de la fenêtre. Une après-midi, les enfants de nos voisins s'amusaient à jouer, quand tout à coup ils eurent la maladresse d'envoyer leur balle sur le toit plombé de la maison mystérieuse. Deux de mes sœurs, âgées de quatorze à seize ans, mais en apparence déjà de grandes et belles jeunes filles, coururent à la fenêtre du salon pour essayer d'attraper la balle. La plus jeune glissa sur le toit et fut précipitée, au travers de l'abat-jour, sur les bouteilles et les pots qui étaient placés sur une table au-dessous. La pauvre enfant fut horriblement blessée: ses mains, ses jambes et sa figure étaient toutes meurtries, et elle a longtemps conservé les traces de cette effrayante chute.
Au cri d'alarme de ma sœur aînée, ma mère courut à la porte de la[39] chambre, essayant de l'ouvrir avec toutes les clefs de la maison, mais n'osant en forcer la serrure. Pendant ces infructueux efforts, la pauvre enfant pleurait en demandant du secours. Si j'avais été là, j'aurais enfoncé la porte, malgré la défense expresse qu'avait faite mon père de ne jamais pénétrer dans la chambre bleue. Enfin, ma pauvre sœur attendit l'arrivée de mon père, qui était à la chambre des communes, dans laquelle il siégeait. Quel admirable législateur! À sa rentrée, ma mère l'informa de l'accident survenu, en mettant toute la faute sur la maladroite exigence des voisins; mais, sans écouter ses tremblantes explications, mon père se dirigea à grands pas vers sa chambre.
Au bruit sonore de cette rapide approche, l'innocente coupable réprima ses sanglots; et lorsqu'elle parut devant son juge, pâle, effrayée, la figure pleine de larmes rougies par le sang de ses blessures, elle reçut un soufflet et fut chassée de l'appartement.
Lorsque mon père se trouva seul, il transvasa en soupirant le vin qui restait encore dans les bouteilles cassées.
Ma famille manifesta le désir de m'envoyer à l'université d'Oxford, car un de mes oncles avait à sa disposition plusieurs bénéfices, et mon père eût été désolé d'en perdre les avantages; mais, soit dans la[40] crainte d'être obligé d'entrer en lutte avec l'insubordination de mon caractère, soit dans le désir de connaître sérieusement mes goûts, ma famille usa d'un meilleur procédé que celui par lequel elle m'avait conduit chez M. Sayers. Mon père daigna me consulter sur l'urgence de ce prochain départ; mieux encore, il voulut bien en préciser le lieu et me présenter l'image de ma future position sous l'aspect le plus séduisant.
Malheureusement pour la réalisation des espérances de mon père, je réfutai ses arguments à l'aide d'une parole si ferme et avec des manières si éloignées de toute concession, qu'il comprit enfin que je ne serais jamais guidé dans ma conduite ni par l'égoïsme ni par l'intérêt personnel.
À ma grande joie, je fus quelques jours après conduit à Portsmouth et embarqué comme passager sur un vaisseau de ligne nommé le Superbe, qui allait rejoindre à Trafalgar l'escadre de Nelson.
Le Superbe était commandé par le capitaine Keates. De Portsmouth, nous mîmes à la voile pour Plymouth, afin de prendre à bord l'amiral Duckworth; mais un ordre de l'amiral contraignit le vaisseau à stationner trois jours dans la rade, et ces trois jours furent employés par les officiers à maugréer tout bas contre un ordre qui retardait la satisfaction de leur vif désir d'être joints à l'escadre, et par les matelots à transporter sur le bâtiment des moutons et des pommes de terre de Cornwall, destinés à la table de l'amiral.
Ce maudit délai jeta tout l'équipage dans le désespoir, car nous[41] rencontrâmes la flotte de Nelson deux jours après sa victoire immortelle.
J'étais bien jeune à cette époque mémorable de ma vie, et cependant je fus vivement impressionné par la scène qu'amena l'approche du schooner le Pickle, qui portait les premières dépêches de la bataille de Trafalgar et le récit circonstancié de la mort du héros. Le commandant du schooner brûlait d'une si ardente impatience pour être le premier à porter la grande nouvelle en Angleterre, que nos signaux furent vainement aperçus; il n'arrêta pas sa course, et nous nous trouvâmes dans l'obligation de nous détourner de notre route pendant plusieurs heures pour lui donner la chasse, afin de le contraindre à venir sur notre vaisseau.
Le capitaine Keates reçut le commandant sur le pont, et lorsque d'une voix tremblante il lui demanda des nouvelles de l'escadre, je me trouvais à côté de lui. Un profond silence régnait partout; les officiers se tenaient immobiles, pâles et frémissants, à quelques pas de leur chef, qui marchait sur le pont tantôt avec une précipitation fiévreuse, tantôt avec un calme d'écrasant désespoir.
Bataille, Nelson, vaisseaux, étaient les seules paroles intelligibles que pouvaient recueillir les oreilles avides de ces jeunes officiers, bouillants d'impatience et d'ardeur. Le capitaine trépignait, le sang avait jailli à sa figure, et sa voix haletante saccadait les interrogations.
L'amiral Duckworth, retiré dans sa cabine, attendait le résultat des ordres qu'il avait donnés d'arrêter le schooner. Son humeur irritable[42] et violente s'était justement exaspérée du refus d'obéissance qu'avait opposé le commandant à son pressant appel; dès qu'il fut instruit de l'arrivée du schooner, il fit demander le capitaine. Mais Keates n'entendit ni l'ordre ni même la voix qui le transmettait, car il s'appuyait chancelant contre une batterie; et, frappé au cœur, il méconnut pour la première fois la voix de son chef.
—Maudite destinée! murmurait sourdement le capitaine, déplorable délai qui nous enlève la gloire d'avoir participé à la plus magnifique bataille, au plus illustre combat de l'histoire navale!
Un nouvel ordre de l'amiral, qui bouillait de rage et d'impatience, interrompit le sombre monologue du capitaine.
Je suivis Keates dans la cabine du chef, et je m'arrêtai derrière lui sur le seuil de la porte violemment ouverte par l'amiral.
—Une grande bataille vient d'avoir lieu à Trafalgar, dit le capitaine d'une voix basse et entrecoupée par l'émotion, les flottes combinées de la France et de l'Espagne sont entièrement détruites, et Nelson a rendu le dernier soupir. Après un court silence, le capitaine ajouta d'un ton plein d'amertume:
—Si nous n'avions pas perdu trois jours à Plymouth, nous serions au nombre des vainqueurs... Le commandant du schooner vous supplie, monsieur, de ne pas le retenir, de ne pas détruire ses espérances comme vous avez détruit les nôtres...
L'amiral pâlit; mais, sachant qu'il méritait les reproches, il ne fit[43] aucune observation et monta sur le tillac pour interroger le commandant du schooner, qui ne répondit aux questions de Duckworth que par des monosyllabes.
Irrité contre lui-même et contre son entourage, l'amiral renvoya le messager et fit déployer toutes les voiles, afin de réparer par la marche d'une double vitesse les heures qu'il venait de perdre.
Pendant l'exécution de cette manœuvre, l'amiral se promena seul au milieu des officiers, qui gardaient tous un profond silence, et dont les physionomies exprimaient la tristesse et le mécontentement.
Placé au centre de cette désolation, j'en subis l'atteinte, et sans me rendre un compte bien exact du motif de mon chagrin, je m'affligeai avec tout l'équipage.
Le lendemain matin, nous rencontrâmes quelques vaisseaux de la flotte victorieuse; notre amiral communiqua avec eux, et reçut des dépêches du général Callingevood, qui mettait aux ordres du Superbe six vaisseaux de ligne, pour l'aider dans la poursuite des débris de la flotte vaincue. Au nombre de ces vaisseaux se trouvait celui sur lequel je devais prendre une place d'élève: j'y fus donc transbordé.
Il n'est pas nécessaire de dépeindre les misères de l'existence d'aspirant de marine, je les trouvai moindres que celles que j'avais supportées à la pension Sayers, et préférables aux bastonnades de mon père. Du reste, je dois dire en toute franchise que je fus traité par mes supérieurs et même par mes camarades avec une rare bonté, et que cet entourage d'extérieure affection me fit trouver heureux un temps de[44] dure servitude.
—L'inutilité de nos poursuites contre les flottes alliées nous obligea à voguer vers Portsmouth, et la traversée fut très-orageuse; les vaisseaux étaient la plupart démâtés, et le nôtre avait subi des atteintes plus graves; car, fracassé par les boulets ennemis, le pont supérieur était presque incendié. Ce galant vaisseau, qui peu de jours auparavant faisait voltiger ses voiles jusque dans les nuages, tandis qu'il s'avançait fièrement sur les flottes réunies, que l'on nommait avec ostentation les invincibles, était maintenant—quoique son victorieux drapeau flottât encore dans les airs—entraîné çà et là à la miséricorde du vent et des flots. Enfin, après des travaux et des dangers inouïs, et au milieu des acclamations de triomphe de tous les navires auprès desquels nous passions, nous arrivâmes en sûreté à Spithead.
Quelle scène de joie, quel accueil enthousiaste, quel attendrissement universel célèbrent notre débarquement! Du vaisseau au rivage il y avait un pont de bateaux, et chacun s'efforçait d'arriver jusqu'à nous. Des personnes mourantes d'angoisse et d'inquiétude demandaient d'une voix tremblante et passionnée un père, un frère, un fils chéri, un mari adoré. Ces appels étaient suivis ou par un cri de joie délirante, ou par les sanglots déchirants d'un pauvre infortuné qui retournait seul au rivage.
Après les transports de félicitations qui réunirent les amis aux amis, les parents aux parents, vint se faire entendre la voix nasillarde des[45] usuriers juifs, qui offraient aux matelots, d'une main crochue, des poignées d'or en échange de leur part de butin. Aux juifs succédèrent les enfants, les femmes et les parents des matelots; toute une population, tout un peuple qui ne poussait qu'un cri de bonheur; enfin, avec les provisions fraîches, une nuée de femmes de mauvaise vie envahit le vaisseau comme les sauterelles d'Égypte.
Ces femmes arrivèrent en une si prodigieuse quantité, que de huit mille qui demeuraient à cette époque à Portsmouth et à Gaspart, il n'en resta pas plus d'une douzaine dans les deux villes. En peu de temps elles eurent achevé ce que les flottes ennemies avaient menacé de faire, c'est-à-dire de prendre possession de l'escadre de Trafalgar.
Je me rappelle que le lendemain, pendant qu'on déchargeait le vaisseau, ces effrontées pécheresses enlevèrent les trois canons de 32, et je pense qu'il y en avait bien trois ou quatre cents qui viraient le cabestan.
Aussitôt notre débarquement opéré, le capitaine Morris écrivit à mon père pour lui demander ce qu'il fallait faire de moi, puisque son vaisseau, hors de service, était obligé de rester en rade.
Mon père répondit que, bien déterminé à ne pas me recevoir dans sa maison, il priait le capitaine de m'envoyer de suite dans l'école de navigation du docteur Burney.
Je fus épouvanté à l'annonce de cette nouvelle; je pensais en avoir fini avec les pensions; car, pour moi, elles ressemblaient toutes à celles[46] du collége Sayers. Je pressentis donc une vie de pénitences imméritées et d'impitoyables tortures.
Le capitaine Morris, qui souffrait d'une cruelle blessure, fut obligé de quitter le vaisseau, et il me plaça, avec deux autres enfants de mon âge, sous la surveillance d'un contre-maître qui nous amena avec lui à Gaspart. Ce marin avait reçu l'ordre du capitaine de nous conduire dans la maison du docteur Burney.
Le vieux Noé et sa famille hétérogène, en mettant le pied in terra firma, ne ressentirent point, bien certainement, un plaisir plus vif que celui qui nous remplit le cœur lorsque nous quittâmes le vaisseau. Le visage du contre-maître, qu'une longue habitude d'obéissance et à la fois d'autorité avait rendu impassible et grave comme une figurine de bois, venait de s'épanouir et ressemblait à celui d'un joyeux bouffon.
Il regardait autour de lui avec autant de majesté que s'il eût été conquérant et possesseur de l'île entière. Comme le vieux brave traitait de trahison et de blasphème l'expression pensive ou morose d'un débarqué, il se tourna brusquement vers moi, et me dit d'une voix grave:[47]
—Holà! mon garçon, qu'avez-vous? Votre physionomie est aussi renfrognée que si nous étions en un jour de dimanche, et que la cloche sonnât pour annoncer l'heure des prières. Vous ne me prenez pas sans doute pour cet idiot de curé que nous avions à bord?
Le contre-maître avait deviné juste, en pressentant qu'une idée attristante absorbait ma joie. C'était le souvenir des ordres donnés par mon père et que le marin devait exécuter.
—N'allez jamais à l'église sur terre, mon fils, reprit vivement le contre-maître; sur mer on ne peut pas toujours en éviter l'obligation; mais là, les prières se comprennent, il y a quelque chose à demander à Dieu: le beau temps et de riches butins; mais à terre, garçon, il n'y a rien du tout à souhaiter. Allons, mes enfants, marchez la tête haute et cherchons la taverne de la Couronne et l'Ancre; elle doit être quelque part dans ces latitudes, si elle n'a pas échappé à son amarrage.
Ces paroles du contre-maître me firent bondir de joie.
Un répit! m'écriai-je en mon âme; il a oublié la pension et nous allons à la taverne!
Je doublai le pas, marchant de l'allure impatiente et décidée d'un cheval sans frein, quand j'aperçus (car je dévorais les enseignes du regard) une brillante couronne suspendue au-dessus de l'auvent d'une porte; je la montrai à notre gardien, qui nous y entraîna rapidement.
Au moment de franchir le seuil de l'entrée, le marin s'arrêta, et,[48] passant la main sur son front, il nous dit d'un air effaré:
—Arrière, mes garçons, arrière, voyons! Voyons, le capitaine m'a dit de... de vous conduire à... au... où diable est-ce? Dites donc, garçons, où faut-il que vous alliez?
—Aller? répétâmes-nous d'un commun accord et de l'air le plus surpris.
—Certainement, le capitaine m'a ordonné de vous conduire quelque part; c'est très-drôle que vous ne le sachiez pas, et plus drôle encore qu'il me soit impossible de le rappeler à ma satanée mémoire. Bon, j'y suis... au docteur; quelqu'un de Gaspart, enfin... Oui, oui, j'ai entendu parler du bonhomme; je me souviens que dans le temps mon père voulait me faire nager dans son sillage; mais j'étais rusé comme un jeune marsouin, et je n'ai point voulu entrer dans sa maudite frégate. Pour vous, garçons, c'est différent, il faut obéir; j'en suis responsable. Voyons, je suis libre, loin du drapeau, et je puis agir à ma guise; eh bien, mes petits hommes, que pensez-vous? qu'allez-vous dire? Vous sentez-vous entraînés par le courant sur le sable de l'école? Diable! vous regardez autour de vous comme si vous aviez envie de prendre le large et d'échapper à ma surveillance (Nous songions en effet à nous évader). Allons, allons, enfants, suivez-moi; nous parlerons raison le verre en main; j'ai trois jours de bombances à faire, et il suffit à ma conscience de voir vos noms inscrits sur les registres du docteur un quart d'heure avant de me présenter devant le capitaine. Alerte, mes gaillards; filez votre[49] nœud vers la taverne.
Un garçon s'empressa de nous faire entrer dans une chambre, et pendant qu'il arrangeait le feu en attendant des ordres, notre commodore criait de toute sa force:
—Eh! là-bas, vous autres, vous ne faites pas mal de poussière comme ça avec votre fourneau d'enfer, et si vous ne vous dépêchez pas de nous apporter du grog afin de nettoyer notre gorge, je verrai si une application de tapes sur votre poupe ne vous fera pas agir avec plus de vitesse.—Arrêtez, continua-t-il en rappelant le garçon qui se hâtait de courir pour chercher la consommation demandée.—Enfants, et il se tourna vers nous, ne sentez-vous pas le vent entrer dans votre tillac? Quelle heure est-il, garçon?
—Monsieur, il est dix heures.
—Fort bien, apportez-nous quelque chose à manger.
—Que désirez-vous, monsieur; nous avons du bœuf et du jambon froids?
—Je ne désire ni l'un ni l'autre, gronda le contre-maître; voulez-vous donc nous donner le scorbut, affreux coquin?
—Nous avons aussi des côtelettes et des biftecks.
—C'est cela, apportez-en et faites mouvoir vos jambes un peu plus vite que cela, imbécile que vous êtes... Attendez... serait-il possible d'avoir des poulets?
—Oui, monsieur, oui, nous en avons un superbe dans le garde-manger, répondit le garçon ahuri, et se tenant prudemment à distance du maître d'équipage.[50]
—Un poulet! stupide animal; je vous dis de faire rôtir tout le poulailler et de vous dépêcher, encore; car s'ils ne sont pas sur la table dans cinq minutes, dites à la mère... je ne sais pas son nom.... à l'hôtesse, que je l'embrocherai elle-même. Eh bien! pourquoi ne bougez-vous pas? Mais allons donc, butor! Arrêtez.... Comment!.... Mais où diable est donc le grog que j'ai demandé il y a une heure?
—Mais, monsieur... balbutia le garçon, de plus en plus effrayé.
—Taisez-vous, belître, dit le marin en lançant au travers de la chambre son chapeau orné de dentelles d'or; taisez-vous et filez sous le vent, ou sinon...
Le garçon, à qui cette manière claire et précise de commander donnait des ailes, se baissa sous la table, et se levant avec l'élasticité d'un diable de tabatière, il s'élança vers la cuisine et disparut comme l'éclair sous les yeux du vieux loup de mer.
Celui-ci, à qui cette rapidité exagérée dans l'exécution de ses ordres était loin de déplaire, jeta sur nous un regard de triomphante satisfaction; puis, élevant la main droite jusqu'à la hauteur de sa bouche, il en retira, avec une délicatesse suprême, une chique qui y était toujours emprisonnée et qui faisait croire aux étrangers que le vieux marin avait sous une de ses joues un incurable abcès. Après avoir, par une seconde manœuvre, transporté de la main droite au creux de la main gauche ce morceau de tabac, à qui il ne donnait de répit qu'aux heures solennelles des repas, notre homme saisit son verre avec la ferme assurance d'un homme habitué à cet exercice, et en avala d'un trait le[51] contenu.
—Diable! dit-il en faisant claquer bruyamment sa langue contre le palais, voilà un petit brandy que j'aime bien mieux dans ma gorge qu'une corde alentour d'elle, et je ne serais pas fâché, avant d'approfondir les côtelettes et les biftecks qu'on doit nous apporter, de renouveler connaissance avec lui.... Je vais donc lui dire encore un mot.
Et le contre-maître versa encore dans son verre une rasade de cognac, pour laquelle il mit pour la forme un passe-poil d'eau claire.
Ce grog fulminant étant avalé, les yeux de notre mentor brillèrent et s'humectèrent d'une larme de satisfaction, puis, s'affermissant sur sa chaise et fixant un regard assuré sur la table, que le garçon, revenu de sa frayeur, avait abondamment garnie de viandes, il brandit sa fourchette et nous donna le signal du branle-bas, en s'écriant:
—Adieu va! mes enfants, sus à l'ennemi!
L'ennemi, je veux dire les côtelettes et les biftecks, ne tint pas longtemps devant nos appétits aiguisés par une longue traversée, et, après une courte résistance, la table fut couverte des débris de notre victoire et de plusieurs bouteilles et flacons morts. Ces malheureux, qui avaient perdu l'esprit dans la bataille, furent dédaigneusement jetés sur le carreau par notre général en chef, qui, ainsi que nous, avait oublié et le vaisseau et la pension.
D'un pas légèrement festonné, nous arrivâmes à Gaspart. Là, notre pilote nous promena de boutique[52] en boutique, et dans chacune d'elles il faisait une emplette, en nous engageant à l'imiter. Comme il nous avait avertis qu'il prenait à son compte personnel tout le montant des dépenses, et que nous savions que notre commanditaire n'aimait pas à être désobéi, nous nous donnâmes bien garde de le contrarier, et nous sortîmes des magasins où il nous avait menés chargés de butin.
Durant tout le cours de cette bordée, ou plutôt de cette invasion à Gaspart, le vieux marin, qui avait le vin très-hospitalier, invitait tous les camarades qui se trouvaient sur son passage et toutes les figures qui lui plaisaient—et il était facile de lui plaire dans ces moments-là—à dîner à la taverne de la Couronne et l'Ancre à deux heures précises.
Ce n'était pas seulement aux hommes que le prodigue amphitryon s'adressait. Non moins tendre que généreux, à toutes les jeunes et jolies femmes qu'il rencontrait également de sa connaissance,—et Dieu sait si le nombre en était grand,—il tenait ce discours flatteur:
—Mes toutes belles, virez de bord, mettez le cap sur votre domicile, balayez les ponts, mettez un peu d'ordre dans votre cabine, gréez-vous le plus coquettement possible, et venez me rejoindre au théâtre. Surtout, mes petits amours, ne manquez pas de remplir vos petites bouteilles de poche, afin d'avoir beaucoup de grog dans la cambuse; je serai exact au poste.
Ces invitations terminées, le contre-maître, qui était prévoyant et[53] systématique dans les arrangements de sa fête, alla au théâtre, pour lequel il prit trois loges, et rentra enfin à la Couronne et l'Ancre, en se plaignant de son travail à sec, c'est-à-dire d'avoir travaillé sans boire.
Les nombreuses connaissances de notre joyeux commodore commencèrent bientôt à arriver. Les salutations extravagantes, rudes et folles le ballottèrent des mains de l'une dans les bras de l'autre. Ce fut une orgie de paroles qui précéda l'orgie d'action. On servit la table, et les viandes disparurent comme par miracle; les bouteilles vides volèrent çà et là, accompagnées des plats et des assiettes. Au dessert, l'eau-de-vie, la limonade spiritueuse et le rhum firent le tour de la table. On chanta, on porta des toasts, on fit des plaisanteries jusqu'au moment où notre méthodique amphitryon, se levant de table, nous dit avec gravité:
—Vous, là-bas, dans ce coin au bout de la table, jeunes chiens de mer, arrêtez votre jargon, ou je vous porte à l'instant dans les bras du docteur, vous comprenez... Maintenant, mes braves, ceci s'adresse à tous, que pensez-vous de l'offre d'une petite promenade? Il est l'heure du spectacle, et vous devez savoir que, pour aller aux églises et aux théâtres, il faut être de sang-froid; là, par respect pour les curés; ici, par amour pour les dames. Il n'est point admis dans les belles manières de s'enivrer avant le coucher du soleil, et je ne le permettrai pas. Ainsi, avancez à l'ordre; je n'ai plus qu'un toast à porter, et après cette dernière salve je hisse mon pavillon.[54]
Le contre-maître fut bruyamment interrompu par les cris des convives.
—Silence! gronda-t-il d'une voix de tonnerre.
Tout le monde se tut, excepté les verres et les bouteilles, qui tremblèrent et rendirent un son cristallin.
Quand le calme fut un peu rétabli, le marin ajouta:
—Remplissez vos verres, messieurs, mais faites-le sans bruit, car nous allons porter un toast très-solennel. Je m'aperçois avec peine de la négligence que ce rustaud de garçon apporte à remplir ses devoirs envers nous; les bouteilles sont à moitié vides; eh bien! je vous ordonne d'empoigner chacun une bouteille, de la désenfler complétement et de lui casser la tête.
Cet ordre, reçu avec acclamation, satisfaisait fort peu le garçon de service, qui se hasarda à murmurer quelques remontrances.
—Marins! cria notre chef, soutenez votre capitaine. Qu'est-ce à dire, drôle, tu te révoltes?... Sors d'ici... Ah! tu ne veux pas vider le pont, eh bien! mes braves, écoutez ceci: un, deux, et quand je dirai trois, souvenez-vous que la tête de ce requin est une cible.
Le domestique, effaré, se précipita hors de la chambre, contre les portes de laquelle les bouteilles allèrent se briser.
Après avoir bu avec une gravité chancelante à la santé du grand Nelson, nous fîmes irruption dans la ville, tâchant, tant bien que mal, de marcher ensemble dans la direction du théâtre. Cette orgie fut ma première leçon d'ivresse, et j'étais tellement ébloui par les liqueurs[55] que j'en respirais partout, et que l'air me semblait imprégné d'alcool.
Je ne me rappelle absolument rien de la pièce que je vis représenter au théâtre; il me souvient seulement que l'auditoire était composé de matelots et de leurs joyeuses compagnes.
Si le son de la grande cloche de Saint-Paul avait remplacé la musique aiguë qui remplissait les entr'actes, il n'eût pas été perceptible.
À minuit, un souper fabuleux nous réunit encore à la taverne, et à deux heures nous roulions, ivres de joie et de vin, dans les rues de la ville, attaquant les gardes de nuit, les employés du chantier de la marine royale et quelques soldats que le hasard nous fit rencontrer.
Malgré la prodigieuse quantité de liqueurs que le contre-maître avait absorbée, sa tête était aussi saine et aussi calme que la bonde de bois d'un tonneau de rhum. Quant à moi, je marchais en trébuchant; les maisons se livraient devant mes yeux atones à des danses macabres, et pour un pas que je faisais en avant, j'en faisais deux en arrière: mais le contre-maître veillait sur la faiblesse des traîneurs jusqu'à ce qu'il nous eût tous conduits au quartier général, ainsi qu'il appelait notre auberge. Là, il nous remit tous les trois dans les mains d'une vieille haridelle à la figure rouge comme un boulet en feu, en lui disant d'un ton emphatique d'avoir pour nos petites personnes les attentions les plus grandes.
La vieille femme répondit qu'elle nous traiterait avec des égards d'hôtesse et une affection de mère.[56]
Ce soin accompli, le fastueux amphitryon donna l'ordre de préparer dans sa chambre un lit et une bassinoire, d'ajouter à cela un hareng salé, du pain et un bol de punch, puis il nous souhaita une bonne nuit, et sortit de la taverne pour aller en ville.
Notre prévenante et soumise hôtesse nous fit promptement préparer des lits, nous donna à chacun un verre de grog très-fort, et nous fit observer prudemment qu'il était fort tard. Sur ces paroles, elle me conduisit dans ma chambre, me coiffa d'un de ses bonnets en me disant que j'étais un très-joli garçon, et ajouta encore, après m'avoir embrassé:
—Maintenant, sois sage, et n'oublie pas de dire ta prière avant de t'endormir.
Je m'éveillai au point du jour; des rêves affreux avaient tourmenté mon sommeil, et si j'avais connu ce fantôme qu'on appelle le cauchemar, je me serais imaginé que ce hideux visiteur s'était glissé dans les rideaux de mon lit. J'étais encore étourdi des libations de la journée, et ma mémoire cherchait à rassembler les souvenirs confus des scènes de la veille. L'entrée de la servante dans ma chambre dissipa entièrement les nuages qui enveloppaient mon esprit.
Après avoir pris un bain et m'être habillé, je descendis au parloir, dans lequel se trouvait le contre-maître; j'y entrai, les yeux timides, la démarche honteuse, craignant des reproches, sans songer que c'était dans le seul but de me distraire que mon gardien s'était fait l'instrument de ma faute.
Le contre-maître était assis comme un empereur ou comme un prince[57] abyssinien, dans un large fauteuil que la corpulence de sa royale personne remplissait en entier; il emprisonnait le feu entre ses jambes posées en arcs-boutants. Sur une table posée près de lui se prélassaient des tasses sans soucoupes, des théières sans manches, un morceau de beurre salé enveloppé dans du papier brun, une rôtie de pain à moitié mangée et des débris de hareng. Tous ces restes témoignaient de la sobriété du bon marin, lorsqu'il n'avait pas de convives pour lui tenir tête.
À la fin de deux jours de fêtes aussi bruyantes que celles que j'ai racontées, le contre-maître nous conduisit, mes camarades et moi, au collége du docteur Burney; mais, avant de se séparer de nous, il nous glissa à chacun deux guinées dans la main, nous engagea à être sages, en nous recommandant le silence sur l'emploi de nos jours de liberté.
Nous l'embrassâmes en pleurant, et il avait disparu que nous le cherchions encore et du cœur et des yeux.
Je passai un temps très-court dans la maison du docteur Burney, car je n'y étais entré qu'avec la condition expresse qu'au premier départ d'un vaisseau je serais immédiatement embarqué.[58]
Parmi les élèves du docteur, il s'en trouvait quelques-uns qui avaient déjà vu la mer; je me liai de préférence avec ceux-là, et l'un d'eux me joua un mauvais tour, qui s'est gravé dans ma mémoire, comme le seul souvenir de ces quelques mois de collége.
Le capitaine Morris m'avait donné une lettre pour mon père. Un jour j'obtins la permission de sortir, afin de la mettre à la poste, et je fus accompagné par Joseph, le camarade rusé dont je n'ai pas même oublié le nom.
—Pour qui est cette lettre? me demanda-t-il lorsque nous fûmes hors de la maison; montrez-moi l'adresse, je vous prie.
Et prenant la lettre de mes mains, sans attendre mon refus ou mon consentement, il la sentit lourde et s'écria:
—L'enveloppe renferme quelque chose de plus précieux qu'un chiffon de papier.
Je lui dis alors que le capitaine Morris m'avait fortement recommandé de faire parvenir cette lettre à mon père, et cela dans le plus bref délai.
—Ah! ah! par Jupiter, je comprends: cette lettre renferme un trésor, et c'est bien certainement le reste des billets de banque que votre père avait donnés au capitaine pour satisfaire aux nécessités de votre entretien. J'espère que vous ne serez pas assez niais pour commettre la folie de l'envoyer.
—Mais si, répondis-je en essayant de lui prendre la lettre.
—Mon Dieu, que vous êtes stupide! Cet argent vous appartient,[59] puisqu'il vous était destiné; gardez-le, il vous est bien nécessaire, puisque vos deux guinées sont dépensées; un garçon de votre âge ne doit jamais rester les poches vides.
Joseph ajouta tant de moqueries, tant d'arguments à ces paroles, qu'il parvint à éveiller en moi un sentiment de rancune contre l'avarice de mon père. Je songeai aussi qu'il me serait difficile de rencontrer la nouvelle occasion d'une pareille aubaine, et je ne fis aucune objection pour repousser la déloyauté des conseils de mon camarade.
—Vous avez droit, et un droit incontestable, à la moitié de cette somme, reprit-il; et comprenant que mon silence était une affirmation, il brisa doucement le cachet de la lettre.
—Ah! mon Dieu! s'écria Joseph, regardez, la lettre vient de s'ouvrir. Quel heureux hasard! Voici vos billets de banque.
La vue de l'argent me grisa la conscience; je le pris de ses mains et nous déchirâmes la lettre.
Généreusement aidé par Joseph, j'eus bientôt dépensé un trésor que, sur le premier moment, j'avais jugé inépuisable. Ma part, bien moindre que celle de mon compagnon, car il avait fait le partage, fut presque absorbée par l'achat d'un fusil, d'une boîte de poudre et d'un paquet de balles.
Le lendemain, le docteur Burney nous permit de sortir pour faire la chasse aux oiseaux.
Joseph me laissa tirer le premier coup, et comme nous étions convenus de mettre en commun la jouissance du fusil en nous en servant tour à tour,[60] je le lui donnai aussitôt.
Mais après s'en être injustement servi, et à différentes reprises, il refusa de me le rendre.
Irrité de cet égoïsme, je lui dis qu'en bonne conscience il devait avouer que l'arme était à moi seul, et que ma complaisance méritait un meilleur remercîment.
—Ah! le fusil est à toi! s'écria-t-il en tournant le canon vers ma figure; mais il rabaissa l'arme, et d'un geste furieux m'appliqua un soufflet.
Je pâlis de colère et nous marchâmes en silence: Joseph fatigué de ne rien tuer ou de ne pouvoir rien tuer, ce qui est absolument la même chose, moi exaspéré d'indignation.
Vers le milieu de l'après-dîner, mon despotique compagnon eut faim, et m'ordonna de dépenser mon dernier écu à l'achat de quelques rafraîchissements dans une ferme dont nous longions les murs.
Je ne pouvais ni refuser ni hésiter à obéir; Joseph avait le fusil, il était donc mon maître.
À la fin de notre repas, l'insolence du coquin devint tout à fait impérieuse, car il me contraignit à placer mon chapeau à vingt pas de lui, afin d'avoir un but pour exercer son adresse.
—Puisque tu m'as obéi, dit-il d'un air de condescendance, je te permettrai tout à l'heure de viser ton chapeau; mais si je mets dedans plus de balles que toi, tu me donneras le reste de ton écu.
J'acceptai cet arrangement d'un air si joyeux et si satisfait, que[61] Joseph me prit sans doute pour un imbécile.
Il tira maladroitement et me donna le fusil en ayant l'espoir d'une heureuse revanche à sa seconde tentative.
En saisissant l'arme, je me jetai à quelques pas de Joseph; je visai froidement, non pas mon chapeau, mais celui qui était sur sa tête, en lui disant:
—Chapeau pour chapeau!
Je tirai la détente.
Mon mouvement fut si rapide et si imprévu, que le jeune garçon ne trouva la force de crier qu'à l'instant où je m'aperçus que le fusil était sans amorce.
—Ne tire pas! hurla-t-il d'une voix perçante, tu me brûlerais la cervelle.
—C'est mon intention, répondis-je d'un ton glacial, et je rechargeai l'arme.
Le coquin s'enfuit en courant, et il essayait de franchir un mur, lorsque, rapidement arrivé jusqu'à lui, je fis feu...
Joseph tomba.
Mais, lorsque je vis la victime de ma colère étendue par terre, sans mouvement et le visage décoloré, le transport de rage qui m'avait égaré se changea en une indicible épouvante. Je jetai mon arme avec horreur et je me précipitai vers mon camarade.
—Tu m'as tué, dit Joseph d'une voix faible.
L'examen de la blessure me rassura sur les suites de mon emportement, car ce n'était qu'une légère égratignure dans un endroit où l'insolent aurait dû recevoir des coups de pied.[62]
La peur paralysait tellement l'intelligence de ce lâche qu'il balbutiait d'une voix éperdue:
—Ne me fais aucun mal... je vais mourir... tâchons de rentrer au collége... Ce soir je n'existerai plus.
La première chose que fit Joseph à notre retour, et cela en violant sa promesse de garder le silence, fut de courir—car il avait retrouvé l'usage de ses jambes—tout raconter au docteur.
Sans approfondir la cause de ce qu'il appela ma rage, M. Burney se saisit de mon arme et m'enferma dans une chambre.
En me rendant ma liberté quelques jours après, le docteur m'annonça qu'une lettre de mon père lui donnait l'ordre de me conduire à bord d'une frégate, et mon départ eut lieu le lendemain.
Le capitaine de ce bâtiment connaissait ma famille; c'était un Écossais à la figure hideuse, au caractère sournois et flagorneur, et qui n'avait atteint ce grade qu'à force de bassesses, de cajoleries envers ses chefs et de servilité à l'égard de tous. Le premier lieutenant de ce mauvais drôle était né à Guernesey. D'une nature aussi vile que celle du capitaine, il avait de plus des manières communes, un esprit méchant, envieux, et cette dernière qualité lui faisait prendre en haine, et cela indistinctement, jalousement, sans cause excusable, toutes les personnes qui lui étaient supérieures, ce qui étendait son aversion sur l'univers entier.
Malgré la bonne intelligence qui régnait entre les élèves et moi, je ne pus m'habituer au régime de cette nouvelle existence, dans laquelle je ne trouvais ni la grandeur ni l'indépendance dont la vie maritime[63] s'était parée à mes yeux. De l'ennui j'arrivai promptement à la résolution de rompre toutes les entraves qui me retenaient sous une volonté plus puissante que la mienne, et j'y songeai avec une impatiente ardeur.
Le capitaine, qui avait entre ses mains une autorité sans bornes, pouvait à son choix faire du vaisseau un paradis ou un enfer, et il préférait certainement le baptiser de ce dernier titre, car il usait de son pouvoir avec un rigorisme qui était à la fois injuste et cruel.
Les intraitables défauts de mon caractère, entier et dans sa résistance et dans l'expression de cette résistance, me rendaient incapable de soumission. Ne pouvant ni me plier devant des caprices ni m'abaisser à de vaines, à de fausses flatteries, je parvins à me faire détester cordialement de mes chefs. Dès lors les jours s'écoulèrent pour moi ou dans l'émancipation d'une révolte constante, mais sans résultat heureux, ou dans l'isolement des cachots; puis, en secouant avec une impuissante vigueur les chaînes de cet esclavage, je déplorais la perte des illusions qui m'avaient fait entrevoir des batailles sans nombre, de victorieux combats dans l'armée navale. J'avais souri autrefois, d'un air incrédule, aux histoires d'un vieux matelot qui m'assurait avoir déjà vécu cinquante ans sur mer sans connaître encore la portée d'un boulet de canon, et je voyais avec effroi qu'il pouvait avoir raison.
La bataille de Trafalgar semblait être le dernier exploit guerrier de la marine, et la passion du vieux Duckworth pour les moutons et les pommes[64] de terre de Cornwall m'avait fermé le livre de gloire dans lequel j'aurais pu lire, sur d'émouvantes pages, à quel prix et comment la renommée s'acquiert.
Ce regret amena le désenchantement dans mon âme, et le mépris que m'inspirait la conduite abjecte et sans dignité des jeunes officiers du bord changea ce désenchantement en profond dégoût.
Je n'aurais jamais pu réussir, même avec la volonté la plus tenace, à courber ma nature sauvage sous le droit d'une autorité injuste ou d'un titre, comme le faisaient mes compagnons. Et il m'est encore difficile de comprendre comment des fils de bonne maison, dont l'intelligence a été développée par l'étude, peuvent descendre à cet abandon complet de leur individualité. Ces jeunes gens n'ont là ni idée à eux ni caractère propre; ce sont des brebis toujours prêtes à se laisser tondre.
Le règlement qui discipline les rapports entre les élèves et les chefs est formé de façon que la tyrannie soit entière et sans contrôle d'un côté, et la soumission absurde et complète de l'autre. On doit avoir sans cesse son chapeau à la main, ne jamais exprimer, même par un signe le plus simple, le moins sensible, un mécontentement. Si une querelle s'élève, si le droit est du côté du plus faible, n'importe, vous avez mal agi, vos supérieurs ont raison; car, de même que l'infaillible royauté, ils ne peuvent avoir tort. Cette suprématie est peut-être nécessaire au maintien de la discipline, soit; mais, en admettant l'utilité de sa rigoureuse exigence, on ne peut s'empêcher de la[65] considérer comme arbitraire et souverainement despotique.
Cette appréciation de la loi est faite sans espoir d'en corriger les abus; mais ces abus ont toujours violemment froissé les hommes qui s'en trouvaient les victimes, et leur ont inspiré le désir d'y apporter des remèdes à l'heure du pouvoir. Malheureusement la nature humaine a tant de faiblesses, d'irrésolutions dans la pensée, d'égoïsme dans l'action, que, l'instant venu où une parole juste et ferme pourrait changer le déplorable état des choses, l'améliorer, ils oublient leurs projets de réforme, ou, pour mieux dire, ils ne les considèrent plus sous leur véritable jour.
Les changements, appelés de tant de vœux à une époque où ils leur eussent été personnellement utiles, ne sont, quand ils n'aident pas à leur bien-être, que des innovations dangereuses, des impossibilités, un abandon du droit.
Ils expriment alors leurs nouvelles croyances à l'aide de phrases spécieuses, telles que celles-ci:
«Il faut faire comme les autres.—Les choses sont bien ainsi. La tentative de les améliorer serait présomptueuse.»
Toutes ces défaites cachent maladroitement leur désir de tyrannie, désir souvent immodéré dans le cœur de ceux qui ont le plus crié à l'injuste en étant le moins maltraités.
Ils continuent donc à suivre le même chemin, à perpétuer le même système, car ils ne vivent que pour eux et agissent, sinon honnêtement,[66] du moins avec prudence.
Bacon a dit de la fourmi: «C'est une sage créature pour elle-même, mais un fléau pour un jardin.» On oppose généralement d'infranchissables obstacles à ceux qui essayent de faire accepter des changements dans les habitudes invétérées par un long usage, parce que ces changements sont regardés comme une insulte à la mémoire ou à l'expérience des hommes qui ne les ont pas conçus, parce que c'est dire aux uns qu'ils ont été des sots, aux autres qu'ils le sont encore.
De tout temps et dans tous les siècles, les réformateurs, n'importe quel a été leur motif ou leur but, ont souffert le martyre, et la multitude a toujours montré une sauvage exaltation en assistant à leur supplice. Faites entrer la lumière dans un nid de jeunes hiboux, ils crieront contre l'injure que vous leur faites. Eh bien! les hommes médiocres sont de jeunes hiboux: quand vous voulez leur présenter des idées vivaces, fortes et brillantes, ils les dénigrent en les déclarant absurdes, fausses et dangereuses. Chaque abus qu'on tente de réformer est le patrimoine de ceux qui ont plus d'influence que les réformateurs, un bien défendu et insaisissable.[67]
Mon esprit se préoccupait donc exclusivement de la recherche des moyens à employer pour rompre les contrats d'un apprentissage qui me faisait souffrir autant au moral qu'au physique. J'avais dans ma force et dans mon courage une foi si complète et si aveugle qu'il me parut possible de hasarder, au premier débarquement, une désertion. Cette désertion, me disais-je, en me rendant ma liberté, me mettra à même de choisir le genre de vie qui convient à mes goûts. Sans vouloir cependant renoncer tout à fait à suivre la carrière maritime, je voulais arriver à conquérir plus d'indépendance et surtout plus de considération pour le rang que m'assignait mon titre de gentilhomme. Ces espérances illusoires avaient été puisées dans la lecture des romans et des histoires du vieux temps, qui racontaient les aventures de jeunes héros partis pour les Indes pauvres et nus, et qui avaient rapporté dans leur patrie les trésors d'un nabab.
La réelle misère de ma situation présente glissait parfois de sombres nuages au milieu de ces rêves d'or, et je songeais avec peine qu'étant sans amis, sans argent, sans expérience, j'aurais d'effroyables obstacles à surmonter pour conquérir même la médiocre fortune à laquelle j'aspirais dans mes jours de réel découragement. L'impitoyable[68] abandon de mon père, le silence sans doute imposé à mes sœurs, la privation éternelle de la vue de ma mère, étaient, à mes heures de réflexion, de cruels supplices. Mais à quoi bon sonder les mystères de l'âme, à quoi bon! Je m'impose la tâche de raconter l'histoire de ma vie, et je ne dois qu'effleurer d'une plume légère la surface de ses affreuses douleurs.
J'aimais passionnément la lecture, et j'avais su me procurer une grande quantité de livres, seul charme de mes heures de prison ou de loisir.
Ces livres, qui étaient les uns de vieilles tragédies, les autres des récits de voyage, m'enseignèrent un peu d'histoire et beaucoup de géographie.
J'avais appris de mémoire et d'un bout à l'autre la narration du voyage du capitaine Bligh dans les îles de la mer du Sud; la révolte de ses hommes m'impressionna vivement, mais son récit partial ne m'illusionna pas sur ses propres mérites. Je détestais sa tyrannie, et l'impétueux Christian fut mon héros. J'enviais la destinée de ce jeune homme, en désirant que la mienne eût les mêmes hasards, car je brûlais du désir d'imiter sa conduite, si courageusement rebelle à des ordres cruels.
Ce livre m'instruisit, m'exalta et laissa dans mon cœur une impression qui a eu la plus grande influence sur les actions de ma vie.
Le secrétaire du capitaine s'aperçut un jour que je possédais beaucoup de livres, et que, n'ayant pas de place pour les serrer convenablement,[69] je m'en trouvais quelquefois embarrassé. Pensant que ces volumes seraient un ornement pour sa cabine, il me proposa de construire une espèce de bibliothèque et de les y enfermer.
—Vous pourrez, me dit-il, disposer de ma chambre pour lire tant que vous le voudrez; moi, je n'ouvre jamais un livre.
J'acceptai joyeusement cette offre, que j'eus la niaiserie de juger comme une complaisance de bon camarade.
Quelques jours après, ayant une heure à perdre, je descendis chercher un livre.
Comme je sortais de la chambre en emportant le volume, il me dit d'un ton grossier:
—Lisez ici; je ne veux pas qu'un seul de ces ouvrages sorte de ma cabine.
—Ils ne sont donc pas à moi? lui demandai-je avec calme.
—Non, me répondit sèchement le secrétaire.
—Comment, monsieur! auriez-vous l'intention de m'en disputer la jouissance hors de votre chambre, et la possession si je voulais les reprendre?
—Voyons, voyons, pas d'insolence, s'il vous plaît.
—Donnez-moi mes livres; je ne veux pas les laisser un instant de plus ici, et je comprends l'indélicatesse de votre conduite.
—Je vous défends d'y toucher.
—Ah! c'est comme cela! m'écriai-je en m'élançant vers la planche sur laquelle ils étaient posés.[70]
Ce déloyal garçon me frappa: je lui rendis le coup.
L'adversaire inattendu avec lequel j'allais entrer en lutte était un gros homme de trente ans et plus; moi, j'avais une quinzaine d'années; mais ma taille souple, mince, élancée, me donnait l'extérieur d'un jeune homme de dix-huit ans.
Très-étonné de mon audace, le secrétaire resta un instant silencieux.
Quelques élèves étaient descendus, attirés par le bruit de la dispute, et, immobiles auprès de la porte ouverte, ils en attendaient le dénoûment.
Lorsque j'eus rendu avec usure le soufflet de l'insolent secrétaire, j'entendis ces paroles:
—Très-bien! très-bien, camarade!
L'approbation des élèves irrita le sot et méprisable griffonneur. Il rougit, et, me saisissant par le cou, il cria d'un ton féroce:
—Jeune vagabond, je vous dompterai.
Appuyé contre les parois de la cabine, sans la possibilité de pouvoir faire un mouvement, je subis, dans la contrainte d'une indicible rage, des coups de règle et des soufflets. Enfin un instant d'inattention échappée à mon bourreau dégagea mes mains emprisonnées par la pression de son bras de fer, et je me défendis autant que mes forces purent me le permettre.
Les élèves m'encourageaient par de bonnes paroles, mais leur lâcheté craintive, cette lâcheté qui leur galvanisait le cœur les empêcha de me porter secours.
La tête me tourna; le sang jaillissait à flots de mon nez et de ma bouche; j'étais physiquement vaincu, mais mon courage ne faiblit pas,[71] car je défiai le misérable d'une voix insolente et ferme.
Cette bravade augmenta sa fureur.
—Hors d'ici! hurla-t-il d'une voix terrible; hors d'ici, ou je vous extermine!
—Non. Je ne sortirai pas de votre cabine, je veux mes livres.
Le secrétaire redoubla la fureur de ses coups, et je compris que j'allais perdre connaissance, car tous les objets tourbillonnaient devant mes yeux. J'étais au désespoir de me sentir battre par un lâche, par une brute que je méprisais de toute mon âme, et dont les paroles insultantes et l'air vainqueur me torturaient plus encore que les mauvais traitements.
Tout à coup mes yeux tombèrent sur la lame luisante d'un couteau posé sur une table à proximité de ma main.
Un espoir de vengeance ranima mes forces; je saisis le couteau, et le brandissant sous ses yeux je lui dis:
—Lâche! gare à vous maintenant.
En voyant la lame affilée du couteau, le secrétaire recula; mais je m'élançai sur lui et le frappai avec violence.
—Grâce, grâce! murmura-t-il faiblement et à plusieurs reprises, grâce! puis il roula ensanglanté au milieu de la chambre.
—Que se passe-t-il donc? s'écria une voix encore éloignée, mais qui se rapprochait au pas de course.
Je me tournai vers le questionneur en répondant:
—Cet assassin m'a horriblement battu, et je l'ai tué.[72]
Un silence d'écrasante surprise suivit ma réponse.
Je jetai le couteau sur la table, et, prenant mon livre, je sortis de la cabine.
Un sergent de marine vint bientôt me dire de monter sur le pont.
Le capitaine s'y trouvait, entouré de ses officiers.
Lorsque je parus, il demanda au premier lieutenant le récit du combat.
—Ce jeune étourdi, répondit l'officier, a tué votre secrétaire avec un grand couteau de table.
Le capitaine, qui avait entendu parler de la rixe sans en connaître ni les champions ni les détails, me regarda d'un air furieux, et, sans m'adresser une seule question, il s'écria:
—Tué mon secrétaire! mettez l'assassin aux fers... tué mon secrétaire!
J'essayai de parler.
—Bâillonnez ce drôle, cria le capitaine, et conduisez-le tout de suite dans la fosse aux lions; pas un mot, monsieur, pas un geste. Ah! vous avez tué mon secrétaire!
Le sergent allait me saisir, lorsque je lui dis d'un air fier:
—Ne me touchez pas, je vous le défends!
Et, la démarche ferme, le regard calme, car je me croyais un homme, je descendis lentement l'ouverture à travers les écoutilles.
Au bas de l'escalier, un sous-lieutenant vint contremander l'ordre.[73]
—N'ayez pas peur, me dit-il, le capitaine ne peut vous faire aucun mal.
—Ai-je l'air de trembler, monsieur?
—Vous êtes un brave enfant, murmura l'officier en entendant le pas rapproché de son chef.
—Vous n'êtes pas honteux d'une pareille conduite? me demanda sévèrement le capitaine.
—Non, monsieur.
—Comment! est-ce là une réponse convenable? Ôtez votre chapeau. Vous allez être pendu, monsieur, pendu comme assassin.
—À l'humiliation d'être souffleté par vos valets, capitaine, je préfère la mort: pendez-moi.
—Vous êtes fou, monsieur, fou à lier.
—Oui, je suis fou d'indignation et de rage, fou parce que vous et votre lieutenant me grondez et me maltraitez sans cesse, et cela par méchanceté, injustement, cruellement; je ne me soumettrai plus à vos ordres; je veux être traité en officier et en gentilhomme, et je suis battu comme un chien. Débarquez-moi où vous voudrez, si vous ne me pendez pas, car je ne remplirai aucun devoir, je n'exécuterai aucun ordre; je ne veux plus ni être grondé par vous ni me sentir battu par vos domestiques.
En achevant ces mots, je fis un pas vers le capitaine. Ce mouvement l'effraya sans doute, car il me prit le bras.
—Asseyez-vous sur l'affût de ce canon, me dit-il d'une voix irritée.
—Non, vous m'avez défendu de jamais m'asseoir en votre présence, je ne[74] veux pas obéir aujourd'hui, pas plus que je n'ai obéi autrefois à une défense contraire.
—Ah! vous ne voulez pas!
Et, reprenant ma main qu'il avait laissée tomber, il m'attira violemment vers lui, me saisit par le cou, et répéta, en me frappant avec violence:
—Ah! vous ne voulez pas!
—Non, non, mille fois non! et je lui crachai à la figure.
Le capitaine me repoussa violemment, ses dents s'entrechoquèrent, et sa figure passa d'une teinte livide à un rouge presque noir.
—Vous êtes un misérable! balbutia-t-il d'une voix suffoquée par la colère, et il disparut.
Le soir, on vint me dire que je pouvais descendre en bas, mais qu'il ne fallait pas me montrer sur le pont. À dater de cette époque, le ventru capitaine ne m'adressa jamais la parole.
Le voyage devint une fête pour moi, je ne recevais plus ni ordres, ni leçons, ni coups, et je lisais du matin au soir.
Le secrétaire fut sérieusement malade pendant un mois, et lorsque ses blessures commencèrent à se cicatriser, il reparut sur le tillac, mais en évitant toutefois de se rapprocher des élèves, qui tous étaient indignés contre lui.
Un jour, j'eus la méchanceté de lui dire, en désignant du regard une laide balafre qui traversait sa joue:[75]
—Vous vous souviendrez longtemps, n'est-ce pas, d'avoir volé et battu un gentilhomme?
Le lâche coquin baissa honteusement la tête et ne répondit pas.
Ce pauvre sire était le fils unique d'un tailleur de notre noble capitaine, et son embarquement à bord de la frégate, malgré son âge avancé, était une invention écossaise pour payer la note de son père.
Dès notre arrivée à un port anglais, je fus placé et détenu à bord d'un garde-côte à Spithead, et peu de jours après on me transféra sur un sloop de guerre. Ces différentes dispositions furent opérées sans qu'un signe d'existence, de souvenir et d'amitié me fût donné par ma famille. J'en souffris cruellement; mais, quoique bien jeune, l'étrangeté aventureuse de ma vie m'avait donné assez d'orgueil et assez de philosophie pour me rendre dédaigneusement indifférent, en apparence du moins, à l'abandon de ma famille.
Cet abandon était cependant bien complet, car jusqu'à ce jour, quoique éloigné des miens, j'avais eu dans mes chefs des amis ou des connaissances de mon père, tandis que ce nouvel embarquement me livrait sans défense à la volonté tyrannique de personnes[76] étrangères à mon cœur et à mes intérêts.
Je me trouvais donc, à quatorze ans, jeté sur un vaisseau, sans protection visible ou lointaine, sans argent et dépourvu des objets les plus nécessaires.
Je ne ressemblais guère à un prudent et soigneux jeune homme dont l'étonnante figure se dessine dans le tableau de mes souvenirs.
C'était un certain midshipman écossais que ses parents avaient envoyé à la mer avec une très-petite quantité d'habits pour son dos; mais, en revanche, une bonne provision de maximes écossaises dans la tête, telles que:
«Un sou épargné est un sou gagné.»
«Les petits ruisseaux font les grandes rivières.»
Cet impudent escroc à cheveux jaunes avait enlevé de ma malle, à bord du garde-côte sur lequel j'avais été emprisonné, la plupart de mes vêtements. Un jour, un matelot l'ayant surpris porteur d'un paquet de choses bizarres, telles que de vieilles brosses à dents, des morceaux de savon, du linge sale, lui demanda ce qu'il venait de faire.
—J'ai, répondit-il avec le plus grand sang-froid, ramassé sur le pont les vieilleries qu'on y laisse traîner.
Ce filou calédonien eut l'effronterie d'avouer qu'il possédait trois ou quatre douzaines de chemises, chacune avec une marque différente; le gaillard avait dîmé sur trente ou quarante d'entre nous. S'il avait trop de prévoyance, moi, j'en avais trop peu. Manquant de tout, n'ayant[77] personne qui prît la peine de s'inquiéter de mes besoins, je repris la mer sur le sloop de guerre.
Nous touchâmes successivement à Lisbonne, à Cadix, à la côte de l'Amérique du Sud, puis à la côte d'Afrique. Notre voyage dura dix-huit mois, et je vis trois des parties du monde, de sorte que j'acquis par la pratique un peu de géographie pendant les douze ou quinze mille lieues que nous parcourûmes.
Notre commandant était un capitaine explorateur. Petit, arrogant, plein de suffisance, et, comme la plupart des petits hommes, il se croyait un très-grand personnage. La seule chose que je puisse me rappeler de cet extrait de commandant est son habitude de tourner la tête tout d'une pièce de mon côté en m'adressant la parole avec des grognements de voix et des mots bien sonores et bien grands pour une si petite bouche. Il me disait donc aigrement:
—Eh bien! hideux colosse, tête de bois, masse inerte et épaisse, pourquoi flânez-vous là au lieu d'obéir à mes ordres?
Le commandant me haïssait parce que j'étais formé comme un homme, et je le méprisais parce qu'il me ressemblait fort peu, et en toute vérité il avait des allures de singe lorsque la colère le faisait sauter à cheval sur l'affût d'une caronade pour frapper les matelots à la tête.
Comme, dans le cours de ma vie, j'ai revu en détail toutes les parties du monde, et avec des facultés développées et des sentiments éveillés,[78] je n'ai pas besoin de m'appesantir sur des événements puérils. Je déteste les bavardages enfantins et les contes de grand'mère, cela est aussi fâcheux que les dédicaces du Spectator, ou les écrits moraux, fastidieux et méprisés par l'ivresse dont Addisson charme ses lecteurs.
En revenant en Angleterre, notre commandant fit la connaissance de mon père, lequel, loin d'être adouci par mon temps d'exil, temps plus dur encore que la pierre et le fer, réitéra l'ordre suprême et abhorré de me rembarquer sur un autre navire en partance pour les Indes orientales.
Nous fûmes bientôt en mer. Qui pourrait peindre ce que je ressentis en me voyant arraché de mon pays natal, condamné à traverser l'immense Océan jusqu'à des régions sauvages, privé de tout lien, de toute communication; déporté comme un criminel pour une si grande partie de ma vie, car, à cette époque, peu de vaisseaux revenaient de leur course avant sept ou huit ans!
J'étais enlevé aux miens sans avoir vu ma mère, mon frère, mes sœurs, sans avoir vu une figure aimée; personne ne m'avait dit un mot de consolation ni ne m'avait inspiré le plus petit espoir. Si le domestique de notre maison, si même le vieux chien compagnon de mon enfance était venu jusqu'à moi, je l'aurais embrassé avec bonheur, mais rien, mais personne!
À dater de cette époque, mes affections pour ma famille et ma parenté s'aliénèrent, et je recherchai dans la vaste étendue du monde l'amour des étrangers. Séparé de ma famille, je l'étais encore de ces[79] compagnons de douleur que j'avais appris à aimer. Ce double supplice, on peut le ressentir, mais on ne saurait l'exprimer. L'esprit invisible qui soutenait mon énergie au milieu de tous ces chagrins est encore un mystère pour moi; aujourd'hui même que mes passions sont affaiblies par la raison, par le temps et par l'épuisement, j'en recherche la puissance et les causes. Mais le feu intense qui brûlait dans ma tête s'est assoupi et ne se révèle que par ces lignes profondes gravées prématurément sur mon front; cependant, de temps à autre, le souvenir de ce que j'ai souffert attise la flamme et ranime mon indignation.
Il ne me fut pas possible de mettre en doute la conviction désolante que j'étais un être maudit, que mon père m'avait rejeté de sa demeure dans l'espoir de ne m'y revoir jamais. L'intercession de ma mère (si elle en fit aucune) fut stérile; j'étais livré à moi-même. La seule preuve que mon père se souvînt qu'il avait encore des devoirs à remplir envers moi se réalisait par une allocation annuelle à laquelle l'obligeait ou sa conscience, ou son orgueil. Peut-être, ayant rempli cette formalité, il se disait, comme tant d'autres hommes qui se croient bons et sages:
—J'ai pourvu aux besoins de mon fils; s'il se distingue, s'il revient homme honorable et haut placé, je pourrai dire: C'est mon enfant, je l'ai fait ce qu'il est. Son caractère indomptable ne lui permettait que la carrière maritime, je la lui fis embrasser.
Mon père m'abandonna donc à mon sort, avec aussi peu de regrets qu'il[80] en aurait éprouvé en ordonnant de noyer une portée de petits chiens.
Arraché de l'Angleterre dans de pareilles conditions, l'avenir me parut sombre, et malgré mon extrême jeunesse, malgré mon esprit bouillant et la tournure gaie de mon caractère, je ne pus apercevoir ni la plus petite espérance ni un jour serein dans la chaîne de mon esclavage.
Nous étions en mer depuis deux ou trois semaines, lorsque le capitaine, irrité contre un de ses lieutenants, s'approcha de moi et me dit:
—Faites bien attention à vous, et rappelez-vous que j'ai appris du commandant A... les atrocités que vous avez commises à son bord.
—Je ne me sens coupable d'aucune mauvaise action, répondis-je froidement.
—Quoi! s'écria-t-il, car il avait besoin d'épancher le reste de sa colère sur quelqu'un de moins capable de se défendre qu'un officier. Quoi! monsieur, n'est-ce rien que d'assassiner les gens? Je vous convaincrai du contraire, et à la première plainte que j'entends porter contre vous, je vous fais jeter hors du vaisseau.
La réalisation de cette vengeance, d'être mis à terre, eût comblé mes vœux les plus ardents; cela me fit sourire.
Il crut sans doute que c'était de mépris, et me quitta plus furieux encore.
Je m'aperçus bientôt que le capitaine n'était pas méchant, mais seulement faible et très-irascible.
Il avait vécu, pendant plusieurs années, en demi-solde, retiré à la[81] campagne, et son retour forcé à la profession maritime avait interrompu, sans l'affaiblir, son goût pour l'agriculture.
Pendant le long espace de temps qui s'était écoulé jusqu'à ce qu'il fût appelé à commander un vaisseau, le capitaine avait suivi son penchant naturel en s'appliquant en toute satisfaction à cultiver les champs paternels, et il était plus glorieux de voir ses porcs et ses moutons bien engraissés, de labourer la terre pour ses navets de Suède, que de tracer un sillon sur l'océan des Indes avec la proue d'une brillante frégate.
Le pauvre homme n'avait pas cherché l'honneur de ce commandement; mais un membre honorable de sa famille, qui appartenait à l'amirauté, scandalisé des occupations de ce marin dégénéré, de ce fermier-capitaine, le fit rappeler au service et revêtir officieusement des honneurs du commandement.
Il abandonna donc avec tristesse ce qu'il ne pouvait emporter avec lui, sa maison et ses terres; il pleura ses enfants, sa femme, mais son cœur éclata sous l'émotion qu'il éprouvait lorsque ses regards humides contemplèrent la glorieuse et magnifique montagne du plus riche des composts.
Quant au bétail vivant, aux porcs, aux moutons, à la volaille, après avoir dépensé plus de temps, d'argent et de patience pour les nourrir et les élever que bien des pères ne le font pour leurs enfants, il les amena à bord avec lui, et cette singulière ressemblance du vaisseau avec une basse-cour faisait les délices du capitaine.[82]
La plus grande partie de son temps était consacrée aux enfants de son adoption, et le premier lieutenant avait la charge du navire, sans autre dédommagement à ce plaisir que celui de recevoir une partie de la mauvaise humeur qui s'élevait sur le tillac à l'encontre des officiers, toutes les fois qu'une mésaventure arrivait dans la basse-cour.
En somme, nous autres midshipmen, nous lui étions plus à charge que le capitaine ne l'était à nous-mêmes, et je me rappelle qu'un de nos grands plaisirs était de percer avec une aiguille la tête d'une ou de deux volailles, et de les sauver de la mer en les fricassant pour notre souper.
Notre capitaine était, dans toute l'acception du mot, une bonne pâte d'homme, c'est-à-dire ni assez bon ni assez mauvais pour faire quoi que ce soit de bien ou de mal.
Il était aussi impossible de l'aimer et de le respecter que de le haïr et de le mépriser.
Parfaitement résolu de quitter la marine pour suivre au gré du hasard, et à l'aide de mon courage, le cours d'une vie aventureuse, je commençai à comprendre le prix de la science et à m'occuper d'acquérir[83] l'instruction qui m'était nécessaire pour me diriger sans conseil.
Mon temps fut dès lors si activement occupé par les leçons de dessin, de navigation et de géographie, qu'il ne me fut possible de réserver pour ma passion de lecture que les courts instants de loisir qui suivaient ou qui précédaient les heures de repas.
Après avoir longuement questionné les vieux matelots sur les mœurs, sur les habitudes, sur les goûts des habitants des Indes et de leurs nombreuses îles, j'acquis une certaine connaissance des lieux et des usages d'un pays pour lequel je ressentais une sorte de passion, et que mes rêves poétisaient au delà du réel.
La marche rapide du vaisseau ne fut arrêtée par aucun accident, et après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, nous jetâmes l'ancre dans le port de Bombay.
La seule circonstance qui se rattache à la suite de ma vie et qu'il soit nécessaire de mentionner ici est l'intimité fraternelle que je formai à cette époque avec le plus jeune des lieutenants du vaisseau.
J'avais souvent partagé avec lui les veilles de nuit, et, pendant ces longues heures de silence et de solitude, Aston avait, en causant avec moi, approfondi et sondé mon caractère réel, de sorte qu'il avait découvert que je n'étais pas ce que je semblais être. La bonté de ses questions, les encouragements affectueux de sa parole bienveillante, avaient tiré de la coquille dans laquelle ils s'étaient cachés les bons instincts de ma nature. Aston réveilla en moi les sentiments engourdis[84] de la générosité, de la tendresse; il m'aima, me conseilla, et devint mon champion dans la guerre haineuse que me livraient sans trêve ceux qui se trouvaient par leur position au-dessus de moi.
Une des causes de la vive amitié que me témoignait visiblement Aston était le souvenir d'une scène qui s'était passée entre le second lieutenant et moi, et à laquelle il avait assisté.
Un jour, en me questionnant sur un devoir, ce lieutenant me dit:
—Quand vous répondez à mes demandes, monsieur, il faut ôter votre chapeau.
—Je vous ai salué comme je salue le capitaine, monsieur, répondis-je en portant la main à mon chapeau.
Le lieutenant rougit et s'avança vers moi:
—Ôtez votre chapeau, monsieur, vous parlez à votre supérieur!
—Mon supérieur! je n'en ai pas.
—Comment, monsieur, vous n'en avez pas? Ne suis-je donc pas officier, n'êtes-vous pas sous mes ordres?
—Oui, monsieur, vous êtes officier.
—Eh bien! pourquoi me manquez-vous de respect? Pourquoi n'ôtez-vous pas votre chapeau?
—Je ne l'ôte jamais, monsieur.
—Obéissez-moi sur l'heure, gronda le lieutenant d'une voix furieuse.
—Non, je ne veux pas.[85]
—Comment, vous ne voulez pas?
—Non, parce que je n'ôte mon chapeau que devant l'image de Dieu... que devant celle du roi.
Le lieutenant me quitta exaspéré de colère.
Ce parasite croyait,—ou du moins, on l'aurait pensé par sa manière d'agir,—que la seule utilité d'un chapeau était de pouvoir le tenir pointé vers la terre, comme la preuve d'une basse et rampante nature.
Quoiqu'il eût adroitement accaparé les bonnes grâces du capitaine, ses plaintes contre moi, lorsqu'il m'accusa d'une insolente désobéissance, ne produisirent aucun effet. Il m'en garda une si vive et une si profonde rancune, qu'il saisit avec une âcre méchanceté toutes les occasions pour entasser sur ma conduite une innombrable suite de méfaits. S'il réussit parfois à m'attirer de graves punitions, il fit grandir dans mon sein une haine qui rêva, qui chercha, et qui enfin exécuta son projet de vengeance...
Une seconde cause se rattache encore à la naissance de la tendresse qu'Aston me portait.
Pendant que nous rasions la côte entre Madras et Bombay, un bâtiment aux allures suspectes, après avoir essayé d'éviter nos regards, chercha à fuir sans que nous eussions manifesté, ni par un signal ni par un appel, le désir de le connaître. En voyant cette manœuvre, le capitaine donna l'ordre d'apprêter trois bateaux et de poursuivre le mystérieux bâtiment.
Je fus placé dans le bateau commandé par mon ennemi, le second lieutenant.
Il était mieux équipé et mieux armé que les autres.[86]
Aston se trouvait dans le second bateau.
Le bâtiment, que nous supposions être un pirate des côtes de Goa, continuait, à force de voiles, sa course vers le rivage, et nous eûmes, malgré la rapidité de notre marche, une vive crainte de ne pouvoir l'atteindre avant qu'il fût arrivé à son but.
Un vent frais qui s'éleva au même instant nous en rapprocha, et nous allions l'atteindre, lorsque la frégate tira un coup de canon et hissa son pavillon de rappel.
Nous nous avançâmes encore, car nous nous trouvions à portée de mousquet de la barque étrangère, qui était tout près de la terre, et déjà les natifs armés se rassemblaient en foule sur le rivage.
En entendant le signal de rappel, le lieutenant donna l'ordre de virer de bord pour retourner au bâtiment.
—Aston, cria-t-il à mon ami, voyez-vous le signal de rappel?
—Quel signal? répondit Aston, je ne le vois pas.
—Si vous regardez, vous le verrez, répondit brusquement le lieutenant.
—Je n'ai pas l'intention de regarder, s'écria mon ami; il nous a été ordonné d'examiner cette barque, je le fais. Avançons, mes braves!
Je priai Aston de s'arrêter un instant, et, me tournant vers le lieutenant, je lui demandai d'une voix presque respectueuse:
—Avançons-nous, monsieur?
—Non, et je vous ordonne de naviguer pour regagner le vaisseau.[87]
En entendant cette réponse, je quittai le gouvernail, et me précipitant dans la mer, je gagnai à la nage le bateau commandé par Aston.
—Je rendrai compte de votre conduite! cria le lieutenant en fureur.
—Ramez vers le rivage, dit Aston à ses hommes, dans dix minutes nous atteindrons le malais.
Au moment où notre vaisseau toucha la proue du malais, je saisis un cordage, m'élançai à son bord, et avant que mon pied eût touché le pont, j'avais fendu la tête à un homme d'un violent coup de sabre. Deux ou trois matelots m'avaient suivi, et nous faisions sans miséricorde un massacre de tous ceux qui nous tombaient sous la main. Les Malais sortaient hors du bâtiment dans un effroyable désordre. J'étais tellement excité, tellement exaspéré par ma propre violence, que, rendu tout à fait furieux en les voyant fuir, je saisis un mousquet et je fis feu.
Tout à coup Aston me saisit violemment par le bras:
—Ne m'entendez-vous pas? cria-t-il, je vous appelle à tue-tête; au nom du ciel, que faites-vous? Êtes-vous fou? êtes-vous enragé? Votre exemple a rendu tous mes gens insensés. Posez votre mousquet, vous n'avez pas le droit de toucher ces hommes.
—Ce bâtiment n'est donc pas un pirate malais? demandai-je étonné.
—Comment puis-je savoir ce qu'il est? me répondit-il; vous auriez dû attendre mes ordres avant d'agir. Peut-être n'est-ce qu'un innocent vaisseau du pays.[88]
Ma rage se calma soudain, et j'eus l'angoisse affreuse d'avoir peut-être compromis Aston.
Mais je vis bientôt avec une joie inexprimable que mon emportement serait sans résultat désavantageux pour mon ami. Les sauvages commençaient à faire feu sur nous, et notre agression allait se changer en défense. Pendant que leurs canots armés s'arrêtaient pour secourir leurs compatriotes tombés ou nageant dans la mer, nous coulâmes à fond leur vaisseau; et, lancés activement sur nos bateaux, nous regagnâmes la frégate, qui s'était rapprochée. Aston amenait avec lui deux Malais blessés.
Après l'escarmouche, j'essayai d'adoucir la colère d'Aston, et j'y réussis si bien, qu'après m'avoir réprimandé, il fit au premier lieutenant un éloge si pompeux de mon courage et de mon intrépidité, que la plainte d'insubordination qu'avait portée contre moi le second lieutenant ne m'attira aucune punition.
La haine que cet officier avait conçue à mon égard s'envenima encore, mais elle fut impuissante contre le bouclier protecteur de l'amitié d'Aston.
D'ailleurs, la pusillanimité du second lieutenant avait été une source de ridicule, et les marins, qui considèrent le courage comme le plus grand des mérites, m'applaudissaient et m'encourageaient tous.[89]
Malgré la nonchalance et l'ennui que j'apportais dans l'accomplissement de mes devoirs ordinaires, je trouvai après cet événement plus de tolérance dans l'esprit de mes chefs, et plus de sympathie auprès de mes camarades. Les uns me témoignèrent une indifférente bonté, parce qu'ils découvrirent que le calme de mon maintien recélait un courage invincible; les autres, un semblant d'affection, parce que ce courage apparut à leur pusillanimité comme un puissant soutien. Du reste, pour contre-balancer la paresse d'une action par l'énergie de l'autre, je me montrai dans les cas graves d'une activité si diligente, si infatigable, que non-seulement on m'admirait, mais encore on me remerciait.
Dans la mer des Indes, il n'est pas permis de plaisanter avec les caprices du temps, car les rafales y sont tellement dangereuses, qu'après avoir courbé les mâts comme un souffle du vent courbe la frêle ligne d'un pêcheur, elles font voltiger çà et là par lambeaux les voiles déchirées, plient les vergues et jettent le vaisseau sur son gouvernail; alors le rugissement de la mer, le bruit sonore du vent, la rapide et[90] rouge lueur des éclairs, mêlés aux voix fortes, brèves et haletantes des officiers de quart, font de ces tempêtes le plus magnifique, mais aussi le plus effrayant des tableaux. Les premiers instants de ces terribles scènes me surprenaient parfois endormi; mais au bruissement des vagues je me réveillais, et, avec la fougue irréfléchie de la jeunesse, je m'élançais sur le pont pour grimper dans les cordages, et ma voix était souvent la seule qui répondît à la trompette d'Aston.
Je me sentais à l'aise; j'étais heureux dans ce désordre de l'atmosphère, dans ce bouleversement de la nature. Je faisais aux vents en fureur, aux vagues en révolte, une sorte de guerre, et ces luttes faisaient battre mon cœur et couler en flots de vif-argent le sang de mes veines. Plus l'orage était dangereux, plus mon bonheur était grand; mon mépris du danger m'en cachait le péril, et j'étais partout; je me prêtais à toutes les manœuvres, tandis que les graves et méthodiques élèves, qui se piquaient d'une si grande exactitude dans l'accomplissement de leurs devoirs, regardaient avec étonnement ce garçon si souvent puni pour sa négligence se jeter volontairement dans des entreprises presque mortelles, pendant que leur égoïste prudence leur démontrait l'impossibilité de l'imiter. Les matelots admiraient mon courage, et leur franche et bonne amitié en suivait les imprudences avec un dévouement prêt à tout entreprendre pour me sauver la vie. Ils me prédisaient un avenir glorieux. «C'est un marin, disaient-ils, un vrai, un brave marin.» Quant aux officiers, leur admiration était surprise,[91] et l'épithète de fainéant me fut à tout jamais épargnée.
Pendant ces heures de court triomphe, ils concevaient de moi une haute estime; mais mon intraitable orgueil, mon arrogante indépendance, anéantissaient dans le temps calme la considération née dans la tempête; je perdais vite tout mon prestige, et ils me traitaient plus souvent en élève insubordonné qu'en héros futur; mais leur injustice à mon égard ne froissait ni mon cœur ni mon orgueil; je n'avais pour eux ni affection ni estime, mais seulement la conscience de ma propre valeur. Je trouvais auprès de mes condisciples plus de réelle amitié, car je me faisais une gloire de protéger les faibles en tyrannisant les forts.
Ma taille, bien supérieure à mon âge, me donnait une force corporelle que mon caractère inflexible rendait presque indomptable, car nulle énergie physique ne peut être bien réelle si elle n'est appuyée par l'énergie morale; ainsi, dans mes fréquentes disputes avec mes camarades, j'arrivais toujours à leur prouver que j'avais raison, dans ce sens que, battus et hors de combat, ils étaient forcés de me déclarer leur vainqueur. Ma hardiesse et mon impétuosité brisaient tous les obstacles, et pour moi ce mot était le synonyme de bataille.
Parmi les plus âgés et les plus forts des élèves, il n'en existait pas un seul qui voulût disputer avec moi pour le plaisir de disputer; il était trop assuré de la défaite, car, ne voulant jamais avoir le dessous, je continuais la querelle sans respect ni pour les lieux, ni[92] pour les heures, ni pour les témoins de ces escarmouches. Cette conduite me fit craindre de mes compagnons, mais cette crainte était admirative lorsque je leur donnais la preuve que je ne traitais pas mes supérieurs avec plus de ménagement.
Ces derniers avaient usé envers moi de tant d'injustes représailles; ils avaient épuisé sur mes premiers jours d'inertie et de découragement un si grand arsenal de méchanceté, qu'en m'indignant contre eux ils avaient doublé ma hardiesse naturelle. Je crois que la torture eût été impuissante devant le calme de mon front, aussi froid, aussi dur que l'airain. Pour me jouer d'eux et uniquement par badinage, j'allais plus loin que leur esprit dans l'exécution des supplices. Le second lieutenant, cet Écossais à l'âme chevillée de fer, avait inventé, pour punition usuelle, d'envoyer l'élève récalcitrant ou paresseux à la cime du mât, et cette dangereuse position devait être gardée pendant quatre ou cinq heures.
Un jour il me condamna à cette torture; je me couchai le long du mât en l'entourant de mes bras, et je feignis de dormir, comme si j'avais été parfaitement à mon aise. Mon persécuteur parut effrayé du danger qu'il courait si mon sommeil, en apparence réel, me faisait faire un faux mouvement. Il m'ordonna de descendre, et pour changer la punition, me fit monter sur la vergue de la voile du perroquet; j'y grimpai lestement, et arrivé sur la périlleuse hauteur, je saisis la balançoire de la voile du perroquet, et me couchant entre les vergues, je fis encore semblant de dormir.[93]
Le lieutenant m'appela et m'ordonna de me tenir éveillé.
—Vous tomberez par-dessus le bord! cria-t-il plusieurs fois.
Cet avertissement me suggéra une idée, et cette idée, dans laquelle je trouvai un soulagement pour l'avenir de mes camarades, m'en cacha le danger.
—Eh bien! pensai-je, bourreau, gibier à potence, je vais antidater tes craintes, tu vas voir.
Je pris mes arrangements pour me laisser tomber dans la mer, non avec le désir d'y trouver la mort, mais avec celui de supprimer à tout jamais cette abominable punition. Je nageais parfaitement, et j'avais vu un matelot sauter dans la mer de la plus basse vergue, et revenir en se jouant sur le vaisseau. Je saisis donc un moment favorable: le roulis de la frégate était doux, la mer calme, et me laissant glisser sans bruit, je tombai sur la crête d'une énorme vague. Je fus si promptement engouffré dans son sein, qu'après la rapidité de ma chute l'agonie du manque de respiration fut terrible. Si je n'avais pas eu la prudence de maintenir mon équilibre en tenant mes mains sur ma tête et en conservant dans ma descente une position perpendiculaire, j'aurais infailliblement perdu la vie; mais je fus insensible à tout, excepté à une horrible sensation de ma poitrine, gonflée et près d'éclater; car j'eus bien vite acquis l'affreuse conviction que je tombais comme la foudre dans le sein de la mer, malgré tous mes efforts pour rester à sa surface. Je souffris une torture qu'il est impossible de dépeindre. Saisi d'une torpeur[94] inerte, d'un découragement mortel, je me laissai aller avec une pensée du ciel et un adieu à la vie; puis j'entendis des voix, un bruit indistinct; ma poitrine et ma tête semblèrent se fendre, et un monde de figures bizarres et étranges passa devant mes yeux.
Un affreux mal de cœur, un froid mortel, qui faisait trembler mon corps et grincer mes dents en me rendant la connaissance des douleurs physiques, laissa à mon imagination la délirante idée que je luttais encore contre le bouillonnement des vagues, et je fis de prodigieux efforts pour les fuir. Cette impression dura longtemps, et les premières paroles qui en calmèrent la terreur furent prononcées par la voix d'Aston.
—Comment allez-vous, mon ami? me disait-il.
J'essayai vainement de lui répondre; mes lèvres s'ouvrirent, mais aucun son ne s'échappa de ma poitrine oppressée. Pendant quarante-huit heures je supportai une douleur inexprimable, et cette douleur était mille fois plus aiguë que celle que j'avais ressentie en tombant dans la mer.
Mais qu'importent mes souffrances, qu'importe mon agonie, j'avais gagné mon enjeu! L'Écossais fut sévèrement réprimandé, et le capitaine fit la défense formelle de jamais renouveler, ni à mon égard ni envers mes camarades, les cruautés de cette affreuse punition. Le cœur de notre fermier-capitaine fut si attendri, qu'il ordonna, non sans émotion, de tuer un de ses enfants, un de ses chers poulets, et de le faire rôtir pour mon dîner.[95]
Le supplice au mât fut donc aboli, mais personne ne soupçonna jamais que j'avais pu être capable de faire la bêtise de risquer ma vie, de me donner une horrible torture, uniquement pour attirer sur un officier la colère du capitaine et pour détruire la cruelle invention du mauvais cœur de ce misérable.
Les élèves gardèrent rancune au lieutenant: ce fut un grief nouveau qu'ils ajoutèrent au souvenir de sa pusillanimité dans la poursuite du vaisseau malais. Pour faire comprendre la lâcheté de cet homme, il est nécessaire d'expliquer qu'un officier envoyé à une expédition doit être investi d'un pouvoir discrétionnaire et non précisé. Le signal de rappel fut fait dans la prévision que le vaisseau malais gagnerait le rivage, et que là, assisté par les natifs, il pourrait, à l'aide de ce puissant secours, faire une résistance acharnée. Les officiers revêtus de l'autorité discrétionnaire sont engagés à être économes des matériaux du vaisseau, c'est-à-dire des hommes. Cet ordre n'est point donné par humanité, mais pour un plus sérieux motif. La valeur d'un marin est cotée en chiffres, et le prix d'un matelot habitué au climat, routinier du service, est trop élevé pour qu'on le perde sans regret. En hissant son signal de rappel, le capitaine faisait son devoir, et si les suites de l'attaque portée contre le bâtiment pirate étaient déplorables, il ne s'en trouvait nullement compromis. L'officier, commandant à sa guise, gardait pour lui toute la responsabilité de ses actions; il était libre de voir ou de ne pas voir le signal.
S'il y a le moindre espoir de succès, un officier vraiment courageux ne[96] s'inquiète pas de la conduite politique et obligatoire de son capitaine. Il va en avant, mais alors de son entière volonté, car il est libre d'agir ou de ne pas agir, et cela sans mériter véritablement le moindre reproche. Il est rare de rencontrer un lieutenant qui se rende avec une promptitude si pusillanime à ce semblant de rappel; la couardise de l'Écossais ne lui fut jamais pardonnée par les matelots, car ils se faisaient tous, et d'un commun accord, un réel plaisir de l'appeler tout bas le lâche et tout haut le prudent, le sage, le pacifique, dérisoires qualifications que l'officier feignait toujours de ne pas entendre.
En outre de l'affection que j'avais pour Aston, je me sentais vivement entraîné vers un jeune élève nommé Walter. Il n'y avait cependant entre nos deux caractères aucune ressemblance, ou pour mieux dire, nous différions dans nos goûts, dans nos habitudes et même dans notre manière de juger les choses. Cependant un motif puissant m'avait jeté vers lui avec l'amitié d'un frère dans le cœur. Walter avait été fort malheureux, et son père s'était montré envers lui plus cruel encore que[97] le mien. Peut-être, dans les esprits scrupuleux, le pauvre enfant avait-il mérité la haine de son père en faisant son entrée dans le monde humanitaire d'une manière hétérodoxe et contraire aux lois. Parents, amis et tuteurs n'avaient pas été consultés, l'Église s'était vue frustrée de ses droits, ses saints ministres fraudés de leurs gages.
Il n'y avait point eu de gai carillon aux cloches du village où il était né, point de joyeux amis, point de voix harmonieuses pour souhaiter au petit étranger la bienvenue de sa présence.
Rien de tout cela; mais, au lieu des bons présages qui fêtent ordinairement l'entrée d'un enfant dans son berceau, ce furent des figures attristées, des femmes craintives, des mains tremblantes qui reçurent le nouveau-né.
Sa mère avait été transportée nuitamment dans l'obscur faubourg d'une grande ville, et on employa pour la dissimuler aux regards autant de précautions, de soins, d'artifices, d'argent qu'il en faut pour cacher un crime de meurtre.
Ce mystère fut la seule attention paternelle que donna à Walter l'auteur de ses jours.
La mère du pauvre abandonné était une de ces mille malheureuses qu'a séduites une promesse de mariage, une de ces infortunées qui ont cru aux protestations d'amour éternel, de constante adoration, d'inviolable fidélité, aux serments d'un lord! Comme si un lord pouvait aimer et rester fidèle à autre chose qu'à l'orgueil de son nom, qu'à la vanité de sa couronne. Comme si un lord pouvait hésiter un instant à sacrifier[98] femme, enfant, famille, repos des uns, honneur de l'autre, à la crainte de paraître coupable, à la crainte d'entacher, même d'une ombre, la pureté de son écusson! Un lord ne peut tenir ses serments ainsi qu'un plébéien, il ne peut non plus reconnaître son enfant illégitime: il faut laisser cette prud'homie au peuple.
Walter fut élevé dans une maison de charité. Le Blue-coat-School est un établissement fondé par la royauté pour l'éducation des pauvres orphelins, enfants sans famille, et qui étaient moins pauvres que ce fils d'un homme qui avait cinquante mille livres de rente! Cette institution, qui n'est pas la seule en Angleterre, est une admirable place pour élever les bâtards de l'aristocratie, et le peuple doit être fier du haut et puissant privilége qui lui accorde de dépenser son argent pour l'entretien et l'éducation des enfants abandonnés de ses arrogants seigneurs. Ce serait en vérité un horrible sacrilége si une seule goutte de ce sang noble ne s'alimentait pas de la sueur du peuple.
La mère de Walter employa tout son courage et toutes ses ressources pour placer son fils dans la marine; mais, pauvre et sans protection, Walter n'y mena qu'une vie triste, sans espoir d'avenir, une vie de persécutions qui ne fut point améliorée sous la domination du lieutenant écossais. Ce brutal personnage appesantit sa force sur la faiblesse du pauvre garçon, et l'attrista tellement que, presque sans se rendre compte à lui-même des changements de son esprit, Walter devint pensif,[99] soucieux, presque indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Après avoir fui nos réunions, il s'éloigna complétement de nous et ne nous adressa plus la parole.
Cette conduite, dans laquelle se révélait une immense douleur, m'attira à lui, et je devins, malgré son mutisme, le plus attaché de ses amis. Souvent, et sans qu'il s'en aperçût, tant le pauvre enfant était absorbé dans ses sombres rêveries, je remplissais ses devoirs, et peu à peu, de jour en jour, j'arrivai à conquérir sa confiance et son amitié.
En cherchant par quel moyen il me serait possible d'infliger au second lieutenant la juste punition de la revanche que je m'étais promis de prendre, il me vint à l'esprit de compléter le rôle ridicule que nous lui faisions jouer depuis l'aventure du vaisseau malais en traçant au crayon le tableau de son obéissance empressée à se rendre au signal du rappel pendant que les deux autres bateaux se hâtaient impatiemment d'arriver sur le malais.
Je fis la composition de mon œuvre; mais, comme Walter avait plus de talent que moi pour le dessin, je lui persuadai de faire une bonne copie de mon travail.
L'ouvrage terminé, je saisis pour faire éclater ma bombe le moment où, rassemblés autour de la table servie, tous les officiers étaient en présence.
Mon dessin glissa comme une flèche sur la table, passa de main en main et excita un rire général.
Quelques minutes se passèrent avant que le principal personnage s'aperçût qu'il était le héros de mon œuvre; mais quand le dessin[100] arriva à lui, sa longue et blafarde figure devint livide, puis couleur de citron; nous crûmes qu'il allait avoir une attaque de jaunisse. L'Écossais n'épargna ni les questions ni les recherches pour connaître l'auteur de la satire. J'oublie d'ajouter que nous avions joint à cette esquisse, pour en expliquer ironiquement le sujet, une chanson en mauvais vers, et, avec la vanité d'un auteur, ou peut-être suivant l'exemple des anciens bardes et d'un poëte moderne, je m'amusais constamment à la chanter, et cela sans souci du lieu, du temps ou des oreilles. Cette chanson devint bientôt aussi familière à l'équipage que Cessez, Hude Boreas, et Tom Bouling. Moi, je trouvais que la mienne leur était bien supérieure, mais cela parce que j'ignorais à cette époque que l'auteur de la dernière de ces chansons nationales avait obtenu une pension du gouvernement, et certes, si je l'avais su, je n'aurais point osé me mettre sur le même rang de versification et d'esprit. La seule récompense que me donna cet ingrat lieutenant, que j'étais si infatigable à immortaliser, fut un ordre de me taire; c'était animer la flamme: je chantais, ou, pour mieux dire, nous chantions de plus belle.
Quelques jours après le premier acte de notre petite comédie de vengeance, le lieutenant apprit que le dessin avait été fait par Walter.
—Je croyais que cet infâme barbouillage était l'œuvre du vagabond—j'étais ledit vagabond—l'œuvre de cet enfant du diable, car il est capable de toutes les atrocités, mais on le protége ici; son[101] insolence n'a-t-elle pas le soutien du premier lieutenant, celui d'Aston? Petit misérable, petit brigand, il mourra sur les pontons: je ne puis rien contre lui; mais quant à Walter, à ce blême et maladif garçon qui est battu et maltraité par tout le monde, pardieu! je le dégoûterai tellement de la vie, qu'il finira par se noyer.
L'Écossais s'appliqua si lâchement à tenir sa parole, qu'à force de ruse, de lâcheté, de perfidie, il arriva à persuader au capitaine et au premier lieutenant que Walter était indiscipliné, paresseux, insolent, incapable de remplir le plus simple devoir.
Walter fut donc constamment puni, et tomba dans le désespoir.
Un jour, exaspéré par l'injustice d'une punition sans motif, il répondit insolemment à l'Écossais et refusa de lui obéir.
Son insubordination prit sur les lèvres du lieutenant des proportions si révoltantes contre la discipline, que Walter fut dégradé de son titre d'officier et attaché au mât comme un criminel.
Malgré la défense expresse de parler au malheureux garçon, j'essayai de le consoler; mais son cœur si doux, si patient, si bon, était littéralement brisé: il se dégoûta de la vie, et j'eus la douloureuse crainte qu'il ne réalisât le monstrueux souhait du lieutenant, qui tentait de le pousser à se donner la mort.
Toutes mes paroles d'amitié et d'encouragement restaient perdues: Walter ne les entendait pas, il ne les écoutait pas. Cette inertie m'affectait horriblement. Enfin j'employai le dernier moyen que me suggérait ma[102] tendresse pour le pauvre enfant, en lui disant que j'avais pris la détermination de quitter le vaisseau et la marine aussitôt que nous serions arrivés à un port. En l'engageant à prendre courage, à me suivre, je lui dépeignis le délicieux plaisir que nous ressentirions en prenant une vengeance terrible des méchancetés de notre ennemi. L'espoir de cette revanche fit plus que toute la tendresse de mes paroles. Walter se ranima et parut reprendre ses devoirs avec le désir d'attirer sur lui la bienveillance de ses chefs.
Son persécuteur infernal continua de le tourmenter avec une inexorable persistance; il contraignit Walter à travailler avec les garçons de l'artimon; il l'obligea à s'habiller comme les matelots, à manger avec eux. Ce lâche, qui ne rougissait pas de torturer un enfant, usa de toute son influence sur le capitaine pour flétrir Walter par la honte d'une punition corporelle. Le commandant, juste et bon malgré sa faiblesse, refusa avec énergie d'accéder à cette demande.
Quand j'étais en faction, et particulièrement pendant les veilles de nuit, je restais auprès de Walter, et je soulageais, autant que cela m'était possible, les pitoyables gémissements du pauvre garçon contre[103] sa misérable destinée. J'en revenais toujours, pour attirer son attention, à lui montrer la perspective d'une ample vengeance contre notre ennemi.
—Nous sommes maintenant des hommes, lui disais-je, il viendra un moment où nous aurons le pouvoir de briser les entraves qui nous gênent. Ce vaisseau n'est pas le monde, nous ne sommes pas des galériens enchaînés, condamnés à l'aviron pour toute la vie. Si les Anglais conspirent contre notre liberté, ce ne sont que des tyrans, et l'Inde, avec ses mille rois, est ouverte pour nous. Il y a de l'espoir, mon ami Walter, dans la douleur même de notre situation présente; il est impossible que nos misères s'accroissent, et un changement ne peut être qu'une amélioration.
—Oui, mon ami, répondit Walter, allons dans un pays inconnu aux Européens, dans un pays où leur race maudite n'aura jamais paru, et où ils n'oseront pas nous suivre; abandonnons une patrie où nous n'avons ni patrimoine, ni parents, ni amis; changeons de nation, de tribu, et cherchons une demeure parmi les enfants de la nature. J'ai lu que les hommes primitifs étaient bons, hospitaliers, généreux: allons à eux; qui, mieux que nous, pourra apprécier et leur simplicité et leur grandeur natives? Nous, qui sommes opprimés, torturés, chassés du sol natal par les injustices du sort, par la cruauté des hommes. Pour moi, devant mes yeux, le paria lépreux et méprisé, haï par tous, jouit, dans sa liberté restreinte, d'un bonheur suprême, si je compare sa vie à la mienne, ses souffrances à ce que j'ai souffert, à ce que je souffre[104] encore.
—Quant à la lèpre, mon cher Walter, m'écriai-je, elle est en dehors de la question, puisque mon intention est de travailler, de me servir de mes membres; ils sont les seuls amis que je possède, et les vrais philosophes de l'Est mettent une très-grande valeur dans les dons de la nature; une plus grande valeur que les Anglais, parmi lesquels les avortons ont une ressemblance de forme et d'intelligence assez grande avec les hommes pour qu'ils les classent parmi eux; mais ces avortons naissent dans les palais, et nous qui pourrions les écraser comme une puce entre le pouce et le doigt, nous sommes obligés, par la hiérarchie des situations, de les saluer, de nous tenir tête nue devant eux! Parmi les natifs au milieu desquels nous irons vivre, il n'y a pas de dégradations si infâmes. La force, c'est le pouvoir, et les balances de la justice n'ont d'autre poids que la valeur de l'épée.
En m'entendant parler ainsi, Walter s'enthousiasmait, et son esprit charmant s'échappait de ses lèvres en paroles ardentes et passionnées. Il se transportait en imagination dans une des nombreuses îles de l'archipel des Indes, avec un arc et des flèches, des lignes de pêcheur et un canot.—Non, s'écriait-il en interrompant la description de sa vie future, non, pas de canot, car jamais je ne regarderai l'eau salée: mon sang se glacerait aussitôt dans mes veines. Je chercherai quelque ravin isolé, un vallon ombragé par des arbres, et je vivrai heureux et fraternellement uni avec les natifs.[105]
—Tu leur prendras leurs sœurs? lui dis-je.
—Oui, mon cher Trelawnay, je me marierai, j'aurai des enfants, et je bâtirai une hutte.
—Tu te laisseras tatouer? demandai-je à Walter.
—Certainement, me répondit-il, je serai tatoué, je ne mettrai plus de vêtements. Qu'importe cela! tout ce qu'ils feront, je le ferai.
Nous passions ainsi les longues heures de veille, faisant des châteaux en Espagne, les possédant presque toujours, et oubliant nos misères jusqu'à ce que notre pastoral et romantique édifice fût entièrement détruit par la maudite, par la coassante, dolente et sycophante voix du lieutenant écossais, qui criait avec sa vulgarité d'expression:
—Taisez-vous, là-haut, ennuyeux vagabonds, ou je vous ferai descendre pour recevoir une raclée; taisez-vous, misérables gueux, ou j'appelle le contre-maître, qui viendra avec sa corde.
Alors, tellement est grande la force de l'habitude, nous descendions silencieusement pour regagner nos hamacs, et le lendemain nous nous réveillions au grondement de cette voix discordante, passant la journée à attendre la nuit, la nuit qui nous apportait dans sa robe semée d'étoiles, et l'espérance en des jours meilleurs, et les chants de l'illusion qui tracent sur le sable les féeries du désir. Le noble et généreux Aston ne cessa jamais de traiter Walter comme un gentilhomme; en voyant cela, les matelots, fins et rusés comme des esclaves, suivirent l'exemple silencieux que leur donnait le jeune officier.[106]
J'ai raconté les événements qui se sont passés sur la frégate, non pas précisément dans l'ordre de leur arrivée, mais comme ils se sont présentés à ma mémoire.
Après être restés quelques jours à Bombay, nous naviguâmes vers Madras, et nous reprîmes le chemin de Bombay, avec des ordres secrets de l'amiral.
Un beau jour, pendant notre traversée de Bombay à Madras, il s'éleva sur le vaisseau des cris tellement furieux ou tellement effrayés, que, l'esprit encore sous l'impression d'une révolte d'équipage que je venais de lire, je crus à un commencement de mutinerie.
Je n'avais jamais vu ni pu concevoir une pareille commotion; les matelots se précipitaient les uns sur les autres par des ouvertures au travers des écoutilles; il n'y avait plus de discipline; le lieutenant qui commandait le pont était debout, pâle, stupéfait; le capitaine et la plupart des officiers donnaient des ordres et faisaient des questions tout en essayant de pénétrer la masse d'hommes qui se concentrait sur le pont avec des cris et des gémissements inarticulés. Mais ni le capitaine ni le lieutenant ne réussirent à se faire entendre; ils avaient perdu toute l'autorité de leurs voix, et, entraînés par la foule compacte, ils se trouvèrent confondus avec elle.
Je vis bientôt que c'était le désespoir et non la fureur qui était peint sur les fronts rudes et brunis des matelots.
Enfin, le premier instant de la peur passé, le secret de cette épouvante s'échappa en un cri lugubre de toutes les bouches.[107]
—Le feu! le feu! le feu est dans les magasins de devant!
Ces effroyables paroles jetaient les marins dans une indicible terreur. Les plus braves, les plus hardis, les plus audacieux dans l'ardeur du combat, étaient inertes et sans courage devant l'écrasant malheur qui se présageait.
Le feu au magasin, le feu dans l'entre-pont, c'est-à-dire une mort hideuse, une destruction complète, sans espoir de secours ni du ciel ni de la terre!
L'habitude ou l'instinct réveilla les officiers, qui, après avoir entendu le premier cri, avaient paru s'anéantir dans le sentiment de l'unique torpeur.
Pendant l'espace de quelques minutes, personne ne bougea; tous les fronts étaient rougis par une délirante anxiété, tous les regards étaient fixés sur l'écoutille de devant, attendant et cherchant d'un œil insensé l'apparition d'une mort qu'il était impossible d'éviter. Nous étions hors de vue de la terre, et pas une voile, pas un point, pas une tache visible n'apparaissait sur la bleuâtre limpidité de l'horizon. Le seul nuage qui coupât l'air était la fumée noire et épaisse qui s'échappait de l'écoutille, et comme il n'y avait pas de vent, elle montait vers le ciel comme une colonne de marbre noir. Nous attendions à chaque instant la terrible explosion qui devait nous élancer de l'immensité des airs dans les profondeurs de la mer. Après un silence lugubre, quelques murmures confus se firent entendre simultanément, et, poussés par l'instinct de la conservation, tous les matelots se précipitèrent les uns sur les quartiers bateaux, les autres sur les[108] côtés du vaisseau, regardant autour d'eux, dans le vain espoir de chercher un refuge.
Une petite bande de jeunes vétérans, dont les cheveux avaient grisonné dans les tempêtes de leur vie maritime, restèrent debout, immobiles, attendant la mort avec un calme résigné, mais intrépide.
La voix claire, forte et sonore d'Aston ordonna aux pompiers de préparer leurs seaux, aux soldats de marine de venir à l'arrière avec leurs armes, aux officiers de suivre son exemple. En achevant ces ordres énergiquement énoncés, Aston prit un poignard dans sa main:
—Obéir ou mourir! dit-il d'un ton ferme.
Le premier lieutenant et les officiers sortirent enfin de leur engourdissement; ils chassèrent les hommes des bateaux, les disciplinèrent, et un peu de calme rendit la manœuvre possible.
Dès que j'eus entendu la voix d'Aston, je m'avançai vers lui en disant:
—Je descendrai dans le magasin si vous voulez y envoyer les canotiers pour me passer de l'eau.
Sans attendre la réponse d'Aston, je me précipitai dans la grande ouverture à travers les écoutilles; je hâtai ma course le long du second pont, entièrement abandonné, et, saisissant une corde, je descendis, à travers la fumée, directement dans le magasin. L'obscurité y était plus profonde qu'elle ne peut l'être dans la plus profonde nuit, de sorte qu'au premier instant il me fut impossible de distinguer d'où sortait le feu. Je tâtai partout, et je sentis que mes mains et ma tête étaient[109] atteintes par l'incendie; je pouvais à peine respirer la fumée qu'embrasait l'air. Enfin, en me heurtant contre un objet qui entrava ma marche, je sentis un corps humain, un homme mort ou ivre-mort, qui gisait au milieu de la pièce.
Le contre-maître canonnier était l'individu couché par terre. Sa pipe cassée dans sa bouche avait allumé (car tout abruti qu'il était, il fumait encore) des mèches qu'on tenait amorcées pour les canons. La négligence de cet ivrogne avait alimenté ce lent et étouffant brasier de plusieurs centaines de ces mèches; elles causaient donc l'effroyable fumée qui avait mis tout le vaisseau en révolution. Le seul danger qu'il y eût réellement était leur proximité de la poudre.
—Envoyez des hommes! criai-je.
À ce moment, Aston parut.
—Ne descendez pas, mon ami, envoyez-moi de l'eau, beaucoup d'eau, et dans quelques secondes tout sera fini.
Aston jeta sur moi le premier baquet d'eau, en disant:
—Vous êtes tout en feu!
Mes cheveux et ma chemise brûlaient. Cette aspersion saisissante, jointe à la fumée, me renversa, et je tombai sans mouvement aux pieds d'Aston qui était descendu. Il me remplaça.
L'air frais me rendit à la vie. L'incendie était éteint, la joie et le calme avaient reparu.
Le capitaine m'envoya l'ordre de monter sur le pont.
Mes traits noircis par la fumée, mes cheveux et mes sourcils brûlés,[110] mes vêtements en désordre, ou plutôt en lambeaux, donnaient à ma personne un extérieur si diabolique que j'avais l'air d'un démon nouvellement arrivé des enfers. Tous les officiers sourirent, mais ils parurent sincèrement louer mon sang-froid et mon courage. Je dis, ils semblèrent, car il n'est point dans les habitudes de la marine d'en exprimer davantage. Me remercier eût été s'adresser à eux-mêmes une réprimande, ils ne me dirent donc rien. Le capitaine me fit donner des soins et un second poulet!
L'impression produite par l'opportunité de mon secours ne s'effaça pas aussi promptement que le souvenir de mon impétueuse attaque contre le vaisseau malais, et j'eus le loisir, sans craindre les reproches, de paresser pendant des journées entières. Si, par habitude, on revenait aux anciennes exigences, aux anciennes épithètes de lâche, de paresseux, je riais d'un air dédaigneux, et les officiers prenaient ma défense en disant:—En vérité, ce pauvre garçon mérite un peu de repos et beaucoup d'indulgence.
Dès que le vaisseau jetait l'ancre dans un port, je saisissais avec ardeur le plus futile prétexte pour prouver la nécessité de mon débarquement, et tant que le pavillon n'était pas hissé au grand mât,[111] il était inutile de songer à me voir reparaître sur le pont de la frégate. Quand nous entrâmes pour la seconde fois dans le havre de Bombay, je sautai un des premiers dans la chaloupe qui nous conduisit à terre, et j'allai établir mon quartier général dans une taverne de la ville pour laquelle j'avais ressenti tout d'abord une vive prédilection. Là, libre de toute entrave, de toute autorité, je me plongeais sans réflexion dans toutes sortes de plaisirs et d'extravagances. Les heures que je ne consacrais ni à la société des femmes ni aux libations des festins, s'écoulaient en longues excursions faites à cheval autour de la ville. Pendant ces courses, je m'arrêtais quelquefois dans les bazars, bouleversant tout, y faisant un tapage d'enfer. Comme sur le vaisseau, j'étais la cause des bruits et des émeutes, le boute-en-train de toutes les querelles.
Dans l'Inde, les Européens tyrannisent les natifs et leur font rigoureusement sentir leur orgueilleux pouvoir. Tous les outrages peuvent être commis sur ces pauvres gens, et cela avec la certitude de la plus complète impunité. La douceur faible et flexible du caractère des Indiens a acquis sous ce joug une subordination presque servile, et la résistance ou les plaintes leur sont à peu près inconnues. La bienveillance des Européens, le témoignage de leur reconnaissance pour les Indiens après de longs et fidèles services, sont exprimés par des flatteries et des caresses les jours de bonne et de joyeuse humeur, mais aussi par des traitements d'une insensible cruauté aux heures de[112] spleen. Je parle ici du passé, et j'ignore si les rapports de ces deux peuples, si bien confondus l'un dans l'autre aujourd'hui, ne se sont pas complétement changés.
Quoique plongé dans les enchantements d'une liberté ivre de plaisir, je n'oubliais pas le pauvre Walter, auquel il n'avait point été permis de venir à Bombay. Je lui écrivais tous les jours, et j'avais arrangé qu'il resterait sur le vaisseau jusqu'au moment où ce dernier mettrait à la voile. En retenant un canot, je l'avais averti que, la veille du départ, il eût à se jeter à la mer à l'avant du vaisseau, et à nager jusqu'à la barque dans laquelle je stationnerais en l'attendant.
Quant à notre projet de vengeance relativement à l'Écossais, je me chargeais seul de l'exécution, car j'étais assez grand et assez fort pour lutter avec lui, et avec avantage.
Dans la taverne où j'avais établi le lieu de ma résidence, je fis la rencontre d'un marchand avec lequel je parvins à me lier intimement.
Dans la première jeunesse, on forme ainsi sans arrière-pensée, sans méfiance, des liaisons qui prennent une grande place et dans l'existence du moment qui les voit naître, et dans les souvenirs qui en rappellent les joies.
À l'époque d'un âge plus sérieux, on emploie souvent des années entières pour former ces liens du sentiment qui confondent, par la pensée, deux individus l'un dans l'autre. Des officiers du bord, qui m'avaient pris en amitié, venaient souvent me voir à la taverne, et je les rendais, à[113] leur rieuse satisfaction, les spectateurs de mille folies. Mon ami l'étranger (c'est ainsi qu'on le nommait) recherchait avec empressement la société des officiers, et il semblait prendre un vif plaisir à écouter les narrations de leurs voyages, l'histoire des différents vaisseaux auxquels ils avaient appartenu, leur manière de naviguer, et les particularités qui distinguaient leurs respectifs commandants. Sa conversation se bornait généralement à faire des demandes, et comme la plupart des marins préfèrent le plaisir d'être écoutés à celui d'écouter eux-mêmes, il en résultait qu'adoré et recherché pour son bienveillant et curieux silence, l'étranger était constamment entouré de narrateurs.
J'accompagnais souvent mon nouvel ami dans les visites inspectives qu'il faisait aux vaisseaux de guerre stationnés dans le port. Mais le seul dans lequel je ne voulus pas le suivre, et qu'il laissa de côté, fut notre frégate; cependant, pour le dédommager de l'inexplicable refus que je lui fis de lui servir de cicerone, je lui donnai avec soin et exactitude tous les renseignements qu'il voulait bien me demander.
Quoique mon ami se fît appeler de Witt, je parlerai de lui sous son véritable nom, qui est de Ruyter. Il me dit un jour qu'il attendait une occasion pour aller à Batavia, et il parlait de cette ville comme de toutes celles des Indes, qu'il paraissait parfaitement connaître. Entre les remarquables particularités qui distinguaient de Ruyter, il en était une qui, en piquant vivement ma curiosité, excitait au plus haut point mon admiration, et frappait mon esprit si avide de l'inconnu, si avide[114] du savoir. Il parlait toutes les langues européennes et n'avait pas le moindre accent étranger en s'exprimant dans la langue anglaise.
De Ruyter connaissait tous les coins de Bombay, toutes ses rues; ni la plus petite allée, ni le plus obscur carrefour n'avait échappé à son investigation. Souvent, à ma vive surprise, nous passions la soirée à courir d'une maison à l'autre, et il apparaissait au milieu des propriétaires de ces habitations comme un commensal désiré et attendu. Il s'asseyait au centre de la famille, causant avec elle dans les différents dialectes du pays, et cela avec une incroyable facilité. Tantôt il parlait gravement le guttural et sauvage idiome des Malais, tantôt le langage plus civilisé des Hindous, tantôt encore la douce et harmonieuse langue persane.
La déférence que ces différents peuples témoignaient à de Ruyter allait jusqu'à la servilité chez les uns, jusqu'à la déférence craintive chez les autres. Quand il passait dans la rue, les gros, fiers et pompeux Arméniens faisaient arrêter leurs palanquins, descendaient, et couraient au-devant de lui en proclamant tout haut le bonheur de leur rencontre.
Cet excès d'empressement, si contraire aux habitudes de ces orgueilleux négociants, m'étonnait autant que la science et la familiarité de de Ruyter avec tous ceux dont il approchait; mais ma surprise était sans arrière-pensée, car à dix-sept ans on admire naïvement, et on ne prend pas tous les étrangers, comme à trente, pour des suppôts de police ou pour des fripons.[115]
Dans toutes ses actions, et même dans l'accomplissement des plus insignifiantes, de Ruyter apportait une décision rapide et un imperturbable sang-froid; il était supérieur, physiquement et moralement, à tous les hommes qui l'entouraient. Peut-être n'eussé-je pas aussi bien senti cette supériorité si elle n'avait pas été évidente au point de frapper les plus indifférents ou les moins perspicaces à pouvoir le faire.
La stature de Ruyter était haute, majestueuse; ses membres avaient de magnifiques proportions; la rondeur de sa taille souple donnait à tout son corps un air d'élasticité et d'agilité extrêmement rare chez les habitants de l'Est. Ce n'était qu'après un sérieux examen qu'il était possible de découvrir que sous la mince et fragile écorce du dattier se cachait la force du chêne.
Pour plaire aux yeux d'un artiste, la figure de de Ruyter manquait de largeur, mais elle était dominée par un beau front, un front clair, intrépide, sans une ride, aussi poli, quoiqu'il ne fût pas aussi blanc, que du marbre de Paros sculpté. Ses cheveux étaient noirs et abondants, ses traits bien dessinés; mais la plus grande beauté de de Ruyter étaient ses yeux, à la couleur si variable qu'il était impossible d'en déterminer la nuance. Semblables au teint d'un caméléon, ils n'avaient pas de couleur fixe, mais, comme un miroir, ils réfléchissaient toutes les impressions de son esprit.
Au repos, les yeux de de Ruyter semblaient obscurcis par un nuage bleuâtre; mais quand ils étaient animés par l'entraînement de la conversation ou par la véhémence des sentiments, ce brouillard disparaissait, et ils devenaient vifs, brillants, lumineux comme un[116] rayon de soleil. Cette lueur intense éblouissait tellement nos regards, qu'il nous était impossible d'en supporter le contact sans baisser nos yeux à la fois effrayés et fascinés. Les sourcils étaient épais, droits et saillants.
De Ruyter avait contracté, sous l'ardente chaleur du soleil de l'Est, l'habitude de fermer à demi ses paupières, et ce mouvement, presque continuel, avait fini par tracer au coin de l'œil une infinité de petites lignes, mais ces lignes étaient légères, délicates comme des ombres, et n'avaient rien qui pût rappeler ou les signes prématurés d'une vieillesse précoce ou ceux d'une débauche constante, ainsi que le révèlent souvent les tempes des hommes du Nord.
La bouche était nettement, hardiment coupée, pleine d'expression, et la proéminence de la lèvre supérieure avait, lorsque de Ruyter parlait, un mouvement nerveux et indépendant de sa compagne. Les contours fiers et à la fois suaves de cette bouche donnaient à la physionomie un air posé, sérieux, bienveillant, mais d'une invincible détermination. On sentait qu'après avoir prononcé un refus, elle ne devait jamais revenir sur l'expression et sur l'exécution de sa volonté.
Quoique naturellement d'un teint moins brun que le mien, le visage de de Ruyter était, en certains endroits, presque brûlé par le soleil; mais cette nuance foncée s'alliait bien à l'ensemble de toute sa personne, quoique le vieillissant un peu; car il avait à peine trente ans.[117]
Si je suis minutieux, si je m'arrête aux détails en faisant la description de de Ruyter, c'est pour arriver à faire comprendre l'influence extraordinaire qu'il exerça sur mon esprit et sur mon imagination. Il devint le modèle de ma conduite, et le but de mon ambition fut de l'imiter, même dans ses défauts. Mon émulation s'était éveillée pour la première fois de ma vie. Je me trouvais impressionné par l'intelligence, par la grandeur, par l'évidente supériorité d'un être humain. En toute circonstance, grave ou futile, de Ruyter avait une manière d'agir si naturelle, si libre, si noble, si spontanée, que cette manière semblait être produite inopinément par sa propre individualité, et tout ce que faisaient les autres ne paraissait plus qu'une imitation affectée.
L'influence énervante d'une longue résidence dans un climat tropical n'avait pas fatigué de Ruyter; la vigueur de son tempérament, sa force et son énergie semblaient insurmontables. Les fièvres mortelles des Indes n'avaient pas corrompu son sang, et les feux du soleil tombaient impunément sur sa tête nue, car il vaquait en plein jour à ses occupations ordinaires. J'observais alors qu'il buvait peu, dormait à peine et mangeait très-frugalement.
De Ruyter partageait souvent mes longues veilles; il assistait à mes orgies, se joignait à nous; mais il ne buvait que son café en fumant son hooka; néanmoins, il nous surpassait en gaieté, et malgré la vertu soporifique du moka berrie, il suivait la vivacité de nos causeries. Quand l'entraînement en était excité par le jus de la grappe ou par[118] l'arrack-punch, sans le moindre effort, de Ruyter saisissait le ton de la conversation, et montrait ainsi la condescendance et la souplesse de son esprit, tandis que d'un regard, d'une parole ou d'un geste, il eût pu plier à l'ordre de sa volonté ou au souhait de son caprice l'entêtement du plus obstiné d'entre nous tous. Mais de Ruyter préférait faire ressortir le caractère des autres; il préférait les voir dans leurs couleurs naturelles: il se mettait donc de pair avec nous, et par cette conduite, il obtint une influence que Salomon, avec toute sa sagesse et tous ses proverbes, n'a jamais possédée.
Traité comme un égal par un être d'une supériorité si grande, je ressentis un vif orgueil, et cette intime satisfaction me donna un air d'importance tout à fait grandiose. La conduite de Ruyter lui gagna mon entière confiance, et insensiblement il parvint à arracher de mon cœur ses plus secrètes pensées.
Je lui dis un jour que j'étais fermement résolu à abandonner la profession maritime, parce qu'elle ne pouvait réaliser l'ardente ambition et la perspective de gloire qu'elle avait peinte à mon esprit. Mais, au lieu d'encourager l'exécution de ma fuite prochaine du[119] vaisseau, il m'engagea à ne rien faire prématurément et sous l'empire de la passion.
—Mon cher de Ruyter, m'écriai-je, j'ai souffert d'horribles outrages, j'ai vu s'enfuir une à une toutes mes espérances, et l'abandon de ma famille a été la pierre d'achoppement contre laquelle sont venus se réunir tous mes malheurs. J'ai pris la ferme détermination de me défaire des entraves qui, en embarrassant mon intelligence, bornent mes aspirations, et je vous déclare que, s'il m'est impossible de rien faire de mieux, j'irai dans les jungles, je m'associerai aux buffles et aux tigres, et là je serai au moins le libre agent de ma courte vie. Oui, de Ruyter, je préfère l'existence périlleuse et sauvage d'un chasseur de bêtes fauves à celle qui est contrainte de se soumettre à un despotisme de fer, à un despotisme qui comprime la pensée... N'est-il pas écrit dans le code de la loi navale: Vous ne devez, ni par regard, ni par geste, témoigner que vous êtes mécontent de ceux qui vous gouvernent en tenant le fouet de la correction levé sur votre tête. Si les dieux nous gouvernaient par une brutale intimidation, quel est celui qui ne se révolterait pas? Et si nous devons avoir un maître, pourquoi ne pas entrer au service des démons et des diables en bons termes et avec des accords avantageux?
—Mon ami, me répondit de Ruyter, vous vous éloignez de la route et vous laissez parler vos passions; retenez-les, regardez les choses sous leurs véritables couleurs, et non défigurées par la teinte jaune dont les[120] enveloppe votre esprit malade. Nous ne pouvons pas être tous chefs, oppresseurs et maîtres; il est impossible également qu'un supérieur contente toujours ceux qui sont sous ses ordres. Votre esprit a reçu une fausse direction, mon cher Trelawnay, c'est moins votre faute que celle de vos parents.
L'égarement de votre imagination vous est venu de faibles, mais non de méchantes créatures. Puisque vous avez souffert, mon enfant, puisque vous avez subi le joug de ces esprits étroits et moroses, vous devez apprendre à raisonner juste, apprendre à connaître, et tâcher de conquérir cette charitable vertu qu'on appelle la tolérance, apprendre surtout à distinguer entre la faiblesse et la méchanceté de ceux qui vous ont offensé. Dans le véhément récit que vous m'avez fait de vos griefs contre la destinée et contre ceux qui ont contribué à vous rendre malheureux, je ne vois qu'un cas de malice réelle, et, entre nous, il est trop insignifiant pour qu'on daigne y arrêter une seule pensée de rancune: je veux parler du lieutenant écossais.
—Comment, de Ruyter, vous appelez peu de chose l'entière ruine et la complète dégradation que ce misérable a accumulées sur mon ami Walter? J'en suis la cause, et je me dévoue à venger ses injures. Puissent tous les malheurs de la vie s'abîmer sur ma tête, puisse le paria m'insulter et me cracher au visage, puissent les chiens sauvages me poursuivre à travers les forêts, si je pardonne à ce monstre!
Le nom maudit de l'Écossais tremblait sur mes lèvres, et j'allais le prononcer, lorsque le scélérat lui-même entra dans la salle de billard[121] où nous étions.
Au premier coup d'œil qu'il jeta sur moi, le lieutenant s'aperçut de mon émotion, et le regard de fureur dont j'accueillis son entrée, joint à la rougeur qui colorait mes joues, le fit rester un instant immobile sur le seuil de la porte, ne sachant s'il devait avancer ou reculer.
Il se décida pourtant, et après avoir éclairé sa figure verdâtre d'un gracieux sourire, après s'être armé de toute cette artillerie de grimaces et d'affectation courtisane qui lui avait fait faire son chemin dans le monde en détruisant toutes les espérances des bons, des braves, des honnêtes gens, il s'avança vers nous.—Je dois dire que, pendant mon séjour à la taverne, il était venu très-souvent s'y attabler, et qu'il déployait sur terre autant d'affabilité et d'obligeance qu'il montrait de cruauté et d'injustice sur le vaisseau.
Comme j'étais placé sous son commandement personnel, le lieutenant me considérait encore esclave de son pouvoir. Il s'approcha donc de moi, et me dit de sa voix mielleuse:
—Eh bien! Trelawnay, allez-vous aujourd'hui à bord? Le vaisseau met à la voile demain; tous les officiers seront rentrés dès l'aurore.
—Vraiment? répondis-je d'une voix sombre, car je cherchais à contenir l'emportement de ma fureur. Mais chaque fibre de mon corps tressaillait de colère, et mon sang bouillonnait dans mes veines comme une lave ardente. Monsieur, dis-je au lieutenant en faisant quelques pas vers lui, l'heure de régler mes comptes vient de sonner; je vais m'en[122] occuper, car, fort heureusement, mon principal créancier est ici.
—Que voulez-vous dire? demanda l'Écossais en considérant d'un air effaré le bouleversement de ma physionomie.
—Je vais me faire comprendre: un jour vous m'avez défendu de paraître devant vos yeux la tête couverte; je vous obéis pour la dernière fois.
Et, en prononçant ces paroles, je lui jetai mon chapeau au visage.
Le lieutenant resta debout, pâle, stupéfait.
—Monsieur, repris-je en me dépouillant de mon habit, que je foulai aux pieds, je suis libre, vous n'êtes plus mon chef, et si je dois vous reconnaître une supériorité sur moi, il faut me la prouver avec votre épée.
Je fermai la porte en me plaçant entre la sortie et l'Écossais, et je lui dis insolemment:
—Allons, défendez-vous! M. de Ruyter et nos amis vont voir un beau jeu!
L'Écossais voulut tenter de franchir l'espace qui le séparait de la porte, en murmurant d'une voix plus effrayée que surprise:
—Que voulez-vous, Trelawnay? avez-vous bien toute votre raison?
Je bondis sur ce lâche, et, le saisissant par le collet, je le traînai au milieu de la salle.
—Vous ne vous échapperez pas, mauvais drôle, défendez-vous, ou je vous frappe sans merci!
—Monsieur de Ruyter, s'écria le lieutenant, je réclame votre protection; ce garçon est fou, car, en vérité, il est impossible de[123] comprendre où il veut en venir.
—Cependant, répondit Ruyter sans quitter le bout d'ambre de sa longue pipe, cela me semble très-clair; arrangez-vous avec lui, vos querelles ne me regardent pas, et vous feriez mieux, au lieu d'hésiter, de tirer votre épée et de vous mettre en garde. Trelawnay est un enfant et vous êtes un homme, si j'en juge par votre moustache.
Le lieutenant, dont l'esprit était bouleversé par la crainte, s'humilia devant moi; il protesta d'une voix tremblante qu'il n'avait pas voulu m'offenser, mais que cependant, si je lui avais cru cette intention, il en était peiné et m'en demandait cordialement pardon.
—Remettez votre épée au fourreau, mon jeune ami, ajouta-t-il, et venez à bord avec moi; je vous jure que jamais je n'userai contre vous du droit de représailles; que ce qui s'est passé ici sera à jamais oublié.
Cette lâcheté ignoble, cette bassesse honteuse me firent rougir.
—Souviens-toi de Walter, brigand, souviens-toi de Walter, lâche assassin; quoi! aucune insulte, aucun mépris, aucune injure ne peut t'émouvoir. Eh bien! que la punition s'accomplisse, et malheur, malheur à toi!
Je tombai sur lui comme la foudre. Je le frappai au visage, et, lui arrachant ses épaulettes, je les déchirai en mille morceaux.
—Le noble drapeau anglais est déshonoré par un lâche, je dois en purger la terre![124]
Cris, protestations, prières, ce vil personnage employa tout pour tenter de m'attendrir, mais il ne faisait qu'exalter ma rage. J'avais honte en moi-même d'être resté, de m'être courbé si longtemps sous la domination d'une créature indigne du nom d'homme et du titre d'officier.
Quand je l'eus jeté presque sans connaissance à mes pieds, je lui dis:
—Pour les torts que tu as eus envers moi, j'ai pris une juste revanche; mais pour les souffrances dont tu as accablé Walter, il me faut ta vie!
Mon épée s'était brisée sur le dos du lieutenant, je lui arrachai la sienne.
Je l'eusse infailliblement tué, si une main plus forte que mon bras menaçant n'eût arrêté le coup mortel que j'allais porter.
—Ne le tuez pas, mon ami, dit derrière moi la voix grave de de Ruyter, prenez cette queue de billard, un bâton est une arme assez convenable pour châtier un lâche; ne souillez pas dans son ignoble sang l'acier de votre épée.
Je ne pus m'opposer à la volonté de de Ruyter, car il m'avait désarmé. Je saisis donc la queue de billard, et je frappai rudement le scélérat, qui poussait des hurlements épouvantables. Je ne m'arrêtai qu'après avoir vu que mes coups tombaient sur un homme mort ou sans connaissance.
Pendant le combat, de Ruyter avait placé des sentinelles à la porte afin de prévenir toute surprise; lorsqu'il vit mon ennemi vaincu, il leva la consigne. Alors un grand tumulte se fit entendre, et une foule compacte[125] de noirs et de blancs se précipita dans la salle.
À la tête de cette bande, et à mon grand étonnement, j'aperçus mon ami Walter. Sa surprise fut aussi vive, aussi joyeuse que la scène qui se présentait à ses yeux était extraordinaire. L'homme qu'il haïssait le plus gisait à ses pieds. Walter le regarda avec une sorte de triomphe; ses lèvres frissonnèrent, et son visage passa d'un rouge ardent à une pâleur livide. Il leva les yeux vers moi, et me voyant tremblant et muet, un tronçon d'épée à la main, il comprit qu'il arrivait trop tard. Son regard, empreint de reconnaissance et de regret, rencontra celui de Ruyter.
—Vous vous nommez Walter? demanda-t-il.
—Oui, monsieur.
—Eh bien, dit de Ruyter, votre bourreau est vaincu; mais il serait à souhaiter que Trelawnay gardât quelques mesures dans les emportements de sa colère.
—L'aurait-il tué? s'écria Walter.
—Je n'en suis pas certain, répliqua mon ami en s'approchant de l'Écossais, dont il tâta le pouls. Non, non, dit-il, enlevez-le, il a[126] la vie tenace; la mort ne veut pas de ce tison d'enfer.
Les serviteurs soulevèrent le lieutenant, qui ouvrit les yeux; le sang sortait abondamment de sa bouche, car il avait plusieurs dents brisées. C'était vraiment un objet digne de commisération; il criait comme un enfant, et se tordait les bras en demandant du secours.
Le premier regard du lieutenant rencontra les yeux irrités de Walter; il frissonna et baissa les paupières devant le visage altéré de sa victime.
—Trelawnay a cassé son épée sur son dos, dit de Ruyter à mon jeune camarade, et je crois que cet homme serait aussi difficile à tuer qu'un chat-tigre. Je n'ai jamais vu une créature supporter tant de coups sans rester sur place. Allons, venez, mousses, votre ennemi en a reçu assez, et même trop si vous devez en répondre. Votre manière de punir les chefs et de renoncer au service peut vous attirer de grands embarras, et avant que l'alarme soit donnée, avant que les clameurs qu'elle ne manquera pas de soulever ferment les portes de la ville, il faut vous enfuir... Suivez-vous votre ami, Walter? Sans doute, car je m'aperçois que vous avez également quitté l'uniforme bleu. Que signifie cette couleur rouge? Avez-vous changé après mûre réflexion ou par simple boutade?
J'avais remarqué avec une vive surprise que Walter était vêtu en militaire.
—Oui, j'ai changé d'uniforme, monsieur, répondit-il à de Ruyter; non par boutade, mais, comme vous le dites, après mûre réflexion. J'en remercie les prières de ma mère et la bonté de Dieu, qui ont permis que[127] je trouvasse un emploi dans le service de la compagnie. Le vaisseau m'a déposé ici ce matin, et j'accourais auprès de Trelawnay dans l'espoir d'acquitter ma dette envers le lieutenant.
—Mon cher enfant, me dit de Ruyter, venez et fuyez comme le vent, vous aurez le temps de causer avec votre ami dans une meilleure occasion; les instants sont précieux; allez au bungalo dont je vous ai parlé l'autre jour, près du village de Pimée. Vous connaissez le chemin; Walter ou moi nous irons vous rejoindre aussitôt que la frégate aura quitté le rivage et que le bruit qui va suivre votre duel sera entièrement éteint. Allons, adieu, partez vite.
Mon cheval me fut amené. C'était une bête vicieuse, qui avait quelque chose de louche dans son regard, d'une sinistre expression. Il avait été amené d'Angleterre; et comme il avait déjà renversé plusieurs officiers, personne ne voulait plus le monter; de sorte qu'au moment où on me l'offrait, il jouissait d'une véritable sinécure.
N'ayant jamais trouvé de caractère aussi opiniâtre que le mien, je fus enchanté de la rencontre, et je me pris d'une belle amitié pour cet entêté quadrupède. Il y avait pour moi un réel plaisir dans l'ardente lutte de nos deux natures, aussi tenaces l'une que l'autre dans la domination de leur volonté.
Un cheval fougueux et rétif n'est considéré, sous le climat tropical de l'Inde, que comme un moyen de récréation, mais de récréation rare. Les nonchalants cavaliers préfèrent le pas doux, lent et tranquille d'une[128] jument bien apprise, qui suit docilement la direction de la bride.
Mon sauvage compagnon était une sorte de bête féroce pour les timides naturels, et dans les premiers jours de notre lutte on chercha à deviner lequel de nous deux serait vainqueur. Tous les jours je galopais dans les rues étroites de Bombay, au grand péril des hommes, des femmes et des marmots en pleurs. Le nombre des cabanes renversées, des meurtrissures faites, des fractures, des contusions, est innombrable, et je crois que le district tout entier, avec ses cent castes, se réunissait dans un souhait général pour appeler sur moi les malédictions les plus épouvantables. Si ces malédictions avaient pu me désarçonner et rouler mon corps sous le sabot de mon cheval, personne n'eût bougé un doigt pour arrêter l'exécution d'un si juste châtiment.
Grâce à un mors et à une selle turcs que j'avais substitués par méprise à la selle et au mors anglais que j'avais d'abord, ivre ou à jeun je gardais mes étriers. Peu à peu je parvins à dominer, sinon à dompter la fougue du cheval, et j'arrivai enfin à lui faire comprendre qu'aussi entêté que lui, je resterais toujours le maître. Si bien que fatigués, lui d'être battu, moi de battre, nous arrivâmes au parfait accord d'une sincère amitié.
En quittant de Ruyter et mon camarade, je montai donc sur ce cheval. J'avais une veste de de Ruyter, une épée qu'il m'avait donnée, passablement d'argent dans mes poches, et le cœur ivre de joie et[129] d'indépendance. Sous l'influence des coups de bâton que j'avais donnés au lieutenant, fièvre de bataille qui faisait frissonner ma main, j'administrai quelques coups à ma monture, et nous gagnâmes au triple galop les portes de la ville.
La garde de cipayes était rangée sous l'arche de la porte, réunie pour quelque point de service.
Une idée brutale me traversa l'esprit.
Mon antipathie pour les extérieurs de la servitude s'étendait sur tous ceux qui en étaient revêtus.
Je me sentis, en voyant ce troupeau d'esclaves, si supérieur en intelligence et en force, que, pour prouver mon amour pour l'indépendance et pour ma nouvelle émancipation, je m'élançai vers le centre du bataillon formé par les gardes.
Ma capricieuse monture parut me comprendre et se jeta en avant.
—Hourrah! hourrah! m'écriai-je, et je passai comme un éclair à travers le groupe. Les uns tombèrent, les autres furent blessés; mais leurs cris n'arrêtèrent ni mes sauvages acclamations ni ma fuite dans la plaine sablonneuse qui entoure la ville. Là, loin de tout bruit, loin de tout regard, je me laissai aller aux violents transports de ma joie, extravagances d'un fou qui vient de briser ses chaînes. Je guidai mon cheval au milieu des sables, toujours poussant des cris jusqu'à perdre la respiration; puis, armé du sabre de de Ruyter, je m'escrimai de toutes mes forces, sans m'inquiéter de la tête ou des oreilles de mon compagnon. Dès que j'eus entièrement perdu du regard les portes de la[130] ville, j'examinai les alentours, et, n'apercevant aucune créature humaine, je descendis...
—Nous voici libres, entends-tu? dis-je à mon cheval en caressant son cou ruisselant de sueur; libres, la chaîne de mon esclavage est rompue. Qui me commandera maintenant? Personne. Je ne veux plus d'autre guide que mon instinct: je suivrai ma propre impulsion. Qui replacera un joug sur mes épaules?
Que celui qui aura cette audace vienne, je me défendrai; et si la flotte et toute la garnison étaient à ma poursuite, je les attendrais de pied ferme; je ne bougerais pas!
Je me complaisais tellement dans l'admiration de mon courage et dans celle de mon indépendance, que je racontais au vent et à l'immensité de la plaine l'histoire de mes luttes, l'enchantement de ma victoire. Ma poitrine était si gonflée par les battements de mon cœur, qu'il me fut impossible de supporter sur mes épaules la veste de de Ruyter; je m'en dépouillai, et, malgré l'ardeur brûlante d'un sable dont l'étincelant éclat réfléchissait les rayons du soleil, je continuai ma[131] course effrénée, traînant mon cheval par la bride et le forçant à galoper derrière moi.
Je fus tout à coup arrêté au milieu de mes cris et de mes gambades par la vue d'un spectacle qui arrêta court mes bruyantes acclamations.
Ma première idée fut, non la crainte, mais la croyance que le bataillon si bien renversé par mon cheval à la sortie de la ville s'était mis à ma poursuite. Mais cette erreur fut dissipée, lorsqu'une seconde d'observation m'eut fait voir que je me trouvais placé entre Bombay et l'objet qui attirait mes regards. Je tâchai donc de distinguer les détails du tableau confusément déroulé devant l'ardeur de mon attention. Malgré tous mes efforts, il me fut impossible d'apercevoir autre chose qu'un nuage de sable argenté qui s'élevait dans l'air en formant un cercle brillant, dont le centre était un point noir. Je remontai vivement sur mon cheval, et, l'épée à la main, je courus éclaircir le mystère de ce tourbillonnement.
Le point noir autour duquel miroitaient les nuages lumineux du sable était un cheval tournant sur lui-même avec une vigueur et une précipitation qui, de minute en minute, croissait de violence et de rapidité.
Ma monture s'arrêta soudain, releva brusquement la tête et répondit par un hennissement aux cris presque sauvages de son compagnon; puis, malgré le puissant effort de ma main, qui maintenait la bride, il se précipita au milieu du cercle avec impétuosité.
Aveuglé par le sable, je ne distinguai d'abord que le farouche animal; mais, guidé bientôt par la voix d'un homme qui m'appelait à son[132] secours, je puis voir un soldat à moitié couvert de sable, et dont la figure était horriblement souillée d'un mélange de sang et de sueur.
—Qu'y a-t-il? m'écriai-je.
Au son de ces paroles, le cheval irrité suspendit sa course haletante, et ses grands yeux noirs se fixèrent sur moi. Ses narines, dilatées, étaient d'un rouge de feu; le sang, qui jaillissait de sa tête et de son cou, mêlé à une écume blanche, couvrait son beau poitrail d'ébène. La crinière hérissée, la queue relevée, la bouche ouverte, il s'avança majestueusement vers moi.
—Quelle magnifique bête! pensai-je en moi-même, oubliant, dans ma contemplation admirative, le malheureux qui m'appelait encore.
À l'approche du cheval, je me mis sur mes gardes en agitant devant ses yeux la lame étincelante de mon épée, mais je ne l'effrayai pas, car il battit fièrement la terre avec son pied gauche, me regarda un instant et reprit sa course sur lui-même en lançant avec ses jambes de derrière un nuage de sable sur la tête du cavalier renversé à quelques pas de lui.
Protégé par la selle et son caparaçon, armé de son sabre, le soldat se défendit vigoureusement et porta un coup violent au cheval. Celui-ci se retourna, et, comme un lion en fureur, il bondit sur son maître, qu'il essaya de saisir avec ses dents. Il voulait, sans nul doute, tuer le pauvre militaire, car il tenta de se rouler sur lui. D'après mes idées sur l'indépendance, j'aurais dû, voyant là, face à face, un maître et un esclave, prendre le parti de l'opprimé ou rester neutre; mais un[133] sentiment d'humanité, peu en harmonie avec l'admiration que m'inspirait le courageux quadrupède, me fit songer à l'homme: j'essayai donc de me placer entre eux deux; cela n'était pas facile à faire, car le cheval, dont je voulais tourner la fureur contre moi, refusait de répondre à mes attaques et concentrait toutes ses forces et toute son attention à frapper le soldat.
Cette lutte, dans laquelle je voyais comme dans toutes l'image de la guerre, me fit bondir le cœur, et je résolus de vaincre ce sauvage antagoniste. D'une voix retentissante je jetai mon cri de liberté, et au dernier hourrah je frappai le cheval, qui s'enfuit en hennissant à une centaine de mètres. Je sautai aussitôt à terre, et je secourus le blessé. Pendant que je m'occupais de consoler le pauvre homme, le cheval revint à la charge. Indigné de cette déloyale attaque, je saisis mon épée à deux mains, et sans pitié pour ma propre admiration, sans pitié pour le superbe animal, je le frappai si rudement, qu'après avoir fait quelques pas en arrière, après avoir laissé échapper de sa bouche un sourd et lugubre gémissement, il tomba pour ne plus se relever.
—De l'eau! de l'eau! murmura le blessé, de l'eau! de grâce! de l'eau.
—Mon brave, je n'en ai pas, et nous sommes dans une plaine aride, lui dis-je en ôtant de sa bouche le sable et le sang qui l'empêchaient presque de respirer.
Après lui avoir essuyé le visage avec ma veste, je compris, moitié par signe, moitié par parole, qu'il y avait un soulagement à ses[134] souffrances dans les fontes de sa selle. Je cherchai vite, et je trouvai en effet ce que le vieux Falstaff préfère à une pistole, une bouteille, non de vin de Canarie, mais d'arrak. J'en fis boire au blessé, et je lui lavai avec le reste le visage et la tête.
—Mon ami, lui dis-je, voulez-vous monter sur mon cheval jusqu'à ce que nous soyons arrivés à quelque hutte?
—Merci, monsieur, merci; j'ai assez des chevaux pour aujourd'hui.
—Eh bien! voulez-vous marcher?
—Comment le pourrais-je? mon bras et ma jambe gauche sont brisés! Sans cette double fracture, vous ne m'eussiez point trouvé si faible contre les attaques de ce sauvage animal. Si vous n'étiez pas venu à mon secours, il m'eût infailliblement tué. Je n'ai jamais rien vu de pareil, et cependant je suis cité comme un rude cavalier au régiment; car, pendant seize ans, j'ai dompté, dominé, rendu doux comme des moutons de bien féroces brutes, de bien indomptables chevaux. Jamais de ma vie, et je ne suis plus jeune, non, jamais je n'avais été désarçonné. Mais celui-ci n'est point une bête ordinaire; c'est un démon incarné dans un corps animal; il m'a jeté sous ses pieds, et comme une bête farouche, il a voulu me massacrer; il était fou, j'en suis certain. J'espère, monsieur, qu'il ne se relèvera plus, vous l'avez bien réellement tué?
—Oui, il palpite encore, mais c'est la dernière convulsion de l'agonie; il sera mort dans quelques minutes.[135]
Ô pauvre bête! pensai-je en moi-même. Pardieu! j'aurais bien dû rester neutre.
Dungaro était le village le plus proche de nous; je remontai sur mon cheval, et après avoir engagé le soldat à attendre patiemment mon retour, je partis pour me mettre à la recherche d'un palanquin.
Je trouvai à mon retour le blessé un peu plus calme.
En jetant un dernier regard sur le cheval mort, il me dit:
—Cette belle et méchante bête a appartenu au colonel du régiment, qui l'avait prise à un Arabe. Elle avait d'abord paru très-douce et très-docile; puis, tout d'un coup et sans qu'il fût possible de découvrir la cause de cette évolution du caractère, elle devint tellement féroce, tellement vicieuse, que personne ne voulut plus la monter.
J'entrepris de dompter ce cheval, et je fis tout mon possible pour y parvenir; mais ce fut en vain que j'essayai d'abattre sa fougue; les coups l'irritaient, et la privation de nourriture le rendait furieux. Il guettait constamment, et avec une finesse étonnante, la possibilité de me mordre.
Un jour, au moment où je versais l'avoine dans sa mangeoire, il me prit par le dos et me jeta dans son râtelier. Je n'étais pas assez fort pour entrer seul en lutte avec lui, surtout lorsqu'il n'était ni sellé ni bridé et que j'étais sans armes, et ce ne fut qu'avec l'aide de quelques-uns de mes camarades que je pus me délivrer.
Chaque fois que je le montais, au lieu de suivre la route sous la[136] direction de ma main, il n'était occupé qu'à saisir un instant propice pour me jeter par terre: il n'avait point encore réussi; mais, aujourd'hui il a fait des mouvements si violents, qu'il est parvenu à renverser la selle, et tandis que j'étais occupé à la replacer sans me démonter, il s'est élancé au grand galop et m'a jeté bas. Mais au lieu de fuir, la maligne bête est revenue sur ses pas et m'a brisé bras et jambe. Je me suis défendu, mais sans votre bienheureuse intervention, monsieur, je serais mort, et d'une mort horrible. Grâces vous soient rendues!
Vous avez dû voir que je l'ai blessé à plusieurs reprises, mais mes coups enivraient sa fureur. Cependant j'étais encore plus épouvanté de ses regards et de ses cris que du mal qu'il me faisait. Je vous l'ai déjà dit, monsieur, et je vous le répète encore, c'était le diable en personne.
—Vous croyez? dis-je en souriant. Alors, c'est une consolation pour vous de voir qu'il n'existe plus.
J'ajoutai un adieu à ces paroles, et en payant le transport du soldat à Bombay, j'indiquai aux porteurs le chemin de l'hôpital.[137]
Au coucher du soleil je retournai au village de Dungaro, décidé à terminer une journée active par une nuit bruyante.
Ce village est mis à part par le gouvernement pour être l'exclusive résidence d'une caste particulière. C'est là une espèce de petite Utopie.
Je mis mon cheval en sûreté et je fis un tour dans les rues du village pour examiner les groupes bizarres qui se trouvaient dans l'intérieur ou à la porte des huttes de banc et de bambous entrelacés.
Les beautés noires et huileuses de Madagascar se présentèrent d'abord à mes regards, qui furent bientôt éblouis par la rencontre d'une épaisse Japonaise aux yeux de furet, au teint couleur d'ambre, et qui me regarda d'un air si hébété, que je me mis à rire et à sauter autour d'elle, à son grand ébahissement. J'aperçus enfin la demeure d'une amie, femme charmante, qui, au besoin, vendait à boire à ses visiteurs. J'entrai donc chez elle. Cette aimable dame était le schaich femelle de la tribu, et son habitation se distinguait des autres par un second étage avec verandahs.[138]
Cette habitation, splendide en comparaison de son pauvre entourage, était le principal refuge des Européens, en l'honneur desquels la maîtresse du logis portait une coiffure anglaise qui rendait bizarre jusqu'au grotesque son visage d'acajou. Mais Anne réunissait dans sa belle personne tous les traits caractéristiques du buffle des forêts. Sa peau, épaisse et de couleur sombre, était couverte d'un poil rude et menaçant; ses yeux s'enfonçaient dans leur orbite; elle avait les jambes courbées, une bosse de dromadaire et des dents d'éléphant; en un mot, c'était la plus horrible sorcière qui eût jamais hanté les sabbats du démon.
À peine entré, j'entendis accourir, pour me faire honneur, les hôtes de la maison. D'abord je distinguai les petits piétinements des enfants et le bruit de leurs anneaux.
Le bras, les poignets, les orteils, les doigts de ces enfants étaient encombrées de bagues de laiton et d'argent, et ils étincelaient de verroteries, ce qui faisait exécuter au mouvement de leur marche la plus incroyable musique. Après m'avoir salué par des cris épouvantables, ils grimpèrent à une échelle de bambou placée à la porte de la maison, et comme d'actives fourmis, ils passèrent la soirée à monter et à descendre, du toit sur la terrasse, de la terrasse sur le toit, et cela sans relâche, sans lassitude, sans pitié pour mes oreilles.
Après les enfants parurent quelques femmes en pantalons flottants, en vestes de coton, le front orné d'étoiles d'ocre rouge ou jaune. Dans le groupe qu'elles formaient au milieu de pièce, se voyaient toutes les[139] gradations des couleurs: le terreux, l'olivâtre, le gris de plomb, le cuivre, enfin toute la famille des bruns, depuis le rouge foncé de l'Inde jusqu'au noir de jais des escarbots (petite bête noire) de ma patrie. Là, tous les âges et tous les degrés de stature se trouvaient réunis, depuis neuf ans, l'âge de la vieille Hécate, jusqu'à quatre-vingt-dix ans; depuis la hauteur du tube de ma pipe jusqu'à celle du palmier.
Tous les habitants du pays se succédèrent dans cette salle, panorama vivant qui déroula à mes yeux toutes les formes de la création humaine. J'y vis la Kubshée aux membres souples et légers, unie au bouffi et obèse Hottentot, qui agite son corps avec la pesanteur d'un marsouin; la jeune et belle Hindoue aux yeux de cerf et aux formes d'antilope; le beau et gras Arménien à la large face imprégnée d'huile, et ressemblant à une énorme tortue; puis la douce et mignonne Passée, blanche tourterelle de ces contrées. Au milieu de ces caractéristiques figures, se trouvaient les Chéechees, race mélangée de sang européen et de sang indien: composée de feu et de glace, unissant la blancheur mate et grasse des Anglais aux noirs chevaux de l'Est, et compensés largement du teint rosé de leurs frères d'Occident par les yeux brillants de leurs mères.
En entrant dans la hutte, j'avais donné l'ordre de préparer tous les ingrédients nécessaires pour composer le breuvage que les Esculapes désignent sous le nom de feu liquide, mais que les ignorants appellent simplement un punch.[140]
Je versai dans mon estomac une si grande quantité de cette liqueur, que je fus presque privé de l'usage de mes sens, et que je fis un violent effort pour me traîner hors de la salle, et aller chercher un peu de l'air au dehors.
Je m'approchai en chancelant de l'échelle de bambou abandonnée par les enfants, et j'allais grimper sur le toit pour y chercher un peu de fraîcheur, lorsque la vieille schaich se plaça devant moi pour s'opposer à mon ascension. Je l'envoyai d'un tour de main faire une pirouette dans la chambre, puis j'arrachai une branche de pin tout enflammée, et je montai dans une sorte de grenier.
La moitié des hôtes de la maison se leva en fureur. L'opposition de la vieille m'aurait arrêté si j'avais été à jeun; mais, dans mon état d'ivresse, mon opiniâtreté devint inébranlable.
—Éloignez vous tous, m'écriai-je, ou je verrai si vous êtes de la véritable espèce des salamandres!
En prononçant cette menace, j'appliquai mon flambeau ardent aux branches de canne de la hutte.
Ceux qui, en se levant en fureur de leur place autour des tables, avaient voulu s'opposer à l'exécution de ma sale bravade, tombèrent à genoux en croassant comme des corbeaux pris au piége.
Au milieu du tumulte, une voix rude fit entendre ces paroles:
—Arrêtez, arrêtez, jeune chien!
—Holà! vieux sabot! m'écriai-je en reconnaissant la voix de mon dernier capitaine (vieux sabot était un sobriquet que nous lui avions donné[141] d'après la dimension exorbitante de son pied). Holà! vieux sauteur! Vous ici, et ayant bu!
—Descendez, monsieur; que signifie une telle hardiesse? Pourquoi n'êtes-vous pas à bord, monsieur; ne connaissez-vous pas les ordres?
—Descendez, monsieur, répétai-je en riant, non, je ne veux pas descendre, je n'ai pas l'intention de retourner à bord, je suis mon maître, mon maître absolu, tout-puissant seigneur.
—Que voulez-vous dire, faquin que vous êtes?
—Ce que je veux dire, c'est qu'avant de nous souhaiter un grand bonheur éloigné l'un de l'autre, nous prendrons ensemble un glorieux bol de punch, et cela en dépit de vos graves regards.
Voyant qu'il était dans l'obligation ou d'acquiescer à mes désirs ou de voir brûler la hutte, le commandant me donna la main pour descendre.
Le brave homme n'était pas d'un naturel bien féroce, et, d'un autre côté, quoique ce ne fût pas un ivrogne, il ne vivait pas tout à fait comme un saint anachorète.
Nous nous assîmes en bons amis en face d'un bol de punch, et je me mis à chanter, ou plutôt à rugir la chanson du vieux commodore;
Les boulets et la goutte
Ont tant frappé son vieux corps,
Qu'il n'est plus capable d'être porté par la mer.
Après la chanson et pour sa récompense de l'avoir si bien écoutée, je fis un long sermon au bon capitaine. Je m'étendis sur ses nombreux[142] péchés, sur ses iniquités, et spécialement sur son penchant à la débauche. Eh bien! malgré l'orthodoxie de ma doctrine, malgré la courtoisie avec laquelle les femmes écoutaient mon discours, le vieux commandant était aussi épouvanté, aussi désireux de s'enfuir que s'il eût été assis aux côtés d'un fou.
Néanmoins, il m'accabla de grog jusqu'à ce que les dernières lueurs de ma raison se furent évanouies. Au milieu de la salle, quelques filles de Nâch dansaient en agitant les jajaux. Ces danses, le feu volcanique qui brûlait ma poitrine, unis à la chaleur étouffante d'une chambre entièrement close, m'impressionnaient de l'idée que j'étais englouti dans les régions infernales.
Le capitaine s'esquiva pendant qu'à l'aide d'un chevron de bambou arraché à la muraille je faisais rouler à terre toutes les faïences du dressoir. La sorcière irritée s'élança sur moi, et, voyant à mon regard que la lutte serait entièrement à mon avantage, elle appela les burhandayers (officiers de police du village). Ainsi soutenue, elle m'attaqua vigoureusement en criant d'une voix glapissante:
—Vous êtes un tigre et non pas un homme! Vous ne reviendrez plus dans ma maison. Je ferai venir les cipayes pour vous lier, vagabond. En vérité, je n'ai jamais vu un bacchanal pareil à cela. Ce brigand casse, brise et détruit tout![143]
Le vacarme intérieur amena bientôt quelques cipayes du village, et en voyant paraître la pique de l'un d'eux sur l'échelle qui aboutissait à la salle supérieure dans laquelle je m'étais esquivé, pour épargner à la sensibilité de mon ami le discordant tapage des grogneries de la vieille mégère, mon sang commença à s'apaiser, et ma fureur diminua.
Hécate et ses commères me suivirent dans mon refuge, et elles se balançaient au-dessus de ma tête comme une bande de bassets se balancent aux flancs d'un blaireau. Par un soudain et énergique effort je secouai les vapeurs de l'ivresse, ainsi que les vieilles harpies qui s'attachaient à moi, et en les repoussant vers l'entrée de la salle, je leur fis dégringoler l'échelle. Sous le poids des femmes, ajouté à celui de la molle et grosse hôtesse, le frêle escalier se brisa. Toute la troupe renversée forma une espèce de montagne dont elle occupait le sommet; la vieille sorcière tomba comme un dogre allemand, et les cipayes accourus disparurent sous sa large personne. Cette prouesse mit le tumulte au comble; une foule compacte s'était formée, et l'on[144] apercevait de tous les côtés pions, cipayes et police. En voyant ce rassemblement orageux, je pensai qu'il était temps d'opposer une plus vigoureuse défense. Une mèche de la lampe brisée expirait dans l'huile. Je me servis de sa lueur pour allumer un morceau d'étoffe de coton préalablement imbibé de graisse, et je mis le feu aux quatre coins de la salle. Les matériaux secs et combustibles de la hutte s'enflammèrent rapidement, et une vive clarté illumina l'obscurité de la nuit.
Un cri sauvage, un cri de vieille femme en fureur, suivi de hurlements d'épouvante, jetèrent leurs clameurs désespérées.
Je compris, à la croissante irritation des invectives, qu'il fallait opérer ma retraite, si je ne voulais pas être massacré. Je me précipitai donc au milieu du torrent de flammes, et, m'élançant d'une fenêtre, je tombai fort adroitement sur la tête d'un hallebardier des cipayes. Je ne me fis aucun mal, mais je lui brisai le crâne.
Sans prendre le temps de m'attendrir sur le sort du mourant, je me relevai en toute hâte, et, lui arrachant sa pique des mains, je m'en servis comme d'un bâton à deux bouts pour me faire un passage jusqu'au hangar où mon cheval était attaché. Je lui mis précipitamment le mors dans la bouche; mais, ne pouvant trouver ma selle au milieu des ténèbres, je m'en passai; et m'élançant sur lui, je sortis du village.
Bien décidé à voir le feu, bien décidé à assister au dénoûment du drame dont j'étais, malgré ma disparition, le principal acteur, je revins[145] sans bruit tourner tout autour de la maison. Un cipaye m'aperçut et tenta de se mettre à ma poursuite, mais au lieu de fuir son attaque, je lançai mon cheval au milieu de la foule, frappant de ma lance à droite et à gauche. Les injures et les pierres pleuvaient autour de moi, et entre autres insultes j'entendis celle-ci: joar, chien, mécréant; mais je riais des unes, et à la faveur de la nuit j'esquivai les autres.
Je disparus un instant pour ramener le calme dans les esprits; puis, au moment où on m'attendait le moins, je me montrai au centre de l'incendie pour empirer les dégâts qu'il causait. Stupéfaite de mon audace, la foule se dispersa devant moi comme se dispersent à l'approche du chasseur une bande de canards sauvages. Cependant la vieille hôtesse n'abandonna pas le champ de bataille, car, occupée du soin de réunir ses hardes, qu'elle arrachait à la voracité de l'incendie, elle ne s'aperçut pas que je dirigeais sur elle le bout de ma pique; mais, hélas! elle le sentit en tombant dans le brasier la tête la première. Prompte à se relever, la vieille salamandre saisit quelques bambous enflammés et les jeta sur moi; sa main tremblante manqua de justesse, et elle n'atteignit que mon cheval, qui s'élança en ruant et en bondissant avec fureur. Il me fut impossible de m'en rendre maître, et nous quittâmes ainsi le village.
Emporté par la course sans frein d'un cheval furieux, je me sentis saisi par le vertige; cette indisposition était produite non-seulement par ce galop désordonné, mais encore par la subite transition d'une chaleur[146] étouffante à un air frais et pur. Je souffrais tant, que je crus que j'allais mourir; je me tenais à cheval avec des difficultés inouïes, car, étant privé de ma selle, je n'avais aucun point d'appui. Les plus profondes ténèbres régnaient autour de moi, et je gagnais du terrain sans avoir presque la conscience de ma situation. J'arrivai enfin à un large ruisseau; mon intelligent Bucéphale trouva un gué qu'il traversa, et me conduisit sur l'autre rive.
J'avais la tête presque inclinée sur les oreilles de mon cheval et je me tenais aux poils de sa crinière. Comme j'étais certain, en marchant devant moi, de m'éloigner de Dungaro, je ne songeais pas à m'inquiéter de la direction qu'avait prise ma monture, car j'étais anéanti par l'assoupissement de l'ivresse. Je ne sais combien de temps dura cette étrange course.
Nous arrivâmes auprès d'une lumière; elle appartenait à un chokey. Tout à coup mon cheval alla frapper contre un objet invisible, et le bruit que fit entendre ce double choc fut aussi sonore que celui qui se produit par le violent contact de deux corps d'airain. Effrayé ou blessé, il fit un bond terrible, me jeta à ses pieds et disparut dans la nuit.
Je perdis entièrement connaissance, et je dois être resté longtemps dans cet état.
En reprenant l'usage de mes sens, je jetai avec étonnement les yeux autour de moi. Une foule composée de gens du peuple, les poings appuyés sur leurs hanches, formaient un cercle autour de moi. Parmi eux je[147] distinguai un homme maigre et semblable à un sorcier qui marmottait entre ses dents avec la piété d'un brahmine:
—Topy, Sahib, ram, ram, dom, dom, dom...
Un autre personnage, d'une apparence moins repoussante quant au visage et aux vêtements, quoiqu'il eût une affreuse barbe, disait en me couvant des yeux et en se frappant la poitrine:
—Dieu est Dieu! Dieu est Dieu!
J'essayai de me soulever sur mon coude, en faisant signe qu'on me donnât de l'eau, mais les béats enchanteurs secouèrent négativement la tête.
Ma bouche était desséchée: je ne pouvais parler, tant je souffrais de l'horrible tourment de la soif. En regardant autour de moi, plutôt dans le désir de chercher à obtenir de l'eau que dans celui de connaître la situation de l'endroit où j'étais, je me vis couché sur une natte sur le store de la boutique d'un burgan, entourée de verandahs. En apprenant que j'étais encore vivant, le maître de la maison sortit et m'adressa la parole en anglais. Jamais aucune musique n'a retenti aussi harmonieusement à mon oreille que les quelques phrases que m'adressa cet homme, qui, à ma demande, m'apporta un pot de toddy.
Près de moi se tenait immobile un Bheeshe, qui, avec ses grands yeux étonnés, me regardait silencieusement. Un bambou, placé en équilibre sur ses épaules, supportait deux seaux de feuilles de palmiste pleines d'eau. Je le suppliai par geste de m'en donner quelques-unes, mais il grimaça un refus. Le toddy m'avait donné quelques forces; je saisis[148] donc le bord d'un des seaux, et je couvris ma tête de feuilles. L'eau fumait sur mes tempes brûlantes, et je sentis immédiatement un bien-être si vif, que j'eus la force de me lever.
Quelques questions me firent découvrir que j'étais dans un village qui borde la route de Callian; je restai longtemps dans une sorte d'abrutissement qui ne me permit pas de rappeler à mon esprit les événements de la veille. Mes os me semblaient brisés, mon visage et mes mains étaient couverts de blessures. J'entrai dans ma boutique, et, m'étendant de nouveau sur la terre, je m'endormis profondément.
Je ne m'éveillai que lorsque le soleil s'abaissa du côté de l'ouest. J'étais trempé de sueur; je pris quelques rafraîchissements, un bain, et je me sentis bientôt allègre, dispos et tout prêt à recommencer la série de mes fredaines. Après avoir réfléchi sur la situation que je m'étais faite, je m'informai de mon cheval; personne ne savait ce qu'il était devenu, car j'avais été apporté évanoui du chokey par quelques âmes charitables. En me souvenant de la rencontre que je devais avoir avec de Ruyter au bungalo, je demandai un moyen de transport.
D'après le conseil de mon hôte, je louai un attelage de buffles, et je me dirigeai en toute hâte vers le lieu du rendez-vous.[149]
Un auteur, renommé avec justice pour sa grande connaissance de la nature humaine, a dit cette vérité: Malgré toute la droiture de son esprit, malgré toute la franchise de son caractère, l'homme qui fait le récit de sa vie jette sur ses défauts une voile dont le transparent tissu cache les plus visibles difformités; mais, en revanche, si l'ennemi de cet homme fait la narration de son existence, il accumule, en ne sortant pas de la vérité, les fautes sur les fautes, les erreurs sur les erreurs, si bien que ce même personnage se trouve différemment habillé, et qu'il n'y a plus la moindre ressemblance entre les deux peintures.
En commençant le récit de ma vie, je me suis engagé vis-à-vis de moi-même à être vrai toujours et à ne pallier, volontairement ou involontairement, ni mes défauts, ni même les actions mauvaises que j'ai commises, et cela librement, en pleine connaissance du mal que je faisais.
Vingt-quatre heures après mon départ de la maison du Burgan, j'arrivai à un petit village assis sur les frontières du Duncan; je fis choix d'un couple de cooleys qui me conduisirent, à travers des champs d'orge et de maïs, à la résidence de Ruyter. Cette demeure, située sur une petite[150] élévation, dans un coin retiré de la montagne, était cachée par une avenue de cocotiers et par l'ombrage d'un grand bois. Un jardin sauvage, plein d'orangers et de grenadiers, protégé par une immense haie de poiriers épineux, gardait l'approche de la résidence et la rendait presque inaccessible.
À l'intérieur de la maison, les murailles étaient peintes et rayées de larges lignes alternativement bleues et blanches, afin de les faire ressembler au coutil d'une tente.
Le plafond de la salle d'entrée était soutenu par des bambous placés perpendiculairement, et auxquels se trouvaient suspendus des armes, des fusils et des lances pour la chasse.
Deux chambres à coucher, se faisant face l'une à l'autre, de chaque côté de la salle, étaient meublées de lits, de tables, de livres, et quelques dessins ornaient les murs.
Devant la porte de la maison, une large pelouse, entourée de bananiers et de citronniers, pliant sous le fardeau de leurs fruits, laissait apercevoir une vaste citerne bordée de rosiers en fleur, de jasmins et de géraniums.
On se servait de cette citerne comme d'une baignoire.
Un vieux paysan, qui m'avait ouvert l'entrée de la maison, me dit en souriant:
—Vous voyez, maître, c'est un gregi (habitation) à la mode anglaise.[151]
Près de la maison, ombragée par un magnifique palmier de sagou, se trouvait un hangar qui servait de cuisine; sous le même toit demeuraient le paysan et sa famille, partageant fraternellement leur domicile avec une belle jak (ou petite vache), qui, pour l'instant, était en train de contester à deux petites filles la possession de quelques fruits.
Cette jak était si extraordinairement petite, que j'en fis la remarque au paysan.
—Malgré cette apparence de faiblesse, me répondit-il, elle est d'une force prodigieuse, et vous pouvez la monter comme on monte un cheval. Mon malek (maître) l'a prise sur les bords de la mer.
—C'est donc un monstre marin? m'écriai-je en riant, tant mieux, car je vais prendre un bain, et nous nagerons ensemble. En disant cela, je courus vers la citerne.
—Non, non, s'écria le paysan d'un air effaré, elle déteste l'eau, c'est une fille des montagnes.
—Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre maître?
—Un mois; mais hier il a envoyé ici beaucoup de choses, et ces choses sont pour huyoos (maître).
—N'a-t-il pas écrit?
Le paysan se mit à rire, et ôtant de sa tête un chiffon qui lui servait de turban, il tira de ses plis, dans lesquels elle était soigneusement cachée, une feuille de plantain pliée et attachée avec un morceau de fil.
Je trouvai sous la feuille une lettre de Ruyter.
—Pourquoi diable ne me donniez-vous pas cette lettre? demandai-je[152] impatiemment au pacifique bonhomme.
—Vous ne me l'aviez pas demandée, répondit-il d'un air tranquille.
—Non sans doute; comment aurais-je pu le faire, je ne savais pas que vous étiez en possession de ce message?
—Mais vous le savez maintenant, parce que maître sait tout, et que pauvre goawaloman (paysan) ne sait rien du tout.
Ces paroles me firent comprendre l'admirable raison qui avait empêché le paysan de m'offrir à manger; je devais savoir que j'avais faim, et sa profonde ignorance de toutes choses lui permettait de l'ignorer. Je lui ordonnai donc de me servir à déjeuner, car j'étais aussi affamé qu'un loup à jeun dans une froide nuit d'hiver.
La lettre de de Ruyter m'annonçait que la frégate était partie après de nombreuses et inutiles recherches dirigées par le capitaine, qui avait promis une forte récompense à celui qui aurait l'adresse de s'emparer de ma personne.
Cette nouvelle me donna un vif plaisir, et le désappointement du commodore fit battre mon cœur de la satisfaction du plus ample succès.
Les derniers mots de la lettre de de Ruyter m'annonçaient que le retard de son arrivée près de moi était causé par l'emprisonnement de Walter, qui avait été accusé par le lieutenant écossais, mais que, grâce à la déposition de de Ruyter, mon jeune ami se trouvait acquitté et libre. Quant au lieutenant, il était encore fort malade, et, la veille du départ de la frégate, on l'avait transporté à bord dans un état qui[153] donnait pour sa vie de sérieuses craintes. Le lâche bourreau crachait le sang, avait la mâchoire abîmée et deux côtes enfoncées. Amplement vengé de ce drôle, je chassai de ma mémoire et le souvenir de ses méchancetés et celui de ma vigoureuse revanche. Quelques années après cette époque, j'appris que ce courageux officier n'avait jamais osé remettre le pied dans Bombay, donnant pour raison de son horreur de la ville que la malaria (maladie indienne), les moustiques et les scorpions la rendaient un séjour pire que celui de l'enfer. Mais, en toute franchise, ce qu'il craignait plus que le cobra-di-capella (serpent), c'était la rencontre de Walter et peut-être la mienne.
J'envoyai un cooley au village pour me chercher un hooka; je pris un bain dans la citerne, et, ma pipe aux lèvres, un livre à la main (la Vie de Paul Jones), je me couchai sous les arbres. Je ressentais une si grande légèreté d'esprit, tant d'élasticité dans mes membres, une si forte exubérance de vie, que tout mon être se trouvait plongé dans une béatitude dont la suavité était indéfinissable.
C'était, depuis ma naissance, mon premier jour de bonheur complet.
Certainement, je ne faisais pas comme nous faisions dans un âge plus avancé, je ne cherchais pas à détruire le plaisir de l'heure présente par le souci de l'heure à venir.
Je me plaisais dans le farniente de mon repos, éprouvant, sans le trouver étrange, que le véritable bonheur est au milieu des champs.
—Ma foi, me dis-je en moi-même, je vais goûter de ce fruit[154] savoureux et doux qu'on appelle la vie fade et monotone du paysan.
Je me dépouillai aussitôt de mes vêtements déchirés, et demandant au domestique de de Ruyter un morceau de toile de coton, je m'en drapai les reins à la manière indienne.
Je mis un turban sur ma tête; puis, ainsi vêtu, les pieds sans chaussures, bien graissés d'huile de coco, je pris un couteau, et, mêlé à la famille du paysan, je montai sur les arbres, et j'appris d'eux à les percer et à y suspendre les pots de toddy.
Cette occupation et l'arrosement du jardin me firent passer le temps d'une manière si agréable, que le troisième jour de mon installation, qui était celui de l'arrivée de de Ruyter, je me pris à regretter le paisible calme que sa présence allait si bruyamment troubler.
Dans la matinée qui devait m'amener de Ruyter à la résidence, je montai sur la jak, et, un bambou dans une main, un couteau dans l'autre, précédé de deux cooleys, je m'avançai à sa rencontre.
À peu de distance de la maison, au détour d'un groupe d'arbres, j'aperçus mes deux amis. De Ruyter racontait de sa voix sonore et grave l'histoire d'une chasse aux lions à Walter, qui l'écoutait avec une attention profonde. Ma métamorphose était si complète, que les deux voyageurs seraient passés sans me reconnaître, si l'œil d'aigle du propriétaire n'était tombé sur la petite jak.
Au moment où il allait, d'un air fort peu gracieux, interpeller le[155] voleur de sa bête, je m'écriai en riant:
—Holà! holà! de Ruyter, regardez ma figure.
Walter et mon ami arrêtèrent leurs chevaux, et, après m'avoir considéré quelques instants, ils laissèrent échapper simultanément un bruyant éclat de rire; mais ce rire eut une telle violence d'expansion, que, n'en comprenant pas immédiatement la cause, je les crus atteints de folie. De Ruyter se jeta à bas de son cheval, et, se tenant les côtes, il se mit à rire aux larmes en me disant:
—Par le ciel, vous me tuerez, étourdi que vous êtes; d'où diable vous est venue l'idée de cet étrange accoutrement?
La moqueuse remarque de de Ruyter froissa l'enchantement dans lequel m'avaient jeté mes pastorales occupations, si harmonieusement confondues avec mon costume, et je lui répondis d'un ton plein de gravité:
—Je ne vois rien en moi qui puisse ainsi exciter votre verve caustique. Je suis habillé suivant la mode du pays, et le climat exige qu'on en adopte la légère simplicité. Si vous avez besoin de vous rafraîchir, voilà des hommes qui apportent des pots pleins d'un excellent toddy que j'ai préparé moi-même.
De Ruyter fit un signe d'acquiescement, et quand mes deux amis eurent épuisé leur gaieté, nous rentrâmes à la résidence. Deux jours s'écoulèrent, emportés par les ailes d'une félicité complète. Nous les passâmes à grimper sur les collines, à chasser les chacals, sans souci de la chaleur et de la fatigue.[156]
Le soir, quand la lune éclairait de sa pâle lueur les allées sablonneuses du jardin, nous chantions, nous causions, nous dansions; mais nos chants, nos danses ne ressemblaient en rien à ceux et à celles des jours de notre esclavage, car alors ce n'était pas la joie, mais seulement la liqueur qui excitait nos sens.
Les goûts de de Ruyter et les miens étaient en eux-mêmes excessivement simples. Mon ami ne s'est jamais rendu coupable d'aucun excès, et ceux que je fis moi-même étaient causés par la fougue de ma nature volcanique, qui, semblable à la poudre, prenait feu à l'aide de la plus légère étincelle.
Malheureusement pour moi, j'avais l'orgueil de vouloir toujours être le premier dans tout ce que je faisais; je ne regardais pas si l'action était méritoire ou blâmable, ridicule ou cruelle: j'agissais, et maintenant mon front brûle de honte quand je songe aux folies (mot doux pour qualifier ma mauvaise conduite) dont je me suis rendu coupable.
À mon grand chagrin, Walter fut bientôt obligé de rentrer à son régiment. Comme le cher garçon était enchanté de sa nouvelle existence, il mettait tous ses soins à remplir d'une façon exemplaire les[157] obligations de sa charge. Quoique nous eussions causé nuit et jour de nos mutuels intérêts, nous n'avions pas encore tracé les plans d'un avenir que nos différents caractères entrevoyaient dans la quiétude du présent. Il fut donc arrêté entre nous qu'une prochaine entrevue nous mettrait à même de discuter l'importance de la grave décision que je devais prendre. Une heure avant son départ, Walter me dit:
—Vous êtes maintenant, mon cher Trelawnay, entièrement libre de vos actions; ne vous laissez pas amollir par la paresse; venez me voir le plus vite possible; nous sommes campés sur le terrain de l'artillerie. Venez dans ma tente, et fasse le ciel que vous y entriez avec le désir de vous procurer une commission dans notre régiment!
—Ce désir ne me viendra point, ne l'espérez pas, mon cher Walter; je me suis débarrassé à tout jamais des marques de la servitude, et la couleur rouge ou bleue est toujours la couleur de l'esclavage. Ni le roi ni personne ne me gagnerait; je dédaigne leur or, leurs honneurs, et toutes les friperies de grade, des décorations, ne valent pas une heure de ma liberté. Pourquoi, pour quelle chose précieuse me mettrais-je un collier au cou, pour un morceau de pain? Je puis trouver ma nourriture sur tous les buissons.
—Vous avez raison dans un sens, mon ami; mais vous aimez la gloire, et vous ne pouvez vivre sans les disputes, sans les batailles.
—Les disputes et les batailles! mais le monde m'offre un large espace[158] pour satisfaire un penchant que vous croyez naturel.
—Il ne faut pas que notre adieu se termine par une dispute, dit Walter en voyant mon visage coloré par la haine qui bouillonnait au fond de mon cœur contre cette immense propagation de la tyrannie. Je pense peut-être comme vous, et mieux que moi vous savez, mon ami, que mes sentiments sont semblables aux vôtres. Mais je n'ai pas reçu de la nature ces grandes qualités qui font les hommes forts, énergiques et vigoureux.
Ma pauvre mère n'a connu que le chagrin et l'affliction; son existence a été triste, je me dois à elle. Dans mon enfance, Trelawnay, la main de ma mère était la seule qui me caressât, je ne connais pas d'autre lieu de repos que l'appui de son cœur, que l'asile de ses bras, et quand je commençai à comprendre les tendresses de son âme, je ne voulus plus quitter sa chère présence. Malade, c'était elle qui m'endormait, elle qui, par les mélodies de sa harpe, charmait mes oreilles, elle qui fermait mes yeux sous ses tendres baisers. Une fois, mon ami, je lui causai un chagrin; je m'en suis repenti longtemps! C'était le soir, auprès du feu, je lui demandai, avec cette cruelle étourderie de la jeunesse, où était mon père. Ma mère cacha sa belle tête dans ses mains, et de convulsifs sanglots soulevèrent sa poitrine. Sir Walter devint pâle, une larme mouilla sa paupière.
—Ne me croyez pas un enfant, Trelawnay, si je vous parle ainsi, c'est que j'ai le cœur plein d'affection pour ma mère. Ah! cher, vous ne[159] connaissez pas l'amour pur et ardent qui unit deux cœurs indifférents à tous les autres, deux cœurs qui sont celui d'une mère abandonnée, déshonorée, et celui d'un pauvre enfant orphelin. Je sais que le cher ange s'est privé pour moi des choses les plus nécessaires de la vie, que, pour me retirer de la marine, dans laquelle elle sentait que je souffrais, quoique je ne le lui eusse pas dit, elle a fait les démarches les plus cruelles, les plus humiliantes peut-être! Eh bien! Trelawnay, puis-je maintenant détruire ses plus chères espérances? Ma condition est heureuse, et dans deux ans j'aurai un congé pour aller en Angleterre, et alors... Mais, dites-moi, puis-je? voudriez-vous que, déserteur, je tuasse une pareille mère?
Je pressai la main de Walter sans pouvoir lui répondre.
—Venez me voir, reprit Walter, nous parlerons de vos projets, et rappelez-vous bien que, quelle que soit la différente direction que nous donnerons à notre vie, nous serons toujours des frères. Prenez ce livre, ami, il m'a rendu presque incapable de remplir ma nouvelle profession; je vous le donne. Sa lecture convient aux hommes qui ont une âme comme la vôtre. Il faut que j'essaye de l'oublier; mais qui peut détourner son esprit des charmes de la vérité? Walter me pressa une dernière fois la main et partit sans tourner la tête. Quand mes yeux tombèrent sur de Ruyter, tranquillement assis sous un arbre, occupé de fumer son hooka, je m'aperçus qu'il frottait ses paupières avec sa large main.[160]
—Ce Walter fera de nous des femmes, me dit-il; j'aimais bien ma mère aussi, mais je ne puis pas parler d'elle, et, comme ce pauvre Walter, je n'ai point connu mon père.
En achevant ces paroles, de Ruyter baissa la tête et fuma silencieusement.
—Ce garçon, reprit-il après un moment de silence ému, a un bon cœur, mais il a trop teté du lait de sa mère, et cet abus l'a métamorphosé en fille. Quel livre vous a-t-il donné, Trelawnay? la Bible de sa mère, un livre de Psaumes, un manuel de cuisine ou une liste de l'armée?
Je tendis le volume à de Ruyter.
—Ah! s'écria-t-il, Des ruines des empires, et les lois de la nature, de Volney. Par le ciel! ce garçon a une âme. Si j'avais su cela plus tôt, je l'aurais fait travailler dans une meilleure cause. Bah! ajouta de Ruyter, non, un bâton courbé, quoique remis en droite ligne, essaye toujours de reprendre sa forme naturelle. J'ai confiance en vous, Trelawnay, en des hommes qui sont naturellement honnêtes et résolus. Ils peuvent aussi quelquefois être détournés de leur route par leurs caprices ou par la force, mais à la fin de la lutte ou de l'erreur de leur esprit ils reprennent la bonne route. Allons, il faut que je rentre en ville dès demain, et que dans dix jours je sois en mer. Qu'allez-vous faire?
—Je ne sais, je n'y ai pas encore pensé. Je me plais dans votre résidence, et j'y suis heureux.
De Ruyter se mit à rire.
—Bien, mon cher garçon, fort bien, je ne m'oppose pas à vos désirs.[161] S'ils vous retiennent ici, le bungalo est à vous, si vous voulez. Visitons la propriété; voyons, il y a seize cocotiers, et ce sera bien le diable si, avec le produit de ces arbres et celui du jardin, vous et votre jak vous ne trouvez pas assez de subsistance pour vivre. Vous ferez du toddy, et le toddy fermenté devient un excellent rack. Mêlée avec du riz, l'amande du coco fera un nourrissant curry. De plus, cet arbre précieux vous fournira de l'huile pour polir votre peau et pour vous éclairer le soir. Ajoutez à cela que de chaque coquille de noix vous pouvez faire une tasse; les gousses vous fourniront de la literie, du fil, des cordages. On peut encore faire une canne de l'arbre lui-même lorsqu'il est vieux.
—Oui, je ferai tout cela, dis-je avec le plus grand sérieux; du reste, je ne me contenterai pas de la frugale nourriture des fruits, je chasserai.
—Parfaitement, mon garçon, mais permettez-moi de vous faire une petite remarque. Les choses les plus exquises deviennent insipides et nauséabondes lorsqu'elles sont trop entièrement possédées. Cela peut arriver à celles-ci, tout exquises, toutes délicieuses qu'elles sont. Si ce dégoût arrive, rappelez-vous que j'ai sur mer un joli petit vaisseau bien armé, et façonné pour la guerre ou pour la paix, suivant le besoin des circonstances. Souvenez-vous encore qu'il me manque un officier entreprenant, un homme tel que je vous jugeais autrefois, mais je me suis trompé.
—Où est ce vaisseau, de Ruyter? Vous ne m'avez jamais parlé de cela. Allons, où est-il?[162]
—Vous oubliez votre toddy, vos noix de coco, votre vie pastorale?
—Eh! non, je ne l'oublie pas, mais laissez-moi voir le bateau. Comment est-il formé? où est-il? combien de tonneaux? d'hommes? qu'est-ce qu'il doit faire? Répondez-moi.
—Du tout, vous me semblez si admirablement conformé pour la vie de baboo (cultivateur), qu'il vaut mille fois mieux que vous restiez ici. Peut-être que l'année prochaine votre fantaisie vous conduira dans les îles pour ramasser quelques jeunes beautés perses et hindoues, afin d'activer la propagation des paysans. Est-ce là votre loi de la nature?
De Ruyter se moqua de moi pendant toute la soirée, et ne voulut jamais répondre aux questions que je lui faisais relativement au vaisseau. Comme il avait l'habitude de voyager la nuit, au premier rayon de la lune il se leva, me tendit la main, et me dit en jetant sur la table un sac de pagadas:
—Ne vous privez, mon cher Trelawnay, d'aucune des satisfactions que l'argent procure, et attendez ma visite d'ici à quelques jours.[163]
Je passai de longues soirées à moitié assoupi sur la pelouse, admirant ces belles nuits sans vent de l'Est, qui donnent à la terre tant de grandeur et tant de majesté dans son suave et profond silence. Pendant les nuits, tous ces objets, fruits, fleurs, arbustes, sont illuminés par la brillante et limpide clarté de la lune, qui montre leur forme et leur couleur presque aussi vivement que s'ils étaient baignés par la resplendissante clarté du jour. Mais les teintes du ciel, plus pâles et plus adoucies, l'air plus tranquille et plus doux, forment alors une délicieuse opposition avec l'ardente et éblouissante lumière du soleil.
Le soir venu, je m'asseyais sur le vert talus d'un tapis d'émeraude étendu à la porte de ma maison, et j'écoutais les huées des hiboux, en suivant de l'œil la voltige capricieuse des chauve-souris. Souvent je m'endormais, et mes rêves m'entraînaient dans l'Inde accompagné de mes deux amis, Walter et de Ruyter, ou bien encore la voix du maudit Écossais venait bruire à mes oreilles. J'entendais presque réellement cette voix me dire avec son âcreté sifflante:—Comment, monsieur, vous[164] vous endormez à l'heure de la faction! allez à la cime du mât, cela vous éveillera.
Un jour ce rêve se présenta à mon esprit avec des formes si réelles et en apparence si palpables, qu'éveillé en sursaut et prêt à répondre au hargneux lieutenant, je vis penché vers moi, au lieu de la figure de ce détestable officier, la bonne tête de l'honnête Saboo, qui m'éveillait avec ces paroles d'avertissement:
—Pas bon de coucher dehors, rend malade; maison faite pour dormir.
Je me levai alors tout frissonnant; le soleil déchirait les derniers voiles du matin, et en attendant que le vieillard eût achevé les préparatifs de mon déjeuner, je pris un bain dans la citerne, dont l'eau était parfumée par l'odoriférante senteur des roses et des jasmins.
Malgré les prévisions de mon ami de Ruyter, le paisible bonheur dont je savourais si librement les jouissances ne m'avait pas encore fait connaître les dégoûts de la satiété. Cependant, pour rendre justice aux piquantes observations qu'il avait faites sur la bizarrerie de mon costume, j'avais déjà repris ma jaquette et mes pantalons. N'étant pas tout à fait à l'épreuve des moustiques, et ayant par inadvertance marché sur un nid de jeunes centipèdes, je m'empressai de remettre mes souliers.
Depuis ma plus tendre enfance, j'ai été involontairement soumis à des attaques de spleen, non d'un spleen triste, désespéré, mais plutôt d'une mélancolie douce, rêveuse et presque agréable.
La poétique habitation dans laquelle je me trouvais était faite pour[165] éveiller dans mon esprit ces illusoires fantômes. Peu à peu, cependant, ils se dissipèrent, se confondirent dans la réalité, et je commençai à méditer sur la singularité de ma position vis-à-vis de Ruyter.
Il y avait dans la vie, dans les actions, dans les manières de Ruyter, et dans ses amicales poursuites à mon égard, un mystère qui m'intriguait vivement; mais, loin qu'il me mît en défiance contre cet homme au regard fascinateur, à l'entraînante parole, je me plaisais dans ce clair-obscur, dans ce doute indécis qui me montrait mon ami tantôt dans une situation ordinaire, tantôt dans des conditions tout à fait exceptionnelles. La rapidité avec laquelle de Ruyter avait acquis sur moi une irrésistible influence était merveilleuse. Sa franchise, son courage, sa générosité, la noblesse de sa nature, tout chez lui était si grand, si spontané, si réellement bon, que je ne pouvais croire qu'il fût de la race mercantile et intéressée des négociants que j'avais connus à Bombay.
Après avoir sérieusement réfléchi et sur ses paroles et sur tout ce que je connaissais de sa conduite, j'arrivai à la conclusion qu'il devait être le commandant d'un vaisseau de guerre particulier. Mais à cette époque ni les Anglais ni les Américains n'avaient de vaisseaux de guerre dans l'Inde; il est vrai que les Français en possédaient; mais si de Ruyter était sous leur drapeau, que faisait-il dans un port anglais, traité comme un ami bien connu par tous les habitants? Je pensai aussi que de Ruyter pouvait être l'agent de quelques-uns des rajahs, qui[166] étaient encore des souverains indépendants, quoique la Compagnie les entourât de ses cercles jusqu'au jour où elle parvenait à les chasser de leurs villes dans les plaines pour y vivre en fugitifs et en bêtes fauves. Il était connu à cette époque que, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, les princes entretenaient des agents cachés dans les résidences pour leur transmettre le mouvement de la politique des résidents de la Compagnie.
De Ruyter me semblait admirablement propre à remplir les fonctions de cette charge, quoique souvent il ne parût avoir nul souci de déguiser ses opinions sous un prudent silence.
Cependant de Ruyter aimait l'Angleterre, et même les individus de cette nation, quoiqu'il leur préférât beaucoup ceux de l'Amérique, son pays de prédilection.
Le souvenir des réflexions de de Ruyter me montra que mon jugement sur lui était faux. Je ne m'arrêtai donc plus à la recherche de ce qu'il avait été dans le passé, ni de ce qu'il pouvait être dans le présent; je l'aimais, et je résolus de confier ma vie à la direction de son amitié.
Je recevais presque journellement des lettres de de Ruyter, et comme son départ de Bombay était retardé, je ne trouvai plus de prétexte plausible pour refuser l'invitation que Walter m'avait faite d'aller le voir.
Un soir je dis adieu à mes belles journées de paresse, et un magnifique cheval envoyé par Walter me conduisit à la porte de sa tente. Mon fidèle et tendre ami prit un plaisir enfantin à me montrer les agréments et[167] les avantages de sa position, si différente du cruel passé de son séjour sur le vaisseau. Je fus heureux de son bonheur, heureux de le voir aimé, estimé par les officiers du corps, auxquels il me présenta.
Le récit de mes aventures amusa tous ces jeunes gens, qui me prirent en amitié, et le lendemain, escorté autour de mon palanquin par une demi-douzaine des amis de Walter, je fus m'installer dans mon ancien quartier de Bombay. De Ruyter se joignait à nous et partageait les plaisirs de nos nuits de folie lorsqu'il n'était pas retenu dans la ville par ses affaires, ou, comme il le disait, par ses occupations.
Un jour, de Ruyter m'amena au bord d'un grab, brigantin arabe, remarquable par sa proue mince et élancée. Ce grab était funé comme un hermaphrodite, et, suivant la coutume des Arabes, il avait les antennes carrées et inégales. La plus grande partie de l'équipage était arabe par le teint et le costume; le reste des matelots laissait voir qu'ils appartenaient à différentes castes. Ce brigantin déchargeait une cargaison de coton et d'épices, achetée, me dit Ruyter, par la Compagnie.[168]
Après sa première visite, mon ami n'alla que rarement à bord du vaisseau, mais son capitaine, nommé le Rais, vint le voir tout les jours. Ils fixèrent le lieu du rendez-vous sur un très-petit et très-singulier bateau nommé un dow. Ce bateau était principalement équipé d'Arabes, et, à mon grand étonnement, j'y vis aussi des matelots européens, des Danois, des Suédois et quelques Américains. Ces derniers restaient cachés dans l'intérieur du vaisseau. J'ignore pour quelle raison, mais je fus averti qu'il serait dangereux de parler sur terre de cette circonstance.
Ce dow avait un grand mât à l'avant et un petit mât à l'arrière; c'était bien le plus gauche et le plus vilain vaisseau que j'eusse jamais vu dans l'Inde. Son avant et sa poupe, élevés et saillants, étaient faits de légers bambous. Il semblait plein et n'avait que peu de prise sur l'eau.
De Ruyter me demanda si le titre de commandeur de ce vaisseau me serait agréable.
—Oui, lui répondis-je, quand je ne pourrai pas trouver un Catamaran (ou bateau masolie), peut-être hasarderai-je ma carcasse à son bord.
—Je vois que vous êtes difficile, mon cher Trelawnay; eh bien! comme j'ai le choix entre le grab et le dow, je vous laisse, si vous en avez la plus légère envie, le commandement du premier.
—En vérité, mon ami! alors, ôtez-lui sa tête de requin et mettez un beaupré à la place; je serai alors très-content de m'embarquer dessus, car j'aime la mine de ces pâles et sombres Arabes; j'aime leurs regards[169] sauvages, leurs vestes rouges et leurs turbans. Je n'ai jamais vu de gaillards si bien constitués pour grimper dans les cordages à l'heure d'une rafale, ou pour aborder un vaisseau ennemi pendant le feu de la bataille.
—Votre remarque est juste, mon cher enfant; ce sont en effet les meilleurs soldats et les meilleurs marins que je connaisse; ils viennent de Dacca et ils se battront fort bien, je puis vous l'assurer.
—Se battre, se battre, il faut des armes pour se battre.
—Oh! il y a des canons sur le grab.
—Je déteste l'apparence des canons sur les plats-bords; quelques douze ou courts vingt-quatre ne seraient pas trop forts pour lui, car il a une magnifique ligne d'eau, et sa tournure à l'arrière est celle d'un schooner, sa proue est des plus minces; enfin, il a un air mauvais sujet et intelligent qui m'enchante.
—Eh bien! voulez-vous l'essayer, Trelawnay? voulez-vous le conduire le long de la côte jusqu'à Goa, je vous suivrai dans le vieux dow. Quand le soleil sera couché, allez à bord, et levez l'ancre sitôt que le vent de terre se fera sentir. Vous voyez que le grab est déjà transporté dans la rade, et qu'il est tout prêt pour se mettre en mer. Au point du jour, je lèverai l'ancre aussi. J'ai dit au rais que vous partiez dans le grab; il est prévenu également qu'il doit vous obéir. Je vais vous donner quelques notes dans la prévision de l'avenir. Un accident pourrait nous séparer; ce n'est guère probable, cependant il est plus sage que vous ayez, dans ce cas-là, un règlement de conduite à suivre. Ne considérez,[170] mon ami, votre voyage jusqu'à Goa qu'en passager curieux d'en visiter les côtes, et ne parlez nullement de tout ceci à Walter. Quand nous serons sur l'eau bleue, je vous expliquerai bien des choses qui vous paraissent peut-être aussi étranges qu'incompréhensibles. Êtes-vous, malgré le mystère de ses allures, content de mon amitié?
—Très-content, mon cher de Ruyter, et je ne serais pas resté si longtemps sans vous questionner si je n'avais eu en vous une confiance absolue et entière. Partout où vous irez, je serai auprès de vous, et je n'ai ni l'esprit inconstant, ni l'estomac délicat.
—Fort bien, mon garçon; mais souvenez-vous toujours qu'avant que vous puissiez être en état de gouverner les autres, il faut que vous soyez tout à fait maître de vous-même; et afin de l'être, il ne faut pas, comme une fille, laisser vos paroles et vos gestes trahir les préoccupations de votre esprit ou les préparatifs de vos actions. Un seul mot dit dans un instant de colère, un seul regard embarrassé, peuvent gâter l'exécution des projets les plus admirablement conçus. Surtout, Trelawnay, gardez-vous de boire; car le vin ouvre le cœur, et, excepté un sot, quel est celui qui voudrait trahir des secrets devant des malveillants ou devant des espions? Ici nous sommes entourés de ce genre d'ennemis.
—Vous savez que je bois fort peu, dis-je en souriant à de Ruyter.
—Je le sais, répliqua mon ami avec un fin regard de moqueuse[171] affirmation, mais je désire que vous ne buviez plus du tout.
Je regardai de Ruyter avec un air d'étonnement si stupéfait qu'il se mit à rire.
—Si quelquefois vous vous abandonnez à ce plaisir, reprit-il, faites-le avec de vrais amis; mais là, bien sérieusement, il vaut encore mieux ne pas boire, car je sais qu'il est plus facile de s'en priver tout à fait que de suivre un milieu. Mon observation n'est-elle pas juste?
—Parfaitement juste.
À mon retour dans la ville, de Ruyter me dit:
—Vous donnerez des ordres aux bateliers qui sont dans la taverne pour les choses dont vous pourrez avoir besoin, mais vous trouverez presque tout ce qu'il vous faut sur le grab, et cela est fort heureux pour vous, qui êtes d'un naturel si insouciant et si étourdi.
Je reçus les dernières instructions de de Ruyter quelques moments avant le coucher du soleil, et, en lui serrant la main, je sautai sur le bateau qui devait me conduire au grab. Le rais, qui parlait parfaitement anglais, me reçut à bord et me fit entrer dans sa cabine. Là, je lui donnai une lettre de de Ruyter; il la mit à son front, la lut avec les signes du plus profond respect, et me demanda à quelle heure on levait l'ancre.
—À minuit, lui répondis-je, suivant l'ordre que j'avais reçu de mon amiral; ensuite je commandai au rais de hisser à bord tous les bateaux, de les arrimer et de se préparer au départ.[172]
Pendant que le rais exécutait mes ordres, j'examinai les notes de de Ruyter. Quoique j'eusse parfaitement compris que, si je le voulais, le commandement du vaisseau était à ma disposition, je ne savais que penser de l'étrange manière qu'employait de Ruyter pour me forcer à l'accepter. Les notes de mon ami me disaient que le rais n'agirait plus sans mes ordres.
—Fort bien, me dis-je, j'accepte le commandement de bon cœur. Demain nous serons rejoints par le dow, et de Ruyter m'expliquera le mystère de sa conduite.
Ma vie avait été, jusqu'à ce jour, tellement semblable à celle d'un pauvre chien ballotté de ci et de là par d'impérieuses volontés, qu'il ne m'était pas possible, en cherchant la fortune les yeux bandés, de tomber plus mal dans le présent que je n'étais tombé dans le passé: de sorte que non-seulement sans hésitation, mais encore avec une joyeuse promptitude, je me déterminai à exécuter tous les ordres de de Ruyter, car il était bien la seule personne qui semblait prendre intérêt à ma triste destinée.
Je montai sur le pont, et j'y fis deux ou trois tours avec le pas ferme et le regard fier que donne la puissance de l'autorité. Je parlai avec bonté au sérang (second officier) et aux autres, comme un homme fait toujours au commencement de son pouvoir; la bienveillance est alors si douce! Quoique en désordre, le grab ne manquait pas d'armes de guerre offensives et défensives; mais les mâts de ses voiles avaient quelque chose de malpropre aux yeux d'un homme habitué à l'admirable tenue d'un[173] vaisseau de guerre; il manquait de goudron, de peinture, et sa carcasse avait la couleur du bronze. Malgré ce triste extérieur, on pouvait, en l'examinant avec attention, voir qu'il avait été équipé avec un grand soin sur tous les points essentiels, et surtout à l'aide des inventions européennes.
En mesurage, le grab était à peu près de trois cents tonneaux, mais il ne pouvait arrimer que la moitié de cela. Son milieu était profond et percé de sabords pour les canons, mais ils étaient enfoncés, à l'exception de deux placés en avant, et de quatre à l'arrière. Les plats-bords étaient armés de porte-mousqueton. Le gaillard d'avant était élevé, et celui d'arrière avait une poupe basse ou demi-tillac, sous lequel était située la principale cabine.
Quand le dernier coup de la cloche eut sonné huit heures, l'heure du souper des matelots, j'entrai par instinct dans cette cabine.
La fosse que le temps avait creusée dans mon estomac demandait à être remplie.
Une foule d'hommes qui ressentaient le même besoin se pressa d'en bas et s'accroupit sur les talons en petits cercles, divisés par tribus: ils mangèrent leur messalo (mets) de riz, de ghée, du bumbalo sec et des fruits frais.
Ayant bientôt rempli le vide de mon estomac, je me couchai sur le canapé, et je fumai le hooka de de Ruyter en faisant l'inventaire de sa cabine. Elle était basse, mais grande, bien éclairée, et l'air y entrait librement par les embrasures de la poupe. Elle contenait deux lits aux côtés opposés d'une fenêtre, et entre l'espace de ces lits il y[174] avait deux étoiles formées de pistolets, c'est-à-dire une quinzaine de ces armes, dont les bouches réunies formaient le centre de l'étoile, tandis que les crosses en étaient les rayons. La projecture en avant de la cabine était garnie de barres de bambou, auxquelles étaient suspendues des baïonnettes et des poignards malais, dentelés et réunis dans les formes les plus fantastiques. Comme le disait de Ruyter, c'était son équipement de guerre; mais la partie arrière de la cabine était certainement dédiée à la paix. Ses rayons étaient encombrés de livres, de matériaux pour écrire, d'instruments nautiques. Dans d'autres coins se trouvaient des télescopes, des cartes de géographie, et, quoique moins pittoresques, mais également indispensables, les articles dont j'avais eu besoin pour mon souper.
Comme il ne m'était pas défendu de dormir, et que j'étais sans la crainte d'encourir une punition pour la négligence de mes devoirs, j'étais vigilant et alerte. Mon esprit était occupé de la responsabilité que de Ruyter avait remise entre mes mains; je remontai donc sur le pont pour regarder la girouette et attendre que la première caresse du vent de la terre me donnât le signal du départ.
À minuit, un souffle d'air la fit tourner sur elle-même, je dis au rais de lever l'ancre, et de la lever sans bruit si cela était possible.
—La première chose est facile à faire, me dit-il, mais quant à la seconde, elle est indépendante de ma volonté.
Nous levâmes l'ancre vers une heure du matin, et nous mîmes à la voile.[175]
Lorsque les puissances matérielles ou morales d'un être ont été poussées par des moyens artificiels à un hâtif développement, cet être parvient à une croissance prodigieuse et rapide; mais s'il a porté des boutons et des feuilles, ils ont été vite flétris, et les fruits ont toujours paru malsains et sans goût.
Il en est ainsi des animaux: lorsque les facultés de leur nature élevée se trouvent excitées par les bienfaits de la civilisation, ils donnent l'espoir d'une force extraordinaire; mais ces promesses ne sont jamais réalisées, elles sont anéanties dans leur fleur, en laissant les traces de l'âge et de la décrépitude.
Il y a dans le Nord quelques hommes rares qui, sans soin et sans culture, s'élancent dans la vie avec la merveilleuse rapidité du vent, et la source de leur force ne peut être altérée ni par le temps ni par la fatigue, si bien qu'on les voit, à l'âge où l'homme penche vers sa fin, se tenir debout fermes et robustes comme des hommes de fer.[176]
Tels étaient les patriarches des anciens temps, et encore maintenant, que le monde est mûri par la guerre, par les calamités qui déciment les peuples, il y a des êtres qui survivent à tout, qui ne comptent plus le temps par année, mais qui renvoient pour leur histoire aux annales du monde, et qui s'étonnent de ce que leurs frères soient morts de maladie.
Quoique je ne fusse pas un de ces piliers de granit, je donnais des signes non équivoques de ma ressemblance avec leur vaillante espèce, car, à cette période de ma vie, je possédais les attributs d'un homme fait. J'avais six pieds de haut, j'étais robuste, avec des os saillants jusqu'à la maigreur, et à la force de la maturité je joignais cette souplesse des membres que la jeunesse peut seule donner. Naturellement d'une nuance foncée, mon teint se brunit si bien, sous les feux du soleil, que je devins complétement bronzé. J'avais les cheveux noirs et les traits arabes. À dix-sept ans on m'en aurait donné vingt-sept. Comme, à toutes les époques de ma vie, j'ai été forcé de me frayer par mes propres forces un passage à travers la foule, mes progrès avaient été prompts dans ce qu'on appelle la connaissance du monde. Connaissance que l'expérience fait mieux approfondir que la maturité des années.
J'ai raconté les suites de ma première rencontre avec de Ruyter et les commencements de notre amitié; je crains qu'on ne puisse concevoir qu'il ait voulu tirer un profit de l'abandon de ma jeunesse; loin de là, de Ruyter était un grand cœur, et mon jugement sur lui n'était point[177] erroné, car maintenant j'ai éprouvé cet homme par la pierre de touche, et je l'ai trouvé d'or pur. De Ruyter était lui-même un voyageur délaissé, un homme qui s'était délivré des entraves de la civilisation, et il était naturel qu'avec une imagination aussi élevée que la sienne et un esprit aussi bien cultivé, il cherchât un objet sur lequel il pût répandre ses affections et trouver un retour de sympathie.
Cet être n'était pas facile à rencontrer, au milieu d'un genre de vie qui conduisait de Ruyter dans toutes les parties du monde. Parmi les barbares il avait été inutile de le chercher, car les aventuriers européens étaient dispersés de tous les côtés, entièrement occupés du soin d'accumuler des richesses ou exclusivement engagés dans les vues particulières de leur propre ambition. Quelques rares amis lui avaient été enlevés par la mort, ou, ce qui est la même chose, par la distance. De Ruyter n'était pas formé pour être asiatique. Sa nature libre et légère le forçait de rechercher la société de quelques compagnons, et comme le hasard m'avait jeté sur son chemin dans un moment où il était isolé, les sentiments affectueux de son cœur se concentrèrent sur moi. De Ruyter avait pénétré jusqu'au fond de mon âme, et il ne doutait pas que, bien dirigé, je ne devinsse l'ami utile dont il poursuivait depuis si longtemps la possession.
Naturellement observateur, de Ruyter découvrit qu'en outre des frais et chaleureux sentiments de la jeunesse, je possédais l'honnêteté, la sincérité, le courage, et que je n'étais encore ni usé, ni gâté par les[178] bourbiers du monde. D'après ces observations, la tendresse dont de Ruyter m'entoura n'est point si absurde que pourraient le trouver quelques observateurs superficiels, car depuis l'heure où j'avais consommé ma vengeance sur le lieutenant écossais, je me trouvais rayé de la liste maritime, sous le coup d'une condamnation injuste et infamante, sans amis, sans protection; la bienveillance de de Ruyter fut un appui suprême, et il me traita en frère dans le sens énergique et profond de ce mot... Frère! n'est-ce pas dire un second soi-même? Si les parents suivaient cet exemple d'urbanité, nous entendrions moins de plaintes sur l'insipide et éternel jargon de l'obéissance filiale, jargon qui est aussi émoussé que faux.
L'instabilité de l'esprit de de Ruyter le forçait à chercher une vie d'aventures et par conséquent une vie de périls. J'étais un scion de la même tige, mes inclinations étaient homogènes, et si le hasard ne m'avait pas favorisé en me donnant un si noble compagnon, j'eusse poursuivi seul les aventures d'une existence errante.
Comme j'écris maintenant plutôt pour ma propre satisfaction et pour passer sans ennui de longues heures de solitude que pour des étrangers, il faut qu'ils me donnent du câble et de l'espace pendant que je raconte cette partie de mon histoire, qui, quoique sèche et ennuyeuse pour eux, est pour moi la plus intéressante. Il est peu de personnes sur la terre dont le cœur ne batte avec plaisir au souvenir de ses vingt ans. Il n'en est pas ainsi pour moi, car à vingt et un ans j'étais semblable à[179] un jeune bouvillon transporté de la pâture à la boucherie, ou comme un cheval sauvage choisi dans le troupeau et razoed au milieu de sa carrière par les Gauchos de l'Amérique du Sud. Le fatal nœud coulant était jeté autour de mon cou, ma fière crête abaissée vers la terre; mon dos, auparavant libre, plié sous un fardeau que je ne pouvais ni supporter ni rejeter loin de moi. Mes mouvements souples et élastiques étaient changés en un amble pénible. Bref, j'étais marié, et marié à... Mais il ne faut pas que j'anticipe sur les événements. Pendant l'heure où j'écris, il faut que je tâche d'oublier les moments douloureux, il faut que je raconte mes aventures dans l'Inde avec l'esprit ouvert et ardent que donne la liberté, et non avec le ton larmoyant, plaintif et soucieux d'un mari.
Le vaisseau sortit doucement du port, «juste avec assez d'air, comme disaient les matelots, pour endormir les voiles.»
Au point du jour, le havre était encore visible, et nous aperçûmes le vieux dow qui se traînait paresseusement, comme une tortue, le long du rivage.
À midi, une brise s'éleva du sud-ouest, et au coucher du soleil nous étions à une telle distance de Bombay, que nos appréhensions d'être guettés dans nos mouvements furent complétement détruites. Nous avançâmes de quelques lieues vers la terre, nous carguâmes les voiles, et nous jetâmes l'ancre.
Armé d'un télescope, j'aperçus bientôt le dow, qui était semblable à une tache noire sur la mer bleue.[180]
J'ordonnai au timonnier de larguer, et, chargés de voiles, nous rejoignîmes le dow à huit heures.
Je le hélai, et de Ruyter vint à notre bord.
De Ruyter se retira avec moi dans la cabine, et pendant que nous déjeunions, il me demanda mon opinion sur le grab.
—Il semble se mouvoir indépendamment du vent, lui répondis-je; hier, nous sommes passés devant un vaisseau de guerre comme devant un rocher.
—Il est d'allure légère, mon cher Trelawnay, et il n'y a pas un vaisseau qui puisse l'approcher. Pendant un orage, il tangue beaucoup, mais s'il n'est pas trop chargé, il est rapide, flottant, et tient bien le vent. En conséquence, ne l'accablez pas trop de voiles, ou il sera enseveli.
Après un entretien nautique, de Ruyter changea le sujet de la conversation et me dit en souriant:
—Tout ce que je vous ai raconté à Bombay est vrai, mon cher enfant; là, j'étais simplement un marchand, mais, comme j'ai fini mes affaires mercantiles, je suis prêt à fréter un vaisseau ou à me battre; mais généralement, quelques bonnes et pacifiques que soient mes intentions,[181] je suis toujours forcé de commencer par le dernier. Ma conduite n'est cependant pas invariable, le grab et moi nous sommes à la merci des circonstances.
—Comment allons-nous régler notre course maintenant?
—Dans cette vaste mer, sillonnée en tous sens par des aventuriers européens en guerre ouverte avec les rajahs, se disputant entre eux la pâture, se déchirant, se coupant la gorge les uns aux autres pendant que les loups anglais s'insinuent au milieu de la bagarre et filent avec les bestiaux, l'occupation ne peut pas nous manquer, quoiqu'il soit nécessaire de faire un choix avant de décider un plan d'attaque. D'abord, il faut que nous allions à Goa, et après y avoir réglé quelques affaires et rendu le dow, nous nous réunirons. Quel âge avez-vous, Trelawnay?
—Dix-sept ans.
—Dix-sept ans! je croyais que vous en aviez vingt-quatre. C'est bien, n'importe votre âge, un tronc vert produit souvent le plus mûr et le plus riche des fruits. L'expérience que vous acquerrez bientôt et beaucoup de contrôle sur vos passions vous donneront toutes les qualités nécessaires pour faire un bon chemin dans la vie, soit que vous adoptiez la carrière maritime, soit que vous en choisissiez une autre, car vous êtes et serez toujours libre de vos actions. Si vous préférez travailler sur terre, j'ai des amis çà et là qui, par amitié pour vous et par considération pour moi, seront heureux de vous employer. Si vous restez avec moi, je n'ai pas besoin de vous dire que vous serez toujours le[182] bienvenu. Mais ma vie est une vie rude, et si vous allez juger mes actions d'après les narquois raisonnements du monde, vous pourrez voir leur légalité comme étant quelque chose de plus que douteux; il vaut peut-être mieux ne pas hasarder votre réputation.
—Au diable tout cela, de Ruyter! Avec votre permission, je resterai où je suis; je vous ai déjà dit que je désirais partager votre existence, et, je vous le répète encore, je ne veux pas connaître vos projets; vous m'apprendrez ce que vous voudrez, lorsque vous me croirez assez d'expérience pour vous aider de mes conseils.
—Vous êtes un homme pour l'intelligence, et vous avez plus de fermeté dans le caractère que la plupart de ceux avec lesquels j'ai eu des relations. Pour quelque chose que j'ai fait, les sauterelles dévorantes de l'Europe m'ont dénoncé comme boucanier. Ces sordides fripons, qui arracheraient les yeux de leurs pères, s'ils étaient des muscades, ne permettent à aucun homme de chauffer son sang avec de l'épice ou de le rafraîchir avec du thé, sans qu'ils y trouvent leur profit, comme ils nomment cela, leur dustoory. Ils accaparent tout, et dès que dans un coin il y a quelque chose à gagner, ils en trouvent, ils en suivent la piste, et ils la suivraient au travers du sang et de la boue sans vouloir admettre personne au partage du butin.
Maintenant, j'aime aussi l'épice et le thé, et leur système de droit exclusif n'étant pas en harmonie avec mes idées, j'entrepris un[183] commerce pour moi-même. Ils me dénoncèrent, saisirent mon vaisseau, et me firent faire banqueroute. Mais je ne me suis ni laissé pourrir en prison, ni anéantir par un abject désespoir. Je n'ai pas non plus prodigué mon temps à écrire de misérables pétitions. Je me suis relevé seul, comme un lion blessé et non vaincu; et, quoique borné par d'étroites limites, je pris la résolution de rendre coup pour coup.
Entre ma ruine et mon retour à une vie maritime, je satisfis mon désir de voir l'intérieur de l'Inde, et j'en traversai la plus grande partie. Je demeurai quelque temps avec Tippoo Saïb. Lui seul possède toutes les grandeurs de la noblesse. Je l'accompagnai dans quelques-unes de ses principales batailles; mais vous connaissez sa destinée. À cette époque, je fus du nombre de ces enthousiastes visionnaires qui, poussés par un amour ardent de la liberté, essayaient d'arrêter le courant qui emporte les hommes faibles et sans résistance.
Comme un pauvre torrent de la montagne se débattant contre l'entraînement d'une puissante rivière, j'écumai et je luttai pour soutenir ma cause; mais ce fut en vain, je fus emporté comme les autres jusqu'à ce que, mêlé avec eux, je me trouvai perdu dans le vaste océan. Je croyais sottement qu'on pouvait persuader aux hommes de mettre de côté pendant une saison leurs propres intérêts, et laisser dormir leurs passions, comme dorment les scorpions en hiver, jusqu'à ce que le soleil de la liberté apparût et leur donnât le loisir, sans être interrompus[184] par une invasion étrangère, de reprendre leurs dissensions civiles et religieuses.
Je conjurai les princes et les prêtres (les avoués du monde) de relâcher leur prise sur la gorge des uns et des autres, jusqu'à ce que l'ennemi général fût chassé du pays à la mer d'où il était venu. Mais la vérité ressemble à une arme meurtrière dans la main d'un enfant, elle n'est dangereuse que pour lui seul. Ma doctrine fut trouvée damnable; je me sauvai avec difficulté pour éviter de voir mon nom compléter la longue liste des martyrs.
Dans toutes les parties de l'Est, j'ai vu la nécessité d'une grande révolution morale. Le vieux système est établi là dans toute la grisâtre horreur de la désolation et de la décadence; il y restera triste et hideux jusqu'à ce qu'un autre, entièrement nouveau, précipite sa chute par son élévation. Le temps seul peut opérer cette métamorphose, et les efforts des mains semblables aux miennes, pour hâter son pas de tortue, sont vains et puérils.
—Il me semble, de Ruyter, qu'en Europe il y a des hommes dont les esprits, aussi bien que les mains, ont déjà commencé l'ouvrage de la régénération.
—Oui, mais pour eux-mêmes, comme parmi les natifs ici. L'Europe est l'enfant d'un vieillard, un avorton dénaturé et ridé, créé des débris de l'Est, raccommodés et unis ensemble avec ingénuité, mais sans force. L'Europe est un bronze antique rapiécé et barbouillé de cosmétique; un petit modèle de plâtre d'après une statue de granit. Le doigt de la destruction est déjà dessus comme celui d'une mère spartiate sur son[185] chétif enfant.
Mais je fus éveillé de mes rêves de réformation; j'avais dépensé mon or; je manquais de pain; je résolus donc d'aller vers le courant, en disant avec ce sage philosophe, le vieux Pistol:
«Le monde est mon huître; je l'ouvrirai avec mon épée!»
Je retournai à la mer; j'allai à l'île Maurice, j'équipai à crédit un vaisseau armé, et j'eus bientôt quadruplé mon capital. Ma personne n'est pas beaucoup connue, cependant je ne me hasarde que rarement dans les résidences. Ma visite à Bombay avait un but, une affaire importante; ce n'était point pour y disposer de la mesquine cargaison du grab. Cependant, ajouta de Ruyter en riant, on pouvait m'attraper là; qu'en pensez-vous? Cette même cargaison, ils l'ont déjà payée une fois, et peut-être deux, si les premiers vendeurs n'en ont pas été fraudés. Il y a six mois que, croisant dans le grab sous les couleurs françaises, je détruisis un fainéant vaisseau de la compagnie d'Amboine, qui se[186] mouvait lentement derrière son convoi. La cargaison du grab était la sienne. Je sais qu'il y a d'autres vaisseaux chargeant à Banda, et peut-être les rencontrerons-nous. Quand ils seraient ventrus comme des sangsues gorgées de sang, je les serrerai jusqu'à ce qu'ils en meurent.
Mais le soleil s'abaisse dans les vagues, et son manteau couleur de sang nous présage une brise. Je n'ai que ceci à ajouter: je ne suis pas un chien affamé, assis tranquille dans l'espoir de ronger un des os que ces nobles marchands blanchissent en général avec assez de succès avant de les laisser tomber. Laissons-les se gorger jusqu'à ce que, comme le vautour, le poids de leur ventre entraîne leurs ailes; alors, semblables aux faucons, après les avoir guettés attentivement, nous tomberons sur eux. Il n'y a pas de mal à dépouiller les voleurs. Un convoi de vaisseaux de pays, appartenant à la Compagnie, est parti pour les îles épicières. À propos, Trelawnay, il faut que vous vous transformiez en Arabe. Sous ce déguisement, ils ne pourront pas vous découvrir. J'ai écrit tout ce qu'il faut faire. Continuez votre course jusqu'à Goa, où je vous suivrai. Ne quittez pas le vaisseau jusqu'à mon arrivée. Le marchand perse, pour lequel j'ai préparé une lettre, fera tout ce que vous désirerez. Voyez, la brise s'élève; tirez le bateau bord à bord.
De Ruyter me serra la main, sauta dans le bateau et remonta sur le vieux dow.
Rien d'extraordinaire ne se présenta jusqu'à notre arrivée à Goa. Je m'étais habillé en Arabe, avec un large pantalon de couleur sombre, une[187] veste écarlate et un grand chapeau de Mantois d'Astracan. Un châle de cachemire entourait ma taille, et dans ses plis j'avais mis un élégant poignard. Mes cheveux étaient rasés, à l'exception de la précieuse mèche du milieu de la tête, par laquelle les houris aux yeux noirs devaient m'emporter dans le paradis de Mahomet. Mes dents étaient teintes de la brillante couleur rouge des échecs; mon cou, mes bras et mes jointures, soigneusement frottés d'huile, étaient luisants et polis comme de l'ivoire. Les hommes du bord s'assemblèrent autour de moi, et d'une voix unanime, je fus déclaré un véritable Arabe.
Nous nous arrêtâmes près de la pointe du cap Ramas, et j'attendis toute la nuit l'arrivée du dow.
Vers le matin, je donnai l'ordre de jeter l'ancre dans le port de Goa. Le soleil s'était levé magnifiquement; il enveloppait dans ses rayons d'or les monastères de marbre, les arches des ponts et les colléges en ruines de l'ancienne ville. Ces ruines, disséminées sur une vaste étendue de terrain, montraient qu'autrefois elles avaient paré de leurs splendeurs éteintes une belle et florissante cité. La jetée était entaillée par la mer, et dans le port il n'y avait qu'un assemblage bigarré de petits bateaux appartenant à la Compagnie.
J'envoyai le rais dans la ville avec les papiers du vaisseau et la lettre de Ruyter destinée au marchand perse, puis, vers le soir, le dow arriva et vint jeter l'ancre sous notre poupe.
Le lendemain, de Ruyter alla dans la campagne à la rencontre de[188] quelques agents envoyés par le rajah du Mysore et par un prince mahratte, me laissant à Goa pour y décharger le reste de la cargaison de café et de riz, y prendre lest et renouveler notre provision d'eau.
Quand de Ruyter reparut à Goa, il était accompagné par un Grec et par un Portugais, deux espions qu'il employait à la surveillance de ceux dont il avait à redouter le pouvoir. Les conférences de mon ami avec ces deux hommes avaient lieu pendant la nuit, dans les ruines d'un monastère de l'ancienne ville, tout près de la mer. Pour se rendre à ces rendez-vous, de Ruyter venait à bord du grab chercher un des bateaux, et l'équipage de ce bateau était choisi par lui-même.
Après avoir fait tous mes préparatifs pour nous remettre en mer, nous transportâmes hors du dow, qui devait être rendu à son propriétaire, les hommes et les choses dont nous avions besoin. Je touai le grab en dehors du port, et tous les soirs, au coucher du soleil, je guindais les bateaux à bord, afin d'être prêt à partir au premier signal.
Le dixième jour de notre arrivée dans le port de Goa, et au milieu de la nuit, je vis une lumière phosphorique et brillante sur la surface noire de l'eau, qui s'avançait vers nous avec une vitesse extraordinaire. Le bruit lointain du havre était calme et toute la ville était plongée dans une nuit profonde; cependant j'avais cru voir du mouvement sur la jetée, mais le bruit presque insaisissable de ce mouvement avait été emporté par les brises de la terre, et tout était redevenu silencieux.[189]
Tout à coup j'entendis distinctement héler un bateau dans le port; ce cri se répéta plusieurs fois, et les intonations s'élevèrent à la rudesse d'un ordre donné avec fureur; puis des lumières apparurent le long du rivage, puis enfin un bruit d'avirons, de barres et de bateaux, comme s'il y en avait un qui se détachât des autres pour prendre sa course vers la terre. Le fracas augmentant, je dirigeai mes regards vers le premier objet qui avait attiré mon attention, et quoique tout parût tranquille, je distinguais toujours le bouillonnement de l'eau et la ligne de lumière qui, semblable à une étoile volante, courait dans le sillage du bateau. Par le bruit des avirons et par les coups longs et lourds que de Ruyter avait appris aux rameurs de son bateau préféré, je reconnus son approche, tout en m'étonnant de le voir rentrer avant l'heure habituelle. Je compris tout de suite qu'il courait un danger, et mon cœur battit sans qu'il me fût possible d'en préciser la cause. J'appelai vivement le sérang qui dormait (le rais était dans le bateau), je lui dis d'éveiller les hommes, et, dans mon impatience, je les jetai à bas des hamacs avec des coups de pied.
—Vite! armez le cabestan, détachez la misaine, lâchez les grandes voiles de l'avant à l'arrière!
Je retournai à l'embelle, d'où je vis distinctement le bateau, que je hélai.
Mais, au lieu de recevoir la réponse habituelle de Acbar, j'entendis une voix basse et contenue murmurer: Yup! yup! (silence! silence!) Ayant reçu des instructions à l'égard de ce signal, je me précipitai à[190] l'avant, je saisis la hache qui était là toute prête, et j'ordonnai de lever le beaupré, afin de tourner le vaisseau. Impatienté de n'être pas assez lestement obéi, je coupai le câble et un morceau de la jambe d'un Arabe qui se trouvait à côté.
À ce moment, de Ruyter franchissait le bord:
—Vous avez bien fait de couper le câble, mon garçon, me dit-il; mais soyez moins emporté; vous avez blessé ce pauvre diable: envoyez-le à l'infirmerie. Chargez toutes les voiles immédiatement, j'irai à l'arrière. Les limiers ont trouvé la piste; ils croyaient nous prendre comme on prend les poules des jungles, mais ils trouveront une panthère qui n'est jamais endormie.
Le vaisseau se tourna lentement, et, comme je maudissais la longueur de sa quille et la légèreté de la brise qui le faisait se mouvoir avec une incroyable lourdeur, de Ruyter s'approcha de moi et me dit à voix basse:
—Armez les hommes, mais seulement avec leurs lances; ne laissez aucun bateau venir côte à côte du grab, ni même l'essayer. Parlez doucement; mais si un homme met la main sur l'échelle, tuez-le comme vous tueriez un sanglier. Pas de salpêtre, cela fait du bruit. Harponnez-les, mais seulement quand je vous le dirai. Il faut que je me tienne en arrière, afin de ne pas être vu; s'ils vous interrogent sur le marchand de Witt, dites que vous ne le connaissez pas.
Deux bateaux s'approchaient.
Le premier nous salua de ces paroles:
—Grab! holà! Arrêtez, je désire voir le capitaine.[191]
Je dis au sérang de laisser tomber la grande voile, de détacher celle du perroquet, et je répondis:
—Nous allons en pleine mer; j'ai mes acquits du port, les papiers du vaisseau sont tous signés, je suis en règle, que voulez-vous? me faire perdre cette brise?
—Arrêtez de suite, monsieur, où nous allons vous y contraindre par l'ordre de faire feu sur vous.
—Ce serait un ordre absurde! m'écriai-je.
Nous n'avions pas assez de voiles sur notre vaisseau pour l'éloigner du premier bateau, qui appartenait au capitaine du port. De Ruyter ordonna aux hommes de se coucher sur le pont, tandis qu'il se tenait debout au gouvernail. De Ruyter allait me dire de me mettre à l'abri, quand, avec un éclat de lumière venant du bateau, une balle siffla près de ma tête et alla se loger dans le mât. Pour obéir aux ordres de Ruyter, mais bien à contre cœur, je ne rendis pas le coup. Bientôt après, comme le bateau s'élançait pour nous aborder, de Ruyter élargit le grab, et les agresseurs se trouvèrent à notre côté, sous le vent. Ne pouvant pas nous aborder là, ils perdirent du temps en reculant en poupe, avant qu'il leur fût possible de se servir des avirons. De cette manière (le vent s'était levé), nous les tînmes éloignés quelques minutes, pendant lesquelles aucune parole ne fut prononcée.
De Ruyter resta au gouvernail, tandis que moi et une partie des hommes armés de lances nous étions prêts à empêcher l'abordage. Le second bateau s'approchait; celui-là avait déjà tiré sur nous plusieurs coups de mousquet, mais ils furent perdus, car nous étions protégés par les[192] bastingages du vaisseau. Le premier bateau avait saisi les chaînes de la poupe, et ils s'occupaient avec le plus grand sang-froid à tenter l'abordage. De Ruyter dit tout à coup: Cheela chae! (avancez, mes garçons!) Nous poussâmes nos lances à travers les sabords et trois ou quatre hommes tombèrent blessés en jetant des cris de douleur.
Malgré les ordres que donna un officier de recommencer l'attaque, ils ne voulurent pas la tenter; mais comme l'autre bateau s'avançait vers la poupe, j'avançai un des canons de l'arrière, et, le mettant hors du sabord, je hélai les deux bateaux en leur disant:
—Si vous tirez un autre coup dans notre sillage ou si vous continuez vos feux d'artifice sous notre poupe, vous entendrez le rugissement de ce serpent d'airain. Commandez où vous avez le pouvoir de forcer à l'obéissance, et non ici, où vous n'en avez aucun.
Je soufflai sur la mèche de coton, et ils virent abaissée au niveau de leur coquille de noix la brillante bouche d'airain du canon, avec laquelle je pouvais les faire sauter en l'air brisés en mille morceaux.
Ils retournèrent lentement au rivage, et les injures menaçantes de leur rage inassouvie se mêlèrent aux murmures des vagues, et furent emportées par le vent, pendant que notre vaisseau, chargé de voiles, glissait majestueusement hors du port.[193]
Après avoir examiné la position de la terre, de Ruyter me frappa sur l'épaule en me disant d'un air joyeux:
—Ceux qui se battent sous la bannière du silence remportent la victoire; mais ceux qui s'amusent à faire du bruit et à menacer de leur attaque sont vaincus. La force de l'air et celle du feu comprimés sont irrésistibles, souvenez-vous de cela, mon jeune ami; souvenez-vous aussi qu'un homme silencieusement armé est plus à craindre qu'un fanfaron. Je suis content de vous, Trelawnay; votre prudence s'est montrée aussi prévoyante que celle d'un vieux loup de mer. Dites-moi, pour quelle raison êtes-vous donc si alerte? pour quelle raison avez-vous tout préparé pour mettre à la voile, même avant que je vous eusse hélé? J'ai cru un instant que ces hiboux du rivage m'avaient devancé auprès de vous.
—Quelques mouvements sur la jetée, un bruit de rames, peut-être un pressentiment, m'ont fait craindre un danger pour vous.
—Merci, mon cher enfant, merci; j'avais déjà pour vous une haute estime, mais je m'aperçois aujourd'hui que votre jugement n'a pas besoin des leçons de l'expérience. Vous m'égalez en tout; vous êtes digne de[194] l'affection que je vous porte. Mais allez dormir, mon garçon, allez; je veillerai pendant le reste de la nuit.
J'étais à moitié endormi, ma tête appuyée sur l'écoutille, et je n'entendais que confusément les bienveillantes paroles de mon ami. De Ruyter me secoua le bras en me disant d'un ton amical:
—La rosée du soir, mêlée au vent de la terre, est aussi pernicieuse ici que la morsure d'un serpent, car elle est chargée de la vapeur des jungles. Bonsoir, mon enfant, bonsoir, bonne nuit.
—Laissez-moi dormir sur le pont, de Ruyter; il fait horriblement chaud dans la cabine, et puis nous pourrions encore être attaqués.
—N'ayez point cette crainte avant l'aurore; l'œil d'un aigle perché sur la plus haute montagne ne nous découvrirait pas.
J'obéis aux ordres réitérés de de Ruyter, mais je fus bientôt éveillé par le changement de l'atmosphère, et ce changement s'opère une heure avant l'apparition du jour. Je montai en trébuchant l'échelle qui conduisait sur le pont, et ce ne fut qu'en meurtrissant mes jambes contre l'affût d'un canon que je parvins à me réveiller. Un télescope de nuit à la main, de Ruyter était debout près de la poupe: la lune éclairait sa figure livide d'insomnie, ses cheveux et ses moustaches étaient humides de rosée, et toute sa personne révélait une horrible fatigue physique, mais soutenue par l'énergie de la volonté.
—Déjà levé, mon garçon! s'écria de Ruyter; les jeunes gens et les[195] heureux du monde reposent pendant la disparition du soleil, mais quand vous aurez mon âge, vous tiendrez compagnie à la lune, et vous préférerez le sombre silence de la nuit à l'éblouissante clarté du jour.
Nous dirigions notre course, toutes voiles déployées, vers le midi-ouest; les sentinelles dormaient sous l'abri des demi-ponts, et un calme enchanteur régnait dans l'air et sur l'Océan. Nous étions à une si grande distance du havre que tous les objets étaient confondus dans une masse d'ombres enveloppées de légères vapeurs. Nous quittâmes la terre, et, avant de se retirer dans sa cabine, de Ruyter marqua sur la carte marine la course du vaisseau, me donna ses instructions, et, en les suivant, je dirigeai le grab vers le sud-est, afin de gagner la plus méridionale des îles Laquedives.
En entrant dans la latitude de ces îles, nous fûmes forcés de rester en panne pendant quelques jours. Ce contre-temps ne m'apporta aucun ennui, car j'aimais la mer, n'importe sous quelle forme. Pendant la journée, je m'occupais du vaisseau; et quoique le grab restât aussi stationnaire que s'il avait pris racine dans les profondeurs de la mer, les heures passaient pour moi avec la rapidité d'un vol de mouette. Pour la première fois dans ma vie, mes goûts et mes devoirs se trouvaient confondus ensemble, et le stupide et paresseux garçon s'était transformé, comme par magie, en un jeune homme actif, énergique et courageux.
De Ruyter désira donner à son vaisseau un air plus martial. Il fit donc transporter sur le pont quatre canons de neuf livres, ordonna de[196] remplir les boîtes à balles, fit faire des cartouches et préparer des fourneaux pour chauffer les balles. Nous mîmes le magasin en ordre, de Ruyter passa la revue des hommes, les divisa en quatre parties et les exerça à tirer les canons ainsi que les petites armes. Moi, j'appris à manier la lance sous la tutelle du rais.
Nous avions à bord quatorze Européens: des Suédois, des Hollandais, des Portugais et des Français, de plus quelques Américains et un échantillon de tous les natifs de l'Inde qui vont sur mer, des Arabes, des musulmans, des Daccamen, des Lascars et des cooleys.
Notre munitionnaire était un métis français; le mousse, Anglais; le chirurgien, Hollandais; l'armurier et le maître d'armes, Allemands. De Ruyter ne faisait aucune distinction entre ses hommes, ni par rapport au pays qui les avait vus naître, ni à la religion qui gouvernait leur conscience; il ne les distinguait les uns des autres que pour leur mérite personnel. J'étais parfois extrêmement étonné de voir tant d'ingrédients incongrus et dissemblables mêlés et fraternellement unis avec la plus parfaite entente.
L'adresse de la main du maître opérait journellement ce miracle; sa manière d'agir, froide et ferme, dirigeait tout, et avant que le murmure du mécontentement se fût fait entendre, il y trouvait le remède. De Ruyter travaillait sur le vaisseau comme un manœuvre: actif, infatigable, il était toujours le premier au-devant du danger; mais les actions de de Ruyter dépeindront mieux son caractère que ne le ferait[197] une brève analyse.
Le quatrième jour de notre station en pleine mer, la monotonie de la scène du ciel bleu et de l'eau limpide subit un changement: des masses de nuages commencèrent à se mouvoir et à se rencontrer, jusqu'à ce que l'horizon se revêtit d'un voile d'ombre.
Nous carguâmes nos petites voiles et celles du perroquet. Les pattes de chat ou les vents légers glissèrent le long des eaux parmi les éclairs et les sourds roulements d'un tonnerre bas.
La pluie tomba par torrents; les bouillonnements de la mer furent bientôt accompagnés par une brise ferme, et à la place du violent orage que nous avions attendu, nous eûmes un temps magnifique.
Au point du jour, nous vîmes en face de nous les îles Laquedives.
La surprenante rapidité des canots de ce pays m'étonnait beaucoup. Les Européens appellent ces légères embarcations des proues volantes. Un de ces canots s'avança vers nous, et quoique, sous l'influence d'une excellente brise, le grab filât onze nœuds à l'heure, le canot passa auprès de nous comme si nous avions été stationnaires. Deux ou trois hommes se tenaient debout sur les agrès de dehors; ils semblaient voler sur l'eau. Le canot ne glissait pas entre les vagues, mais il passait au travers, car de minute en minute il disparaissait sous des flots d'écume.
Tout en me la décrivant, de Ruyter fit une esquisse de cette embarcation.
—Ces ignorantes gens, me dit-il, ont complété dans la construction de[198] ce bateau le triomphe de la perfection de l'architecture navale, dans laquelle, malgré notre érudition, nos études et les encouragements qui nous ont été donnés, nous ne sommes pas allés au delà de l'A B C pour la vitesse, la dextérité, et surtout pour la simplicité de manœuvre. Ce bateau les surpasse tous. La construction de leur proa est complétement en désaccord avec nos idées sur l'architecture navale. Nous bâtissons la proue ou la poupe d'un vaisseau aussi dissemblables que possible; ces gens les construisent de la même forme et dans les mêmes proportions.
Les côtés de nos vaisseaux sont, au contraire, précisément les mêmes; mais, dans le proa, vous voyez que les côtés sont tout à fait différents. Le proa ne revire jamais; il navigue indifféremment avec l'un ou avec l'autre bout en avant, selon l'occasion, mais le même côté est toujours celui du côté du vent. Le côté gauche (ou côté opposé au vent) est aussi plat qu'une ligne de plomb peut le faire. Le côté du vent est rond, et, à cause de sa longueur et de son étroit timon, le proa chavirerait; pour l'empêcher, un agrès de dehors, construit de bambous, saillit considérablement dans la mer et supporte un grand billot de bois de coco: cela lui donne un immense timon artificiel, sans opposer beaucoup de résistance à l'eau. Entre cet agrès de dehors et le côté plat du proa, l'eau passe sans peine: voilà la cause de sa rapidité.
Le proa lui-même, ou le corps du bateau, est composé seulement de quelques planches cousues ensemble et bourrées entre les joints avec de l'étoupe, car il n'y a ni un clou, ni un morceau de métal. Les voiles[199] sont du paillasson, les mâts et les vergues du bambou.
Quand ceux qui conduisent le canot veulent virer, ils larguent, tournent la poupe au vent et meuvent le talon de la voile triangulaire jusqu'à ce qu'ils l'attachent à l'autre extrémité, en même temps ils transportent la barre dans la direction opposée, de sorte que ce qui était la poupe est maintenant la proue.
Il y a toujours un homme ou deux pour naviguer le vaisseau. Il peut être dit d'eux qu'ils marchent aussi rapidement que le vent. Pas un seul vaisseau européen n'a pu avantageusement lutter de vitesse avec eux.
Ces canots sont admirablement adaptés pour la navigation des îles situées dans la latitude des vents alizés, car ils peuvent passer d'un vent à l'autre avec un essor aussi sûr que celui d'une grue, tandis que, dans nos vaisseaux, si nous allons contre le vent, nous laissons échapper l'objet de nos poursuites. Il est vrai que ces canots sont d'une très-petite dimension et ne peuvent être employés que pour l'échange des produits superflus ou pour les choses absolument nécessaires. Le canot indien ordinaire ne servirait pas à leurs besoins, car il coule à fond dans les rafales imprévues, ou il est chassé par le vent loin de sa destination. Les natifs ont ingénieusement inventé le proa, et ils ont obtenu les importantes améliorations que je viens de vous désigner.[200]
En approchant d'une des îles Laquedives, je débarquai pour voir les natifs et pour en obtenir quelques fruits. Pendant la nuit, le vent s'affaiblit, et au point du jour nous aperçûmes, à trois lieues de nous, quelques vaisseaux en panne. J'abordai un de ces vaisseaux, accompagné d'une dizaine d'hommes tous bien armés. Le rais du premier bâtiment me dit que, hors du golfe Persan, il avait été abordé par un grand brigantin malais plein d'hommes, qui non-seulement avaient pillé son vaisseau et deux autres, mais encore avaient tué une partie de son équipage en les traitant avec la plus grande cruauté. Ce Malais croise à l'entrée du golfe, et il s'est déjà rendu maître de plusieurs bâtiments.
J'amenai le rais sur le grab avec quelques hommes de son équipage. De Ruyter écouta son histoire, et en m'assurant que tous les détails en étaient vrais, il me dit:
—Nous allons poursuivre cet affreux pirate et nous en emparer.
—Le Malais est chargé d'or, dit le rais; sa cargaison est si riche, que le capitaine a été obligé de faire jeter dans la mer d'énormes ballots de soierie persane, n'ayant pas de place pour les arrimer.[201]
Vers le soir, une légère brise s'éleva, et nous fîmes une longue course vers le nord-ouest, avec l'espoir de rencontrer le Malais avant qu'il entrât dans le détroit de Malacca.
Pendant quelques jours, nous voguâmes heureusement, abordant les bateaux de tous les pays pour leur demander des nouvelles du pirate. Notre vigilance était sans repos, sans trêve, et, d'heure en heure, l'apparition d'une voile dans les vapeurs nuageuses de l'horizon nous donnait de décevantes espérances. La patience de de Ruyter commençait à s'épuiser; il avait des dépêches importantes pour l'île Maurice, et il ne voulait plus prodiguer son temps en de vaines poursuites. À contre cœur, et surtout à mon grand chagrin, de Ruyter donna l'ordre de diriger la course vers le sud.
Le lendemain, au point du jour, l'homme qui était de faction sur la cime du mât cria:
—Une grande voile à l'avant!
Je pris vivement un télescope, et je montai sur le mât.
—Eh bien! qu'est-ce? demanda de Ruyter.
—C'est le Malais, répondis-je avec confiance.
—Quelle route prend-il?
—Il ne nous a pas encore vus, et sa course se dirige vers le nord.
Je descendis sur la poupe.
L'horizon devint obscur; et comme le Malais avait négligé d'être attentif, nous espérâmes l'approcher de très-près avant qu'il nous découvrît.[202]
Nous avancions vers lui toutes voiles déployées; mais, à huit heures, le Malais nous aperçut et élargua.
Nous avions considérablement gagné sur lui, et de notre poupe la cime de ses plus basses antennes était tout à fait visible.
—Si la brise continue jusqu'à midi, dis-je à de Ruyter, il ne peut pas nous échapper.
Une vive allégresse se répandit sur le vaisseau, et tout l'équipage, excité par l'espérance du butin, se prépara activement au combat. Nous pompâmes l'eau qui était dans le vaisseau, et, pour l'alléger un peu, on jeta dans la mer quelques tonneaux de ballast. Les ponts furent débarrassés pour l'action, les armes et les bateaux apprêtés, et ensuite, comme un faucon guette un courlis, nous suspendîmes toute notre attention à la manœuvre du vaisseau.
À midi, le vent se rafraîchit encore, et nous gagnâmes rapidement sur le Malais. Il était près de six heures quand nous arrivâmes à la portée du canon, mais nos coups n'attirèrent point l'attention du pirate. De Ruyter hissa un drapeau français tricolore, et comme nous avions un Malais à bord du grab, il lui ordonna de héler le vaisseau en l'engageant à nous envoyer ses papiers.
Le corsaire ne répondit pas, et nous rendîmes la parole au canon. À cette nouvelle attaque, il opposa une décharge de quatre caronades, de plusieurs petits pierriers sur ses plats-bords et de vingt ou trente mousquets.
Quand les morceaux de vieux fer, de verre et de clous tombèrent sur nos[203] agrès, trois de nos hommes furent blessés.
—Arrêtons leur insolence! cria furieusement de Ruyter.
Nous commençâmes à faire feu, manœuvrant avec nos volées sur sa poupe et sur ses quartiers. Nos coups étaient si bien dirigés, que de Ruyter nous cria bientôt de cesser. Nous n'avions pas seulement imposé silence aux canons ennemis, mais encore vidé son pont, coupé ses agrès en morceaux et jeté à bas son gouvernail. Trois de nos bateaux furent apprêtés, et je partis avec trente hommes pour aborder l'ennemi.
—Tenez-vous bien sur vos gardes, me dit de Ruyter; méfiez-vous de leurs ruses et de leur perfidie!
Nous nous avançâmes vers le Malais avec beaucoup de précaution, et il ne mit pas le moindre obstacle à notre approche; personne ne paraissait sur le pont.
—Abordez sur l'avant avec vos Arabes, dis-je au rais, qui commandait un des bateaux, mes Européens et moi nous allons grimper sur la poupe de bambou.
En arrivant à bord, nous trouvâmes quelques blessés et beaucoup de morts, mais rien de plus. Les voiles et les vergues pendaient de tous côtés en désordre. Installé sur le pont avec une partie de mes hommes, je me préparais à descendre, quand tout à coup retentit un tumultueux et sauvage cri de guerre. Je m'élançai à l'avant, et je vis apparaître d'en bas un bosquet de lances passées au travers du paillasson. Ces lances blessèrent plusieurs de mes hommes.
J'étais certainement aussi étonné de cette nouvelle mode de guerre que[204] le fut Macbeth en voyant marcher la forêt de Dunsinam. Je me sauvai vers l'endroit le plus solide du pont, et je n'échappai qu'avec peine aux coups dirigés contre moi. Plusieurs de mes hommes avaient reculé.
—Tirez en bas, à travers les treillis! m'écriai-je.
Une partie des hommes commandés par le rais s'étaient jetés dans la mer pour regagner le bateau. J'expliquai à de Ruyter notre position.
—Je vais vous envoyer une haussière, pour l'attacher au beaupré du Malais, puis vous reviendrez sur le grab.
Très-soigneux de la vie de ses hommes, de Ruyter ne voulait pas les voir lutter plus longtemps contre l'irrévocable résolution des pirates, qui, une fois déterminés à ne pas être pris, devaient mourir dans l'énergie de leur résistance.
—Si j'avais des boules à feu, de Ruyter, je les ferais bien sortir, car nous en avons déjà tué un grand nombre avec nos armes; les Européens consentent à me suivre, mais les natifs résistent, et seuls nous aurons peu de chances de succès, car, incapables de voir nos ennemis dans l'obscurité, ils nous perceraient à coups de lance sans aucun danger pour eux.
L'équipage s'occupait à relever nos blessés et à les mettre dans les bateaux.
Un garçon suédois, pour lequel j'avais une vive amitié, avait été atteint au pied par un affreux coup de lance; il souffrait horriblement; je donnai l'ordre de le soulever avec précaution, et en courant à l'avant pour voir descendre mon protégé dans le bateau, je passai[205] contre le corps d'un Malais mourant, qui avait été atteint par une balle avant que nous eussions abordé le vaisseau.
En observant mon entourage, au premier pas que j'avais fait sur le pont, j'avais remarqué sa mine particulièrement féroce, ainsi que l'expression méchante de sa large et brutale figure.
Au moment où j'allais passer sur lui, je fus arrêté par un regard de son œil profondément enfoncé dans l'orbite, mais qui brillait comme un ver luisant. Mon pied glissa sur le sang caillé échappé d'une blessure que cet homme avait reçue à la tête, et je tombai sur lui. Le moribond m'empoigna avec sa main osseuse, et fit un horrible effort pour se soulever. L'impossibilité de ce mouvement lui donna l'idée d'une dernière vengeance: il tira un poignard de sa poitrine et essaya de le plonger dans la mienne. La haine survivait aux forces physiques, le poignard ne fit que m'égratigner légèrement. Mais l'effort du malheureux était surhumain, car ses mains se détendirent, et il jeta un dernier cri d'agonie et de désespoir. Des hommes tels que ceux-ci ne peuvent être vaincus, pensai-je en moi-même; ils meurent dans un sanglant triomphe.
De Ruyter devint tout à fait péremptoire en nous ordonnant de rentrer à bord du grab, car la nuit approchait et les Malais commençaient de nouveau à faire feu sur nous avec leurs mousquets. Je fus donc obligé de retourner au grab le cœur plein de rage et fort désappointé.[206]
Nous avions en tout huit hommes de blessés. À mon arrivée sur le grab, de Ruyter me dit:
—Il n'y a pas de remède, il faut maintenant que nous tâchions de touer le Malais vers la terre; quand ils seront près du rivage, ils se sauveront peut-être à la nage, mais j'ai bien peur que nous ne réussissions pas à les vaincre.
Nous remplîmes nos voiles et nous commençâmes à touer le Malais. Une bande d'hommes fut placée à notre poupe, prête à tirer sur les objets qu'elle verrait mouvoir à bord de l'ennemi. Nous eûmes beaucoup de peine à réussir dans notre tentative, car, n'étant pas gouverné, le Malais tournait sur lui-même. Quelques secondes après le succès de nos efforts, les hommes de l'équipage avaient trouvé le moyen de couper la corde de touage. Protégés par une volée de mousquets, nous attachâmes une autre corde; rien de vivant ne parut sur le pont, mais la haussière fut encore tranchée.
De Ruyter le héla à plusieurs reprises sans obtenir la moindre réponse. La nuit se passa dans le calme; mais au point du jour de Ruyter prit la résolution de couler à fond le Malais. Nous nous y résignâmes en faisant feu sans relâche avec nos plus grands canons. Des symptômes d'incendie se manifestèrent; bientôt une fumée opaque s'éleva lentement, et quelques explosions de poudre se firent entendre. Enfin, la fumée s'éleva plus noire et plus épaisse; les sauvages parurent, se traînant à plat ventre sur le pont. Nous avions jeté leurs canons dans la mer, et par conséquent ils étaient sans défense. Des rayons de feu[207] s'échappèrent des écoutilles et des embrasures, et quand les balles percèrent le Malais, les Arabes s'écrièrent: «Nous voyons de la poudre d'or, des perles, des rubis, qui tombent dans la mer.» Je ne pouvais ni en dire autant, ni sentir l'eau de rose qu'ils prétendaient voir couler comme une fontaine des dalots. Je ne voyais que les flammes, l'épaisse fumée et les pauvres diables fourmillant sur le pont ou se jetant dans les vagues.
Dès que nous eûmes cessé notre canonnade, nous nous éloignâmes à quelque distance du Malais, dont nos regards suivaient anxieusement l'agonie. Après une explosion qui vibra dans l'air, semblable à un violent coup de tonnerre, nous ne vîmes qu'un nuage noir étendu sur la surface de l'eau, et comme un drap mortuaire obscurcissant le ciel. La place occupée quelques instants auparavant par le pirate ne pouvait être distinguée que par un bouillonnement de la mer, pareil au confluent des marées. D'énormes fragments du vaisseau voguaient çà et là, des mâts, des cordages, de temps à autre une tête d'homme surnageait à la surface, hurlant d'une voix faible son dernier cri de guerre. La carène du vaisseau était enfoncée la poupe la première, et sa tombe se remplit bientôt.
La secousse de l'explosion avait été si grande, que le vent s'était calmé, et que la carène du grab tremblait comme si elle avait peur. Le nuage noir disparut et passa doucement le long de la surface de l'eau, puis il monta et resta suspendu dans les airs, concentré en une masse épaisse. Je le regardais fixement, car il me semblait que le pirate[208] était métamorphosé et non détruit, il me semblait que son équipage de démons peuplait l'immensité des airs.
—Nous venons d'assister à un terrible, à un pénible spectacle, me dit de Ruyter, mais ils méritaient leur destinée. Allons, donnons de l'ouvrage à nos hommes, faites hausser les bateaux et mettons toutes voiles dehors pour notre propre course.
Deux jours après cet événement, un de nos Arabes mourut de ses blessures, et ses camarades l'ensevelirent dans la mer, en présidant à cette cérémonie par des formes graves et mystiques.
Le corps du trépassé fut soigneusement lavé; sa bouche, ses narines, ses oreilles et ses yeux remplis de coton saturé de camphre, avec lequel son corps avait été également imbibé.
Les articulations de ses jambes et celles de ses bras furent brisées et resserrées les unes contre les autres, à la façon des momies égyptiennes; puis, avec un boulet de douze livres attaché aux extrémités, ce cadavre mutilé fut jeté dans l'Océan.
Je demandai aux Arabes pour quelles raisons ils avaient cassé les jointures du mort.
Leur réponse fut que c'était pour l'empêcher de suivre le vaisseau; «car, ajoutèrent-ils, si nous avions négligé ce devoir sacré, le corps flotterait sur les eaux, et l'esprit du mort nous poursuivrait éternellement.»
Heureusement pour nous, les Malais n'avaient pas empoisonné leurs lances, car nos hommes se rétablirent bientôt, à l'exception du pauvre[209] garçon suédois, dont la blessure était tellement grave, que si de Ruyter n'avait pas possédé quelques notions médicales, nous aurions eu à déplorer sa perte.
De Ruyter l'installa dans sa propre cabine, et nous le soignâmes avec toute l'attention possible, cherchant à éviter pour lui une horrible opération que le chirurgien du grab démontrait comme indispensable.
Van Scolpvelt, notre Esculape, avait été engagé à bord d'un east Judiaman hollandais, dans lequel il avait été employé comme aide-chirurgien; il y vieillit, espérant voir arriver le jour où il lui serait possible d'exercer ses grandes capacités de découpeur de chair. Mais rien n'était capable de remuer le courage boueux de ces bourgeois hollandais, dont l'antipathie contre la poudre était aussi forte que celle des quakers; de sorte que Van Scolpvelt s'attrista de manquer d'exercice et que les instruments de son métier se rouillèrent dans leurs boîtes. Tout le travail qu'il avait à faire à bord de l'east Judiaman consistait en celui de donner un enseto catharticus, un enoma ou simple déjection aux Hollandais ventrus, lorsque leur gloutonnerie avait dérangé les fonctions gastriques.[210]
Van Scolpvelt trouvait sa dignité et surtout celle de sa chère profession odieusement compromise par cette dégradante application de la science. Il accepta donc avec joie la proposition que lui fit de Ruyter de monter à son bord et de l'accompagner dans ses voyages.
—De Ruyter, disait le docteur, est un homme sensé, et généralement il me trouve assez d'ouvrage: cependant il a un défaut de caractère qui est inexplicable dans la nature d'un homme si libéral et si humain, ce défaut est celui d'approuver tous les païens préjugés de son barbare équipage, qui s'oppose toujours à l'amputation.
—Sur ce point, continua le docteur en s'adressant à moi, les Anglais sont les êtres les plus éclairés du monde. Votre gouvernement donne un prix pour tous les membres enlevés au tronc paternel: non-seulement l'opérateur est récompensé, mais encore la personne sur laquelle il opère, et souvent cette personne gagne davantage à être estropiée qu'à continuer les labeurs d'une vie de fatigues. Ainsi, moi, moi Van Scolpvelt, continua le docteur en s'animant, j'ai vu couper la jambe droite à un homme sur une frégate anglaise, et c'est bien la plus[211] magnifique opération que j'aie jamais vue de ma vie. L'homme était tombé du mât, de sorte que l'os du genou était passé au travers des téguments.
Le lendemain, le blessé reprit ses facultés, et nous commençâmes à travailler sur lui.
Si vous aviez été là, monsieur, votre cœur se serait réjoui.
C'était un glorieux sujet, et personne ne pouvait assister à l'opération sans plaisir et sans étonnement.
L'homme ne jeta pas un cri, ne fit pas une grimace, ne dit pas un mot. À la fin de l'opération, il tourna flegmatiquement sa chique dans sa bouche et demanda un verre de grog. S'il n'y avait eu qu'une bouteille d'eau-de-vie dans le monde, il l'aurait eue, le courageux marin. Je l'adorais!
Les Anglais sont de braves gens; ils ne sentent pas plus le mal que ce morceau de bois que le charpentier est en train de couper. Les patients doivent être tous comme cela.
Maintenant, monsieur, parlons de ce garçon qui est dans la cabine du capitaine. Si on voulait, je lui ôterais la jambe sans lui rien dire, et demain nous lui demanderions comment il se porte, s'il survit toutefois!
Eh bien! ce cas existant, il serait envoyé à l'hôpital pour le reste de sa vie: s'il meurt, rien de plus. En le soignant, pour le guérir sans fracturer sa jambe, il me faudra trois ou quatre mois: pendant ce temps, il mangera, il boira, et cela sans faire aucun ouvrage. De Ruyter ne pense nullement à l'inutilité de cette dépense; persuadez-le de me[212] laisser agir, j'ôterais la jambe au blessé avec si peu de douleur pour lui et avec tant de plaisir pour moi!
J'arrêtai brusquement les cajolantes lamentations du docteur en lui disant d'un air glacial:
—Si ma jambe n'était soutenue à mon corps que par un morceau de peau, et si un chirurgien essayait de me la couper, je le poignarderais avec ses propres instruments.
Le docteur me regarda d'un air surpris et méprisant, puis il mit sous son bras sa boîte d'instruments, avec laquelle il avait fait son discours, et se sauva en faisant autant de bruit qu'en fait la nageoire d'un requin, nageoire à laquelle ses pieds plats ressemblaient beaucoup. De Ruyter appela le docteur, et, tandis qu'il se rendait aux ordres de son chef, je m'amusai à jeter un coup d'œil sur sa figure extraordinaire. Il avait le corps petit, sec, sans séve, et, comme il s'était déshabillé dans l'espoir de faire cette opération, il me fut permis de le comparer à une énorme chenille au poil roussâtre.
La maigre figure de ce laid personnage était froncée comme celle d'un mandarin chinois, son crâne chauve entouré de longs cheveux d'un gris rougeâtre; les poils qui auraient dû former des sourcils, des cils et de la barbe, avaient déserté leurs postes respectifs et étaient pointillés çà et là sur ses maigres joues et sur son cou, pareil par sa longueur à celui du héron. Quatre ou cinq défenses irrégulières et incrustées de jaune s'élançaient de sa mâchoire comme de celle d'un sanglier, et sa[213] large bouche aux lèvres poisseuses achevait de compléter sa ressemblance avec un john dory (poisson). Ses yeux, petits et enfoncés, avaient pris leur couleur dans un mélange du rouge clair, du vert et du jaune.
Cependant, malgré l'amour immodéré que le docteur avait pour l'exercice de sa vocation, malgré son absurde et risible extérieur, il ne manquait pas d'une certaine habileté, et il était fort enthousiaste et fort instruit dans les mystères de sa profession. Quand il n'était pas activement occupé des soins à donner à ses malades, il lisait avec beaucoup d'attention de vieux manuscrits annotés sur toutes les pages par sa propre main, et ornés d'effrayantes opérations coloriées avec une férocité de conception inouïe.
Le costume ordinaire du docteur était composé de divers articles qu'il avait ramassés dans le quartier des malades, ou arrachés aux cadavres des sauvages. Quant à son âge précis, il était impossible de s'en former une idée, car il avait l'air d'une momie égyptienne ressuscitée.
Quand le docteur revint vers moi—après avoir causé avec de Ruyter—il ouvrit la main en faisant d'affreuses contorsions, comme s'il eût cherché à saisir une victime de son fanatisme; il était très-fier de cette main longue, crochue, étroite et osseuse comme la serre d'un oiseau de proie. De plus, elle était si maigre, qu'un soir, en rencontrant le docteur avec une chandelle cachée entre ses doigts réunis, je crus qu'il tenait une lanterne, et je voulus la lui emprunter. Van Scolpvelt trouvait sa main admirable de forme, et[214] surtout précieuse pour son utilité, car, ainsi qu'il le disait, «n'importe à quelle profondeur va une balle, je puis la suivre,» et il avançait un affreux doigt, orné d'une antique bague en escarboucle montée en argent.
Je descendis avec le docteur à l'infirmerie pour voir les blessés, et sans mots de commisération ni d'encouragement pour les uns et les autres, il se mit à l'ouvrage, maniant sa sonde avec la même indifférence que mettrait un homme à bourrer sa pipe.
Quand le chirurgien eut sondé, coupé ou touché ceux qui n'étaient que légèrement blessés par les lances ou par les coups de mousquet, de Ruyter lui fit regarder l'égratignure que j'avais à la poitrine. Il l'examina attentivement, et narra aux spectateurs la physiologie de cette partie du corps, harangue sur l'action et sur l'effet que produit le poison indien. Il s'étendit avec complaisance sur la subtilité avec laquelle il s'infuse par absorption dans le corps, et surtout par le moyen de la circulation du sang par le système nerveux.
—Pour vous dire toute la vérité, reprit le passionné docteur en admiration devant lui-même, ce poison, après avoir empoisonné, paralysé et miné son chemin à travers la cosse et la coquille, commence à manger l'amande; ensuite il arrive aux extrémités, qu'il détruit, puis il assemble et concentre ses forces jusqu'à ce que le venin touche le cœur. Quand le malade est saisi de convulsions, le poison a atteint son but, car il tue dans sa dernière étreinte.
Telle était la joyeuse chanson que le médecin hollandais chantait à mes[215] oreilles pendant qu'il faisait rougir un fer qu'il appliqua sur ma poitrine d'un air plein de sensualité.
Si cette opération mit un obstacle à l'agréable voyage du poison dans mon corps, elle changea une légère blessure en une horrible plaie qui me fit longtemps souffrir.
Quand Van Scolpvelt examina pour la seconde fois la blessure vraiment dangereuse du pauvre matelot suédois, il se replongea à plaisir dans une description des muscles et des nerfs déchirés du cou-de-pied.
—La gangrène et la mortification des chairs sont, dit-il, les moindres choses qui suivront cet affreux coup, et si le pied n'est pas amputé de suite au-dessus de la cheville, dans vingt-quatre heures je serai obligé de couper la jambe entière jusqu'à la hanche, mais avec peu de probabilité de lui conserver la vie, car généralement le malade meurt pendant l'opération.
Le pauvre blessé cria, supplia le docteur, et s'adressa à moi; je fis appeler de Ruyter, qui défendit énergiquement l'opération.
Pour se dédommager un peu, le chirurgien donna l'ordre de maintenir le malade immobile, puis il se mit à travailler sur lui avec autant de satisfaction et d'adresse qu'un Indien en met à scalper son ennemi. Heureusement, le pauvre garçon devint insensible à cette horrible torture; le docteur le regarda d'un air surpris, et dit en riant:
—Pourquoi a-t-il crié, pourquoi s'est-il évanoui comme une jeune[216] fille? En vérité, je lui gratte seulement l'os.
—Docteur, dit de Ruyter, vous ressemblez à une vieille cuisinière qui, mettant un jour dans un pâté brûlant des anguilles vivantes, leur frappait sur la tête en leur criant: «Restez donc tranquilles, folles que vous êtes!»
Quand le Suédois reprit ses sens, de Ruyter lui donna un verre d'eau-de-vie et ne laissa plus le docteur tourmenter le malade, il en prit soin lui-même.
En dépit des prédictions de Van Scolpvelt, mon protégé recouvra la santé et l'usage de sa jambe. J'ai parlé assez longuement de ce garçon, parce que j'aurai à raconter dans la suite de cette histoire sa mélancolique et triste destinée.
Nous n'avancions que très-lentement vers le but de notre voyage, car nous étions fréquemment forcés de mettre le vaisseau en panne; malgré ces contre-temps, dont s'impatientait de Ruyter, je passai les longues heures du jour d'une manière fort agréable, car nous avions à bord une foule d'amusements. La douceur de la température, jointe à la sobriété de nos natifs, rendait le grab plus facile à gouverner que ne le sont[217] généralement les vaisseaux équipés d'Européens. Ceux que nous avions à bord avaient été choisis avec un grand soin, et ils avaient tous des situations responsables sur le vaisseau. De Ruyter n'était pas seulement un hardi et excellent commandant, mais encore un admirable compagnon, de sorte qu'il m'était impossible de trouver une cause pour me plaindre de ma situation.
Après avoir quitté les îles Laquedives, nous nous arrêtâmes à Diego-Rayes pour y prendre du bois et de l'eau, et après avoir passé les îles des Frères, nous dirigeâmes notre course vers le sud. À quelques jours de là nous nous trouvions entre le grand banc de Galapagos et les îles de Saint-Brandan.
Un matin, l'homme stationné sur le mât cria:
—Deux voiles étrangères à l'ouest! elles sont dans notre chemin.
Une rafale de brouillard et de pluie nous surprit, et pendant quelque temps nous perdîmes de vue les voiles étrangères. Quand la rafale fut passée, elles devinrent encore visibles. J'appelai de Ruyter.
—J'aperçois deux frégates, lui dis-je, et je les crois françaises, du port de Saint-Louis, dans l'île Maurice.
—Elles peuvent l'être, dit-il, mais j'en doute; donnez-moi le télescope. Trop élevées hors de l'eau, murmura de Ruyter, voiles trop sombres, carène trop courte, et les vergues ne sont pas assez carrées pour être françaises; non, ce ne sont pas des Français. Lâchez les voiles, revirez le vaisseau près du vent.[218]
En voyant exécuter cet ordre, le premier vaisseau étranger revira aussi pendant que l'autre continuait sa course. Nous ne faisions tous que tourner contre le vent, qui était très-léger. La première frégate manœuvrait remarquablement bien, et laissait sa compagne en arrière. Mais cependant sa vitesse n'était pas comparable à la nôtre. Toutes nos craintes étaient de voir tomber le vent, ou de perdre la frégate de vue, ce qui arriva après le coucher du soleil. Pendant la nuit, nous fûmes sur le qui-vive, et de Ruyter ne permit pas de lumière, dans l'appréhension que le grab fût aperçu par les frégates.
Nos ponts étaient arrangés pour l'action, les canons apprêtés, et les petites armes furent montées et disposées en faisceaux, non dans la vaine espérance de pouvoir attaquer la frégate, mais dans celle de prévenir les tentatives qu'elle pourrait faire si elle essayait de nous aborder avec les bateaux.
Au milieu de la nuit une légère brise s'éleva du canal de Galapagos, et nous fîmes une longue course vers l'est; puis le vent changea, et la nuit devint tout à fait obscure.
Les frégates ne montraient aucune lumière, et rien ne pouvait nous révéler la position qu'elles avaient prise.
Notre désir était de gagner le groupe d'îles des Frères, et de nous y cacher pour éviter leur rencontre; car, selon toute probabilité, elles devraient tenir position entre nous et le port, dans la direction duquel nous naviguions quand elles nous avaient aperçus.
Le vent était si bas que le grab se mouvait à peine, et la nuit si[219] obscure que nos télescopes ne pouvaient servir.
Nous attendîmes donc le jour avec une horrible anxiété.
Enfin les sombres nuages de l'est commencèrent à disparaître et à changer leur couleur, qui devint pourpre et frangée d'une teinte orange; le cercle de l'horizon s'élargit, et chaque figure s'éclaircissait en considérant le lever de l'aurore. De Ruyter était debout sur un canon, regardant évaporer une épaisse masse d'obscurs nuages sur le côté opposé au vent, quand tout à coup il cria:
—La voici!
Je suivis la direction des yeux de de Ruyter, et je vis une des frégates sortir comme une île de la vapeur dont elle était enveloppée. Elle nous vit, car elle vira dans notre sillage et chargea toutes les petites voiles qu'elle avait. Elle était à peu près à neuf ou dix milles derrière nous; sa compagne se trouvait encore en arrière et à une très-grande distance. Nous mettions tous nos soins à arranger le grab, et nous déployâmes toutes les voiles qu'il avait, puis les vieux effets furent jetés à la mer.
Après avoir examiné la frégate pendant quelques instants, de Ruyter nous dit:
—Par le ciel! elle navigue bien; je crois qu'elle marche aussi vite que nous, et sa rapidité m'étonne d'autant plus que je ne connais pas de vaisseau qui puisse égaler le grab en légèreté. Ce doit être une frégate nouvelle et récemment arrivée d'Europe. D'ailleurs, avec cette[220] assiette, le grab n'est pas lui-même. Je n'aime pas l'apparence du temps; quand le soleil se lèvera, nous n'aurons plus d'air. Il faut donc tout préparer pour ce changement.
Deux heures après, l'eau devint calme. Le soleil sortit du sein des flots comme un globe de feu; il avait l'air terrible, et on ne pouvait qu'avec peine supporter ses rayons, car ils brûlaient jusqu'à la cervelle. J'étais à chaque instant obligé de fermer les yeux; son éblouissant éclat me privait de la vue.
Malgré l'étouffante chaleur qui embrasait l'air, la frégate osa envoyer ses bateaux à notre poursuite; et, en admirant la hardiesse de cette chasse dangereuse, de Ruyter s'écria:
—Ces garçons travaillent inutilement; à midi, nous aurons un vent de mer, ils seront obligés de se rappeler qu'ils perdent du temps.
Comme l'avait prédit notre commandant, vers midi, des bouffées de vent commencèrent à agiter légèrement la surface de la mer; puis un faible courant d'air souleva la girouette ornée de plumes. Nous étendîmes nos mains vers le ciel, comme pour retenir le vent. Les légères voiles de coton du haut le sentirent les premières, et, au lieu de s'attacher au mât comme si elles y avaient été collées, elles se gonflèrent et prirent leur forme arquée.
—On croirait, dis-je à de Ruyter, que vous avez une communication avec les éléments.
—C'est vrai, me répondit-il, toute ma vie je les ai étudiés; mais l'existence d'un homme est trop courte, elle ne lui permet pas d'en[221] pénétrer les mystères. Les éléments sont un livre sur lequel un marin doit toujours avoir les yeux attachés, car il est continuellement ouvert devant lui. Ceux qui ne se livrent pas à cette constante étude ne doivent pas accepter la responsabilité de l'existence des hommes qui se confient à eux.
Nous vîmes la frégate hausser son signal de rappel pour ses bateaux, et donner l'ordre, par signe télégraphique, à sa compagne de se mettre en panne à quelque distance de nous, pour nous intercepter le chemin, si, pendant la nuit, nous tentions de gagner l'île de France. De Ruyter avait une copie des signaux de l'amirauté et de ceux des vaisseaux de guerre. Cette copie lui fut extrêmement utile en plusieurs occasions. Nous continuâmes à avancer vers l'île la plus proche de nous; le vent augmenta de force, et nous fûmes forcés de carguer nos petites voiles. De Ruyter s'impatientait de voir que le grab ne devançait pas la frégate, comme il l'avait toujours fait lorsqu'il était poursuivi par un vaisseau hostile.
—Il est embarrassé dans ses mouvements! s'écria de Ruyter.
Et, pour alléger le grab, les étais du mât furent relâchés, le bateau de la poupe retranché, et les ancres qui pressaient sur l'avant du vaisseau furent mises plus en arrière; puis de Ruyter donna l'ordre aux hommes de venir sur l'avant du vaisseau, chacun avec une balle de dix-huit livres dans les mains; ensuite il les transporta de place en place; mais, malgré tout cela, nous avancions avec une très-grande peine.[222]
—Le cuivre du grab a été gâté, dit de Ruyter, par la maudite vase de Bombay.
—Oui, répondis-je, et la frégate est un vrai clipper (vaisseau rapide).
Le soleil se coucha dans un nuage de sang, la brise fraîchit, et, vers onze heures du soir, étant rapprochés de la terre, de Ruyter se détermina à gagner le côté de l'île opposé au vent et d'y jeter l'ancre. Nous le fîmes, espérant que la frégate continuerait sa course vers le vent et qu'elle nous perdrait de vue. Cependant nous restâmes toute la nuit sur le qui-vive, et ceux qui dormaient avaient leurs armes toutes prêtes.
Le docteur avait, pour respirer l'odeur du sang, un nez aussi subtil que celui du tigre; aussi, après avoir fait une plate-forme de caillebotis dans le fond de la cale pour ses blessés futurs, il passa sa tête hors de l'écoutille pour demander à quel heureux moment le massacre commencerait, et il sollicita de deux garçons la promesse de lui servir d'aides.
Dès que la nuit eut obscurci le ciel, Van Scolpvelt se hasarda sur le pont en tirant derrière lui un bandage aussi long qu'un câble, qu'il roulait adroitement autour de ses doigts.[223]
—Mon cher garçon, me dit le docteur, il est temps que je vous instruise. Asseyez-vous pour une minute sur ce canon, je vais vous montrer comment il faut s'y prendre pour appliquer un tourniquet.
En disant ces amusantes paroles, Van Scolpvelt en tira un de son ceinturon.
—Vous êtes absurde, docteur, laissez-moi tranquille, j'ai bien autre chose à faire qu'à perdre mon temps à vous écouter.
—Ah! vous êtes jeune et entêté. Tous les hommes doivent savoir comment on applique un tourniquet, car si ce n'est pas fait avec promptitude, je perds mon patient et le blessé meurt.
Appelé à l'arrière par le rais, je quittai le docteur, qui se dirigea vers de Ruyter en le suppliant de se laisser enseigner comment il fallait mettre les doubles bandages et les bandages en travers. De Ruyter accueillit avec brusquerie la prière du docteur, qui descendit en murmurant:
—Le manque de sommeil crée la fièvre, la fièvre enfante le délire, et le délire amène la folie.
Quelques instants après, Van Scolpvelt fit une seconde apparition sur le tillac, une bouteille et un verre à la main. Il supplia de Ruyter, il m'engagea, il invita l'équipage à prendre un verre de son eau, en disant:
—C'est un breuvage rafraîchissant; il calme la chaleur du corps, il est même plus doux dans ses effets et plus utile que le sommeil.
De Ruyter, qui voulait réparer l'emportement de sa rebuffade, prit un verre de cette eau, en nous assurant que nous pouvions sans danger[224] satisfaire la fantaisie du docteur, parce que son breuvage n'était que de l'acide nitrique et de la soude.
En voyant de Ruyter si docile à suivre ses conseils, Van Scolpvelt tira de nouveau de sa poche quelques brasses de bandages; mais, à la vue de l'énorme ruban qui se déroulait entre les mains frémissantes du chirurgien, de Ruyter se sauva en criant.
Alors le docteur s'attaqua à moi, mais je pris la fuite. À défaut d'auditeurs et de commentateurs sérieux, il se rejeta sur l'équipage; mais celui-ci repoussa insensiblement tous les efforts de cette verbeuse éloquence, qui tendaient à lui faire ingurgiter la précieuse composition.
Désespéré de l'insuccès de ses tentatives, le docteur absorba furieusement un grand verre de son eau, et il aurait infailliblement vidé la bouteille, s'il n'avait songé que, se trouvant sans moyens de défense, les malades lui en épargneraient la peine; en conséquence, il se précipita à travers les écoutilles dans la salle de ses triomphes.
J'attendais le jour avec anxiété, car j'étais harassé de fatigue. Habitués à de pareilles scènes, les vieux marins dormaient profondément, couchés à leur poste, tandis que de Ruyter marchait sur le pont avec un télescope de nuit dans les mains.
À la première et soudaine lueur du jour, nous fûmes très-étonnés de voir la frégate amarrée à trois milles de nous. Elle était stationnée près de la terre, et sa carène nous était cachée par de hauts rochers qui s'avançaient dans la mer. Ces rochers nous avaient empêchés de la voir[225] pendant la nuit.
Les yeux vifs et perçants de de Ruyter découvrirent la frégate avant que celle-ci nous eût aperçus.
Notre câble fut vivement coupé, et le grab mit à la voile avec la rapidité de l'éclair.
La frégate nous suivit bientôt; mais elle avait à naviguer autour d'un sombre rocher de corail, qui était semblable à un énorme crocodile.
Les sinuosités qu'elle eut à suivre, en ralentissant sa marche, nous permirent d'avancer considérablement.
Nous allégeâmes de nouveau le grab, en jetant à la mer toutes les inutilités et du lest; mais, craignant d'être obligé de mettre en panne, de Ruyter disposa sérieusement les préparatifs du combat.
La brise était tombée, et à dix heures la frégate se trouvait à quatre milles de nous et commençait à préparer ses bateaux. Aidés par un peu de vent, et avec une peine infinie, nous réussîmes à continuer notre course. En voyant notre fuite, la frégate envoya sept bateaux à notre poursuite.
—Il n'y a pas d'espérance de vent jusqu'à ce soir, dit de Ruyter, et des efforts surhumains n'empêcheraient pas les bateaux de la frégate de gagner sur nous d'ici à trois ou quatre heures.
Après un instant de silence pensif, le beau front de de Ruyter devint sombre, et son regard ferme et sans peur parut attristé.
—Trelawnay, me dit-il en m'attirant à lui, voyez-vous là-bas ce rocher, celui qui s'avance hardiment dans la mer? il est blanchi par le soleil[226] et possède des cavernes creusées par le temps. Il n'y a point de végétation dans les fentes de son granit, non plus que dans son entourage; il reste là comme une sentinelle surveillante de l'île. Vous remarquerez par la couleur et par la tranquillité de l'eau qu'elle est très-profonde de ce côté, et vous voyez une longue ligne semblable à un banc de poissons, s'étendant aux alentours en forme de croissant: c'est un sillon de corail blanc dont l'île abonde.
Maintenant, voici le but de ma description: je désire que le grab tourne le roc, mais vous vous en tiendrez à une certaine distance pour éviter le cap. Placez des hommes à la barre et à l'avant pour veiller aux écueils. Là, nous trouverons une petite place sablonneuse abritée contre les vents alizés qui soufflent à cette époque, et tout y est si bien protégé par les bancs, les rocs et les courants, que personne ne voudrait en approcher, à moins d'en connaître parfaitement les difficultés; car si le moindre vent chasse le vaisseau, ou si les vagues sont gonflées par la brise, tout est en commotion et fort dangereux même pour un léger bateau, car le corail coupe comme l'acier. Par un vent même modéré, le plus hardi navigateur n'ose pas s'aventurer à quelques lieues du rivage; les fortes lames qui s'élèvent entre cette île et le grand banc de Baragas sont très-redoutables.
Les montagnes de vagues sont brisées—comme des armées régulières par des guérillas—par ces rochers sans nombre dont vous voyez les sommets se réfléchir dans les eaux; alors la mer, retenue mais non arrêtée,[227] couvre la moitié de l'île d'écume et de débris; de l'autre côté, rien ne s'oppose à la course de la mer, et le mugissement de ses vagues étouffe, dans un sourd roulement, le bruit du plus violent tonnerre. Dans la brèche qui conduit au rocher, brèche qui ne semble pas plus grande qu'un nid d'albatros, nous placerons le grab en travers pour donner le combat à ces hommes qui se battent par amour avec autant de férocité que les autres le font guidés par la haine. Avec mes hommes, je pourrais vraiment les rencontrer sur un meilleur terrain, et sans en craindre le résultat.
Mais les jours de la chevalerie sont passés; la ruse, la fourberie et la finesse constituent aujourd'hui l'art de la guerre. Je désire épargner l'effusion du sang, mais il faut que je défende le grab, et je le défendrai à tout hasard, même si la frégate venait côte à côte de nous. Les sauvages malais nous ont appris que la mort était préférable aux prisons. Si tous les hommes pensaient ainsi, il n'en existerait pas. Qu'en dites-vous, mon garçon?
—J'adore les combats, et je déteste l'air impur!
—Mais ils sont...
—J'en suis fâché; les dogues, vous le savez, se battent contre leurs propres parents, et je ne suis pas un métis: je montrerai ma race.
De Ruyter sourit, et je le quittai pour aller encourager les hommes, placer les sentinelles et donner des ordres au timonier.[228]
Suivant le plan tracé par de Ruyter, à deux heures de l'après-midi, nous tournions autour du roc. La frégate était en panne au nord, à l'extrémité de l'île. Ses bateaux gagnaient sur nous rapidement. Quand nous fûmes encapalés parmi les battures et renfermés par le rivage, nous les perdîmes tous de vue, car ils étaient cachés à nos yeux par la proximité du roc. Je fis ferler toutes les voiles, et nous prîmes position à l'entrée intérieure de la petite baie. Des haussières furent suspendues à l'avant et à l'arrière du grab, et, avec une peine inouïe, nous réussîmes à les attacher au roc.
De Ruyter rassembla tous ses hommes; il n'y en avait que cinquante-quatre en état de porter les armes, et parmi eux plusieurs étaient fort ignorants dans l'art de s'en servir.
Tout était prêt, et un pénible silence régna sur le pont pendant qu'on attendait les bateaux, qui traversaient difficilement le cap.
Malgré mon insouciance habituelle et mon ardeur pour les combats, je ressentais une singulière émotion. Ne me trouvais-je pas ligué avec des Maures au teint bruni contre mes compatriotes aux cheveux blonds?[229]
Quand le premier bateau parut, nous entendîmes leur cri d'encouragement, répété de bateau en bateau jusqu'à ce qu'il s'éteignît dans les murmures de l'Océan. Mon cœur battait tumultueusement dans ma poitrine, et des gouttes de sueur glacée tombaient de mon front.
Il régnait sur le grab un écrasant silence, et des pensées peu agréables commençaient à s'emparer de moi, lorsqu'elles furent chassées par la voix expressive, claire et vibrante de de Ruyter, qui s'avançait vers ses hommes le pas ferme et le regard tranquille, leur disant:
—Allons, répondez par le cri de guerre arabe; il n'est point dans vos habitudes d'être silencieux. Regardez si le premier des bateaux est à la portée des canons.
Je fis feu.
—Ce canon, dit de Ruyter, est trop élevé. Je vais essayer celui-ci; apportez une mèche. Oui, c'est cela.
Le boulet partit en ligne droite, frappa l'eau, bondissant comme une balle de crosse (jeu anglais), et passa au-dessus du premier bateau.
J'ai oublié de dire qu'en tirant le premier coup nous avions hissé les couleurs françaises, et que chaque bateau de la frégate avait l'union jack[1].
Quand les bateaux furent tous réunis, nous vîmes qu'ils tenaient conseil. À la fin d'une courte séance, ils se divisèrent en deux parties et avancèrent le long du cap; peu effrayés de notre défense, ils répondaient à chaque coup de canon par ce cri: «Courage!» en hâtant[230] leur course vers nous.
—Regardez, de Ruyter, dis-je à mon ami peut-être avec un peu d'exaltation; regardez quel courage héroïque! Un des bateaux, atteint par un boulet, coule à fond, et les autres ne s'arrêtent même pas pour ramasser les hommes! Ils étouffent leurs souffrances et le désespoir de leurs pertes sous des acclamations aussi joyeuses que s'ils se réjouissaient au milieu d'un festin.
De Ruyter me répondit froidement:
—Butin, promotion, habitude font beaucoup. Maintenant donnons-leur une volée de balles: il faut que nous estropiions les chefs.
J'étais placé à l'avant du vaisseau, et presque tous les Européens étaient placés sous mon autorité. Après m'avoir donné les derniers ordres, de Ruyter se mit à l'arrière, entouré de ses Arabes, sur lesquels il avait une grande influence.
Un autre bateau chavira, et les pertes des Anglais devenaient évidemment si effrayantes, que nous les entendions s'appeler audacieux! Ils l'étaient certainement, et nous les vîmes délibérer avec attention sur la manière qu'il fallait employer pour avancer avec plus de vitesse; quant à reculer, ce mot n'était pas connu parmi des hommes que le succès avait rendus présomptueux.
Le plus lourd de leurs bateaux avait une caronade de dix-huit livres; il était rempli de matelots, et il s'avança à l'attaque avec sa barge. J'entendis l'ordre de give way, my luds! (avançons, mes garçons!) et,[231] protégés par un feu bien nourri qui porta quelques dommages sur notre bord, ils s'approchèrent rapidement. Nos ennemis avaient supporté une fatigue énorme, et l'atmosphère était chargée d'un air aussi brûlant que celui qui sort de la bouche d'un fourneau. Il était évident qu'ils ne s'étaient attendus ni à une aussi chaleureuse réception ni à un combat aussi inégal. Le désespoir de leur bravoure caractéristique semblait seul les exciter à continuer.
Cinq bateaux de leur petite escadre vinrent côte à côte de nous, et nous fûmes forcés de repousser leurs attaques à l'aide de nos lances et de nos petites armes. Cependant quelques-uns des plus actifs grimpaient dans nos chaînes, et, quoique toujours repoussés, ils renouvelaient leurs tentatives pour gagner le bord. Pendant que nous étions tous occupés à soutenir le feu de l'avant, la barge passa à travers la proue; une brise et une légère houle tournèrent la proue du grab vers la terre, et plusieurs Anglais se précipitèrent sur le tillac. Cette action imprévue captiva notre attention, et de petites bandes en profitèrent pour aborder à l'arrière.
J'aperçus un lascar dont j'avais, quelques minutes auparavant, tancé la poltronnerie, qui se glissait vers l'écoutille. Toutes étaient fermées, à l'exception de la principale, sous laquelle le docteur devait recevoir les blessés, et de Ruyter, qui se méfiait du courage des matelots de Bombay, avait ordonné à Van Scolpvelt de ne permettre à personne (à l'exception des blessés et des porteurs de poudre) de descendre ou de monter.[232]
—Docteur, avait ajouté de Ruyter en riant, coupez les jambes des lâches qui déserteront leur quartier.
—N'ayez pas peur, capitaine, répondit Van Scolpvelt en saccadant ses mots dans un ricanement joyeux; connaissant le mauvais exemple de la poltronnerie et la rapidité avec laquelle se répand une terreur panique, je ne manquerai pas les petits hérons.
Je laissai au lascar le temps de gagner l'entrée des écoutilles, et, au moment où il posait le pied sur la première marche de l'escalier, je lui cassai la tête d'un coup de mousquet, et il tomba lourdement sur le dos de Van Scolpvelt, qui était déjà en train de tenailler les jambes d'un déserteur. Mais je ne pus répondre aux acclamations de surprise que poussa notre chirurgien, car je reçus en pleine poitrine un affreux coup de couteau.
—Regardez sur la proue à tribord! me cria de Ruyter, qui, à la tête de ses Arabes, ravageait le pont.
Nos adversaires se battaient avec un courage téméraire; les blessés se cramponnaient aux cordages et combattaient vaillamment. Après les avoir repoussés dans les bateaux ou jetés dans la mer, nous les crûmes vaincus; mais ils s'efforcèrent encore de grimper sur le vaisseau. Mes veines semblaient remplies d'une lave brûlante; je ressentis une surexcitation si vive qu'elle me rendait presque fou, et, quoique plusieurs parties de mon corps fussent coupées et mutilées, je ne ressentais aucune douleur.
Deux bateaux ennemis coulèrent encore à fond, et les Anglais qui se trouvaient à bord du grab cessèrent bientôt d'opposer une inutile[233] résistance. J'en entendis un qui disait d'un ton vivement peiné:—Que je sois damné si je baisse pavillon devant un nègre, n'importe comment il me traitera!
Pour mettre en repos sur ce point la scrupuleuse délicatesse de ces hommes, je leur dis avec bienveillance:—Allons, mes garçons, rendez vos armes; je vais vous faire donner une chose qui vous est plus utile en ce moment-ci, un morceau de porc salé et un bon verre de grog.
—Bien, dit un homme en se tournant vers ses compagnons; tout est fini, tout; et quoique ce jeune officier ne soit pas habillé, il parle comme un chrétien.
Les Anglais qui étaient restés à l'avant du vaisseau vinrent à moi, et me tendirent silencieusement leurs armes.
Après l'action, de Ruyter me raconta qu'aussitôt que Van Scolpvelt avait appris que j'étais l'auteur de la mort du lascar, il était monté sur le pont, et qu'au milieu des clameurs du combat il avait crié d'une voix de stentor:
—Trelawnay a agi contrairement aux ordres; il m'a volé d'une manière inadmissible un excellent patient, un patient dont j'avais guetté les allures, et sur lequel je me proposais d'essayer un nouvel instrument de mon invention.
—Et, ajouta de Ruyter, le docteur me poursuivait dans tous les coins du vaisseau, tenant à la main le fameux instrument, qu'il nomme un hexagone, et cet hexagone coupe, dit-il, les chairs sans causer la moindre douleur.[234]
Quand de Ruyter fut parvenu à se débarrasser de Van Scolpvelt, ce dernier, tout en regagnant son poste, continua le cours de ses désolantes plaintes.
—Quel mépris de la science! s'écria le pauvre docteur; certainement Trelawnay complote pour arriver à flétrir dans leur germe les plus belles espérances de ma philanthropie. Ce magnifique instrument restera peut-être inconnu, peut-être incompris!
Cette dernière crainte bouleversa tellement l'esprit du docteur, qu'oublieux de la défense faite par de Ruyter, il reparut sur le pont, cherchant du regard un blessé, un mourant ou un mort. Le souhait du docteur se réalisa: un pauvre matelot, frappé au cœur par une balle, alla tomber sans vie à ses pieds. Van Scolpvelt fondit sur le malheureux comme un faucon sur sa proie; il le saisit par les bras, donna au corps la forme d'un Z, et, l'enlevant sur son épaule avec une force miraculeuse, il se dirigea vers l'écoutille en murmurant:
—Eh bien! si je ne puis essayer ma scie sur un patient vivant, je l'essayerai du moins sur un sujet mort!
Nous avions ordonné à quelques-uns de nos hommes de prendre possession des bateaux et de la barge de l'ennemi, qui se trouvaient côte à côte du grab, pendant que le cutter et un autre bateau rempli d'officiers[235] fuyaient en pleine mer. Mais une poignée de matelots, guidés par un officier, s'opposa à l'opération, revint à la charge, et tenta de se frayer à l'arrière un passage jusqu'à de Ruyter.
Soit qu'ils voulussent, d'un commun accord, s'attaquer au commandant de notre sombre équipage, soit que l'officier eût l'intention de se mesurer avec mon ami, soit encore qu'il ne voulût être désarmé que par un égal, toujours est-il qu'il se fraya bravement un passage au travers de la foule compacte des marins.
De Ruyter comprit le véritable désir de l'officier, car il cria impérieusement:
—Retirez-vous, Arabes, laissez passer le chef, mais seul!
Au lieu de rendre son épée, ainsi que je m'y étais attendu, l'officier s'élança vers de Ruyter avec l'impétuosité de la foudre. Sa taille, vigoureusement élancée, égalait la souplesse de celle de l'ennemi qu'il voulait combattre. La résolution de l'officier parut sourire à de Ruyter, car sa figure se dilata, et un éclair jaillit de ses yeux expressifs et perçants.
De Ruyter tenait un pistolet dans la main gauche, et sa main droite s'appuyait sur une courte épée d'abordage. À plusieurs reprises, et presque inutilement, il ordonna aux matelots de s'éloigner de lui, les menaçant de ses armes s'ils n'obéissaient pas. Enfin l'espace fut laissé libre, et les deux champions se trouvèrent en présence.
L'arme de l'étranger, espèce de coutelas fait d'un mauvais métal, plia[236] comme un cerceau quand il se frappa contre la garde de l'épée de de Ruyter, qui se tenait seulement sur la défensive. À ce moment critique, et croyant en danger la vie de son capitaine, le cuisinier du grab, un noir de Madagascar, s'arma de son couteau, et il allait le plonger dans la poitrine de l'officier anglais, lorsque de Ruyter, qui s'était aperçu du mouvement, changea de position, lui cassa la tête d'un coup de pistolet, et dit à l'étranger:
—Allons, lieutenant, vous avez agi en brave, et il fait trop chaud pour nous donner des coups d'épée. Vous oubliez que vous êtes sur le vaisseau d'un ami. Allons, allons, jetez votre arme!
En entendant les bienveillantes paroles de de Ruyter, je m'élançai vivement vers l'officier, et après un court examen de ses traits, je m'écriai avec joie:
—Aston! Comment, c'est vous, Aston?
Aston jeta son épée et me regarda avec surprise. Il pouvait à peine distinguer une figure humaine au travers du voile de sang, de sueur et de poudre qui me masquait le visage.
—Ah! dit-il, je vous vois tous deux maintenant: le bien connu de Ruyter, qui se nommait autrefois de Witt, laborieux marchand de Bombay, et... et vous!
Aston me considéra tristement, et reprit, après m'avoir laissé comprendre par un muet reproche combien il blâmait ma conduite:
—En luttant contre un équipage commandé par deux pareils hommes, nous n'avions aucune chance de succès; il était ensuite impossible de vous prendre dans une position si bien fortifiée; nous avons inutilement[237] perdu les plus braves garçons de notre vaisseau. Quelle sottise ou quelle folie! Je ne sais de quel terme qualifier notre témérité; mais elle vient de l'ignorance du nom de l'ennemi que nous voulions combattre.
Quelques-uns des hommes appartenant à la frégate essayaient encore de se sauver, et deux bateaux partis pendant la confusion tentaient de s'emparer d'un troisième dont nos Arabes avaient pris possession; de sorte qu'il y avait encore de temps en temps des coups de canon et de pistolet. Irrité de l'entêtement des vaincus, de Ruyter s'avança vers Aston et lui dit d'un ton grave:
—Je vous en supplie, monsieur, parlez à vos hommes. S'ils désirent profiter des usages de la guerre, ils doivent abandonner des efforts inutiles pour soutenir une opposition plus longue; leur lutte est une folie, plus encore, une déloyauté. Je ne puis m'opposer, en face d'une attaque, à la défense de mes gens; mais, après avoir baissé leur drapeau, vos hommes ne doivent ni fuir ni essayer de reprendre leurs bateaux; et, croyez-le bien, lieutenant, le seul désir qui dicte mes paroles est celui d'éviter l'effusion du sang.
Aston sauta sur le devant du navire, et ordonna aux hommes qui se battaient dans la barge de venir à bord du grab.
Quand cet ordre fut exécuté, Aston se tourna vers de Ruyter et lui dit en souriant:—Permettez-vous à ceux qui sont partis de profiter de leur chance?
—Certainement, répondit de Ruyter; je n'ai besoin ni de bateaux ni de prisonniers; cependant il faut que je remplisse le devoir qui m'oblige[238] de garder ceux que je possède, quoique je sois excessivement contrarié de les avoir. Je n'ai jamais de ma vie gagné une bataille aussi inutile, et non-seulement j'ai perdu mes meilleurs hommes, mais encore les services momentanés de ceux qui sont entre les mains du docteur.
—Un succès continuel, fit observer Aston en contemplant avec tristesse les débris de sa petite flotte, rend trop confiant, et en voici les résultats.
—Non, dit de Ruyter, c'est au contraire cette confiance qui assure votre succès dans presque tout ce que vous entreprenez. Toutes les nations ont eu leur tour, et aussi longtemps qu'elles se sont crues invulnérables, elles l'ont été. Quand elles commencent à douter de leurs forces, elles ne sont plus victorieuses. Il faut que ces races—de Ruyter désigna un drapeau américain qui couvrait une écoutille—prennent l'essor en haut, c'est leur station... Mais, Trelawnay, conduisez votre ami en bas, traitez-le en frère. Mon Dieu, garçon, qu'avez-vous? je ne vous croyais que très-légèrement blessé!
En prononçant ces paroles, de Ruyter s'élança sur moi, et la promptitude de ce mouvement amortit ma chute, car je tombai sans connaissance.
Depuis quelques instants, Van Scolpvelt se promenait sur le pont, examinant, additionnant, récapitulant avec une indicible satisfaction la riche moisson de patients que la bataille lui avait faite. Malgré la joie qui remplissait le cœur du bourreau Esculape, un froncement de sourcils très-prononcé accompagnait son regard lorsqu'il rencontrait, dans les évolutions de sa promenade fantastique, la figure[239] bienveillante et douce d'un médecin anglais qui avait suivi Aston sur le grab, et auquel, par l'autorisation de de Ruyter, devaient être confiés tous les blessés de sa nation, beaucoup plus nombreux que les nôtres, et qui ne prétendaient nullement aux soins de Van Scolpvelt, bien au contraire, et il en eut l'irrécusable preuve.
Occupé à chercher dans le groupe des malades de son confrère un cas d'amputation, afin de tenter une seconde épreuve de son nouvel instrument, Van Scolpvelt fut interrompu dans son ardente et silencieuse perquisition par la voix d'un matelot qui disait avec l'accent d'une frayeur jouée:
—Tom, mon ami, regarde; voici un Indien, un diable, un cannibale, il va enlever le paillasson de nos têtes (c'est-à-dire nous scalper), nous hacher en morceaux, et ensuite il nous servira sous le nom de porc salé aux mauricauds qui seront assez forts pour se mettre à table à l'heure du dîner.
—Que je sois damné, répondit l'homme appelé Tom, si je n'oppose pas à la fourchette de ce vieux Belzébuth la défense d'une bonne cuiller!
Et il ramassa une des cuillers à balles.
Offensé par ces séditieuses paroles, l'opérateur vint pour se plaindre à de Ruyter au moment où je perdais connaissance.
En me voyant tomber, Van Scolpvelt se frotta les mains, se pencha vers moi, et dit en souriant d'un air content de lui-même:
—Je savais bien qu'il succomberait. Lorsque je l'ai vu blessé à la[240] figure, je lui ai offert mes soins, mais il les a refusés, il a ri,—ri! Il ne rira plus maintenant. Oui, en vérité, il se croit plus savant que moi, plus savant que le docteur Van Scolpvelt!... Je préférerais fumer ma meershaun (pipe) dans le magasin à poudre que de prendre la peine de le saigner, car il est aussi entêté, aussi opiniâtre qu'une femme. Il a tué mon patient; n'aurait-il pas été plus simple, plus juste et surtout plus utile de me laisser scier les jambes du lascar? Mais non, il aime à tuer, c'est la passion de sa nature brutale, féroce, indomptable. Enfin, il a reçu sa punition, car ceci est un jugement de Dieu. Sans lui j'aurais eu un sujet, un sujet magnifique.
Pendant ce monologue, qu'Aston me répéta, je fus transporté dans ma cabine. Là, Van Scolpvelt détacha ma ceinture, et en ôtant ma chemise rougie par le sang, il trouva deux autres blessures, l'une faite par une balle qui avait traversé le bras gauche, l'autre par la crosse d'un mousquet.
—Jugement de Dieu, punition du ciel, reprit Van Scolpvelt, pour le plus atroce des crimes, celui de tromper son chirurgien. Il ne voulait pas non plus apprendre comment on applique un tourniquet, imprudent et déraisonnable jeune homme! Je ne doute pas, on ne doit pas douter qu'il aimerait mieux perdre la vie que l'opiniâtre entêtement de son caractère; rien ne l'émeut, rien ne l'arrête, rien! Il m'a triché, volé, frustré d'un patient!
Ici, Van Scolpvelt coupait les chairs meurtries et fourrait de l'étoupe dans la blessure.[241]
À un vif tressaillement de douleur qui me fit reprendre mes sens, Van Scolpvelt s'écria d'un ton surpris:
—Ah! ah! il n'aime pas cela; je croyais pourtant qu'il n'avait pas la moindre sensibilité.
Sur ces paroles, le docteur me quitta en me confiant à la garde d'Aston.
Lorsque j'eus entièrement repris connaissance, je vis Aston penché sur moi, attentivement occupé à laver ma figure avec de l'eau mêlée de vinaigre.
Quelques minutes se passèrent avant qu'il me fût possible de comprendre l'état dans lequel je me trouvais et même de me rendre compte des circonstances qui l'avaient produit. La figure d'Aston me rappela la boutade que j'avais eue de me jeter du haut du mât dans la mer, et je lui dis, en me croyant encore sur le vaisseau du capitaine-fermier:
—Est-ce bien vous, Aston; où suis-je?
—Où je suis fâché de vous trouver, Trelawnay; peut-être vous eussé-je pardonné tout autre drapeau que celui-ci.
—Voyons, Aston,—car ces paroles me firent revenir à la réalité,—avouez que j'ai eu mille raisons pour m'être à tout jamais dégoûté du premier. Maintenant, je ne me bats que sous les ordres de de[242] Ruyter. Montrez-moi un homme plus loyal, plus chevaleresque, plus brave, plus noble, et je le quitte à l'instant.
—L'appréciation que vous faites du grand caractère de de Ruyter est connue, mon cher Trelawnay. Aussi bien que vous, je sais que c'est un homme d'un rare mérite; mais là n'est point le sujet du regret que j'exprime, et votre réponse nous éloigne de la question.
—Eh bien! Aston, pour y répondre, je ne puis qu'interroger vos souvenirs; ils vous rappelleront, sans doute, la situation dans laquelle je me trouvais à l'époque où je me suis mis, non dans la dépendance, mais sous l'amicale protection de de Ruyter. À ma place, quel parti auriez-vous pris?
Aston réfléchit quelques instants, me serra affectueusement la main et me dit avec bonté:
—Par le ciel! je crois que j'aurais agi comme vous l'avez fait... mais, ajouta-t-il en souriant, à votre âge.
—Si vous connaissiez de Ruyter comme je le connais, Aston, vous n'ajouteriez pas cette parenthèse. Sur tout homme de cœur, mon ami exercera l'irrésistible puissance qu'il a exercée sur moi: je l'ai suivi parce que je l'ai aimé, et je le suivrai toujours parce je l'aimerai toujours. En conséquence, ne parlons de rien qui puisse, même indirectement, assombrir l'éclatante lueur de cette amitié... Comment vont les choses sur le pont? Il me semble que la nuit est bien profonde, et que nous sommes dans une singulière situation. Est-ce le ressac qui frappe contre le grab?[243]
—Non, mais contre les rocs. Il n'y a au monde que l'aventureux de Ruyter qui soit capable de se hasarder dans un pareil ancrage. Je comprends aujourd'hui son but, c'était celui d'empêcher notre vaisseau de venir côte à côte du sien. Quelle profondeur d'idée! Je n'eusse jamais pensé à cette ingénieuse défense.
—Et ce n'est point la première fois qu'il a jeté l'ancre à l'abri de ces rochers, mon cher Aston; mais le temps et les circonstances vous apprendront à connaître la supériorité de notre ami; en attendant, parlons de choses fort terrestres: donnez-moi à manger ou un verre de grog, car il faut que je me hâte de remplacer la liqueur rouge qui s'est échappée de mes blessures.
Mais comment diable le vieux Scolpvelt a-t-il arrangé mon bras? Je sens l'empreinte de ses griffes envenimer ma chair. Cet homme a toutes les qualités voulues pour être bourreau en chef des enfers. Aston, appelez, je vous prie, votre médecin. Van Scolpvelt a gâté mon appétit.
Aston envoya chercher son chirurgien, et me dit, en reprenant sa place auprès de moi:
—Van Scolpvelt a certainement une mise extraordinaire, et je ne puis pas dire que j'aime la coupe de sa figure.
—Je le crois, répondis-je en riant. Eh bien, mon ami, son affreux visage n'a rien de malséant ni de désagréable, en comparant la vue au toucher de ses mains, qui brûlent comme une pierre rougie dans un brasier.
Le chirurgien d'Aston parut.
Généralement les médecins ne censurent jamais avec franchise leurs[244] confrères en profession, mais ils le font par une directe implication, c'est-à-dire en défaisant tout ce que l'autre a fait: ce qui fut exécuté par le médecin anglais, mais sans un mot de blâme. Pour apaiser l'irritation des chairs, du liniment était appliqué sur la blessure; mon nouveau docteur l'enleva, ainsi que les bouchons d'étoupe. Cette opération me soulagea aussi vivement que si on avait ôté une écharde de mon doigt.
Remis à mon aise par l'habileté du médecin, je repris ma conversation avec Aston, je lui serrai les mains en lui demandant des nouvelles de notre vaisseau, et pour quelle raison il l'avait quitté, car je savais que ce n'était pas celui-là qui nous avait poursuivis.
—Un de mes amis, me dit-il, avait reçu le commandement d'une frégate, et il m'a donné la place de premier lieutenant à son bord. Ayant reçu des nouvelles de deux frégates françaises, nous étions partis en toute hâte porter ces nouvelles à l'amiral, arrêté à Madras, et, en nous faisant accompagner d'une autre frégate, il nous avait ordonné de veiller sur elles et de ne point les perdre de vue. Nous les découvrîmes au Port-Louis, qu'elles avaient bloqué pendant quelques jours. Outre cela, on nous avait averti que de Ruyter était sur mer avec sa corvette, et nous avions ordre d'intercepter son retour au port. Je n'avais pas la moindre idée de le trouver ici sur le grab, que j'avais pris pour un vaisseau arabe. Je croyais bien cependant l'avoir vu quelque part, et je n'ai jamais pu me souvenir que c'était à Bombay. Mais alors je n'avais pas de cause pour supposer que de Ruyter et même de Witt avaient[245] quelque connexion avec le grab, et à plus forte raison qu'ils étaient l'un et l'autre une même personne. De Ruyter a fait plus de tort au commerce de la Compagnie que tous les vaisseaux de guerre français. Aussi sa tête vaut-elle la rançon d'une frégate. Il est merveilleux, quelque habile qu'il soit, qu'il ait pu éviter si longtemps les piéges tendus sur son passage.
Après avoir fini ses arrangements sur le pont, de Ruyter vint nous retrouver; il serra la main que lui tendait Aston et lui dit avec bonté:
—Le désastre qui vous a fait tomber entre nos mains ne sera pas un très-grand malheur, et il est bien préférable que la victoire soit de mon côté. Quelle miséricorde pourrais-je espérer des marchands inquisiteurs s'ils me tenaient dans leurs griffes? Je préférerais mille fois sentir sur ma poitrine le genou d'un éléphant en fureur. Pour vous mettre à l'aise, autant que les circonstances peuvent le permettre, je laisse à votre jugement la disposition de vos hommes. Combien aviez-vous de personnes sur les bateaux?
—Soixante au plus, en comptant les officiers, répondit Aston.
—Bien. Profitez du voisinage de la frégate pour envoyer votre docteur à bord avec les hommes qui sont sérieusement blessés; ils y seront mieux soignés qu'ici, car nous sommes très-serrés, et nous nous attendions peu à recevoir des hôtes. Si vous avez des lettres à écrire, préparez-les.
De Ruyter remonta sur le pont; Aston commença sa correspondance, et,[246] brisé de fatigue je m'endormis jusqu'au matin.
Le lendemain, je me trouvai assez fort pour monter sur le pont à l'aide d'un appui.
Une vigie que nous avions placée sur la pointe d'un rocher nous avertissait des mouvements de la frégate.
Vers huit heures, elle s'approcha de nous aussi près que purent le lui permettre le caprice du vent et le bouillonnement des vagues.
Nous envoyâmes notre chaloupe à son bord, pavoisée d'un drapeau de trêve. Elle contenait le docteur anglais, les blessés et un porteur des lettres d'Aston.
Le capitaine de la frégate renvoya ses remercîments; mais il promit à de Ruyter, tout en lui sachant gré de sa conduite polie et humaine, de le forcer à sortir de sa cachette.
Pour y réussir, tous les expédients furent employés; mais de Ruyter, en étudiant les signaux faits à l'autre frégate, savait que, sous aucun prétexte, elle ne devait quitter le blocus du Port-Louis. La première frégate, dépourvue de bateaux, ne pouvait donc rien faire par elle-même, et il lui était tout à fait impossible d'approcher du grab. La seule chance de succès qui restait à la frégate était de nous bloquer; mais les fréquents et dangereux orages de la saison ne pouvaient lui permettre de le faire efficacement.
Pour éviter la prolixité,—ai-je été assez fortuné jusqu'à présent pour y échapper?—et pour éviter le rocher sur lequel tant de gens ont fait naufrage, j'emprunterai un extrait du journal abrupt et concis de de[247] Ruyter:
«Dix heures du matin.—Temps sombre, couvert de nuages, éclairs,
fortes ondées; nous levons l'ancre, nous touons le vaisseau de son
ancrage; aidés par les éclairs et par le vent frais de la terre, nous
évitons les battures.
«Une heure.—Nous mettons à la voile et nous quittons l'île qui a
été notre refuge.»
Ceci fut écrit trois jours après notre victoire. Nous dirigeâmes notre course vers Diego Garcia, et nous fûmes bientôt loin des frégates.
Nous avions à bord du grab mon ami Aston et vingt-six Anglais.
De Ruyter aurait volontiers libéré Aston, si ce dernier avait voulu accepter les offres généreuses de mon ami.
—Non, disait-il en fermant la bouche à de Ruyter, je dédaigne d'éviter les conséquences naturelles et méritées de ma folle entreprise. Si le succès qui a couronné votre défense avait récompensé mes efforts, il[248] est certain que je me serais montré aussi généreux que vous. Malheureusement, les preuves de mes bonnes dispositions seraient limitées. Il est donc préférable que les événements aient pris cette marche. Je me soumets volontiers aux usages de la guerre, et je vous supplie, mon cher de Ruyter, de ne pas hasarder votre réputation en froissant les engagements que vous avez contractés envers la France. Ne vous servez pas de votre pouvoir pour me préserver de la punition qui m'attend. Ce ne sera qu'un emprisonnement rigoureux, mais court; puis il y a tant de prisonniers dans l'Inde, qu'un échange pourra promptement s'effectuer.
—Votre volonté sera la mienne, mon cher Aston; seulement, soyez assuré de ceci,—j'ai du moins assez de pouvoir pour vous le promettre avec certitude,—que si le nom de prisonnier ne vous tourmente pas, vous n'éprouverez aucune des indignités qui accompagnent ordinairement cette fâcheuse position. Si je pensais que dans les lieux où je commande il pût en être autrement, je vous libérerais malgré vous. Ma fidélité aux Français est de l'encre, et non du sang; je ne leur en dois pas. Notre contrat est un mutuel intérêt; cet intérêt n'existant plus, chaque parti peut le briser sans un instant d'hésitation. La lie que la révolution de 93 a fait bouillir m'ouvre l'île de France, une seconde Botany-Bay, où la France exile ses félons. Là, ils sont aussi frivoles, aussi légers, aussi violents que les brises du Mousan à Port-Louis, où le vent souffle de chaque quartier de la boussole, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil; mais ils n'osent pas se jouer de moi: je dis ils n'osent pas,[249] parce qu'avec toutes leurs batteries de trompette, leurs cœurs ne sont ni nobles ni braves. Leur courage est une parole, leur fureur un ouragan en jupon. Ils vous détesteront parce que vous êtes brave, parce que vous êtes beau garçon, parce que vous avez un habit élégant; ils sont aussi envieux, aussi cruels, aussi lâches que l'est la race caquetante des singes de Madagascar.
Aston regarda de Ruyter avec surprise, tandis que je riais de cette moqueuse tirade.
—Je vous dis tout cela, lieutenant, parce que je désire que vous compreniez que, sous leur drapeau, je ne sers que mes intérêts. Comme nation, je les méprise, quoiqu'il y ait quelques bonnes âmes parmi eux. Malgré toute leur civilisation,—civilisation dont ils sont très-fiers,—malgré toute leur élégance de geste et de langage, ils vous traiteront avec indignité, car rarement ils ont eu ici l'occasion de décharger leur bile sur un prisonnier anglais. Mais, je vous le jure, ils vous respecteront, et je ne permettrai pas qu'un de mes prisonniers reçoive d'eux même un regard de mépris. Ainsi, nous nous comprenons.
—Maintenant, mes garçons, allons voir ce qu'il y a pour souper; j'ai peur que notre cuisine et notre faïence aient souffert depuis que ces rudes visiteurs nous ont abordés, et pourtant, avec un temps si froid et si obscur, nous n'avons pas besoin d'absinthe pour aiguiser notre appétit; descendez en bas, je jetterai seulement un coup d'œil sur la mer et je vous rejoindrai.[250]
En descendant, j'appelai notre munitionnaire Louis, et je lui dis que nous étions aussi affamés que des hyènes.
—Mais, Louis, m'écriai-je en jetant un coup d'œil sur la table, qui pourra avaler le porc sec et la salaison pourrie que vous avez servis? Allons, mon vieux garçon, donnez-nous quelque chose de mieux, ou je serai obligé de faire rôtir Van Scolpvelt.
—Une fois que vous l'aurez avalé, vous ne mangerez plus, me répondit le munitionnaire; je préférerais dîner avec le sabot d'un cheval.
Au même instant, le docteur parut, attiré par le désir d'examiner mes blessures.
—Laissez-moi tranquille, vieux Van, lui dis-je; pas de chevilles caustiques pour moi. Asseyez-vous, et remplissez un peu votre peau, qui traîne sur vos os comme un morceau de canevas goudronné et ratatiné.
—Comment! s'écria Van Scolpvelt en essayant d'attirer à lui tout le service de la table pour le faire disparaître, mais il ne faut pas que vous mangiez. J'ai ordonné au garçon de vous préparer du conzé.
—Que votre eau de riz soit maudite! Allez, Louis, allez auprès du cuisinier, et dites-lui de nous faire rôtir deux poulets, ainsi qu'un morceau de porc; j'ai besoin de prendre quelque chose de solide et de réconfortant.
Van Scolpvelt allait contremander cet ordre, lorsque je lui mis impatiemment la main sur les lèvres. Puis, à la grande surprise du pauvre docteur, je versai dans une tasse le contenu d'une bouteille de madère, et je me préparais à la vider, lorsque, revenu de sa stupeur,[251] Van s'élança sur moi en s'écriant:
—Pendant que vous êtes mon patient, je ne vous permettrai pas d'attenter à vos jours; vous ne stigmatiserez pas mon système. Au lieu de madère, vous boirez du jus de citron, à moins que vous ne préfériez du gruau de conzé; mais le citron vaut mieux: c'est le fruit du citrus de la classe polyadelphia, ordre icosandria, le principal ingrédient dans l'acide citrique, précieux pour les usages pharmaceutiques sur terre, et mille fois plus utile sur un vaisseau, où on ne peut jamais le trouver. Mais moi, moi Van Scolpvelt, j'ai travaillé longtemps pour le rendre applicable par la condensation. Jusqu'à présent, dans les mains des chimistes, il a montré des symptômes de décomposition; mais, avec l'aide d'un précieux mémoire composé par le savant Winschatan, précepteur de l'immortel Boerhaave, et daté de 1673, j'ai réussi à le préserver dans la forme concrète. Il a maintenant seize mois, et vous verrez qu'il est meilleur et plus frais qu'à l'époque où on l'a enlevé de l'arbre. Garçon, donnez-le-moi.
Tout occupé de prendre sa composition des mains de son aide, Van Scolpvelt oublia le madère, que j'avalai d'un trait.
Le docteur se leva gravement, et, après m'avoir jeté un regard froid, il prit sa bouteille, l'engouffra dans sa large poche et disparut.
—Capitaine, dit-il à de Ruyter, qu'il poursuivit sur le pont, Trelawnay est un fou: je ne suis pas habitué à les soigner; seulement, je vous[252] conseille de lui faire mettre un gilet de force.
À la fin du souper, Louis plaça sur la table une bouteille de grès couverte de poussière et contenant du skedam couleur de bambou.
Nous nous assurâmes qu'il avait conservé son véritable goût et, selon la délicate observation de Louis, qu'il possédait la saveur d'une flamme mêlée avec le fumet de genièvre.
—Allons, Louis, faites-nous griller un biscuit; vous êtes le seul homme utile à bord; personne n'est capable d'égaler votre adresse pour faire cuire un biscuit à point.
Quand Louis fut descendu pour remplir sa mission, Aston me demanda:
—Quel homme est donc ce Louis?
—Le munitionnaire; il remplit de plus les fonctions de commis et quelquefois celles de cuisinier. C'est un homme double, un garçon sans pareil. Né à l'île Maurice, il réunit dans sa personne les traits caractéristiques de deux nations, le gros ventre et la taille carrée d'un Hollandais aux maigres bras et aux jambes d'un Français; il ressemble à un muid de skedam posé sur des échasses. Sa figure est un burlesque mélange des traits de son père et de ceux de sa mère; grasse et ronde comme une citrouille, elle laisse une large place à un nez français, semblable à une figue mûre, rouge et à la queue élevée. Sa bouche, fendue d'une oreille à l'autre, a des lèvres grosses, flasques, humides, qui en s'entr'ouvrant montrent une rangée de dents tout à fait[253] pareilles aux pieux posés à l'entrée d'une digue hollandaise, et, comme cette digue, toujours prête à recevoir ce qu'on lui offre. Le véritable menton de Louis est ridiculement court, mais, d'une nature aussi féconde que son estomac, il s'est ajouté trois ris. C'est une masse de gras collée sur un vrai cou français, long, osseux et courbé à la façon de celui du dromadaire. La tête de Louis paraît être formée pour porter une couronne d'or, car, à moins de quelque chose de cette forme et de ce poids, rien ne peut rester sur sa tête lorsqu'il fait du vent: aussi ses compagnons lui ont-ils donné le sobriquet de Louis le Grand. Mais le voici, regardez-le bien, et dites-moi si j'ai exagéré le portrait que je viens de faire.
Quand les biscuits furent placés sur la table, je dis à Louis:
—Racontez au lieutenant de quelle façon vous avez obtenu la place de munitionnaire.
—Quand le dernier mourut, monsieur.
—Soit, bien, je sais cela; mais comment mourut-il?
—Monsieur, dit Louis dans un jargon mêlé d'anglais et de français, ce munitionnaire avait un très-grand amour pour l'économie, et un soir, comme il était en train de placer sur la table de la cabine un morceau de fromage dur, sec et salé, je voulus lui faire observer que ce fromage n'était pas mangeable. Il ne répondit à la justesse de ma remarque qu'en m'appelant niais, délicat, extravagant, et il me soutint que le fromage était un très-bon fromage; pour me le prouver, tout en continuant de m'appeler entêté, imbécile, il en cassa un morceau et essaya de[254] l'avaler; mais le morceau resta dans sa gorge comme restent dans celle d'un serpent les cornes d'une chèvre qu'il a avalée tout entière. Van Scolpvelt était sur terre, j'étais l'ami du pauvre munitionnaire, et je frappai sur son dos pour lui faire rendre l'étouffant fromage. Ma foi, monsieur, je frappai tant et tant qu'il en mourut, et je pris tout naturellement la place du défunt.
L'équipage du grab s'amusait constamment aux dépens de Louis, dont il ridiculisait les gestes, la figure et les habitudes: mais cette amicale moquerie était rieuse, inoffensive, sans méchanceté, car tous les hommes du bord avaient contracté envers ce brave et loyal garçon une dette d'amitié ou de reconnaissance. Toujours bon, toujours honnête et serviable, Louis se montrait infatigablement industrieux: puis, comme son estomac avait la régularité d'un véritable chronomètre, il ne mettait jamais le moindre retard dans le service des rations, du partage desquelles, malgré son économie, il n'était nullement parcimonieux.
La parfaite organisation du système de dépense établi par le[255] consciencieux munitionnaire satisfaisait tout le monde, et Louis était enchanté de voir ses matelots joyeux, dodus et bien portants.
Un seul personnage paraissait indifférent, non-seulement au physique, mais encore au moral, à l'excellente nourriture distribuée par Louis, et ce personnage était l'étique Van Scolpvelt.
—Je crois, disait le munitionnaire, que ce docteur hollandais est le diable sous forme humaine; il vit de lecture et de tabac; sa pipe fume toute la journée; il ne mange pas, il ne dort que d'un œil.
En entendant l'éloge que nous faisions des admirables qualités de Louis, de Ruyter, qui entrait dans la cabine, dit en s'asseyant près de nous:
—Il n'y a rien de si utile et de si important pour un commandeur que de bien nourrir ses hommes. Les matelots mangent très-peu, mais si les aliments leur sont parcimonieusement limités, ils deviennent aussi indomptables et aussi sauvages que les bêtes fauves. Votre flotte, ajouta de Ruyter en se tournant vers Aston, s'est révoltée une fois, et cette flotte vous prit vos murs de bois, parce que vous aviez mesuré en petites portions leur part de nourriture. Pour nous, qui tenons notre autorité du suffrage universel de ceux qui se placent sous sa domination, il serait excessivement dangereux d'être entouré par des hommes mécontents et affamés. La faim est sourde à la voix de l'honneur; elle ne connaît pas la crainte; elle brise les liens de fer de l'habitude. Le seul abus qu'il soit nécessaire de réprimer à bord d'un vaisseau est celui des liqueurs, car l'ivresse réveille les idées[256] d'indépendance et d'insubordination.
—Allons, vieux Louis, dit de Ruyter, donnez-nous encore une rasade de genièvre, et comme mes hommes ont beaucoup travaillé, je vous engage à leur porter à boire. Vous avez corrompu l'orthodoxie de nos Arabes, votre superbe éloquence a vaincu leurs scrupules. Ce Louis, continua de Ruyter en riant, a persuadé à mon équipage musulman que le gin n'a jamais été défendu par Mahomet, que les libations prohibées sont celles du vin; la raison de cette dernière défense vient de la faveur dont jouit le gin dans le paradis des croyants. Une vision miraculeuse m'a assuré ce que je vous dis, déclama Louis le munitionnaire: les jours où quelques rebelles refusèrent le genièvre, un ange m'est apparu; il m'a donné une bouteille de grès pleine de gin, et ce gin était un échantillon de celui qui se boit dans le séjour des bienheureux.
Après avoir rempli sa commission, Louis vint nous dire qu'un requin suivait notre sillage.
—Nos provisions fraîches sont épuisées, ajouta-t-il, je vais l'attraper; il sera très-bon à manger, car je le ferai cuire moi-même.
Aston et de Ruyter me suivirent sur le pont. J'appâtai le croc avec des entrailles de volailles, et je le lançai devant le poisson. À peine le vorace animal eut-il aperçu ma friandise qu'il se précipita sur elle, et, sans bénir le ciel de la trouvaille, il avala viande et pointes de fer. Nous le hissâmes sur le pont, et Louis eut bientôt taillé sur ses côtes un plat de côtelettes.[257]
—Ma foi, il a mérité sa mort, dit le munitionnaire en montrant les restes d'une jaquette de matelot enfouis dans l'estomac du monstre.
Les hommes du bord passèrent la soirée autour du requin. De Ruyter s'absorba dans la lecture d'un drame de Shakspeare, et je restai songeur, cherchant à prévoir l'avenir qui m'était réservé.
Le temps passait, toujours rapidement, emporté sur les ailes de la satisfaction; si quelquefois l'harmonie de notre tranquillité était interrompue par les inévitables rencontres d'un voyage à travers l'Océan, ces nuages fuyaient bientôt vers l'horizon, en laissant le ciel plus bleu et plus limpide. J'étais donc heureux entre deux hommes que j'aimais et que j'admirais à la fois. Il ne manquait au complément de mon bonheur que la présence de Walter. Un déluge eût englouti le monde, que le grab serait resté mon arche. Je n'aurais rien perdu, car, à cette époque, l'affection que je ressentais pour de Ruyter absorbait mon cœur. Il y avait entre mes deux amis, malgré la différence de leur éducation, de leur patrie, de leurs habitudes, une profonde ressemblance. Chez l'un comme chez l'autre existaient une grande stabilité d'esprit, un courage héroïque, des manières douces, affectueuses, un air mâle, fier, et l'inaltérable bonté des grands caractères.
Les marins considèrent la mer comme leur patrie, et tous les vrais enfants de Neptune sont frères; les préjugés nationaux lavés et effacés par les éléments permettent de former vite des amitiés qui durent longtemps. Quand les marins partagent leur bourse, cette action se fait[258] avec plus d'empressement et de générosité que n'en mettra sur terre un frère à obliger son frère avec la garantie des hypothèques. Le mot emprunter ou prêter n'existe pas dans le langage d'un matelot. Il donne ou il reçoit; ce qui ferait croire que l'amitié, la confiance et la sincérité ont cherché un refuge sur l'océan.
Un matin, nous aperçûmes à l'ouest une voile étrangère, qui dirigeait sa course vers nous.
De Ruyter nous dit:
—C'est une corvette française.
Nous hissâmes un signal secret, et elle répondit.
Au coucher du soleil, la corvette vint sous nos quartiers, et, après une conversation avec le capitaine, de Ruyter alla à son bord.
Au retour de notre commandeur, nous changeâmes notre course vers l'île de Madagascar.
Plusieurs de nos blessés moururent, et, n'ayant pas assez de place sur le grab pour garder les prisonniers sans un grand embarras, de Ruyter demanda à Aston s'il voulait lui permettre de les confier au capitaine de la corvette.
—C'est un homme humain, dit de Ruyter, ils seront très-bien traités.
—J'y consens, répondit Aston, qui présida lui-même au transfert des prisonniers.
Aston et quatre Anglais dévoués à leur jeune lieutenant restèrent avec nous.[259]
Cette corvette, nous dit de Ruyter, a été envoyée pour examiner et mentionner les détails d'un acte de piraterie qui, on le suppose, a été commis par les Marratti, formidable nid de brigands perché vers le nord, sur la pointe de Madagascar.
Les Portugais et les Français ont tenté plusieurs fois de s'établir dans l'île de Madagascar, mais leur séjour n'a jamais pu s'y prolonger, tellement les natifs le leur rendaient odieux. Ils harcelaient nuit et jour ces faibles colons, qui abandonnaient l'île en rejetant l'insuccès de leurs efforts sur l'insalubrité du climat. Quelques-uns n'avaient même pas le temps de fuir: ils étaient assassinés; ceux qui parvenaient à s'échapper le faisaient avec une telle précipitation, qu'ils abandonnaient leurs bâtiments, leur famille, et les Marratti s'emparaient de tout.
Ces Marratti sont une ancienne horde de pirates qui demeurait autrefois à l'est de Madagascar. De là, ils jetèrent dans les îles voisines une profonde terreur, car ils étaient alliés avec les corsaires de Nassi-Ibrahim, nommés plus tard les corsaires de Sainte-Marie. Ils détruisaient ou s'emparaient des provisions et des bestiaux envoyés aux îles par Madagascar. Quelquefois ils débarquaient sur les côtes, brûlaient et massacraient tous les habitants des îles Maurice et[260] Bourbon. Les Hollandais, qui possédaient alors l'île Maurice, furent si tourmentés par le manque de vivres, si harassés par ces frelons, qu'ils abandonnèrent le pays. Comme les Portugais, les Hollandais eurent leur excuse toute préparée. Ils prétendirent que les sauterelles et les rats étaient la cause qui activait le désordre de leur fuite. Mais, ainsi que le dit le vieux Shylock, il y a des rats de terre et des rats d'eau. Ce furent des rats d'eau qui chassèrent les Hollandais.
Retirés au cap de Bonne-Espérance, les pauvres gens y trouvèrent le sauvage Hottentot, un animal peu agréable, mais cependant moins dangereux et moins rongeur que les rats (c'est-à-dire les pirates). Les Français, qui s'étaient établis dans l'île Bourbon, profitèrent avidement du départ des buveurs de gin: ils se précipitèrent dans leur nid, sans attendre même qu'il fût froid. À cette époque, Port-Louis était un misérable hameau; car les Hollandais adorent la boue et le bois, matériaux avec lesquels ils construisent leurs habitations.
Quelque temps après ces diverses installations, les compagnies française, portugaise et hollandaise équipèrent un armement pour exterminer les Marratti, qui continuaient à faire un grand ravage dans leur commerce. Ils attaquèrent la place forte de Nassi-Ibrahim, refuge des pirates, et réussirent, non sans de grandes pertes, à détruire une partie de leurs canots de guerre et à les chasser vers les montagnes de Madagascar.
Un mois de repos suivit cet exploit, puis les Marratti, après avoir exterminé une colonie française que la compagnie avait établie dans la[261] baie d'Antongil, se rétablirent de nouveau sur les côtes de Madagascar, près du cap de Saint-Sébastien, où leur nombre devint alors formidable. Encouragés par les natifs, qui les trouvèrent moins désagréables que les Européens, lesquels ravageaient leurs côtes et les tuaient pour conquérir plus facilement des œufs frais ou une salade, les Marratti élargirent le cercle de leurs dévastations; ils dépeuplèrent le Comore, Mayatta, Mahilla et toutes les îles de leur voisinage, dont ils saisissaient les habitants pour les vendre comme esclaves aux marchands européens.
Avant leur expulsion de Nassi-Ibrahim, on ne pouvait leur persuader d'entrer dans le commerce des esclaves, car ils avaient pour ce commerce une si profonde horreur qu'ils massacraient invariablement l'équipage de chaque vaisseau qui tombait dans leurs mains, poursuivant comme une vengeance ce détestable trafic en comparaison duquel leur piraterie leur paraissait honorable. Cette conduite antérieure à leur première défaite avait servi à la combinaison de la compagnie pour arriver à les anéantir comme des barbares peu chrétiens et assez aveuglés pour ne pas comprendre leur propre intérêt. À Saint-Sébastien (qui, je le suppose, est le patron des esclaves), les Marratti prouvèrent qu'ils avaient non-seulement changé leur manière d'agir, mais encore qu'ils étaient moins portés vers le paganisme qu'on voulait bien le croire, car avec un vrai zèle chrétien, ils entrèrent dans toutes les ramifications du commerce des esclaves, ils accaparèrent ce trafic dans l'Est avec le système exclusif dont se servaient les méthodiques Hollandais pour[262] vendre l'épice, et les Anglais pour exploiter les feuilles de thé.
Pour tout faire avec ordre, les Marratti comptèrent leur population, se divisèrent en districts, calculèrent leurs produits, et au commencement de chaque saison ils envoyèrent une flotte de proas pour visiter en rotation les différentes îles. Mais ils se gardaient bien de tomber sur la même île plus d'une fois dans l'espace de quatre années. Quand ils faisaient leur descente, ils choisissaient les habitants jeunes et robustes, depuis l'âge de dix ans jusqu'à celui de trente. Après avoir été marqués d'un fer chaud noirci de poudre, ces malheureux étaient transportés à Saint-Sébastien et vendus comme esclaves aux Français, aux Portugais, aux Hollandais et aux Anglais. Les Marratti s'instruisirent fort à l'école des Européens; ils apprirent encore à savoir tirer un grand parti de la discorde en semant le germe de ces disputes parmi les natifs de Madagascar, et cela en leur montrant l'avantage qu'ils auraient de se vendre les uns les autres. À ce trafic, les Marratti gagnèrent un très-joli intérêt, une sorte de dustovery. Alors les fils furent vendus par leurs pères, les frères et les sœurs par l'aîné de la famille, et tout fut accepté comme un commerce juste et honorable.
Sur ces entrefaites, un schooner français, ayant débarrassé un village de ses volailles et de ses moutons, fut poursuivi par les Marratti, abordé, pris, avant que les Français eussent eu le temps de couper la gorge aux moutons; ils furent eux-mêmes massacrés, et les innocents agneaux reprirent le chemin de leur pâturage. Les représentants de la[263] grande nation, établis à l'île Maurice, furent frappés d'horreur, et on décida que si cette audacieuse atrocité n'était pas expiée par une destruction complète des pirates, l'honneur de la France se trouverait compromis. Le massacre des natifs de Madagascar fut d'abord prémédité, mais ce projet de rigueur échoua devant une malheureuse circonstance. Toutes les forces que les Français avaient à leur disposition se composaient de deux frégates, bloquées dans le Port-Louis par deux vaisseaux anglais. Enfin une corvette arriva et fut envoyée par des ordres très-amples; mais les moyens sont limités pour les exécuter. Cette corvette, mes amis, est celle que nous venons de rencontrer.
Quand de Ruyter nous eut quittés, je dis à Aston:—Bien certainement, nous allons attaquer les Marratti.
Le lendemain, le commandeur de la corvette vint à notre bord. Il employa tous les arguments possibles pour persuader à de Ruyter de se joindre à l'expédition.
—Venez dîner à mon bord avec ces messieurs, ajouta-t-il en désignant Aston et moi; vous me donnerez, au dessert, votre réponse définitive.
—Il y a une grande difficulté à l'exécution de votre projet, commandant, dit de Ruyter; mais si vous croyez qu'il nous soit possible de la surmonter, je me ferai non-seulement un devoir, mais encore un[264] plaisir de partager les périls de votre expédition. Cette difficulté est notre faiblesse matérielle, car par nous-mêmes ils nous est littéralement impossible d'agir. D'abord nous ignorons dans quel lieu ils se trouvent, ces Marratti. (Je ne parle pas ici de les attaquer à Saint-Sébastien.) Puis, quel est leur nombre? Il faut également que nous soyons informés du motif de leur attaque contre le drapeau français, et si le schooner leur avait donné réellement un sujet de plainte. Car, mon cher commandant, et je suis fâché de le dire, nous sommes quelquefois trop emportés et trop arrogants dans notre manière d'agir vis-à-vis les natifs de ces îles. En conséquence, notre devoir est de chercher à connaître le premier agresseur. Si les Marratti ont tort, nous les punirons.
—J'ai abordé plusieurs vaisseaux, capitaine, répondit le commandeur, et tous m'ont dit qu'ils avaient été récemment pillés par les canots de guerre de Saint-Sébastien.
—Je croyais que les Marratti n'allaient sur mer que vers le sud-ouest, à l'époque des moussons. Cependant je ne mets pas en doute la mauvaise action dont ils se sont rendus coupables envers le schooner. Malheureusement je suis forcé d'être prudent et de me demander si une attaque faite avec passion ne sera pas une témérité regrettable.
—Ils sont en mer dans ce moment, capitaine, et je suis certain de la vérité de mes paroles; seulement il m'est impossible de désigner le lieu où ils se trouvent. Pensons d'abord à vos dépêches, car je crois que[265] nous allons avoir une occasion pour les envoyer; je m'attends tous les jours à faire la rencontre de nos bateaux de transport.
La corvette et le grab marchèrent ainsi de compagnie. Le temps était beau, et nous passions les heures du jour et celles de la nuit d'une manière très-agréable. Aston, qui avait été prisonnier en France pendant son premier séjour sur la mer, parlait français aussi bien que de Ruyter. Au point du jour les deux vaisseaux se séparaient, et au coucher du soleil nous les rapprochions, afin de passer la nuit ensemble.
Le premier vaisseau que nous rencontrâmes fut un schooner, et après l'avoir chassé longtemps, nous découvrîmes que c'était un bâtiment américain. Aussitôt qu'à son tour il nous eut reconnus pour être des Français, il mit en panne. Cet américain était un magnifique vaisseau aux mâts élancés, terminés en pointe, aux girouettes en queue-d'aronde, volant çà et là comme des feux follets. Le drapeau étoilé voltigeait sur la poupe, et quand le vaisseau tourna sous le vent pour se mettre en panne, il mit dans ses mouvements une vitesse et une légèreté d'oiseau qui n'appartient qu'à cette classe de bâtiments. Il s'agitait avec la grâce et la fierté qu'apporte dans sa course un coursier arabe traversant le désert.
L'Amérique a le mérite d'avoir perfectionné cette merveille nautique, et elle surpasse tous les autres vaisseaux par ses proportions exquises, par sa beauté autant que la fine et souple gazelle surpasse toute la nature animale.[266]
Un bateau léger, presque féerique, fut lancé à la mer par-dessus le plat-bord, et j'avais de la peine à comprendre comment il était possible que ce léger esquif pût supporter le poids des quatre hercules qui en dirigeaient la course. Deux ou trois coups de rames l'amenèrent auprès de nous, et de Ruyter fut joyeusement surpris en reconnaissant des compatriotes; car, Hollandais par son père, il s'était fait naturaliser Américain. Après avoir affectueusement serré la main du capitaine du schooner, qui était de ses amis, après avoir longuement causé de Boston-Ville, où s'était écoulée sa première jeunesse, de Ruyter demanda pour quelle destination voyageait le schooner.
Il avait touché à Saint-Malo et voguait vers l'île Maurice.
Ce schooner était un de ces vaisseaux qui sont remarquables pour l'excessive rapidité avec laquelle ils naviguent, et qui suivent ce que l'on appelle un commerce forcé de drogues et d'épices. Généralement ces vaisseaux étaient américains, et, après avoir quitté l'Amérique, ils touchaient à quelque port français, prenaient du papier, des livres, des commissions, des lettres; et comme tous les hommes du bord avaient une part dans les profits de la cargaison, ils étaient tous intéressés au succès de l'entreprise.
Le schooner que nous venions de rencontrer avait, à mon avis, une cargaison plus riche qu'une mine d'or; elle se composait des meilleurs vins de France et de différentes liqueurs européennes. Tous ces précieux liquides devaient être échangés à l'île Maurice contre des épices. Le[267] schooner avait déjà passé sous les baguettes de l'escadre anglaise, dans la baie de Biscaye, ainsi qu'au cap de Bonne-Espérance; et si nous ne l'avions pas informé des événements, il n'eût point évité les Marratti.
De Ruyter conseilla au capitaine d'entrer dans le port de l'île Maurice par le côté opposé au vent; il lui donna nos dépêches, ainsi qu'un paquet de lettres. En échange, le capitaine fit passer sur notre bord une pipe de vin de Bordeaux, une pièce de cognac et une grande quantité de vivres.
La corvette vint nous rejoindre. Nous nous séparâmes du schooner, et nous continuâmes notre course vers Saint-Sébastien.
Quelques jours après, nous fîmes la rencontre de plusieurs vaisseaux arabes; ils avaient été pillés, et la plupart n'avaient plus à leur bord que de pauvres vieillards. Cet outrage avait été commis par une flotte de dix-huit proas, montées chacune par une quarantaine d'hommes. Ces malheureux nous apprirent que la flotte se dirigeait vers les îles situées dans le canal de Mozambique.
Après une longue conférence avec le capitaine de la corvette, il fut décidé que, pendant l'absence d'une partie des pirates, nous ferions une descente sur Saint-Sébastien.
—Nous allons, dit de Ruyter, nous diriger vers ce repaire de brigands pendant la nuit; il nous sera facile de les surprendre, de détruire leurs fortifications, de brûler leur ville et d'emmener leurs prisonniers.[268]
Ce plan d'attaque arrêté, la corvette nous donna deux canons de cuivre et quinze de ses soldats.
Aucun événement particulier ne troubla notre course, et nous arrivâmes bientôt en vue des montagnes de Madagascar. Des pêcheurs de baleines nous donnèrent toutes les informations dont nous avions besoin pour diriger savamment notre attaque.
À la faveur du crépuscule, de Ruyter nous pilota au travers d'un étroit canal dans la retraite, et vers minuit nous nous trouvâmes à l'est, près des rochers cachés par le cap placé entre la ville et nous.
La nuit était profondément obscure. Nous fîmes sortir nos bateaux, et nous débarquâmes cent trente soldats et marins, tous résolus et bien armés. Pour rendre justice et pour faire apprécier le caractère du capitaine français, je dois dire ici qu'il n'était point jaloux de la supériorité de de Ruyter; que non-seulement il la reconnaissait, mais encore qu'il avait insisté pour que ce dernier prît le commandement. Il ordonna donc à ses officiers d'obéir implicitement aux ordres du commandeur du grab, car il restait lui-même sur la corvette.
En débarquant, de Ruyter divisa ses hommes en trois parties, se réservant pour lui une troupe composée de cinquante hommes armés de mousquets et de baïonnettes. Le lieutenant français eut trente-cinq marins sous ses ordres, moi j'en reçus trente, et parmi ces hommes j'avais plusieurs Arabes de la compagnie favorite de de Ruyter.
Nous marchâmes ensemble jusqu'à ce que nous fûmes passés de l'autre[269] côté du cap. Là, de Ruyter me dit de grimper sur les rochers et de faire le tour de la colline au pied de laquelle était située la ville; je ne devais m'arrêter qu'en me trouvant placé au-dessus de Saint-Sébastien. Le lieutenant continua sa course le long du rivage et se mit en face de moi; de Ruyter dirigea ses hommes en avant. Nous devions marcher aussi près que possible les uns des autres et prendre les précautions les plus minutieuses pour éviter d'être découverts. Il avait encore été convenu que nous devions jusqu'au point du jour rester en silence dans nos positions respectives, que le signal annonçant l'heure de l'attaque serait une roquette faite par de Ruyter.
Protégés par la solitude de la nuit, nous pouvions faire toutes les observations possibles, afin d'entrer facilement dans la ville, qui n'était défendue que par des murs de boue, et qui avait trois portes d'entrée. En prenant possession de ces trois portes, nous devions y laisser une partie de nos hommes, afin de les garder. Il fut ordonné de tuer ou de faire prisonnière toute personne qui essayerait de fuir. Si nous étions découverts et attaqués avant le signal, il fallait se replier sur de Ruyter.
—Ne tuez que les gens armés, avait encore dit notre commandant, et surtout évitez de faire aucun mal aux femmes, aux enfants et aux prisonniers.[270]
Mes hommes m'avaient précédé de quelques pas, et nous suivions un sentier rude, étroit et irrégulier. Nous fûmes arrêtés tout à coup par un infranchissable obstacle; un profond ravin coupait la route, et nous entendions clapoter une eau que l'obscurité nous montra noire et boueuse. Franchir cet abîme était une chose à la fois impossible et dangereuse, car, ne pouvant agir librement, deux hommes se seraient facilement opposés à notre entrée dans la ville. Nous descendîmes plus bas, et cette descente ne put s'opérer sans de grandes fatigues et une perte de temps considérable; enfin nous réussîmes à passer de l'autre côté du ravin.
Quelques minutes avant l'aurore, nos sentinelles avancées me donnèrent l'agréable nouvelle que nous étions à quelques pas de notre destination. Je fis arrêter ma petite troupe, et, suivi de deux Arabes, je descendis vers la ville par un étroit sentier bordé d'arbrisseaux et d'informes blocs de cocotiers. Nous entendions distinctement le choc des vagues qui frappaient contre la terre avec la monotone régularité du mouvement de pendule. Le terrain devint plus ferme, et nous aperçûmes au-dessous de[271] nos pieds les huttes basses de la ville, tout à fait semblables à des ruches d'abeilles; puis, sur la hauteur d'une petite colline, je découvris un bâtiment en ruines: il était vide, et je me dis que, si on venait à nous surprendre, ce bâtiment pouvait être un excellent poste.
Je gagnai le mur de la ville; il était fort bas et commençait à tomber en poussière. Sur un coin de ce mur, une hutte était bâtie. Elle avait dans le bas une entrée, ou plutôt un trou qui devait conduire dans l'intérieur. Après avoir examiné la place dans son ensemble et dans ses détails, je rejoignis ma troupe. Les nuages commençaient à disparaître, le jour allait poindre. Accompagné de dix hommes, je m'avançai sous l'ombre du mur, et nous nous plaçâmes à une portée de fusil de la première porte. Là, nous prîmes position, attendant avec impatience de voir paraître le signal concerté avec de Ruyter.
Le calme du silence fut interrompu par le sifflement de la roquette, qui vola comme un météore sur la maudite ville des pirates; mais elle ne venait pas de de Ruyter, car elle monta directement en face de la place que nous occupions. Cette roquette annonçait que le lieutenant était découvert, ou seulement qu'il le craignait. Je répondis à cet appel, et à la même minute la fusée de de Ruyter s'élança dans les airs: l'heure de l'attaque était arrivée.
Je brisai lestement les frêles obstacles de l'entrée, et, dans mon emportement, je tombai sur quelque chose qui était par terre. L'homme, car c'était un de nos sauvages, essaya de se relever, mais je le saisis[272] par la gorge. La plupart de mes Arabes se précipitèrent sur la hutte, au pied de laquelle dormait le Marratti que je tenais dans mes mains. Ils en forcèrent l'entrée, et les quelques individus qu'elle contenait furent expédiés avant d'avoir pu jeter un seul cri d'alarme.
L'homme que je tenais n'avait plus besoin de défense; il était mort sous la crispation de mes doigts. De l'autre côté de la ville, le bruit de l'assaut commençait à se faire entendre. Je donnai à quelques-uns de mes hommes l'ordre de garder l'entrée, et je courus vers les habitations; elles s'ouvraient toutes les unes après les autres: les habitants en sortaient pâles, à demi vêtus et dans la plus grande confusion. La surprise était horrible et complète. Ceux qui passèrent devant ma petite troupe furent percés par nos lances, et les fuyards arrêtés à coups de fusil. Nous ne leur laissions pas le temps de se rallier, et en tuant tous ceux qui s'opposaient à mon passage, je gagnai un grand bâtiment, dont l'heureuse situation au milieu de la ville m'inspira l'idée d'y établir un quartier général. Le lieutenant et de Ruyter vinrent bientôt m'y rejoindre.
—Fort bien, mon garçon, me dit le commandant, je suis content de vous, mais je vous engage à aller reprendre votre poste à l'entrée de Saint-Sébastien. Je crains que les habitants n'essayent de fuir par cette sortie, qui les conduirait dans la montagne.
Comme pour appuyer la vérité des paroles prononcées par de Ruyter, un feu très-vif fut ouvert à cet endroit de la ville. J'y courus en toute hâte.[273]
Douze hommes, placés sous la garde d'un officier, furent chargés par de Ruyter de la surveillance du poste que j'avais désigné comme le centre de la ville, et tous les prisonniers devaient y être conduits.
Les balles de mousquet volaient çà et là, des cris de désespoir, d'horreur, d'impuissance et de rage faisaient retentir l'air du bruit sinistre d'un affreux hurlement. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards couraient éperdus dans toutes les directions, et leurs clameurs épouvantées se mêlaient aux cris de guerre des Arabes, aux allons! et aux vite! des Français.
En approchant de la porte par laquelle nous étions entrés, je vis une foule mêlée de sauvages nus de tout âge, armés de poignards, de fusils, de couteaux et de lances de bambou, qui essayait de se creuser un passage dans la muraille vivante qui barrait la porte. J'arrêtai mes hommes, et en prenant l'ennemi de côté, je lui fis donner une volée de mousquets; il se retourna vers moi, et se défendit avec la férocité que donne le désespoir; mais sa résistance était sans méthode, et il fut bientôt vaincu.
Nos hommes oublièrent les recommandations faites par de Ruyter. Ils massacrèrent sans pitié tous les Marratti qui leur tombèrent sous la main, car le sang produit une ivresse plus insatiable encore que celle donnée par l'eau-de-vie, et il est plus facile de persuader à un homme ivre de cesser de boire pendant qu'il peut encore tenir son verre, que d'arrêter le furieux emportement d'un homme dont les mains sont couvertes de sang, et qui a la possibilité d'en verser encore.[274]
Bientôt le jour commença à poindre; les objets devinrent plus visibles, et je m'aperçus de l'horrible confusion et de l'effroyable carnage qui décimait les malheureux habitants de Saint-Sébastien. Je réunis quelques hommes, et je leur donnai l'ordre de garder la sortie que nous venions de défendre, car j'avais versé tant de sang et j'en avais tant vu verser, que mon regard était obscurci par un voile de pourpre.
Enveloppés dans leurs murs, les Marratti firent des efforts surhumains pour essayer de sauver de la mort leurs femmes et leurs enfants; mais comprenant bientôt qu'il n'y avait pour leur famille aucun espoir de salut, ils revinrent sur nous avec l'intrépidité ou l'imprudence d'un tigre tombé dans un piége. Ils couraient de porte en porte avec une furie aveugle, se jetant la tête la première sur les baïonnettes et sur la pointe acérée des lances.
N'ayant jamais entendu parler de miséricorde ou de soumission, n'ayant jamais demandé grâce, ces malheureux ne voyaient que la mort ou le succès.
Depuis leur enfance, ils avaient été habitués à verser le sang, soit celui des hommes, soit celui des singes, et l'un comme l'autre avec une profonde indifférence, car les Européens tombés entre leurs mains avaient toujours été traités avec une odieuse brutalité. Sachant par eux-mêmes le sort d'un prisonnier de guerre (ils nous jugeaient aussi féroces qu'eux), les Marratti se battaient vaillamment, et, malgré nos désirs, il nous était impossible d'épargner même les femmes, qui nous[275] attaquaient avec un incroyable courage.
J'éprouve maintenant une honte réelle, une peine profonde, lorsque mes souvenirs me rappellent avec quelle horrible férocité j'ai massacré ces barbares, et surtout le délice sauvage et inhumain que j'ai trouvé dans cette odieuse action.
La destruction des habitants de Saint-Sébastien eût été complète, si quelques-uns ne s'étaient sauvés en faisant des trous dans la boueuse maçonnerie du vieux mur qui entourait la ville.
Quelques minutes après l'entière défaite de nos ennemis, une femme, sur laquelle j'avais marché fort involontairement, essaya de me couper une jambe. Ma première pensée fut de lui briser la tête; mais ma fureur tomba devant son impuissante faiblesse, et, au lieu de l'écraser sous le talon de ma botte, je la fis transporter au poste du milieu de la ville.
—Nous avons versé assez de sang, me dit de Ruyter, laissez fuir ces pauvres diables; appelez vos hommes, et conduisez-les aux huttes, sur cette colline de sable, là-bas, à l'extrémité de Saint-Sébastien; vous y trouverez un chef arabe qui a été pris et emprisonné par les Marratti; quelques prisonniers de différentes nations se trouvent avec ce malheureux. Veillez, je vous prie, mon enfant, à ce qu'il ne leur soit fait aucun mal. Mais, ajouta de Ruyter en apercevant ma blessure, reposez-vous plutôt, mon cher Trelawnay, et faites mettre un bandage sur votre jambe, car vous perdez beaucoup de sang.[276]
Je pris à la hâte le soin recommandé par de Ruyter, et, suivi de mes hommes, je grimpai lestement sur la colline sablonneuse, dont une des principales huttes renfermait les prisonniers des Marratti.
Un horrible spectacle se présenta à mes regards.
Les malheureux prisonniers étaient couchés par terre, enchaînés les uns aux autres, bâillonnés, pieds et mains liés, et une troupe immonde de vieilles femmes, accroupies sur ces corps sans défense, les massacraient en poussant d'effroyables cris de triomphe. Mes hommes tombèrent comme la foudre sur ces odieuses sorcières, qui furent bientôt jetées sans vie en dehors de la hutte.
Nous détachâmes les prisonniers, et, après leur avoir donné les premiers secours, j'aperçus, dans un coin reculé de la vaste et sombre pièce qu'ils occupaient, un pauvre Arabe attaché à un court poteau enfoncé dans la terre. Le corps de cet homme, vieux et faible, était couvert de coups de poignard; il nageait dans une mare de sang. Quoique enchaîné, impuissant et presque sans vie, le vieillard semblait ne pas sentir ses douleurs; son regard brillant et fier avait encore une suprême[277] puissance. Je m'approchai vivement de lui, et, avec une surprise pleine d'horreur, j'aperçus une vieille femme couchée auprès du moribond, un couteau à la main, et hachant sa victime à l'aide de faibles coups; à la droite du vieillard, une toute jeune fille, presque nue, criait avec un accent intraduisible de souffrance et de terreur.
—Mon père, mon père, laissez-moi me lever!
Mais l'Arabe retenait l'enfant, dont il cachait la poitrine sous la forte pression d'un de ses bras, cherchant à la soustraire au démon qui se cramponnait si cruellement à lui.
Je bondis comme un tigre sur la vieille Hécate, et, la saisissant par la ceinture de drap qui entourait ses reins, j'envoyai sur le sable de la rue sa carcasse flétrie. La violence de la chute la fit rester immobile, et, comme un crapaud écrasé, elle mourut sans jeter une plainte.
Cette scène me montra la cruauté sous sa forme la plus hideuse et la plus diabolique; elle me remplit le cœur d'épouvante et de pitié.
J'ordonnai à un de mes hommes de détacher le vieillard, et je m'occupai de la jeune fille.
Pendant les minutes que ce soin remplit, l'Arabe, peu inquiet de son sort, suivait avec inquiétude tous mes mouvements; il semblait douter de sa délivrance, plus encore de ma loyauté. Je devinai les craintes de ce pauvre père, et, pour les dissiper entièrement, je m'avançai vers lui, je le fis asseoir, et je tirai un poignard de ma ceinture.[278]
L'Arabe me lança un regard de flamme, un regard brillant de fureur.
Je compris son impuissante menace. Le sourire aux lèvres, je mis l'arme dans ses mains en lui disant d'une voix émue et affectueuse:
—Nous sommes des amis, mon père, des sauveurs, ne craignez rien.
Le vieillard voulut parler, mais un flot de sang noir s'échappa de ses lèvres, et il ne put que balbutier des paroles inintelligibles.
Débarrassée de ses liens, la jeune fille s'enveloppa dans un manteau que j'avais jeté sur ses épaules, et vint s'agenouiller auprès de son père; elle se pencha sur lui, et son regard exprima une profonde angoisse. Les yeux du vieillard se mouillèrent de larmes. J'étais profondément ému; involontairement, et peut-être sans avoir conscience de mon action, je m'agenouillai auprès du mourant, que je soutins dans mes bras. L'Arabe prit ma main dans la sienne, il la porta à ses lèvres, ôta une bague de son doigt, la posa dans ma main, qu'il unit à celle de sa fille; puis il nous regarda alternativement, murmura quelques mots, et pressa avec tendresse nos deux mains unies.
Je me pris à pleurer comme un enfant. Cette scène me brisait le cœur; le pauvre vieillard frissonna; ses doigts se glacèrent; ses yeux perdirent le regard; il tressaillit faiblement, et l'âme de ce malheureux père s'enfuit en gémissant de sa demeure terrestre; mais la main froide du moribond retint encore si fortement celle de sa fille et la mienne, que l'expression de la pensée, du désir, de l'ordre,[279] survivait à l'existence même.
Immobile comme une statue de marbre, pâle et sans haleine, la jeune fille avait le regard attaché sur son père avec une si effrayante fixité, que je crus un instant qu'elle avait cessé de vivre. Cette affreuse angoisse me rendit la raison. Je me dégageai doucement, mais par un énergique effort, de l'étreinte du vieillard, et je m'approchai de la jeune fille.
Quand j'essayai de l'enlever, elle me repoussa, et se jeta en sanglotant au cou de son père, qu'elle serra contre son sein avec une force convulsive.
Je fis sortir mes hommes, tous émus de ce triste spectacle, et j'ordonnai à dix Arabes de garder l'entrée de la hutte, puis j'en sortis moi-même; j'avais besoin d'air; mon cœur battait dans ma poitrine avec une violence telle que je craignais de perdre tout à fait l'usage de mes sens. Je jetai ma carabine sur mes épaules et je m'élançai vers la ville, faisant tous mes efforts pour arrêter le carnage.
Saint-Sébastien était livré au pillage. Des chaloupes appartenant au grab et à la corvette attendaient au rivage, car les vaisseaux ne pouvaient longer le tour du cap, l'eau était trop calme. En conséquence, nous commençâmes à charger les bateaux et quelques canots qui se trouvaient dans la rade. Le butin était considérable: il se composait d'or, d'épices, de ballots de soieries, de mousselines des Indes, de drap, de châles du golfe Persique, de sacs de bracelets, de bijoux d'or et d'argent, de maïs, de blé, de riz, de poisson salé, de tortues, et[280] d'une immense quantité d'armes et de vêtements; en outre, d'esclaves de tous les pays et de tous les âges. Les yeux de nos hommes brillaient de joie, et chaque dos ployait sous un fardeau précieux.
Dans les premiers instants du pillage, les marins se trouvèrent très-insouciants du choix de leur butin; mais bientôt ils devinrent insatiables et si avares, qu'ils regardèrent tout avec des yeux d'envie; leur désir de possession augmenta tellement, qu'ils emportèrent des viandes dont un chien sauvage n'avait pas voulu: les uns s'étaient chargés de poissons gâtés, de riz moisi, de ghec rance, de pots, de casseroles cassées, de vêtements en lambeaux, de nattes et de tentes. Ils ne trouvaient rien ni d'inutile ni de dégoûtant, tellement leur avidité devenait insatiable. Tout ce qu'ils ne pouvaient pas porter sur leur dos, ils le portaient dans leur estomac, car, comme l'autruche, ils se gorgeaient jusqu'à en perdre la respiration.
Van Scolpvelt et le munitionnaire apparurent bientôt, et chacun prit sa place respective. Certes, le but de l'un et de l'autre était bien dissemblable. Le docteur semblait hors de lui; il contemplait avec un regard insensé de joie la riche variété de patients qu'il avait devant les yeux. Il courait comme un fou sur le champ de bataille, et sa chemise retroussée laissait voir ses bras maigres, nus, osseux et velus; d'une main il tenait une boîte remplie d'instruments d'un effrayant reflet, et dans l'autre une énorme paire de ciseaux arrondie dans la forme d'un croissant. Quelques-uns, à moitié expirants, menacèrent Van Scolpvelt avec leurs poignards; d'autres jetèrent des cris de terreur[281] quand il s'avança vers eux pour examiner leurs blessures; les plus effrayés ou les plus faibles moururent de la peur de son approche.
D'un autre côté, en voyant l'énorme quantité de butin et le massacre des Marratti, qu'il détestait pour leurs pirateries, le munitionnaire ricanait de joie. Mais cette joie fut bientôt amoindrie, car il vint me dire d'un ton triste, et avec un jargon mélangé d'anglais et de français, plus bizarre encore que celui que je lui donne:
—Ah! capitaine, pouvez-vous laisser ces imprévoyants imbéciles gâcher tant de bonnes choses; regardez la terre, elle est couverte de grains et de farine, comme s'il avait neigé. Voyez-vous là-bas ces vigoureuses tortues: elles sont bien les plus belles, les plus délicieuses créatures qui existent sous le ciel. Quels brutaux sauvages, de les laisser ici! Dites à vos hommes de jeter toutes les choses inutiles qu'ils emportent à bord du grab. Avez-vous? et faites charger les bateaux de tortues. Pensez-vous que les noirs corbeaux que vous envoyez dans les chaloupes nous seront utiles à quoi que ce soit, on ne peut pas les manger. Pouvez-vous? Bah! je déteste les sauvages et j'adore la tortue, vous aussi, n'est-ce pas? Je n'en ai jamais vu d'aussi magnifiques que celles que je vous montre. Avez-vous?
L'esprit de Louis s'absorba dans le désir de posséder des tortues. Il épuisa les menaces, les supplications, les prières, pour persuader aux hommes qu'ils devaient emporter des tortues; puis enfin il devint furieux devant l'énergique opposition que firent les Arabes, qui ont ce[282] poisson en horreur.
Tout en criant que les Arabes donnaient dans l'expression méprisante du refus de leur aide une preuve qu'ils n'avaient pas de goûts humains, il commença à en charger les esclaves et les femmes, assurant que ces dernières n'avaient jamais de leur vie été si bien utilisées. Pendant le transport, Louis se tourna vers moi, et me dit, avec sa voix dont la singulière expression commençait comme un roulement de tambour et finissait comme l'aigre tintement d'une sonnette:
—J'ai, avez-vous?
De Ruyter vint me rejoindre, accompagné par Aston, qui était venu seulement pour voir la place. Je lui racontai la scène que j'avais vue dans la tente des esclaves. Le tendre cœur d'Aston fut vivement affecté, et il me reprocha d'avoir trop légèrement abandonné la jeune fille.
—Mon cher Aston, lui répondis-je, j'ai cru agir avec délicatesse en laissant cette enfant épancher dans une solitude gardée et respectée la première violence de sa douleur.[283]
—Ne perdons pas les précieux instants qui nous restent pour regagner le grab, dit de Ruyter; mais profitons en toute hâte du désordre et de la stupeur qui affaiblissent les forces des Marratti. Ceux qui errent encore dans les murs de Saint-Sébastien ne sont pas à redouter; mais les hommes enfuis peuvent se rallier d'une minute à l'autre, appeler à leur aide les habitants de Madagascar et nous attaquer à leur tour. Ainsi, cher Trelawnay, ramassez les traînards, dirigez-les vers les bateaux; les prisonniers sont embarqués, il faut que nous les suivions.
—Occupons-nous d'abord de la pauvre orpheline, répondis-je à de Ruyter. Voulez-vous m'accompagner auprès d'elle, Aston?
Le lieutenant me suivit, et nous nous dirigeâmes vers la hutte.
À notre approche, la jeune fille se leva vivement, joignit les mains, et sa figure, inondée de larmes, s'inclina sur le pâle visage du mort, dont elle n'avait pas encore compris l'effrayante immobilité.
—Mon père, dit-elle d'une voix pleine de sanglots, lève-toi, les étrangers sont bons, regarde, ils viennent nous libérer. La vieille[284] femme ne m'a pas tuée, je suis bien portante; lève-toi, j'ai enveloppé tes blessures, le sang s'est arrêté.
La pauvre enfant avait soigneusement bandé les bras et les jambes du vieillard avec l'unique vêtement que les sauvages lui eussent laissé.
—Chère sœur, dis-je à la jeune Arabe en prenant doucement sa main, vous êtes libre; venez, il faut que nous quittions sans retard la ville de ces cruels Marratti.
—Mais voyez comme mon père dort, dit-elle en dégageant sa main de l'étreinte de la mienne; parlez bas, il faut le laisser dormir, car il est bien fatigué.
—Mais, chère, nous sommes obligés de quitter Saint-Sébastien, venez.
—Nous en aller, mon frère, nous en aller quand notre père dort; non... S'il le faut absolument, reprit-elle en m'enveloppant d'un regard de prière, eh bien, réveillez-le, nous lui donnerons à manger; j'ai des fruits, de beaux fruits; un Arabe libre me les a apportés. Regardez comme les lèvres de notre pauvre père sont sèches et froides. Vous dites qu'il faut partir; vous ne songez donc pas que pendant notre absence les cruels Marratti pourront revenir, et alors qui défendra mon père contre leurs coups meurtriers? Mon père, si épuisé par les privations, par le manque de sommeil, par sa longue captivité! Pitié pour ta fille, père, pitié pour ta pauvre Zéla! ouvre les yeux, tiens, essaye de boire le jus de cette grenade; parle-moi, lève-toi.[285]
—On nous appelle, dit Aston, hâtons-nous. Si vous le voulez, je vais prendre cette enfant dans mes bras, et je la porterai jusqu'à un bateau.
—Je vous en prie, ma sœur, venez avec nous, dis-je en dégageant doucement les mains de Zéla des mains de son père, auxquelles la pauvre enfant s'était cramponnée.
La jeune fille voulut résister; mais je couvris vivement ses épaules avec mon abbah, et Aston la prit dans ses bras.
Les cris de la pauvre enfant étaient lamentables. Elle se débattait, appelait son père, et les tremblantes mains d'Aston pliaient, non sous le léger fardeau de ce corps d'enfant, mais sous l'émotion d'une profonde peine.
Quelques Arabes accompagnèrent Aston, et je me rendis auprès de de Ruyter, qui tâchait de réunir ses hommes.
Quand Aston passa auprès de Louis, celui-ci s'écria d'un ton de fureur comique:
—Qu'est-ce donc qu'il emporte, Seigneur Dieu? Comment! une jeune fille! elle ne sera pas utile, qu'il la laisse; il vaut mille fois mieux qu'il emporte cette grande tortue près de laquelle il passe sans seulement la regarder, et cependant elle est magnifique; il faut un homme fort pour la porter. Monsieur Aston, laissez aller la jeune fille, prenez la grosse tortue; votre compagne portera cette petite que je tiens, et j'en prendrai une autre; il y en a des masses de ces belles filles-là, et ces belles filles-là se mangent; celle que vous leur préférez ne sera bonne[286] à rien, c'est un fardeau inutile; laissez-le, prenez cette bonne tortue, elle fera une excellente soupe; elle est très-jolie, beaucoup plus jolie que votre petite fille.
J'arrivai auprès de Louis au moment où il achevait cette lamentable prière.
—Venez à bord, lui dis-je, venez-y vite, si vous ne voulez pas que les Marratti fassent de la soupe, non avec une tortue, mais avec un munitionnaire.
—Comment, capitaine, comment, laisser cette tortue? Cette tortue qui vaut à elle seule toutes celles que nous avons prises. Jamais! jamais! répéta Louis en se tordant les mains dans une indicible angoisse, jamais!
Des Marratti armés apparurent sur les collines. De Ruyter perdit patience, et ce fut avec fureur qu'il hâta la marche de ses hommes. La plupart des Français étaient ivres, et nous ne pouvions les faire sortir des huttes. Des exclamations de rage se firent entendre sur la colline. De Ruyter sortit par la grande porte de Saint-Sébastien, et je restai avec quelques Arabes pour ramasser les traînards.
J'ai oublié de dire que nous avions incendié la ville dans plusieurs endroits, brûlé deux vaisseaux arabes et sept ou huit canots appartenant aux vaincus.
Les natifs se précipitèrent vers la ville, et nous aperçûmes bientôt des groupes d'hommes armés, courant le long de la rivière que nous avions à traverser. Évidemment, ces hommes avaient l'intention de nous attaquer là. Tout en préparant nos armes, nous hâtâmes le pas; de Ruyter traversait la rivière, et une partie de ses hommes protégeait son[287] passage par une volée de mousquets tirée presque à bout portant sur les natifs. Un messager vint m'avertir de hâter ma course, et il me prévint que de Ruyter allait garder les bateaux. Mais, retenu par la difficulté que j'avais de faire marcher les hommes ivres, je ne pouvais mettre obstacle au rassemblement des natifs, qui s'augmentait de minute en minute.
Quand le nombre des Marratti parut leur promettre une force suffisante, ils s'enhardirent et attaquèrent les marins que de Ruyter avait placés sur l'autre côté du rivage, puis ils traversèrent le courant, se réunirent derrière nous, et un réel danger menaça notre sortie du cap. Je tins ferme et je restai sur le rivage jusqu'à ce que mes hommes eussent passé la rivière. Au moment où j'allais les suivre avec mes Arabes, j'entendis derrière moi des coups de fusil, puis apparut tout à coup, au détour d'un banc de sable, un énorme personnage revêtu d'une brillante armure écailleuse. C'était le munitionnaire, portant sur ses épaules la fameuse tortue, l'un et l'autre accompagnés et protégés par un soldat hollandais.
—Marchez rapidement, leur criai-je de toutes mes forces, car les minutes sont précieuses.
Eh bien, malgré l'extrême danger de ma position, je ne pouvais m'empêcher de rire en considérant l'étrange aspect de Louis.
Il s'avançait vers moi en chancelant sous le poids de son fardeau, et il était difficile de distinguer dans l'ensemble de Louis les formes d'un être humain: il ressemblait à un hippopotame. Le soldat hollandais qui[288] suivait Louis était gonflé dans des proportions ridicules: son surtout rouge de Guernesey et son ample pantalon hollandais, attachés aux poignets et aux genoux, étaient remplis d'une masse d'or et de bijoux qu'il avait découverts après la démolition d'une hutte. Il ressemblait à un ballot de laine, et se mouvait comme un dogre hollandais manœuvrant dans une houle.
—Jetez tout ce que vous portez, si vous tenez à votre vie! leur criai-je avant de m'élancer dans la rivière.
Les natifs approchaient à grands pas de notre arrière-garde, et les difficultés que nous avions à surmonter pour nous servir de nos armes encourageaient les Marratti. Sans l'aide des hommes stationnés de l'autre côté de la rivière, nous n'aurions pas eu la possibilité d'échapper à la mort. Leur feu mettait entre les vaincus et nous une légère distance. Nous étions donc obligés non de nous éloigner, mais bien de fuir en grande hâte.
Tout d'un coup j'entendis quelque chose se débattre dans l'eau, et un cri sauvage de triomphe fut jeté par les natifs. Je regardai vivement autour de moi, le soldat hollandais venait de disparaître, trop chargé par son trésor. Le malheureux avait glissé sur le gué et il coulait à fond. Malgré ses efforts, il lui fut impossible de se débarrasser du poids écrasant qui l'entraînait dans les profondeurs de l'eau. Ce malheur m'affecta, et cependant je n'y pouvais apporter aucun secours. Mon attention fut bientôt distraite par le munitionnaire qui venait[289] également de tomber dans l'eau.
Je courus en arrière, et je tendis ma lance à Louis, qui s'y cramponna avec force. Ce mouvement fit tomber l'énorme tortue, qui profita de ce répit de liberté pour ouvrir ses lourdes nageoires et regagner en triomphe son élément naturel.
Quand Louis se fut redressé, il s'écria avec une expression de physionomie lamentable:
—Mais où est ma tortue? Ah! ne faites pas attention à moi, capitaine, sauvez la tortue!
—La tortue! m'écriai-je, que la tortue soit maudite! je voudrais qu'elle fût dans votre gorge!
—Ah! et moi aussi, capitaine, c'est tout ce que je désire. Ah! ma tortue, ma tortue, où est ma tortue?
Au moment où le désespéré Louis vociférait cette demande, la tortue s'éleva à la surface de l'eau et nagea vers Louis, comme si elle eût voulu se moquer de son ennemi. Dès que le munitionnaire vit la brillante carapace du crustacé reluire au soleil, il tendit les bras, fit le geste de se précipiter au-devant d'elle, en criant d'une voix suppliante:
—La voilà, elle revient, elle approche. Oh! sauvez-la, capitaine! sauvez-la!
N'entendant qu'à moitié les prières de Louis, je crus qu'il me parlait du soldat.
—Où? m'écriai-je en mettant dans ma question autant d'empressement qu'il avait mis d'instance dans sa prière.
—Ici, me dit-il en me désignant la tortue. Oh! capitaine, je ne vous ai pas encore dit comme elle est belle et vigoureuse; je lui ai coupé la[290] gorge il y a deux heures, mais elle ne mourra pas avant le soir: elles ne meurent jamais de suite. Mais si nous la laissons fuir, elle sera perdue, perdue! Vous ne le voudriez pas, j'en suis certain, capitaine.
J'ordonnai à un de mes hommes de s'emparer de Louis; la force l'entraîna au milieu de nous, mais le pauvre munitionnaire marchait aussi obliquement qu'un crabe, les yeux fixés sur la bien-aimée tortue.
Arrivés de l'autre côté du rivage, nous nous empressâmes de regagner nos bateaux; quatre de nos marins furent légèrement blessés pendant cette retraite, mais je n'eus que ce malheur à déplorer, en y joignant toutefois la perte du soldat hollandais et celle de la magnifique tortue.
Partout où le terrain présentait des irrégularités, partout où se trouvait un abri de rochers ou d'arbrisseaux, nous trouvions des Marratti; ils se formaient autour de nous par groupes ou disséminés en espèce de cercle. En conséquence, nous nous retirâmes tout près de la mer, et nous courûmes le long du bord.[291]
Nous avions encore un passage très-dangereux à traverser: c'était celui qui se trouvait sous la rude proximité des rochers, dont les pointes inégales s'avançaient vers la mer, à un demi-mille de laquelle nos bateaux étaient stationnés. Les natifs s'étaient rangés en file le long des sommets, et un feu très-vif était déjà commencé. Dans le premier moment, je fus surpris que de Ruyter m'eût abandonné seul au hasard d'une lutte aussi dangereuse, et en réfléchissant sur le meilleur parti que j'avais à prendre, je vis sur l'extrême pointe d'un rocher son drapeau en queue-d'aronde. Il veillait sur nous.
Je fis courir mes hommes, et nous fûmes bientôt appelés par nos camarades, qui, ayant vu que ce poste était occupé par l'ennemi, l'avaient chassé sur les rochers et avaient ainsi préparé notre passage.
Malgré le ferme appui de cet utile secours, chaque pouce du terrain nous fut disputé, et six de mes hommes y trouvèrent la mort; car, protégés par les rochers et se couchant par terre, les natifs, armés de leurs longs mousquets, avaient sur nous le grand avantage d'être presque invisibles.
Les bateaux s'approchèrent, et les soldats français furent rangés sur le rivage. Quoique n'osant pas tout à fait s'approcher de nous, les natifs continuèrent le feu; nous nous embarquâmes au milieu des cris farouches des sauvages, et dès que nous eûmes quitté la terre, ils vinrent comme une innombrable multitude de corneilles faire autour de nous un fracas et un tapage épouvantables. Quelques-uns même nous suivirent dans[292] l'eau, et leurs flèches, leurs pierres, leurs balles tombèrent sur le grab comme une pluie d'orage.
Une joie universelle régna à bord dès que nous fûmes tous rentrés à peu près sains et saufs sur le vaisseau, et à la nuit tombante nous dirigeâmes notre course vers l'île Bourbon.
En calculant nos pertes personnelles ainsi que celles de la corvette, nous nous aperçûmes qu'il nous manquait quatorze hommes; mais nous en avions vingt-huit assez grièvement blessés. J'inscrivis ces particularités sur le journal de mer de de Ruyter, et je lui dis:
—Il me semble qu'en considérant et les dangers que nous avons eu à courir et le nombre de nos adversaires, nos pertes n'ont pas été grandes.
—Si, elles ont été très-grandes, dit Louis, qui venait de descendre l'escalier; vous n'en reverrez jamais une si belle. J'aurais voulu que tous les hommes, oui, tous, eussent été perdus plutôt qu'elle. Vous aussi, n'est-ce pas?
—Je ne vous comprends pas, Louis. Que voulez-vous dire?
—Ce que je veux dire? s'écria Louis; je veux dire que je déplore la perte, l'irréparable perte de la tortue. Vous l'avez vue, capitaine, et vous auriez pu la sauver! Ne le pouviez-vous pas? Mais M. Aston et vous, vous ne pensez à rien, car une petite fille, ce n'est rien, ma tortue valait toutes les filles du monde, n'est-ce pas vrai? ajouta Louis en tournant sur lui-même comme il le faisait à chaque interrogation, et en avançant ses narines dilatées jusque sur le visage de ses interlocuteurs.[293]
—Cet homme, dit de Ruyter, est un Hindou; il croit que le monde est soutenu sur le dos d'une énorme tortue.
—Et je ne serais pas étonné, ajoutai-je, s'il faisait un voyage au pôle nord, non pas dans l'intérêt de la navigation, mais pour se livrer à la recherche des crustacés. Quel luxe et à la fois quel bonheur pour vous, Louis, si vous pouviez prendre un bain dans une mer de gras-vert! (graisse de tortue.) Ne serait-il pas? ajoutai-je en imitant sa forme de dialogue interrogative et incompréhensible.
—Oui, me répondit-il, mais dans le pôle nord, au lieu de tortues, il y a des wabrusses, des ours blancs et des baleines.
Van Scolpvelt apparut tenant quelques esquilles dans une main et une scie dans l'autre.
—Voyez, nous dit-il, j'ai trépané un crâne, et tout ce que je vous ai dit est vrai; tâtez les bords de l'os, ils sont aussi unis que l'ivoire, et ils ont un lustre qui est tout à fait beau. J'ai extrait une balle, et le cerebrum n'est point blessé, car le poids d'un cheveu n'est pas même tombé dessus.
Van Scolpvelt allait dire qu'il avait opéré avec une adresse si remarquable, que le patient, n'ayant point souffert, se portait admirablement bien, lorsqu'on vint lui dire que le malade était mort.
—Voilà un affreux mensonge! s'écria le docteur en se précipitant sur l'échelle derrière le messager, qui courait devant Scolpvelt tout effrayé de la scie.
À la descente de l'escalier, l'instrument chatouilla le dos du garçon,[294] et ce contact le fit bondir jusqu'au bas aussi lestement qu'une balle lancée par une main ferme.
Quelques heures après cet incident, et sous la surveillance de Louis, un festin, qui pouvait très-bien être nommé un festin de tortue, fut servi sur la table.
Une énorme soupière, sur la surface de laquelle une flotte de canots aurait pu se livrer bataille, fut placée en face de moi par le munitionnaire lui-même, qui nous dit en essuyant son front couvert de sueur:
—Goûtez cela, et vous vivrez un siècle. En vérité, l'odeur seule est un régal, aussi bien pour un prolétaire que pour un empereur. Je n'ai jamais respiré une odeur aussi délicieuse, avez-vous?
Après la soupe, la chair de tortue fut servie sous toutes les formes: une partie bouillie ou rôtie, une autre hachée et roulée en boules. Quand ce premier service eut été enlevé, Louis le Grand nous dit, sans s'apercevoir du dégoût que nous éprouvions pour la chair de tortue:
—Maintenant, voici deux plats que j'ai inventés moi-même, et personne n'en a le secret, quoique des bourgeois et des ambassadeurs étrangers m'aient été envoyés pour le découvrir, pour me l'acheter avec le prix de la rançon d'un roi; mais je n'ai voulu ni vendre ni donner mon secret, parce que ce secret me rend plus puissant que les rois du monde, qui, avec toute leur puissance, ne peuvent pas acheter la science d'un homme. Non, je ne l'ai pas voulu, ajouta Louis en clignant les yeux d'un air content de lui. J'aurais refusé un royaume! Voudriez-vous?... La seule[295] chose que je vous dirai, et je n'en ai jamais dit autant à personne, c'est que les œufs mous, la tête, le cœur et les entrailles sont tous là! Mais il y a aussi bien d'autres différents ingrédients, et je ne veux pas, je ne dois pas en parler.
Louis jeta les yeux sur mon assiette, et, y voyant le gras-vert que j'avais laissé, il me demanda d'un ton surpris:—Pourquoi ne l'avez-vous pas mangé?
—Je ne puis pas, mon cher Louis, je ne l'aime pas.
—Vous ne l'aimez pas? vous ne pouvez pas? s'écria-t-il. Comment! mais moi, moi qui vous parle, si j'étais mourant, si je n'avais que la force d'ouvrir la bouche, ce serait pour demander et avaler cette divine nourriture. Et vous ne l'aimez pas? Alors, capitaine, vous n'êtes pas un chrétien. Est-il? Mais c'est impossible, je ne le crois pas; le croyez-vous?
Je tendis mon assiette à Louis, qui avala le gras-vert, et qui sortit en faisant un geste mêlé de plaisir et d'indignation.
Madagascar est une des plus grandes, des plus belles et des plus fertiles des îles du monde; elle a presque neuf cents milles de longueur sur trois cent cinquante de largeur. Une magnifique chaîne de montagnes[296] traverse tout le pays, et de grandes et navigables rivières y prennent leur source. L'intérieur de cette île n'est pas plus connu que ses habitants; mais les parties de la côte que j'ai longuement visitées donnent d'abondantes preuves que la nature y a prodigué d'une main généreuse ses plus précieuses richesses. Rien ne manque à cette terre productive, rien, excepté la science et la civilisation, qui sont indispensables pour arriver à placer cette île sur le premier rang que tiennent les grands et puissants empires. À l'époque de mes voyages, la sauvagerie y était si complète, qu'à peine pouvait-on distinguer une différence de manière entre les hommes et les animaux.
La soirée était singulièrement belle; la mer calme, limpide comme un miroir, et notre équipage se reposait des accablantes fatigues de la journée. De Ruyter était dans sa cabine; et en compagnie d'Aston, qui était couché sur la poupe élevée du vaisseau, contre laquelle je m'appuyais, je regardais la terre. Les formes des montagnes devenaient sombres et indistinctes, le bleu profond et transparent de la mer disparaissait dans une sombre couleur d'un vert olive subdivisée par une infinité de barres confuses et brillant faiblement, comme si elles étaient bordées par une ligne de diamants. Le soleil s'enfonçait dans la mer, et ses rayons expirants nuançaient le ciel des brillantes couleurs de la topaze, de la pourpre et de l'émeraude, rayées d'azur, de blanc et de violet.
Quand le soleil disparut dans l'eau, tout le firmament fut teint en[297] cramoisi et laissa l'ouest plus brillant que de l'or fondu. La lumière argentée de la lune fit disparaître les joyeuses couleurs, qui s'éteignirent en laissant çà et là sur la nacre du ciel de légères taches aux nuances délicates et presque indistinctes. La poupe du grab tourna, et je vis notre compagne la corvette, dont la carène et les ailes blanches coupaient la ligne de l'horizon. Éclairée par la lune, elle ressemblait à un esprit de la mer se reposant sur l'immensité de l'eau.
Absorbés dans la contemplation des merveilleuses beautés d'une nuit de l'Orient, nous passâmes la nuit dans un poétique et suave silence. Après les écrasantes fatigues d'une journée de combat, ce calme surnaturel avait sur l'esprit une influence plus douce, plus magique et plus rafraîchissante que celle du sommeil. Quoique endormi, mais cédant à la force de l'habitude, le timonier criait de temps en temps:—Doucement! doucement!
La formule ordinaire de changer le quart avait été négligée, et les sentinelles qui avaient la garde des prisonniers, ignorant que l'heure de leur devoir était passée, dormaient à leur poste. Le baume du sommeil guérissait les blessés, rendait libre les captifs, qui rêvaient peut-être qu'une chasse bruyante les entraînait dans les montagnes de leur pays natal; peut-être encore croyaient-ils qu'assis à l'ombre des cocotiers ils jouaient avec les jeunes barbares leurs fils, et ces malheureux, dont les rêves étaient si doux, devaient s'éveiller enchaînés, liés avec des menottes, dans le pire des donjons, le fond de[298] cale d'un vaisseau, sous la mer, et condamnés à la mort ou à l'esclavage!
Le calme enchanteur de la nuit fut troublé tout à coup par un bruit étrange, mais dont, au premier instant, il me fut impossible de comprendre les causes. Je prêtai l'oreille, et mon ardente attention me permit de saisir le murmure confus d'un piétinement assez vif, auquel se joignit bientôt le râle d'une respiration haletante.
Aston tressaillit, se leva vivement, et me dit d'un ton ému:—Que se passe-t-il donc?
—Je l'ignore, répondis-je, mais nous allons le savoir.
Aston bondit sur le tillac, et nous avançâmes de quelques pas vers l'avant.
Tout d'un coup une ombre noire se dressa devant nous.
Croyant qu'elle allait essayer de nous barrer le passage, je saisis le poignard malais qui ne quittait jamais ma ceinture, et j'attendis l'approche de l'immobile fantôme.
Mais il ne bougea pas, et fit seulement entendre une sorte de sanglot.
—Est-ce vous, Torra? demandai-je, en croyant reconnaître la voix d'un nègre de Madagascar que de Ruyter avait émancipé.
—Oui, maître.
—Que voulez-vous, et quelle est la cause du bruit que nous venons d'entendre à l'avant?
—Ce bruit est celui qu'a fait Torra en tuant mauvais frère avec ce grand couteau.[299]
—Tué! m'écriai-je avec surprise; qui avez-vous tué?
—Mon frère, mauvais frère Brondoo.
—Quel frère? vous êtes ivre ou fou, je ne vous connais pas de frère.
—Torra pas fou, Torra pas ivre, maître.
Les hommes du bord avaient entendu le bruit de la lutte criminelle que révélait l'aveu de Torra; ils se levaient tous les uns après les autres et s'approchaient lentement de nous.
En voyant les hommes du bord se grouper en silence à quelques pas de lui, Torra les examina d'un air triste et froid, puis il me dit avec douceur:
—Torra parlera à maître quand jour sera venu.
La vue du couteau rougi par le sang, et que le nègre tenait encore dans ses mains, irritait ou effrayait les hommes. Torra comprit le sentiment d'horrible effroi qui était peint sur la physionomie de ses compagnons. Il secoua la tête, sourit et murmura doucement:
—Ne craignez pas Torra, Torra ne fait pas de mal; il a seulement tué mauvais frère. Arme fait peur à vous? eh bien, voilà l'arme!—Et il lança son couteau dans la mer.—Maître, continua l'esclave en se tournant vers moi, vous bon, vous aimer pauvre nègre! vous ne pas laisser marins tuer Torra pendant que le ciel tout noir ne montre point les faces; mais demain vous devoir écouter Torra, parce que Torra dira vrai; il ne désire pas vivre; vous tuerez lui, et il ira rejoindre son frère dans le bon pays. Au bon pays, il n'y a point d'esclaves, point de mauvais hommes blancs pour acheter pauvre noir! pour enchaîner pauvre noir![300]
Je crus le malheureux fou, et je donnai l'ordre à mes gens de le charger de fers sans lui faire de mal. Ne comprenant pas le mouvement que les hommes firent vers lui, Torra répéta d'une voix troublée:
—Il ne faut pas tuer Torra la nuit, il faut attendre le matin, le jour, le soleil; Torra dira tout.
Je n'écoutai plus les supplications inutiles du nègre, dont je ne connaissais pas encore le crime réel, et je me rendis à l'avant, suivi d'Aston. Un de nos hommes nous avait devancés, car à mon approche, il souleva un vêtement de coton blanc tout taché de sang, et me dit:
—Le voici!
Quelques Arabes qui s'étaient joints à nous reculèrent épouvantés en criant:—Allah! Allah!
Les rayons de la lune, dégagée d'un voile de nuages, tombèrent sur le cadavre d'un homme noir et nu: la couverture blanche qui le couvrait à demi nous laissa voir sa tête horriblement défigurée par une affreuse balafre et presque entièrement séparée du corps.
J'interrogeai tous mes hommes, afin de pouvoir donner un nom à ce cadavre; mais l'ignorance de l'équipage était aussi complète que la mienne: personne ne connaissait la victime. Après un long examen des traits, je finis par découvrir que cet homme était un des prisonniers marratti. La mort bien constatée et tout secours se trouvant inutile, je donnai l'ordre que, placé sur un treillis, le cadavre fût porté à l'arrière du vaisseau, sous la garde d'une sentinelle qui veillerait également sur l'assassin.[301]
Cet horrible spectacle semblait avoir banni le sommeil; les hommes se réunissaient, parlaient à voix basse, tout émus et tressaillant presque au murmure de leur propre parole. Une réelle épouvante se communiqua à tout l'équipage, et ces mêmes hommes, dont les mains et les vêtements étaient encore humides et souillés du sang d'un terrible combat, ces mêmes hommes, qui avaient assailli quelques heures auparavant une ville entourée de murailles et défendue par des pirates intrépides, frémissaient d'horreur devant la preuve d'un crime commis dans l'ombre. Quelques-uns se groupèrent silencieusement autour de Torra, qui était assis sur ses talons, la tête dans ses mains.
Aston et de Ruyter conféraient ensemble. J'étais seul à veiller sur le pont. En sentant une légère brise s'élever de la terre, j'appelai toutes les mains aux voiles; l'équipage, qui était plongé dans une sorte de torpeur, tressaillit au son de ma voix. J'allais donner l'ordre de raccourcir les voiles, de carguer le perroquet, lorsque de Ruyter vint à moi et me dit:
—Pourquoi toutes les mains? Je ne vois aucune apparence de tempête.
—Ni moi non plus, répliquai-je; mais une panique dangereuse règne à bord, attriste les hommes, il faut que je tâche de les distraire par une grave occupation; ils sont sous la puissance d'un mauvais charme, et si une rafale survenait, nous perdrions nos mâts avant qu'ils eussent la conscience du danger.
—Vous avez eu une très-bonne pensée, mon garçon.
Les marins obéirent à mes ordres, et leur préoccupation intérieure[302] était si grande, qu'ils ne s'apercevaient pas de l'inaltérable tranquillité de la mer. Dans un tout autre moment, je me serais certainement attiré une averse de malédictions et de blasphèmes.
Mes ordres remplis, je laissai la garde du pont à de Ruyter, et en dépit de ce qui venait d'arriver, l'excès de la fatigue me fit tomber mourant de sommeil sur l'oreiller de mon lit.
Dans un corps jeune, bien constitué, plein de santé et de vigueur, un cœur généreux cherche naturellement asile; car pour s'épanouir, se développer, il faut qu'il ait une large place, il faut que ses impulsions ardentes puissent se répandre sans obstacle. Dans ce corps privilégié par la nature, l'âme ou l'esprit qui nous gouverne est fortement engendré: sa naissance et sa vitalité sont puissantes.
En revanche, quand l'âme est emprisonnée dans une poitrine étroite, sous le fardeau des humeurs sombres et tristes, quand elle manque d'air et d'espace, sa flamme vacille obscurément dans la lampe de la vie, jusqu'à ce qu'elle soit entièrement éteinte.
Le philanthrope Owen de Lanark et la sage et pieuse Hannah More disent[303] que la différence des constitutions fait la différence du caractère des hommes, et que la nature nous a envoyés dans le monde également disposés pour faire le bien et pour faire le mal.
Shakspeare et Bacon pensaient autrement, et ils sont aussi profonds et aussi savants que les autres sont ignorants et superficiels.
Bacon dit: «Les gens difformes sont généralement méchants de caractère; la nature leur ayant fait du mal, ils en font autant par instinct que par vengeance: ils naissent donc exclusivement méchants, et n'apportent point avec eux cette part de bonté qu'on croit commune à tous les hommes.»
Le double souvenir d'Aston et de de Ruyter m'éloigne de mon sujet; pour eux, la nature avait été prodigue de ses dons en leur accordant non-seulement la beauté du visage, la grâce des formes, mais encore la vigueur d'une âme fortement trempée à la puissance magnétique, car eux seuls m'ont révélé, en me l'inspirant, cette vive amitié qui unit les hommes les uns aux autres plus saintement, plus tendrement surtout qu'ils ne le sont par les liens du sang. Avant d'avoir connu ces deux nobles cœurs, j'avais pensé que le monde était peuplé de démons et que j'étais emprisonné dans un enfer.
Avec quel plaisir je puise dans les souvenirs des jours passés auprès de mes amis! Avec quelle joie je leur paye ici le tribut de mon affection et de ma reconnaissance, faible prix pour tout le bonheur que m'a fait connaître leur vive et sérieuse tendresse! Ma vie auprès d'eux a été un[304] enchantement; sous leur regard brillant d'amitié, le monde me paraissait un jardin plein de fruits et de fleurs. À cette époque, je n'eusse pas échangé mon existence contre les délices du paradis, tels qu'ils sont dépeints par les enthousiastes. Cependant je menais une vie de fatigues et de dangers presque sans exemple; une vie partagée entre les combats, la douleur des blessures, les tourments de la faim et ceux plus ardents encore de la soif. J'ai si douloureusement connu ce dernier supplice, que plus d'une fois il m'est arrivé de vouloir donner mon sang et mes deux mains pleines d'or pour quelques gouttes d'eau.
L'abondance est venue, mes souffrances sont oubliées, et, si je m'en souviens, c'est seulement pour en faire la narration ou donner plus de saveur aux mets exquis que l'habitude rend communs et inappréciés. J'ai souvent dormi ma tête sur une boîte à balles, et le fer me paraissait alors plus doux que le duvet, couvert d'un canevas goudronné pour me protéger contre la violence de la pluie, contre la glaciale étreinte de l'écume dans laquelle j'étais presque submergé, profondément endormi dans ce qu'on pourrait bien appeler un cercueil de mer, près d'un rivage dangereux, parmi les éclairs et le tonnerre, dans une tempête dont la violence aurait déraciné un cèdre aussi facilement qu'un homme déracine une tige de blé.
Eh bien! ce sommeil de repos, si près de l'éternel sommeil, était aussi calme, aussi doux, aussi profond que celui d'un enfant fatigué. Si, soutenu par l'affection, il m'a été possible de supporter ces fatigues[305] sans en souffrir, sans m'en plaindre, quelle conduite odieuse et dénaturée faut-il que mes parents aient tenue vis-à-vis de moi, pour arriver à me dégoûter de la vie dans l'âge le plus tendre, pour me faire concevoir et méditer sérieusement ma propre destruction! Non-seulement je l'ai méditée, mais à l'âge de quatorze ans je me suis vu sur le point de mettre à exécution cet effroyable projet.
Je ne m'éveillai qu'à midi, et la première personne sur laquelle tomba mon regard fut l'aide du docteur, qui tenait d'une main une bouteille d'huile camphrée, avec laquelle je devais frotter mes blessures, et de l'autre une potion calmante, dont, suivant l'ordonnance de Van Scolpvelt, il était nécessaire que j'abreuvasse mon estomac.
Je me levai et, suivi du garçon, dont je repoussais les offres, j'entrai dans la cabine où se trouvait Louis aux heures de repas.
Le munitionnaire, qui donnait au cuisinier l'ordre de préparer un second festin de tortue, s'interrompit brusquement, et se tournant vers le garçon, il lui dit, avec un inimitable accent de mépris dans le geste et dans la voix:
—À quoi le camphre est-il bon, je vous prie, si ce n'est à bourrer les narines et la bouche d'un Arabe mort? J'en déteste l'odeur; la détestez-vous? Le docteur vous croit-il de la race des scorpions et des centipèdes, qu'il veut vous nourrir de poison? Le croyez-vous? Le capitaine a besoin de remplir son estomac, et nullement d'avaler des[306] potions et de masser ses jambes. La soupe est prête, et je garantis que son bienfaisant bouillon, après avoir visité l'estomac, descendra jusqu'aux ongles des pieds, et même qu'il circulera autour des cors, dont il amortira les élancements douloureux, si toutefois le capitaine a des cors. Avez-vous? Ma soupe est un remède, un remède universel pour toutes les maladies, n'est-ce pas?
J'approuvai le raisonnement de Louis, car, aussi affamé que l'est un oiseau par une forte gelée, je trouvais une immense différence entre une bonne assiettée de soupe et la nauséabonde potion du docteur.
Le garçon disparut, et Louis posa sur la table une immense soupière remplie de potage.
Quand de Ruyter et Aston vinrent me rejoindre, je leur demandai ce qu'on avait fait de Torra.
—Il est toujours assis sur ses talons, la tête dans ses mains, répondit de Ruyter.
—Pauvre garçon! Avez-vous découvert le mystère que cache son étrange conduite? car je suis convaincu qu'il doit avoir été excité au crime par un puissant motif; il m'a toujours paru bon, naïf, doux et tranquille.
—Vous devinez juste, répondit de Ruyter; mais j'observe depuis longtemps que les hommes aux extérieurs calmes sont les plus dangereux, les plus vindicatifs et les plus cruels. S'ils ont une raison de haine, ils projettent la vengeance et l'accomplissent pendant que les brailleurs se contentent de paroles. N'avez-vous pas remarqué l'effroyable rage qu'apportait Torra dans la destruction des Marratti?[307] Il était couvert de sang comme un peau-rouge.
—Je me suis aperçu en effet de cette ivresse furieuse, mais je l'ai attribuée à l'entraînement du combat. J'avoue même que, tout en comprenant l'exaltation de cette conduite, elle m'a effrayé, car Torra se jetait avec une sorte de désespoir au centre même de l'ennemi et n'avait pour arme qu'un immense couteau, le même qui lui a servi pour tuer son frère. Malgré cette apparente cruauté, je suis certain que le cœur de Torra est bon, qu'il est d'une nature honnête et brave. Rappelez-vous, de Ruyter, la preuve de sensibilité et de dévouement qu'il a donnée l'autre jour en se précipitant dans la mer pendant une rafale pour sauver la vie à mon oiseau, à mon charmant loriot; oui, je le répète, Torra est brave, Torra est honnête, car il était presque continuellement dans cette cabine, où les dollars sont aussi abondants que les biscuits et les liqueurs; eh bien, il n'a jamais pris ni un dollar, ni un biscuit, ni même un verre de vin; n'est-ce pas, Louis? demandai-je au munitionnaire, qui écoutait bouche béante, n'est-ce pas que Torra est un brave garçon?
—Oui, capitaine, oui, je suis sûr de la loyauté de ce pauvre nègre; j'en suis si sûr, que je n'hésiterais pas à lui confier ma fortune si j'avais une fortune. Écoutez-en une preuve, une preuve évidente, non de ma confiance, mais de son honnêteté, quoique ce soit ma confiance qui l'ait fait ressortir: Auprès de Ceylan, je ramassai un jour une petite tortue, que vous preniez tous pour un morceau de bois, mais je savais bien que c'était une tortue; je verrais une tortue à vingt milles de[308] nous, quand bien même elle ne montrerait au-dessus de l'eau que la rondeur de sa carapace. Quand les tortues dorment, elles aiment à sentir la chaleur du soleil: vous aussi, n'est-ce pas?
Eh bien! rappelez-vous que je pris la tortue tout doucement, sans l'éveiller, comme on prend dans un berceau un petit enfant endormi. Au moment où je glissais mon couteau dessous sa carapace, elle sortit sa jolie petite tête et me regarda d'un air de reproche; mais elle n'eut pas le temps de m'attendrir, car je la mis aussitôt dans le pot, qui était sur le feu. Ah! oui, l'homme noir est honnête et brave, car il assomma un des hommes, qui voulait mettre sa cuiller dans ma soupe. Eh bien! messieurs, je laissai Torra seul auprès de ma tortue; il en respecta la cuisson et ne mit même pas son doigt dans le pot pour le lécher avec gourmandise.
Ah! je le dis et je le dirai toujours, ce nègre est le plus honnête homme du monde; tout autre que lui aurait goûté ma soupe; n'auriez-vous pas? Un homme noir, un homme si différent d'un chrétien et qui ne vole pas une cuillerée de soupe, c'est un homme remarquable. J'aime Torra rien que pour sa discrétion; et vous?
—Allons, bavard, dit de Ruyter, faites passer les longs bouchons et débarrassez le pont.
Le vin mis sur la table, Louis se retira dans l'office, et nous l'entendîmes manger comme un glouton un cormoran, son mets favori.[309]
—Le vaisseau serait en feu, dit Aston, que Louis ne bougerait pas de son amarrage; il s'y tient ferme.
—Maintenant, de Ruyter, dis-je en me tournant vers mon ami, racontez-nous ce que vous savez sur les causes qui ont conduit Torra au crime.
—Volontiers, mais il faut d'abord que je vous raconte l'histoire de sa vie.
—Il y a dix mois, en touchant à l'île Rodrigues pour y prendre du bois et de l'eau, il me prit fantaisie d'aller chasser dans les jungles; je découvris dans une crevasse de rocher un homme nu, sauvage et affamé. Ce malheureux était Torra.
—Comment! s'écria Louis, qui ne se leva pas de son siége, mais qui avança son énorme tête en dehors de la porte de l'office; comment! répéta-t-il, affamé! S'il a encore faim, je lui donnerai de cette tortue, je ne puis pas tout manger, et il y en a en abondance sur le vaisseau; j'aime Torra, moi, parce que c'est un honnête homme.
La sueur qui coulait du front de Louis, la graisse de tortue qui suintait de sa bouche, ses yeux brillants de satisfaction sensuelle,[310] nous firent éclater de rire. Il retira sa tête en grommelant un interrogatif croyez-vous?
—Mon arme ne permettait pas à l'esclave de fuir, reprit de Ruyter, je lui fis signe d'approcher de moi, et je l'interrogeai.
Avec une peine et une attention inouïes, je parvins à comprendre qu'il avait fui les tortures que lui faisait subir un inspecteur hollandais, son maître; il me dit encore qu'il avait été employé avec d'autres esclaves, dans le nord de l'île Rodrigues, à saler du poisson et à attraper des tortues pour les expédier à l'île de France.
Torra s'était évadé au moment où ses compagnons et lui allaient partir pour Macao, avant que le sud-ouest mousson fût passé, et depuis cette époque, qui datait de plusieurs semaines, il avait vécu dans les bois, se nourrissant d'œufs, de poissons et de fruits. Bien que ce lamentable récit me parût une vieille histoire, l'histoire de tous les nègres marrons, je pris ce pauvre diable en pitié et je l'emmenai sur le grab. Depuis cette époque, il s'est parfaitement comporté.
Lorsque Louis fut rassasié, il vint nous engager à prendre un verre de skedam.
—Il est très-urgent de m'obéir, ajouta Louis; l'absorption de cette liqueur apaisera la tortue que vous avez mangée, car, quoique vous l'ayez dans l'estomac, elle ne mourra pas avant le coucher du soleil, n'ayant été tuée qu'au matin. Une tortue devrait toujours avoir la gorge coupée le soir, alors elle mourrait tout de suite. Torra sait cela, mais les autres hommes du bord sont des imbéciles qui ne savent absolument[311] rien; savent-ils quelque chose? Allons, buvez cette petite goutte, elle tournera la tortue, qui restera tranquille jusqu'au soir, et passé le soir, vous n'entendrez plus parler d'elle. Le vin français n'est bon que pour faire digérer la soupe de tortue, et encore est-il bien inférieur au madère.
Comme Louis ne pouvait arriver à nous persuader que le gin était meilleur que le vin de Bordeaux, il essaya de se consoler de cet échec en remplissant de la liqueur dédaignée une tasse de coco qu'il nommait un dé de voilier, et, ouvrant sa large bouche, il vida la tasse d'un trait.
De Ruyter reprit le récit de l'histoire de Torra.
—Hier au soir, après votre départ, je questionnai le nègre, et il me raconta sa vie; je vais, autant que ma mémoire pourra me le permettre, vous traduire ses propres paroles.
—Soyez consciencieux, mon cher de Ruyter, dis-je en riant, et ne faites pas le récit que nous attendons avec votre brièveté habituelle. Vous êtes un impitoyable rogneur des histoires des autres, et je désire connaître toutes les particularités de l'existence de Torra; car, pour me servir de l'expression de Louis, je dirai simplement je l'aime, et je serais très-fâché de m'apercevoir qu'en le jugeant bon et brave, j'ai commis une grande erreur.
—Je serai plus honnête, mon cher Trelawnay, que ne le sont la plupart des narrateurs; car, si je ne raconte pas l'histoire littérairement, vous aurez du moins la matière pure, sans aucune digression morale,[312] soit comme épisode, préface, notes, choses qu'un sot se permet d'ajouter au récit de l'auteur en croyant que plusieurs sots les liront.
«Je suis né, m'a dit Torra, dans un village habité par des pêcheurs; ce village est situé au nord-est de Madagascar, dans la baie d'Antongil. Mon père était pauvre; il prit une femme, et eut d'elle un garçon chétif et qui ne valait pas grand'chose.» Sa mère ne voulait pas le laisser travailler, et désirait avoir un autre enfant; mais c'était chose impossible, car elle vieillissait, et sa vieillesse la rendait méchante, ou, pour mieux dire, d'une détestable maussaderie.
Ainsi vous voyez que les mêmes femmes florissent en Europe et à Madagascar. Quand nous leur faisons la cour, elles nous donnent leur main couverte de faveurs, et, la trouvant douce comme le velours, nous les épousons. Le nœud conjugal formé, les mains deviennent griffes, la douce voix se change en sifflement furieux.
Aston et moi nous nous mîmes à rire. De Ruyter oubliait vite l'engagement qu'il avait pris de faire d'une manière concise et dépourvue de toute réflexion le récit de l'histoire de Torra.
De Ruyter comprit la cause de notre gaieté, car il reprit vivement:
—Par le ciel, mes amis, ceci est une traduction littérale ou pour mieux dire l'imitation d'une comparaison faite par Torra. Écoutez donc ses propres paroles: «Dans sa jeunesse, une femme ressemble à une tortue verte; sa coquille est douce et souple; mais, dans sa vieillesse, elle[313] est plus dure que du bois de fer. Mon père voulut calmer l'irritation de sa femme, sa peine fut perdue; alors, en homme prudent, il acheta une autre femme et eut d'elle trois beaux enfants.
»La première épouse fut froissée, et elle ne permit pas à son mari d'introduire cette seconde femme dans la maison. Mon père ne discuta pas, il traversa la rivière et se bâtit une autre hutte. Là, il eut du bonheur; il fit de bonnes pêches et en vendit le produit aux blancs. Séparé de sa vieille femme, dont le fils était assez grand pour travailler, mon père leur donna un canot, un filet de pêche et une lance. Mais, aussi paresseux l'un que l'autre, la mère et le fils devinrent très-pauvres.
»Je grandis et je fus un bon pêcheur, mon père m'aimait. Quelquefois je partageais avec mon père le poisson que j'avais pris, et lorsque ma journée avait été mauvaise, ne voulant pas qu'il en souffrît, je lui donnais des courses (petite coquille, argent des Indiens sauvages). Ayant appris que la place occupée par mon père était bonne, les blancs de l'île de France vinrent s'y établir. D'abord ils parlèrent doucement à mon père, qui ne voulut pas les écouter. Quand ils virent cela, ils se fâchèrent et bâtirent une place forte dans le champ où mon père cultivait son pain. Mon père n'était pas content; voyant son irritation, les blancs le tuèrent et prirent ma mère et mes sœurs pour en faire des esclaves.
»Je me sauvai dans les montagnes et je me rendis à Nassi-Ibrahim. Là existe un très-brave peuple; il vole sur l'eau, c'est vrai, mais il ne fait point d'esclaves. Quand je leur dis que les blancs étaient venus tuer mon vieux père, ils dirent qu'ils étaient contents, parce que le[314] vieillard avait eu tort d'établir un commerce avec les blancs; mais quand je terminai mon récit en ajoutant que ma mère et mes sœurs étaient devenues les esclaves des blancs, ils s'écrièrent:
»—Ceci est mal, et nous allons tenir conseil.
»Ils me dirent:
»—Nous voudrions parler aux hommes blancs.
»Un vieillard, qui était un ami de mon père, dit:
»—Non, il ne faut pas parler aux blancs: leurs paroles sont blanches comme le matin, mais leurs actions sont noires comme la nuit; il est inutile de les entendre: il faut les tuer, voilà tout.
»Après un long entretien, l'assemblée se rendit aux conseils du sage vieillard. On arma de grands canots de guerre, et pendant la nuit cette petite armée traversa l'eau pour aller surprendre et attaquer les blancs. Il n'y avait pas de lune, pas d'étoiles, et la nuit était sombre.
»—J'aime la nuit sombre, dit le sage vieillard, parce que les blancs ont peur de l'obscurité, parce qu'ils n'aiment à se battre que sous les rayons du soleil. L'homme noir est un hibou qui voit pendant la nuit; mais eux, ils sont semblables aux coqs d'Inde sauvages, qui ne voient rien; leurs tonnerres ne frappent pas.
»Les hommes blancs étaient en réjouissance; car c'était le grand jour de leur bon esprit, et ils étaient tous ivres dans la maison des pauvres noirs. Quand nous ne les entendîmes plus chanter, nous descendîmes la montagne. Ils dormaient autour des débris d'un festin; nous les tuâmes tous.
»Mes amis prirent ce qu'ils trouvèrent, et ils me dirent adieu.[315]
»Je souffrais de rester dans les lieux où était mort mon père. Je pris ma mère et mes sœurs avec moi, et nous allâmes de l'autre côté de l'eau, dans la première maison de mon père.
»Mon frère aîné parut très-chagrin de la mort de mon père, et nous fûmes bientôt de très-bons amis. Je travaillais pour tous, mais je travaillais seul; car mon frère s'absentait souvent, et il ne disait pas où il allait.
»Quatre lunes après la destruction des blancs qui avaient tué mon père, je me rendis à Nassi-Ibrahim pour voir le vieillard, car il était bon, et son âge commandait le respect. Quand je rentrai à la maison, je n'y trouvai personne, et cependant l'heure du repos était venue. Enfin, après de grandes recherches, je découvris mon frère couché dans le champ et presque mort de douleur.—Les Marratti, me dit-il d'une voix frémissante, sont venus; ils ont pris ta mère et mes sœurs, et comme la vieille mère les suppliait d'avoir pitié, et comme elle ne valait pas grand'chose, ils l'ont tuée. Maintenant, continua mon frère avec une poignante expression de souffrance répandue sur tous ses traits, faisons du feu pour brûler le corps de cette pauvre femme.
»Nous le fîmes en pleurant.
»—Les larmes ne sont pas utiles, me dit mon frère, elles ne feront point revenir les femmes.
»—Pourquoi les Marratti ne t'ont-ils pas pris? demandai-je à mon frère.[316]
»—Ah! me dit-il, je courais sur la montagne et ils ne m'ont pas vu.
»—Je vais aller demander conseil au sage vieillard de Nassi-Ibrahim, dis-je.
»—Non, Torra; le peuple est pauvre et il ne vend ni n'achète d'esclaves. Mais les Marratti de Saint-Sébastien sont un très-grand peuple, et il a beaucoup d'esclaves. Parmi les Marratti il y a des hommes qui sont bons, allons les trouver; un d'eux est frère de ma mère: il nous fera rendre ce que nous avons perdu, car il m'aime. Allons-y.
»Je partis avec mon frère.»
FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE
Paris.—Imprimerie de Édouard Blot, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
[1]Drapeau des marins anglais
Les coquilles ont été corrigées et les majuscules accentuées. La graphie ancienne (complétement, poëte, remercîment, teté, etc.) a été conservée. Nous croyons également que :
End of the Project Gutenberg EBook of Un Cadet de Famille, v. 1/3, by Edward John Trelawney *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CADET DE FAMILLE, V. 1/3 *** ***** This file should be named 38400-h.htm or 38400-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/8/4/0/38400/ Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.