Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0021, 22 Juillet 1843, by Various

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Title: L'Illustration, No. 0021, 22 Juillet 1843

Author: Various

Release Date: November 28, 2011 [EBook #38159]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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L'Illustration, No. 0021, 22 Juillet 1843

                   Nº 21. Vol. I.--SAMEDI 22 JUILLET 1843.
                   Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an,  32 fr.
        pour l'Étranger.    -     10        -     20        -    40

SOMMAIRE.

Les Meetings d'Irlande. Un meeting.--Courrier de Paris.--Établissement d'une École des Arts et Métiers à Aix. --Horticulture. Les roses. Tuteur anglais pour les Rosiers; Rosier maintenu par le Tuteur anglais, Rosiers pyramidaux du Jardin botanique d'Édimbourg.--Nouvelles du Muséum d'histoire naturelle. Animaux récemment arrivés (suite). Lion d'Arabie; Guépard d'Abyssinie; Civette, Paradoxure.--Institut de France. Séance de l'Académie Française du jeudi 20 Juillet 1843; Histoire du monument élevé à Molière, par M. Aimé Martin; le Monument de Molière, poème par madame Louise Colet, couronné par l'Académie. Portrait de madame Colet; Salle de l'Institut.--Théâtres. Une Scène d'Oedipe à Colone; une scène de la Péri (1er acte) et le Pas de l'Abeille (2e acte); les Contrebandiers espagnols; une Petite misère de ta Vie humaine, par Grandville.--Bulletin bibliographique.--Annonces.--Réouverture du Musée royal. Sculptures chinoises.--Amusements des Sciences.--Rébus.


Les Meetings d'Irlande.

L'agitation continue en Irlande, mais sans incidents nouveaux, les meetings se succèdent nombreux et énergiques, et cependant la question n'avance point. L'Angleterre demeure calme et indifférente, en apparence du moins. Sir Hubert Peel, qui semble avoir adopté pour devise, Impavidum ferient ruinae, déclare qu'il ne veut ni du repeal, ni d'une réforme religieuse en Irlande. La Chambre des Lords discute sans conclure, et le duc de Wellington demande que le pouvoir se tienne prêt à défendre les personnes et les propriétés. Espérons néanmoins qu'on reculera devant les conséquences d'un combat.

Les meetings d'Irlande, présentent un spectacle vraiment extraordinaire: trois ou quatre cent mille hommes accourant à un rendez-vous commun, s'échelonnant au pied d'un coteau pour entendre un orateur politique, voilà ce qui n'est d'accord ni avec nos moeurs, ni avec nos lois. De même en Angleterre, dans ce pays dont la constitution est si solide, si immuable, si inflexible on voit fréquemment des meetings qui ont pour but le renversement ce cette même constitution. A l'heure indiquée, on hisse, les paroisses désertes, on suspend les travaux agricoles et industriels; jeunes ou vieux, bravant la fatigue et le soleil, n'hésitent pas à faire un voyage de vingt on trente milles pour venir se grimper autour d'un leader. Le pays convoqué se met en marche comme un seul homme. Des milliers d'individus arrivent par escouades, avec des bannières sur lesquelles leurs voeux et leurs espérances sont exprimés par une devise, par un signe emblématique. Quelquefois, lorsque le meeting doit être consacré à l'examen des griefs des classes ouvrières, l'unique symbole est un pain porté au bout d'une perche. Le speaker paraît, monté sur une estrade et harangue la foule. Aussitôt que le speech commence, le plus profond silence s'établit. Le recueillement de l'assemblée permet à l'orateur de se faire entendre au loin, et les phrases dites passent de bouche en bouche jusqu'aux personnes qui sont placées hors de la portée de sa voix. De temps à autre des applaudissements prolongés, font vibrer l'air: des grognements (grunts) accueillent les noms des adversaires, des hurrahs, ceux des partisans, si l'orateur demande des subsides, soudain toutes les bourses sont ouvertes; les pounds, les shillings, les pences, le superflu du riche et le denier du pauvre sont offerts avec libéralité. Le speaker tonne; les acclamations redoublent; les actes du pouvoir sont censurées avec hardiesse, les ministres attaqués avec violence. Quand le chef du parti se tait, d'autres prennent sa place; ou bien le grand meeting se fractionne en petits cercles qui en sont comme la monnaie. D'ordinaire la journée se termine par un banquet, où les membres, les plus influents du meeting fraternisent le verre à la main pendant que la multitude regagne ses foyers.

Ce mot meeting, qui signifie assemblée, s'applique à toute réunion provoquée par des intérêts commerciaux, religieux philosophiques, scientifiques, etc.; mais on donne plus particulièrement le nom de meetings aux séance publiques tenues en plein air, à la face du ciel.


Un Meeting.

De tous les meetings d'Irlande, le plus remarquable et le plus caractéristique, est celui que O'Connell a présidé sur le champ de foire de Donnybrook. Des affiches apposées sur tous les murs avaient annoncé la réunion plusieurs jours à l'avance Les boutiques étaient fermées, les travaux avaient cessé. Dès huit heures du matin, les charbonniers et portefaix étaient assemblés devant l'hôtel du grand agitateur à Merrion-Square pour lui servir de gardes du corps Les corporations des métiers se sont rendues dans la matinée au village de Phibsborough; elles étaient au nombre de quarante-trois, comprenant chacune environ quatre cents individus. On lisait sur les bannières, outre les devises des corps d'état: les Irlandais pour l'Irlande: l'Irlande pour les Irlandais; rappel et pas de séparation; nous triompherons par l'union; la reine. O'Connell et le rappel! L'un des drapeaux représentait la banque d'Irlande à College-Green, avec ce refrain d'une chanson populaire:

Notre vieille maison chez nous. La plupart des étendards étaient rangés en faisceaux dans des voitures découvertes et attelées de quatre chevaux. Sur la voiture des potiers d'étain se tenait un jeune homme coiffé d'un casque d'étain, portant un bouclier et une hache d'armes d'étain, et qui semblait défendre la couronne d'Angleterre, en étain poli placée à l'extrémité d'une longue pique.

Il fallait traverser la ville pour se rendre de Phibsborough, qui est au nord, à Donnybrook, situé au sud-est. Le cortège s'est mis en marche par escouades, sous la direction de gentlemen qui avaient pour signe distinctif: les uns, un ruban bleu ou vert en sautoir: d'autres, une étoile sur la poitrine. L'immense procession a défilé devant Merrion-Square, saluant par des hourrahs O'Connell, qui, du haut de son balcon, passait en revue son armée, et ralentissait ou pressait la marche. Devant le Royal-Exchange, en vue du château de Dublin, les musiciens ont exécuté le God save the Queen, et les hommes du peuple, en jetant en l'air leurs chapeaux, les femmes, en agitant leurs mouchoirs, ont applaudi avec enthousiasme cette démonstration pacifique.

O'Connell a pris place à trois heures et demie sur la plateforme élevée au centre du champ de foire. M. Harrison, fabricant de chandelles, M. Hugues, ouvrier ciseleur en argent, M. Griffis, cordonnier, ont proposé diverses résolutions qui ont été successivement adoptées. O'Connell a fait ensuite entendre sa parole toujours puissante et forte, si propre à impressionner le peuple par la rude franchise des expressions. L'éloquence d'O'Connell ressemble à celle de Shakspeare: tantôt il emploie les images les plus brillantes et les plus élevées; tantôt il emprunte au langage populaire des leçons de parler pittoresques, des dictons énergiques, d'heureuses trivialités.

Dans cette assemblée, comme dans toutes les autres, O'Connell a recommandé l'ordre et la paix. «Pas de violence, pas d'émeute,» a-t-il dit; et le peuple a répondu par des cris de: Non, non! Ce sont ces injonctions réitérées qui ont prévenu jusqu'à ce jour l'emploi de la force armée contre les meetings. Supposez que cent mille individus se forment en assemblée délibérante sur un point quelconque du territoire français, ils passeront logiquement des paroles à l'action, de l'opposition verbale à la résistance armée. Il n'en est pas de même dans les Trois Royaumes; les discours les plus véhéments y engendrent rarement une émeute; et d'ailleurs la vue de quelques soldats, de quelques policemen armés de bâtons, met en fuite les groupes les plus compactes et les plus exaspérés. Ce fait, démontré par l'expérience, a rassuré jusqu'à ce jour l'aristocratie britannique, et les torys ont regardé avec dédain des manifestations qui, malgré la gravité des plaintes et la réalité des souffrances, ressemblent à la comédie de Shakspeare: Much ado about nothing.



On lit dans les journaux: «Depuis quelques années, le Palais-Royal voit sa vogue et son crédit baisser. Aujourd'hui, plus de vingt arcades sont en vente et ne trouvent que des offres bien inférieures à leur valeur d'il y a dix ans. Un grand nombre de boutiques, riches magasins naguère, sont abandonnées à des tailleurs de pacotille, et d'autres se louent difficilement. On annonce que les propriétaires du Palais-Royal viennent d'adresser une pétition au roi pour qu'il soit avisé au moyen d'arrêter le mal de plus en plus flagrant, et de rendre la sécurité à tant de graves intérêts, menacés par cette dépréciation.»

Quoi donc! le Palais-Royal serait-il arrivé au temps de sa décadence après une si longue prospérité et une si brillante histoire?

Pendant près de deux siècles, de 1621, époque de sa fondation, aux premières années de la Révolution, l'histoire du Palais-Royal a été, pour ainsi dire, l'histoire du royaume de France. En élevant le Palais-Cardinal sur les débris du vieil hôtel de Rambouillet et de l'hôtel Mercoeur, Richelieu ne se donna pas seulement une royale demeure, il ouvrit une scène où, après les grandes tragédies de son règne, devait se jouer la comédie de deux régences turbulentes. Comme s'il eut deviné la diversité infinie des représentations de toutes sortes et des parades dont le Palais-Royal serait un jour le théâtre, Richelieu y avait multiplié les décors propres aux pièces les plus variées; il y en avait pour tous les goûts et pour tous les caractères: ici de vastes et magnifiques galeries favorables au drame pompeux; là, des cabinets discrets et solitaires où pouvait se nouer et se dénouer la comédie d'intrigue; ailleurs, des escaliers complaisants et de mystérieux boudoirs destinés à la comédie de genre; plus loin, une chapelle sacrée avec ses saints calices, son sanctuaire, la Vierge et le Christ. Ainsi le ciel avait son petit coin réservé dans cette demeure où les appétits terrestres allaient élire domicile et habiter pendant deux cents ans. D'autre part, plusieurs vastes cours s'ouvraient autour du palais; c'était là que le peuple devait, de temps en temps, jouer aussi son rôle, et éveiller en sursaut les ministres endormis dans l'ombre, les belles marquises languissamment couchées sur l'or et la soie, les princes étourdis par la fumée du petit souper. Le peuple était destiné à remplir l'emploi du Raisonneur de la comédie, qui rappelle, un peu brutalement quelquefois, les dissipateurs à l'économie et les filles légères à la vertu.

Quand Richelieu prit possession du Palais-Royal et vint promener son manteau d'écarlate sous ces voûtes décorées par Vouët, Poërson et Philippe de Champagne, les grands actes de la vie du cardinal étaient à peu près accomplis! A peine lui restait-il encore le temps, avant d'en faire la clôture définitive, de jeter bas la tête de Cinq-Mars et de De Thon. Tout était silencieux et tout se courbait sous le sceptre du ministre-roi. La Bastille et l'échafaud avaient débarrassé la scène des acteurs les plus indociles; Montmorency reposait à côté de Chalais et de Marillac; Soissons était enseveli sous les cadavres de la Marfée; d'Épernon se taisait au fond de son gouvernement; Bouillon restait à l'abri de sa citadelle; Lavallette et Beaufort et les principaux mécontents s'étaient réfugiés en Espagne, en Angleterre, en Hollande. L'histoire dramatique du Palais-Royal ne commence véritablement qu'à la régence d'Anne d'Autriche.

Richelieu mort, la régente prend possession du palais échu à la couronne par donation du cardinal fondateur; elle y vient tenant par la main ses deux fils, Louis XIV, roi de cinq ans, et son frère le duc d'Anjou. Avec Anne d'Autriche et le monarque en bourrelet, la tragédie-comédie y fait aussi son entrée. Alors comment un drame original si varié; l'intrigue, les cabales, la galanterie, en sont les acteurs principaux, et les femmes, on les devine, y jouent un grand rôle. Dans cette pièce sans pareille, les soupirs amoureux se mêlent au cri de la révolte, le feu des tendres oeillades au feu de mousqueterie; le bruit du canon interrompt un langoureux quatrain et retarde la rime galante d'un doucereux acrostiche. On s'amuse et l'on se bat, on s'adore et l'on se trahit, on conspire en dansant, on se tue avec des épées ornées de faveurs roses; ceux qui se sont embrassés le matin s'envoient le soir à la Bastille. Des cardinaux se font tribuns; de frêles duchesses chevauchent sur les grandes routes comme de rudes hommes d'armes, allumant la bataille de leur douce voix, et mettant de leurs mains blanches le feu aux poudres. Pour des fantaisies de femmes et des vanités de courtisans, l'incendie est aux quatre coins du royaume. Le sang coule en l'honneur des beaux yeux d'une divinité aux dents de perle et aux prunelles de turquoise A côté de ces folles escapades, le Parlement insurgé, le roi en fuite, le peuple en armes et menaçant: le peuple qui ne plaisante jamais, même dans les guerres pour rire. Des ce temps-là, il semble annoncer, par un sourd et lointain mugissement, que le jour viendra d'une autre bataille: formidable rencontre ou les combattants ne se contenteront plus, comme ici, de quelques volées de canons bourrés de rimes légères, de chansons et de madrigaux.

Pour ce drame de la Fronde, l'unité de lien n'est pas scrupuleusement observée, et l'abbé d'Aubignac y trouverait à redire. Tantôt la comédie se joue à Saint-Germain, aux Halles, à l'hôtel de Retz, à Bordeaux, à la porte Saint-Antoine; mais la scène principale est au Palais-Royal. Là se démêlent et se brouillent les fils de l'intrigue; là naissent les intérêts, là s'agitent les passions: haine, amour, ambition, jalousie, vengeance. Si vous pouviez entendre ce qui s'est dit dans le grand cabinet où la reine manqua d'étrangler le coadjuteur; si vous interrogiez l'écho de la petite chambre grise où se tinrent les intimes conférences de la régente et du Mazarin, et que l'écho vous répondit, quelle curieuse et naïve confidence! quels secrets de politique et d'amour! Les belles indiscrétions que feraient les murs de la salle des bains et de l'oratoire, s'il est vrai, en effet, que les murs ont des oreilles!

Sous Louis XIV, la royauté abandonna le Palais-Royal; il lui fallait Versailles pour étaler à l'aise les anneaux de sa chevelure et les vastes plis de son manteau. Le palais du cardinal sembla bon tout au plus pour le frère du grand roi; Monsieur en prit possession. Avant lui, une pauvre reine détrônée, Henriette d'Angleterre, femme de Charles 1er, l'avait habité. L'auguste mendiante, contrainte de demander des secours et un refuge au Parlement, obtint l'asile du Palais-Royal. Du moins elle n'y manqua pas de feu pendant l'hiver, comme cela lui était arrivé au couvent de Chaillot.

L'émeute populaire, le Parlement, la turbulence féodale, se taisent et s'éclipsent dans les splendeurs monarchiques du règne de Louis XIV. Le Parlement prend l'habit de courtisan; la noblesse quitte les rudes soucis du château crénelé pour les douceurs du petit lever et du jeu du roi; le peuple s'endort pour ne s'éveiller qu'un instant aux funérailles du monarque. A dater de ce moment, l'histoire du Palais-Royal cesse d'être une histoire publique: c'est une chronique de moeurs privées, et rien de plus. Mansard agrandit le palais; Coypel y peint quatorze tableaux représentant les principaux faits de l'énéide. Mais jusqu'à la mort de Louis, le Palais-Royal ne recevra aucune grande confidence politique. Le roi a tout absorbé et contient tout en lui seul. Le frère du roi n'est que son très-humble serviteur et très-fidèle sujet. Il n'a plus de complots à nourrir, ni places fortes à surprendre, ni de cardinaux à poursuivre, et ne prend part aux affaires de l'État qu'en ce qui concerne le menuet et la sarabande. Monsieur danse donc le menuet et donne des fêtes. Une cour galante s'empresse sur les pas de sa femme, de la jeune Henriette; l'aimable femme sourit aux lieux mêmes où sa mère, l'autre Henriette, était venue naguère se réfugier, pauvre, vêtue de deuil, et toute pâle encore de l'échafaud de White-Hall. Cette vie de plaisirs est tout à coup interrompue par la voix qui s'écrie: «Madame se meurt! Madame est morte!» Après quoi, Monsieur oublie Madame et Bossuet, et livre ses élégants boudoirs à une seconde femme, bonne et simple Allemande qui n'affecte ni les grands airs ni le grand ton, et chaque matin, à son déjeuner, se régale tout simplement d'une beurrée, comme elle l'a raconté depuis. Monsieur, qui n'aimait pas la beurrée apparemment, abandonne le Palais-Royal et se réfugie à Saint-Cloud.

A la suite de cette échappée, l'histoire du Palais-Royal n'offre rien de mémorable, et cette stérilité dure plus de vingt ans. Un certain soufflet que la bonne Allemande donna de sa propre main à monseigneur le duc de Chartres, distraction maternelle qu'elle confesse elle-même dans ses mémoires, est à peu près le seul événement qui fasse quelque bruit au Palais-Royal jusqu'à la seconde régence. Alors les peintres, les sculpteurs, les architectes, les décorateurs, font irruption dans les galeries du palais; le régent aime les constructions; le régent est possédé de la passion des arts. Oppenort surcharge les murs d'ornements lourds et bizarres dans le goût du temps. Mais, avec cette autre régence, le Palais-Royal retrouve sa vie active, brillante, voluptueuse, intriguée; l'histoire politique vient de nouveau s'asseoir sous ses voûtes. L'affaire des légitimés, les querelles avec l'Espagne, le système de Law, toutes les aventures de la régence ressuscitent le Palais-Royal. Le Parlement relève la tête et recouvre la voix; le peuple sort de son engourdissement et reprend son rôle de carrefour et de places publiques; car les légèretés et les faiblesses de ses maîtres ont réveille son audace et son vieux sang de frondeur.

Louis XV enleva une seconde fois au Palais-Royal son importance politique. Saint-Cloud et Versailles héritèrent des saintes façons de vivre mises en pratique par la régence. Au spectacle de cette monarchie de moeurs puis que faciles, le Palais-Royal eut des remords et devint sage et pénitent dans la personne du fils et du successeur du régent. Ce nouveau duc d'Orléans s'occupa surtout de lectures ascétiques, et négligea pour la théologie, l'héritage de plaisirs et de galanterie que son père avait recueilli avec soin et singulièrement accru.

Nous voici en 89; pour le coup, la colère du peuple gronde sérieusement et ne badine plus. Le Palais-Royal est un des champs de bataille où il apporte ses agitations et sa curiosité. Les bons bourgeois de Paris, les innocents nouvellistes, les oisifs pacifiques qui venaient lire la Gazette de Leyde à l'ombre de l'arbre de Cracovie et des marronniers centenaires plantés par le cardinal de Richelieu, toute cette nation candide de badauds a fait place à la foule active, inquiète, bruyante; c'est le Paris révolutionnaire qui s'empare de la scène, le Paris jeune, nouveau, plein de sève et de passion. Il envahit le Palais-Royal et y jette, par toutes les rues, ses groupes impatients et ses orateurs plébéiens; c'est du Palais-Royal que s'élève le premier cri républicain; c'est au Palais-Royal que Camille Desmoulins, arrachant une verte feuille aux jeunes tilleuls récemment plantés par le duc d'Orléans, en fait une cocarde et arbore ce signe de l'insurrection. Tant que dura la lutte, le jardin du Palais-Royal fut une espèce de rendez-vous tumultueux de curieux et d'écouteurs aux portes. Les clubs et les sections y dépêchaient leurs émissaires pour épier les impressions populaires et récolter les on dit. Souvent les orateurs et les auditeurs quittaient ces petites conventions en plein vent, éparpillées çà et là sous les arbres, autour des parterres et dans les allées, pour aller se mêler au combat de la journée et courir aux armes.

Depuis, le Palais-Royal continua à servir de quartier-général aux flâneurs et aux fabricants de nouvelles; mais il perdit peu à peu son caractère officiel, et, sous le Directoire, le Consulat et l'Empire, il se fit une autre espèce de renommée Le Palais-Royal devint célèbre par l'audace de ses tripots et l'effronterie de ses déesses. Le vice se promenait le long des galeries et débordait par-dessus les arcades.

Aujourd'hui, l'histoire du Palais-Royal est aussi régulière, et, peu s'en faut, aussi décente que ses parterres symétriques, ses allées sablées avec soin, ses tilleuls rangés au cordeau et scrupuleusement émondés: histoire revue, corrigée par les inspecteurs de police et éclairée au gaz de tous côtés. Ce n'est plus aux princes qu'il faut en demander le chapitre contemporain, mais aux libraires, aux orfèvres, aux bijoutiers, aux restaurateurs, aux modistes et à M. Chevet. L'âge poétique du Palais-Royal est clos: âge du caprice, de la fantaisie et de l'erreur; l'âge de raison est en pleine floraison. Le Palais-Royal tient comptoir, paie patente, monte sa garde à la mairie, additionne ses comptes, et balaie scrupuleusement tous les matins l'avenue de sa boutique.

Quoi! le Palais-Royal tomberait en décadence et se ruinerait tout juste au moment où il est devenu honnête homme! Ce serait là une mauvaise et dangereuse conclusion; il est donc nécessaire d'aviser au péril. Nous souhaitons, quant à nous, un plein succès aux âmes charitables qui s'intéressent à sa décrépitude et pétitionnent pour qu'on étaie ce vieux témoin d'un passé si original et si varié, ce monument de notre luxe, de nos passions et de nos vices.

--Rien de nouveau du reste: la semaine a été d'une stérilité désespérante; c'est à grand'peine que je tire de ma besace les deux maigres anecdotes que voici; à défaut d'autres qualités, elles ont du moins le mérite d'être authentiques.

Un de nos jeunes lions se trouvait l'autre jour au foyer de l'Opéra, je parle du foyer des acteurs. Une douzaine de lionceaux secouaient leur crinière et rugissaient à l'entour. Il était fort question de ces demoiselles du ballet; chacun vantait la sienne et taillait sans miséricorde dans le champ de la voisine. Un des plus étourdis et des plus impertinents s'écria tout à coup: «Et mademoiselle *** (une de nos danseuses en crédit), qu'en dites-vous? vous m'abandonnerez bien celle-là, je pense.--Non pas, dit l'autre; je la trouve charmante.--Allons donc!

--Parole d'honneur.--Quoi! cette horreur! mais elle n'a plus de dents.--Pardon, monsieur, dit un vieux lion, ami particulier de la danseuse, et qui se tenait tapi dans un coin sans qu'on l'aperçut; pardon, vous ne savez pas ce que vous dites: ces demoiselles ont toujours des dents; quand elles n'en ont plus, elles en rachètent!»

--Il y a eu pendant trois ou quatre jours de fréquents conciliabules au bureau de la censure dramatique.--O ciel! est-ce que la sûreté de l'État aurait été mise en péril par quelque drame scélérat? L'insurrection, la république, se seraient-elles présentées audacieusement à MM. les censeurs, cachées sous la peau d'une tragédie ou d'un opéra-comique, comme le loup sous la peau de l'agneau? Quelque vaudeville ou quelque ballet-pantomime aurait-il fait mine de casser les réverbères et de dresser des barricades? Un ballet-pantomime, vous y êtes.--Ah! vraiment; quoi de plus innocent cependant qu'un ballet?

--Un ballet en dit souvent plus qu'on ne pense: la Péri, par exemple!--Eh bien! la Péri?--Vous ne voyez donc pas tout le venin que recèle ce seul mot: la Péri!--Je n'y vois pas la moindre ligue, en vérité.--Aveugle que vous êtes! les factions ne peuvent-elles pas tirer parti de ce titre dangereux? --Comment cela?--Écoutez bien: La Péri (la pairie) va mal, la Péri ne bat que d'une aile, la Péri est boiteuse, la Péri est tombée, la Péri la dansera. Hein! que dites-vous! C'est affreux, en effet, et nous marchons sur un volcan.

L'alarme de la censure, était si grande, que M. Théophile Gautier, l'auteur du ballet, crut prudent de capituler; donc, le premier jour, l'affiche annonça le ballet sous ce titre: Léila ou les péris. Une haute influence étant intervenue dans cette plaisante affaire, le lendemain M. 'Théophile Gautier avait reconquis sa Péri: ce qui ne signifie pas qu'il fût pair de France, quoi qu'en disent les maîtres d'orthographe de la censure.

Au reste, M. Théophile Gautier a du malheur avec ses titres; un autre ballet de sa façon, Giselle ou les Willis. excita, dans son temps, les mêmes inquiétudes, sous prétexte que l'ouvrage présentait le spectacle d'un gouvernement à Willis.



Établissement d'une École des Arts et Métiers à Aix.

L'industrie est le grand fait qui domine notre époque; une longue période de paix a développé dans tous les pays la puissance productive et créé entre les nations, comme entre les diverses classes d'un même peuple, des rapports nouveaux. Le travail et la production, les échanges commerciaux ont pris un développement qui appelle une régularisation intelligente. Le mode d'activité des peuples s'est déplacé; il y a un quart de siècle à peine que l'Europe entière était en feu; la guerre promenait ses ravages au sein des plaines les plus fertiles, dans les cités les plus opulentes, parmi les populations les plus paisibles et les plus laborieuses. La gloire consistait alors à se ruer intrépidement contre les bataillons armés, à disposer sur les champs de bataille des masses innombrables. Aujourd'hui, on ne chante point de Te Deum pour des victoires éclatantes, mais des populations entières se livrent à la joie quand un chemin de fer a relié deux points jusque-là éloignés, quand un canal a établi de nouveaux rapports entre des localités jusque-là inconnues l'une à l'autre, et les grands corps de l'État et les princes eux-mêmes se croient obligés de consacrer ces solennités populaires, ces conquêtes du travail humain.

La Prusse, puissance exclusivement militaire, est à la tête d'un vaste système d'association douanière, et elle s'occupe des questions de commerce et de tarif plus encore que d'organisation militaire.

L'Autriche et la Russie, puissances si stationnaires jadis, créent des chemins de fer, des banques, des écoles de droit et de commerce; elles donnent à leur navigation un développement nouveau. L'Angleterre ouvre la Chine à l'activité européenne; comment la France resterait-elle en arriére d'un pareil mouvement? Malgré elle, elle marche dans cette voie immense que la paix a ouverte. Les besoins industriels du pays, les éléments si féconds du travail national poussent instinctivement nos Chambres vers l'organisation industrielle qui doit assurer notre puissance et nous faire garder en temps de paix le rang élevé que nous avons pris parmi les nations en temps de guerre. Ainsi la session qui vient de se terminer a réduit le budget de la guerre et voté l'établissement d'une École royale d'Arts et Métiers à Aix en Provence.

Une ordonnance du roi vient de mettre à exécution le vote de la Chambre. Le nombre des élèves de l'école d'Aix est fixé à trois cents; ils seront admis par tiers d'année en année, à partir du 1er octobre prochain. De même qu'aux Écoles de Châlons et d'Angers, le nombre des pensions à la charge de l'État est fixé ainsi qu'il suit: soixante-quinze pensions entières soixante-quinze à trois quarts, soixante-quinze demi-pensions.

Les conseils-généraux des départements des Bouches-du-Rhône et du Var, les conseils municipaux des villes de Marseille et d'Aix, et la chambre de commerce de Marseille devront voter des ressources nécessaires à l'appropriation des bâtiments et dépendances de l'hospice de la Charité, consacrés à l'établissement de l'École.

On sait que les Écoles royales d'Arts et Métiers ont pour objet de former des praticiens, des contre-maîtres, des chefs d'atelier habiles, et qui offrent à l'industrie privée des garanties de talent et de probité. Accroître le nombre de ces établissements, c'est contribuer au progrès industriel, à l'amélioration du sort des classes ouvrières, et c'est à ce titre que l'Illustration mentionne cette création utile et s'en réjouit.



Horticulture

LES ROSES.

Heureux l'amateur qui peut s'enorgueillir d'une variété de roses vraiment nouvelle, née dans son parterre, et lui chercher un nom nouveau en la plaçant sous le patronage de la puissance ou de la beauté! Pour tous ceux chez qui le goût des fleurs est passé à l'état de passion, et l'on n'est pas véritablement amateur sans y mettre un peu de passion, la culture des roses donne lieu à une suite d'émotions empreintes d'un caractère que nous pourrions nommer moral, si l'on n'avait trop abusé de cette expression; car ces émotions sont le prix d'un travail, travail équivalant à un délassement, il est vrai, mais cependant travail assidu, ayant, comme tous les travaux, ses phases, ses soucis, ses inquiétudes, ses déceptions et ses récompenses.

S'il entrait dans notre plan d'aborder le côté sérieux et philosophique de ce sujet, il nous offrirait ample matière à dissertation; le goût des fleurs, et celui des roses en particulier, ont une bien plus grande portée que ne le pense le vulgaire. Comparez seulement, partout où la floriculture est passée dans les moeurs du peuple, l'ouvrier qui donne son dimanche aux cartes et au cabaret à celui qui consacre le jour du repos tout entier à la culture de ses fleurs; considérez quelle heureuse série de rapports toujours affectueux s'établit entre les hommes de conditions diverses qui professent également le goût des fleurs, et surtout le goût des mêmes fleurs! Bien des riches, qui ne rendraient pas sans cela le coup de chapeau à un pauvre artisan, vont chez lui, lui prodiguent les marques de bienveillance, lui font obtenir quelquefois ce que jamais le droit le plus évident n'aurait pu gagner: et le tout pour avoir un oignon, une greffe, une bouture, une simple graine, qu'ils ne sauraient trouver nulle part à prix d'argent. La passion des fleurs produit quelquefois dans ce sens d'étranges condescendances. Nous citerons à ce propos une anecdote récente, à notre connaissance personnelle.

Un de nos amis, grand amateur de roses, entreprit, l'année dernière, un voyage à Liège, Belgique, rien que pour visiter les belles et riches collections de rosiers que renferme cette partie de la riante vallée de la Meuse. On sait que la culture des roses est en grand honneur en Belgique et particulièrement dans la province de Liège. Un amateur belge, homme riche et titré, s'empressa de faire à l'amateur parisien les honneurs des plus belles collections du pays, à commencer par la sienne, qui ne comptait pas moins de 700 variétés. Le matin du jour fixé pour son départ, le Parisien dormait encore lorsqu'il fut réveillé dès la pointe du jour par son hôte liégeois. «Je n'ai pas voulu, lui dit celui-ci, vous laisser partir sans vous faire voir la seule collection de rosiers qui vaille ici la peine qu'on en parle; toutes les autres, y compris la mienne, ne sont rien à côté; j'en donnerais tout ce qu'on pourrait en demander si elle était à vendre; seulement, vous allez me donner votre parole d'honneur que, ni maintenant, ni plus tard, vous ne vous souviendrez pour personne d'avoir vu cette collection, et que vous ne reconnaîtrez pas l'homme chez qui je vais vous conduire, si vous venez à le rencontrer.» Ces conditions acceptées, le Parisien fut conduit par des rues détournées dans un fort beau jardin situé au fond d'une ruelle déserte du Faubourg de Vivegnis. Là, il fut ébloui de la beauté de plus de 1,200 rosiers en pleine fleur qui surpassaient tout ce qu'il avait pu se figurer, tant pour la beauté des variétés que pour la perfection de chaque fleur en particulier. L'heureux possesseur de ces merveilles végétales fit aux visiteurs un accueil plein de cordialité, mais en même temps empreint d'une réserve et d'une humilité que la haute position de son introducteur n'expliquait pas suffisamment aux yeux du Parisien. Une voiture attendait les voyageurs au bout de la ruelle qui donnait sur la campagne; ils firent un long détour pour rentrer en ville. Le Parisien emportait comme souvenir de la visite une vingtaine de greffes parfaitement emballées, d'une excessive rareté.

Quelques heures plus tard, comme il traversait la place du marché pour se rendre à son hôtel à la station du chemin de fer, il eut quelque peine à se frayer un passage au travers de la foule assemblée au pied de l'échafaud! où deux malheureux subissaient la peine de l'exposition; le Parisien leva par hasard les yeux sur l'échafaud; il n'eut pas besoin d'un second coup d'oeil pour reconnaître l'amateur de roses du faubourg de Vivegnis: c'était le bourreau.

Revenons aux roses. La France est par excellence le pays des roses; aucun autre sol, aucun autre climat, n'est aussi favorable que le nôtre à la végétation des rosiers, principalement à celle des rosiers de collection. On sait que les rosiers dont se composent les collections d'amateurs sont greffés à la hauteur d'un mètre environ sur des tiges d'églantier ou rosier sauvage. Ce n'est pas que les rosiers de prix végètent mieux ou donnent des fleurs plus belles que lorsqu'on les élève francs de pied, mais les rosiers ainsi greffés forment plus facilement une tête régulière sur laquelle les roses, également réparties, s'offrent à la vue à la hauteur la plus convenable, pour qu'on puisse les admirer sans être forcé de se baisser. Les rosiers greffés sur églantier ont, en outre, l'avantage de se prêter beaucoup mieux que les buissons de rosiers à l'arrangement régulier d'une collection dans les plates-bandes qui lui sont destinées, sans qu'il en résulte encombrement ni confusion.

Nul autre pays en Europe ne produit d'aussi beaux églantiers que la France. La consommation des églantiers, comme sujets pour recevoir la greffe des roses de choix, paraîtrait fabuleuse à ceux de nos lecteurs qui sont étrangers au commerce de l'horticulture parisienne. Dans un rayon de plus de 50 kilomètres autour de Paris, la race des églantiers sauvages est complètement épuisée: impossible d'en trouver un seul bon à greffer dans les bois et les baies. Les jardiniers fleuristes de Paris sont forcés de les multiplier actuellement par la voie des semis; plusieurs d'entre eux se livrent exclusivement à cette culture, qui leur est fort avantageuse. Des traités spéciaux ont été publiés récemment sur les moyens de multiplier l'églantier destiné à être greffé.

Les Anglais, nos maîtres dans tant d'autres branches de l'horticulture, sont nos tributaires pour les rosiers greffés. C'est que le climat de leur île ne convient point à l'églantier. Cet arbuste, comme tous les rosiers connus, veut un air pur, exempt de vapeurs malsaines: la Grande-Bretagne est constamment enveloppée d'un nuage de fumée de charbon de terre mêlée de brouillard; toute l'habileté des jardiniers anglais échoue contre un tel obstacle; aussi plusieurs roses, entre autres la rose jaune double, n'ont jamais fleuri à l'air libre, ni à Londres ni aux environs, dans un rayon de plusieurs milles. Paris, Rouen et Angers approvisionnent de rosiers greffés les jardins de la Grande-Bretagne.

Bien des livres uni été écrits sur les rosiers; ils apprennent en général peu de chose sur la culture de cet arbuste; ils sont presque entièrement consacrer à discuter la nomenclature et la classification des rosiers, deux choses sur lesquelles personne n'est d'accord; si bien qu'il est fortement question de soumettre le débat à un congrès de jardiniers convoqués tout exprès. Ne riez pas lecteurs, la chose en vaut la peine ce sont des centaines de mille francs que remue tous les ans le commerce des rosiers en France: or, le principal obstacle à ce commerce, c'est la confusion de la nomenclature Il y a tel amateur riche qui ne balancerait pas à donner un prix fort élevé d'une rose annoncée comme nouvelle pour l'ajouter à sa collection, s'il était certain qu'elle fût réellement nouvelle c'est précisément cette certitude qu'il ne peut jamais acquérir, à moins d'avoir vu la rose par lui-même, de passer par conséquent sa vie à voyager, il est donc toujours exposé à recevoir, au lieu de ce qu'il attendait, une rose ancienne déjà connue, et qu'il possédait sous un autre nom.

Donnons maintenant au lecteur une idée non pas des deux mille variétés de roses inscrites dans les catalogues des horticulteurs, mais seulement les grande divisions où elles sont classées. Quelques-unes sont connues de tout le monde et n'ont pas besoin de description: telles sont les cent-feuilles les damas, les provins, les pimprenelles reconnaissables à des caractères généraux bien tranchés.

Dans les premières années de ce siècle, un botaniste anglais apporta de l'Inde les premiers rosiers de ce pays, aujourd'hui répandus dans toute l'Europe sous le nom de rosiers du Bengale. Quelques années plus tard, M. Noisette apporta de l'Amérique du Nord la rose Noisette, qu'il dédiait à son frère l'une des illustrations de l'horticulture parisienne. Nous devons entrer dans quelques détails sur ces deux séries de rosiers étrangers.

Les rosiers du Bengale différent de tous ceux d'Europe en un point essentiel: nos rosiers, pour la plupart ne fleurissent qu'une fois par an, quelques-uns fleurissent deux fois et sont nommés, pour cette raison, rosiers bifères, d'autres, en très petit nombre, fleurissent plusieurs fois pendant la belle saison; tout le monde connaît, dans cette série, la rose de tous les mois. Les rosiers de l'Inde, originaires d'un pays où l'hiver est inconnu, sont ce que les jardiniers nomment perpétuellement remontants; leur végétation n'est jamais interrompue, lorsqu'ils reçoivent dans la serre tempérée une chaleur convenable pendant l'hiver, ils refleurissent toujours, faculté que ne possède aucun rosier d'Europe.

Les rosiers Noisette paraissent avoir été obtenus en Amérique par le croisement des rosiers du Bengale et des rosiers d'Europe.

L'hybridation, conquête récente de l'horticulture moderne en a beaucoup agrandi le domaine; les centaines de sous-variétés dont se composent les collections de rosiers sont des résultats de l'hybridation. Le plus souvent, on se contente, pour croiser les rosiers, de les placer très-près les uns des autres, et d'abandonner les croisements au hasard. En Italie, Fallarési, célèbre horticulteur, obtint une foule de très-belles roses nouvelles en plantant au pied d'un mur les rosiers qu'il voulait croiser; il entrelaçait les unes dans les autres leurs branches palissées sur le treillage de l'espalier, de sorte qu'au moment de la floraison, les roses d'espèce différentes se touchaient pour ainsi dire et ne pouvaient manquer de se croiser Ce procédé est encore actuellement fort en usage.


     Tuteur anglais pour les Rosiers.

Les collections de rosiers ne se plantent point au hasard, il y a un art d'assortir les variétés pour en composer ce que les Anglais nomment un rosarium, terme adopté par les jardiniers allemands et hollandais, et qui mériterait de passer aussi dans notre langue On donne aux plates-bandes du rosarium des formes gracieuses, dont l'ensemble compose une sorte de labyrinthe; au centre se trouve un rocher, soit naturel, soit artificiel, sur lequel rampent les rosiers à tiges sarmenteuses, qui ne peuvent trouver place dans la collection. Quand cette ressource manque, le compartiment central est occupé par les mêmes rosiers attachés à de fortes perches, le long desquelles ils s'élèvent en liberté.

Il est un principe de placer toujours à côté l'une de l'autre des roses qui se ressemblent le plus; par ce moyen, on rend perceptibles des différences très-légères entre deux fleurs qui, vues loin l'une de l'autre, sembleraient deux échantillons de la même espèce.

En dehors de la collection, l'art du jardinier sait tirer un grand parti de l'effet ornemental de certains rosiers aux formes simples et très-développées.


Rosier maintenu par le Tuteur anglais.

Rien n'égale, sous ce rapport, le rosier pyramidal; sa fleur n'est que demi-double; mais elle compense largement, sous le double rapport de l'odeur et de la variété des couleurs, ce qui peut lui manquer à d'autres égards; d'ailleurs, ces roses rachètent la qualité par la quantité. Un rosier pyramidal en bon terrain monte, pour ainsi dire, indéfiniment, tant qu'il trouve à monter. A Liège (Belgique), ou l'on en rencontre dans tous les jardins, on ne les arrête que par la difficulté d'avoir des échelles doubles assez hautes pour pouvoir les tailler sans trop risquer de se rompre le cou; nous en avons vu qui dépassaient la hauteur de quinze mètres. Ils se couvrent de roses pendant près de deux mois, depuis le niveau du sol jusqu'au sommet de leurs tiges grimpantes; c'est un aspect réellement magnifique que celui d'un massif formé de huit ou dix rosiers d'une si riche végétation. On cite parmi les plus beaux rosiers pyramidaux qui existent en Europe, les deux rosiers Boursault qui décorent, de chaque côté, la principale entrée du jardin botanique d'Édimbourg: ils sont palissés sur deux peupliers d'Italie de première grandeur, auxquels on a laissé seulement une touffe de feuillage au sommet: leurs troncs sont couverts en ce moment de roses pyramidales sur une longueur de plus de dix-huit mètres.


          Rosiers pyramidaux du Jardin
                botanique d'Édimbourg.

Le rosier Fellemberg et les autres rosiers de grandes dimensions se plantent isolément à l'entrée d'une pièce de gazon dont la verdure fait ressortir l'éclat de leurs fleurs innombrables. Les Anglais maintiennent les têtes volumineuses de ces rosiers au moyen d'un support de forme particulière, autour duquel sont attachées des ficelles maintenues par des chevilles plantées circulairement dans le sol.

Au milieu de ces centaines de variétés et sous-variétés, auxquelles tous les ans se joignent les acquisitions nouvelles produites par l'hybridation, la première place appartient toujours à la rose la plus commune; la rose qui vient sans culture dans le jardin du paysan, la rose des peintres, surnommée avec justice reine des cent feuilles, est et sera toujours la véritable reine des fleurs.

Les deux plus belles parmi les Bengales ont été obtenues à Paris dans la belle collection du Luxembourg, que dirige l'habile et persévérant M. Hardy; l'une porte le nom de triomphe du Luxembourg, l'autre est dédiée au comte de Paris.

Parmi les Provins à fleurs perpétuelles, aucune ne surpasse en beauté la rose Prince-Albert, conquise de graine, en 1839, par M. Laffay, de Bellevue. La reine d'Angleterre ayant chargé M. Laffay de lui composer un rosarium, il fut invité, assure-t-on, à dédier au prince Albert une de ses roses nouvelles non encore nommées.

La rose Prince-Albert se distingue par la vivacité de ses couleurs; ses pétales, tant ceux du dehors que ceux du coeur de la rose, sont d'un rouge nacarat en dehors, et d'un beau violet velouté à l'intérieur.

Nous ne terminerons pas sans dire quelques mots de l'utilité de certaines roses et du commerce des roses coupées vendues sur les marchés de Paris.

La médecine fait un fréquent usage de la rose de Provins, cueillie un peu avant son complet épanouissement, puis séchée et conservée pour être employée comme médicament astringent.

Les roses coupées se vendent en quantités énormes aux pharmaciens et distillateurs pour la préparation de l'eau de rose et de l'altar, ou essence de rose, l'un des parfums les plus chers et les plus recherchés. Les roses les plus parfumées contiennent très-peu d'huile essentielle, les pétales seuls, distillés sans leurs calices, n'en donnent pas au delà de 1.3200 ou 1.3500 de leur poids; on ne distille pour cet usage que les roses de Damas et les roses communes à cent feuilles.

Quelques communes voisines de Paris, entre autres Poteaux et Fontenay, cultivent en plein champ, sur une très-grande échelle, des rosiers dont les fleurs sont coupées pour être vendues par bouquets aux Parisiens. D'après des renseignements que nous avons pris sur les lieux, la production est à peu près de cinquante roses par mètre carré dans les années ordinaires, de sorte qu'un hectare consacré à cette culture ne produit pas moins de cinq cent mille roses, vendues à la balle de Paris au prix moyen de 40 cent. le cent aux revendeuses, qui les débitent en détail en gagnant à peu près moitié; on peut juger par là des sommes importantes que fait circuler rien qu'à Paris le seul commerce des roses coupées.

Mais le commerce des rosiers en pots est bien autre chose. Pas un des mille et mille rosiers vendus tous les ans au marché aux fleurs pour les jardins de la fenêtre, ne résiste au delà d'un an à l'air épais et concentré et aux exhalaisons du ruisseau de Paris. C est un énorme débouché, un tribut volontaire que paie la population parisienne à l'infatigable population d'horticulteurs chargés du soin de fournir à ses besoins et à ses plaisirs. Telles sont les obligations que nous avons aux roses; telle est l'étendue des services que rend à la société l'une des plus gracieuses productions de la nature, celle qui reste à jamais et de si bon droit la reine des fleurs.



Nouvelles du Muséum d'histoire naturelle.

ANIMAUX RÉCEMMENT ARRIVÉS.

(Suite.--Voyez page 391.)

Le lion d'Arabie (felis leo, Lin.) est la race à laquelle appartient le lionceau envoyé à la Ménagerie par le premier médecin du vice-roi d'Égypte, le docteur Clot, qui, par ses talents, a mérité de S. M. le titre de Bey. Non-seulement Clot-Bey honore la France, qui l'a vu naître, par les honneurs où son mérite l'a porté, mais encore par l'amour qu'il a conservé pour sa patrie, et par les nombreux témoignages qu'il ne cesse de lui en donner. C'est à lui que le Muséum d'histoire naturelle doit une foule d'animaux africains, tous du plus haut intérêt pour la France.

Le lionceau nouvellement arrivé fut, comme tous les animaux du même envoi, embarqué à Alexandrie. Il arriva sans accident à Marseille à la fin de mai, et fut reçu là par un préposé du Muséum, gardien de la Ménagerie, qui accompagna le convoi jusqu'à Paris. Ce jeune animal a probablement été pris par des chasseurs nubiens ou abyssiniens, et il paraît devoir appartenir à la race du lion d'Arabie, quoique son jeune âge ne permette pas encore d'en juger rigoureusement. Cette race a été parfaitement décrite sous le nom de felis leo arabicus, par Fisher, synon; et par Temminck, mon. 1,86, sous le nom de felis leo persicus. Il m'a semblé que ces deux animaux, l'Arabicus et le Persicus, ont trop de ressemblance entre eux pour en faire deux variétés, et, en cela, je ne partage pas l'opinion de l'habile naturaliste, M. Lesson, Nouv. tab. du règ. anim. Du reste, je regarde ceci comme de peu d'importance.


Lion d'Arabie, envoyé à la Ménagerie
         par le docteur Clot-bey.

Notre jeune lion, si on en juge par sa taille et la livrée qu'il porte encore, doit être âgé de quinze à dix-huit mois: ce qui semble le confirmer, c'est qu'il n'a aucune trace de crinière, et l'on sait que cet ornement du prétendu roi des animaux commence à pousser à l'àge de trois ans. Il offre une particularité dont nous avons déjà parlé au commencement de cet article: sa queue, au lieu d'être droite comme dans les autres individus de son espère, est recourbée au point de former une double spirale. J'ai supposé, plus haut, que ce phénomène résulte de ce que l'animal a été renferme dans une cage trop petite, et ce qui viendrait à l'appui de cette opinion c'est qu'il est sauvage, farouche et fort méchant. Ses gardien mêmes ne peuvent pas approcher de sa loge sans le faire souffler et cracher comme un chat en colère. Il faut bien supposer qu'il a été maltraité dans les premiers temps de son esclavage pour qu'il ait conservé son caractère sauvage, car le lion pris jeune, s'apprivoise parfaitement. Le capitaine de génie Brun, mon ami d'enfance, en avait amené un d'Alger qui le suivait librement comme un chien, dans les rues de Mâcon, le caressait de même, et venait se coucher à ses pieds pour l'écouter, avec, plaisir peut-être, pendant que le capitaine jouait du violon. «J'ai vu au Cap, dit Cowper Rose, un enfant buchisman qui avait trois lionceaux gros comme des mâtins; il montait sur leur dos et les battait d'une manière qui me faisait trembler pour lui; mais ils y étaient accoutumés et prenaient tout en bonne part. C'était un singulier spectacle de les voir couchés autour de lui, le regardant attentivement pendant qu'il exécutait en chantant une danse sauvage de son pays.»

Du reste, quand un jeune lion, à l'état sauvage, a saisi une proie, il n'est pas facile de lui faire lâcher prise, et il montre en cela plus de courage et de férocité qu'un vieil animal de son espèce. Poiret raconte, dans son voyage en Barbarie, un fait qui en est un exemple remarquable. Un lionceau s'était jeté sur une vache, dans un douar près de la Calle. Un Maure, comptant sur sa force athlétique, s'élance sur l'animal féroce, veut l'arracher de sa victime, et pour cela le serre dans ses bras vigoureux, comme s'il eût voulu l'étouffer; mais il ne put lui faire lâcher prise. Le père de l'Arabe arrive armé d'une hache, d'autres viennent à son secours, et, malgré tant d'efforts réunis, on ne parvint à arracher le lionceau de dessus sa proie que lorsqu'il eut rendu le dernier soupir.

Le lion, parvenu à un certain âge, devient d'une prudence qui, très-souvent, touche à la poltronnerie. Jamais il n'attaque l'homme s'il n'en est lui-même attaqué, et la preuve qu'il ne lutte avec lui qu'en désespoir de cause, c'est que, si la lutte cesse un instant, il en profite aussitôt pour se retirer. Le naturaliste Thumberg nous en fournira des exemples pleins d'intérêt. Il dit: «Je vis, au Cap-de-Bonne-Espérance, plusieurs personnes qui avaient failli être dévorées par ces animaux. Un lion s'était établi dans un îlot de joncs, au milieu d'un ruisseau, voisin de l'habitation d'un nommé Korf. Aucun de ses gens n'osa sortir pour aller chercher de l'eau, ou mener pâturer les troupeaux; Korf résolut de déloger cet animal opiniâtre. Suivi de quelques Hottentots très-timides, il va le relancer jusque dans sa retraite; mais comme les joncs ne lui permettaient pas d'ajuster ni de voir l'animal, il eut l'imprudence de tirer quelques coups de fusil au hasard. A l'instant le lion irrité s'élance vers lui; les Hottentots effrayés prennent la fuite, et le pauvre colon se trouve sans défense à la discrétion de son cruel ennemi. Cependant il ne perd pas la tête et lui enfonce le bras au fond du gosier, saisit sa langue et l'empêche ainsi de mordre. Mais enfin, épuisé par la perte de son sang, il tombe évanoui, et le lion retourne dans ses roseaux. Le paysan, revenu à lui, eut encore la force de se traîner à sa ferme; il avait cependant les flancs déchirés par les griffes du lion; sa main, surtout, était tellement mâchée, qu'il ne pouvait espérer de guérison. Son parti fut bientôt pris: il la posa tranquillement sur un bloc, plaça un couperet à l'endroit où il voulait faire l'amputation, et ordonna à un de ses domestiques de frapper dessus avec un maillet. L'opération faite, il plaça son moignon dans une vessie pleine de fiente de vache, et se guérit avec des décoctions de différentes plantes odoriférantes mêlées de cire et de saindoux.» Le même auteur raconte le fait suivant: «Bota, colon du Cap, à l'âge de quarante ans, s'avisa un jour de tirer un lion dans des broussailles fort épaisses. L'animal tomba sur le coup; mais il avait un compagnon que noire chasseur n'avait pas aperçu et qui fondit sur lui avant qu'il ait eu le temps de recharger son fusil. L'animal furieux non-seulement le blessa cruellement avec ses griffes, mais le mordit au bras, le laissa pour mort sur la place, et s'enfuit. Les domestiques de Bota transportèrent leur maître chez lui, et il guérit de sa blessure, mais il resta estropié.»

Nous ne pousserons pas plus loin, quant à présent, l'histoire générale du lion. Nous nous bornerons à dire que presque tous les animaux reconnaissent la supériorité de ses forces. «Lorsque la nuit a couvert la terre de ténèbres, dit Poiret, cette tranquillité silencieuse qui l'accompagne est interrompue par les cris de divers animaux féroces; les chacals surtout glapissent en troupes nombreuses, les hyènes et les loups hurlent dans le lointain: ce n'est souvent qu'une confusion de cris difficiles à distinguer. Mais à peine les échos ont-ils répété les longs rugissements du roi des animaux, que ceux-ci n'osent plus se faire entendre; la seule voix du lion retentit dans ces vastes déserts, et impose silence à tous les habitants des forêts. Saisis d'épouvante, ils craindraient de se trahir par leurs cris, et d'attirer vers eux un ennemi qu'ils n'osent attendre pour le combat, malgré le signal éclatant qu'il donne à tous les animaux.»


Guépard d'Abyssinie, envoyé par le docteur Clot-Bey.

Le GUÉPARD D'ABYSSINIE. (guepardus jubata, Duvern.; guepar jubata Boit.; felis guttata. Herm.; cynofelis guttata. Less.) est, dans l'envoi de Clot-Bey, l'animal le plus intéressant. Il a beaucoup occupé les naturalistes, parce que ses formes générales semblent le placer avec les chats, et que cependant, il n'en a pas le caractère essentiel, ses ongles ne sont ni crochus, ni acérés, rétractiles. Par là, comme par ses habitudes et ses moeurs, il se rapproche beaucoup des chiens. Sur ces considération, MM. Davernoy, L. Geoffroy et moi, dans mon Jardin des Plantes, nous en avons fait un genre séparé, auquel M. Lesson, en l'adoptant, a jugé à propos de donner le nom de cynofelis chien-chat, nom qui, du reste lui convient fort bien. Ce dernier naturaliste ne me paraît pas aussi heureux quand il trouve deux espèces dans deux très-légères variétés de cet animal, ne se distinguant que une très-petite différence dans la couleur, la taille et la longueur des oreilles. A l'une il donne le nom de cynofelis jubata, et ce sérail le guépard de Buffon: à l'autre celui de cynofelis guttata, il en serait le guépard de Fr. Cuvier. Une chose assez singulière est qu'en se fondant sur des caractères aussi peu importants, on pourrait établir une troisième espèce avec notre guépard d'Abyssinie, car il ne ressemble positivement à aucun des deux précédents. Quoi qu'il en soit, les Arabes donnent à cet animal le nom de fadh, et c'est probablement celui qu'on lui conservera à la ménagerie.

Fadh est fort doux, privé comme un chien, et très-caressant. Il aime la société de ses gardiens; il reçoit leurs caresses avec un plaisir qu'il témoigne en remuant, non pas la queue tout entière, comme font les chiens, mais seulement l'extrémité, à la manière des chats. Il n'est nullement dangereux aussi lui a-t-on accordé une liberté beaucoup plus grande qu'aux animaux féroces. Sa cage est placée dans le bâtiment de la ménagerie, mais près d'une fenêtre par laquelle, lorsque le beau temps le permet, il peut sortir et aller se promener dans un petit parc où le conduit un couloir garni de paillassons. Notre planche représente ce couloir et le filet dont on a couvert le parc afin que l'animal ne puisse pas franchir les palissades et aller, s'il lui en prenait fantaisie, rendre une visite dangereuse aux gazelles et aux antilopes des parcs voisins.

Le pauvre Fadh n'était qu'à demi prisonnier dans son pays et le vieux collier qu'il porte au cou prouve assez que son premier maître, celui qui l'a élevé et que sans doute l'animal regrette encore, le conduisait à la laisse, s'il ne s'en faisait suivre librement. Aussi la boîte dans laquelle il était renfermé pendant le voyage d'Alexandrie à Paris le chagrinait beaucoup et ce ne peut être qu'à cela qu'il faut attribuer l'état de maigreur au il était lors de son arrivée. Ce qui me fait croire aussi qu'il n'était pas renfermé en Égypte, c'est qu'il est le seul des carnassiers de l'envoi qui n'ait pas la queue tordue grâce aux soins que l'on a pris de lui, une bonne nourriture à quelques caresse et à une certaine liberté. Fadh a repris gaieté et a déjà beaucoup engraissé. Aussitôt que l'heure d'ouvrir sa cage est arrivée, d'un bond il s'élance par la fenêtre dans son pare; il saute, gambade, se roule et joue comme ferait un jeune chien, surtout lorsque son gardien veut bien avoir l'air de partager sa joie, et lui faire quelques agaceries. Dans peu de temps ce sera probablement une très belle bête.

Les guépards sont de jolis animaux qui se trouvent en Afrique et en Asie. Il ont ordinairement trois pieds et demi de longueur, non compris la queue, et deux pieds de hauteur Fadh n'a pas encore atteint ces proportions, d'où je conclus qu'il n'a guère que quinze à dix-huit mois, peut-être moins; son pelage est, en dessus, d'un fauve clair qui deviendra plus brillant, et d'un blanc pur en dessous; des petites taches noires, rondes et pleines, assez également parsemées; garnissent toute la partie fauve; les poils du derrière de sa tête et de son cou deviendront plus longs, plus laineux, et lui formeront comme une sorte de petite crinière.

A cette jolie robe, Fadh joint la légèreté des formes et la grâce des mouvements. Il ne peut grimper sur les arbres comme les autres chats, mais il bondit comme eux, et il a sur eux l'avantage de courir avec la même facilité que les chiens. Comme tous les individus de son espèce, il est obéissant et pourrait être utilisé à la chasse. Dans l'Inde, on donne aux guépards le nom de tigres chasseurs, parce qu'on les dresse très-facilement à cet exercice. L'empereur Léopold Ier en avait deux qui étaient aussi privés que des chiens, et toutes les fois qu'il allait à la chasse, l'un de ces animaux se plaçait de lui-même sur la croupe de son cheval, l'autre derrière un de ses courtisans. Le bruit des cors, les aboiements des chiens et les fanfares des chasseurs ne les effrayaient nullement, et paraissaient même les exciter à bien faire leur devoir. Aussitôt qu'une pièce de gibier était levée, tous deux s'élançaient à sa poursuite, l'atteignaient et l'étranglaient; ils revenaient ensuite tranquillement reprendre leurs places sur le cheval de l'empereur et sur celui de son courtisan. En Perse, cette chasse est très-aimée par les grands; aussi un youse ou guépard bien dressé se vend-il quelquefois une somme exorbitante. Il en est de même à Surate, nu Malabar et dans plusieurs parties de l'Asie.


                        Civettes.

Les civettes (viverra civetta. Lin.) sont au nombre de deux dans l'envoi de Clot-Bey. Comme ces animaux craignent excessivement le froid, on est obligé de les tenir en cage dans l'intérieur de la ménagerie, où le publie ne peut pénétrer qu'à l'aide de cartes délivrées par l'administration; du reste, ce sont deux très-beaux individus, que leur long voyage n'a que très-peu fatigués. Les civettes forment le genre type de la famille des viverridées, appartenant à l'ordre des carnassiers digitigrades; elles ont toutes cinq doigts à chaque pied, et ce qui les distingue particulièrement, c'est une poche profonde qu'elles ont entre l'anus et les organes de la génération, poche divisée en deux sacs qui se remplissent d'une humeur grasse, abondante, exhalant une forte, odeur de musc, et connue dans le commerce, parmi les parfums, sous le nom de civette Outre cette singulière poche, elles ont encore, de chaque côté de l'anus, un petit trou d'où sort une liqueur épaisse, noirâtre et très-fétide.

Ces animaux ont environ deux pieds de longueur, non compris la queue; leur museau est un peu moins pointu que celui d'un renard; leurs oreilles sont courtes et arrondies; leur pelage est long, un peu grossier, gris, tacheté et couvert de bandes brunes et noirâtres, avec une crinière le long de l'échine; leur queue est brune, moins longue que le corps; la tête est blanchâtre, excepté le tour des yeux, les joues et le menton, qui sont bruns, ainsi que les quatre pattes.

Les civettes sont communes en Abyssinie et en Éthiopie, où on les nomme kankan; mais ou les trouve aussi dans le Sénaar et dans toute l'Afrique tropicale. Elles sont rares en Asie. Quoique d'un caractère farouche, elles s'apprivoisent assez facilement, mais jamais assez pour caresser la main qui leur donne des soins et s'attacher à leur maître. En captivité, la nourriture qui leur convient le mieux consiste en chair crue et hachée mêlée à des oeufs et du riz, en poissons, en petits mammifères, en oiseaux et en volaille. A l'état sauvage, ce sont des animaux très-redoutés des fermières, parce que, lorsque la chasse leur manque dans les bois, ils se rapprochent des habitations, se glissent pendant la nuit dans les basses-cours, et font un grand dégât parmi les volailles, qu'ils commencent par tuer toutes avant d'en manger une. Leur caractère est courageux et cruel; agiles à la course comme le chien, lestes à sauter comme le chat, rusées comme le renard, voyant très-bien la nuit avec leur pupille nocturne, elles sont le fléau des oiseaux et des petits mammifères sauvages ou domestiques.

Il y a une quarantaine d'années que leur parfum était encore à la mode, et alors des spéculateurs hollandais firent venir d'Afrique un grand nombre de ces animaux vivants, qu'ils nourrissaient en captivité pour leur faire produire de la civette. Il est bien singulier que cette civette, recueillie en Hollande, était plus estimée que celle qui venait d'Égypte et d'Abyssinie, probablement parce qu'elle n'était pas frelatée, et que peut-être aussi les animaux avaient une nourriture meilleure et plus abondante que dans leurs forêts, où souvent ils sont obligés de vivre de fruits et de racines, faute de mieux. «Pour recueillir ce parfum, ai-je dit dans mon Jardin des Plantes, ou met l'animal dans une cage étroite, où il ne peut se retourner; on ouvre la cage par un bout, et on tire la civette par la queue; on la contraint à rester dans cette position en passant à travers les barreaux un bâton qui entrave les jambes de derrière; alors on introduit une petite cuiller dans le sac qui contient le parfum, on racle avec soin toutes les parties intérieures des deux poches, et l'on met la matière odorante qu'on en tire dans un vase que l'on ferme ensuite hermétiquement. Si l'animal se porte bien et qu'il soit convenablement nourri, on peut répéter cette opération deux ou trois fois par semaine.» Cette civette, l'abgallia des Arabes, est encore en grande estime en Arabie, dans le Levant et dans l'Inde, où on lui attribue, ainsi que faisaient nos pères, des propriétés merveilleuses. Chez nous, aujourd'hui, il n'y a plus guère que les parfumeurs et les confiseurs qui en emploient quelquefois.

Les deux civettes de la ménagerie s'irritent facilement quand on les tourmente; alors elles hérissent leur crinière, se secouent en grondant, et répandent une odeur si violente, qu'à peine peut-on la supporter. Cette espèce n'a jamais produit en captivité, mais on sait qu'elle ne fait ordinairement que deux ou trois petits.


                 Paradoxure de Pougomé.

Le paradoxure pougomé (paradoxurus typus. F. Cuvier) est le musang-sapulut des Indiens, la marte des palmiers des voyageurs, la genette de France de Buffon, quoique jamais cet animal ne se soit trouvé en France. L'erreur du grand écrivain résulte sans doute de ce qu'il aura confondu cet animal avec la genette française dont j'ai parlé plus haut. En effet, il y a entre ces deux animaux une grande ressemblance de forme, de grosseur, de couleurs, et même d'habitudes. Le pougomé est d'un noir jaunâtre, avec trois rangées de taches noirâtres peu prononcées sur les côtés, et d'autres éparses sur les cuisses et les épaules; il a une tache blanche au-dessus de l'oeil, et une autre au-dessous; sa queue est noire, et, dans les deux individus de l'envoi de Clot-Bey, elle est un peu tordue en spirale. Du reste, ces animaux ont parfaitement résisté à la fatigue du voyage, et on les a placés dans des cages dans l'intérieur de la ménagerie. Comme ils ont la pupille nocturne, ils sont assez paresseux et endormis pendant le jour, mais aussitôt que la nuit est venue, ils déploient une grande vivacité et sont dans un mouvement perpétuel.

On a toujours cru que cette espèce n'habitait que dans l'Inde continentale, à Pondichéri et à Bombay; et cependant les deux individus nouvellement arrivés viennent d'Égypte! Ont-ils été trouvés dans cette partie de l'Afrique, ou Clot-Bey les avait-il reçus précédemment de l'Inde? Voilà une question que je ne suis pas en état de résoudre.

A l'état sauvage, les paradoxures habitent les bois, et souvent les plantations de palmiers; toujours furetant, grimpant, sautant presque avec la même légèreté que l'écureuil, ils s'occupent toute la nuit à faire la chasse aux petits oiseaux, et à dénicher leurs oeufs et leurs petits, dont ils sont très-friands. Avec les moeurs sauvages et cruelles du putois, ils ont sur lui l'avantage d'avoir la queue prenante et de pouvoir rester suspendus aux branches par cet organe, quand ils se mettent à l'affût des petits mammifères grimpeurs, auxquels ils font une guerre acharnée. Le jour, ils se retirent dans leur retraite, probablement un trou d'arbre, et y dorment jusqu'à ce que le crépuscule du soir vienne les inviter à recommencer leur chasse. J'ai lieu de croire que ces petits animaux s'apprivoiseraient très-facilement, si l'on voulait s'en donner la peine. Il y a quelques années qu'un individu de cette espèce s'échappa du Jardin-des-Plantes et fut perdu pendant plus d'un mois. Loin de se jeter dans les champs, il remonta de maisons en maisons le long du boulevard intérieur jusqu'à la barrière d'Enfer, ou je l'aperçus jouant avec un jeune chat sur le tuyau de la cheminée d'un marbrier, M. Vossy. Aussitôt on se mit à sa poursuite, et l'animal ne fit pas de grands efforts pour s'échapper; on le reprit sans résistance, et, quand j'eus dit d'où il venait, on le reporta aussitôt à la ménagerie, où il a vécu assez longtemps. Je crois, autant que je puis me souvenir, que c'était l'individu même qui a servi de type à la description et à rétablissement du genre paradoxurus de F. Cuvier. La liberté dont il avait joui pendant un mois avait rendu son pelage plus beau et plus brillant, mais l'animal ne paraissait pas en être devenu plus farouche.



Académie Française.

SÉANCE PUBLIQUE DU JEUDI 20 JUILLET 1843,
PRÉSIDÉE PAR M. FLOURENS, DIRECTEUR.

Le nom de madame Louise Colet, qui avait remporté le prix de poésie et surtout celui de M. Villemain, qui devait, en sa qualité de secrétaire perpétuel, faire le rapport ordinaire sur le concours, avaient réuni, jeudi dernier, à l'Institut, une assemblée brillante. Les bancs de MM. les académiciens étaient au contraire fort dégarnis; on remarquait cependant MM. Ballanche, Royer-Collard, de Jouy, Mignet, Dupaty, qui représentaient presque seuls, au milieu des différentes sections de l'Institut, celle de l'Académie Française.

A deux heures précises, l'Académie est entrée en séance; MM. Flourens, Patin et Villemain composaient le bureau. M. le secrétaire perpétuel a lu d'abord son rapport sur le concours, énumérant les différents prix que l'Académie a décernés aux ouvrages les plus utiles aux moeurs, et insistant sur les qualités particulières de chacun de ces ouvrages. En rendant compte du livre de M. Wilm; Essai sur l'Éducation du Peuple, il a rappelé d'éloquentes paroles de M, Royer-Collard, que le public a accueillies avec d'unanimes applaudissements. M. Villemain s'est ensuite fait applaudir pour son propre compte en louant les Glanes de mademoiselle Louise Bertin, et les Soupirs de madame Félicie d'Ayzac, dont l'Académie a cru devoir récompenser la pieuse inspiration, les sentiments élevés et l'élégante harmonie. Le spirituel rapporteur n'a nu se défendre, en parlant des maîtres de l'école moderne, hardis moissonneurs sur les pas desquels a glané mademoiselle Bertin, de quelques fines épigrammes qui auraient fait sourire M. Victor Hugo lui-même, s'il eut été présent. M. Villemain a terminé son rapport par quelques vigoureuses paroles sur le talent et la vie de Molière, ce grand poète, ce grand philosophe et ce grand honnête homme.

M. Patin a fait ensuite lecture du poème de madame Louise Colet; et cette fois encore, comme il y a deux ans, à pareille époque, chacun regrettait que la rigueur excessive du règlement de l'Académie empêchait l'auteur de donner lui-même lecture de ses beaux vers. Madame Louise Colet, qui vient de couronner naguère sa réputation littéraire par un charmant volume de poésies, a su mêler à son éloge de Molière des traits d'une sensibilité exquise et d'une grâce naturelle. La lecture de ses vers a été plusieurs fois interrompue par de vifs applaudissements. Nous n'insisterons pas davantage sur cette pièce remarquable que, les premiers, nous publions tout entière, avec l'excellente préface de M. Aimé Martin.--L'Académie a cru, contre son habitude, devoir récompenser, en leur accordant des accessit, deux autres poèmes, ceux de MM. Alfred des Essarts et Bignan. Enfin une pièce de vers anonyme, sous le nº 58, et celle de M Prosper Blanchemain, ont obtenu deux mentions honorables.

La séance a été terminée par un discours de M. le directeur sur les prix de vertu. M. Flourens a raconté en détail, et en termes touchants les belles actions de Marie-Anne Linet, qui, depuis de longues années, travaille dix-huit heures par jour, malgré son grand âge, afin de soutenir la misérable existence d'une orpheline sourde et aveugle; de Gilbert Bellard, qui, pendant les inondations, a sauvé la vie à cinq ou six personnes; de Jean Prévot, ancien marin, qui a, au péril de ses jours, arraché six naufragés à une mort certaine; de Catherine Ange, Rosalie Prévot, Sophie Josserand, dont le dévouement et la piété filiale ont vivement ému toute l'assemblée. L'éloge de M. de Montyon était naturellement amené par les prix de vertu, et M. de Flourens, à la fin de son discours, s'est dignement acquitté de cette tâche.



Histoire du Monument élevé à Molière.

Lorsqu'un grand peuple élève des statues à ceux qui l'ont fait grand, il fait quelque chose de plus que d'honorer le génie; il consacre sa propre gloire.

Cette consécration par la sculpture, de la gloire nationale qui chez les anciens imprimait de nobles idées à la multitude, est presque nouvelle en France. Nous reproduisions les héros de l'antiquité et nous négligions les nôtres. Aussi le peuple restait-il dans l'ignorance de ses propres vertus; excepté les statues de quelques-uns de ses rois, la sculpture ne lui racontait rien de son histoire: les beaux-arts n'avaient point encore personnifié la France dans ses grands hommes. Cette personnification est de date toute moderne.

Un écrivain dont les ouvrages sont une source inépuisable d'idées neuves et patriotiques, Bernardin de Saint-Pierre le premier s'aperçut de cette étrange anomalie. Il s'étonnait, en parcourant nos jardins et nos places publiques, de n'y voir que les images des divinités du paganisme, les statues des Grecs et des Romains, et des inscriptions toutes modernes dans une langue morte depuis deux mille ans. «Quoi, disait-il, des symboles mythologiques à des chrétiens, des inscriptions latines a des Français! Nous continuons la gloire des anciens aux dépens de la nôtre, aux dépens de notre esprit national! En vérité, l'avenir croira que les Romains étaient, dans le dix-huitième siècle, les maîtres de notre pays.»

Frappé de cet oubli, Bernardin de Saint-Pierre songe à la réparer. C'était le caractère de son génie; la vue du mal lui donnait l'idée du bien. Il imagine donc un Elysée où s'élèveraient des monuments consacrés aux bienfaiteurs du genre humain. Cet Elysée, il l'embellit de tous les arbres étrangers apportés en Europe depuis deux siècles, et dont les fleurs et les fruits font aujourd'hui nos délices. A l'ombre de chaque arbre il place l'image de celui qui nous l'a donné. Là se trouvent aussi les statues de Fénelon, de La Fontaine, de Racine: on y voit Catinat et Duquesne, Buffon et Linné, Bernard Palissy, ce pauvre potier qui fut martyr de la science, et Descartes, dont la méthode a sauvé une seconde fois le monde; enfin toutes les gloires utiles, toutes les infortunes glorieuses, car tel est le sort de l'humanité, qu'il n'y a pas un monument élevé au génie et à la vertu qui ne réveille le souvenir de quelque grande douleur.

On voit combien cette idée était féconde. D'abord elle rappelait les beaux-arts à leur plus haute mission, celle d'instruire les peuples de leur histoire, et par leur histoire, de la vertu. La statuaire devenait ainsi une école de patriotisme et de sagesse; elle développait le sentiment du beau, elle vulgarisait l'héroïsme et les généreux dévouements, elle plaçait dans la mémoire de tout un peuple les images vivantes de ces génies aimés de Dieu qui nous ont versé l'amour et la lumière.

Noble et puissante institution ouverte à tous les bienfaiteurs des hommes, quels que fussent leur langue et leur pays, et qui faisait de la France le centre moral de l'univers. Le but de Bernardin de Saint-Pierre, en créant cet Elysée, était donc de personnifier dans tout ce qu'il y avait de grand, non plus un peuple, mais le genre humain. Que les hautes intelligences apparaissent à l'orient ou à l'occident, n'importe, les idées n'ont point de patrie: Télémaque et l'Esprit des Lois appartiennent à la France par la langue; ils appartiennent au monde par le bien qu'ils ont fait au monde, et Dieu a voulu que les fruits de la vertu et du génie fussent le patrimoine de l'humanité.

Aujourd'hui les voeux de Bernardin de Saint-Pierre sont en partie réalisés. Ce qu'ils avaient de patriotique a été compris; la nationalité universelle des belles âmes le sera plus tard. Alors l'Elysée s'ouvrira et tous les hommes vertueux et bienfaisants, quel que soit leur pays, seront réputés concitoyens. En attendant nous marchons vers un état meilleur. Déjà les Grecs et les Romains sont rentrés dans nos musées: ils serviront aux progrès de l'art après avoir servi aux progrès de la pensée. A leur place s'élèvent de toutes parts les images de nos pères et de nos aïeux. Le voyageur, en parcourant nos villes rajeunies, ne croira plus qu'au dix-huitième siècle les Romains aient été nos maîtres; il reconnaîtra la France aux monuments qu'elle consacre à ses propres enfants. Cette France comprend enfin qu'elle n'est montée au rang des premiers peuples du monde que parce que le monde l'a personnifiée dans la personne de ses grands hommes. Déjà Cambrai, Dijon, Meaux, Bordeaux, Montbart, Périgueux, ont orné leurs places publiques des glorieuses images de Bossuet, de Fénelon, de Buffon, de Montesquieu et de Montaigne. Château-Thierry s'est ressouvenu de La Fontaine, et La Ferté-Milon de Racine. A Caen, je vois Malherbe; à Clermont, Pascal; à Rouen, Corneille, un seul Corneille: la cité ingrate a cru pouvoir séparer les deux frères. D'autres villes m'offrent, l'une Gutenberg, l'autre Cuvier, l'autre Duguesclin. Arles, devançant la postérité, s'empare de la plus grande renommée politique et poétique, du siècle, en élevant une statue à notre Lamartine. Le Havre attend le bronze de Bernardin de Saint-Pierre, confié au génie inspiré de David. Marseille n'oubliera pas Belzunce; Lyon n'a point oublié Jacquart, le pauvre ouvrier qui l'enrichit. Et toi, Bayard, te voilà donc enfin dans ta patrie! je reconnais ta noble figure. C'est bien toi qui plaignais Bourbon de combattre contre la France, au moment où tu mourais pour elle!

Certes, il y quelque chose de beau dans ce mouvement universel et populaire, car ce ne sont pas seulement les riches cités qui se montrent reconnaissantes envers leurs concitoyens: de simples bourgs, de chétifs hameaux prennent l'initiative et réclament leur part de l'honneur national.

Ainsi vient de s'élever, sur le pont du petit village de Mausé, le buste de René Caillié, ce jeune paysan qui sans autre lumière que son génie, sans autre appui que son héroïque volonté, après des fatigues inouïes, résolut la grande question géographique du siècle, par la découverte de Tombouctou.

Ainsi s'élèvera bientôt sur la petite place de Miramont, ombragée par les arbres qu'il aimait, la statue de M. Martignac, de ce généreux et brillant orateur, de ce martyr de l'héroïsme évangélique, du grand homme qui fit acte de chrétien en donnant sa vie pour le salut de son ennemi.

De pareilles apothéoses signalent une nouvelle ère. L'impulsion est donnée, les monuments se multiplient, le pays veut se connaître, et grâce à cet élan généreux, toutes les gloires vont grandir en devenant populaires. Noble triomphe d'une noble pensée! Cet élysée que l'auteur des Etudes voulait placer dans une île de la Seine, près du pont de Neuilly, le voilà qui se déroule sur la France entière. Il a passé de ville en ville, il ira de bocage en bocage, et le vieux tilleul qui verse son ombre sur l'église champêtre ne sera plus le seul monument du hameau, lorsque ce hameau aura connu un bienfaiteur, ou qu'il aura vu naître un grand homme.

Au milieu de cet entraînement universel, qui le croirait? Paris seul gardait le silence. Ce n'est pas qu'il fût ingrat, ce n'est pas que le ciel lui eut refusé sa part de beaux génies. Un peuple de statues sorties tout à coup des murs de son Hôtel-de-Ville vient aujourd'hui même témoigner de la reconnaissance et de l'intelligence de cette reine des cités. C'est son panthéon qu'elle élève: elle a trouvé dans ses grands hommes la garde d'honneur qui doit veiller éternellement aux portes de son palais. Et cependant il y a peu d'années encore, la noble ville se taisait. Occupée d'élargir ses rues, de planter ses quais, d'établir ses trottoirs, de multiplier ses marchés et ses fontaines, absorbée dans le désir bienfaisant de répandre partout la salubrité et la gaieté, toute parée de son bien-être et de sa magnificence, elle sembla un moment oublier sa gloire. Ni Boileau, ni Voltaire, tous deux nés dans la cour de la Sainte-Chapelle, où priait saint Louis, ni Molière lui-même, le simple enfant de Paris, élevé sous les piliers des Halles, ne se présentèrent à sa mémoire. Alors elle put paraître ingrate, et elle le fut en effet, mais pour Molière seulement; car il faut bien le dire, et comment le dire sans amertume? le monument qu'on lui consacre aujourd'hui est dû plutôt à une rencontre fortuite, à un de ces accidents imprévus qu'on qualifie de hasard, qu'à un mouvement spontané de reconnaissance nationale.

La reconnaissance ne pouvait manquer, elle se fit jour, mais plus lard; pour être oubliée d'un conseil municipal, la gloire de Molière n'en vivait pas moins dans toutes les âmes.

Bien plus, des écrivains du grand siècle, Molière est peut-être le seul dont le peuple ait gardé la mémoire. Les autres appartiennent essentiellement au monde instruit et poli; lui, appartient à tout le monde: il est du peuple, de la bourgeoisie et de la cour, mais il est surtout du peuple. Et comment le peuple l'aurait-il oublié, lui, l'enfant du peuple le plus gracieux, le plus charmant des amuseurs; le plus profond, le plus joyeux des philosophes? Encore aujourd'hui, après cent soixante-dix ans, n'est-ce pas le seul poète qui le divertisse, le seul qui l'instruise, le seul qui parle son langage? N'est-il pas son ami, l'ami du peuple, son moraliste, son fou, son sage, son législateur? un législateur qui le fait rire, qui le corrige en l'amusant, le plus joyeux des législateurs, élevé à la toute-puissance par la grâce de son génie et de sa gaieté? Voilà ce que les mortels n'ont été appelés à voir deux fois ni sur le trône de notre bon Henri IV, ni sur le trône que, suivant la belle expression de Champfort, Molière a laissé vacant.

Si le temps me le permettait, je voudrais dire ici quelle influence Molière a exercée sur la moralité et sur les moeurs de la société entière. Il faudrait peindre d'abord les habitudes grossières du peuple à cette époque, sa brutalité sensuelle, son langage cynique, son égoïsme impudent qui le ravalait au niveau de la bête; puis, à côté de ce poitrail vigoureux, il faudrait placer le portrait vivant de la classe bien élevée, là se concentrent les sentiments délicats, la naïveté charmante, l'innocence et la pudeur dans leur expression la plus gracieuse. Corneille avait peint l'amour héroïque, Molière peignit l'amour aimable dans ses caprices, dans ses jeux, dans sa grâce, et jusque dans ses emportements. Ses jeunes gens aiment pour le seul plaisir d'aimer, comme si la vie n'était rien sans l'amour, comme si l'amour était toute la vie. Tableau charmant qu'il oppose au tableau de l'amour grossier du populaire, faisant rire de l'un, faisant admirer l'autre, corrigeant les premiers par les derniers, et triomphant de tous les vices que peut atteindre son ardente raillerie. On a dit que Molière avait été obligé de former son public. L'éloge est plus grand qu'on ne pense, car on n'a pas vu que former un public à des chefs-d'oeuvre, c'était faire une nation.

Et en effet celui qui sut rendre sensible à une foule grossière les traits les plus fins de l'esprit, les sentiments les plus délicats du coeur, qui lui fit comprendre, craindre et éviter le ridicule, connaître, aimer et rechercher les convenances; celui qui épura son goût jusqu'au point de lui rendre familières les sublimes beautés du Tartufe et du Misanthrope, que fit-il autre chose que de former une nation? Les délicatesses du goût sont les premiers éléments de la vertu.

Mais ce n'est là qu'une très-petite partie de Molière. Pour le comprendre tout entier, il ne suffit pas de connaître ses ouvrages, il faut connaître sa vie. Sans cette étude préliminaire, on ne saurait jamais comment le fils du tapissier, destiné par sa naissance à meubler les appartements du roi, put devenir un profond philosophe, et un grand poète comique. Je dis un profond philosophe, car la philosophie ne se concentre pas seulement dans l'étude des notions abstraites de la pensée, elle comprend encore la connaissance morale que l'homme a de lui-même et celle de ses relations avec ses semblables. La poésie, au contraire, est le don de tout imiter, de tout sentir et de tout peindre. Elle donne des images à la pensée et des émotions au sentiment; elle est la lumière divine qui tombe du ciel sur les oeuvres du génie, car je ne saurais définir autrement l'inspiration. Le poète et le philosophe sont donc deux hommes bien caractérisés, bien distincts, et ce sont ces deux hommes que l'on retrouve dans Molière.

Comment se sont-ils développés? Je le vois à la cour observant les ridicules des grands, et Louis XIV lui-même désignant ses modèles. Je le vois au milieu de sa troupe, cette troupe à laquelle il devait tout donner, même sa vie, observant Beauval, Brécourt, Du Croisy, les Béjart et pour les forcer au naturel, glissant dans les rôles qu'il leur confie quelques traits de leur propre caractère. Mais le peuple, le vrai peuple, où l'a-t-il observé? Je le vois enfant dans la rue Saint-Honoré ou sous les piliers des Halles, jouant avec les libres enfants de Paris, et s'incarnant cet esprit goffe et facétieux dont plus tard il devait reproduire le type; je le vois courant sur le Pont-Neuf, et s'inspirant de cette muse grotesque qui animait alors les tréteaux de Gauthier Garguille et de Turlupin. Voilà la source, non de sa gaieté franche et railleuse, mais du trait bouffon qui dans ses pièces fait éternellement éclater le rire. L'esprit populaire et parisien vivait en lui.

Ce grand homme expira le 17 février 1675, en sortant du théâtre du Palais-Royal où il venait de représenter pour la quatrième fois le personnage du Malade Imaginaire. Des prêtres fanatiques lui refusèrent les derniers secours de la religion; d'autres prêtres lui refusèrent la sépulture. Il fallut les prières de sa veuve et un ordre du roi pour obtenir qu'un peu de terre couvrit sa cendre; il fallut jeter de l'argent à un peuple fanatisé et furieux qui insultait à sa mémoire et menaçait de troubler ses funérailles; il fallut que le convoi funèbre qui emportait sa dépouille mortelle se glissât furtivement la nuit dans les rues du Paris, comme s'il cachait un coupable, comme si ce cercueil allait dérober sa place au cimetière. Les prières mêmes pour le repos du martyr, car il mourut martyr du devoir, les prières mêmes durent être cachées, et c'est un fait prouvé par les registres de l'archevêché qu'il y eut défense à toutes les paroisses du diocèse et aux églises des réguliers de faire aucun service solennel en faveur de celui à qui la France vient d'élever une statue.

Tel fut le sort de Molière. Là s'arrête sa vie, mais ne s'arrêtent pas les tribulations. L'histoire des monuments consacrés à sa mémoire est pleine de vicissitudes et de singularités. Ses malheurs continuent en quelque sorte après sa mort, et lorsque les persécutions ne peuvent plus s'attacher à l'homme, elles s'attachent à sa statue.

Cette statue ne devait s'élever que bien lard. Mais qu'importe le temps à une gloire immortelle? Le temps, c'est notre juge, il grandit tout ce qu'il ne tue pas. D'abord il se fit un silence de près de cent années. Le peuple alors n'était pas assez instruit pour comprendre ses grands hommes: il riait aux pièces de Molière, mais sans reconnaissance pour son génie. L'idée ne lui venait pas que le pays pût devoir quelque chose à ce farceur qui, rejeté avec exécration hors de l'Église, n'était pour les sept huitièmes de la France qu'un réprouvé. L'anathème de Bossuet pesait de tout son poids sur le comédien, et instruisait le peuple à le mépriser et à le maudire. Ce n'était donc pas du peuple que devait sortir la voix qui demande justice; il fallait qu'une autorité éclatante et puissante se portât en avant de la multitude. L'impulsion devait venir d'en haut comme la lumière, et c'est de là qu'elle vint en effet. L'Académie Française prit l'initiative. Les temps étaient venus, et en 1769, dans un concours public, et solennel, elle appela l'éloge de celui qu'elle regrettait de n'avoir pu compter parmi ses membres. Ah! ce fut un jour glorieux pour le pays que celui où le premier corps littéraire de l'Europe, une assemblée d'hommes également illustres par la vertu et par le génie, après une étude consciencieuse de la vie et des ouvrages de Molière, vint dire à la France: Cet homme qu'on abreuva de mépris, cet homme dont on outragea les cendres, nous appelons sur lui la reconnaissance du monde et nous proclamons son éloge. Les conséquences morales de ce noble élan furent immenses. L'intelligence du pays, représentée par l'Académie, avait porté son jugement. Elle effaçait l'ingratitude par l'admiration, et l'anathème tombait devant l'apothème!

En 1778, l'année même de la mort de Voltaire, l'Académie, continuant son oeuvre, plaçait le buste de Molière dans le lieu de ses séances. Plus tard elle inaugura sa statue et le hasard voulut que la statue de celui qui n'avait pas été jugé digne même d'une prière, s'élevât chrétiennement à côté de la statue de Bossuet.

En 1778, une maison de la rue de la Tonnellerie fut ornée du buste de Molière. Une inscription indiquait que Molière était né dans cette maison en 1620. C'était une double erreur. Molière est né rue Saint-Honoré, près la rue de l'Arbre-Sec, le 15 janvier 1622. Le buste et l'inscription existent encore.

Enfin, un autre buste de Molière décore le foyer de la Comédie-Française.

Voilà les seuls monuments qui jusqu'à ce jour avaient été consacrés à la mémoire de ce grand poète.

A dater de 1818, plusieurs souscriptions furent, il est vrai, successivement proposées, mais toutes se perdirent dans les embarras du temps.

Une seulement mérite d'être citée, par l'opposition qu'elle éprouva et qui caractérise l'époque. Des artistes et des gens de lettres avaient eu la pensée d'élever la statue de Molière sur la place de l'Odéon. L'un d'eux, habile sculpteur, M. Galleaux, proposait d'exécuter le modèle gratuitement. Ce projet fut soumis au ministre de l'intérieur, qui refusa son approbation, «les places publiques de Paris étant exclusivement consacrées aux monuments érigés en l'honneur des souverains.» Ce fut sa réponse, et cette réponse est une date; on était alors en 1829.

Enfin le jour de la justice approchait. Le conseil municipal de Paris venait de voter la construction d'une fontaine à l'angle de la rue Traversière et de la rue Richelieu. Personne n'avait songé à Molière, lorsqu'un artiste dramatique, amoureux de son art comme sont tous les artistes supérieurs M. Régnier s'avisa de remarquer, dans une lettre adressée à M. de Rambuteau, préfet de Paris, que la fontaine dont on venait de décider l'érection se trouvait placée à la proximité du Théâtre-Français, et précisément en face de la maison ou Molière avait rendu le dernier soupir. M. Régnier, fort de cette double circonstance, terminait en demandant que le monument projeté fût consacré à la mémoire de celui qui fut le père de la comédie française.

Cette lettre, écrite avec autant de modestie que de contenance(1) trouva partout de la sympathie. M. de Rambuteau prit fait et cause, et devint l'avocat de la ville de Paris auprès du conseil municipal, un peu confus de son inadvertance, mais qui, on doit le dire à sa louange, devint le promoteur le plus zélé du projet qu'il n'avait pas conçu. Et voilà cependant comme les choses vont en France. Si la maison où mourut Molière ne s'était trouvée en face du carrefour où la Ville voulait construire une fontaine, et si un acteur de la Comédie-Française n'avait fait cette remarque, Molière serait encore aujourd'hui sans monument.

Note 1:

«A M. le Préfet de la Seine

«Monsieur le préfet,

«Le Journal des Débats, dans son numéro du 14 février, annonce la prochaine construction d'une fontaine à l'angle des rues Traversière et Richelieu. Permettez-moi, monsieur le préfet, de saisir cette occasion pour rappeler à votre souvenir que c'est précisément en face de la fontaine projetée, dans la maison du passage Hulot, rue Richelieu, que Molière a rendu le dernier soupir, et veuillez excuser la liberté que je prends de vous faire remarquer que, si l'on considère cette circonstance et la proximité du Théâtre Français, il serait impossible de trouver aucun emplacement où il fut plus convenable d'élever à ce grand homme un monument que Paris, sa ville natale, s'étonne encore de ne pas posséder.

«Ne serait-il pas possible de combiner le projet dont l'exécution est confiée au talent de M. Visconti avec celui que j'ai l'honneur de vous soumettre? Quand vos fonctions vous le permettront, monsieur le préfet, vous venez assister à nos représentations, vous applaudissez aux chefs-d'oeuvre de notre scène: le voeu que j'exprime doit être compris par vous, et d'espère que vous l'estimerez digne de votre attention.

«Les modifications que l'on serait obligé de faire subir au projet arrêté entraîneraient indubitablement de nouvelles dépenses; mais cette difficulté serait, je le crois, facilement écartée. N'est-ce pas à l'aide de dons volontaires que la ville de Rouen a élevé une statue de bronze à Corneille? Assurément une souscription destinée à élever la statue de Molière n'aurait pas moins de succès dans Paris: les corps littéraires et les théâtres s'empresseraient de s'inscrire collectivement; les auteurs et les acteurs apporteraient leurs offrandes individuelles. Tous ceux qui aiment les arts et qui révèrent la mémoire de Molière accueilleraient cette souscription avec faveur, et s'intéresseraient à ce qu'elle fût rapidement productive. Du moins c'est ma conviction, et je souhaite vivement que vous la partagiez.

«D'autres que moi, monsieur le préfet, auraient sans doute plus de titres pour vous entretenir de ce projet, qui avait déjà préoccupé le célèbre Le Kain; mais si la France entière s'enorgueillit du nom de Molière, il sera toujours plus particulièrement cher aux comédiens. Molière fut, tout à la fois, leur camarade et leur père, et je crois obéir à un sentiment respectueux et presque filial, en vous proposant de réunir au projet de l'administration celui d'un monument que nous serions si glorieux de voir enfin élever au grand génie qui, depuis près, de deux siècles attend cette justice!

«J'ai l'honneur d'être, monsieur le préfet, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

«Régnier,

«Sociétaire du Théâtre-Français»



Le Préfet de la Seine à M. Régnier.

Paris, 14 mars.

«Monsieur,

«J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au sujet de la fontaine que l'administration municipale va faire construire à l'angle formé par la jonction des deux rues Traversière et de Richelieu. Vous exprimez, à cette occasion, le désir de voir s'élever à Molière un monument que sa ville natale s'étonne de ne pas encore posséder, et vous pensez que l'on pourrait d'autant mieux profiler de la circonstance que c'est precisément en face de la fontaine projetée, dans la maison Mulot, que ce grand homme a rendu le dernier soupir.

«Je m'associe de voeu et d'intention à un pareil projet, et, autant que personne au monde, je me réjouirais de voir la Ville de Paris rendre enfin à Molière le même hommage que d'autres villes de France ont déjà rendu à Montaigne et à Pascal, à Corneille et à Racine, à Bossuet et à Fénelon. Mais il ne dépend pas de moi, monsieur, de changer ni le caractère ni la destination d'un monument dont le conseil municipal a voté la dépense et approuvé les plans. Toutefois, comme en mainte circonstance le principe du concours des particuliers a été admis par l'administration dans les vues d'intérêt général, j'aime à croire que la Ville pourrait accepter, pour être concurremment employé avec les fonds votés par elle, le produit d'une souscription qui aurait été ouverte dans une pensée aussi louable, et j'oserais presque dire aussi parisienne, que celle que vous m'avez fait l'honneur de me soumettre. Aussi n'hésiterai-je pas à en faire l'objet d'une proposition au conseil municipal, avec la confiance que les hommes honorables qui y siègent, fidèles interprètes des sympathies de leurs concitoyens, accueilleront favorablement l'idée de payer un juste tribut d'admiration à l'un des plus beaux génies de la France, et peut-être à la plus grande des illustrations parisiennes.

«Agréez, monsieur, l'assurance de ma considération très-distinguée,

«Le pair de France, préfet de la Seine.

«Comte de Rambuteau

L'histoire des hommages rendus à Molière se partage en deux époques bien tranchées: l'époque académique et l'époque populaire: l'une conduisait à l'autre. L'époque populaire commence seulement aujourd'hui. Elle s'est manifestée par une souscription nationale, à laquelle tous les états, toutes les classes de la société, se sont empressés de concourir. Les souscriptions de ce genre sont des symptômes certains d'intelligence: elles disent qu'une idée ou qu'un sentiment vient de pénétrer dans la foule: elles sont grandes et puissantes parce qu'elles proclament la reconnaissance d'un peuple.

Certes, l'Académie Française, en voyant cette manifestation spontanée d'une noble pensée, dut être fière de son ouvrage; car c'était bien là son ouvrage, elle avait donné l'impulsion. Et quelle joie de reconnaître dans le pays tout entier cette intelligence du bon goût, cette sympathique admiration qu'elle avait eu l'honneur d'exprimer la première.

Le monument de Molière est donc un monument tout national. Il s'élève à frais communs; c'est sa gloire et la nôtre. Nous y avons tous contribué, et la Ville de Paris, et le roi, et le peuple, et les académies, et les députés, et les membres du conseil municipal, et les hommes de goût, et enfin les artistes de tous les théâtres. Parmi ces derniers, mademoiselle Mars s'est surtout montrée généreuse: c'était son droit. Molière lui devait trop et elle devait trop à Molière pour ne pas l'aimer doublement. Comment se serait-elle montrée ingrate, celle dont le naturel, la grâce, l'intelligence exquise, étaient devenus comme la seconde couronne du poète? Les interprètes du génie sont presque aussi rares que le génie même, et ici l'interprète se montra toujours digne du l'oeuvre. N'était-ce donc pas devoir beaucoup à Molière?




Madame Louise Colet.

C'est une femme aussi qui a remporté la palme offerte par l'Académie Française au meilleur poème sur le monument dont nous venons d'esquisser l'histoire. Cette muse charmante, il faut le dire, n'a chanté ni le monument, ni la statue, comme semblait le demander le programme; elle a fait mieux, elle a chanté Molière; elle a dit en vers harmonieux, dans un rhythme varié et puissant, les illusions, les souffrances, les talents de ce rare génie; la passion cruelle qui fit le tourment de sa vie et le charme de ses beaux ouvrages; en un mot, elle a compris le poète, elle a peint son âme, elle nous a donné l'homme tout entier. Après cette belle poésie, restait encore à faire l'histoire du monument, à justifier le programme académique. L'aimable lauréat nous a appelé à cette oeuvre, péristyle modeste qu'elle veut bien placer à la tête de son ouvrage, et que les lecteurs avides de beaux vers ne sauraient traverser trop rapidement.
L. Aimé Martin.



Le Monument de Molière.

POÈME COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

Molière.... C'est mon homme.
(La Fontaine, Lettre à M. de Maucroix.)




I.

Aux dernières lueurs d'un jour froid qui pâlit(2),

Deux soeurs de charité se penchaient près d'un lit.

Et de leurs soins touchants la douceur infinie

D'un poète mourant consolait l'agonie.

Un vif éclair brillait aux yeux du moribond;

Sa bouche s'agitait, et sur son large front,

Des images tantôt riantes, tantôt sombres,

S'échappait de son coeur, glissaient comme des ombres.

Parfois se soulevant, il appelait tout bas

Quelqu'un qu'il attendait et qui n'arrivait pas:

Et seules, l'entourant à cette heure dernière,

Les deux soeurs près de lui demeuraient en prière.

Note 2 Molière est mort le 17 février vers six heures du soir, en 1673, âgé de 51 ans. A quatre heures, il avait joué dans le Malade Imaginaire. Après la représentation, se trouvant fort mal, il rentra dans sa maison, rue Richelieu (qui porte aujourd'hui le n. 34). Il expira au bout de quelques heures entre les bras de deux soeurs de charité qui quêtaient pour les pauvres, et auxquelles il donnait l'hospitalité chez lui.

Autour du lit funèbre, on voyait, dispersés.

Des livres, des papiers, des travaux commencés.

Et sur les murs pendaient, parmi de vieux volumes.

Des attributs bouffons et d'étranges costumes;

Le mourant, l'oeil fixé sur ces objets divers.

Semblait se ranimer: il murmurait des vers.

Puis, se ressouvenant que son heure était proche,

Il écoutait des soeurs quelque pieux reproche,

Répétait leur prière, et, leur disant adieu,

Tranquille il élevait sa belle âme vers Dieu!


Bientôt son oeil s'éteint, son visage est plus pâle,

Les accents de sa voix sont brisés par le râle.

Un dernier sentiment sur son front vient errer:

Il écoute, il sourit!...


Il venait d'expirer,

Lorsqu'au pied de sa couche une femme éperdue

Accourt, se précipite, et, tombant étendue

Près de ce corps sans vie, elle fait retentir

Des sanglots où se mêle un tardif repentir;

Puis, à côté des soeurs se mettant en prière,

Elle pleure à genoux celui qui fut Molière!...


II.

Molière! noble enfant du peuple de Paris,

De ce siècle si grand un des plus grands esprits.

Né de parents obscurs, dans les bruits de la Halle (3),

Il a dû son bon sens, sa verve originale,

A ce contact du peuple, à ces libres instincts,

Qui, dans un plus haut rang, trop souvent sont éteints;

D'un esprit sain et fort, d'un coeur plein de droiture,

Nul préjugé d'abord n'a faussé sa nature.

A l'étude en naissant n'étant point asservi.

C'est son propre génie, enfant, qu'il a suivi.

Mais bientôt un désir inconnu le pénètre:

Tout ce qu'un homme apprend, il voudrait le connaître

Il doute de lui-même et brûle de savoir

Comment d'autres ont vu ce qu'il croit entrevoir.

Alors, à quatorze ans, il vient demander place

Sur les bancs du collège; il étonne, il dépasse

Tous ses jeunes rivaux. Là, de l'antiquité

Il apprend à goûter la sévère beauté;

Il parle, dans ce monde où l'étude l'exile,

La langue de Platon et celle de Virgile;

Il interroge, et suit, comme ses précurseurs,

Les poètes hardis et les profonds penseurs.

Puis, lorsque son esprit, errant de livre en livre,

Manque enfin de pâture... alors il songe à vivre.

Et la vie apparaît à son coeur de vingt ans

Belle, riche, éternelle: il est maître du temps!

Note 3: Les parents de Molière avaient leur boutique de tapissier sous les piliers des Halles, mais Molière est né rue Saint-Honoré.

Que fera-t-il de sa jeunesse?

Fleuve dont l'onde enchanteresse

Semble se dérouler sans fin!

Trésor d'amour et de science,

Plaisirs dont l'inexpérience

Nous compose un philtre divin!


Séduit par tout ce qu'il espère,

Dans l'humble sillon de son père

Pourra-t-il arrêter ses pas?

Non! son vol est tracé d'avance:

Le génie est une puissance

Que les hommes n'enchaînent pas.


A son ardente inquiétude

Que dompta si longtemps l'étude,

Il faut enfin un élément;

A cette âme où l'instinct l'emporte,

Il faut la vie errante et forte,

La passion, le mouvement!


L'art qui l'attire dans ses voies

Lui montre de faciles joies,

Folles amours, jours sans lien.

Succès, revers, pauvreté même,

Et, libre comme le Bohème,

Il part obscur comédien!


De province en province il entraîne joyeuse

La troupe qu'il attache à sa jeunesse heureuse;

Pour des coeurs de vingt ans quel plus riant destin?

D'intrigues, de hasards, quel fertile butin!

Qu'ils sont gais ces labeurs si pleins d'insouciance

Que le public charmé chaque soir récompense!

Au riche en l'égayant on arrache un peu d'or.

Et le pauvre à sa part du modeste trésor.


Du théâtre bouffon la gaité familière

D'abord a défrayé la verve de Molière.

Son génie incertain, aux farces se pliant,

Se se forme sous le masque et s'essaie en riant;

Mais bientôt ce grand coeur dédaigne un art futile;

Aux hommes qu'il amuse il voudrait être utile;

En lui deux sentiments profonds ont éclaté:

L'amour vrai de son art et de l'humanité.

Il fera parmi nous monter l'art dramatique,

Plus haut que ne l'ont vu Rome et la Grèce antique.

Et de l'humanité courageux défenseur,

Des vices de son siècle il sera le censeur.

Longtemps ce grand dessein a mûri dans sa tête;

Rien n'échappe au penseur, tout émeut le poète;

Pour les combattre un jour son âme a médité

Les fatales erreurs de la société:


Il voit le faux dévot, enseignant l'imposture,

Au nom de Dieu prêcher une morale impure;

Le philosophe, au lieu d'éclairer le savoir,

En faire un puits obscur où l'on ne peut rien voir;

Courtisan ridicule et chargé de bassesse,

Il voit le gentilhomme avilir la noblesse.

Enfin, en descendant, des vices aux travers,

Tous les faux sentiments sont par lui découverts:

Le bourgeois, dédaignant les vertus paternelles.

Cherche parmi les grands de dangereux modèles;

Le valet qui naquit probe, sincère et bon,

Veut imiter son maître et devient un fripon;

Le médecin, gonflé d'orgueil et d'ignorance,

Assassine les gens au nom de la science;

Dans sa prose ou ses vers, un mauvais écrivain

Substitue à la langue un jargon fade et vain;

Et la femme, suivant de pédantesques traces.

Immole au faux savoir son esprit et ses grâces!

Des fourbes et des sots le règne est respecté.

Pourra-t-il, détrônant leur fausse royauté,

Proclamer la morale et le bon goût pour règle?


Ah! cet essor nouveau qu'embrasse son oeil d'aigle,

Ce n'est plus un vain jeu de baladin, d'acteur:

C'est l'art du moraliste et du législateur.

En sévères leçons changeant la comédie,

Comment faire accepter la vérité hardie?

Sans fortune, sans nom, sans faveur, sans appui,

Que faire du démon qu'il sent grandir en lui?


III.

Alors, par droit divin, les princes de la terre

Avaient aux yeux du peuple un sacré caractère;

La volonté d'un seul était l'unique lui;

Tout, jusqu'au goût public, suivait le goût du roi.


C'est ce maître absolu que pour auxiliaire

Dans l'oeuvre qu'il médite osé espérer Molière

Louis Quatorze avait des instincts généreux,

Pour réformer les moeurs il s'appuîra sur eux.

Dans le but qu'il poursuit dès lors rien ne l'arrête:

Il enchaîne l'orgueil dans son coeur de poète,

Humblement de son père il accepte l'emploi,

Et Molière à la cour est tapissier du roi!


Il s'insinue ainsi; sous ce modeste titre.

Des plaisirs de Versailles il est bientôt l'arbitre

Contre le genre faux qui domine partout

Du monarque d'abord il excite le goût.

Puis, lorsque, secondé par une troupe habile

Il a fait applaudir et sa verve et son style,

Audacieux et franc, comme les novateurs,

Il ose de son art aborder les hauteurs.

Sûr du concours du roi que son génie amuse,

Il choisit hardiment la Vérité pour muse.

On le voit, affrontant leurs dédains méprisants,

Devant toute la cour jouer les courtisans.

Frappé de ce tableau pour lui si véridique,

Louis Quatorze absout le profond satirique;

Bientôt même à Molière il fournit des portraits.

Dont avec lui parfois il esquisse les traits.


Salle de l'Institut.

Le voyez-vous caché dans la chambre royale.

A l'écart, épiant la foule qui s'étale?

Il suit les courtisans de son regard moqueur,

Au travers de leur masque il pénètre leur coeur;

Observateur discret, il devine en silence

Quelle servilité cache leur insolence;

Puis il rit de trouver parfois sur son chemin

Leur impuissant mépris qu'il châtira demain.


C'est ainsi qu'il créa, protégé par le trône.

Ces chefs-d'oeuvre hardis dont notre esprit s'étonne;

Après les grands seigneurs, il raille tour à tour

Rambouillet, son cénacle et les rimeurs de cour

Enfin, comme Pascal, dans Tartufe, il flagelle

D'hypocrites puissants l'audace et le faux, zèle,

Et, par un noble élan qu'on tente d'étouffer,

Le roi cède au poète et le fait triompher!


Il triomphe!... à sa gloire il a plié les âmes;

Mais que d'inimitiés, que de haineuses trames

Contre ce grand génie alors on voit s'ourdir!

Ceux qui devant le roi, forcés de l'applaudir.

N'osent pas à la cour montrer leur rage hostile,

Esclaves révoltes, l'insultent à la ville;

Les poètes sifflés et les mauvais acteurs.

Unis aux courtisans, se font ses détracteurs;


Non contents d'outrager et de nier sa gloire,

Ils forgent sur ses moeurs une impudique histoire (4)

Au coeur il est frappé par ceux qu'il persiflait.

Avec cette arme occulte et lâche, le pamphlet...

Mais, le couvrant toujours de son pouvoir suprême.

Louis est le vengeur du poète qu'il aime.

Note 4: On l'accusa d'avoir épousé sa propre fille. Il dédaigna toujours de répondre à cette accusation. L'acte de mariage de Molière, récemment découvert par M. Beffara, prouve que Molière avait épousé la soeur et non la fille de Magdelaine Béjart, avec laquelle on suppose qu'il avait eu des relations.

A la table royale il le convie un jour;

Il fait plus: à Versailles, entouré de sa cour,

Avec cette princesse, alors heureuse et belle

Qu'un cri de Bossuet devait rendre immortelle (5)

De Molière outragé, que son grand coeur défend,

Sur les fonts de baptême il veut tenir l'enfant,

Et le fils d'un acteur, malgré l'intolérance,

A reçu devant Dieu le nom du roi de France.


IV.

Pourtant, toujours en proie à ce conflit brûlant

Qui consumait sa vie et doublait son talent,

Il n'était pas heureux; car la gloire et la haine

Sont un double fardeau qui pèse à l'âme humaine.

Dans un amour profond il avait cru trouver

Ce pur délassement que l'on aime à rêver

Après les grands travaux; oasis bien-aimée

Où l'âme se retire et repose calmée,

Où l'orgueil, que le monde irritait de ses coups

Cède au baume enivrant d'un sentiment plus doux.


Une enfant, gracieuse et belle (6),

Comme Agnès ou comme Isabelle,

Sous ses regards avait grandi;

Partout il plaça son image:

Heureux, en lui rendant hommage.

De voir son modèle applaudi.

Toutes ces riantes figures,

Toutes ces jeunes filles pures,

Coeurs charmants aux fraîches amours:

Lucile, Angélique, Henriette,

Folle, aimante, sage ou coquette,

C'est elle! c'est elle toujours!

Elle! telle qu'il l'a rêvée!...

Par ce grand génie élevée,

Elle excelle aussi dans son art;

Pour former son intelligence,

D'une mère il eut l'indulgence

Et les tendres soins d'un vieillard.


Il l'aimait... ce fut sa faiblesse.

Tant de beauté, tant de jeunesse,

L'enivrèrent à son déclin;

Il lui donna gloire et richesse,

Pour avoir de l'enchanteresse

Un peu d'amour... Ce fut en vain!


A peine de l'hymen a-t-il formé la chaîne,

Que la naïve enfant se change en Célimène;

Alors plus de repos pour ce grand coeur blessé:

Il regrette aujourd'hui les tourments du passé.

Se vengeant du mari, dont ils torturent l'âme,

Les grands seigneurs raillés font la cour à sa femme.

Il est jaloux... il veut se venger, la haïr...

Il pardonne... A l'amour il ne sait qu'obéir!

Il souffre, mais toujours son art se développe:

Inspiré par ses maux, il fait le Misanthrope(7)

Il puise un nouveau feu dans ses transports brûlants;

Son amertume éclate en sublimes élans,

Sa verve est incisive; il fronde, il rit, il joue.

La mort est dans son coeur, le fard est sur sa joue...

L'artiste se surpasse et l'homme disparaît.


Ah! quand nous pénétrons dans ce drame secret.

Notre esprit s'épouvante et notre coeur se serre

De voir tant de gaité couvrir tant de misère,

Et nous donnons des pleurs à l'héroïque effort

Qui le pousse au théâtre une heure avant sa mort!


V.

Si vous fûtes si grands, ô Molière! ô Shakspeare!

Si tant de vérité dans vos oeuvres respire.

C'est que par votre voix la nature a parlé:

Vos héros ont l'amour dont vous avez brûlé,

Vos haines sont en eux, comme vos sympathies;

Toutes les passions que vous avez senties,

Tous les secrets instincts par vos coeurs observés.

En types immortels vous les avez gravés;

L'art ne fut pas pour vous cette stérile étude

Qui peuple d'un rhéteur la froide solitude;

L'art, vous l'avez trouvé, lorsque, pauvres, errants.

Vous viviez au hasard mêlés à tous les rangs,

Personnages actifs des scènes toujours vraies

Qui passaient sous vos yeux, ou tragiques ou gaies;

L'art a jailli pour vous, nouveau, libre, animé

De tous les sentiments dont l'homme est consumé;

Vous avez découvert sa science profonde

Non dans les livres morts, mais au livre du monde.

Note 5: Louis XIV tint sur les fonts baptismaux le premier enfant de Molière, avec Henriette d'Angleterre. Cet enfant, qui portait le nom de Louis, ne vécut pas.

Note 6: Armande Béjart, jeune soeur de Magdelaine Béjart, et actrice comme elle de la troupe de Molière.

Note 7: Ou a longtemps supposé que le duc de Montausier avait inspiré Molière le caractère du Misanthrope; mais une étude plus approfondie de notre grand poète dramatique a prouvé qu'il s'était peint lui-même dans ce caractère. Les notes si précieuses de M. Aimé Martin (dans la belle édition de Molière publiée par le libraire Lefèvre) ne laissent aucun doute à ce sujet.

La gloire est à ce prix; hélas! pour l'obtenir,

La vie est l'hécatombe offert à l'avenir;

L'âme va s'épuisant jour par jour tout entière,

Puis tout à coup se brise...

Ainsi mourut Molière!

Son âme remontait à peine vers les cieux,

Que tous ses ennemis, que tous les envieux

Se lèvent à la fois; une implacable haine,

La haine des dévots, contre lui se déchaîne:

«Il a pu nous railler et nous braver vivant;

«Il n'est plus, disent-ils, jetons sa cendre au vent;

«Que l'impie au saint lieu n'ait pas de sépulture! »

Mille hypocrites voix grossissent ce murmure;

Le peuple, qu'il aimait et dont il est sorti.

Insensé! contre lui le peuple prend parti;

Il vient, du fanatisme aveugle auxiliaire,

Frapper de ses clameurs la maison mortuaire.


Mais tandis qu'au dehors ces cris retentissaient,

Près du corps de Molière en larmes se pressaient

Ses amis accourus, sa troupe désolée

Par qui sa noble vie est alors rappelée,

Qui redit ses bienfaits et pleure en révélant

La bonté de son coeur égale à son talent;

Quelques vieux serviteurs, et les pauvres encore

Qui recevaient de lui des secours qu'on ignore.

Tout en le bénissant l'appellent à la fois,

Et les bruits du dehors sont couverts par leurs voix.

Dominant le clergé, la volonté royale

Veille encor sur Molière et met fin au scandale;

Puis, sans pompe, le soir, tous ses amis en deuil

Parmi les morts obscurs vont, cacher son cercueil (8).


VI.

Deux siècles ont passé; ses oeuvres immortelles

Semblent, après ce temps, plus jeunes et plus belles

Dans l'art qu'il a créé toujours original,

Chez aucun peuple encor il n'a trouvé d'égal;

Par ses rivaux vaincus sa gloire est confirmée:

Chacun de leurs efforts accroît sa renommée:

Tout a changé, les lois, les usages, le goût;

Il peignit la nature et survécut à tout!

Et cependant, malgré l'universel hommage,

Dans Paris, de Molière on cherche en vain l'image.

Que de jours écoulés, avant qu'un monument

Ait convié la France à son couronnement!

Mais cette heure viendra; vieille et fidèle amie.

Revendiquant sa gloire, enfin l'Académie,

Qui l'avait vainement appelé dans son sein,

La première a conçu ce glorieux dessein (9).

Note 8: L'enterrement fut fait par deux prêtres qui accompagnèrent le corps sans chanter. Molière fut inhumé le soir, dans le cimetière qui est derrière la chapelle de Saint-Joseph, rue Montmartre; tous ses amis étaient présents. Vingt-deux ans plus tard, La Fontaine fut enterré au même cimetière.

Note 9: La première statue élevée à Molière l'a été par l'Académie Française; mais ainsi qu'on a pu le voir dans la notice de M. Aime Martin qui précède ce poème, l'idée du monument appartient à un de nos acteurs comiques les plus distingués, M. Régnier, digne interprète de Molière et sociétaire du Théâtre-Français.

Déjà le marbre est prêt; vis-à-vis la demeure

Témoin de ses travaux et de sa dernière heure.

Du haut du monument il pourra voir encor

Ce théâtre où sa gloire en naissant prit l'essor;

Là, chaque âge est venu de ce rare génie

Applaudir le bon sens, l'audace et l'ironie,

Ce style inimitable et ce vrai goût du beau,

Cette ferme raison qui, radieux flambeau.

Dans les replis du coeur projette sa lumière.

Enfin cet art divin qu'atteignit seul Molière.


Quand la foule du siècle, en tumulte à ses pieds

Passera... tout à coup si vous vous animiez

Comme le commandeur, marbre de sa statue,

Et si sa voix parlait à cette foule émue,

Que dirait-il? Hélas! pour nous, fils orgueilleux.

Il aurait des leçons comme pour nos aïeux:

De notre âge on verrait sa sévère justice

Censurer chaque erreur, combattre chaque vice;

Il oserait railler sous leur masque moral

L'intrigant philanthrope et le faux libéral.

L'avocat tout gonflé de sa creuse faconde,

L'utopiste en travail de refaire le monde,

Le souple ambitieux au pouvoir toujours prêt,

Ne servant pas l'État, mais son propre intérêt;

Le parvenu, malgré l'égalité conquise,

Parant d'un vieux blason sa moderne sottise;

A la fraude exercé, l'avide industriel

Méfiant en actions l'eau, la terre et le ciel;

Anonyme assassin, l'abject folliculaire

Calomniant au prix d'un infâme salaire;

La femme, en homme libre osant se transformer,

Oubliant que sa force est de plaire et d'aimer!

Enfin, si tu vivais de nos jours, ô Molière,

Tu maudirais surtout, de la voix rude et fière,

L'amour de l'or, ardente et vile passion

Qui consume et qui perd la génération!

Cet amour a tué l'amour de la pairie;

Par son impur poison la jeunesse est flétrie;

L'or, des plus beaux instincts fait dévier le cours:

Plus d'élans généreux, plus de nobles amours...

Le poète lui-même, aurais-tu pu le croire?

Aime l'or, ô Molière! encore plus que la gloire;

Cet appât du vulgaire a gagné les esprits,

Tous encensent l'idole et s'en montrent épris.


Lève-toi, dis à ceux qui gouvernent la France:

«Osez combattre aussi le vice et l'ignorance;

«Imitez du grand roi l'exemple glorieux,

«Enflammez pour le bien les coeurs ambitieux.

«Si quelque satirique à la sainte colère

«Flagelle comme moi les abus qu'on tolère,

«Vous-mêmes du génie encouragez l'effort:

«En s'appuyant sur lui le pouvoir est plus fort;

«Aux nations c'est lui qui trace la carrière;

«Devant le siècle en marche il porte la lumière;

«Sentinelle avancée, il voit les temps venir.

«Et toujours au génie appartient l'avenir!»

Madame Louise Colet.
Paris, février 1842.





Théâtres

REPRISE D'OEDIPE A COLONE.--SACCHINI.

Oedipe à Colone est un des ouvrages qui ont obtenu le plus de succès sur notre scène lyrique, et dont la popularité a duré le plus longtemps. Sa première représentation eut lieu en Février 1787. La reine Marie-Antoinette y assistait et donnait, de sa main royale, le signal des applaudissements. Cela explique en partie pourquoi cette partition ne fut point accueillie avec l'indécision et la froideur que rencontrent à leur apparition presque toutes celles qui ont une grande valeur et qui sont destinées à vivre. En attendant que l'on comprît l'ouvrage et qu'on l'applaudît à bon escient pour les beautés réelles qu'il renfermait, on l'applaudissait d'avance pour faire comme la cour, et on l'admirait de confiance.

D'ailleurs Oedipe à Colone n'eut pas longtemps besoin de cette puissante protection. Quelques représentations suffirent pour en établir le succès et pour assurer la gloire de l'auteur. Malheureusement il ne put voir ce succès ni jouir de cette gloire; il était mort depuis quatre mois quand son ouvrage de prédilection vit le jour (à l'Opéra du moins, car il y avait déjà plus d'un an qu'on l'avait exécuté à Versailles), il n'en avait pas même dirigé les répétitions. Un accès de goutte l'avait enlevé, le 7 octobre 1786, dans sa cinquante-unième année.

Sacchini était né à Naples en 1735, et avait fait ses études musicales dans cette ville au Conservatoire de Santo-Onofrio. Il avait en pour maître Durante', l'un des plus habiles, peut-être même le plus habile des professeurs de ce temps-là. Il se fit rapidement connaître, et n'y eut pas plus de peine que n'en ont d'ordinaire les compositeurs d'Italie, à qui l'on ouvre la carrière avec autant d'empressement qu'on met chez nous d'obstination à la leur fermer. Il déploya pendant dix ans une grande activité, et fit représenter des opéras sur toutes les scènes importantes de l'Italie: à Naples, à Milan, à Turin, à Rome surtout. Dès cette époque le goût de la musique italienne était répandu dans toute l'Europe autant et plus qu'aujourd'hui, Vienne, Prague, Dresde, Berlin, Londres, Madrid, avaient un théâtre italien; Paris seul n'en avait pas encore. L'impressario (l'entrepreneur) de celui de Londres fit à Sacchini des offres magnifiques qu'il se hâta d'accepter.

On prétend qu'en Angleterre il gagna jusqu'à 1,800 livres (44,000 fr.) par an, et l'on ajoute qu'il n'en était pas plus riche au bout de chaque année. Également fatigué par le travail et par les plaisirs, il fut obligé, après douze ans de séjour, de quitter Londres, dont l'humide climat était devenu dangereux pour sa santé chancelante. Ce fut alors qu'il vint à Paris.

Sa réputation l'y avait précédé et lui assurait un accueil flatteur. La reine, qui aimait la musique, et, dit-on, la cultivait avec succès, lui accorda son appui, comme elle l'avait déjà accordé à Gluck. L'Académie royale de Musique fit avec lui un traité avantageux et honorable; il se mit bientôt à l'oeuvre et fit, en moins de quatre ans, Renaud et Armide, la Colonie, Chimène, Dardanus, Oedipe à Colone, Arvire et Evelina. Les deux premiers de ces ouvrages n'étaient, à la vérité, que deux opéras italiens composés par lui depuis longtemps, qui furent seulement traduits sous sa direction, et qu'il arrangea pour la scène française. C'est ainsi que, de nos jours, Rossini préluda par le Siège de Corinthe et par Moïse au Comte Ory et à Guillaume Tell.

Sacchini produisait facilement et rapidement, comme la plupart des Italiens. Oedipe à Colone ne lui coûta pas, dit-on, six semaines de travail. Ce n'en est pas moins le plus beau de ses ouvrages, et le seul, il faut le dire, qui ait transmis son nom à la postérité. Qui pourrait aujourd'hui citer une mesure d'Arvire et Evelina, de Chimène ou de Dardanus? C'est qu'il ne suffit pas chez nous, pour assurer le succès d'un opéra et le faire vivre, que les chants en soient heureusement trouvés et les parties vocales et instrumentales harmonieusement disposées: il faut encore que ces chants et ces accords s'adaptent à une action dramatique intéressante, et il ne paraît pas que Chimène ou Dardanus aient été plus utiles à la réputation de Guillard qu'à la gloire de Sacchini.

Ce drame même d'Oedipe à Colone ne prouve pas, après tout, de violents efforts d'imagination. Voici le fait en peu de mots. Cela ne sera pas inutile peut-être à la génération actuelle, qui doit peu connaître Oedipe à Colone; et d'ailleurs, les savants qui ont lu Sophocle seraient capables de se figurer que le livret ressemble à la tragédie, et nous tenons à leur épargner ce désagrément.

Chassé de Thèbes par son frère, après en avoir chassé son père, Polynice s'est réfugié près de Thésée, qui a embrassé sa cause et arme pour lui. Il fait plus encore peut-être que de lui confier ses soldats et son argent, il lui confie sa fille Ériphile. On regrette de voir le fils des dieux et le successeur d'Alcide porter un intérêt si vif à un tel garnement; mais ce garnement s'y est pris en habile homme: il s'est fait d'abord aimer de la princesse, et le fils des dieux, bon homme au rond, n'a su rien refuser à sa fille.

Le jour est arrivé qui doit éclairer cet illustre hyménée, et le départ des guerriers athéniens chargés de châtier connue il faut maître Etéocle, il n'a qu'à se bien tenir, car il a affaire à des gaillards déterminés:

Nous braverons pour lui les plus sanglants hasards.

Qu'il guide nos braves cohortes!

Thèbes nous ouvrira ses portes.

Ou le dernier de nous mourras sous ses remparts.


Académie royale de Musique.--Oedipe, 3e acte.--Oedipe,
Levasseur; Polynice, Massot; Antigone, madame Dorus.

Polynice lui-même est animé des plus nobles sentiments.


Ah! le trône où j'aspire a cent fois moins de charmes

Que la main qu'à mes voeux vous daignez présenter.

Animé par ses yeux...

Les yeux de cette main, apparemment.

Soutenu par vos armes,

Est-il quelque ennemi qui puisse m'arrêter?

Voilà qui est aussi galant que brave. Un chevalier français ne dirait pas mieux.

On chante, on danse. C'est ce qu'on peut faire de plus convenable un jour de noce, où tout le monde a besoin de s'étourdir. Polynice surtout n'est pas tranquille: il a tant de choses à se reprocher! Les dieux voudront-ils recevoir son serment? et jugeront-ils que son mariage avec une jeune et jolie princesse soit une expiation suffisante de tous les crimes qu'il a commis?

Non, par Hercule! Il n'en sera pas quitte à si bon marché. Au premier pas qu'il fait vers le temple, le ciel s'obscurcit, l'éclair brille, le tonnerre gronde; bientôt les portes du sombre édifice roulent d'elles-mêmes sur leurs gonds d'airain, et les trois déesses qui l'habitent se montrent à la foule tremblante, le visage courroucé, l'oeil en feu, la chevelure en désordre, et faisant claquer leurs fouets de serpents. De quoi s'avisait-il aussi, ce bon Thésée, de vouloir marier sa fille à l'autel des Furies, au lieu de s'adresser, comme tout le monde, à l'autorité compétente, à l'auguste Junon? La déesse aux yeux de boeuf, comme l'appelle Homère, eût été attendrie peut-être par les excellentes dispositions matrimoniales de Polynice; mais les Eumènides sont inexorables.

Au second acte, Oedipe et Antigone paraissent, et, avec eux, la passion et la douleur antiques, et l'intérêt naît enfin. Il est puissant, et l'on ne peut nier que l'imagination du spectateur ne soit vivement ébranlée et son coeur profondément ému par la noble misère du vieillard et par la piété de sa fille.

Ta consolante voix a passé dans mon coeur.

J'oublie, en t'écoulant, soixante ans de malheur.

Mais, dis, où sommes-nous?--Sur un rocher terrible...

Plus loin sont des cyprès; sous leur ombre paisible

On voit un temple antique...--Un temple! ô jour d'effroi!

O supplice! ô tourments!--Ah! seigneur!...--Je les vois

Ce sont elles, ce sont ces fières Euménides...

J'entends les sifflements des serpents homicides...

Le voilà ce sentier, où mon bras furieux

A versé le sang de mon père.

Cithéron! Cithéron!...

Antigone s'efforce de le rappeler à lui: il la repousse avec violence.

Quoi! Jocaste, c'est vous! mon épouse! ma mère.

Que voulez-vous?...

Cachez-moi cet autel funeste

Où le ciel même osa consacrer notre inceste!...

...Dieux vengeurs, que vouliez-vous de moi?


Mes yeux souillaient la lumière céleste,

Ma main les arracha..

Qui me soulagera de ma douleur profonde?

Mon nom même, mon nom est en horreur au monde:

Les peuples effrayés me rejettent loin d'eux, etc., etc.

Cette scène est fort belle; tout y est simplement et noblement exprimé, et l'on s'explique sans peine, en la lisant, que l'Académie Française, au jugement de laquelle il était d'usage, à cette époque, de soumettre les ouvrages destinés à l'Opéra, ait couronné celui-ci, malgré les puérilités du premier acte, et les froides amours de Polynice et d'Ériphile. Heureusement celle-ci disparaît aussitôt qu'Antigone prend possession de la scène.

Au troisième acte, Oedipe est dans le palais de Thésée, qui a recueilli son auguste misère, et Polynice, repentant, vient à ses pieds implorer son pardon. Le vieillard résiste d'abord; il lutte longtemps contre les supplications de son fils, contre les larmes d'Antigone et peut-être contre lui-même, et prononce dans sa colère, une des malédictions que, dans la poétique des Grecs, les dieux prenaient toujours au mot, et qui ne manquaient jamais leur effet. Mais enfin il s'apaise et pardonne, et le ciel désarmé, au moins pour quelque temps, ne s'oppose plus à ce mariage si ardemment désiré par Polynice, mais qui est si indifférent au spectateur, et qui vient refroidir le dénouement, comme il a refroidi l'exposition.

Tout le mérite de l'ouvrage de Guillard est dans le second acte et dans quelques beaux détails du troisième. Ajoutez-y une versification habituellement élégante et une noblesse de langage qui est toujours en rapport avec la sévère majesté du sujet, et vous comprendrez sans peine le succès qu'il obtint à un époque où l'on n'était pas encore blasé sur les effets de la scène, et où les exagérations du drame moderne, son agitation stérile et ses tours de passe-passe n'étaient pas encore inventés..

La musique s'est empreinte du caractère et de la couleur des paroles, et c'est là son principal mérite. Sacchini n'était peut-être, sous beaucoup de rapports, qu'un musicien de second ordre. Ses mélodies n'ont par elles-mêmes rien d'original, rien de piquant. Séparées du vers auquel elles sont adaptées, exécutées par un instrument, elles n'auraient pour la plupart aucune signification, aucune valeur; mais, réunies à la parole elles lui donnent un accent qui en double l'éloquence et en agrandit merveilleusement l'effet. Pris à ce point de vue, Sacchini est réellement un homme de génie Les beautés d'expression qui abondent dans son oeuvre pénètrent l'âme et la remuent si profondément, qu'on ne songe plus à lui reprocher la pâleur de son instrumentation, ni la sagesse un peu froide quelquefois de son harmonie.

Oedipe à Colone a produit peu d'effet à l'Opéra, mais c'est à l'exécution qu'on doit s'en prendre. Les chanteurs d'aujourd'hui n'ont plus le secret de cette musique qui, au lieu de briller par elle-même, s'immole systématiquement à la poésie qui évite l'effet physique avec autant de soin que la musique moderne le recherche, et qui se contente d'intéresser l'intelligence et d'émouvoir le coeur, sans ébranler jamais les nerfs. Le style de Sacchini n'était pas leur fait, et ils l'ont bien prouvé. Et puis de simples chanteurs, quelque talent d'exécution qu'on leur suppose, n'y sauraient suffire, s'ils ne sont en même temps d'habiles acteurs. Mais quittons ce sujet un peu triste. Voici la symphonie qui résonne, voici les blanches filles de l'air qui m'appellent, et Carlotta Grisi qui va s'envoler Je n'ai plus d'oreilles que pour M. Burgouiller, je n'ai plus d'yeux que pour Carlotta Grisi et pour les merveilles de la mythologie orientale.



Léila ou la Péri, ballet fantastique en deux actes, par MM. THÉOPHILE
GAUTHIER et CORALLI, musique de M. BURGMULLER, décorations de MM.
SECHAN, DIETERLI. DESPLÈCHIN, PHILASTRE et CAMBON. ACADÉMIE ROYALE
DE MUSIQUE.

Achmet habite le Caire. Il est jeune, il est riche, et son harem renferme beaucoup plus de femmes que ne lui en accorde la loi du Prophète. Est-ce une raison pour qu'il soit heureux? J'en doute. La richesse n'est pas le bonheur. Combien n'ai-je pas vu en France d'honnêtes gens qui n'avaient qu'une femme et qui se trouvaient déjà trop riches! Qu'eussent-ils dit, bon Dieu! si, au lien d'une femme, ils en avaient eu vingt?

Achmet en a plus de vingt: calculez, si vous le pouvez l'étendue de ses tribulations, vous tous qui savez par expérience ce que c'est que le poids d'un ménage.

A la vérité Achmet ne porte pas tout seul cet énorme fardeau; il a des lieutenants chargés de tous les menus détails de son administration; il a des ministres, pauvres diables pour lesquels la responsabilité n'est pas un vain mot. Roucem est le plus important de ceux-ci, et par conséquent le plus affairé et celui de tous qui a le plus à craindre le mécontentement du maître Si les sens épuisés d'Achmet s'émoussent comme une lame qui a trop servi, si son imagination s'engourdit et s'affaisse, si la régulière beauté de Circassienne lui paraît monotone et froide s'il trouve la Géorgienne trop blanche et la Nubienne trop noire, si toutes, à bout de ruses coquettes et d'artifices voluptueux, ne savent plus ranimer sa fantaisie distraite, c'est à Roucem qu'il s'en prend: «Allons, Roucem, mon ami, je commence à m'ennuyer; prends garde à loi. Ton état est de me divertir; quand je bâille, tu es en faute, et si je suis trop miséricordieux pour te faire couper la tête, à l'exemple du grand Schahabaham, je suis trop juste du moins pour ne pas te décerner, le cas échéant quelque vingtaine de coups de bâton. Aussi il faut voir Roucem au milieu des odalisques confiées à sa direction; comme il s'agite et se démène, et va sans cesse de l'une à l'autre! comme il les excite et les tient en haleine, et, joignant l'exemple au précepte, leur enseigne les secrets les plus mystérieux de l'art de plaire! Triste condition! emploi trop pénible et trop envié, que celui d'amuser un homme qui n'est plus amusable, comme l'écrivait gravement madame de Maintenon.


Académie royale de Musique.--La Péri, ballet
fantastique. 1er acte.--Mademoiselle Carlotta Grisi et Petipa.

En effet, il a beau faire. Achmet s'ennuie, et la belle Nourmahal qui fut longtemps sa favorite, commence elle-même à n'y pouvoir plus rien. Roucem comprend qu'il en est réduit aux remèdes héroïques, et n'hésite pas à les employer.--L'Afrique est vaincue, l'Asie est hors de combat, mais l'Europe nous reste encore; par Mahomet! essayons de l'Europe!--Ommeyl, le marchand d'esclaves arrive tout à point: il lui achète d'un seul coup une Française, une Allemande, une Espagnole et une Écossaise. La Française a des paniers, de la poudre et des mouches: l'Allemande, de longs cheveux dorés qui flottent en tresses brillantes sur ses hanches, épaules, sur son corsage étroit et bariolé, sur sa jupe du bleu le plus tendre; l'Espagnole se fait remarquer par sa basquine et sa mantille, moins noires que ses yeux et sa chevelure; l'Écossaise étale sur sa robe toutes les couleurs de l'arc-en-ciel; c'est d'ailleurs une Écossaise comme on en voit peu: sa taille est petite, sa jambe courte, son oeil brun, ses cheveux noirs. Je soupçonne un peu maître Ommeyl d'avoir fait comme les marchands de vin, et de n'avoir livré au trop confiant Roucem qu'une Écossaise frelatée. Mais, quelque opinion qu'on adopte sur l'authenticité du cru, Achmet évidemment n'aura pas le droit de se plaindre, et ne saurait exiger plus de variété. Vain espoir! Roucem y perd son argent et sa peine. L'Allemande a beau valser devant son nouveau maître, l'Écossaise, vraie ou fausse, a beau déployer son agilité dans une gigue, et la Française dans une gavotte; l'Espagnole a beau étaler dans un boléro ses formes gracieuses et ses poses provoquantes, Achmet les regarde à peine, et continue à s'ennuyer; puis enfin il les congédie toutes, et reste seul. Je me trompe, il s'enferme tête à tête avec sa pipe, cette amie discrète et fidèle des poètes rêveurs et des amoureux en disponibilité.

La chibouque est chargée non de tabac, mais d'opium. Bientôt le narcotique produit son effet: Achmet s'endort de ce sommeil plein de rêves fantastiques que l'opium procure. Heureux Achmet! ce qu'il cherche vainement quand il veille, il le trouve aussitôt qu'il est endormi. Et que cherche-t-il? vous le savez déjà. Un objet qui l'intéresse, un être qu'il puisse aimer. Il n'en existe pas dans ce monde, mais peut-être y en a-t-il dans un autre.

Il y en a. A peine a-t-il les yeux fermés, que l'appartement où il est couché se remplit d'une vapeur mystérieuse, opaque d'abord, mais qui s'éclaircit peu à peu et laisse apercevoir en se dissipant «un espace immense plein d'azur et de soleil (c'est le livret qui parle), une oasis féerique, avec des lacs de cristal, des palmiers d'émeraude, des arbres aux fleurs de pierreries, des montagnes de lapis-lazuli et de nacre de perle, éclairée par une lumière transparente et surnaturelle.»

Ce paysage-là vous paraît-il assez merveilleux? C'est le séjour enchanté des Péris qui, en ce moment même, entourent leur reine de respects et d'hommages. Car les Péris sont soumises au gouvernement monarchique aussi bien que les simples mortels. Cette reine des Péris a lu dans le coeur d'Achmet et s'est dit: «C'est moi qu'il désire et qu'il aime sans me connaître; c'est moi qui suis son rêve, et les femmes terrestres ne sont que son cauchemar.» Comment ne serait-elle pas sensible à une passion aussi involontaire et aussi désintéressée? La tendre Péri quitte son royaume idéal et descend dans le monde réel, suivie de cet essaim de beautés voltigeantes qui forme sa cour. Elle s'approche d'Achmet et se penche sur son front. Il ouvre les yeux, il la regarde, il la reconnaît, quoiqu'il ne l'ait jamais vue; il la reconnaît, et aussitôt il l'aime. Il se lève, la poursuit et cherche à la saisir. Mais une Péri n'est pas plus facile à saisir qu'une hirondelle. Il s'épuise en vains efforts dans cette lutte, mais il y trouve du moins mille charmantes occasions de juger combien une Péri est plus agile qu'une mortelle, combien ses mouvements sont plus gracieux et ses formes plus élégantes.

Je regrette seulement que les Péris réunissent à tant d'attraits un si mauvais caractère. Croirez-vous bien que Léila (c'est le nom harmonieux de la reine des Péris) s'avise tout à coup de prendre Nourmahal pour une rivale, qu'elle exige du faible Achmet qu'il la maltraite, qu'il la chasse, qu'il la vende, et ne lui laisse de repos qu'après qu'il s'est montré méchant et cruel autant qu'elle-même.

Cela du moins est une preuve d'amour qui paraît concluante et dont elle devrait se contenter. Mais la Péri est naturellement défiante, et Léila plus que toute autre Péri, «Qui m'assure, se dit-elle, qu'il m'aime pour moi-même, et que ma puissance et ma couronne ne sont pour rien dans ses désirs?» Ce scrupule lui vient un peu tard; mais que voulez-vous? la logique n'est pas son fort. Elle aurait fait sa philosophie chez les jésuites, qu'elle ne pourrait guère raisonner plus mal, ainsi que vous l'allez voir.

«Il faut, conclut-elle, que je mette ses sentiments à l'épreuve. Devenons une simple femme, et moins encore, une pauvre esclave. S'il m'aime ainsi, je serai bien sûre que c'est moi qu'il aimera.»

Excusez-moi, charmante Léila, mais vous concluez fort mal. S'il aime l'esclave, il sera infidèle à la Péri. Il faut que vous lui supposiez un coeur bien changeant pour imaginer qu'il passe aussi rapidement de l'une à l'autre.

C'est ce qu'il fait pourtant. Il s'enflamme d'un tel amour pour cette nouvelle venue, qu'il en oublie complètement la Péri, et qu'il sacrifie pour elle son repos, sa fortune, sa vie même. Voici comment.

Léila a pris la forme extérieure d'une esclave qui s'est échappée du harem du pacha. Le pacha la réclame. Achmet la refuse, et la cache si bien qu'on ne peut la trouver. On arrête Achmet et on le met en prison.

Léila vient le visiter dans son cachot sous sa forme aérienne. «Abandonne cette esclave, lui dit-elle, et tu en seras récompensé par mon amour et par l'immortalité.--Non, dit Achmet; c'est elle que j'aime, et non pas toi.»--Et Léila, si jalouse naguère de la pauvre Nourmahal, s'en va toute charmée de cette déclaration. Qu'en pensez-vous, madame, vous qui, en ce moment même, tenez l'Illustration entre vos jolis doigts?

Arrive bientôt le pacha lui-même, en grand cafetan rouge, et coiffé d'un turban fait de je ne sais quelle étoffe ou fourrure grise, qui ne ressemble pas mal à une perruque mal poudrée. «Une dernière fois, veux-tu me rendre mon esclave!--Jamais!--Songes-y bien: je te ferai jeter par cette fenêtre, et tu sais que tu n'arriveras pas jusqu'à terre; il y a le long du mur de grands crochets de fer qui t'épargneront la moitié du chemin.--N'est-ce que cela? bagatelle!» dit le courageux Achmet; et il saute de lui-même.

Un moment après, la prison disparaît, le ciel s'ouvre, et l'on aperçoit le paradis musulman, où Achmet vient s'établir accompagné de sa Péri, qui sera désormais sa houri. N'est-ce que l'âme d'Achmet, ou bien Léila lui a-t-elle épargné l'horreur de son supplice abominable? Je n'en sais rien, et l'auteur pas davantage; et vous pouvez choisir le dénouement qui sera le plus de votre goût, satisfaction dont on jouit rarement au bout d'une pièce de théâtre.

La Péri est soeur cadette de la Wili; toutes deux sont filles de la Sylphide et ressemblent beaucoup à leur mère.

Faut-il maintenant tirer de son étui mon affreux scalpel de critique et démontrer qu'il y a dans l'ouvrage nouveau plus d'imagination que de bon sens? que cette imagination même est celle d'un poète fantasque et non d'un poète dramatique? Qu'il ne paraît pas que l'auteur se soit jamais rendu compte des éléments dont se forme l'intérêt scénique, et des moyens par lesquels on le fait naître et grandir? Qu'ayant eu l'inadvertance de placer au commencement du premier acte les tableaux les plus brillants et les plus agréables scènes, il a par cela seul répandu sur tout le reste une froideur qui parfois ressemble presque à de l'ennui? Non. Disséquer une Péri serait peu galant; et d'ailleurs un être aussi aérien trouverait toujours le moyen d'échapper à l'opération.

Je voudrais bien ne pas me brouiller avec les Péris. Comment faire cependant pour dissimuler que M. Coralli me paraît avoir suivi les errements de M. Gautier avec une fidélité un peu trop scrupuleuse, peut-être? qu'il a, lui aussi, jeté tout son feu dès les premières scènes, et n'a pas su garder, comme on dit, une poire pour la soif? Son lever de rideau est charmant. Le pas des châles, la tente mobile formée des cachemires des odalisques, de laquelle sortent les quatre Européennes que Roucem présente à son maître, est une idée ingénieuse fort habilement exécutée. Cela sort presque des banalités chorégraphiques dont on est si prodigue à l'Opéra.

Il y a des détails très-heureux dans le premier tableau ou figurent les Péris, et surtout dans le premier pas de Léila avec Achmet. Cela fait, l'auteur se repose, et son imagination semble complètement épuisée. Le pas de quatre, le pas de trois du second acte ont paru plus que vulgaires. Le pas de l'abeille. dont on attendait tant d'effet, n'en a produit aucun. Ce pas était très-difficile à dessiner; pour y réussir il n'eût pas moins fallu peut-être que l'audace et la merveilleuse habileté d'Henry, cet homme de génie que l'Opéra s'est obstiné à méconnaître, qui eût été sans rival en France, et qui, en Italie a eu l'honneur d'être le rival de Vigan.

Il y a dans Léila deux décorations magnifiques: celle qui représente le séjour fantastique des Péris, dont j'ai donné ci-dessus la description, et celle qui offre au spectateur le Paradis de Mahomet. On comprend néanmoins que dans ces tableaux d'un monde imaginaire la plus grande difficulté que la peinture ait à vaincre se trouve écartée. Elle n'est pas forcée d'imiter exactement la nature; elle peut se dispenser d'être vraie. La troisième décoration, qui représente la ville du Caire vue par les toits, est très-originale; mais il me semble que la lumière y est trop jaune et les ombres trop transparentes. Ce n'est pas là un clair de lune méridional, quelque splendide qu'on le suppose; c'est un beau jour de soleil en Hollande ou en Angleterre.


Académie royale de Musique.--La Péri, ballet
fantastique.--2e acte.--Pas de l'abeille:
Mademoiselle Carlotta Grisi.

La musique est le début dramatique d'un jeune compositeur connu seulement jusqu'ici par quelques morceaux de piano, quelques romances et une valse intercalée dans Giselle. C'est cette valse qui a fait, dit-on, baisser devant lui le pont-levis et la herse qui, à la porte de l'Opéra, se dressent toujours à l'arrivée d'un nouveau venu. Son travail a paru un peu monotone; les effets n'y sont pas assez variés; les rhythmes dansants y occupent une trop large place: les scènes qui exigent de l'expression y sont en général faiblement traitées; mais on y remarque beaucoup d'invention, beaucoup d'idées, des mélodies faciles, bien rhythmées et toujours élégantes; ce sont la des qualités devant lesquelles tous les défauts disparaissent.

Après tout, s'il y a dans le ballet nouveau quelques parties faibles et quelques erreurs de plan, il y a aussi deux choses qui compensent tout, qui suppléeraient à tout, et dont je ne vous ai pas encore parlé: c'est l'élégance de. Petipa et la grâce enchanteresse de Carlotta Grisi.

La danse, disait dernièrement un écrivain spirituel, est la poésie du corps humain. A ce compte-là, Carlotta Grisi est un des plus charmants poètes du notre époque.



Les Contrebandiers de la Sierra-Nevada, la Chasse aux Belles Filles. (Théâtre des Variétés.)--Les deux Soeurs. (Théâtre du Gymnase.)--L'autre Part du Diable. (Théâtre du Palais-Royal.)--Les Petites Misères de la vie humaine. Théâtre de Vaudeville.


Théâtre des Variétés.--Les contrebandiers, ballet espagnol.

L'autre jour quelqu'un vous contait, ici même, les terribles aventures du contrebandier Zurbano, le Zurbano de Barcelone; mes contrebandiers ne sont pas de cette race féroce; ils rient sous la tonnelle, ils dansent et boivent et trinquent à leurs amours, faisant une plus grande dépense de boléros et de castagnettes que de poignards et de coups de fusil. Si par hasard ils ont des velléités de bataille et de férocité, cela dure peu, et nos drôles rentrent bientôt la lame au fourreau pour reprendre la castagnette et le boléro, comme vous l'allez voir.

Suivez-moi dans une des vallées de la Sierra-Nevada; là nous trouverons une bande d'Espagnoles à l'oeil ardent et au teint bruni, jeunes femmes et jeunes filles. Mais où sont les hommes? Les hommes sont à courir l'aventure; ils se glissent le long des sentiers tortueux, ils rampent sur le flanc des rochers, il» franchissent les ravins et jouent mille tours pendables à messieurs les carabiniers, ennemis naturels des contrebandiers.

Cependant les femmes s'inquiètent: nos pères, nos frères, nos maris, nos fiancés, reviendront-ils? Ils sont tous pleins de ruse, d'habileté et de courage; mais qui sait où peut aller la balle d'un carabinero? Peut-être a-t-elle frappé celui-ci au front, celui-là à la poitrine; peut-être nos braves se traînent-ils de rochers en rochers, blessés et haletants, et laissant des traces de sang aux ronces du chemin.

On est donc en grand souci dans cette peuplade féminine de la Sierra-Nevada: elles s'agitent, elles s'interrogent et toutes prêtent l'oreille du côté où les contrebandiers doivent revenir. Mais partout un silence profond; nul bruit de pas, nul écho favorable ne vient calmer leur inquiétude. Tout à coup le vent apporte les sons douteux d'un chant lointain, puis les sons se grossissent et approchent. O joie! c'est la voix, c'est la chanson connue: «Je suis le contrebandier!» Les voici en effet; ils reviennent pleins de vie et chargés de butin. Alors c'est une grande explosion de plaisir; on se regarde, on se compte, on se reconnaît, on se félicite, on se serre les mains avec passion. Les danses commencent, la cigarette s'allume, la guitare résonne, la castagnette babille; quelle vivacité! quelle ardeur! quelle souplesse! voyez comme ces pieds se meuvent et glissent avec pétulance sur le sol! comme ces bras s'arrondissent! comme ces jambes sautent et frétillent! comme ces corps se renversent, se balancent et se plient! La bouche sourit, l'oeil lance des flammes: dans cette danse, tout est passion, abandon et bonheur. Avisez-vous de lutter avec ces vives et étincelantes Espagnoles, mesdemoiselles de notre Académie royale de Musique, à la jambe roide, au corps guindé, aux petites mines pointues, au regard terne, au sourire de glace.

Cependant le plaisir amène la fatigue, et après la danse il est bon de faire halte et de se reposer. On quitte donc la forêt témoin de ces jeux pétulants, et toute la peuplade va s'abriter sur un tertre de gazon, à l'ombre des rochers; puis, peu à peu, nos bohémiens s'étendent, l'un à côté de l'autre, à la belle étoile, et se laissent aller au sommeil. Mais quand les contrebandiers dorment, les carabiniers veillent. Voyez-vous cet homme qui rôde là-bas? c'est un carabinier en vedette; il a flairé le gibier de contrebande et mis le nez au vent. Le voilà sur la piste, faisant signe à deux ou trois limiers de son espèce; alors tout le bataillon des carabiniers descend des hauteurs à pas de loup; ils avancent, ils arrivent, ils sont au milieu des contrebandiers endormis, et tendent la main pour les saisir; ceux-ci s'éveillent. Il faut les voir debout, en un clin d'oeil, et bondissant comme des chevreaux surpris par le chasseur; ceux-ci fuient, ceux-là tiennent tête; on se pousse, on s'attaque, on se renverse; les stylets brillent et l'escopette va chercher les poitrines. L'affaire menace d'être sanglante: mais je vous l'ai dit, nos contrebandiers sont de bonnes gens et les carabiniers aussi; Zurbano n'est pour rien dans l'histoire: au lieu donc de s'égorger, on finit par se tendre la main: au lieu de se tailler en morceaux, on pince de la guitare et l'on danse un boléro de compagnie: carabiniers et contrebandiers, contrebandiers et carabiniers signent la paix et fraternisent au bruit de la danse et des chansons; c'est un avant-goût de l'harmonie universelle.

Ainsi la pantomime espagnole et le boléro trônent, depuis quelques jours, au théâtre des Variétés, et les amateurs de haut goût applaudissent l'ardente Dolorès, la vive Manuela-Garcia et les deux Camprubi.

La chasse aux Belles Filles n'a pas rencontré la même faveur. C'est en effet un vaudeville fort peu digne de miséricorde, on y danse aussi, mais malheureusement on y parle, et le dialogue y gâte l'entrechat. Il s'agit d'un benêt que sa mère veut marier à toute force. D'abord elle s'adresse à une couturière, mais la couturière fait défaut; de la, l'on passe à la blanchisseuse, puis de la blanchisseuse à une jeune pensionnaire, et de la pensionnaire à une danseuse; partout notre homme est repoussé. Cette chasse au mariage est accompagnée d'une fanfare de quolibets de si mauvais ton et de si mauvais goût, que le parterre des Variétés lui-même a perdu patience. On a cependant nommé pour auteurs responsables MM. Lopes et Laurentin. C'est, à proprement dire, appliquer l'écriteau au front du coupable.

Le Gymnase s'est montré plus honnête et plus retenu. Le petit drame de M. Fournier, intitulé les Deux Soeurs offre des scènes agréables auxquelles le moraliste le plus susceptible n'aurait certainement rien à redire.

Louise et Geneviève sont les deux soeurs dont M. Fournier a mis les innocentes aventures en prose mêlée de vaudevilles. Ce sont deux bonnes et vertueuses filles qui s'aiment bien il travaillent de même. Réduites pour tout palais, à une petite mansarde, elles n'en sont ni moins satisfaites ni moins joyeuses; les heures se passent doucement entre le devoir et l'amitié fraternelle.

En sa qualité d'aînée, Louise a la direction matérielle et morale de l'association: c'est elle qui règle la dépense du petit ménage: c'est elle encore qui donne les conseils et dirige les actions. Pourtant il arrive que Louise est près de s'égarer: son coeur est sur le point de tromper sa raison: un jeune homme indigne d'elle l'occupe et la trouble. Heureusement Geneviève est là; elle veille, elle dépiste le traître, et, à force de dévouement, d'adresse et d'esprit, elle préserve Louise du piège qu'il lui tend. Le ciel récompense les deux soeurs de leur vertu et de leur dévouement en leur envoyant à chacune une bonne part d'héritage et un bon mari. A la bonne heure!

Mais, à peine quittons-nous ces honnêtes filles, que nous retombons dans les mains du diable. Il est vrai que ce diable ne nous damnera pas: c'est un diable fort peu dangereux et ne sentant l'enfer que de bien loin. Il se glisse chez maître Aubriot, esprit faible, qui croit à la nécromancie. A peine y est-il entré, que tout prend une face nouvelle dans la maison dudit maître: ses affaires allaient mal, elles prospèrent; il avait un commis stupide, il lui en arrive un qui n'est qu'imbécile; Aubriot était sans le sou, l'argent lui tombe du ciel tout rôti. Si donc il a affaire au diable, certes c'est à un assez bon diable.

Le diable est tout simplement un amoureux qui joue au compère Aubriot ces tours non pendables, pour le distraire et l'empêcher de mettre obstacle à ses amours; et, en effet, le mariage réussit, et le père Aubriot n'y voit que du feu. Cela s'appelle une bluette agréable.. L'auteur est M. Varner.

Dieu nous garde de vous raconter le vaudeville des Petites Misères de la Vie humaine: cette grande Odyssée n'a-t-elle pas trouvé ses deux poètes? Que dire après Old Nick? Que raconter après Grandville, le compagnon de voyage d'Old Nick dans cette vallée de misères si risibles; Je me tais devant ces deux grands noms, vous renvoyant à leur livre adorable; M. Fournier, libraire-éditeur, se fera un plaisir de vous en ouvrir les trésors à juste prix. Quant au vaudeville en question et à son auteur M. Clairville, ce sont deux nains trottant timidement sur les pas de nos deux géants.

Grandville, qui sème ses richesses à pleines mains, vous offre d'ailleurs, en guise de gratification particulière, la petite misère dont vous voyez ici la représentation plaisante et douloureuse. Il s'agit d'un pauvre diable qui vient de mettre une glace en morceaux, au moment de s'y mirer. Il entrait agréablement dans le salon, faisant des mines à la maîtresse du logis; son pied glisse, mon homme trébuche, et du bout de sa canne, brise la glace en éclats. Voyez sa grimace et sa triste figure! Regardez, frémissez, et priez le ciel qu'il ne vous en arrive pas autant!



Bulletin bibliographique.

Goethe et Bettina, correspondance inédite de Goethe et de madame Bettina d'Arnim. Traduit de l'allemand, par M. Sébastien Albin. 2 vol. in-8.--Paris, 1843. Au Comptoir des imprimeurs-unis, 15 fr.

Madame Bettina d'Arnim naquit à Francfort-sur-le-Main en 1788. Son père, d'origine italienne, s'appelait Maximilien Brentano. Il était venu dans sa jeunesse fonder à Francfort une grande maison de commerce et de banque, qui avait prospéré au delà de ses souhaits. Il se maria deux fois, et Bettina fut son dernier enfant de second lit. Orpheline dès son bas âge, cette jeune fille fut confiée tour à tour aux soins de ses frères et soeurs du premier lit et de sa grand-mère. Sophie Laroche, écrivain de talent, amie de Goethe; mais jamais enfant ne grandit et ne se développa plus librement. Personne ne s'occupait de son éducation, à peine même si on lui demandait compte de ses actions. Elle faisait, jour et nuit, tout ce qui lui plaisait. Un passage de l'une de ses lettres peut seul donner une idée de cette existence indépendante et singulière. Prévenons toutefois le lecteur que Bettina s'était éprise d'une passion étrange pour la nature.

«J'habitais durant tout un hiver près de la montagne, au-dessus du vieux château; notre jardin (à Marbourg) était entouré par le mur de la forteresse. De ma fenêtre, j'avais une vue très-étendue sur le pays hessois, si bien cultivé, et sur la ville, où je voyais les tours gothiques s'élever au-dessus des toits couverts de neige. De ma chambre j'allais dans le jardin planté sur la pente de la montagne. Je grimpais par-dessus les fortifications, et j'errais dans les espaces déserts. Quand je ne pouvais ouvrir les portes, je passais à travers les charmilles...

«Au-dessus du mur de la forteresse, qu'entourait le jardin, il y avait une tour à laquelle conduisait une échelle cassée. On avait volé tout près de chez nous, et comme il était impossible de retrouver les traces des voleurs, on supposa qu'ils se cachaient dans la vieille tour. J'avais attentivement regardé l'édifice pendant le jour, et j'avais reconnu qu'un homme n'aurait jamais pu monter à cette échelle à moitié pourrie, presque sans échelons, et qui allait jusqu'au ciel. L'envie me prit cependant d'y grimper, mais j'en redescendis bientôt. Dans la nuit, lorsque je fus au lit et que Méline fut endormie, l'idée d'escalader l'échelle ne me laissa plus ni trêve ni repos Je m'enveloppai dans un peignoir, je sortis par la fenêtre, et je passai près du vieux château de Marbourg. L'électeur Philippe y était à la fenêtre avec sa femme Élisabeth; ils semblaient rire tous deux. Souvent, pendant le jour, j'avais contemplé ce groupe de pierre, qui, les bras entrelacés, regarde par la fenêtre, comme s'il admirait ses États; mais au milieu de la nuit il me fit peur, et je courus précipitamment à la tour. Là, je saisis l'un des bâtons de l'échelle, et je montai. Dieu sait comment. Ce que je n'aurais jamais pu ni osé faire de jour, me réussit de nuit, malgré toute la frayeur de mon âme. Lorsque j'eus presque atteint le sommet, je m'arrêtai, et je réfléchis que les voleurs pourraient bien être cachés là, me saisir à l'improviste et me précipiter du haut de la tour. Je restai donc un instant pour ainsi dire suspendue, sans pouvoir ni monter ni redescendre; mais bientôt l'air frais qui soufflait sur ma figure m'attira en haut. Que devins-je lorsqu'à travers la neige et à la clarté de la lune j'embrassai tout à coup toute la nature! J'étais là, seule, en sûreté, et la grande armée des étoiles passait au-dessus de moi ï J'éprouvai sans doute alors ce que l'âme éprouve après la mort, et au moment où elle va quitter cette enveloppe terrestre; l'âme qui soupire après la liberté, à qui le corps pèse d'un poids si affreux, comme moi, elle finit par triompher et se sentir délivrée de toute angoisse. Je n'avais d'autre sentiment que celui de la solitude; rien ne m'était aussi agréable et tout disparaissait devant cette jouissance. Tantôt je m'asseyais sur la balustrade, laissant pendre mes jambes en dehors, tantôt je courais en cercle sur le mur, large à peine de deux pieds, en regardant gaiement les étoiles. Au commencement, j'avais le vertige; mais bientôt je me sentis à mon aise comme si j'eusse été à terre. Je poussai la hardiesse jusqu'à l'extravagance, parce que j'avais la triomphante conviction que j'étais protégée par des esprits. Ce qu'il y avait de singulier, c'est que j'oubliais souvent de faire mes courses; alors je me réveillais la nuit, et quelque avancée que fût l'heure, je courais vers la tour. J'avais toujours peur en chemin et sur l'échelle; mais parvenue en haut, j'éprouvais toujours un bien-être comme si ma poitrine était soulagée d'un grand poids. Quand il y avait de la neige sur la tour, j'y écrivais le nom de mon amie Gunderode, et Jesus Nazarenus rex Judaeorum, en guise de talisman au-dessus. Il me semblait alors qu'elle était à l'abri des mauvaises tentations.»

Une jeune fille qui, aujourd'hui, en France, satisferait souvent de pareilles fantaisies, passerait pour folle et serait enfermée comme telle dans une maison de santé. Les parents de Bettina ne s'inquiétèrent même pas de ces promenades nocturnes et d'autres bizarreries non moins étranges, dont les conséquences pouvaient cependant devenir fort graves. La jeune orpheline resta donc parfaitement maîtresse de ses pensées et de sa conduite. Quand elle eut grandi, elle s'ennuya d'adorer la nature et elle soupira, dit M. Sébastien Albin, «après un être qui résumât pour elle la poésie de toutes choses.» Un jour, qu'assise dans le jardin parfumé et silencieux, elle rêvait à son isolement, Goethe se présenta tout à coup à sa pensée; elle ne l'avait jamais vu, elle ne connaissait de lui que sa renommée ou le mal qu'on disait chez Sophie Laroche de son caractère. Elle se prit à l'aimer. Cette espèce de tendresse que la femme ressent facilement pour ceux dont on médit ou qu'on persécute, l'admiration du monde pour le génie de Goethe, ou bien peut-être une sympathie innée, créèrent l'amour dans le coeur de Bettina. Elle se mit à aimer Goethe de toute la force de son âme et de toute la force de son esprit, et cet amour devint la forme sous laquelle s'exprima la poésie, l'ardeur de sa jeune imagination. Goethe fut pour elle le miroir de toutes les splendeurs de la nature, de toutes les splendeurs de la divinité, et fut la divinité même.

A peine amoureuse du fils, elle se lia avec la mère; elle la choisit pour sa confidente; elle se plut à lui révéler un secret qu'elle se sentait incapable de garder. Cette intimité entre ces deux femmes, l'une âgée de soixante-dix-sept ans et l'autre de dix-huit, étonna tout le monde, mais elle dura jusqu'à la mort de madame la conseillère. Une mère et une femme qui aiment d'amour se comprennent facilement; car il y a toujours dans la première de l'exaltation passionnée de la seconde, et dans celle-ci, quelque chose de la sollicitude maternelle.»

Bettina aimait Goethe depuis plus d'un an lorsque, en 1807, elle alla le voir à Weimar. Il connaissait sa passion, mais il ne la partageait point, car il avait quarante-deux ans de plus qu'elle. Il était naturellement sec et froid, et ne voulait pas se rendre ridicule. «Quand la porte s'ouvrit, dit madame d'Arnim, il était là, sérieux, solennel, et il me regardait fixement. Je crois que j'étendis les mains vers lui. Je me sentais défaillir; Goethe me reçut sur son coeur: Pauvre enfant, vous ai-je fait peur? Ce furent là les premières paroles qu'il prononça et qui pénétrèrent dans mon âme. Il me conduisit dans sa chambre et me fit asseoir sur le canapé, en face de lui. Nous nous taisions tous deux; il rompit enfin le silence: «Vous aurez lu dans le journal, dit-il, que nous avons fait il y a quelques jours une grande perte en la personne de la duchesse Amélie?--Ah! lui répondis-je, je ne lis pas le journal.--Vraiment, je croyais que tout ce qui arrivait à Weimar vous intéressait.--Non, rien ne m'intéresse que vous, et je suis trop impatiente pour feuilleter un journal.--Vous êtes une aimable enfant. «Longue pause. J'étais toujours exilée sur ce fatal canapé, tremblante et craintive. Vous savez qu'il m'est impossible de rester assise, en personne bien élevée. Hélas! mère, peut-on se conduire connue je l'ai fait? Je m'écriai: «Je ne puis rester sur ce canapé; et je me levai précipitamment.--Eh bien! faites ce qu'il vous plaira,» me dit-il. Je me jetai à son cou, et lui m'attira sur ses genoux et me pressa contre son coeur. Tout devint silencieux, tout s'évanouit. Des années s'étaient écoulées dans l'attente de le voir; il y avait longtemps que je n'avais dormi. Je m'endormis sur son coeur, et, quand je me réveillai, une nouvelle existence commençait pour moi.»

A dater de ce voyage à Weimar et de cette entrevue, une active correspondance s'engagea entre le vieillard et la jeune fille. Si Goethe n'aima pas Bettina, il se complut à se laisser adorer. «Il excita même cette affection, dit M. Sébastien Albin, tantôt par sa réserve, tantôt par sa condescendance à la souffrir. En un mot, il joua à merveille son rôle de Dieu. Aussi les lettres qu'il répond à Bettina nous semblent-elles faire ressortir un des points saillants de caractère du grand poète, l'égoïsme et la vanité. Goethe tirait profit et plaisir de cette affection. Aussi engage-t-il souvent Bettina à continuer ses communications, afin de les traduire, de les rimer, de s'en servir.»

En 1811 Bettina épousa Achim d'Arnim, écrivain distingué. Sa passion pour Goethe, connue de tout le monde, n'avait porté aucune atteinte à sa considération. Peu de temps après son mariage, elle se brouilla avec Goethe, mais elle continua à lui écrire de temps en temps, et elle ne cessa jamais de l'adorer. Cependant elle se montra toujours aussi bonne épouse que tendre mère.

Achim d'Arnim mourut en 1851, et, deux années après, Goethe rendait le dernier soupir à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. La nouvelle de sa mort ne causa à Bettina que des émotions douces et sereines. «Je restai calme, dit-elle, réfléchissant à l'influence que cet événement allait exercer sur moi, et je vis bientôt que la mort ne tarirait pas cette source d'amour.»

En 1833 Bettina se décida à publier sa correspondance avec la mère de Goethe et avec Goethe, et une partie de son journal. On voulait lui persuader de retrancher et de changer différentes choses qui s'y trouvent, par la raison qu'on pourrait les mal interpréter. Mais elle s'aperçut bientôt qu'en fait de conseils, on n'accepte volontiers que ceux qui ne contredisent pas l'inclination propre; il n'y eut que l'avis de l'un de ses conseillers qui lui plut: «Ce livre est pour les bons et non pour les méchante,» lui dit-il. Cette phrase est devenue depuis l'épigraphe de sa préface.

La correspondance de Bettina et de Goethe eut, lors de sa publication, un immense, disons-le, un trop grand succès en Allemagne. L'élégante et fidèle traduction de M. Sébastien Albin sera avidement lue en France, nous en sommes certains. Toutefois madame d'Arnim ne passera pas en deçà du Rhin pour une sibylle inspirée, une prêtresse mystique de la nature; on ne verra en elle qu'une jeune fille pleine d'esprit et d'imagination, mais manquant presque complètement de sentiment, poète et artiste avant tout, s'amusant souvent à développer, pour sa satisfaction personnelle, toutes les pensées qui traversent son cerveau, tantôt naïve, simple, gracieuse, charmante, adorable: tantôt au contraire, guindée, boursouflée, extravagante, grimacière et profondément ennuyeuse. Plus d'une fois le lecteur laissera tomber ou fermera le volume, mais il le rouvrira toujours et il en lira toutes les pages, car il y trouvera, outre une foule d'idées poétiques curieusement développées et une peinture originale de la société allemande de cette époque, des anecdotes fort intéressantes sur Goethe, sur Beethoven, sur madame de Staël et un grand nombre d'autres personnes célèbres avec lesquels Bettina d'Arnim a eu des rapports fréquents ou passagers.

Guide pittoresque portatif et complet du Voyageur en France, contenant les relais de poste, dont la distance a été convertie en kilomètres, et la Description des villes, bourgs, villages, châteaux, et généralement de tous les lieux remarquables qui se trouvent tant sur les grandes routes de poste que sur la droite ou sur la gauche de chaque route: par Girault de Saint-Fargeau. 3e édition, ornée d'une belle carte routière et de 30 gravures en taille-douce.--Paris, 1843. 1 vol. in-18. Firmin Didot frères.

Les Guides Richard ont joui longtemps en France d'une réputation dont ils ne furent jamais dignes. Tous les voyageurs qui s'en sont servis ont appris à leurs dépens que cette collection ne contenait pas un seul ouvrage exact et complet. Cependant elle continuait à s'imposer tyranniquement au public trompé par des réclames payées. Malgré ses nombreuses erreurs, malgré ses inconcevables lacunes, elle se vendait toujours, car elle n'avait pas de rivale. Heureusement pour les touristes, plusieurs libraires de Paris ont, depuis quelques années, édité des guides ou itinéraires qui méritent à divers litres une préférence marquée. Parmi ces ouvrages nouvellement publiés, nous recommandons surtout le Guide pittoresque, du Voyageur en France par M. Girault de Saint-Fargeau. Sans doute ce livre n'est pas encore parfait--un pareil ouvrage ne peut jamais l'être,--mais il est bien supérieur, sous tous les rapports, au Guide Richard. Mieux imprimé, beaucoup mieux écrit, plus exact, plus complet, il n'a plus qu'un petit nombre d'omissions à réparer et de fautes à corriger pour devenir irréprochable. Son succès est assuré: deux éditions, tirées à 4,500 exemplaires et épuisées en moins de trois ans, ont enlevé au Guide Richard toute espérance de pouvoir soutenir avec avantage une lutte désormais inutile. La 3e édition, dont nous annonçons la mise en vente, contient, entre autres additions importantes: 1° la conversion en kilomètres de toutes les distances précédemment indiquées en lieues de poste, conversion qui ne se trouve jusqu'à présent dans aucun autre guide du voyageur en France; 2º l'indication, pour chaque localité importante, des voitures publiques, des chemins de fer et des bateaux à vapeur: 3° l'indication des buts d'excursion intéressants situés à proximité de chaque ville; la biographie locale, indiquant les titres des ouvrages les plus remarquables publiés sur la topographie, l'histoire ou la géographie de chaque département, de chaque ville, bourg ou village; addition des plus importantes, qui a nécessité de grandes recherches, et qui comprend les titres de plus de 1,800 ouvrages anciens et modernes.

Histoire et description naturelle de la commune de Meudon; par le docteur L.-Eugène Robert, membre des commissions scientifiques du Nord. 1 vol in-8.--Paris. 1843. Paulin.

«A quoi bon, s'écrie le docteur L.-Eugène Robert dès le début de son avant-propos, adressé aux naturalistes voyageurs, à quoi bon s'éloigner de son pays, traverser les mers orageuses ou hérissées de glaces, parcourir les contrées les plus sauvages, s'enfoncer dans les forêts vierges, escalader les chaînes de montagnes ou les cimes neigeuses des volcans? A quoi bon, en un mot, abandonner ses parents, ses amis, tout ce que l'on a de plus cher, pour aller au bout du monde chercher du nouveau, lorsque autour du toit paternel il y a tant d'éléments susceptibles de remplir le même but?... Ne vaut-il pas mieux rester près de ses pénates, employer son temps d'une manière quelconque là où l'on respire l'air natal, ne fût-ce qu'à planter des choux?... Experto crede Roberto.»

Convaincu de la justesse de ces réflexions, M. le docteur L.-Eugène Robert s'est pris de passion, comme il l'avoue lui-même, «pour un humble village dont la colline ne répète pas le cri de la mouette, mais au pied de laquelle coule paisiblement un fleuve et vient mourir le bruit d'une immense cité.» Considérée historiquement et physiquement, la commune de Meudon offre plus de faits intéressants qu'on ne se l'imagine. M. le docteur Robert n'a publié qu'un volume, mais, à l'en croire, son travail eût pu être beaucoup plus long; il a rejeté tous les détails trop minutieux, et il s'est contenté d'appeler l'attention de ses lecteurs sur les points principaux de son sujet; il a toujours tâché d'être concis, exact et vrai, ne voulant pas que ses chers compatriotes, les Meudonnais, confondissent son livre avec les contes de Robert son oncle.

L'Histoire et la description naturelle de la commune de Meudon se divisent en sept chapitres. Le 1er, intitulé Statistique, contient tous les renseignements désirables sur la situation, la population, les édifices, les établissements publics, l'industrie et le commerce de cette commune, la constitution physique et morale des habitants. Dans le 2e, consacré aux Détails historiques, M. Robert raconte l'histoire du Village et du Château depuis leur fondation jusqu'à la catastrophe du 8 mai 1842. Le 3e a pour titre et pour sujet la Forêt; le 4e, le 5e et le 6e traitent de l'Agriculture, de la Zoologie et de la Géologie. Enfin le chapitre 7e et dernier s'occupe de la Météorologie, des Maladies et de divers phénomènes physiques qui ont eu lieu sur le territoire de la commune.

Comme on le voit par cette analyse rapide, cet ouvrage de M. le docteur Robert s'adresse non-seulement aux habitants du village de Meudon et des villages voisins, mais à toutes les personnes qui voudront faire une promenade instructive sous les beaux ombrages si justement renommés de leurs magnifiques forêts.

Leçons élémentaires de Botanique, fondées sur l'analyse de 50 plantes vulgaires et formant un traité complet d'organographie et de physiologie végétale, à l'usage des étudiants et des gens du monde; par M. Emm. Le Maout, docteur en médecine, ex-démonstrateur de botanique à la Faculté de Médecine de Paris. 1 beau vol. in-8, divisé en deux parties, illustré d'un atlas de 50 plantes et de 500 figures intercalées dans le texte.--Paris, 1843. Fortin-Masson.

Cet ouvrage, destiné aux gens du monde et aux étudiants qui veulent s'instruire seuls, n'est pas un essai de méthode; c'est, si nous en croyons son auteur, «un enseignement confirmé par l'expérience et le succès, mis en pratique depuis plusieurs années dans des leçons orales, appliqué à de nombreux élèves des deux sexes, dont l'esprit, débarrasse dès l'abord de la nomenclature et des études microscopiques, est promptement devenu capable d'aborder les plus hautes questions de la science.»

M. Emm. Le Maout emploie, pour enseigner la botanique, le système suivant: il choisit, comme sujets d'études, cinquante végétaux croissant partout, végétant, fleurissant, fructifiant pendant les trois mois de la belle saison, depuis le milieu de mai jusqu'au milieu d'août. Ce sont des espèces offrant toutes les modifications de formes, dont l'étude philosophique, savamment approfondie dans ces derniers temps, a jeté de si vives lumières sur l'organographie végétale; puis, prenant tour à tour pour type celle de ces cinquante plantes qui offre sous le point de vue le plus favorable la partie qu'il veut faire connaître, il la compare avec les autres, et observe ainsi chaque organe dans ses dégradations insensibles, depuis le plus haut degré de développement jusqu'à l'état rudimentaire.

Ces premières études achevées, M. E. Le Maout met entre les mains de l'élève un instrument d'optique plus grossissant que la loupe commune; puis, après quelques recherches d'anatomie fine, il étudie les phénomènes physiologiques, et se trouve ensuite amené naturellement à l'exposition des préceptes généraux de l'agriculture et de l'horticulture. Enfin il arrive aux principes de la classification. «Or, on conçoit sans peine, dit-il, que celui qui connaît dans leurs plus minutieux détails cinquante plantes différentes, appartenant aux groupes les plus tranchés du règne végétal, connaît parfaitement cinquante familles, cinquante genres, cinquante espèces, et qu'avec ce fonds de connaissances acquises, il lui suffira d'ouvrir la première Flore pour s'apercevoir que les déterminations les plus difficiles ne sont plus qu'un jeu pour lui.»

Les Leçons élémentaires de Botanique sont illustrées par un atlas de 50 plantes et de 500 gravures sur bois intercalées dans le texte--Ce n'est pas aux lecteurs de l'Illustration que nous aurons besoin d'énumérer et d'expliquer, pour les leur faire comprendre, les nombreux avantages d'un si indispensable accessoire.

Guide auprès des Malades, ou Précis des connaissances nécessaires aux personnes qui se dévouent à leur soulagement; par le docteur C. Saucerotte, médecin en chef de l'hôpital civil et militaire de Lunéville. Paris, chez Poussielgue-Rusand, rue Hautefeuille, 9. Lunéville, chez madame George. 1843. 2 fr. 75 c.

Qui n'a eu des malades à soigner? qui, en attendant l'arrivée du médecin, n'a regretté vivement, dans certaines circonstances, de ne pas savoir quel remède il fallait appliquer, quelles précautions il était nécessaire de prendre? Que de fois un malade a succombé, si ce n'est faute de soins, du moins victime de l'ignorance ou de l'imprudence des parents ou des amis qui se pressaient avec un zèle mal dirigé autour de son chevet!--Le Guide auprès des malades, que vient de publier M. le docteur Saucerotte, donnera désormais aux gens du monde les connaissances nécessaires pour soigner les malades dans tous les cas où leur manque d'instruction pourrait entraîner des suites fâcheuses. C'est un petit livre d'une utilité incontestable, qui devra désormais faire partie de toutes les bibliothèques de famille.



Réouverture du Musée royal.

Les galeries de peinture et de sculpture ont été rendues aux études, le 8 juillet, après une intervalle de cinq mois. Pendant cinq mois entiers les élèves avaient été privés de la vue inspiratrice des vieux chefs-d'oeuvre; ils étaient réduits à copier l'école de l'empire dans la galerie du Luxembourg.


Sculptures chinoises exposées au Musée du Louvre.

Leur exil vient enfin de cesser, et il était beau de voir avec quelle honorable ardeur ils se précipitaient vers leurs tableaux de prédilection: la Belle Jardinière, l'Archange saint Michel, les Noces de Cana, la Kermesse flamande, les Bergers d'Arcadie ou Saint Paul à Éphèse. Le public aussi s'est hâté d'aller redemander un peu de poésie aux splendeurs du Musée. Le Parisien aime le Louvre; il souffre de le voir fermé, et chaque année, renouvelant ses doléances, il s'écrie avec amertume: «Pourquoi ne pas destiner un local spécial aux expositions? Pourquoi masquer notre riche collection par de lourds échafaudages, et encombrer de peintures modernes des salles rétrécies, où elles manquent d'air et de soleil? A quoi bon bouleverser le Musée, quand les fonds consacrés depuis tant d'années à de fâcheux dérangements auraient pu suffire à la construction d'un magnifique palais? Ne touchez pas au sanctuaire des écoles anciennes; abattez la galerie de bois qui déshonore la façade intérieure du Louvre, et ménagez un emplacement spacieux, commode, monumental, aux compositions annuelles de nos artistes contemporains.» Puisse-t-il en être ainsi!

Durant ces dernières vacances, le Musée s'est enrichi de trois statues chinoises et du cabinet légué au roi des Français par M, Franck Hall Standish (de Londres). Les trois Chinois, rapportés de leur pays natal par un officier de marine, sont, dit-on, un mandarin et deux hommes du peuple en bois sculpté, doré et peint. Il est, au contraire, hors de doute que ce sont trois divinités. Ou les a placés dans la salle du Globe, au Musée Charles X, où ils excitent plus d'étonnement que d'admiration. Le prétendu mandarin, corpulent personnage, la tête inclinée, les mains jointes, assis sur une chaise, est doré de la tête aux pieds, à l'exception du dos, que recouvre une couche d'argent. Sa mitre orientale est enrichie de perles blanches et bleues; sa barbe se compose de quatre ou cinq mèches de crin blanc, qui flottent sur sa poitrine; sa taille est celle d'un homme adulte surcharge d'embonpoint. Lesdeux prolétaires ou plutôt les dieux inférieurs placés à ses côtés sont de moindre dimension; ils ont la peau verte et brune, les habits teints de plusieurs couleurs éclatantes, le corps demi-nu, et d'affreuses physionomies. Ces trois échantillons de la sculpture chinoise ne sauraient donner une grande idée des beaux-arts du Céleste-Empire; mais on ne peut du moins leur contester le mérite de la singularité.

La collection de M. Franck Hall Sandish a remplacé le Musée de Marine, et occupe sept salles entre les galeries des dessins et le Musée espagnol. Le legs de cet amateur anglais est un témoignage d'estime dont on doit assurément lui savoir gré, mais qui n'a guère de valeur intrinsèque. M. Franck, comme la plupart des amateurs, s'abusait sur le mérite des oeuvres d'art qu'il avait recueillies; sa collection, qui émerveillait les visiteurs de Sandish-Hall, dépare presque le royal palais du Louvre. Les rédacteurs du catalogue ont dû substituer aux affirmations audacieuses, les: attribué à, école de, imitation de, genre de, formules équivoques, équivalentes à une négation. Néanmoins, au milieu des copies et des peintures apocryphes, on remarque dans le cabinet Standish plusieurs tableaux de la possession desquels nous pouvons nous féliciter: un paysage avec figures, d'Antoine Watteau; quatre dessus de porte du château de Belle-Vue, par Carle Van Loo; des tableaux de fruits et d'animaux, par Suyders; un portrait de Velasquez, quelques toiles de Murillo et une dizaine de dessins. Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé.

La bibliothèque qui fait partie de la collection renferme d'excellentes éditions des classiques grecs et latins, de la Bible et des Pères de l'Église: les savants ouvrages de L.-A. Muratori, le Monasticon de William Dugdale, la Britannia de Cariden, the Costumes of the Ancient de Hope, les Monuments de la Monarchie de Bernard de Montfaucon et autres précieux recueils qui figureraient plus utilement à la Bibliothèque Richelieu que dans les galeries de peinture et de sculpture du Musée royal.



SOLUTIONS DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE DERNIER NUMÉRO.

I. Sur la surface de votre bille décrivez, avec un compas muni d'un crayon, un arc de cercle d'une grandeur quelconque, que vous pourrez effacer ensuite facilement, de sorte que la bille ne sera pas endommagée. Cet arc de cercle ABC est représenté sur la figure 1. A E est l'ouverture de compas employée, et est le pôle que l'on a pris à la surface de la sphère pour y faire ce tracé. Marquez ensuite trois points quelconques, A, B, C, sur la circonférence ainsi décrite. Construirez à part (figure 2) un triangle A, B, C, dont les sommets soient précisément à des distances mutuelles respectivement égales à celles des trois points A, B, C. Partagez deux des angles C'A'B' A'B'C' en deux parties égales par deux droites A' D', B' D', qui se couperont en un certain point D'. Ce point sera le centre d'un cercle circonscrit un triangle, c'est-à-dire que la circonférence passera par les trois sommets de ce triangle. Menez F' D' E' perpendiculaire à A' D', et prenez le point E' par la condition que la distance A' E' soit égale à l'ouverture de compas A E que vous avez employée pour le tracé de votre cercle sur la bille. Enfin, achevez l'équerre E' A' F' de manière que l'angle E' A' F' soit droit. E' F' sera le diamètre demande de la sphère. Le rayon sera la moitié de ce diamètre.

Pour faciliter à nos lecteurs l'intelligence des motifs de cette construction, nous l'avons indiquée sur la figure 1 comme si elle était exécutée dans l'intérieur de la sphère, et nous avons désigné, dans les deux ligures, les mêmes points par les mêmes lettres, en ajoutant seulement des accents à celles de la seconde.

Rien n'est plus facile d'ailleurs que de construire le triangle A' B' C', dont on connaît les trois côtés A' B', B' C', A' C', respectivement égaux à A B, B C, A C. Il faut prendre A' B'. égal à A B: puis les extrémités A' et B' comme centres, avec des rayons égaux à A C et à B C, décrire des arcs de cercle qui se coupent au point C, et déterminent ainsi le troisième sommet du triangle.


II. Les nombres les plus simples qui satisfassent à la question sont 11 pièces de 5 francs et 4 demi-ducats; car 11 pièces de 5 francs font 55 francs et les 4 demi-ducats font 24 francs; le Français paie donc au Hollandais 51 francs de plus qu'il ne reçoit.

On trouvera une infinité d'autres solutions en augmentant le nombre des pièces de 5 francs d'un multiple quelconque de 6 et celui îles demi-ducats du même multiple de 5. Les couples de valeurs que voici donneront donc des solutions.

        17 pièces de 5 francs et 9 demi-ducats.
        23        »           et 14     »
        29        »           et 19     »

Et ainsi de suite



NOUVELLES QUESTIONS A RESOUDRE.

I. On demande de déterminer le diamètre d'une bille d'ivoire sans l'endommager, et même sans employer de compas, comme nous l'avons fait dans la solution donnée aujourd'hui.

II. Deviner le nombre que quelqu'un aura pensé.


Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

Abeilard, ô martyr de l'amour, une plume éloquente a tristement dépeint ta douleur atroce.










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1843, by Various

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