Project Gutenberg's Les derniers paysans - Tome 2, by Émile Souvestre This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les derniers paysans - Tome 2 Author: Émile Souvestre Release Date: October 31, 2011 [EBook #37896] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PAYSANS - TOME 2 *** Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
A la vue du gendarme qui venait de paraître sur le seuil, Jérôme devint très pâle, le verre qu'il allait porter à ses lèvres resta à moitié chemin, le brigadier nous salua avec la politesse joviale ordinaire à ses pareils.
—Bon appétit, dit-il, et ne vous dérangez point pour moi; il paraît que la santé se soutient, père Jérôme?
—La... la santé! bégaya le cabanier, tenant toujours son verre à la même hauteur.
—J'ai voulu faire une petite visite en passant, reprit le gendarme, qui appuyait ironiquement sur les mots; mais où est donc la Loubette?
—Est-ce qu'elle n'est pas là? dit le cabanier, qui regarda autour de lui.
—Vous le savez bien, vieux finot, reprit le brigadier, et vous allez m'avouer tout de suite où elle est.
—Je vais...... je vais la chercher, dit Jérôme, qui fit un mouvement vers la porte.
Mais le gendarme lui barra le passage.
—Minute! s'écria-t-il, on ne sort pas, mon brave.
—On ne sort pas! répéta le cabanier de plus en plus effrayé; cependant pour avertir Loubette.
—Justement nous ne voulons pas qu'on puisse l'avertir, répliqua le brigadier en clignant de l'œil, et c'est pourquoi j'ai laissé un homme à l'extérieur. Voyons, père Blaisot, il n'y a plus à faire le malin avec nous; on sait que votre fils est ici.
—Guillaume! s'écria le cabanier avec un saisissement de surprise trop naturel pour être joué.
—Et nous venons l'arrêter comme réfractaire, ajouta le gendarme. Croyez-moi, l'ami, engagez-le à se rendre.
Jérôme jura par tous les saints du haut et du bas Poitou qu'il ignorait le retour de son fils, et qu'il n'était pour rien dans sa résistance à l'arrêt du sort qui l'appelait sous les drapeaux; mais le brigadier connaissait évidemment son homme, et, persuadé que Jérôme cachait le réfractaire, il voulut l'effrayer.
—Pas de farces, dit-il en hérissant sa moustache; on sait que vous êtes tous des blancs dans le pays; aucun de vous n'ouvrirait la bouche pour mettre l'autorité sur la piste d'un réfractaire; vous n'avez pas même l'air de vous douter de la chose; mais on connaît les couleurs, mon cher, et les ennemis de l'ordre n'ont qu'à se bien tenir.
Blaisot voulut protester de sa soumission au gouvernement de juillet.
—Faites donc pas le câlin, reprit l'agent de la force publique d'un ton presque menaçant; on vous connaît, peut-être! Est-ce que vous-même vous n'avez pas refusé de rejoindre dans le temps? Si on était méchant garçon, on pourrait le dire assez haut pour être entendu de Fontenay, et alors gare l'amende, la prison et le reste!
—Le reste! murmura le cabanier, qui se rappelait avoir vu fusiller les réfractaires et ceux qui leur donnaient asile pendant la guerre de la Vendée.
—Quoi qu'il arrive, continua le gendarme, je vous aurai averti; il ne faudra vous en prendre qu'à vous-même, si le procureur du roi se fâche et si les garnisaires vous mangent.
A ce mot de garnisaires, Blaisot devint encore plus pâle.
Ceux qui ont vécu dans le pays où a fleuri ce système odieux de la République et de l'Empire peuvent seuls comprendre tout ce qu'un pareil mot renferme. Pour nos paysans, recevoir les garnisaires, c'était souffrir le sort de pays conquis. Livrés à des soudards dont la mission était surtout de se rendre insupportables, il fallait subir à la fois la ruine et l'insulte, car ces loups officiels, en dévorant leur proie, ne manquaient jamais de la railler d'être si maigre. L'idée de se trouver exposé à une telle épreuve épouvanta Blaisot. Aux émotions de sa poltronnerie vinrent se joindre les inquiétudes de son avarice; il vit ses épargnes englouties et sa cabane au pillage.
—Sainte Vierge! ne parlez pas de garnisaires, Monsieur Durand, s'écria-t-il enjoignant les mains; aussi vrai que j'ai été baptisé, Guillaume n'est pas venu au pays. Ah! Jésus! ce n'est pas moi qui voudrais le cacher pour attirer le malheur sur mon pauvre toit. Non, non, mon saint patron est témoin que je ne l'ai point encouragé à faire le conscrit de buissons. Je savais trop bien que j'en souffrirais. Puisque la mauvaise chance lui était tombée, il fallait se soumettre; je le lui ai dit, Monsieur Durand, mais vous savez: le Triste-Gars avait le cœur arrêté dans le pays, et, quoique la fille soit maintenant à un autre, il y pense toujours pour sa damnation.
—Voilà justement pourquoi il revient, fit observer Durand; nos renseignements sont précis; hier on l'a reconnu près de Vallembreuse, ainsi il doit être au Petit-Poitou ou dans les environs. Du reste, on va fouiller la case, et quand il serait sous la pierre du foyer, où vous mettiez autrefois vos fusils, faudra qu'on le trouve, mille dieux! ou j'y perdrai mon nom.
Il allait sans doute donner suite à sa menace, mais nous entendîmes au dehors la voix de la Loubette mêlée à celle des gendarmes; presqu'aussitôt l'un d'eux entra, tenant par la main la jeune fille, qui se plaignait très haut.
—C'est-il la loi maintenant, s'écria-t-elle, qu'on arrête les gens quand ils rentrent tranquillement chez eux? Votre uniforme vous rend bien effrontés, mes gas!
—Ah! ah! c'est la cabanière, dit le brigadier; et d'où viens-tu comme ça, ma vieille?
—D'un endroit où on ne tutoie pas les filles qui ne vous connaissent pas! répondit-elle avec une hardiesse provocante.
—Bah! j'ai donc bien changé depuis mon dernier voyage? demanda le gendarme.
—Possible, dit la Loubette, je n'ai pas gardé votre signalement.
—Alors tu ne sais pas qui je suis?
—Je vois que vous n'êtes pas des gens polis, toujours, répliqua la jeune fille aigrement.
Il était évident que cette exagération de mauvaise humeur avait surtout pour but de cacher son trouble et de gagner du temps; le brigadier parut le comprendre:
—Prenons donc des mitaines à quatre pouces, dit-il ironiquement; mademoiselle Loubette pourrait-elle nous faire l'honneur de nous dire d'où elle vient dans ce moment?
—C'est bien malaisé à savoir, dit la paysanne du même ton bourru, j'étais allée porter la pitance au grand berger.
—Elle ne venait pas du côté où nous avons vu le troupeau, dit le gendarme qui était entré avec elle.
—Il y a donc à cette heure un chemin commandé? reprit la Loubette, toujours aussi maussade.
—On ne prend pas le plus long pour son plaisir, objecta Durand.
—Mais on le prend pour son devoir, répliqua la paysanne, et j'avais oublié quelque chose près du grand canal.
—Quoi donc?
—Vous le voyez bien.
Elle avait tiré de dessous son tablier une petite faucille qu'elle jeta derrière la porte, sur un tas d'herbe fraîchement coupée. Durand et son compagnon se regardèrent: les réponses de la jeune fille étaient si vraisemblables et faites d'un tel accent, que tous deux se trouvaient évidemment embarrassés; mais le brigadier n'était pas homme à se payer de pareils subterfuges.
—Ma foi, dit-il après un instant de silence, je vois que vous êtes une fine mouche et qu'il n'y a pas moyen de vous prendre au gluau; vaut mieux alors tout vous dire franchement. Voilà l'histoire, ma fille: le grand Guillaume est pincé!
—Vrai! s'écria la Loubette.
—On l'a rencontré en route, nous avons été avertis; il n'y a plus moyen de nous échapper.
La paysanne joignit les mains.
—Pauvre gas! dit-elle; hélas! fallait finir comme ça; c'est un crève-cœur que j'attendais! mais puisqu'il est arrêté, Monsieur Durand, on ne m'empêchera pas de le voir; c'est-il à Chaillé que vous l'avez emmené?
Les deux gendarmes échangèrent encore un regard: en prenant au mot le brigadier, la jeune fille l'avait complétement dérouté. Ainsi battu pour la seconde fois dans ses propres embuscades, il se décida à attaquer de front.
—Au diable! dit-il, vous seriez capable d'en revendre à tous les juges d'instruction du département; mais c'est assez de charades comme ça, ma chère: je vous répète que le grand Guillaume est au Petit-Poitou, que nous le cherchons et que vous venez de lui parler.
—Ainsi tout ce que vous avez dit était des menteries! s'écria la paysanne.
—On vous demande où vous avez laissé Guillaume, interrompit le brigadier.
Mais Loubette paraissait indignée.
—Voilà qui est glorieux! dit-elle; tromper une pauvre fille, pour qu'elle soit dommageable à son propre frère!
—Tonnerre! vous ne voulez donc pas répondre? dit Durand impatienté.
—Non! répliqua la cabanière avec énergie; puisque vous me tendez des piéges, je n'ouvrirai plus la bouche; on me hacherait menu comme balle d'avoine plutôt que de me faire dire un mot.
—Nous perdons notre temps avec ces chouans-là, s'écria Durand, le père est un sournois et la fille une dessallée[1]; vite, deux hommes ici pour garder la case, pendant que tu viendras avec moi battre l'estrade vers le grand canal.
[1] Rusée.
Il avait regagné la porte; je le suivis. La nuit était étoilée; mais de grands nuages passaient par instants et amenaient des alternatives d'ombre et de lumière. Lorsque nous sortîmes, tout était plongé dans l'obscurité. Le brigadier appela deux hommes qui veillaient en dehors et commença à leur donner ses instructions à voix basse, mais il ne tarda pas à s'interrompre; la brise venait d'apporter jusqu'à nous un bruit que je ne reconnus point d'abord.
—On dirait une niole qui passe sur le grand canal, fit observer un des gendarmes.
Tout le monde prêta l'oreille. Le clapotement des eaux refoulées par la petite barque devenait moins confus. Dans ce moment, son conducteur se mit à fredonner la chanson du retour des noces. Quoique la voix me parût avinée, je la reconnus; c'était celle de Nivôse Bérard. Les vers de la mélancolique ballade nous arrivaient si nettement, que le coureur de bois était évidemment près d'aborder. Son chant continuait avec la même expression d'insouciance, lorsqu'il s'éteignit tout-à-coup. Il y eut un silence de quelques secondes, puis nous entendîmes un cri sourd, un bruit de pas précipités, et Fait-Tout vint tomber au milieu de nous chancelant et hors d'haleine.
—C'est la jambe de bois! s'écria le brigadier surpris; comment diable se trouve-t-il ici à cette heure? D'où viens-tu, vagabond, et que t'est-il arrivé?
Nivôse voulut répondre, mais l'ivresse et la peur enchaînaient sa langue: à demi renversé sur le banc placé près du seuil de la cabane, il tendait les mains vers le massif de saules du grand canal, en bégayant des mots entrecoupés.
—Comprenez-vous ce qu'il veut dire? demanda Durand à ses hommes.
—Le pauvre diable n'a plus sa raison, reprit le gendarme qui avait déjà parlé.
—Je vous dis.... balbutia Fait-Tout, que je l'ai vue, j'en suis sûr.... je l'ai vue.
Et me saisissant la main:
—C'est là, dit-il, comme j'abordais.... elle est sortie du milieu des roseaux.... et elle a filé sous les arbres!
—Mais qui? quoi? s'écria le brigadier impatienté.
—Eh bien, elle! murmura Fait-Tout, dont la voix devient encore plus basse, la niole d'angoisse!
Les gendarmes firent un mouvement de surprise; Durand haussa les épaules.
—Il aura aperçu un rayon de lune qui glissait sur l'eau! reprit-il.
Mais le coureur de bois insista.
—Je vous dis qu'elle a passé tout près de moi, et, comme je ne rangeais pas ma barque, j'ai entendu une voix répéter: Tourne ou je te retourne!
—Alors, tu as vu le tousseux jaune? demanda Durand d'un ton railleur.
—J'ai aperçu le mort qu'il emportait.
—Un mort?
—Sa tête pendait à l'avant de la niole et traînait dans les joncs.
—Allons, ivrogne! dis que tu as eu peur, interrompit le brigadier.
—Non! s'écria le coureur de bois; au premier instant, l'eau-de-vie m'a soutenu le cœur, et la preuve, c'est que je lui ai parlé.
—Au conducteur de la niole d'angoisse?
—Je lui ai demandé tout haut: Mâle ou femelle, qui emmènes-tu!
—Et il t'a répondu?
—Il m'a répondu: J'emmène le grand Guillaume!
Le cabanier, qui était accouru sur le seuil, poussa un cri; mais la Loubette resta immobile. Durand ne parut nullement ébranlé par l'accent de conviction de Bérard.
—Nous sommes encore pas mal innocents d'écouter ici ce père la Soif, dit-il; pendant ce temps-là, notre conscrit se donne de l'air. Vite, les enfants, préparez les armes et commençons la chasse!
Nous entendîmes craquer les batteries des carabines, puis les gendarmes s'avancèrent avec leur chef dans la direction du grand canal.
Nous les suivîmes tous par un mouvement involontaire; Bérard lui-même se laissa entraîner, en protestant toutefois que nous courions à notre perte. Le brigadier arriva le premier au massif de saules. Le canal, plongé dans la nuit, formait un large sillon noir que tachetaient, de loin en loin, les touffes de plantes aquatiques. Durand se retourna en ricanant:
—Eh bien! où est donc sa niole blanche? demanda-t-il.
—Regardez! cria Fait-Tout, qui nous montrait l'embouchure de l'étier.
Tous les yeux se fixèrent en même temps sur le point indiqué: en avant, d'un jet de clarté stellaire qui argentait les eaux, une forme vague glissait légèrement dans l'obscurité; elle atteignit bientôt la ligne lumineuse, et nous reconnûmes une petite barque recouverte de blanc.
Cette fois le brigadier parut céder au saisissement général.
—C'est elle! c'est la niole d'angoisse! répétèrent plusieurs voix.
—Elle rentre dans le grand étier, dit Jérôme.
—Mais elle nous a laissé auparavant son chargement, acheva Fait-Tout.
Il désignait du doigt un petit atterrissement qui, jusqu'alors, avait été caché par la berge; nous nous penchâmes tous à la fois, et nous aperçûmes le cadavre d'un noyé.
Il était couché au milieu des broussailles, la face contre terre et les deux bras étendus. Les gendarmes descendirent jusqu'à lui, le dégagèrent des repoussés de frêne, et, l'enlevant avec effort, le déposèrent sur le bord du canal. La Loubette, qui les avait aidés, se mit alors à genoux près du mort pour le mieux examiner. Le long séjour sous les eaux avait rendu le visage méconnaissable, mais les vêtements semblaient être ceux du réfractaire; enfin, une bague, que l'on retrouva à la main gauche, dissipa tous les doutes: c'était l'anneau de promesse dont m'avait parlé le cabanier, on y lisait distinctement les noms de Guillaume et de Lousa!
Le corps du noyé fut porté à la cabane, et on le déposa dans un petit appentis fermé attenant au logis d'habitation. Le hasard ayant appris au brigadier Durand que j'avais quelques notions de médecine, il me pria de dresser procès-verbal. Il fallait, pour cela, procéder à l'examen du cadavre, afin d'en connaître l'état et de constater la cause du décès. Cependant les deux gendarmes, qui étaient retournés à Chaillé, avaient répandu le bruit de ce qui venait d'arriver. Malgré la nuit, on accourut bientôt du voisinage pour voir le mort.
On sait que tout événement qui réunit des paysans est pour eux l'occasion de manger et de boire. Les traditions d'hospitalité ne leur permettent pas de recevoir ceux qui viennent prendre part à la douleur ou à la joie de la famille sans offrir le pain et le vin, ces deux antiques symboles d'alliance. La Loubette couvrit, en conséquence, la table de tout ce qui pouvait être offert, et Jérôme se chargea de faire les honneurs de la maison. Il accueillait tout le monde avec de bruyantes lamentations. Aux plaintes des visiteurs sur le sort de son fils, il répondait par des plaintes sur son propre sort. Qu'allait devenir la cabane, gouvernée par une coiffe et par deux bras vieillis? Tôt ou tard on le verrait infailliblement réduit aux haillons des chercheurs d'aumône, et par malheur, on n'était plus au temps de la grande sœur de la sagesse, qui demandait à Dieu de devenir étoffe, pour vêtir les pauvres gens[2]. Tous ces gémissements étaient entrecoupés de libations qui me parurent en adoucir sensiblement l'amertume. Comme tous les paysans, le cabanier, qui ne se mettait que rarement en dépense, voulait au moins profiter de celle qu'il ne pouvait éviter, et il buvait seul autant que tous les visiteurs.
[2] Ces paroles sont historiques; elles furent prononcées par la sœur Marie-Louise, qui fonda la maison des Filles de la Sagesse, à Saint-Laurent (Vendée).
Quant à la Loubette, après avoir mis le couvert, elle était sortie et avait d'abord rôdé quelque temps autour des gendarmes groupés au dehors. Son attitude et son expression me surprirent. Ses larmes coulaient, mais sans les éclats ordinaires aux douleurs campagnardes; c'était plutôt une angoisse agitée qu'entrecoupaient des tressaillements nerveux. Elle se dirigea bientôt vers l'appentis où l'on avait déposé les restes de son frère. Ceux-ci avaient été recouverts d'un drap roux en toile de chanvre, et on avait allumé aux pieds deux chandelles de résine. Tous les arrivants venaient pour regarder le mort; mais la Loubette, assise à terre sur le seuil, la figure cachée sur ses genoux, barrait la porte et ne permettait à personne d'entrer. Cependant, à la voix du vieux Jacques, elle tressaillit et releva la tête.
Le grand berger était debout devant l'appentis, contemplant cette forme humaine à jamais immobile qui se dessinait dans l'obscurité. Il tenait des deux mains son chapeau appuyé sur sa poitrine, ses longs cheveux gris tombaient sur ses épaules, et un pli douloureux crispait son front tanné.
—Voilà donc ce qu'on gagne à vieillir! dit-il, en ayant l'air de penser tout haut plutôt que de s'adresser à quelqu'un; ceux qu'on a vu naître sont étendus sur les tréteaux, et la fille de la maison pleure à la porte!
—Dieu essaie notre cœur, vieux Jacques! dit la Loubette, qui laissait échapper quelques larmes.
Le berger remua la tête.
—Oui, dit-il doucement. Je sais qu'on ne peut pas lui demander compte; mais il y a des fois où il est dur de se soumettre!.... Et c'est donc vrai qu'on ne sait pas comment la chose est arrivée?
—On ne sait rien, dit la jeune fille.
Jacques regarda le cadavre quelque temps en silence.
—On dit toujours du bien de ceux qui sont partis pour l'éternité, reprit-il enfin; mais quand celui-ci était vivant, on en parlait déjà comme d'un mort. Où est l'homme qui serait capable, dans tout le Marais, de lui reprocher une mauvaise action ou seulement un mauvais mot? Sa présence riait à tout le monde, et quand il vous avait dit bonjour en passant, on se croyait plus riche.
—Ça n'a pas empêché le malheur de venir, objecta sourdement la Loubette.
—Qui aurait pu penser que le vieux Jacques le mettrait en terre? reprit le berger revenant toujours à son étonnement douloureux; qui l'aurait dit, quand il courait avec mes moutons dans la pâture, quand je lui faisais des sifflets de frêne, quand il me lisait l'histoire de la grande guerre au coin d'un fossé?
Le vieillard s'arrêta. Cette énumération de souvenirs avait fait grandir son émotion, deux petites larmes, les dernières, à ce qu'il semblait, d'une source depuis longtemps tarie, glissèrent lentement le long de ses joues. La Loubette parut très troublée.
—Taisez-vous, vieux Jacques, dit-elle très bas et sans regarder le grand berger, vos paroles sont comme un couteau qui entre dans le cœur; pourquoi rendre la peine plus lourde en rappelant la joie?
—Ce que vous dites, c'est la raison, ma fille, reprit le paysan déjà remis; aussi voilà qui est fini, je ne parlerai plus; seulement vous laisserez bien le grand berger voir une dernière fois le fils de la maison?
Il avait fait un mouvement pour franchir le seuil de l'appentis; la Loubette parut hésiter, et ne se rangea qu'avec une visible répugnance.
—Faites vite, Jacques, dit-elle, ou tout le monde viendra troubler la tranquillité des morts.
Le grand berger entra en se signant. Dans ce moment la flandrine, qui était derrière lui et à laquelle on n'avait point pris garde jusqu'alors, voulut le suivre malgré Loubette.
—Laissez, dit le vieillard en se retournant vers la jeune fille, la Bien-Gagnée a droit de voir son ancien maître.
Et s'adressant à la brebis:
—Comment n'as-tu pas senti le malheur venir sur nous? dit-il avec un ton de tristesse et de reproche; le bon Dieu t'aurait-il retiré ton instinct, ou bien as-tu oublié Guillaume?
La flandrine redressa la tête à ce nom, et regarda le berger avec une intelligence singulière. Le vieux Jacques s'approcha alors du cadavre, souleva le drap mortuaire, et s'adressant à la brebis:
—Viens, la Bien-Gagnée, reprit-il, et prouve que tu as reçu le don; reconnais tes morts!
La brebis s'approcha lentement, tourna autour du noyé, passa la langue sur une de ses mains, puis s'éloigna avec indifférence, et sortit de l'appentis.
Le grand berger parut stupéfait. Il regarda le visage défiguré du cadavre, laissa retomber le suaire, et, tournant la tête:
—Allons, murmura-t-il, l'animal et l'homme se ressemblent; ils oublient les absents et ils abandonnent les morts.
Il s'agenouilla alors près des tréteaux, fit une courte prière, puis se signa de nouveau, et sortit en silence.
Je n'avais pu me livrer encore à l'examen nécessaire pour la rédaction du procès-verbal demandé par le brigadier. Je profitai du moment où la Loubette s'éloignait avec Jacques pour y procéder. Les gendarmes avaient rejoint Jérôme et buvaient dans la cabane; j'appelai Fait-Tout, qui était à peu près dégrisé et ne fit aucune difficulté pour me venir en aide. Sûr désormais de n'avoir affaire qu'à un cadavre, il se mit à le dépouiller avec une rapidité et une adresse que l'expérience seule pouvait donner. J'appris, en effet, qu'il fallait ajouter cette industrie à toutes celles qu'il exerçait déjà. Le coureur de bois ensevelissait les morts de malheur! c'est le nom donné, dans nos campagnes, à ceux qu'un coup subit a frappés. Surpris dans les erreurs de la vie sans avoir eu le temps de les expier, ils laissent un doute funeste sur le sort de leur âme, et, d'après le préjugé populaire, la plupart appartient à l'enfer. Aussi les mains pieuses qui cousent le suaire des pécheurs absous ne s'offrent-elles point pour eux: il faut appeler un des mercenaires désignés par le nom flétrissant d'ensevelisseurs des damnés. Bien souvent même l'église refuse d'ouvrir ses portes à celui qu'elle n'a pas réconcilié, ou, si elle le reçoit, elle ne lui accorde que ses moindres honneurs et ses plus courtes prières. Cette espèce de réprobation grandit surtout quand la fin a été visiblement violente: meurtre ou suicide, on soupçonne un crime, et il semble que le sang du cadavre souille la mémoire du mort.
Tout en déshabillant le noyé, Bérard m'avait remis sur la voie de ces préventions populaires.
—Si c'était Sauvage le Bien-Nommé, dit-il, on l'enterrerait sans messe à l'entrée du cimetière; mais, pour un réfractaire, M. le curé n'y regardera que d'un œil. Ils n'avaient pas moins raison quand ils disaient à Marans que le mauvais vent soufflait sur le Petit-Poitou. Voilà deux gas couchés sous l'eau en moins d'un mois. Pour Sauvage, je ne dis rien, il buvait jusqu'à se noyer l'esprit, et il n'avait ni force ni vaillantise; mais celui-ci n'a jamais vu double: il nageait comme une brème, et je l'ai vu abattre un taureau par les cornes.
Le cadavre que nous avions sous les yeux était loin d'annoncer une pareille vigueur, et j'en fis l'observation.
—C'est ce que je me disais tout en vous parlant, reprit le coureur de bois étonné; j'aurais juré que le grand Guillaume était plus membru et mieux en point.
Je lui fis remarquer les jambes grêles du mort, ses mains allongées et ses épaules étroites.
—Faut voir les bras, dit-il en les dégageant de leur dernier vêtement.
Mais il s'arrêta tout à coup, se pencha vivement vers le cadavre, et se récria.
—Qu'y a-t-il? demandai-je.
—Ce qu'il y a, reprit Fait-Tout; regardez-moi là, sur l'avant-bras; qu'est-ce que vous voyez, dites?
—Un tatouage.
—Qui représente?
—Mais... un autel... une croix... une fleur de lis..
—Le grand jeu avec ma marque, à preuve que c'est moi qui l'ai piqué! Mais, comme avant le Fier-Gas, il n'y avait qu'un autre à l'avoir dans le pays, je dis que ceci n'est pas le corps du grand Guillaume.
—Et de qui donc?
—De Sauvage le Bien-Nommé.
Il fut interrompu par un cri sourd. Nous nous retournâmes; la Loubette était à la porte de l'appentis, pâle, la tête droite et la main en avant.
—Arrive! arrive! et essuie tes yeux, cria Fait-Tout, ton frère n'est pas trépassé.
—Taisez-vous, sur votre salut! dit la jeune fille en refermant vivement la porte. Qu'est-ce que vous êtes venu faire ici, et qui vous a permis de toucher aux morts?
—Qui? répliqua Bérard, surpris du ton de la paysanne; foi de Dieu! tu n'as qu'à demander à Monsieur.
La Loubette me regarda; je lui expliquai la mission dont j'avais été chargé par le brigadier.
—Au fait, il ne sait encore rien, interrompit Nivôse, je vas lui annoncer le changement.
Il voulut sortir; la cabanière lui barra le passage.
—Quel bien ça vous fait-il de le lui dire? reprit-elle d'une voix basse et vibrante; c'est-il donc pour qu'ils recommencent à fouiller tous les buissons avec leurs sabres et leurs fusils? Ne savez-vous pas qu'un réfractaire est comme le loup du bois? Tant qu'on le sait debout, on travaille à avoir sa peau. Laissez clouer ce mort-ci entre quatre planches, afin de donner un peu de repos aux vivants.
—Ainsi, tu savais que ce n'était pas le corps du Triste-Gas? dit Fait-Tout.
—Et votre frère est au Petit-Poitou? ajoutai-je.
Elle poussa la barre de bois qui fermait la porte; puis nous regardant en face:
—Eh bien! oui, dit-elle, avec une résolution subite; mais, si vous êtes des hommes et des chrétiens, vous vous tairez. Voilà treize mois que le grand Guillaume était hors du pays et en sûreté, comme je pouvais croire; mais le chagrin l'a pris, et il est revenu. Fait-Tout sait bien pourquoi.
—Pour la Lousa, dit celui-ci.
—Pour elle! reprit la paysanne d'un accent de rancune. A l'ordinaire, on guérit d'une amitié, quand il n'y a plus d'espoir; mais lui, il est sous un mauvais charme et son esprit reste malade malgré tout.
—Vous l'avez donc vu? demandai-je.
—Pendant le souper: Monsieur se rappelle ce cri de tire-arrache qui a étonné mon père?
—C'était un signal....
—Qui m'a averti que Guillaume était arrivé, et de fait il m'attendait près du grand canal avec le corps du Bien-Nommé, qu'il avait rencontré sous sa perche en traversant l'étier.
—C'est alors, sans doute, qu'il a eu l'idée de donner le change à ceux qui le cherchaient en mettant au noyé sa bague et ses habits.
—Et en couvrant sa niole d'un linceul blanc.
—Par ainsi, c'était une menterie! s'écria Fait-Tout, visiblement partagé entre une indignation sincère et la honte d'avoir été pris pour dupe; c'est lui qui m'a dit les mauvaises paroles! il n'a pas eu peur de jouer avec la mort! Eh bien! par mon baptême, la mort aura son tour!
—Je le lui ai dit, murmura la Loubette en baissant la tête; mais Guillaume est un cœur mauhardi qui ne croit pas ce que les mères apprennent aux enfants du pays.
—Puisqu'il a besoin d'un exemple, le bon Dieu le lui donnera, reprit Nivôse avec une certaine aigreur, et voilà qu'il commence en faisant reconnaître sa feintise.
—Vous n'êtes toujours que deux à le savoir, fit observer vivement la Loubette, et Monsieur n'est pas un traître.
Je l'assurai de ma discrétion.
—Alors Fait-Tout n'a qu'à oublier ce qu'il a vu, et le secret restera sous l'herbe du cimetière, continua-t-elle en regardant mon compagnon; mais faut avouer franchement ses intentions.
—Est-ce que j'ai dit que je voulais parler? répliqua Bérard avec humeur.
—Mais vous n'avez pas promis de vous taire, objecta la Loubette.
—Faut avoir confiance dans les gens, reprit sournoisement le coureur.
La jeune fille le regarda en face; un flot de sang était monté à sa joue blafarde, et son œil, plus ouvert, avait une sorte de rayonnement.
—Prenez garde à ce que vous allez faire, coureur, dit-elle lentement; suivant votre choix, vous pourrez avoir ici, pour le reste de votre vie, de grands amis ou de vrais ennemis. Dans le moment présent, je ne vous veux que du bien; mais si vous faites le moindre tort à Guillaume, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel, je mettrai tout mon courage à vous préparer du mal, et vous regretterez jusqu'aux larmes d'avoir mis du chagrin sur ma route. Je vous dis ça, vous le voyez, sans colère, mais c'est un engagement que je prends, et vous pouvez demander dans le pays si j'ai jamais faussé mes promesses.
Il y avait dans l'accent de la paysanne une telle puissance de sincérité, que Fait-Tout en fut visiblement troublé; cependant il affecta d'en rire.
—Eh bien! quoi donc on se fâche? dit-il ironiquement; voila les femmes qui veulent me faire peur de leurs langues! Eh! eh! eh! impossible, ma fille, je suis trop habitué à la chasse des vipères. Aussi mets-toi bien dans l'esprit que si je me tais, ce ne sera point par crainte, mais par pure amitié..... d'autant que j'y perdrai un bon profit.
La Loubette parut étonnée.
—Eh oui! un bon profit, répéta Bérard; il n'y a pas que toi qui t'intéresses à celui qui est là. Voilà-t-il pas six semaines que la famille du Bien-Nommé le cherche pour mettre son pauvre corps en terre sainte? Celui qui le lui apporterait pourrait être sûr d'être traité avec politesse.
L'expression donnée à ce dernier mot ne pouvait laisser de doute sur sa signification.
—Les parents du Bien-Nommé ne sont pas plus riches que les Blaisot, répliqua la fille du cabanier, qui comprit où tendait le coureur de bois.
—Mais peut-être bien qu'ils sont plus généreux? dit Fait-Tout en clignant de l'œil.
—C'est à savoir; pour payer un service, il faut d'abord qu'il ait été rendu.
—On peut toujours convenir du prix, objecta effrontément Bérard.
—Non pas ici, interrompis-je, en prêtant l'oreille, car j'entends le sabre et les éperons des gendarmes.
—Venez dehors, nous causerons, dit vivement la Loubette.
Et rouvrant la porte, elle sortit avec Bérard.
Je me hâtai d'achever mon procès-verbal que je remis au brigadier. Il repartit aussitôt, emmenant Jérôme qui, bien qu'un peu étourdi par les toasts de condoléance auxquels il avait dû répondre, gardait sa prudence ordinaire, et voulait faire lui-même sa déclaration à l'autorité. Les voisins s'étaient déjà retirés; je me trouvais seul dans la cabane au moment où la Loubette et le coureur rentrèrent. Tous deux s'étaient mis complétement d'accord. Le coureur, qui se préparait à ensevelir le noyé, venait chercher une bouteille de dur pour combattre le brouillard de la nuit.
Resté seul avec la jeune fille, j'allais l'interroger sur le grand Guillaume, quand je la vis courir à une porte de derrière qu'elle ouvrit avec précaution, elle avança la tête au dehors, sembla fouiller du regard tout l'enclos, prêta un instant l'oreille, et finit par pousser ce cri plaintif de la chouette, rendu sinistre par tant de sanglants souvenirs. J'entendis bientôt des pas; la Loubette disparut un instant, échangea quelques paroles à voix basse, puis rentra avec un jeune paysan que je reconnus au premier coup d'œil pour son frère: c'était les mêmes traits, mais avec plus de netteté et de finesse. La physionomie, restée confuse chez la sœur, s'était, chez le frère, éclaircie et achevée. En les voyant à la fois, on avait, pour ainsi dire, l'ébauche et la statue.
A mon aspect, le jeune Poitevin s'était involontairement arrêté.
—N'ayez pas peur, Guillaume, dit la Loubette, Monsieur ne vous veut que du bien, et il est capable de vous donner un bon conseil.
—Il sera reçu en grande révérence, dit le paysan, qui se découvrit.
Je l'assurai de mes bonnes intentions et lui expliquai très brièvement comment j'étais venu pour lui au Petit-Poitou. Il parut faire effort pour m'écouter; mais ses yeux, qui allaient d'un objet à l'autre, trahissaient sa distraction. Je m'interrompis brusquement.
—Pardon, excuse, Monsieur, dit Guillaume, qui parut craindre de m'avoir blessé; mais voilà si longtemps que j'étais entré ici, que, malgré moi, je regarde si tout est à son ancienne place. Vous savez, on aime les endroits qu'on a connus tout petit; surtout quand on revient... et qu'il faut repartir, car on ne doit plus me voir par ici, maintenant qu'on va me croire au cimetière!
Je voulus lui faire entrevoir les sérieuses conséquences de cette ruse, qui, en le rangeant parmi les morts, lui enlevait son nom, ses droits et toute possibilité de retour au pays; mais, à ce dernier mot, il m'interrompit.
—C'est ce qu'il faut! dit-il vivement; tant qu'il y aurait eu moyen de revenir, j'aurais voulu revoir la cabane, tandis qu'à cette heure tout est dit. Quand le prêtre aura chanté le de profundis, il ne restera plus de grand Guillaume. Il y avait comme un courant qui m'emportait par ici, fallait l'empêcher; quand on ne veut pas que les barques suivent le fil de l'eau, on les coule au fond: eh bien! moi, voilà que j'y suis.
Il éclata d'un rire forcé; mais la Loubette laissa échapper un gémissement; le jeune réfractaire se tourna vers elle.
—N'ayez pas de regrets, pauvre fille, reprit-il avec beaucoup de douceur, le bon Dieu sait où il nous mène; remercions-le plutôt d'avoir bien voulu nous donner ce dernier moment.
—Mettez-le donc à profit, reprit la paysanne avec une résignation naïve; vous avez grand besoin, Guillaume, buvez à votre soif et mangez à votre faim.
Le jeune homme s'approcha de la table, qui était restée servie, et voulut s'asseoir sur le banc; mais sa sœur lui montra, à l'autre bout, un escabeau qui était évidemment sa place accoutumée. Elle prit au vaisselier une assiette particulière, une cuiller de bois sur laquelle le nom de son frère était grossièrement gravé, et lui présenta un pain de méteil encore entier. Avant de l'entamer, le paysan y traça une croix avec la pointe de son couteau.
—C'est la première mouture du grain nouveau, fit observer la Loubette.
—La première! répéta Guillaume, dont l'œil brilla de cet orgueil du laboureur qui goûte aux prémices de la moisson; par mon baptême! il est gris comme lin et flaire la noisette. Dieu soit béni pour m'avoir fait manger encore une fois le blé de nos champs!
Il se mit alors à souper avec un appétit que la jeune fille m'expliqua en m'apprenant qu'il était encore à jeun. Il ne s'arrêtait que pour me répondre de temps en temps ou pour interroger la Loubette. Ses questions roulaient presque toujours sur quelques détails de la ferme. Il s'informait de l'état de chaque pièce de terre, des semailles projetées, de son attelage favori, et, en parlant de ce rustique royaume qu'il avait autrefois gouverné, son regard s'animait, sa voix devenait plus haute, ses fortes mains s'étendaient comme s'il eût voulu saisir la charrue ou nouer le joug. Un bruit que nous crûmes entendre au dehors l'interrompit. La jeune fille courut à la porte, mais tout était désert et silencieux. Je parlai toutefois du retour probable de Jérôme et de la nécessité de l'éviter.
—Monsieur a raison, dit le grand Guillaume, dont l'animation momentanée tomba aussitôt; je m'oublie ici, quand je devrais déjà être en route; faut qu'avant le jour j'aie assez marché pour ne plus trouver devant moi aucune figure de connaissance.
Et ne pouvant retenir un soupir:
—C'est dur, pas moins, ajouta-t-il, que le fils de la maison soit obligé de venir chez son père en se cachant comme un voleur; mais on doit se soumettre, personne n'a raison contre la volonté du bon Dieu.
Il se leva lentement pour prendre son chapeau et son bâton; la Loubette coupa à la miche un morceau de pain qu'elle mit en silence dans la poche de sa veste. Je dis alors que je comptais moi-même retourner à Marans sans plus tarder, et j'offris à Guillaume de le prendre dans ma carriole, en lui faisant observer que c'était le moyen le plus prompt et le plus sûr de sortir du Marais; il accepta avec un remercîment. Pendant ce temps, la Loubette s'était retirée dans l'ombre; elle se tenait appuyée contre un meuble, et je l'entendais pleurer tout bas. Guillaume, qui la regardait à la dérobée, tournait son chapeau avec embarras; je compris que je gênais leurs adieux, et je sortis pour atteler le char-à-bancs.
En passant devant l'appentis, j'aperçus Fait-Tout, qui achevait son œuvre funèbre. La peur de l'humidité nocturne l'avait sans doute engagé à un emploi très fréquent du préservatif, car la bouteille d'eau-de-vie, placée devant une des chandelles de résine, me parut presque vide. Les traits du coureur avaient pris une expression encore plus joviale que d'habitude. Tout en donnant ses derniers soins au mort, il lui chantonnait une hymne d'église dont le latin me sembla singulièrement revu et corrigé au point de vue du patois vendéen. Trouvant commode et prudent d'éviter, pour le retour, la compagnie du chasseur de vipères, je le laissai à ses occupations. Le cheval fut bientôt mis à la carriole, et je rentrai pour avertir Guillaume.
Sa sœur et lui étaient près du seuil, se tenant par la main. A ma vue, la Loubette jeta ses bras autour du cou du jeune homme et éclata en sanglots. Je m'efforçai de la calmer par quelques paroles d'espérance; mais le réfractaire garda le silence. Après avoir rendu à la paysanne ses embrassements, il se dégagea très vite et sortit le premier. Lorsque nous fûmes dans le char-à-bancs, elle lui tendit encore la main; mais il ne fit, pour ainsi dire, que l'effleurer, saisit les rênes, et nous partîmes. La Loubette nous suivit quelques instants en courant; mais Guillaume pressa le cheval, et elle ne tarda pas à disparaître derrière nous dans l'obscurité. Il respira alors fortement comme soulagé d'un fardeau, et me rendit les rênes. Arrivé à un pli de terrain que nous allions dépasser, il se retourna. Le toit de la cabane apparaissait au loin à travers la nuit. Il ôta son chapeau en signe d'adieu, croisa les bras sur sa poitrine, et nous continuâmes ainsi en silence jusqu'à l'entrée de Chaillé. Là seulement il releva la tête, et appuyant la main sur les rênes:
—Faites excuse, Monsieur, dit-il d'un accent qui me parut altéré; il faut que je m'arrête ici, mais je ne veux point vous retarder; que Dieu vous donne un heureux voyage et qu'il vous bénisse pour votre bonté!
—Vous avez quelqu'un à visiter? demandai-je.
—Ce n'est pas quelqu'un, balbutia le réfractaire, c'est un endroit...
—Et vous serez longtemps?
—Assez seulement pour revoir... une maison!
—Où est-elle?
—Là bas, derrière l'église.
Il me montrait une masure précédée d'un petit jardin enclos d'aubépines.
—C'est la demeure de la Lousa? demandai-je en le regardant.
Il tressaillit.
—On a parlé d'elle à Monsieur? s'écria-t-il vivement; quand donc et qui cela? Ça ne peut pas être la Loubette! elle aurait perdu son âme plutôt que de me trahir.
Je dis comment Jérôme m'avait tout raconté en soupant; mon compagnon fit un geste de dépit.
—Je comprends! dit-il avec amertume; pour que les vieilles gens croient un secret bon à garder, il faut qu'il intéresse leur bourse. N'ayez pas peur que le maître de la cabane eût parlé, s'il eût fallu cacher une poche de faux-sel; mais, après tout, il n'y a pas d'affront, et puisque Monsieur sait la chose, il voudra bien m'arrêter ici.
—A condition de veiller sur vous, repris-je; tout le monde vous connaît au bourg; vous pourriez faire quelque dangereuse rencontre; je ne veux point vous quitter.
Guillaume hasarda quelques objections; mais j'y coupai court en lui rappelant qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Nous arrêtâmes la carriole près de l'église; il se dirigea vers la haie d'aubépines, y trouva une brèche qui lui était connue et entra dans le jardin. Je me hâtai d'attacher le cheval au mur du cimetière, afin de le suivre.
Lorsque je franchis la haie, je l'aperçus sous une longue tonnelle de vigne qui partageait le jardin dans sa longueur. Il marchait lentement en regardant autour de lui, comme s'il eût voulu reconnaître les lieux. Arrivé à un rond-point où se dressait une table de planches brutes et des bancs grossiers, il s'arrêta un instant, il s'y était sans doute souvent assis avec la Lousa; c'était là, selon toute apparence, que l'on venait souper les soirs d'été, et les deux familles y avaient rompu le pain de promesse. Un peu plus loin, il fit une pause devant un petit parterre enlevé à la culture qui occupait tout le reste du jardin. On apercevait encore des bordures de buis enfouis sous les herbes parasites et quelques fleurs d'automne qui élevaient çà et là leurs tiges jaunies. Je pensai que ce devait être l'ouvrage de Guillaume, un souvenir de ses jours d'illusions et d'espérances, aujourd'hui abandonné comme les espérances et les illusions elles-mêmes. Le jeune homme passa outre: arrivé à une touffe de troënes sous laquelle deux ruches avaient été abritées, je crus l'entendre murmurer quelques mots; il parlait aux avettes, ces bonnes amis du logis, qui entendent tout ce qu'on leur dit, et partagent nos douleurs comme nos joies. Enfin il atteignit la maison, où tout semblait endormi. Après en avoir fait le tour, il s'arrêta devant une petite fenêtre du rez-de-chaussée qu'il regarda longtemps, s'assit sur les marches de la porte et cacha sa tête dans ses mains. J'attendis longtemps; mais, outre le danger de tout retard, il était à craindre qu'un trop long attendrissement n'enlevât au jeune homme le courage et la présence d'esprit dont il allait avoir besoin: je m'approchai donc doucement, et je lui rappelai la nécessité de se remettre en route. Il se releva sans faire aucune objection: il me semblait plutôt exalté qu'abattu.
—Je suis prêt, dit-il d'un accent entrecoupé; maintenant que j'ai vu l'endroit, je repartirai content. La dernière fois que j'y suis venu, c'était en plein jour; les aubépines fleurissaient, on n'entendait que chants d'oiseaux; aujourd'hui il fait nuit, les fleurs sont mortes, les oiseaux se taisent: tout est changé ici comme dans ma vie; fasse le bon Dieu qu'il n'en soit pas de même pour elle!
Il essuya ses larmes, fit deux ou trois pas, et se tourna de nouveau vers la petite fenêtre.
—Ah! je m'en irais content, dit-il avec une sorte d'angoisse passionnée, oui, content, si je pouvais seulement connaître ce qu'elle dira demain, quand on sonnera mon enterrement! Qui sait si elle n'aura pas quelque regret, si elle ne pensera pas qu'elle y est pour quelque chose? Peut-être bien que la nuit prochaine elle ne dormira pas aussi bien que celle-ci.
En ce moment, l'horloge du village sonna trois heures, je fis un geste pour inviter Guillaume à se hâter.
—Je vous suis, Monsieur, reprit-il précipitamment; mais je veux qu'elle sache que je suis venu. J'aurais aimé lui rendre sa bague, s'il n'avait pas fallu la mettre au doigt du noyé. Heureusement il me reste ceci, ma marque y est; elle la reconnaîtra.
Il avait dénoué de son cou une cravate de coton noir, qu'il attacha au châssis de la petite fenêtre. Comme il achevait, une voix de nouveau-né se fit entendre dans la maisonnette; Guillaume tressaillit.
—Un enfant! s'écria-t-il en s'appuyant au mur; la Loubette ne m'avait pas dit..... elle a un enfant!
Je voulus l'emmener, mais il tremblait d'émotion et ne m'entendait plus. Il se dressa de nouveau jusqu'à la fenêtre en collant son visage contre les vitres que la lune éclairait. Il y était depuis un instant, lorsqu'un cri d'épouvante retentit à l'intérieur. Guillaume se rejeta en arrière.
—Elle m'a vu, dit-il; partons, partons!
Il s'était précipité vers la brèche; je le suivis, et quelques minutes après notre char-à-bancs roulait sur la route de Marans.
En arrivant au booth de Vix, le réfractaire descendit et prit congé de moi. Je lui avais offert, pendant le chemin, de l'emmener en Touraine au nouveau défrichement, et de l'établir, comme fermier, sous un nom d'emprunt; mais il avait refusé.
—Je ne peux plus songer à vivre comme les autres, me répondit-il: pour tenir une ferme, il faut se marier, et je n'y ai pas le cœur; il faut travailler d'un esprit tranquille, et moi je serais toujours dans l'angoisse; à chaque bruit de pas, je croirais entendre venir les soldats. Merci de vos intentions, Monsieur, mais c'est trop tard. Il y a un an, j'étais une pierre bonne à bâtir; à cette heure je ne suis plus qu'un caillou fait pour rouler dans les eaux coulantes.
—Mais qu'allez-vous devenir? demandai-je.
—Le bon Dieu en décidera, me répondit-il avec réserve.
—Et où allez-vous maintenant?
—Chez des gens que je connais devers Talmont.
Je lui tendis la main.
—Allez donc, lui dis-je, et bonne chance! Peut-être que nous nous reverrons un jour.
Il secoua la tête.
—Ils disent dans le pays que celui sur qui on a chanté l'office des morts ne passe jamais l'année, répliqua-t-il avec un accent de sombre ironie.
Et, sans attendre ma réponse, il salua et partit.
Je ne doute point qu'on ne raconte encore dans le Marais, pour appuyer la croyance à la niole blanche et aux apparitions, la manière dont fut découvert le noyé du Petit-Poitou, ainsi que sa visite nocturne à la Lousa. Quant au sort du jeune réfractaire, personne n'a pu m'en instruire; mais, le soulèvement tenté par la duchesse de Berry ayant eu lieu deux mois après mon départ, j'ai toujours pensé qu'il s'y était laissé entraîner, et qu'il avait péri dans quelque engagement contre les bleus.
A l'ouest de l'Armor finistérien s'étend une longue pointe granitique, dont l'extrémité se bifurque et forme les deux presqu'îles de Kelern et de Crozon. La dernière de ces presqu'îles dessine un des côtés de la magnifique baie de Douarnenez, ce lac marin au fond duquel dort la mystérieuse cité du roi Gralon. On peut trouver des horizons moins monotones, des rocs aussi bouleversés, des terrains encore plus écorchés par la rafale; mais on chercherait vainement un site dont le caractère fût plus complet. Ce qui distingue le paysage qu'on découvre du haut de cette dune, c'est une harmonie indéfinissable; ce sont les falaises pierreuses le long desquelles coulent des traînées de bruyères en fleurs, les volées de goëlands gris tournoyant au dessus des enceintes druidiques, les linceuls d'algues fauves qui enveloppent les récifs et dont les plis flottent dans les remous; c'est le mélange de grèves, d'écumes, de débris de naufrages, et, par-dessus tout, cette respiration rauque de l'Océan dont les intermittences régulières semblent mesurer le temps. Ailleurs, l'aspect séduit par la variété, ici il impose par son unité: la même impression vous arrive par tous les sens, et cette impression a je ne sais quoi de fortifiant et d'austère. La brise de mer est d'une nature purifiante; comme l'air des montagnes, elle produit une sorte d'excitation salutaire; après l'avoir respirée, on se sent plus d'activité, plus d'initiative; la grandeur du spectacle réagit au dedans et communique à l'être intérieur son énergique gravité. J'éprouvais d'autant plus vivement cette impression, que je retrouvais les rudes paysages de la Bretagne après un long séjour dans l'énervante atmosphère des villes. Ce que je revoyais avait en quelque sorte pour moi le charme du souvenir et celui de la nouveauté. Je reconnaissais mes sensations d'autrefois, mais ravivées et plus entières.
Après m'être arrêté au cap La Chèvre, je me dirigeais vers le nord en suivant le promontoire. J'avais passé Rostudel. J'apercevais en avant quelques arbres rabougris, et, derrière leur feuillage échevelé par la brise, le hameau de Kercolleorc'h, lorsque mon œil s'arrêta, à gauche, sur une étroite oasis dont la verdure rayait la brande. C'était une petite ravine de quelques pas s'inclinant vers la baie et que vivifiait une source appauvrie par les chaleurs de juillet. Au plus profond de ce pli de terrain, quatre pierres brutes avaient été disposées de manière à former une sorte de fontaine que protégeaient quelques touffes de saules. Une jeune paysanne s'y trouvait assise, le bras appuyé sur sa cruche de terre de Cornouaille dont l'orifice était recouvert d'une toile fine et blanche. L'arrangement de son costume flétri témoignait d'un goût remarquable. La coiffe de toile rousse encadrait avec soin l'ovale un peu large de son visage, un petit mouchoir de cotonnade brune évasait gracieusement ses plis sur la nuque et enveloppait les épaules comme deux ailes; une jupe bordée de rouge retombait jusqu'au dessus de la cheville, et laissait voir deux pieds nus d'une forme parfaite et de la couleur du bronze florentin.
Je m'étais arrêté pour la regarder; elle me salua d'un de ces bonjours cadencés qui donnent tant de grâce caressante au vieux langage celtique. Je m'approchai, attiré par la douceur de la voix et par la fraîcheur de la source. En me voyant essuyer mon front, la Rébecca armoricaine me demanda si je voulais boire, et, sur ma réponse affirmative, elle souleva la cruche en riant et approcha le goulot de mes lèvres. Comme je la remerciais à la manière bretonne en lui souhaitant la bénédiction de Dieu, le pas d'un cheval retentit au revers du coteau, et la silhouette d'un meunier se dessina au détour de la montée. C'était un homme jeune encore, à la mine ironique, et vêtu d'un habit de couleur opale qui dénonçait sa profession. Assis de côté sur ses sacs de farine, il cheminait en sifflant et battait la mesure, des deux pieds, contre le flanc de sa monture. Habitué à cette excitation régulière, l'animal n'y prenait point garde, et s'avançait d'un pas philosophique comme trop blasé sur les choses de ce monde pour s'émouvoir ni se hâter. Le nouveau venu salua la petite paysanne par son nom.
—Que la Trinité nous aide! dit-il en riant; voici Dinorah qui tient auberge sur la lande pour les gentilshommes de passage.
—Continuez votre chemin, Guiller Trois-Bouches, répondit Dinorah en riant; il n'y a ici que de l'eau de fontaine, et vos pareils n'aiment que l'eau de feu[3].
[3] Nom breton de l'eau-de-vie.
—Par ma conscience! mon chemin est le tien, reprit le meunier, car je porte les moutures à Kercolleorc'h.
—Sauf ce que la sébille du moulin en aura retiré, dit la jeune fille malignement.
Je souris de cette allusion connue des meuniers bretons, trop sujets à dîmer sur les grains qui leur sont confiés. Guiller hocha la tête.
—Vous entendez la langue de malice (gour lanchenn), dit-il en se tournant vers moi; je l'ai vue trop petite pour m'appeler par mon nom, et maintenant elle pourrait plaider contre un avocat. Que je sois damné si Dieu n'a pas donné aux femmes la parole qu'il a retirée au serpent!
Dinorah se mit à rire.
—Les plus faibles ont droit de se défendre, fit-elle observer; le ver de terre lui-même se redresse contre celui qui l'écrase.
Guiller secoua la tête.
—Oui, oui, continua-t-il ironiquement, la petite sainte n'aime pas les curieux, et, comme les chiens de métairie, elle aboie de loin.
—Les bons chiens n'aboient pas contre les honnêtes gens! objecta finement la paysanne.
—Alors, dis-moi un peu, reprit le meunier, ce que font les chiens de Kercolleorc'h quand Beuzec-le-Noir passe devant ta porte!
Dinorah ne répondit rien et rougit beaucoup; évidemment Guiller avait trouvé le point sensible. Il appuya avec une persistance qui prouvait la rancune, et plaisanta longuement la jeune fille sur son voisin Beuzec, qui me parut être un de ces favoris pour lesquels on avoue difficilement sa prédilection. Dinorah, d'abord troublée, recouvra bientôt sa présence d'esprit, et finit par répondre avec une vivacité acérée. Tous deux épuisèrent leur malignité dans ce duel de paroles. Guiller y mit l'entrain vulgaire des railleurs de profession, la jeune fille une dextérité nerveuse et hardie dans laquelle perçait quelquefois l'amertume. Le meunier parut céder le premier.
—Sur mon baptême! le diable n'aurait pas avec elle le dernier mot, dit-il en me regardant; voici bien la preuve que ce qu'il y a de plus infatigable sur la terre, c'est la mauvaiseté d'une femme.
—Vous mentez, dit vivement Dinorah: ce qu'il y a de plus infatigable, c'est la cravate d'un meunier.
—Pourquoi cela? demandai-je.
—Parce qu'au dire de la tradition, reprit la paysanne en riant, elle peut, sans se lasser, tenir toujours un coquin à la gorge.
Guiller ne parut point se fâcher de l'application du proverbe populaire.
—Allons, dit-il d'assez bonne grâce, la fille est bien instruite et connaît toutes les sentences de malice. Depuis que le froment a du son, les piqueurs de meules ont été exposés à la médisance et au péché. Il n'y a que les petites saintes qui peuvent être filleules de la vierge Marie!
La figure de Dinorah prit une expression sérieuse.
—Ne riez pas des choses bénites, Guiller Trois-bouches, dit-elle presque sévèrement.
—Que le vieux Guillaume[4] me brûle si je ris? répliqua ironiquement le meunier; tout le monde ne sait-il pas bien que tu as eu pour marraine la mère de Jésus?
[4] Nom que les Bretons donnent au diable, dans leurs plaisanteries.
—Assez! interrompit la paysanne visiblement scandalisée.
Mais le meunier n'était pas homme à s'arrêter dans une revanche, d'autant plus qu'il avait rencontré mon regard qui l'interrogeait.
—Monsieur ne connaît pas l'histoire! dit-il d'un ton narquois. C'était après la naissance de Dinorah; on l'avait conduite à l'église; le bedeau venait d'apporter la coquille de sel, et le recteur décrochait déjà son étole, quand on accourut dire que celle qui avait été choisie pour marraine venait de mourir. La chose parut un signe de malheur, ainsi que Monsieur peut croire, et on se demandait comment l'innocente serait baptisée; mais on vit tout à coup sortir de la chapelle de la Vierge une belle créature, vêtue de dentelles et de soie, qui se proposa pour tenir l'enfant, et qui, le baptême achevé, disparut sans qu'on ait pu savoir comment. Certaines gens ont dit que c'était une étrangère du haut pays venue pour voir la mer, et qui avait aidé, par hasard, à faire une chrétienne, mais ceux de Kercolleorc'h, qui ont plus d'esprit que le pauvre monde, ont assuré que c'était la vierge Marie elle-même, en raison de quoi ils ont appelé Dinorah la petite sainte.
Je regardai la jeune fille, et je lui demandai si ceci n'était point un conte inventé par le meunier.
—Guiller sait mentir, même quand il n'invente pas! répliqua-t-elle avec une brusquerie qui indiquait une conscience blessée; mais, après tout, sa moquerie ne peut rien changer dans ce que Dieu a voulu: pour rire des étoiles, on ne les fait pas tomber du ciel!
A ces mots, elle doubla le pas malgré la cruche qu'elle portait sur sa tête, et nous devança dans le sentier, de manière à rompre l'entretien. Guiller me regarda de côté.
—En voilà de la fierté! me dit-il ironiquement; la petite ne veut pas renoncer à avoir une marraine au-dessus du firmament.
Je reportai les yeux avec curiosité sur Dinorah, qui continuait à marcher devant nous. Ce n'était point la première fois que j'entendais parler de ces créatures d'élection qu'un heureux hasard avait faites les protégées de quelque sublime patron. Je savais qu'en Bretagne, où la légende chrétienne s'est partout substituée à la mythologie gauloise, où la Vierge et les saints ont remplacé les fées de l'Armor, ces interventions surhumaines ne sont point aujourd'hui sans exemple. J'avais entendu citer la fouacière de Saint-Matthieu, dont l'ange Gabriel pétrissait les pains azymes, et le pilote de l'île de Batz, à qui Jésus-Christ avait appris les paroles qui relèvent les navires en détresse; mais c'était la première fois que je voyais de mes yeux une de ces favorites du ciel. Bien que familiarisé depuis longtemps avec les inventions de la fantaisie populaire, j'avais quelque peine à entrer dans ce nouveau domaine, à prendre au sérieux la naïveté de cette foi qui me transportait en plein moyen-âge. Je contemplais tout surpris cette pauvre paysanne qui se croyait sincèrement filleule de la reine des anges, et qui sentait sur elle une bénédiction particulière. Cette persuasion avait, du reste, imprimé à toute sa personne un caractère de pureté plus digne et plus sereine; une fois averti, on en restait frappé. C'était la grâce de la jeunesse avec la fermeté de l'âge mûr et la placidité de la vieillesse. Sous cette enveloppe sans éclat, on devinait une flamme intérieure dont le reflet brillait doucement au fond de deux yeux couleur de mer. Je n'eus point le temps de demander au meunier de nouvelles explications: nous étions arrivés à une cabane de gabarier[5], que j'appris alors être celle du père de Dinorah. La maisonnette était de granit, couverte en ardoises, contre l'usage, et d'un aspect moins misérable que celles qui parsèment nos grèves. On avait profité d'une échancrure assez profonde du coteau pour ménager derrière la cabane un courtil bordé d'aubépines et de troënes. En avant s'ouvrait une petite crique pailletée de coquillages dont les débris nacrés étincelaient au soleil. A l'ouverture même de cette espèce de port, des filets séchaient sur le roc, et une barque était échouée; le gabarier dormait au pied du rocher, la face tournée vers le sable et le front appuyé sur ses deux bras repliés.
[5] Nom donné, en Bretagne, aux bateliers qui exploitent les produits maritimes, tels que varechs, galets, sables marins, etc.
—Voila Salaün qui récite la prière de saint Lâche, dit le meunier en me montrant le dormeur avec le manche de son fouet; ces fermiers de la mer sont les protégés de Dieu: tandis qu'ils dorment, la semaille se fait sous l'eau, leur moisson grandit, et, le jour venu, ils n'ont qu'à récolter. Je gage que le père Salaün fait maintenant quelque rêve royal! il voit entre deux eaux le grand congre aux yeux de perle ou le banc de sardines d'argent, et il engage son âme au diable pour avoir le filet qui prend tout. Nous arrivons tout juste pour sauver un chrétien de la damnation.
A ces mots, il rapprocha ses deux mains réunies en forme de porte-voix, et poussa un de ces cris prolongés par lesquels les marins s'appellent sur mer. Le gabarier se secoua aussitôt et releva la tête. Guiller éclata de rire.
—Eh bien! vieux marsouin, dit-il, tu vois que les gens de terre savent aussi parler, au besoin, ta langue marine.
—J'ai cru que c'était un canonnier de marine qui me hélait, répliqua ironiquement Salaün, en faisant allusion à la maladresse proverbiale de ces derniers pour tout ce qui concerne les habitudes nautiques.
—Allons, tout le monde sur le pont! reprit le meunier, qui continuait à parodier le langage du gaillard d'avant; j'apporte de quoi faire le biscuit.
Il avait délié les cordes qui tenaient les sacs de mouture attachés sur le bât; Salaün vint l'aider. Je profitai du moment pour m'informer des moyens de visiter les belles grottes de Morgate; Salaün m'offrit sa barque, nous tombâmes d'accord du prix, et il fut convenu que nous partirions à la descente de la marée, qui était alors étale. En attendant, je gravis le rocher qui fermait au nord la petite crique, et le lac de Douarnenez m'apparut sous les lueurs déjà obliques du soleil. Les côtes brunes s'arrondissant autour des eaux bleues, çà et là empourprées par des rayons plus vifs ou moirées par de blanches lueurs, donnaient à la baie entière l'apparence d'un gigantesque coquillage aux bords rugueux et à l'intérieur irisé de nacre. On apercevait, de loin en loin, les voiles blanches des pêcheurs ou les voiles roses des gabariers qui glissaient à l'horizon et allaient se noyer parmi les splendeurs du soir. Aucun bruit dans cette immense étendue, si ce n'est la rumeur de la mer et quelques bourdonnements d'insectes. L'odeur marine des algues arrivait jusqu'à moi mêlée aux parfums mielleux des troënes et à la senteur amère des genêts. Les pointes de Saint-Hernot, de Morgate et de Trebéron se dressaient successivement au nord comme des bastions géants; çà et là des hameaux tachetaient la lande.
Après avoir longtemps promené les yeux sur ce merveilleux spectacle, je les abaissai vers la petite anse creusée à mes pieds. Le meunier et Salaün étaient rentrés; je n'apercevais plus que la gabare échouée, le cheval broutant les rares gazons marins qui veloutaient le roc, et quelques oiseaux de mer se jouant le long des anfractuosités. Mais bientôt Dinorah parut. Elle portait la quenouille de roseau passée à sa ceinture et tournait le fuseau en marchant; son tablier relevé se gonflait des grains de rebut que rejette le vanneur. Je la vis monter la petite colline qui aboutissait au rocher où je m'étais assis. Arrivée au sommet, elle regarda autour d'elle, leva la main comme si elle eût appelé aux quatre coins du ciel, et se mit à répéter je ne sais quel chant sans paroles et sans rhythme. Presqu'aussitôt des gazouillements lui répondirent, et une douzaine d'oiseaux s'élancèrent pour recevoir la pâture. Je voyais la jeune fille, dont la silhouette se découpait sur l'azur du ciel, semer le grain en chantant à demi-voix, tandis que les bouvreuils, les roitelets et les rouges-gorges, voletant alentour, l'enveloppaient dans leurs évolutions aériennes. Le tout, éclairé par les clartés du soir, formait un tableau rustique et charmant; on eût dit une de ces idylles en quelques vers telles que nous en a laissées la poésie sicilienne. Je voulus rejoindre la petite sainte, mais elle m'arrêta par un geste.
—Si monsieur approche, les oiselets vont partir, dit-elle, en me les montrant qui tournaient déjà la tête d'un air inquiet et qui gonflaient leurs ailes.
Je lui demandai comment elle avait pu les apprivoiser.
—Comme toutes les créatures du bon Dieu, en leur montrant que je les aimais. Quand l'hiver vient et que la terre est gelée, je leur jette la graine sur le seuil, et, dans le temps des fleurs, ils s'en souviennent.
En ce moment, le meunier et Salaün reparurent; le premier appela son cheval, qui jeta un regard de regret mélancolique sur les gazons marins, mais se résigna à obéir. A leur approche, les oiseaux de Dinorah s'envolèrent.
—Voilà encore la petite sainte qui fait l'aumône aux mendiants de l'air, dit Guiller en nous rejoignant; aurait-elle parmi eux quelque messager qui lui apporte des nouvelles de sa marraine?
—Pourquoi non? répliqua le gabarier; si nos pères n'ont pas menti, il y a des oiseaux qui connaissent les routes dans la mer d'en haut, et qui peuvent porter une lettre aux bienheureux du paradis.
—C'est donc le contraire de mon cheval, reprit le meunier, car il porte, de ce pas, de la mouture à un damné de l'enfer.
—Vous allez à la Pointe-du-Corbeau? demanda Salaün.
—Voir si le père du mal n'a pas encore emporté le vieux Judok-Naufrage.
Ce dernier nom me frappa: de récentes recherches faites aux archives judiciaires de la marine me l'avaient fait rencontrer, et je me souvins alors avoir ouï dire que celui qui le portait devait habiter encore quelque point de nos côtes bretonnes. Mes questions à Salaün et au meunier dissipèrent bientôt tous mes doutes. L'habitant de la Pointe-du-Corbeau était bien l'homme traduit en 1812 devant le tribunal maritime de Brest, sous l'accusation de crimes qu'on n'avait pu prouver, et renvoyé absous. Guiller lui apportait la mouture du mois, et s'inquiétait de savoir s'il le trouverait à sa cabane, quand le pêcheur lui dit:
—Tu vas le savoir, car voici son fils, Beuzec-le-Noir.
A ce nom, je me retournai vers le nouveau venu: c'était un jeune paysan, vêtu d'un costume de toile en lambeaux. Sa chevelure rousse lui tombait jusqu'au cou, et sa main droite serrait un bâton de houx noueux, tandis que la gauche retenait un bissac sur son épaule. On cherchait vainement dans ses traits le type calme et pur des Cambriens. Sa face élargie, son front déprimé, ses yeux enfoncés, ses dents aiguës, tout semblait accuser l'origine tartare; son visage et ses membres avaient pris sous le soleil une teinte foncée qu'échauffaient, au-dessous, quelques glacis rougeâtres; c'était ce qui l'avait fait appeler Beuzec-le-Noir. L'aspect de ce jeune homme avait je ne sais quoi de repoussant et de terrible.
Beuzec avait ralenti le pas en nous apercevant, sans changer pourtant de direction. Dinorah, qui s'était retournée comme moi en l'entendant nommer, affectait maintenant de filer sans le regarder. L'œil de Beuzec se fixait, au contraire, sur la jeune fille, et il me parut évident qu'il était tout à la fois attiré par elle et repoussé par nous. Guiller l'appela de loin avec la familiarité hardie qui lui semblait habituelle.
—Arrive donc, coureur de sentiers! cria-t-il en remuant les bras; ne vois-tu pas qu'on veut te parler?
Beuzec marcha encore plus lentement.
—Il faudrait un bout de filin à trois nœuds pour lui faire comprendre le breton, objecta Salaün.
Beuzec parut près de s'arrêter.
—Le meunier veut savoir si Judok est chez lui, dit alors Dinorah sans lever les yeux et en continuant à filer.
Le vagabond ne répondit pas immédiatement; il promena sur nous un regard scrutateur, puis répliqua:
—Il n'y a que ceux qui viennent de la Pointe qui peuvent le savoir.
—Et d'où viens-tu donc? demanda Salaün.
—Parbleu! d'où il vient toujours, répondit Guiller, de la petite guerre. Ne voyez-vous pas qu'il a le bissac de picorée sur l'épaule? Qu'as-tu maraudé aujourd'hui, voyons, pupille du diable; fruit ou racine, chair ou poisson?
Il fit un geste comme s'il eût voulu porter la main sur la besace; mais un éclair passa dans l'œil du vagabond, et son bâton de houx se releva lentement.
—Beuzec vient de la lande, dit la jeune fille en s'entremettant; je l'ai vu il y a une heure du côté des terriers.
—Est-ce qu'il se serait mis à chasser comme les gentilshommes? demanda ironiquement Guiller.
—Pourquoi donc pas? dit le vagabond avec humeur.
—Et qu'as-tu fait de ton fusil et de ton chien? reprit le meunier.
—Voici le fusil des coureurs de sentiers, répliqua Beuzec en montrant son bâton noueux, et j'ai là, dans mon bissac, le chien de chasse de sainte misère!
A ces mots, il plongea la main dans la poche la plus profonde, et en retira un petit animal très vif, de couleur sale, aux yeux enflammés et le museau humide de sang.
—Un furet! s'écria Salaün; je comprends à cette heure pourquoi les messieurs du manoir se plaignent de ne plus trouver de lapins dans la garenne; c'est toi qui les braconnes avec ta vermine.
Beuzec éclata de rire.
—Ah! nous savons les trouver, nous autres, reprit-il d'un accent de triomphe; Jean qui tue m'en a encore étranglé quatre aujourd'hui; voyez!
Et il retira de la seconde poche du bissac plusieurs jeunes lapins qui portaient au cou les traces de la dent du furet. Il nous les montra avec un rire féroce en les pressant du pouce et faisant couler le sang.
Guiller lui demanda s'il voulait vendre son gibier.
—Pas ici, répliqua-t-il; j'irai à Crozon, où l'aubergiste me l'achètera pour du vin de feu.
Il avait repris les lapins; et allait les replonger dans sa besace; mais il se ravisa tout à coup, en saisit un, et le jeta sans rien dire devant Dinorah. Celle-ci le regarda comme si elle n'eût point compris.
—C'est le plus beau, dit brusquement Beuzec, la petite sainte peut le prendre.
Salaün ne permit point à sa fille de répondre, et repoussa du pied le présent.
—Emporte ta chasse, dit-il d'un ton rude, nous ne mangeons que le gibier pris par des chrétiens.
Beuzec tressaillit et parut un instant déconcerté; mais il redressa bientôt la tête comme une vipère, fit entendre un de ces éclats de rire faux et stridents qui m'avaient déjà étonné, puis replaça le bissac sur son épaule sans répondre et disparut au penchant du promontoire.
—Eh bien! et son lapin! dit Guiller, qui montra l'animal resté à terre.
—Tu le lui rapporteras! répondit brusquement Salaün.
Le meunier releva le gibier, qu'il examina avec un regard de convoitise friande.
—Du diable si j'ai vos scrupules, maître Salaün, dit-il; l'animal est gras comme un nourrisson de neuf mois, et, arrangé au vin blanc, ça serait un mets royal; aussi j'ai grande envie d'accepter pour vous le cadeau.
Et comme il vit que le pêcheur allait répliquer:
—Au reste, nous nous arrangerons, moi et Beuzec, ajouta-t-il, vu que je vais le retrouver là-bas. Aucun de vous n'a de commission pour Judok-Naufrage?
Je répondis que je désirais le voir, et que, si la barque pouvait venir me prendre à la Pointe-du-Corbeau, j'accompagnerais Guiller jusque chez le vieux naufrageur. Salaün parut éprouver quelque répugnance pour cet arrangement, qu'il finit pourtant par accepter. Après avoir pris congé de Dinorah, je partis avec le meunier.
—Monsieur va voir un drôle de païen, dit celui-ci lorsque nous fûmes en route; dans le pays, on le croit donné au diable, et, à vrai dire, voilà bien longtemps qu'ils vivent en compérage. M'est avis que, si on mettait ses péchés à la file, il y aurait de quoi paver le chemin de Camaret à Crozon. Il a seul fait venir plus de navires à la côte depuis vingt années que tous les vents de suroit[6], et il a promené ses fausses balises et ses feux de tromperie depuis Loquirek jusqu'à Trevignon.
[6] Sud-ouest.
Je demandai si cet odieux métier l'avait enrichi.
—C'est à savoir, dit Guiller; Judok vit à la Pointe comme un chercheur de pain[7], mais nul ne pourrait dire si sa pauvreté est un mensonge. Souvent Dieu vous punit du bien mal acquis en vous donnant l'avarice, et alors la richesse ressemble à une maladie intérieure qui vous ronge le cœur.
[7] Klasker bara, mendiant.
Nous traversions une campagne de plus en plus ravagée. A droite se dressait un encadrement de rochers qui nous cachait les flots; à gauche, l'œil se perdait sur une bruyère desséchée: des blocs de quartz blanc perçaient, de loin en loin, le sol dépouillé, comme des ossements gigantesques exhumés par le vent de mer; enfin, au tournant d'un monticule, nous aperçûmes la hutte de Judok. Bâtie dans une fente, à la pointe d'une petite crique, elle se confondait presqu'avec les dentelures de granit du promontoire. Le toit, adossé à un rocher, était couvert d'algues marines retenues par d'énormes galets. La carcasse d'une tête de cheval se dressait à l'une des extrémités, tandis qu'à l'autre pendait une touffe de chanvre. Le meunier me la fit remarquer.
—C'est son enseigne d'autrefois, me dit-il; le métier de noyeur d'hommes n'était que pour les grands jours; d'ordinaire il écorchait les bêtes mortes et filait des cordes. Aussi les vieux du pays ne le considèrent pas comme un chrétien, et disent que c'est un kacouss.
J'avais déjà rencontré dans l'Arhès quelques restes de cette caste maudite, livrée aux mêmes industries que les parias de l'Inde et rejetée comme eux de la société commune. Assez nombreux autrefois pour avoir nécessité des dispositions particulières dans les ordonnances civiles et religieuses de la Bretagne, les kacouss s'étaient longtemps cachés aux lieux les plus solitaires, repoussés par l'église elle-même, qui ne leur permettait d'entendre les offices qu'à la porte du temple, sous les cloches. Quant à leur origine, la tradition était multiple et douteuse: les uns les tenaient pour des Gypsians ou Bohêmes, les autres pour des Juifs lépreux, quelques-uns pour des Sarrazins emmenés captifs à l'époque des croisades. Les ducs de Bretagne leur avaient d'abord interdit l'agriculture et le commerce; mais, au XVe siècle, voulant diminuer le nombre des mendiants, François II leur permit de prendre des fermes avec des baux de trois ans et de faire le trafic du fil ou du chanvre dans les lieux peu fréquentés. Ces nouveaux priviléges ne leur furent accordés qu'à la condition de porter une marque de drap rouge sur leurs vêtements. Bien que le temps eût fait disparaître toutes ces distinctions, le préjugé populaire avait survécu. Le petit nombre de kacouss, dont l'origine était restée visible, continuait à vivre à l'écart, séparé de tous par une muraille de mépris. Pour ceux que je venais de voir dans la montagne, cette réprobation n'avait eu d'autre résultat que l'ignorance et la misère. Si l'on disait vrai, j'allais en voir un dont elle paraissait avoir envenimé le cœur et nourri la méchanceté.
Nous trouvâmes Judok devant sa porte, occupé à détordre de vieux bouts de cordage recueillis sur la grève. C'était un petit vieillard très maigre et complétement chauve. Son visage, couleur de brique, était sillonné en tous sens de rides si creusées, que le soleil n'avait pu les brunir jusqu'au fond, et qu'elles dessinaient, sur la peau, un dédale de lignes plus blanches qu'on eût pris, au premier aspect, pour un tatouage. La bouche dégarnie était rentrée et sans lèvres, le front fuyant, le nez recourbé; l'œil avait une mobilité farouche, et la mâchoire inférieure une sorte de tremblement: on eût dit une bête fauve qui mâche à vide.
A ma vue, Judok fit un mouvement de surprise qui ressemblait à de la frayeur. Cependant il ne se leva point, et ses doigts continuèrent à parfiler le chanvre; mais son regard me suivait avec cette oscillation fiévreuse qui lui semblait habituelle. Guiller s'aperçut de son inquiétude.
—Eh bien! vous ne m'attendiez pas en si bonne compagnie, vieux fileur du cordes! dit-il en ricanant.
—Que cherche le gentilhomme sur nos côtes? demanda Judok, dont l'œil ne pouvait me quitter.
—Vous, peut-être, dit le meunier.
Le kacouss se leva et laissa tomber la corde qu'il effilait. Je tâchai de le rassurer en lui expliquant que j'avais suivi Guiller pour voir le pays, et que j'attendais le bateau de Salaün à la Pointe-du-Corbeau. Il parut satisfait, grommela une malédiction contre le meunier qui continuait à rire, et alla prendre un des bouts du sac qu'il venait de décharger. Tous deux le portèrent à la cabane, où je les suivis; mais, à peine entré, Judok s'arrêta avec un cri et laissa retomber la poche de mouture. Il venait d'apercevoir Beuzec accroupi sur le foyer et occupé à recouvrir de cendre des pommes de terre qu'il retirait de sa besace.
—Lui! s'écria le kacouss avec une indicible expression de surprise; que les saints nous protégent! Par où est-il entré?
—Il me paraît qu'il n'y a pas à choisir, dit Guiller en montrant la porte.
—Non, non! reprit le cordier avec force; quand je suis sorti, il n'y était pas; je n'ai point quitté le seuil, et il n'a pu passer sans être vu.
—Par où alors serait-il venu? demandai-je en regardant autour de moi la cabane, qui n'avait aucune autre ouverture.
—C'est ce que le reptile seul pourrait dire, murmura Judok, qui lança au jeune garçon un regard où la colère se mêlait à la crainte.
Beuzec avait tout écouté d'un air indifférent, et continuait à ranger ses pommes de terre sur le foyer.
—Qu'est-ce qui étonne mon père? dit-il enfin tranquillement; le vent ne sait-il pas bien entrer sans qu'il y ait de porte?
—Entendez-vous, s'écria le kacouss, il l'avoue! Le malheureux peut venir et aller sans que je le sache; je ne suis plus le maître dans mon pauvre logis! il peut tout prendre ici à sa fantaisie!...
—Il y a donc à prendre, mon père? demanda Beuzec en appuyant pour la seconde fois sur cette appellation avec une ironie de tendresse.
Le cordier se retourna vers lui l'œil allumé.
—Qui a dit cela? s'écria-t-il.
—C'est vous, répliqua Beuzec.
—Tu mens!
—Demandez au gentilhomme! A vous entendre, on dirait qu'il y a dans la cabane un trésor.
Beuzec avait prononcé ces derniers mots plus lentement, la tête basse, et regardant le vieillard en-dessous. Celui-ci se redressa.
—Où ça, un trésor? bégaya-t-il, où l'as-tu vu, damné que tu es? montre-le donc, parle, voyons, vite, dis où est le trésor?
Le jeune garçon ne répondit rien; il continuait à sifflotter entre ses dents d'un air sardonique. Judok se retourna vers nous.
—Dieu lui a donné une tête de brute[8], dit-il en ricanant; il chante comme les goëlands de la grève, sans savoir ce qu'il dit. Plût à Dieu que le pauvre homme d'ici eût un trésor! Il bluterait sa farine plus blanche et ferait ses miches plus grandes.
[8] Expression bretonne; pour désigner un fou on dit pen-saout, mot à mot, tête de brute.
—Allons, vieille pratique, ne criez donc pas toujours misère, ou je croirai que vous roulez sur l'or, interrompit Guiller; vous pouvez compter les bouchées, pourvu que vous ne comptiez pas les petits verres.... En route la bouteille de vin de feu.
Le cordier parut embarrassé. Il grommela entre ses dents quelques mots que le meunier ne dut point entendre plus que moi, mais dont il comprit l'intention.
—Ah! pas de flibuste, Judok-Naufrage! interrompit-il presque sérieusement, ou je ne vous apporte plus de mouture! Ma meule ne tourne que pour les bons enfants.
Le kacouss parut céder à la menace de Guiller. Je savais déjà que la rareté des moulins, dans plusieurs parties de la Bretagne, mettait les habitants solitaires et dispersés à la merci des meuniers. En refusant leur pratique, ceux-ci pouvaient les affamer, et on m'avait cité, dans l'Arhès, des exemples singuliers de leur tyrannie. L'un d'eux avait forcé son voisin à transporter le blé qu'il faisait moudre à six lieues de sa ferme, et je l'avais vu faire jusqu'à trois et quatre voyages avec sa charrette et son attelage avant d'obtenir sa mouture. Je ne fus donc surpris ni de la menace de Guiller, ni de la condescendance du cordier. Ce dernier s'était approché d'un vieux coffre fermé à clé d'où il retira une bouteille à moitié vide et trois verres d'inégale grandeur. Il posa les verres sur la table, Guiller s'empara du plus grand.
—Faisons bonne mesure, compère, dit-il en le tendant à son hôte, les routes sont aujourd'hui aussi chaudes que la gueule d'un four, et les chrétiens ont besoin de rafraîchissements.
Malgré l'invitation, la main de Judok versait si précautionneusement, que le verre ne pouvait se remplir. Deux ou trois fois, il s'arrêta court; mais le meunier restait le bras tendu et l'obligeait à verser de nouveau. Il ne retira le verre que lorsqu'il fut plein.
—Maintenant au gentilhomme! dit-il en m'indiquant; il y a toujours profit à trinquer avec les honnêtes gens.
La générosité forcée de Judok lui donnait un air d'anxiété si plaisante, que malgré ma répugnance, j'acceptai la maligne invitation du meunier. La main de notre avare échanson remplit le second verre avec force hésitations et tremblements; mais, quand il en vint au troisième, qui lui était destiné, le comique prit des proportions véritablement merveilleuses. Partagé entre sa ladrerie et son goût pour le vin de feu, Judok versait à demi, s'arrêtait, puis reprenait avec des grognements de convoitise et de désespoir d'une indicible bouffonnerie. Il porta enfin le verre à ses lèvres en gémissant; poussa une exclamation de joie dès qu'il eut goûté, puis, subitement repris par la pensée de la dépense, soupira de nouveau, but une seconde fois pour se consoler, et s'épanouit encore jusqu'à ce qu'il revînt au cruel souvenir. J'assistais à cette pantomime de l'Harpagon sauvage avec une admiration d'artiste qui me faisait complétement oublier la laideur de la réalité. Cependant il me parut qu'après avoir vidé son verre, le vieil écorcheur fléchissait dans ses principes, et que la sensualité avait momentanément vaincu l'avarice. Il reprit, d'un air décidé, la bouteille qu'il avait posée sur la table et voulut remplir de nouveau son verre; mais je le vis s'arrêter avec une expression de stupeur: la bouteille était vide! Il se retourna vers le foyer; Beuzec n'y était plus.
Guiller riait aux éclats, mais sans comprendre comment le vin de feu avait pu disparaître. Judok paraissait en proie à une agitation qui tenait de l'épouvante et de la colère. Il nous regardait l'un après l'autre de ses petits yeux gris et inquiets en répétant:—Qui a bu? qui a bu?
—Pour sûr ce n'est pas le gentilhomme, car son verre est encore plein, dit Guiller, et que Dieu me damne si c'est moi; vous avez chez vous un pupille du diable.
—Le reptile! s'écria Judok; c'est donc lui? Mais où et comment? Vous l'avez vu?
Son regard nous interrogeait avec angoisse, en allant de l'un à l'autre. Le meunier continuait à rire sans répondre. Je déclarai que, pour ma part, je n'avais rien remarqué. Judok continuait à agiter sa bouteille qu'il ne pouvait croire vide. Je voulus enfin donner un dénouement à l'aventure en prenant une petite pièce de monnaie que je jetai sur la table. A cette vue, le cordier tressaillit, un sourire traversa sa physionomie de renard, et il étendit la main pour saisir ce dédommagement inattendu; mais une autre main plus prompte, qui sortit de dessous la table, s'en empara, et Beuzec, se dressant tout à coup sous nos pieds avec un éclat de rire, s'élança vers la porte de la cabane. Judok se mit en vain à sa poursuite; le jeune garçon était trop agile pour qu'il pût le rejoindre. Nous le vîmes disparaître dans une fente du promontoire aux bords de laquelle Judok dut s'arrêter.
—L'argent est allé rejoindre le vin de feu, dit Guiller en riant. Sur mon salut! le reptile, comme il dit, est un garçon avisé, et je ne m'étonne plus si, dans le pays, on lui donne une origine noire; mais voici Salaün qui aborde, et je vous conseille de descendre, car ne comptez pas qu'il vienne vous chercher jusqu'ici: il a encore plus peur du diable que je n'ai peur de la mer.
Je rejoignis le vieux gabarier, qui se tenait à la poupe, appuyé sur sa gaffe. Dès que j'eus mis le pied dans la barque, il poussa au large, et nous nous trouvâmes au milieu des algues qui frangeaient la grève. Il fallut louvoyer quelques minutes dans un archipel de petits récifs contre lesquels la vague bouillonnait en soupirant. Nous allions doubler la dernière pointe, quand j'aperçus Judok debout sur le rebord de la roche où Beuzec lui avait échappé, un bras étendu et le poing fermé comme s'il menaçait encore. Salaün imprima à la barque une brusque déviation qui l'éloigna du promontoire. Je lui dis en souriant de se rassurer, que ce n'était point à nous qu'en voulait l'écorcheur: il secoua la tête.
—L'ami du diable est ennemi de tout le monde, murmura-t-il à demi-voix; Monsieur n'aura qu'à s'en prendre à lui-même, si tout à l'heure il ne fait pas bon sur l'eau salée.
—Craignez-vous un grain? demandai-je.
Salaün plia les épaules.
—Demandez à ceux qui l'envoient! dit-il avec humeur; quand je suis parti, rien ne s'annonçait, et maintenant il y a un nuage sur la Pointe-du-Corbeau!
Je regardai dans la direction indiquée; une sorte de fumée blanche montait, en effet, dans le ciel et commençait à en salir l'azur. La brise fraîchissait de plus en plus; on voyait les crêtes des vagues se border d'une écume verdâtre; le bruit du ressac devenait plus rauque, et les rivages effaçaient à demi leurs contours dans une transparente bruine. Cependant l'horizon avait conservé sa limpidité, et j'avais assez souvent observé les annonces d'orage pour ne trouver, dans ce que j'apercevais, aucun signe sérieusement alarmant. Il me parut évident que les superstitieuses préventions du gabarier lui faisaient oublier sa propre expérience. Je m'assis donc tranquillement sur le rebord du bateau, laissant pendre au dehors une de mes mains qui effleurait, en se jouant, la cime des flots.
Nous contournions lentement la baie, dont tous les aspects passaient successivement sous nos yeux. La côte présentait tantôt des plages couvertes d'un sable nacré que les coquillages émaillaient comme des fleurs, tantôt des dunes pierreuses aux flancs sculptés par la mer. Ici c'étaient de hautes pyramides rougeâtres et pailletées de mica qui se dressaient aux bords du promontoire, là des galeries aériennes d'un chiste ardoisé s'avançant au-dessus des vagues comme des balcons de fer aquatiques. De loin en loin, le roc creusé par les flots dressait de gigantesques arcades sous lesquelles tourbillonnaient des essaims de goëlands gris, tandis que la mer, brisée à tous ces écueils, les entourait de son murmure plaintif. Nous commencions à distinguer l'ouverture de la caverne marine vers laquelle nous nous dirigions. Née de la mer, comme l'indique son nom celtique, la grotte de Morgate ou Morgane[9] occupe la base d'un haut promontoire entièrement dépouillé. Le cintre surbaissé que forme l'entrée de la grotte s'ouvre sur les flots comme la mâchoire à demi noyée d'un cétacé gigantesque. Il fallut se coucher sur les bancs au moment où la barque s'y engagea. Nous passions du jour à une obscurité subite qui ne nous permit d'abord de rien voir; mais cette nuit sembla s'éclairer insensiblement: une clarté bleuâtre pénétrait par l'entrée, glissait le long des parois et allait s'arrêter au fond, sur une petite grève de sable fin. Lorsque l'œil, habitué à cette ombreuse lueur, put saisir l'ensemble, je me levai involontairement avec un cri d'admiration. La voûte de la grotte se dressait à quarante pieds au-dessus de nos têtes, revêtue d'une sorte de vitrification qui se prolongeait des deux côtés jusqu'aux flots. De longues veines d'un rouge sombre et d'un vert pâle qui marbraient cette immense nef lui donnaient je ne sais quelle somptuosité sauvage; on eût dit le palais d'une des divinités de notre orageux océan. Au milieu se dressait un rocher de granit rose poli par la vague; l'onde, abritée, frissonnait à ses pieds, à peine ridée par le souffle du dehors.
[9] Morgane vient de deux mots celtiques, mor, mer, et gannet, enfanté. C'est par corruption que le nom de Morgane a été transformé en celui de Morgate.
Notre barque, qui obéissait là au moindre mouvement de l'aviron, en fit le tour, et nous arrivâmes au fond de la grotte: elle était terminée par la petite grève que j'avais déjà aperçue et par deux couloirs qui se perdaient sous la montagne. A chaque oscillation du flux, on entendait la vague s'y plonger avec un gémissement sonore. Je demandai à Salaün où conduisaient ces routes mystérieuses.
—C'est ce que pourrait dire la pennérèz de Rozan, répliqua le gabarier; Monsieur doit avoir entendu les fileuses chanter son histoire.
Ce nom fut, pour ma mémoire, tout un réveil: je me rappelai le vieux guerz de Génoffa, dont le drame se dénouait en effet au lieu même où nous nous trouvions arrêtés.—Génoffa habitait, dit le poète breton, le château puissant[10], à l'embouchure de la rivière de Laber. Elle était fille d'un seigneur qui l'avait vu naître et grandir comme la ronce des haies, sans y prendre garde. L'enfant était restée païenne, car aucun prêtre n'avait traversé la rivière depuis que la tour jetait son ombre sur les eaux, et l'île appartenait au démon, le signe saint n'ayant jamais été tracé sur la terre, ni sur les hommes. Génoffa vivait là sans autre dieu que son désir. Montée sur une vache blanche dont les cornes étaient dorées, elle courait à travers les joncs du rivage, le long des landes en fleurs, sur les coteaux alors couverts de chênes, et saisissait les oiseaux au vol dans un filet de soie. Un jour qu'elle allait traverser le carrefour d'un taillis, elle vit venir derrière elle un cavalier qui montait un taureau noir aux cornes argentées. Génoffa sentit un frémissement dans sa chair, et, sans y penser, elle ralentit le pas de sa monture. Alors l'étranger s'approcha et se mit à lui parler avec tant de douceur, que la jeune païenne se sentit transportée dans le monde des fées.
[10] On trouve encore dans l'île de Rozan les ruines du vieux château de Mur ou de Meur, mot qui, en celtique, signifie beaucoup, et exprime l'idée de puissance, comme le prouve le surnom donné au Grallon appelé dans nos ballades Grallon-Mur.
«La vache blanche et le taureau noir allaient côte à côte, si lentement, qu'ils pouvaient brouter les pousses nouvelles aux deux revers du chemin.
»Et le bruit de leurs pas sur les pierres du sentier retentissait dans le cœur de Génoffa comme de la musique.
»Il lui semblait que tous les arbres étaient couronnés de fleurs, que les oiseaux chantaient sous chaque feuille, et que la brise de mer avait l'odeur de l'encens[11].
[11] A veoc'h venn bez'ez camp gand ar cozle-tarv du, etc.
»La dangereuse rencontre se renouvela plusieurs fois; à chaque entrevue, l'enchantement de Génoffa grandissait.
»Si bien qu'elle ne voulait plus que ce que voulait l'étranger.
»Et qu'un soir la vache blanche revint seule au château puissant: sa maîtresse était restée avec le cavalier inconnu.
»Le seigneur de l'île de Rozan se mit aussitôt à leur poursuite à la tête de ses soldats. Tous tenaient une épée nue de la main droite et un poignard dans la gauche, afin d'être prêts à frapper;
»Car le seigneur avait promis de couvrir avec une pièce d'or chaque tache que ferait sur eux le sang de l'étranger.
»Lorsqu'il les vit venir, celui-ci prit Génoffa dans ses bras, monta sur son taureau noir, et s'élança dans la mer, et gagna la grotte merveilleuse.
»Arrivé là, il crut être maître de la jeune fille; mais elle se mit tout à coup à avoir honte et à trembler.
»—Laissez-moi, Spountus[12], dit-elle toute pâle; j'entends ma mère pleurer entre les planches de sa bière.
[12] Spountus, surnom donné au démon: mot à mot l'effroyable.
Avoalc'h, Spountus, émé, droug-livet éné drem, etc.
»—C'est le bruit du flot contre la falaise, fit observer le cavalier.
»—Ecoutez, Spountus, ma mère parle sous la terre bénite.
»—Et que dit-elle, pauvre créature?
»—Elle dit qu'elle ne veut point donner sa fille, corps et âme, sans allumer les cierges et sans faire chanter les prêtres.—Qu'il lui soit donc accordé ce qu'elle demande, chère âme; je n'ai jamais méprisé les morts.
»A ces mots, l'inconnu fait un signe, et voilà que des prêtres et des acolytes surgissent de l'obscurité; ils entourent le rocher qui se trouve au centre de la grotte.
»Ils le recouvrent d'un tapis de soie damassé et d'une nappe de dentelle; ils allument les cierges, ils font brûler l'encens, et la cérémonie du mariage commence.
»Au moment où l'union est prononcée, Génoffa pousse un cri, car elle sent que l'anneau d'argent brûle son doigt; mais il est trop tard!
»Spountus a saisi sa main et l'emmène à travers les routes sombres ouvertes au fond de la caverne. Le cœur de la jeune païenne frissonne et devient froid. Elle se serre contre l'inconnu, qui est devenu le seigneur de sa vie.
»Ecoutez, Spountus, on dirait que là-bas, au-dessus de notre tête, retentissent des plaintes et des grincements de rage.—C'est le bruit que font les ouvriers en minant les pierres de la montagne, ma douce âme.
»—Cher mari, je sens tomber sur mon visage une pluie de larmes chaudes.—C'est l'eau qui coule du rocher, Génoffa.
»—Moitié de ma vie, l'air que nous respirons ici me brûle comme si j'approchais d'une fournaise.—C'est le vent qui vient du cœur de la terre, madame.
»—Joie et salut de mes jours, regarde, du feu, du feu, du feu partout!—C'est l'enfer, païenne! tu es maintenant à moi pour l'éternité[13].»
[13] Peoch, Spountus, grigonez ha klemmou zo azé, etc.
Pendant que je murmurais ces derniers vers du guerz breton, la barque avait achevé son circuit, elle se retrouva en face du rocher de granit rose qui avait conservé dans le pays le nom d'Autel-du-Diable. Je demandai à Salaün si Spountus ne hantait plus la grotte où son mariage avait été célébré. Au lieu de répondre, il fit glisser la barque vers l'entrée, et quelques instants après, nous nous trouvions de nouveau sous le ciel. Le gabarier laissa alors flotter sa rame, se retourna vers la sombre ouverture qui béait derrière nous, puis, me regardant:
—Monsieur devait faire sa question quand il a visité la Pointe-du-Corbeau, dit-il avec intention, Judok-Naufrage aurait pu vous répondre.
—Est-ce donc ici qu'il reçoit la visite de son maître? demandai-je en riant.
Salaün me jeta un regard de côté, parut hésiter; puis, comme un homme à qui la mauvaise humeur ôte la honte:
—C'est ici! dit-il brusquement.
—Vous l'avez aperçu?
—Comme j'aperçois mon bateau.
—Et ce n'était ni un jour d'aire neuve, ni un soir de pardon?
—C'était une nuit de gros temps, et je n'avais bu que de l'eau de fontaine.
—Où vous trouviez-vous donc?
—Là-bas, à l'ancre, près de la Petite-Roche aux Plumes. C'était dans ma jeunesse; j'avais l'œil bon et l'oreille fine, sans compter qu'il y allait de la liberté, vu que les navires saxons[14] croisaient sans cesse à l'horizon, et que leurs péniches fouillaient toutes les nuits les stations de pêche: c'était miracle de leur échapper; j'avais déjà deux de mes cousins sur les pontons. Aussi un gabier de grande hune n'eût pas fait meilleur garde. Mon regard allait de la mer à la côte, quand tout à coup l'ouverture de la caverne marine s'éclaira, et un trait de flamme partit vers le ciel, d'où il retomba sous forme d'étoiles.
[14] Nom donné aux Anglais par les Bretons.
—C'était un signal!
—Qui fut compris, car bientôt après la pirogue de Judok parut au milieu des récifs et s'enfonça dans la grotte.
—Et vous l'en avez vue ressortir?
—Pas elle, dit Salaün, dont la voix s'altérait à ce souvenir, mais une autre barque telle que les hommes n'en ont jamais construite: elle avait la couleur de l'eau et rasait la vague de si près, qu'on ne pouvait les distinguer l'une de l'autre. Six ombres étaient assises de chaque côté, maniant les avirons qui s'enfonçaient dans la mer sans faire aucun bruit, et, près du gouvernail, un homme rouge se tenait debout. Elle passa comme une rafale! Je la suivis de l'œil jusqu'à l'horizon; mais, au moment où elle disparut, un coup de tonnerre éclata au loin et fit trembler toute la baie. Comprenant alors que Dieu livrait la mer au démon, je levai l'ancre pour regagner la terre.
—De sorte que la terrible apparition n'eut aucune suite?
—Faites excuse, Monsieur; il se leva un vent de sud qui ouvrit pendant trois jours tous les étangs du ciel; les barques de pêche rentrèrent; on fit mauvaise garde dans les forts, et les Saxons en profitèrent pour surprendre le plus petit, dont ils égorgèrent la garnison; vous pouvez encore voir d'ici ses ruines.
Il se redressa pour me les montrer; mais la nuée blanche que j'avais vue monter dans le ciel au moment du départ s'était insensiblement condensée en une brume de couleur fauve, qui voilait les côtes, s'avançait vers la mer comme un cercle de fumée, et resserrait de plus en plus l'espace lumineux dans lequel notre barque naviguait. Salaün me jeta un regard où se révélaient, à expressions égales, l'inquiétude et le triomphe. Dans sa pensée, ce brouillard subit confirmait ses prédictions. Ainsi qu'il l'avait prévu, en quittant la Pointe-du-Corbeau, nous subissions la maligne influence de l'écorcheur. Ne voyant point quel obstacle sérieux pouvait nous opposer le nuage humide qui menaçait de nous entourer, je lui demandai, en souriant, s'il ne saurait pas bien trouver sa route malgré l'obscurité.
—L'obscurité n'est rien, répliqua le gabarier, qui promena autour de lui un regard scrutateur, je naviguerais les yeux fermés dans toutes nos passes; mais la science des hommes ne peut rien contre le brouillard de maléfice! Là où il descend, les quatre aires de vent changent de place, les brisants flottent au milieu des courants, les côtes montent ou s'abaissent selon la volonté du malin esprit; l'œil ne peut voir, ni la raison comprendre, il n'y a plus d'autre pilote que le bon Dieu!
J'aurais souri de l'explication du gabarier, si une partie des hallucinations qu'il venait de décrire ne s'étaient presque immédiatement produites. Au moment où la brume nous enveloppa, tout parut se transformer et passer du réel dans la région du rêve. Devenu le jouet des plus singuliers mirages, je voyais les rocs détachés de leur base et suspendus dans les airs où ils semblaient flotter; des anses fantastiques se creusaient aux flancs de la falaise; les toits d'un village se dessinaient à la place du groupe d'écueils que nous avions dû éviter en venant. Ces erreurs de sens étaient, pour la plupart, très fugitives, mais tellement renaissantes et multipliées, que l'esprit finissait par en être troublé. De rectifications en rectifications, on arrivait à ne plus se reconnaître et à douter même de son orientation. Au bout d'un quart d'heure, je n'aurais pu dire de quel côté se trouvait la terre, de quel côté l'Océan. Salaün avait échappé à cette confusion en évitant de regarder autour de lui. Penché sur la mer, dont il interrogeait les flots, il cherchait le courant bien connu qui devait nous conduire au rivage. Quand il fut certain que la barque y était entrée, il releva la tête plus rassuré. Les images trompeuses devenaient d'ailleurs moins fascinantes à l'approche de la terre; on commençait à distinguer les véritables contours de la grève. Le courant nous avait fait un peu dévier vers la Pointe-du-Corbeau, que je crus reconnaître à travers la brume. J'allais demander au gabarier si je n'étais pas encore le jouet d'une illusion; quand il poussa un cri et me saisit le bras:
—Voyez, dit-il, en me montrant l'extrémité du promontoire, la cabane de Judok!...
—Eh bien?
—Elle est en feu.
Une lueur rougeâtre, à demi noyée dans le brouillard, éclairait en effet les cimes du rocher. On eût pu la prendre pour un rayon du soleil couchant qui perçait les nuées, si son intermittence n'eût trahi les mouvements de la flamme. Je criai à Salaün de mettre le cap sur la Pointe du Corbeau, ce qu'il exécuta sans objections. La vue du feu lui avait momentanément fait oublier ses préventions, et il y courait avec l'empressement ordinaire aux habitants de nos campagnes. C'est que, de tous les désastres qui peuvent les frapper, aucun n'éveille la même terreur, ni, par suite, les mêmes sympathies. L'orage n'atteint pas tous les champs, et, au pire, ne compromet qu'une seule moisson; la maladie n'enlève que le laboureur ou l'attelage; l'impôt de guerre même, cette épidémie politique qui emporte l'argent, laisse après lui quelques ressources; mais, dans nos métairies isolées, l'incendie dévore tout, édifices, meubles, instruments, troupeaux: il détruit à la fois le présent et l'avenir, et réduit le plus souvent ceux qu'il a dépouillés au bâton du mendiant. Le rapide secours des voisins peut seul permettre d'arracher quelques débris; aussi, quand la flamme brille à l'horizon, quand le cri: au feu! a retenti dans les paroisses, tous s'émeuvent en même temps. Le moissonneur laisse sa faucille sur le sillon, la mère remet au berceau l'enfant qu'elle allaite, le pâtre abandonne ses génisses, le prêtre lui-même interrompt sa prière commencée, et tous accourent vers le grand ennemi. Pour s'empresser de secourir les autres, il suffit alors de penser à soi; l'égoïsme même conseille le dévouement, et la terreur donne du courage.
En approchant du rivage, nous distinguâmes des hommes, des femmes, des enfants qui avaient également vu le feu et accouraient dans toutes les directions. Dès que la barque eut abordé, nous gravîmes rapidement la falaise, et nous aperçûmes enfin distinctement l'incendie, qui semblait concentré à l'intérieur de la cabane. Les flammes cependant commençaient à percer la toiture et en sortaient par bouffées étincelantes; autour de la hutte se pressaient les gens accourus des habitations les plus voisines, mais tous se tenaient inactifs, regardant le feu et échangeant des exclamations confuses. Je demandai vivement ce qui empêchait d'entrer: on me répondit que la porte était fermée, et tous mes efforts, joints à ceux de Salaün, ne purent l'ébranler. Contre l'ordinaire, elle était d'une seule pièce, fortement bâtie en chêne et barrée à l'intérieur. Pendant que je tâchais de la soulever, un gémissement retentit dans la cabane. Nous nous arrêtâmes en même temps.
—C'est la voix de Judok, dit le gabarier.
Tous les assistants s'étaient approchés et se pressaient sur le seuil pour entendre. Le gémissement se renouvela, mais cette fois une voix ironique l'interrompit.
—Le cordier n'est point seul! m'écriai-je.
Un éclat de rire strident sembla me répondre. Il y eut un mouvement général parmi les auditeurs, qui se rejetèrent en arrière. Je prêtai de nouveau l'oreille; les soupirs plaintifs et l'accent railleur continuaient à se faire entendre; il me semblait distinguer aussi des coups répétés qui ébranlaient la terre. Salaün et plusieurs autres s'étaient d'abord timidement rapprochés, puis avaient reculé de nouveau. Sans partager leur effroi, j'étais surpris et troublé. Évidemment il se passait chez l'écorcheur quelque chose d'étrange. Je me retournai vers les spectateurs en les excitant à briser la porte; mais, groupés à quelques pas, ils restèrent immobiles. Je m'adressai alors à Salaün, et je lui reprochai de laisser périr un voisin sans secours. Le vieux gabarier, qui regardait l'incendie les mains sous les aisselles, secoua la tête:
—Ceci n'est pas un feu allumé par les chrétiens, dit-il avec conviction, l'aide des hommes n'y peut rien!
—Alors nous essaierons des secours de l'église, dit un prêtre qui parut au haut du sentier.
Tout le monde se découvrit; je courus à sa rencontre, et je lui expliquai en quelques mots ce qui se passait. C'était un vieillard encore vert et doué de cette activité du cœur toujours en éveil.
—Êtes-vous certain que cette porte est la seule entrée? me demanda-t-il.
—Certain, répliquai-je.
Il ordonna à ceux dont les demeures étaient les moins éloignées de courir chercher des haches et des leviers. Pendant ce temps je voulus faire le tour de la hutte pour m'assurer de nouveau qu'elle n'avait aucune autre issue; mais je fus bientôt arrêté. Bâtie dans une fissure et comme incrustée dans le rocher, elle n'avait de libre accès que sur le devant. Je venais de gravir, sans but précis, les premiers ressauts de la roche à laquelle s'appuyait la cabane, et mon regard en fouillait machinalement les anfractuosités, quand, à travers la brume rendue plus épaisse par l'approche de la nuit, je crus voir une forme noire monter, atteindre le sommet du roc, puis disparaître, comme si elle eût glissé au revers de la pointe qui surplombait à la grève. Cependant l'apparition avait été si rapide, que je doutais moi-même de sa réalité. Je cherchais le moyen de m'avancer davantage, dans l'espoir de m'éclairer, quand les coups frappés à la porte de la hutte me rappelèrent. Enhardis par la présence du prêtre, les paysans commençaient à l'ébranler; quelques coups de pic donnés dans la baie achevèrent de dégager le battant de chêne, qui fut violemment repoussé à l'intérieur. Un jet de fumée et d'étincelles força d'abord les paysans à reculer, mais l'entrée se trouva libre presqu'aussitôt. Le recteur se hasarda le premier; je le suivis jusqu'au foyer, où nous trouvâmes Judok étendu dans une mare de sang; néanmoins il respirait encore. Le prêtre m'aida à le porter au-dehors, tandis que les autres se rendaient maîtres du feu. La charpente et tout ce qui donnait prise à la flamme avait été déjà consumé, il ne restait plus que quelques poutrelles qui achevaient de brûler. Outre le toit de la cabane, qui avait complétement disparu, la plupart des meubles étaient réduits en cendres. Un lit clos, caché dans un enfoncement du rocher comme dans une alcôve de granit, avait seul échappé; on y transporta le kacouss. Il avait repris quelques forces, et sa main droite s'était machinalement repliée vers sa poitrine. Le recteur y remarqua alors trois profondes blessures qui semblaient épuisées de sang. Il les examina un instant, puis, regardant Judok, dont les paupières à moitié entr'ouvertes laissaient voir un œil fixe et vitré, il se retourna de mon côté avec un froncement de sourcils facile à comprendre. Je tressaillis malgré moi.
—Tout est-il donc fini? demandai-je en français, afin de ne pas être entendu des paysans qui nous entouraient.
—J'ai vu trop d'agonies pour me méprendre sur les approches de la mort, répondit-il dans la même langue; le malheureux ne passera point la nuit.
—Ne croyez-vous pas cependant qu'il faudrait réclamer les soins du médecin?
—Faites et confiez le blessé à la prudence humaine, pendant que je le recommanderai à la clémence de Dieu.
—Écoutez, on dirait qu'il veut quelque chose.
Le cordier avait en effet rouvert les yeux; il faisait un visible effort pour parler. Une expression d'épouvante et de prière désespérée illuminait son visage terreux, toutes ses rides tremblaient d'un mouvement convulsif, ses lèvres remuaient sans pouvoir articuler; enfin le mot de confession sortit comme un cri des profondeurs de son être. Le recteur fit signe aux paysans de se retirer; je les suivis pour donner mes instructions à l'un d'eux, qui courut emprunter un cheval et partit à la recherche du médecin.
Pendant ce temps, la nuit était venue, et le brouillard s'était insensiblement dissipé. Le ciel, sans un seul nuage, était constellé d'innombrables étoiles qui se reflétaient au loin sur la face azurée de la mer. L'air apportait des odeurs marines mêlées aux senteurs mielleuses des fleurs de blé noir. Jamais soirée plus sereine n'avait éclairé un plus sombre spectacle. Tandis qu'autour de nous tout était fraîcheur, parfum et douceur, devant nos yeux se dressait cette ruine sans toiture, toute calcinée par les flammes, et d'où s'exhalait encore une légère fumée; le sol était jonché de charbons mal éteints, et vers le fond, sous la saillie du rocher noirci, un mourant confessait ses crimes! De la place où nous nous trouvions, je ne pouvais l'apercevoir, mais j'entendais, par instants, le sifflement de sa voix entrecoupé de plaintes. Le prêtre, assis à terre et l'oreille penchée, écoutait ces aveux arrachés sans doute à l'agonie bien moins par le repentir de la faute que par la crainte du châtiment. Tous les assistants regardaient tête nue; les femmes s'étaient agenouillées; un silence profond planait sur cette scène et ajoutait à sa lugubre solennité.
Le sentiment que ce qui venait de s'accomplir sortait des faits naturels était si général parmi les spectateurs, qu'aucune supposition n'avait été faite, aucune explication hasardée. Moi-même j'étais resté tout entier à la surprise. Remis de ma première émotion, je m'efforçai de comprendre. Là où les voisins de Judok ne supposaient que la main du démon, je voyais celle d'un meurtrier; mais quel était-il? Comment et pourquoi avait-il frappé? A toutes les questions faites pour m'éclairer, les paysans ne répondaient que par des exclamations entrecoupées de silences craintifs. Je ne savais plus où chercher la lumière, quand le recteur m'appela. La confession du naufrageur était achevée; mais, gagné par un demi-délire, il continuait à parler d'un accent saccadé.
—J'essaierais en vain désormais de me faire entendre, dit le prêtre à demi-voix; j'ai tiré du malheureux tout ce que j'en pouvais espérer. Je ne puis plus qu'adoucir ses dernières heures par les secours de l'église. Je vais chercher les saintes huiles; assistez-le jusqu'à mon retour, si vous le pouvez.
Il partit, et j'allai prendre place près de l'agonisant. Salaün vint me rejoindre. Partagé entre la curiosité et la crainte, il se tint debout à quelques pas, les mains jointes sur son bonnet de laine. Judok ne paraissait point s'être aperçu du départ de son confesseur; il continuait à parler comme s'il eût été là, tantôt sur le ton de la confidence, tantôt avec l'exaltation de la douleur ou de la colère. Dans le premier instant, je ne compris rien à ses incohérentes divagations. Suivant à la fois plusieurs ordres d'idées de manière à les quitter, à les reprendre, à les confondre, il dérouta longtemps toute mon attention. Cependant, peu à peu, une lueur se fit dans ce chaos. Quelques mots saisis au passage me mirent sur la voie. J'adressai au mourant plusieurs questions auxquelles il ne répondit point tout de suite, mais seulement après un long intervalle, comme si la parole eût eu besoin de ce temps pour arriver jusqu'à son cerveau. Je pus ainsi donner une sorte de direction entrecoupée à son égarement et faire jaillir, de loin en loin, un rapide éclair; mais cette espèce d'instruction fut lente et difficile. Le langage de Judok était une perpétuelle énigme; on eût dit une formule à laquelle le déplacement des termes avait ôté toute signification; il fallait retrouver le sens logique vingt fois brisé, et remettre à sa place chaque partie. Salaün, d'abord indifférent, finit par comprendre mes intentions et par s'associer à mes efforts. A travers les détours de cet étrange interrogatoire, je pus enfin saisir un fil conducteur. Les souvenirs du mourant, obscurcis sur plusieurs points, étaient, sur certains autres, d'une singulière précision; mais, soit affaiblissement d'esprit, soit croyance, il mêlait, dans ses révélations, les détails d'un crime vulgaire au sentiment d'une intervention surnaturelle, et semblait rattacher le vol et l'assassinat à l'idée du démon. L'œil égaré, la main crispée, il nous montrait, dans l'enfoncement du rocher, un creux plus sombre par où l'esprit malfaisant était venu. Salaün mit un genou à terre, et remarqua alors, à l'endroit désigné, un interstice naturel qui paraissait correspondre avec le dehors. Je me rappelai à ce moment l'entrée inexplicable de Beuzec lors de ma première visite à la cabane et l'espèce d'ombre que j'avais vue fuir pendant l'incendie. Cependant Judok continuait ses divagations interrompues, d'où ressortirent de nouveaux éclaircissements. Le maudit l'avait surpris comptant ses pauvres épargnes... il l'avait frappé avec le couteau à manche de corne... il avait mis un tison sous le toit... et il avait fouillé sous le foyer pour tout emporter!...
A mesure que chaque détail était ainsi arraché, nos yeux allaient en chercher la preuve. Salaün découvrit le couteau parmi les cendres éparpillées, et je remarquai, pour la première fois, que la pierre de l'âtre avait été dérangée. C'était là, sans doute, que le trésor de l'avare se trouvait caché. Une pioche dont on s'était servi pour fouiller au-dessous m'expliquait les coups sourds que nous avions entendus du dehors. Salaün fit observer que celui qui avait frappé semblait connaître tous les secrets de la cabane.
—D'autant plus que c'était la sienne, répliquai-je.
Le gabarier releva la tête.
—Monsieur soupçonne aussi le garçon sans baptême? dit-il d'un ton qui prouvait que la même idée lui était venue.
Je lui expliquai rapidement les indices qui m'avaient frappé. Salaün écouta d'un air pensif et garda quelque temps le silence.
—Oui, dit-il enfin comme s'il se fût parlé, c'est ainsi que les choses devaient finir; le bon Dieu y a mis la main.
—En faisant tuer un père par son fils! m'écriai-je.
—Beuzec-le-noir n'est point du sang de Judok, répliqua le gabarier, et c'est le père du mal qui l'a mis dans sa maison. J'ai vu la chose de mes yeux. Le cordier et moi, nous demeurions alors vers la Pointe du Raz, où l'on dirait que les brisants attirent les navires. Aussi, pendant six années que j'y ai demeuré, je ne me suis jamais chauffé qu'avec du bois qui avait flotté sous voile.
—Et votre voisin travaillait, sans doute, à ce que vous ne pussiez point en manquer?
—Oui, oui, celui qu'on ne nomme pas lui fournissait chaque jour de nouveaux piéges contre les bâtiments en dangers; mais tôt ou tard il devait se faire payer son salaire, et pour cela il allait envoyer à Judok un des siens.
—Que voulez-vous dire?
—Ce qui est arrivé, Monsieur. C'était un soir de printemps; le suroit fouettait la mer à en emporter des morceaux, quand un gros trois-mâts en détresse parut au débouquement de l'île de Sein. C'était pitié de voir ces pauvres planches baptisées emportées par le vent et le flot. Tous ceux de la côte étaient accourus; on se montrait l'un à l'autre le navire à l'agonie, mais sans pouvoir rien faire. Judok-Naufrage se tenait tout seul sur son rocher, la gaffe à la main. On eût dit qu'avec la malice de son regard il attirait le bâtiment. Nous vîmes le trois-mâts aller à lui jusqu'à quatre ou cinq encâblures de la grève; là il rencontra la Couette-de-Plume: c'est un écueil qui ne découvre qu'aux équinoxes! Aussitôt il s'arrêta court, les voiles s'abattirent, et tout s'en alla en débris. Nous étions accourus pour voir s'il arriverait quelque naufragé; mais la mer n'apportait que des coffres, des futailles et des planches brisées. Personne n'avait encore le cœur d'y toucher. Judok seul était à l'ouvrage, dans la houle jusqu'au ventre et joyeux comme un chat-huant qui mange des roitelets, quand voilà tout-à-coup quelque chose de noir qui glisse entre deux lames; le cordier jette son croc et amène une cage. Au-dedans il y avait un grand oiseau noyé, tel qu'aucun de nous n'en avait jamais vu, et au-dessus un garçon à moitié nu qui se mit à danser de joie en poussant des cris de bête féroce: c'était celui qu'on a appelé Beuzec[15].
[15] C'est-à-dire le noyé.
—Et comment le naufrageur arriva-t-il à l'adopter pour fils?
—Faites excuse, Monsieur; ce fut lui qui adopta le Naufrageur pour père. Lorsque Judok remonta à sa hutte, il le suivit à la manière du chien qui suit son maître. Ce jour-là, le kacouss le laissa venir, mais le lendemain, il essaya de le chasser. Le garçon mis dehors rentra dès que la porte fut rouverte; on lui refusa de la nourriture, il en vola; on voulut le battre, il se mit en défense et rendit coups pour coups. Enfin personne ne peut dire ce qui se passa entre eux; mais le nouveau venu força l'écorcheur à le garder sous son toit et à lui donner une part de son pain. Quand il apprit à parler, il l'appela son père comme par moquerie, car Judok, lui, ne le nommait jamais que le reptile; aussi a-t-on toujours cru dans le pays que Beuzec était venu du fond de l'abîme, envoyé par l'esprit du mal pour veiller ici à l'accomplissement du pacte.
L'explication du gabarier m'était donnée avec un tel accent de sincérité, que je ne pouvais mettre en doute sa conviction. Pour lui, ainsi que pour la plupart de ceux qui se trouvaient là, Beuzec-le-Noir n'était pas un fils du démon dans le sens symbolique, mais dans le sens réel; ils y voyaient une de ces incarnations de l'ange déchu si fréquentes dans nos légendes et nos contes populaires. J'aurais bien voulu interroger le mourant à cet égard; mais, pendant l'espèce d'à parte que je venais d'avoir avec Salaün, le désordre de son esprit était allé croissant. Il murmurait maintenant des mots anglais, parlait de guinées, et faisait le geste de compter une monnaie absente. Quelle que fût l'incohérence de ses paroles, j'y trouvai autant de révélations; elles expliquaient et confirmaient ce que les pièces du procès qu'il avait autrefois subi m'avaient déjà fait soupçonner. Dans ce moment, le gabarier, qui était retourné vers le foyer et avait plongé la main à plusieurs reprises dans le vide creusé au-dessous, m'appela précipitamment; parmi quelques poignées de terre, il venait de retirer une pièce d'or à l'effigie du roi Georges. Ce dernier indice achevait la démonstration.
—Voici la preuve que Judok a bien été, ainsi qu'on l'en accusait, l'espion de l'Angleterre, lui dis-je, et le secret de la grotte s'explique désormais de lui-même. Votre démon était un officier en uniforme qui venait recevoir les confidences du cordier, et la barque mystérieuse, une de ces yoles couleur de mer, aux avirons garnis de feutre qu'exigent les expéditions nocturnes. Où vous avez cru voir les ruses de Satan, il n'y avait que les précautions d'un traître.
Salaün me regarda: mon explication l'avait évidemment frappé; mais ce ne fut que la surprise d'un moment. La tradition avait, dans cette âme, de trop profondes racines pour que la logique pût l'en arracher. Il fit un signe de doute, et garda le silence, preuve certaine d'une croyance qui ne veut pas se discuter elle-même. J'avais mieux à faire que d'essayer de le convaincre. Le plus nécessaire, pour le moment, était de retrouver celui que je supposais coupable. Je parcourus la grève, je fis fouiller les rochers, mais sans rien découvrir. Comme nous revenions, je trouvai les paysans groupés dans la cabane. Le prêtre se tenait agenouillé devant le lit de Judok, et derrière lui un enfant portait les saintes huiles. Tous deux étaient arrivés trop tard.
Je m'approchai avec l'émotion involontaire que cause toujours l'aspect de la mort. L'écorcheur venait de s'éteindre dans une convulsion dont tout révélait encore l'horreur suprême. Un de ses bras était tordu sous sa tête, tandis que l'autre se raidissait sur la couche de paille. Aucune main pieuse n'avait refermé ses paupières qui laissaient voir une orbite blanche et renversée; les traits crispés par l'agonie avaient une expression si douloureusement terrible, que, malgré moi, je détournai les yeux. Le prêtre éprouva sans doute la même sensation, car il prit le ballin[16] qui recouvrait le lit et le tira sur la tête du trépassé. On lui apporta ensuite une assiette pleine d'eau qu'il bénit; on la posa près du chevet funèbre avec une branche de buis en guise de goupillon; deux chandelles de résine furent allumées, et une vieille femme s'assit, le chapelet à la main, sur l'âtre calciné par l'incendie. C'était la veillée des morts qui commençait; les assistants se dispersèrent, et je regagnai la barque avec le gabarier.
[16] Couverture d'étoupe.
La nuit était remarquablement sereine; on entendait les moindres clapotements de la mer le long des récifs, et une petite brise qui ne gonflait que le haut de notre voile poussait lentement l'embarcation. Assis au dernier banc, je tenais l'écoute, tandis que Salaün était à l'arrière, la main sur la barre. Encore sous l'impression de ce qui venait de se passer, nous gardions tous deux le silence. Les dentelures de la côte, qui se dessinaient vigoureusement sur un ciel à demi éclairé, passaient successivement sous nos yeux. Quelquefois, d'un clocher lointain que nous ne pouvions apercevoir, le tintement de l'heure nous arrivait à travers le calme de la nuit.
La barque avait déjà doublé la dernière pointe, et nous apercevions la petite crique du gabarier, quand celui-ci se leva à demi et plaça sa main au-dessus de ses yeux. Je suivis la direction de son regard; et j'aperçus sur la grève, alors éclairée par les étoiles, deux ombres en mouvement. Bien que la distance et la demi-obscurité ne permissent pas de les distinguer, leur agitation semblait annoncer une lutte. Par instants, elles s'arrêtaient comme pour s'expliquer, puis l'une d'elles s'écartait vivement poursuivie par la seconde, qui l'arrêtait de nouveau et la forçait de reprendre l'entretien. A mesure que notre barque approchait, le débat s'animait de plus en plus. Tout à coup un cri perça la nuit et nous arriva distinctement. Salaün se redressa.
—Dieu me sauve! c'est la voix de Dinorah, s'écria-t-il saisi.
Je me levai pour mieux voir, mais on n'apercevait plus rien: les deux ombres avaient disparu de l'espace lumineux pour se perdre dans l'obscurité du promontoire. On entendait encore un murmure de voix toujours plus élevé, puis un nouveau cri nous arriva; le gabarier y répondit par un de ces hêlements prolongés qui s'échangent au loin sur la mer, et saisit une rame pour accélérer la marche du canot. Au même instant, les deux ombres reparurent, l'une courant vers les vagues, l'autre la poursuivant. Nous n'étions plus qu'à quelques pas du rivage; je reconnus Beuzec et Dinorah. Celle-ci qui nous avait aperçus, s'élança droit à notre rencontre. Au moment où notre barque toucha la grève, elle entra dans les flots et se précipita à la poupe, qu'elle saisit des deux bras avec un cri de joie. Beuzec qui, à notre vue, avait ralenti sa poursuite, se jeta brusquement à droite et disparut. On ne pouvait songer à le poursuivre parmi les rochers et au milieu de la nuit. La jeune fille occupait d'ailleurs toute notre attention. Le gabarier l'avait soulevée pour l'asseoir près de nous et l'accablait de questions; mais encore haletante de la course et de l'émotion, elle ne put d'abord répondre que par des mots entrecoupés: cependant le ton me rassura. Revenue de son trouble, elle s'était mise à rire selon l'habitude des jeunes filles qui veulent cacher leur confusion.
—Mais que s'est-il donc passé? Pourquoi criais-tu, et que voulait le reptile? s'écria Salaün inquiet.
—Ce n'est rien, dit-elle, sans répondre directement; quand on est seule, on prend peur; je ne savais pas ce qui avait pu vous retenir sur la mer et j'étais à la grève pour vous voir venir.
—Mais Beuzec?
—Eh bien! il est arrivé quand je vous attendais là; il m'a dit qu'il allait quitter le pays, et... il m'a proposé... de partir avec lui!
—Démon! murmura le gabarier.
—Pour sûr, il est arrivé quelque chose d'extraordinaire, reprit Dinorah, car il parlait comme un homme ivre, et cependant il n'y avait pas de vin de feu dans son haleine. Il m'a dit que, si je le suivais, il me ferait plus riche que la femme d'un gentilhomme, et, comme je n'avais pas l'air de croire, il m'a montré plein ses mains de pièces d'or.
J'échangeai un regard avec Salaün.
—Et alors? repris-je.
—Alors, dit la jeune fille émue, j'ai eu peur... Je lui ai demandé où il avait trouvé ce trésor; mais il s'est mis à le compter, à le faire sonner sans répondre, et en riant de son méchant rire. Quand j'ai voulu rentrer, il m'a barré le passage; il m'a encore parlé de partir. Plus je refusais, plus il me montrait d'argent en disant que tout serait à moi. Enfin, j'ai voulu fuir, mais il m'a saisi les deux mains en disant qu'il m'emmènerait malgré moi. Comme il était le plus fort, j'ai crié, et c'est alors que j'ai entendu la voix de mon père qui venait de la mer.
—Ainsi notre arrivée vous a sauvée? repris-je.
—Votre arrivée et ma marraine, répliqua la jeune fille, en portant instinctivement la main à une petite relique cachée dans son corsage; ceux qui sont protégés des grands saints n'ont rien à craindre du mauvais esprit.
Ces dernières révélations changeaient mes soupçons en certitude; le crime du reptile était désormais pour moi hors de doute. Salaün lui-même parut ébranlé; quant à Dinorah, elle ne savait rien de ce qui s'était passé à la Pointe-du-Corbeau. En l'apprenant, elle poussa une exclamation d'horreur. Nous venions de gagner la maison où le gabarier m'avait proposé de passer la nuit; elle m'adressa d'une voix tremblante des questions auxquelles je répondis en racontant tout ce que je savais. A mesure que je parlais, elle devenait plus pâle, et je vis qu'elle était prise d'un tremblement. Quand j'eus achevé, elle joignit les mains, ferma les yeux, et se laissa glisser sur un banc appuyé au mur. Elle ne disait rien, mais des larmes glissaient sous ses paupières et descendaient silencieusement le long de ses joues. Je me rappelai alors l'allusion railleuse faite par le meunier à notre première rencontre. Guiller avait-il parlé sérieusement? La pitié de la petite sainte pour le réprouvé s'était-elle réellement transformée en un sentiment plus tendre? Plusieurs détails que je me rappelais maintenant pouvaient le faire croire. Chez la paysanne comme chez la grande dame, le cœur est le même et glisse sur les mêmes pentes. Femme, elle avait pu céder à cette ambition féminine de dévouement qui en a séduit tant d'autres; elle s'était trouvée de celles que l'abandon attire, que le péril encourage, que la méchanceté malheureuse attendrit. Comme sainte Thérèse, elle avait peut-être plaint le démon de ne connaître que la haine, et avait rêvé une rédemption par l'amour. En tout cas, je n'eus ni les moyens, ni le loisir de m'en assurer, car avant que j'eusse pu lui adresser la parole, Salaün, qui était sorti pour dégréer la barque, l'appela par son nom. A cette voix, Dinorah se redressa en sursaut, passa la main sur ses yeux et sortit brusquement.
Au-dessus du rez-de-chaussée qui formait le logement du gabarier s'étendait un grenier, auquel on arrivait par une échelle et sans autre plancher que des fagots jetés en travers des poutrelles. Ce fut là que je passai la nuit sur une couette de balle d'avoine. Quelque fée bretonne y avait sans doute caché l'herbe qui endort, car, lorsque je me réveillai, le soleil filtrait à travers le chaume et dessinait, autour de moi, mille réseaux lumineux. Les roitelets, cachés dans toutes les crevasses du toit, gazouillaient joyeusement, et les pinsons leur répondaient sur les troënes du courtil. Quant à la maison, aucun bruit ne s'y faisait entendre. Je me levai à la hâte, et je descendis. Il n'y avait personne au rez-de-chaussée. Tous les meubles étaient en ordre, et le sol balayé, les cendres du foyer relevées, annonçaient que les maîtres du logis étaient sortis pour longtemps. En regardant par la petite croisée, à un seul carreau, qui donnait sur la grève, je vis en effet que la barque n'était plus là.
Je connaissais trop bien les libertés de l'hospitalité bretonne pour que cette absence me causât ni surprise, ni embarras. J'allai à la table et je relevai une manne d'osier renversée, sous laquelle se trouvait le pain noir enveloppé d'une petite nappe à frange. Faisant ensuite glisser la table elle-même, j'aperçus dans l'espèce de coffre qu'elle recouvrait, le beurre et le lait mis en réserve. Je choisis ce que je préférais, et je me mis à déjeûner avec la confiance que donne ce titre d'envoyé de Dieu accordé par le paysan de l'Armor à celui qui vient s'asseoir à son foyer. Quand j'eus achevé, je remis tout en place, laissant, pour mon hôte absent, une pièce de monnaie que, présent, il eût peut-être refusée. Je refermai, en sortant, la porte de la cabane avec ce loquet de bois, dont la vue m'a toujours rappelé la chevillette et la bobinette du Petit Chaperon-Rouge, puis, reprenant ma route par les landes, je me dirigeai vers Crozon.
Le soleil, déjà élevé sur l'horizon, commençait à frapper directement le promontoire, rendu plus aride par une longue sécheresse. Je suivais un pli de la colline où n'arrivait aucun souffle de la brise de mer. Le sol, ouvert par la chaleur, était entrecoupé de larges fissures au bord desquelles les bruyères et les ajoncs penchaient leurs touffes jaunies. On n'apercevait à droite ni à gauche aucun village, aucune ferme; à peine si quelques champs cultivés annonçaient, de loin en loin, la présence de l'homme. J'avais ralenti le pas, fatigué du poids du jour, de la longueur de la route et de la morne solitude qui m'entourait, quand un compagnon inattendu se montra à l'extrémité d'un sentier: c'était le meunier Guiller. Il me reconnut, poussa un cri d'appel, et pressa, pour me rejoindre, le pas de sa monture.
—Monsieur vient de la Pointe-du-Corbeau? dit-il en portant la main à son bonnet bleuâtre; que Dieu fasse miséricorde aux pécheurs! le vieux Judok-Naufrage a donné un terrible exemple; mais le diable n'a fait que commencer l'ouvrage, maintenant c'est aux gens de justice de finir, et voilà qu'on leur amène pour ça Beuzec-le-Noir.
Je demandai s'il était vraiment arrêté.
—Depuis ce matin, répondit le meunier; on l'a pris au moment où il essayait de voler une barque à l'anse de Dinant, et, en le fouillant, on a trouvé sur lui plus de pièces d'or qu'il n'a jamais gagné de sous. Je viens de le rencontrer dans une charrette, garotté comme un sanglier.
Guiller ajouta beaucoup de suppositions sur l'origine de cet or, sans paraître soupçonner la vérité. Profitant de son humeur causeuse, je l'interrogeai à loisir sur le reptile, et j'appris de lui tout ce qui pouvait expliquer cette étrange nature. Jeté sur les côtes bretonnes par la tempête, ainsi que me l'avait raconté Salaün, l'enfant naufragé avait grandi dans l'isolement et la réprobation; tout le monde l'avait repoussé, et il était devenu l'ennemi de tout le monde. Comme le sauvage, il avait vécu de ruse, d'hostilité et de patience: sa vie était devenue une perpétuelle embuscade.
Maraudeur insaisissable, il échappait à toutes les poursuites sans que rien pût lui échapper, et cette miraculeuse adresse avait encore confirmé la superstition populaire. D'abord quelques voisins dépouillés par lui s'étaient vengés; mais des désastres inattendus, et dont l'auteur restait invisible, leur avaient toujours fait cruellement expier cette audace; aussi la haine s'était-elle tempérée par la crainte. On fermait les yeux sur les déprédations de Beuzec, pour n'avoir pas à les punir; il avait fini par se faire une force de sa méchanceté.
—Qu'il soit venu d'enfer ou qu'il y aille, ajouta Guiller avec plus de sérieux que je ne lui en avais vu jusqu'alors, c'était une dure épreuve pour le pays; lui et Judok se tenaient là-bas comme deux vipères qui mettaient les honnêtes gens en angoisse; maintenant qu'ils n'y sont plus, on pourra marcher sans regarder à ses pieds.
Je ne répondis pas: depuis un instant, mon attention était attirée ailleurs et j'écoutais avec distraction. Nous avions atteint un plateau boisé, et nous suivions un chemin creux dont les haies vives ne permettaient de rien voir, mais n'empêchaient pas d'entendre un chant grave et lointain qui s'élevait par intervalles. Je m'arrêtai en imposant silence de la main à mon compagnon et en prêtant l'oreille; le chant retentit plus rapproché. Le meunier se dressa sur sa monture et regarda par-dessus les buissons.
—Dieu nous bénisse! c'est la procession pour les biens de la terre, dit-il; le blé a soif, et ceux de Crozon font le tour de la paroisse avec leurs prêtres pour implorer le maître de la pluie et du soleil.
Je pressai le pas afin d'atteindre le plateau auquel conduisait notre route, et en débouchant sur la bruyère, j'aperçus la procession qui s'avançait de notre côté.
A la tête du cortége marchait le clergé avec le dais et des enfants en costume de chœur qui portaient l'eau consacrée ou agitaient des sonnettes, puis venaient les populations accourues des campagnes voisines.
Les hommes marchaient les premiers, deux à deux et tête nue; derrière, à une certaine distance, s'avançaient les femmes, le chapelet à la main. Tous avaient revêtu leur costume des jours de fête, dont les formes variées donnaient à la cérémonie je ne sais quoi de pittoresque et d'animé qui semblait appartenir à un autre âge. Après chaque stance de l'hymne sainte, les voix se taisaient, et il y avait une pause pendant laquelle on n'entendait plus que le bourdonnement des insectes dans l'air et le cri du grillon sous les fougères. La procession se déroulait avec une lenteur majestueuse sur la crête même du coteau. Elle arriva droit à nous.
Je m'étais découvert, et le meunier, descendu de sa monture, s'était agenouillé.
Le premier groupe passa avec les aubes blanches, les bannières à franges de soie et les croix d'argent étincelantes. Les hommes commençaient à défiler les mains jointes sur leurs larges chapeaux, et le visage à demi-voilé par leurs longs cheveux, quand il se fit tout à coup un mouvement. Les regards s'étaient tournés vers la route que Guiller et moi venions de quitter. Une petite charrette entourée de douaniers et de pêcheurs débouchait sur le plateau où nous nous trouvions. Le meunier se leva à demi.
—C'est lui, c'est Beuzec! me dit-il vivement.
Ce nom répété de proche en proche, courut dans la foule et y causa une sorte de frémissement; les prêtres eux-mêmes s'étaient arrêtés; la charrette arrivait près d'eux. Je reconnus alors le reptile, dont les pieds étaient liés avec des filins goudronnés et les bras solidement attachés aux barreaux.
En entendant les chants, il s'était redressé, et son visage hagard apparut au-dessus des bords du tombereau. A la vue de la procession, il jeta un premier cri d'ironie insultante qui alla se répétant à mesure que les prêtres et les symboles consacrés passaient devant lui; puis quand vint le tour des assistants, il se mit à les appeler l'un après l'autre, en accompagnant chaque nom d'un éclat de rire ou d'une injure; mais, arrivé aux femmes, nous le vîmes s'interrompre subitement, son rire s'éteignit, il fit, pour s'élancer, un effort qui ébranla les barreaux, puis, poussant une sorte de rugissement, il se laissa tomber au fond du chariot.
Dans ce moment, mon œil rencontra le pâle visage de Dinorah. Les yeux baissés et les mains tremblantes sur son chapelet, elle passait avec la procession qui avait repris sa marche. Je la vis se perdre dans le chemin creux, tandis que la charrette disparaissait avec son escorte au versant du coteau.
La protégée de Marie et le fils du démon venaient de se rencontrer pour la dernière fois, et de se faire un éternel adieu.
Il est surtout trois formes sous lesquelles la création se révèle à nous plus souveraine, la montagne, l'océan, la forêt: de ces trois grands aspects de l'œuvre divine, deux restent à l'abri de toutes les atteintes humaines et immuables dans leur sublimité; mais la troisième est soumise à la volonté de l'homme. Partout où il s'établit, sa hache fait la place libre. Ces longues chaînes d'ombrages que le travail latent de la terre a mis des siècles à élever comme de verdoyantes montagnes, il les taille, il les entr'ouvre, il les abat à son gré; aussi la forêt devient-elle chaque jour, dans notre vieux monde, un accident plus rare et par cela même plus curieux.
J'avais traversé les grands taillis et les petites futaies qui parsèment nos provinces de l'Ouest, mais il me restait à voir une oasis forestière assez vaste pour renfermer une population spéciale, créer des caractères et des industries. Je me décidai à visiter la forêt du Gavre, enclavée entre le Don et l'Isac, deux des principaux affluents de la Vilaine. J'avais pour compagnon momentané de ce voyage un nouveau garde que l'administration expédiait au Gavre, afin d'activer la surveillance et de réprimer des abus favorisés par la négligence et la tradition. Il eût été difficile de trouver un homme plus propre que Moser à une pareille mission; il était né sur cette terre alsacienne qui fournit à la France ses soldats les mieux disciplinés: race laborieuse, positive, esclave de la règle, et qui, étrangère aux sentimentalités un peu puériles d'outre-Rhin, est, pour ainsi dire, la prose de l'Allemagne. Moser joignait d'ailleurs aux qualités générales de sa race une perspicacité singulière, aiguisée par l'expérience. Dans sa carrière de forestier, il avait eu à déjouer trop de subterfuges pour n'avoir pas appris lui-même à s'en servir; il marchait en toutes choses comme dans la forêt, moins souvent par les larges avenues que par les foulées, et plus volontiers sur la mousse qui éteint le bruit des pas que sur les cailloux qui avertissent de l'approche. Cependant, chez lui, la ruse n'avait rien de bas et s'aidait plutôt du silence que du mensonge: c'était, à tout prendre, une nature droite, mais mise en défiance; c'était surtout un caractère. Tel vous l'aviez vu au premier instant, tel vous le retrouviez toujours. Moser avait donné le règlement des eaux et forêts pour doublure à sa conscience et se tenait inébranlable derrière ce bouclier.
L'étude de cette personnalité, d'autant plus facile à déchiffrer qu'elle n'avait pas de recoins, donna un véritable intérêt à la route que nous faisions ensemble. Le garde alsacien prenait rarement l'initiative d'une confidence, mais ne refusait jamais de répondre. Je l'amenai à me raconter ses longues embuscades dans les fourrés pour surprendre les coureurs de bois, ses poursuites sur la piste des braconniers, ses ruses victorieuses ou déjouées, les luttes corps à corps qu'il avait eues à braver, en un mot, tous les incidents de la vie demi-sauvage qu'il menait depuis bientôt vingt années, et dont il avait fait son plaisir après en avoir fait son devoir.
Pendant ces récits, forcément entrecoupés de beaucoup de pauses et de digressions, nous avions franchi la vallée d'Or (Orvault), tantôt suivant la route sinueuse qui ondoie avec la coulée, tantôt coupant au plus court à travers les sentes qui traversent les prairies et s'enfoncent au milieu des châtaigneraies. Après avoir escaladé le bourg bâti au haut des collines, nous avions gagné la grande lande qui remplace l'ancienne forêt de Sautron, où le duc de Bretagne, François II, fit bâtir la chapelle de Bongarand, encore debout, puis côtoyé l'étang de la Barossière, grande flaque immobile et sans ombrage, devant laquelle se dressent, comme des fourches patibulaires, quelques arbres desséchés qu'entourent des volées de corbeaux. Enfin, quittant le chemin direct, j'avais incliné, avec mon compagnon, vers le hameau de la Thébaudière, désireux de visiter la demeure de cette femme célèbre, qui sut, à force de grâce et de bon sens, écrire, sous forme de lettres à sa fille, un livre immortel.
Nous arrivâmes au château du Buron par une avenue de sapins de cent pieds de haut. Il ne reste pas autre chose de ce que Madame de Sévigné appelle les plus vieux bois du monde. Dès 1680, son fils avait fait abattre le dernier bosquet: «Votre frère, écrit-elle à Madame de Grignan, a trouvé l'invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer et de payer sans s'acquitter. Toujours une soif et un besoin d'argent, en paix comme en guerre: c'est un abîme de je ne sais quoi, car il n'a aucune fantaisie; mais sa main est un creuset où l'argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tout ceci: toutes ces driades affligées, que je vis hier, tous ces vieux sylvains, qui ne savent plus où se retirer; tous ces anciens corbeaux, établis depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois..... tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur.»
On ne trouve au Buron d'autre souvenir de Madame de Sévigné que quelques lettres autographes et la chambre où elle couchait: c'est une petite pièce écartée, à six pans, ornée de boiseries sculptées, et encore garnie de meubles du XVIIe siècle.
Partis du Buron, nous atteignîmes la lande de Treillères, steppe de près de sept lieues de circonférence, où quelques pousses de chêne et de hêtre, dernières traces des forêts druidiques, percent un tapis de maigres bruyères, puis enfin le bourg de Blain, d'où nous nous dirigeâmes sur la forêt du Gavre, qui, depuis longtemps déjà, dessinait à l'horizon ses sombres contours.
L'entrée en était autrefois gardée par un château dont la possession fut la cause première des plus dramatiques épisodes de notre histoire. Le duc de Bretagne l'ayant donné à Chandos, au préjudice de Clisson qui le sollicitait, celui-ci jura Dieu qu'il n'aurait pas un Anglais pour voisin, et courut brûler la propriété du nouveau seigneur. Le duc se vengea par un guet-apens célèbre dans l'histoire, et auquel Voltaire a emprunté les ressorts dramatiques de sa tragédie d'Adélaïde du Guesclin. Plus tard eut lieu le meurtre du connétable, que Charles VI voulut venger. On sait comment la folie surprit le roi à la tête de son armée et commença cette longue série de désastres qui faillirent rayer la France du rang des nations.
Je cherchai longtemps en vain la place de ce château, dont le nom éveille un si lugubre retentissement dans le passé. Les tours que s'étaient disputées les seigneurs et les rois les plus puissants de la chrétienté ne forment qu'une imperceptible ondulation de terrain; leurs décombres mêmes ont disparu sous les orties.
Quand nous descendîmes au bourg, le soleil commençait à disparaître derrière les horizons de Rozet et de Plessé. Une lueur pourprée incendiait les toits de chaume. Les femmes revenaient des vagues de la forêt, portant des fagots d'ajoncs ou de fougères qu'elles retenaient à l'épaule avec la pointe de la faucille; des enfants couraient pieds nus en poussant devant eux des porcs qui arrivaient de la glandée.
Debout à la porte du cabaret qui sert d'hôtellerie aux rares voyageurs qu'amène le hasard, je contemplais d'un œil curieux l'étrange bourgade. Ses habitants avaient je ne sais quoi de rude et d'effarouché; ils accouraient pour voir les étrangers, et s'enfuyaient dès qu'ils avaient rencontré leurs regards. Leurs chaumières croulantes, leurs habits en lambeaux, leur chevelure hérissée, l'expression un peu dure des physionomies, tout annonçait une pauvreté sauvage, mais rien ne révélait l'ambition du désir. La forêt leur fournit le bois qui les chauffe, l'herbe qui nourrit leurs troupeaux, l'écorce de houx dont ils fabriquent la glu qu'on vient leur acheter de loin; le reste leur manque, et ils n'y songent pas. Par instants, il me semblait voir un de ces campements fixes de Bohêmes arrêtés dans les grandes clairières de la Valachie et vivant, comme les oiseaux, de ce que leur donnent les bois. Cependant, quelle que fût l'indigence de tout ce qui m'entourait, l'heure et le mouvement donnaient au tableau un certain charme agreste. Au milieu de cette fange et de ces haillons, les éclats de rires se répondaient d'une fenêtre à l'autre, quelques chants de jeunes filles s'élevaient çà et là; les vieillards souriaient sur les seuils aux derniers rayons du soleil, et la fumée qui montait des toits de chaume annonçait le repas du soir. A travers cette sauvagerie misérable, on sentait que les paisibles joies de la famille n'étaient point absentes.
Je fus réveillé dès le point du jour par le son prolongé du buccin d'Amérique. Avec un soleil moins voilé de brumes, j'aurais pu me croire au pied de quelque morne des Antilles. J'ouvris ma fenêtre et j'aperçus le vacher du Gavre, qui réunissait les bestiaux du village. On les voyait arriver à l'appel du lambis, dont les intonations monotones étaient égayées par le bruit des sonnettes et des grelots. Tous se dirigeaient vers la forêt, où le droit de pacage, autrefois concédé aux habitants par les vieilles chartes, leur a été conservé. Quelques hommes les suivaient portant sur l'épaule l'étrêpe, faulx recourbée avec laquelle ils coupent dans les bois la litière de leurs étables.
J'avais hâte de prendre le même chemin, et je descendis au rez-de-chaussée. J'y trouvai Moser, qui, en attendant les gardes auxquels il avait fait savoir son arrivée, déjeunait debout avec un verre de vin et un morceau de pain bis.
Je commençais à partager son frugal repas, quand nous vîmes entrer un paysan qui, à notre aspect, s'arrêta sur le seuil, parut hésiter et finit par s'avancer vers la cabaretière, à laquelle il présenta une petite gourde de cuir sans prononcer un seul mot; elle la prit également en silence et se prépara à la remplir d'eau-de-vie. Le paysan attendit, adossé à la table qui servait de comptoir, et les deux mains appuyées sur son bâton de houx. Il était grand, maigre, un peu voûté, mais d'une apparence robuste. Vêtu d'une veste de drap vert très usée, d'un pantalon de berlinge et de souliers à semelles de bois, il portait en bandoulière une poche de toile qui affectait la forme d'un carnier. Son regard, promené autour de lui d'un air d'insouciance, glissa sur nous sans paraître s'arrêter, puis il se mit à siffler en tourmentant de la pointe de son bâton la terre battue qui servait de plancher. Quand l'aubergiste lui tendit la gourde remplie, il n'en paya point le prix, mais il fit un geste d'intelligence auquel la femme répondit par un signe de tête, gagna la porte et disparut.
—Vous ne connaissez point cet homme? demandai-je à Moser, qui venait, comme moi, de s'approcher du seuil pour suivre des yeux le paysan.
Moser fit un signe négatif et descendit les deux marches de l'entrée afin de voir la direction que prenait l'homme à la veste verte.
—Il va vers la forêt, dit-il au bout d'un instant.
—Où pourrait-il aller? répliquai-je; la forêt est ici le champ commun où tout le monde moissonne.
—Mais tout le monde n'y fait pas la même récolte.
—J'ai trouvé en effet quelque chose de particulier dans la tournure de ce visiteur silencieux.
—Avez-vous remarqué qu'il n'était point chaussé de sabots, mais de galoches plus commodes pour la marche et qui laissent la même empreinte? Les autres paysans vont jambes nues, tandis qu'il porte des guêtres de cuir pour se défendre des épines du fourré; leur veste est brune ou bleue; la sienne est verte, afin de se confondre plus facilement avec les feuilles. Son carnier de toile pourrait passer pour une pannetière sans les taches de sang qu'on y voit encore, et ses mains seraient celles d'un laboureur, si elles n'avaient point été noircies par la poudre du bassinet.
—Ainsi vous croyez que nous venons de voir un braconnier?
—De la pire espèce, et je me tromperais fort si ce n'était celui qui dépeuple depuis dix ans la forêt, et qu'on a signalé à l'administration.
—Vous le nommez?....
—Antoine, ou plus communément Bon-Affût.
La cabaretière, qui rangeait ses bouteilles, se retourna à ce mot en tressaillant.
—Vous voyez que j'ai touché juste, dit l'Alsacien, à qui ce mouvement ne put échapper; notre vagabond est en compte-courant avec le Cheval-Blanc, et paiera un de ces jours sa provision d'eau-de-vie en gibier.
Notre hôtesse commençait à protester par un de ces flux de paroles que les paysannes prennent pour des raisonnements, quand l'arrivée d'une jeune boisière vint heureusement l'interrompre.
Ce nom de boisier n'appartient, à vrai dire, qu'aux navreurs de cercles et d'échalas, aux tailleurs de cuillers, aux tourneurs d'écuelles et de rouets, aux charbonniers, aux fendeurs de lattes, aux sabotiers, population nomade qui habite des huttes de feuillage dans les clairières, déloge forcément à chaque coupe, et s'établit là où frappe la cognée; mais l'habitude a fait donner le même nom à tous ceux qui vivent des produits forestiers, alors même qu'ils ne travaillent pas le bois de leurs mains. C'était le cas de Michelle, la jeune marchande qui colportait les ustensiles fabriqués au Gavre, dans les foires des villages, où ses façons riantes, sa malicieuse adresse et son inépuisable faconde ensorcelaient les chalands jusqu'à les empêcher de distinguer le hêtre du bouleau.
Elle revenait avec trois chevaux, dont les mannequins étaient vides, et retournait aux campements des boisiers pour renouveler son approvisionnement. Cette direction était précisément celle que je désirais prendre. Moser allait commencer avec ses gardes une inspection qui ne leur permettait point de me servir de guides: je demandai à Michelle s'il me serait permis de la suivre en profitant de sa compagnie.
—Pourquoi donc pas? dit-elle en riant; la route du roi est ouverte à tout le monde, mêmement que, pour mieux passer les fondrières, Monsieur pourra monter sur une de mes bêtes, à la place des sébilles et des boîtes à sel.
J'acceptai la proposition sans fausse honte. Moser m'aida à me hisser sur le bât recouvert d'un coussin de paille, et, après avoir échangé un adieu, nous nous séparâmes, lui pour suivre, avec les gardes, le fossé qui enceint la forêt, moi pour la traverser avec Michelle.
Le hasard ne pouvait me donner une compagne de route de plus vive humeur. Son oncle lui avait confié la vente des boiseries depuis l'âge de quatorze ans, et, obligée de défendre ses intérêts et sa personne contre tous les accidents d'une vie nomade, la jeune paysanne avait acquis cette hardiesse un peu virile qui choque au premier abord, puis amuse par la nouveauté. A chaque rencontre faite sur le chemin, il y avait échange de confidences ou de railleries, dans lesquelles le dernier mot lui restait toujours.
C'était une grande fille d'environ vingt ans, plutôt leste que jolie, mais dont l'œil noir, le teint coloré, les dents blanches, avaient un certain attrait de vie et de santé. Du reste, la malice chez Michelle n'excluait point la coquetterie; elle se servait d'épigrammes comme d'hameçons pour arrêter les passants et les attirer.
Un d'eux, qui tenait le milieu entre le bourgeois et le manant, reçut ses agaceries avec une majesté officielle, dont je ne pus m'empêcher de rire.
—Ne faites pas attention, dit Michelle qui avait remis sa monture au trot, nous sommes un peu fier, rapport à notre titre d'officier municipal.
Je demandai si c'était vraiment le maire du bourg.
—Qu'est-ce que vous parlez de bourg! s'écria la boisière, d'un air plaisamment scandalisé; heureusement que la chevaline n'est pas de la paroisse, sans quoi ce mot-là l'eût fait ruer! Vous ne savez donc pas qu'en sortant du paradis terrestre, Adam et Ève arrivèrent juste au milieu de cette grande ravine où vous voyez le Gavre, que l'endroit leur parut trop avenant pour aller plus loin, et qu'ils bâtirent là, dans la crotte, la première ville du monde. M. le maire doit en avoir la preuve dans ses paperasses timbrées, et les enfants de cinq ans vous conteront la chose. Aussi méprisons-nous ici les gens de Vay, de Rozet et de Plessé, qui ne sont que des paysans, tandis que ceux du Gavre ont toujours passé devant Dieu pour les premiers bourgeois de la création.
Tout en causant, nous avions atteint la forêt, et nous commencions à cheminer sous une jeune vente de chênes. Ce nom de vente est donné aux divisions qui forment les triages de la forêt, au nombre de quatre cents; elles sont soumises à des coupes calculées qui constituent le système d'aménagement.
Après avoir pris une des dix grandes avenues ou rabines qui aboutissent au point central, nous tournâmes par les foulées.
Le feuillage de chêne, qui dominait dans ces longues routes de verdure, était entrecoupé çà et là de merisiers, de trembles et d'alisiers. Au-dessus, des aigrasses ou pommiers sauvages tordaient leurs rameaux noueux, et le nerprun dressait ses faisceaux de branches fines destinées au vannier.
Le pas des chevaux résonnait à peine sur la mousse; l'air, plus frais et plus léger, avait une sorte de saveur agreste qui se communiquait à tout l'être, et me donnait une facilité de vivre jusqu'alors inconnue. En se sentant plus loin des hommes, on se sentait plus près de l'œuvre de Dieu: on en percevait par tous les pores la sève fortifiante, on s'y trouvait plongé. Le silence même de la forêt était traversé par mille souffles mélodieux et animés: ici, c'étaient les roucoulements des tourterelles, les martellements cadencés du pivert, les sifflements des grives ou la joyeuse chanson des bergeronnettes; là, le murmure de l'eau parmi les glaïeuls, les soupirs du vent dans le feuillage, le bourdonnement de l'abeille, ou la rumeur confuse de mille insectes invisibles; partout enfin le bruit du grand flot de la vie qui vient de Dieu, passe sans cesse et se renouvelle toujours.
Lorsque nous eûmes atteint les nouvelles ventes, la forêt perdit son aspect solitaire: l'homme reparaissait, comme d'habitude, par la trace de récents ravages. Des arbres fraîchement équarris jonchaient çà et là le sol, des ornières déchiraient l'herbe fine des placis, et l'on entendait les clochettes des vaches qui broutaient les jeunes pousses.
Je demandai à ma conductrice si le baraquement des boisiers était encore éloigné.
—Assez pour qu'on ne puisse en voir la fumée, répondit-elle; il a fallu se détourner du droit chemin afin de conduire Monsieur à la Magdeleine.
Je m'excusai de l'avoir retardée.
—Ne vous en inquiétez point, reprit-elle; ce sera une occasion de voir la ferme des Louroux en passant, et de savoir si les cheveux de la Louison ont changé de couleur.
—C'est une parente ou une amie? demandai-je.
—La Louison, s'écria Michelle; eh! fi! Jésus! Monsieur ne sait donc pas? C'est une pauvre créature dont le nom de famille est un nom de baptême.
—J'entends, une enfant d'hospice.
—Du tout, du tout; la Louison a été trouvée dans le bois par un homme du pays, qui vit d'aventure et qu'on appelle Antoine.
—Le Bon-Affût?
—Juste! Monsieur le connaît?
—Je l'ai vu ce matin pour la première fois.
—Eh bien donc! le Bon-Affût est arrivé ici, voilà quinze ans, pas loin, portant dans sa peau de chèvre l'enfançon qu'il avait soi-disant trouvé à un des carrefours de la forêt; mais ceux qui l'ont reçu disent qu'il ne criait point la faim comme un nourrisson abandonné, et que, pour sûr, le braconnier le tenait de la mère.
—Et il l'a fait élever?
—A la ferme de la Magdeleine, où on la garde depuis, bien que ce soit une rousse et pas trop vaillante! Mais les Louroux ont des affaires avec Antoine, et, comme il protége la Louison, on lui passe ses mièvreries. Monsieur n'aura pas à s'étonner s'il retrouve là-bas le braconnier avec la petite.
—N'est-ce pas lui qui vient de ce côté? demandai-je, en montrant quelqu'un dont on apercevait la silhouette à travers les branches d'une jeune vente.
—Lui! répéta Michelle, qui se pencha sur le cou de son cheval. Eh! non pas! c'est Bruno! Monsieur doit avoir entendu parler à l'auberge de Bruno, le chasseur de miel de la forêt. Gage qu'il va aussi à la Magdeleine! Eh! Bruno! tournez un peu la tête par ici; vous pouvez nous voir sans impolitesse.
Celui à qui s'adressait cet appel venait de paraître au coude du chemin, et se retourna vers nous en souriant.
C'était un jeune garçon dans toute la fleur de la première virilité, et dont les haillons semblaient trahir plutôt que voiler la beauté. Un chapeau de paille aux bords frangés retombait sur sa chevelure bouclée; une veste de drap trop étroite dessinait son buste et ses bras bien détachés; un pantalon de toile en lambeaux laissait voir des jambes nerveuses qui eussent fait l'admiration d'un statuaire. La force dominait dans cet ensemble plein de grâce, mais la force jeune et souple de l'adolescence; on eût dit un de ces arbres à la fine écorce, au feuillage foncé et aux branches hardies qui poussent, d'un seul jet, dans les terres généreuses. Il portait un vase de bois à couvercle mobile, retenu sur l'épaule par une courroie.
—Eh bien! les avettes ont-elles travaillé pour toi? demanda Michelle, que la supériorité d'âge et de fortune rendait plus libre de langage.
—Les mouches du bon Dieu travaillent toujours pour les chrétiens, répliqua Bruno, en nous montrant son vase plein de rayons récemment enlevés.
—Et où as-tu picoré ton sucre de chêne?
—Là-bas, vers l'Epine des haies, au creux d'une bourdaine que j'ai enfumée. J'ai encore plus de dix autres endroits où les petites belles se fatiguent à mon intention. L'année sera bonne pour la récolte des douceurs, vu que les lancygnés (sureaux) ont fleuri dru au printemps.
J'interrogeai Bruno sur l'abondance de ces nids d'abeilles, et j'appris qu'on en comptait plusieurs centaines dans la forêt. Le jeune garçon les connaissait presque tous; mais la plupart se trouvaient placés hors de portée, et, pour recueillir le miel, il eût fallu abattre l'arbre, comme le font les chasseurs de miel du Nouveau-Monde.
Le commerce de Bruno était donc peu lucratif, et il avait dû y joindre la quête des magasins d'écureuils où il s'emparait des faînes, des châtaignes et des noix entassées pour leurs provisions d'hiver; il vendait enfin des baguettes de bourdaine aux cagiers, de l'écorce de houx aux fabricants de glu, et portait au bourg, en hiver, quelques oiseaux d'étang pris au trébuchet. Toutes ces industries de contrebande n'avaient point réussi à le rendre riche, mais semblaient le faire heureux. Toléré par les gardes, que sa complaisance et sa bonne humeur avaient apprivoisés, il vivait dans la forêt aussi libre que le pêcheur sur les flots.
Michelle avait d'abord accepté la compagnie de Bruno avec empressement; mais un scrupule subit parut traverser sa pensée, elle ralentit le pas de sa monture et demanda brusquement à Bruno s'il ne s'éloignait pas trop de sa route.
—M'éloigner! dit le jeune garçon, je me rapproche, au contraire.
—Où vas-tu donc?
—Mais, comme vous, jolie Michelle, à la ferme des Louroux.
La boisière le regarda en face.
—C'est-il, comme ton bon ami Antoine, pour quelque affaire de maraude? demanda-t-elle.
—Sur ma conscience, non! dit Bruno d'un accent de sincérité; je ne vais que pour dire un bonjour à ceux de la Magdeleine et pour leur faire goûter mon sucre d'avettes.
—Ah! ah! je comprends, reprit Michelle avec un rire trop éclatant pour ne pas être forcé, c'est un cadeau que tu apportes à la Louison.
—A elle...... et aux autres! répliqua le jeune paysan un peu embarrassé.
—Alors pourquoi ne nous en as-tu pas offert?
—Pardon, dit Bruno, qui dégagea de son épaule le petit baril qu'il découvrit en l'avançant à portée de la jeune fille; vous pouvez en manger à votre appétit.
Michelle l'écarta de la main.
—Non, non, reprit-elle, il n'y en a point trop pour la trouvée! Prends garde seulement que le sucre de chêne ne lui tourne dans le sang, ses roussures pourraient grandir, et son visage prendre la couleur d'un coin de beurre de Nozay.
Elle accompagna cette plaisanterie rustique d'un nouvel éclat de rire; le chercheur de miel secoua la tête.
—Vous êtes méchante, la Michelle, dit-il d'un ton fâché; ceux qui ont bon cœur ne raillent pas les misères que Dieu nous a faites. Si la Louison n'est ni belle, ni de grand courage, elle n'a pas moins ses mérites.
—On sait bien que tu en es amoureux, mon pauvre moissonneur de noisettes! dit Michelle toujours plus aigre.
—Ceci est une menterie, reprit Bruno vivement: la Louison n'a point l'âge pour qu'on l'épouse, et par ainsi je ne puis pas en être amoureux; mais c'est la vérité que je lui veux du bien, parce qu'elle a une bonne âme, ce qui est encore, je vous le dis, la Michelle, plus profitable et plus rare que la beauté. J'ai aidé la Rousse à marcher quand elle n'était guère plus haute qu'un fagot couché; je l'ai retirée du grand étang, déjà si noyée qu'elle avait perdu la voix; on sait bien que tout ça attache, et il n'est point juste de nous tourmenter pour une honnête amitié.
—Eh bien! eh bien! s'écria la boisière, sait-il donc parler à cette heure, lui qui d'ordinaire n'a pas plus de voix qu'un hanneton? Allons, ajouta-t-elle en voyant le mouvement d'impatience du jeune garçon, ne vous retournez pas vers moi avec l'air d'un sanglier qu'on est venu tracasser dans sa fougeace. Voici la maison des Louroux, pauvre innocent, et, si je ne me trompe, la Louison a senti l'odeur du miel, car je l'aperçois devant la porte qui vous attend pour vous souhaiter la bienvenue.
Une fillette d'environ quinze ans venait en effet d'accourir sur le seuil.
Ce qu'en avaient dit Bruno et Michelle m'avait préparé à une laideur exceptionnelle; je fus tout surpris de trouver une créature petite, frêle et un peu pâle, mais d'une physionomie si douce et d'une grâce si mignonne, que dès le premier coup d'œil on était gagné. Sa chevelure, d'un roux splendide, tombait en désordre sur un cou dont la blancheur de marbre défiait le hâle et le soleil. Ses yeux bleus et un peu ronds avaient je ne sais quoi d'étonné, comme ceux d'un enfant qui s'éveille; ses traits suaves étaient éclairés par un fin sourire. La seule disgrâce de ce charmant visage adolescent était les rousseurs auxquelles la boisière avait fait allusion.
Louison nous salua avec une politesse agreste.
—Quoi donc! demanda ironiquement ma conductrice, c'est-il aujourd'hui dimanche pour la Louison, qu'elle se tient là écoutant l'herbe pousser et les mains sous sa devantière?
—Faites excuse, Michelle, répondit la fillette d'une voix doucement timbrée; mais les pauvres gens ne sont pas plus robustes que Dieu le créateur, qui a eu besoin de se reposer.
—Voyez-vous ça! dit la boisière, qui se tourna de mon côté comme si elle eût voulu me rendre complice de ses moqueries; c'est une savante, oui! le Bon-Affût lui a appris à lire dans l'imprimé, et les murs de la ferme sont tapissés d'images que lui a données M. le curé.
—Tout le monde ne peut pas avoir sa chambre comme la jolie Michelle adournée des cadeaux de ses amoureux, fit observer la petite.
Bruno eut l'imprudence de rire de cette innocente malice, ce qui parut faire perdre à Michelle tout son sang-froid.
—Si les amoureux sont honnêtes pour moi, c'est que je ne leur fais pas honte, reprit-elle, en jetant un regard expressif sur les pauvres habits de l'orpheline; mais consolez-vous, la Rousse, voici un galant qui n'a point tant de braverie et qui vous cherche. Allons, le beau gars, ouvrez votre barillet et offrez à celle-ci vos friandises de mendiant.
Je voulus m'entremettre pour donner une autre tournure à l'entretien; mais Michelle avait une piqûre au cœur, et, quoi que je pusse dire, elle reprit toujours l'offensive.
Bruno, qui s'était assis près du seuil sur une pierre, écoutait avec impatience. Quant à Louison, elle fut quelque temps sans sentir les coups et riant des sarcasmes de Michelle: elle jouait avec sa colère comme un enfant avec des armes dont il ne se défie pas, mais la boisière finit par trouver le joint du cœur en lui demandant méchamment si les Louroux ne l'habilleraient point de neuf pour la prochaine fête de Plessé. Elle faisait sans doute allusion à quelqu'avanie précédemment infligée à l'orpheline pour son pauvre costume, car je la vis tout à coup rougir et balbutier. Michelle, qui comprit que le coup avait porté, redoubla avec la cruauté d'une femme qui se venge; elle n'épargna à la Louison aucune raillerie sur ses misérables vêtements, énuméra tout ce qui lui manquait, et finit par une description complaisante du nouvel habit que faisait pour elle le tailleur de Niort.
La Louison, qui jusqu'alors avait eu la réplique si libre, écouta tout sans répondre et la tête basse. Evidemment, la cruelle insistance de la boisière, après lui avoir rappelé quelque pénible souvenir, venait d'éveiller ses innocentes coquetteries. Ramenée à ce désir de parure, qui n'est chez la femme qu'une des formes du besoin de plaire, elle était passée presque subitement de son insouciante gaîté à toutes les amertumes de la honte et du souhait sans espoir. Debout près de la porte, elle roulait de son petit pied nu quelques feuilles que le vent avait poussées jusqu'au seuil; des mèches de cheveux couleur d'or bruni voilaient son visage, et une de ses mains arrachait avec distraction la mousse qui veloutait, par taches, le mur auquel elle s'appuyait.
L'arrivée du maître de la Magdeleine coupa heureusement court à l'entretien; l'orpheline en profita pour s'échapper, et, après avoir remercié assez brièvement Michelle, qui continua sa route, j'entrai au logis avec le fermier.
J'étais curieux de connaître les détails d'une exploitation agricole placée dans des circonstances aussi particulières. Le père Louroux m'expliqua et me fit visiter tout ce qui méritait d'être connu.
Ces terres enclavées dans la forêt étaient entourées d'innombrables ennemis contre lesquels il fallait sans cesse les défendre. A chaque instant mon guide me dénonçait quelque fausse trappe creusée sous le gazon pour les loups, et toute semblable à celle où tomba Daphnis quand Chloé vint l'en retirer en «l'aidant du cordon qui nouait ses cheveux.»
Ainsi ramené au souvenir des pastorales de Longus, j'avais précédé le père Louroux de quelques pas, et j'allais franchir une brèche ouverte sur un champ de blé, quand le fermier accourut avec un cri d'épouvante et me montra une faulx cachée sous les ramées, à l'intention des sangliers, très nombreux au Gavre, et qui, en se précipitant par l'ouverture, devaient rencontrer la faulx et s'ouvrir les entrailles.
Ces sortes de piéges, les plus redoutables de tous, étaient aussi les plus multipliés. Cependant ils ne suffisaient point pour garantir les moissons contre la voracité des grogneurs. Le père Louroux m'apprit qu'à l'époque où les froments jaunissaient, tous les gens de la ferme devaient se disperser dans les champs, monter sur des chariots, comme les barbares de la Crimée, et, le fusil à la main, attendre au haut de ces citadelles roulantes l'arrivée des sangliers.
Quant aux loups, ils n'étaient redoutables qu'en hiver; mais alors ils se rassemblaient par troupes et venaient assiéger les étables. Deux ans auparavant, ils avaient failli dévorer la Louison, qui était perdue sans Antoine.
—Et il paraît, dis-je, que depuis tous deux sont restés amis?
Je lui montrai le braconnier et la jeune fille causant intimement au coin de la clairière que nous allions traverser.
—Ah! ah! Bon-Affût est par ici! reprit le fermier, dont la figure s'éclaira; gage qu'il apporte quelque chose à la petite! On ne sait pas ce que c'est que l'attachement de ces endurcis-là, monsieur; ils sont pires que le fer, car la rouille du temps n'y peut rien. Depuis le jour où Antoine a ramassé la pauvre créature parmi les feuilles mortes, il l'a aimée autant à lui seul qu'un père et une mère, et, si elle lui demandait son œil droit, au lieu de refuser, il lui donnerait encore le gauche pour appoint.
L'attitude et l'expression du braconnier ne démentaient point les paroles de Louroux.
Antoine était assis aux pieds de la Louison, accoudé sur ses genoux, où il mangeait un morceau de pain noir, la tête levée vers elle, et les regards plongés dans ses yeux. On eût dit que la table transformait pour lui ce frugal repas en festin, car tous les plis de son rude visage semblaient sourire.
La jeune fille, qui venait sans doute de lui raconter l'humiliation qu'elle avait eu à subir de la Michelle, essuyait encore de temps en temps une larme avec le coin de son tablier, et ne pouvait retenir de petits sanglots qui lui entrecoupaient la voix; mais les paroles du braconnier avaient déjà ramené la gaîté sur ce visage d'enfant, où le rire reparaissait à travers les derniers pleurs, comme le soleil dans un rayon de pluie.
Nous suivions la lisière du bois, cachés par les touffes de houx, et le gazon éteignait le bruit de nos pas: aussi approchions-nous sans être aperçus. La voix du braconnier s'était insensiblement élevée, et je crus distinguer quelques mots dont l'accent étranger m'était bien connu.
—On dirait qu'ils parlent breton? fis-je observer à demi-voix.
—C'est la vérité! reprit le père Louroux, qui se mit instinctivement à mon diapason; le Bon-Affût est né devers les bois de Camore, et, quand il est venu ici, voilà une quinzaine d'années, il avait grande peine à parler comme tout le monde. Aussi a-t-il appris le jargon du bas-pays à sa mignonne Louison, et celle-ci l'a enseigné à Bruno, si bien que, lorsqu'ils sont ensemble, ils font un verbiage que le bon Dieu n'y entendrait rien. Ecoutez plutôt si cela ressemble à une langue faite pour le monde?
Malgré l'opinion du fermier, je commençais à comprendre parfaitement.
—La paix! la paix! répétait Antoine d'un ton caressant: je te dis que tu iras à l'assemblée prochaine et que tu seras la plus belle, oui!
—Le drap et la toile sont bien chers! objectait la fillette, qui ne pleurait plus que d'un œil.
—Mais les chevreuils se vendent bien, répliqua le braconnier, et pas plus tard que demain il y en aura un à la ferme. Le père Louroux se chargera comme d'habitude de le faire arriver à Nantes.
—Et si les gardes veillent cette nuit? demanda la Rousse tout-à-fait consolée.
—Ils ne veilleront point, répliqua Bon-Affût, j'ai un moyen sûr de les envoyer au fenil.....
Les branches mortes qui craquaient sous nos pieds dénoncèrent notre approche; le braconnier fit un geste rapide qui recommandait à l'enfant la discrétion et se leva pour nous recevoir.
Il reconnut évidemment en moi le voyageur aperçu le matin à l'auberge en compagnie de Moser, dont l'uniforme lui avait révélé les fonctions, car il prit subitement une expression défiante. Je m'efforçai de dissiper ses soupçons en expliquant, pendant le cours de l'entretien, ce qu'il y avait de fortuit dans mon rapprochement avec le forestier, dont je n'étais ni le collègue ni le chef; je fis connaître le motif de mon excursion dans la forêt, et je demandai au fermier le chemin qu'il fallait prendre pour arriver aux huttes des boisiers. Bon-Affût, qui avait jusqu'alors écouté sans rien dire, mais que mes déclarations avaient sans doute rassuré, répondit qu'il allait du côté de la grande coupe, et que je pouvais le suivre.
Après avoir traversé avec quelque peine les lisières des placis tout encombrées de ronces et de buissons, nous arrivâmes à la vieille futaie.
Je fus involontairement saisi de la grandeur religieuse de ces mille arceaux de feuillage entremêlés comme les voûtes d'un palais mauresque, et dont les troncs moussus formaient la verte colonnade.
Ici, la solitude n'invitait pas à l'idylle comme celle que j'avais traversée quelques heures auparavant, mais à la vie hasardeuse et mâle. Animé par l'air plus pur, attiré par les perspectives mobiles et infinies qui s'ouvraient de tous côtés, sentant la marche plus facile sur ces tapis de feuilles en poussière, on arrivait à comprendre l'espèce de délire qui, vers le XIIe siècle, s'empara de la noblesse entière et la poussa dans les forêts au milieu des chevauchées, des aboiements de meutes et des hallalis de veneurs. Alors les bois, pareils à une marée montante, envahirent partout les champs et les villages. En Normandie, un seul gentilhomme fit disparaître trente-deux paroisses pour planter une chasse; au Gavre, le flot de verdure avait également expulsé les hommes: il fallut des lois pour préserver les seigneurs des séductions du couvert.
Je subissais à mon tour et je comprenais ces irrésistibles attirements de la forêt. Plus je me plongeais sous ses ombres mouvantes, plus leur fraîcheur embaumait mon sang, fortifiait mes membres et m'excitait à poursuivre. Je me sentais une vigueur enivrée qui m'eût fait prendre volontiers pour devise le cri de force et de jeunesse adopté par les Byrons d'Angleterre: En avant!
Le braconnier, à qui j'essayai d'expliquer ce que j'éprouvais, m'avoua que hors du couvert il ne respirait jamais qu'à moitié. Fils d'un boisier de Camore, il était né et avait grandi dans la forêt. Les ombrages étaient pour lui ce qu'est la mer pour le matelot; il en aimait le murmure et la couleur, il en connaissait tous les mystères.
Après avoir suivi les sentes quelques instants, il prit sa direction par des ouvertures où les branches brisées indiquaient la passée des sangliers. Nous traversions à vol d'oiseau les fourrés et les brandes. Au milieu de ces mille bouées (bosquets) qui entrecoupent les jeunes ventes de tant d'ombres et d'éclaircies, que l'œil s'égare dans leurs inextricables détours, il marchait tout droit et sans regarder, comme si une mystérieuse attraction lui eût indiqué sa route.
A mesure que nous avancions, les sites devenaient de plus en plus sauvages. Enfin toute trace du travail de l'homme disparut. Nous n'avions plus autour de nous qu'un chaos d'arbres de toutes grandeurs, une bataille de végétation dans laquelle le plus faible se tordait au pied du plus fort, qui l'étranglait de ses replis ou l'asphyxiait sous son ombre. Çà et là, de grands chênes abattus par le temps appuyaient leurs squelettes poudreux aux robustes troncs de leurs successeurs; les arbustes grimpants qui cherchaient le soleil lançaient leurs guirlandes jusqu'aux cimes les plus élevées, couraient de l'une à l'autre, et formaient mille ponts suspendus le long desquels se balançaient les écureuils. Le sol lui-même, autrefois bouleversé par quelque terrible convulsion, était entrecoupé de ravines au bord desquelles surplombaient des rocs hérissés de ronces échevelées.
De loin en loin, il se faisait une ouverture dans ce fouillis de pierres et de verdure; alors apparaissaient des étangs tout brodés de nénuphars. On voyait passer au-dessus de grandes volées de ramiers, tandis que l'alcyon aux couleurs diamantées rasait rapidement les oseraies, et que le héron, immobile sur les rameaux desséchés du saule, penchait la tête vers les eaux dormantes comme un pêcheur patient.
Nous suivions la rive d'un de ces lacs perdus dans la solitude, quand un grand mouvement se fit tout à coup près de nous. Les grenouilles qui croassaient sur les glaïeuls s'élancèrent au fond des eaux, tous les chants s'arrêtèrent dans le feuillage, et les oiseaux descendirent en tournoyant jusqu'au pied des arbres. Au même instant, l'ombre de deux grandes ailes noircit la surface argentée de l'étang, et j'aperçus un aigle de mer qui semblait flotter dans l'azur du ciel. Après avoir plané quelques minutes, l'aigle descendit comme un trait dans le fourré, d'où il ressortit bientôt tenant dans son bec une proie. Je le vis alors voler vers un grand chêne au haut duquel Bon-Affût me montra son nid. Celui-ci était grand comme une de ces cabanes roulantes en usage parmi les bergers, et il semblait surcharger la cime de l'arbre, qu'agitait un continuel balancement. Mon guide m'apprit que les aigles étaient si nombreux dans la forêt, qu'ils étendaient leurs ravages jusqu'aux basses-cours des villages voisins. On eût même dit que les violences de ces suzerains de l'air encourageaient l'audace des moins forts, selon la remarque de Panurge, que «les bonnes aubaines des brigandissimes élèvent partout des brigandeaux.» J'appris, en effet, qu'au Gavre la fable du corbeau qui veut imiter l'aigle n'était point une allégorie, mais une réalité. Ces voleurs de fromages osaient ici s'abattre sur les jeunes agneaux et cherchaient à leur dévorer les yeux.
Nous avions atteint le centre de la solitude, et nous arrivions à un placis au milieu duquel brillait une flaque d'eau si limpide, que le ciel s'y reflétait avec toutes ses lueurs et toutes ses nuées. Arrivé là, le braconnier ralentit le pas en promenant autour de lui des regards plus complaisants, comme un propriétaire qui rentre dans son domaine. Il se mit à répondre à chaque chant d'oiseau par un chant si merveilleusement imité, que l'oiseau trompé descendait de branche en branche et s'arrêtait à quelques pas de nous en penchant la tête pour mieux écouter. Les écureuils accouraient à son cri; les poules d'eau sortaient des touffes de joncs pour venir picorer les graines qu'il semait sur le lac; des lapins qui jouaient sous une touffe de bruyère s'étaient arrêtés et nous regardaient d'un air presqu'effronté. Le braconnier sourit de ma surprise.
—Ce sont mes amis et mes voisins, me dit-il; voilà longtemps que nous vivons sans procès, et, comme on ne vient guère de ce côté, ils n'ont pu apprendre à se méfier.
—Alors vous ne leur tendez jamais de piéges?
—Jamais; ce serait tromper leur confiance! Mais je ne vois pas la verdaude, d'habitude elle est plus alerte.
Il s'était approché de la flaque, et se mit à siffler d'une façon particulière; bientôt un sifflement pareil lui répondit, et la tête triangulaire d'une énorme couleuvre se dressa dans les roseaux; je fis, malgré moi, un mouvement en arrière.
—N'ayez pas de souci, dit Bon-Affût tranquillement, c'est une vieille camarade; elle m'a reconnu, voyez!
La couleuvre était en effet sortie de la rosière; elle nageait vers nous la tête haute, en dardant sa langue fourchue avec de petits sifflements. Les longs replis de son corps verdâtre, marbré de taches sombres, traçaient derrière elle un sillon sur les eaux dormantes; elle s'élança d'un bond vers la rive, et, se lovant sur elle-même, elle arriva à la ceinture du braconnier. Celui-ci étendit le bras; elle s'y enroula vivement, et atteignit ainsi son giron, où je la vis s'enfoncer.
—Monsieur s'étonne de ma confiance, dit Bon-Affût, qui avait remarqué mon expression d'inquiétude et de dégoût; mais ça n'a point de malice, c'est un aspic d'eau. Quand on passe de longues semaines seul dans les bois, voyez vous, on devient moins difficile pour sa compagnie; on est heureux de trouver quelque chose qui vit et qui vous connaît. Aussi, quand je ne puis aller à la Magdeleine causer avec la Louison, et que Bruno est en voyage, je tombe quelquefois dans mes chêtiveries; alors je viens ici pour me distraire, et les bêtes du bon Dieu me font société.
Il ajouta beaucoup de remarques étranges sur les animaux de la forêt. Il s'était composé lui-même une histoire naturelle, mélange de préjugés et d'observation dans lequel il me parut fort difficile de distinguer l'erreur de la vérité. Les fauves avaient été classés par lui en amis ou en ennemis des hommes, et il prétendait reconnaître leur nature selon qu'ils étaient sensibles ou non à la voix humaine; une tradition forestière faisait remonter cette division aux premiers jours du monde. L'homme et le lion se disputaient alors la royauté de la terre; les animaux prirent parti dans la querelle selon leurs inclinations. Tous ceux qui avaient l'esprit ouvert et le cœur soumis se rangèrent du côté d'Adam, tandis que les violents et les stupides se faisaient les défenseurs du lion. L'homme remporta la victoire; mais il fut chassé peu après du pays de délices qu'il habitait, et perdit ainsi la couronne du monde. C'est depuis que les animaux qui l'avaient combattu sont restés les ennemis de ceux qui avaient soutenu sa cause. Malheureusement les hommes de nos jours ont perdu le souvenir du passé, et, comme le traité d'alliance entre leurs pères et les animaux du paradis terrestre a été noyé par le déluge, ils ne se souviennent plus de leur ancienne amitié; mais, quand on la connaît, on n'a qu'à le montrer, et les fauves, qui ont été autrefois les soldats d'Adam, se le rappellent.
Ces explications nous avaient conduits hors du fourré, à l'entrée d'une des grandes rabines. Nous y rencontrâmes Bruno assis au bord de la route, où il dépouillait de leur écorce des branches de bourdaine. En apercevant le braconnier qui débouchait le premier de la passée, il fit un geste d'avertissement qu'il réprima de son mieux en me voyant. Bon-Affût fouilla d'un regard rapide toutes les avenues.
—Eh bien! dit-il en s'arrêtant devant le jeune garçon, qui s'était remis au travail, tu nous prépares donc des paniers, mon mignon.
—Faites excuse, ceci est pour le cagier de Rozet, répliqua Bruno sans lever les yeux.
—C'est s'y prendre tard que de préparer des prisons aux oiselets quand ils ont déjà toutes leurs plumes, objecta le braconnier, et tu n'es guère plus diligent, toi qui attends pour blanchir tes baguettes que le soleil ait un œil fermé.
—Le jour n'est pas si long que la volonté, répondit Bruno.
—Et tu comptes porter ce soir ta marchandise au Rozet?
—Non, dit le jeune garçon, qui releva la tête en regardant Bon-Affût, la route est trop mauvaise du côté des boisiers; voyez plutôt.
Il montrait le sol boueux que sillonnaient de profondes ornières et les traces de pas tout récents. Le braconnier sembla particulièrement frappé de celles-ci qu'il reconnut sans doute, car je le vis échanger un regard avec Bruno, et après avoir hésité un instant:
—Monsieur n'a plus besoin de moi, dit-il brusquement; il n'a qu'a suivre la rabine pour trouver les huttes des boisiers; s'il veut presser le pas, il pourra encore y arriver avant le jour failli.
Je compris que cette détermination avait quelque motif que l'on ne voulait point me faire connaître, et dont il était par conséquent inutile de s'informer; je pris donc congé de mon guide sans insister davantage, et je m'engageai seul dans la longue avenue.
L'épaisseur du feuillage interceptait les dernières clartés du jour, de sorte qu'il y régnait déjà une demi-obscurité; mais, par intervalles, la brise qui s'élève le soir entr'ouvrait la voûte de verdure, et alors un rayon du soleil couchant plongeait tout à coup dans cette ombre, s'y brisait et faisait pleuvoir mille jets lumineux. Lorsque je me retournais, j'apercevais l'immense allée qui se déroulait derrière moi comme un souterrain au fond duquel apparaissait le ciel bleuâtre du levant, déjà diamanté de pâles étoiles.
Le premier hameau de boisiers que je rencontrai n'était composé que de quelques huttes; je le traversai sans m'y arrêter, gagnant le milieu de la coupe, où se trouvait le principal campement. Je voyais se dessiner çà et là, sous les vagues lueurs de la nuit, des groupes de cabanes qui formaient, dans l'immense clairière, comme un réseau de villages forestiers. Toutes les huttes étaient rondes, bâties en branchages dont on avait garni les interstices avec du gazon ou de la mousse, et recouvertes d'une toiture de copeaux. Lorsque je passais devant ces portes fermées par une simple claie à hauteur d'appui, les chiens-loups accroupis près de l'âtre se levaient en aboyant, des enfants demi-nus accouraient sur le seuil, et me regardaient avec une curiosité effarouchée. Je pouvais saisir tous les détails de l'intérieur de ces cabanes, éclairées par les feux de bruyères sur lesquels on préparait le repas du soir. Une large cheminée en clayonnage occupait le côté opposé à la porte d'entrée; des lits clos par un battant à coulisses étaient rangés autour de la hutte avec quelques autres meubles indispensables, tandis que vers le centre se dressaient les établis de travail auxquels hommes et femmes étaient également occupés.
J'appris plus tard que ces baraques dispersées dans plusieurs coupes, étaient habitées par près de quatre cents boisiers qui ne quittaient jamais la forêt. Pour eux, le monde ne s'étendait point au-delà de ces ombrages par lesquels ils étaient abrités et nourris. Cependant dans le cercle étroit de ces obscures destinées se retrouvait tout ce qui agite ailleurs la foule haletante: espérances déçues ou remplies, amours accueillis ou repoussés, joies ou deuils de la famille, et par-dessus tout, l'éternelle épée suspendue au banquet du genre humain: la misère! Pour le moment, celle-ci était heureusement absente; mais on se rappelait ses visites, et les femmes me les racontèrent. A plusieurs reprises, l'exploitation du bois avait été suspendue, le prix du blé s'était élevé, et les boisiers sans ressources avaient dû vivre, comme les bêtes fauves, de ce qu'ils trouvaient dans la forêt. Chassés par la faim, ils avaient cherché secours dans les villages voisins; mais la pauvreté avait fermé les portes, l'amitié seule eût pu les rouvrir, et pour le laboureur qui vit hors du couvert, le boisier est un étranger. Aucune alliance ne rattache la campagne à la forêt, aucune habitude ne les rapproche; il y a plus, une vieille défiance met la première en garde contre l'homme du couvert. Son accent rude et précipité, ses vêtements sordides, sa physionomie sauvage, tout étonne et inquiète; puis la tradition rappelle qu'autrefois les boiseries servirent de champ d'asile aux désespérés, et qu'alors les hommes de la forêt faisaient irruption dans les villages pour y enlever les femmes ou les moissons, et, bien que l'abus ait cessé, le souvenir a survécu.
Je trouvai au principal campement, ainsi qu'on me l'avait annoncé, une hutte plus vaste convertie en cabaret, et où un certain nombre de voisins étaient alors rassemblés. J'y aperçus Moser avec ses deux gardes qui soupaient dans un coin où j'allai les rejoindre.
Vers le milieu de la cabane, autour d'un feu dont la fumée était recueillie par une sorte d'entonnoir en clayonnage, plusieurs femmes se tenaient accroupies. A l'aspect étrange du lieu, on eût pu se croire dans un wigwam de Peaux-Rouges sans la conversation bruyante des fileuses réunies près de l'âtre. Le nom de Michelle plusieurs fois prononcé attira mon attention; Michelle faisait les frais de la veillée, et il me parut, dès les premiers mots, qu'en fait de médisance, la ville n'avait rien à apprendre à la forêt. L'élégante boisière déplaisait évidemment à tout le monde sans que l'on pût s'accorder sur ses défauts. Les unes l'accusaient d'être hautaine, les autres trop familière; on lui reprochait de ne songer qu'à faire fortune, puis de se ruiner pour paraître brave; celle-ci la déclarait sans esprit, celle-là lui en trouvait trop; il n'y avait unanimité que dans la malveillance. Quand on eut épuisé toutes les critiques, une fille dont le teint couleur de taupe et les cheveux roussis excusaient la jalousie, demanda pourquoi la Michelle ne venait point avec les autres à la veillée.
—Pauvre innocente! répondit une seconde fileuse à mine aigre-douce, tu ne sais donc pas que quand les garçons soupent, on est sûr de les trouver au logis?
—Eh bien! qu'est-ce que cela fait, demanda brutalement la noiraude.
—Cela fait, ma mignonne, que la Michelle choisit ses heures, continua la maligne paysanne, et que pour le moment elle va de hutte en hutte montrer sa coiffe blanche.
—Vous croyez ça, la Landry! interrompit tout à coup une voix.
Et la boisière parut à la porte de la cabane, le visage rouge et un peu essoufflée.
—Elle nous écoutait! s'écrièrent les fileuses étonnées.
—Je ne porte pas assez de coiffes sales pour avoir à les montrer quand elles sont blanches, reprit Michelle, qui désignait de l'œil la dormeuse en toile rousse de la Landry, et je n'ai encore visité aucun logis dans la coupe depuis mon arrivée.
—Vous êtes pourtant bien échauffée, ma bonne amie, fit observer la fileuse avec un regard de vipère qui s'éveille.
—Parce que j'ai couru pour traverser le placis, dit la boisière, rapport à ce que vient de me dire Bruno.
—Ah! vous vous sauvez devant le chercheur de miel, reprit ironiquement la Landry; jusqu'à présent, quand vous vous rencontriez sur le grand chemin, c'était lui qui prenait les voyettes, mais il faut croire que vous l'aurez enhardi.
—Allons, n'ayez donc pas comme ça des innocences par mauvaiseté, s'écria Michelle en colère, ce n'est pas Bruno qui m'a épeurée, mais son dire, et gage que vous n'auriez pas été plus vaillante, bien que vous soyez douce comme une louve qui n'a pas sevré!
—Et qu'a pu te dire ce pauvre coureur, pour te rendre aussi rouge qu'une graine de houx? demanda la plus vieille des fileuses.
—Ce qu'il m'a dit, mère Colette? répliqua la boisière, qui baissa la voix; eh bien! il m'a avertie qu'il venait de rencontrer, vers les fourrés de l'Homme-Mort, le mau-piqueur qui faisait le bois.
Il y eut à ces mots un mouvement général; toutes les conversations furent interrompues.
—Bruno l'a vu? demandèrent en même temps plusieurs voix.
—Comme je vous vois, dit la boisière, il tenait à la chaîne son chien noir et avait l'air de chercher les pistes. Au premier moment, Bruno a cru que c'était un forestier; mais, quand l'avertisseur de tristesse s'est tourné vers lui, il a vu ses yeux qui laissaient couler des flammes, il l'a entendu qui prononçait les mauvaises paroles.
Puis il a disparu dans les ventes en faisant grésiller les feuilles.
Les femmes avaient cessé de filer; les hommes se regardèrent, et les gardes eux-mêmes semblaient saisis. Moser leur demanda ce que cela voulait dire. L'un d'eux répondit avec un peu d'embarras que, selon la croyance du couvert, l'apparition du mau-piqueur annonçait la grande chasse des réprouvés.
—Et il y a des gens baptisés qui peuvent croire à de pareils contes? demanda Moser scandalisé.
Un murmure s'éleva parmi les boisiers.
—Les gens baptisés croient ce qui frappe leurs oreilles, fit observer un vieillard; tous ceux qui sont ici ont ouï la trompe de l'avertisseur de tristesse, et vos gens eux-mêmes peuvent en rendre témoignage.
Les gardes avouèrent, avec un peu d'hésitation, que c'était la vérité.
—Ainsi, vous avez entendu le cor dans la forêt sans chercher les chasseurs? demanda l'Alsacien.
—Par la raison qu'ils seraient allés au-devant de la mort, reprit le boisier qui avait déjà parlé: la venue du mau-piqueur est toujours un méchant signe; mais quiconque rencontre la chasse n'a qu'à faire préparer sa bière, car ses heures sont comptées.
—Eh bien! j'en courrai la chance, dit Moser, et que le diable me brûle si je ne force pas vos damnés à me montrer leurs ports-d'armes!
Tous les assistants se récrièrent; le vieillard secoua la tête.
—Il ne faut pas jouer avec les morts, dit-il, Dieu a fait les parts; il a donné le jour aux hommes, et la nuit aux mauvais esprits. C'est d'un cœur trop fier d'aller contre sa volonté, et, si vous avez un bon patron dans le ciel, il vous épargnera cette épreuve.
—J'attends au contraire qu'il me l'accorde, dit Moser. Depuis quinze ans que je marche sous le couvert, je n'y ai trouvé que des braconniers de ce monde-ci: j'aurais plaisir à en rencontrer quelques-uns de l'autre; mais vous verrez que la chasse aura été remise, et que le diable nous trouvera trop à jeun et trop éveillés pour faire retentir la trompe du mau-piqueur.
Nul ne répondit, il y eut une pause. La hutte était enveloppée de ce grand silence de la solitude, à peine entrecoupé par le bruit du vent et la rumeur des eaux. Tout à coup un son de cor s'éleva, grandit, courut le long des ravines, et vint éclater à la porte de la cabane. L'effet fut terrible et soudain. Hommes et femmes se levèrent d'un seul mouvement. Moser me regarda avec surprise; il y eut un court silence, puis l'appel de la trompe se répéta plus vif et plus rapproché.
—C'est lui! c'est lui! murmurèrent toutes les voix.
Le forestier s'était levé.
—Il est clair que quelqu'un s'amuse à nos dépens, dit-il, avec une impatience irritée; reste à savoir qui rira le dernier.
Et se tournant vers ses deux compagnons:
—En route! ajouta-t-il; le mau-piqueur me semble un peu enroué, nous allons tâcher de lui éclaircir la voix.
Les gardes, qui s'étaient levés, se regardaient d'un air inquiet, et le son du cor continuait à retentir avec une force toujours croissante; tous les boisiers s'étaient rassemblés autour de la cheminée, où ils parlaient à voix basse. Moser attendait près de la porte en examinant la batterie de son fusil. Enfin ses compagnons le rejoignirent, mais d'un air qui trahissait leur trouble. L'Alsacien leur demanda s'ils avaient peur.
—On peut craindre sans honte ce qu'on ne comprend pas, dit le plus âgé avec humeur, et, pour mon compte, je me demande ce que nous allons faire à cette heure dans la forêt.
—Votre devoir! répliqua Moser durement; savez-vous ce que cache cette mauvaise plaisanterie dont on veut nous effrayer? êtes-vous sûrs qu'elle ne serve point à quelque maraudeur pour ravager les ventes? Le bois nous est confié, nous devons le surveiller comme notre enfant. Voulez-vous donc qu'on vous prenne pour des lâches? Allons, en avant, vous dis-je, et veillez à vos fusils.
Les gardes ne dirent mot, et nous prîmes notre chemin vers la futaie.
Moser se dirigeait sur le son du cor, qui devenait à chaque instant plus distinct. Ses hallalis ne ressemblaient en rien aux airs de chasse contemporains: c'étaient des appels prolongés et plaintifs, entrecoupés de fanfares furieuses, mais dont le rhythme antique rappelait les airs de la vieille France. Le mau-piqueur paraissait venir à notre rencontre par un sentier parallèle à celui que nous suivions. Bientôt le cor éclata à notre droite et de si près, que nous en paraissions à peine séparés par quelques buissons. Moser tourna brusquement de son côté; mais à l'instant même nous l'entendîmes retentir à notre gauche. Le forestier surpris s'élança dans la nouvelle direction; l'hallali passa aussitôt à droite, plus éclatant que jamais. Cette fois, Moser lui-même s'arrêta désorienté, et demanda aux gardes s'il y avait dans la forêt des échos: tous deux répondirent négativement; ils nous firent même remarquer que le son du cor avait de nouveau changé de place et se faisait entendre derrière nous. L'Alsacien allait rebrousser chemin, quand nous le distinguâmes en avant. Le son se maintint dans cette direction, que nous suivîmes quelque temps, mais avec des intermittences qui continuaient à nous égarer. Parfois on eût cru le corneur nocturne à quelques pas; dans d'autres instants, il nous paraissait perdu à l'extrémité de la forêt. Les deux gardes nous suivaient dans un saisissement que trahissait leur haleine haletante. Quand nous nous arrêtâmes enfin au milieu d'un carrefour sauvage, ils se mirent à regarder autour d'eux avec une épouvante qu'ils ne cherchaient plus à dissimuler.
—C'est aller volontairement à l'encontre du malheur! dit le plus vieux d'une voix altérée; le forestier doit savoir à cette heure que nous n'avons pas affaire à des hommes, et la raison nous dit de retourner aux huttes.
Moser ne répliqua rien. Le corps penché et l'oreille ouverte à toutes les brises de la nuit, il semblait étudier depuis quelque temps avec une attention particulière les hallalis du mau-piqueur; il se redressa enfin et se tourna de notre côté.
—J'ai le mot de l'énigme, dit-il vivement; les sons éloignés sont plus nets et plus forts que ceux qui retentissent à quelques pas: ce n'est ni le même musicien ni le même instrument, il y a évidemment deux trompes, et voilà une heure qu'on se moque de nous!
Quelque vraisemblable que fût l'explication, elle ne put persuader nos compagnons, qui se refusèrent positivement à explorer l'un des côtés de la forêt, tandis que Moser et moi aurions parcouru l'autre. L'Alsacien dut se résigner à les conduire dans une des directions, en me laissant prendre seul la route opposée. Un des gardes me donna son fusil, et j'entrai dans une étroite foulée qui me conduisait à la partie la plus solitaire de la forêt.
J'avançais avec difficulté sur un terrain marécageux, où le pied glissait à chaque pas. La clarté stellaire donnait à l'ensemble de la futaie je ne sais quel aspect chimérique; tantôt des lueurs filtrant à travers l'ombrage couraient devant moi sur l'herbe fine à la manière des follets, tantôt de vieux arbres desséchés se dressaient aux angles des bouées comme des fantômes qui agitaient à la brise leurs linceuls de lierre. Mille rumeurs couraient dans l'air, des cris sans nom sortaient des tannières creusées sous les racines, des soupirs étouffés descendaient du haut des cimes; on sentait vivre autour de soi un monde inconnu et invisible.
Le cor avait cessé de retentir; mais depuis quelque temps il me semblait entendre, au milieu des murmures de la nuit, un bruit de pas que trahissait de plus en plus le craquement des branches mortes et des glands desséchés. Enfin, à l'entrée d'un placis, j'aperçus distinctement une ombre tenant à la main une trompe de chasse: elle émergeait comme moi de l'obscurité, et entrait dans l'espace éclairé. Au léger cri que je laissai échapper, elle se retourna de mon côté, puis s'élança vers le centre du placis, où elle disparut derrière un obstacle que je pris d'abord pour un rocher; mais en approchant, je reconnus un chêne gigantesque, dont le tronc vermoulu avait fait jaillir, à quelques pieds de terre, un taillis de rameaux. Après avoir vainement tourné autour du colosse sans pouvoir atteindre l'ombre fuyante, je revins brusquement sur mes pas, et je me trouvai en face du porteur de trompe, qui n'était autre que Bruno.
En me reconnaissant, il parut plus surpris qu'effrayé; mais j'étais un peu en colère de l'émotion que la plaisanterie m'avait causée, et je lui mis la main au collet.
—Parbleu! je tiens cette fois le mau-piqueur! m'écriai-je, et je veux le faire connaître aux gens de la coupe.
—Au nom du Christ! ne le faites pas, Monsieur, interrompit le chercheur de miel d'une voix troublée, ce serait me perdre à jamais.... et d'autres avec moi.
—Qui cela? demandai-je.
Il hésita.
—Notre musique ne porte dommage à personne, reprit-il en évitant de répondre, nous avons seulement voulu faire causer les gens...
Un coup de feu l'interrompit; il s'arrêta court d'un air déconcerté.
—Voici qui vous donne un démenti, maître Bruno, répliquai-je.
—Ce sont les gardes qui tirent en rentrant, balbutia le jeune garçon.
—Les gardes suivent une direction opposée, repris-je, et je gage que les gens qui ont entendu parler les fusils de la forêt reconnaîtraient plutôt la voix de celui de Bon-Affût.
Bruno me regarda.
—Ah! il faut que quelqu'un ait averti Monsieur, s'écria-t-il; il n'aurait pu avoir tout seul une pareille idée. Mais Monsieur ne voudrait point faire de peine à un pauvre homme....
—D'autant que je sais à qui il destine la chasse, répliquai-je.
Et je lui racontai comment j'avais entendu la promesse faite à la Louison par le braconnier; je lui annonçai en même temps que Moser était dans la forêt avec ses gardes. Un peu effrayé pour Bon-Affût, qui se croyait à l'abri de toute poursuite grâce à son stratagème, Bruno voulut aller l'avertir: j'avais perdu mon orientation à travers les bouées, et, dans la crainte de m'égarer de plus en plus, je me décidai à le suivre.
Le chasseur d'abeilles ne prit ni par les avenues, ni par les sentiers; il coupa droit vers le lit d'un ruisseau desséché que nous longeâmes quelque temps sans bruit sur une jonchée de feuilles humides et cachées par les touffes de coudriers. Nous atteignîmes ainsi un gîte très fourré où le braconnier venait également d'arriver avec un chevreuil. Bruno lui expliqua rapidement notre rencontre et la présence de forestiers dans le bois. J'indiquai le plus exactement qu'il me fut possible la direction que je leur avais vu prendre et le carrefour où ils m'avaient donné rendez-vous. Le chercheur de miel fit observer que leur route devait les éloigner de nous.
—S'ils la suivent! objecta Bon-Affût; mais ils auront entendu, comme Monsieur, ma canardière chanter sous le couvert: en se dirigeant sur le son, ils vont arriver par la rabine de la Hubiais, et avant dix minutes nous les aurons sur nos talons. Le plus sage est de tourner vers la brande et de filer par la clairière de la petite Fougeace.
A ces mots, sans attendre notre réponse, il reprit le chevreuil dont Bruno avait lié les pieds, le jeta sur son épaule et se mit en marche.
Au sortir du fourré s'ouvrait une vaste bruyère sans ombrages, dans laquelle il fallut s'engager. Toutes les étoiles avaient disparu du ciel; un vent froid s'était élevé; on apercevait à travers la brume nocturne les lisières de la forêt, qui semblait ourler la brande d'un pli plus sombre, et d'où sortait la triste rumeur du vent dans les feuilles. De temps en temps retentissaient dans la nuit des cris de loups affamés auxquels répondaient, comme un écho, les hurlements des chiens dans les villages. Bon-Affût rentra enfin sous le couvert, et, après avoir traversé une jeune vente, tourna vers la clairière de la Fougeace. Nous commencions à côtoyer le long étang qui la ferme à gauche, quand une grande clarté nous apparut de l'autre côté dans les arbres. Des vapeurs lumineuses montaient sous les voûtes de verdure, puis disparaissaient derrière les tourbillons d'une fumée blanchâtre que pailletaient des étincelles.
—Le feu! s'écria Bon-Affût, le feu est à la futaie!
Et il courut avec nous vers la clairière. Nous vîmes alors que l'incendie n'avait encore gagné que les lisières. Le feu allait de buisson en buisson jusqu'au pied des grands arbres, dont il effleurait les troncs noueux. Bon-Affût s'était arrêté les deux mains appuyées sur son fusil.
—Encore quelque vacher du diable qui aura allumé une bourrée aux bords des traînes! dit-il. Si on ne débarrasse point la forêt de ces fainéans, nous n'aurons bientôt plus que des bois-arcis.
—Sans compter que c'est nous autres qu'on accuse de tous les dégâts, fit observer Bruno.
—Le garçon dit pourtant vrai, reprit le braconnier en me regardant. Demain les gardes assureront que le feu a été mis par les coureurs de bois, comme si le monde avait coutume de brûler son champ et sa maison!
Je déclarai que le forestier alsacien ne manquerait point en effet de regarder l'accident comme une nouvelle malice du mau-piqueur, et que celui-ci ferait sagement d'éviter sa rencontre, s'il ne voulait s'exposer à quelques semaines de retraite forcée dans la prison de Savenay.
—Moi en prison! interrompit Bon-Affût, qui releva sa canardière par un geste instinctif et menaçant; c'est impossible! j'ai besoin du couvert pour vivre. En prison! que le diable me torde si je n'en usais pas les murs avec mes ongles! C'est dans la forêt que j'ai toutes mes connaissances; faut que j'y reste... pour la verdaude... et pour d'autres encore!.... Mais Monsieur a raison, pas moins; il est inutile de s'arrêter; d'autant que nous ne pouvons rien contre le feu. Si le vent reste où il souffle, il n'y a d'ailleurs pas de danger; la forêt se tiendra bien. Seulement faut rebrousser chemin, vu qu'ici on ne peut plus passer, et que nous sommes enfermés entre le feu et l'eau.
Nous retournâmes vers l'entrée de la clairière; mais près d'y arriver, Bruno, qui marchait en avant, revint vivement sur ses pas.
—Qu'y a-t-il? demanda le braconnier en s'arrêtant.
—J'ai vu quelqu'un dans la foulée! répliqua le jeune garçon à voix basse.
Nous reculâmes jusqu'à l'ombre projetée par une touffe de saules qui bordaient l'étang; mais trop tard pour échapper aux regards de Moser et des deux gardes, qui venaient de déboucher dans la clairière.
—Nous sommes pris! dit le chasseur d'abeilles en voyant l'Alsacien nous montrer du doigt.
—Pas encore! murmura Bon-Affût caché derrière le buisson, et dont j'entendis craquer la batterie.
Les forestiers continuaient à marcher sur nous avec précaution; ils ne pouvaient avoir aperçu le braconnier, qui, dès le premier instant, s'était accroupi dans l'ombre. Je fis comprendre rapidement à Bruno que le seul moyen de dérober la présence de Bon-Affût et d'éviter une lutte dangereuse était de marcher à leur rencontre. Il se débarrassa à l'instant de sa trompe de chasse qu'il laissa glisser sur l'herbe près de Bon-Affût, et il s'avança avec moi vers Moser.
Celui-ci m'eut à peine reconnu, que, sans prendre le temps de nous interroger, il courut examiner l'incendie.
Bien que les flammes ne parussent point devoir s'étendre, il envoya les deux gardes pour réclamer en toute hâte du secours au campement des boisiers. Ce fut seulement après leur départ que nous pûmes échanger quelques explications. Ainsi que le braconnier l'avait prévu, Moser était venu au coup de fusil. Les taillis en feu le confirmèrent dans ses premiers soupçons.
—Les braconniers sont à l'ouvrage, me dit-il, et, afin d'avoir le couvert à eux, ils ont voulu effrayer. Heureusement que je suis sevré depuis trop longtemps pour croire aux contes de nourrice. Dès ma première tournée, ce matin, j'ai reconnu que la forêt était au pillage; tout le monde en use comme de son bien. Les troupeaux du Gavre broutent, en guise d'herbe, les chênes naissants; l'étrèpe des paysans fauche le reste pour litières; les marchands de glu, en écorchant les houx, font chaque année pour cent louis de bois mort. Il ne reste déjà plus de cerfs sous le couvert; bientôt on cherchera en vain des chevreuils. Il est temps d'en finir avec les vagabonds qui moissonnent effrontément dans le champ du roi.
A ce moment, son regard tomba sur Bruno, qui revenait vers nous après s'être approché du marais, et il me demanda ce que c'était que ce compagnon recueilli en chemin. J'expliquai notre rencontre la veille chez le fermier et tout à l'heure près du chêne du grand duc de manière à prévenir tout soupçon. Moser voulut lui adresser quelques questions, mais le chercheur de miel n'eut point l'air de les comprendre. Un masque de stupidité s'était subitement étendu sur tous ses traits; à chaque demande du forestier, il éclatait de rire et répondait longuement par de puériles divagations. Je m'aperçus bientôt que, pendant qu'il fixait ainsi l'attention de l'Alsacien, ses yeux fouillaient la nuit vers l'ouverture de la clairière; je suivis leur direction, et il me sembla distinguer, à travers l'obscurité, une forme vague qui rampait aux bords de l'étang. Je compris que c'était Bon-Affût qui gagnait le bois. Bruno ne témoigna aucune intention de le suivre. Assis sur l'herbe devant le brûlis, dont les flammes commençaient à s'abattre et ne serpentaient plus que dans les broussailles, il écoutait Moser, qui me développait son plan contre les maraudeurs de la forêt.
Notre conversation fut interrompue par le retour des gardes, qu'accompagnait une troupe nombreuse de boisiers. A l'annonce d'un brûlis, tous étaient accourus armés de seaux, de haches et de hoyaux. Les femmes elles-mêmes avaient suivi pour prêter secours. Le premier effort les rendit maîtres de l'incendie: la lisière de buissons qui brûlait encore fut abattue, le terrain nettoyé, et le brasier éteint. Le dommage avait été peu de chose; mais les boisiers, nourris par l'exploitation de la forêt, qu'ils regardent comme leur champ, restèrent émus et irrités de l'inquiétude qu'ils venaient d'éprouver. Tout le monde demandait à la fois comment le feu avait pris.
—Comment? répéta le forestier; demandez aux vauriens que vous laissez maîtres du couvert, et qui tôt ou tard vous en feront un tas de cendres! Voilà où conduisent vos histoires de veillée! On vous fait trembler comme de vieilles femmes avec une fanfare, et pendant ce temps les braconniers tuent le gibier et mettent le feu aux futaies.
Il y eut parmi les boisiers un mouvement et un échange de réflexions rapides. Quelques-uns des plus jeunes penchaient évidemment vers l'opinion de Moser; mais la plupart ne pouvaient échapper ainsi à l'empire de la tradition.
—Bruno a vu le mau-piqueur, disait une femme.
—Nous avons entendu tous la trompe maudite, ajoutait un vieillard.
—Demain, on trouvera par les foulées la trace de la meute avec les plumes ou le poil du gibier.
—Et puisque le forestier est sorti pendant la chasse, il en aura sa part.
—Dieu me damne! ceci est une chose que je voudrais voir! s'écria en riant Moser, qui alla reprendre son fusil posé contre un chêne.
Il s'interrompit tout-à-coup. Une patte de chevreuil était plantée dans le canon même de la carabine!
Le saisissement fut d'abord général. Les boisiers se montrèrent avec une surprise effrayée l'envoi du chasseur maudit qui devait être, selon la tradition, un talisman de malheur; mais après avoir réfléchi un instant, l'Alsacien se frappa le front, et se tournant de mon côté:
—C'est un tour du jeune drôle que vous avez rencontré près du chêne au duc, s'écria-t-il; il était là tout à l'heure; qu'est-il devenu?
Je cherchai Bruno autour de moi; il avait disparu. Le forestier s'informait à tout le monde du chemin qu'il avait pu prendre, quand des femmes qui puisaient de l'eau à l'étang pour éteindre les derniers brasiers accoururent avec la trompe de chasse cachée par le chercheur de miel derrière les touffes de saule. Les boisiers la reconnurent aussitôt pour l'avoir vue aux mains de Bon-Affût.
A ce nom, Moser fut frappé d'un trait de lumière. Les renseignements recueillis depuis son arrivée sur le braconnier ne lui permettaient point de douter que tout ce qui venait d'arriver ne fût son ouvrage. Le chasseur d'abeilles lui servait évidemment de compère; tous deux avaient abusé de la crédulité des gens du couvert en jouant cette comédie du mau-piqueur, et, quand ils s'étaient vus poursuivis, ils avaient mis le feu au taillis, afin de détourner l'attention.
Malgré la vraisemblance de ces explications, les boisiers eussent peut-être continué à douter sans l'arrivée de Michelle, qui, tardivement avertie du brûlis, avait pris les grands sentiers, et ne savait rien de ce qui s'était passé à la clairière. Elle raconta que, vers la petite ravine, elle avait aperçu deux hommes qui lui avaient d'abord fait peur, mais qu'en les laissant approcher, elle avait reconnu Bruno et Bon-Affût, qu'elle les avait appelés, et qu'au lieu de répondre, tous deux s'étaient enfoncés dans les jeunes ventes.
Ceci mit fin aux incertitudes. Il s'éleva un cri de réprobation générale. Honteux d'avoir été pris pour dupes et irrités d'un essai d'incendie qui les exposait à perdre leur gagne-pain, les boisiers s'écrièrent qu'il fallait arrêter les deux maraudeurs.
D'après le rapport de Michelle, ils avaient pris le chemin de la Madeleine: on se partagea en plusieurs bandes qui devaient occuper tous les passages et se rabattre ensemble sur la ferme.
Ne pouvant prévenir les fugitifs, ni empêcher cette battue, je me décidai à ne point quitter le forestier.
La troupe que Moser conduisait prit par le sentier où Bon-Affût et Bruno avaient été aperçus; mais ceux-ci avaient sans doute trop d'avance pour qu'on pût les atteindre; car nous arrivâmes à la Madeleine sans avoir rien rencontré. Bien que la ferme fût close et silencieuse, une raie de lumière dessinée sur le seuil prouvait suffisamment que tout le monde n'y était point endormi; un chien ayant aboyé à notre approche, la lumière disparut. Moser nous arrêta d'un geste en pressant le pas. Presqu'au même instant la porte s'ouvrit, le père Louroux avança la tête pour voir qui venait, et le forestier se trouva brusquement devant lui.
A l'exclamation poussée par le fermier, nous nous rapprochâmes tous ensemble, ce qui le fit reculer et nous permit d'entrer; mais, déconcerté un instant, il se remit vite et demanda ce qui nous amenait.
—D'abord ce vaurien, dit Moser en montrant Bruno assis sur la pierre du foyer, puis un autre qui doit être à la ferme avec lui.
—Qui cela? demanda Louroux d'un air étonné.
—Le braconnier de la Mare-aux-Aspics.
—Bon-Affût? il n'est point ici, comme vous pouvez voir; mais je lui ai parlé pas plus tard qu'hier, même que Monsieur était témoin.
Le forestier ne perdit point son temps à contester, il se mit à fouiller tous les coins de la ferme sans rien découvrir. Le paysan, qui vit son désappointement, jugea l'occasion favorable pour se plaindre d'une visite faite sous cette forme et à pareille heure: il commençait à le prendre de très haut; mais l'Alsacien lui coupa la parole en l'avertissant qu'on connaissait ses rapports avec les braconniers, que la présence du chasseur d'abeilles, reçu au milieu de la nuit, était une confirmation suffisante, et qu'il aurait lui-même à rendre compte de sa part de responsabilité dans le double crime de braconnage et d'incendie. Il raconta ensuite brièvement ce qui avait eu lieu, annonça que toutes les routes étaient surveillées, et reprit sa recherche, suivi cette fois du paysan effrayé, qui était bien vite redescendu de la récrimination à l'humilité, et prenait tous les saints du calendrier à témoin de son innocence.
Le forestier voulut emmener Bruno. En passant devant un des lits refermés dont l'unique chambre de l'habitation des Louroux était garnie, celui-ci murmura quelques mots bretons que je ne pus distinguer; mais à peine eut-il disparu, que le battant du lit glissa doucement dans la coulisse, et, aux premières clartés du jour qui pénétraient par la porte ouverte, je vis la tête charmante de la Louison s'avancer avec une précaution inquiète. Fatigué de ma longue course de nuit à travers la forêt, je m'étais assis dans l'ombre du foyer, où elle ne pouvait me voir. Elle se pencha au bord du lit, regarda encore vers l'entrée, et se laissa couler à terre, elle était pieds nus, coiffée d'un petit bonnet à trois pièces, comme en portent les enfants, et vêtue d'une simple jupe de berlinge. Je la vis s'avancer jusqu'à la porte à pas comptés, regarder au dehors, puis gagner la seconde entrée, qui donnait sur une cour de derrière.
Persuadé qu'elle voulait avertir le braconnier, je la suivis jusqu'au seuil. Comme elle allait traverser la cour, la voix de Moser se fit entendre, et il parut lui-même, continuant ses recherches. La jeune paysanne effrayée fit d'abord un mouvement pour rentrer, puis s'arrêta. Le forestier venait vers elle en compagnie du père Louroux. Michelle causait plus loin très vivement avec Bruno.
—C'est-il donc la naissance d'un nouveau Jésus, notre maître, demanda la Louison en souriant, pour qu'on mène tant de déduit par l'housteau, et qu'on réveille les bergères avant la pointure du jour?
—D'où vient cette fille et que veut-elle? interrompit brusquement Moser.
Mais Michelle avait tressailli à la voix de Louison.
—Eh bien! le forestier ne voit donc pas? dit-elle en s'approchant; c'est la pastoure de la Magdeleine, à qui ses parents n'ont laissé ni bas ni sabots.
Et s'adressant à l'enfant avec cette pitié triomphante qui insulte:
—Hélas! voici bien du malheur pour toi, pauvre créature, ajouta-t-elle; ton grand ami Bon-Affût va être conduit en prison.
—Et son chagrin vous portera beaucoup de profit, faut croire, répliqua un peu aigrement la Louison, car la mauvaise nouvelle rit plein vos yeux.
—Il y a toujours profit pour les honnêtes gens qu'on fasse justice, reprit Michelle en élevant la voix; le braconnier est un malheureux qui a mis le feu aux futaies...
—Vous mentez, la Michelle! s'écria Louison, dont l'œil bleu étincela; Bon-Affût aime trop le couvert pour lui avoir fait du mal. Allez, allez, c'est d'un méchant courage d'accuser ainsi ceux qui ne sont point là et qui n'ont personne pour les défendre.
—Tu le défends, toi, laideronnette! s'écria la boisière en éclatant de rire.
—C'est du moins preuve qu'elle a le cœur mieux placé que vous, dit sévèrement le chercheur de miel.
Michelle se retourna de son côté avec une expression de rancune hautaine.
—C'est bon, mon Bruno, reprit-elle amèrement, on sait que vous êtes bien disposé pour la Louison et pour Bon-Affût. Quand les oiseaux ont le même plumage, ils font ensemble leurs nids; mais, pour le moment, le commerce va mal, mon pauvre gars, et vous voilà tous deux pris.
—Encore une menterie! interrompit la pastoure en colère; Bon-Affût n'est pas pris et ne le sera pas.
—Voyez-vous la rusée qui sait cela! s'écria Michelle; gage qu'elle connaît le retrait du braconnier!
Moser, qui avait prêté jusqu'alors peu d'attention à la querelle des deux jeunes filles, devint attentif. Il interrogea Louison en usant de tous les moyens de la surprendre; mais la petite pastoure échappa à ses piéges avec une finesse naturelle et alerte dont je fus émerveillé. Les boisiers arrivèrent sur ces entrefaites; ils avaient exploré les chemins sans rien rencontrer. Le forestier ne put cacher son dépit. Outre la nécessité de justifier la confiance de l'administration à laquelle il avait promis une prompte réforme des abus qui ruinaient la forêt, il mettait sans doute son amour-propre à ne pas échouer devant tant de témoins et à signaler son arrivée au Gavre par une prise importante. Après avoir ordonné de fouiller encore les environs de la Magdeleine, il s'assit à la porte de la ferme et alluma sa pipe allemande, comme s'il eût voulu attendre là le résultat des nouvelles recherches.
Cependant je m'étais aperçu qu'il continuait à suivre de l'œil tous les mouvements de la Louison; le jour s'était levé, et l'on commençait à entendre au loin dans la forêt le lambis du vacher; la pastoure fit sortir les bestiaux des étables et se dirigea avec eux vers les pâtures. Moser la laissa partir sans avoir l'air d'y prendre garde; mais à peine fut-elle engagée dans le sentier qui conduisait aux friches, que je le vis éteindre vivement sa pipe et reprendre son fusil. Je lui demandai ce qu'il voulait faire; il mit le doigt sur ses lèvres en me montrant la pastoure, et se glissa dans le champ qu'elle côtoyait. Je le rejoignis sans trop comprendre son projet, et nous suivîmes la Louison de l'autre côté de la haie. La bergerette marchait en chantant, sans se presser ni regarder derrière elle, uniquement occupée en apparence des pailles qu'elle tressait. Elle arriva ainsi au pâtis, grimpa sur un petit monticule qui le dominait et s'assit sur un bouquet de frênes. Pour la première fois alors elle promena les yeux autour d'elle; mais vaguement et comme si elle n'eût point regardé. Presque à ses pieds était un champ de blés mûrs dont les épis ondulaient à la brise du matin. A droite s'ouvrait la forêt, à gauche s'étendait la culture où nous nous tenions cachés. Louison continuait à chanter; mais sa voix s'élevait insensiblement et jetait au loin les modulations de la complainte champêtre.
—Dans quelle langue de sauvage nous chante-t-elle là? demanda Moser, qui s'efforçait en vain de comprendre les paroles.
Je lui fis signe de se taire, car j'avais reconnu le rude accent celtique. La pastoure chantait le vieux guerz de Jean Devereux, mais en l'entrecoupant d'avertissements adressés à un auditeur invisible.
«Bretons, soyez tous sur vos gardes, c'est là que demeure Jean la Prise, il est avec ses soldats dans sa citadelle, comme un bigorneau dans sa coquille.»
A cet endroit, la voix changeait légèrement d'inflexion et substituait aux paroles traditionnelles ce rapide avertissement:
«Toute la troupe des coupeurs de bois est ici; le plus sûr pour vous est de retourner à cette heure dans la forêt, vers le gîte de la Mare-aux-Aspics.»
Puis le chant primitif reprenait:
«Ils ont pillé dans ce pays tout ce qui était vieux et tout ce qui était neuf,—les croix d'argent des églises, les hanaps dorés des bourgeois.»
Et l'accent s'élevait encore pour ajouter:
«Il n'y a personne à droite; suivez les blés sans lever la tête, vous arriverez à la petite bouée de houx.»
Mon œil se retourna vers le champ de blé, et, au bout de quelques secondes, je vis la mer d'épis s'entr'ouvrir légèrement et dessiner un sillon qui semblait se diriger vers la forêt. Je me levai pour mieux distinguer; Moser, qui suivait tous mes mouvements, surprit mon regard, aperçut l'agitation des épis et poussa une exclamation joyeuse: il avait tout deviné.
Ecartant les buissons derrière lesquels nous étions abrités, il traversa en courant la friche, arriva à la clôture du champ de blé, trop élevée en cet endroit pour être franchie, la côtoya un instant, et, apercevant enfin une ouverture garnie de ramées, s'y élança; mais je l'entendis jeter un cri de douleur et je le vis s'abattre: il avait rencontré la faulx cachée sous les feuilles pour la passée des sangliers.
Les deux gardes, qui arrivaient et qui avaient vu comme moi l'accident, accoururent pour m'aider à relever l'Alsacien. Moser était couvert de sang, mais il ne parut point s'en préoccuper.
—Vite, vite, au braconnier! balbutia-t-il en montrant la direction dans laquelle fuyait Bon-Affût.
Après un moment d'hésitation, les gardes se précipitèrent à la poursuite d'Antoine, tandis que Moser s'aidait du talus pour se redresser et les suivre du regard.
Je voulus en vain savoir s'il était dangereusement atteint; étanchant machinalement avec son mouchoir le sang qui coulait de ses mains et de sa poitrine, il ne semblait s'occuper que du braconnier. Dès que celui-ci s'était vu découvert, il n'avait plus songé à se cacher dans les blés et courait à travers les sillons; il s'efforçait de gagner le bois, poursuivi par les forestiers. L'intervalle qui le séparait d'eux s'agrandissait de plus en plus, et il était évident qu'il allait leur échapper, lorsqu'à la dernière clôture il se trouva inopinément en face d'une troupe de boisiers qui l'entourèrent et le saisirent.
Aux cris qui l'avertissaient de cette capture, Moser fit un geste de triomphe, et, à bout de forces, se laissa glisser au pied du fossé.
Un quart d'heure après, tout le monde était réuni devant la ferme du père Louroux. On attelait une charrette pour le forestier, dont on avait pansé les blessures. A quelques pas, au milieu d'un cercle formé par les boisiers, se tenaient Bon-Affût et Bruno. Ils avaient les mains liées et étaient appuyés à un petit mur d'enclos. Louise, assise un peu plus loin, sanglotait, la tête sur ses genoux. Je m'approchai pour donner quelques encouragements aux prisonniers; mais le braconnier, longtemps silencieux, venait d'adresser la parole à la jeune pastoure: il parlait en breton, afin de n'être pas compris de ceux qui les entouraient.
—Ne pleure pas, chère créature, disait-il d'une voix très douce: oublies-tu qu'il y a ici un mauvais cœur jaloux qui boit tes larmes comme une eau de source?
Son œil indiquait Michelle, qui les regardait de loin avec une expression de joie troublée; mais la pastoure ne parut point prendre garde à l'espèce d'avantage qu'elle donnait à sa rivale: le malheur de ses deux amis l'occupait uniquement.
—En prison! vous, en prison! mes pauvres gens! reprit-elle les mains pressées l'une contre l'autre.
—Le garçon n'y sera pas longtemps, vu qu'on ne trouvera rien contre lui.
—Mais vous, cher homme, dit la Louison en regardant Bon-Affût avec une tendresse filiale, qu'allez-vous devenir quand il n'y aura plus de feuilles sur votre tête, que vous ne pourrez plus respirer au cœur de l'air, et qu'il faudra rester nuit et jour entre des murailles?
Le front du braconnier s'obscurcit.
—Oui ce sera une dure épreuve, dit-il sourdement.
—Laissez-moi vous suivre au moins, vieil Antoine, reprit vivement Louison; peut-être qu'ils me permettront de demeurer avec vous, et, si c'est défendu, je pourrai rester à la porte de votre prison, je chanterai pour vous avertir que je suis là; j'irai prier les juges qu'ils vous laissent partir.
—Pauvre innocente! interrompit Bon-Affût, qu'est-ce qu'on dirait ici, et comment vivrais-tu là-bas?
—Ici on dirait que je vous sers comme mon vrai père, répliqua la pastoure, vous savez qu'on le dit déjà, et, pour vivre là-bas, je travaillerais, ou, s'il n'y a pas d'ouvrage pour moi, eh bien! je m'asseoirais au coin de la prison, et quand il passerait de bonnes âmes, elles verraient que j'ai faim et elles me secourraient pour l'amour du Christ!
Un sourire attendri passa sur le visage du braconnier; il regarda avec complaisance la petite paysanne, dont le charmant visage était tourné vers lui.
—Tu as bon cœur, la Louison, dit-il, mais il faut que tu restes à la Magdeleine; je le veux. Il n'est pas bon que les jeunes filles soient par les chemins, demandant secours à ceux qui passent. S'il y en a qui donnent au nom du Christ, comme tu dis, il y en a aussi qui veulent prendre au nom du diable. Demeure ici; Bruno reviendra avant qu'il soit longtemps, et moi plus tard.
La pastoure voulut insister.
—C'est dit, entends-tu bien? ajouta le braconnier d'un ton impérieux.
Louison joignit les mains et baissa la tête.
—On fera selon votre désir, dit-elle avec une résignation presque craintive.
Il y eut un assez long silence; Bruno l'interrompit en annonçant à demi-voix qu'on allait partir. Les gardes venaient, en effet, de placer Moser dans la charrette et reprenaient leurs fusils. La pastoure se jeta au cou de Bon-Affût en sanglottant. Le courage de celui-ci parut fléchir: il devint très pâle, tout son corps tremblait, et il fut obligé de s'asseoir; mais ce ne fut que l'émotion d'un instant. Il se releva presque aussitôt.
—Allons, Dieu vous gardera, pauvre fille, dit-il en retenant avec peine ses sanglots, ne pleurez pas, vous donneriez occasion de parler aux mauvaises gens... Embrassez-la, Bruno..... et maintenant en voilà assez. Du courage, mes enfants, nous reviendrons quand il plaira à Dieu!
Puis, comme s'il se ravisait:
—Encore un mot, la Louison, ajouta-t-il plus bas; vous savez où est la Mare-aux-Aspics, vous connaissez le trou de la verdaude; j'ai caché au fond sept pièces de six livres, qui sont toutes mes économies: je voulais en avoir dix pour le jour où Bruno et vous seriez revenus ensemble de l'église. Tant que j'aurai chance de compléter la somme, n'y touchez pas; mais, si on vous dit que je n'ai plus besoin que de prières, alors prenez l'héritage; la verdaude vous connaît comme moi, et vous laissera faire.
A ces mots, il embrassa de nouveau la jeune paysanne, dont les sanglots redoublaient malgré elle.
Je me décidai à intervenir.
—Rassurez-vous, ma bonne créature, lui dis-je en breton, vos deux amis reviendront bientôt.
—Monsieur parle blohik[17]! s'écria le braconnier; alors il a tout entendu!....
[17] Dialecte breton de l'évêché de Vannes.
—Mais il n'abusera de rien, ajoutai-je rapidement, car il part aussi tout à l'heure et vous rejoindra demain à Savenay, où il espère bien que sa déposition vous justifiera complétement.
—Que Dieu vous en récompense! répondirent en même temps Bruno et la pastoure.
Nous ne pûmes en dire davantage, car les gardes arrivaient. Ils firent signe aux prisonniers, qui allèrent se placer derrière la charrette, et la petite escorte se mit en marche.
En passant, Moser me salua. Il avait sur son visage défait et dans ses yeux enfiévrés une expression de joie farouche. A le voir si faible et si pâle conduire en triomphe ces deux hommes pleins de vigueur, je me rappelai involontairement Richelieu à l'agonie, traînant à sa suite de Thou et Cinq-Mars. Les boisiers regardaient, groupés à l'entrée de l'aire, et Louison, debout sur le petit mur, adressait de loin des signes d'adieu aux prisonniers; mais tout-à-coup elle poussa une exclamation, se retourna vers moi et se rassit en pleurant. La charrette et ceux qui la suivaient venaient de disparaître sous l'ombre des rabines.
Je ne pus arriver à Savenay que le surlendemain; mais je me rendis aussitôt chez le magistrat chargé d'instruire l'affaire de Bruno et du braconnier. Mes explications suffirent pour dissiper tous les soupçons d'incendie et pour faire rendre la liberté au jeune coureur de bois. Quant à son compagnon, il avait trop de vieux comptes à régler avec les forestiers pour que je pusse obtenir son élargissement avant mon départ; mais j'avais heureusement retrouvé à Savenay un ancien condisciple, devenu avoué, qui me promit de surveiller son affaire et de l'assister au besoin. J'appris effectivement, assez longtemps après mon excursion chez les boisiers, que l'avoué de Savenay avait réussi à tirer Bon-Affût de prison au bout de quelques semaines, et qu'il l'avait placé sur le domaine de Carheil, où l'ancien braconnier était devenu le modèle des gardes-chasse. On m'assura même que ce dernier allait se trouver de nouveau réuni au chercheur de miel, récemment gagé comme terrassier-planteur, et qui devait le rejoindre, après la sève d'août, avec la pastoure de la Magdeleine, que les gens du couvert appelaient par avance Louison Bruno.
J'étais parti de Pontrieux fort tard, prenant un chemin de traverse que j'avais autrefois parcouru et qui, selon mon calcul, devait me permettre d'atteindre Tréguier avant la fin du jour; mais je m'aperçus bientôt que mes souvenirs m'avaient trompé. La nuit me surprit au tiers du voyage, et je commençai à craindre de m'égarer au milieu de ces routes entrelacées que l'obscurité rendait plus difficiles à reconnaître. Pour comble d'embarras, le vent s'éleva et la neige se mit à tomber.
Je venais justement d'atteindre un plateau couvert de bruyères que l'orage balayait sans obstacle et où on eût en vain cherché un abri. Enveloppé dans mon caban de peau de chèvre, la tête basse et le corps penché pour lutter contre le vent, je suivais avec peine le sentier inégal. De quelque côté que mon regard se tournât, il n'apercevait qu'un nuage blanchâtre et mobile qui confondait la terre avec le ciel. Par intervalle pourtant la tempête semblait s'arrêter; le vent se taisait, on entendait retentir au loin des rumeurs de cascade, ou quelques hurlements plaintifs de loups affamés; puis la rafale s'élevait de nouveau, grandissait, grondait, et tout allait se perdre dans un immense rugissement.
J'avais d'abord lutté avec une sorte de plaisir orgueilleux contre ces tourbillons qui se succédaient comme des vagues; mais insensiblement, la fatigue et le froid amortissaient mon ardeur, et je commençai à chercher autour de moi les moyens de me procurer un abri.
Par bonheur, le sentier que j'avais suivi jusqu'alors ne tarda point à descendre et à s'enfoncer dans une gorge étroite. Quelques arbres dépouillés montrèrent, devant moi, leurs silhouettes confuses, et, à mesure que je m'en approchais, l'orage semblait s'éloigner. Enfin, je me trouvai à l'entrée d'une coulée où ses sifflements assourdis par les montagnes n'arrivaient plus que comme un écho, et où la neige tombait moins pressée.
Je relevai la tête, heureux de pouvoir respirer à l'aise.
Je savais d'ailleurs, par expérience, que le vallon annonçait immanquablement des habitations. Un lavoir, un four isolé, me confirmèrent bientôt dans cette espérance, et, au bout de quelques pas, j'aperçus un hameau composé d'une douzaine de chaumières.
La première, dont je m'approchai, était obscure et vide; mais dirigé par un bruit de voix, j'en gagnai une autre bâtie à l'écart, et, poussant la porte, je me trouvai au milieu d'une filerie bretonne[18].
[18] Réunion des femmes qui veillent en filant.
Une douzaine de femmes, accroupies sur leurs talons, autour d'un foyer où brillait une flambée d'ajoncs, tournaient leurs fuseaux en causant et en chantant. Quelques enfants, couchés à leurs pieds, s'étaient endormis, et une jeune mère, assise au coin le plus reculé de l'âtre, allaitait un nouveau-né en murmurant, à demi-voix, un air de nourrice.
A mon entrée, toutes se détournèrent. Je m'étais arrêté sur le seuil pour secouer la neige dont j'étais couvert, et je déposai mon bâton près de la porte selon l'usage. La maîtresse de la maison comprit que je demandais un abri.
—Bénédiction de Dieu à ceux qui sont ici, dis-je en m'avançant à sa rencontre.
—Et à vous! répliqua-t-elle avec le laconisme armoricain.
—Il y a un drap mortuaire sur la lande, et les loups eux-mêmes ne retrouveraient pas leur chemin.
—Les maisons ont été faites pour les chrétiens.
En prononçant ces mots, la paysanne me montrait du geste le foyer. Toutes les fileuses s'écartèrent pour m'engager à approcher, et j'allai prendre place près de la jeune mère, tandis que la maîtresse du logis jetait sur le feu une brassée de ronces desséchées.
Il y eut un assez long silence, les lois de l'hospitalité bretonne défendant d'adresser des questions à un hôte avant qu'il n'ait parlé lui-même. Je demandai enfin si Tréguier était encore loin.
A trois lieues et quelques sifflées, répondit la paysanne; mais les rivières sont débordées et la route dangereuse sans guide.
—Un de vos hommes ne pourrait-il m'en servir?
—Les hommes d'ici sont partis pour Terre-Neuve sur le navire le Saint-Pierre.
—Quoi, tous?
—Tous, notre maître[19] sait bien que ceux de la même paroisse embarquent ensemble quand ils le peuvent.
[19] Les paysans bretons appellent les bourgeois mon maître.
—Et vous les attendez?
—Chaque jour.
—Oui, oui, reprit une des fileuses, en soupirant, que Dieu les protège! Les autres navires sont de retour à Bréhat, à Saint-Brieuc, et partout, il n'y a que le Saint-Pierre en retard......
—Et pourtant, continua une seconde femme avec intention, il est temps que les hommes reviennent.
—Pourquoi cela? demandai-je.
Elle me montra du doigt la paysanne qui était assise devant moi sur l'âtre.
—Demandez à Dinah combien il lui reste de boisseaux d'orge dans sa huche? dit-elle.
La jeune Bretonne rougit.
—Sans compter, ajouta la maîtresse de la maison, qu'elle me doit autant de mesures de lait que son enfant a de jours.
—Et que le propriétaire de la maison a menacé hier de faire vendre chez elle, ajouta une troisième.
—Aussi, reprit celle qui avait parlé la première, je lui ai conseillé de demander à Dieu que les matelots du Saint-Pierre aient fait bonne pêche pour avoir double part!
—Je demande seulement à Dieu qu'il ramène Joan, dit la paysanne, en serrant son nourrisson contre son sein.
Je fus frappé de l'accent triste, passionné et profond avec lequel ces mots avaient été prononcés, et je me tournai vers Dinah pour la regarder. C'était une femme de vingt-quatre ans au plus, dont la beauté avait quelque chose de mâle et de doux à la fois. La taille droite, le front haut, ses pieds nus hardiment appuyés sur la pierre de l'âtre, elle soutenait d'un bras l'enfant qui s'était endormi sur son sein, tandis que son autre main retombait immobile. Il y avait dans les lignes souples mais fièrement dessinées de son visage, dans ses lèvres entr'ouvertes, dans ses yeux noirs, toujours prêts à se baisser, je ne sais quelle fierté effarouchée que tempérait pourtant visiblement une bienveillance caressante.
Au bout d'un instant, elle s'aperçut que je l'observais et détourna la tête avec embarras. Mais pendant l'examen auquel je m'étais livré, la conversation avait continué entre les fileuses, et chacune d'elles parlait de ce qu'elle devait faire quand le Saint-Pierre serait de retour.
—J'irai à la ville et je mangerai une fois du pain de froment à ma faim, disait l'une.
—Mon frère m'a promis une bague d'argent de trente blancs, ajoutait une autre.
—Moi, j'achèterai une messe pour l'âme de ma mère.
—Moi, j'irai au pardon de Sainte-Anne.
—Et vous, Dinah? demandai-je à la paysanne, que ferez-vous quand Joan sera de retour?
—Je mettrai son enfant dans ses bras et je resterai avec eux, me répondit-elle en rougissant.
Dans ce moment, la vache noire qui se trouvait au fond de la cabane, avança la tête par-dessus la claie qui nous séparait d'elle et fit entendre un meuglement.
—Il y a quelqu'un près du seuil, dit la maîtresse de la maison.
Elle n'avait point achevé qu'un coup brusque ébranla la porte, et qu'une voix rude se fit entendre au dehors.
—Y a-t-il place pour les pauvres dans cette maison? demanda-t-elle.
—Anaïk Timor! s'écrièrent toutes les femmes.
—Anaïk! répéta Dinah, en rapprochant son enfant de son sein par un mouvement involontaire.
—Qu'est-ce donc? demandai-je.
—Une mendiante qui voit clair dans l'avenir, et qui jette des sorts, ajouta la maîtresse de la cabane.
—Y a-t-il place pour les pauvres dans cette maison? répéta la voix d'un accent d'impatience.
—Laissez-la entrer, ou elle nous fera arriver malheur, fit observer Dinah.
Une fileuse alla ouvrir la porte, et Anaïk Timor parut.
C'était une vieille femme, de petite taille, et dont les vêtements en lambeaux laissaient voir en partie les membres maigres. Elle portait sur l'épaule un bissac de toile rousse d'où sortait le goulot d'une bouteille, et tenait de l'autre main un bâton d'épines durci au feu. La neige, qui s'était arrêtée dans les déchirures de ses vêtements souillés, semblait en tacheter la couleur sombre, et quelques mèches de cheveux gris, hérissés par le givre, pendaient en glaçons le long de ses joues creusées. Son œil gris avait cette expression âpre et pourtant flottante que donne la folie ou l'ivresse.
Elle s'arrêta au milieu de la chambre et se secoua avec un sourd grognement.
—On a bien de la peine à recevoir la vieille Timor, dit-elle, en promenant autour d'elle un regard mécontent; on la laisse frapper sans répondre.
—Personne ne vous attendait, répliqua la maîtresse avec quelque embarras.
—Non....... on ne m'attend jamais, moi, grommela Anaïk; qu'importe à ceux qui ont chaud près du foyer que les autres aient froid hors du seuil! Mais il faut prendre garde; tout le monde aura son tour!......
Bien que je connusse les priviléges accordés aux mendiants de nos campagnes, et que je fusse accoutumé à les voir, une fois admis, traiter les maîtres de la maison sur un pied d'égalité, je m'étonnai du ton impérieux et presque menaçant de la vieille femme. Tout en grondant elle s'était déchargée de son bissac. Après l'avoir déposé dans un coin, elle fit quelques pas vers l'âtre et m'aperçut.
—Ah! il y a ici un gentilhomme[20], dit-elle en s'arrêtant court et fixant sur moi son regard perçant; un gentilhomme qui porte de la toile fine...... qui a une montre... Jann aussi en avait une.... et des anneaux d'or aux oreilles.... et des souliers à rubans! Quand Jann vivait, la vieille Timor n'avait pas besoin de frapper aux portes avec un bâton de mendiante! Mais il est allé rejoindre son père et ses sœurs.... Alors tout le monde a pu marcher sur la tête de la veuve qui avait descendu en terre son dernier fils.
[20] Les Bretons donnent ce nom à tous les citadins (Tud-Gentil).
Et elle se mit à chantonner inintelligiblement les couplets connus de la peste d'Elliant.
«J'avais neuf fils que j'avais mis au monde et voilà que la mort est venue me les prendre.
»Me les prendre sur le seuil de notre porte, et je n'ai personne pour me donner une goutte d'eau.»
Tout en murmurant ce chant, elle s'était agenouillée sur la pierre du foyer, et elle étendait ses mains de squelette devant la flamme dont les lueurs mourantes faisaient scintiller le givre sur sa chevelure. Ses yeux hagards, qui erraient autour d'elle, s'arrêtèrent sur Dinah, et un éclair haineux traversa tous ses traits.
—Ah! te voilà, œil de corbeau, reprit-elle; pourquoi viens-tu avec d'honnêtes gens, toi, la fille d'un cordier.
Je regardai la jeune paysanne qui pâlit.
Ces mots de fille de cordier m'expliquaient la timidité de Dinah, et la vague malveillance qui semblait l'entourer. Elle appartenait à cette race maudite de kacouss contre laquelle s'élevait encore en Bretagne le préjugé populaire.
—Tu es fière, reprit Anaïk, parce qu'un jeune homme de la paroisse a bien voulu de toi; parce que tu as un enfant qui grandit... Moi aussi, j'ai eu un mari, des enfants!!!! Mais attends un peu! Voilà un an que je t'ai prédit de mauvais jours....
—Pourquoi me voulez-vous du mal, Timor? demanda Dinah d'un ton doux et craintif.
—Pourquoi! s'écria la vieille; tu me demandes pourquoi? ton mari ne m'a-t-il pas chassée de sa maison?
—Parce que vos injures me faisaient pleurer.
—Des injures, répéta Anaïk; je t'appelais FILLE DE CORDIER! N'est-ce pas la vérité?.. Et cependant Joan a dit que j'étais ivre! il m'a menacée! oui, il a menacé la vieille Timor!... Ah! ah! ah!—Il y en a qui croient pouvoir mettre le pied sur la vipère, mais la vipère sait mordre. Une heure viendra où je serai vengée de tous ceux qui m'ont en mépris... et qui m'ont fait attendre à la porte.... Oui, oui, les gens d'ici ne seront pas toujours aussi fiers, c'est de Tréguier que leur viendra le malheur.
—De Tréguier, répéta vivement Dinah, avez-vous vu quelqu'un qui en arrivait?
—Moi, répliqua la mendiante.
—Quoi! cette nuit?
—Tout à l'heure.
—Et vous avez appris quelque nouvelle?
—Il est arrivé un navire.
—Le Saint-Pierre! s'écrièrent toutes les voix.
Anaïk promena autour d'elle un regard méchant et éclata de rire.
—Non, dit-elle, un navire de Saxons[21].
[21] Nom que les Bretons donnent aux Anglais.
Les fileuses poussèrent une exclamation de désappointement.
—Dieu confonde les païens de l'île, dit l'une d'elles avec dépit, j'ai cru que c'étaient nos gens.
—Les Saxons aussi viennent de Terre-Neuve, fit observer Timor.
—Apportaient-ils des nouvelles du Saint-Pierre, demanda Dinah, inquiète du sourire fauve de la mendiante.
Celle-ci ne parut pas avoir entendu.
—Ils sont descendus chez Mareck pour boire, et comme le capitaine parlait français, je l'ai entendu.
—Et que disait-il?
—Il parlait de glaces grosses comme des montagnes qui flottaient sur les mers de là-bas, et qui brisaient les vaisseaux.
—Il en a vu?
—Il en a vu.
—Et il a entendu parler de naufrages?
—Non, mais en revenant, il a trouvé des débris que l'eau emportait.
—Des débris de navires?
—Et sur une des planches il y avait écrit: Le Saint-Pierre.
L'annonce d'Anaïk Timor fut un coup de foudre. Les fileuses laissèrent tomber leurs fuseaux.
—Le Saint-Pierre! répétèrent toutes les voix; il a dit le Saint-Pierre?
—De Tréguier.
—Vous avez bien entendu?.... Vous êtes sûre?
—Sûre.
Des cris de désespoir éclatèrent. J'avais été saisi comme elles par cette subite nouvelle; mais le sourire de la vieille mendiante me mit en défiance.
—Ne la croyez pas, m'écriai-je; elle veut vous épouvanter... elle est ivre.
Et m'adressant à Timor:
—Tu n'as point vu de capitaine anglais, lui dis-je; on ne t'a point dit que le Saint-Pierre avait fait naufrage; tu mens, méchante groac'h.
A ce nom, par lequel on désigne en Bretagne la pire espèce des sorcières, les yeux de la mendiante étincelèrent et elle se redressa avec un grondement sauvage.
—Ah! oui dà, s'écria-t-elle en frappant du pied contre l'âtre..... Ah! c'est comme cela que le gentilhomme parle à la vieille Anaïk! je mens, je suis ivre! eh bien! que les femmes d'ici consultent les avertissements! qu'elles écoutent si l'eau de la mer ne tombe pas goutte à goutte au pied de leur lit; que celles qui ont cassé le pain blanc des Rois regardent si la part de l'absent ne s'est point gâtée[22].... Ah! Timor est une Groac'h..... C'est bon, c'est bon! Dieu répondra au gentilhomme et aux femmes de Loc-Evar; Dieu a des intersignes, et les noyés sauront parler....
[22] Présages qui, aux yeux des Bretons, annoncent la mort des absents.
—Ecoutez, interrompit Dinah, qui s'était levée pâle et les traits bouleversés.
Nous prêtâmes l'oreille, un chant venait de s'élever à travers les éclats de la tempête.
Il devint bientôt plus distinct, plus rapproché, et, le vent ayant fait une pause, nous pûmes distinguer des voix qui répétaient le Cantique des âmes.
«Frères, parents, amis, au nom de Dieu, écoutez-nous, secourez-nous, au nom de Dieu, s'il est encore de la pitié dans le monde.
»Tous ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps oubliés; ceux que nous avons aimés nous ont sans pitié délaissés.
»Vous reposez là mollement; les pauvres âmes sont bien mal; vous dormez d'un profond sommeil, les pauvres âmes veillent dans la souffrance.
»Nous sommes dans les flammes et l'angoisse; feu sur nos têtes, feu sous nos pieds; flammes en haut, flammes en bas; priez pour les âmes[23].»
[23] Voir les Derniers Bretons et le Barzas-Breis, où se trouve ce chant.
Dès les premiers vers de ce chant lugubre, toutes les femmes s'étaient levées dans une inexprimable angoisse; moi-même, frappé de cette espèce de réponse à l'appel de Timor, j'étais demeuré immobile et comme fasciné; mais en entendant les voix s'éloigner, je m'élançai vers la porte de la cabane, et je fis quelques pas au dehors. Aussi loin que mon œil put percer la nuit le val était désert, la neige continuait à tomber en silence, et l'ouragan à rugir sur la montagne.
Pendant toute cette scène, Anaïk Timor était seule restée impassible. En rentrant, je la trouvai debout promenant sur les femmes qui l'entouraient un regard triomphant: ce regard s'arrêta tout-à-coup sur moi.
—Ah! ah! j'étais folle, s'écria-t-elle; on disait tout-à-l'heure à la vieille Timor qu'elle avait menti!
—Et elle n'a point prouvé le contraire, repris-je, en cherchant à cacher mon trouble.
—Le gentilhomme n'a-t-il donc pas entendu les voix?
—J'ai entendu des pèlerins ou des voyageurs qui passaient en chantant un cantique.
Elle me regarda d'un œil farouche et secoua la tête.
—Bien, dit-elle, on parle ainsi à la ville, à la ville on ne croit pas aux âmes; ils regardent leurs morts comme des chiens qui pourrissent tout entiers dans le trou de terre où on les a mis.—Bien, bien, Dieu apprendra aux païens ce qu'il sait faire.... Le gentilhomme peut dire que ceux qui viennent de passer là n'étaient pas les noyés du Saint-Pierre.
—Et le gentilhomme aura raison, interrompit une voix grave.
Je me retournai; un prêtre venait d'entrer et se tenait debout sur le seuil.
Toutes les femmes se levèrent en criant:
—Le recteur!
Celui-ci s'avança lentement et jeta un regard sévère sur Anaïk Timor.
—Qu'es-tu venu faire ici, lui demanda-t-il brusquement.
—Le pauvre a le droit d'aller partout où il y a un morceau de pain et des chrétiens, répondit la mendiante avec humeur.
—Ce n'est pas la faim, reprit le curé, mais la joie d'apporter une mauvaise nouvelle qui t'a amenée si tard dans nos chemins.
—Ainsi la mendiante a dit la vérité? s'écria Dinah palpitante.
—Non, pas toute entière, répondit le prêtre.
—Comment?
—Le navire anglais débarqué à Tréguier n'a pas seulement apporté la nouvelle de la perte du Saint-Pierre; il a aussi amené ceux qu'il avait sauvés.
—Sauvés... ils sont sauvés!
—Du moins en partie, reprit le prêtre.
Quand le naufrage a eu lieu, six hommes firent vœu, s'ils échappaient, de venir nus pieds et voilés entendre la messe que je dirais pour eux à l'autel de la Vierge.
—Et ces six-là?
—Ils ont survécu.
—Où sont-ils?
—Vous venez de les entendre passer.
Les femmes voulurent se précipiter hors de la cabane.
—Arrêtez! s'écria le recteur en barrant le seuil, vous ne pouvez les voir.
—Ne sont-ils point ici?
—Ils sont ici, mais tous ont promis de ne quitter le voile qui les couvre qu'après le saint office.
—Leurs noms, au moins, leurs noms! s'écria Dinah éperdue.
—Ce serait violer le serment, répondit le prêtre; car ils ont juré de ne se faire connaître à leurs femmes, à leurs sœurs, ou à leurs mères, qu'après le vœu accompli. Respectez l'engagement qu'ils ont pris devant Dieu.
Il s'éleva une clameur de désespoir, et il y eut comme un moment d'hésitation. Chaque femme nommait tout haut son père, son fils, son frère ou son mari, s'efforçant de surprendre une réponse sur les traits du recteur à chacun des noms prononcés; mais le prêtre, impassible, continuait à invoquer la sainteté du vœu et à en appeler à leur soumission. Enfin, quelques-unes n'écoutant que leur douloureuse impatience, crièrent qu'elles voulaient connaître leur sort; le recteur essaya vainement de les retenir; elles coururent à une seconde porte et l'ouvrirent précipitamment.
—Allez donc, dit le prêtre indigné, allez, violez la promesse faite à Dieu; mais tremblez qu'il punisse votre sacrilège, et que la première qui soulèvera le voile des naufragés ne cherche en vain celui qu'elle attend.
Dinah, qui allait sortir, recula vivement.
—Ah! je n'irai pas, s'écria-t-elle épouvantée.
—Soumettez-vous et priez, reprit-il avec autorité; votre incertitude doit durer peu de temps désormais; souffrez-là sans murmure, comme une punition de vos fautes; élues ou frappées, songez à plier vos âmes aux volontés divines. Que chacune de vous, à partir de cet instant, se dise veuve ou orpheline; qu'elle fasse accepter à son cœur ce dur sacrifice; et si celui qu'elle a cru perdu sort tout-à-l'heure du tombeau, qu'elle voie là un miracle dont elle devra remercier Dieu aussi longtemps qu'elle vivra.
Les femmes fondirent en larmes et tombèrent à genoux.
Le recteur s'efforça de les calmer en adressant à chacune quelque consolation particulière. Il leur rappela la résignation de Marie, cette sainte patronne des cœurs brisés, et, leur ayant annoncé qu'il allait célébrer la messe de délivrance pour les naufragés, il les engagea à se rendre avec lui à l'église, pour joindre leurs prières aux siennes.
Toutes suivirent, sauf Dinah, qui se retourna vivement, courut à la vieille Timor, assise au foyer, et lui saisit la main.
—Tu connais ceux qui sont sauvés, demanda-t-elle d'un accent étouffé?
—Moi? répliqua Anaïk.
—Tu as dû les rencontrer à Tréguier.
—Eh bien?
—Joan! où est Joan?
La mendiante fit un geste moqueur.
—Le prêtre a ordonné d'attendre, dit-elle.
—Non, s'écria Dinah qui se laissa glisser à genoux, les mains jointes et l'œil égaré; je t'en conjure, Anaïk, dis si tu as vu Joan; si tu l'as reconnu!... Oh! rien qu'un geste qui dise oui.... ou s'il a péri... eh bien! que je le sache!..... Mieux vaut mourir de suite qu'attendre!.... Anaïk, Anaïk! ne me refuse pas!
—Et que me donneras-tu pour ma nouvelle, demanda la mendiante?
—Tout ce que j'ai, cria Dinah. Que voulez-vous, tenez, mon chapelet d'ébène? ma croix?... Les voilà.
—Ce n'est point assez.
—Eh bien! voilà encore la bague d'argent qu'il m'a donnée, prenez tout, Anaïk; tout ce que j'ai au monde.
Elle était toujours aux pieds de la vieille femme, serrant d'une main son enfant contre sa poitrine, et présentant de l'autre sa croix, sa bague et son chapelet. Timor la tint un instant comme agonisante sous son regard; puis poussant un éclat de rire insensé:
—Garde tout, dit-elle; j'aime mieux ton tourment!
Dinah se leva d'un bond et s'élança hors de la cabane.
J'étais trop ému pour rester étranger à ce qui allait se passer; je la suivis. Elle traversa le hameau en courant, et nous arrivâmes ensemble à l'église.
Les femmes y étaient déjà réunies; les cierges brillaient sur l'autel; l'enfant de chœur venait d'y poser le pupitre.... Tout-à-coup, la porte de la sacristie s'ouvrit et les six naufragés parurent, voilés de draps mortuaires qui les enveloppaient tout entiers.
Un sourd gémissement retentit parmi les femmes; quelques noms s'échappèrent au milieu des sanglots..... mais les voiles demeurèrent immobiles!
J'essayerais en vain de rendre la solennité lugubre de cette scène. Le silence qui régnait dans l'église n'était interrompu que par la voix du prêtre, et si, par instant, une plainte retentissait sourdement, cette voix s'élevait comme pour rappeler à la patience, et la plainte s'éteignait étouffé!.... Sublime puissance de la volonté sur l'âme humaine!... Toutes ces femmes étaient là, attendant l'arrêt qui allait décider de leur vie, et toutes, les mains jointes sur leur cœur, demeuraient immobiles.
Je cherchai plusieurs fois Dinah du regard; elle était agenouillée à l'entrée, le front levé, les mains pendantes et son enfant étendu devant elle comme une victime qui attend le coup sans songer à l'éviter.
Enfin le recteur prononça les paroles sacramentelles destinées à congédier les fidèles, un frémissement parcourut la foule. Il y eut un moment d'angoisse inexprimable. Toutes les têtes étaient penchées en avant, tous les bras tendus vers l'autel.
—Elevez vos âmes à Dieu! dit le prêtre.
Et prenant par la main le premier homme voilé qui se trouvait le plus près de lui, il le fit avancer d'un pas et souleva le linceul qui le couvrait! Un cri partit et une femme s'élança vers l'autel.
Le prêtre passa à un second naufragé, puis aux suivants. A chaque voile arraché, retentissait un nouveau cri de joie à demi étouffé par un douloureux murmure, mais au dernier, une clameur de désespoir s'éleva et les sanglots éclatèrent de toutes parts.
Je me tournai vivement vers Dinah; elle était à la même place, dans la même attitude, regardant toujours.... Tous les linceuls étaient tombés et elle cherchait encore Joan.
Je passai le reste de la nuit au presbytère pendant que le recteur s'occupait de consoler les orphelins et les veuves. Enfin, le jour venu, je pus reprendre le chemin de Tréguier.
L'orage avait cessé et le soleil, dégagé de brouillard, brillait joyeusement dans le ciel; les oiseaux, ranimés, sautillaient en gazouillant sur les arbres étincelants de givre, les haies d'aubépines avaient secoué leurs robes de neige et montraient leurs riants bourgeons; la création entière semblait renaître et un souffle de printemps passait sur la campagne attiédie.
Près de descendre du coteau, je me retournai, et jetai un dernier regard sur le hameau désolé que je venais de quitter, j'aperçus au loin Dinah, la veuve de Joan, qui descendait le versant opposé, son enfant dans ses bras, et tenant à la main le bâton blanc des mendiants.
Cinquième Récit (suite). La Niole blanche.
Sixième Récit. Le Kacouss de l'Armor.
Septième Récit. Les Boisiers.
Huitième Récit. La Groac'h.
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