The Project Gutenberg EBook of Les mille et une nuits. This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les mille et une nuits contes choisis Translator: Antoine Galland Illustrator: Godefroy Durand Release Date: April 26, 2011 [EBook #35969] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MILLE ET UNE NUITS *** Produced by Mark C. Orton, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1
CONTES CHOISIS
TRADUITS DE L'ARABE PAR GALLAND
ILLUSTRATIONS DE GODEFROY DURAND
PARIS
MORIZOT, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE PAVÉE SAINT-ANDRÉ, 5
TABLE |
Les chroniques des Sassaniens, anciens rois de Perse, qui avaient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites îles qui en dépendent, et bien loin au delà du Gange jusqu'à la Chine, rapportent qu'il y avait autrefois un roi de cette puissante maison, qui était le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de ses sujets par sa sagesse et sa prudence, qu'il s'était rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur, et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils: l'aîné, appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédait toutes les vertus; et le cadet, nommé Schahzenan, n'avait pas moins de mérite que son frère.
Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan, exclu de tout partage par les lois de l'empire, et obligé de vivre comme un simple particulier, au lieu de souffrir impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son attention à lui plaire. Il eut peu de peine à y réussir: Schahriar, qui avait naturellement de l'inclination pour son frère, fut charmé de sa complaisance, et par un excès d'amitié, voulant partager avec lui ses États, il lui donna le royaume de la Grande-Tartarie. Schahzenan alla bientôt en prendre possession, et il établit son séjour à Samarcande, qui en était la capitale.
Il y avait déjà dix ans que Schahriar vivait heureux sans que rien troublât sa sécurité, quand une circonstance inattendue vint lui apprendre la déplorable conduite de la sultane son épouse, qu'il chérissait, et dont il se croyait tendrement aimé.
Schahriar conçut alors un projet de vengeance bizarre et cruel; ce fut de choisir chaque jour une nouvelle femme qu'il ferait étrangler le lendemain. Il jura sur le saint nom de Dieu, d'être fidèle à la loi barbare qu'il s'était imposée, et ne tint que trop bien sa parole. Ses officiers exécutaient ses ordres avec une obéissance aveugle; enfin chaque jour c'était une fille mariée et une femme morte.
Le bruit de cette inhumanité sans exemple causa une consternation générale dans la ville. On n'y entendait que des cris et des lamentations. Ici, c'était un père en pleurs qui se désespérait de la perte de sa fille; et là, c'étaient de tendres mères qui, craignant pour les leurs la même destinée, faisaient par avance retentir l'air de leurs gémissements. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions que le sultan s'était attirées jusqu'alors, tous ses sujets ne faisaient plus que des imprécations contre lui.
Le grand vizir, qui, comme on l'a déjà dit, était malgré lui le ministre d'une si horrible injustice, avait deux filles, dont l'aînée s'appelait Scheherazade, et la cadette Dinarzade. Cette dernière ne manquait pas de mérite; mais l'autre avait un courage au-dessus de son sexe, de l'esprit infiniment, avec une pénétration admirable. Elle avait beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui était échappé de tout ce qu'elle avait lu. Elle s'était heureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, à l'histoire et aux arts; et elle faisait des vers mieux que les poëtes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle était d'une beauté extraordinaire, et une vertu très-solide couronnait toutes ces belles qualités.
Le vizir aimait passionnément une fille si digne de sa tendresse. Un jour qu'ils s'entretenaient tous deux ensemble, elle lui dit: Mon père, j'ai une grâce à vous demander; je vous supplie très-humblement de me l'accorder. Je ne vous la refuserai pas, répondit-il, pourvu qu'elle soit juste et raisonnable. Pour juste, répliqua Scheherazade, elle ne peut l'être davantage, et vous en pouvez juger par le motif qui m'oblige à vous la demander. J'ai dessein d'arrêter le cours de cette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cette ville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont de perdre leurs filles d'une manière si funeste. Votre intention est fort louable, ma fille, dit le vizir; mais le mal auquel vous voulez remédier me paraît sans remède. Comment prétendez-vous en venir à bout? Mon père, repartit Scheherazade, puisque par votre entremise le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage, je vous conjure, par la tendre affection que vous avez pour moi, de me procurer l'honneur d'être sa femme. Le vizir ne put entendre ce discours sans horreur. O Dieu! interrompit-il avec transport, avez-vous perdu l'esprit, ma fille? Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse? Vous savez que le sultan a fait serment sur son âme de ne garder la même femme qu'un seul jour, et de lui faire ôter la vie le lendemain; et vous voulez que je lui propose de vous épouser! Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret? Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille; je connais tout le danger que je cours, et il ne saurait m'épouvanter. Si je péris, ma mort sera glorieuse; et si je réussis dans mon entreprise, je rendrai à ma patrie un service important. Non, non, dit le vizir, quoi que vous puissiez me représenter pour m'intéresser à vous permettre de vous jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginez pas que j'y consente. Quand le sultan m'ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le sein, hélas! il faudra bien que je lui obéisse. Quel triste emploi pour un père! Ah! si vous ne craignez point la mort, craignez du moins de me causer la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. Encore une fois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grâce que je vous demande. Votre opiniâtreté, repartit le vizir, excite ma colère. Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte? Qui ne prévoit pas la fin d'une entreprise dangereuse n'en saurait sortir heureusement.
Mon père, dit alors Scheherazade, ne trouvez pas mauvais que je persiste dans mes sentiments; de grâce, ne vous opposez pas à mon dessein. D'ailleurs, pardonnez-moi si j'ose vous le déclarer, vous vous y opposeriez vainement: quand la tendresse paternelle refuserait de souscrire à la prière que je vous fais, j'irais me présenter moi-même au sultan.
Enfin, le père, poussé à bout par la fermeté de sa fille, se rendit à ses importunités; et quoique fort affligé de n'avoir pu la détourner d'une si funeste résolution, il alla dès ce moment trouver Schahriar, pour lui annoncer que la nuit prochaine il lui présenterait Scheherazade.
Le sultan fut fort étonné du sacrifice que son grand vizir lui faisait. Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous résoudre à me livrer votre propre fille? Sire, lui répondit le vizir, elle s'est offerte d'elle-même. La triste destinée qui l'attend n'a pu l'épouvanter, et elle préfère à la vie l'honneur d'être l'épouse de Votre Majesté.
Mais ne vous trompez pas, vizir, reprit le sultan: demain, en vous remettant Scheherazade entre les mains, je prétends que vous lui ôtiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir vous-même. Sire, répondit le vizir, mon cœur gémira, sans doute, en vous obéissant; mais la nature aura beau murmurer: quoique père, je vous réponds d'un bras fidèle. Schahriar accepta l'offre de son ministre, et lui dit qu'il n'avait qu'à lui amener sa fille quand il lui plairait.
Le grand vizir alla porter cette nouvelle à Scheherazade, qui la reçut avec autant de joie que si elle eût été la plus agréable du monde. Elle remercia son père de l'avoir si sensiblement obligée; et, voyant qu'il était accablé de douleur, elle lui dit, pour le consoler, qu'elle espérait qu'il ne se repentirait pas de l'avoir mariée avec le sultan, et qu'au contraire il aurait sujet de s'en réjouir le reste de sa vie.
Elle ne songea plus qu'à se mettre en état de paraître devant le sultan; mais avant que de partir, elle prit sa sœur Dinarzade en particulier, et lui dit: Ma chère sœur, j'ai besoin de votre secours dans une affaire très-importante; je vous prie de ne me le pas refuser. Mon père va me conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cette nouvelle ne vous épouvante pas; écoutez-moi seulement avec patience. Dès que je serai devant le sultan, je le supplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre compagnie. Si j'obtiens cette grâce, comme je l'espère, souvenez-vous de m'éveiller demain matin, une heure avant le jour, et de m'adresser ces paroles: Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. Aussitôt je vous en conterai un, et je me flatte de délivrer, par ce moyen, tout le peuple de la consternation où il est. Dinarzade répondit à sa sœur qu'elle ferait avec plaisir ce qu'elle exigeait d'elle.
L'heure de se coucher étant enfin venue, le grand vizir conduisit Scheherazade au palais, et se retira après l'avoir introduite dans l'appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas plutôt avec elle, qu'il lui ordonna de se découvrir le visage. Il la trouva si belle qu'il en fut charmé; mais s'apercevant qu'elle était en pleurs, il lui en demanda le sujet. Sire, répondit Scheherazade, j'ai une sœur que j'aime aussi tendrement que j'en suis aimée; je souhaiterais qu'elle passât la nuit dans cette chambre, pour la voir et lui dire adieu encore une fois. Voulez-vous bien que j'aie la consolation de lui donner ce dernier témoignage de mon amitié? Schahriar y ayant consenti, on alla chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le sultan se coucha avec Scheherazade sur une estrade fort élevée, à la manière des monarques de l'Orient, et Dinarzade dans un lit qu'on lui avait préparé au bas de l'estrade.
Une heure avant le jour, Dinarzade, s'étant éveillée, ne manqua pas de faire ce que sa sœur lui avait recommandé. Ma chère sœur, s'écria-t-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. Hélas! ce sera peut-être la dernière fois que j'aurai ce plaisir.
Scheherazade, au lieu de répondre à sa sœur, s'adressa au sultan: Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle bien me permettre de donner cette satisfaction à ma sœur? Très-volontiers, répondit le sultan. Alors Scheherazade dit à sa sœur d'écouter, et puis, adressant la parole à Schahriar, elle commença de la sorte.
Sire, il y avait autrefois un marchand qui possédait de grands biens, tant en fonds de terre qu'en marchandises et en argent comptant. Il avait beaucoup de commis, de facteurs et d'esclaves. Comme il était obligé de temps en temps de faire des voyages pour s'aboucher avec ses correspondants, un jour qu'une affaire d'importance l'appelait assez loin du lieu qu'il habitait, il monta à cheval et partit avec une valise derrière lui, dans laquelle il avait mis une petite provision de biscuits et de dattes, parce qu'il avait un pays désert à passer où il n'aurait pas trouvé de quoi vivre. Il arriva sans accident; et quand il eut terminé l'affaire qui lui avait fait entreprendre ce voyage, il remonta à cheval pour s'en retourner chez lui.
Le quatrième jour de sa marche, il se sentit tellement incommodé de l'ardeur du soleil et de la terre échauffée par ses rayons, qu'il se détourna de son chemin pour aller se rafraîchir sous des arbres qu'il aperçut dans la campagne. Il y trouva au pied d'un grand noyer une fontaine d'une eau très-claire et coulante. Il mit pied à terre, attacha son cheval à une branche d'arbre, et s'assit près de la source, après avoir tiré de sa valise quelques dattes et du biscuit. En mangeant les dattes, il en jetait les noyaux à droite et à gauche. Lorsqu'il eut achevé ce repas frugal, comme il était bon musulman, il se lava les mains, le visage et les pieds, et fit sa prière.
Il ne l'avait pas finie, et il était encore à genoux, quand il vit paraître un génie tout blanc de vieillesse, et d'une grandeur énorme, qui, s'avançant jusqu'à lui le sabre à la main, lui dit d'un ton de voix terrible: Lève-toi, que je te tue avec ce sabre, comme tu as tué mon fils! Il accompagna ces mots d'un cri effroyable. Le marchand, autant effrayé de la hideuse figure du monstre que des paroles qu'il lui avait adressées, lui répondit en tremblant: Hélas! mon bon seigneur, de quel crime puis-je être coupable envers vous, pour mériter que vous m'ôtiez la vie? Je veux, reprit le génie, te tuer de même que tu as tué mon fils. Hé! bon Dieu, repartit le marchand, comment pourrais-je avoir tué votre fils? Je ne le connais point, et je ne l'ai jamais vu. Ne t'es-tu pas assis en arrivant ici? répliqua le génie; n'as-tu pas tiré des dattes de ta valise, et, en les mangeant, n'en as-tu pas jeté les noyaux à droite et à gauche? J'ai fait tout ce que vous dites, répondit le marchand, je ne puis le nier. Cela étant, reprit le génie, je le dis que tu as tué mon fils, et voici comment: dans le temps que tu jetais tes noyaux, mon fils passait; il en a reçu un dans l'œil, et il en est mort; c'est pourquoi il faut que je te tue. Ah! mon seigneur, pardon! s'écria le marchand. Point de pardon, répondit le génie, point de miséricorde! N'est-il pas juste de tuer celui qui a tué? J'en demeure d'accord, dit le marchand; mais je n'ai assurément pas tué votre fils; et quand cela serait, je ne l'aurais fait que fort innocemment; par conséquent, je vous supplie de me pardonner et de me laisser la vie. Non, non, dit le génie en persistant dans sa résolution, il faut que je te tue de même que tu as tué mon fils. A ces mots, il prit le marchand par le bras, le jeta la face contre terre, et leva le sabre pour lui couper la tête.
Cependant le marchand tout en pleurs, et protestant de son innocence, regrettait sa femme et ses enfants, et disait les choses du monde les plus touchantes. Le génie, toujours le sabre haut, eut la patience d'attendre que le malheureux eût achevé ses lamentations; mais il n'en fut nullement attendri. Tous ces regrets sont superflus, s'écria-t-il; quand tes larmes seraient de sang, cela ne m'empêcherait pas de te tuer, comme tu as tué mon fils. Quoi! répliqua le marchand, rien ne peut vous toucher! Vous voulez absolument ôter la vie à un pauvre innocent! Oui, repartit le génie, j'y suis résolu. En achevant ces paroles....
Scheherazade, en cet endroit, s'apercevant qu'il était jour, et sachant que le sultan se levait de grand matin pour faire sa prière et tenir son conseil, cessa de parler. Bon Dieu! ma sœur, que votre conte est merveilleux, dit alors Dinarzade. La suite en est encore plus surprenante, répondit Scheherazade, et vous en tomberiez d'accord, si le sultan voulait me laisser vivre encore aujourd'hui et me donner la permission de vous la raconter la nuit prochaine. Schahriar, qui avait écouté Scheherazade avec plaisir, dit en lui-même: J'attendrai jusqu'à demain, je la ferai toujours bien mourir quand j'aurai entendu la fin de son conte. Ayant donc pris sa résolution de ne pas faire ôter la vie à Scheherazade ce jour-là, il se leva pour faire sa prière et aller au conseil.
Pendant ce temps-là, le grand vizir était dans une inquiétude cruelle. Au lieu de goûter les douceurs du sommeil, il avait passé la nuit à soupirer et à plaindre le sort de sa fille, dont il devait être le bourreau. Mais si, dans cette triste attente, il craignait la vue du sultan, il fut agréablement surpris lorsqu'il vit que ce prince entrait au conseil sans lui donner l'ordre funeste qu'il en attendait.
Le sultan, selon sa coutume, passa la journée à régler les affaires de son empire; et quand la nuit fut venue, il coucha encore avec Scheherazade. Le lendemain, avant que le jour parût, Dinarzade ne manqua pas de s'adresser à sa sœur et de lui dire: Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de continuer le conte d'hier. Le sultan n'attendit pas que Scheherazade lui en demandât la permission. Achevez, lui dit-il, le conte du génie et du marchand, je suis curieux d'en entendre la fin. Scheherazade prit alors la parole et continua son conte en ces termes:
Sire, quand le marchand vit que le génie allait lui-trancher la tête, il fit un grand cri, et lui dit: Arrêtez; encore un mot, de grâce; ayez la bonté de m'accorder un délai; donnez-moi le temps d'aller dire adieu à ma femme et à mes enfants, et de leur partager mes biens par un testament que je n'ai pas encore fait, afin qu'ils n'aient point de procès après ma mort; cela étant fini, je reviendrai aussitôt dans ce même lieu me soumettre à tout ce qu'il vous plaira d'ordonner de moi. Mais, dit le génie, si je t'accorde le délai que tu demandes, j'ai peur que tu ne reviennes pas. Si vous voulez croire à mon serment, répondit le marchand, je jure par le Dieu du ciel et de la terre que je viendrai vous retrouver ici sans y manquer. De combien de temps souhaites-tu que soit ce délai? répliqua le génie. Je vous demande une année, repartit le marchand; il ne faut pas moins de temps pour donner ordre à mes affaires, et pour me disposer à renoncer sans regret au plaisir qu'il y a de vivre. Ainsi, je promets que dès demain en un an, sans faute, je me rendrai sous ces arbres, pour me remettre entre vos mains. Prends-tu Dieu à témoin de la promesse que tu me fais? reprit le génie. Oui, répondit le marchand, je le prends encore une fois à témoin, et vous pouvez vous reposer sur mon serment. A ces paroles, le génie le laissa près de la fontaine et disparut.
Le marchand, s'étant remis de sa frayeur, remonta à cheval et reprit son chemin. Mais si d'un côté il avait de la joie de s'être tiré d'un si grand péril, de l'autre il était dans une tristesse mortelle lorsqu'il songeait au serment fatal qu'il avait fait. Quand il arriva chez lui, sa femme et ses enfants le reçurent avec toutes les démonstrations d'une joie parfaite; mais, au lieu de les embrasser de la même manière, il se mit à pleurer si amèrement, qu'ils jugèrent bien qu'il lui était arrivé quelque chose d'extraordinaire. Sa femme lui demanda la cause de ses larmes et de la vive douleur qu'il faisait éclater. Nous nous réjouissions, disait-elle, de votre retour, et cependant vous nous alarmez tous par l'état où nous vous voyons. Expliquez-nous, je vous prie, le sujet de votre tristesse. Hélas! répondit le mari, le moyen que je sois dans une autre situation! je n'ai plus qu'un an à vivre. Alors il leur raconta ce qui s'était passé entre lui et le génie, et leur apprit qu'il lui avait donné parole de retourner au bout de l'année recevoir la mort de sa main.
Lorsqu'ils entendirent cette triste nouvelle, ils commencèrent tous à se désoler. La femme poussait des cris pitoyables en se frappant le visage et s'arrachant les cheveux; les enfants, fondant en pleurs, faisaient retentir la maison de leurs gémissements: et le père, cédant à la force du sang, mêlait ses larmes à leurs plaintes; en un mot, c'était le spectacle du monde le plus touchant.
Dès le lendemain, le marchand songea à mettre ordre à ses affaires, et s'appliqua sur toutes choses à payer ses dettes. Il fit des présents à ses amis et de grandes aumônes aux pauvres, donna la liberté à ses esclaves de l'un et de l'autre sexe, partagea ses biens entre ses enfants, nomma des tuteurs à ceux qui n'étaient pas encore en âge; et en rendant à sa femme tout ce qui lui appartenait, selon son contrat de mariage, il l'avantagea de tout ce qu'il put lui donner suivant les lois.
Enfin, l'année s'écoula, et il fallut partir. Il fit sa valise, où il mit le drap dans lequel il devait être enseveli: mais lorsqu'il voulut dire adieu à sa femme et à ses enfants, on n'a jamais vu une douleur plus vive. Ils ne pouvaient se résoudre à le perdre; ils voulaient tous l'accompagner et aller mourir avec lui. Néanmoins, comme il fallait se faire violence, et quitter des objets si chers: Mes enfants, leur dit-il, j'obéis à l'ordre de Dieu en me séparant de vous. Imitez-moi; soumettez-vous courageusement à cette nécessité, et songez que la destinée de l'homme est de mourir. Après avoir dit ces paroles, il s'arracha aux cris et aux regrets de sa famille; il partit, et arriva au même endroit où il avait vu le génie, le propre jour qu'il avait promis de s'y rendre. Il mit aussitôt pied à terre, et s'assit au bord de la fontaine, où il attendit le génie avec toute la tristesse qu'on peut s'imaginer.
Pendant qu'il languissait dans une si cruelle attente, un bon vieillard qui menait une biche à l'attache parut et s'approcha de lui. Ils se saluèrent l'un l'autre; après quoi le vieillard lui dit: Mon frère, peut-on savoir de vous pourquoi vous êtes venu dans ce lieu désert, où il n'y a que des esprits malins, et où l'on n'est pas en sûreté? A voir ces beaux arbres on le croirait habité; mais c'est une véritable solitude, où il est dangereux de s'arrêter trop longtemps.
Le marchand satisfit la curiosité du vieillard, et lui conta l'aventure qui l'obligeait à se trouver là. Le vieillard l'écouta avec étonnement; et prenant la parole: Voilà, s'écria-t-il, la chose du monde la plus surprenante; et vous vous êtes lié par le serment le plus inviolable. Je veux, ajouta-t-il, être témoin de votre entrevue avec le génie. En disant cela, il s'assit près du marchand, et tandis qu'ils s'entretenaient tous deux...
Mais je vois le jour, dit Scheherazade en se reprenant; ce qui reste est le plus beau du conte. Le sultan, résolu d'en entendre la fin, laissa vivre encore ce jour-là Scheherazade.
La nuit suivante, Dinarzade fit à sa sœur la même prière que les deux précédentes. Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. Mais le sultan dit qu'il voulait entendre la suite de celui du marchand et du génie; c'est pourquoi Scheherazade reprit ainsi:
Sire, dans le temps que le marchand et le vieillard qui conduisait la biche s'entretenaient, il arriva un autre vieillard suivi de deux chiens noirs. Il s'avança jusqu'à eux, et les salua, en leur demandant ce qu'ils faisaient en cet endroit. Le vieillard qui conduisait la biche lui apprit l'aventure du marchand et du génie, ce qui s'était passé entre eux, et le serment du marchand. Il ajouta que ce jour était celui de la parole donnée, et qu'il était résolu de demeurer là pour voir ce qui en arriverait.
Le second vieillard, trouvant aussi la chose digne de sa curiosité, prit la même résolution. Il s'assit auprès des autres; et à peine se fut-il mêlé à leur conversation, qu'il survint un troisième vieillard, qui, s'adressant aux deux premiers, leur demanda pourquoi le marchand qui était avec eux paraissait si triste. On lui en dit le sujet, qui lui parut si extraordinaire, qu'il souhaita aussi d'être témoin de ce qui se passerait entre le génie et le marchand. Pour cet effet, il se plaça parmi les autres.
Ils aperçurent bientôt dans la campagne une vapeur épaisse, comme un tourbillon de poussière élevé par le vent. Cette vapeur s'avança jusqu'à eux, et se dissipant tout à coup, leur laissa voir le génie, qui, sans les saluer, s'approcha du marchand le sabre à la main, et le prenant par le bras: Lève-toi, lui dit-il, que je te tue comme tu as tué mon fils. Le marchand et les trois vieillards, effrayés, se mirent à pleurer et à remplir l'air de cris...
Scheherazade, en cet endroit, apercevant le jour, cessa de poursuivre son conte, qui avait si bien piqué la curiosité du sultan, que ce prince, voulant absolument en savoir la fin, remit encore au lendemain la mort de la sultane.
Vers la fin de la nuit suivante, Scheherazade, avec la permission du sultan, parla dans ces termes:
Sire, quand le vieillard qui conduisait la biche vit que le génie s'était saisi du marchand, et l'allait tuer impitoyablement, il se jeta aux pieds de ce monstre, et les lui baisant: Prince des génies, lui dit-il, je vous supplie très-humblement de suspendre votre colère, et de me faire la grâce de m'écouter. Je vais vous raconter mon histoire et celle de cette biche que vous voyez: mais si vous la trouvez plus merveilleuse et plus surprenante que l'aventure de ce marchand à qui vous voulez ôter la vie, puis-je espérer que vous voudrez bien remettre à ce pauvre malheureux le tiers de son crime? Le génie fut quelque temps à se consulter là-dessus; mais enfin il répondit: Eh bien! voyons, j'y consens.
Je vais donc, reprit le vieillard, commencer le récit; écoutez-moi, je vous prie, avec attention. Cette biche que vous voyez est ma cousine, et de plus ma femme. Elle n'avait que douze ans quand je l'épousai; ainsi, je puis dire qu'elle ne devait pas moins me regarder comme son père que comme son parent et son mari.
Nous avons vécu ensemble trente années sans avoir eu d'enfants. Le désir d'en avoir me fit acheter une esclave, dont j'eus un fils qui montrait d'heureuses dispositions. Ma femme en conçut de la jalousie, prit en aversion la mère et l'enfant, et cacha si bien ses sentiments que je ne les connus que trop tard.
Cependant mon fils croissait, et il avait déjà dix ans, lorsque je fus obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai à ma femme, dont je ne me défiais point, l'esclave et son fils, et je la priai d'en avoir soin pendant mon absence, qui dura une année entière. Elle profita de ce temps-là pour contenter sa haine. Elle s'attacha à la magie; et quand elle sut assez de cet état diabolique pour exécuter l'horrible dessein qu'elle méditait, la scélérate mena mon fils dans un lieu écarté. Là, par ses enchantements, elle le changea en veau, et le donna à mon fermier, avec ordre de le nourrir comme un veau, disait-elle, qu'elle avait acheté. Elle ne borna point sa fureur à cette action abominable; elle changea l'esclave en vache, et la donna aussi à mon fermier.
A mon retour, je lui demandai des nouvelles de la mère et de l'enfant. Votre esclave est morte, me dit-elle; et pour votre fils, il y a deux mois que je ne l'ai vu, et que je ne sais ce qu'il est devenu. Je fus touché de la mort de l'esclave; mais comme mon fils n'avait fait que disparaître, je me flattai que je pourrais le revoir bientôt. Néanmoins, huit mois se passèrent sans qu'il revînt; et je n'en avais aucune nouvelle, lorsque la fête du grand Baïram arriva. Pour la célébrer, je demandai à mon fermier de m'amener une vache des plus grasses pour en faire un sacrifice. Il n'y manqua pas. La vache qu'il m'amena était l'esclave elle-même, la malheureuse mère de mon fils. Je la liai; mais, dans le moment que je me préparais à la sacrifier, elle se mit à faire des beuglements pitoyables, et je m'aperçus qu'il coulait de ses yeux des ruisseaux de larmes. Cela me parut assez extraordinaire; et me sentant, malgré moi, saisi d'un mouvement de pitié, je ne pus me résoudre à frapper. J'ordonnai à mon fermier de m'en aller prendre une autre.
Ma femme, qui était présente, frémit de ma compassion; et s'opposant à un ordre qui rendait sa malice inutile: Que faites-vous, mon ami? s'écria-t-elle; immolez cette vache: votre fermier n'en a pas de plus belle, ni qui soit plus propre à l'usage que nous en voulons faire. Par complaisance pour ma femme, je m'approchai de la vache; et, combattant la pitié qui en suspendait le sacrifice, j'allais porter le coup mortel, quand la victime, redoublant ses pleurs et ses beuglements, me désarma une seconde fois. Alors je mis le maillet entre les mains du fermier, en lui disant: Prenez, et sacrifiez-la vous-même; ses beuglements et ses larmes me fendent le cœur.
Le fermier, moins pitoyable que moi, la sacrifia. Mais, en l'écorchant, il se trouva qu'elle n'avait que les os, quoiqu'elle nous eût paru très-grasse. J'en eus un véritable chagrin. Prenez-la pour vous, dis-je au fermier, je vous l'abandonne; faites-en des régals et des aumônes à qui vous voudrez: et si vous avez un veau bien gras, amenez-le-moi à sa place. Je ne m'informai pas de ce qu'il fit de la vache; mais peu de temps après qu'il l'eut fait enlever de devant mes yeux, je le vis arriver avec un veau fort gras. Quoique j'ignorasse que ce veau fût mon fils, je ne laissai pas de sentir émouvoir mes entrailles à sa vue. De son côté, dès qu'il m'aperçut, il fit un si grand effort pour venir à moi, qu'il en rompit sa corde. Il se jeta à mes pieds, la tête contre terre, comme s'il eût voulu exciter ma compassion, et me conjurer de n'avoir pas la cruauté de lui ôter la vie, en m'avertissant, autant qu'il lui était possible, qu'il était mon fils.
Je fus encore plus surpris et plus touché de cette action, que je ne l'avais été des pleurs de la vache. Je sentis une tendre pitié qui m'intéressa pour lui, ou, pour mieux dire, le sang fit en moi son devoir. Allez, dis-je au fermier, ramenez ce veau chez vous; ayez-en un grand soin, et à sa place amenez-en un autre incessamment.
Dès que ma femme m'entendit parler ainsi, elle ne manqua pas de s'écrier encore: Que faites-vous, mon mari? Croyez-moi, ne sacrifiez pas un autre veau que celui-là. Ma femme, lui répondis-je, je n'immolerai pas celui-ci; je veux lui faire grâce; je vous prie de ne point vous y opposer. Elle n'eut garde, la méchante femme, de se rendre à ma prière. Elle haïssait trop mon fils pour consentir que je le sauvasse. Elle m'en demanda le sacrifice avec tant d'opiniâtreté, que je fus obligé de le lui accorder. Je liai le veau, et prenant le couteau funeste...
Scheherazade s'arrêta en cet endroit, parce qu'elle aperçut le jour. Ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce conte, qui soutient si agréablement mon attention. Si le sultan me laisse vivre encore aujourd'hui, repartit Scheherazade, vous verrez que ce que je vous raconterai demain vous divertira bien davantage. Schahriar, curieux de savoir ce que deviendrait le fils du vieillard qui conduisait la biche, dit à la sultane qu'il serait bien aise d'entendre, la nuit prochaine, la fin de ce conte.
Sire, poursuivit Scheherazade, le premier vieillard qui conduisait la biche continuant de raconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et au marchand: Je pris donc, leur dit-il, le couteau, et j'allais l'enfoncer dans la gorge de mon fils, lorsque, tournant vers moi languissamment ses yeux baignés de pleurs, il m'attendrit à un point que je n'eus pas la force de l'immoler. Je laissai tomber le couteau, et je dis à ma femme que je voulais absolument tuer un autre veau que celui-là. Elle n'épargna rien pour me faire changer de résolution; mais quoi qu'elle pût me représenter, je demeurai ferme, et lui promis, seulement pour l'apaiser, que je le sacrifierais au Baïram de l'année prochaine.
Le lendemain matin, mon fermier demanda à me parler en particulier. Je viens, me dit-il, vous apprendre une nouvelle dont j'espère que me saurez bon gré. J'ai une fille qui a quelque connaissance de la magie. Hier, comme je ramenais au logis le veau dont vous n'aviez pas voulu faire le sacrifice, je remarquai qu'elle rit en le voyant, et qu'un moment après elle se mit à pleurer. Je lui demandai pourquoi elle faisait en même temps deux choses si contraires. Mon père, me répondit-elle, ce veau que vous ramenez est le fils de notre maître. J'ai ri de joie de le voir encore vivant; et j'ai pleuré en me souvenant du sacrifice qu'on fit hier de sa mère, qui était changée en vache. Ces deux métamorphoses ont été faites par les enchantements de la femme de notre maître, laquelle haïssait la mère et l'enfant. Voilà ce que m'a dit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette nouvelle.
A ces paroles, ô génie! continua le vieillard, je vous laisse à juger quelle fut ma surprise! Je partis sur-le-champ avec mon fermier, pour parler moi-même à sa fille. En arrivant, j'allai d'abord à l'étable où était mon fils. Il ne put répondre à mes embrassements; mais il les reçut d'une manière qui acheva de me persuader qu'il était mon fils.
La fille du fermier arriva. Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous rendre à mon fils sa première forme? Oui, je le puis, me répondit-elle. Ah! si vous en venez à bout, repris-je, je vous fais maîtresse de tous mes biens. Alors elle me repartit en souriant: Vous êtes notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois; mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier état qu'à deux conditions: la première, que vous me le donnerez pour époux, et la seconde, qu'il me sera permis de punir la personne qui l'a changé en veau. Pour la première condition, lui dis-je, je l'accepte de bon cœur; je dis plus, je vous promets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier, indépendamment de celui que je destine à mon fils. Enfin, vous verrez comment je reconnaîtrai le grand service que j'attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bien l'accepter encore: une personne qui a été capable de faire une action si criminelle mérite bien d'en être punie, je vous l'abandonne, faites-en ce qui vous plaira; je vous prie seulement de ne lui pas ôter la vie. Je vais donc, répliqua-t-elle, la traiter de la même manière qu'elle a traité votre fils. J'y consens, lui repartis-je; mais rendez-moi mon fils auparavant.
Alors cette fille prit un vase plein d'eau, prononça dessus des paroles que je n'entendis pas, et s'adressant au veau: O veau! dit-elle, si tu as été créé par le tout-puissant et souverain maître du monde tel que tu parais en ce moment, demeure sous cette forme; mais si tu es homme, et que tu sois changé en veau par enchantement, reprends ta figure naturelle par la permission du souverain Créateur. En achevant ces mots, elle jeta de l'eau sur lui, et à l'instant il reprit sa première forme.
Mon fils! mon cher fils! m'écriai-je aussitôt en l'embrassant avec un transport dont je ne fus pas le maître: c'est Dieu qui nous a envoyé cette jeune fille pour détruire l'horrible charme dont vous étiez environné, et vous venger du mal qui vous a été fait, à vous et à votre mère. Je ne doute pas que, par reconnaissance, vous ne vouliez bien la prendre pour votre femme, comme je m'y suis engagé. Il y consentit avec joie; mais avant qu'ils se mariassent, la jeune fille changea ma femme en biche, et c'est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu'elle eût cette forme plutôt qu'une autre moins agréable, afin que nous la vissions sans répugnance dans la famille.
Depuis ce temps-là mon fils est devenu veuf, et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années que je n'ai eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour tâcher d'en apprendre; et n'ayant pas voulu confier à personne le soin de ma femme, pendant que je ferais enquête de lui, j'ai jugé à propos de la mener partout avec moi. Voilà donc mon histoire et celle de cette biche. N'est-elle pas des plus surprenantes et des plus merveilleuses? J'en demeure d'accord, dit le génie, et en sa faveur je t'accorde le tiers de la grâce de ce marchand.
Quand le premier vieillard, sire, continua la sultane, eut achevé son histoire, le second, qui conduisait les deux chiens noirs, s'adressa au génie et lui dit: Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé, à moi et à ces deux chiens noirs que voici, et je suis sûr que vous trouverez mon histoire encore plus étonnante que celle que vous venez d'entendre. Mais quand je vous l'aurai contée, m'accorderez-vous le second tiers de la grâce de ce marchand? Oui, répondit le génie, pourvu que ton histoire surpasse celle de la biche. Après ce consentement, le second vieillard commença de cette manière...
La sixième nuit étant venue, le sultan et son épouse se couchèrent. Dinarzade se réveilla à l'heure ordinaire, et appela la sultane. Schahriar, prenant la parole: Je souhaiterais, dit-il, d'entendre l'histoire du second vieillard et des deux chiens noirs. Je vais contenter votre curiosité, sire, répondit Scheherazade. Le second vieillard, poursuivit-elle, s'adressant au génie, commença ainsi son histoire:
Grand prince des génies, vous saurez que nous sommes trois frères; ces deux chiens noirs que vous voyez, et moi, qui suis le troisième. Notre père nous avait laissé en mourant à chacun mille sequins. Avec cette somme, nous embrassâmes tous trois la même profession: nous nous fîmes marchands. Peu de temps après que nous eûmes ouvert boutique, mon frère aîné, l'un de ces deux chiens, résolut de voyager et d'aller négocier dans les pays étrangers. Dans ce dessein, il vendit tout son fonds, et en acheta des marchandises propres au négoce qu'il voulait faire.
Il partit, et fut absent une année entière. Au bout de ce temps-là, un pauvre qui me parut demander l'aumône, se présenta à ma boutique. Je lui dis: Dieu vous assiste. Dieu vous assiste aussi, me répondit-il; est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas? Alors, l'envisageant avec attention, je le reconnus. Ah! mon frère, m'écriai-je en l'embrassant, comment vous aurais-je pu reconnaître en cet état? Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandai des nouvelles de sa santé et du succès de son voyage. Ne me faites pas cette question, me dit-il; en me voyant, vous voyez tout. Ce serait renouveler mon affliction que de vous faire le détail de tous les malheurs qui me sont arrivés depuis un an, et qui m'ont réduit à l'état où je suis.
Je fis aussitôt fermer ma boutique; et abandonnant tout autre soin, je le menai au bain, et lui donnai les plus beaux habits de ma garde-robe. J'examinai mes registres de vente et d'achat, et, trouvant que j'avais doublé mon fonds, c'est-à-dire que j'étais riche de deux mille sequins, je lui en donnai la moitié. Avec cela, mon frère, lui dis-je, vous pourrez oublier la perte que vous avez faite. Il accepta les mille sequins avec joie, rétablit ses affaires, et nous vécûmes ensemble comme nous avions vécu auparavant.
Quelque temps après, mon second frère, qui est l'autre de ces deux chiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous fîmes, son aîné et moi, tout ce que nous pûmes pour l'en détourner, mais il n'y eut pas moyen. Il le vendit; et de l'argent qu'il en fit, il acheta des marchandises propres au négoce étranger qu'il voulait entreprendre. Il se joignit à une caravane, et partit. Il revint au bout de l'an dans le même état que son frère aîné. Je le fis habiller; et comme j'avais encore mille sequins par-dessus mon fonds, je les lui donnai. Il releva boutique, et continua d'exercer sa profession.
Un jour mes deux frères vinrent me trouver pour me proposer de faire un voyage, et d'aller trafiquer avec eux. Je rejetai d'abord leur proposition. Vous avez voyagé, leur dis-je, qu'y avez-vous gagné? Qui m'assurera que je serai plus heureux que vous? En vain ils me représentèrent là-dessus tout ce qui leur sembla devoir m'éblouir, et m'encourager à tenter la fortune; je refusai d'entrer dans leur dessein. Mais ils revinrent tant de fois à la charge, qu'après avoir, pendant cinq ans, résisté constamment à leurs sollicitations, je m'y rendis enfin. Mais quand il fallut faire les préparatifs du voyage, et qu'il fut question d'acheter les marchandises dont nous avions besoin, il se trouva qu'ils avaient tout mangé, et qu'il ne leur restait rien des mille sequins que je leur avais donnés à chacun. Je ne leur en fis pas le moindre reproche. Au contraire, comme mon fonds était de six mille sequins, j'en partageai la moitié avec eux, en leur disant: Mes frères, il faut risquer ces trois mille sequins, et cacher les autres en quelque endroit sûr, afin que si notre voyage n'est pas plus heureux que ceux que vous avez déjà faits, nous ayons de quoi nous en consoler, et reprendre notre ancienne profession. Je donnai donc mille sequins à chacun, j'en gardai autant pour moi, et j'enterrai les trois mille autres dans un coin de ma maison. Nous achetâmes des marchandises; et après les avoir embarquées sur un vaisseau que nous frétâmes entre nous trois, nous fîmes mettre à la voile avec un vent favorable. Après un mois de navigation...
Mais je vois le jour, poursuivit Scheherazade, il faut que j'en demeure là.
Ma sœur, dit Dinarzade, voilà un conte qui promet beaucoup; je m'imagine que la suite en est fort extraordinaire. Vous ne vous trompez pas, répondit la sultane; et si le sultan, me permet de vous la conter, je suis persuadée qu'elle vous divertira fort. Schahriar se leva, comme le jour précédent, sans s'expliquer là-dessus, et ne donna point ordre au grand vizir de faire mourir sa fille.
Sur la fin de la septième nuit, Dinarzade supplia la sultane de conter la suite de ce beau conte qu'elle n'avait pu achever la veille.
Je le veux bien, répondit Scheherazade; et, pour en reprendre le fil, je vous dirai que le vieillard qui menait les deux chiens noirs, continuant de raconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et au marchand: Enfin, leur dit-il, après deux mois de navigation, nous arrivâmes heureusement à un port de mer, où nous débarquâmes, et fîmes un très-grand débit de nos marchandises. Moi, surtout, je vendis si bien les miennes, que je gagnai dix pour un. Nous achetâmes des marchandises du pays pour les transporter et les négocier au nôtre.
Dans le temps que nous étions prêts à nous rembarquer pour notre retour, je rencontrai sur le bord de la mer une dame assez bien faite, mais fort pauvrement habillée. Elle m'aborda, me baisa la main, et me pria, avec les dernières instances, de la prendre pour femme et de l'embarquer avec moi. Je fis difficulté de lui accorder ce qu'elle me demandait; mais elle me dit tant de choses pour me persuader que je ne devais pas prendre garde à sa pauvreté, et que j'aurais lieu d'être content de sa conduite; que je me laissai vaincre. Je lui fis faire des habits propres; et après l'avoir épousée par un contrat de mariage en bonne forme, je l'embarquai avec moi, et nous mîmes à la voile.
Pendant notre navigation, je trouvai de si belles qualités dans la femme que je venais de prendre, que je l'aimais tous les jours de plus en plus. Cependant, mes deux frères, qui n'avaient pas si bien fait leurs affaires que moi, et qui étaient jaloux de ma prospérité, me portaient envie. Leur fureur alla même jusqu'à conspirer contre ma vie. Une nuit, que ma femme et moi nous dormions, ils nous jetèrent à la mer.
Ma femme était fée, et par conséquent génie. Vous jugez bien qu'elle ne se noya pas. Pour moi, il est certain que je serais mort sans son secours; mais je fus à peine tombé dans l'eau qu'elle m'enleva et me transporta dans une île. Quand il fut jour, la fée me dit: Vous voyez, mon mari, qu'en vous sauvant la vie, je ne vous ai pas mal récompensé du bien que vous m'avez fait. Vous saurez que je suis fée, et que me trouvant sur le bord de la mer lorsque vous alliez vous embarquer, je me sentis une forte inclination pour vous. Je voulus éprouver la bonté de votre cœur: je me présentai devant vous déguisée comme vous m'avez vue. Vous en avez usé avec moi généreusement. Je suis ravie d'avoir trouvé l'occasion de vous en marquer ma reconnaissance. Mais je suis irritée contre vos frères, et je ne serai pas satisfaite que je ne leur aie ôté la vie.
J'écoutai avec admiration ce discours de la fée; je la remerciai le mieux qu'il me fut possible de la grande obligation que je lui avais: Mais, madame, lui dis-je, pour ce qui est de mes frères, je vous supplie de leur pardonner; quelque sujet que j'aie de me plaindre d'eux, je ne suis pas assez cruel pour vouloir leur perte. Je lui racontai ce que j'avais fait pour l'un et l'autre; et mon récit augmentant son indignation contre eux: Il faut, s'écria-t-elle, que je vole tout à l'heure après ces traîtres et ces ingrats, et que j'en tire une prompte vengeance. Je vais submerger leur vaisseau, et les précipiter dans le fond de la mer. Non, ma belle dame, repris-je, au nom de Dieu, n'en faites rien, modérez votre courroux; songez que ce sont mes frères, et qu'il faut faire le bien pour le mal.
J'apaisai la fée par ces paroles; et lorsque je les eus prononcées, elle me transporta, en un instant, de l'île où nous étions sur le toit de mon logis, qui était en terrasse, et elle disparut un moment après. Je descendis, j'ouvris les portes, et je déterrai les trois mille sequins que j'avais cachés. J'allai ensuite à la place où était ma boutique; je l'ouvris, et je reçus, des marchands mes voisins, des compliments sur mon retour. Quand je rentrai chez moi, j'aperçus ces deux chiens qui vinrent m'aborder d'un air soumis. Je ne savais ce que cela signifiait, et j'en étais fort étonné; mais la fée, qui parut bientôt, m'en éclaircit. Mon mari, me dit-elle, ne soyez pas surpris de voir ces deux chiens chez vous; ce sont vos deux frères. Je frémis à ces mots, et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvaient en cet état. C'est moi qui les y ai mis, me répondit-elle; au moins c'est une de mes sœurs, à qui j'en ai donné la commission, et qui, en même temps, a coulé à fond leur vaisseau. Vous y perdez les marchandises que vous y aviez, mais je vous récompenserai d'ailleurs. A l'égard de vos frères, je les ai condamnés à demeurer dix ans sous cette forme: leur perfidie ne les rend que trop dignes de cette pénitence. Enfin, après m'avoir enseigné où je pourrais avoir de ses nouvelles, elle disparut.
Présentement que les dix années sont accomplies, je suis en chemin pour l'aller chercher; et comme, en passant par ici, j'ai rencontré ce marchand et le bon vieillard qui mène sa biche, je me suis arrêté avec eux. Voilà quelle est mon histoire, ô prince des génies: ne vous paraît-elle pas des plus extraordinaires? J'en conviens, répondit le génie; et je remets aussi en sa faveur le second tiers du crime dont ce marchand est coupable envers moi.
Aussitôt que le second vieillard eut achevé son histoire, le troisième prit la parole, et fit au génie la même demande que les deux premiers, c'est-à-dire de remettre au marchand le troisième tiers de son crime, supposé que l'histoire qu'il avait à lui raconter surpassât en événements singuliers les deux qu'il venait d'entendre. Le génie lui fit la même réponse qu'aux autres. Écoutez donc, lui dit alors le vieillard... Mais le jour paraît, dit Scheherazade en se reprenant, il faut que je m'arrête en cet endroit.
Sire, reprit la sultane, le troisième vieillard raconta son histoire au génie; je ne vous la dirai point, car elle n'est pas venue à ma connaissance; mais je sais qu'elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes par la diversité des aventures merveilleuses qu'elle contenait, que le génie en fut étonné. Il n'en eut pas plutôt ouï la fin, qu'il dit au troisième vieillard: Je t'accorde le dernier tiers de la grâce du marchand; il doit bien vous remercier tous trois de l'avoir tiré d'intrigue par vos histoires; sans vous il ne serait plus au monde. En achevant ces mots, il disparut, au grand contentement de la compagnie.
Le marchand ne manqua pas de rendre à ses trois libérateurs toutes les grâces qu'il leur devait, ils se réjouirent avec lui de le voir hors de péril; après quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s'en retourna auprès de sa femme et de ses enfants, et passa tranquillement avec eux le reste de ses jours. Mais, sire, ajouta Scheherazade, quelque beaux que soient les contes que j'ai racontés jusqu'ici à Votre Majesté, ils n'approchent pas de celui du pêcheur. Dinarzade voyant que la sultane s'arrêtait, lui dit: Ma sœur, puisqu'il nous reste encore du temps, de grâce, racontez-nous l'histoire de ce pêcheur; le sultan le voudra bien. Schahriar y consentit; et Scheherazade, reprenant son discours, poursuivit de cette manière:
Sire, il y avait autrefois un pêcheur fort âgé, et si pauvre qu'à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants dont sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche de grand matin; et chaque jour, il s'était fait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement.
Il partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer. Il se déshabilla, et jeta ses filets. Comme il les tirait vers le rivage, il sentit d'abord de la résistance: il crut avoir fait une bonne pêche, et il s'en réjouissait déjà en lui-même. Mais un moment après, s'apercevant qu'au lieu de poisson il n'y avait dans ses filets que la carcasse d'un âne, il en eut beaucoup de chagrin...
Scheherazade, en cet endroit, cessa de parler, parce qu'elle vit paraître le jour. Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous avoue que ce commencement me charme, et je prévois que la suite sera fort agréable. Rien n'est plus surprenant que l'histoire du pêcheur, répondit la sultane; et vous en conviendrez la nuit prochaine, si le sultan me fait la grâce de me laisser vivre. Schahriar, curieux d'apprendre le succès de la pêche du pêcheur, ne voulut pas faire mourir ce jour-là Scheherazade. C'est pourquoi il se leva, et ne donna point encore ce cruel ordre.
Le lendemain, après en avoir obtenu la permission du sultan, Scheherazade reprit en ces termes le conte du pêcheur:
Sire, quand le pêcheur, affligé d'avoir fait une si mauvaise pêche, eut raccommodé ses filets, que la carcasse de l'âne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta une seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance, ce qui lui fit croire qu'ils étaient remplis de poisson; mais il n'y trouva qu'un panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une extrême affliction. O fortune! s'écria-t-il d'une voix pitoyable, cesse d'être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l'épargner! Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma vie, et tu m'annonces ma mort. Je n'ai pas d'autre métier que celui-ci pour subsister; et malgré tous les soins que j'y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressants besoins de ma famille. Mais j'ai tort de me plaindre de toi, tu prends plaisir à maltraiter les honnêtes gens, et à laisser les grands hommes dans l'obscurité, tandis que tu favorises les méchants, et que tu élèves ceux qui n'ont aucune vertu qui les rende recommandables.
En achevant ces plaintes, il jeta brusquement le panier; et, après avoir bien lavé ses filets que la fange avait gâtés, il les jeta pour la troisième fois. Mais il n'amena que des pierres, des coquilles et de l'ordure. On ne saurait expliquer quel fut son désespoir; peu s'en fallut qu'il ne perdît l'esprit. Cependant, comme le jour commençait à paraître, il n'oublia pas de faire sa prière, en bon musulman; ensuite il ajouta celle-ci: Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà jetés trois fois sans avoir retiré le moindre fruit de mon travail. Il ne m'en reste, plus qu'une; je vous supplie de me rendre la mer favorable, comme vous l'avez rendue à Moïse.
Le pêcheur ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu'il devait y avoir du poisson, il les tira comme auparavant avec assez de peine. Il n'y en avait pas pourtant; mais il y trouva un vase de cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein de quelque chose; et il remarqua qu'il était fermé et scellé de plomb, avec l'empreinte d'un sceau. Cela le réjouit. Je le vendrai au fondeur, dit-il, et de l'argent que j'en ferai, j'en achèterai une mesure de blé.
Il examina le vase de tous côtés, il le secoua, pour voir si ce qui était dedans ne ferait pas de bruit. Il n'entendit rien, et cette circonstance, avec l'empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, lui firent penser qu'il devait être rempli de quelque chose de précieux. Pour s'en éclaircir, il prit son couteau, et, avec un peu de peine, il l'ouvrit. Il en pencha aussitôt l'ouverture contre terre; mais il n'en sortit rien, ce qui le surprit extrêmement. Il le posa devant lui; et pendant qu'il le considérait attentivement, il en sortit une fumée fort épaisse, qui l'obligea de reculer deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s'éleva jusqu'aux nues; et s'étendant sur la mer et sur le rivage, forma un gros brouillard: spectacle qui causa, comme on peut se l'imaginer, un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut toute hors du vase, elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma un génie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. A l'aspect d'un monstre d'une grandeur si démesurée, le pêcheur voulut prendre la fuite; mais il se trouva si troublé et si effrayé, qu'il ne put marcher.
Salomon, s'écria d'abord le génie, Salomon, grand prophète de Dieu, pardon, pardon! Jamais je ne m'opposerai à vos volontés. J'obéirai à tous vos commandements.
Scheherazade, apercevant le jour, interrompit là son conte.
Le lendemain Scheherazade poursuivit ainsi le conte du pêcheur:
Sire, le pêcheur n'eut pas sitôt entendues les paroles que le génie avait prononcées, qu'il se rassura et lui dit: Esprit superbe, que dites-vous? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin des siècles. Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez renfermé dans ce vase.
A ce discours, le génie, regardant le pêcheur d'un air fier, lui répondit: Parle-moi plus civilement; tu es bien hardi de m'appeler ainsi superbe! Hé bien! reprit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de civilité, en vous appelant hibou du bonheur? Je te dis, repartit le génie, de me parler plus civilement avant que je te tue. Hé pourquoi me tueriez-vous? répliqua le pêcheur. Je viens de vous mettre en liberté; l'avez-vous déjà oublié? Non, je m'en souviens, repartit le génie; mais cela ne m'empêchera pas de te faire mourir, et je n'ai qu'une seule grâce à t'accorder. Et quelle est cette grâce? dit le pêcheur. C'est, répondit le génie, de te laisser choisir de quelle manière tu veux que je te tue. Mais en quoi vous ai-je offensé? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser du bien que je vous ai fait? Je ne puis te traiter autrement, dit le génie; et afin que tu en sois persuadé, écoute mon histoire.
Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de Dieu. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, prophète de Dieu, et se soumirent à lui. Nous fûmes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulûmes pas faire cette bassesse. Pour s'en venger, ce puissant monarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma personne, et me mena malgré moi devant le trône du roi son maître. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie, de reconnaître son pouvoir et de me soumettre à ses commandements. Je refusai hautement de lui obéir; et j'aimai mieux m'exposer à tout son ressentiment que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission qu'il exigeait de moi. Pour me punir, il m'enferma dans ce vase de cuivre, et afin de s'assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ma prison, il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau, où le grand nom de Dieu était gravé. Cela fait, il mit le vase entre les mains d'un des génies qui lui obéissaient, avec ordre de me jeter à la mer, ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premier siècle de ma prison, je jurai que si quelqu'un m'en délivrait avant les cent ans achevés, je le rendrais riche même après sa mort. Mais le siècle s'écoula et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je fis serment d'ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me mettrait en liberté; mais je ne fus pas plus heureux. Dans le troisième, je promis de faire puissant monarque mon libérateur, d'être toujours près de lui en esprit et de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelque nature qu'elles pussent être; mais ce siècle se passa comme les deux autres et je demeurai toujours dans le même état. Enfin, chagrin, ou plutôt enragé de me voir prisonnier si longtemps, je jurai que si quelqu'un me délivrait dans la suite, je le tuerais impitoyablement et ne lui accorderais point d'autre grâce que de lui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je le fisse mourir. C'est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd'hui et que tu m'as délivré, choisis comment tu veux que je te tue.
Ce discours affligea fort le pêcheur. Je suis bien malheureux, s'écria-t-il, d'être venu en cet endroit rendre un si grand service à un ingrat. Considérez, de grâce, votre injustice et révoquez un serment si peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même. Si vous me donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert de tous les complots qui se formeront contre vos jours. Non, ta mort est certaine, dit le génie, choisis seulement de quelle sorte tu veux que je te fasse mourir. Le pêcheur, le voyant dans la résolution de le tuer, en eut une douleur extrême, non pas tant pour l'amour de lui, qu'à cause de ses trois enfants dont il plaignait la misère où ils allaient être réduits par sa mort. Il tâcha encore d'apaiser le génie. Hélas! reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que j'ai fait pour vous. Je te l'ai déjà dit, repartit le génie; c'est pour cette raison que je suis obligé de t'ôter la vie. Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit que, qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas, en est toujours mal payé. Je croyais, je l'avoue, que cela était faux; en effet, rien ne choque davantage la raison et les droits de la société; néanmoins j'éprouve cruellement que cela n'est que trop véritable. Ne perdons pas le temps, interrompit le génie: tous tes raisonnements ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhaites que je te tue.
La nécessité donne de l'esprit. Le pêcheur s'avisa d'un stratagème. Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à la volonté de Dieu. Mais avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure, par le grand nom de Dieu qui était gravé sur le sceau du prophète Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question que j'ai à vous faire.
Quand le génie vit qu'on lui faisait une adjuration qui le contraignait de répondre positivement, il trembla en lui-même et dit au pêcheur: Demande-moi ce que tu voudras et hâte-toi...
Le génie, poursuivit Scheherazade la nuit suivante, ayant promis de dire la vérité, le pêcheur lui dit: Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase; oseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu? Oui, répondit le génie, je jure par ce grand nom que j'y étais et cela est très-véritable. En bonne foi, répliqua le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase ne pourrait pas seulement contenir un de vos pieds; comment se peut-il que votre corps y ait été renfermé tout entier? Je te jure pourtant repartit le génie, que j'y étais tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t'ai fait? Non vraiment, dit le pêcheur: et je ne vous croirai point, à moins que vous ne me fassiez voir la chose.
Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui, se changeant en fumée, s'étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage et qui, se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même par une succession lente et égale, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus rien au dehors. Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur: Hé bien! incrédule pêcheur, me voici dans le vase; me crois-tu présentement?
Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb et ayant fermé promptement le vase: Génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à ton tour et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le même endroit d'où je t'ai tiré, puis je ferai bâtir une maison sur ce rivage où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui viendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie comme toi, qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté.
A ces paroles offensantes, le génie irrité fit tous ses efforts pour sortir du vase; mais c'est ce qui ne lui fut pas possible, car l'empreinte du sceau du prophète Salomon, fils de David, l'en empêchait. Ainsi, voyant que le pêcheur avait alors l'avantage sur lui, il prit le parti de dissimuler sa colère. Pêcheur, lui dit-il d'un ton radouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis, ce que j'en ai fait n'a été que par plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement. O génie! répondit le pêcheur, toi qui étais, il n'y a qu'un moment, le plus grand et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m'as dit, tu pourras bien y demeurer jusqu'au jour du jugement. Je t'ai prié, au nom de Dieu, de ne me pas ôter la vie: tu as rejeté mes prières, je dois te rendre la pareille.
Le génie n'épargna rien pour tâcher de toucher le pêcheur. Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi la liberté, je t'en supplie; je te promets que tu seras content de moi. Tu n'es qu'un traître, repartit le pêcheur. Je mériterais de perdre la vie, si j'avais l'imprudence de me fier à toi.
Pêcheur, mon ami, répondit le génie, je te conjure encore une fois de ne pas faire une si cruelle action. Songe qu'il n'est pas honnête de se venger, et qu'au contraire il est louable de rendre le bien pour le mal; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. Et que fit Imma à Ateca? répliqua le pêcheur. Oh! si tu souhaites de le savoir, repartit le génie, ouvre-moi ce vase; crois-tu que je sois en humeur de faire des contes dans une prison si étroite? Je t'en ferai tant que tu voudras quand tu m'auras tiré d'ici. Non, dit le pêcheur, je ne te délivrerai pas; c'est trop raisonner, je vais te précipiter au fond de la mer. En un mot, pêcheur, s'écria le génie, je te promets de ne te faire aucun mal; bien éloigné de cela, je t'enseignerai un moyen de devenir puissamment riche.
L'espérance de se tirer de la pauvreté désarma le pêcheur. Je pourrais t'écouter, dit-il, s'il y avait quelque fond à faire sur ta parole: jure-moi, par le grand nom de Dieu, que tu feras de bonne foi ce que tu dis et je vais t'ouvrir le vase. Je ne crois pas que tu sois assez hardi pour violer un pareil serment. Le génie le fit et le pêcheur ôta aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l'instant de la fumée et le génie ayant repris sa forme de la même manière qu'auparavant, la première chose qu'il fit fut de jeter, d'un coup de pied, le vase dans la mer. Cet action effraya le pêcheur. Génie, dit-il, qu'est-ce que cela signifie? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de faire?
La crainte du pêcheur fit rire le génie, qui lui répondit: Non, pêcheur, rassure-toi; je n'ai jeté le vase que pour me divertir et voir si tu en serais alarmé; et pour te persuader que je te veux tenir parole, prends tes filets et me suis. En prononçant ces mots, il se mit à marcher devant le pêcheur, qui, chargé de ses filets, le suivit avec quelque sorte de défiance. Ils passèrent devant la ville et montèrent au haut d'une haute montagne, d'où ils descendirent dans une vaste plaine qui les conduisit à un étang situé entre quatre collines.
Lorsqu'ils furent arrivés au bord de l'étang, le génie dit au pêcheur: Jette tes filets et prends du poisson. Le pêcheur ne douta point qu'il n'en prît, car il en vit une grande quantité dans l'étang; mais ce qui le surprit extrêmement, c'est qu'il remarqua qu'il y en avait de quatre couleurs différentes, c'est-à-dire de blancs, de rouges, de bleus et de jaunes. Il jeta ses filets et en amena quatre, dont chacun était d'une de ces couleurs. Comme il n'en avait jamais vu de pareils, il ne pouvait se lasser de les admirer, et jugeant qu'il en pourrait tirer une somme assez considérable, il en avait beaucoup de joie. Emporte ces poissons, lui dit le génie et va les présenter à ton sultan; il t'en donnera plus d'argent que tu n'en as manié en toute ta vie. Tu pourras venir tous les jours pêcher dans cet étang; mais je t'avertis de ne jeter tes filets qu'une fois chaque jour; autrement il t'en arriverait du mal, prends-y garde. C'est l'avis que je te donne: si tu le suis exactement, tu t'en trouveras bien. En disant cela, il frappa du pied la terre, qui s'ouvrit et se referma après l'avoir englouti.
Le pêcheur, résolu de suivre de point en point les conseils du génie, se garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de la ville, fort content de sa pêche et faisant mille réflexions sur son aventure. Il alla droit au palais du sultan pour lui présenter ses poissons.
Le lendemain, Scheherazade, avec la permission du sultan, reprit de cette sorte:
Sire, je laisse à penser à Votre Majesté quelle fut la surprise du sultan lorsqu'il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta. Il les prit l'un après l'autre pour les considérer avec attention, et après les avoir admirés assez longtemps: Prenez ces poissons, dit-il à son premier vizir, et les portez à l'habile cuisinière que l'empereur des Grecs m'a envoyée; je m'imagine qu'ils ne seront pas moins bons qu'ils sont beaux. Le vizir les porta lui-même à la cuisinière et les lui remettant entre les mains: Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu'on vient d'apporter au sultan; il vous ordonne de les lui apprêter. Après s'être acquitté de cette commission, il retourna vers le sultan son maître, qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d'or de sa monnaie; ce qu'il exécuta très-fidèlement. Le pêcheur, qui n'avait jamais possédé une si grande somme à la fois, concevait à peine son bonheur et le regardait comme un songe. Mais il connut dans la suite qu'il était réel par le bon usage qu'il en fit, en l'employant aux besoins de sa famille.
Mais, sire, poursuivit Scheherazade, après avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler aussi de la cuisinière du sultan que nous allons trouver dans un grand embarras. D'abord qu'elle eut nettoyé les poissons que le vizir lui avait donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole avec de l'huile pour les frire. Lorsqu'elle les crut assez cuits d'un côté, elle les tourna de l'autre. Mais, ô prodige inouï! à peine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s'entr'ouvrit. Il en sortit une jeune dame d'une beauté admirable et d'une taille avantageuse; elle était habillée d'une étoffe de satin à fleurs, façon d'Égypte, avec des pendants d'oreille, un collier de grosses perles, des bracelets d'or garnis de rubis, et elle tenait une baguette de myrte à la main. Elle s'approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui demeura immobile à cette vue, et frappant un des poissons du bout de sa baguette: Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tu dans ton devoir? Le poisson n'ayant rien répondu, elle répéta les mêmes paroles, et alors les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble et lui dirent très-distinctement: Oui, oui: si vous comptez, nous comptons; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. Dès qu'ils eurent achevé ces mots, la jeune dame renversa la casserole et rentra dans l'ouverture du mur qui se referma aussitôt, et se remit au même état où il était auparavant.
La cuisinière que toutes ces merveilles avaient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever les poissons qui étaient tombés sur la braise; mais elle les trouva plus noirs que du charbon et hors d'état d'être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur et se mettant à pleurer de toutes ses forces: Hélas! disait-elle, que vais-je devenir? Quand je conterai au sultan ce que j'ai vu, je suis assurée qu'il ne me croira point; dans quelle colère ne sera-t-il pas contre moi.
Pendant qu'elle s'affligeait ainsi, le grand vizir entra et lui demanda si les poissons étaient prêts. Elle lui raconta tout ce qui était arrivé, et ce récit, comme on le peut penser, l'étonna fort; mais sans en parler au sultan, il inventa une excuse qui le contenta. Cependant il envoya chercher le pêcheur à l'heure même; et quand il fut arrivé: Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables à ceux que tu as déjà apportés; car il est survenu certain malheur qui a empêché qu'on ne les ait servis au sultan. Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avait recommandé; mais pour se dispenser de fournir ce jour-là les poissons qu'on lui demandait, il s'excusa sur la longueur du chemin et promit de les apporter le lendemain matin.
Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit et se rendit à l'étang. Il y jeta ses filets et les ayant retirés, il y trouva quatre poissons qui étaient comme les autres, chacun d'une couleur différente. Il s'en retourna aussitôt, et les porta au grand vizir dans le temps qu'il le lui avait promis. Ce ministre les prit et les emporta lui-même encore dans la cuisine, où il s'enferma seul avec la cuisinière, qui commença de les habiller devant lui et qui les mit sur le feu, comme elle avait fait les quatre autres le jour précédent. Lorsqu'ils furent cuits d'un côté et qu'elle les eut tournés de l'autre, le mur de la cuisine s'entr'ouvrit encore et la même dame parut avec sa baguette à la main; elle s'approcha de la casserole, frappa un des poissons, lui adressa les mêmes paroles et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête.
La nuit suivante la sultane reprit la parole en ces termes: Sire, après que les quatre poissons eurent répondu à la jeune dame, elle renversa encore la casserole d'un coup de baguette, et se retira dans le même endroit de la muraille d'où elle était sortie. Le grand vizir ayant été témoin de ce qui s'était passé: Cela est trop surprenant, dit-il, et trop extraordinaire pour en faire un mystère au sultan; je vais de ce pas l'informer de ce prodige. En effet, il l'alla trouver et lui en fit un rapport.
Le sultan, fort surpris, marqua beaucoup d'empressement de voir cette merveille. Pour cet effet, il envoya chercher le pêcheur. Mon ami, lui dit-il, ne pourrais-tu pas m'apporter encore quatre poissons de diverses couleurs? Le pêcheur répondit au sultan, que si Sa Majesté voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu'elle désirait, il se promettait de la contenter. Les ayant obtenus, il alla à l'étang pour la troisième fois et il ne fut pas moins heureux que les deux autres; car du premier coup de filet, il prit quatre poissons de couleur différente. Il ne manqua point de les porter à l'heure même au sultan, qui en eut d'autant plus de joie qu'il ne s'attendait pas à les avoir sitôt, et il lui fit donner encore quatre cents pièces de sa monnaie.
D'abord que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet avec tout ce qui était nécessaire pour les faire cuire. Là, s'étant enfermé avec son grand visir, ce ministre les habilla, les mit ensuite sur le feu dans une casserole, et quand ils furent cuits d'un côté, il les retourna de l'autre. Alors le mur du cabinet s'entr'ouvrit; mais au lieu de la jeune dame, ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait un habillement d'esclave; il était d'une grosseur et d'une grandeur gigantesque et tenait un gros bâton vert à la main. Il s'avança jusqu'à la casserole et touchant de son bâton un des poissons, il lui dit d'une voix terrible: Poisson, poisson, es-tu dans ton devoir? A ces mots, les poissons levèrent la tête et répondirent: Oui, oui, nous y sommes; si vous comptez, nous comptons; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents.
Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet, et réduisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retira fièrement et rentra dans l'ouverture du mur, qui se referma et parut dans le même état qu'auparavant. Après ce que je viens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera pas possible d'avoir l'esprit en repos. Ces poissons sans doute signifient quelque chose d'extraordinaire dont je veux être éclairci. Il envoya chercher le pêcheur; on le lui amena. Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nous as apportés me causent bien de l'inquiétude. En quel endroit les as-tu pêchés? Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans un étang qui est situé entre quatre collines, au delà de la montagne que l'on voit d'ici. Connaissez-vous cet étang, dit le sultan au vizir. Non, sire, répondit le vizir, je n'en ai jamais ouï parler; il y a pourtant soixante ans que je chasse aux environs et au delà de cette montagne. Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son palais était l'étang; le pêcheur assura qu'il n'y avait pas plus de trois heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il restait encore assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.
Ils montèrent tous la montagne, et, à la descente, ils virent, avec beaucoup de surprise, une vaste plaine que personne n'avait remarquée jusqu'alors. Enfin, ils arrivèrent à l'étang, qu'ils trouvèrent effectivement situé entre quatre collines, comme le pêcheur l'avait rapporté. L'eau en était si transparente, qu'ils remarquèrent que tous les poissons étaient semblables à ceux que le pêcheur avait apportés au palais.
Le sultan s'arrêta sur le bord de l'étang, et après avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à tous ses émirs et à tous ses courtisans, s'il était possible qu'ils n'eussent pas encore vu cet étang, qui était si peu éloigné de la ville. Ils lui répondirent qu'ils n'en avaient jamais entendu parler. Puisque vous convenez tous, leur dit-il, que vous n'en avez jamais ouï parler, et que je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu de ne pas rentrer dans mon palais que je n'aie su pour quelle raison cet étang se trouve ici, et pourquoi il n'y a dedans que des poissons de quatre couleurs. Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressées sur les bords de l'étang.
A l'entrée de la nuit, le sultan, retiré dans son pavillon, parla en particulier à son grand vizir et lui dit: Vizir, j'ai l'esprit dans une étrange inquiétude; cet étang transporté dans ces lieux, ce noir qui nous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avons entendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je ne puis résister à l'impatience de la satisfaire. Pour cet effet, je médite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seul m'éloigner de ce camp; je vous ordonne de tenir mon absence secrète; demeurez sous mon pavillon, et demain matin, quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l'entrée, renvoyez-les, en leur disant que j'ai une légère indisposition et que je veux être seul. Les jours suivants, vous continuerez de leur dire la même chose, jusqu'à ce que je sois de retour.
Le grand vizir dit plusieurs choses au sultan, pour tâcher de le détourner de son dessein; il lui représenta le danger auquel il s'exposait, et la peine qu'il allait prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser son éloquence, le sultan ne quitta point sa résolution et se prépara à l'exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied; il se munit d'un sabre; et dès qu'il vit que tout était tranquille dans son camp, il partit sans être accompagné de personne.
Il tourna ses pas vers une des collines, qu'il monta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plus aisée; et lorsqu'ils fut dans la plaine, il marcha jusqu'au lever du soleil. Alors, apercevant de loin devant lui un grand édifice, il s'en réjouit, dans l'espérance d'y pouvoir apprendre ce qu'il voulait savoir. Quand il en fut près, il remarqua que c'était un palais magnifique, ou plutôt un château très-fort, d'un beau marbre noir poli, et couvert d'un acier fin et uni comme une glace de miroir. Ravi de n'avoir pas été longtemps sans rencontrer quelque chose digne au moins de sa curiosité; il s'arrêta devant la façade du château et la considéra avec beaucoup d'attention.
Il s'avança ensuite jusqu'à la porte, qui était à deux battants, dont l'un était ouvert. Quoiqu'il lui fût libre d'entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps; ne voyant venir personne, il s'imagina qu'on ne l'avait pas entendu; c'est pourquoi il frappa un second coup plus fort; mais, ne voyant ni n'entendant personne, il redoubla: personne ne parut encore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu'un château si bien entretenu fût abandonné. S'il n'y a personne, disait-il en lui-même, je n'ai rien à craindre; et s'il y a quelqu'un, j'ai de quoi me défendre.
Enfin le sultan entra, et s'avançant sous le vestibule: N'y a-t-il personne ici, s'écria-t-il, pour recevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir en passant? Il répéta la même chose deux ou trois fois: mais quoiqu'il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très-spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s'il ne découvrirait point quelqu'un, il n'aperçut pas le moindre être vivant...
Sire, dit la sultane en reprenant la suite du conte, le sultan, ne voyant donc personne dans la cour où il était, entra dans de grandes salles, dont les tapis de pied étaient de soie, les estrades et les sofas couverts d'étoffe de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffes des Indes, relevées d'or et d'argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin avec un lion d'or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l'eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formait des diamants et des perles; ce qui n'accompagnait pas mal un jet d'eau, qui, s'élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d'un dôme peint à l'arabesque.
Le château, de trois côtés, était environné d'un jardin, que les parterres, les pièces d'eau, les bosquets et mille autres agréments concouraient à embellir; et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c'était une infinité d'oiseaux, qui y remplissaient l'air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure, parce que des filets tendus au-dessus des arbres et du palais les empêchaient d'en sortir.
Le sultan se promena longtemps d'appartements en appartements, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu'il fut las de marcher, il s'assit dans un cabinet ouvert, qui avait vue sur le jardin; et là, rempli de tout ce qu'il avait déjà vu et de tout ce qu'il voyait encore, il faisait des réflexions sur tous ces différents objets, quand tout à coup une voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes paroles: O fortune! qui n'as pu me laisser jouir longtemps d'un heureux sort, et qui m'as rendu le plus infortuné de tous les hommes, cesse de me persécuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin à mes douleurs! Hélas! est-il possible que je sois encore en vie après tous les tourments que j'ai soufferts!
Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du côté d'où elles étaient parties. Lorsqu'il fut à la porte d'une grande salle, il ouvrit la portière, et vit un jeune homme bien fait, et très-richement vêtu, qui était assis sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse était peinte sur son visage. Le sultan s'approcha de lui et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort basse; et comme il ne se levait pas: Seigneur, dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles; mais une raison si forte s'y oppose, que vous ne devez pas m'en savoir mauvais gré. Seigneur, lui répondit le sultan, je vous suis obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne vous pas lever, quelle que puisse être votre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours. Plût à Dieu qu'il dépendît de moi d'apporter du soulagement à vos maux! je m'y emploierais de tout mon pouvoir. Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l'histoire de vos malheurs; mais, de grâce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près d'ici, et où l'on voit des poissons de quatre couleurs différentes; ce que c'est que ce château; pourquoi vous vous y trouvez, et d'où vient que vous y êtes seul. Au lieu de répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleurer amèrement. Que la fortune est inconstante! s'écria-t-il. Elle se plaît à abaisser les hommes qu'elle a élevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d'un bonheur qu'ils tiennent d'elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins?
Le sultan, touché de compassion de le voir en cet état, le pria très-instamment de lui dire le sujet d'une si grande douleur. Hélas! seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrais-je ne pas être affligé; et le moyen que mes yeux ne soient pas des sources intarissables de larmes? A ces mots, ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu'il n'était homme que depuis la tête jusqu'à la ceinture, et que l'autre moitié de son corps était de marbre noir...
En cet endroit, Scheherazade interrompit son discours, pour faire remarquer au sultan des Indes que le jour paraissait. Schahriar fut tellement charmé de ce qu'il venait d'entendre, et il se sentit si fort attendri en faveur de Scheherazade, qu'il résolut de la laisser vivre pendant un mois. Il se leva néanmoins à son ordinaire, sans lui parler de sa résolution.
Vous jugez bien, poursuivit le lendemain Scheherazade, que le sultan fut étrangement étonné quand il vit l'état déplorable où était le jeune homme. Ce que vous me montrez là, lui dit-il, en me donnant de l'horreur, irrite ma curiosité; je brûle d'apprendre votre histoire, qui doit être, sans doute, fort étrange; et je suis sûr que l'étang et les poissons y ont quelque part; ainsi je vous conjure de me la raconter; vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu'il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement à conter leurs malheurs. Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux même à des choses qui surpassent tout ce que l'imagination peut concevoir de plus extraordinaire.
Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s'appelait Mahmoud, était roi de cet État. C'est le royaume des Iles Noires, qui prend son nom des quatre petites montagnes voisines, car ces montagnes étaient ci-devant des îles, et la capitale où le roi mon père faisait son séjour était dans l'endroit où est présentement cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de ces changements.
Le roi mon père mourut à l'âge de soixante-dix ans. Je n'eus pas plutôt pris sa place, que je me mariai, et la personne que je choisis pour partager la dignité royale avec moi était ma cousine. Je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n'était comparable à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je m'aperçus que la reine ma cousine ne m'aimait plus.
Un jour qu'elle était au bain l'après-dînée, je me sentis une envie de dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes, qui se trouvèrent alors dans ma chambre, vinrent s'asseoir, l'une à ma tête, et l'autre à mes pieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la chaleur que pour me garantir des mouches qui auraient pu troubler mon sommeil. Elles me croyaient endormi, et elles s'entretenaient tout bas, mais j'avais seulement les yeux fermés, et je ne perdis pas une parole de leur conversation.
Une de ces femmes dit à l'autre: N'est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre? Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n'y comprends rien, et je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits, et le laisse seul. Est-ce qu'il ne s'en aperçoit pas? Eh! comment voudrais-tu qu'il s'en aperçût? reprit la première: elle mêle tous les soirs dans sa boisson un certain suc d'herbe qui le fait dormir toute la nuit d'un sommeil si profond, qu'elle a le temps d'aller où il lui plaît; et, à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprès de lui; alors elle le réveille en lui passant sous le nez une certaine odeur.
Jugez, seigneur, de ma surprise à ce discours, et des sentiments qu'il m'inspira. Néanmoins, quelque émotion qu'il pût me causer, j'eus assez d'empire sur moi pour dissimuler: je fis semblant de m'éveiller et de n'avoir rien entendu.
La reine revint du bain; nous soupâmes ensemble, et avant de me coucher, elle me présenta elle-même la tasse pleine d'eau que j'avais coutume de boire; mais, au lieu de la porter à ma bouche, je m'approchai d'une fenêtre qui était ouverte, et je jetai l'eau si adroitement qu'elle ne s'en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse entre les mains, afin qu'elle ne doutât pas que je n'eusse bu.
Nous nous couchâmes ensuite; et bientôt après, croyant que j'étais endormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de précaution, qu'elle dit assez haut: Dors, et puisses-tu ne te réveiller jamais! Elle s'habilla promptement, et sortit de la chambre...
D'abord que la reine ma femme fut sortie, poursuivit le roi des Iles Noires, je me levai et m'habillai à la hâte; je pris mon sabre, et la suivis de si près, que je l'entendis bientôt marcher devant moi. Alors, réglant mes pas sur les siens, je marchai doucement de peur d'en être entendu. Elle passa par plusieurs portes qui s'ouvrirent par la vertu de certaines paroles magiques qu'elle prononça, et la dernière qui s'ouvrit fut celle du jardin, où elle entra. Je m'arrêtai à cette porte, afin qu'elle ne pût m'apercevoir pendant qu'elle traverserait un parterre; et la suivant des yeux autant que l'obscurité me le permettait, je remarquai qu'elle entra dans un petit bois dont les allées étaient bordées de palissades fort épaisses. Je m'y rendis par un autre chemin, et, me glissant derrière la palissade d'une allée assez longue, je la vis qui se promenait avec un homme.
Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive à leurs discours; et voici ce que j'entendis: Je ne mérite pas, disait la reine le reproche que vous me faites de n'être pas assez diligente; vous savez bien la raison qui m'en empêche. Je n'ai pu jusqu'à présent trouver le moyen de donner au roi mon époux le breuvage enchanté que je lui destine, breuvage dont l'effet me permettra de vous offrir ma main et ma couronne, mais si toutes les marques que je vous ai données jusqu'à présent de ma sincérité, ne vous suffisent pas, je suis prête à vous en donner de plus éclatantes: vous n'avez qu'à commander, vous savez quel est mon pouvoir. Je vais, si vous le souhaitez, avant que le soleil se lève, changer cette grande ville et ce beau palais en des ruines affreuses, qui ne seront habitées que par des loups, des hiboux et des corbeaux. Voulez-vous que je transporte toutes les pierres de ces murailles, si solidement bâties, au delà du mont Caucase, et hors des bornes du monde habitable? Vous n'avez qu'à dire un mot, et tous ces lieux vont changer de face.
Comme la reine achevait ces paroles, elle et celui qui l'accompagnait se trouvant au bout de l'allée, tournèrent pour entrer dans une autre, et passèrent devant moi. J'avais déjà tiré mon sabre, et comme il était de mon côté, je le frappai sur le cou, et le renversai par terre. Je crus l'avoir tué, et, dans cette opinion, je me retirai brusquement, sans me faire connaître à la reine, que je voulus épargner à cause qu'elle était ma parente.
Cependant le coup que j'avais porté à celui qu'elle aimait était mortel; mais elle lui conserva la vie par la force de ses enchantements, d'une manière toutefois qu'on peut dire de lui qu'il n'est ni mort ni vivant. Comme je traversais le jardin pour regagner le palais, j'entendis la reine qui poussait de grands cris, et jugeant par là de sa douleur, je me sus bon gré de lui avoir laissé la vie.
Lorsque je fus rentré dans mon appartement, je me recouchai; et, satisfait d'avoir puni le téméraire qui m'avait offensé, je m'endormis. En me réveillant le lendemain, je trouvai la reine couchée auprès de moi...
La nuit suivante, Dinarzade appela de très-bonne heure la sultane, par l'extrême envie de lui entendre achever l'agréable histoire du roi des Iles Noires, et de savoir comment il fut changé en marbre. Vous l'allez apprendre, répondit Scheherazade, avec la permission du sultan.
Je trouvai donc la reine couchée auprès de moi, continua le roi des quatre Iles Noires: je ne vous dirai point si elle dormait ou non; mais je me levai sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, où j'achevai de m'habiller. J'allai ensuite tenir mon conseil, et à mon retour, la reine, habillée de deuil, les cheveux épars et en partie arrachés, vint se présenter devant moi. Sire, me dit-elle, je viens supplier Votre Majesté de ne pas trouver étrange que je sois dans l'état où je suis. Trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir en même temps sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne voyez que les faibles marques. Eh! quelles sont ces nouvelles, madame? lui dis-je. La mort de la reine, ma chère mère, me répondit-elle, celle du roi mon père, tué dans une bataille, et celle d'un de mes frères, qui est tombé dans un précipice.
Je ne fus pas fâché qu'elle prît ce prétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction. Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre douleur, je vous assure que j'y prends toute la part que je dois. Je serais extrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vous avez faite. Pleurez: vos larmes sont d'infaillibles marques de votre excellent naturel. J'espère néanmoins que le temps et la raison pourront apporter de la modération à vos déplaisirs.
Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s'affliger. Au bout de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dans l'enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle, demeurer jusqu'à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un palais superbe, avec un dôme qu'on peut voir d'ici; elle l'appela le Palais des Larmes.
Quand il fut achevé, elle y fit porter celui que j'avais blessé. Elle l'avait empêché de mourir jusqu'alors par des breuvages qu'elle lui avait fait prendre; et elle continua de lui en donner et de les lui porter elle-même tous les jours, dès qu'il fut au Palais des Larmes.
Cependant, avec tous ses enchantements, elle ne pouvait guérir ce malheureux. Il était non-seulement hors d'état de marcher et de se soutenir, mais il avait encore perdu l'usage de la parole, et il ne donnait aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n'eût que la consolation de le voir, elle ne laissait pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J'étais bien informé de tout cela; mais je feignais de l'ignorer.
Un jour j'allai par curiosité au Palais des Larmes, pour savoir quelle y était l'occupation de cette princesse, et, d'un endroit où je ne pouvais être vu, je l'entendis parler dans ces termes: Je suis dans la dernière affliction de vous voir en l'état où vous êtes; je ne sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que vous souffrez; mais chère âme, je vous parle toujours et vous ne répondez pas. Jusques à quand garderez-vous le silence? Dites un mot seulement. Hélas! vous êtes sourd à mes prières.
A ce discours, qui fut plus d'une fois interrompu par ses soupirs et ses sanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai; et m'approchant d'elle: Madame, lui dis-je, c'est assez pleurer; il est temps de mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux; c'est trop oublier ce que vous me devez, et ce que vous vous devez à vous-même.
J'eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui était assise auprès du noir, se leva comme une furie. Ah! cruel, me dit-elle, c'est toi qui causes ma douleur. Ne pense pas que je l'ignore, je ne l'ai que trop longtemps dissimulé; et tu as la dureté de venir insulter à mon désespoir. Oui, c'est moi, interrompis-je transporté de colère, c'est moi qui ai châtié ce monstre comme il le méritait, je devais te traiter de la même manière; je me repens de ne l'avoir pas fait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. En disant cela, je tirai mon sabre, et je levai le bras pour la punir; mais regardant tranquillement mon action: Modère ton courroux, me dit-elle avec un souris moqueur. En même temps elle prononça des paroles que je n'entendis point; et puis elle ajouta: Par la vertu de mes enchantements, je te commande de devenir tout à l'heure moitié marbre et moitié homme. Aussitôt je devins tel que vous me voyez, déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts...
Sire, dit la sultane la nuit suivante, le roi demi-marbre et demi-homme continua de raconter son histoire au sultan:
Après, dit-il, que la cruelle magicienne, indigne de porter le nom de reine m'eut ainsi métamorphosé, et fait passer en cette salle par un autre enchantement, elle détruisit ma capitale, qui était très-florissante et fort peuplée; elle anéantit les maisons, les places publiques et les marchés, et en fit l'étang et la campagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l'étang sont les quatre sortes d'habitants de différentes religions qui la composaient: les blancs étaient les Musulmans; les rouges, les Perses, adorateurs du feu; les bleus, les Chrétiens; les jaunes, les Juifs. Les quatre collines étaient les quatre îles qui donnaient le nom à ce royaume. J'appris tout cela de la magicienne, qui, pour comble d'affliction, m'annonça elle-même ces effets de sa rage. Ce n'est pas tout encore; elle n'a point borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma métamorphose: elle vient chaque jour me donner sur mes épaules nues cent coups de nerf de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé, elle me couvre d'une grosse étoffe de poil de chèvre, et met par-dessus cette robe de brocart que vous voyez, non pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi.
En cet endroit de son discours, le jeune roi des Iles Noires ne put retenir ses larmes; et le sultan en eut le cœur si serré, qu'il ne put prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune roi, levant les yeux au ciel, s'écria: Puissant Créateur de toutes choses, je me soumets à vos jugements et aux décrets de votre providence! Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votre volonté; mais j'espère que votre bonté infinie m'en récompensera.
Le sultan, attendri par le récit d'une histoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureux prince, lui dit: Apprenez-moi où se retire cette perfide magicienne, et où peut être cet indigne noir qui est enseveli avant sa mort. Seigneur, lui répondit le prince, comme je vous l'ai déjà dit, il est au Palais des Larmes, dans un tombeau en forme de dôme; et ce palais communique à ce château du côté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vous dire précisément où elle se retire; mais tous les jours, au lever du soleil, elle va visiter ce noir, après avoir fait sur moi la sanglante exécution dont je vous ai parlé; et vous jugez bien que je ne puis me défendre d'une si grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu'à présent, elle l'a empêché de mourir; et elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu'il a toujours gardé depuis qu'il est blessé.
Prince, qu'on ne peut assez plaindre, repartit le sultan, on ne saurait être plus vivement touché de votre malheur que je ne le suis. Jamais rien de si extraordinaire n'est arrivé à personne; et les auteurs qui feront votre histoire auront l'avantage de rapporter un fait qui surpasse tout ce qu'on a jamais écrit de plus surprenant. Il n'y manque qu'une chose: c'est la vengeance qui vous est due; mais je n'oublierai rien pour vous la procurer.
En effet, le sultan, en s'entretenant sur ce sujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il était, et pourquoi il était entré dans ce château, imagina un moyen de le venger, qu'il lui communiqua. Ils convinrent des mesures qu'il y avait à prendre pour faire réussir ce projet, dont l'exécution fut remise au jour suivant. Cependant, la nuit étant fort avancée, le sultan prit quelque repos. Pour le jeune prince, il la passa à son ordinaire dans une insomnie continuelle (car il ne pouvait dormir depuis qu'il était enchanté), avec quelque espérance néanmoins d'être bientôt délivré de ses souffrances.
Le lendemain, le sultan se leva dès qu'il fut jour; et pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de dessus, qui l'aurait embarrassé, et s'en alla au Palais des Larmes. Il le trouva éclairé d'une infinité de flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse qui sortait de plusieurs cassolettes de fin or, d'un ouvrage admirable, toutes rangées dans un fort bel ordre. D'abord qu'il aperçut le lit où le noir était couché, il tira son sabre, et ôta sans résistance la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour du château, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il alla se coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous la couverture, et y demeura pour achever ce qu'il avait projeté.
La magicienne arriva bientôt. Son premier soin fut d'aller dans la chambre où était le roi des Iles Noires, son mari. Elle le dépouilla, et commença de lui donner sur les épaules les cent coups de nerf de bœuf, avec une barbarie qui n'a point d'exemple. Le pauvre prince avait beau remplir le palais de ses cris, et la conjurer de la manière du monde la plus touchante d'avoir pitié de lui; la cruelle ne cessa de le frapper qu'après lui avoir donné les cent coups. Tu n'as pas eu compassion de celui que j'aimais, lui disait-elle, tu n'en dois point attendre de moi....
Sire, reprit Scheherazade, après que la magicienne eut donné cent coups de nerf de bœuf au roi son mari, elle le revêtit du gros habillement de poils de chèvre et de la robe de brocart par-dessus. Elle alla ensuite au Palais des Larmes; et, en y entrant, elle renouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations; puis s'approchant du lit où elle croyait que le noir était toujours: Quelle cruauté, s'écria-t-elle, d'avoir ainsi tranché le cours d'une si belle vie! O toi! qui me reproches que je suis trop inhumaine quand je te fais sentir les effets de mon ressentiment, cruel prince! ta barbarie ne surpasse-t-elle pas celle de ma vengeance? Hélas! ajouta-t-elle en adressant la parole au sultan, croyant parler au noir, garderez-vous toujours le silence? Êtes-vous résolu à me laisser mourir sans me donner la consolation de me dire encore que vous m'aimez? Mon âme, dites-moi au moins un mot, je vous en conjure.
Alors le sultan, feignant de sortir d'un profond sommeil et contrefaisant le langage des noirs, répondit à la reine, d'un ton grave: Il n'y a de force et de pouvoir qu'en Dieu seul, qui est tout-puissant. A ces paroles, la magicienne, qui ne s'y attendait pas, fit un grand cri pour marquer l'excès de sa joie. Mon cher seigneur, s'écria-t-elle, ne me trompé-je pas? est-il bien vrai que je vous entends, et que vous me parlez? Malheureuse, reprit le sultan, es-tu digne que je réponde à tes discours? Et pourquoi, répliqua la reine, me faites-vous ce reproche? Les cris, repartit-il, les pleurs et les gémissements de ton mari, que tu traites tous les jours avec tant d'indignité et de barbarie, m'empêchent de dormir nuit et jour. Il y a longtemps que je serais guéri, et que j'aurais recouvré l'usage de la parole, si tu l'avais désenchanté: voilà la cause de ce silence que je garde, et dont tu te plains. Eh bien! dit la magicienne, pour vous apaiser je suis prête à faire ce que vous me commanderez; voulez-vous que je lui rende sa première forme? Oui, répondit le sultan, et hâte-toi de le mettre en liberté, afin que je ne sois plus incommodé de ses cris.
La magicienne sortit aussitôt du Palais des Larmes. Elle prit une tasse d'eau, et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où était le jeune roi son mari; elle jeta de cette eau sur lui en disant: Si le Créateur de toutes choses t'a formé tel que tu es présentement, ou s'il est en colère contre toi, ne change pas; mais si tu n'es dans cet état que par la vertu de mon enchantement, reprends ta forme naturelle, et redeviens tel que tu étais auparavant. A peine eut-elle achevé ces mots, que le prince, se retrouvant dans son premier état, se leva librement, avec toute la joie qu'on peut s'imaginer, et il en rendit grâce à Dieu. La magicienne, reprenant la parole: Va, lui dit-elle, éloigne-toi de ce château, et n'y reviens jamais, ou bien il t'en coûtera la vie.
Le jeune roi, cédant à la nécessité, s'éloigna de la magicienne sans répliquer, et se retira dans un lieu écarté, où il attendit impatiemment le succès du dessein dont le sultan venait de commencer l'exécution avec tant de bonheur.
Cependant la magicienne retourna au Palais des Larmes; et en entrant, comme elle croyait toujours parler au noir: Cher ami, lui dit-elle, j'ai fait ce que vous m'avez ordonné: rien ne vous empêche de vous lever, et de me donner par là une satisfaction dont je suis privée depuis si longtemps.
Le sultan continua de contrefaire le langage des noirs. Ce que tu viens de faire, répondit-il d'un ton brusque, ne suffit pas pour me guérir; tu n'as ôté qu'une partie du mal, il en faut couper jusqu'à la racine. Mon aimable noiraud, reprit-elle, qu'entendez-vous par la racine? Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je veux parler de cette ville et de ses habitants, et des quatre îles que tu as détruites par tes enchantements? Tous les jours à minuit, les poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l'étang, et de crier vengeance contre moi et contre toi. Voilà le véritable sujet du retardement de ma guérison. Va promptement rétablir les choses en leur premier état, et à ton retour, je te donnerai la main, et tu m'aideras à me lever.
La magicienne, remplie de l'espérance que ces paroles lui firent concevoir, s'écria, transportée de joie: Mon cœur, mon âme, vous aurez bientôt recouvré votre santé, car je vais faire ce que vous me commandez. En effet, elle partit dans le moment, et lorsqu'elle fut arrivée sur le bord de l'étang, elle prit un peu d'eau dans sa main, et en fit une aspersion dessus...
Scheherazade poursuivit en ces termes l'histoire de la reine magicienne:
La magicienne, ayant fait l'aspersion, n'eut pas plutôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur l'étang, que la ville reparut à l'heure même. Les poissons redevinrent hommes, femmes ou enfants; mahométans, chrétiens, persans ou juifs, gens libres ou esclaves, chacun reprit sa forme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même ordre où elles étaient avant l'enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d'une ville belle, vaste et bien peuplée.
Pour revenir à la magicienne, dès qu'elle eut fait ce changement merveilleux, elle se rendit en diligence au Palais des Larmes pour en recueillir le fruit. Mon cher seigneur, s'écria-t-elle en entrant, je viens me réjouir avec vous du retour de votre santé; j'ai fait tout ce que vous avez exigé de moi: levez-vous donc et me donnez la main. Approchez, lui dit le sultan en contrefaisant toujours le langage des noirs. Elle s'approcha. Ce n'est pas assez, reprit-il, approche-toi davantage. Elle obéit. Alors il se leva et la saisit par le bras si brusquement, qu'elle n'eut pas le temps de se reconnaître, et, d'un coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent l'une d'un côté et l'autre de l'autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et sortant du Palais des Larmes, il alla trouver le jeune prince des Iles Noires, qui l'attendait avec impatience. Prince, lui dit-il en l'embrassant, réjouissez-vous, vous n'avez plus rien à craindre: votre cruelle ennemie n'est plus.
Le jeune prince remercia le sultan d'une manière qui marquait que son cœur était pénétré de reconnaissance; et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il lui souhaita une longue vie avec toutes sortes de prospérités. Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne, qui en est si voisine; je vous y recevrai avec plaisir et vous n'y serez pas moins honoré et respecté que chez vous. Puissant monarque, à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous croyez donc être fort près de votre capitale? Oui, répliqua le sultan, je le crois; il n'y a pas plus de quatre à cinq heures de chemin. Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites, parce que la mienne était enchantée; mais depuis qu'elle ne l'est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m'empêchera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller aux extrémités de la terre. Vous êtes mon libérateur, et pour vous donner toute ma vie des marques de ma reconnaissance, je prétends vous accompagner et j'abandonne sans regret mon royaume.
Le sultan fut extraordinairement surpris d'apprendre qu'il était si loin de ses États, et il ne comprenait pas comment cela se pouvait faire. Mais le jeune roi des Iles Noires le convainquit si bien de cette possibilité, qu'il n'en douta plus. Il n'importe, reprit alors le sultan: la peine de m'en retourner dans mes États est suffisamment récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé, et d'avoir acquis un fils en votre personne, car, puisque vous voulez bien me faire l'honneur de m'accompagner et que je n'ai point d'enfants, je vous regarde comme tel et je vous fais, dès à présent, mon héritier et mon successeur.
L'entretien du sultan et du roi des Iles Noires se termina par les plus tendres embrassements. Après quoi le jeune prince ne songea qu'aux préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au grand regret de toute sa cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main un de ses proches parents pour leur roi.
Enfin le sultan et le jeune prince se mirent en chemin avec cent chameaux chargés de richesses inestimables, tirés des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits, parfaitement bien montés et équipés. Leur voyage fut heureux, et lorsque le sultan, qui avait envoyé des courriers pour donner avis de son retardement et de l'aventure qui en était la cause, fut près de sa capitale, les principaux officiers qu'il y avait laissés vinrent le recevoir et l'assurèrent que sa longue absence n'avait apporté aucun changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le reçurent avec de grandes acclamations et firent des réjouissances qui durèrent plusieurs jours.
Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans assemblés un détail fort ample des choses qui, contre son attente, avaient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l'adoption qu'il avait faite du roi des quatre Iles Noires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume pour l'accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnaître la fidélité qu'ils lui avaient tous gardée, il leur fit des largesses proportionnées au rang que chacun tenait à sa cour.
Pour le pêcheur, comme il était la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens et le rendit, lui et sa famille, très-heureux le reste de leurs jours.
Scheherazade finit là le conte du pêcheur et du génie. Dinarzade lui marqua qu'elle y avait pris un plaisir infini, et Schahriar lui ayant témoigné la même chose, elle leur dit qu'elle en savait un autre qui était encore plus beau que celui-là, et que si le sultan le lui voulait permettre, elle le raconterait le lendemain, car le jour commençait à paraître. Schahriar, se souvenant du délai d'un mois qu'il avait accordé à la sultane, et curieux d'ailleurs de savoir si ce nouveau conte serait aussi agréable qu'elle le promettait, se leva dans le dessein de l'entendre la nuit suivante.
Dinarzade, suivant sa coutume, n'oublia pas d'appeler la sultane lorsqu'il en fut temps. Scheherazade, sans lui répondre, commença un de ses beaux contes, et adressant la parole au sultan:
Sire, dit-elle, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, il y avait à Bagdad, où il faisait sa résidence, un porteur, qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pas d'être homme d'esprit et de bonne humeur. Un matin qu'il était, à son ordinaire, avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendait que quelqu'un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d'un grand voile de mousseline, l'aborda, et lui dit d'un air gracieux: Écoutez, porteur, prenez votre panier et suivez-moi. Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sur sa tête et suivit la dame en disant: O jour heureux! ô jour de bonne rencontre!
D'abord, la dame s'arrêta devant une porte fermée et frappa. Un chrétien vénérable par une longue barbe blanche ouvrit, et elle lui mit de l'argent dans la main sans lui dire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu'elle demandait, rentra et peu de temps après apporta une grosse cruche d'un vin excellent. Prenez cette cruche, dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. Cela étant fait, elle lui commanda de la suivre; puis elle continua de marcher et le porteur continua de dire: O jour de félicité! ô jour d'agréable surprise et de joie!
La dame s'arrêta à la boutique d'une marchande de fruits et de fleurs, où elle choisit de plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches, des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans le panier et de la suivre. En passant devant l'étalage d'un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu'il eût; ce que le porteur mit encore dans son panier par son ordre.
A une autre boutique, elle prit des câpres, de l'estragon, de petits concombres, de la perce-pierre et autres herbes, le tout confit dans le vinaigre; à une autre, des pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes et d'autres fruits semblables; à une autre encore elle acheta toutes sortes de pâtes d'amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier, remarquant qu'il se remplissait, dit à la dame: Ma bonne dame, il fallait m'avertir que vous feriez tant de provisions, j'aurais pris un cheval ou plutôt un chameau pour les porter. J'en aurai beaucoup plus que ma charge, pour peu que vous en achetiez d'autres. La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.
Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d'eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, de poivre, de gingembre, d'un gros morceau d'ambre gris et de plusieurs autres épiceries des Indes, ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre. Alors ils marchèrent tous deux, jusqu'à ce qu'ils arrivèrent à un hôtel magnifique, dont la façade était ornée de belles colonnes et qui avait une porte d'ivoire. Ils s'y arrêtèrent et la dame frappa un petit coup.
Pendant que la jeune dame et le porteur attendaient que l'on ouvrît la porte de l'hôtel, continua la sultane, le porteur faisait mille réflexions. Il était étonné qu'une dame, faite comme celle qu'il voyait, fît l'office de pourvoyeur; car enfin il jugeait bien que ce n'était pas une esclave: il lui trouvait l'air trop noble pour penser qu'elle ne fût pas libre, et même une personne de distinction. Il lui aurait volontiers fait des questions pour s'éclaircir de sa qualité; mais dans le temps qu'il se préparait à lui parler, une autre dame vint ouvrir la porte.
Lorsqu'elle fut entrée avec le porteur, la dame, qui avait ouvert la porte, la ferma, et tous trois, après avoir traversé un beau vestibule, passèrent dans une cour très-spacieuse, et environnée d'une galerie à jour, qui communiquait à plusieurs appartements de plain-pied, de la dernière magnificence. Il y avait dans le fond de cette cour un sofa richement garni, avec un trône d'ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d'ébène, enrichies de diamants et de perles d'une grosseur extraordinaire, et garnies d'un satin rouge, relevé d'une broderie d'or des Indes, d'un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un grand bassin bordé de marbre blanc et plein d'une eau très-claire, qui y tombait abondamment par un mufle de lion de bronze doré.
Le porteur, tout chargé qu'il était, ne laissait pas d'admirer la magnificence de cette maison, et la propreté qui y régnait partout; mais ce qui attira particulièrement son attention fut une troisième dame, qui était assise sur le trône dont j'ai parlé. Elle en descendit dès qu'elle aperçut les deux premières dames, et s'avança au-devant d'elles.
Il jugea, par les égards que les autres avaient pour celle-là, que c'était la principale; en quoi il ne se trompait pas. Cette dame se nommait Zobéide; celle qui avait ouvert la porte s'appelait Safie, et Amine était le nom de celle qui avait été aux provisions.
Zobéide dit aux deux dames en les abordant: Mes sœurs, ne voyez-vous pas que ce bonhomme succombe sous le fardeau qu'il porte? Qu'attendez-vous à le décharger? Alors Amine et Safie prirent le panier, l'une par devant et l'autre par derrière; Zobéide y mit aussi la main, et toutes les trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le vider, et quand cela fut fait, l'agréable Amine tira de l'argent et paya libéralement le porteur.
Le porteur, reprit la sultane la nuit suivante, très-satisfait de l'argent qu'on lui avait donné, devait prendre son panier et se retirer; mais il ne put s'y résoudre: il se sentait, malgré lui, arrêter par le plaisir de voir trois beautés si rares, et qui lui paraissaient également charmantes; car Amine avait aussi ôté son voile et il ne la trouvait pas moins belle que les autres. Néanmoins la plupart des provisions qu'il avait apportées, comme les fruits secs et les différentes sortes de gâteaux et de confitures, ne convenaient proprement qu'à des gens qui voulaient boire et se réjouir.
Zobéide crut d'abord que le porteur s'arrêtait pour prendre haleine; mais voyant qu'il restait trop longtemps: Qu'attendez-vous? lui dit-elle, n'êtes-vous pas payé suffisamment? Ma sœur, ajouta-t-elle, en s'adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose; qu'il s'en aille content. Madame, répondit le porteur, ce n'est pas cela qui me retient; je ne suis que trop payé de ma peine. Je vois bien que j'ai commis une incivilité en demeurant ici plus que je ne devais; mais j'espère que vous aurez la bonté de la pardonner à l'étonnement où je suis de ne voir aucun homme dans cette maison.
Les dames se prirent à rire du raisonnement du porteur. Après cela, Zobéide lui dit, d'un air sérieux: Mon ami, vous poussez un peu trop loin votre indiscrétion; mais, quoique vous ne méritiez pas que j'entre dans aucun détail avec vous, je veux bien toutefois vous dire que nous sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affaires, que personne n'en sait rien. Nous avons un trop grand sujet de craindre d'en faire part à des indiscrets; et un bon auteur que nous avons lu dit: Garde ton secret et ne le révèle à personne: qui le révèle n'en est plus le maître. Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le sein de celui à qui tu l'auras confié pourra-t-il le contenir?
Mesdames, reprit le porteur, à votre air seulement j'ai jugé d'abord que vous étiez des personnes d'un mérite très-rare, et je m'aperçois que je ne me suis pas trompé. Quoique la fortune ne m'ait pas donné assez de biens pour m'élever à une profession au-dessus de la mienne, je n'ai pas laissé de cultiver mon esprit, autant que je l'ai pu, par la lecture des livres de science et d'histoire, et vous me permettrez, s'il vous plaît, de vous dire que j'ai lu aussi dans un autre auteur une maxime que j'ai toujours heureusement pratiquée: Nous ne cachons notre secret, dit-il, qu'à des gens reconnus de tout le monde pour des indiscrets, qui abuseraient de notre confiance; mais nous ne faisons nulle difficulté de le découvrir aux sages, parce que nous sommes persuadés qu'ils sauront le garder. Le secret chez moi est dans une aussi grande sûreté que s'il était dans un cabinet dont la clef fût perdue et la porte bien scellée.
Zobéide connut que le porteur ne manquait pas d'esprit; mais jugeant qu'il avait envie d'être du régal qu'elles voulaient se donner, elle lui repartit en souriant: Vous savez que nous nous préparons à nous régaler; mais vous savez en même temps que nous avons fait une dépense considérable, et il ne serait pas juste que, sans y contribuer, vous fussiez de la partie. La belle Safie appuya le sentiment de sa sœur. Mon ami, dit-elle au porteur, n'avez-vous jamais ouï dire ce que l'on dit assez communément: Si vous apportez quelque chose, vous serez quelque chose avec nous; si vous n'apportez rien, retirez-vous avec rien?
Le porteur, malgré sa rhétorique, aurait peut-être été obligé de se retirer avec confusion, si Amine, prenant fortement son parti, n'eût dit à Zobéide et à Safie: Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu'il demeure avec nous: il n'est pas besoin de vous dire qu'il nous divertira, vous voyez bien qu'il en est capable. Je vous assure que, sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à me suivre, je n'aurais pu venir à bout de faire tant d'emplettes en si peu de temps.
A ces paroles d'Amine, le porteur, transporté de joie, se laissa tomber sur les genoux, baisa la terre aux pieds de cette charmante personne, et en se relevant: Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez commencé aujourd'hui mon bonheur; vous y mettez le comble par une action si généreuse; je ne puis assez vous témoigner ma reconnaissance. Au reste, mesdames, ajouta-t-il en s'adressant aux trois sœurs ensemble, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pas que j'en abuse et que je me considère comme un homme qui le mérite; non, je me regarderai toujours comme le plus humble de vos esclaves. En achevant ces mots, il voulut rendre l'argent qu'il avait reçu; mais la grave Zobéide lui ordonna de le garder. Ce qui est une fois sorti de nos mains, dit-elle, pour récompenser ceux qui nous ont rendu service, n'y retourne plus.
Zobéide, reprit la sultane, ne voulut donc point reprendre l'argent du porteur. Mon ami, lui dit-elle, en consentant que vous demeuriez avec nous, je vous avertis que ce n'est pas seulement à condition que vous garderez le secret que nous avons exigé de vous: nous prétendons encore que vous observiez exactement les règles de la bienséance et de l'honnêteté. Pendant qu'elle tenait ce discours, la charmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe à sa ceinture pour agir avec plus de liberté et prépara la table, elle servit plusieurs sortes de mets, et mit sur un buffet des bouteilles de vin et des tasses d'or. Après cela les dames se placèrent et firent asseoir à leur côté le porteur, qui était satisfait, au delà de tout ce qu'on peut dire, de se voir à table avec trois personnes d'une beauté si extraordinaire.
Après les premiers morceaux, Amine, qui s'était placée près du buffet, prit une bouteille et une tasse, se versa à boire et but la première, suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui burent l'une après l'autre; puis, remplissant pour la quatrième fois la même tasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisa la main d'Amine et chanta, avant que de boire, une chanson dont le sens était que, comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux parfumés par où il passe, de même le vin qu'il allait boire, venant de sa main, en recevait un goût plus exquis que celui qu'il avait naturellement. Cette chanson réjouit les dames, qui chantèrent à leur tour. Enfin, la compagnie fut de très-bonne humeur pendant le repas, qui dura fort longtemps et fut accompagné de tout ce qui pouvait le rendre agréable.
Le jour allait bientôt finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des trois dames, dit au porteur: Levez-vous, partez, il est temps de vous retirer. Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter, répondit: Eh! mesdames, où me commandez-vous d'aller en l'état où je suis: je ne retrouverai jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit pour me reconnaître, je la passerai où il vous plaira.
Amine prit une seconde fois le parti du porteur. Mes sœurs, dit-elle, il a raison; je lui sais bon gré de la demande qu'il nous fait. Il nous a assez bien diverties: si vous voulez m'en croire, ou plutôt si vous m'aimez autant que j'en suis persuadée, nous le retiendrons pour passer la soirée avec nous. Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvons rien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle en s'adressant à lui, nous voulons bien encore vous faire cette grâce; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en votre présence, par rapport à nous ou à autre chose, gardez-vous bien d'ouvrir seulement la bouche pour nous en demander la raison; car, en nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent nullement, vous pourriez entendre ce qui ne vous plairait pas. Prenez-y garde, et ne vous avisez pas d'être trop curieux, en voulant approfondir les motifs de nos actions.
Madame, repartit le porteur, je vous promets d'observer cette condition avec tant d'exactitude, que vous n'aurez pas lieu de me reprocher d'y avoir contrevenu, et encore moins de punir mon indiscrétion. Ma langue en cette occasion sera immobile, et mes yeux seront comme un miroir qui ne conserve rien des objets qu'il a reçus. Pour vous faire voir, reprit Zobéide d'un air très-sérieux, que ce que nous vous demandons n'est pas nouvellement établi parmi nous, levez-vous et allez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte en dedans.
Le porteur alla jusque-là et y lut ces mots qui étaient écrits en gros caractères d'or. «Qui parle des choses qui ne le regardent point, entend ce qui ne lui plaît pas.» Il revint ensuite trouver les trois sœurs: Mesdames, leur dit-il, je jure que vous ne m'entendrez parler d'aucune chose qui ne me regardera pas, et où vous puissiez avoir intérêt.
Cette convention faite, Amine apporta le souper, et quand elle eut éclairé la salle d'un grand nombre de bougies préparées avec le bois d'aloès et l'ambre gris, qui répandirent une odeur agréable et firent une belle illumination, elle s'assit à table avec ses sœurs et le porteur. Ils recommencèrent à manger, à boire, à chanter et à réciter des vers. Les bons mots ne furent point épargnés. Enfin ils étaient tous de la meilleure humeur du monde, lorsqu'ils ouïrent frapper à la porte...
Dès que les dames, poursuivit Scheherazade, entendirent frapper à la porte, elles se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir; mais Safie, à qui cette fonction appartenait particulièrement, fut la plus diligente: les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et attendirent qu'elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez elles si tard. Safie revint. Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement; et si vous êtes du même sentiment que moi, nous ne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte trois Calenders, au moins ils me paraissent tels à leur habillement; mais, ce qui va sans doute vous surprendre, ils sont tous trois borgnes de l'œil droit, et ont la tête, la barbe et les sourcils ras, ils ne font, disent-ils, que d'arriver tout présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus, et comme il est nuit et qu'ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre porte et ils nous prient, pour l'amour de Dieu, d'avoir la charité de les recevoir. Ils se mettent peu en peine du lieu que nous voudrons leur donner, pourvu qu'ils soient à couvert; ils se contenteront d'une écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits; ils paraissent même avoir beaucoup d'esprit; mais je ne puis penser, sans rire, à leur figure plaisante et uniforme. En cet endroit Safie s'interrompit elle-même, et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur ne purent s'empêcher de rire aussi. Mes bonnes sœurs, reprit-elle, ne voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer? Il est impossible qu'avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre, nous n'achevions la journée encore mieux que nous ne l'avons commencée. Ils nous divertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu'ils ne nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur intention est de nous quitter d'abord qu'il sera jour.
Zobéide et Amine firent difficulté d'accorder à Safie ce qu'elle demandait, et elle en savait bien la raison elle-même; mais elle leur témoigna une si grande envie d'obtenir d'elles cette faveur, qu'elles ne purent la lui refuser. Allez, lui dit Zobéide, faites-les donc entrer; mais n'oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les regardera pas et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus de la porte. A ces mots, Safie courut ouvrir avec joie, et peu de temps après elle revint accompagnée des trois Calenders.
Les trois Calenders firent en entrant une profonde révérence aux dames qui s'étaient levées pour les recevoir, et qui leur dirent obligeamment qu'ils étaient les bienvenus, qu'elles étaient bien aises de trouver l'occasion de les obliger, et de contribuer à les remettre de la fatigue de leur voyage, et enfin elles les invitèrent à s'asseoir auprès d'elles. La magnificence du lieu et l'honnêteté des dames firent concevoir aux Calenders une haute idée de ces belles hôtesses; mais, avant que de prendre place, ayant par hasard jeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à peu près comme d'autres Calenders avec lesquels ils étaient en différend sur plusieurs points de discipline, et qui ne se rasaient pas la barbe et les sourcils, un d'entre eux prit la parole: Voilà dit-il, apparemment un de nos frères arabes les révoltés.
Le porteur, à moitié endormi, et la tête échauffée du vin qu'il avait bu, se trouva choqué de ces paroles, et sans se lever de sa place, il répondit aux Calenders, en les regardant fièrement: Asseyez-vous et ne vous mêlez pas de ce que vous n'avez que faire. N'avez-vous pas lu au-dessus de la porte l'inscription qui y est? Ne prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode; vivez à la nôtre.
Bonhomme, reprit le Calender qui avait parlé, ne vous mettez point en colère; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes au contraire prêts à recevoir vos commandements. La querelle aurait pu avoir des suites; mais les dames s'en mêlèrent, et pacifièrent toutes choses.
Quand les Calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à manger; et l'enjouée Safie, particulièrement, prit soin de leur verser à boire...
Une heure avant le jour, Scheherazade continua de cette manière ce qui se passa entre les dames et les Calenders:
Après que les Calenders eurent bu et mangé à discrétion, ils témoignèrent aux dames qu'ils se feraient un grand plaisir de leur donner un concert, si elles avaient des instruments, et qu'elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l'offre avec joie. La belle Safie se leva pour en aller quérir. Elle revint un moment ensuite, et leur présenta une flûte du pays, une autre à la persane, et un tambour de basque. Chaque Calender reçut de sa main l'instrument qu'il voulut choisir, et ils commencèrent tous trois à jouer un air. Les dames, qui savaient des paroles sur cet air, qui était des plus gais, l'accompagnèrent de leurs voix; mais elles s'interrompaient de temps en temps par de grands éclats de rire, que leur faisaient faire les paroles. Au plus fort de ce divertissement, et lorsque la compagnie était le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter, et alla voir ce que c'était.
Mais, Sire, dit en cet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que Votre Majesté sache pourquoi l'on frappait si tard à la porte des dames; en voici la raison. Le calife Haroun-al-Raschid avait coutume de marcher très-souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si tout était tranquille dans la ville, et s'il ne s'y commettait pas de désordres.
Cette nuit-là, le calife était sorti de bonne heure, accompagné de Giafar, son grand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son palais, tous trois déguisés en marchands. En passant par la rue des trois dames, ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et le bruit des éclats de rire, dit au vizir: Allez, frappez à la porte de cette maison où l'on fait tant de bruit; je veux y entrer et en apprendre la cause. Le vizir eut beau lui représenter qu'il ne devait pas s'exposer à recevoir quelque insulte; qu'il n'était pas encore heure indue, et qu'il ne fallait pas troubler le divertissement de ceux qu'ils entendaient rire. Il n'importe, reprit le calife: frappez, je vous l'ordonne.
C'était donc le grand vizir Giafar qui avait frappé à la porte des dames, par ordre du calife, qui ne voulait pas être connu. Safie ouvrit; et le vizir, remarquant, à la clarté d'une bougie qu'elle tenait, que c'était une dame d'une grande beauté, joua parfaitement bien son personnage. Il lui fit une profonde révérence, et lui dit d'un air respectueux: Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul, arrivés depuis environ dix jours, avec de riches marchandises que nous avons en magasin dans un khan où nous avons pris logement. Nous avons été aujourd'hui chez un marchand de cette ville qui nous avait invités à l'aller voir. Il nous a régalés d'une collation; et comme le vin nous avait mis de belle humeur, il a fait venir une troupe de danseuses. Il était déjà nuit; et dans le temps que l'on jouait des instruments, que les danseuses dansaient, et que la compagnie faisait grand bruit, le guet a passé et s'est fait ouvrir. Quelques-uns de la compagnie ont été arrêtés. Pour nous, nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus une muraille; mais, ajouta le vizir, comme nous sommes étrangers, nous craignons de rencontrer une autre escouade de guet, ou la même, avant que d'arriver à notre khan, qui est éloigné d'ici. Nous y arriverions même inutilement, car la porte est fermée, et ne sera ouverte que demain matin, quelque chose qui puisse arriver. C'est pourquoi, madame, ayant ouï en passant des instruments et des voix, nous avons jugé que l'on n'était pas encore retiré chez vous, et nous avons pris la liberté de frapper, pour vous supplier de nous donner retraite jusqu'au jour. Si nous vous paraissons dignes de prendre part à votre divertissement, nous tâcherons d'y contribuer en ce que nous pourrons, pour réparer l'interruption que nous y avons causée; sinon, faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à couvert sous votre vestibule.
Pendant le discours de Giafar, la belle Safie eut le temps d'examiner le vizir et les deux personnes qu'il disait marchands comme lui; et jugeant à leur physionomie que ce n'étaient pas des gens du commun, elle leur dit qu'elle n'était pas la maîtresse, et que s'ils voulaient se donner un moment de patience, elle reviendrait leur apporter la réponse.
Salie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps sur le parti qu'elles devaient prendre. Mais elles étaient naturellement bienfaisantes; et elles avaient déjà fait la même grâce aux trois Calenders. Ainsi, elles résolurent de les laisser entrer...
Le calife, son grand vizir et le chef de ses eunuques, dit la sultane, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent les dames et les Calenders avec beaucoup de civilité. Les dames les reçurent de même, les croyant marchands; et Zobéide, comme la principale, leur dit d'un air grave et sérieux qui lui convenait: Vous êtes les bienvenus; mais avant toutes choses ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une grâce. Eh! quelle grâce, madame? répondit le vizir. Peut-on refuser quelque chose à de si belles dames? C'est, reprit Zobéide, de n'avoir que des yeux et point de langue; de ne nous pas faire de questions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne point parler de ce qui ne vous regarde point, de crainte que vous n'entendiez ce qui ne vous serait point agréable. Vous serez obéie, madame, repartit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux, ni indiscrets; c'est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. A ces mots, chacun s'assit, la conversation se lia, et l'on recommença de boire en faveur des nouveaux venus.
Pendant que le vizir Giafar entretenait les dames, le calife ne pouvait cesser d'admirer leur beauté, leur bonne grâce, leur humeur enjouée, et leur esprit. D'un autre côté, rien ne lui paraissait plus surprenant que les Calenders, tous trois borgnes de l'œil droit. Il se serait volontiers informé de cette singularité; mais la condition qu'on venait d'imposer à lui et à sa compagnie l'empêcha d'en parler. Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse des meubles, à leur arrangement bien entendu et à la propreté de cette maison, il ne pouvait se persuader qu'il n'y eût pas de l'enchantement.
L'entretien étant tombé sur les divertissements et les différentes manières de se réjouir, les Calenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse qui augmenta la bonne opinion que les dames avaient déjà conçue d'eux, et qui leur attira l'estime du calife et de sa compagnie.
Quand les trois Calenders eurent achevé leur danse, Zobéide se leva, et prenant Amine par la main: Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous; la compagnie ne trouvera pas mauvais que nous ne contraignions point; et leur présence n'empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avons coutume de faire. Amine, qui comprit ce que sa sœur voulait dire, se leva, et emporta les plats, la table, les flacons, les tasses et les instruments dont les Calenders avaient joué.
Safie ne demeura pas à rien faire; elle balaya la salle, mit à sa place tout ce qui était dérangé, moucha les bougies, et y appliqua d'autre bois d'aloès et d'autre ambre gris. Cela étant fait, elle pria les trois Calenders de s'asseoir sur le sofa d'un côté, et le calife de l'autre avec sa compagnie. A l'égard du porteur, elle lui dit: Levez-vous, et vous préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire; un homme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans l'inaction.
Le porteur avait un peu cuvé son vin; il se leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture: Me voilà prêt, dit-il; de quoi s'agit-il? Cela va bien, répondit Safie; attendez que l'on vous parle; vous ne serez pas longtemps les bras croisés. Peu de temps après, on vit paraître Amine avec un siége qu'elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d'un cabinet, et l'ayant ouverte, elle fit signe au porteur de s'approcher. Venez, lui dit-elle, et m'aidez. Il obéit; et y étant entré avec elle, il en sortit un moment après, suivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collier attaché à une chaîne qu'il tenait, et qui paraissaient avoir été maltraitées à coups de fouet. Il s'avança avec elles au milieu de la salle.
Alors Zobéide, qui s'était assise entre les Calenders et le Calife, se leva, et marcha gravement jusqu'où était le porteur. Ça, dit-elle en poussant un grand soupir, faisons notre devoir. Elle se retroussa les bras jusqu'au coude; et après avoir pris un fouet que Safie lui présenta: Porteur, dit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur Amine, et approchez-vous de moi avec l'autre.
Le porteur fit ce qu'on lui commandait; et quand il se fut approché de Zobéide, la chienne qu'il tenait commença de faire des cris, et se tourna vers Zobéide en levant la tête d'une manière suppliante. Mais Zobéide, sans avoir égard à la triste contenance de la chienne qui faisait pitié, ni à ses cris qui remplissaient toute la maison, lui donna des coups de fouet à perte d'haleine; et lorsqu'elle n'eut plus la force de lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre; puis, prenant la chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes, et se mettant toutes deux à se regarder d'un air triste et touchant, elles pleurèrent l'une et l'autre. Enfin, Zobéide tira son mouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa; et remettant la chaîne au porteur: Allez, lui dit-elle, ramenez-la où vous l'avez prise, et amenez-moi l'autre.
Le porteur ramena la chienne fouettée au cabinet; et en revenant, il prit l'autre des mains d'Amine, et l'alla présenter à Zobéide qui l'attendait. Tenez-la comme la première, lui dit-elle. Puis ayant pris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa et la remit au porteur, à qui l'agréable Amine épargna la peine de la ramener au cabinet, car elle s'en chargea elle-même.
Cependant les trois Calenders, le calife et sa compagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ils ne pouvaient comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avec tant de force les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuyait les larmes et les baisait. Ils en murmurèrent en eux-mêmes. Le calife surtout, plus impatient que les autres, mourait d'envie de savoir le sujet d'une action qui lui paraissait si étrange, et ne cessait de faire signe au vizir de parler pour s'en informer. Mais le vizir tournait la tête d'un autre côté, jusqu'à ce que, pressé par des signes si souvent réitérés, il répondit par d'autres signes que ce n'était pas le temps de satisfaire sa curiosité.
Zobéide demeura quelque temps à la même place au milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu'elle venait de se donner en fouettant les deux chiennes. Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner à votre place, afin qu'à mon tour je fasse aussi mon personnage? Oui, répondit Zobéide. En disant cela, elle alla s'asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois Calenders et le porteur...
La sultane ne fut pas plutôt éveillée que, se souvenant de l'endroit où elle en était demeurée du conte de la veille, elle parla aussitôt de cette sorte, en adressant la parole au sultan:
Sire, après que Zobéide eut repris sa place, toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin Safie, qui s'était assise sur le siége au milieu de la salle, dit à sa sœur Amine: Ma chère sœur, levez-vous, je vous en conjure; vous comprenez bien ce que je veux dire. Amine se leva, et alla dans un autre cabinet que celui d'où les deux chiennes avaient été amenées. Elle en revint, tenant un étui garni de satin jaune, relevé d'une riche broderie d'or et de soie verte. Elle s'approcha de Safie, et ouvrit l'étui, d'où elle tira un luth qu'elle lui présenta. Elle le prit; et, après avoir mis quelque temps à l'accorder, elle commença de le toucher; et l'accompagnant de sa voix, elle chanta une chanson sur les tourments de l'absence, avec tant d'agrément, que le calife et tous les autres en furent charmés. Lorsqu'elle eut achevé, comme elle avait chanté avec beaucoup d'expression: Tenez, ma sœur, dit-elle à l'agréable Amine, je n'en puis plus, et la voix me manque; obligez la compagnie en jouant et en chantant à ma place. Très-volontiers, répondit Amine en s'approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains, et lui céda sa place.
Amine, ayant un peu préludé pour voir si l'instrument était d'accord, joua et chanta presque aussi longtemps sur le même sujet, mais avec tant de véhémence, et elle était si touchée, ou, pour mieux dire, si pénétrée du sens des paroles qu'elle chantait, que les forces lui manquèrent en achevant.
Zobéide voulut marquer sa satisfaction. Ma sœur, dit-elle, vous avez fait des merveilles: on voit bien que vous sentez le mal que vous exprimez si vivement. Amine n'eut pas le temps de répondre à cette honnêteté; elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu'elle ne songea qu'à se donner de l'air, cela ne l'empêcha pas de s'évanouir, et ceux qui étaient là s'aperçurent avec horreur qu'elle était couverte de cicatrices...
Le lendemain, Scheherazade reprit ainsi:
Pendant que Zobéide et Safie coururent au secours de leur sœur, un des Calenders ne put s'empêcher de dire: Nous aurions mieux aimé coucher à l'air que d'entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils spectacles. Le calife, qui l'entendit, s'approcha de lui et des autres Calenders, et s'adressant à eux: Que signifie tout ceci? dit-il. Celui qui venait de parler lui répondit: Seigneur, nous ne le savons pas plus que vous. Quoi! reprit le calife, vous n'êtes pas de la maison? ni vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires, et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée? Seigneur, reprirent les Calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n'y sommes entrés que quelques moments avant vous.
Cela augmenta l'étonnement du calife. Peut-être, répliqua-t-il, que cet homme qui est avec vous en sait quelque chose. L'un des Calenders fit signe au porteur de s'approcher, et lui demanda s'il ne savait pas pourquoi les chiennes noires avaient été fouettées, et pourquoi Amine paraissait meurtrie. Seigneur, répondit le porteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant que si vous ne savez rien de tout cela, nous n'en savons pas plus les uns que les autres. Il est bien vrai que je suis de cette ville, mais je ne suis jamais entré qu'aujourd'hui dans cette maison; et si vous êtes surpris de m'y voir, je ne le suis pas moins de m'y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma surprise, ajouta-t-il, c'est de ne voir ici aucun homme avec ces dames.
Le calife, sa compagnie et les Calenders avaient cru que le porteur était du logis, et qu'il pourrait les informer de ce qu'ils désiraient savoir. Le calife, résolu de satisfaire sa curiosité à quelque prix que ce fût, dit aux autres: Écoutez, puisque nous voilà sept hommes, et que nous n'avons affaire qu'à trois dames, obligeons-les à nous donner les éclaircissements que nous souhaitons. Si elles refusent de nous les donner de bon gré, nous sommes en état de les y contraindre.
Le grand vizir Giafar s'opposa à cet avis, et en fit voir les conséquences au calife, sans toutefois faire connaître ce prince aux Calenders; et lui adressant la parole, comme s'il eût été marchand: Seigneur, dit-il, considérez, je vous prie, que nous avons notre réputation à conserver. Vous savez à quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles; nous l'avons acceptée. Que dirait-on de nous si nous y contrevenions? Nous serions encore plus blâmables s'il nous arrivait quelque malheur. Il n'y a pas d'apparence qu'elles aient exigé de nous cette promesse sans être en état de nous faire repentir, si nous ne la tenons pas.
En cet endroit, le vizir tira le calife à part, et lui parlant tout bas: Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps; que Votre Majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous apprendrez d'elles tout ce que vous voulez savoir. Quoique ce conseil fût très-judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en lui disant qu'il ne pouvait attendre si longtemps, et qu'il prétendait avoir à l'heure même l'éclaircissement qu'il désirait.
Il ne s'agissait plus que de savoir qui porterait la parole. Le calife tâcha d'engager les Calenders à parler les premiers; mais ils s'en excusèrent. A la fin, ils convinrent tous ensemble que ce serait le porteur. Il se préparait à faire la question fatale, lorsque Zobéide, après avoir secouru Amine, qui était revenue de son évanouissement, s'approcha d'eux. Comme elle les avait ouï parler haut et avec chaleur, elle leur dit: Seigneurs, de quoi parlez-vous? quelle est votre contestation?
Le porteur prit alors la parole: Madame, lui dit-il, ces seigneurs vous supplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d'où vient que la dame qui s'est évanouie est couverte de cicatrices. C'est, madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part.
Zobéide, à ces mots, prit un air fier; et se tournant du côté du calife, de sa compagnie et des Calenders: Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, que vous l'ayez chargé de me faire cette demande? Ils répondirent tous que oui, excepté le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur dit d'un ton qui marquait combien elle se tenait offensée: Avant que de vous accorder la grâce que vous nous avez demandée de vous recevoir, afin de prévenir tout sujet d'être mécontentes de vous, parce que nous sommes seules, nous l'avons fait sous la condition que nous vous avons imposée, de ne pas parler de ce qui ne vous regarderait point, de peur d'entendre ce qui ne vous plairait pas. Après vous avoir reçus et régalés du mieux qu'il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la facilité que nous avons eue; mais c'est ce qui ne vous excuse point, et votre procédé n'est pas honnête. En achevant ces paroles, elle frappa fortement des pieds et des mains par trois fois, et cria: Venez vite! Aussitôt une porte s'ouvrit, et sept esclaves noirs, puissants et robustes, entrèrent le sabre à la main, se saisirent chacun d'un des sept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête.
Il est aisé de se représenter quelle fut la frayeur du calife. Il se repentit alors, mais trop tard, de n'avoir pas voulu suivre le conseil de son vizir. Cependant ce malheureux prince, Giafar, Mesrour, le porteur et les Calenders étaient prêts à payer de leur vie leur indiscrète curiosité; mais avant qu'ils reçussent le coup de la mort, un des esclaves dit à Zobéide et à ses sœurs: Hautes, puissantes et respectables maîtresses, nous commandez-vous de leur couper le cou? Attendez, lui répondit Zobéide; il faut que je les interroge auparavant. Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom de Dieu, ne me faites pas mourir pour le crime d'autrui. Je suis innocent: ce sont eux qui sont les coupables. Hélas! continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si agréablement! Ces Calenders borgnes sont la cause de ce malheur. Il n'y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de si mauvais augure. Madame, je vous supplie de ne pas confondre le premier avec le dernier; et songez qu'il est plus beau de pardonner à un misérable comme moi, dépourvu de tout secours, que de l'accabler de votre pouvoir, et le sacrifier à votre ressentiment.
Zobéide, malgré sa colère, ne put s'empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais, sans s'arrêter à lui, elle adressa la parole aux autres une seconde fois: Répondez-moi, dit-elle, et m'apprenez qui vous êtes; autrement vous n'avez plus qu'un moment à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d'honnetes [honnêtes?] gens, ni des personnes d'autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu'il puisse être. Si cela était, vous auriez eu plus de retenue et plus d'égards pour nous.
Le calife, impatient de son naturel, souffrait infiniment plus que les autres de voir que sa vie dépendait du commandement d'une dame offensée et justement irritée; mais il commença de concevoir quelque espérance quand il vit qu'elle voulait savoir qui ils étaient tous; car il s'imagina qu'elle ne lui ferait pas ôter la vie, lorsqu'elle serait informée de son rang. C'est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui était près de lui, de déclarer promptement qui il était. Mais le vizir, prudent et sage, désirant sauver l'honneur de son maître, et ne voulant pas rendre public le grand affront qu'il s'était attiré lui-même, répondit seulement: Nous n'avons que ce que nous méritons. Mais quand, pour obéir au calife, il aurait voulu parler, Zobéide ne lui en aurait pas donné le temps. Elle s'était déjà adressée aux Calenders; et les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s'ils étaient frères. Un d'entre eux lui répondit pour les autres: Non, madame, nous ne sommes pas frères par le sang; nous ne le sommes qu'en qualité de Calenders, c'est-à-dire en observant le même genre de vie. Vous, reprit-elle en parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de naissance? Non, madame, répondit-il; je le suis par une aventure si surprenante, qu'il n'y a personne qui n'en profitât si elle était écrite. Après ce malheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis Calender, en prenant l'habit que je porte.
Zobéide fit la même question aux deux autres Calenders, qui lui firent la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla ajouta: Pour vous faire connaître, madame, que nous ne sommes pas des personnes du commun, et afin que vous ayez quelque considération pour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connaître les uns aux autres pour ce que nous sommes, et j'ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour font quelque bruit dans le monde.
A ce discours, Zobéide modéra son courroux et dit aux esclaves: Donnez-leur un peu de liberté, mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire et le sujet qui les a amenés en cette maison, ne leur faites point de mal, laissez-les aller où il leur plaira; mais n'épargnez pas ceux qui refuseront de nous donner cette satisfaction...
Sire, continua Scheherazade, les trois Calenders, le calife, le grand vizir Giafar, l'eunuque Mesrour et le porteur étaient tous au milieu de la salle, assis sur le tapis de pied, en présence des trois dames qui étaient sur le sofa, et des esclaves prêts à exécuter tous les ordres qu'elles voudraient leur donner.
Le porteur, ayant compris qu'il ne s'agissait que de raconter son histoire pour se délivrer d'un si grand danger, prit la parole le premier et dit: Madame, vous savez déjà mon histoire et le sujet qui m'a amené chez vous. Ainsi, ce que j'ai à vous raconter sera bientôt achevé. Madame votre sœur que voilà m'a pris ce matin à la place où, en qualité de porteur, j'attendais que quelqu'un m'employât et me fît gagner ma vie. Je l'ai suivie chez un marchand de vin, chez un vendeur d'herbes, chez un vendeur d'oranges, de limons et de citrons; puis chez un vendeur d'amandes, de noix, de noisettes et d'autres fruits; ensuite chez un confiseur et chez un droguiste; de chez le droguiste, mon panier sur la tête et chargé autant que je le pouvais être, je suis venu jusque chez vous, où vous avez eu la bonté de me souffrir jusqu'à présent. C'est une grâce dont je me souviendrai éternellement. Voilà mon histoire.
Quand le porteur eut achevé, Zobéide satisfaite lui dit:
Sauve-toi, marche, que nous ne te voyions plus! Madame, reprit le porteur, je vous supplie de me permettre encore de demeurer. Il ne serait pas juste qu'après avoir donné aux autres le plaisir d'entendre mon histoire, je n'eusse pas aussi celui d'écouter la leur. En disant cela, il prit place sur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d'un péril qui l'avait tant alarmé. Après lui, un des trois Calenders, prenant la parole et s'adressant à Zobéide, comme à la principale des trois dames et comme à celle qui lui avait commandé de parler, commença ainsi son histoire.
Madame, pour vous apprendre pourquoi j'ai perdu mon œil droit, et la raison qui m'a obligé de prendre l'habit de Calender, je vous dirai que je suis né fils de roi. Le roi mon père avait un frère qui régnait comme lui dans un État voisin. Ce frère eut deux enfants, un prince et une princesse, et le prince et moi nous étions à peu près du même âge.
Lorsque j'eus fait tous mes exercices et que le roi mon père m'eut donné une liberté honnête, j'allais régulièrement chaque année voir le roi mon oncle et je demeurais à sa cour un mois ou deux, après quoi je me rendais auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter ensemble une amitié très-forte et très-particulière. La dernière fois que je le vis, il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu'il n'avait fait encore, et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des préparatifs extraordinaires. Nous fûmes longtemps à table, et après que nous eûmes bien soupé tous deux: Mon cousin, me dit-il, vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier voyage. Il y a un an qu'après votre départ, je mis un grand nombre d'ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J'ai fait faire un édifice qui est achevé et on y peut loger présentement: vous ne serez pas fâché de le voir; mais il faut auparavant que vous me fassiez serment de garder le secret et la fidélité: ce sont deux choses que j'exige de vous.
L'amitié et la familiarité qui étaient entre nous ne me permettant pas de lui rien refuser, je fis sans hésiter un serment tel qu'il le souhaitait, et alors il me dit: Attendez-moi ici, je suis à vous dans un moment. En effet, il ne tarda pas à revenir, et je le vis entrer avec une dame d'une beauté singulière et magnifiquement habillée. Il ne me dit pas qui elle était, et je ne crus pas devoir m'en informer. Nous nous remîmes à table avec la dame, et nous y demeurâmes encore quelque temps, en nous entretenant de choses indifférentes et en buvant des rasades à la santé l'un de l'autre. Après cela, le prince me dit: Mon cousin, nous n'avons pas de temps à perdre; obligez-moi d'emmener avec vous cette dame et de la conduire d'un tel côté, à un endroit où vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le connaîtrez aisément: la porte est ouverte; entrez-y ensemble et m'attendez. Je m'y rendrai bientôt.
Fidèle à mon serment, je n'en voulus pas savoir davantage. Je présentai la main à la dame, et, au moyen des renseignements que le prince mon cousin m'avait donnés, je la conduisis heureusement au clair de la lune, sans m'égarer. A peine fûmes-nous arrivés au tombeau que nous vîmes paraître le prince, qui nous suivait, chargé d'une petite cruche pleine d'eau, d'une houe et d'un petit sac où il y avait du plâtre.
La houe lui servit à démolir le sépulcre vide qui était au milieu du tombeau; il ôta les pierres l'une après l'autre et les rangea dans son coin. Quand il les eut toutes ôtées, il creusa la terre et je vis une trappe qui était sous le sépulcre. Il la leva, et au-dessous j'aperçus le haut d'un escalier en limaçon. Alors mon cousin, s'adressant à la dame, lui dit: Madame, voilà par où l'on se rend au lieu dont je vous ai parlé. La dame, à ces mots, s'approcha et descendit et le prince se mit en devoir de la suivre; mais se retournant auparavant de mon côté: Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise; je vous en remercie: adieu. Mon cher cousin, m'écriai-je, qu'est-ce que cela signifie? Que cela vous suffise, me répondit-il; vous pouvez reprendre le chemin par où vous êtes venu.
Schahriar ayant témoigné à la sultane qu'elle lui ferait plaisir de continuer le conte du premier Calender, elle en reprit le fil dans ces termes:
Madame, dit le Calender à Zobéide, je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé de prendre congé de lui. En m'en retournant au palais du roi mon oncle, les vapeurs du vin me montaient à la tête. Je ne laissai pas néanmoins de gagner mon appartement et de me coucher. Le lendemain, à mon réveil, faisant réflexion sur ce qui m'était arrivé la nuit, et après avoir rappelé toutes les circonstances d'une aventure si singulière, il me sembla que c'était un songe. Prévenu de cette pensée, j'envoyai savoir si le prince mon cousin était en état d'être vu. Mais lorsqu'on me rapporta qu'il n'avait pas couché chez lui, qu'on ne savait ce qu'il était devenu et qu'on en était fort en peine, je jugeai bien que l'étrange événement du tombeau n'était que trop véritable. J'en fus vivement affligé, et me dérobant à tout le monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où il y avait une infinité de tombeaux semblables à celui que j'avais vu. Je passai la journée à les considérer l'un après l'autre; mais je ne pus démêler celui que je cherchais, et je fis, durant quatre jours, la même recherche inutilement.
Il faut savoir que, pendant ce temps-là, le roi mon oncle était absent. Il y avait plusieurs jours qu'il était à la chasse. Je m'ennuyai de l'attendre, et, après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon père, dont je n'avais pas coutume d'être éloigné si longtemps. Je laissai les ministres du roi mon oncle fort en peine d'apprendre ce qu'était devenu le prince mon cousin. Mais, pour ne pas violer le serment que j'avais fait de lui garder le secret, je n'osais les tirer d'inquiétude et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savais.
J'arrivai à la capitale où le roi mon père faisait sa résidence, et, contre l'ordinaire, je trouvai à la porte de son palais une grosse garde, dont je fus environné en entrant. J'en demandai la raison, et l'officier, prenant la parole, me répondit: Prince, l'armée a reconnu le grand vizir à la place du roi votre père, qui n'est plus, et je vous arrête prisonnier de la part du nouveau roi. A ces mots, les gardes se saisirent de moi et me conduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur.
Ce rebelle vizir avait conçu pour moi une forte haine qu'il nourrissait depuis longtemps. En voici le sujet: Dans ma plus tendre jeunesse, j'aimais à tirer de l'arbalète; j'en tenais une, un jour, au haut du palais sur la terrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta un oiseau devant moi, je mirai à lui, mais je le manquai, et la flèche, par hasard, alla tomber droit contre l'œil du vizir qui prenait l'air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j'appris ce malheur, j'en fis faire des excuses au vizir et je lui en fis moi-même; mais il ne laissa pas d'en conserver un vif ressentiment, dont il me donnait des marques quand l'occasion s'en présentait. Il le fit éclater d'une manière barbare, quand il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d'abord qu'il m'aperçut, et enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l'arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.
Mais l'usurpateur ne borna pas là sa cruauté. Il me fit enfermer dans une caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du palais, et de m'abandonner aux oiseaux de proie, après m'avoir coupé la tête. Le bourreau, accompagné d'un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse, et s'arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes, que j'excitai sa compassion. Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume, et gardez-vous bien d'y revenir; car vous y rencontreriez votre perte, et vous seriez cause de la mienne. Je le remerciai de la grâce qu'il me faisait, et je ne fus pas plutôt seul, que je me consolai d'avoir perdu mon œil, en songeant que j'avais évité un plus grand malheur.
Dans l'état où j'étais, je ne faisais pas beaucoup de chemin. Je me retirais en des lieux écartés pendant le jour et je marchais la nuit, autant que mes forces me le pouvaient permettre. J'arrivai enfin dans les États du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.
Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste état où il me voyait. Hélas! s'écria-t-il, n'était-ce pas assez d'avoir perdu mon fils? fallait-il que j'apprisse encore la mort d'un frère qui m'était cher, et que je vous visse dans le déplorable état où vous êtes réduit! Il me marqua l'inquiétude où il était de n'avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils, quelques perquisitions qu'il en eût fait faire, et quelque diligence qu'il y eût apportée. Ce malheureux père pleurait à chaudes larmes en me parlant, et il me parut tellement affligé, que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que j'eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roi son père tout ce que je savais.
Le roi m'écouta avec quelque sorte de consolation, et quand j'eus achevé: Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelque espérance. J'ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau, et je sais à peu près en quel endroit: avec l'idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu'il l'a fait faire secrètement, et qu'il a exigé de vous le secret, je suis d'avis que nous l'allions chercher tous deux seuls, pour éviter l'éclat. Il avait une autre raison, qu'il ne me disait pas, d'en vouloir dérober la connaissance à tout le monde. C'était une raison très-importante, comme la suite de mon discours le fera connaître.
Nous nous déguisâmes l'un et l'autre, et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvrait sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et j'en eus d'autant plus de joie, que je l'avais en vain cherché longtemps. Nous y entrâmes et nous trouvâmes la trappe de fer abattue sur l'entrée de l'escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l'avait scellée en dedans avec le plâtre et l'eau dont j'ai parlé; mais enfin nous la levâmes.
Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de l'escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d'antichambre, remplie d'une fumée épaisse et de mauvaise odeur, dont la lumière que rendait un très-beau lustre était obscurcie.
De cette antichambre, nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes et éclairée de plusieurs autres lustres. Il y avait une citerne au milieu, et l'on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d'un côté. Nous fûmes assez surpris de n'y voir personne. Il y avait en face un sofa assez élevé où l'on montait par quelques degrés, et au-dessus duquel paraissait un lit fort large, dont les rideaux étaient fermés. Le roi monta et les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu, et qu'on les eût retirés avant que d'être consumés.
Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c'est qu'à ce spectacle qui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de l'affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui cracha au visage, en lui disant d'un air indigné: Voilà quel est le châtiment de ce monde; mais celui de l'autre durera éternellement. Il ne se contenta pas d'avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa, et donna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle.
Comme cette histoire du premier Calender n'était pas encore finie, et qu'elle paraissait étrange au sultan, il se leva, dans la résolution d'en entendre le reste la nuit suivante.
Le premier Calender, reprit la sultane, continua de raconter son histoire à Zobéide.
Je ne puis vous exprimer, madame, poursuivit-il, quel fut mon étonnement lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort. Sire, lui dis-je, quelque douleur qu'un objet si funeste soit capable de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander à Votre Majesté quel crime peut avoir commis le prince mon cousin, pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom, forma le projet de me détrôner; il a entraîné dans ce complot sa jeune sœur, et c'est dans ce lieu qu'ils tramaient leurs abominables desseins. Mais Dieu n'a pas voulu souffrir cette abomination, et les a justement châtiés l'un et l'autre. Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes avec les siennes.
Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. Mais, mon cher neveu, reprit-il en m'embrassant, si je perds un indigne fils, je retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu'il occupait. Les réflexions qu'il fit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fille nous arrachèrent de nouvelles larmes.
Il n'y avait pas longtemps que nous étions de retour au palais, sans que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes un bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d'autres instruments de guerre. Une poussière épaisse, dont l'air était obscurci, nous apprit bientôt ce que c'était et nous annonça l'arrivée d'une armée formidable. C'était le même vizir qui avait détrôné mon père et usurpé ses États, qui venait pour s'emparer aussi de ceux du roi mon oncle, avec des troupes innombrables.
Ce prince, qui n'avait alors que sa garde ordinaire, ne put résister à tant d'ennemis. Ils investirent la ville; et comme les portes leur furent ouvertes sans résistance, ils eurent peu de peine à s'en rendre maîtres. Ils n'en eurent pas davantage à pénétrer jusqu'au palais du roi mon oncle, qui se mit en défense; mais il fut tué, après avoir vendu chèrement sa vie. De mon côté, je combattis quelque temps; mais voyant bien qu'il fallait céder à la force, je songeai à me retirer, et j'eus le bonheur de me sauver par des détours, et de me rendre chez un officier du roi dont la fidélité m'était connue.
Accablé de douleur, persécuté par la fortune, j'eus recours à un stratagème, qui était la seule ressource qui me restait pour me conserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils; et ayant pris l'habit de Calender, je sortis de la ville sans que personne me reconnût. Après cela, il me fut aisé de m'éloigner du royaume du roi mon oncle, en marchant par des chemins écartés. J'évitais de passer par les villes, jusqu'à ce qu'étant arrivé dans l'empire du puissant Commandeur des croyants, le glorieux et renommé calife Haroun-al-Raschid, je cessai de craindre. Alors me consultant sur ce que j'avais à faire, je pris la résolution de venir à Bagdad me jeter aux pieds de ce grand monarque, dont on vante partout la générosité. Je le toucherai, disais-je, par le récit d'une histoire aussi surprenante que la mienne; il aura pitié, sans doute, d'un malheureux prince, et je n'implorerai pas vainement son appui.
Enfin, après un voyage de plusieurs mois, je suis arrivé aujourd'hui à la porte de cette ville; j'y suis entré sur la fin du jour; et m'étant un peu arrêté pour reprendre mes esprits, et délibérer de quel côté je tournerais mes pas, cet autre Calender que voici près de moi arriva aussi en voyageur. Il me salue, je le salue de même. A vous voir, lui dis-je, vous êtes étranger comme moi. Il me répond que je ne me trompe pas. Dans le moment qu'il me fait cette réponse, le troisième Calender que vous voyez survient. Il nous salue, fait connaître qu'il est aussi étranger et nouveau venu à Bagdad. Comme frères, nous nous joignons ensemble, et nous résolvons de ne nous pas séparer.
Cependant il était tard, et nous ne savions où aller loger dans une ville où nous n'avions aucune habitude, et où nous n'étions jamais venus. Mais notre bonne fortune nous ayant conduits devant votre porte, nous avons pris la liberté de frapper; vous nous avez reçus avec tant de charité et de bonté, que nous ne pouvons assez vous en remercier. Voilà, madame, ajouta-t-il, ce que vous m'avez commandé de vous raconter, pourquoi j'ai perdu mon œil droit, pourquoi j'ai la barbe et les sourcils ras, et pourquoi je suis en ce moment chez vous.
C'est assez, dit Zobéide, nous sommes contentes: retirez-vous où il vous plaira. Le Calender s'en excusa, et supplia la dame de lui permettre de demeurer, pour avoir la satisfaction d'entendre l'histoire de ses deux confrères, qu'il ne pouvait, disait-il, abandonner honnêtement, et celle des trois autres personnes de la compagnie.
Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour que je vois m'empêche de passer à l'histoire du second Calender; mais si Votre Majesté veut l'entendre demain, elle n'en sera pas moins satisfaite que de celle du premier. Le sultan y consentit, et se leva pour aller tenir son conseil.
Dinarzade ne doutant point qu'elle ne prît autant de plaisir à l'histoire du second Calender qu'elle en avait pris à l'autre, ne manqua pas d'éveiller la sultane avant le jour, en la priant de commencer l'histoire qu'elle avait promise. Scheherazade aussitôt adressa la parole au sultan, et parla dans ces termes:
Sire, l'histoire du premier Calender parut étrange à toute la compagnie, et particulièrement au calife. La présence des esclaves avec leur sabre à la main ne l'empêcha pas de dire tout bas au visir: Depuis que je me connais, j'ai bien entendu des histoires, mais je n'ai jamais rien ouï qui approchât de celle de ce Calender. Pendant qu'il parlait ainsi, le second Calender prit la parole, et l'adressant à Zobéide:
Madame, dit-il, pour obéir à votre commandement, et vous apprendre par quelle étrange aventure je suis devenu borgne de l'œil droit, il faut que je vous conte toute l'histoire de ma vie.
J'étais à peine hors de l'enfance, que le roi mon père (car vous saurez, madame, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d'esprit, n'épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu'il y avait dans ses États de gens qui excellaient dans les sciences et dans les beaux-arts.
Je ne sus pas plutôt lire et écrire, que j'appris par cœur l'Alcoran tout entier, ce livre admirable, qui contient le fondement, les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m'en instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés, et qui l'ont éclairci par leurs commentaires. J'ajoutai à cette lecture la connaissance de toutes les traductions recueillies de la bouche de nos prophètes par les grands hommes ses contemporains. Mais une chose que j'aimais beaucoup, et à quoi je réussissais principalement, c'était à former les caractères de notre langue arabe. J'y fis tant de progrès, que je surpassai tous les maîtres écrivains de notre royaume qui s'étaient acquis le plus de réputation.
La renommée me fit plus d'honneur que je ne méritais. Elle ne se contenta pas de semer le bruit de mes talents dans les États du roi mon père, elle le porta jusqu'à la cour des Indes, dont le puissant monarque, curieux de me voir, envoya un ambassadeur avec de riches présents, pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plusieurs raisons. Je partis donc avec l'ambassadeur, mais avec peu d'équipage, à cause de la longueur et de la difficulté des chemins.
Il y avait un mois que nous étions en marche, lorsque nous découvrîmes de loin un gros nuage de poussière, sous lequel nous vîmes bientôt paraître cinquante cavaliers bien armés. C'étaient des voleurs qui venaient à nous au grand galop.
Scheherazade, étant en cet endroit, aperçut le jour, et en avertit le sultan, qui se leva; mais voulant savoir ce qui se passerait entre les cinquante cavaliers et l'ambassadeur des Indes, ce prince attendit la nuit suivante impatiemment.
Il était presque jour lorsque Scheherazade reprit de cette manière l'histoire du second Calender:
Madame, poursuivit le Calender en parlant toujours à Zobéide, comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage et des présents que je devais faire au sultan des Indes de la part du roi mon père, et que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir à nous hardiment. Nous n'étions pas en état de repousser la force par la force. L'ambassadeur fut tué, je fus blessé et je ne dus mon salut qu'à une prompte fuite...
Dinarzade ne manqua pas d'appeler la sultane de meilleure heure que le jour précédent, et Scheherazade continua dans ces termes le conte du second Calender:
Me voilà donc, madame, dit le Calender, seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui m'était inconnu. Je n'osais reprendre le grand chemin, de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Au bout d'un mois de marche, je découvris une grande ville très-peuplée, et située d'autant plus avantageusement qu'elle était arrosée, aux environs, par plusieurs rivières, et qu'il y régnait un printemps perpétuel.
Les objets agréables qui se présentèrent alors à mes yeux me causèrent de la joie, et suspendirent pour quelques moments la tristesse mortelle où j'étais de me voir en l'état où je me trouvais. J'avais le visage, les mains et les pieds d'une couleur basanée, car le soleil me les avait brûlés; à force de marcher, ma chaussure s'était usée, et j'avais été réduit à marcher nu-pieds; outre cela, mes habits étaient tout en lambeaux.
J'entrai dans la ville pour prendre langue, et m'informer du lieu où j'étais; je m'adressai à un tailleur qui travaillait à sa boutique. A ma jeunesse, et à mon air qui marquait autre chose que je ne paraissais, il me fit asseoir près de lui. Il me demanda qui j'étais, d'où je venais, et ce qui m'avait amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce qui m'était arrivé, et je ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition.
Le tailleur m'écouta avec attention; mais lorsque j'eus achevé de parler, au lieu de me donner de la consolation, il augmenta mes chagrins. Gardez-vous bien, me dit-il, de faire confidence à personne de ce que vous venez de m'apprendre, car le prince qui règne en ces lieux est le plus grand ennemi qu'ait le roi votre père, et il vous ferait sans doute quelque outrage, s'il était informé de votre arrivée en cette ville. Je ne doutai point de la sincérité du tailleur, quand il m'eut nommé le prince. Mais comme l'inimitié qui est entre mon père et lui n'a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon, madame, que je la passe sous silence.
Je remerciai le tailleur de l'avis qu'il me donnait, et lui témoignai que je m'en remettais entièrement à ses bons conseils. Comme il jugea que je ne devais pas manquer d'appétit, il me fit apporter à manger, et m'offrit même un logement chez lui; ce que j'acceptai.
Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j'étais assez remis de la fatigue du long et pénible voyage que je venais de faire, et n'ignorant pas que la plupart des princes de notre religion, par précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelque art ou métier pour s'en servir en cas de besoin, il me demanda si j'en savais quelqu'un dont je pusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que je savais l'un et l'autre droit, que j'étais grammairien, poëte, et surtout que j'écrivais parfaitement bien. Avec tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court, et comme vous paraissez robuste et d'une bonne constitution, vous irez dans la forêt prochaine faire du bois à brûler; vous viendrez l'exposer en vente à la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu dont vous vivrez indépendamment de personne. La crainte d'être reconnu, et la nécessité de vivre, me déterminèrent à prendre ce parti, malgré la bassesse et la peine qui y étaient attachées.
Dès le jour suivant, le tailleur m'acheta une cognée et une corde, avec un habit court; et me recommandant à de pauvres habitants qui gagnaient leur vie de la même manière, il les pria de me mener avec eux. Ils me conduisirent à la forêt; et dès le premier jour j'en rapportai sur ma tête une grosse charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnaie d'or du pays; car quoique la forêt ne fût pas éloignée, le bois, néanmoins, ne laissait pas d'être cher en cette ville, à cause du peu de gens qui se donnaient la peine d'en aller couper. En peu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l'argent qu'il avait avancé pour moi.
Il y avait déjà plus d'une année que je vivais de cette sorte, lorsqu'un jour, ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j'arrivai dans un endroit fort agréable, où je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d'arbre, j'aperçus un anneau de fer attaché à une trappe de même métal. J'ôtai aussitôt la terre qui la couvrait; je la levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée.
Quand je fus au bas de l'escalier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me causa une grande admiration par la lumière qui l'éclairait, comme s'il eût été sur la terre dans l'endroit le mieux exposé. Je m'avançai par une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des vases et des chapiteaux d'or massif; mais voyant venir au-devant de moi une dame, elle me parut avoir un air si noble et si aisé, et une beauté si extraordinaire, que, détournant mes yeux de tout autre objet, je m'attachai uniquement à la regarder.
Le second Calender, continua la sultane, poursuivant son histoire:
Pour épargner à la belle dame, dit-il, la peine de venir jusqu'à moi, je me hâtai de la joindre; et dans le temps que je lui faisais une profonde révérence, elle me dit: Qui êtes-vous? êtes-vous homme ou génie? Je suis homme, madame, lui répondis-je en me relevant, et je n'ai point de commerce avec les génies. Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, vous trouvez-vous ici? Il y a vingt-cinq ans que j'y demeure, et pendant ce temps-là, je n'y ai pas vu d'autre homme que vous.
Sa grande beauté, sa douceur et l'honnêteté avec laquelle elle me recevait, me donnèrent la hardiesse de lui dire: Madame, avant que j'aie l'honneur de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m'offre l'occasion de me consoler dans l'affliction où je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n'êtes. Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyait en ma personne le fils d'un roi, dans l'état où je paraissais en sa présence, et comment le hasard avait voulu que je découvrisse l'entrée de la prison magnifique où je la trouvais, mais ennuyeuse, selon toutes les apparences.
Hélas! prince, dit-elle en soupirant encore, vous avez bien raison de croire que cette prison si riche et si pompeuse ne laisse pas d'être un séjour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient plaire lorsqu'on y est contre sa volonté. Il n'est pas possible que vous n'ayez jamais entendu parler du grand Épitimarus, roi de l'île d'Ébène, ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu'elle produit si abondamment. Je suis la princesse sa fille.
Le roi mon père m'avait choisi pour époux un prince qui était mon cousin; mais la première nuit de mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de la capitale du royaume de l'île d'Ébène, un génie m'enleva. Je m'évanouis en ce moment, je perdis toute connaissance; et lorsque j'eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. J'ai été longtemps inconsolable; mais le temps et la nécessité m'ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l'ai déjà dit, que je suis dans ce lieu, où je puis dire que j'ai à souhait tout ce qui est nécessaire à la vie, et tout ce qui peut contenter une princesse qui n'aimerait que les parures et les ajustements.
De dix jours en dix jours, continua la princesse, le génie vient me voir, il n'y vient jamais plus souvent. Cependant, si j'ai besoin de lui, soit de jour, soit de nuit, je n'ai pas plutôt touché un talisman qui est à l'entrée de ma chambre, que le génie paraît. Il y a aujourd'hui quatre jours qu'il est venu, ainsi je ne l'attends que dans six. C'est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, si vous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler selon votre qualité et votre mérite.
Je me serais estimé trop heureux d'obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans un bain, le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l'on puisse s'imaginer; et lorsque j'en sortis, à la place de mon habit, j'en trouvai un autre très-riche, que je pris moins pour sa richesse que pour me rendre plus digne d'être avec elle.
Nous nous assîmes sur un sofa garni d'un superbe tapis, et de coussin d'appui, du plus beau brocart des Indes; et quelque temps après, elle mit sur une table des mets très-délicats. Nous mangeâmes ensemble, et nous passâmes le reste de la journée très-agréablement.
Le lendemain, comme elle cherchait tous les moyens de me faire plaisir, elle me servit au dîner une bouteille de vin vieux, le plus excellent que l'on puisse goûter; et elle voulut bien, par complaisance, en boire quelques coups avec moi. Quand j'eus la tête échauffée de cette liqueur agréable: Belle princesse, lui dis-je, il y a trop longtemps que vous êtes enterrée toute vive; suivez-moi, venez jouir de la clarté du véritable jour, dont vous êtes privée depuis tant d'années. Abandonnez la fausse position dont vous jouissez ici.
Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours dépourvu de toute raison. Ce que vous me demandez est impossible. Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi, je le redoute si peu, que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu'il vienne alors, je l'attends. Quelque brave, quelque redoutable qu'il puisse être, je lui ferai sentir le poids de mon bras. Je fais le serment d'exterminer tout ce qu'il y a de génies au monde, et lui le premier. La princesse, qui en savait la conséquence, me conjura de ne pas toucher au talisman. Ce serait le moyen, me dit-elle, de nous perdre vous et moi. Je connais les génies mieux que vous ne les connaissez. Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la princesse; je donnai du pied dans le talisman et le mis en plusieurs morceaux...
Le talisman ne fut pas plutôt rompu, continua le Calender, que le palais s'ébranla, prêt à s'écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre, accompagné d'éclairs redoublés et d'une grande obscurité. Ce fracas épouvantable dissipa en un moment les fumées du vin, et me fit connaître, mais trop tard, la faute que j'avais faite. Princesse, m'écriai-je, que signifie ceci? Elle me répondit tout effrayée, et sans penser à son propre malheur: Hélas! c'est fait de vous, si vous ne vous sauvez.
Je suivis son conseil; et mon épouvante fut si grande que j'oubliai ma cognée et mes babouches. J'avais à peine gagné l'escalier par où j'étais descendu, que le palais enchanté s'entr'ouvrit, et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse: Que vous est-il arrivé? et pourquoi m'appelez-vous? Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m'a obligée d'aller chercher la bouteille que vous voyez; j'en ai bu deux ou trois coups; par malheur j'ai fait un faux pas, et je suis tombée sur le talisman, qui s'est brisé. Il n'y a pas autre chose.
A cette réponse, le génie furieux lui dit: Vous êtes une impudente, une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se trouvent-elles ici? Je ne les ai jamais vues qu'en ce moment, reprit la princesse. De l'impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-être enlevées avec vous, en passant par quelque endroit, et vous les avez apportées sans y prendre garde.
Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont j'entendis le bruit. Je n'eus pas la fermeté d'ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse, maltraitée d'une manière si cruelle. J'avais déjà quitté l'habit qu'elle m'avait fait prendre, et repris le mien que j'avais porté sur l'escalier le jour précédent, à la sortie du bain.
Il est vrai, disais-je, qu'elle est prisonnière depuis vingt-cinq ans; mais, la liberté à part, elle n'avait rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur et la soumet à la cruauté d'un démon impitoyable.
Le tailleur, mon hôte, marqua une grande joie de me revoir. Votre absence, me dit-il, m'a causé une grande inquiétude, à cause du secret de votre naissance que vous m'avez confié. Je ne savais ce que je devais penser, et je craignais que quelqu'un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour! Je le remerciai de son zèle et de son affection; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m'était arrivé, ni de la raison pourquoi je retournais sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l'excès de mon imprudence. Rien, me disais-je, n'aurait égalé le bonheur de la princesse et le mien, si j'eusse pu me contenir et que je n'eusse pas brisé le talisman.
Pendant que je m'abandonnais à ces pensées affligeantes, le tailleur entra, et me dit: Un vieillard que je ne connais pas vient d'arriver avec votre cognée et vos babouches qu'il a trouvées en son chemin, à ce qu'il dit. Il a appris de vos camarades, qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en main propre.
A ce discours, je changeai de couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m'en demandait le sujet, lorsque le pavé de ma chambre s'entr'ouvrit. Le vieillard, qui n'avait pas eu la patience d'attendre, parut, et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C'était le génie ravisseur de la belle princesse de l'île d'Ébène, qui s'était ainsi déguisé, après l'avoir traitée avec la dernière barbarie. Je suis génie, nous dit-il, fils de la fille d'Éblis, prince des génies. N'est-ce pas là ta cognée? ajouta-t-il en s'adressant à moi; ne sont-ce pas là tes babouches?...
Le jour suivant Scheherazade se mit à raconter de cette sorte l'histoire du second Calender:
Le Calender, continuant de parler à Zobéide:
Madame, dit-il, le génie m'ayant fait cette question, ne me donna pas le temps de lui répondre, et je ne l'aurais pu faire, tant sa présence affreuse m'avait mis hors de moi-même. Il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre; et s'élançant dans l'air, m'enleva jusqu'au ciel avec tant de force et de vitesse, que je m'aperçus plutôt que j'étais monté si haut, que du chemin qu'il m'avait fait faire en peu de moments. Il fondit de même vers la terre; et l'ayant fait entr'ouvrir en frappant du pied, il s'y enfonça, et aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l'île d'Ébène. Mais, hélas! quel spectacle! je vis une chose qui me perça le cœur. Cette princesse était tout en sang, étendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baignées de larmes.
Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, ne reconnais-tu pas cet homme? Elle jeta sur moi ses yeux languissants, et répondit tristement: Je ne le connais pas; jamais je ne l'ai vu qu'en ce moment. Quoi! reprit le génie, il est cause que tu es dans l'état où te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas! Si je ne le connais pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit la cause de sa perte? Hé bien! dit le génie en tirant un sabre, et le présentant à la princesse, si tu ne l'as jamais vu, prends ce sabre et lui coupe la tête. Hélas! dit la princesse, comment pourrais-je exécuter ce que vous exigez de moi? Mes forces sont tellement épuisées que je ne saurais lever les bras, et quand je le pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à une personne que je ne connais point, à un innocent? Ce refus, dit alors le génie à la princesse, me fait connaître tout ton crime. Ensuite se tournant de mon côté: Et toi, me dit-il, ne la connais-tu pas?
Je répondis au génie: Comment la connaîtrais-je, moi qui ne l'ai jamais vue que cette seule fois? Si cela est, reprit-il, prends donc ce sabre et coupe lui la tête. C'est à ce prix que je te mettrai en liberté, et que je serai convaincu que tu ne l'as jamais vue qu'à présent, comme tu le dis. Très-volontiers, lui repartis-je. Je pris le sabre de sa main...
Vous saurez, continua la sultane, que le Calender poursuivit ainsi. Je pris le sabre, et le jetant par terre: Je serais, dis-je au génie, éternellement blâmable devant tous les hommes, si j'avais la lâcheté de massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connais point, mais même une dame comme celle que je vois, dans l'état où elle est, prête à rendre l'âme. Vous ferez de moi ce qu'il vous plaira, puisque je suis à votre discrétion; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare.
Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l'un et l'autre; mais, par le traitement que je vous ferai, vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable. A ces mots, le monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui n'eut pas le temps de me faire un signe de l'autre, pour me dire un éternel adieu; car le sang qu'elle avait déjà perdu, et celui qu'elle perdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d'un moment ou deux après cette dernière cruauté, dont le spectacle me fit évanouir.
Lorsque je fus revenu à moi, je me plaignis au génie de ce qu'il me faisait languir dans l'attente de la mort. Frappez, lui dis-je, je suis prêt à recevoir le coup mortel; je l'attends de vous comme la plus grande grâce que vous me puissiez faire. Mais au lieu de me l'accorder: Voilà, me dit-il, de quelle sorte les génies se vengent, la princesse t'a reçu ici, je pourrais te faire périr en un moment; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en lion, ou en oiseau. Choisis un de ces changements; je veux bien te laisser maître du choix.
Ces paroles me donnèrent quelque espérance de le fléchir. O génie! lui dis-je, modérez votre colère; et puisque vous ne voulez pas m'ôter la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votre clémence.
Tout ce que je puis faire pour toi, me dit le génie, c'est de ne te pas ôter la vie; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enchantements. A ces mots il se saisit de moi avec violence, et m'emportant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s'entr'ouvrit pour lui faire un passage, il m'enleva si haut, que la terre ne me parut qu'un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d'une montagne.
Là, il amassa une poignée de terre, prononça ou plutôt marmotta dessus certaines paroles, auxquelles je ne compris rien; et la jetant sur moi: Quitte, me dit-il, la figure d'homme, et prends celle de singe. Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j'étais près ou éloigné des États du roi mon père.
Je descendis du haut de la montagne, j'entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l'extrémité qu'au bout d'un mois que j'arrivai au bord de la mer. Elle était alors dans un grand calme; et j'aperçus un vaisseau à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis une grosse branche d'arbre, je la tirai après moi dans la mer, et me mis dessus, jambe deçà, jambe delà, avec un bâton à chaque main, pour me servir de rames.
Je voguai dans cet état, et m'avançai vers le vaisseau. Quand j'en fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardaient tous avec une grande admiration. Cependant j'arrivai à bord; et me prenant à un cordage, je grimpai sur le tillac. Mais comme je ne pouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que celui d'avoir été à la discrétion du génie.
Les marchands, superstitieux et scrupuleux, crurent que je porterais malheur à leur navigation si on me recevait; c'est pourquoi l'un dit: Je vais l'assommer d'un coup de maillet. Un autre: Je veux lui passer une flèche au travers du corps. Un autre: Il faut le jeter à la mer. Quelqu'un n'aurait pas manqué de faire ce qu'il disait, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m'étais pas prosterné à ses pieds; mais le prenant par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu'il vit couler de mes yeux, qu'il me prit sous sa protection, en menaçant de faire repentir celui qui me ferait le moindre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnaissance qu'il me fut possible.
Le vent qui succéda au calme ne fut pas fort; mais il fut favorable: il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d'une belle ville très-peuplée et d'un grand commerce, où nous jetâmes l'ancre. Elle était d'autant plus considérable, que c'était la capitale d'un puissant État.
Notre vaisseau fut bientôt environné d'une infinité de petits bateaux, remplis de gens qui venaient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée, ou s'informer de ceux qu'ils avaient vus au pays d'où ils arrivaient, ou simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venait de loin.
Il arriva entre autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la part du sultan, aux marchands de notre bord. Les marchands se présentèrent à eux; et l'un des officiers prenant la parole, leur dit: Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu'il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d'écrire, sur le rouleau de papier que voici, quelques lignes de votre écriture.
Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu'il avait un premier vizir, qui, avec une très-grande capacité dans le maniement des affaires, écrivait dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé; et comme il ne regardait jamais les écritures de sa main sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu'à un homme qui écrira aussi bien qu'il écrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leur écriture; mais jusqu'à présent il ne s'est trouvé personne, dans l'étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d'occuper la place du visir.
Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l'un après l'autre ce qu'ils voulurent. Lorsqu'ils eurent achevé, je m'avançai, et enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenait. Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venaient d'écrire, s'imaginant que je voulais le déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris; mais ils se rassurèrent, quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement, et que je faisais signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer leur crainte en admiration. Néanmoins comme ils n'avaient jamais vu de singe qui sût écrire, et qu'ils ne pouvaient se persuader que je fusse plus habile que les autres, ils voulurent m'arracher le rouleau des mains; mais le capitaine prit encore mon parti. Laissez-le faire, dit-il; qu'il écrive. S'il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai sur-le-champ; si, au contraire, il écrit bien, comme je l'espère, car je n'ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui comprît mieux toutes choses, je déclare que je le reconnaîtrai pour mon fils. J'en avais un qui n'avait pas à beaucoup près tant d'esprit que lui.
Voyant que personne ne s'opposait plus à mon dessein, je pris la plume, et ne la quittai qu'après avoir écrit six sortes d'écritures usitées chez les Arabes; et chaque essai d'écriture contenait un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n'effaçait pas seulement celle des marchands, j'ose dire qu'on n'en avait point vu de si belle jusqu'alors en ce pays-là. Quand j'eus achevé, les officiers prirent le rouleau et le portèrent au sultan.
Sire, poursuivit la sultane, le second Calender continua ainsi son histoire:
Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement, qu'il dit aux officiers: Prenez le cheval de mon écurie le plus beau et le plus richement harnaché, et une robe de brocart des plus magnifiques, pour revêtir la personne de qui sont ces six écritures, et amenez-la-moi.
A cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, était prêt à les punir; mais ils lui dirent: Sire, nous supplions Votre Majesté de nous pardonner: ces écritures ne sont pas d'un homme, elles sont d'un singe. Que dites-vous? s'écria le sultan; ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d'un homme? Non, sire, répondit un des officiers; nous assurons Votre Majesté qu'elles sont d'un singe, qui les a faites devant nous. Le sultan trouva la chose trop surprenante pour n'être pas curieux de me voir. Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il; amenez-moi promptement un singe si rare.
Les officiers revinrent au vaisseau, et exposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultan était le maître. Aussitôt ils me revêtirent d'une robe de brocart très-riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m'attendait dans son palais avec un grand nombre de personnes de sa cour, qu'il avait assemblées pour me faire plus d'honneur.
La marche commença. Le port, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout était rempli d'une multitude innombrable de monde de l'un et de l'autre sexe et de tout âge, que la curiosité avait fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir; car le bruit s'était répandu en un moment que le sultan venait de choisir un singe pour son grand vizir. Après avoir donné un spectacle si nouveau à tout ce peuple, qui par des cris redoublés ne cessait de marquer sa surprise, j'arrivai au palais du sultan.
Je trouvai ce prince assis sur son trône, au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes; et, à la dernière, je me prosternai, et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Toute l'assemblée ne pouvait se lasser de m'admirer, et ne comprenait pas comment il était possible qu'un singe sût si bien rendre aux sultans le respect qui leur est dû; et le sultan en était plus étonné que personne. Enfin, la cérémonie de l'audience eût été complète, si j'eusse pu ajouter la harangue à mes gestes; mais les singes ne parlèrent jamais, et l'avantage d'avoir été homme ne me donnait pas ce privilége.
Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune, et moi. Il passa de la salle d'audience dans son appartement, où il se fit apporter à manger. Lorsqu'il fut à table, il me fit signe d'approcher et de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.
Avant que l'on desservît, j'aperçus une écritoire: je fis signe qu'on me l'approchât; et quand je l'eus, j'écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, qui marquaient ma reconnaissance au sultan; et la lecture qu'il en fit, après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. La table levée, on lui apporta d'une boisson particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j'écrivis dessus de nouveaux vers, qui expliquaient l'état où je me trouvais après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit: Un homme qui serait capable d'en faire autant serait au-dessus des grands hommes.
Ce prince s'étant fait apporter un jeu d'échecs, me demanda, par signes, si j'y savais jouer, et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre; et en portant la main sur ma tête, je marquai que j'étais prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie; mais je gagnai la seconde et la troisième; et m'apercevant que cela lui faisait quelque peine, pour le consoler je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disais que deux puissantes armées s'étaient battues tout le jour avec beaucoup d'ardeur, mais qu'elles avaient fait la paix sur le soir, et qu'elles avaient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.
Tant de choses paraissant au sultan fort au delà de tout ce qu'on avait jamais vu ou entendu de l'adresse et de l'esprit des singes, il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avait une fille qu'on appelait Dame de Beauté. Allez, dit-il au chef des eunuques, qui était présent et attaché à cette princesse; allez, faites venir ici votre dame: je suis bien aise qu'elle ait part au plaisir que je prends.
Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avait le visage découvert; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre, qu'elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan: Sire, il faut que Votre Majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu'elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. Comment donc, ma fille! répondit le sultan, vous n'y pensez pas vous-même. Il n'y a ici que le petit esclave, l'eunuque votre gouverneur, et moi, qui avons la liberté de vous voir le visage; néanmoins vous baissez votre voile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. Sire, répliqua la princesse, Votre Majesté va connaître que je n'ai pas tort. Le singe que vous voyez, quoiqu'il ait la forme d'un singe, est un jeune prince, fils d'un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie, fils de la fille d'Éblis, lui a fait cette malice, après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l'île d'Ébène, fille du roi Épitimarus.
Le sultan, étonné de ce discours, se tourna de mon côté, et ne me parlant plus par signes, me demanda si ce que sa fille venait de dire était véritable. Comme je ne pouvais parler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que la princesse avait dit la vérité. Ma fille, reprit alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement? Sire, répondit la princesse Dame de Beauté, Votre Majesté peut se souvenir qu'au sortir de mon enfance, j'ai eu près de moi une vieille dame. C'était une magicienne très-habile; elle m'a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la vertu de laquelle je pourrais, en un clin d'œil, faire transporter votre capitale au milieu de l'Océan, au delà du mont Caucase. Par cette science, je connais toutes les personnes qui sont enchantées, seulement à les voir; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été enchantées: ainsi ne soyez pas surpris si j'ai d'abord démêlé ce prince au travers du charme qui l'empêche de paraître à vos yeux tel qu'il est naturellement. Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile. Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu'il est bon de savoir; mais il m'a semblé que je ne devais pas m'en vanter. Puisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l'enchantement du prince? Oui, sire, repartit la princesse, je puis lui rendre sa première forme. Rendez-la-lui donc, interrompit le sultan; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux qu'il soit mon grand vizir, et qu'il vous épouse. Sire, dit la princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu'il vous plaira de m'ordonner...
Voici de quelle manière, reprit la sultane, le Calender continua son discours:
La princesse Dame de Beauté alla dans son appartement, d'où elle apporta un couteau qui avait des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du palais; et là, nous laissant sur une galerie qui régnait autour, elle s'avança au milieu de la cour, où elle décrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et autres, qu'on appelle caractères de Cléopâtre.
Lorsqu'elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière qu'elle le souhaitait, elle se plaça et s'arrêta au milieu, où elle fit des adjurations, et récita des versets de l'Alcoran. Insensiblement l'air s'obscurcit, de sorte qu'il semblait qu'il fût nuit, et que la machine du monde allait se dissoudre. Nous nous sentîmes saisir d'une frayeur extrême, et cette frayeur augmenta encore quand nous vîmes tout à coup paraître le génie, fils de la fille d'Éblis, sous la forme d'un lion d'une grandeur épouvantable.
Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit: Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m'épouvanter: Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel de ne nous nuire ni faire aucun tort l'un à l'autre? Ah! maudit, répliqua la princesse, c'est à toi que j'ai ce reproche à faire. Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que tu m'as donnée de venir. En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable, et s'avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui était sur ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s'arracher un cheveu; et, en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps.
Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n'ayant pas l'avantage, prit la forme d'un aigle, et s'envola. Mais le serpent prit alors celle d'un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l'un et l'autre.
Quelque temps après qu'ils eurent disparu, la terre s'entr'ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil était tout hérissé, et qui miaulait d'une manière effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se changea en un ver, et se trouva près d'une grenade tombée par hasard d'un grenadier qui était planté sur le bord d'un canal assez profond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s'y cacha. La grenade alors s'enfla et devint grosse comme une citrouille, et s'éleva sur le toit de la galerie, d'où, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour, et se rompit en plusieurs morceaux.
Le loup, qui pendant ce temps-là s'était transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade, et se mit à les avaler l'un après l'autre. Lorsqu'il n'en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous demander s'il n'y avait plus de grains. Il en restait un sur le bord du canal, dont il s'aperçut en se retournant. Il y courut vite; mais, dans le moment qu'il allait porter le bec dessus, le grain roula dans le canal, et se changea en petit poisson.
Scheherazade, pour satisfaire sa sœur, curieuse d'entendre la suite de toutes ces métamorphoses, rappela dans sa mémoire l'endroit où elle en était demeurée: et puis adressant la parole au sultan: Sire, dit-elle, le second Calender continua de cette sorte son histoire:
Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l'un et l'autre deux heures entières sous l'eau, et nous ne savions ce qu'ils étaient devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu de temps après, nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent l'un contre l'autre des flammes par la bouche jusqu'à ce qu'ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s'augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s'éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison qu'elle n'embrasât tout le palais; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant; car le génie s'étant débarrassé de la princesse, vint jusqu'à la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feu. C'était fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l'eût obligé par ses cris à s'éloigner et à se garder d'elle. Néanmoins, quelque diligence qu'elle fit, elle ne put empêcher que le sultan n'eût la barbe brûlée et le visage gâté, que le chef des eunuques ne fût étouffé et consumé sur-le-champ, et qu'une étincelle n'entrât dans mon œil droit, et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr; mais bientôt nous entendîmes crier: Victoire! victoire! et nous vîmes tout à coup paraître la princesse sous sa forme naturelle, et le génie réduit en un monceau de cendres. La princesse s'approcha de nous; et pour ne pas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d'eau, qui lui fut apportée par le jeune esclave, à qui le feu n'avait fait aucun mal. Elle la prit, et après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l'eau sur moi, en disant: Si tu es singe par enchantement, change de figure, et prends celle d'homme, que tu avais auparavant. A peine eut-elle achevé ces mots, que je redevins homme, telque j'étais avant ma métamorphose, à un œil près.
Je me préparais à remercier la princesse; mais elle ne m'en donna pas le temps. Elle s'adressa au sultan son père, et lui dit: Sire, j'ai remporté la victoire sur le génie, comme Votre Majesté le peut voir; mais c'est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de moments à vivre, et vous n'aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous méditiez. Le feu m'a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu'il me consume peu à peu. Cela ne serait point arrivé, si je m'étais aperçue du dernier grain de la grenade, et que je l'eusse avalé comme les autres, lorsque j'étais changée en coq. Le génie s'y était réfugié comme en son dernier retranchement; et de là dépendait le succès du combat, qui aurait été heureux et sans danger pour moi. Cette faute m'a obligée de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes armes, comme je l'ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence. Malgré le pouvoir de son art redoutable et son expérience, j'ai fait connaître au génie que j'en savais plus que lui; je l'ai vaincu et réduit en cendres; mais je ne puis échapper à la mort qui s'approche...
La nuit suivante, sitôt que la sultane fut éveillée, elle prit la parole, et poursuivit ainsi l'histoire du second Calender:
Le Calender, parlant toujours à Zobéide, lui dit: Madame, le sultan laissa la princesse Dame de Beauté achever le récit de son combat; et quand elle l'eut fini, il lui dit d'un ton qui marquait la vive douleur dont il était pénétré: Ma fille, vous voyez en quel état est votre père. Hélas! je m'étonne que je sois encore en vie. L'eunuque votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez de délivrer de son enchantement a perdu un œil. Il n'en put dire davantage, car les larmes, les soupirs et les sanglots lui coupèrent la parole. Nous fûmes extrêmement touchés de son affliction, sa fille et moi, et nous pleurâmes avec lui.
Pendant que nous nous affligions comme à l'envi l'un de l'autre, la princesse se mit à crier: Je brûle! je brûle! Elle sentit que le feu qui la consumait s'était enfin emparé de tout son corps, et elle ne cessa de crier: Je brûle! que la mort n'eût mis fin à ses douleurs insupportables. L'effet de ce feu fut si extraordinaire, qu'en peu de moments elle fut réduite tout en cendres comme le génie.
Je ne vous dirai pas, madame, jusqu'à quel point je fus touché d'un spectacle si funeste. J'aurais mieux aimé être toute ma vie singe ou chien, que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sultan, affligé au delà de tout ce qu'on peut s'imaginer, poussa des cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu'à ce que, succombant à son désespoir, il s'évanouit, et me fit craindre pour sa vie.
Cependant les eunuques et les officiers accoururent aux cris du sultan, qu'ils n'eurent pas peu de peine à faire revenir de sa faiblesse.
Dès que le bruit d'un événement si tragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de Beauté, et prit part à l'affliction du sultan. On mena grand deuil pendant sept jours; on jeta au vent les cendres du génie; on recueillit celles de la princesse dans un vase précieux, pour y être conservées; et ce vase fut déposé dans un superbe mausolée, que l'on bâtit au même endroit où les cendres avaient été recueillies.
Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille lui causa une maladie qui l'obligea de garder le lit un mois entier. Il n'avait pas encore entièrement recouvré la santé, qu'il me fit appeler. Prince, me dit-il, écoutez l'ordre que j'ai à vous donner: il y va de votre vie si vous ne l'exécutez. Je l'assurai que j'obéirais exactement. Après quoi, reprenant la parole: J'avais toujours vécu, poursuivit-il, dans une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l'avait traversée; votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouissais. Ma fille est morte, son gouverneur n'est plus, et ce n'est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont il n'est pas possible que je puisse me consoler. C'est pourquoi, retirez-vous en paix; mais retirez-vous incessamment; je périrais moi-même si vous demeuriez ici davantage, car je suis persuadé que votre présence porte malheur: c'est tout ce que j'avais à vous dire.
Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde, et ne sachant ce que je deviendrais, avant que de sortir de la ville j'entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et les sourcils, et pris l'habit de Calender. Je me mis en chemin, en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont j'avais causé la mort. Je traversai plusieurs pays, sans me faire connaître; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l'espérance de me faire présenter au Commandeur des croyants, et d'exciter sa compassion par le récit d'une histoire si étrange. J'y suis arrivé ce soir, et la première personne que j'ai rencontrée en arrivant, c'est le Calender notre frère, qui vient de parler avant moi. Vous savez le reste, madame, et pourquoi j'ai l'honneur de me trouver dans votre hôtel.
Quand le second Calender eut achevé son histoire, Zobéide, à qui il avait adressé la parole, lui dit: Voilà qui est bien; allez, retirez-vous où il vous plaira, je vous en donne la permission. Mais au lieu de sortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu'au premier Calender, auprès de qui il alla prendre place.
Je voudrais bien, dit Schahriar sur la fin de la nuit, entendre l'histoire du troisième Calender. Sire, répondit Scheherazade, vous allez être obéi. Le troisième Calender, ajouta-t-elle, voyant que c'était à lui à parler, s'adressant, comme les autres, à Zobéide, commença son histoire de cette manière:
Je m'appelle Agib, et suis fils d'un roi qui se nommait Cassib. Après sa mort, je pris possession de ses États, et établis mon séjour dans la même ville où il avait demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer, elle a un port des plus beaux et des plus sûrs, avec un arsenal assez grand pour fournir à l'armement de cent cinquante vaisseaux de guerre, toujours prêts à servir dans l'occasion, pour en équiper cinquante en marchandises, et autant de petites frégates légères pour les promenades et les divertissements sur l'eau.
Je visitai premièrement les provinces; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte, et j'allai descendre dans mes îles, pour me concilier par ma présence le cœur de mes sujets, et les affermir dans le devoir. Quelque temps après que j'en fus revenu, j'y retournai; et ces voyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m'y firent prendre tant de goût, que je résolus d'aller faire des découvertes au delà de mes îles. Pour cet effet, je fis équiper dix vaisseaux seulement. Je m'embarquai, et nous mîmes à la voile.
Notre navigation fut heureuse pendant quarante jours de suite; mais la nuit du quarante-unième, le vent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes battus d'une tempête violente qui pensa nous submerger. Un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grand mât, rapporta qu'à la droite et à la gauche il n'avait vu que le ciel et la mer qui bornassent l'horizon; mais que devant lui, du côté où nous avions la proue, il avait remarqué une grande noirceur.
Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d'une main son turban sur le tillac, et de l'autre se frappant le visage: Ah! sire, s'écria-t-il, nous sommes perdus! Personne de nous ne peut échapper au danger où nous nous trouvons; et, avec toute mon expérience, il n'est pas en mon pouvoir de nous en garantir. Je lui demandai quelle raison il avait de se désespérer ainsi: Hélas! sire, me répondit-il, la tempête que nous avons essuyée nous a tellement égarés de notre route, que demain à midi nous nous trouverons près de cette noirceur, qui n'est autre chose que la montagne Noire; et cette montagne Noire est une mine d'aimant, qui dès à présent attire votre flotte, à cause des clous et des ferrements qui entrent dans la structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine distance, la force de l'aimant sera si violente, que tous les clous se détacheront, et iront se coller contre la montagne: vos vaisseaux se dissoudront et seront submergés. Comme l'aimant a la vertu d'attirer le fer à soi, et de se fortifier par cette attraction, cette montagne, du côté de la mer, est couverte des clous d'une infinité de vaisseaux qu'elle a fait périr, ce qui conserve et augmente en même temps cette vertu.
Cette montagne, poursuivit le pilote, est très-escarpée, et au sommet il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes du même métal; au haut du dôme paraît un cheval de bronze, lequel porte un cavalier qui a la poitrine couverte d'une plaque de plomb, sur laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition, sire, ajouta-t-il, est que cette statue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux et de tant d'hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu'elle ne cessera d'être funeste à tous ceux qui auront le malheur d'en approcher, jusqu'à ce qu'elle soit renversée.
Le pilote, ayant tenu ce discours, se remit à pleurer, et ses larmes excitèrent celles de tout l'équipage. Je ne doutai pas moi-même que je ne fusse arrivé à la fin de mes jours.
En effet, le lendemain matin, nous aperçûmes à découvert la montagne Noire; et l'idée que nous en avions conçue nous la fit paraître plus affreuse qu'elle n'était. Sur le midi, nous nous en trouvâmes si près, que nous éprouvâmes ce que le pilote nous avait prédit. Nous vîmes voler les clous et tous les autres ferrements de la flotte vers la montagne, où, par la violence de l'attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Les vaisseaux s'entr'ouvrirent, et s'abîmèrent dans la mer, qui était si haute en cet endroit, qu'avec la sonde nous n'aurions pu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noyés; mais Dieu eut pitié de moi, et permit que je me sauvasse, en me saisissant d'une planche, qui fut poussée par le vent droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheur m'ayant fait aborder à un endroit où il y avait des degrés pour monter au sommet...
Au nom de Dieu, ma sœur, s'écria le lendemain Dinarzade, continuez, je vous en conjure, l'histoire du troisième Calender. Ma chère sœur, répondit Scheherazade, voici comment ce prince la reprit:
A la vue de ces degrés, dit-il (car il n'y avait pas de terrain ni à droite ni à gauche où l'on pût mettre le pied, et par conséquent se sauver), je remerciai Dieu et invoquai son saint nom en commençant à monter. L'escalier était si étroit, si roide et si difficile, que pour peu que le vent eût eu de violence, il m'aurait renversé et précipité dans la mer. Mais enfin j'arrivai jusqu'au bout sans accident; j'entrai sous le dôme, en me prosternant contre terre, je remerciai Dieu de la grâce qu'il m'avait faite.
Je passai la nuit sous le dôme. Pendant que je dormais, un vénérable vieillard m'apparut, et me dit: Écoute, Agib: lorsque tu seras éveillé, creuse la terre sous tes pieds; tu y trouveras un arc de bronze, et trois flèches de plomb, fabriqués sous certaines constellations, pour délivrer le genre humain de tant de maux qui le menacent. Tire les trois flèches contre la statue: le cavalier tombera dans la mer, et le cheval de ton côté, que tu enterreras au même endroit d'où tu auras tiré l'arc et les flèches. Cela étant fait, la mer s'enflera, et montera jusqu'au pied du dôme, à la hauteur de la montagne. Lorsqu'elle y sera montée, tu verras aborder une chaloupe où il n'y aura qu'un seul homme avec une rame à chaque main. Cet homme sera de bronze, mais différent de celui que tu auras renversé. Embarque-toi avec lui sans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire. Il te conduira en dix jours dans une autre mer, où tu trouveras le moyen de retourner chez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l'ai déjà dit, tu ne prononces pas le nom de Dieu pendant tout le voyage.
Tel fut le discours du vieillard. D'abord que je fus éveillé, je me levai extrêmement consolé de cette vision, et je ne manquai pas de faire ce que le vieillard m'avait commandé. Je déterrai l'arc et les flèches, et les tirai contre le cavalier. A la troisième flèche, je le renversai dans la mer, et le cheval tomba de mon côté. Je l'enterrai à la place de l'arc et des flèches; et dans cet intervalle la mer s'enfla et s'éleva peu à peu. Lorsqu'elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de la montagne, je vis de loin sur la mer une chaloupe qui venait à moi. Je bénis Dieu, voyant que les choses succédaient conformément au songe que j'avais eu.
Enfin la chaloupe aborda, et j'y vis l'homme de bronze tel qu'il m'avait été dépeint. Je m'embarquai, et me gardai bien de prononcer le nom de Dieu; je ne dis pas même un seul autre mot. Je m'assis; et l'homme de bronze recommença de ramer en s'éloignant de la montagne. Il vogua sans discontinuer jusqu'au neuvième jour, que je vis des îles qui me firent espérer que je serais bientôt hors du danger que j'avais à craindre. L'excès de ma joie me fit oublier la défense qui m'avait été faite: Dieu soit béni! dis-je alors; Dieu soit loué!
Je n'eus pas achevé ces paroles, que la chaloupe s'enfonça dans la mer avec l'homme de bronze. Je demeurai sur l'eau, et je nageai le reste du jour du côté de la terre qui me parut la plus voisine. Une nuit fort obscure succéda; et comme je ne savais plus où j'étais, je nageais à l'aventure. Mes forces s'épuisèrent à la fin, et je commençais à désespérer de me sauver, lorsque le vent venant à se fortifier, une vague plus grosse qu'une montagne me jeta sur une plage, où elle me laissa en se retirant. Je me hâtai aussitôt de prendre terre, de crainte qu'une autre vague ne me reprît; bientôt j'aperçus un petit bâtiment qui venait de terre ferme à pleines voiles, et avait la proue sur l'île où j'étais.
Comme j'ignorais si les gens qui étaient dessus seraient amis ou ennemis, je crus ne devoir pas me montrer d'abord. Le bâtiment vint se ranger dans une petite anse, où débarquèrent dix esclaves qui portaient une pelle et d'autres instruments propres à remuer la terre. Ils marchèrent vers le milieu de l'île, et à leur action, il me parut qu'ils levaient une trappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrent plusieurs sortes de provisions et de meubles. Je les vis encore une fois aller au vaisseau, et en ressortir peu de temps après avec un vieillard qui menait avec lui un jeune homme de quatorze ou quinze ans, très-bien fait. Ils descendirent tous où la trappe avait été levée; et lorsqu'ils furent remontés, qu'ils eurent abaissé la trappe, qu'ils l'eurent recouverte de terre, et qu'ils reprirent le chemin de l'anse où était le navire, je remarquai que le jeune homme n'était pas avec eux, d'où je conclus qu'il était resté dans le lieu souterrain: circonstance qui me causa un extrême étonnement.
Le vieillard et les esclaves se rembarquèrent; et le bâtiment ayant remis à la voile, reprit la route de la terre ferme. Quand je le vis si éloigné que je ne pouvais être aperçu de l'équipage, je descendis de l'arbre, et me rendis promptement à l'endroit où j'avais vu remuer la terre. Je la remuai à mon tour, jusqu'à ce que, trouvant une pierre de deux ou trois pieds en carré, je la levai, et je vis qu'elle couvrait l'entrée d'un escalier aussi de pierre. Je le descendis, et me trouvai au bas d'une grande chambre où il y avait un tapis de pied et un sofa garni d'un autre tapis et de coussins d'une riche étoffe, où le jeune homme était assis avec un éventail à la main. Je distinguai toutes ces choses à la clarté de deux bougies, aussi bien que des fruits et des pots de fleurs qu'il avait près de lui.
Le jeune homme fut effrayé de me voir; mais, pour le rassurer, je lui dis en entrant: Qui que vous soyez, seigneur, ne craignez rien; un roi et fils de roi, tel que je le suis, n'est pas capable de vous faire la moindre injure.
Dinarzade, lorsqu'il en fut temps, appela la sultane; et Scheherazade, sans se faire prier, poursuivit de cette sorte l'histoire du troisième Calender:
Le jeune homme, continua le troisième Calender, se rassura à ces paroles, et me pria, d'un air riant, de m'asseoir près de lui. Dès que je fus assis: Prince, me dit-il, je vais vous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularité. Mon père est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens par son travail et par son habileté dans sa profession. Il a un grand nombre d'esclaves et de commissionnaires, qui font des voyages par mer sur des vaisseaux qui lui appartiennent, afin d'entretenir les correspondances qu'il a en plusieurs cours, où il fournit les pierreries dont on a besoin.
Il y avait longtemps qu'il était marié, sans avoir eu d'enfants, lorsqu'il apprit qu'il aurait un fils, dont la vie néanmoins ne serait pas de longue durée: ce qui lui donna beaucoup de chagrin à son réveil. Quelques jours après, ma mère lui annonça qu'elle était grosse; et le temps où elle croyait avoir conçu s'accordait fort avec le jour du songe de mon père. Elle accoucha de moi dans le terme de neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille.
Mon père, qui avait exactement observé le moment de ma naissance, consulta les astrologues, qui lui dirent: Votre fils vivra sans accident jusqu'à l'âge de quinze ans. Mais alors il courra risque de perdre la vie, et il sera difficile qu'il en échappe. C'est qu'en ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze qui est au haut de la montagne d'aimant aura été renversée dans la mer par le prince Agib, fils du roi Cassib, et que les astres marquent que, cinquante jours après, votre fils doit être tué par ce prince.
Comme cette prédiction s'accordait avec le songe de mon père, il en fut vivement frappé et affligé. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon éducation, jusqu'à cette présente année, qui est la quinzième de mon âge. Il apprit hier que depuis dix jours le cavalier de bronze a été jeté dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette nouvelle lui a coûté tant de pleurs et causé tant d'alarmes qu'il n'est pas reconnaissable dans l'état où il est.
Sur la prédiction des astrologues, il a cherché les moyens de tromper mon horoscope et de me conserver la vie. Il y a longtemps qu'il a pris la précaution de faire bâtir cette demeure, pour m'y tenir caché durant cinquante jours, dès qu'il apprendrait que la statue serait renversée. C'est pourquoi, comme il a su qu'elle l'était depuis dix jours, il est venu promptement me cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendrait me reprendre. Pour moi, ajouta-t-il, j'ai bonne espérance; et je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre au milieu d'une île déserte. Voilà, seigneur, ce que j'avais à vous dire.
Pendant que le fils du joaillier me racontait son histoire, je me moquais en moi-même des astrologues qui avaient prédit que je lui ôterais la vie; et je me sentais si éloigné de vérifier la prédiction, qu'à peine eut-il achevé de parler, je lui dis avec transport: Mon cher seigneur, ayez de la confiance en la bonté de Dieu, et ne craignez rien. Je ne vous abandonnerai pas durant ces quarante jours que les vaines conjectures des astrologues vous font appréhender. Après cela, je profiterai de l'occasion de gagner la terre ferme, en m'embarquant avec vous sur votre bâtiment, avec la permission de votre père et la vôtre.
Je rassurai, par ce discours, le fils du joaillier, et m'attirai sa confiance. Je me gardai bien, de peur de l'épouvanter, de lui dire que j'étais cet Agib qu'il craignait, et je pris grand soin de ne lui en donner aucun soupçon. Nous nous entretînmes de plusieurs choses jusqu'à la nuit, et je connus que le jeune homme avait beaucoup d'esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions. Il en avait une si grande quantité, qu'il en aurait eu de reste au bout de quarante jours, quand il aurait eu d'autres hôtes que moi.
Nous eûmes le temps de contracter amitié ensemble. Je m'aperçus qu'il avait de l'inclination pour moi; et de mon côté j'en avais conçu une si forte pour lui, que je me disais souvent à moi-même que les astrologues qui avaient prédit au père que son fils serait tué par mes mains étaient des imposteurs, et qu'il n'était pas possible que je pusse commettre une si méchante action. Enfin, madame, nous passâmes trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain.
Le quarantième jour arriva. Le matin, le jeune homme, en s'éveillant, me dit avec un transport de joie dont il ne fut pas le maître: Prince, me voilà aujourd'hui au quarantième jour et je ne suis pas mort, grâce à Dieu et à votre bonne compagnie; bientôt vous pourrez retourner dans votre royaume. Mais en attendant, ajouta-t-il, je vous supplie de vouloir bien faire chauffer de l'eau pour me laver tout le corps dans le bain portatif; je veux me décrasser et changer d'habit, pour mieux recevoir mon père.
Je mis de l'eau sur le feu; et lorsqu'elle fut tiède, j'en remplis le bain portatif. Le jeune homme se mit dedans; je le lavai et le frottai moi-même. Il en sortit ensuite, se coucha dans son lit que j'avais préparé, et je le couvris de sa couverture. Après qu'il se fut reposé, et qu'il eut dormi quelque temps: Mon prince, me dit-il, obligez-moi de m'apporter un melon et du sucre, que j'en mange pour me rafraîchir.
De plusieurs melons qui nous restaient je choisis le meilleur, et le mis dans un plat; et comme je ne trouvais pas de couteau pour le couper, je demandai au jeune homme s'il ne savait pas où il y en avait. Il y en a un, me répondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête. Effectivement, j'y en aperçus un; mais je me pressai si fort pour le prendre, et dans le temps que je l'avais à la main mon pied s'embarrassa de telle sorte dans la couverture que je glissai, et je tombai si malheureusement sur le jeune homme, que je lui enfonçai le couteau dans le cœur. Il expira dans le moment.
A ce spectacle, je poussai des cris épouvantables. Je me frappai la tête, le visage et la poitrine. Je déchirai mon habit, et me jetai par terre avec une douleur et des regrets inexprimables. Hélas! m'écriai-je, il ne lui restait que quelques heures pour être hors du danger contre lequel il avait cherché un asile; et dans le temps que je compte moi-même que le péril est passé, c'est alors que je deviens son assassin, et que je rends la prédiction véritable. Mais, Seigneur, ajoutai-je en levant la tête et les mains au ciel, je vous en demande pardon; et si je suis coupable de sa mort, ne me laissez pas vivre plus longtemps.
Madame, poursuivi le troisième Calender en s'adressant à Zobéide, après le malheur qui venait de m'arriver j'aurais reçu la mort sans frayeur, si elle s'était présentée à moi. Mais le mal, ainsi que le bien, ne nous arrive pas toujours lorsque nous le souhaitons.
Néanmoins, faisant réflexion que mes larmes et ma douleur ne feraient pas revivre le jeune homme, et que les quarante jours finissant, je pouvais être surpris par son père, je sortis de cette demeure souterraine, et montai au haut de l'escalier. J'abaissai la grosse pierre sur l'entrée, et la couvris de terre.
J'eus à peine achevé, que portant la vue sur la mer, du côté de la terre ferme, j'aperçus le bâtiment qui venait reprendre le jeune homme. Alors, me consultant sur ce que j'avais à faire, je dis en moi-même: Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et massacrer peut-être par ses esclaves, quand il aura vu son fils dans l'état où je l'ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier ne le persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux, puisque j'en ai le moyen, me soustraire à son ressentiment, que de m'y exposer.
Il y avait près du lieu souterrain un gros arbre, dont l'épais feuillage me parut propre à me cacher. J'y montai, et je ne me fus pas plutôt placé de manière à ne pouvoir être aperçu, que je vis aborder le bâtiment au même endroit que la première fois.
Le vieillard et les esclaves débarquèrent bientôt, et s'avancèrent vers la demeure souterraine, d'un air qui marquait qu'ils avaient quelque espérance; mais lorsqu'ils virent la terre nouvellement remuée, ils changèrent de visage, et particulièrement le vieillard. Ils levèrent la pierre, et descendirent. Ils appellent le jeune homme par son nom, il ne répond point: leur crainte redouble: ils le cherchent, et le trouvent enfin étendu sur son lit, avec le couteau au milieu du cœur; car je n'avais pas eu le courage de l'ôter. A cette vue, ils poussèrent des cris de douleur qui renouvelèrent la mienne: le vieillard en tomba évanoui; ses esclaves, pour lui donner de l'air, l'apportèrent en haut entre leurs bras, et le posèrent au pied de l'arbre où j'étais. Mais, malgré tous leurs soins, ce malheureux père demeura longtemps en cet état, et leur fit plus d'une fois désespérer de sa vie.
Il revint toutefois de ce long évanouissement. Alors les esclaves apportèrent le corps de son fils, revêtu de ses plus beaux habillements; et dès que la fosse qu'on lui faisait fut achevée, on l'y descendit. Le vieillard, soutenu par deux esclaves, et le visage baigné de larmes, lui jeta le premier un peu de terre; après quoi les esclaves en comblèrent la fosse.
Cela étant fait, l'ameublement de la demeure souterraine fut enlevé et embarqué avec le reste des provisions. Ensuite le vieillard, accablé de douleur, ne pouvant se soutenir, fut mis sur une espèce de brancard, et transporté dans le vaisseau, qui remit à la voile. Il s'éloigna de l'île en peu de temps, et je le perdis de vue...
Le lendemain, Scheherazade, poursuivant les aventures du troisième Calender, dit: Ma sœur, vous saurez que ce prince continua de les raconter ainsi à Zobéide et à sa compagnie:
Après le départ, dit-il, du vieillard, de ses esclaves et du navire, je restai seul dans l'île: je passais la nuit dans la demeure souterraine, qui n'avait pas été rebouchée; et le jour, je me promenais autour de l'île, et m'arrêtais dans les endroits les plus propres à prendre du repos, quand j'en avais besoin.
Je menai cette vie ennuyeuse pendant onze mois. Au bout de ce temps-là, je m'aperçus que la mer diminuait considérablement, et que l'île devenait plus grande; il semblait que la terre ferme s'approchait. Effectivement, les eaux devinrent si basses, qu'il n'y avait plus qu'un petit trajet de mer entre moi et la terre ferme. Je le traversai, et n'eus de l'eau que jusqu'à mi-jambe. Je marchai si longtemps sur la plage et sur le sable, que j'en fus très-fatigué. A la fin, je gagnai un terrain plus ferme; et j'étais déjà assez éloigné de la mer, lorsque je vis fort loin au-devant de moi comme un grand feu; ce qui me donna quelque joie. Je trouverai quelqu'un, disais-je; et il n'est pas possible que ce feu se soit allumé de lui-même. Mais à mesure que je m'en approchais, mon erreur se dissipait, et je reconnus bientôt que ce que j'avais pris pour du feu était un château de cuivre rouge, que les rayons du soleil faisaient paraître de loin comme enflammé.
Je m'arrêtai près de ce château, et m'assis, autant pour en considérer la structure admirable, que pour me remettre un peu de ma lassitude. Je n'avais pas encore donné à cette maison magnifique toute l'attention qu'elle méritait, quand j'aperçus dix jeunes hommes fort bien faits, qui paraissaient venir de la promenade. Mais ce qui me parut surprenant, ils étaient tous borgnes de l'œil droit. Ils accompagnaient un vieillard d'une taille haute et d'un air vénérable.
J'étais étrangement étonné de rencontrer tant de borgnes à la fois, et tous privés du même œil. Dans le temps que je cherchais dans mon esprit par quelle aventure ils pouvaient être rassemblés, ils m'abordèrent et me témoignèrent de la joie de me voir. Après les premiers compliments, ils me demandèrent ce qui m'avait amené là.
Après que j'eus achevé mon histoire, ces jeunes seigneurs me prièrent d'entrer avec eux dans le château. J'acceptai leur offre; nous traversâmes une enfilade de salles, d'antichambres, de chambres et de cabinets fort proprement meublés, et nous arrivâmes dans un grand salon où il y avait en rond dix petits sofas bleus et séparés, tant pour s'asseoir et se reposer le jour que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond était un onzième sofa moins élevé et de la même couleur, sur lequel se plaça le vieillard dont on a parlé, et les jeunes seigneurs s'assirent sur les dix autres.
Comme chaque sofa ne pouvait tenir qu'une personne, un de ces jeunes gens me dit: Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu de la place, et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, non plus que du sujet pourquoi nous sommes tous borgnes de l'œil droit; contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votre curiosité.
Le vieillard ne demeura pas longtemps assis; il se leva et sortit; mais il revint quelques moments après, apportant le souper des dix seigneurs, auxquels il distribua à chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne, que je mangeai seul, à l'exemple des autres; et sur la fin du repas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin à chacun.
Enfin, un des seigneurs, faisant réflexion qu'il était tard, dit au vieillard: Vous voyez qu'il est temps de dormir, et vous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notre devoir. A ces mots, le vieillard se leva, et entra dans un cabinet, d'où il apporta sur sa tête dix bassins l'un après l'autre tous couverts d'une étoffe bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur.
Ils découvrirent leurs bassins, dans lesquels il y avait de la cendre, du charbon en poudre et du noir à noircir. Ils mêlèrent toutes ces choses ensemble, et commencèrent à s'en frotter et barbouiller le visage, de manière qu'ils étaient affreux à voir. Après s'être noircis de la sorte, ils se mirent à pleurer, à se lamenter, et à se frapper la tête et la poitrine, en criant sans cesse: Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches!
Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange préoccupation. Ils la cessèrent enfin; après quoi le vieillard leur apporta de l'eau dont ils se lavèrent le visage et les mains; ils quittèrent aussi leurs habits, qui étaient gâtés, et en prirent d'autres; de sorte qu'il ne paraissait pas qu'ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venais d'être spectateur.
Nous passâmes la journée du lendemain à nous entretenir de choses indifférentes; et quand la nuit fut venue, après avoir tous soupé séparément, le vieillard apporta encore les bassins bleus; les jeunes seigneurs se barbouillèrent, pleurèrent, se frappèrent, et crièrent: Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches! Ils firent, le lendemain et les nuits suivantes, la même action.
A la fin, je ne pus résister à ma curiosité, et les priai très-sérieusement de la contenter, ou de m'enseigner par quel chemin je pourrais retourner dans mon royaume, car je leur dis qu'il ne m'était pas possible de demeurer plus longtemps avec eux et d'avoir toutes les nuits un spectacle si extraordinaire, sans qu'il me fût permis d'en savoir les motifs.
Un des seigneurs me répondit pour tous les autres: Ne vous étonnez pas de notre conduite à votre égard; si jusqu'à présent nous n'avons pas cédé à vos prières, ce n'a été que par pure amitié pour vous, et que pour vous épargner le chagrin d'être réduit au même état où vous nous voyez. Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, vous n'avez qu'à parler, nous allons vous donner la satisfaction que vous nous demandez. Mais il y va de la perte de votre œil droit. Il n'importe, repartis-je; je vous déclare que si ce malheur m'arrive, je ne vous en tiendrai pas coupables, et que je ne l'imputerai qu'à moi-même.
Les dix seigneurs, voyant que j'étais inébranlable dans ma résolution, prirent un mouton, qu'ils égorgèrent; et après lui avoir ôté la peau, ils me présentèrent le couteau dont ils s'étaient servis, et me dirent: Prenez ce couteau, il vous servira dans l'occasion que nous vous dirons bientôt. Nous allons vous coudre dans cette peau, dont il faut que vous vous enveloppiez; ensuite nous vous laisserons sur la place, et nous nous retirerons. Alors un oiseau d'une grosseur énorme, qu'on appelle roc, paraîtra dans l'air, et, vous prenant pour un mouton, fondra sur vous, et vous enlèvera jusqu'aux nues; mais que cela ne vous épouvante pas. Il reprendra son vol vers la terre, et vous posera sur la cime d'une montagne. D'abord que vous vous sentirez à terre, fendez la peau avec le couteau, et vous développez. Ne vous arrêtez point, marchez jusqu'à ce que vous arriviez à un château d'une grandeur prodigieuse, tout couvert de plaques d'or, de grosses émeraudes, et d'autres pierreries fines. Nous avons été dans ce château tous tant que nous sommes ici. Nous ne vous disons rien de ce que nous y avons vu, ni de ce qui nous est arrivé; vous l'apprendrez par vous-même...
La nuit suivante, Scheherazade poursuivit ainsi, en faisant toujours parler le Calender à Zobéide:
Madame, un des dix seigneurs borgnes m'ayant tenu le discours que je viens de vous rapporter, je m'enveloppai dans la peau de mouton, saisi du couteau qui m'avait été donné; et après que les jeunes seigneurs eurent pris la peine de me coudre dedans, ils me laissèrent sur la place, et se retirèrent dans leur salon. Le roc dont ils m'avaient parlé ne fut pas longtemps à se faire voir; il fondit sur moi, me prit entre ses griffes comme un mouton, et me transporta au haut d'une montagne.
Lorsque je me sentis à terre, je ne manquai pas de me servir du couteau; je fendis la peau, me développai, et parus devant le roc, qui s'envola dès qu'il m'aperçut.
Dans l'impatience que j'avais d'arriver au château, je ne perdis point de temps, et je pressai si bien le pas, qu'en moins d'une demi-journée je m'y rendis; et je puis dire que je le trouvai encore plus beau qu'on ne me l'avait dépeint.
La porte était ouverte. J'entrai dans une cour carrée, et si vaste qu'il y avait autour quatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d'aloès, et une d'or, sans compter celles de plusieurs escaliers magnifiques qui conduisaient aux appartements d'en haut, et d'autres encore que je ne voyais pas. Ces cent portes donnaient entrée dans des jardins ou des magasins remplis de richesses, ou enfin dans des lieux qui renfermaient des choses surprenantes à voir.
Je vis en face une porte ouverte, par où j'entrai dans un grand salon, où étaient assises quarante jeunes dames d'une beauté si parfaite que l'imagination même ne saurait aller au delà. Elles étaient habillées très-magnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble, sitôt qu'elles m'aperçurent; et sans attendre mon compliment, elles me dirent, avec de grandes démonstrations de joie: Brave seigneur, soyez le bienvenu; et une d'entre elles prenant la parole pour les autres: Il y a longtemps, dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous. Votre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités que nous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez pas notre compagnie désagréable et indigne de vous.
Après beaucoup de résistance de ma part, elles me forcèrent de m'asseoir dans une place un peu élevée au-dessus des leurs. Comme je témoignais que cela me faisait de la peine: C'est votre place, me dirent-elles; vous êtes dès ce moment notre seigneur, notre maître et notre juge; et nous sommes vos esclaves, prêtes à recevoir vos commandements.
Rien au monde, madame, ne m'étonna tant que l'ardeur et l'empressement de ces dames à me rendre tous les services imaginables. L'une apporta de l'eau chaude, et me lava les pieds; une autre me versa de l'eau de senteur sur les mains; celles-ci apportèrent tout ce qui était nécessaire pour me faire changer d'habillement; celles-là servirent une collation magnifique; et d'autres enfin se présentèrent le verre à la main, prêtes à me verser d'un vin délicieux; et tout cela s'exécutait sans confusion, avec un ordre, une union admirable, et des manières dont j'étais charmé. Je bus et mangeai. Après quoi, toutes les dames s'étant placées autour de moi, me demandèrent une relation de mon voyage. Je leur fis un détail de mes aventures, qui dura jusqu'à l'entrée de la nuit.
Sire, poursuivit la sultane, le prince Calender reprit sa narration en ces termes:
Lorsque j'eus achevé de raconter mon histoire aux quarante dames, quelques-unes de celles qui étaient assises le plus près de moi demeurèrent pour m'entretenir, pendant que d'autres, voyant qu'il était nuit, se levèrent, pour aller querir des bougies. Elles en apportèrent une prodigieuse quantité, qui répara merveilleusement la clarté du jour; mais elles les disposèrent avec tant de symétrie, qu'il semblait qu'on n'en pouvait moins souhaiter.
D'autres dames servirent une table de fruits secs, de confitures et d'autres mets propres à faire boire, et garnirent un buffet de plusieurs sortes de vins et de liqueurs; d'autres enfin parurent avec des instruments de musique. Quand tout fut près, elles m'invitèrent à me mettre à table. Les dames s'y assirent avec moi, et nous y demeurâmes assez longtemps. Celles qui devaient jouer des instruments et les accompagner de leur voix se levèrent, et firent un concert charmant. Les autres commencèrent une espèce de bal, et dansèrent deux à deux les unes après les autres, de la meilleure grâce du monde.
Il était plus de minuit lorsque tous ces divertissements finirent. Alors une des dames, prenant la parole, me dit: Vous êtes fatigué du chemin que vous avez fait aujourd'hui, il est temps que vous vous reposiez. Votre appartement est préparé; en effet, on me conduisit à un appartement magnifique, et je ne tardai pas à prendre le repos dont j'avais le plus grand besoin...
Le lendemain, la sultane, à son réveil, dit à Dinarzade: Voici de quelle manière le prince, troisième Calender, reprit le fil de sa merveilleuse histoire:
J'avais, dit-il, à peine achevé de m'habiller le lendemain, que les dames vinrent dans mon appartement, toutes parées autrement que le jour précédent. Elles me souhaitèrent le bonjour, et me demandèrent des nouvelles de ma santé. Ensuite elles me conduisirent au bain, et lorsque j'en sortis, elles me firent prendre un autre habit, qui était encore plus magnifique que le premier.
Nous passâmes la journée presque toujours à table, et le soir en divertissements de toutes sortes. Enfin, madame, pour ne vous point ennuyer en répétant toujours la même chose, je vous dirai que je passai une année entière avec les quarante dames, et que pendant tout ce temps-là cette vie charmante ne fut point interrompue par le moindre chagrin.
Au bout de l'année (rien ne pouvait me surprendre davantage), les quarante dames, au lieu de se présenter à moi avec leur gaieté ordinaire, et de me demander comment je me portais, entrèrent un matin dans mon appartement les joues baignées de pleurs. Elles vinrent m'embrasser tendrement l'une après l'autre, en me disant: Adieu, cher prince, adieu; il faut que nous vous quittions.
Leurs larmes m'attendrirent. Je les suppliai de me dire le sujet de leur affliction et de cette séparation dont elles me parlaient. Au nom de Dieu, mes belles dames, ajoutai-je, apprenez-moi s'il est en mon pouvoir de vous consoler, ou si mon secours vous est inutile. Au lieu de me répondre précisément: Plût à Dieu, dirent-elles, que nous ne vous eussions jamais vu ni connu! Plusieurs cavaliers, avant vous, nous ont fait l'honneur de nous visiter; mais pas un n'avait cette grâce, cette douceur, cet enjouement et ce mérite que vous avez. Nous ne savons comment nous pourrons vivre sans vous. En achevant ces paroles, elles recommencèrent à pleurer amèrement. Mes aimables dames, repris-je, de grâce, ne me faites pas languir davantage: dites-moi la cause de votre douleur.
Hé bien! dit une d'elles, pour vous satisfaire, nous vous dirons que nous sommes toutes princesses, filles de rois. Nous vivons ici ensemble avec l'agrément que vous avez vu; mais au bout de chaque année, nous sommes obligées de nous absenter pendant quarante jours pour des devoirs indispensables, et qu'il ne nous est pas permis de révéler; après quoi nous revenons dans ce château. L'année finit hier, il faut que nous vous quittions aujourd'hui: c'est ce qui fait le sujet de notre affliction. Avant que de partir, nous vous laisserons les clefs de toutes choses, particulièrement celles des cent portes, où vous trouverez de quoi contenter votre curiosité, et adoucir votre solitude pendant notre absence. Mais pour votre bien et pour notre intérêt particulier, nous vous recommandons de vous abstenir d'ouvrir la porte d'or. Si vous l'ouvrez, nous ne nous reverrons jamais. Nous espérons que vous profiterez de l'avis que nous vous donnons. Il y va de votre repos et du bonheur de votre vie: prenez-y garde. Si vous cédiez à votre indiscrète curiosité, vous vous feriez un tort considérable. Nous emporterions bien la clef de la porte d'or avec nous; mais ce serait faire une offense à un prince tel que vous, que de douter de sa discrétion et de sa retenue...
Scheherazade s'adressant à Schahriar, lui dit: Sire, Votre Majesté saura que le Calender poursuivit ainsi son histoire:
Madame, dit-il, le discours de ces belles princesses me causa une véritable douleur. Je ne manquai pas de leur témoigner que leur absence me causerait beaucoup de peine, je les remerciai des bons avis qu'elles me donnaient et je les assurai que j'en profiterais. Elles partirent ensuite, et je restai seul dans le château.
Je fus sensiblement affligé de leur départ; et quoique leur absence ne dût être que de quarante jours, il me parut que j'allais passer un siècle sans elles.
Je me promettais bien de ne pas oublier l'avis important qu'elles m'avaient donné, de ne pas ouvrir la porte d'or: mais comme, à cela près, il m'était permis de satisfaire ma curiosité, je pris la première des clefs des autres portes, qui étaient rangées par ordre.
J'ouvris la première porte, et j'entrai dans un jardin fruitier, auquel je crois que, dans l'univers, il n'y en a point qui soit comparable.
Je ne pouvais me lasser d'examiner et d'admirer un si beau lieu; et je n'en serais jamais sorti, si je n'eusse pas conçu dès lors une plus grande idée des autres choses que je n'avais point vues. J'en sortis l'esprit rempli de ces merveilles; je fermai la porte, et ouvris celle qui suivait.
Au lieu d'un jardin de fruits, j'en trouvai un de fleurs qui n'était pas moins singulier dans son genre. Il renfermait un parterre spacieux, arrosé non pas avec la même profusion que le précédent, mais avec un plus grand ménagement, pour ne pas fournir plus d'eau que chaque fleur n'en avait besoin. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse, l'hyacinthe, l'anémone, la tulipe, la renoncule, l'œillet, le lis, et une infinité d'autres fleurs qui ne fleurissent ailleurs qu'en différents temps, se trouvaient là fleuries toutes à la fois; et rien n'était plus doux que l'air qu'on respirait dans ce jardin.
J'ouvris la troisième porte; je trouvai une volière très-vaste. Elle était pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins commun. La cage était de sandal et de bois d'aloès; elle renfermait une infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins, d'alouettes, et d'autres oiseaux encore plus harmonieux dont je n'avais entendu parler de ma vie. Les vases où étaient leur grain et leur eau étaient de jaspe, ou d'agate la plus précieuse.
D'ailleurs, cette volière était d'une grande propreté: à voir sa capacité, je jugeai qu'il ne fallait pas moins de cent personnes pour la tenir aussi nette qu'elle était; personne toutefois n'y paraissait, non plus que dans les jardins où j'avais été, dans lesquels je n'avais pas remarqué une mauvaise herbe, ni la moindre superfluité qui m'eût blessé la vue.
Le soleil était déjà couché, et je me retirai charmé du ramage de cette multitude d'oiseaux qui cherchaient alors à se percher dans l'endroit le plus commode, pour jouir du repos de la nuit. Je me rendis à mon appartement, résolu d'ouvrir les autres portes les jours suivants, à l'exception de la centième.
Le lendemain, je ne manquai pas d'aller ouvrir la quatrième porte. Je mis le pied dans une grande cour environnée d'un bâtiment d'une architecture merveilleuse, dont je ne vous ferai point la description, pour éviter la prolixité.
Ce bâtiment avait quarante portes toutes ouvertes, dont chacune donnait entrée dans un trésor; et de ces trésors, il y en avait plusieurs qui valaient mieux que les plus grands royaumes. Le premier contenait des monceaux de perles; et ce qui passe toute croyance, les plus précieuses, qui étaient grosses comme des œufs de pigeon, surpassaient en nombre les médiocres. Dans le second trésor, il y avait des diamants, des escarboucles et des rubis; dans le troisième, des émeraudes; dans le quatrième, de l'or en lingots; dans le cinquième, du monnayé; dans le sixième, de l'argent en lingots; dans les deux suivants, du monnayé. Les autres contenaient des améthystes, des chrysolithes, des topazes, des opales, des turquoises, des hyacinthes, et toutes les autres pierres fines que nous connaissons, sans parler de l'agate, du jaspe, de la cornaline et du corail, dont il y avait un magasin rempli, non-seulement de branches, mais même d'arbres entiers.
Je ne m'arrêterai point, madame, à vous faire le détail de toutes les autres choses rares et précieuses que je vis les jours suivants. Je vous dirai seulement qu'il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour ouvrir les quatre-vingt-dix-neuf portes, et admirer tout ce qui s'offrit à ma vue. Il ne restait plus que la centième porte, dont l'ouverture m'était défendue...
Le Calender, dit la sultane, continua de cette sorte:
J'étais, dit-il, au quarantième jour depuis le départ des charmantes princesses. Elles devaient arriver le lendemain, et le plaisir de les revoir devait servir de frein à ma curiosité; mais, par une faiblesse dont je ne cesserai jamais de me repentir, je succombai à la tentation du démon, qui ne me donna point de repos que je ne me fusse livré moi-même à la peine que j'ai éprouvée.
J'ouvris la porte fatale que j'avais promis de ne pas ouvrir, et je n'eus pas avancé le pied pour entrer, qu'une odeur assez agréable, mais contraire à mon tempérament, me fit tomber évanoui. Néanmoins je revins à moi; et au lieu de profiter de cet avertissement, de refermer la porte et de perdre pour jamais l'envie de satisfaire ma curiosité, j'entrai. Après avoir attendu quelque temps que le grand air eût modéré cette odeur, je n'en fus plus incommodé.
Je trouvai un lieu vaste, bien voûté, et dont le pavé était parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d'or massif, avec des bougies allumées qui rendaient l'odeur d'aloès et d'ambre gris, y servaient de lumière, et cette illumination était encore augmentée par des lampes d'or et d'argent, remplies d'une huile composée de diverses sortes d'odeur.
Parmi un assez grand nombre d'objets qui attirèrent mon attention, j'aperçus un cheval noir, le plus beau et le mieux fait qu'on puisse voir au monde. Je m'approchai de lui pour le considérer de près; je trouvai qu'il avait une selle et une bride d'or massif, d'un ouvrage excellent; que son auge, d'un côté, était remplie d'orge mondé et de sésame, et de l'autre, d'eau de rose. Je le pris par la bride, et le tirai dehors pour le voir au jour. Je le montai, et voulus le faire avancer; mais comme il ne branlait pas, je le frappai d'une houssine que j'avais ramassée dans son écurie magnifique. Mais à peine eut-il senti le coup, qu'il se mit à hennir avec un bruit horrible; puis, étendant des ailes dont je ne m'étais point aperçu, il s'éleva dans l'air à perte de vue. Je ne songeai plus qu'à me tenir ferme; et malgré la frayeur dont j'étais saisi, je ne me tenais point mal. Il reprit ensuite son vol vers la terre, et se posa sur le toit en terrasse d'un château, où, sans me donner le temps de mettre pied à terre, il me secoua si violemment, qu'il me fit tomber en arrière; et du bout de sa queue il me creva l'œil droit.
Voilà de quelle manière je devins borgne, et me souvins bien alors de ce que m'avaient prédit les dix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son vol et disparut. Je me relevai, fort affligé du malheur que j'avais cherché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon œil, qui me faisait beaucoup de douleur. Je descendis, et me trouvai dans un salon qui me fit connaître, par dix sofas disposés en rond et un autre moins élevé au milieu, que ce château était celui d'où j'avais été enlevé par le roc.
Les dix jeunes seigneurs borgnes n'étaient pas dans le salon. Je les y attendis, et ils arrivèrent peu de temps après avec le vieillard. Ils ne parurent pas étonnés de me revoir, ni de la perte de mon œil. Nous sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur votre retour de la manière que nous le souhaiterions; mais nous ne sommes pas la cause de votre malheur. J'aurais tort de vous en accuser, leur répondis-je, je me le suis attiré moi-même, et je m'en impute toute la faute. Si la consolation des malheureux, reprirent-ils, est d'avoir des semblables, notre exemple peut vous en fournir un sujet. Tout ce qui vous est arrivé nous est arrivé aussi. Nous avons goûté toutes sortes de plaisirs pendant une année entière; et nous aurions continué de jouir du même bonheur, si nous n'eussions pas ouvert la porte d'or pendant l'absence des princesses. Vous n'avez pas été plus sage que nous, et vous avez éprouvé la même punition. Nous voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que nous faisons, et dont nous ne savons pas de combien sera la durée; mais nous vous avons déjà déclaré les raisons qui nous en empêchent. C'est pourquoi retirez-vous, et vous en allez à la cour de Bagdad; vous y trouverez celui qui doit décider de votre destinée.
Ils m'enseignèrent la route que je devais tenir, et je me séparai d'eux. Je me fis raser en chemin la barbe et les sourcils, et pris l'habit de Calender. Il y a longtemps que je marche. Enfin, je suis arrivé aujourd'hui en cette ville à l'entrée de la nuit. J'ai rencontré à la porte ces Calenders mes confrères, tous étrangers comme moi. Nous avons été tous trois fort surpris de nous voir borgnes du même œil; mais nous n'avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgrâce, qui nous est commune. Nous n'avons eu, madame, que celui de venir implorer le secours que vous nous avez généreusement accordé.
Le troisième Calender ayant achevé de raconter son histoire, Zobéide prit la parole; et s'adressant à lui et à ses confrères: Allez, leur dit-elle, vous êtes libres tous trois, retirez-vous où il vous plaira. Mais l'un d'entre eux lui répondit: Madame, nous vous supplions de nous pardonner notre curiosité, et de nous permettre d'entendre l'histoire de ces seigneurs qui n'ont pas encore parlé. Alors la dame, se tournant du côté du calife, du vizir Giafar et de Mesrour, qu'elle ne connaissait pas pour ce qu'ils étaient, leur dit: C'est à vous à me raconter votre histoire; parlez.
Le grand vizir Giafar, qui avait toujours porté la parole, répondit encore à Zobéide: Madame, pour vous obéir, nous n'avons qu'à répéter ce que nous avons déjà dit avant que d'entrer chez vous. Nous sommes, poursuivit-il, des marchands de Moussoul, et nous venons à Bagdad négocier nos marchandises, qui sont en magasin dans un khan où nous sommes logés. Nous avons dîné aujourd'hui avec plusieurs autres personnes de notre profession, chez un marchand de cette ville, lequel, après nous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis, a fait venir des danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des joueurs d'instruments. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble a attiré le guet, qui a arrêté une partie des gens de l'assemblée. Pour nous, par bonheur nous nous sommes sauvés; mais comme il était déjà tard, et que la porte de notre khan était fermée, nous ne savions où nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons passé par votre rue, et que nous ayons entendu qu'on se réjouissait chez vous: cela nous a déterminés à frapper à votre porte. Voilà, madame, le compte que nous avons à vous rendre, pour obéir à vos ordres.
Zobéide, après avoir écouté ce discours, semblait hésiter sur ce qu'elle devait dire. De quoi les Calenders s'apercevant, la supplièrent d'avoir pour les prétendus marchands de Moussoul la même bonté qu'elle avait eue pour eux. Hé bien, leur dit-elle, j'y consens. Je veux que vous m'ayez tous la même obligation. Je vous fais grâce; mais c'est à condition que vous sortirez tous de ce logis présentement, et que vous vous retirerez où il vous plaira. Zobéide ayant donné cet ordre d'un ton qui marquait qu'elle voulait être obéie, le calife, le vizir, Mesrour, les trois Calenders et le porteur sortirent sans répliquer; car la présence des sept esclaves armés les tenait en respect. Lorsqu'ils furent hors de la maison, et que la porte fut fermée, le calife dit aux Calenders, sans leur faire connaître qui il était: Et vous, seigneurs, qui êtes étrangers et nouvellement arrivés en cette ville, de quel côté allez-vous présentement, qu'il n'est pas jour encore? Seigneur, lui répondirent-ils, c'est ce qui nous embarrasse. Suivez-nous, reprit le calife, nous allons vous tirer d'embarras. Après avoir achevé ces paroles, il parla bas au vizir, et lui dit: Conduisez-les chez vous; et demain matin vous me les amènerez. Je veux faire écrire leurs histoires; elles méritent bien d'avoir place dans les annales de mon règne.
Le vizir Giafar emmena avec lui les trois Calenders; le porteur se retira dans sa maison; et le calife, accompagné de Mesrour, se rendit à son palais. Il se coucha; mais il ne put fermer l'œil, tant il avait l'esprit agité de toutes les choses extraordinaires qu'il avait vues et entendues. Il était surtout fort en peine de savoir qui était Zobéide, quel sujet elle pouvait avoir de maltraiter les deux chiennes noires, et pourquoi Amine avait le sein meurtri. Le jour parut, qu'il était encore occupé de ces pensées. Il se leva, et se rendit dans la chambre où il tenait son conseil et donnait audience: il s'assit sur son trône.
Le grand vizir arriva peu de temps après, et il lui rendit ses respects à l'ordinaire. Vizir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à régler présentement ne sont pas fort pressantes; celle des trois dames et des deux chiennes noires l'est davantage. Je n'aurai pas l'esprit en repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m'ont surpris.
Allez, faites venir ces dames, et amenez en même temps les Calenders. Partez, et souvenez-vous que j'attends impatiemment votre retour.
Le vizir, qui connaissait l'humeur vive et bouillante de son maître, se hâta de lui obéir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d'une manière très-honnête l'ordre qu'il avait de les conduire au calife, sans toutefois leur parler de ce qui s'était passé la nuit chez elles.
Les dames se couvrirent de leur voile, et partirent avec le vizir, qui prit en passant chez lui les trois Calenders, qui avaient eu le temps d'apprendre qu'ils avaient vu le calife, et qu'ils lui avaient parlé sans le connaître. Le vizir les mena au palais, et s'acquitta de sa commission avec tant de diligence, que le calife en fut fort satisfait. Ce prince, pour garder la bienséance devant tous les officiers de sa maison qui étaient présents, fit placer les trois dames derrière la portière de la salle conduisant à son appartement, et retint près de lui les trois Calenders, qui firent assez connaître par leur respect qu'ils n'ignoraient pas devant qui ils avaient l'honneur de paraître.
Lorsque les dames furent placées, le calife se tourna de leur côté, et leur dit: Mesdames, en vous apprenant que je me suis introduit chez vous cette nuit déguisé en marchand, je vais sans doute vous alarmer; vous craindrez de m'avoir offensé, et vous croirez peut-être que je ne vous ai fait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment; mais rassurez-vous: soyez persuadées que j'ai oublié le passé, et que je suis même très-content de votre conduite. Je souhaiterais que toutes les dames de Bagdad eussent autant de sagesse que vous m'en avez fait voir. Je me souviendrai toujours de la modération que vous eûtes après l'incivilité que nous avons commise. J'étais alors marchand de Moussoul; mais je suis à présent Haroun-al-Raschid, le cinquième calife de la glorieuse maison d'Abbas, qui tiens la place de notre grand Prophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vous êtes, et vous demander pour quel sujet l'une de vous, après avoir maltraité les deux chiennes noires, a pleuré avec elles. Je ne suis pas moins curieux d'apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert de cicatrices.
Quoique le calife eût prononcé ces paroles très-distinctement et que les trois dames les eussent entendues, le vizir Giafar, par un air de cérémonie, ne laissa pas de les leur répéter...
Mais, sire, dit Scheherazade, il est jour. Si Votre Majesté veut que je lui raconte la suite, il faut qu'elle ait la bonté de prolonger encore ma vie jusqu'à demain. Le sultan y consentit, jugeant bien que Scheherazade lui conterait l'histoire de Zobéide, qu'il n'avait pas peu d'envie d'entendre.
Ma chère sœur, s'écria Dinarzade sur la fin de la nuit, dites-nous, je vous en conjure, l'histoire de Zobéide, car cette dame la raconta sans doute au calife. Elle n'y manqua pas, répondit Scheherazade. Dès que le prince l'eut rassurée par le discours qu'il venait de faire, elle lui donna de cette sorte la satisfaction qu'il lui demandait.
Commandeur des croyants, dit-elle, l'histoire que j'ai à raconter à Votre Majesté est une des plus surprenantes dont on ait jamais ouï parler. Les deux chiennes noires et moi sommes trois sœurs, nées d'une même mère et d'un même père, et je vous dirai par quel accident étrange elles ont été changées en chiennes.
Les deux dames qui demeurent avec moi, et qui sont ici présentes, sont aussi mes sœurs de même père, mais d'une autre mère. Celle qui a le sein couvert de cicatrices se nomme Amine; l'autre s'appelle Safie, et moi Zobéide.
Après la mort de notre père, et lorsque nous eûmes touché ce qui nous appartenait, mes deux aînées, car je suis la cadette, se marièrent, suivirent leurs maris, et me laissèrent seule. Peu de temps après leur mariage, le mari de la première vendit tout ce qu'il avait de biens et de meubles, et avec l'argent qu'il en put faire et celui de ma sœur, ils passèrent tous deux en Afrique. Là, le mari dépensa en bonne chère et en débauche tout son bien et celui que ma sœur lui avait apporté. Ensuite, se voyant réduit à la dernière misère, il trouva un prétexte pour la répudier et la chassa.
Elle revint à Bagdad, non sans avoir souffert des maux incroyables dans un si long voyage, et vint se réfugier chez moi, dans un état si digne de pitié, qu'elle en aurait inspiré aux cœurs les plus durs. Je la fis entrer au bain, je lui donnai de mes propres habits, et lui dis: Ma sœur, vous êtes mon aînée, et je vous regarde comme ma mère. Pendant votre absence, Dieu a béni le peu de bien qui m'est tombé en partage et l'emploi que j'en fais à nourrir et à élever des vers à soie. Comptez que je n'ai rien qui ne soit à vous, et dont vous ne puissiez disposer comme moi-même.
Nous demeurâmes toutes deux, et vécûmes ensemble pendant plusieurs mois en bonne intelligence. Comme nous nous entretenions souvent de notre troisième sœur, et que nous étions surprises de ne pas apprendre de ses nouvelles, elle arriva en aussi mauvais état que notre aînée. Son mari l'avait traitée de la même sorte; je la reçus avec la même amitié.
Il y avait un an que nous vivions dans une union parfaite; et voyant que Dieu avait béni mon petit fonds, je formai le dessein de faire un voyage par mer, et de hasarder quelque chose dans le commerce. Pour cet effet, je me rendis avec mes deux sœurs à Bassora, où j'achetai un vaisseau tout équipé, et je le chargeai de marchandises que j'avais fait venir de Bagdad. Nous mîmes à la voile avec un vent favorable, et nous sortîmes bientôt du golfe Persique. Quand nous fûmes en pleine mer, nous prîmes la route des Indes; et, après vingt jours de navigation, nous vîmes terre. C'était une montagne fort haute, au pied de laquelle nous aperçûmes une ville de grande apparence. Comme nous avions le vent frais, nous arrivâmes de bonne heure au port, et nous y jetâmes l'ancre.
Je n'eus pas la patience d'attendre que mes sœurs fussent en état de m'accompagner, je me fis débarquer seule, et j'allai droit à la porte de la ville. J'y vis une garde nombreuse de gens assis, et d'autres qui étaient debout avec un bâton à la main. Mais ils avaient tous l'air si hideux, que j'en fus effrayée. Remarquant toutefois qu'ils étaient immobiles, et qu'ils ne remuaient pas même les yeux, je me rassurai; et m'étant approchée d'eux, je reconnus qu'ils étaient pétrifiés.
J'entrai dans la ville, et passai par plusieurs rues où il y avait des hommes, d'espace en espace, dans toutes sortes d'attitudes; mais ils étaient tous sans mouvement et pétrifiés. Au quartier des marchands, je trouvai la plupart des boutiques fermées, et j'aperçus dans celles qui étaient ouvertes des personnes aussi pétrifiées; je jetai la vue sur les cheminées, et n'en voyant pas sortir de fumée, cela me fit juger que tout ce qui était dans les maisons, de même que ce qui était dehors, était changé, en pierre.
Étant arrivée dans une vaste place au milieu de la ville, je découvris une grande porte couverte de plaques d'or, et dont les deux battants étaient ouverts. Une portière d'étoffe de soie paraissait tirée devant, et l'on voyait une lampe suspendue au-dessus de la porte. Après avoir considéré le bâtiment, je ne doutai pas que ce ne fût le palais du prince qui régnait en ce pays-là. Mais, fort étonnée de n'avoir rencontré aucun être vivant, j'allai jusque-là, dans l'espérance d'en trouver quelqu'un. Je levai la portière; et, ce qui augmenta ma surprise, je ne vis sous le vestibule que quelques portiers ou gardes pétrifiés, les uns debout, et les autres assis, ou à demi couchés.
Je traversai une grande cour où il y avait beaucoup de monde: les uns semblaient aller et les autres venir; néanmoins ils ne bougeaient de leur place, parce qu'ils étaient pétrifiés comme ceux que j'avais déjà vus. Je passai dans une seconde cour, et de celle-là dans une troisième; mais ce n'était partout qu'une solitude, et il y régnait un silence affreux.
M'étant avancée dans une quatrième cour, je vis en face un très-beau bâtiment dont les fenêtres étaient fermées d'un treillis d'or massif. Je jugeai que c'était l'appartement de la reine. J'y entrai. Il y avait dans une grande salle plusieurs eunuques noirs pétrifiés. Je passai ensuite dans une chambre très-richement meublée, où j'aperçus une dame aussi changée en pierre. Je reconnus que c'était la reine à une couronne d'or qu'elle avait sur sa tête, et à un collier de perles très-rondes, et plus grosses que des noisettes. Je les examinai de près, et il me parut qu'on ne pouvait rien voir de plus beau.
J'admirai quelque temps les richesses et la magnificence de cette chambre; et surtout le tapis de pied, les coussins et le sofa garni d'une étoffe des Indes à fond d'or, avec des figures d'hommes et d'animaux en argent, trait d'un travail admirable...
Sire, continua Zobéide, de la chambre de la reine pétrifiée je passai dans plusieurs autres appartements et cabinets propres et magnifiques, qui me conduisirent dans une chambre d'une grandeur extraordinaire, où il y avait un trône d'or massif, élevé de quelques degrés, et enrichi de grosses émeraudes enchâssées; et, sur le trône, un lit d'une riche étoffe, sur laquelle éclatait une broderie de perles. Ce qui me surprit plus que tout le reste, ce fut une lumière brillante qui partait de dessus ce lit. Curieuse de savoir ce qui la rendait, je montai, et, avançant la tête, je vis, sur un petit tabouret, un diamant gros comme un œuf d'autruche, et si parfait, que je n'y remarquai nul défaut. Il brillait tellement, que je ne pouvais en soutenir l'éclat en le regardant au jour.
Il y avait, au chevet du lit, de l'un et de l'autre côté, un flambeau allumé dont je ne compris pas l'usage. Cette circonstance néanmoins me fit juger qu'il y avait quelqu'un de vivant dans ce superbe palais; car je ne pouvais croire que ces flambeaux pussent s'entretenir allumés d'eux-mêmes. Plusieurs autres singularités m'arrêtèrent dans cette chambre, que le seul diamant dont je viens de parler rendait inestimable.
Comme toutes les portes étaient ouvertes ou poussées seulement, je parcourus encore d'autres appartements aussi beaux que ceux que j'avais déjà vus. J'allai jusqu'aux offices et aux garde-meubles, qui étaient remplis de richesses infinies, et je m'occupai si fort de toutes ces merveilles, que je m'oubliai moi-même. Je ne pensais plus ni à mon vaisseau, ni à mes sœurs, je ne songeais qu'à satisfaire ma curiosité. Cependant la nuit s'approchait, et son approche m'avertissant qu'il était temps de me retirer, je voulus reprendre le chemin des cours par où j'étais venue; mais il ne me fut pas aisé de le retrouver. Je m'égarai dans les appartements; et me retrouvant dans la grande chambre où était le trône, le lit, le gros diamant et les flambeaux allumés, je résolus d'y passer la nuit, et de remettre au lendemain de grand matin à regagner mon vaisseau. Je me jetai sur le lit, non sans quelque frayeur de me voir seule dans un lieu si désert; et ce fut sans doute cette crainte qui m'empêcha de dormir.
Il était environ minuit, lorsque j'entendis la voix d'un homme qui lisait l'Alcoran de la même manière et du ton que nous avons coutume de le lire dans nos temples. Cela me donna beaucoup de joie. Je me levai aussitôt, et prenant un flambeau pour me conduire, j'allai de chambre en chambre du côté où j'entendais la voix. Je m'arrêtai à la porte d'un cabinet d'où je ne pouvais douter qu'elle ne partît. Je posai le flambeau à terre, et regardant par une fente, il me parut que c'était un oratoire. En effet, il y avait, comme dans nos temples, une niche qui marquait où il fallait se tourner pour faire la prière, des lampes suspendues et allumées, et deux chandeliers avec de gros cierges de cire blanche allumés de même.
Je vis aussi un petit tapis étendu, de la forme de ceux qu'on étend chez nous pour se poser dessus et faire sa prière. Un jeune homme de bonne mine, assis sur ce tapis, récitait avec grande attention l'Alcoran qui était posé devant lui sur un petit pupitre. A cette vue, ravie d'admiration, je cherchais en mon esprit comment il se pouvait faire qu'il fût le seul vivant dans une ville où tout le monde était pétrifié, et je ne doutais pas qu'il n'y eût en cela quelque chose de très-merveilleux.
Comme la porte n'était que poussée, je l'ouvris; j'entrai, et me tenant debout devant la niche, je fis cette prière à haute voix: Louange à Dieu qui nous a favorisés d'une heureuse navigation! Qu'il nous fasse la grâce de nous protéger de même jusqu'à notre arrivée en notre pays. Écoutez-moi Seigneur, et exaucez ma prière.
Le jeune homme jeta les yeux sur moi, et me dit: Ma bonne dame, je vous prie de me dire qui vous êtes, et ce qui vous a amenée en cette ville désolée. En récompense, je vous apprendrai qui je suis, ce qui m'est arrivé, pour quel sujet les habitants de cette ville sont réduits en l'état où vous les avez vus, et pourquoi moi seul je suis sain et sauf dans un désastre si épouvantable.
Je lui racontai en peu de mots d'où je venais, ce qui m'avait engagée à faire ce voyage, et de quelle manière j'avais heureusement pris port après une navigation de vingt jours. En achevant, je le suppliai de s'acquitter à son tour de la promesse qu'il m'avait faite, et je lui témoignai combien j'étais frappée de la désolation affreuse que j'avais remarquée dans tous les endroits par où j'avais passé.
Ma chère dame, dit alors le jeune homme, donnez-vous un moment de patience. A ces mots, il ferma l'Alcoran, le mit dans un étui précieux, et le posa dans la niche. Il me fit asseoir près de lui; et avant qu'il commençât son discours, je ne pus m'empêcher de lui dire: Aimable seigneur, on ne peut attendre avec plus d'impatience que je l'attends l'éclaircissement de tant de choses surprenantes qui ont frappé ma vue depuis le premier pas que j'ai fait pour entrer en cette ville; et ma curiosité ne saurait être assez tôt satisfaite. Parlez, je vous en conjure; apprenez-moi par quel miracle vous êtes seul en vie parmi tant de personnes mortes d'une manière inouïe.
Zobéide, dit Scheherazade, poursuivit son histoire dans ces termes:
Madame, me dit le jeune homme, vous m'avez fait assez voir que vous avez la connaissance du vrai Dieu, par la prière que vous venez de lui adresser. Vous allez entendre un effet très-remarquable de sa grandeur et de sa puissance. Je vous dirai que cette ville était la capitale d'un puissant royaume dont le roi mon père portait le nom. Ce prince, toute sa cour, les habitants de la ville et tous les autres sujets étaient mages, adorateurs du feu, et de Nardoun, ancien roi des géants rebelles à Dieu.
Quoique né d'un père et d'une mère idolâtres, j'ai eu le bonheur d'avoir, dans mon enfance, pour gouvernante une bonne dame musulmane, qui savait l'Alcoran par cœur, et l'expliquait parfaitement bien. Mon prince, me disait-elle souvent, il n'y a qu'un vrai Dieu. Prenez garde d'en reconnaître et d'en adorer d'autres. Elle m'apprit à lire en arabe; et le livre qu'elle me donna pour m'exercer fut l'Alcoran. Dès que je fus capable de raison, elle m'expliqua tous les points de cet excellent livre, et m'en inspirait tout l'esprit à l'insu de mon père et de tout le monde. Elle mourut; mais ce fut après m'avoir fait toutes les instructions dont j'avais besoin pour être pleinement convaincu des vérités de la religion musulmane. Depuis sa mort, j'ai persisté constamment dans les sentiments qu'elle m'a fait prendre, et j'ai en horreur le faux dieu Nardoun et l'adoration du feu.
Il y a trois ans et quelques mois qu'une voix bruyante se fit tout à coup entendre par toute la ville si distinctement, que personne ne perdit une de ces paroles qu'elle dit: «Habitants, abandonnez le culte de Nardoun et du feu. Adorez le Dieu unique qui fait miséricorde.»
La même voix se fit ouïr trois années de suite: mais personne ne s'étant converti, le dernier jour de la troisième, à trois ou quatre heures du matin, tous les habitants généralement furent changés en pierre en un instant, chacun dans l'état et la posture où il se trouva. Le roi mon père éprouva le même sort: il fut métamorphosé en une pierre noire, tel qu'on le voit dans un endroit de ce palais, et la reine ma mère eut une pareille destinée.
Je suis le seul sur qui Dieu n'ait pas fait tomber ce châtiment terrible. Depuis ce temps-là, je continue de le servir avec plus de ferveur que jamais, et je suis persuadé, ma belle dame, qu'il vous envoie pour ma consolation: je lui en rends des grâces infinies, car je vous avoue que cette solitude m'est bien ennuyeuse.
Prince, lui répondis-je, il n'en faut pas douter, c'est la Providence qui m'a attirée dans votre port, pour vous présenter l'occasion de vous éloigner d'un lieu si funeste. Le vaisseau sur lequel je suis venue peut vous persuader que je suis en quelque considération à Bagdad, où j'ai laissé d'autres biens assez considérables. J'ose vous offrir une retraite jusqu'à ce que le puissant Commandeur des croyants, le vicaire du grand Prophète que vous reconnaissez, vous ait rendu tous les honneurs que vous méritez. Mon vaisseau est à votre service, et vous en pouvez disposer absolument. Il accepta l'offre, et nous passâmes le reste de la nuit à nous entretenir de notre embarquement.
Dès que le jour parut, nous sortîmes du palais et nous nous rendîmes au port, où nous trouvâmes mes sœurs, le capitaine et mes esclaves fort en peine de moi. Après avoir présenté mes sœurs au prince, je leur racontai ce qui m'avait empêché de revenir au vaisseau le jour précédent, la rencontre du jeune prince, son histoire, et le sujet de la désolation d'une si belle ville.
Les matelots employèrent plusieurs jours à débarquer les marchandises que j'avais apportées, et à embarquer à leur place tout ce qu'il y avait de plus précieux dans le palais en pierreries, en or et en argent. Nous laissâmes les meubles et une infinité de pièces d'orfèvrerie, parce que nous ne pouvions les emporter. Il nous aurait fallu plusieurs vaisseaux pour transporter à Bagdad toutes les richesses que nous avions devant les yeux.
Après que nous eûmes chargé le vaisseau des choses que nous y voulûmes mettre, nous prîmes les provisions et l'eau dont nous jugeâmes avoir besoin pour notre voyage. Enfin, nous mîmes à la voile avec un vent tel que nous pouvions le souhaiter...
Zobéide reprit ainsi son histoire, en s'adressant toujours au calife:
Sire, dit-elle, le jeune prince, mes sœurs et moi, nous nous entretenions tous les jours agréablement ensemble, mais, hélas! notre union ne dura pas longtemps. Mes sœurs devinrent jalouses de l'intelligence qu'elles remarquèrent entre le jeune prince et moi, et me demandèrent un jour malicieusement ce que nous ferions de lui, lorsque nous serions arrivées à Bagdad. Je m'aperçus bien qu'elles ne me faisaient cette question que pour découvrir mes sentiments. C'est pourquoi, faisant semblant de tourner la chose en plaisanterie, je leur répondis que je le prendrais pour mon époux; ensuite, me tournant vers le prince, je lui dis: Mon prince, je vous supplie d'y consentir. D'abord que nous serons à Bagdad, mon dessein est de vous offrir ma personne, pour être votre très-humble esclave, pour vous rendre mes services, et vous reconnaître pour le maître absolu de mes volontés.
Madame, répondit le prince, je ne sais si vous plaisantez; mais, pour moi, je vous déclare fort sérieusement, devant mesdames vos sœurs, que dès ce moment j'accepte de bon cœur l'offre que vous me faites, non pas pour vous regarder comme une esclave, mais comme ma dame et ma maîtresse, et je ne prétends avoir aucun empire sur vos actions. Mes sœurs changèrent de couleur à ce discours, et je remarquai depuis ce temps-là qu'elles n'avaient plus pour moi les mêmes sentiments qu'auparavant.
Nous étions dans le golfe Persique, et nous approchions de Bassora, où, avec le bon vent que nous avions toujours, j'espérais que nous arriverions le lendemain. Mais la nuit, pendant que je dormais, mes sœurs prirent leur temps, et me jetèrent à la mer; elles traitèrent de la même sorte le prince, qui fut noyé. Je me soutins quelsques moments sur l'eau, et par bonheur, ou plutôt par miracle, je trouvai fond. Je m'avançai vers une noirceur qui me paraissait terre, autant que l'obscurité me permettait de la distinguer. Effectivement je gagnai une plage, et le jour me fit connaître que j'étais dans une petite île déserte, située à environ vingt milles de Bassora. J'eus bientôt fait sécher mes habits au soleil; et en marchant, je remarquai plusieurs sortes de fruits, et même de l'eau douce; ce qui me donna quelque espérance que je pourrais conserver ma vie.
Je me reposais à l'ombre, lorsque je vis un serpent ailé fort gros et fort long, qui s'avançait vers moi en se démenant à droite et à gauche, et tirant la langue; cela me fit juger que quelque mal le pressait. Je me levai; et m'apercevant qu'il était suivi d'un autre serpent plus gros qui le tenait par la queue et faisait ses efforts pour le dévorer, j'en eus pitié. Au lieu de fuir, j'eus la hardiesse et le courage de prendre une pierre qui se trouva par hasard auprès de moi; je la jetai de toute ma force contre le plus gros serpent; je le frappai à la tête, et l'écrasai. L'autre, se sentant en liberté, ouvrit aussitôt ses ailes, et s'envola; je le regardai longtemps en l'air, comme une chose extraordinaire; mais l'ayant perdu de vue, je me rassis à l'ombre dans un autre endroit, et je m'endormis.
A mon réveil, imaginez-vous quelle fut ma surprise de voir près de moi une femme noire, qui avait des traits vifs et agréables, et qui tenait à l'attache deux chiennes de la même couleur. Je me mis sur mon séant, et lui demandai qui elle était. Je suis, me répondit-elle, le serpent que vous avez délivré de son cruel ennemi, il n'y a pas longtemps. J'ai cru ne pouvoir mieux reconnaître le service important que vous m'avez rendu qu'en faisant l'action que je viens de faire. J'ai su la trahison de vos sœurs; et pour vous en venger, d'abord que j'ai été libre par vos généreux secours, j'ai appelé plusieurs de mes compagnes, qui sont fées comme moi; nous avons transporté toute la charge de votre vaisseau dans vos magasins à Bagdad, après quoi nous l'avons submergé. Ces deux chiennes noires sont vos deux sœurs, à qui j'ai donné cette forme. Ce châtiment ne suffit pas, et je veux que vous les traitiez encore de la manière que je vous dirai.
A ces mots, la fée m'embrassa étroitement d'un de ses bras, et les deux chiennes de l'autre, et nous transporta chez moi à Bagdad, où je vis dans mon magasin toutes les richesses dont mon vaisseau avait été chargé. Avant que de me quitter, elle me livra les deux chiennes, et me dit: Sous peine d'être changée comme elles en chienne, je vous ordonne, de la part de celui qui confond les mers, de donner toutes les nuits cent coups de fouet à chacune de vos sœurs, pour les punir du crime qu'elles ont commis contre votre personne et contre le jeune prince qu'elles ont noyé. Je fus obligée de lui promettre que j'exécuterais son ordre.
Depuis ce temps-là je les ai traitées chaque nuit, à regret, de la même manière dont Votre Majesté a été témoin. Je leur témoigne par mes pleurs avec combien de douleur et de répugnance je m'acquitte d'un si cruel devoir.
Après avoir écouté Zobéide avec admiration, le calife fit prier, par son grand vizir, l'agréable Amine de vouloir bien lui expliquer pourquoi elle était marquée de cicatrices...
Commandeur des croyants, dit Amine, pour ne pas répéter des choses dont Votre Majesté a déjà été instruite par l'histoire de ma sœur, je vous dirai que ma mère, ayant pris une maison pour passer son veuvage en particulier, me donna en mariage, avec le bien que mon père m'avait laissé, à un des plus riches héritiers de cette ville.
La première année de notre mariage n'était pas écoulée, que je demeurai veuve, et en possession de tout le bien de mon mari, qui montait à quatre-vingt-dix mille sequins. Le revenu seul de cette somme suffisait de reste pour me faire passer ma vie fort honnêtement. Cependant, dès que les premiers six mois de mon deuil furent passés, je me fis faire dix habits différents, d'une si grande magnificence, qu'ils revenaient à mille sequins chacun, et je commençai au bout de l'année à les porter.
Un jour que j'étais seule occupée à mes affaires domestiques, on me vint dire qu'une dame demandait à me parler. J'ordonnai qu'on la fît entrer. C'était une personne fort avancée en âge. Elle me salua en baisant la terre, et me dit en demeurant sur ses genoux: Ma bonne dame, je vous supplie d'excuser la liberté que je prends de vous venir importuner: la confiance que j'ai en votre charité me donne cette hardiesse. Je vous dirai, mon honorable dame, que j'ai une fille orpheline qui doit se marier aujourd'hui; qu'elle et moi sommes étrangères, et que nous n'avons pas la moindre connaissance en cette ville. Cela nous donne de la confusion; car nous voudrions faire connaître à la famille nombreuse avec laquelle nous allons faire alliance, que nous ne sommes pas des inconnues, et que nous avons quelque crédit. C'est pourquoi, ma charitable dame, si vous avez pour agréable d'honorer ces noces de votre présence, nous vous aurons d'autant plus d'obligation, que les dames de notre pays connaîtront que nous ne sommes pas regardées ici comme des misérables.
Ce discours, que la pauvre dame entremêla de larmes, me toucha de compassion. Ma bonne mère, lui dis-je, ne vous affligez pas; je veux bien vous faire le plaisir que vous me demandez; dites-moi où il faut que j'aille, je ne veux que le temps de m'habiller un peu proprement. La vieille dame, transportée de joie à cette réponse, fut plus prompte à me baiser les pieds que je ne le fus à l'en empêcher. Ma charitable dame, reprit-elle en se relevant, Dieu vous récompensera de la bonté que vous avez pour vos servantes. Il n'est pas encore besoin que vous preniez cette peine; il suffira que vous veniez avec moi sur le soir, à l'heure que je viendrai vous prendre. Adieu, madame, ajouta-t-elle, jusqu'à l'honneur de vous voir.
Aussitôt qu'elle m'eut quittée, je pris celui de mes habits qui me plaisait davantage, avec un collier de grosses perles, des bracelets, des bagues et des pendants d'oreilles de diamants les plus fins et les plus brillants. J'eus un pressentiment de ce qui me devait arriver.
La nuit commençait à paraître, lorsque la vieille dame arriva chez moi, d'un air qui marquait beaucoup de joie. Elle me baisa la main, et me dit: Ma chère dame, les parentes de mon gendre, qui sont les premières dames de la ville, sont assemblées; vous viendrez quand il vous plaira: me voilà prête à vous servir de guide. Nous partîmes aussitôt; elle marcha devant moi, et je la suivis avec un grand nombre de mes femmes esclaves proprement habillées. Nous nous arrêtâmes dans une rue fort large, nouvellement balayée et arrosée, à une grande porte éclairée par un fanal, dont la lumière me fit lire cette inscription qui était au-dessus de la porte en lettres d'or: C'est ici la demeure éternelle des plaisirs et de la joie. La vieille dame frappa, et l'on ouvrit à l'instant.
On me conduisit au fond de la cour, dans une grande salle, où je fus reçue par une jeune dame d'une beauté sans pareille. Elle vint au-devant de moi; et après m'avoir embrassée et fait asseoir près d'elle dans un sofa, où il y avait un trône d'un bois précieux, rehaussé de diamants: Madame, me dit-elle, on vous a fait venir ici pour assister à des noces; mais j'espère que ces noces seront autres que celles que vous vous imaginez. J'ai un frère, qui est le mieux fait et le plus accompli de tous les hommes; il est si charmé du portrait qu'il a entendu faire de votre beauté, que son sort dépend de vous, et qu'il sera très-malheureux si vous n'avez pitié de lui. Il sait le rang que vous tenez dans le monde, et je puis vous assurer que le sien n'est pas indigne de votre alliance. Si mes prières, madame, peuvent quelque chose sur vous, je les joins aux siennes, et vous supplie de ne pas rejeter l'offre qu'il vous fait de vous recevoir pour femme.
Depuis la mort de mon mari, je n'avais pas encore en la pensée de me remarier; mais je n'eus pas la force de refuser une si belle personne. Dès que j'eus consenti à la chose par un silence accompagné d'une rougeur qui parut sur mon visage, la jeune dame frappa des mains: un cabinet s'ouvrit aussitôt, et il en sortit un jeune homme d'un air majestueux, et d'une fort belle figure. Il prit place auprès de moi; et je connus, par l'entretien que nous eûmes, que son mérite était encore au-dessus de ce que sa sœur m'en avait dit.
Lorsqu'elle vit que nous étions contents l'un de l'autre, elle frappa des mains une seconde fois, et un cadi entra, qui dressa notre contrat de mariage, le signa, et le fit signer aussi par quatre témoins qu'il avait amenés avec lui. La seule chose que mon nouvel époux exigea de moi fut que je ne me ferais point voir ni ne parlerais à aucun homme qu'à lui. Notre mariage fut conclu et achevé de cette manière; ainsi je fus la principale actrice des noces auxquelles j'avais été invitée seulement.
Un mois après notre mariage, ayant besoin de quelque étoffe, je demandai à mon mari la permission de sortir pour aller faire cette emplette. Il me l'accorda, et je pris pour m'accompagner la vieille dame dont j'ai déjà parlé, qui était de la maison, et deux de mes femmes esclaves.
Quand nous fûmes dans la rue des marchands, la vieille dame me dit: Ma bonne maîtresse, puisque vous cherchez une étoffe de soie, il faut que je vous mène chez un jeune marchand que je connais ici; il en a de toutes sortes; et, sans vous fatiguer à courir de boutique en boutique, je puis vous assurer que vous trouverez chez lui ce que vous ne trouveriez pas ailleurs. Je me laissai conduire, et nous entrâmes dans la boutique d'un jeune marchand. Je m'assis, et lui fis dire par la vieille dame de me montrer les plus belles étoffes de soie qu'il eût.
Le marchand me montra plusieurs étoffes, dont l'une, m'ayant agréé plus que les autres, je lui fis demander combien il l'estimait. Il répondit à la vieille: Je ne la lui vendrai ni pour or ni pour argent; mais je lui en ferai un présent, si elle veut bien me permettre de lui dire un mot à l'oreille. J'ordonnai à la vieille de lui dire qu'il était bien hardi de me faire cette proposition. Mais au lieu de m'obéir, elle me représenta que ce que le marchand demandait n'était pas une chose fort importante; qu'il ne s'agissait point de parler, mais seulement de se laisser dire un mot. J'avais tant d'envie d'avoir l'étoffe, que je fus assez simple pour suivre ce conseil, la vieille dame et mes femmes se mirent devant, afin qu'on ne me vît pas, et je me dévoilai; mais au lieu de me parler, le marchand me mordit jusqu'au sang.
La douleur et la surprise furent telles que j'en tombai évanouie, et je demeurai assez longtemps en cet état pour donner au marchand celui de fermer sa boutique et de prendre la fuite. Lorsque je fus revenue à moi, je me sentis la joue tout ensanglantée. La vieille dame et mes femmes avaient eu soin de la couvrir d'abord de mon voile, afin que le monde qui accourut ne s'aperçût de rien, et crût que ce n'était qu'une faiblesse qui m'avait prise...
Voici, dit la sultane, comment Amine reprit son histoire:
La vieille qui m'accompagnait, poursuivit-elle, extrêmement mortifiée de l'accident qui m'était arrivé, tâcha de me rassurer. Ma bonne maîtresse, me dit-elle, je vous demande pardon: je suis cause de ce malheur. Je vous ai amenée chez ce marchand, parce qu'il est de mon pays; et je ne l'aurais jamais cru capable d'une si grande méchanceté; mais ne vous affligez pas: ne perdons point de temps, retournons au logis; je vous donnerai un remède qui vous guérira en trois jours si parfaitement, qu'il n'y paraîtra pas la moindre marque.
La nuit venue, mon mari arriva; il s'aperçut que j'avais la tête enveloppée; il me demanda ce que j'avais. Je répondis que c'était un mal de tête; et j'espérais qu'il en demeurerait là; mais il prit une bougie, et voyant que j'étais blessée à la joue: D'où vient cette blessure? me dit-il. Quoique je ne fusse pas fort criminelle, je ne pouvais me résoudre à lui avouer la chose: Je lui dis que, comme j'allais acheter une étoffe de soie, avec la permission qu'il m'en avait donnée, un porteur chargé de bois avait passé si près de moi dans une rue fort étroite, qu'un bâton m'avait fait une égratignure au visage, mais que c'était peu de chose.
Cette raison mit mon mari en colère. Cette action, me dit-il, ne demeurera pas impunie. Je donnerai demain ordre au lieutenant de police d'arrêter tous ces brutaux de porteurs, et de les faire tous pendre. Dans la crainte que j'eus d'être cause de la mort de tant d'innocents, je lui dis: Seigneur, je serais fâchée qu'on fît une si grande injustice; gardez-vous bien de la commettre: je me croirais indigne de pardon, si j'avais causé ce malheur. Dites-moi donc sincèrement, reprit-il, ce que je dois penser de votre blessure.
Je lui repartis qu'elle m'avait été faite par l'inadvertance d'un vendeur de balais monté sur un âne; qu'il venait derrière moi la tête tournée d'un autre côté; que son âne m'avait poussée si rudement, que j'étais tombée, et que j'avais donné de la joue contre du verre. Cela étant, dit alors mon mari, le soleil ne se lèvera pas demain que le grand vizir Giafar ne soit averti de cette insolence. Il fera mourir tous ces marchands de balais. Au nom de Dieu, seigneur, interrompis-je, je vous supplie de leur pardonner; ils ne sont pas coupables. Comment donc, madame! dit-il; que faut-il que je croie? Parlez, je veux absolument entendre de votre bouche la vérité. Seigneur, lui répondis-je, il m'a pris un étourdissement et je suis tombée; voilà le fait.
A ces dernières paroles, mon époux perdit patience. Ah! s'écria-t-il, c'est trop longtemps écouter des mensonges. En disant cela, il frappa des mains, et trois esclaves entrèrent. Tirez-la hors du lit, leur dit-il, étendez-la au milieu de la chambre. Les esclaves exécutèrent son ordre; et comme l'un me tenait par la tête et l'autre par les pieds, il commanda au troisième d'aller prendre un sabre; et quand il l'eut apporté: Frappe, lui dit-il, coupe-lui le corps en deux, et va le jeter dans le Tigre; qu'il serve de pâture aux poissons. C'est le châtiment que je fais aux personnes à qui j'ai donné mon cœur et qui me manquent de foi. Comme il vit que l'esclave ne se hâtait pas d'obéir: Frappe donc! continua-t-il. Qui t'arrête? qu'attends-tu? Madame, me dit alors l'esclave, vous touchez au dernier moment de votre vie: voyez si vous avez quelque chose dont vous vouliez disposer avant votre mort.
Je demandai la liberté de dire un mot. Elle me fut accordée. Je soulevai la tête, et regardant mon époux bien tendrement: Hélas! lui dis-je, en quel état me voilà réduite! il faut donc que je meure dans mes plus beaux jours! En ce moment, la vieille dame, qui avait été nourrice de mon époux, entra; et se jetant à ses pieds pour tâcher de l'apaiser: Mon fils, lui dit-elle, pour prix de vous avoir nourri et élevé, je vous conjure de m'accorder sa grâce. Considérez que l'on tue celui qui tue. Elle prononça ces paroles d'un air si touchant, et elle les accompagna de tant de larmes, qu'elles firent une forte impression sur mon époux. Hé bien! dit-il à sa nourrice, pour l'amour de vous, je lui donne la vie. Mais je veux qu'elle porte des marques qui la fassent souvenir de son crime.
A ces mots, un esclave, par son ordre, me donna de toute sa force, sur les côtes et sur la poitrine, tant de coups d'une petite canne pliante qui enlevait la peau et la chair, que j'en perdis connaissance. Après cela, il me fit porter par les mêmes esclaves, ministres de sa fureur, dans une maison où la vieille eut grand soin de moi. Je gardai le lit quatre mois. Enfin je guéris; mais les cicatrices que vous vîtes hier, contre mon intention, me sont restées depuis.
Dès que je fus en état de marcher et de sortir, je voulus retourner à la maison que j'avais eue de mon premier mari; mais je n'y trouvai que la place. Mon second époux, dans l'excès de sa colère, ne s'était pas contenté de la faire abattre, il avait fait même raser toute la rue où elle était située. Cette violence était sans doute inouïe; mais contre qui aurais-je fait ma plainte?
Désolée, dépourvue de toutes choses, j'eus recours à ma chère sœur Zobéide, qui vient de raconter son histoire à Votre Majesté, et je lui fis le récit de ma disgrâce. Elle me reçut avec sa bonté ordinaire, et m'exhorta à la supporter patiemment. Enfin, après m'avoir donné mille marques d'amitié, elle me présenta ma cadette, qui s'était retirée chez elle après la mort de notre mère.
Ainsi, remerciant Dieu de nous avoir toutes trois rassemblées, nous résolûmes de vivre libres sans nous séparer jamais. Il y a longtemps que nous menons cette vie tranquille; et comme je suis chargée de la dépense de la maison, je me fais un plaisir d'aller moi-même faire les provisions dont nous avons besoin. J'en allai acheter hier, et les fis apporter par un porteur, homme d'esprit et d'humeur agréable, que nous retînmes pour nous divertir. Votre Majesté sait le reste. Le calife Haroun-al-Raschid fut très-content d'avoir appris ce qu'il voulait savoir, et témoigna publiquement l'admiration que lui causait tout ce qu'il venait d'entendre.
Sire, continua Scheherazade, le calife, ayant satisfait sa curiosité, voulut donner des marques de sa grandeur et de sa générosité aux Calenders princes, et faire sentir aussi aux trois dames des effets de sa bonté. Sans se servir du ministère de son grand vizir, il dit lui-même à Zobéide: Madame, cette fée qui se fit voir d'abord à vous en serpent, et qui vous a imposé une si rigoureuse loi, ne vous a-t-elle point parlé de sa demeure, ou plutôt ne vous promit-elle pas de vous revoir et de rétablir les deux chiennes en leur premier état?
Commandeur des croyants, répondit Zobéide, j'ai oublié de dire à Votre Majesté que la fée me mit entre les mains un petit paquet de cheveux, en me disant qu'un jour j'aurais besoin de sa présence, et qu'alors si je voulais seulement brûler deux brins de ces cheveux, elle serait à moi dans le moment, quand elle serait au delà du mont Caucase. Hé bien! répliqua le calife, faisons venir la fée; vous ne sauriez l'appeler plus à propos, puisque je le souhaite.
Zobéide y ayant consenti, on apporta du feu, et Zobéide mit dessus tout le paquet de cheveux. A l'instant même le palais s'ébranla, et la fée parut devant le calife, sous la figure d'une dame habillée très-magnifiquement. Commandeur des croyants, dit-elle à ce prince, vous me voyez prête à recevoir vos commandements. La dame qui vient de m'appeler par votre ordre m'a rendu un service important. Pour lui en marquer ma reconnaissance, je l'ai vengée de la perfidie de ses sœurs, en les changeant en chiennes; mais si Votre Majesté le désire, je vais leur rendre leur figure naturelle.
Belle fée, lui répondit le calife, vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir: faites-leur cette grâce: après cela, je chercherai les moyens de les consoler d'une si rude pénitence; mais auparavant, j'ai encore une prière à vous faire en faveur de la dame qui a été si cruellement maltraitée par un mari inconnu. Comme vous savez une infinité de choses, il est à croire que vous n'ignorez pas celle-ci: obligez-moi de me nommer le barbare qui ne s'est pas contenté d'exercer sur elle une si grande cruauté, mais qui lui a même enlevé très-injustement tout le bien qui lui appartenait. Je m'étonne qu'une action si injuste, si inhumaine, et qui fait tort à mon autorité, ne soit pas venue jusqu'à moi.
Pour faire plaisir à Votre Majesté, répliqua la fée, je remettrai les deux chiennes en leur premier état; je guérirai la dame de ses cicatrices, de manière qu'il ne paraîtra pas que jamais elle ait été frappée; et ensuite je vous nommerai celui qui l'a fait maltraiter ainsi.
Le calife envoya chercher les deux chiennes chez Zobéide; et lorsqu'on les eut amenées, on présenta une tasse pleine d'eau à la fée, qui l'avait demandée. Elle prononça dessus des paroles que personne n'entendit, et elle en jeta sur Amine et sur les deux chiennes. Elles furent changées en deux dames d'une beauté surprenante, et les cicatrices d'Amine disparurent. Alors la fée dit au calife: Commandeur des croyants, il faut vous découvrir présentement qui est l'époux inconnu que vous cherchez. Il vous appartient de fort près, puisque c'est le prince Amin, votre fils aîné, frère du prince Mamoun, son cadet. Étant devenu passionnément amoureux de cette dame, sur le récit qu'on lui avait fait de sa beauté, il trouva un prétexte pour l'attirer chez lui, où il l'épousa. C'est tout ce que je puis dire pour satisfaire votre curiosité. En achevant ces paroles, elle salua le calife et disparut.
Ce prince, rempli d'admiration et content des changements qui venaient d'arriver par son moyen, fit des actions dont il sera parlé éternellement. Il fit premièrement appeler le prince Amin, son fils, lui dit qu'il savait son mariage secret, et lui apprit la cause de la blessure d'Amine. Le prince n'attendit pas que son père lui parlât de la reprendre, il la reprit à l'heure même.
Le calife déclara ensuite qu'il donnait son cœur et sa main à Zobéide, et proposa les trois autres sœurs aux trois Calenders, fils de rois, qui les acceptèrent pour femmes avec beaucoup de reconnaissance. Le calife leur assigna à chacun un palais magnifique dans la ville de Bagdad; il les éleva aux premières charges de son empire, et les admit dans ses conseils.
Il n'était pas jour encore lorsque Scheherazade acheva cette histoire, qui avait été tant de fois interrompue et continuée. Cela lui donna lieu d'en commencer une autre. Ainsi, adressant la parole au sultan, elle lui dit:
Sire, sous le règne de ce même calife Haroun-al-Raschid, dont je viens de parler, il y avait à Bagdad un pauvre porteur qui se nommait Hindbad. Un jour qu'il faisait une chaleur excessive, il portait une charge très-pesante d'une extrémité de la ville à une autre. Comme il était fort fatigué du chemin qu'il avait déjà fait, et qu'il lui en restait encore beaucoup à faire, il arriva dans une rue où régnait un doux zéphyr, et dont le pavé était arrosé d'eau de rose. Ne pouvant désirer un vent plus favorable pour se reposer et reprendre de nouvelles forces, il posa sa charge à terre, et s'assit dessus, auprès d'une grande maison.
Il se sut bientôt très-bon gré de s'être arrêté en cet endroit; car son odorat fut agréablement frappé d'un parfum exquis de bois d'aloès et de pastilles, qui sortait par les fenêtres de cet hôtel, et qui, se mêlant avec l'odeur de l'eau de rose, achevait d'embaumer l'air. Outre cela, il ouït en dedans un concert de divers instruments, accompagnés du ramage harmonieux d'un grand nombre de rossignols et d'autres oiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieuse mélodie, et la fumée de plusieurs sortes de viandes qui se faisaient sentir, lui firent juger qu'il y avait là quelque festin, et qu'on s'y réjouissait. Il voulut savoir qui demeurait en cette maison qu'il ne connaissait pas bien, parce qu'il n'avait pas eu occasion de passer souvent par cette rue. Pour satisfaire sa curiosité, il s'approcha de quelques domestiques qu'il vit à la porte, magnifiquement habillés, et demanda à l'un d'entre eux comment s'appelait le maître de cet hôtel. Hé quoi! lui répondit le domestique, vous demeurez à Bagdad, et vous ignorez que c'est ici la demeure du seigneur Sindbad le marin, de ce fameux voyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil éclaire? Le porteur, qui avait ouï parler des richesses de Sindbad, ne put s'empêcher de porter envie à un homme dont la condition lui paraissait aussi heureuse qu'il trouvait la sienne déplorable. L'esprit aigri par ses réflexions, il leva les yeux au ciel, et dit, assez haut pour être entendu: Puissant créateur de toutes choses, considérez la différence qu'il y a entre Sindbad et moi; je souffre tous les jours mille fatigues et mille maux; et j'ai bien de la peine à me nourrir, moi et ma famille, de mauvais pain d'orge, pendant que l'heureux Sindbad dépense avec profusion d'immenses richesses, et mène une vie pleine de délices. Qu'a-t-il fait pour obtenir de vous une destinée si agréable? Qu'ai-je fait pour en mériter une si rigoureuse? En achevant ces paroles, il frappa du pied contre terre, comme un homme entièrement possédé de sa douleur et de son désespoir.
Il était encore occupé de ses tristes pensées, lorsqu'il vit sortir de l'hôtel un valet qui vint à lui, et qui, le prenant par le bras, lui dit: Venez, suivez-moi; le seigneur Sindbad, mon maître, veut vous parler.
Sire, Votre Majesté peut aisément s'imaginer qu'Hindbad ne fut pas peu surpris du compliment qu'on lui faisait. Après le discours qu'il venait de tenir, il avait sujet de craindre que Sindbad ne l'envoyât querir pour lui faire quelque mauvais traitement; c'est pourquoi il voulut s'excuser sur ce qu'il ne pouvait abandonner sa charge au milieu de la rue: mais le valet de Sindbad l'assura qu'on y prendrait garde, et le pressa tellement sur l'ordre dont il était chargé, que le porteur fut obligé de se rendre à ses instances.
Le valet l'introduisit dans une grande salle, où il y avait un bon nombre de personnes autour d'une table couverte de toutes sortes de mets délicats. On voyait à la place d'honneur un personnage grave, bien fait, et vénérable par une longue barbe blanche; et derrière lui était debout une foule d'officiers et de domestiques fort empressés à le servir. Ce personnage était Sindbad. Le porteur, dont le trouble s'augmenta à la vue de tant de monde et d'un festin si superbe, salua la compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s'approcher; et, après l'avoir fait asseoir à sa droite, lui servit à manger lui-même, et lui fit donner à boire d'un excellent vin, dont le buffet était abondamment garni.
Sur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives ne mangeaient plus, prit la parole; et s'adressant à Hindbad, qu'il traita de frère, selon la coutume des Arabes lorsqu'ils se parlent familièrement, lui demanda comment il se nommait et quelle était sa profession. Seigneur, lui répondit-il, je m'appelle Hindbad et je suis porteur de mon métier. Je suis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je vous réponds que la compagnie vous voit aussi avec plaisir; mais je souhaiterais apprendre de vous-même ce que vous disiez tantôt dans la rue. Sindbad, avant de se mettre à table, avait entendu tout son discours par la fenêtre; et c'était ce qui l'avait obligé à le faire appeler.
A cette demande, Hindbad, plein de confusion, baissa la tête, et repartit: Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m'avait mis en mauvaise humeur, et il m'est échappé quelques paroles indiscrètes que je vous supplie de me pardonner. Oh! ne croyez pas, reprit Sindbad, que je sois assez injuste pour en conserver du ressentiment. J'entre dans votre situation; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous plains; mais il faut que je vous tire d'une erreur où vous me paraissez être à mon égard. Vous vous imaginez sans doute que j'ai acquis sans peine et sans travail toutes les commodités et le repos dont vous me voyez jouir; désabusez-vous. Je ne suis parvenu à un état si heureux qu'après avoir souffert durant plusieurs années tous les travaux du corps et de l'esprit que l'imagination peut concevoir. Oui, mes seigneurs, ajouta-t-il en s'adressant à toute la compagnie, je puis vous assurer que ces travaux sont si extraordinaires, qu'ils sont capables d'ôter aux hommes les plus avides de richesses l'envie fatale de traverser les mers pour en acquérir. Vous n'avez peut-être entendu parler que confusément de mes étranges aventures, et des dangers que j'ai courus sur mer dans les sept voyages que j'ai faits; et puisque l'occasion s'en présente, je vais vous en faire un rapport fidèle: je crois que vous ne serez pas fâchés de l'entendre.
Comme Sindbad voulait raconter son histoire particulièrement à cause du porteur, avant que de la commencer, il ordonna qu'on fît porter la charge qu'il avait laissée dans la rue au lieu où Hindbad marqua qu'il souhaitait qu'elle fût portée. Après cela, il parla dans ces termes:
J'avais hérité de ma famille des biens considérables, j'en dissipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse; mais je revins de mon aveuglement, et, rentrant en moi-même, je reconnus que les richesses étaient périssables, et qu'on en voyait bientôt la fin quand on les ménageait aussi mal que je faisais.
Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon patrimoine. Je vendis à l'encan en plein marché tout ce que j'avais de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négociaient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire profiter le peu d'argent qui me restait; et dès que j'eus pris cette résolution, je ne tardai guère à l'exécuter. Je me rendis à Balsora, où je m'embarquai sur un vaisseau que nous avions équipé à frais communs.
Nous mîmes à la voile, et prîmes la route des Indes orientales par le golfe Persique, qui est formé par les côtes de l'Arabie Heureuse à la droite, et par celles de Perse à la gauche.
Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à plusieurs îles, et nous vendîmes et échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis une petite île presque à fleur d'eau, qui ressemblait à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, et permit de prendre terre aux personnes de l'équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent.
Mais dans le temps que nous nous divertissions à boire et à manger, et à nous délasser de la fatigue de la mer, l'île trembla tout à coup, et nous donna une rude secousse...
Sire, Sindbad poursuivant son histoire: On s'aperçut, dit-il, du tremblement de l'île dans le vaisseau, d'où l'on nous cria de nous rembarquer promptement; que nous allions tous périr; que ce que nous prenions pour une île était le dos d'une baleine. Les plus diligents se sauvèrent dans la chaloupe, d'autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j'étais encore sur l'île, ou plutôt sur la baleine, lorsqu'elle se plongea dans la mer, et je n'eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu'on avait apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étaient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut profiter d'un vent frais et favorable qui s'était levé; il fit hisser les voiles, et m'ôta par là l'espérance de gagner le vaisseau.
Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d'un côté, et tantôt d'un autre, je disputai contre eux ma vie tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n'avais plus de force le lendemain, et je désespérais d'éviter la mort, lorsqu'une vague me jeta heureusement contre une île. Le rivage en était haut et escarpé, et j'aurais eu beaucoup de peine à y monter, si quelques racines d'arbres, que la fortune semblait avoir conservées en cet endroit pour mon salut, ne m'en eussent donné le moyen.
Alors, quoique je fusse très-faible à cause du travail de la mer, et parce que je n'avais pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J'en trouvai quelques-unes, et j'eus le bonheur de rencontrer une source d'eau excellente, qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces m'étant revenues, je m'avançai dans l'île, marchant sans tenir de route assurée. J'entrai dans une belle plaine, où j'aperçus de loin un cheval qui paissait. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la crainte et la joie, car j'ignorais si je n'allais pas chercher ma perte plutôt qu'une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai, en approchant, que c'était une cavale attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention; mais, pendant que je la regardais, j'entendis la voix d'un homme qui parlait sous terre. Un moment ensuite cet homme parut, vint à moi, et me demanda qui j'étais. Je lui racontai mon aventure; après quoi, me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte, où il y avait d'autres personnes qui ne furent pas moins étonnées de me voir que je ne l'étais de les trouver là.
Je mangeai de quelques mets qu'ils me présentèrent; puis, leur ayant demandé ce qu'ils faisaient dans un lieu qui me paraissait si désert, ils me répondirent qu'ils étaient palefreniers du roi Mihrage, souverain de cette île; que chaque année, dans la même saison, ils avaient coutume d'y amener les cavales du roi, pour leur faire manger d'une sorte d'herbe toute particulière qui croissait dans cet endroit; qu'ensuite ils les ramenaient et que les chevaux qui naissaient de ces cavales étaient, par la vertu de cette herbe, plus beaux et plus forts que tous les autres, et destinés aux écuries du roi.
Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l'île avec les cavales, et je les accompagnai. A notre arrivée, le roi Mihrage, à qui je fus présenté, me demanda qui j'étais, et par quelle aventure je me trouvais dans ses États. Dès que j'eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu'il prenait beaucoup de part à mon malheur. En même temps il ordonna qu'on eût soin de moi, et que l'on me fournît toutes les choses dont j'aurais besoin. Cela fut exécuté d'une manière que j'eus sujet de me louer de sa générosité et de l'exactitude de ses officiers.
Comme j'étais marchand, je fréquentai les gens de ma profession. Je recherchais particulièrement ceux qui étaient étrangers, tant pour apprendre d'eux des nouvelles de Bagdad que pour en trouver quelqu'un avec qui je pusse y retourner; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer, et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différents endroits du monde. Comme j'étais un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu'il fut à l'ancre, on commença de décharger les marchandises; et les marchands à qui elles appartenaient les faisaient transporter dans les magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l'écriture qui marquait à qui ils étaient, je vis mon nom dessus. Et après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fussent ceux que j'avais fait charger sur le vaisseau où je m'étais embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine; mais comme j'étais persuadé qu'il me croyait mort, je l'abordai, et lui demandai à qui appartenaient les ballots que je voyais. J'avais sur mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour que nous étions près d'une île, à ce qu'il nous paraissait, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette île prétendue, qui n'était autre chose qu'une baleine d'une grosseur énorme, qui s'était endormie à fleur d'eau. Elle ne se sentit pas plutôt échauffée par le feu qu'on avait allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu'elle commença de se mouvoir et de s'enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étaient dessus se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étaient à lui, et j'ai résolu de les négocier jusqu'à ce que je rencontre quelqu'un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j'aurai fait avec le principal. Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l'est pas: et ces ballots sont mon bien et ma marchandise...
Sindbad, poursuivant son histoire, dit à la compagnie:
Quand le capitaine du vaisseau m'entendit parler ainsi: Grand Dieu! s'écria-t-il, à qui se fier aujourd'hui? il n'y a plus de bonne foi parmi les hommes. J'ai vu de mes propres yeux périr Sindbad; les passagers qui étaient sur mon bord l'ont vu comme moi, et vous osez dire que vous êtes ce Sindbad? Quelle audace! Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la grâce d'écouter ce que j'ai à vous dire. Hé bien! reprit-il, que direz-vous? Parlez, je vous écoute. Je lui racontai alors de quelle manière je m'étais sauvé, et par quelle aventure j'avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m'avaient amené à sa cour.
Il se sentit ébranlé de mon discours; mais il fut bientôt persuadé que je n'étais pas un imposteur; car il arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands compliments, en me témoignant la joie qu'ils avaient de me voir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même; et, se jetant à mon cou: Dieu soit loué, me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé à un si grand danger! je ne puis vous marquer assez le plaisir que j'en ressens. Voilà votre bien, prenez-le, il est à vous, faites-en ce qu'il vous plaira. Je le remerciai, je louai sa probité; et, pour la reconnaître, je le priai d'accepter quelques marchandises que je lui présentai; mais il les refusa.
Je choisis ce qu'il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j'en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgrâce qui m'était arrivée, il me demanda où j'avais pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer; il eut la bonté de m'en témoigner de la joie; il accepta mon présent, et m'en fit de beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui, et me rembarquai sur le même vaisseau. Nous passâmes par plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d'où j'arrivai en cette ville avec la valeur d'environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J'achetai des esclaves de l'un et de l'autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je m'établis, résolu d'oublier les maux que j'avais soufferts, et de jouir des plaisirs de la vie.
Sindbad s'étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d'instruments de recommencer leurs concerts, qu'il avait interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu'au soir de boire et de manger; et lorsqu'il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur: Prenez, Hindbad, lui dit-il; retournez chez vous, et revenez demain entendre la suite de mes aventures.
Hindbad s'habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d'un air riant, et lui fit mille caresses. D'abord que les conviés furent tous arrivés, on servit et on tint table fort longtemps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et s'adressant à la compagnie: Mes seigneurs, dit-il, je vous prie de me donner audience, et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage; elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier. Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes:
J'avais résolu, après mon premier voyage, de passer tranquillement le reste de mes jours à Bagdad, comme j'eus l'honneur de vous le dire hier. Mais je ne fus pas longtemps sans m'ennuyer d'une vie oisive; l'envie de voyager et de négocier par mer me reprit: j'achetai des marchandises propres à faire le trafic que je méditais, et je partis une seconde fois avec d'autres marchands dont la probité m'était connue. Nous nous embarquâmes sur un bon navire; et après nous être recommandés à Dieu, nous commençâmes notre navigation.
Nous allions d'îles en îles, et nous y faisions des trocs fort avantageux. Un jour nous descendîmes en une qui était couverte de plusieurs sortes d'arbres fruitiers, mais si déserte, que nous n'y découvrîmes aucune habitation, ni même aucune personne. Nous allâmes prendre l'air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosaient.
Pendant que les uns se divertissaient à cueillir des fleurs et les autres des fruits, je pris mes provisions et du vin que j'avais porté, et m'assis près d'une eau coulante entre de grands arbres qui formaient un bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j'avais; après quoi le sommeil vint s'emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis longtemps; mais quand je me réveillai je ne vis plus le navire à l'ancre...
Je fus bien étonné, dit Sindbad, de ne plus voir le vaisseau à l'ancre; je me levai, je regardai de toutes parts, et je ne vis pas un des marchands qui étaient descendus dans l'île avec moi. J'aperçus seulement le navire à la voile, mais si éloigné, que je le perdis de vue peu de temps après.
Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste. Mais tous mes regrets étaient inutiles, et mon repentir hors de saison.
A la fin, je me résignai à la volonté de Dieu, et, sans savoir ce que je deviendrais, je montai au haut d'un grand arbre, d'où je regardai de tous côtés, pour voir si je ne découvrirais rien qui pût me donner quelque espérance. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que l'eau et le ciel; mais ayant aperçu du côté de la terre quelque chose de blanc, je descendis de l'arbre; et, avec ce qui me restait de vivres, je marchai vers cette blancheur, qui était si éloignée, que je ne pouvais pas bien distinguer ce que c'était.
Lorsque j'en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c'était une boule blanche, d'une hauteur et d'une grosseur prodigieuses. Dès que j'en fus près, je la touchai et la trouvai fort douce. Je tournai alentour pour voir s'il n'y avait point d'ouverture; je n'en pus découvrir aucune, et il me parut qu'il était impossible de monter dessus, tant elle était unie. Elle pouvait avoir cinquante pas en rondeur.
Le soleil alors était près de se coucher. L'air s'obscurcit tout à coup, comme s'il eût été couvert d'un nuage épais. Mais si je fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage, quand je m'aperçus que celui qui la causait était un oiseau d'une grandeur et d'une grosseur extraordinaires, qui s'avançait de mon côté en volant. Je me souvins d'un oiseau appelé roc, dont j'avais souvent ouï parler aux matelots, et je conçus que la grosse boule que j'avais tant admirée devait être un œuf de cet oiseau. En effet, il s'abattit et se posa dessus, comme pour le couver. En le voyant venir, je m'étais serré fort près de l'œuf, de sorte que j'eus devant moi un pied de l'oiseau, et ce pied était aussi gros qu'un gros tronc d'arbre. Je m'y attachai fortement avec la toile dont mon turban était environné, dans l'espérance que le roc, lorsqu'il reprendrait son vol le lendemain, m'emporterait hors de cette île déserte. Effectivement, après avoir passé la nuit en cet état, d'abord qu'il fut jour l'oiseau s'envola, et m'enleva si haut, que je ne voyais plus la terre; puis il descendit avec tant de rapidité, que je ne me sentais pas. Lorsque le roc fut posé, et que je me vis à terre, je déliai promptement le nœud qui me tenait attaché à son pied. J'avais à peine achevé de me détacher, qu'il donna du bec sur un serpent d'une longueur inouïe. Il le prit et s'envola aussitôt.
Le lieu où il me laissa était une vallée très-profonde, environnée de toutes parts de montagnes si hautes qu'elles se perdaient dans la nue, et tellement escarpées qu'il n'y avait aucun chemin par où l'on y pût monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi; et, comparant cet endroit à l'île déserte que je venais de quitter, je trouvai que je n'avais rien gagné au change.
En marchant par cette vallée, je remarquai qu'elle était parsemée de diamants, dont il y en avait d'une grosseur surprenante; je pris beaucoup de plaisir à les regarder; mais j'aperçus bientôt de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaisir, et que je ne pus voir sans effroi. C'était un grand nombre de serpents si gros et si longs, qu'il n'y en avait pas un qui n'eût englouti un éléphant. Ils se retiraient pendant le jour dans leurs antres, où ils se cachaient à cause du roc, leur ennemi, et ils n'en sortaient que la nuit.
Je passai la journée à me promener dans la vallée, et à me reposer de temps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le soleil se coucha; et, à l'entrée de la nuit, je me retirai dans une grotte où je jugeai que je serais en sûreté. J'en bouchai l'entrée, qui était basse et étroite, avec une pierre assez grosse, pour me garantir des serpents, mais qui n'était pas assez juste pour empêcher qu'il n'y pénétrât un peu de lumière. Je soupai d'une partie de mes provisions, au bruit des serpents qui commencèrent à paraître. Leurs affreux sifflements me causèrent une frayeur extrême, et ne me permirent pas, comme vous pouvez penser, de passer la nuit fort tranquillement. Le jour étant venu, les serpents se retirèrent. Alors je sortis de ma grotte en tremblant, et je puis dire que je marchai longtemps sur des diamants sans en avoir la moindre envie. A la fin je m'assis; et malgré l'inquiétude dont j'étais agité, comme je n'avais pas fermé l'œil de toute la nuit, je m'endormis, après avoir fait encore un repas de mes provisions. Mais j'étais à peine assoupi, que quelque chose qui tomba près de moi avec grand bruit me réveilla. C'était une grosse pièce de viande fraîche, et, dans le moment, j'en vis rouler plusieurs autres du haut des rochers, en différents endroits.
J'avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir ce que j'avais ouï dire plusieurs fois à des matelots et à d'autres personnes, touchant la vallée des diamants, et l'adresse dont se servaient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu'ils m'avaient dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée dans le temps que les aigles ont des petits. Ils découpent de la viande et la jettent par grosses pièces dans la vallée; les diamants sur la pointe desquels elles tombent, s'y attachent. Les aigles, qui sont en ce pays-là plus forts qu'ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande, et les emportent dans leurs nids au haut des rochers pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands, courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles à s'éloigner, et prennent les diamants qu'ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette ruse, parce qu'il n'y a pas d'autre moyen de tirer les diamants de cette vallée, qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre.
J'avais cru jusque-là qu'il ne me serait pas impossible de sortir de cet abîme, que je regardais comme mon tombeau; mais je changeai de sentiment; et ce que je venais de voir me donna lieu d'imaginer le moyen de conserver ma vie....
Sindbad continua de raconter les aventures de son second voyage à la compagnie qui l'écoutait: Je commençai, dit-il, par amasser les plus gros diamants qui se présentèrent à mes yeux, et j'en remplis la bourse de cuir qui m'avait servi à mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue, et l'attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet état je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir attachée à ma ceinture, de manière qu'elle ne pouvait tomber.
Je ne fus pas plutôt dans cette situation, que les aigles vinrent chacune se saisir d'une pièce de viande qu'elles emportèrent; et une des plus puissantes m'ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont j'étais enveloppé, me porta au haut de la montagne, jusque dans son nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour épouvanter les aigles; et lorsqu'ils les eurent obligées à quitter leur proie, un d'entre eux s'approcha de moi; mais il fut saisi de crainte quand il m'aperçut. Il se rassura pourtant, et au lieu de s'informer par quelle aventure je me trouvais là, il commença de me quereller, en me demandant pourquoi je lui ravissais son bien. Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d'humanité lorsque vous m'aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je; j'ai des diamants pour vous et pour moi plus que n'en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S'ils en ont, ce n'est que par hasard; mais j'ai choisi moi-même, au fond de la vallée, ceux que j'apporte dans cette bourse que vous voyez. En-disant cela, je la lui montrai. Je n'avais pas achevé de parler, que les autres marchands, qui m'aperçurent, s'attroupèrent autour de moi, fort étonnés de me voir; et j'augmentai leur surprise par le récit de mon histoire. Ils n'admirèrent pas tant le stratagème que j'avais imaginé pour me sauver que ma hardiesse à le tenter.
Ils m'emmenèrent au logement où ils demeuraient tous ensemble; et là, leur ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes diamants les surprit, et ils m'avouèrent que, dans toutes les cours où ils avaient été, ils n'en avaient pas vu un qui en approchât. Je priai le marchand à qui appartenait le nid où j'avais été transporté (car chaque marchand avait le sien), d'en choisir pour sa part autant qu'il en voudrait. Il se contenta d'en prendre un seul, encore le prit-il des moins gros; et comme je le pressais d'en recevoir d'autres sans craindre de me faire du tort: Non, me dit-il; je suis fort satisfait, de celui-ci, qui est assez précieux pour m'épargner la peine de faire désormais d'autres voyages pour l'établissement de ma petite fortune.
Il y avait déjà plusieurs jours que les marchands jetaient des pièces de viande dans la vallée; et comme chacun paraissait content des diamants qui lui étaient échus, nous partîmes le lendemain tous ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avait des serpents d'une longueur prodigieuse, que nous eûmes le bonheur d'éviter. Enfin, après avoir touché à plusieurs villes marchandes en terre ferme, nous abordâmes à Balsora, d'où je me rendis à Bagdad. J'y fis d'abord de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste des richesses immenses que j'avais apportées et gagnées avec tant de fatigues.
Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit donner encore cent sequins à Hindbad, qu'il invita à venir le lendemain entendre le récit du troisième.
Les conviés retournèrent chez eux, et revinrent le jour suivant à la même heure, de même que le porteur, qui avait déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table; et après le repas, Sindbad, ayant demandé audience, fit de cette sorte le détail de son troisième voyage.
J'eus bientôt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que je menais, le souvenir des dangers que j'avais courus dans mes deux voyages; mais comme j'étais à la fleur de mon âge, je m'ennuyai de vivre dans le repos; et, m'étourdissant sur les nouveaux périls que je voulais affronter, je partis de Bagdad avec de riches marchandises du pays, que je fis transporter à Balsora. Là, je m'embarquai encore avec d'autres marchands. Nous fîmes une longue navigation, et nous abordâmes à plusieurs ports, où nous fîmes un commerce considérable.
Un jour que nous étions en pleine mer, nous fûmes battus d'une tempête horrible qui nous fit perdre notre route. Elle continua plusieurs jours, et nous poussa devant le port d'une île où le capitaine aurait fort souhaité de se dispenser d'entrer; mais nous fûmes bien obligés d'y aller mouiller. Lorsqu'on eut plié les voiles, le capitaine nous dit: Cette île, et quelques autres voisines, sont habitées par des sauvages tout velus qui vont venir nous assaillir. Quoique ce soient des nains, notre malheur veut que nous ne fassions pas la moindre résistance, parce qu'ils sont en plus grand nombre que les sauterelles, et que s'il nous arrivait d'en tuer quelqu'un, ils se jetteraient tous sur nous et nous assommeraient...
Le discours du capitaine, dit Sindbad, mit tout l'équipage dans une grande consternation, et nous connûmes bientôt que ce qu'il venait de nous dire n'était que trop véritable. Nous vîmes paraître une multitude innombrable de sauvages hideux, couverts par tout le le corps d'un poil roux, et hauts seulement de deux pieds. Ils se jetèrent à la nage, et environnèrent en peu de temps notre vaisseau. Ils nous parlaient en approchant; mais nous n'entendions pas leur langage. Ils se prirent aux bords et aux cordages du navire, et grimpèrent de tous côtés jusqu'au tillac, avec une si grande agilité et avec tant de vitesse, qu'il ne paraissait pas qu'ils posassent leurs pieds.
Nous leur vîmes faire cette manœuvre avec la frayeur que vous pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en défense, ni leur dire un seul mot, pour tâcher de les détourner de leur dessein, que nous soupçonnions d'être funeste. Effectivement, ils délièrent les voiles, coupèrent le câble de l'ancre sans se donner la peine de la retirer; et après avoir fait approcher de terre le vaisseau, ils nous firent tous débarquer. Ils emmenèrent ensuite le navire en une autre île d'où ils étaient venus. Tous les voyageurs évitaient avec soin celle où nous étions alors; et il était très-dangereux de s'y arrêter, pour la raison que vous allez entendre; mais il nous fallut prendre notre mal en patience.
Nous nous éloignâmes du rivage, et en nous avançant dans l'île, nous trouvâmes quelques fruits et des herbes, dont nous mangeâmes, pour prolonger le dernier moment de notre vie, le plus qu'il nous était possible; car nous nous attendions tous à une mort certaine. En marchant, nous aperçûmes assez loin de nous un grand édifice, vers lequel nous tournâmes nos pas. C'était un palais bien bâti et fort élevé, qui avait une porte d'ébène à deux battants, que nous ouvrîmes en la poussant. Nous entrâmes dans la cour, et nous vîmes en face un vaste appartement avec un vestibule, où il y avait, d'un côté, un monceau d'ossements humains, et de l'autre, une infinité de broches à rôtir. Nous tremblâmes à ce spectacle; et comme nous étions fatigués d'avoir marché, les jambes nous manquèrent: nous tombâmes par terre, saisis d'une frayeur mortelle, et nous y demeurâmes très-longtemps immobiles.
Le soleil se couchait: tandis que nous étions dans l'état pitoyable que je viens de vous dire, la porte de l'appartement s'ouvrit avec beaucoup de bruit, et aussitôt nous en vîmes sortir une horrible figure d'homme noir de la hauteur d'un grand palmier. Il avait au milieu du front un seul œil, rouge et ardent comme un charbon allumé, les dents de devant, qu'il avait fort longues et fort aiguës, lui sortaient de la bouche, qui n'était pas moins fendue que celle d'un cheval; et la lèvre inférieure lui descendait sur la poitrine. Ses oreilles ressemblaient à celles d'un éléphant, et lui couvraient les épaules. Il avait les ongles crochus et longs comme les griffes des plus grands oiseaux. A la vue d'un géant si effroyable, nous perdîmes tous connaissance, et demeurâmes comme morts.
A la fin nous revînmes à nous, et nous le vîmes assis sous le vestibule, qui nous examinait de tout son œil. Quand il nous eut bien considérés, il s'avança vers nous; et s'étant approché, il étendit la main sur moi, me prit par la nuque du cou, et me tourna de tous côtés, comme un boucher qui manie une tête de mouton. Après m'avoir bien regardé, voyant que j'étais si maigre que je n'avais que la peau et les os, il me lâcha. Il prit les autres tour à tour, les examina de la même manière; et comme le capitaine était le plus gras de tout l'équipage, il le tint d'une main, ainsi que j'aurais tenu un moineau, et lui passa une broche au travers du corps; ayant ensuite allumé un grand feu, il le fit rôtir, et le mangea à son souper, dans l'appartement où il s'était retiré. Ce repas achevé, il revint sous le vestibule, où il se coucha, et s'endormit en ronflant d'une manière plus bruyante que le tonnerre. Son sommeil dura jusqu'au lendemain matin. Pour nous, il ne nous fut pas possible de goûter la douceur du repos, et nous passâmes la nuit dans la plus cruelle inquiétude dont on puisse être agité. Le jour étant venu, le géant se réveilla, se leva, sortit, et nous laissa dans le palais.
Lorsque nous le crûmes éloigné, nous rompîmes le triste silence que nous avions gardé toute la nuit; et nous affligeant tous comme à l'envi l'un de l'autre, nous fîmes retentir le palais de plaintes et de gémissements. Quoique nous fussions en assez grand nombre, et que nous n'eussions qu'un seul ennemi, nous n'eûmes pas d'abord la pensée de nous délivrer de lui par sa mort. Cette entreprise, bien que fort difficile à exécuter, était pourtant celle que nous devions naturellement former.
Nous délibérâmes sur plusieurs autres partis; mais nous ne nous déterminâmes à aucun; et, nous soumettant à ce qu'il plairait à Dieu d'ordonner de notre sort, nous passâmes la journée à parcourir l'île, en nous nourrissant de fruits et de plantes comme le jour précédent. Sur le soir, nous cherchâmes quelque endroit pour nous mettre à couvert; mais nous n'en trouvâmes point, et nous fûmes obligés, malgré nous, de retourner au palais.
Le géant ne manqua pas d'y revenir, et de souper encore d'un de nos compagnons: après quoi il s'endormit, et ronfla jusqu'au jour, qu'il sortit, et nous laissa comme il avait déjà fait. Notre condition nous parut si affreuse, que plusieurs de nos camarades furent sur le point d'aller se précipiter dans la mer, plutôt que d'attendre une mort si étrange; et ceux-là excitaient les autres à suivre leur conseil. Mais un de la compagnie, prenant alors la parole: Il nous est défendu, dit-il, de nous donner nous-mêmes la mort; et quand cela serait permis, n'est-il pas plus raisonnable que nous songions au moyen de nous défaire du barbare qui nous destine un trépas si funeste?
Comme il m'était venu dans l'esprit un projet sur cela, je le communiquai à mes camarades, qui l'approuvèrent. Mes frères, leur dis-je alors, vous savez qu'il y a beaucoup de bois le long de la mer; si vous m'en croyez, construisons plusieurs radeaux qui puissent nous porter; et lorsqu'ils seront achevés, nous les laisserons sur la côte jusqu'à ce que nous jugions à propos de nous en servir. Cependant nous exécuterons le dessein que je vous ai proposé pour nous délivrer du géant; s'il réussit, nous pourrons attendre ici avec patience qu'il passe quelque vaisseau qui nous retire de cette île fatale; si au contraire nous manquons notre coup, nous gagnerons promptement nos radeaux, et nous nous mettrons en mer. J'avoue qu'en nous exposant à la fureur des flots sur de si fragiles bâtiments, nous courons risque de perdre la vie; mais quand nous devrions périr, n'est-il pas plus doux de nous laisser ensevelir dans la mer que dans les entrailles de ce monstre, qui a déjà dévoré deux de nos compagnons? Mon avis fut goûté de tout le monde, et nous construisîmes des radeaux capables de porter trois personnes.
Nous retournâmes au palais vers la fin du jour, et le géant y arriva peu de temps après nous. Il fallut encore nous résoudre à voir rôtir un de nos camarades. Mais enfin, voici de quelle manière nous nous vengeâmes de la cruauté du géant. Après qu'il eut achevé son détestable souper, il se coucha sur le dos et s'endormit. D'abord que nous l'entendîmes ronfler selon sa coutume, neuf des plus hardis d'entre nous, et moi, nous prîmes chacun une broche, nous en mîmes la pointe dans le feu pour la faire rougir, et ensuite nous la lui enfonçâmes dans l'œil en même temps, et nous le lui crevâmes.
La douleur que sentit le géant lui fit pousser un cri effroyable. Il se leva brusquement, et étendit les mains de tous côtés pour se saisir de quelqu'un de nous, afin de le sacrifier à la rage; mais nous eûmes le temps de nous éloigner de lui, et de nous jeter contre terre dans les endroits où il ne pouvait nous rencontrer sous ses pieds. Après nous avoir cherchés vainement, il trouva la porte à tâtons, et sortit avec des hurlements épouvantables...
Nous sortîmes du palais après le géant, poursuivit Sindbad, et nous nous rendîmes au bord de la mer, dans l'endroit où étaient nos radeaux. Nous les mîmes d'abord à l'eau, et nous attendîmes qu'il fît jour pour nous jeter dessus, supposé que nous vissions le géant venir à nous avec quelque guide de son espèce; mais nous nous flattions que s'il ne paraissait pas lorsque le soleil serait levé, et que nous n'entendissions plus ses hurlements, que nous ne cessions pas d'ouïr, ce serait une marque qu'il aurait perdu la vie; et en ce cas, nous nous proposions de rester dans l'île, et de ne pas nous risquer sur nos radeaux. Mais à peine fut-il jour, que nous aperçûmes notre cruel ennemi, accompagné de deux géants à peu près de sa grandeur qui le conduisaient et d'un assez grand nombre d'autres encore qui marchaient devant lui à pas précipités.
A cet objet, nous ne balançâmes point à nous jeter sur nos radeaux, et nous commençâmes à nous éloigner du rivage à force de rames. Les géants, qui s'en aperçurent, se munirent de grosses pierres, accoururent sur la rive, entrèrent même dans l'eau jusqu'à la moitié du corps, et nous les jetèrent si adroitement, qu'à la réserve du radeau sur lequel j'étais, tous les autres en furent brisés, et les hommes qui étaient dessus se noyèrent. Pour moi et mes deux compagnons, comme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouvâmes les plus avancés dans la mer, et hors de la portée des pierres.
Quand nous fûmes en pleine mer, nous devînmes le jouet du vent et des flots, qui nous jetaient tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et nous passâmes ce jour-là et la nuit suivante dans une cruelle incertitude de notre destinée, mais le lendemain nous eûmes le bonheur d'être poussés contre une île, où nous nous sauvâmes avec bien de la joie. Nous y trouvâmes d'excellents fruits, qui nous furent d'un grand secours pour réparer les forces que nous avions perdues.
Sur le soir, nous nous endormîmes sur le bord de la mer; mais nous fûmes réveillés par le bruit qu'un serpent, long comme un palmier, faisait de ses écailles en rampant sur la terre. Il se trouva si près de nous, qu'il engloutit un de mes deux camarades, malgré les cris et les efforts qu'il put faire pour se débarrasser du serpent, qui, le secouant à plusieurs reprises, l'écrasa contre terre, et acheva de l'avaler. Nous prîmes aussitôt la fuite, l'autre camarade et moi; et quoique nous fussions assez éloignés, nous entendîmes quelque temps après un bruit qui nous fit juger que le serpent rendait les os du malheureux qu'il avait surpris. En effet, nous les vîmes le lendemain avec horreur. O Dieu! m'écriai-je alors, à quoi sommes-nous exposés! Nous nous réjouissions hier d'avoir dérobé nos vies à la cruauté d'un géant et à la fureur des eaux, et nous voilà tombés dans un péril qui n'est pas moins terrible.
Nous remarquâmes, en nous promenant, un gros arbre fort haut, sur lequel nous projetâmes de passer la nuit suivante pour nous mettre en sûreté. Nous mangeâmes encore des fruits comme le jour précédent; et, à la fin du jour, nous montâmes sur l'arbre. Nous entendîmes bientôt le serpent, qui vint en sifflant jusqu'au pied de l'arbre où nous étions. Il s'éleva contre le tronc, et, rencontrant mon camarade qui était plus bas que moi, il l'engloutit tout d'un coup, et se retira.
Je demeurai sur l'arbre jusqu'au jour, et alors j'en descendis plus mort que vif. Effectivement, je ne pouvais attendre un autre sort que celui de mes deux compagnons; et cette pensée me faisant frémir d'horreur, je fis quelques pas pour m'aller jeter dans la mer; mais comme il est doux de vivre le plus longtemps qu'on peut, je résistai à ce mouvement de désespoir, et me soumis à la volonté de Dieu, qui dispose à son gré de nos vies.
Je ne laissai pas toutefois d'amasser une grande quantité de menu bois, de ronces et d'épines sèches. J'en fis plusieurs fagots que je liai ensemble, après en avoir fait un grand cercle autour de l'arbre, et j'en liai quelques-uns en travers par-dessus pour me couvrir la tête. Cela étant fait, je m'enfermai dans ce cercle à l'entrée de la nuit, avec la triste consolation de n'avoir rien négligé pour me garantir du cruel sort qui me menaçait. Le serpent ne manqua pas de revenir et de tourner autour de l'arbre, cherchant à me dévorer; mais il n'y put réussir, à cause du rempart que je m'étais fabriqué; et il fit en vain, jusqu'au jour, le manége d'un chat qui assiége une souris dans un asile qu'il ne peut forcer. Enfin, le jour étant venu, il se retira; mais je n'osai sortir de mon fort que le soleil ne parût.
Je me trouvai si fatigué du travail qu'il m'avait donné, j'avais tant souffert de son haleine empestée, que la mort me paraissant préférable à cette horreur, je m'éloignai de l'arbre, et, sans me souvenir de la résignation où j'étais le jour précédent, je courus vers la mer, dans le dessein de m'y précipiter la tête la première.....
Sire, Sindbad, poursuivant son troisième voyage: Dieu dit-il, fut touché de mon désespoir: dans le temps que j'allais me jeter dans la mer, j'aperçus un navire assez éloigné du rivage. Je criai de toute ma force pour me faire entendre, et je dépliai la toile de mon turban pour qu'on me remarquât. Cela ne fut pas inutile: tout l'équipage m'aperçut, et le capitaine m'envoya la chaloupe. Quand je fus à bord, les marchands et les matelots me demandèrent avec beaucoup d'empressement par quelle aventure je m'étais trouvé dans cette île déserte; et après que je leur eus raconté tout ce qui m'était arrivé, les plus anciens me dirent qu'ils avaient plusieurs fois entendu parler des géants qui demeuraient en cette île; qu'on leur avait assuré que c'étaient des anthropophages, et qu'ils mangeaient les hommes crus aussi bien que rôtis.
Nous courûmes la mer quelque temps; nous touchâmes à plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à celle de Salahat, d'où l'on tire le sandal, qui est un bois de grand usage dans la médecine. Nous entrâmes dans le port, et nous y mouillâmes. Les marchands commencèrent à faire débarquer leurs marchandises pour les vendre ou les échanger. Pendant ce temps-là, le capitaine m'appela et me dit: Frère, j'ai en dépôt des marchandises qui appartiennent à un marchand qui a navigué quelque temps sur mon navire. Comme ce marchand est mort, je les fais valoir pour en rendre compte à ses héritiers, lorsque j'en rencontrerai quelqu'un. Les ballots dont il entendait parler étaient déjà sur le tillac. Il me les montra, en me disant: Voilà les marchandises en question; j'espère que vous voudrez bien vous charger d'en faire commerce, sous la condition du droit dû à la peine que vous prendrez. J'y consentis, en le remerciant de ce qu'il me donnait occasion de ne pas demeurer oisif.
L'écrivain du navire enregistrait tous les ballots, avec les noms des marchands à qui ils appartenaient. Comme il demandait au capitaine sous quel nom il voulait qu'il enregistrât ceux dont il venait de me charger: Écrivez, lui répondit-il, sous le nom de Sindbad le marin. Je ne pus m'entendre nommer sans émotion; et, envisageant le capitaine, je le reconnus pour celui qui, dans mon second voyage, m'avait abandonné dans l'île où je m'étais endormi au bord d'un ruisseau, et qui avait remis à la voile sans m'attendre ou me faire chercher. Je ne me l'étais pas remis d'abord, à cause du changement qui s'était fait en sa personne depuis le temps que je ne l'avais vu.
Pour lui, qui me croyait mort, il ne faut pas s'étonner s'il ne me reconnut pas. Capitaine, lui dis-je, est-ce que le marchand à qui étaient ces ballots s'appelait Sindbad. Oui, me répondit-il, il se nommait de la sorte; il était de Bagdad, et il s'était embarqué sur mon vaisseau à Balsora. Un jour que nous descendîmes dans une île pour faire de l'eau et prendre quelques rafraîchissements, je ne sais par quelle méprise je remis à la voile sans prendre garde qu'il ne s'était pas embarqué avec les autres. Nous ne nous en aperçûmes, les marchands et moi, que quatre heures après. Nous avions le vent en poupe, et si frais, qu'il ne nous fut pas possible de revirer de bord pour aller le reprendre. Vous le croyez donc mort? repris-je. Assurément, repartit-il. Hé bien! capitaine, lui répliquai-je, ouvrez les yeux, et reconnaissez ce Sindbad que vous laissâtes dans cette île déserte. Je m'endormis au bord d'un ruisseau; et quand je me réveillai, je ne vis plus personne de l'équipage. A ces mots, le capitaine s'attacha à me regarder...
Le capitaine, dit Sindbad, après m'avoir fort attentivement considéré, me reconnut enfin. Dieu soit loué! s'écria-t-il en m'embrassant; je suis ravi que la fortune ait réparé ma faute. Voilà vos marchandises, que j'ai toujours pris soin de conserver et de faire valoir dans tous les ports où j'ai abordé. Je vous les rends avec le profit que j'en ai tiré. Je les pris, en témoignant au capitaine toute la reconnaissance que je lui devais.
De l'île de Salahat nous allâmes à une autre, où je me fournis de clous de girofle, de cannelle et d'autres épiceries. Quand nous nous en fûmes éloignés, nous vîmes une tortue qui avait vingt coudées en longueur et en largeur; nous remarquâmes aussi un poisson qui tenait de la vache; il avait du lait, et sa peau est d'une si grande dureté, qu'on en fait ordinairement des boucliers. J'en vis un autre qui avait la figure et la couleur d'un chameau. Enfin, après une longue navigation, j'arrivai à Balsora, et de là je revins en cette ville de Bagdad avec tant de richesses, que j'en ignorais la quantité. J'en donnai encore aux pauvres une partie considérable, et j'ajoutai d'autres grandes terres à celles que j'avais déjà acquises.
Sindbad acheva ainsi l'histoire de son troisième voyage. Il fit donner ensuite cent autres sequins à Hindbad, en l'invitant au repas du lendemain et au récit du quatrième voyage. Hindbad et la compagnie se retirèrent; et le jour suivant étant revenu, Sindbad prit la parole sur la fin du dîner, et continua ses aventures.
Les plaisirs, dit-il, et les divertissements que je pris après mon troisième voyage n'eurent pas des charmes assez puissants pour me déterminer à ne pas voyager davantage. Je me laissai encore entraîner à la passion de trafiquer et de voir des choses nouvelles. Je mis donc ordre à mes affaires; et ayant fait un fonds de marchandises de débit dans les lieux où j'avais dessein d'aller, je partis. Je pris la route de la Perse, dont je traversai plusieurs provinces, et j'arrivai à un port de mer, où je m'embarquai. Nous mîmes à la voile, et nous avions déjà touché à plusieurs ports de terre ferme et à quelques îles orientales, lorsque, faisant un jour un grand trajet, nous fûmes surpris d'un coup de vent, qui obligea le capitaine à faire amener les voiles, et à donner tous les ordres nécessaires pour prévenir le danger dont nous étions menacés. Mais toutes nos précautions furent inutiles; la manœuvre ne réussit pas bien; les voiles furent déchirées en mille pièces; et le vaisseau, ne pouvant plus être gouverné, donna sur des récifs, et se brisa de manière qu'un grand nombre de marchands et de matelots se noyèrent, et que la charge périt...
J'eus le bonheur, continua Sindbad, de même que plusieurs autres marchands et matelots, de me prendre à une planche. Nous fûmes tous emportés par un courant vers une île qui était devant nous. Nous y trouvâmes des fruits et de l'eau de source qui servirent à rétablir nos forces. Nous nous reposâmes même la nuit dans l'endroit où la mer nous avait jetés, sans avoir pris aucun parti sur ce que nous devions faire. L'abattement où nous étions de notre disgrâce nous en avait empêchés.
Le jour suivant, dès que le soleil fut levé, nous nous éloignâmes du rivage; et, avançant dans l'île, nous y aperçûmes des habitations, où nous nous rendîmes. A notre arrivée, des noirs vinrent à nous en très-grand nombre; ils nous environnèrent, se saisirent de nos personnes, en firent une espèce de partage, et nous conduisirent ensuite dans leurs maisons.
Nous fûmes menés, cinq de mes camarades et moi, dans un même lieu. D'abord on nous fit asseoir, et l'on nous servit d'une certaine herbe, en nous invitant par signes à manger. Mes camarades, sans faire réflexion que ceux qui la servaient n'en mangeaient pas, ne consultèrent que leur faim qui les pressait, et se jetèrent dessus avec avidité. Pour moi, par un pressentiment de quelque supercherie, je ne voulus pas seulement en goûter, et je m'en trouvai bien; car peu de temps après je m'aperçus que l'esprit avait tourné à mes compagnons, et qu'en me parlant ils ne savaient ce qu'ils disaient.
On nous servit ensuite du riz préparé avec de l'huile de coco; et mes camarades, qui n'avaient plus de raison, en mangèrent extraordinairement. J'en mangeai aussi, mais fort peu. Les noirs avaient d'abord présenté de cette herbe pour nous troubler l'esprit, et nous ôter par là le chagrin que la triste connaissance de notre sort nous devait causer; et ils nous donnaient du riz pour nous engraisser. Comme ils étaient anthropophages, leur intention était de nous manger quand nous serions devenus gras. C'est ce qui arriva à mes camarades, qui ignoraient leur destinée, parce qu'ils avaient perdu leur bon sens. Puisque j'avais conservé le mien, vous jugez bien, seigneurs, qu'au lieu d'engraisser comme les autres, je devins encore plus maigre que je n'étais. La crainte de la mort, dont j'étais incessamment frappé, tournait en poison tous les aliments que je prenais. Je tombai dans une langueur qui me fut fort salutaire, car les noirs ayant assommé et mangé mes compagnons, en demeurèrent là; et me voyant sec, décharné, malade, ils remirent ma mort à un autre temps.
Cependant j'avais beaucoup de liberté, et l'on ne prenait presque pas garde à mes actions. Cela me donna lieu de m'éloigner un jour des habitations des noirs, et de me sauver. Un vieillard qui m'aperçut, et qui se douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir; mais, au lieu de lui obéir, je redoublai mes pas, et je fus bientôt hors de sa vue. Il n'y avait alors que ce vieillard dans les habitations; tous les autres noirs s'étaient absentés et ne devaient revenir que sur la fin du jour, ce qu'ils avaient coutume de faire assez souvent. C'est pourquoi, étant assuré qu'ils ne seraient plus à temps de courir après moi lorsqu'ils apprendraient ma fuite, je marchai jusqu'à la nuit, que je m'arrêtai pour prendre un peu de repos, et manger de quelques vivres dont j'avais fait provision. Mais je repris bientôt mon chemin, et continuai de marcher pendant sept jours, en évitant les endroits qui me paraissaient habités. Je vivais de cocos, qui me fournissaient en même temps de quoi boire et de quoi manger.
Le huitième jour, j'arrivai près de la mer; j'aperçus tout à coup des gens blancs comme moi, occupés à cueillir du poivre, dont il y avait là une grande abondance. Leur occupation me fut de bon augure, et je ne fis nulle difficulté de m'approcher d'eux....
Les gens qui cueillaient du poivre, continua Sindbad, vinrent au-devant de moi dès qu'ils me virent. Ils me demandèrent en arabe qui j'étais, et d'où je venais. Ravi de les entendre parler comme moi, je satisfis volontiers leur curiosité, en leur racontant de quelle manière j'avais fait naufrage, et étais venu dans cette île, où j'étais tombé entre les mains des noirs. Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes! Par quel miracle êtes-vous échappé à leur cruauté? Je leur fis le même récit que vous venez d'entendre, et ils furent merveilleusement étonnés.
Je demeurai avec eux jusqu'à ce qu'ils eussent amassé la quantité de poivre qu'ils voulurent; après quoi ils me firent embarquer sur le bâtiment qui les avait amenés, et nous nous rendîmes dans une autre île d'où ils étaient venus. Ils me présentèrent à leur roi, qui était un bon prince. Il eut la patience d'écouter le récit de mon aventure, qui le surprit. Il me fit donner ensuite des habits, et commanda qu'on eût soin de moi.
L'île où je me trouvais était fort peuplée et abondante en toutes sortes de choses, et l'on faisait un grand commerce dans la ville où le roi demeurait. Cet agréable asile commença à me consoler de mon malheur; et les bontés que ce généreux prince avait pour moi achevèrent de me rendre content. En effet, il n'y avait personne qui fût mieux que moi dans son esprit, et par conséquent il n'y avait personne dans sa cour ni dans la ville qui ne cherchât l'occasion de me faire plaisir. Ainsi, je fus bientôt regardé comme un homme né dans cette île, plutôt que comme un étranger.
Je remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire: tout le monde, le roi même, montait à cheval sans bride et sans étriers. Cela me fit prendre la liberté de lui demander un jour pourquoi Sa Majesté ne se servait pas de ces commodités. Il me répondit que je lui parlais de choses dont on ignorait l'usage dans ses États.
J'allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d'une selle sur le modèle que je lui donnai. Le bois de la selle achevé, je le garnis moi-même de bourre et de cuir, et l'ornai d'une broderie d'or. Je m'adressai ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme que je lui montrai, et je lui fis faire aussi des étriers.
Quand ces choses furent dans un état parfait, j'allai les présenter au roi; je les essayai sur un de ses chevaux. Ce prince monta dessus, et fut si satisfait de cette invention, qu'il m'en témoigna sa joie par de grandes largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs selles pour ses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me firent tous des présents qui m'enrichirent en peu de temps. J'en fis aussi pour les personnes les plus qualifiées de la ville; ce qui me mit dans une grande réputation, et me fit considérer de tout le monde.
Comme je faisais ma cour au roi très-exactement, il me dit un jour: Sindbad, je t'aime, et je sais que tous mes sujets qui te connaissent te chérissent à mon exemple. J'ai une prière à te faire, et il faut que tu m'accordes ce que je vais te demander. Sire, lui répondis-je, il n'y a rien que je ne sois prêt à faire pour marquer mon obéissance à Votre Majesté: elle a sur moi un pouvoir absolu. Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage t'arrête en mes États, et que tu ne songes plus à ta patrie. Comme je n'osais résister à la volonté du prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle, sage et riche. Après les cérémonies des noces, je m'établis chez la dame, avec laquelle je vécus quelque temps dans une union parfaite. Néanmoins je n'étais pas trop content de mon état. Mon dessein était de m'échapper à la première occasion, et de retourner à Bagdad, dont mon établissement, tout avantageux qu'il était, ne pouvait me faire perdre le souvenir.
J'étais dans ces sentiments, lorsque la femme d'un de mes voisins, avec lequel j'avais contracté une amitié fort étroite; tomba malade et mourut. J'allai chez lui pour le consoler; et le trouvant plongé dans la plus vive affliction: Dieu vous conserve, lui dis-je en l'abordant, et vous donne une longue vie! Hélas! me répondit-il, comment voulez-vous que j'obtienne la grâce que vous me souhaitez? je n'ai plus qu'une heure à vivre. Oh! repris-je, ne vous mettez pas dans l'esprit une pensée si funeste, j'espère que cela n'arrivera pas, et que j'aurai le plaisir de vous posséder encore longtemps. Je souhaite, répliqua-t-il, que votre vie soit de longue durée; pour ce qui est de moi, mes affaires sont faites, et je vous apprends que l'on m'enterre aujourd'hui avec ma femme. Telle est la coutume que nos ancêtres ont établie dans cette île, et qu'ils ont inviolablement gardée: le mari vivant est enterré avec la femme morte, et la femme vivante avec le mari mort. Rien ne peut me sauver; tout le monde subit cette loi.
Dans les temps qu'il m'entretenait de cette étrange barbarie, dont la nouvelle m'effraya cruellement, les parents, les amis et les voisins arrivèrent en corps pour assister aux funérailles. On revêtit le cadavre de la femme de ses habits les plus riches, comme au jour de ses noces, et on la para de tous ses joyaux.
On l'enleva ensuite dans une bière découverte, et le convoi se mit en marche. Le mari était à la tête du deuil, et suivait le corps de sa femme. On prit le chemin d'une haute montagne; et lorsqu'on y fut arrivé, on leva une grosse pierre qui couvrait l'ouverture d'un puits profond, et l'on y descendit le cadavre, sans lui rien ôter de ses habillements et de ses joyaux. Après cela le mari embrassa ses parents et ses amis, et se laissa mettre sans résistance dans une bière, avec un pot d'eau et sept petits pains auprès de lui; puis on le descendit de la même manière qu'on avait descendu sa femme. La montagne s'étendait en longueur, et servait de bornes à la mer, et le puits était très-profond. La cérémonie achevée, on remit la pierre sur l'ouverture.
Il n'est pas besoin, mes seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste témoin de ces funérailles. Toutes les autres personnes qui y assistèrent n'en parurent presque pas touchées, par l'habitude de voir souvent la même chose. Je ne pus m'empêcher de dire au roi ce que je pensais là-dessus. Sire, lui dis-je, je ne saurais assez m'étonner de l'étrange coutume qu'on a dans vos États d'enterrer les vivants et les morts. J'ai bien voyagé, j'ai fréquenté les gens d'une infinité de nations, et je n'ai jamais entendu parler d'une loi si cruelle. Que veux-tu, Sindbad, me répondit le roi, c'est une loi commune, et j'y suis soumis moi-même: je serai enterré vivant avec la reine mon épouse, si elle meurt la première. Mais, sire, lui dis-je, oserai-je demander à Votre Majesté si les étrangers sont obligés d'observer cette coutume? Sans doute, repartit le roi en souriant du motif de ma question; ils n'en sont pas exceptés lorsqu'ils sont mariés dans cette île.
Je m'en retournai tristement au logis avec cette réponse. La crainte que ma femme ne mourût la première, et qu'on ne m'enterrât tout vivant avec elle, me faisait faire des réflexions très-mortifiantes. Cependant, quel remède apporter à ce mal? Il fallut prendre patience, et m'en remettre à la volonté de Dieu. Néanmoins je tremblais à la moindre indisposition que je voyais à ma femme: mais, hélas! j'eus bientôt la frayeur tout entière. Elle tomba véritablement malade, et mourut en peu de jours...
Jugez de ma douleur, poursuivit Sindbad: être enterré tout vif ne me paraissait pas une fin moins déplorable que celle d'être dévoré par des anthropophages: il fallait pourtant en passer par là. Le roi, accompagné de toute sa cour, voulut honorer de sa présence le convoi; et les personnes les plus considérables de la ville me firent aussi l'honneur d'assister à mon enterrement.
Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie, on posa le corps de ma femme dans une bière, avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques habits. On commença la marche. Comme second acteur de cette pitoyable tragédie, je suivais immédiatement la bière de ma femme, les yeux baignés de larmes, et déplorant mon malheureux destin. Avant que d'arriver à la montagne, je voulus faire une tentative sur l'esprit des spectateurs. Je m'adressai au roi premièrement, ensuite à ceux qui se trouvèrent autour de moi; et m'inclinant devant eux jusqu'à terre, pour baiser le bord de leur habit, je les suppliai d'avoir compassion de moi. Considérez, disais-je, que je suis un étranger qui ne doit pas être soumis à une loi si rigoureuse, et que j'ai une autre femme et des enfants dans mon pays. J'eus beau prononcer ces paroles d'un air touchant, personne n'en fut attendri; au contraire, on se hâta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l'on m'y descendit un moment après dans une autre bière découverte, avec un vase rempli d'eau et sept pains. Enfin, cette cérémonie si funeste pour moi étant achevée, on remit la pierre sur l'ouverture du puits, nonobstant l'excès de ma douleur et mes cris pitoyables.
A mesure que j'approchais du fond, je découvrais, à la faveur du peu de lumière qui venait d'en haut, la disposition de ce lieu souterrain. C'était une grotte fort vaste, et qui pouvait bien avoir cinquante coudées de profondeur. Je sentis bientôt une puanteur insupportable qui sortait d'une infinité de cadavres que je voyais à droite et à gauche; je crus même entendre quelques-uns des derniers, qu'on y avait descendus vifs, pousser les derniers soupirs. Néanmoins, lorsque je fus en bas, je sortis promptement de la bière, et m'éloignai des cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre, où je demeurai assez longtemps plongé dans les pleurs. Alors, faisant réflexion sur mon triste sort: Il est vrai, disais-je, que Dieu dispose de nous selon les décrets de sa providence; mais, pauvre Sindbad, n'est-ce pas par ta faute que tu te vois réduit à mourir d'une mort si étrange? Plût à Dieu que tu eusses péri dans quelqu'un des naufrages dont tu es échappé! tu n'aurais pas à mourir d'un trépas si lent et si terrible en toutes ses circonstances. Mais tu te l'es attiré par ta maudite avarice. Ah! malheureux, ne devais-tu pas plutôt demeurer chez toi, et jouir tranquillement du fruit de tes travaux!
Telles étaient les inutiles plaintes dont je faisais retentir la grotte en me frappant la tête et l'estomac de rage et de désespoir, et m'abandonnant tout entier aux pensées les plus désolantes. Néanmoins (vous le dirai-je?), au lieu d'appeler la mort à mon secours, quelque misérable que je fusse, l'amour de la vie se fit encore sentir en moi, et me porta à prolonger mes jours. J'allai à tâtons, et en me bouchant le nez, prendre le pain et l'eau qui étaient dans ma bière, et j'en mangeai.
Quoique l'obscurité qui régnait dans la grotte fût si épaisse que l'on ne distinguait pas le jour d'avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de retrouver ma bière; et il me sembla que la grotte était plus spacieuse et plus remplie de cadavres qu'elle ne m'avait paru d'abord. Je vécus quelques jours de mon pain et de mon eau; mais enfin, n'en ayant plus, je me préparai à mourir...
Je n'attendais plus que la mort, continua Sindbad, lorsque j'entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une personne vivante. Le mort était un homme. Il est naturel de prendre des résolutions extrêmes dans les dernières extrémités. Dans le temps qu'on descendait la femme, je m'approchai de l'endroit où sa bière devait être posée; et quand je m'aperçus que l'on recouvrait l'ouverture du puits, je donnai sur la tête de la malheureuse deux ou trois grands coups d'un gros os dont je m'étais saisi. Elle en fut étourdie, ou plutôt je l'assommai; et comme je ne faisais cette action inhumaine que pour profiter du pain et de l'eau qui étaient dans la bière, j'eus des provisions pour quelques jours. Au bout de ce temps-là, on descendit encore une femme morte et un homme vivant; je tuai l'homme de la même manière, et comme, par bonheur pour moi, il y eut alors une espèce de mortalité dans la ville, je ne manquai pas de vivres, en mettant toujours en œuvre la même industrie.
Un jour que je venais d'expédier encore une femme, j'entendis souffler et marcher. J'avançai du côté d'où partait le bruit; j'ouïs souffler plus fort à mon approche, et il me parut entrevoir quelque chose qui prenait la fuite. Je suivis cette espèce d'ombre qui s'arrêtait par reprises, et soufflait toujours en fuyant à mesure que j'en approchais. Je la poursuivis si longtemps, et j'allai si loin, que j'aperçus enfin une lumière qui ressemblait à une étoile. Je continuai de marcher vers cette lumière, la perdant quelquefois, selon les obstacles qui me la cachaient, mais je la retrouvais toujours; et, à la fin, je découvris qu'elle venait par une ouverture du rocher, assez large pour y passer.
A cette découverte, je m'arrêtai quelque temps pour me remettre de l'émotion violente avec laquelle je venais de marcher; puis, m'étant avancé jusqu'à l'ouverture, j'y passai, et me trouvai sur le bord de la mer. Imaginez-vous l'excès de ma joie. Il fut tel, que j'eus de la peine à me persuader que ce n'était pas une imagination. Lorsque je fus convaincu que c'était une chose réelle, que mes sens furent rétablis en leur assiette ordinaire, je compris que la chose que j'avais entendue souffler et que j'avais suivie était un animal sorti de la mer, qui avait coutume d'entrer dans la grotte pour s'y repaître de corps morts.
J'examinai la montagne, et remarquai qu'elle était située entre la ville et la mer, sans communication par aucun chemin, parce qu'elle était tellement escarpée, que la nature ne l'avait pas rendue praticable. Je me prosternai sur le rivage pour remercier Dieu de la grâce qu'il venait de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte pour aller prendre du pain, que je revins manger à la clarté du jour, de meilleur appétit que je n'avais fait depuis que l'on m'avait enterré dans ce lieu ténébreux.
J'y retournai encore, et allai amasser à tâtons dans les bières tous les diamants, les rubis, les perles, les bracelets d'or, et enfin toutes les riches étoffes que je trouvai sous ma main; je portai tout cela sur le bord de la mer. J'en fis plusieurs ballots que je liai proprement avec des cordes qui avaient servi à descendre les bières, et dont il y avait une grande quantité. Je les laissai sur le rivage, en attendant une bonne occasion, sans craindre que la pluie les gâtât; car alors ce n'en était pas la saison.
Au bout de deux ou trois jours, j'aperçus un navire qui ne faisait que de sortir du port, et qui vint passer près de l'endroit où j'étais. Je fis signe de la toile de mon turban, et je criai de toute ma force pour me faire entendre. On m'entendit, et l'on détacha la chaloupe pour me venir prendre. A la demande que les matelots me firent, par quelle disgrâce je me trouvais en ce lieu, je répondis que je m'étais sauvé d'un naufrage depuis deux jours, avec les marchandises qu'ils voyaient. Heureusement pour moi, ces gens, sans examiner le lieu où j'étais, et si ce que je leur disais était vraisemblable, se contentèrent de ma réponse et m'emmenèrent avec mes ballots.
Quand nous fûmes arrivés à bord, le capitaine, satisfait en lui-même du plaisir qu'il me faisait, et occupé du commandement du navire, eut aussi la bonté de se payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir fait. Je lui présentai quelques-unes de mes pierreries; mais il ne voulut pas les accepter.
Nous passâmes devant plusieurs îles, et, entre autres, devant l'île des Cloches, éloignée de dix journées de celle de Serendib, par un vent ordinaire et réglé, et de six journées de l'île de Kela, où nous abordâmes. Il y a des mines de plomb, des cannes d'Inde, et du camphre très-excellent.
Le roi de l'île de Kela est très-riche, très-puissant, et son autorité s'étend sur toute l'île des Cloches, qui a deux journées d'étendue, et dont les habitants sont encore si barbares qu'ils mangent la chair humaine. Après que nous eûmes fait un grand commerce dans cette île, nous remîmes à la voile et abordâmes à plusieurs autres ports. Enfin, j'arrivai heureusement à Bagdad avec des richesses infinies, dont il est inutile de vous faire le détail. Pour rendre grâces à Dieu des faveurs qu'il m'avait faites, je fis de grandes aumônes, tant pour l'entretien de plusieurs mosquées, que pour la subsistance des pauvres, et me donnai tout entier à mes parents et à mes amis, en me divertissant, et en faisant bonne chère avec eux.
Sindbad finit en cet endroit le récit de son quatrième voyage qui causa encore plus d'admiration à ses auditeurs que les trois précédents. Il fit un nouveau présent de cent sequins à Hindbad, qu'il pria, comme les autres, de revenir le jour suivant, à la même heure, pour dîner chez lui et entendre le détail de son cinquième voyage.
Les plaisirs, dit Sindbad, eurent encore assez de charmes pour effacer de ma mémoire toutes les peines et les maux que j'avais soufferts, sans pouvoir m'ôter l'envie de faire de nouveaux voyages. C'est pourquoi j'achetai des marchandises, je les fis emballer et charger sur des voitures, et je partis avec elles pour me rendre au premier port de mer. Là, pour ne pas dépendre d'un capitaine, et pour avoir un navire à mon commandement, je me donnai le loisir d'en faire construire et équiper un à mes frais. Dès qu'il fut achevé, je le fis charger; je m'embarquai dessus, et comme je n'avais pas de quoi faire une charge entière, je reçus plusieurs marchands de différentes nations avec leurs marchandises.
Nous fîmes voile au premier bon vent, et prîmes le large. Après une longue navigation, le premier endroit où nous abordâmes fut une île déserte, où nous trouvâmes l'œuf d'un roc d'une grosseur pareille à celui dont vous m'avez entendu parler; il renfermait un petit roc près d'éclore, dont le bec commençait à paraître....
Les marchands, poursuivit-il, qui s'étaient embarqués sur mon navire, et qui avaient pris terre avec moi, cassèrent l'œuf à grands coups de hache, et firent une ouverture par où ils tirèrent le petit roc par morceaux, et le firent rôtir. Je les avais avertis sérieusement de ne pas toucher à l'œuf; mais ils ne voulurent pas m'écouter.
Ils eurent à peine achevé le régal qu'ils venaient de se donner, qu'il parut en l'air, assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine, que j'avais pris à gage pour conduire mon vaisseau, sachant par expérience ce que cela signifiait, s'écria que c'étaient le père et la mère du petit roc; et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus vite, pour éviter le malheur qu'il prévoyait. Nous suivîmes son conseil avec empressement, et nous remîmes à la voile en diligence.
Cependant les deux rocs approchèrent en poussant des cris effroyables, qu'ils redoublèrent quand ils eurent vu l'état où l'on avait mis l'œuf, et que leur petit n'y était plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du côté d'où ils étaient venus, et disparurent pendant quelque temps, pendant que nous fîmes force de voiles pour nous éloigner, et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver.
Ils revinrent, et nous remarquâmes qu'ils tenaient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d'une grosseur énorme. Lorsqu'ils furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s'arrêtèrent, et se soutenant en l'air, l'un lâcha la pièce de rocher qu'il tenait; mais par l'adresse du timonier, qui détourna le navire d'un coup de timon, elle ne tomba pas dessus; elle tomba à côté dans la mer, qui s'entr'ouvrit d'une manière que nous en vîmes presque le fond. L'autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du vaisseau, qu'elle le rompit et brisa en mille pièces. Les matelots et les passagers furent tous écrasés du coup, ou submergés. Je fus submergé moi-même; mais en revenant au-dessus de l'eau, j'eus le bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m'aidant tantôt d'une main, tantôt de l'autre, sans me dessaisir de ce que je tenais, avec le vent et le courant qui m'étaient favorables, j'arrivai enfin à une île dont le rivage était fort escarpé. Je surmontai néanmoins cette difficulté, et me sauvai.
Je m'assis sur l'herbe pour me remettre un peu de ma fatigue; après quoi je me levai et m'avançai dans l'île, pour reconnaître le terrain. Il me sembla que j'étais dans un jardin délicieux; je voyais partout des arbres, les uns chargés de fruits verts, et les autres de mûres, et des ruisseaux d'une eau douce et claire, qui faisaient d'agréables détours. Je mangeai de ces fruits, que je trouvai excellents, et je bus de cette eau, qui m'invitait à boire. Puis je me levai, et marchai entre les arbres, non sans quelque appréhension.
Lorsque je fus un peu avant dans l'île, j'aperçus un vieillard qui me parut fort cassé. Il était assis sur le bord d'un ruisseau; je m'imaginai d'abord que c'était quelqu'un qui avait fait naufrage comme moi. Je m'approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination de tête. Je lui demandai ce qu'il faisait là; mais au lieu de me répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules, et de le passer au delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c'était pour aller cueillir des fruits.
Je crus qu'il avait besoin que je lui rendisse ce service; c'est pourquoi, l'ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau. Descendez, lui dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. Mais au lieu de se laisser aller à terre (j'en ris encore toutes les fois que j'y pense), ce vieillard, qui m'avait paru décrépit, passa légèrement autour de mon cou ses deux jambes, dont je vis que la peau ressemblait à celle d'une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules, en me serrant si fortement la gorge, qu'il semblait vouloir m'étrangler. La frayeur me saisit en ce moment, et je tombai évanoui...
Nonobstant mon évanouissement, dit Sindbad, l'incommode vieillard demeura toujours attaché à mon cou; il écarta seulement un peu les jambes, pour me donner lieu de revenir à moi. Lorsque j'eus repris mes esprits, il m'appuya fortement contre l'estomac un de ses pieds, et de l'autre me frappant rudement le côté, il m'obligea de me lever malgré moi. Étant debout, il me fit marcher sous des arbres; il me forçait de m'arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne quittait point prise pendant le jour, et quand je voulais me reposer la nuit, il s'étendait par terre avec moi, toujours attaché à mon cou. Tous les matins, il ne manquait pas de me pousser pour m'éveiller; ensuite il me faisait lever et marcher en me pressant de ses pieds. Représentez-vous, mes seigneurs, la peine que j'avais de me voir chargé de ce fardeau, sans pouvoir m'en défaire.
Un jour que je trouvai dans mon chemin plusieurs calebasses sèches qui étaient tombées d'un arbre qui en portait, j'en pris une assez grosse; et après l'avoir bien nettoyée, j'exprimai dedans le jus de plusieurs grappes de raisin, fruit que l'île produisait en abondance, et que nous rencontrions à chaque pas. Lorsque j'en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endroit où j'eus l'adresse de me faire conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris la calebasse, et, la portant à ma bouche, je bus d'un excellent vin qui me fit oublier, pour quelque temps, le chagrin mortel dont j'étais accablé. Cela me donna de la vigueur. J'en fus même si réjoui, que je me mis à chanter et à sauter en marchant.
Le vieillard, qui s'aperçut de l'effet que cette boisson avait produit en moi, et que je le portais plus légèrement que de coutume, me fit signe de lui en donner à boire: je lui présentai la calebasse, il la prit; et comme la liqueur lui parut agréable, il l'avala jusqu'à la dernière goutte. Il y en avait assez pour l'enivrer; aussi s'enivra-t-il, et bientôt la fumée du vin lui montant à la tête, il commença de chanter à sa manière, et de se trémousser sur mes épaules. Les secousses qu'il se donnait lui firent rendre ce qu'il avait dans l'estomac, et ses jambes se relâchèrent peu à peu; de sorte que, voyant qu'il ne me serrait plus, je le jetai par terre, où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très-grosse pierre et lui écrasai la tête.
Je sentis une grande joie de m'être délivré pour jamais de ce maudit vieillard, et je marchai vers le bord de la mer, où je rencontrai des gens d'un navire qui venait de mouiller là pour faire de l'eau, et prendre en passant quelques rafraîchissements. Ils furent extrêmement étonnés de me voir, et d'entendre le détail de mon aventure. Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qu'il n'ait pas étranglé; il n'a jamais abandonné ceux dont il s'était rendu maître, qu'après les avoir étouffés; et il a rendu cette île fameuse par le nombre de personnes qu'il a tuées: les matelots et les marchands qui y descendaient n'osaient s'y avancer qu'en bonne compagnie.
Après m'avoir informé de ces choses, ils m'emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir, lorsqu'il apprit tout ce qui m'était arrivé. Il remit à la voile; et, après quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d'une grande ville dont les maisons étaient bâties de bonnes pierres.
Un des marchands du vaisseau, qui m'avait pris en amitié, m'obligea de l'accompagner, et me conduisit dans un logement destiné pour servir de retraite aux marchands étrangers. Il me donna un grand sac; ensuite m'ayant recommandé à quelques gens de la ville qui avaient un sac comme moi, et les ayant priés de me mener avec eux amasser du coco: Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les verrez faire, et ne vous écartez pas d'eux, car vous mettriez votre vie en danger. Il me donna des vivres pour la journée, et je partis avec ces gens.
Nous arrivâmes à une grande forêt d'arbres extrêmement hauts et fort droits, et dont le tronc était si lisse, qu'il n'était pas possible de s'y prendre pour monter jusqu'aux branches où était le fruit. Tous les arbres étaient des arbres de coco, dont nous voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant dans la forêt, nous vîmes un grand nombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès qu'ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu'au haut des arbres avec une agilité surprenante....
Les marchands avec qui j'étais, continua Sindbad, ramassèrent des pierres, et les jetèrent de toute leur force au haut des arbres contre les singes. Je suivis leur exemple, et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueillaient les cocos et nous les jetaient avec des gestes qui marquaient leur colère et leur animosité. Nous amassions les cocos, et nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes. Par cette ruse, nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu'il nous eût été impossible d'avoir autrement.
Lorsque nous en eûmes plein nos sacs, nous nous en retournâmes à la ville, où le marchand qui m'avait envoyé à la forêt me donna la valeur du sac de cocos que j'avais apporté.
Continuez, me dit-il, et allez tous les jours faire la même chose, jusqu'à ce que vous ayez gagné de quoi vous reconduire chez vous. Je le remerciai du bon conseil qu'il me donnait; et insensiblement je fis un si grand amas de cocos, que j'en avais pour une somme considérable.
Le vaisseau sur lequel j'étais venu avait fait voile avec des marchands qui l'avaient chargé de cocos qu'ils avaient achetés. J'attendis l'arrivée d'un autre, qui aborda bientôt au port de la ville pour faire un pareil chargement. Je fis embarquer dessus tout le coco qui m'appartenait, et lorsqu'il fut prêt à partir, j'allai prendre congé du marchand à qui j'avais tant d'obligation. Il ne put s'embarquer avec moi, parce qu'il n'avait pas encore achevé ses affaires.
Nous mîmes à la voile, et prîmes la route de l'île où le poivre croit en plus grande abondance. De là nous gagnâmes l'île de Comari, qui porte la meilleure espèce de bois d'aloès, et dont les habitants se sont fait une loi inviolable de ne pas boire de vin, ni de souffrir aucun lieu de débauche.
J'échangeai mon coco dans ces deux îles contre du poivre et du bois d'aloès, et me rendis avec d'autres marchands à la pêche des perles, où je pris des plongeurs à gage pour mon compte. Ils m'en pêchèrent un grand nombre de très-grosses et de très-parfaites. Je me remis en mer avec joie sur un vaisseau qui arriva heureusement à Balsora; de là je revins à Bagdad, où je fis de très-grosses sommes d'argent du poivre, du bois d'aloès et des perles que j'avais apportés. Je distribuai en aumônes la dixième partie de mon gain, de même qu'au retour de mes autres voyages, et je cherchai à me délasser de mes fatigues dans toutes sortes de divertissements.
Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins à Hindbad, qui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même compagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, après l'avoir régalée comme les jours précédents, demanda audience, et fit le récit de son sixième voyage de la manière que je vais vous le raconter.
Mes seigneurs, leur dit-il, vous êtes sans doute en peine de savoir comment, après avoir fait cinq voyages et avoir essuyé tant de périls, je pus me résoudre encore à tenter la fortune, et à chercher de nouvelles disgrâces. J'en suis étonné moi-même quand j'y fais réflexion; et il fallait assurément que j'y fusse entraîné par mon étoile. Quoi qu'il en soit, au bout d'une année de repos, je me préparai à faire un sixième voyage, malgré les prières de mes parents et de mes amis, qui firent tout ce qui leur fut possible pour me retenir.
Au lieu de prendre ma route par le golfe Persique, je passai encore une fois par plusieurs provinces de la Perse et des Indes, et j'arrivai à un port de mer où je m'embarquai sur un bon navire, dont le capitaine était résolu de faire une longue navigation. Elle fut très-longue à la vérité, mais en même temps si malheureuse, que le capitaine et le pilote perdirent leur route, de manière qu'ils ignoraient où nous étions. Ils la reconnurent enfin; mais nous n'eûmes pas sujet de nous en réjouir, tout ce que nous étions de passagers; et nous fûmes un jour dans un étonnement extrême de voir le capitaine quitter son poste en poussant des cris. Il jeta son turban par terre, s'arracha la barbe, et se frappa la tête comme un homme à qui le désespoir a troublé l'esprit. Nous lui demandâmes pourquoi il s'affligeait ainsi. Je vous annonce, nous répondit-il, que nous sommes dans l'endroit de toute la mer le plus dangereux. Un courant très-rapide emporte le navire, et nous allons tous périr dans moins d'un quart d'heure. Priez Dieu qu'il nous délivre de ce danger. Nous ne saurions en échapper, s'il n'a pitié de nous. A ces mots, il ordonna de faire ranger les voiles; mais les cordages se rompirent dans la manœuvre, et le navire, sans qu'il fût possible d'y remédier, fut emporté par le courant au pied d'une montagne inaccessible, où il échoua et se brisa, de manière pourtant qu'en sauvant nos personnes, nous eûmes encore le temps de débarquer nos vivres et nos plus précieuses marchandises.
Cela étant fait, le capitaine nous dit: Dieu vient de faire ce qui lui a plu. Nous pouvons nous creuser ici chacun notre fosse, et nous dire le dernier adieu; car nous sommes dans un lieu si funeste, que personne de ceux qui y ont été jetés avant nous ne s'en est retourné chez soi. Ce discours nous jeta tous dans une affliction mortelle, et nous nous embrassâmes les uns les autres les larmes aux yeux, en déplorant notre malheureux sort.
La montagne au pied de laquelle nous étions faisait la côte d'une île fort longue et très-vaste. Cette côte était toute couverte de débris de vaisseaux qui y avaient fait naufrage; et, par une infinité d'ossements qu'on y rencontrait d'espace en espace, et qui nous faisaient horreur, nous jugeâmes qu'il s'y était perdu bien du monde. C'est aussi une chose presque incroyable, que la quantité de marchandises et de richesses qui se présentaient à nos yeux de toutes parts. Tous ces objets ne servirent qu'à augmenter la désolation où nous étions. Au lieu que partout ailleurs les rivières sortent de leur lit pour se jeter dans la mer, tout au contraire une grosse rivière d'eau douce s'éloigne de la mer, et pénètre dans la côte au travers d'une grotte obscure, dont l'ouverture est extrêmement haute et large. Ce qu'il y a de remarquable dans ce lieu, c'est que les pierres de la montagne sont de cristal, de rubis, ou d'autres pierres précieuses. On y voit aussi la source d'une espèce de poix ou de bitume qui coule dans la mer, que les poissons avalent, et rendent ensuite changé en ambre gris, que les vagues rejettent sur la grève qui en est couverte. Il y croît aussi des arbres, dont, la plupart sont de bois d'aloès, qui ne le cèdent point en bonté à ceux de Comari.
Nous demeurâmes sur le rivage comme des gens qui ont perdu l'esprit, et nous attendions la mort de jour en jour. D'abord nous avions partagé nos vivres également: ainsi chacun vécut plus ou moins longtemps que les autres, selon son tempérament, et suivant l'usage qu'il fit de ses provisions.
Ceux qui moururent les premiers, poursuivit Sindbad, furent enterrés par les autres; pour moi, je rendis les derniers devoirs à tous mes compagnons; et il ne faut pas s'en étonner, car, outre que j'avais mieux ménagé qu'eux les provisions qui m'étaient tombées en partage, j'en avais encore en particulier d'autres dont je m'étais bien gardé de faire part à mes camarades. Néanmoins lorsque j'enterrai le dernier, il me restait si peu de vivres, que je jugeai que je ne pourrais pas aller loin; de sorte que je creusai moi-même mon tombeau, résolu de me jeter dedans, puisque personne ne vivait pour m'enterrer. Je vous avouerai qu'en m'occupant de ce travail, je ne pus m'empêcher de me représenter que j'étais la cause de ma perte, et de me repentir de m'être engagé dans ce dernier voyage. Je n'en demeurai pas même aux réflexions; je m'ensanglantai les mains à belles dents, et peu s'en fallut que je ne hâtasse ma mort.
Mais Dieu eut encore pitié de moi, et m'inspira la pensée d'aller jusqu'à la rivière qui se perdait sous la voûte de la grotte. Là, après avoir examiné la rivière avec beaucoup d'attention, je dis en moi-même: Cette rivière qui se cache ainsi sous la terre, en doit sortir par quelque endroit; en construisant un radeau, et m'abandonnant dessus au courant de l'eau, j'arriverai à une terre habitée, ou je périrai: si je péris, je n'aurai fait que changer de genre de mort; si je sors, au contraire, de ce lieu fatal, non-seulement j'éviterai la triste destinée de mes camarades, mais je trouverai peut-être une nouvelle occasion de m'enrichir. Que sait-on si la fortune ne m'attend pas au sortir de cet affreux écueil, pour me dédommager de mon naufrage avec usure?
Je n'hésitai pas de travailler au radeau après ce raisonnement; je le fis de bonnes pièces de bois et de gros câbles, car j'en avais à choisir; je les liai ensemble si fortement que j'en fis un petit bâtiment assez solide. Quand il fut achevé, je le chargeai de quelques ballots de rubis, d'émeraudes, d'ambre gris, de cristal de roche, et d'étoffes précieuses. Ayant mis toutes ces choses en équilibre, et les ayant bien attachées, je m'embarquai sur le radeau avec deux petites rames que je n'avais pas oublié de faire; et me laissant aller au cours de la rivière, je m'abandonnai à la volonté de Dieu.
Sitôt que je fus sous la voûte, je ne vis plus de lumière, et le fil de l'eau m'entraîna sans que je pusse remarquer où il m'emportait. Je voguai quelques jours dans cette obscurité, sans jamais apercevoir le moindre rayon de lumière. Je trouvai une fois la voûte si basse, qu'elle pensa me blesser la tête; ce qui me rendit fort attentif à éviter un pareil danger. Pendant ce temps-là, je ne mangeais des vivres qui me restaient qu'autant qu'il en fallait naturellement pour soutenir ma vie. Mais, avec quelque frugalité que je pusse vivre, j'achevai de consumer mes provisions. Alors, sans que je pusse m'en défendre, un doux sommeil vint saisir mes sens. Je ne puis vous dire si je dormis longtemps; mais en me réveillant, je me vis avec surprise dans une vaste campagne, au bord d'une rivière où mon radeau était attaché, et au milieu d'un grand nombre de noirs. Je me levai dès que je les aperçus, et je les saluai. Ils me parlèrent; mais je n'entendais pas leur langage.
En ce moment je me sentis si transporté de joie, que je ne savais si je devais me croire éveillé. Étant persuadé que je ne dormais pas, je m'écriai, et récitai ces vers arabes:
«Invoque la Toute-Puissance, elle viendra à ton secours: il n'est pas besoin que tu t'embarrasses d'autre chose. Ferme l'œil, et, pendant que tu dormiras, Dieu changera ta fortune de mal en bien.»
Un des noirs qui entendait l'arabe m'ayant ouï parler ainsi, s'avança et prit la parole: Mon frère, me dit-il, ne soyez pas surpris de nous voir. Nous habitons la campagne que vous voyez, et nous sommes venus arroser aujourd'hui nos champs de l'eau de ce fleuve qui sort de la montagne voisine, en la détournant par de petits canaux. Nous avons remarqué que l'eau emportait quelque chose; nous sommes vite accourus pour voir ce que c'était, et nous avons trouvé que c'était ce radeau; aussitôt l'un de nous s'est jeté à la nage, et l'a amené. Nous l'avons arrêté et attaché comme vous le voyez, et nous attendions que vous vous éveillassiez. Nous vous supplions de nous raconter votre histoire, qui doit être fort extraordinaire. Dites-nous comment vous vous êtes hasardé sur cette eau, et d'où vous venez. Je leur répondis qu'ils me donnassent premièrement à manger, et qu'après cela je satisferais leur curiosité.
Ils me présentèrent plusieurs sortes de mets; et quand j'eus contenté ma faim, je leur fis un rapport fidèle de tout ce qui m'était arrivé; ce qu'ils parurent écouter avec admiration. Sitôt que j'eus fini mon discours: Voilà, me dirent-ils par la bouche de l'interprète qui leur avait expliqué ce que je venais de dire, voilà une histoire des plus surprenantes. Il faut que vous veniez en informer le roi vous-même: la chose est trop extraordinaire pour lui être rapportée par un autre que par celui à qui elle est arrivée. Je leur repartis que j'étais prêt à faire ce qu'ils voudraient.
Les noirs envoyèrent aussitôt chercher un cheval, que l'on amena peu de temps après. Ils me firent monter dessus; et pendant qu'une partie marcha devant moi pour me montrer le chemin, les autres, qui étaient les plus robustes, chargèrent sur leurs épaules le radeau tel qu'il était avec les ballots, et commencèrent à me suivre...
Nous marchâmes tous ensemble, poursuivit Sindbad, jusqu'à la ville de Serendid; car c'était dans cette île que je me trouvais. Les noirs me présentèrent à leur roi. Je m'approchai de son trône, où il était assis, et le saluai comme on a coutume de saluer les rois des Indes, c'est-à-dire que je me prosternai à ses pieds et baisai la terre. Ce prince me fit relever; et, me recevant d'un air très-obligeant, il me fit avancer et prendre place auprès de lui.
Je ne cachai rien au roi, je lui fis le même récit que vous venez d'entendre; et il en fut si surpris et si charmé, qu'il commanda qu'on écrivît mon aventure en lettres d'or pour être conservée dans les archives de son royaume. On apporta ensuite le radeau, et l'on ouvrit les ballots en sa présence. Il admira la quantité de bois d'aloès et d'ambre gris, mais surtout les rubis et les émeraudes; car il n'en avait point dans son trésor qui en approchassent.
Remarquant qu'il considérait mes pierreries avec plaisir, et qu'il en examinait les plus belles les unes après les autres, je me prosternai, et pris la liberté de lui dire: Sire, ma personne n'est pas seulement au service de Votre Majesté, la charge du radeau est aussi à elle, et je la supplie d'en disposer comme d'un bien qui lui appartient. Il me dit en souriant: Sindbad, je me garderai bien d'en avoir la moindre envie, ni de vous ôter rien de ce que Dieu vous a donné. Loin de diminuer vos richesses, je prétends les augmenter; et je ne veux point que vous sortiez de mes États sans emporter avec vous des marques de ma libéralité.
J'allais tous les jours, à certaines heures, faire ma cour au roi, et j'employais le reste du temps à voir la ville, et ce qu'il y avait de plus digne de ma curiosité.
Lorsque je fus de retour dans la ville, je suppliai le roi de me permettre de retourner en mon pays; ce qu'il m'accorda d'une manière très-obligeante et très-honorable. Il me força de recevoir un riche présent, qu'il fit tirer de son trésor; et lorsque j'allai prendre congé de lui, il me chargea d'un autre présent bien plus considérable, et en même temps d'une lettre pour le Commandeur des croyants, notre souverain seigneur, en me disant: Je vous prie de présenter de ma part ce régal et cette lettre au calife Haroun-al-Raschid, et de l'assurer de mon amitié. Je pris le présent et la lettre avec respect, en promettant à Sa Majesté d'exécuter ponctuellement les ordres dont elle me faisait l'honneur de me charger. Avant que je m'embarquasse, ce prince envoya querir le capitaine et les marchands qui devaient s'embarquer avec moi, et leur ordonna d'avoir pour moi tous les égards imaginables.
La lettre du roi de Serendib était écrite sur la peau d'un certain animal fort précieux à cause de sa rareté, et dont la couleur tire sur le jaune. Les caractères de cette lettre étaient d'azur; et voici ce qu'elle contenait en langue indienne:
LEcMARCHENT MILLE ÉLÉPHANTS,
QUI DEMEURE DANS UN PALAIS DONT LE TOIT
BRILLE DE L'ÉCLAT DE CENT MILLE RUBIS,
ET QUI POSSÈDE EN SON TRÉSOR
VINGT MILLE COURONNES
ENRICHIES DE DIAMANTS:
AU CALIFE HAROUN
AL-RASCHID.
«Quoique le présent que nous vous envoyons soit peu considérable, ne laissez pas néanmoins de le recevoir en frère et en ami; en considération de l'amitié que nous conservons pour vous dans notre cœur, et dont nous sommes bien aise de vous donner un témoignage. Nous vous demandons la même part dans le vôtre, attendu que nous croyons le mériter, étant d'un rang égal à celui que vous tenez. Nous vous en conjurons en qualité de frère. Adieu.»
Le présent consistait premièrement en un vase d'un seul rubis, creusé et travaillé en coupe, d'un demi-pied de hauteur et d'un doigt d'épaisseur, rempli de perles très-rondes, et toutes du poids d'une demi-drachme; secondement, en une peau de serpent qui avait des écailles grandes comme une pièce ordinaire de monnaie d'or, et dont la propriété était de préserver de maladie ceux qui couchaient dessus; troisièmement, en cinquante mille drachmes du bois d'aloès le plus exquis, avec trente grains de camphre de la grosseur d'une pistache; et enfin tout cela était accompagné d'une esclave d'une beauté ravissante, et dont les habillements étaient couverts de pierreries.
Le navire mit à la voile; et, après une longue et très-heureuse navigation, nous abordâmes à Balsora, d'où je me rendis à Bagdad. La première chose que je fis après mon arrivée fut de m'acquitter de la commission dont j'étais chargé....
Je pris la lettre du roi de Serendib, continua Sindbad, et j'allai me présenter à la porte du Commandeur des croyants, suivi de la belle esclave, et des personnes de ma famille qui portaient les présents dont j'étais chargé. Je dis le sujet qui m'amenait, et aussitôt l'on me conduisit devant le trône du calife. Je lui fis la révérence en me prosternant; et après lui avoir fait une harangue très-concise, je lui présentai la lettre et le présent. Lorsqu'il eut lu ce que lui mandait le roi de Serendib, il me demanda s'il était vrai que ce prince fût aussi puissant et aussi riche qu'il le marquait par sa lettre. Je me prosternai une seconde fois; et après m'être relevé: Commandeur des croyants, lui répondis-je, je puis assurer Votre Majesté qu'il n'exagère pas ses richesses et sa grandeur; j'en suis témoin. Rien n'est plus capable de causer de l'admiration que la magnificence de son palais. Lorsque ce prince veut paraître en public, on lui dresse un trône sur un éléphant où il s'assied, et il marche au milieu de deux files composées de ses ministres, de ses favoris et d'autres gens de sa cour. Devant lui, sur le même éléphant, un officier tient une lance d'or à la main, et, derrière le trône, un autre est debout, qui porte une colonne d'or, au haut de laquelle est une émeraude longue d'environ un demi-pied, et grosse d'un pouce. Il est précédé d'une garde de mille hommes habillés de drap d'or et de soie, montés sur des éléphants richements caparaçonnés. Pendant que le roi est en marche, l'officier qui est devant lui sur le même éléphant crie de temps en temps à haute voix:
«Voici le grand monarque, le puissant et redoutable sultan des Indes, dont le palais est couvert de cent mille rubis, et qui possède vingt mille couronnes de diamants! Voici le monarque couronné, plus grand que ne furent jamais le grand Solima et le grand Mihrage!»
Après qu'il a prononcé ces paroles, l'officier qui est derrière le trône crie à son tour:
«Ce monarque si grand et si puissant doit mourir, doit mourir, doit mourir.»
L'officier de devant reprend, et crie ensuite:
«Louange à celui qui vit et ne meurt pas!
D'ailleurs, le roi de Serendib est si juste, qu'il n'y a pas de juges dans sa capitale, non plus que dans le reste de ses États: ses peuples n'en ont pas besoin. Ils savent et ils observent d'eux-mêmes exactement la justice, et ne s'écartent jamais de leur devoir. Ainsi les tribunaux et les magistrats sont inutiles chez eux. Le calife fut fort satisfait de mon discours. La sagesse de ce roi, dit-il, paraît en sa lettre; et après ce que vous venez de me dire, il faut avouer que sa sagesse est digne de ses peuples, et ses peuples dignes d'elle. A ces mots il me congédia et me renvoya avec un riche présent....
Sindbad acheva de parler en cet endroit, et ses auditeurs se retirèrent; mais Hindbad reçut auparavant cent sequins. Ils revinrent encore le jour suivant chez Sindbad, qui leur raconta son septième et dernier voyage en ces termes:
Au retour de mon sixième voyage, j'abandonnai absolument la pensée d'en faire jamais d'autres. Outre que j'étais dans un âge qui ne demandait que du repos, je m'étais bien promis de ne plus m'exposer aux périls que j'avais tant de fois courus. Ainsi je ne songeais qu'à passer doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalais un nombre d'amis, un de mes gens me vint avertir qu'un officier du calife me demandait. Je sortis de table, et allai au-devant de lui. Le calife, me dit-il, m'a chargé de venir vous dire qu'il veut vous parler. Je suivis au palais l'officier qui me présenta à ce prince, que je saluai en me prosternant à ses pieds. Sindbad, me dit-il, j'ai besoin de vous; il faut que vous me rendiez un service; que vous alliez porter ma réponse et mes présents au roi de Serendib: il est juste que je lui rende la civilité qu'il m'a faite.
Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. Commandeur des croyants, lui dis-je, je suis prêt à exécuter tout ce que m'ordonnera Votre Majesté; mais je la supplie très-humblement de songer que je suis rebuté des fatigues incroyables que j'ai souffertes. J'ai même fait vœu de ne sortir jamais de Bagdad. De là je pris l'occasion de lui faire un long détail de toutes mes aventures, qu'il eut la patience d'écouter jusqu'à la fin. D'abord que j'eus cessé de parler:
J'avoue, dit-il, que voilà des événements bien extraordinaires; mais pourtant il ne faut pas qu'ils vous empêchent de faire pour l'amour de moi le voyage que je vous propose. Il ne s'agit que d'aller à l'île de Serendib vous acquitter de la commission que je vous donne. Après cela, il vous sera libre de vous en revenir. Mais il y faut aller; car vous voyez bien qu'il ne serait pas de la bienséance et de ma dignité d'être redevable au roi de cette île. Comme je vis que le calife exigeait cela de moi absolument, je lui témoignai que j'étais prêt à lui obéir. Il en eut beaucoup de joie, et me fit donner mille sequins pour les frais de mon voyage.
Je me préparai en peu de jours à mon départ; et sitôt qu'on m'eut livré les présents du calife avec une lettre de sa propre main, je partis, et je pris la route de Balsora, où je m'embarquai. Ma navigation fut très-heureuse: j'arrivai à l'île de Serendib. Là, j'exposai aux ministres la commission dont j'étais chargé, et les priai de me faire donner audience incessamment. Ils n'y manquèrent pas. On me conduisit au palais avec honneur. J'y saluai le roi en me prosternant, selon la coutume.
Ce prince me reconnut d'abord, et me témoigna une joie toute particulière de me revoir. Ah! Sindbad, me dit-il, soyez le bienvenu! je vous jure que j'ai songé à vous très-souvent depuis votre départ. Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. Je lui fis mon compliment; et après l'avoir remercié de la bonté qu'il avait pour moi, je lui présentai la lettre et le présent du calife, qu'il reçut avec toutes les marques d'une grande satisfaction.
Le calife lui envoyait un lit complet de drap d'or, estimé mille sequins, cinquante robes d'une très-riche étoffe, cent autres de toile blanche, la plus fine du Caire, de Suez, de Cufa et d'Alexandrie; un autre lit cramoisi, et un autre encore d'une autre façon; un vase d'agate plus large que profond, épais d'un doigt et ouvert d'un demi-pied, dont le fond représentait en bas-relief un homme un genou en terre qui tenait un arc avec une flèche, prêt à tirer contre un lion; il lui envoyait enfin une riche table que l'on croyait, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calife était conçue en ces termes:
SALUT, AU NOM DU SOUVERAIN GUIDE DU DROIT CHEMIN,
AU PUISSANT ET HEUREUX SULTAN, DE LA PART
D'ABDALLA HAROUN-AL-RASCHID, QUE DIEU
A PLACÉ DANS LE LIEU D'HONNEUR,
APRÈS SES ANCÊTRES D'HEUREUSE
MÉMOIRE.
«Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-ci, émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs. Nous espérons qu'en jetant les yeux dessus, vous connaîtrez notre bonne intention, et que vous l'aurez pour agréable. Adieu.»
Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife répondait à l'amitié qu'il lui avait témoignée. Peu de temps après cette audience, je sollicitai celle de mon congé, que je n'eus pas peu de peine à obtenir. Je l'obtins enfin, et le roi, en me congédiant, me fit un présent très-considérable: je me rembarquai aussitôt, dans le dessein de m'en retourner à Bagdad; mais je n'eus pas le bonheur d'y arriver comme je l'espérais, et Dieu en disposa autrement.
Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des corsaires, qui eurent d'autant moins de peine à s'emparer de notre vaisseau, qu'on n'y était nullement en état de se défendre. Quelques personnes de l'équipage voulurent faire résistance; mais il leur en coûta la vie; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s'opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves...
Après que les corsaires, poursuivit Sindbad, nous eurent tous dépouillés, et qu'ils nous eurent donné de méchants habits au lieu des nôtres, ils nous emmenèrent dans une grande île fort éloignée, où ils nous vendirent.
Je tombai entre les mains d'un riche marchand, qui ne m'eut pas plutôt acheté qu'il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s'était pas encore bien informé qui j'étais, il me demanda si je ne savais pas quelque métier. Je lui répondis, sans me faire mieux connaître, que je n'étais pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les corsaires qui m'avaient vendu m'avaient enlevé tout ce que j'avais. Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de l'arc? Je lui repartis que c'était un des exercices de ma jeunesse, et que je ne l'avais pas oublié depuis. Alors il me donna un arc et des flèches; et m'ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont l'étendue était très-vaste. Nous y entrâmes fort avant; et lorsqu'il jugea à propos de s'arrêter, il me fit descendre. Ensuite, me montrant un grand arbre: Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphants que vous verrez passer; car il y en a une quantité prodigieuse dans cette forêt. S'il en tombe quelqu'un, venez m'en donner avis. Après m'avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et je demeurai sur l'arbre à l'affût pendant toute la nuit.
Je n'en aperçus aucun pendant tout ce temps-là; mais le lendemain, d'abord que le soleil fut levé, j'en vis paraître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres se retirèrent aussitôt et me laissèrent la liberté d'aller avertir mon patron de la chasse que je venais de faire. En faveur de cette nouvelle, il me régala d'un bon repas, loua mon adresse et me caressa fort. Puis nous allâmes ensemble à la forêt, où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous enterrâmes l'éléphant que j'avais tué. Mon patron se proposait de revenir lorsque l'animal serait pourri, et d'enlever les dents pour en faire commerce.
Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettais pas toujours à l'affût sur un même arbre, je me plaçais tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. Un matin, que j'attendais l'arrivée des éléphants, je m'aperçus avec un extrême étonnement qu'au lieu de passer devant moi en traversant la forêt comme à l'ordinaire, ils s'arrêtèrent, et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en était couverte et tremblait sous leurs pas. Ils s'approchèrent de l'arbre où j'étais monté, et l'environnèrent tous, la trompe étendue et les yeux attachés sur moi. A ce spectacle étonnant, je restai immobile, et saisi d'une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me tombèrent des mains.
Je n'étais pas agité d'une crainte vaine. Après que les éléphants m'eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l'arbre par le bas avec sa trompe, et fit un si puissant effort, qu'il le déracina et le renversa par terre. Je tombai avec l'arbre; mais l'animal me prit avec sa trompe, et me chargea sur son dos, où je m'assis plus mort que vif, avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête de tous les autres qui le suivaient en troupe, et me porta jusqu'à un endroit où, m'ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui l'accompagnaient. Concevez, s'il est possible, l'état où j'étais: je croyais plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps étendu sur la place, ne voyant plus d'éléphants, je me levai, et je remarquai que j'étais sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d'ossements et de dents d'éléphants. Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité de réflexions. J'admirai l'instinct de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière; et qu'ils ne m'y eussent apporté exprès pour me l'enseigner, afin que je cessasse de les persécuter, puisque je le faisais dans la vue seule d'avoir leurs dents. Je ne m'arrêtai pas sur la colline, je tournai mes pas vers la ville; et après avoir marché un jour et une nuit, j'arrivai chez mon patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route; ce qui me fit connaître qu'ils s'étaient éloignés plus avant dans la forêt, pour me laisser la liberté d'aller sans obstacle à la colline.
Dès que mon patron m'aperçut: Ah! pauvre Sindbad, me dit-il, j'étais dans une grande peine de savoir ce que tu pouvais être devenu. J'ai été à la forêt, j'y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc et des flèches par terre; et après t'avoir inutilement cherché, je désespérais de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t'est arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie? Je satisfis sa curiosité; et le lendemain, étant allés tous deux à la colline, il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avais dit. Nous chargeâmes l'éléphant sur lequel nous étions venus de tout ce qu'il pouvait porter de dents; et lorsque nous fûmes de retour: Mon frère, me dit-il, car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va m'enrichir, que Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités! Je déclare devant lui que je vous donne la liberté. Je vous avais dissimulé ce que vous allez entendre.
Les éléphants de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d'esclaves que nous envoyons chercher de l'ivoire. Quelques conseils que nous leur donnions, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie, et n'a fait cette grâce qu'à vous seul. C'est une marque qu'il vous chérit, et qu'il a besoin de vous dans le monde pour le bien que vous devez y faire. Vous me procurez un avantage incroyable: nous n'avons pu avoir d'ivoire jusqu'à présent qu'en exposant la vie de nos esclaves; et voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir; je veux ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrais engager toute notre ville à faire votre fortune; mais c'est une gloire que je veux avoir moi seul.
A ce discours obligeant, je répondis: Patron, Dieu vous conserve! La liberté que vous m'accordez suffit pour vous acquitter envers moi; et, pour toute récompense du service que j'ai eu le bonheur de vous rendre à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission de retourner en mon pays. Hé bien! répliqua-t-il, le moçon nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l'ivoire. Je vous renverrai alors, et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous. Je le remerciai de nouveau de la liberté qu'il venait de me donner, et des bonnes intentions qu'il avait pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le moçon; et pendant ce temps-là nous fîmes tant de voyages à la colline, que nous remplîmes ses magasins d'ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négociaient firent la même chose: car cela ne leur fut pas longtemps caché.
Les navires, dit-il, arrivèrent enfin; et mon patron ayant choisi lui-même celui sur lequel je devais m'embarquer, le chargea d'ivoire à demi pour mon compte. Il n'oublia pas d'y mettre aussi des provisions en abondance pour mon passage; et, de plus, il m'obligea d'accepter des régals de grand prix, des curiosités du pays. Nous mîmes à la voile; et comme l'aventure qui m'avait procuré la liberté était fort extraordinaire, j'en avais toujours l'esprit occupé.
Nous nous arrêtâmes dans quelques îles pour y prendre des rafraîchissements. Notre vaisseau étant parti d'un port de terre ferme des Indes, nous y allâmes aborder; et là, pour éviter les dangers de la mer jusqu'à Balsora, je fis débarquer l'ivoire qui m'appartenait, résolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse somme d'argent, j'en achetai plusieurs choses rares pour en faire des présents; et quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grosse caravane de marchands. Je demeurai longtemps en chemin, et je souffris beaucoup; mais je souffris avec patience, en faisant réflexion que je n'avais plus à craindre ni les tempêtes, ni les corsaires, ni les serpents, ni tous les autres périls que j'avais courus.
Toutes ces fatigues finirent enfin: j'arrivai heureusement à Bagdad. J'allai d'abord me présenter au calife, et lui rendre compte de mon ambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avait causé de l'inquiétude; mais qu'il avait pourtant toujours espéré que Dieu ne m'abandonnerait point. Quand je lui appris l'aventure des éléphants, il en parut fort surpris; et il aurait refusé d'y ajouter foi, si ma sincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette histoire et les autres que je lui racontai si curieuses, qu'il chargea un de ses secrétaires de les écrire en caractères d'or, pour être conservées dans son trésor. Je me retirai très-content de l'honneur et des présents qu'il me fit; puis je me donnai tout entier à ma famille, à mes parents et à mes amis.
Ce fut ainsi que Sindbad acheva le récit de son septième et dernier voyage; et s'adressant ensuite à Hindbad: Hé bien! mon ami, ajouta-t-il, avez-vous jamais ouï dire que quelqu'un ait souffert autant que moi, ou qu'aucun mortel se soit trouvé dans des embarras si pressants? N'est-il pas juste qu'après tant de travaux je jouisse d'une vie agréable et tranquille? Comme il achevait ces mots, Hindbad s'approcha de lui, et lui dit, en lui baisant la main: Il faut avouer, seigneur, que vous avez essuyé d'effroyables périls; mes peines ne sont pas comparables aux vôtres. Si elles m'affligent dans le temps que je les souffre, je m'en console par le petit profit que j'en tire. Vous méritez non-seulement une vie tranquille, vous êtes digne encore de tous les biens que vous possédez, puisque vous en faites un si bon usage, et que vous êtes si généreux. Continuez donc de vivre dans la joie jusqu'à l'heure de votre mort.
Sindbad lui fit donner cent sequins, le reçut au nombre de ses amis, lui dit de quitter sa profession de porteur et de continuer de venir manger chez lui, qu'il aurait lieu de se souvenir toute sa vie de Sindbad le marin.
Mais, sire, ajouta Scheherazade, remarquant que le jour commençait à paraître, quelque agréable que soit l'histoire que je viens de raconter, j'en sais une autre qui l'est encore davantage. Si Votre Majesté souhaite de l'entendre la nuit prochaine, je suis assurée qu'elle en demeurera d'accord. Schahriar se leva sans rien dire, et fort incertain de ce qu'il avait à faire. La bonne sultane, dit-il en lui-même, raconte de fort longues histoires; et quand une fois elle en a commencé une, il n'y a pas moyen de refuser de l'entendre tout entière. Je ne sais si je ne devrais pas la faire mourir aujourd'hui; mais non, ne précipitons rien: l'histoire dont elle me fait fête est peut-être plus divertissante que toutes celles qu'elle m'a racontées jusqu'ici; il ne faut pas que je me prive du plaisir de l'entendre. Après qu'elle m'en aura fait le récit, j'ordonnerai sa mort.
Dinarzade ne manqua pas de réveiller avant le jour la sultane des Indes, laquelle, après avoir demandé à Schahriar la permission de commencer l'histoire qu'elle avait promis de raconter, prit ainsi la parole:
Il y avait autrefois à Casgar, aux extrémités de la Grande-Tartarie, un tailleur qui avait une très-belle femme qu'il aimait beaucoup, et dont il était aimé de même. Un jour qu'il travaillait, un petit bossu vint s'asseoir à l'entrée de sa boutique, et se mit à chanter en jouant du tambour de basque. Le tailleur prit plaisir à l'entendre, et résolut de l'emmener dans sa maison pour réjouir sa femme. Avec ses chansons plaisantes, disait-il, il nous divertira tous deux ce soir. Il lui en fit la proposition, et le bossu l'ayant acceptée, il ferma sa boutique et le mena chez lui.
Dès qu'ils y furent arrivés, la femme du tailleur, qui avait déjà mis le couvert, parce qu'il était temps de souper, servit un bon plat de poisson qu'elle avait préparé. Ils se mirent tous trois à table; mais en mangeant, le bossu avala par malheur une grosse arête ou un os dont il mourut en peu de moments, sans que le tailleur et sa femme y pussent remédier. Ils furent l'un et l'autre d'autant plus effrayés de cet accident, qu'il était arrivé chez eux, et qu'ils avaient sujet de craindre que si la justice venait à le savoir, on ne les punît comme des assassins. Le mari néanmoins trouva un expédient pour se défaire du corps mort; il fit réflexion qu'il demeurait dans le voisinage un médecin juif; et là-dessus, ayant formé un projet, pour commencer à l'exécuter, sa femme et lui prirent le bossu, l'un par les pieds, l'autre par la tête, et le portèrent jusqu'au logis du médecin. Ils frappèrent à sa porte, où aboutissait un escalier très-roide par où l'on montait à sa chambre. Une servante descend aussitôt, même sans lumière, ouvre et demande ce qu'ils souhaitent. Remontez, s'il vous plaît, répondit le tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons un homme bien malade, pour qu'il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il en lui mettant en main une pièce d'argent, donnez-lui cela par avance, afin qu'il soit persuadé que nous n'avons pas dessein de lui faire perdre sa peine. Pendant que la servante remonta pour faire part au médecin juif d'une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme portèrent promptement le corps du bossu au haut de l'escalier, le laissèrent là, et retournèrent chez eux en diligence.
Cependant la servante ayant dit au médecin qu'un homme et une femme l'attendaient à la porte, et le priaient de descendre pour voir un malade qu'ils avaient amené, et lui ayant remis entre les mains l'argent qu'elle avait reçu, il se laissa transporter de joie: se voyant payé d'avance, il crut que c'était une bonne pratique qu'on lui amenait, et qu'il ne fallait pas négliger. Prends vite de la lumière, dit-il à sa servante, et suis-moi. En disant cela, il s'avança vers l'escalier avec tant de précipitation, qu'il n'attendit point qu'on l'éclairât; et, venant à rencontrer le bossu, il lui donna du pied dans les côtes si rudement, qu'il le fit rouler jusqu'au bas de l'escalier; peu s'en fallut qu'il ne tombât et ne roulât avec lui. Apporte donc vite de la lumière! cria-t-il à sa servante. Enfin elle arriva; il descendit avec elle; et trouvant que ce qui avait roulé était un homme mort, il fut tellement effrayé de ce spectacle, qu'il invoqua Moïse, Aaron, Josué, Esdras, et tous les autres prophètes de sa loi. Malheureux que je suis! disait-il, pourquoi ai-je voulu descendre sans lumière? J'ai achevé de tuer ce malade qu'on m'avait amené. Je suis cause de sa mort; et si le bon âne d'Esdras ne vient à mon secours, je suis perdu. Hélas! on va bientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier.
Malgré le trouble qui l'agitait, il ne laissa pas d'avoir la précaution de fermer sa porte, de peur que par hasard quelqu'un, venant à passer par la rue, ne s'aperçût du malheur dont il se croyait la cause. Il prit ensuite le cadavre, le porta dans la chambre de sa femme, qui faillit à s'évanouir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. Ah! c'est fait de nous, s'écria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettre cette nuit hors de chez nous ce corps mort! nous perdrons indubitablement la vie si nous le gardons jusqu'au jour. Quel malheur! comment avez-vous donc fait pour tuer cet homme? Il ne s'agit point de cela, repartit le juif, il s'agit de trouver un remède à un mal si pressant...
Sire, le médecin et sa femme délibérèrent ensemble sur le moyen de se délivrer du corps mort pendant la nuit. Le médecin eut beau rêver, il ne trouva nul stratagème pour sortir d'embarras; mais sa femme, plus fertile en inventions, dit: Il me vient une pensée: portons ce cadavre sur la terrasse de notre logis, et le jetons par la cheminée dans la maison du musulman notre voisin.
Ce musulman était un des pourvoyeurs du sultan: il était chargé du soin de fournir l'huile, le beurre et toutes sortes de graisses. Il avait chez lui son magasin, où les rats et les souris faisaient un grand dégât.
Le médecin juif ayant approuvé l'expédient proposé, sa femme et lui prirent le bossu, le portèrent sur le toit de leur maison; et après lui avoir passé des cordes sous les aisselles, ils le descendirent par la cheminée dans la chambre du pourvoyeur, si doucement, qu'il demeura planté sur ses pieds contre le mur, comme s'il eût été vivant. Lorsqu'ils le sentirent en bas, ils retirèrent les cordes, et le laissèrent dans l'attitude que je viens de dire. Ils étaient à peine descendus et rentrés dans leur chambre, quand le pourvoyeur entra dans la sienne. Il revenait d'un festin de noces, auquel il avait été invité ce soir-là, et il avait une lanterne à la main. Il fut assez surpris de voir, à la faveur de sa lumière, un homme debout dans sa cheminée; mais comme il était naturellement courageux, et qu'il s'imagina que c'était un voleur, il se saisit d'un gros bâton, avec quoi, courant droit au bossu: Ah! ah! lui dit-il, je m'imaginais que c'étaient les rats et les souris qui mangeaient mon beurre et mes graisses, et c'est toi qui descends par la cheminée pour me voler! Je ne crois pas qu'il te prenne jamais envie d'y revenir. En achevant ces mots, il frappa le bossu, et lui donna plusieurs coups de bâton. Le cadavre tomba le nez contre terre; le pourvoyeur redouble ses coups; mais, remarquant enfin que le corps qu'il frappe est sans mouvement, il s'arrête pour le considérer. Alors, voyant que c'était un cadavre, la crainte commença de succéder à la colère. Qu'ai-je fait, misérable? dit-il. Je viens d'assommer un homme! Ah! j'ai porté trop loin ma vengeance. Grand Dieu! si vous n'avez pitié de moi, c'est fait de ma vie. Maudites soient mille fois les graisses et les huiles qui sont cause que j'ai commis une action si criminelle! Il demeura pâle et défait; il croyait déjà voir les ministres de la justice qui le traînaient au supplice; il ne savait quelle résolution il devait prendre....
Sire le pourvoyeur du sultan de Casgar, en frappant le bossu, n'avait pas pris garde à sa bosse: lorsqu'il s'en aperçut, il fit des imprécations contre lui. Maudit bossu, s'écria-t-il, chien de bossu, plût à Dieu que tu m'eusses volé toutes mes graisses, et que je ne t'eusse point trouvé ici: je ne serais pas dans l'embarras où je suis pour l'amour de toi et de ta vilaine bosse! Étoiles qui brillez aux cieux, ajouta-t-il, n'ayez de la lumière que pour moi dans un danger si évident. En disant ces paroles, il chargea le bossu sur ses épaules, sortit de sa chambre, alla jusqu'au bout de la rue, où, l'ayant posé debout et appuyé contre une boutique, il reprit le chemin de sa maison sans regarder derrière lui.
Quelques moments avant le jour, un marchand chrétien qui était fort riche, et qui fournissait au palais du sultan la plupart des choses dont on y avait besoin, après avoir passé la nuit en débauche, s'avisa de sortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu'il fût ivre, il ne laissa pas de remarquer que la nuit était fort avancée, et qu'on allait bientôt appeler à la prière de la pointe du jour; c'est pourquoi, précipitant ses pas, il se hâtait d'arriver au bain, de peur que quelque musulman, en allant à la mosquée, ne le rencontrât, et ne le menât en prison comme un ivrogne. Néanmoins, quand il fut au bout de la rue, il s'arrêta pour quelque besoin contre la boutique où le pourvoyeur du sultan avait mis le corps du bossu, lequel, venant à être ébranlé, tomba sur le dos du marchand, qui, dans la pensée que c'était un voleur qui l'attaquait, le renversa par terre d'un coup de poing qu'il lui déchargea sur la tête: il lui en donna beaucoup d'autres ensuite, et se mit à crier au voleur.
Le garde du quartier vint à ses cris; et, voyant que c'était un chrétien qui maltraitait un musulman (car le bossu était de notre religion): Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman? Il a voulu me voler, répondit le marchand, et il s'est jeté sur moi pour me prendre à la gorge. Vous vous êtes assez vengé, répliqua le garde en le tirant par le bras; ôtez-vous de là. En même temps il tendit la main au bossu pour l'aider à se relever; mais, remarquant qu'il était mort: Oh! oh! poursuivit-il, c'est donc ainsi qu'un chrétien a la hardiesse d'assassiner un musulman! En achevant ces mots, il arrêta le chrétien, et le mena chez le lieutenant de police, où on le mit en prison jusqu'à ce que le juge fût levé, et en état d'interroger l'accusé. Cependant le marchand chrétien revint de son ivresse, et plus il faisait de réflexions sur son aventure, moins il pouvait comprendre comment de simples coups de poing avaient été capables d'ôter la vie à un homme.
Le lieutenant de police, sur le rapport du garde, et ayant vu le cadavre qu'on avait apporté chez lui, interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu'il n'avait pas commis. Comme le bossu appartenait au sultan, car c'était un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le chrétien sans avoir auparavant appris la volonté du prince. Il alla au palais, pour cet effet, rendre compte de ce qui se passait au sultan, qui lui dit: Je n'ai point de grâce à accorder à un chrétien qui tue un musulman; allez, faites votre charge. A ces paroles, le juge de police fit dresser une potence, envoya des crieurs par la ville pour publier qu'on allait pendre un chrétien qui avait tué un musulman.
Enfin on tira le marchand de prison, on l'amena au pied de la potence; et le bourreau, après lui avoir attaché la corde au cou, allait l'élever en l'air, lorsque le pourvoyeur du sultan, fendant la presse, s'avança en criant au bourreau: Attendez, attendez; ne vous pressez pas! ce n'est pas lui qui a commis le meurtre, c'est moi. Le lieutenant de police, qui assistait à l'exécution, se mit à interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle manière il avait tué le bossu, et il acheva en disant qu'il avait porté son corps à l'endroit où le marchand chrétien l'avait trouvé. Vous alliez, ajouta-t-il, faire mourir un innocent, puisqu'il ne peut pas avoir tué un homme qui n'était plus en vie. C'est bien assez pour moi d'avoir assassiné un musulman, sans charger encore ma conscience de la mort d'un chrétien qui n'est pas criminel.
Sire, dit Scheherazade, le pourvoyeur du sultan de Casgar s'étant accusé lui-même publiquement d'être l'auteur de la mort du bossu, le lieutenant de police ne put se dispenser de rendre justice au marchand. Laisse, dit-il au bourreau, laisse aller le chrétien, et pends cet homme à sa place, puisqu'il est évident, par sa propre confession, qu'il est le coupable. Le bourreau lâcha le marchand, mit aussitôt la corde au cou du pourvoyeur; et, dans le temps qu'il allait l'expédier, il entendit la voix du médecin juif, qui le priait instamment de suspendre l'exécution, et qui se faisait faire place pour se rendre au pied de la potence.
Quand il fut devant le juge de police: Seigneur, lui dit-il, ce musulman que vous voulez faire pendre n'a pas mérité la mort; c'est moi seul qui suis criminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une femme que je ne connais pas vinrent frapper à ma porte avec un malade qu'ils m'amenaient. Ma servante alla ouvrir sans lumière, et reçut d'eux une pièce d'argent pour me venir dire de leur part de prendre la peine de descendre pour voir le malade. Pendant qu'elle me parlait, ils apportèrent le malade au haut de l'escalier, et puis disparurent. Je descendis sans attendre que ma servante eût allumé une chandelle; et dans l'obscurité, venant à donner du pied contre le malade, je le fis rouler jusqu'au bas de l'escalier. Enfin je vis qu'il était mort, et que c'était le musulman bossu dont on veut aujourd'hui venger le trépas. Nous prîmes le cadavre, ma femme et moi, nous le portâmes sur notre toit, d'où nous passâmes sur celui du pourvoyeur notre voisin que vous alliez faire mourir injustement, et nous le descendîmes dans sa chambre par sa cheminée. Le pourvoyeur, l'ayant trouvé chez lui, l'a traité comme un voleur, l'a frappé, et a cru l'avoir tué; cela n'est pas, comme vous le voyez, par ma déposition. Je suis donc le seul auteur du meurtre; et quoique je le sois contre mon intention, j'ai résolu d'expier mon crime, pour n'avoir pas à me reprocher la mort de deux musulmans, en souffrant que vous ôtiez la vie au pourvoyeur du sultan, dont je viens vous révéler l'innocence. Renvoyez-le donc, s'il vous plaît, et me mettez à sa place, puisque personne que moi n'est cause de la mort du bossu...
Sire, dit la sultane, dès que le juge de police fut persuadé que le médecin juif était le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne, et de mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la corde au cou, et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur, qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait ranger le peuple pour s'avancer vers le lieutenant de police, devant lequel étant arrivé: Seigneur, lui dit-il, peu s'en est fallu que vous n'ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes; mais si vous voulez bien avoir la patience de m'entendre, vous allez connaître le véritable assassin du bossu. Hier, vers la fin du jour, comme je travaillais dans ma boutique, et que j'étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi ivre, arriva et s'assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l'emmenai. Nous nous mîmes à table, et je servis un morceau de poisson; en le mangeant, une arête ou un os s'arrêta dans son gosier; et quelque chose que nous pûmes faire, ma femme et moi, pour le soulager, il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort; et, de peur d'en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir de remonter promptement, et de prier son maître de notre part de descendre pour voir un malade que nous lui amenions; et afin qu'il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d'argent que je lui donnai. Dès qu'elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l'escalier sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma femme et moi, pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fit rouler le bossu; ce qui lui a fait croire qu'il était cause de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laissez aller le médecin, et me faites mourir.
Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez admirer les étranges événements dont la mort du bossu avait été suivie. Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur, puisqu'il confesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bien extraordinaire, et qu'elle mérite d'être écrite en lettres d'or. Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, passa une corde au cou du tailleur.
Sire, pendant que le bourreau se préparait à pendre le tailleur, le sultan de Casgar, qui ne pouvait se passer longtemps du bossu son bouffon, ayant demandé à le voir, un de ses officiers lui dit: Sire, le bossu, dont Votre Majesté est en peine, après s'être enivré hier, s'échappa du palais, contre sa coutume, pour aller courir par la ville, et il s'est trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de police un homme accusé de l'avoir tué, et aussitôt le juge a fait dresser une potence. Comme on allait pendre l'accusé, un homme est arrivé, et après celui-là un autre, qui s'accusent eux-mêmes, et se déchargent l'un l'autre. Il y a longtemps que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occupé à interroger un troisième homme qui se dit le véritable assassin.
A ce discours, le sultan de Casgar envoya un huissier au lieu du supplice: Allez, lui dit-il, en toute diligence, dire au juge de police qu'il m'amène incessamment les accusés, et qu'on m'apporte aussi le corps du pauvre bossu, que je veux voir encore une fois. L'huissier partit; et arrivant dans le temps que le bourreau commençait à tirer la corde pour pendre le tailleur, il cria de toute sa force que l'on eût à suspendre l'exécution. Le bourreau ayant reconnu l'huissier, n'osa passer outre, et lâcha le tailleur. Après cela, l'huissier ayant joint le lieutenant de police, déclara la volonté du sultan. Le juge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, et fit porter par quatre de ses gens le corps du bossu.
Lorsqu'ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna aux pieds de ce prince, et quand il fut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu'il savait de l'histoire du bossu. Le sultan la trouva si singulière, qu'il ordonna à son historiographe particulier de l'écrire avec toutes ses circonstances; puis, s'adressant à toutes les personnes qui étaient présentes: Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d'arriver à l'occasion du bossu mon bouffon?
A ces paroles, le pourvoyeur se jeta aux pieds du sultan: Sire, dit-il, je supplie Votre Majesté de m'écouter, et de nous faire grâce à tous quatre, si l'histoire que je vais conter à Votre Majesté est plus belle que celle du bossu. Je t'accorde ce que tu me demandes, répondit le sultan: parle. Le pourvoyeur prit alors la parole, et dit:
Sire, une personne de considération m'invita hier aux noces d'une de ses filles. Je ne manquai pas de me rendre chez elle sur le soir, à l'heure marquée, et je me trouvai dans une assemblée de docteurs, d'officiers de justice, et d'autres personnes les plus distinguées de cette ville. Après les cérémonies, on servit un festin magnifique; on se mit à table, et chacun mangea de ce qu'il trouva le plus à son goût. Il y avait, entre autres choses, une entrée accommodée avec de l'ail, qui était excellente, et dont tout le monde voulait avoir; et comme nous remarquâmes qu'un des convives ne s'empressait pas d'en manger quoiqu'elle fût devant lui, nous l'invitâmes à mettre la main au plat et à nous imiter. Il nous conjura de ne le point presser là-dessus: Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à un ragoût où il y aura de l'ail: je n'ai point oublié ce qu'il m'en coûte pour en avoir goûté autrefois. Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avait causé une si grande aversion pour l'ail; mais, sans lui donner le temps de nous répondre: Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que vous faites honneur à ma table? Ce ragoût est délicieux, ne prétendez pas vous exempter d'en manger; il faut que vous me fassiez cette grâce comme les autres. Seigneur, lui repartit le convive, qui était un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j'en use ainsi par une fausse délicatesse; je veux bien vous obéir si vous le voulez absolument; mais ce sera à condition qu'après en avoir mangé, je me laverai, s'il vous plaît, les mains quarante fois dans de l'alcali, quarante autres fois avec la cendre de la même plante, et autant de fois avec du savon. Vous ne trouverez pas mauvais que j'en use ainsi, pour ne pas contrevenir au serment que j'ai fait de ne jamais manger de ragoût à l'ail qu'à cette condition.
Le pourvoyeur, parlant au sultan de Casgar: Le maître du logis, poursuivit-il, ne voulant pas dispenser le marchand de manger du ragoût à l'ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de l'eau avec de l'alcali, de la cendre de la même plante, et du savon, afin que le marchand se lavât autant de fois qu'il lui plairait. Après avoir donné cet ordre, il s'adressa au marchand: Faites donc comme nous, lui dit-il, et mangez. L'alcali, la cendre de la même plante et le savon ne vous manqueront pas...
Le marchand, comme en colère de la violence qu'on lui faisait, avança la main, prit un morceau qu'il porta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés; mais, ce qui nous surprit davantage, nous remarquâmes qu'il n'avait que quatre doigts et point de pouce; et personne jusque-là ne s'en était encore aperçu, quoiqu'il eût déjà mangé d'autres mets. Le maître de la maison prit aussitôt la parole: Vous n'avez point de pouce, lui dit-il; par quel accident l'avez-vous perdu? Il faut que ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de l'entretenir. Seigneur, répondit-il, ce n'est pas seulement à la main droite que je n'ai point de pouce, je n'en ai point aussi à la gauche. En même temps il avança la main gauche, et nous fit voir que ce qu'il nous disait était véritable. Ce n'est pas tout encore, ajouta-t-il: le pouce me manque de même à l'un et à l'autre pied; et vous pouvez m'en croire. Je suis estropié de cette manière par une aventure inouïe, que je ne refuse pas de vous raconter si vous voulez bien avoir la patience de l'entendre; elle ne vous causera pas moins d'étonnement qu'elle vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains auparavant. A ces mots, il se leva de table, et, après s'être lavé les mains six-vingts fois, il revint prendre sa place, et nous fit le récit de son histoire en ces termes:
Vous saurez, mes seigneurs, que, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, mon père vivait à Bagdad où je suis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville. Mais comme c'était un homme qui négligeait le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j'eus besoin de toute l'économie imaginable pour acquitter les dettes qu'il avait laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes; et, par mes soins, ma petite fortune commença de prendre une face assez riante.
Un matin que j'ouvrais ma boutique, une dame montée sur une mule, accompagnée d'un eunuque et suivie de deux esclaves, passa près de ma porte, et s'arrêta. Elle mit pied à terre à l'aide de l'eunuque, qui lui prêta la main, et qui lui dit: Madame, je vous l'avais bien dit que vous veniez de trop bonne heure: vous voyez qu'il n'y a encore personne au bezestein; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné la peine que vous aurez d'attendre. Elle regarda de toutes parts, et voyant, en effet, qu'il n'y avait pas d'autres boutiques que la mienne, elle s'en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre qu'elle s'y reposât, en attendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à son compliment comme je devais...
La dame s'assit dans ma boutique, et, remarquant qu'il n'y avait personne que l'eunuque et moi dans tout le bezestein, elle se découvrit le visage pour prendre l'air. Je n'ai jamais rien vu de si beau: elle me parut fort belle.
Après qu'elle se fut remise au même état qu'auparavant, elle me dit qu'elle cherchait plusieurs sortes d'étoffes des plus belles et des plus riches qu'elle me nomma, et elle me demanda si j'en avais. Hélas! madame, lui répondis-je, je suis un jeune marchand qui ne fais que commencer à m'établir: je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grand négoce, et c'est une mortification pour moi de n'avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir au bezestein: mais, pour vous épargner la peine d'aller de boutique en boutique, d'abord que les marchands seront venus, j'irai, si vous le trouvez bon, prendre chez eux tout ce que vous souhaitez; ils m'en diront le prix au juste; et, sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes. Elle y consentit, et j'eus avec elle un entretien qui dura assez longtemps, parce que les marchands qui avaient les étoffes qu'elle demandait n'étaient pas encore arrivés.
Je ne fus pas moins charmé de son esprit; mais il fallut enfin me priver du plaisir de sa conversation. Je courus chercher les étoffes qu'elle désirait; et, quand elle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinq mille drachmes d'argent monnayé. J'en fis un paquet que je donnai à l'eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite, et partit après avoir pris congé de moi;
La dame n'eut pas plutôt disparu, que je m'aperçus qu'elle s'en allait sans payer, et que je ne lui avais pas seulement demandé qui elle était, ni où elle demeurait. Je fis réflexion pourtant que j'étais redevable d'une somme considérable à plusieurs marchands, qui n'auraient peut-être pas la patience d'attendre. J'allai m'excuser auprès d'eux le mieux qu'il me fut possible, en leur disant que je connaissais la dame. Enfin, je revins chez moi très-embarrassé d'une si grosse dette.
J'avais prié mes créanciers, poursuivit le marchand, de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur payement: la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m'accorder le même délai; ils y consentirent: mais, dès le lendemain, je vis arriver la dame montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que la première fois.
Elle vint droit à ma boutique. Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle; mais enfin je vous apporte l'argent des étoffes que je pris l'autre jour; portez-le chez le changeur, qu'il voie s'il est de bon aloi, et si le compte y est. L'eunuque, qui avait l'argent, vint avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon argent. Je revins, et j'entretins la dame jusqu'à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes. Quoique nous ne parlassions que de choses très-communes, elle leur donnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, et qui me fit voir que je ne m'étais pas trompé quand, dès la première conversation, j'avais jugé qu'elle avait beaucoup d'esprit.
Lorsque les marchands furent arrivés, et qu'ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devais à ceux chez qui j'avais pris des étoffes à crédit, et je n'eus pas de peine à obtenir d'eux qu'il m'en confiassent d'autres que la dame m'avait demandées. J'en levai pour mille pièces d'or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire, ni sans se faire connaître. Ce qui m'étonnait, c'est qu'elle ne hasardait rien, et que je demeurais sans caution et sans certitude d'être dédommagé en cas que je ne la revisse plus. Elle me paye une somme assez considérable, me disais-je en moi-même; mais elle me laisse redevable d'une autre qui l'est encore davantage. Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu'elle m'eût leurré d'abord pour me mieux ruiner? Les marchands ne la connaissent pas! et c'est à moi qu'ils s'adresseront. Mes alarmes augmentèrent de jour en jour pendant un mois entier, qui s'écoula sans que je reçusse aucune nouvelle de la dame. Enfin, les marchands s'impatientèrent; et pour les satisfaire, j'étais prêt à vendre tout ce que j'avais, lorsque je la vis revenir un matin dans le même équipage que les autres fois.
Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l'or que je vous apporte. Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur. Avant que de compter les pièces d'or, elle me fit plusieurs questions: entre autres, elle me demanda si j'étais marié. Je lui répondis que non, et que je ne l'avais jamais été. Alors, elle donna l'or à l'eunuque qui me le fit peser. Pendant que je le pesais, l'eunuque me dit à l'oreille:
Ne croyez pas que ma maîtresse ait besoin de vos étoffes; elle vient ici uniquement pour vous: c'est à cause de cela qu'elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n'avez qu'à parler, il ne tiendra qu'à vous de l'épouser, si vous voulez. Il est vrai, lui répondis-je, que j'ai senti naître de l'amour pour elle dès le premier moment que je l'ai vue; mais je n'osais aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle et je ne manquerai pas de reconnaître le bon office que vous me rendez.
Enfin, j'achevai de peser les pièces d'or; et, pendant que je les remettais dans le sac, l'eunuque se tourna du côté de la dame, et lui dit que j'étais très-content. Aussitôt la dame, qui était assise, se leva, et partit en me disant qu'elle m'enverrait l'eunuque, et que je n'aurais qu'à faire ce qu'il me dirait de sa part.
Je portai à chaque marchand l'argent qui lui était dû, et j'attendis impatiemment l'eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin...
Je fis bien des amitiés à l'eunuque, dit le marchand de Bagdad; et je lui demandai des nouvelles de la santé de sa maîtresse. Vous êtes, me répondit-il, l'homme du monde le plus heureux. On ne peut avoir plus d'envie de vous voir qu'elle en a; et si elle disposait de ses actions, elle viendrait vous chercher et passerait volontiers avec vous tous les moments de sa vie. A son air noble et à ses manières honnêtes, lui dis-je, j'ai jugé que c'était quelque dame de considération. Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l'eunuque; elle est favorite de Zobéide, épouse du calife, laquelle l'aime d'autant plus chèrement qu'elle l'a élevée dès son enfance, et qu'elle se repose sur elle de toutes les emplettes qu'elle a à faire. Dans le dessein qu'elle a de se marier, elle a déclaré à l'épouse du Commandeur des croyants qu'elle avait jeté les yeux sur vous, et lui a demandé son consentement. Zobéide lui a dit qu'elle y consentait, mais qu'elle voulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait un bon choix, et qu'en ce cas-là elle ferait les frais des noces. C'est pourquoi vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu'à lui faire plaisir, et qui ne voudrait pas contraindre son inclination. Il ne s'agit donc plus que de venir au palais, et c'est pour cela que vous me voyez ici; c'est à vous de prendre votre résolution. Elle est toute prise, lui repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où vous voudrez me conduire. Voilà qui est bien, reprit l'eunuque: mais vous savez que les hommes n'entrent pas dans les appartements des dames du palais, et qu'on ne peut vous y introduire qu'en prenant des mesures qui demandent un grand secret; la favorite en a pris de justes. De votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous; mais surtout soyez discret, car il y va de votre vie.
Je l'assurai que je ferais exactement tout ce qui me serait ordonné. Il faut donc, me dit-il, que ce soir, à l'entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, et que, là, vous attendiez qu'on vous vienne chercher. Je consentis à tout ce qu'il voulut. J'attendis la fin du jour avec impatience; et quand elle fut venue, je partis. J'assistai à la prière d'une heure et demie après le soleil couché, dans la mosquée, où je demeurai le dernier.
Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étaient eunuques; ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs grands coffres: après quoi ils se retirèrent; il n'en resta qu'un seul, que je reconnus pour celui qui avait toujours accompagné la dame, et qui m'avait parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame; j'allai au-devant d'elle, en lui témoignant que j'étais prêt à exécuter ses ordres. Nous n'avons pas de temps à perdre, me dit-elle. En disant cela, elle ouvrit un des coffres et m'ordonna de me mettre dedans. C'est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire pour votre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien et laissez-moi disposer du reste. J'en avais trop fait pour reculer; je fis ce qu'elle désirait, et aussitôt elle referma le coffre à la clef. Ensuite l'eunuque qui était dans sa confidence appela les autres eunuques qui avaient apporté les coffres, et les fit tous reporter dans le bateau; puis la dame et son eunuque s'étant rembarqués, on commença de ramer pour me mener à l'appartement de Zobéide.
Pendant ce temps-là je faisais de sérieuses réflexions; et considérant le danger où j'étais, je me repentis de m'y être exposé. Je fis des vœux et des prières qui n'étaient guère de saison.
Le bateau aborda devant la porte du palais du calife; on déchargea les coffres, qui furent portés à l'appartement de l'officier des eunuques qui garde la clef de celui des dames et n'y laisse rien entrer sans l'avoir bien visité auparavant. Cet officier était couché; il fallut l'éveiller et le faire lever.
Quelques moments avant le jour, la sultane des Indes s'étant réveillée, poursuivit de cette manière l'histoire du marchand de Bagdad:
L'officier des eunuques, continua-t-il, fâché de ce qu'on avait interrompu son sommeil, querella fort la favorite de ce qu'elle revenait si tard. Vous n'en serez pas quitte à si bon marché que vous vous l'imaginez, lui dit-il: pas un de ces coffres ne passera que je ne l'aie fait ouvrir, et que je ne l'aie exactement visité. En même temps il commanda aux eunuques de les apporter devant lui l'un après l'autre, et de les ouvrir. Ils commencèrent par celui où j'étais enfermé; ils le prirent et le portèrent. Alors je fus saisi d'une frayeur que je ne puis exprimer: je me crus au dernier moment de ma vie.
La favorite, qui avait la clef, protesta qu'elle ne la donnerait pas, et ne souffrirait jamais qu'on ouvrît ce coffre-là. Vous savez bien, dit-elle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide, votre maîtresse et la mienne. Ce coffre, particulièrement, est rempli de marchandises précieuses que des marchands nouvellement arrivés m'ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d'eau de la fontaine de Zemzem, envoyées de la Mecque: si quelqu'une venait à se casser, les marchandises en seraient gâtées, et vous en répondriez; la femme du Commandeur des croyants saurait bien se venger de votre insolence. Enfin, elle parla avec tant de fermeté, que l'officier n'eut pas la hardiesse de s'opiniâtrer à vouloir faire la visite, ni du coffre où j'étais, ni des autres. Passez donc, dit-il en colère; marchez. On ouvrit l'appartement des dames, et l'on y porta tous les coffres.
A peine y furent-ils, que j'entendis crier tout à coup: Voilà le calife, voilà le calife! Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point que je ne sais comment je n'en mourus pas sur-le-champ: c'était effectivement le calife. Qu'apportez-vous donc dans ces coffres? dit-il à la favorite. Commandeur des croyants, répondit-elle, ce sont des étoffes nouvellement arrivées, que l'épouse de Votre Majesté a souhaité qu'on lui montrât. Ouvrez, ouvrez, reprit le calife; je les veux voir aussi. Elle voulut s'en excuser, en lui représentant que ces étoffes n'étaient propres que pour des dames, et que ce serait ôter à son épouse le plaisir qu'elle se faisait de les voir la première. Ouvrez, vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l'ordonne. Elle lui remontra encore que Sa Majesté, en l'obligeant à manquer à sa maîtresse, l'exposait à sa colère. Non, non, repartit-il, je vous promets qu'elle ne vous en fera aucun reproche. Ouvrez seulement, et ne me faites pas attendre plus longtemps.
Il fallut obéir, et je sentis alors de si vives alarmes, que j'en frémis encore toutes les fois que j'y pense. Le calife s'assit, et la favorite fit porter devant lui tous les coffres l'un après l'autre, et les ouvrit. Pour tirer les choses en longueur, elle lui faisait remarquer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier. Elle voulait mettre sa patience à bout; mais elle n'y réussit pas. Comme elle n'était pas moins intéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j'étais, elle ne s'empressait point à le faire apporter, et il ne restait plus que celui-là à visiter: Achevons, dit le calife; voyons encore ce qu'il y a dans ce coffre. Je ne puis dire si j'étais vif ou mort en ce moment; mais je ne croyais pas échapper à un si grand danger...
Lorsque la favorite de Zobéide, poursuivit le marchand de Bagdad, vit que le calife voulait absolument qu'elle ouvrît le coffre où j'étais: Pour celui-ci, dit-elle, Votre Majesté me fera, s'il lui plaît, la grâce de me dispenser de lui faire voir ce qu'il y a dedans: il y a des choses que je ne lui puis montrer qu'en présence de son épouse. Voilà qui est bien, dit le calife, je suis content; faites emporter vos coffres. Elle les fit enlever aussitôt et porter dans sa chambre, où je commençai de respirer.
Dès que les eunuques qui les avaient apportés se furent retirés, elle ouvrit promptement celui où j'étais prisonnier. Sortez, me dit-elle en me montrant la porte d'un escalier qui conduisait à une chambre au-dessus: montez et allez m'attendre. Elle n'eut pas fermé la porte sur moi que le calife entra, et s'assit sur le coffre d'où je venais de sortir. Le motif de cette visite était un mouvement de curiosité qui ne me regardait pas. Ce prince voulait faire des questions sur ce qu'elle avait vu et entendu dans la ville. Ils s'entretinrent tous deux assez longtemps, après quoi il la quitta enfin, et se retira dans son appartement.
Lorsqu'elle se vit libre, elle vint me trouver dans la chambre où j'étais monté, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu'elle m'avait causées. Ma peine, me dit-elle, n'a pas été moins grande que la vôtre; vous n'en devez pas douter, puisque j'ai souffert pour vous et pour moi, qui courais le même péril. Une autre à ma place n'aurait peut-être pas eu le courage de se tirer si bien d'une occasion si délicate. Il ne fallait pas moins de hardiesse ni de présence d'esprit; mais rassurez-vous, il n'y a plus rien à craindre, maintenant reposez-vous et demain je vous présenterai à Zobéide.
Le lendemain, la favorite avant que de me faire paraître devant sa maîtresse, m'instruisit de la manière dont je devais soutenir sa présence, me dit à peu près les questions que cette princesse me ferait, et me dicta les réponses que j'y devais faire. Après cela elle me conduisit dans une salle où tout était d'une propreté, d'une richesse et d'une magnificence surprenantes. Je n'y étais pas entré, que vingt dames esclaves, d'un âge déjà avancé, toutes vêtues d'habits riches et uniformes, sortirent du cabinet de Zobéide, et vinrent se ranger devant un trône en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furent suivies de vingt autres dames toutes jeunes et habillées de la même sorte que les premières, avec cette différence pourtant que leurs habits avaient quelque chose de plus galant. Zobéide parut au milieu de celles-ci avec un air majestueux, et si chargée de pierreries et de toutes sortes de joyaux qu'à peine pouvait-elle marcher. Elle alla s'asseoir sur le trône. J'oubliais de vous dire que sa dame favorite l'accompagnait, et qu'elle demeura debout à sa droite, pendant que les dames esclaves, un peu plus éloignées, étaient en foule des deux côtés du trône.
D'abord que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étaient entrées les premières me firent signe d'approcher. Je m'avançai au milieu des deux rangs qu'elles formaient, et me prosternai la tête contre le tapis qui était sous les pieds de la princesse. Elle m'ordonna de me relever, et me fit l'honneur de s'informer de mon nom, de ma famille et de l'état de ma fortune; à quoi je satisfis assez à son gré. Je m'en aperçus non-seulement à son air, elle me le fit même connaître par les choses qu'elle eut la bonté de me dire. J'ai bien de la joie, me dit-elle, que ma fille (c'est ainsi qu'elle appelait sa dame favorite), car je la regarde comme telle, après le soin que j'ai pris de son éducation, ait fait un choix dont je suis contente; je l'approuve, et je consens que vous vous mariiez tous deux. J'ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces; mais auparavant j'ai besoin de ma fille pour dix jours; pendant ce temps-là, je parlerai au calife et obtiendrai son consentement, et vous demeurerez ici: on aura soin de vous...
Je demeurai donc dix jours dans l'appartement des dames du calife, continua le marchand de Bagdad. Durant tout ce temps-là, je fus privé du plaisir de voir la dame favorite; mais on me traita si bien par son ordre, que j'eus sujet d'ailleurs d'être très-satisfait.
Zobéide entretint le calife de la résolution qu'elle avait prise de marier sa favorite; et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qu'il lui plairait, accorda une somme considérable à la favorite, pour contribuer de sa part à son établissement. Le dixième jour étant destiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d'un côté, et moi d'un autre; et sur le soir, m'étant mis à table, on me servit toutes sortes de mets et de ragoûts, entre autres un ragoût à l'ail, comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m'étant levé de table, je me contentai de m'essuyer les mains, au lieu de les bien laver; et c'était une négligence qui ne m'était jamais arrivée jusqu'alors.
Comme il était nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l'appartement des dames. Les instruments se firent entendre, on dansa, on fit mille jeux: tout le palais retentissait de cris de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l'on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient lui firent changer plusieurs fois d'habits, et lui peignirent le visage de différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces; et chaque fois qu'on lui changeait d'habillement, on me la faisait voir.
Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l'on nous conduisit dans la chambre nuptiale. D'abord qu'on nous y eut laissés, je m'approchai de mon épouse pour l'embrasser, mais elle me repoussa fortement et se mit à faire des cris épouvantables qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l'appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, saisi d'un long étonnement, j'étais demeuré immobile, sans avoir eu seulement la force de lui en demander la cause. Notre chère sœur, lui dirent-elles, que vous est-il donc arrivé depuis le peu de temps que nous vous avons quittée? apprenez-le-nous, afin que nous vous secourions. Otez, s'écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà! Hé! madame, lui dis-je, en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère? Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie; vous avez mangé de l'ail, et vous ne vous êtes pas lavé les mains! Croyez-vous que je veuille souffrir qu'un homme si malpropre s'approche de moi pour m'empester? Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s'adressant aux dames, et qu'on m'apporte un nerf de bœuf. Elles me renversèrent aussitôt, et tandis que les unes me tenaient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avait été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu'à ce que les forces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames: Prenez-le, qu'on l'envoie au lieutenant de police et qu'on lui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût à l'ail.
A ces paroles, je m'écriai: Grand Dieu! je suis rompu et brisé de coups, et, pour surcroît d'affliction, on me condamne encore à avoir la main coupée! Et pourquoi? pour avoir mangé d'un ragoût à l'ail, et pour avoir oublié de me laver les mains! Quelle colère pour un si petit sujet! Peste soit du ragoût à l'ail! maudit soit le cuisinier qui l'a apprêté, et celui qui l'a servi!...
Toutes les dames, dit le marchand de Bagdad, qui m'avaient vu recevoir mille coups de nerf de bœuf, eurent pitié de moi lorsqu'elles entendirent parler de me faire couper la main. Notre chère sœur et notre bonne dame, dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C'est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre, qui ignore votre rang et les égards que vous méritez; mais nous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu'il a commise et de la lui pardonner. Je ne suis pas satisfaite, reprit-elle, je veux qu'il apprenne à vivre et qu'il porte des marques si sensibles de sa malpropreté, qu'il ne s'avisera de sa vie de manger d'un ragoût à l'ail sans se souvenir ensuite de se laver les mains. Elles ne se rebutèrent pas de son refus; elles se jetèrent à ses pieds, et lui baisant la main: Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérez votre colère et accordez-nous la grâce que nous vous demandons. Elle ne leur répondit rien, mais elle se leva, et, après m'avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre. Toutes les dames la suivirent et me laissèrent seul dans une affliction inconcevable.
Je demeurai dix jours sans voir personne qu'une vieille esclave qui venait m'apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite. Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l'odeur empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n'avez-vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût à l'ail? Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu'elles soient si vindicatives pour une chose si légère? J'aimais cependant ma femme, malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre.
Un jour l'esclave me dit: Votre épouse est guérie, elle est allée au bain, et elle m'a dit qu'elle vous viendrait voir demain. Ainsi, ayez encore patience et tâchez de vous accommoder à son humeur. C'est, d'ailleurs, une personne très-sage, très-raisonnable et très-chérie de toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable maîtresse.
Véritablement ma femme vint le lendemain, et me dit d'abord: Il faut que je sois bien bonne de venir vous revoir après l'offense que vous m'avez faite. Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé du ragoût à l'ail. En achevant ces mots, elle appela des dames qui me couchèrent par terre par son ordre; et, après qu'elles m'eurent lié, elle prit un rasoir et eut la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une de ces dames appliqua d'une certaine racine pour arrêter le sang; mais cela n'empêcha pas que je ne m'évanouisse par la quantité que j'en avais perdu et par le mal que j'avais souffert.
Je revins de mon évanouissement, et l'on me donna du vin à boire pour me faire reprendre mes forces. Ah! madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais il m'arrive de manger d'un ragoût à l'ail, je vous jure qu'au lieu d'une fois, je me laverai les mains six-vingts fois avec de l'alcali, de la cendre de la même plante, et du savon. Hé bien! dit ma femme, à cette condition je veux bien oublier le passé, et vivre avec vous comme avec mon mari.
Voilà, mes seigneurs, ajouta le marchand de Bagdad en s'adressant à la compagnie, la raison pourquoi vous avez vu que j'ai refusé de manger du ragoût à l'ail qui était devant moi...
Les dames n'appliquèrent pas seulement sur mes plaies de la racine que j'ai dite pour étancher le sang, elles y mirent aussi du baume de la Mecque, qu'on ne pouvait soupçonner d'être falsifié, puisqu'elles l'avaient pris dans l'apothicairerie du calife. Par la vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement guéri en peu de jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme et moi, dans la même union que si je n'eusse jamais mangé de ragoût à l'ail. Mais comme j'avais toujours joui de ma liberté, je m'ennuyais fort d'être enfermé dans le palais du calife; néanmoins, je n'en voulais rien témoigner à mon épouse, de peur de lui déplaire. Elle s'en aperçut; elle ne demandait pas mieux elle-même que d'en sortir. La reconnaissance seule la retenait auprès de Zobéide. Mais elle avait de l'esprit; elle représenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j'étais de ne pas vivre dans la ville avec les gens de ma condition, comme j'avais toujours fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d'avoir auprès d'elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous souhaitions tous deux également.
C'est pourquoi, un mois après notre mariage, je vis paraître mon épouse avec plusieurs eunuques, qui portaient chacun un sac d'argent. Quand ils se furent retirés: Vous ne m'avez rien marqué, dit-elle, de l'ennui que vous cause le séjour de la cour; mais je m'en suis fort bien aperçue, et j'ai heureusement trouvé moyen de vous rendre content. Zobéide, ma maîtresse, nous permet de nous retirer du palais, et voilà cinquante mille sequins dont elle nous fait présent pour nous mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix mille, et allez nous acheter une maison.
J'en eus bientôt trouvé une pour cette somme; et, l'ayant fait meubler magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre d'esclaves de l'un et de l'autre sexe, et nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfin, nous commençâmes à mener une vie fort agréable; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d'un an, ma femme tomba malade, et mourut en peu de jours.
J'aurais pu me remarier et continuer de vivre honorablement à Bagdad; mais l'envie de voir le monde m'inspira un autre dessein. Je vendis ma maison; et, après avoir acheté plusieurs sortes de marchandises, je me joignis à une caravane, et passai en Perse. De là je pris la route de Samarcande, d'où je suis venu m'établir en cette ville.
Voilà, sire, dit le pourvoyeur qui parlait au sultan de Casgar, l'histoire que raconta hier ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. Cette histoire, dit le sultan, a quelque chose d'extraordinaire; mais elle n'est pas comparable à celle du petit bossu. Alors je vais vous faire pendre tous quatre. Attendez, de grâce, sire, s'écria le tailleur en s'avançant et se prosternant aux pieds du sultan: puisque Votre Majesté aime les histoires plaisantes, celle que j'ai à lui conter ne lui déplaira pas. Je veux bien t'écouter aussi, lui dit le sultan; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, à moins que tu ne me dises quelque aventure plus divertissante que celle du bossu. Alors le tailleur, comme s'il eût été sûr de son fait, prit la parole avec confiance, et commença son récit en ces termes:
Sire, un bourgeois de cette ville me fit l'honneur, il y a deux jours, de m'inviter à un festin qu'il donnait hier matin à ses amis: je me rendis chez lui de très-bonne heure, et j'y trouvai environ vingt personnes.
Nous n'attendions plus que le maître de la maison, qui était sorti pour quelque affaire, lorsque nous le vîmes arriver accompagné d'un jeune étranger très-proprement habillé, fort bien fait, mais boiteux. Nous nous levâmes tous; et, pour faire honneur au maître du logis, nous priâmes le jeune homme de s'asseoir avec nous sur le sofa. Il était prêt à le faire, lorsque, apercevant un barbier qui était de notre compagnie, il se retira brusquement en arrière, et voulut sortir. Le maître de la maison, surpris de son action, l'arrêta. Où allez-vous? lui dit-il. Je vous amène avec moi pour me faire l'honneur d'être d'un festin que je donne à mes amis, et à peine êtes-vous entré que vous voulez sortir. Seigneur, répondit le jeune homme, au nom de Dieu je vous supplie de ne pas me retenir, et de permettre que je m'en aille. Je ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voilà: quoiqu'il soit né dans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse pas de ressembler à un Éthiopien; mais il a l'âme encore plus noire et plus horrible que le visage.
Nous demeurâmes tous fort surpris de ce discours, continua le tailleur, et nous commençâmes à concevoir une très-mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étranger avait raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmes même que nous ne souffririons point à notre table un homme dont on nous faisait un si horrible portrait. Le maître de la maison pria l'étranger de nous apprendre le sujet qu'il avait de haïr le barbier.
Mes seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux, et qu'il m'est arrivé la plus cruelle affaire qu'on puisse imaginer; c'est pourquoi j'ai fait serment d'abandonner tous les lieux où il serait, et de ne pas demeurer même dans une ville où il demeurerait: c'est pour cela que je suis sorti de Bagdad où je le laissai, et j'ai fait un si long voyage pour venir m'établir en cette ville, au milieu de la Grande-Tartarie, comme en un endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon attente, je le trouve ici: cela m'oblige, mes seigneurs, à me priver malgré moi de l'honneur de me divertir avec vous. Je veux m'éloigner de votre ville dès aujourd'hui, et m'aller cacher, si je puis, dans des lieux où il ne vienne pas s'offrir à ma vue.
En achevant ces paroles, il voulut nous quitter; mais le maître du logis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous, et de nous raconter la cause de l'aversion qu'il avait pour le barbier, qui, pendant tout ce temps-là, avait les yeux baissés et gardait le silence. Nous joignîmes nos prières à celles du maître de la maison, et enfin le jeune homme, cédant à nos instances, s'assit sur le sofa, et nous raconta ainsi son histoire, après avoir tourné le dos au barbier de peur de le voir.
Mon père tenait dans la ville de Bagdad un rang à pouvoir aspirer aux premières charges; mais il préféra toujours une vie tranquille à tous les honneurs qu'il pouvait mériter. Il n'eut que moi d'enfant; et, quand il mourut, j'avais déjà l'esprit formé, et j'étais en âge de disposer des grands biens qu'il m'avait laissés. Je ne les dissipai point follement; j'en fis un usage qui m'attira l'estime de tout le monde.
Un jour que j'étais dans une rue, je vis venir devant moi une grande troupe de dames; pour ne pas les rencontrer, j'entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais, et je m'assis sur un banc près d'une porte. J'étais vis-à-vis d'une fenêtre où il y avait un vase de très-belles fleurs, et j'avais les yeux attachés dessus, lorsque la fenêtre s'ouvrit: je vis paraître une jeune dame dont la beauté m'éblouit.
Je serais demeuré là bien longtemps, si le bruit que j'entendis dans la rue ne m'eût pas fait rentrer en moi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c'était le premier cadi de la ville, monté sur une mule, et accompagné de cinq ou six de ses gens: il mit pied à terre à la porte de la maison dont la jeune dame avait ouvert une fenêtre, il y entra, ce qui me fit juger qu'il était son père.
Je revins chez moi et depuis cet instant je ne songeai qu'à la jeune dame que j'avais entrevue. Cette préoccupation me donna une grosse fièvre, qui répandit une grande affliction dans ma maison. Mes parents, qui m'aimaient, alarmés d'une maladie si prompte, accoururent en diligence, et m'importunèrent fort pour en apprendre la cause, que je me gardai bien de leur dire. Mon silence leur causa une inquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu'ils ne connaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu'augmenter par leurs remèdes, au lieu de diminuer.
Mes parents commençaient à désespérer de ma vie, lorsqu'une vieille dame de leur connaissance, informée de ma maladie, arriva. Elle me considéra avec beaucoup d'attention, et après m'avoir examiné, elle connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit en particulier, les pria de la laisser seule avec moi, et de faire retirer tous mes gens.
Tout le monde étant sorti de la chambre, elle s'assit au chevet de mon lit: Mon fils, me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu'à présent à cacher la cause de votre mal; mais je n'ai pas besoin que vous me la déclariez: j'ai assez d'expérience pour pénétrer ce secret, et je serais ravie de vous tirer de peine, ayez confiance en moi. Dans l'état de maladie où j'étais, je ne fis difficulté de lui raconter que j'avais entrevu la fille du cadi et que je ne pouvais être heureux que si elle devenait mon épouse.
La vieille dame connaissait cette jeune personne et ne tarda pas à lui parler de moi. Elle ne rejeta pas l'offre que je lui faisais de ma main, mais comme le cadi son père était d'humeur fort difficile, elle désira me voir avant de lui parler de ce mariage. Il fut convenu que je me trouverais chez elle le vendredi suivant; la vieille dame devait m'y attendre, et nous aurions à nous entretenir jusqu'à l'heure où la prière serait terminée et le cadi revenu chez lui.
Le vendredi matin, la vieille arriva dans le temps que je commençais à m'habiller, et que je choisissais l'habit le plus propre de ma garde-robe. Je ne vous demande pas, me dit-elle, comment vous vous portez: l'occupation où je vous vois me fait assez connaître ce que je dois penser là-dessus; mais ne vous baignerez-vous pas avant d'aller chez le premier cadi? Cela consumerait trop de temps, lui répondis-je; je me contenterai de faire venir un barbier, et de me faire raser la tête et la barbe. Aussitôt j'ordonnai à un de mes esclaves d'en chercher un qui fût habile dans sa profession, et fort expéditif.
L'esclave m'amena ce malheureux barbier que vous voyez, qui me dit, après m'avoir salué: Seigneur, il me paraît à votre visage que vous ne vous portez pas bien. Je lui répondis que je sortais d'une maladie. Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous délivre de toutes sortes de maux, et que sa grâce vous accompagne toujours. J'espère, lui répliquai-je, qu'il exaucera ce souhait, dont je vous suis fort obligé. Puisque vous sortez d'une maladie, dit-il, je prie Dieu qu'il vous conserve la santé. Dites-moi présentement de quoi il s'agit; j'ai apporté mes rasoirs et mes lancettes: souhaitez-vous que je vous rase ou vous tire du sang? Je viens de vous dire, repris-je, que je sors de maladie; et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir que pour me raser; dépêchez-vous, et ne perdons pas de temps à discourir, car je suis pressé, et l'on m'attend à midi précisément...
Le barbier, continua le jeune boiteux de Bagdad, employa beaucoup de temps à déplier sa trousse et à préparer ses rasoirs: au lieu de mettre de l'eau dans son bassin, il tira de sa trousse un astrolabe fort propre, sortit de ma chambre, et alla au milieu de la cour d'un pas grave prendre la hauteur du soleil. Il revint avec la même gravité, et en rentrant: Vous serez bien aise, seigneur, me dit-il, d'apprendre que nous sommes aujourd'hui au vendredi dix-huitième de la lune de safar, de l'an 653, depuis la retraite de notre grand prophète de la Mecque à Médine, et de l'an 7320 de l'époque du grand Iskender aux deux cornes, et que la conjonction de Mars et de Mercure signifie que vous ne pouvez pas choisir un meilleur temps qu'aujourd'hui, à l'heure qu'il est, pour vous faire raser. Mais, d'un autre côté, cette même conjonction est d'un mauvais présage pour vous: elle m'apprend que vous courrez en ce jour un grand danger, non pas véritablement de perdre la vie, mais d'une incommodité qui vous durera le reste de vos jours. Vous devez m'être obligé de l'avis que je vous donne de prendre garde à ce malheur; je serais fâché qu'il vous arrivât.
Jugez, mes seigneurs, du dépit que j'eus d'être tombé entre les mains d'un barbier si babillard et si extravagant! Quel fâcheux contre-temps pour un amant qui se préparait à un rendez-vous! J'en fus choqué. Je me mets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vos prédictions. Je ne vous ai point appelé pour vous consulter sur l'astrologie; vous êtes venu ici pour me raser: ainsi rasez-moi, ou vous retirez, que je fasse venir un autre barbier.
Seigneur, me répondit-il avec un flegme à me faire perdre patience, quel sujet avez-vous de vous mettre en colère? Savez-vous bien que tous les barbiers ne me ressemblent pas, et que vous n'en trouveriez pas un pareil quand vous le feriez faire exprès? Vous n'avez demandé qu'un barbier, et vous avez en ma personne le meilleur barbier de Bagdad, un médecin expérimenté, un chimiste très-profond, un astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achevé, un parfait rhétoricien, un logicien subtil, un mathématicien accompli dans la géométrie, dans l'arithmétique, dans l'astronomie et dans tous les raffinements de l'algèbre, un historien qui sait l'histoire de tous les royaumes de l'univers. Outre cela, je possède toutes les parties de la philosophie: j'ai dans ma mémoire toutes nos lois et toutes nos traditions. Je suis poëte, architecte: mais que ne suis-je pas? Il n'y a rien de caché pour moi dans la nature. Feu monsieur votre père, à qui je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je pense à lui, était bien persuadé de mon mérite: il me chérissait, me caressait, et ne cessait de me citer dans toutes les compagnies où il se trouvait, comme le premier homme du monde. Je veux, par reconnaissance et par amitié pour lui, m'attacher à vous, vous prendre sous ma protection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astres pourront vous menacer.
A ce discours, malgré ma colère, je ne pus m'empêcher de rire. Aurez-vous donc bientôt achevé, babillard importun, m'écriai-je, et voulez-vous commencer à me raser?
Le jeune boiteux, continuant son histoire: Seigneur, me répliqua le barbier, vous me faites une injure en m'appelant babillard; tout le monde au contraire me donne l'honorable titre de silencieux. J'avais six frères, que vous auriez pu, avec raison, appeler babillards; et afin que vous les connaissiez, l'aîné se nommait Bacbouc, le second Bakbarah, le troisième Bakbac, le quatrième Alcouz, le cinquième Alnaschar, et le sixième Schacabac. C'étaient des discoureurs importuns; mais moi, qui suis leur cadet, je suis grave et concis dans mes discours.
De grâce, mes seigneurs, mettez-vous à ma place: quel parti pouvais-je prendre en me voyant si cruellement assassiné? Donnez-lui trois pièces d'or, dis-je à celui de mes esclaves qui faisait la dépense de ma maison, qu'il s'en aille, et me laisse en repos: je ne veux plus me faire raser aujourd'hui. Seigneur, me dit alors le barbier, qu'entendez-vous, s'il vous plaît, par ce discours? Ce n'est pas moi qui suis venu vous chercher, c'est vous qui m'avez fait venir; et cela étant ainsi, je jure, foi de musulman, que je ne sortirai point de chez vous que je ne vous aie rasé. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n'est pas ma faute. Feu monsieur votre père me rendait plus de justice: toutes les fois qu'il m'envoyait querir pour lui tirer du sang, il me faisait asseoir auprès de lui, et alors c'était un charme d'entendre les belles choses dont je l'entretenais. Je le tenais dans une admiration continuelle, je l'enlevais, et quand j'avais achevé: Ah! s'écriait-il, vous êtes une source inépuisable de science! Personne n'approche de la profondeur de votre savoir. Mon cher seigneur, lui répondais-je, vous me faites plus d'honneur que je ne mérite. Si je dis quelque chose de beau, j'en suis redevable à l'audience favorable que vous avez la bonté de me donner: ce sont vos libéralités qui m'inspirent toutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. Un jour qu'il était charmé d'un discours admirable que je venais de lui faire: Qu'on lui donne, dit-il, cent pièces d'or, et qu'on le revête d'une de mes plus riches robes. Je reçus ce présent sur-le-champ: aussitôt je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussai même encore plus loin la reconnaissance, car je lui tirai du sang avec les ventouses.
Il n'en demeura pas là; il enfila un autre discours qui dura une grosse demi-heure. Fatigué de l'entendre, et chagrin de voir que le temps s'écoulait sans que j'en fusse plus avancé, je ne savais plus que lui dire. Non, m'écriai-je, il n'est pas possible qu'il y ait au monde un autre homme qui se fasse comme vous un plaisir de faire enrager les gens.
Je crus, dit le jeune homme boiteux de Bagdad, que je réussirais mieux en prenant le barbier par la douceur. Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos beaux discours et m'expédiez promptement: une affaire de la dernière importance m'appelle hors de chez moi, comme je vous l'ai déjà dit. A ces mots, il se mit à rire. Ce serait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeurait toujours dans la même situation, si nous étions toujours sages et prudents: je veux croire néanmoins que si vous vous êtes mis en colère contre moi, c'est votre maladie qui a causé ce changement dans votre humeur; c'est pourquoi vous avez besoin de quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre l'exemple de votre père et de votre aïeul: ils venaient me consulter dans toutes leurs affaires; et je puis dire, sans vanité, qu'ils se louaient fort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, on ne réussit presque jamais dans ce qu'on entreprend, si l'on n'a recours aux avis des personnes éclairées. On ne devient point habile homme, dit le proverbe, qu'on ne prenne conseil d'un habile homme. Je vous suis tout acquis, et vous n'avez qu'à me commander.
Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours qui n'aboutissent à rien qu'à me rompre la tête et qu'à m'empêcher de me trouver où j'ai affaire? Rasez-moi donc, ou retirez-vous. En disant cela, je me levai de dépit, en frappant du pied contre terre.
Quand il vit que j'étais fâché tout de bon: Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas; nous allons commencer. Effectivement il me lava la tête et se mit à me raser; mais il ne m'eut pas donné quatre coups de rasoir qu'il s'arrêta pour me dire: Seigneur, vous êtes prompt; vous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que du démon. Je mérite, d'ailleurs, que vous ayez de la considération pour moi, à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes...
Continuez de me raser, lui dis-je en l'interrompant encore, et ne parlez plus. C'est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelque affaire qui vous presse; je vais parier que je ne me trompe pas. Eh! il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis: vous devriez déjà m'avoir rasé. Modérez votre ardeur, répliqua-t-il; vous n'avez peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire: quand on fait les choses avec précipitation on s'en repent presque toujours. Je voudrais que vous me dissiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je vous en dirais mon sentiment. Vous avez du temps de reste, puisque l'on ne vous attend qu'à midi et qu'il ne sera midi que dans trois heures. Je ne m'arrête point à cela, lui dis-je; les gens d'honneur et de parole préviennent le temps qu'on leur a donné; mais je ne m'aperçois pas qu'en m'amusant à raisonner avec vous, je tombe dans les défauts des barbiers babillards: achevez vite de me raser.
Plus je témoignais d'empressement, et moins il en avait à m'obéir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe; puis, laissant son astrolabe, il reprit son rasoir...
Le barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe et me laissa à demi rasé, pour aller voir quelle heure il était précisément. Il revint. Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas; il y a encore trois heures jusqu'à midi, j'en suis assuré, ou toutes les règles de l'astronomie sont fausses. Juste ciel! m'écriai-je, ma patience est à bout; je n'y puis plus tenir. Maudit barbier, barbier de malheur, peu s'en faut que je ne me jette sur toi et que je ne t'étrangle! Doucement, monsieur! me dit-il d'un air froid, sans s'émouvoir de mon emportement; vous ne craignez donc pas de retomber malade? Ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment. En disant ces paroles il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu'il repassa sur le cuir qu'il avait attaché à sa ceinture, et recommença de me raser; mais, en me rasant, il ne put s'empêcher de parler. Si vous vouliez, seigneur, me dit-il, m'apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. Pour le contenir, je lui dis que des amis m'attendaient à midi pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.
Quand le barbier entendit parler de régal: Dieu vous bénisse en ce jour comme en tous les autres! s'écria-t-il. Vous me faites souvenir que j'invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd'hui chez moi; je l'avais oublié, et je n'ai encore fait aucun préparatif. Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je; quoique j'aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d'être toujours bien garni; je vous fais présent de tout ce qui s'y trouvera; je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez, car j'en ai d'excellent dans ma cave; mais il faut que vous acheviez promptement de me raser, et souvenez-vous qu'au lieu que mon père vous faisait des présents pour vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous faire taire.
Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais. Dieu vous récompensera, s'écria-t-il, de la grâce que vous me faites; mais montrez-moi tout à l'heure ces provisions, afin que je voie s'il y aura de quoi bien régaler mes amis: je veux qu'ils soient contents de la bonne chère que je leur ferai. J'ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. Je donnai ordre à un esclave d'apporter tout cela sur-le-champ, avec quatre grandes cruches de vin. Voilà qui est bien, reprit le barbier; mais il faudrait des fruits, et de quoi assaisonner la viande. Je lui fis encore donner ce qu'il demandait. Il cessa de me raser, pour examiner chaque chose l'une après l'autre; et comme cet examen dura près d'une demi-heure, je pestais, j'enrageais; mais j'avais beau pester et enrager, le bourreau ne s'en pressait pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir, et me rasa quelques moments; puis, s'arrêtant tout à coup: Je n'aurais jamais cru, seigneur, me dit-il, que vous fussiez si libéral: je commence à connaître que feu monsieur votre père revit en vous. Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j'en conserverai une éternelle reconnaissance. Car, seigneur, afin que vous le sachiez, je n'ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous: en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain; à Sali, qui vend des pois chiches grillés par les rues; à Salouz, qui vend des fèves; à Akerska, qui vend des herbes; à Abou-Mekarès, qui arrose les rues pour abattre la poussière; et à Cassem, de la garde du calife: tous ces gens-là n'engendrent point de mélancolie; ils ne sont ni fâcheux ni querelleurs; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulières, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad; mais ce que j'estime le plus en eux, c'est qu'ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave qui a l'honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout, qui frotte le monde au bain: regardez-moi, et voyez si je sais bien l'imiter...
Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout, continua le jeune boiteux; et, quoi que je pusse dire pour l'obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa pas qu'il n'eût contrefait de même tous ceux qu'il avait nommés. Après cela, s'adressant à moi: Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens; si vous m'en croyez, vous serez des nôtres et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands parleurs, qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours, et vous feront retomber dans une maladie pire que celle dont vous sortez; au lieu que chez moi vous n'aurez que du plaisir.
Malgré ma colère, je ne pus m'empêcher de rire de ses folies. Je voudrais, lui dis-je, n'avoir pas affaire, j'accepterais la proposition que vous me faites; j'irais de bon cœur me réjouir avec vous: mais je vous prie de m'en dispenser, je suis trop engagé aujourd'hui; je serai plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie. Achevez de me raser, et hâtez-vous de vous en retourner vos amis sont déjà peut-être dans votre maison. Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande. Venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en seriez si content, que vous renonceriez pour eux à vos amis. Ne parlons plus de cela, lui répondis-je; je ne puis être de votre festin.
Je ne gagnai rien par la douceur. Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j'aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m'avez donné; mes amis mangeront, si bon leur semble: je reviendrai aussitôt. Je ne veux pas commettre l'incivilité de vous laisser aller seul; vous méritez bien que j'aie pour vous cette complaisance. Ciel! m'écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd'hui d'un homme si fâcheux? Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns. Allez trouver vos amis, buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d'aller avec les miens. Je veux partir seul, je n'ai pas besoin que personne m'accompagne. Aussi bien, il faut que je vous l'avoue, le lieu où je vais n'est pas un lieu où vous puissiez être reçu; on n'y veut que moi. Vous vous moquez, seigneur, repartit-il: si vos amis vous ont convié à un festin, quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner? Vous leur ferez plaisir, j'en suis sûr, de leur mener un homme qui a comme moi le mot pour rire, et qui sait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous puissiez dire, la chose est résolue, je vous accompagnerai malgré vous.
Ces paroles, mes seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. Comment me déferai-je de ce maudit barbier? disais-je en moi-même. Si je m'obstine à le contredire, nous ne finirons point notre contestation. D'ailleurs, j'entendais qu'on appelait déjà pour la première fois à la prière de midi, et qu'il était temps de partir; ainsi je pris le parti de ne dire mot, et de faire semblant de consentir qu'il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser; et cela étant fait, je lui dis: Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provisions, et revenez; je vous attends, je ne partirai pas sans vous.
Il sortit enfin, et j'achevai promptement de m'habiller. J'entendis appeler à la prière pour la dernière fois: je me hâtai de me mettre en chemin; mais le malicieux barbier, qui avait jugé de mon intention, s'était contenté d'aller avec mes gens jusqu'à la vue de sa maison, et de les voir entrer chez lui. Il s'était caché à un coin de la rue pour m'observer et me suivre. En effet, quand je fus arrivé à la porte du cadi, je me retournai, et l'aperçus à l'entrée de la rue; j'en eus un chagrin mortel.
La porte du cadi était à demi ouverte; et, en entrant, je vis la vieille dame qui m'attendait, et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à la chambre de la jeune dame; mais à peine commençais-je à l'entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre, et vit au travers de la jalousie que c'était le cadi son père qui revenait de la prière. Je regardai aussi en même temps, et j'aperçus le cadi assis vis-à-vis, au même endroit d'où j'avais vu la jeune dame.
J'eus alors deux sujets de crainte, l'arrivée du cadi et la présence du barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père ne montait à sa chambre que très-rarement; et que, comme elle avait prévu que ce contre-temps pourrait arriver, elle avait songé au moyen de me faire sortir sûrement: mais l'indiscrétion du malheureux barbier me causait une grande inquiétude; et vous allez voir que cette inquiétude n'était pas sans fondement.
Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à un esclave qui l'avait méritée. L'esclave poussait de grands cris qu'on entendait de la rue. Le barbier crut que c'était moi qui criais et qu'on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt. On lui demande ce qu'il a et quel secours on peut lui donner. Hélas! s'écrie-t-il, on assassine mon maître! mon cher patron! Et, sans rien dire davantage, il court jusque chez moi en criant toujours de même, et revient suivi de tous mes domestiques armés de bâtons. Ils frappent avec une fureur qui n'est pas concevable à la porte du cadi, qui envoya un esclave pour voir ce que c'était; mais l'esclave, tout effrayé, retourne vers son maître: Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force, et commencent à enfoncer la porte.
Le cadi courut aussitôt lui-même ouvrir la porte, et demanda ce qu'on lui voulait. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes gens, qui lui dirent insolemment: Maudit cadi, chien de cadi, quel sujet avez-vous d'assassiner notre maître? Que vous a-t-il fait? Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurais-je assassiné votre maître que je ne connais pas et qui ne m'a point offensé? Voilà ma maison ouverte: entrez, voyez, cherchez. Vous lui avez donné la bastonnade, dit le barbier; j'ai entendu ses cris il n'y a qu'un moment. Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m'a pu faire votre maître pour m'avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites? Est-ce qu'il est dans ma maison? Et s'il y est, comment y est-il entré, ou qui peut l'y avoir introduit? Vous ne m'en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier; je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître, et lui a donné rendez-vous dans votre maison pendant la prière de midi; vous en avez sans doute été averti; vous êtes revenu chez vous, vous l'y avez surpris, et lui avez fait donner la bastonnade par vos esclaves; mais vous n'aurez pas fait cette méchante action impunément: le calife en sera informé, et en fera bonne et brève justice. Laissez-le sortir, et nous le rendez tout à l'heure, sinon nous allons entrer et vous l'arracher, à votre honte. Il n'est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat: si ce que vous dites est vrai, vous n'avez qu'à entrer et le chercher, je vous en donne la permission. Le cadi n'eut pas achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison comme des furieux, et se mirent à me chercher partout...
Le jeune boiteux poursuivit ainsi: Comme j'avais entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n'en trouvai point d'autre qu'un grand coffre vide, où je me jetai, et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre où j'étais. Il s'approcha du coffre, l'ouvrit, et dès qu'il m'eut aperçu il le prit, le chargea sur sa tête et l'emporta; il descendit d'un escalier assez haut, dans une cour qu'il traversa promptement, et enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu'il me portait, le coffre vint à s'ouvrir par malheur; et alors, ne pouvant souffrir la honte d'être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me blessai à la jambe, de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne sentis pas d'abord tout mon mal, et ne laissai pas de me relever, pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d'or et d'argent dont ma bourse était pleine; et tandis qu'il s'occupait à les ramasser, je m'échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la ruse dont je m'étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force: Arrêtez, seigneur: pourquoi courez-vous si vite? Si vous saviez combien j'ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui êtes si généreux et à qui nous avons tant d'obligation, mes amis et moi! Ne vous l'avais-je pas dit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse? Voilà ce qui vous est arrivé par votre faute; et si, de mon côté, je ne m'étais pas obstiné à vous suivre, pour voir où vous alliez, que seriez-vous devenu? Où allez-vous donc, seigneur? Attendez-moi.
C'est ainsi que le barbier malheureux parlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d'avoir causé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage où j'étais, j'avais envie de l'attendre pour l'étrangler: mais je n'aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un autre parti: comme je m'aperçus que sa voix me livrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui s'arrêtaient dans les rues pour me regarder, j'entrai dans un khan dont le concierge m'était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l'avait attiré. Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d'empêcher que ce furieux n'entre ici après moi. Il me le promit, et me tint parole, mais ce ne fut pas sans peine, car l'obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne se retira qu'après lui avoir dit mille injures; et jusqu'à ce qu'il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d'exagérer, à tous ceux qu'il rencontrait, le grand service qu'il prétendait m'avoir rendu.
Voilà comme je me délivrai d'un homme si fatigant. Après cela, le concierge me pria de lui apprendre mon aventure. Je la lui racontai. Ensuite, je le priai à mon tour de me prêter un appartement jusqu'à ce que je fusse guéri. Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodément chez vous? Je ne veux point y retourner, lui répondis-je: ce détestable barbier ne manquerait pas de m'y venir trouver; j'en serais tous les jours obsédé, et je mourrais à la fin de chagrin de l'avoir incessamment devant les yeux. D'ailleurs, après ce qui m'est arrivé aujourd'hui, je ne puis me résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me voudra conduire. Effectivement, dès que je fus guéri, je pris tout l'argent dont je crus avoir besoin pour voyager, et du reste de mon bien je fis une donation à mes parents.
Je partis donc de Bagdad, mes seigneurs, et je suis venu jusqu'ici. J'avais lieu d'espérer que je ne rencontrerais point ce pernicieux barbier dans un pays si éloigné du mien; et cependant je le trouve parmi vous. Ne soyez donc point surpris de l'empressement que j'ai à me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d'un homme qui est cause que je suis boiteux, et réduit à la triste nécessité de vivre éloigné de mes parents, de mes amis et de ma patrie. En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Le maître de la maison le conduisit jusqu'à la porte, en lui témoignant le déplaisir qu'il avait de lui avoir donné, quoique innocemment, un si grand sujet de mortification.
Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de son histoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier, et dîmes qu'il avait tort, si ce que nous venions d'entendre était véritable. Messieurs, nous répondit-il en levant la tête qu'il avait toujours tenue baissée jusqu'alors, le silence que j'ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenus vous doit être un témoignage qu'il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d'accord. Mais, quoi qu'il vous ait pu dire, je soutiens que j'ai dû faire ce que j'ai fait: je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s'était-il pas jeté dans le péril? et sans mon secours, en serait-il sorti si heureusement? Il est bien heureux d'en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus grand danger pour le tirer d'une maison où je m'imaginais qu'on le maltraitait? A-t-il raison de se plaindre de moi et de me dire des injures si atroces? Voilà ce que l'on gagne à servir des gens ingrats. Il m'accuse d'être un babillard: c'est une pure calomnie: de sept frères que nous étions, je suis celui qui parle le moins, et qui ai le plus d'esprit en partage. Pour vous en faire convenir, mes seigneurs, je n'ai qu'à vous conter mon histoire. Honorez-moi, je vous prie, de votre attention.
Sous le règne du calife Mostanser Billah, poursuivit-il, prince si fameux par ses immenses libéralités envers les pauvres, dix voleurs obsédaient les chemins des environs de Bagdad, et faisaient depuis longtemps des vols et des cruautés inouïes. Le calife, averti d'un si grand désordre, fit venir le juge de police quelques jours avant la fête du Baïram, et lui ordonna, sous peine de la vie, de les lui amener tous dix...
Le juge de police, continua le barbier, fit ses diligences, et mit tant de monde en campagne, que les dix voleurs furent pris le propre jour du Baïram. Je me promenais alors sur le bord du Tigre; je vis dix hommes assez richement habillés, qui s'embarquaient dans un bateau. J'aurais connu que c'étaient des voleurs, pour peu que j'eusse fait attention aux gardes qui les accompagnaient; mais je ne regardai qu'eux; et, prévenu que c'étaient des gens qui allaient se réjouir et passer la fête en festins, j'entrai dans le bateau pêle-mêle avec eux sans dire mot, dans l'espérance qu'ils voudraient bien me souffrir dans leur compagnie. Nous descendîmes le Tigre, et l'on nous fit aborder devant le palais du calife. J'eus le temps de rentrer en moi-même, et de m'apercevoir que j'avais mal jugé d'eux. Au sortir du bateau, nous fûmes environnés d'une nouvelle troupe de gardes du juge de police, qui nous lièrent et nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier comme les autres sans rien dire: que m'eût-il servi de parler et de faire quelque résistance? C'eût été le moyen de me faire maltraiter par les gardes, qui ne m'auraient pas écouté; car ce sont des brutaux qui n'entendent point raison. J'étais avec des voleurs, c'était assez pour leur faire croire que j'en devais être un.
Dès que nous fûmes devant le calife, il ordonna le châtiment de ces dix scélérats. Qu'on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs! Aussitôt le bourreau nous rangea sur une file à la portée de sa main, et par bonheur je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs, en commençant par le premier: quand il vint à moi, il s'arrêta. Le calife, voyant que le bourreau ne me frappait pas, se mit en colère: Ne t'ai-je pas commandé, lui dit-il, de couper la tête à dix voleurs? Pourquoi ne la coupes-tu qu'à neuf? Commandeur des croyants, répondit le bourreau, Dieu me garde de n'avoir pas exécuté l'ordre de Votre Majesté! voilà dix corps par terre, et autant de têtes que j'ai coupées; elle peut les faire compter. Lorsque le calife eut vu lui-même que le bourreau disait vrai, il me regarda avec étonnement; et ne me trouvant pas la physionomie d'un voleur: Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventure vous trouvez-vous mêlé avec des misérables qui ont mérité mille morts? Je lui répondis: Commandeur des croyants, je vais vous faire un aveu véritable. J'ai vu ce matin entrer dans un bateau ces dix personnes dont le châtiment vient de faire éclater la justice de Votre Majesté; je me suis embarqué avec eux, persuadé que c'étaient des gens qui allaient se régaler ensemble pour célébrer ce jour, qui est le plus célèbre de notre religion.
Le calife ne put s'empêcher de rire de mon aventure; et tout au contraire de ce jeune boiteux qui me traite de babillard, il admira ma discrétion et ma constance à garder le silence. Commandeur des croyants, lui dis-je, que Votre Majesté ne s'étonne pas si je me suis tu dans une occasion qui aurait excité la démangeaison de parler à un autre. Je fais une profession particulière de me taire; et c'est par cette vertu que je me suis acquis le titre glorieux de Silencieux. Cette vertu fait toute ma gloire et mon bonheur. J'ai bien de la joie, me dit le calife en souriant, qu'on vous ai donné un titre dont vous faites un si bel usage. Je ne puis douter qu'on ne vous ait donné, avec raison, le surnom de Silencieux; personne ne peut dire le contraire. Pour certaines causes néanmoins, je vous commande de sortir au plus tôt de la ville. Allez, et que je n'entende plus parler de vous. Je cédai à la nécessité, et voyageai plusieurs années dans des pays éloignés. J'appris enfin que le calife était mort; je retournai à Bagdad, et ce fut à mon retour en cette ville que je rendis au jeune boiteux le service important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoins de son ingratitude et de la manière injurieuse dont il m'a traité. Au lieu de me témoigner de la reconnaissance, il a mieux aimé me fuir et s'éloigner de son pays. Quand j'eus appris qu'il n'était plus à Bagdad, quoique personne ne me sût dire au vrai de quel côté il avait tourné ses pas, je ne laissai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a longtemps que je cours de province en province; et lorsque j'y pensais le moins, je l'ai rencontré aujourd'hui. Je ne m'attendais pas à le voir si irrité contre moi...
Sire, le tailleur acheta de raconter au sultan de Casgar l'histoire du jeune boiteux et du barbier de Bagdad de la manière que j'eus l'honneur de dire hier à Votre Majesté.
Quand le barbier, continua-t-il, eut fini son histoire, nous trouvâmes que le jeune homme n'avait pas eu tort de l'accuser d'être un grand parleur. Néanmoins nous voulûmes qu'il demeurât avec nous et qu'il fût du régal que le maître de la maison nous avait préparé. Nous nous mîmes donc à table et nous nous réjouîmes jusqu'à la prière d'entre le midi et le coucher du soleil. Alors toute la compagnie se sépara, et je vins travailler à ma boutique en attendant qu'il fût temps de m'en retourner chez moi.
Ce fut dans cet intervalle que le petit bossu, à demi ivre, se présenta devant ma boutique, qu'il chanta et joua de son tambour de basque. Je crus qu'en l'emmenant au logis avec moi je ne manquerais pas de divertir ma femme; c'est pourquoi je l'emmenai. Ma femme nous donna un plat de poisson, et j'en servis un morceau au bossu, qui le mangea sans prendre garde qu'il y avait une arête. Il tomba devant nous sans sentiment. Après avoir en vain essayé de le secourir, dans l'embarras où nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu'il nous causa, nous n'hésitâmes point à porter le corps hors de chez nous, et nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le médecin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le pourvoyeur le porta dans la rue, où l'on a cru que le marchand l'avait tué. Voilà, sire, ajouta le tailleur, ce que j'avais à dire pour satisfaire Votre Majesté. C'est à elle de prononcer si nous sommes dignes de sa clémence ou de sa colère, de la vie ou de la mort.
Le sultan de Casgar laissa voir sur son visage un air content qui redonna la vie au tailleur et à ses camarades. Je ne puis disconvenir, dit-il, que je ne sois plus frappé de l'histoire du jeune boiteux, de celle du barbier, que de l'histoire de mon bouffon; mais, avant que de vous renvoyer chez vous tous quatre, et qu'on enterre le corps du bossu, je voudrais voir ce barbier qui est cause que je vous pardonne. Puisqu'il se trouve dans ma capitale, il est aisé de contenter ma curiosité. En même temps il dépêcha un huissier pour l'aller chercher avec le tailleur, qui savait où il pourrait être.
L'huissier et le tailleur revinrent bientôt et amenèrent le barbier, qu'ils présentèrent au sultan. Le barbier était un vieillard qui pouvait avoir quatre-vingt-dix ans. Il avait la barbe et les sourcils blancs comme neige, les oreilles pendantes et le nez fort long. Le sultan ne put s'empêcher de rire en le voyant. Homme silencieux, lui dit-il, j'ai appris que vous saviez des histoires merveilleuses: voudriez-vous bien m'en raconter quelques-unes? Sire, lui répondit le barbier, laissons là, s'il vous plaît, pour le présent, les histoires que je puis savoir. Je supplie très-humblement Votre Majesté de me permettre de lui demander ce que font ici devant elle ce chrétien, ce juif, ce musulman et ce bossu mort que je vois là étendu par terre. Le sultan sourit de la liberté du barbier et lui répliqua: Qu'est-ce que cela vous importe? Sire, repartit le barbier, il m'importe de faire la demande que je fais, afin que Votre Majesté sache que je ne suis pas un grand parleur, comme quelques-uns le prétendent, mais un homme justement appelé le Silencieux...
Sire, le sultan de Casgar eut la complaisance de satisfaire la curiosité du barbier. Il commanda qu'on lui racontât l'histoire du petit bossu, puisqu'il paraissait le souhaiter avec ardeur. Lorsque le barbier l'eut entendue, il branla la tête, comme s'il eût voulu dire qu'il y avait là-dessous quelque chose de caché qu'il ne comprenait pas. Véritablement, s'écria-t-il, cette histoire est surprenante; mais je suis bien aise d'examiner de près ce bossu. Il s'en approcha, s'assit par terre, prit la tête sur ses genoux, et, après l'avoir attentivement regardée, il fit tout à coup un si grand éclat de rire et avec si peu de retenue qu'il se laissa aller sur le dos à la renverse, sans considérer qu'il était devant le sultan de Casgar. Puis, se relevant sans cesser de rire: On le dit bien, et avec raison, s'écria-t-il encore, qu'on ne meurt pas sans cause. Si jamais histoire a mérité d'être écrite en lettres d'or, c'est celle de ce bossu.
A ces paroles, tout le monde regarda le barbier comme un bouffon, ou comme un vieillard qui avait l'esprit égaré. Homme silencieux, lui dit le sultan, parlez-moi: qu'avez-vous donc à rire si fort? Sire, répondit le barbier, je jure, par l'humeur bienfaisante de Votre Majesté, que ce bossu n'est pas mort; il est encore en vie: et je veux passer pour un extravagant, si je ne vous le fais voir à l'heure même. En achevant ces mots, il prit une boîte où il y avait plusieurs remèdes, qu'il portait sur lui pour s'en servir dans l'occasion, et il en tira une petite fiole balsamique dont il frotta longtemps le cou du bossu. Ensuite il prit dans son étui un ferrement fort propre qu'il lui mit entre les dents; et après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans le gosier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de poisson et l'arête, qu'il fit voir à tout le monde. Aussitôt le bossu éternua, étendit les bras et les pieds, ouvrit les yeux, et donna plusieurs autres signes de vie.
Le sultan de Casgar et tous ceux qui furent témoins d'une si belle opération furent moins surpris de voir revivre le bossu, après avoir passé une nuit entière et la plus grande partie du jour sans donner aucun signe de vie, que du mérite et de la capacité du barbier, qu'on commença, malgré ses défauts, à regarder comme un grand personnage. Le sultan, ravi de joie et d'admiration, ordonna que l'histoire du bossu fût mise par écrit avec celle du barbier, afin que la mémoire qui méritait si bien d'être conservée ne s'en éteignît jamais. Il n'en demeura pas là: pour que le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien ne se ressouvinssent qu'avec plaisir de l'aventure que l'accident du bossu leur avait causée, il ne les renvoya chez eux qu'après leur avoir donné à chacun une robe fort riche, dont il les fit revêtir en sa présence. A l'égard du barbier, il l'honora d'une grosse pension, et le retint auprès de sa personne.
La sultane Scheherazade finit ainsi cette longue suite d'aventures auxquelles la prétendue mort du bossu avait donné occasion. Comme le jour paraissait déjà, elle se tut; et sa chère sœur Dinarzade, voyant qu'elle ne parlait plus, lui dit: Ma princesse, ma sultane, je suis d'autant plus charmée de l'histoire que vous venez d'achever, qu'elle finit par un incident auquel je ne m'attendais pas. J'avais cru le bossu mort absolument. Cette surprise m'a fait plaisir, dit Schahriar. L'histoire du jeune boiteux de Bagdad m'a encore fort divertie, reprit Dinarzade. J'en suis bien aise, ma chère sœur, dit la sultane; et puisque j'ai eu le bonheur de ne pas ennuyer le sultan notre seigneur et maître, si Sa Majesté me faisait encore la grâce de me conserver la vie, j'aurais l'honneur de lui raconter demain l'histoire d'Aladdin, ou la Lampe merveilleuse, qui n'est pas moins digne de son attention et de la vôtre que l'histoire du bossu. Le sultan des Indes, qui était assez content des choses dont Scheherazade l'avait entretenu jusqu'alors, se laissa aller au plaisir d'entendre encore l'histoire qu'elle lui promettait.
Il se leva pour faire sa prière et tenir son conseil, sans toutefois rien témoigner de sa bonne volonté à la sultane.
Dinarzade, toujours soigneuse d'éveiller sa sœur, l'appela cette nuit à l'heure ordinaire. Ma chère sœur, lui dit-elle, le jour paraîtra bientôt; je vous supplie, en attendant, de nous raconter quelqu'une de ces histoires agréables que vous savez. Il n'en faut pas chercher d'autres, dit Schahriar, que celle d'Aladdin, ou la Lampe merveilleuse. Sire, dit Scheherazade, je vais contenter votre curiosité. En même temps elle commença de cette manière:
Sire, dans la capitale d'un royaume de la Chine, très-riche et d'une vaste étendue, dont le nom ne me vient pas présentement à la mémoire, il y avait un tailleur nommé Mustafa, sans autre distinction que celle que sa profession lui donnait. Mustafa le tailleur était fort pauvre, et son travail lui produisait à peine de quoi le faire subsister lui, sa femme et un fils que Dieu leur avait donné.
Le fils, qui se nommait Aladdin, avait été élevé d'une manière très-négligée, et qui lui avait fait contracter des inclinations vicieuses. Il était méchant, opiniâtre, désobéissant à son père et à sa mère.
Dès qu'il fut en âge d'apprendre un métier, son père, qui n'était pas en état de lui en faire apprendre un autre que le sien, le prit en sa boutique, et commença à lui montrer de quelle manière il devait manier l'aiguille; mais ni par douceur, ni par crainte d'aucun châtiment, il ne fut pas possible au père de fixer l'esprit volage de son fils. Sitôt que Mustafa avait le dos tourné, Aladdin s'échappait, et il ne revenait plus de tout le jour. Le père le châtiait; mais Aladdin était incorrigible; et, à son grand regret, Mustafa fut obligé de l'abandonner à son libertinage. Cela lui fit beaucoup de peine; et le chagrin de ne pouvoir faire rentrer ce fils dans son devoir lui causa une maladie si opiniâtre, qu'il en mourut au bout de quelques mois.
Aladdin, qui n'était plus retenu par la crainte d'un père, et qui se souciait si peu de sa mère, qu'il avait même la hardiesse de la menacer à la moindre remontrance qu'elle lui faisait, s'abandonna alors à un plein libertinage. Il continua ce train de vie jusqu'à l'âge de quinze ans, sans aucune ouverture d'esprit pour quoi que ce soit, et sans faire réflexion à ce qu'il pourrait devenir un jour. Il était dans cette situation, lorsqu'un jour qu'il jouait au milieu d'une place avec une troupe de vagabonds, selon sa coutume, un étranger qui passait par cette place s'arrêta à le regarder.
Cet étranger était un magicien insigne, que les auteurs qui ont écrit cette histoire nous font connaître sous le nom de magicien africain: c'est ainsi que nous l'appellerons, d'autant plus volontiers qu'il était véritablement d'Afrique, et qu'il n'était arrivé que depuis deux jours.
Soit que le magicien africain, qui se connaissait en physionomie, eût remarqué dans le visage d'Aladdin tout ce qui était absolument nécessaire pour l'exécution de ce qui avait fait le sujet de son voyage, ou autrement, il s'informa adroitement de sa famille, de ce qu'il était, et de son inclination. Quand il fut instruit de tout ce qu'il souhaitait, il s'approcha du jeune homme; et en le tirant à part à quelques pas de ses camarades: Mon fils, lui demanda-t-il, votre père ne s'appelle-t-il pas Mustafa le tailleur? Oui, monsieur, répondit Aladdin, mais il y a longtemps qu'il est mort.
A ces paroles, le magicien africain se jeta au cou d'Aladdin, l'embrassa et le baisa par plusieurs fois les larmes aux yeux, accompagnées de soupirs. Aladdin, qui remarqua ses larmes, lui demanda quel sujet il avait de pleurer. Ah! mon fils, s'écria le magicien africain, comment pourrais-je m'en empêcher? Je suis votre oncle, et votre père était mon bon frère. Il y a plusieurs années que je suis en voyage; et dans le moment que j'arrive ici avec l'espérance de le revoir et de lui donner de la joie de mon retour, vous m'apprenez qu'il est mort. Je vous assure que c'est une douleur bien sensible pour moi de me voir privé de la consolation à laquelle je m'attendais. Mais ce qui soulage un peu mon affliction, c'est que, autant que je puis m'en souvenir, je reconnais ses traits sur votre visage, et je vois que je ne me suis pas trompé en m'adressant à vous. Il demanda à Aladdin, en mettant la main à la bourse, où demeurait sa mère. Aussitôt Aladdin satisfit à sa demande, et le magicien africain lui donna en même temps une poignée de menue monnaie, en lui disant: Mon fils, allez trouver votre mère, faites-lui bien mes compliments, et dites-lui que j'irai la voir demain, si le temps me le permet, pour me donner la consolation de voir le lieu où mon bon frère a vécu si longtemps, et où il a fini ses jours.
Dès que le magicien africain eut laissé le neveu qu'il venait de se faire lui-même, Aladdin courut chez sa mère, bien joyeux de l'argent que son oncle venait de lui donner. Ma mère, lui dit-il en arrivant, je vous prie de me dire si j'ai un oncle. Non, mon fils, lui répondit la mère, vous n'avez point d'oncle du côté de feu votre père, ni du mien. Je viens cependant, reprit Aladdin, de voir un homme qui se dit mon oncle du côté de mon père, puisqu'il était son frère, à ce qu'il m'a assuré; il s'est même mis à pleurer et à m'embrasser quand je lui ai dit que mon père était mort. Et pour marque que je dis la vérité, ajouta-t-il en lui montrant la monnaie qu'il avait reçue, voilà ce qu'il m'a donné. Il m'a aussi chargé de vous saluer de sa part, et de vous dire que demain, s'il en a le temps, il viendra vous saluer, pour voir en même temps la maison où mon père a vécu, et où il est mort. Mon fils, repartit la mère, il est vrai que votre père avait un frère; mais il y a longtemps qu'il est mort, et je ne lui ai jamais entendu dire qu'il en eût un autre. Ils n'en dirent pas davantage touchant le magicien africain.
Le lendemain, le magicien africain aborda Aladdin une seconde fois, comme il jouait dans un autre endroit de la ville avec d'autres enfants. Il l'embrassa, comme il avait fait le jour précédent; et en lui mettant deux pièces d'or dans la main, il lui dit: Mon fils, portez cela à votre mère; et dites-lui que j'irai la voir ce soir, et qu'elle achète de quoi souper, afin que nous mangions ensemble: mais auparavant enseignez-moi où je trouverai la maison. Il la lui enseigna, et le magicien africain le laissa aller.
Aladdin porta les deux pièces d'or à sa mère, et dès qu'il eut dit quelle était l'intention de son oncle, elle sortit pour les aller employer, et revint avec de bonnes provisions. Elle employa toute la journée à préparer le souper; et sur le soir, dès que tout fut prêt, elle dit à Aladdin: Mon fils, votre oncle ne sait peut-être pas où est notre maison; allez au-devant de lui et l'amenez si vous le voyez.
Quoique Aladdin eût enseigné la maison au magicien africain, il était prêt néanmoins à sortir quand on frappa à la porte. Aladdin ouvrit, et il reconnut le magicien africain, qui entra chargé de bouteilles de vin et de plusieurs sortes de fruits qu'il apportait pour le souper.
Après que le magicien africain eut mis ce qu'il apportait entre les mains d'Aladdin, il salua sa mère; et il la pria de lui montrer la place où son frère Mustafa avait coutume de s'asseoir sur le sofa. Elle la lui montra; et aussitôt il se prosterna, et il baisa cette place plusieurs fois les larmes aux yeux, en s'écriant: Mon pauvre frère, que je suis malheureux de n'être pas arrivé assez à temps pour vous embrasser encore une fois avant votre mort! Quoique la mère d'Aladdin l'en priât, jamais il ne voulut s'asseoir à la même place: Non, dit-il, je m'en garderai bien; mais souffrez que je me mette ici vis-à-vis, afin que, si je suis privé de la satisfaction de l'y voir en personne, comme père d'une famille qui m'est si chère, je puisse au moins l'y regarder comme s'il était présent. La mère d'Aladdin ne le pressa pas davantage, et elle le laissa dans la liberté de prendre la place qu'il voulut.
Quand le magicien africain se fut assis à la place qu'il lui avait plu de choisir, il commença à s'entretenir avec la mère d'Aladdin: Ma bonne sœur, lui disait-il, ne vous étonnez point de ne m'avoir pas vu tout le temps que vous avez été mariée avec mon frère Mustafa d'heureuse mémoire: il y a quarante ans que je suis sorti de ce pays, qui est le mien aussi bien que celui de feu mon frère. Depuis ce temps-là, après avoir voyagé dans les Indes, dans la Perse, dans l'Arabie, dans la Syrie, en Égypte, séjourné dans les plus belles villes de ces pays-là, je passai en Afrique, où j'ai fait un plus long séjour. A la fin, il m'a pris un si grand désir de revoir mon pays et de venir embrasser mon cher frère, pendant que je me sentais encore assez de force et de courage pour entreprendre un si long voyage, que je n'ai pas différé à faire mes préparatifs et à me mettre en chemin. Rien ne m'a mortifié et affligé davantage dans tous mes voyages, que quand j'ai appris la mort d'un frère que j'avais toujours aimé, et que j'aimais d'une amitié véritablement fraternelle. J'ai remarqué de ses traits dans le visage de mon neveu votre fils, et c'est ce qui me l'a fait distinguer par-dessus tous les autres enfants avec lesquels il était. Il a pu vous dire de quelle manière j'ai reçu la triste nouvelle qu'il n'était plus au monde; mais il faut louer Dieu de toutes choses; je me console de le retrouver dans un fils qui en conserve les traits les plus remarquables.
Le magicien africain, qui s'aperçut que la mère d'Aladdin s'attendrissait sur le souvenir de son mari, en renouvelant sa douleur, changea de discours; et en se retournant du côté d'Aladdin, il lui demanda son nom. Je m'appelle Aladdin, lui dit-il. Eh bien! Aladdin, reprit le magicien, à quoi vous occupez-vous? Savez-vous quelque métier?
A cette demande, Aladdin baissa les yeux, et fut déconcerté; mais sa mère, en prenant la parole: Aladdin, dit-elle, est un fainéant. Son père a fait tout son possible, pendant qu'il vivait, pour lui apprendre son métier, et il n'a pu en venir à bout. Il sait que son père n'a laissé aucun bien; il voit lui-même qu'à filer du coton pendant tout le jour, comme je fais, j'ai bien de la peine à gagner de quoi nous avoir du pain. Pour moi, je suis résolue de lui fermer la porte un de ces jours, et de l'envoyer en chercher ailleurs.
Après que la mère d'Aladdin eut achevé ces paroles en fondant en larmes, le magicien africain dit à Aladdin: Cela n'est pas bien, mon neveu; il faut songer à vous aider vous-même et à gagner votre vie. Il y a des métiers de plusieurs sortes; voyez s'il n'y en a pas quelqu'un pour lequel vous ayez inclination plutôt que pour un autre. Peut-être que celui de votre père vous déplaît, et que vous vous accommoderez mieux d'un autre: ne dissimulez point ici vos sentiments, je ne cherche qu'à vous aider. Comme il vit qu'Aladdin ne répondait rien: Si vous avez de la répugnance pour apprendre un métier, continua-t-il, et que vous vouliez être honnête homme, je vous lèverai une boutique garnie de riches étoffes et de toiles fines; vous vous mettrez en état de les vendre; et de l'argent que vous en ferez vous en achèterez d'autres marchandises, et de cette manière vous vivrez honorablement. Consultez-vous vous-même, et dites-moi franchement ce que vous en pensez; vous me trouverez toujours prêt à tenir ma promesse.
Cette offre flatta fort Aladdin, à qui le travail manuel déplaisait d'autant plus, qu'il avait assez de connaissance pour s'être aperçu que les boutiques de ces sortes de marchandises étaient propres et bien fréquentées, et que les marchands étaient bien habillés et fort considérés. Il marqua au magicien africain, qu'il regardait comme son oncle, que son penchant était plutôt de ce côté-là que d'aucun autre, et qu'il lui serait obligé toute sa vie du bien qu'il voulait lui faire. Puisque cette profession vous agrée, reprit le magicien africain, je vous mènerai demain avec moi, et je vous ferai habiller proprement et richement, conformément à l'état d'un des plus gros marchands de cette ville; et après-demain nous songerons à vous lever une boutique de la manière que je l'entends.
La mère d'Aladdin, qui n'avait pas cru jusqu'alors que le magicien africain fût frère de son mari, n'en douta nullement après tout le bien qu'il promettait de faire à son fils. Elle le remercia de ses bonnes intentions; et après avoir exhorté Aladdin à se rendre digne de tous les biens que son oncle lui faisait espérer, elle servit le souper. La conversation roula sur le même sujet pendant tout le repas, et jusqu'à ce que le magicien, voyant la nuit avancée, prit congé de la mère et du fils, et se retira.
Le lendemain matin, le magicien africain ne manqua pas de revenir chez la veuve de Mustafa le tailleur, comme il l'avait promis. Il prit Aladdin avec lui, et il le mena chez un gros marchand qui ne vendait que des habits tout faits, de toutes sortes de belles étoffes, pour les différents âges et conditions. Il s'en fit montrer de convenables à la grandeur d'Aladdin, et après avoir mis à part tous ceux qui lui plaisaient davantage, et rejeté les autres qui n'étaient pas de la beauté qu'il entendait, il dit à Aladdin: Mon neveu, choisissez dans tous ces habits celui que vous aimez le mieux. Aladdin, charmé des libéralités de son nouvel oncle, en choisit un: le magicien l'acheta, avec tout ce qui devait l'accompagner, et paya le tout sans marchander.
Lorsque Aladdin se vit ainsi habillé magnifiquement depuis les pieds jusqu'à la tête, il fit à son oncle tous les remercîments imaginables: et le magicien lui promit encore de ne le point abandonner, et de l'avoir toujours avec lui. En effet, il le mena dans les lieux les plus fréquentés de la ville, particulièrement dans ceux où étaient les boutiques des riches marchands; et quand il fut dans la rue où étaient les boutiques des plus riches étoffes et des toiles fines, il dit à Aladdin: Puisque vous serez bientôt marchand comme ceux que vous voyez, il est bon que vous les fréquentiez, et qu'ils vous connaissent. Il lui fit voir aussi les mosquées les plus belles et les plus grandes, le conduisit dans les khans où logeaient les marchands étrangers, et dans les endroits du palais du sultan où il était libre d'entrer. Enfin, après avoir parcouru ensemble tous les beaux endroits de la ville, ils arrivèrent dans le khan où le magicien avait pris son appartement. Il s'y trouva quelques marchands avec lesquels il avait commencé de faire connaissance depuis son arrivée, et qu'il avait assemblés exprès pour les bien régaler, et leur donner en même temps la connaissance de son prétendu neveu.
Le régal ne finit que sur le soir. Aladdin voulut prendre congé de son oncle pour s'en retourner; mais le magicien africain ne voulut pas le laisser aller seul, et le reconduisit lui-même chez sa mère. Dès qu'elle eut aperçu son fils si bien habillé, elle fut transportée de joie; et elle ne cessait de donner mille bénédictions au magicien, qui avait fait une si grande dépense pour son enfant. Généreux parent, lui dit-elle, je ne sais comment vous remercier de votre libéralité. Je sais que mon fils ne mérite pas le bien que vous lui faites, et qu'il en serait indigne, s'il n'en était reconnaissant, et s'il négligeait de répondre à la bonne intention que vous avez de lui donner un établissement si distingué.
Aladdin, reprit le magicien africain, est un bon enfant; il m'écoute assez, et je crois que nous en ferons quelque chose de bon. Je suis fâché d'une chose, de ne pouvoir exécuter demain ce que je lui ai promis. C'est jour de vendredi, les boutiques seront fermées, et il n'y aura pas lieu de songer à en louer une et à la garnir, pendant que les marchands ne penseront qu'à se divertir. Ainsi nous remettrons l'affaire à samedi; mais je viendrai demain le prendre, et je le mènerai promener dans les jardins, où le beau monde a coutume de se trouver. Il n'a peut-être encore rien vu des divertissements qu'on y prend. Il n'a été jusqu'à présent qu'avec des enfants, il faut qu'il voie des hommes. Le magicien africain prit enfin congé de la mère et du fils, et se retira.
Aladdin se leva et s'habilla le lendemain de grand matin, pour être prêt à partir quand son oncle viendrait le prendre. Dès qu'il l'aperçut, il en avertit sa mère; et en prenant congé d'elle, il ferma la porte, et courut à lui pour le joindre.
Le magicien africain fit beaucoup de caresses à Aladdin quand il le vit. Allons, mon cher enfant, lui dit-il d'un air riant, je veux vous faire voir aujourd'hui de belles choses. Il le mena par une porte qui conduisait à de grandes et belles maisons, ou plutôt à des palais magnifiques qui avaient chacun de très-beaux jardins dont les entrées étaient libres. A chaque palais qu'ils rencontraient, il demandait à Aladdin s'il le trouvait beau; et Aladdin, en le prévenant, quand un autre se présentait: Mon oncle, disait-il, en voici un plus beau que ceux que nous venons de voir.
Cependant ils avançaient toujours plus avant dans la campagne; et le rusé magicien, qui avait envie d'aller plus loin pour exécuter le dessein qu'il avait dans la tête, prit occasion d'entrer dans un de ces jardins. Il s'assit près d'un grand bassin, qui recevait une très-belle eau par un mufle de lion de bronze, et feignit qu'il était las, afin de faire reposer Aladdin.
Quand ils furent assis, le magicien africain tira d'un linge attaché à sa ceinture des gâteaux et plusieurs sortes de fruits dont il avait fait provision, et il l'étendit sur le bord du bassin. Il partagea un gâteau entre lui et Aladdin; et à l'égard des fruits, il lui laissa la liberté de choisir ceux qui seraient le plus à son goût. Quand ils eurent achevé ce petit repas, ils se levèrent, et ils poursuivirent leur chemin au travers des jardins. Insensiblement le magicien africain mena Aladdin assez loin au delà des jardins, et le fit traverser des campagnes qui le conduisirent jusqu'assez près des montagnes.
Aladdin, qui de sa vie n'avait fait tant de chemin, se sentit très-fatigué d'une si longue marche. Mon oncle, dit-il au magicien africain, où allons-nous? Nous avons laissé les jardins bien loin derrière nous, et je ne vois plus que des montagnes. Si nous avançons plus, je ne sais si j'aurai assez de force pour retourner jusqu'à la ville. Prenez courage, mon neveu, lui dit le faux oncle, je veux vous faire voir un autre jardin qui surpasse tous ceux que vous venez de voir; il n'est pas loin d'ici, il n'y a qu'un pas: et quand nous y serons arrivés, vous me direz vous-même si vous ne seriez pas fâché de ne l'avoir pas vu, après vous en être approché de si près. Aladdin se laissa persuader, et le magicien le mena encore fort loin, en l'entretenant de différentes histoires amusantes, pour lui rendre le chemin moins ennuyeux et la fatigue plus supportable.
Ils arrivèrent enfin entre deux montagnes d'une hauteur médiocre et à peu près égales, séparées par un vallon de très-peu de largeur. C'était là cet endroit remarquable où le magicien africain avait voulu amener Aladdin pour l'exécution d'un grand dessein qui l'avait fait venir de l'extrémité de l'Afrique jusqu'à la Chine. Nous n'allons pas plus loin, dit-il à Aladdin: je veux vous faire voir ici des choses extraordinaires et inconnues à tous les mortels; et quand vous les aurez vues, vous me remercierez d'avoir été témoin de tant de merveilles que personne au monde n'aura vues que vous. Pendant que je vais battre le fusil, amassez, de toutes les broussailles que vous voyez, celles qui seront les plus sèches, afin d'allumer du feu.
Il y avait une si grande quantité de ces broussailles qu'Aladdin en eut bientôt fait un amas plus que suffisant, dans le temps que le magicien allumait l'allumette. Il y mit le feu; et dans le moment que les broussailles s'enflammèrent, le magicien africain y jeta d'un parfum qu'il avait tout prêt. Il s'éleva une fumée fort épaisse, qu'il détourna de côté et d'autre, en prononçant des paroles magiques auxquelles Aladdin ne comprit rien.
Dans le même moment la terre trembla un peu, et s'ouvrit en cet endroit devant le magicien et Aladdin, et fit voir à découvert une pierre d'environ un pied et demi en carré, et d'environ un pied de profondeur, posée horizontalement avec un anneau de bronze scellé dans le milieu, pour s'en servir à la lever. Aladdin, effrayé de tout ce qui se passait à ses yeux, eut peur, et voulut prendre la fuite. Mais il était nécessaire à ce mystère, et le magicien le retint et le gronda fort, en lui donnant un soufflet si fortement appliqué, qu'il le jeta par terre, et que peu s'en fallut qu'il ne lui enfonçât les dents de devant dans la bouche, comme il y parut par le sang qui en sortit. Le pauvre Aladdin, tout tremblant, et les larmes aux yeux: Mon oncle, s'écria-t-il en pleurant, qu'ai-je donc fait pour avoir mérité que vous me frappiez si rudement? J'ai mes raisons pour le faire, lui répondit le magicien. Je suis votre oncle, qui vous tiens présentement lieu de père, et vous ne devez pas me répliquer. Mais, mon enfant, ajouta-t-il en se radoucissant, ne craignez rien; je ne demande autre chose de vous que vous m'obéissiez exactement, si vous voulez bien profiter et vous rendre digne des avantages que je veux vous faire. Ces belles promesses du magicien calmèrent un peu la crainte et le ressentiment d'Aladdin; et lorsque le magicien le vit entièrement rassuré: Vous avez vu, continua-t-il, ce que j'ai fait par la vertu de mon parfum et des paroles que j'ai prononcées. Apprenez donc présentement que, sous cette pierre que vous voyez, il y a un trésor caché qui vous est destiné, et qui doit vous rendre un jour plus riche que les plus grands rois du monde. Cela est si vrai, qu'il n'y a personne au monde que vous à qui il soit permis de toucher cette pierre, et de la lever pour y entrer: il m'est même défendu d'y toucher, et de mettre le pied dans le trésor quand il sera ouvert. Pour cela il faut que vous exécutiez de point en point ce que je vous dirai, sans y manquer: la chose est de grande conséquence et pour vous et pour moi.
Aladdin, toujours dans l'étonnement de ce qu'il voyait et de tout ce qu'il venait d'entendre dire au magicien de ce trésor qui devait le rendre heureux à jamais, oublia tout ce qui s'était passé. Eh bien! mon oncle, dit-il au magicien en se levant, de quoi s'agit-il? Commandez, je suis tout prêt d'obéir. Je suis ravi, mon enfant, lui dit le magicien africain en l'embrassant, que vous ayez pris ce parti; venez, approchez-vous, prenez cet anneau, et levez la pierre. Mais, mon oncle, reprit Aladdin, je ne suis pas assez fort pour la lever; il faut donc que vous m'aidiez. Non, repartit le magicien africain, vous n'avez pas besoin de mon aide, et nous ne ferions rien, vous et moi, si je vous aidais: il faut que vous la leviez tout seul. Prononcez seulement le nom de votre père et de votre grand-père, en tenant l'anneau, et levez: vous verrez qu'elle viendra à vous sans peine. Aladdin fit comme le magicien lui avait dit: il leva la pierre avec facilité, et il la posa à côté.
Quand la pierre fut ôtée, un caveau de trois à quatre pieds de profondeur se fit voir avec une petite porte et des degrés pour descendre plus bas. Mon fils, dit alors le magicien africain à Aladdin, observez exactement tout ce que je vais vous dire. Descendez dans ce caveau; quand vous serez au bas des degrés que vous voyez, vous trouverez une porte ouverte qui vous conduira dans un grand lieu voûté et partagé en trois grandes salles l'une après l'autre. Dans chacune vous verrez à droite et à gauche quatre vases de bronze grands comme des cuves, pleins d'or et d'argent; mais gardez-vous bien d'y toucher. Avant d'entrer dans la première salle, levez votre robe, et serrez-la bien autour de vous. Quand vous y serez entré, passez à la seconde sans vous arrêter, et de là à la troisième, aussi sans vous arrêter. Sur toutes choses, gardez-vous bien d'approcher des murs, et d'y toucher même avec votre robe: car si vous y touchiez, vous mourriez sur-le-champ; c'est pour cela que je vous ai dit de la tenir serrée autour de vous. Au bout de la troisième salle, il y a une porte qui vous donnera entrée dans un beau jardin planté de beaux arbres tous chargés de fruits; marchez tout droit, et traversez ce jardin par un chemin qui vous mènera à un escalier de cinquante marches pour monter sur une terrasse. Quand vous serez sur la terrasse, vous verrez devant vous une niche, et dans la niche une lampe allumée: prenez la lampe, éteignez-la; et quand vous aurez jeté le lumignon et versé la liqueur, mettez-la dans votre sein, et apportez-la-moi. Ne craignez pas de gâter votre habit: la liqueur n'est pas d'huile, et la lampe sera sèche dès qu'il n'y en aura plus. Si les fruits du jardin vous font envie, vous pouvez en cueillir autant que vous en voudrez; cela ne vous est pas défendu.
En achevant ces paroles, le magicien africain tira un anneau qu'il avait au doigt, et il le mit à l'un des doigts d'Aladdin, en lui disant que c'était un préservatif contre tout ce qui pourrait lui arriver de mal, en observant bien tout ce qu'il venait de lui prescrire. Allez, mon enfant, lui dit-il après cette instruction, descendez hardiment; nous allons être riches l'un et l'autre pour toute notre vie.
Aladdin sauta légèrement dans le caveau, et il descendit jusqu'au bas des degrés: il trouva les trois salles dont le magicien africain lui avait fait la description. Il passa au travers avec d'autant plus de précaution qu'il appréhendait de mourir s'il manquait à observer soigneusement ce qui lui avait été prescrit. Il traversa le jardin sans s'arrêter, monta sur la terrasse, prit la lampe allumée dans la niche, jeta le lumignon et la liqueur, et en la voyant sans humidité comme le magicien le lui avait dit, il la mit dans son sein; il descendit de la terrasse, et il s'arrêta dans le jardin à considérer les fruits qu'il n'avait vus qu'en passant. Les arbres de ce jardin étaient tous chargés de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portait de différentes couleurs: il y en avait de blancs, de luisants et de transparents comme le cristal, de rouges; les uns plus chargés, les autres moins; de verts, de bleus, de violets, de tirant sur le jaune, et de plusieurs autres sortes de couleurs. Les blancs étaient des perles; les luisants et transparents, des diamants; les rouges les plus foncés, des rubis; les autres, moins foncés, des rubis balais; les verts, des émeraudes; les bleus, des turquoises; les violets, des améthystes; ceux qui tiraient sur le jaune, des saphirs; et ainsi des autres; et ces fruits étaient tous d'une grosseur et d'une perfection à quoi on n'avait encore rien vu de pareil dans le monde. Aladdin, qui n'en connaissait ni le mérite ni la valeur, ne fut pas touché de la vue de ces fruits qui n'étaient pas de son goût, comme l'eussent été des figues, des raisins et les autres fruits excellents qui sont communs dans la Chine. Aussi n'était-il pas encore dans un âge à en connaître le prix; il s'imagina que tous ces fruits n'étaient que du verre coloré, et qu'ils ne valaient pas davantage. La diversité de tant de belles couleurs néanmoins, la beauté et la grosseur extraordinaire de chaque fruit, lui donna envie d'en cueillir de toutes les sortes. En effet, il en prit plusieurs de chaque couleur, et il en emplit ses deux poches et deux bourses toutes neuves que le magicien lui avait achetées, avec l'habit dont il lui avait fait présent, afin qu'il n'eût rien que de neuf; et comme les deux bourses ne pouvaient tenir dans ses poches qui étaient déjà pleines, il les attacha de chaque côté à sa ceinture; il en enveloppa même dans les plis de sa ceinture, qui était d'une étoffe de soie ample et à plusieurs tours, et il les accommoda de manière qu'ils ne pouvaient pas tomber; il n'oublia pas aussi d'en fourrer dans son sein, entre la robe et la chemise autour de lui.
Aladdin, ainsi chargé de grandes richesses, sans le savoir, reprit en diligence le chemin des trois salles, pour ne pas faire attendre trop longtemps le magicien africain; et après avoir passé à travers avec la même précaution qu'auparavant, il remonta par où il était descendu, et se présenta à l'entrée du caveau où le magicien africain l'attendait avec impatience. Aussitôt qu'Aladdin l'aperçut: Mon oncle, lui dit-il, je vous prie de me donner la main pour m'aider à monter. Le magicien africain lui dit: Mon fils, donnez-moi la lampe auparavant; elle pourrait vous embarrasser. Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Aladdin, elle ne m'embarrasse pas; je vous la donnerai dès que je serai monté. Le magicien africain s'opiniâtra à vouloir qu'Aladdin lui mît la lampe entre les mains avant de le tirer du caveau; et Aladdin, qui avait embarrassé cette lampe avec tous ces fruits dont il s'était garni de tous côtés, refusa absolument de la donner, qu'il ne fût hors du caveau. Alors le magicien africain, au désespoir de la résistance de ce jeune homme, entra dans une furie épouvantable: il jeta un peu de son parfum sur le feu qu'il avait eu le soin d'entretenir; et à peine eut-il prononcé deux paroles magiques, que la pierre qui servait à fermer l'entrée du caveau se remit d'elle-même à sa place, avec la terre par-dessus, au même état qu'elle était à l'arrivée du magicien africain et d'Aladdin.
Il est certain que le magicien africain n'était pas frère de Mustafa le tailleur, comme il s'en était vanté, ni par conséquent oncle d'Aladdin. Il était véritablement d'Afrique, et il y était né; et comme l'Afrique est un pays où l'on est plus entêté de la magie que partout ailleurs, il s'y était appliqué dès sa jeunesse; et après quarante années ou environ d'enchantements, d'opérations de géomance, de suffumigations et de lecture de livres de magie, il était enfin parvenu à découvrir qu'il y avait dans le monde une lampe merveilleuse, dont la possession le rendrait plus puissant qu'aucun monarque de l'univers, s'il pouvait en devenir le possesseur. Par une dernière opération de géomance, il avait connu que cette lampe était dans un lieu souterrain au milieu de la Chine, à l'endroit et avec toutes les circonstances que nous venons de voir. Bien persuadé de la vérité de cette découverte, il était parti de l'extrémité de l'Afrique, et après un voyage long et pénible, il était arrivé à la ville qui était si voisine du trésor; mais quoique la lampe fût certainement dans le lieu dont il avait connaissance, il ne lui était pas permis néanmoins de l'enlever lui-même, ni d'entrer en personne dans le lieu souterrain où elle était. Il fallait qu'un autre y descendit, l'allât prendre, et la lui mît entre les mains. C'est pourquoi il s'était adressé à Aladdin, qui lui avait paru un jeune enfant sans conséquence, et très-propre à lui rendre ce service qu'il attendait de lui, bien résolu, dès qu'il aurait la lampe dans ses mains, de faire la dernière suffumigation que nous avons dite et de prononcer les deux paroles magiques qui devaient faire l'effet que nous avons vu, et sacrifier le pauvre Aladdin à son avarice et à sa méchanceté, afin de n'en avoir pas de témoin.
Quand le magicien africain vit ses grandes et belles espérances échouées à n'y revenir jamais, il n'eut pas d'autre parti à prendre que celui de retourner en Afrique; c'est ce qu'il fit dès le même jour. Il prit sa route par des détours, pour ne pas rentrer dans la ville d'où il était sorti avec Aladdin.
Aladdin, qui ne s'attendait pas à la méchanceté de son faux oncle, après les caresses et le bien qu'il lui avait faits, fut dans un étonnement qu'il est plus aisé d'imaginer que de représenter par des paroles. Quand il se vit enterré tout vif, il appela mille fois son oncle, en criant qu'il était prêt de lui donner la lampe; mais ses cris étaient inutiles, et il n'y avait plus de moyen d'être entendu: ainsi il demeura dans les ténèbres et dans l'obscurité. Enfin, après avoir donné quelque relâche à ses larmes, il descendit jusqu'au bas de l'escalier du caveau pour aller chercher la lumière dans le jardin où il avait déjà passé; mais le mur, qui s'était ouvert par enchantement, s'était refermé et rejoint par un autre enchantement. Il tâtonne devant lui à droite et à gauche par plusieurs fois, et il ne trouve plus de porte; il redouble ses cris et ses pleurs, et il s'assoit sur les degrés du caveau, sans espoir de revoir jamais la lumière, et avec la triste certitude, au contraire, de passer des ténèbres où il était dans celles d'une mort prochaine.
Aladdin demeura deux jours en cet état, sans manger et sans boire: le troisième jour, enfin, en regardant la mort comme inévitable, il éleva les mains en les joignant, et avec une résignation entière à la volonté de Dieu, il s'écria:
«Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, le haut, le grand.»
Dans cette action de mains jointes, il frotta, sans y penser, l'anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt, et dont il ne connaissait pas encore la vertu. Aussitôt un génie d'une figure énorme et d'un regard épouvantable s'éleva devant lui comme de dessous la terre, jusqu'à ce qu'il atteignît de la tête à la voûte, et dit à Aladdin ces paroles:
«Que veux-tu? Me voici prêt à t'obéir comme ton esclave, et l'esclave de tous ceux qui ont l'anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l'anneau.»
En tout autre temps et en toute autre occasion, Aladdin, qui n'était pas accoutumé à de pareilles visions, eût pu être saisi de frayeur, et perdre la parole à la vue d'une figure si extraordinaire; mais, occupé uniquement du danger présent où il était, il répondit sans hésiter: Qui que tu sois, fais-moi sortir de ce lieu, si tu en as le pouvoir. A peine eut-il prononcé ces paroles, que la terre s'ouvrit, et qu'il se trouva hors du caveau, et à l'endroit justement où le magicien l'avait amené.
Aladdin, qui était demeuré si longtemps dans les ténèbres les plus épaisses, eut d'abord de la peine à soutenir le grand jour: il y accoutuma ses yeux peu à peu; et en regardant autour de lui, il fut fort surpris de ne pas voir d'ouverture sur la terre. Il ne put comprendre de quelle manière il se trouvait si subitement hors de ses entrailles; il n'y eut que la place où les broussailles avaient été allumées qui lui fit reconnaître à peu près où était le caveau. Ensuite, en se tournant du côté de la ville, il l'aperçut au milieu des jardins qui l'environnaient, il reconnut le chemin par où le magicien africain l'avait amené, et il le reprit en rendant grâces à Dieu de se revoir une autre fois au monde, après avoir désespéré d'y revenir jamais. Il arriva jusqu'à la ville, et se traîna chez lui avec bien de la peine. En entrant chez sa mère, la joie de la revoir, jointe à la faiblesse dans laquelle il était de n'avoir pas mangé depuis près de trois jours, lui causa un évanouissement qui dura quelque temps. Sa mère, qui l'avait déjà pleuré comme perdu ou comme mort, en le voyant en cet état, n'oublia aucun de ses soins pour le faire revenir. Il revint enfin de son évanouissement, et les premières paroles qu'il prononça furent celles-ci: Ma mère, avant toute chose, je vous prie de me donner à manger; il y a trois jours que je n'ai pris quoi que ce soit. Sa mère lui apporta ce qu'elle avait, et en le mettant devant lui: Mon fils, lui dit-elle, ne vous pressez pas, cela est dangereux; mangez peu à peu et à votre aise, et ménagez-vous dans le grand besoin que vous en avez.
Aladdin suivit le conseil de sa mère: il mangea tranquillement et peu à peu, et il but à proportion. Quand il eut achevé, il commença à raconter à sa mère tout ce qui lui était arrivé avec le magicien, depuis le vendredi qu'il était venu le prendre pour le mener avec lui voir les palais et les jardins qui étaient hors de la ville. Il n'omit aucune circonstance de tout ce qu'il avait vu en passant et en repassant dans les trois salles, dans le jardin, et sur la terrasse où il avait pris la lampe merveilleuse, qu'il montra à sa mère en la retirant de son sein, aussi bien que les fruits transparents et de différentes couleurs qu'il avait cueillis dans le jardin en s'en retournant, auxquels il joignit deux bourses pleines qu'il donna à sa mère et dont elle fit peu de cas. Ces fruits étaient cependant des pierres précieuses, dont l'éclat, brillant comme le soleil, qu'ils rendaient à la faveur d'une lampe qui éclairait la chambre, devait faire juger de leur grand prix; mais la mère d'Aladdin n'avait pas sur cela plus de connaissance que son fils. Elle avait été élevée dans une condition très-médiocre, et son mari n'avait pas eu assez de biens pour lui donner de ces sortes de pierreries, ce qui fit qu'Aladdin les mit derrière un des coussins du sofa sur lequel il était assis. Lorsqu'il eut achevé le récit de son aventure, elle le fit coucher: et peu de temps après elle se coucha aussi.
Aladdin, qui n'avait pris aucun repos dans le lieu souterrain où il avait été enseveli à dessein qu'il y perdît la vie, dormit toute la nuit d'un profond sommeil, et ne se réveilla le lendemain que fort tard. Il se leva; et la première chose qu'il dit à sa mère, ce fut qu'il avait besoin de manger, et qu'elle ne pouvait lui faire un plus grand plaisir que de lui donner à déjeuner. Hélas! mon fils, lui répondit sa mère, je n'ai pas seulement un morceau de pain à vous donner; vous mangeâtes hier au soir le peu de provisions qu'il y avait dans la maison; mais donnez-vous un peu de patience, je ne serai pas longtemps à vous en apporter. J'ai un peu de fil de coton de mon travail; je vais le vendre, afin de vous acheter du pain et quelque chose pour notre dîner. Ma mère, reprit Aladdin, réservez votre fil de coton pour une autre fois, et donnez-moi la lampe que j'apportai hier; j'irai la vendre, et l'argent que j'en aurai servira à nous avoir de quoi déjeuner et dîner, et peut-être de quoi souper.
La mère d'Aladdin prit la lampe où elle l'avait mise. La voilà, dit-elle à son fils, mais elle est bien sale; pour peu qu'elle soit nettoyée, je crois qu'elle en vaudra quelque chose davantage. Elle prit de l'eau et un peu de sable fin pour la nettoyer; mais à peine eut-elle commencé à frotter cette lampe, qu'en un instant, en présence de son fils, un génie hideux et d'une grandeur gigantesque s'éleva et parut devant elle, et lui dit d'une voix tonnante: «Que veux-tu? me voici prêt à t'obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi avec les autres esclaves de la lampe.»
La mère d'Aladdin n'était pas en état de répondre, sa vue n'avait pu soutenir la figure hideuse et épouvantable du génie; et sa frayeur avait été si grande dès les premières paroles qu'il avait prononcées, qu'elle était tombée évanouie.
Aladdin, qui avait déjà eu une apparition à peu près semblable dans le caveau, sans perdre de temps ni le jugement, se saisit promptement de la lampe, et en suppléant au défaut de sa mère, il répondit pour elle d'un ton ferme. J'ai faim, dit-il au génie, apporte-moi de quoi manger. Le génie disparut, et un instant après il revint chargé d'un grand bassin d'argent qu'il portait sur sa tête, avec douze plats couverts de même métal, pleins d'excellents mets arrangés dessus, avec six grands pains blancs comme la neige sur les plats, deux bouteilles de vin exquis, et deux tasses d'argent à la main. Il posa le tout sur le sofa, et aussitôt il disparut.
Cela se fit en si peu de temps, que la mère d'Aladdin n'était pas encore revenue de son évanouissement quand le génie disparut pour la seconde fois. Aladdin, qui avait déjà commencé de lui jeter de l'eau sur le visage, sans effet, se mit en devoir de recommencer pour la faire revenir; mais, soit que les esprits qui s'étaient dissipés se fussent enfin réunis, ou que l'odeur des mets que le génie venait d'apporter y eût contribué pour quelque chose, elle revint dans le moment. Ma mère, lui dit Aladdin, cela n'est rien; levez-vous et venez manger: voici de quoi vous remettre le cœur, et en même temps de quoi satisfaire au grand besoin que j'ai de manger. Ne laissons pas refroidir de si bons mets, et mangeons.
La mère d'Aladdin fut extrêmement surprise quand elle vit le grand bassin, les douze plats, les six pains, les deux bouteilles et les deux tasses, et qu'elle sentit l'odeur délicieuse qui s'exhalait de tous ces plats. Mon fils, demanda-t-elle à Aladdin, d'où nous vient cette abondance, et à qui sommes-nous redevables d'une si grande libéralité? Le sultan aurait-il eu connaissance de notre pauvreté, et aurait-il eu compassion de nous? Ma mère, reprit Aladdin, mettons-nous à table et mangeons, vous en avez besoin aussi bien que moi. Je vous dirai ce que vous me demandez quand nous aurons déjeuné. Ils se mirent à table, et ils mangèrent avec d'autant plus d'appétit, que la mère et le fils ne s'étaient jamais trouvés à une table si bien fournie.
Pendant le repas, la mère d'Aladdin ne pouvait se lasser de regarder et d'admirer le bassin et les plats, quoiqu'elle ne sût pas trop distinctement s'ils étaient d'argent ou d'une autre matière, tant elle était peu accoutumée à en voir de pareils. Le repas étant fini, il leur resta non-seulement de quoi souper, mais même assez de quoi en faire deux autres repas aussi forts le lendemain.
Quand la mère d'Aladdin eut desservi et mis à part les viandes auxquelles ils n'avaient pas touché, elle vint s'asseoir sur le sofa auprès de son fils. Aladdin, lui dit-elle, j'attends que vous satisfassiez à l'impatience où je suis d'entendre le récit que vous m'avez promis. Aladdin lui raconta exactement tout ce qui s'était passé entre le génie et lui pendant son évanouissement, jusqu'à ce qu'elle fut revenue à elle.
La mère d'Aladdin était dans un grand étonnement du discours de son fils et de l'apparition du génie. Mais, mon fils, reprit-elle, que voulez-vous dire avec vos génies? Jamais, depuis que je suis au monde, je n'ai entendu dire que personne de ma connaissance en eût vu. Par quelle aventure ce vilain génie est-il venu se présenter à moi? Pourquoi s'est-il adressé à moi et non pas à vous, à qui il a déjà apparu dans le caveau du trésor?
Ma mère, repartit Aladdin, le génie qui vient de vous apparaître n'est pas le même qui m'est apparu: ils se ressemblent en quelque manière par leur grandeur de géant; mais ils sont entièrement différents par leur mine et par leur habillement: aussi sont-ils à différents maîtres. Si vous vous en souvenez, celui que j'ai vu s'est dit esclave de l'anneau que j'ai au doigt, et celui que vous venez de voir s'est dit esclave de la lampe que vous aviez à la main. Mais je ne crois pas que vous l'ayez entendu: il me semble, en effet, que vous vous êtes évanouie dès qu'il a commencé à parler.
Quoi! s'écria la mère d'Aladdin, c'est donc votre lampe qui est cause que ce maudit génie s'est adressé à moi plutôt qu'à vous? Ah! mon fils! ôtez-la de devant mes yeux et la mettez où il vous plaira, je ne veux plus y toucher. Je consens plutôt qu'elle soit jetée ou vendue, que de courir le risque de mourir de frayeur en la touchant. Si vous me croyez, vous vous déferez aussi de l'anneau. Il ne faut pas avoir de commerce avec des génies: ce sont des démons, et notre prophète l'a dit.
Ma mère, avec votre permission, reprit Aladdin; je me garderai bien présentement de vendre, comme j'étais prêt de le faire tantôt, une lampe qui va nous être si utile à vous et à moi. Ne voyez-vous pas ce qu'elle vient de nous procurer? Il faut qu'elle continue de nous fournir de quoi nous nourrir et nous entretenir. Vous devez juger comme moi que ce n'était pas sans raison que mon faux et méchant oncle s'était donné tant de mouvement, et avait entrepris un si long et pénible voyage, puisque c'était pour parvenir à la possession de cette lampe merveilleuse, qu'il avait préférée à tout l'or et l'argent qu'il savait être dans les salles, et que j'ai vu moi-même, comme il m'en avait averti. Il savait trop bien le mérite et la valeur de cette lampe pour me demander autre chose qu'un trésor si riche. Je veux bien l'ôter de devant vos yeux, et la mettre dans un lieu où je la trouverai quand il en sera besoin, puisque les génies vous font tant de frayeur. Pour ce qui est de l'anneau, je ne saurais aussi me résoudre à le jeter: sans cet anneau, vous ne m'eussiez jamais revu; et si je vivais à l'heure qu'il est, ce ne serait peut-être que pour peu de moments. Vous me permettrez donc de le garder, et de le porter toujours au doigt bien précieusement. Qui sait s'il ne m'arrivera pas quelque autre danger que nous ne pouvons prévoir ni vous ni moi, dont il pourra me délivrer? Comme le raisonnement d'Aladdin paraissait assez juste, sa mère n'eut rien à répliquer. Mon fils, lui dit-elle, vous pouvez faire comme vous l'entendrez; pour moi, je ne voudrais pas avoir affaire avec des génies. Je vous déclare que je m'en lave les mains, et que je ne vous en parlerai pas davantage.
Le lendemain au soir, après le souper, il ne resta rien de la bonne provision que le génie avait apportée. Le jour suivant, Aladdin, qui ne voulait pas attendre que la faim le pressât, prit un des plats d'argent sous sa robe, et sortit du matin pour l'aller vendre. Il s'adressa à un juif qu'il rencontra dans son chemin; il le tira à l'écart; et en lui montrant le plat, il lui demanda s'il voulait l'acheter.
Le juif rusé et adroit prend le plat, l'examine, et il n'eut pas plutôt connu qu'il était de bon argent, qu'il demanda à Aladdin combien il l'estimait. Aladdin, qui n'en connaissait pas la valeur, et qui n'avait jamais fait commerce de cette marchandise, se contenta de lui dire qu'il savait bien lui-même ce que ce plat pouvait valoir, et qu'il s'en rapportait à sa bonne foi. Le juif se trouva embarrassé de l'ingénuité d'Aladdin. Dans l'incertitude où il était de savoir si Aladdin en connaissait la matière et la valeur, il tira de sa bourse une pièce d'or qui ne faisait au plus que la soixante-douzième partie de la valeur du plat, et il la lui présenta. Aladdin prit la pièce avec un grand empressement, et dès qu'il l'eut dans la main, il se retira si promptement, que le juif, non content du gain exorbitant qu'il faisait par cet achat, fut bien fâché de n'avoir pas pénétré qu'Aladdin ignorait le prix de ce qu'il avait vendu, et qu'il aurait pu lui en donner beaucoup moins. Il fut sur le point de courir après le jeune homme, pour tâcher de retirer quelque chose de sa pièce d'or; mais Aladdin courait, et il était déjà si loin, qu'il aurait eu de la peine à le joindre.
Ils continuèrent ainsi à vivre de ménage, c'est-à-dire qu'Aladdin vendit tous les plats au juif l'un après l'autre jusqu'au douzième, de la même manière qu'il avait vendu le premier, à mesure que l'argent venait à manquer dans la maison. Le juif, qui avait donné une pièce d'or du premier, n'osa lui offrir moins des autres, de crainte de perdre une si bonne aubaine: il les paya tous sur le même pied. Quand l'argent du dernier plat fut dépensé, Aladdin eut recours au bassin, qui pesait lui seul dix fois autant que chaque plat. Il voulut le porter à son marchand ordinaire; mais son grand poids l'en empêcha. Il fut donc obligé d'aller chercher le juif, qu'il amena chez sa mère; et le juif, après avoir examiné le poids du bassin, lui compta sur-le-champ dix pièces d'or, dont Aladdin se contenta.
Quand il ne resta plus rien des dix pièces d'or, Aladdin eut recours à la lampe: il la prit à la main, chercha le même endroit que sa mère avait touché, et comme il l'eut reconnu à l'impression que le sable y avait laissée, il la frotta comme elle avait fait, et aussitôt le même génie qui s'était déjà fait voir se présenta devant lui; mais comme Aladdin avait frotté la lampe plus légèrement que sa mère, il lui parla aussi d'un ton plus radouci:
«Que veux-tu? lui dit-il dans les mêmes termes qu'auparavant; me voici prêt à t'obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe comme moi.»
Aladdin lui dit: J'ai faim, apporte-moi de quoi manger.
Le génie disparut, et peu de temps après il reparut, chargé d'un service de table pareil à celui qu'il avait apporté la première fois; il le posa sur le sofa, et dans le moment il disparut.
La mère d'Aladdin, avertie du dessein de son fils, était sortie exprès pour quelque affaire, afin de ne se pas trouver dans la maison dans le temps de l'apparition du génie. Elle rentra peu de temps après, vit la table et le buffet très-bien garnis, et demeura presque aussi surprise de l'effet prodigieux de la lampe, qu'elle l'avait été la première fois. Aladdin et sa mère se mirent à table; et après le repas il leur resta encore de quoi vivre largement les deux jours suivants.
Dès qu'Aladdin vit qu'il n'y avait plus dans la maison ni pain ni autres provisions, ni argent pour en avoir, il prit un plat d'argent, et alla chercher le juif qu'il connaissait, pour le lui vendre. En y allant, il passa devant la boutique d'un orfévre respectable par sa vieillesse, honnête homme, et d'une grande probité. L'orfévre, qui l'aperçut, l'appela et le fit entrer. Mon fils, dit-il, je vous ai déjà vu passer plusieurs fois chargé comme vous l'êtes à présent, vous joindre à un juif, et repasser peu de temps après sans être chargé. Je me suis imaginé que vous lui vendez ce que vous portez. Mais vous ne savez peut-être pas que ce juif est un trompeur, et même plus trompeur que les autres juifs, et que personne de ceux qui le connaissent ne veut avoir affaire à lui. Au reste, ce que je vous dis ici n'est que pour vous faire plaisir; si vous voulez me montrer ce que vous portez présentement, et qu'il soit à vendre, je vous en donnerai fidèlement son juste prix, si cela me convient, sinon je vous adresserai à d'autres marchands qui ne vous tromperont pas.
L'espérance de faire plus d'argent du plat fit qu'Aladdin le tira de dessous sa robe, et le montra à l'orfévre. Le vieillard, qui connut d'abord que le plat était d'argent fin, lui demanda s'il en avait vendu de semblables au juif, et combien il les avait payés. Aladdin lui dit naïvement qu'il en avait vendu douze, et qu'il n'avait reçu du juif qu'une pièce d'or de chacun. Ah! le voleur! s'écria l'orfévre, ce plat vaut soixante-douze pièces d'or, les voici.
Aladdin remercia bien fort l'orfévre du bon conseil qu'il venait de lui donner, et dont il tirait déjà un grand avantage. Dans la suite, il ne s'adressa plus qu'à lui pour vendre les autres plats aussi bien que le bassin, dont la juste valeur lui fut toujours payée à proportion de son poids. Quoique Aladdin et sa mère eussent une source intarissable d'argent en leur lampe, pour s'en procurer tant qu'ils voudraient, dès qu'il viendrait à leur manquer, ils continuèrent néanmoins de vivre toujours avec la même frugalité qu'auparavant, à la réserve de ce qu'Aladdin en mettait à part pour s'entretenir honnêtement et pour se pourvoir des commodités nécessaires dans leur petit ménage. Sa mère, de son côté, ne prenait la dépense de ses habits que sur ce que lui valait le coton qu'elle filait. Avec une conduite si sobre, il est aisé de juger combien de temps l'argent des douze plats et du bassin, selon le prix qu'Aladdin les avait vendus à l'orfévre, devait leur avoir duré. Ils vécurent de la sorte pendant quelques années, avec le secours du bon usage qu'Aladdin faisait de la lampe de temps en temps.
Dans cet intervalle, Aladdin, qui ne manquait pas de se trouver avec beaucoup d'assiduité au rendez-vous des personnes de distinction, dans les boutiques des plus gros marchands de draps d'or et d'argent, d'étoffes de soie, de toiles les plus fines et de joailleries, et qui se mêlait quelquefois dans leurs conversations, acheva de se former et prit insensiblement toutes les manières du beau monde. Ce fut particulièrement chez les joailliers qu'il fut détrompé de cette pensée que les fruits transparents qu'il avait cueillis dans le jardin où il était allé prendre la lampe n'étaient que du verre coloré, et qu'il apprit que c'étaient des pierres de grand prix. A force de voir vendre et acheter de toutes sortes de ces pierreries dans leurs boutiques, il en prit la connaissance et le prix; et comme il n'en voyait pas de pareilles aux siennes, ni en beauté ni en grosseur, il comprit qu'au lieu de morceaux de verre qu'il avait regardés comme des bagatelles, il possédait un trésor inestimable. Il eut la prudence de n'en parler à personne, pas même à sa mère; et il n'y a pas de doute que son silence ne lui valut la haute fortune où nous verrons dans la suite qu'il s'éleva.
Un jour, en se promenant dans un quartier de la ville, Aladdin entendit publier à haute voix un ordre du sultan de fermer les boutiques et les portes des maisons, et de se renfermer chacun chez soi, jusqu'à ce que la princesse Badroulboudour, fille du sultan, fût passée pour aller au bain, et qu'elle en fût revenue.
Ce cri public fit naître à Aladdin la curiosité de voir la princesse à découvert; mais il ne le pouvait qu'en se mettant dans quelque maison de connaissance, et à travers d'une jalousie; ce qui ne le contentait pas, parce que la princesse, selon la coutume, devait avoir un voile sur le visage en allant au bain. Pour se satisfaire, il s'avisa d'un moyen qui lui réussit: il alla se placer derrière la porte du bain, qui était disposée de manière qu'il ne pouvait manquer de la voir venir en face.
Aladdin n'attendit pas longtemps; la princesse parut, et il la vit venir au travers d'une fente assez grande pour voir sans être vu. Elle était accompagnée d'une grande foule de ses femmes et d'eunuques qui marchaient sur les côtés et à sa suite. Quand elle fut à trois ou quatre pas de la porte du bain, elle ôta le voile qui lui couvrait le visage, et qui la gênait beaucoup; et de la sorte elle donna lieu à Aladdin de la voir d'autant plus à son aise qu'elle venait droit à lui.
Lorsque Aladdin eut vu la princesse Badroulboudour, il perdit la pensée qu'il avait que toutes les femmes dussent ressembler à peu près à sa mère. En effet, la princesse était la plus belle brune que l'on put voir au monde: elle avait les yeux grands, à fleur de tête, vifs et brillants, le regard doux et modeste, le nez d'une juste proportion et sans défaut, la bouche petite, les lèvres vermeilles et toutes charmantes par leur agréable symétrie; en un mot, tous les traits de son visage étaient d'une régularité accomplie. On ne doit donc pas s'étonner si Aladdin fut ébloui et presque hors de lui-même à la vue de l'assemblage de tant de merveilles qui lui étaient inconnues. Avec toutes ces perfections, la princesse avait encore une riche taille, un port et un air majestueux, qui, à la voir seulement, lui attiraient le respect qui lui était dû.
Aladdin, en rentrant chez lui, ne put si bien cacher son trouble et son inquiétude, que sa mère ne s'en aperçût. Elle fut surprise de le voir ainsi triste et rêveur contre son ordinaire; elle lui demanda s'il lui était arrivé quelque chose, ou s'il se trouvait indisposé. Mais Aladdin ne lui fit aucune réponse, et il s'assit négligemment sur le sofa, où il demeura dans la même situation, toujours occupé à se retracer l'image charmante de la princesse Badroulboudour. Sa mère, qui préparait le souper, ne le pressa pas davantage. Quand il fut prêt, elle le lui servit sur le sofa; et se mit à table; mais comme elle s'aperçut que son fils n'y faisait aucune attention, elle l'avertit de manger, et ce ne fut qu'avec bien de la peine qu'il changea de situation. Il mangea beaucoup moins qu'à l'ordinaire, les yeux toujours baissés, et avec un silence si profond, qu'il ne fut pas possible à sa mère de tirer de lui la moindre parole sur toutes les demandes qu'elle lui fit pour tâcher d'apprendre le sujet d'un changement si extraordinaire.
Le lendemain, comme il était assis sur le sofa vis-à-vis de sa mère qui filait du coton à son ordinaire, il lui parla en ces termes: Ma mère, dit-il, je romps le silence que j'ai gardé depuis hier à mon retour de la ville: il vous a fait de la peine, et je m'en suis bien aperçu. Je n'étais pas malade, comme il m'a paru que vous l'avez cru, et je ne le suis pas encore: mais je puis vous dire que ce que je sentais, et ce que je ne cesse encore de sentir, est quelque chose de pire qu'une maladie. Je ne sais pas bien quel est ce mal; mais je ne doute pas que ce que vous allez entendre ne vous le fasse connaître. On n'a pas su dans ce quartier, continua Aladdin, et ainsi vous n'avez pu le savoir, qu'hier la princesse Badroulboudour, fille du sultan, alla au bain l'après-dînée. J'appris cette nouvelle en me promenant par la ville. On publia un ordre de fermer les boutiques et de se retirer chacun chez soi, pour rendre à cette princesse l'honneur qui lui est dû, et lui laisser les chemins libres dans les rues par où elle devait passer. Comme je n'étais pas éloigné du bain, la curiosité de la voir le visage découvert me fit naître la pensée d'aller me placer derrière la porte du bain, en faisant réflexion qu'il pouvait arriver qu'elle ôterait son voile quand elle serait près d'y entrer. Vous savez la disposition de la porte, et vous pouvez juger vous-même que je devais la voir à mon aise, si ce que je m'étais imaginé arrivait. En effet, elle ôta son voile en entrant, et j'eus le bonheur de voir cette aimable princesse. Voilà, ma mère, le grand motif de l'état où vous me vîtes hier quand je rentrai, et le sujet du silence que j'ai gardé jusqu'à présent. J'aime la princesse d'un amour dont la violence est telle que je ne saurais vous l'exprimer; et comme ma passion vive et ardente augmente à tout moment, je sens qu'elle ne peut être satisfaite que par la possession de l'aimable princesse Badroulboudour; ce qui fait que j'ai pris la résolution de la faire demander en mariage au sultan.
La mère d'Aladdin avait écouté le discours de son fils avec assez d'attention jusqu'à ces dernières paroles; mais quand elle eut entendu que son dessein était de faire demander la princesse Badroulboudour en mariage, elle ne put s'empêcher de l'interrompre par un grand éclat de rire. Aladdin voulut poursuivre; mais en l'interrompant encore: Eh! mon fils, lui dit-elle, à quoi pensez-vous? Il faut que vous ayez perdu l'esprit pour me tenir un pareil discours!
Ma mère, reprit Aladdin, je puis vous assurer que je n'ai pas perdu l'esprit, je suis dans mon bon sens.
En vérité, mon fils, repartit la mère très-sérieusement, je ne saurais m'empêcher de vous dire que vous vous oubliez entièrement; et quand même vous voudriez exécuter cette résolution, je ne vois pas par qui vous oseriez faire faire cette demande au sultan. Par vous-même, répliqua aussitôt le fils sans hésiter. Par moi! s'écria la mère d'un air de surprise et d'étonnement; et au sultan! Ah! je me garderai bien de m'engager dans une pareille entreprise! Et qui êtes-vous, mon fils, continua-t-elle, pour avoir la hardiesse de penser à la fille de votre sultan? Avez-vous oublié que vous êtes fils d'un tailleur des moindres de sa capitale, et d'une mère dont les ancêtres n'ont pas été d'une naissance plus relevée? Savez-vous que les sultans ne daignent pas donner leurs filles en mariage, même à des fils de sultans qui n'ont pas l'espérance de régner un jour comme eux?
Ma mère, répliqua Aladdin, je vous ai déjà dit que j'ai prévu tout ce que vous venez de me dire, et je dis la même chose de tout ce que vous y pourrez ajouter: vos discours ni vos remontrances ne me feront pas changer de sentiment. Je vous ai dit que je ferais demander la princesse Badroulboudour en mariage par votre entremise: c'est une grâce que je vous demande avec tout le respect que je vous dois, et je vous supplie de ne me la pas refuser, à moins que vous n'aimiez mieux me voir mourir que de me donner la vie une seconde fois.
Aladdin écouta tranquillement tout ce que sa mère put lui dire pour tâcher de le détourner de son dessein; et après avoir fait réflexion sur tous les points de sa remontrance, il prit enfin la parole, et il lui dit: J'avoue, ma mère, que c'est une grande témérité à moi d'oser porter mes prétentions aussi loin que je fais, et une grande inconsidération d'avoir exigé de vous avec tant de chaleur et de promptitude d'aller faire la proposition de mon mariage au sultan, sans prendre auparavant les moyens propres à vous procurer une audience et un accueil favorables. Je vous en demande pardon; mais dans l'excès de mon amour, ne vous étonnez pas si d'abord je n'ai pas envisagé tout ce qui peut servir à me procurer le repos que je cherche. Je sais que ce n'est pas la coutume de se présenter devant le sultan sans un présent à la main, et que je n'ai rien qui soit digne de lui. Pourtant, j'en possède un d'un prix inestimable. Je parle de ce que j'ai apporté dans les deux bourses et dans ma ceinture, et que nous avons pris, vous et moi, pour des verres colorés; mais à présent je suis détrompé, et je vous apprends, ma mère, que ce sont des pierreries d'un grand prix, qui ne conviennent qu'à de grands monarques. J'en ai connu le mérite en fréquentant les boutiques de joailliers, et vous pouvez m'en croire sur ma parole. Toutes celles que j'ai vues chez nos marchands joailliers ne sont pas comparables à celles que nous possédons, ni en grosseur, ni en beauté, et cependant ils les font monter à des prix excessifs. Vous avez une porcelaine assez grande et d'une forme très-propre pour les contenir; apportez-la, et voyons l'effet qu'elles feront quand nous les y aurons arrangées selon leurs différentes couleurs.
La mère d'Aladdin apporta la porcelaine, et Aladdin tira les pierreries des deux bourses, et les arrangea dans la porcelaine. L'effet qu'elles firent au grand jour par la variété de leurs couleurs, par leur éclat et par leur brillant, fut tel que la mère et le fils en demeurèrent presque éblouis.
Après avoir admiré quelque temps la beauté du présent, Aladdin reprit la parole: Ma mère, dit-il, vous ne vous excuserez plus d'aller vous présenter au sultan, sous prétexte de n'avoir pas un présent à lui faire; en voilà un, ce me semble, qui fera que vous serez reçue avec un accueil des plus favorables.
La mère d'Aladdin dit encore à son fils plusieurs autres raisons pour tâcher de le faire changer de sentiment; mais les charmes de la princesse Badroulboudour avaient fait une impression trop forte dans son cœur pour le détourner de son dessein. Aladdin persista à exiger de sa mère qu'elle exécutât ce qu'il avait résolu, et autant par la tendresse qu'elle avait pour lui que par la crainte qu'il ne s'abandonnât à quelque extrémité fâcheuse, elle vainquit sa répugnance, et elle condescendit à la volonté de son fils.
Comme il était trop tard, et que le temps d'aller au palais pour se présenter au sultan ce jour-là était passé, la chose fut remise au lendemain. La mère et le fils ne s'entretinrent d'autre chose le reste de la journée, et Aladdin prit un grand soin d'inspirer à sa mère tout ce qui lui vint dans la pensée pour la confirmer dans le parti qu'elle avait enfin accepté, d'aller se présenter au sultan. Après le souper, Aladdin et sa mère se séparèrent pour prendre quelque repos; mais l'amour violent et les grands projets d'une fortune immense dont le fils avait l'esprit tout rempli, l'empêchèrent de passer la nuit aussi tranquillement qu'il aurait bien souhaité. Il se leva avant la pointe du jour, et alla aussitôt éveiller sa mère. Il la pressa de s'habiller le plus promptement qu'elle pourrait, afin d'aller se rendre à la porte du palais du sultan, et d'y entrer à l'ouverture, en même temps que le grand vizir, les vizirs subalternes et tous les grands officiers de l'État y entraient pour la séance du divan, où le sultan assistait toujours en personne.
La mère d'Aladdin fit tout ce que son fils voulait. Elle prit la porcelaine où était le présent de pierreries, l'enveloppa dans un double linge, l'un très-fin et très-propre, l'autre moins fin, qu'elle lia par les quatre coins pour le porter plus aisément. Elle partit enfin avec une grande satisfaction d'Aladdin, et elle prit le chemin du palais du sultan. Le grand vizir, accompagné des autres vizirs, et les seigneurs de la cour les plus qualifiés, étaient déjà entrés quand elle arriva à la porte.
La foule de tous ceux qui avaient des affaires au divan était grande. On ouvrit, et elle marcha avec eux jusqu'au divan. C'était un très-beau salon, profond et spacieux, dont l'entrée était grande et magnifique. Elle s'arrêta, et se rangea de manière qu'elle avait en face le sultan, le grand vizir et les seigneurs qui avaient séance au conseil à droite et à gauche. On appela les parties les unes après les autres, selon l'ordre des requêtes qu'elles avaient présentées, et leurs affaires furent rapportées, plaidées et jugées jusqu'à l'heure ordinaire de la séance du divan. Alors le sultan se leva, congédia le conseil, et rentra dans son appartement, où il fut suivi par le grand vizir. Les autres vizirs et les ministres du conseil se retirèrent. Tous ceux qui s'y étaient trouvés pour des affaires particulières firent la même chose, les uns contents du gain de leurs procès, les autres mal satisfaits du jugement rendu contre eux, et d'autres enfin avec l'espérance d'être jugés dans une autre séance.
La mère d'Aladdin, qui avait vu le sultan se lever et se retirer, jugea bien qu'il ne reparaîtrait pas davantage ce jour-là, en voyant tout le monde sortir; ainsi elle prit le parti de retourner chez elle. Aladdin, qui la vit rentrer avec le présent destiné au sultan, ne sut d'abord que penser du succès de son voyage. La bonne mère, qui n'avait jamais mis le pied dans le palais du sultan, et qui n'avait pas la moindre connaissance de ce qui s'y pratiquait ordinairement, tira son fils de l'embarras où il était, en lui disant avec une grande naïveté: Mon fils, j'ai vu le sultan, et je suis bien persuadée qu'il m'a vue aussi. J'étais placée devant lui, et personne ne l'empêchait de me voir; mais il était si fort occupé par tous ceux qui lui parlaient à droite et à gauche, qu'il me faisait compassion de voir la peine et la patience qu'il se donnait à les écouter. Cela a duré si longtemps qu'à la fin je crois qu'il s'est ennuyé, car il s'est levé sans qu'on s'y attendît, et il s'est retiré assez brusquement, sans vouloir entendre quantité d'autres personnes qui étaient en rang pour lui parler à leur tour. Cela m'a fait cependant un grand plaisir. En effet, je commençais à perdre patience, et j'étais extrêmement fatiguée de demeurer debout si longtemps; mais il n'y a rien de gâté; je ne manquerai pas d'y retourner demain; le sultan ne sera peut-être pas si occupé.
Quelque amoureux que fût Aladdin, il fut contraint de se contenter de cette excuse et de s'armer de patience. Il eut au moins la satisfaction de voir que sa mère avait fait la démarche la plus difficile, qui était de soutenir la vue du sultan, et d'espérer qu'à l'exemple de ceux qui lui avaient parlé en sa présence, elle n'hésiterait pas aussi à s'acquitter de la commission dont elle était chargée, quand le moment favorable de lui parler se présenterait.
Le lendemain, d'aussi grand matin que le jour précédent, la mère d'Aladdin alla encore au palais du sultan avec le présent de pierreries; mais son voyage fut inutile: elle trouva la porte du divan fermée, et apprit qu'il n'y avait de conseil que de deux jours l'un, et qu'ainsi il fallait qu'elle revînt le jour suivant. Elle s'en alla porter cette nouvelle à son fils, qui fut obligé de renouveler sa patience. Elle y retourna six autres fois aux jours marqués, en se plaçant toujours devant le sultan, mais avec aussi peu de succès que la première; et peut-être qu'elle y serait retournée cent autres fois aussi inutilement, si le sultan, qui la voyait toujours vis-à-vis de lui à chaque séance, n'eût fait attention à elle.
Ce jour-là enfin, après la levée du conseil, quand le sultan fut rentré dans son appartement, il dit à son grand vizir: Il y a déjà quelque temps que je remarque une certaine femme qui vient réglément chaque jour que je tiens mon conseil, et qui porte quelque chose d'enveloppé dans un linge: elle se tient debout depuis le commencement de l'audience jusqu'à la fin, et affecte de se mettre toujours devant moi.
Au premier jour du conseil, si cette femme revient, ne manquez pas de la faire appeler, afin que je l'entende. Le grand vizir ne lui répondit qu'en baisant la main et en la portant au-dessus de sa tête, pour marquer qu'il était prêt de la perdre s'il y manquait.
La mère d'Aladdin s'était déjà fait une habitude si grande de paraître au conseil devant le sultan, qu'elle comptait sa peine pour rien, pourvu qu'elle fît connaître à son fils qu'elle n'oubliait rien de tout ce qui dépendait d'elle pour lui complaire. Elle retourna donc au palais le jour du conseil, et elle se plaça à l'entrée du divan, vis-à-vis le sultan, comme à son ordinaire.
Le grand vizir n'avait pas encore commencé à rapporter aucune affaire quand le sultan aperçut la mère d'Aladdin. Touché de compassion de la longue patience dont il avait été témoin: Avant toutes choses, de crainte que vous ne l'oubliiez, dit-il au grand vizir, voilà la femme dont je vous parlais dernièrement; faites-la venir, et commençons par l'entendre et par expédier l'affaire qui l'amène. Aussitôt le grand vizir montra cette femme au chef des huissiers qui était debout, prêt à recevoir ses ordres, et lui commanda d'aller la prendre et de la faire avancer.
Le chef des huissiers vint jusqu'à la mère d'Aladdin; et, au signe qu'il fit, elle le suivit jusqu'au pied du trône du sultan, où il la laissa pour aller se ranger à sa place près du grand vizir.
La mère d'Aladdin, instruite par l'exemple de tant d'autres qu'elle avait vus aborder le sultan, se prosterna le front contre le tapis qui couvrait les marches du trône, et elle demeura en cet état jusqu'à ce que le sultan lui commandât de se relever. Elle se leva; et alors: Bonne femme, lui dit le sultan, il y a longtemps que je vous vois venir à mon divan, et demeurer à l'entrée depuis le commencement jusqu'à la fin: quelle affaire vous amène ici?
La mère d'Aladdin se prosterna une seconde fois, après avoir entendu ces paroles; et quand elle fut relevée: Monarque au-dessus des monarques du monde, dit-elle, avant d'exposer à Votre Majesté le sujet extraordinaire, et même presque incroyable, qui me fait paraître devant son trône sublime, je la supplie de me pardonner la hardiesse, pour ne pas dire l'impudence de la demande que je viens lui faire: elle est si peu commune, que je tremble, j'ai honte de la proposer à mon sultan. Pour lui donner la liberté entière de s'expliquer, le sultan commanda que tout le monde sortît du divan, et qu'on le laissât seul avec son grand vizir, et alors il lui dit qu'elle pouvait parler et s'expliquer sans crainte.
La mère d'Aladdin ne se contenta pas de la bonté du sultan, qui venait de lui épargner la peine qu'elle eût pu souffrir en parlant devant tout le monde; elle voulut encore se mettre à couvert de l'indignation qu'elle avait à craindre de la proposition qu'elle devait lui faire, et à laquelle il ne s'attendait pas. Sire, dit-elle en reprenant la parole, j'ose encore supplier Votre Majesté, au cas qu'elle trouve la demande que j'ai à lui faire offensante ou injurieuse en la moindre chose, de m'assurer auparavant de son pardon, et de m'en accorder la grâce. Quoi que ce puisse être, repartit le sultan, je vous le pardonne dès à présent, et il ne vous en arrivera pas le moindre mal: parlez hardiment.
Quand la mère d'Aladdin eut pris toutes ses précautions, en femme qui redoutait la colère du sultan sur une proposition aussi délicate que celle qu'elle avait à lui faire, elle lui raconta fidèlement dans quelle occasion Aladdin avait vu la princesse Badroulboudour, l'amour que cette vue fatale lui avait inspiré, et tout ce qu'elle lui avait représenté pour le détourner d'une passion non moins injurieuse à Sa Majesté qu'à la princesse sa fille. Mais, continua-t-elle, mon fils, bien loin d'en profiter et de reconnaître sa hardiesse, s'est obstiné à y persévérer jusqu'au point de me menacer de quelque action de désespoir si je refusais de venir demander la princesse en mariage à Votre Majesté; et ce n'a été qu'après m'être fait une violence extrême que j'ai été contrainte d'avoir cette complaisance pour lui, de quoi je supplie encore une fois Votre Majesté de m'accorder le pardon, non-seulement à moi, mais même à Aladdin mon fils, d'avoir eu la pensée téméraire d'aspirer à une si haute alliance.
Le sultan écouta tout ce discours avec beaucoup de douceur et de bonté, sans donner aucune marque de colère ou d'indignation, et même sans prendre la demande en raillerie.
Mais avant de donner réponse à cette bonne femme, il lui demanda ce que c'était que ce qu'elle avait apporté enveloppé dans un linge. Aussitôt elle prit le vase de porcelaine qu'elle avait mis au pied du trône avant de se prosterner; elle le découvrit et le présenta au sultan.
On ne saurait exprimer la surprise et l'étonnement du sultan, lorsqu'il vit rassemblées dans ce vase tant de pierreries si considérables, si précieuses, si parfaites, si éclatantes, et d'une grosseur dont il n'en avait point encore vu de pareilles. Il resta quelque temps dans une si grande admiration, qu'il en était immobile. Après être enfin revenu à lui, il reçut le présent des mains de la mère d'Aladdin, en s'écriant avec un transport de joie: Ah! que cela est beau! que cela est riche! Après avoir admiré et manié presque toutes les pierreries l'une après l'autre, et les prisant chacune par l'endroit qui les distinguait, il se tourna du côté de son grand vizir, en lui montrant le vase: Vois, dit-il, et conviens qu'on ne peut rien voir au monde de plus riche et de plus parfait. Le vizir en fut charmé. Eh bien! continua le sultan, que dis-tu d'un tel présent? N'est-il pas digne de la princesse ma fille, et ne puis-je pas la donner à ce prix-là à celui qui me la fait demander? et en se retournant du côté de la mère d'Aladdin, il lui dit: Allez, bonne femme, retournez chez vous, et dites à votre fils que j'agrée la proposition que vous m'avez faite de sa part, mais que je ne puis marier la princesse ma fille que je ne lui aie fait faire un ameublement qui ne sera prêt que dans trois mois. Ainsi, revenez en ce temps-là.
La mère d'Aladdin retourna chez elle avec une joie d'autant plus grande, que, par rapport à son état, elle avait d'abord regardé l'accès auprès du sultan comme impossible, et que d'ailleurs elle avait obtenu une réponse si favorable, au lieu qu'elle ne s'était attendue qu'à un refus qui l'aurait couverte de confusion. Deux choses firent juger à Aladdin, quand il vit rentrer sa mère, qu'elle lui apportait une bonne nouvelle: l'une, qu'elle revenait de meilleure heure qu'à l'ordinaire; et l'autre, qu'elle avait le visage gai et ouvert. Eh bien! ma mère, lui dit-il, dois-je espérer? dois-je mourir de désespoir? Quand elle eut quitté son voile, et qu'elle se fut assise sur le sofa avec lui: Mon fils, dit-elle, pour ne pas vous tenir trop longtemps dans l'incertitude, je commencerai par vous dire que, bien loin de songer à mourir, vous avez tout sujet d'être content.
Aladdin s'estima le plus heureux des mortels en apprenant cette nouvelle. Il remercia sa mère de toutes les peines qu'elle s'était données dans la poursuite de cette affaire, dont l'heureux succès était si important pour son repos; et quoique, dans l'impatience où il était de jouir de l'objet de sa passion, trois mois lui parussent d'une longueur extrême, il attendit néanmoins avec impatience, comptant sur la parole du sultan, qu'il regardait comme irrévocable.
Les trois mois que le sultan avait marqués pour le mariage étant écoulés, Aladdin qui en avait compté tous les jours avec grand soin, envoya dès le lendemain sa mère au palais pour faire souvenir le sultan de sa parole.
La mère d'Aladdin alla au palais comme son fils lui avait dit, et elle se présenta à l'entrée du divan, au même endroit qu'auparavant. Le sultan n'eut pas plutôt jeté la vue sur elle, qu'il la reconnut, et se souvint en même temps de la demande qu'elle lui avait faite, et du temps auquel il l'avait remise. Le grand vizir lui faisait alors le rapport d'une affaire: Vizir, lui dit le sultan en l'interrompant, j'aperçois la bonne femme qui nous fit un si beau présent il y a quelques mois: faites-la venir; vous reprendrez votre rapport quand je l'aurai écoutée. Le grand vizir, en jetant les yeux du côté de l'entrée du divan, aperçut aussi la mère d'Aladdin. Aussitôt il appela le chef des huissiers, et, en la lui montrant, il lui donna ordre de la faire avancer.
La mère d'Aladdin s'avança jusqu'au pied du trône, où elle se prosterna selon la coutume. Après qu'elle se fut relevée, le sultan lui demanda ce qu'elle souhaitait. Sire, lui répondit-elle, je me présente encore devant le trône de Votre Majesté, pour lui représenter, au nom d'Aladdin mon fils, que les trois mois après lesquels elle l'a remis sur la demande que j'ai eu l'honneur de lui faire sont expirés, et la supplier de vouloir bien s'en souvenir.
Le sultan, en prenant un délai de trois mois pour répondre à la demande de cette bonne femme la première fois qu'il l'avait vue, avait cru qu'il n'entendrait plus parler d'un mariage qu'il regardait comme peu convenable à la princesse sa fille, à regarder seulement la bassesse et la pauvreté de la mère d'Aladdin, qui paraissait devant lui dans un habillement fort commun. La sommation cependant qu'elle venait de lui faire de tenir sa parole lui parut embarrassante; il ne jugea pas à propos de lui répondre sur-le-champ; il consulta son grand vizir, il lui marqua la répugnance qu'il avait à conclure le mariage de la princesse avec un inconnu, dont il supposait que la fortune devait être beaucoup au-dessous de la plus médiocre.
Le grand vizir n'hésita pas à s'expliquer au sultan sur ce qu'il en pensait. Sire, lui dit-il, il me semble qu'il y a un moyen immanquable pour éluder un mariage si disproportionné, sans qu'Aladdin, quand même il serait connu de Votre Majesté, puisse s'en plaindre: c'est de mettre la princesse à un si haut prix, que ses richesses, quelles qu'elles soient, ne puissent y atteindre. Ce sera le moyen de le faire désister d'une poursuite si hardie, pour ne pas dire si téméraire, à laquelle sans doute il n'a pas bien pensé avant de s'y engager.
Le sultan approuva le conseil du grand vizir. Il se retourna du côté de la mère d'Aladdin; et après quelques moments de réflexion: Ma bonne femme, lui dit-il, les sultans doivent tenir leur parole; je suis prêt de tenir la mienne, et de rendre votre fils heureux par le mariage de la princesse ma fille; mais comme je ne puis la marier que je ne sache l'avantage qu'elle y trouvera, vous direz à votre fils que j'accomplirai ma parole dès qu'il m'aura envoyé quarante grands bassins d'or massif, pleins à comble des mêmes choses que vous m'avez déjà présentées de sa part, portés par un pareil nombre d'esclaves noirs, qui seront conduits par quarante autres esclaves blancs, jeunes, bien faits et de belle taille, et tous habillés très-magnifiquement: voilà les conditions auxquelles je suis prêt de lui donner la princesse ma fille. Allez, bonne femme, j'attendrai que vous m'apportiez sa réponse. La mère d'Aladdin se prosterna encore devant le trône du sultan, et elle se retira.
Dans le chemin, elle riait en elle-même de la folle imagination de son fils. Vraiment, disait-elle, où trouvera-t-il tant de bassins d'or, et une si grande quantité de ces verres colorés pour les remplir? Retournera-t-il dans le souterrain dont l'entrée est bouchée, pour en cueillir aux arbres? Et tous ces esclaves tournés comme le sultan les demande, où les prendra-t-il? Le voilà bien éloigné de sa prétention; et je crois qu'il ne sera guère content de mon ambassade. Quand elle fut rentrée chez elle, l'esprit rempli de toutes ces pensées, qui lui faisaient croire qu'Aladdin n'avait plus rien à espérer: Mon fils, lui dit-elle, je vous conseille de ne plus penser au mariage de la princesse Badroulboudour. Le sultan, à la vérité, m'a reçue avec beaucoup de bonté, et je crois qu'il était bien intentionné pour vous; mais le grand vizir, si je ne me trompe, lui a fait changer de sentiment, et vous pouvez le présumer comme moi sur ce que vous allez entendre. Après avoir représenté à Sa Majesté que les trois mois étaient expirés, et que je la priais de votre part de se souvenir de sa promesse, je remarquai qu'il ne me fit la réponse que je vais vous dire qu'après avoir parlé bas quelque temps avec le grand vizir. La mère d'Aladdin fit un récit très-exact à son fils de tout ce que le sultan lui avait dit, et des conditions auxquelles il consentirait au mariage de la princesse sa fille avec lui. En finissant: Mon fils, lui dit-elle, il attend votre réponse, mais entre nous, continua-t-elle en souriant, je crois qu'il attendra longtemps.
Pas si longtemps que vous croiriez bien, ma mère, reprit Aladdin; et le sultan se trompe lui-même s'il a cru, par ses demandes exorbitantes, me mettre hors d'état de songer à la princesse Badroulboudour. Je m'attendais à d'autres difficultés insurmontables, ou qu'il mettrait mon incomparable princesse à un prix beaucoup plus haut; mais à présent je suis content, et ce qu'il me demande est peu de chose en comparaison de ce que je serais en état de lui donner pour en obtenir la possession. Pendant que je vais songer à le satisfaire, allez nous chercher de quoi dîner, et laissez-moi faire.
Dès que la mère d'Aladdin fut sortie pour aller à la provision, Aladdin prit la lampe, et il la frotta: dans l'instant le génie se présenta devant lui; et dans les mêmes termes que nous avons déjà rapportés, il lui demanda ce qu'il avait à commander, en marquant qu'il était prêt à le servir. Aladdin lui dit: Le sultan me donne la princesse sa fille en mariage: mais auparavant il me demande quarante grands bassins d'or massif et bien pesants, pleins à comble des fruits du jardin où j'ai pris la lampe dont tu es esclave. Il exige aussi de moi que ces quarante bassins soient portés par autant d'esclaves noirs, précédés par quarante esclaves blancs, jeunes, bien faits, de belle taille, et habillés très-richement. Va, et amène-moi ce présent au plus tôt, afin que je l'envoie au sultan avant qu'il lève la séance du divan. Le génie lui dit que son commandement allait être exécuté incessamment, et il disparut.
Très-peu de temps après, le génie se fit revoir accompagné des quarante esclaves noirs, chacun chargé d'un bassin d'or massif du poids de vingt marcs sur la tête, plein de perles, de diamants, de rubis et d'émeraudes mieux choisies, même pour la beauté et pour la grosseur, que celles qui avaient déjà été présentées au sultan; chaque bassin était couvert d'une toile d'argent à fleurons d'or. Tous ces esclaves, tant noirs que blancs, avec les vases d'or, occupaient presque toute la maison, qui était assez médiocre, avec une petite cour sur le devant, et un petit jardin sur le derrière. Le génie demanda à Aladdin s'il n'était pas content, et s'il avait encore quelque autre commandement à lui faire. Aladdin lui dit qu'il ne lui demandait rien davantage, et il disparut aussitôt.
La mère d'Aladdin revint du marché; et en entrant elle fut dans une grande surprise de voir tant de monde et tant de richesses. Quand elle se fut déchargée des provisions qu'elle apportait, elle voulut ôter le voile qui lui couvrait le visage; mais Aladdin l'en empêcha. Ma mère, dit-il, il n'y a pas de temps à perdre: avant que le sultan achève de tenir le divan, il est important que vous retourniez au palais, et que vous y conduisiez incessamment le présent et la dot de la princesse Badroulboudour qu'il m'a demandés, afin qu'il juge, par ma diligence et par mon exactitude, du zèle ardent et sincère que j'ai de me procurer l'honneur d'entrer dans son alliance.
Sans attendre la réponse de sa mère, Aladdin ouvrit la porte sur la rue, et il fit défiler successivement tous ces esclaves, en faisant toujours marcher un esclave blanc suivi d'un esclave noir, chargé d'un bassin d'or sur la tête, et ainsi jusqu'au dernier. Et après que sa mère fut sortie en suivant le dernier esclave noir, il ferma la porte, et il demeura tranquillement dans sa chambre, avec l'espérance que le sultan, après ce présent tel qu'il l'avait demandé, voudrait bien le recevoir enfin pour son gendre.
Le premier esclave blanc qui était sorti de la maison d'Aladdin avait fait arrêter tous les passants qui l'aperçurent; et avant que les quatre-vingts esclaves, entremêlés de blancs et de noirs, eussent achevé de sortir, la rue se trouva pleine d'une grande foule de peuple qui accourait de toutes parts pour voir un spectacle si magnifique et si extraordinaire. L'habillement de chaque esclave était si riche en étoffes et en pierreries, que les meilleurs connaisseurs ne crurent pas se tromper en faisant monter chaque habit à plus d'un million. La grande propreté, l'ajustement bien entendu de chaque habillement, la bonne grâce, le bel air, la taille uniforme et avantageuse de chaque esclave, leur marche grave à une distance égale les uns des autres, avec l'éclat des pierreries d'une grosseur excessive enchâssées autour de leur ceinture d'or massif, dans une belle symétrie, et les enseignes aussi de pierreries attachées à leurs bonnets qui étaient d'un goût tout particulier, mirent toute cette foule de spectateurs dans une admiration si grande, qu'ils ne pouvaient se lasser de les regarder et de les conduire des yeux aussi loin qu'il leur était possible. Mais les rues étaient tellement bordées de peuple, que chacun était contraint de rester dans la place où il se trouvait.
Comme il fallait passer par plusieurs rues pour arriver au palais, cela fit qu'une bonne partie de la ville, gens de toutes sortes d'états et de conditions, furent témoins d'une pompe si ravissante. Le premier des quatre-vingts esclaves arriva à la porte de la première cour du palais, et les portiers, qui s'étaient mis en haie dès qu'ils s'étaient aperçus que cette file merveilleuse approchait, le prirent pour un roi, tant il était richement et magnifiquement habillé; ils s'avancèrent pour lui baiser le bas de la robe; mais l'esclave, instruit par le génie, les arrêta, et il leur dit gravement: Nous ne sommes que des esclaves; notre maître paraîtra quand il en sera temps.
Le premier esclave, suivi de tous les autres, avança jusqu'à la seconde cour, qui était très-spacieuse, et où la maison du sultan était rangée pendant la séance du divan. Les officiers, à la tête de chaque troupe, étaient d'une grande magnificence; mais elle fut effacée à la présence des quatre-vingts esclaves porteurs du présent d'Aladdin, et qui en faisaient eux-mêmes partie. Rien ne parut si beau ni si éclatant dans toute la maison du sultan; et tout le brillant des seigneurs de sa cour, qui l'environnaient, n'était rien en comparaison de ce qui se présentait alors à sa vue.
Comme le sultan avait été averti de la marche et de l'arrivée de ces esclaves, il avait donné ses ordres pour les faire entrer. Ainsi, dès qu'ils se présentèrent, ils trouvèrent l'entrée du divan libre, et y entrèrent dans un bel ordre, une partie à droite, et l'autre à gauche. Après qu'ils furent tous entrés et qu'ils eurent formé un grand demi-cercle devant le trône du sultan, les esclaves noirs posèrent chacun le bassin qu'ils portaient sur le tapis de pied. Ils se prosternèrent tous ensemble en frappant du front contre le tapis. Les esclaves blancs firent la même chose en même temps. Ils se relevèrent tous, et les noirs, en le faisant, découvrirent adroitement les bassins qui étaient devant eux, et tous demeurèrent debout, les mains croisées sur la poitrine, avec une grande modestie.
La mère d'Aladdin, qui cependant s'était avancée jusqu'au pied du trône, dit au sultan, après s'être prosternée: Sire, Aladdin, mon fils, n'ignore pas que ce présent qu'il envoie à Votre Majesté ne soit beaucoup au-dessous de ce que mérite la princesse Badroulboudour; il espère néanmoins que Votre Majesté l'aura pour agréable, et qu'elle voudra bien le faire agréer aussi à la princesse, avec d'autant plus de confiance, qu'il a tâché de se conformer à la condition qu'il lui a plu de lui imposer.
Le sultan n'était pas en état de faire attention au compliment de la mère d'Aladdin. Le premier coup d'œil jeté sur les quarante bassins d'or pleins à comble de joyaux les plus brillants, les plus éclatants, les plus précieux que l'on eût jamais vus au monde, et sur les quatre-vingts esclaves qui paraissaient autant de rois, tant par leur bonne mine que par la richesse et la magnificence surprenante de leur habillement, l'avait frappé d'une manière qu'il ne pouvait revenir de son admiration. Au lieu de répondre au compliment de la mère d'Aladdin, il s'adressa au grand vizir, qui ne pouvait comprendre lui-même comment une si grande profusion de richesses pouvait être venue. Eh bien, vizir, dit-il publiquement, que pensez-vous de celui, quel qu'il puisse être, qui m'envoie un présent si riche et si extraordinaire, et que ni moi ni vous ne connaissons pas? Le croyez-vous indigne d'épouser la princesse Badroulboudour ma fille?
Quelque jalousie et quelque douleur qu'eût le grand vizir de voir qu'un inconnu allait devenir le gendre du sultan préférablement à son fils, il n'osa néanmoins manifester son sentiment. Il était trop visible que le présent d'Aladdin était plus que suffisant pour mériter qu'il fût reçu dans une si haute alliance. Il répondit donc au sultan, et en entrant dans son sentiment: Sire, dit-il, bien loin d'avoir la pensée que celui qui fait à Votre Majesté un présent si digne d'elle soit indigne de l'honneur qu'elle veut lui faire, j'oserais dire qu'il mériterait davantage, si je n'étais persuadé qu'il n'y a pas de trésor au monde assez riche pour être mis dans la balance avec la princesse, fille de Votre Majesté.
Le sultan ne différa plus; il ne pensa pas même à s'informer si Aladdin avait les autres qualités convenables à celui qui pouvait aspirer à devenir son gendre. La seule vue de tant de richesses immenses et la diligence avec laquelle Aladdin venait de satisfaire à sa demande, sans avoir formé la moindre difficulté sur des conditions aussi exorbitantes que celles qu'il lui avait imposées, lui persuadèrent aisément qu'il ne lui manquait rien de tout ce qui pouvait le rendre accompli et tel qu'il le désirait. Ainsi, pour renvoyer la mère d'Aladdin avec la satisfaction qu'elle pouvait désirer, il lui dit: Bonne femme, allez dire à votre fils que je l'attends pour le recevoir à bras ouverts et l'embrasser, et que plus il fera de diligence pour venir recevoir de ma main le don que je lui fait de la princesse ma fille, plus il me fera de plaisir.
Dès que la mère d'Aladdin se fut retirée avec la joie dont une femme de sa condition peut être capable en voyant son fils parvenu à une si haute élévation contre son attente, le sultan mit fin à l'audience de ce jour; et, en se levant de son trône, il ordonna que les eunuques attachés au service de la princesse vinssent enlever les bassins pour les porter à l'appartement de leur maîtresse, où il se rendit pour les examiner avec elle à loisir; et cet ordre fut exécuté sur-le-champ par les soins du chef des eunuques.
Les quatre-vingts esclaves blancs et noirs ne furent pas oubliés: on les fit entrer dans l'intérieur du palais; et quelque temps après, le sultan, qui venait de parler de leur magnificence à la princesse Badroulboudour, commanda qu'on les fît venir devant l'appartement, afin qu'elle les considérât au travers des jalousies, et qu'elle connût que, bien loin d'avoir rien exagéré dans le récit qu'il venait de lui faire, il lui en avait dit beaucoup moins que ce qui en était.
La mère d'Aladdin cependant arriva chez elle avec un air de joie et raconta à son fils tout ce qui s'était passé.
Aladdin, charmé de cette nouvelle, et tout plein de l'objet qui l'avait enchanté, dit peu de paroles à sa mère, et se retira dans sa chambre. Là, après avoir pris sa lampe, qui lui avait été si officieuse en tous ses besoins et en tout ce qu'il avait souhaité, il ne l'eut pas plutôt frottée, que le génie continua son obéissance, en paraissant d'abord sans se faire attendre. Génie, lui dit Aladdin, je t'ai appelé pour me faire prendre le bain tout à l'heure; et quand je l'aurai pris, je veux que tu me tiennes prêt un habillement le plus riche et le plus magnifique que jamais monarque ait porté. Il eut à peine achevé de parler, que le génie, en le rendant invisible comme lui, l'enleva et le transporta dans un bain tout de marbre le plus fin, et de différentes couleurs les plus belles et les plus diversifiées. Sans voir qui le servait, il fut déshabillé dans un salon spacieux et d'une grande propreté. Du salon, on le fit entrer dans le bain, qui était d'une chaleur modérée, et là il fut frotté et lavé avec plusieurs sortes d'eaux de senteur. Après l'avoir fait passer par tous les degrés de chaleur, selon les différentes pièces du bain, il en sortit, mais tout autre que quand il y était entré; son teint se trouva frais, blanc, vermeil, et son corps beaucoup plus léger et plus dispos. Il rentra dans le salon, et ne trouva plus l'habit qu'il y avait laissé: le génie avait eu soin de mettre en sa place celui qu'il lui avait demandé. Aladdin fut surpris en voyant la magnificence de l'habit qu'on lui avait substitué. Il s'habilla avec l'aide du génie, en admirant chaque pièce à mesure qu'il la prenait, tant elles étaient toutes au delà de ce qu'il aurait pu s'imaginer. Quand il eut achevé, le génie le reporta chez lui dans la même chambre où il l'avait pris. Alors il lui demanda s'il avait autre chose à lui commander. Oui, répondit Aladdin; j'attends de toi que tu m'amènes au plus tôt un cheval qui surpasse en beauté et en bonté le cheval le plus estimé qui soit dans l'écurie du sultan, dont la housse, la selle, la bride et tout le harnais vaille plus d'un million. Je demande aussi que tu me fasses venir en même temps vingt esclaves, habillés aussi richement et aussi lestement que ceux qui ont apporté le présent, pour marcher à mes côtés et à ma suite en troupe, et vingt autres semblables pour marcher devant moi en deux files. Fais venir aussi à ma mère six femmes esclaves pour la servir, chacune habillée aussi richement au moins que les femmes esclaves de la princesse Badroulboudour, et chargées chacune d'un habit complet aussi magnifique et aussi pompeux que pour la sultane. J'ai besoin de dix mille pièces d'or en dix bourses. Voilà, ajouta-t-il, ce que j'avais à te commander. Va, et fais diligence.
Dès qu'Aladdin eut achevé de donner ses ordres au génie, le génie disparut, et bientôt après il se fit revoir avec le cheval, avec les quarante esclaves, dont dix portaient chacun une bourse de mille pièces d'or, et avec six femmes esclaves, chargées sur la tête chacune d'un habit différent pour la mère d'Aladdin, enveloppé dans une toile d'argent; et le génie présenta le tout à Aladdin.
Des dix bourses, Aladdin n'en prit que quatre, qu'il donna à sa mère, en lui disant que c'était pour s'en servir dans ses besoins. Il laissa les six autres entre les mains des esclaves qui les portaient, avec ordre de les garder et de les jeter au peuple par poignées en passant par les rues, dans la marche qu'ils devaient faire pour se rendre au palais du sultan. Il ordonna aussi qu'ils marcheraient devant lui avec les autres, trois à droite et trois à gauche. Il présenta enfin à sa mère les six femmes esclaves, en lui disant qu'elles étaient à elle, et qu'elle pouvait s'en servir comme leur maîtresse, et que les habits qu'elles avaient apportés étaient pour son usage.
Quand Aladdin eut disposé toutes ses affaires, il dit au génie, en le congédiant, qu'il l'appellerait quand il aurait besoin de son service, et le génie disparut aussitôt. Alors Aladdin ne songea plus qu'à répondre au plus tôt au désir que le sultan avait témoigné de le voir. Il dépêcha au palais un des quarante esclaves, je ne dirai pas le mieux fait, ils l'étaient tous également, avec ordre de s'adresser au chef des huissiers, et de lui demander quand il pourrait avoir l'honneur d'aller se jeter aux pieds du sultan. L'esclave ne fut pas longtemps à s'acquitter de son message, il apporta pour réponse que le sultan l'attendait avec impatience.
Aladdin ne différa pas de monter à cheval, et de se mettre en marche dans l'ordre que nous avons marqué. Quoique jamais il n'eût monté à cheval, il y parut néanmoins pour la première fois avec tant de bonne grâce, que le cavalier le plus expérimenté ne l'eût pas pris pour un novice. Les rues par où il passa furent remplies presque en un moment d'une foule innombrable de peuple qui faisait retentir l'air d'acclamations, de cris d'admiration et de bénédictions, chaque fois particulièrement que les six esclaves qui avaient les bourses faisaient voler des pièces d'or en l'air à droite et à gauche.
Dès que le sultan eut aperçu Aladdin, il ne fut pas moins étonné de le voir vêtu plus richement et plus magnifiquement qu'il ne l'avait jamais été lui-même, que surpris contre son attente de sa bonne mine, de sa belle taille, et d'un certain air de grandeur fort éloigné de l'état de bassesse dans lequel sa mère avait paru devant lui. Son étonnement et sa surprise néanmoins ne l'empêchèrent pas de se lever, et de descendre deux ou trois marches de son trône assez promptement pour empêcher Aladdin de se jeter à ses pieds, et pour l'embrasser avec une démonstration pleine d'amitié. Après cette civilité, Aladdin voulut encore se jeter aux pieds du sultan; mais le sultan le retint par la main, et l'obligea de monter et de s'asseoir entre le vizir et lui.
Alors Aladdin prit la parole: Sire, dit-il, je reçois les honneurs que Votre Majesté me fait, parce qu'elle a la bonté et qu'il lui plaît de me les faire; mais elle me permettra de lui dire que je n'ai pas oublié que je suis né son esclave, que je connais la grandeur de sa puissance, et que je n'ignore pas combien ma naissance me met au-dessous de la splendeur et de l'éclat du rang suprême où elle est élevée. S'il y a quelque endroit, continua-t-il, par où je puisse avoir mérité un accueil si favorable, j'avoue que je ne le dois qu'à la hardiesse qu'un pur hasard m'a fait naître, d'élever mes yeux, mes pensées et mes désirs jusqu'à la divine princesse qui fait l'objet de mes souhaits. Je demande pardon à Votre Majesté de ma témérité; mais je ne puis dissimuler que je mourrais de douleur, si je perdais l'espérance d'en voir l'accomplissement.
Mon fils, répondit le sultan en l'embrassant une seconde fois, vous me feriez tort de douter un seul moment de la sincérité de ma parole. Votre vie m'est trop chère désormais pour ne vous la pas conserver, en vous présentant le remède qui est en ma disposition. Je préfère le plaisir de vous voir et de vous entendre à tous mes trésors joints avec les vôtres.
En achevant ces paroles, le sultan fit un signal, et aussitôt on entendit l'air retentir du son des trompettes, des hautbois et des timbales; et en même temps le sultan conduisit Aladdin dans un magnifique salon où l'on servit un superbe festin. Le sultan mangea seul avec Aladdin. Le grand vizir et les seigneurs de la cour, chacun selon sa dignité et selon son rang, les accompagnèrent pendant le repas. Le sultan, qui avait toujours les yeux sur Aladdin, tant il prenait plaisir à le voir, fit tomber le discours sur plusieurs sujets différents. Dans la conversation qu'ils eurent ensemble pendant le repas, et sur quelque matière qu'il le mît, il parla avec tant de connaissance et de sagesse, qu'il acheva de confirmer le sultan dans la bonne opinion qu'il avait conçue de lui d'abord.
Le repas achevé, le sultan fit appeler le premier juge de sa capitale, et lui commanda de dresser et mettre au net sur-le-champ le contrat de mariage de la princesse Badroulboudour sa fille et d'Aladdin. Pendant ce temps-là, le sultan s'entretint avec Aladdin de plusieurs choses indifférentes, en présence du grand vizir et des seigneurs de sa cour, qui admirèrent la solidité de son esprit, la grande facilité qu'il avait de parler et de s'énoncer, et les pensées fines et délicates dont il assaisonnait son discours.
Quand le juge eut achevé le contrat dans toutes les formes requises, le sultan demanda à Aladdin s'il voulait rester dans le palais pour terminer les cérémonies du mariage le même jour: Sire, répondit Aladdin, quelque impatience que j'aie de jouir pleinement des bontés de Votre Majesté, je la supplie de vouloir bien permettre que je les diffère jusqu'à ce que j'aie fait bâtir un palais pour y recevoir la princesse selon son mérite et sa dignité. Je le prie, pour cet effet, de m'accorder une place convenable dans le sien, afin que je sois plus à portée de lui faire ma cour. Je n'oublierai rien pour faire en sorte qu'il soit achevé avec toute la diligence possible. Mon fils, lui dit le sultan, prenez tout le terrain que vous jugerez à propos; le vide est trop grand devant mon palais, et j'avais déjà songé moi-même à le remplir; mais souvenez-vous que je ne puis assez tôt vous voir uni avec ma fille, pour mettre le comble à ma joie. En achevant ces paroles, il embrassa encore Aladdin, qui prit congé du sultan avec la même politesse que s'il eût été élevé et qu'il eût vécu à la cour.
Aladdin remonta à cheval, et il retourna chez lui dans le même ordre qu'il était venu, au travers de la même foule, et aux acclamations du peuple qui lui souhaitait toute sorte de bonheur et de prospérité. Dès qu'il fut rentré et qu'il eut mis pied à terre, il se retira dans sa chambre en particulier; il prit la lampe, et appela le génie comme il en avait la coutume. Le génie ne se fit pas attendre; il parut et il lui fit offre de ses services. Génie, lui dit Aladdin, j'ai tout sujet de me louer de ton exactitude à exécuter ponctuellement tout ce que j'ai exigé de toi jusqu'à présent, par la puissance de cette lampe ta maîtresse. Il s'agit aujourd'hui que, pour l'amour d'elle, tu fasses paraître, s'il est possible, plus de zèle et plus de diligence que tu n'as encore fait. Je te demande donc qu'en aussi peu de temps que tu le pourras, tu me fasses bâtir vis-à-vis du palais du sultan, à une juste distance, un palais digne d'y recevoir la princesse Badroulboudour mon épouse. Je laisse à ta liberté le choix des matériaux, c'est-à-dire du porphyre, du jaspe, de l'agate, du lapis et du marbre le plus fin, le plus varié en couleurs, et du reste de l'édifice; mais j'entends qu'au plus haut de ce palais tu fasses élever un grand salon en dôme, à quatre faces égales, dont les assises ne soient d'autres matières que d'or et d'argent massifs posées alternativement, avec douze croisées, six à chaque face, et que les jalousies de chaque croisée, à la réserve d'une seule que je veux qu'on laisse imparfaite, soient enrichies avec art et symétrie, de diamants, de rubis et d'émeraudes, de manière que rien de pareil en ce genre n'ait été vu dans ce monde. Je veux aussi que ce palais soit accompagné d'une avant-cour, d'une cour, d'un jardin; mais sur toutes choses qu'il y ait, dans un endroit que tu m'indiqueras, un trésor bien rempli d'or et d'argent monnayé. Je veux aussi qu'il y ait dans ce palais des cuisines, des offices, des magasins, des garde-meubles garnis de meubles précieux pour toutes les saisons, et proportionnés à la magnificence du palais, des écuries remplies des plus beaux chevaux, avec leurs écuyers et leurs palefreniers, sans oublier un équipage de chasse. Il faut aussi qu'il y ait des officiers de cuisine et d'office, et des femmes esclaves nécessaires pour le service de la princesse. Tu dois comprendre quelle est mon intention: va, et reviens quand cela sera fait.
Le soleil venait de se coucher quand Aladdin acheva de charger le génie de la construction du palais qu'il avait imaginé. Le lendemain, à la petite pointe du jour, Aladdin, à qui l'amour de la princesse ne permettait pas de dormir tranquillement, était à peine levé, que le génie se présenta à lui: Seigneur, dit-il, votre palais est achevé, venez voir si vous en êtes content. Aladdin n'eut pas plutôt témoigné qu'il le voulait bien, que le génie l'y transporta dans un instant. Aladdin le trouva si fort au-dessus de son attente, qu'il ne pouvait assez l'admirer. Le génie le conduisit en tous les endroits, et partout il ne trouva que richesses, que propreté et magnificence, avec des officiers et des esclaves, tous habillés selon leur rang et selon les services auxquels ils étaient destinés. Il ne manqua pas, comme une des choses principales, de lui faire voir le trésor, dont la porte fut ouverte par le trésorier; et Aladdin y vit des tas de bourses de différentes grandeurs, selon les sommes qu'elles contenaient, élevés jusqu'à la voûte, et disposés dans un arrangement qui faisait plaisir à voir. En sortant, le génie l'assura de la fidélité du trésorier. Il le mena ensuite aux écuries; et là, il lui fit remarquer les plus beaux chevaux qu'il y eût au monde, et les palefreniers dans un grand mouvement, occupés à les panser. Il le fit passer ensuite par des magasins remplis de toutes les provisions nécessaires, tant pour les ornements des chevaux que pour leur nourriture.
Quand Aladdin eut examiné tout le palais, d'appartement en appartement, et de pièce en pièce, depuis le haut jusqu'au bas, et particulièrement le salon à vingt-quatre croisées, et qu'il y eut trouvé des richesses et de la magnificence, avec toutes sortes de commodités au delà de ce qu'il s'en était promis, il dit au génie: Génie, on ne peut être plus content que je le suis; et j'aurais tort de me plaindre. Il reste une seule chose dont je ne t'ai rien dit, parce que je ne m'en étais pas avisé, c'est d'étendre depuis la porte du palais du sultan jusqu'à la porte de l'appartement destiné pour la princesse dans ce palais-ci, un tapis du plus beau velours, afin qu'elle marche dessus en venant du palais du sultan. Je reviens dans un moment, dit le génie. Et comme il eut disparu, peu de temps après, Aladdin fut étonné de voir ce qu'il avait souhaité exécuté, sans savoir comment cela s'était fait. Le génie reparut, et il reporta Aladdin chez lui dans le temps qu'on ouvrait la porte du palais du sultan.
Les portiers du palais qui venaient d'ouvrir la porte, et qui avaient toujours eu la vue libre du côté où était alors celui d'Aladdin, furent fort étonnés de la voir bornée, et de voir un tapis de velours qui venait de ce côté-là jusqu'à la porte de celui du sultan. Ils ne distinguèrent pas bien d'abord ce que c'était; mais leur surprise augmenta quand ils eurent aperçu distinctement le superbe palais d'Aladdin. La nouvelle d'une merveille si surprenante fut répandue dans tout le palais en très-peu de temps. Le grand vizir, qui était arrivé presque à l'ouverture de la porte du palais, n'avait pas été moins surpris de cette nouveauté que les autres; il en fit part au sultan le premier, mais il voulut lui faire passer la chose pour un enchantement. Vizir, reprit le sultan, pourquoi voulez-vous que ce soit un enchantement? Vous savez aussi bien que moi que c'est le palais qu'Aladdin a fait bâtir par la permission que je lui en ai donnée en votre présence, pour loger la princesse ma fille. Après l'échantillon de ses richesses que nous avons vu, pouvons-nous trouver étrange qu'il ait fait bâtir ce palais en si peu de temps? Il a voulu nous surprendre, et nous faire voir qu'avec de l'argent comptant on peut faire de ces miracles d'un jour à l'autre. Avouez avec moi que l'enchantement dont vous avez voulu parler vient un peu de jalousie. L'heure d'entrer au conseil l'empêcha de continuer ce discours plus longtemps.
Quand Aladdin eut été reporté chez lui, et qu'il eut congédié le génie, il trouva que sa mère était levée, et qu'elle commençait à se parer d'un des habits qu'il lui avait fait apporter. A peu près vers le temps que le sultan venait de sortir du conseil, Aladdin disposa sa mère à aller au palais avec les mêmes femmes esclaves qui lui étaient venues par le ministère du génie. Il la pria, si elle voyait le sultan, de lui marquer qu'elle venait pour avoir l'honneur d'accompagner la princesse vers le soir, quand elle serait en état de passer à son palais. Elle partit; mais quoique elle et ses femmes esclaves qui la suivaient fussent habillées en sultanes, la foule néanmoins fut d'autant moins grande à les voir passer, qu'elles étaient voilées, et qu'un surtout convenable couvrait la richesse et la magnificence de leurs habillements. Pour ce qui est d'Aladdin, il monta à cheval; et après être sorti de la maison paternelle pour n'y plus revenir, sans avoir oublié la lampe merveilleuse dont le secours lui avait été si avantageux pour parvenir au comble du bonheur, il se rendit publiquement à son palais avec la même pompe qu'il était allé se présenter au sultan le jour précédent.
Dès que les portiers du palais du sultan eurent aperçu la mère d'Aladdin, ils en avertirent le sultan. Aussitôt l'ordre fut donné aux troupes de trompettes, de timbales, de tambours, de fifres et de hautbois, qui étaient déjà postées en différents endroits des terrasses du palais; et en un moment l'air retentit de fanfares et de concerts qui annoncèrent la joie à toute la ville. Les marchands commencèrent à parer leurs boutiques de beaux tapis, de coussins et de feuillages, et à préparer des illuminations pour la nuit. Les artisans quittèrent leur travail, et le peuple se rendit avec empressement à la grande place, qui se trouva alors entre le palais du sultan et celui d'Aladdin. Ce dernier attira d'abord leur admiration, non tant à cause qu'ils étaient accoutumés à voir celui du sultan, que parce que celui du sultan ne pouvait entrer en comparaison avec celui d'Aladdin; mais le sujet de leur plus grand étonnement fut de ne pouvoir comprendre par quelle merveille inouïe ils voyaient un palais si magnifique dans un lieu où le jour d'auparavant il n'y avait ni matériaux ni fondements préparés.
La mère d'Aladdin fut reçue dans le palais avec honneur, et introduite dans l'appartement de la princesse Badroulboudour par le chef des eunuques. Aussitôt que la princesse l'aperçut, elle alla l'embrasser, et lui fit prendre place sur son sofa; et pendant que ses femmes achevaient de l'habiller et de la parer des joyaux les plus précieux dont Aladdin lui avait fait présent, elle la fit régaler d'une collation magnifique. Le sultan, qui venait pour être auprès de la princesse sa fille le plus de temps qu'il pourrait, avant qu'elle se séparât d'avec lui pour passer au palais d'Aladdin, lui fit aussi de grands honneurs. La mère d'Aladdin avait parlé plusieurs fois au sultan en public; mais il ne l'avait point encore vue sans voile, comme elle était alors. Quoique elle fût dans un âge un peu avancé, on y observait encore des traits qui faisaient assez connaître qu'elle avait été du nombre des belles dans sa jeunesse. Le sultan, qui l'avait toujours vue habillée fort simplement, pour ne pas dire pauvrement, était dans l'admiration de la voir aussi richement et aussi magnifiquement vêtue que la princesse sa fille. Cela lui fit faire cette réflexion, qu'Aladdin était également prudent, sage et entendu en toutes choses.
Quand la nuit fut venue, la princesse prit congé du sultan son père. Leurs adieux furent tendres et mêlés de larmes, ils s'embrassèrent plusieurs fois sans se rien dire, et enfin la princesse sortit de son appartement, et se mit en marche avec la mère d'Aladdin à sa gauche, suivie de cent femmes esclaves, habillées d'une magnificence surprenante. Toutes les troupes d'instruments, qui n'avaient cessé de se faire entendre depuis l'arrivée de la mère d'Aladdin, s'étaient réunies et commençaient cette marche; elles étaient suivies par cent chiaoux, et par un pareil nombre d'eunuques noirs en deux files, avec leurs officiers à leur tête. Quatre cents jeunes pages du sultan, en deux bandes, qui marchaient sur les côtés en tenant chacun un flambeau à la main, faisaient une lumière qui, jointe aux illuminations, tant du palais du sultan que de celui d'Aladdin, suppléait merveilleusement au défaut du jour.
Dans cet ordre, la princesse marcha sur le tapis étendu depuis le palais du sultan jusqu'au palais d'Aladdin; et à mesure qu'elle avançait, les instruments qui étaient à la tête de la marche, en s'approchant et se mêlant avec ceux qui se faisaient entendre du haut des terrasses du palais d'Aladdin, formèrent un concert qui, tout extraordinaire et confus qu'il paraissait, ne laissait pas d'augmenter la joie, non-seulement dans la place remplie d'un grand peuple, mais même dans les deux palais, dans toute la ville, et bien loin au dehors.
La princesse arriva enfin au nouveau palais; et Aladdin courut avec toute la joie imaginable à l'entrée de l'appartement qui lui était destiné pour la recevoir. La mère d'Aladdin avait eu soin de faire distinguer son fils à la princesse, au milieu des officiers qui l'environnaient; et la princesse, en l'apercevant, le trouva si bien fait qu'elle en fut charmée. Adorable princesse, lui dit Aladdin en l'abordant et en la saluant très-respectueusement, si j'avais le malheur de vous avoir déplu par la témérité que j'ai eue d'aspirer à la possession d'une si aimable princesse, fille de mon sultan, j'ose vous dire que ce serait à vos beaux yeux et à vos charmes que vous devriez vous en prendre, et non pas à moi. Prince, que je suis en droit de traiter ainsi à présent, lui répondit la princesse, j'obéis à la volonté du sultan mon père; et il me suffit de vous avoir vu pour vous dire que je lui obéis sans répugnance.
Aladdin, charmé d'une réponse si agréable et si satisfaisante pour lui, ne laissa pas plus longtemps la princesse debout après le chemin qu'elle venait de faire, à quoi elle n'était point accoutumée; il lui prit la main, et il la conduisit dans un grand salon éclairé d'une infinité de bougies, où, par les soins du génie, la table se trouva servie d'un superbe festin. Les plats étaient d'or massif, et remplis des viandes les plus délicieuses. Les vases, les bassins, les gobelets, dont le buffet était très-bien garni, étaient aussi d'or et d'un travail exquis. Les autres ornements et tous les embellissements du salon répondaient parfaitement à cette grande richesse. La princesse, enchantée de voir tant de richesses rassemblées dans un même lieu, dit à Aladdin: Prince, je croyais que rien au monde n'était plus beau que le palais du sultan mon père; mais à voir ce seul salon, je m'aperçois que je m'étais trompée. Princesse, répondit Aladdin en la faisant mettre à table à la place qui lui était destinée, je reçois une si grande honnêteté comme je le dois; mais je sais ce que je dois croire.
La princesse Badroulboudour, Aladdin et la mère d'Aladdin se mirent à table, et aussitôt un chœur d'instruments les plus harmonieux, touchés et accompagnés de très-belles voix de femmes, toutes d'une grande beauté, commença un concert qui dura sans interruption jusqu'à la fin du repas. La princesse en fut si charmée, qu'elle dit qu'elle n'avait rien entendu de pareil dans le palais du sultan son père. Mais elle ne savait pas que ces musiciens étaient des fées choisies par le génie esclave de la lampe.
Quand le souper fut achevé, et que l'on eut desservi en diligence, une troupe de danseurs et de danseuses succédèrent aux musiciennes. Ils dansèrent plusieurs sortes de danses figurées, selon la coutume du pays, et ils finirent par un danseur et une danseuse, qui dansèrent seuls avec une légèreté surprenante, et firent paraître chacun à leur tour toute la bonne grâce et l'adresse dont ils étaient capables. Il était près de minuit quand, selon la coutume de la Chine dans ce temps-là, Aladdin se leva et présenta la main à la princesse Badroulboudour pour danser ensemble, et terminer ainsi les cérémonies de leurs noces. Ils dansèrent d'un si bon air, qu'ils firent l'admiration de toute la compagnie. En achevant, Aladdin ne quitta pas la main de la princesse, et ils passèrent ensemble dans l'appartement où le lit nuptial était préparé. Les femmes de la princesse servirent à la déshabiller, et la mirent au lit, et les officiers d'Aladdin en firent autant, et chacun se retira. Ainsi furent terminées les cérémonies et les réjouissances des noces d'Aladdin et de la princesse Badroulboudour.
Le lendemain, quand Aladdin fut éveillé, ses valets de chambre se présentèrent pour l'habiller. Ils lui mirent un habit différent de celui du jour des noces, mais aussi riche et aussi magnifique. Ensuite il se fit amener un des chevaux destinés pour sa personne. Il le monta, et il se rendit au palais du sultan, au milieu d'une grande troupe d'esclaves qui marchaient devant lui, à ses côtés et à sa suite. Le sultan le reçut avec les mêmes honneurs que la première fois; il l'embrassa, et, après l'avoir fait asseoir près de lui sur son trône, il commanda qu'on servît le déjeuner. Sire, lui dit Aladdin, je supplie Votre Majesté de me dispenser aujourd'hui de cet honneur: je viens la prier de me faire celui de venir prendre un repas dans le palais de la princesse, avec son grand vizir et les seigneurs de sa cour. Le sultan lui accorda cette grâce avec plaisir. Il se leva à l'heure même; et comme le chemin n'était pas long, il voulut y aller à pied. Ainsi il sortit avec Aladdin à sa droite, le grand vizir à sa gauche, et les seigneurs à sa suite, précédé par les chiaoux et par les principaux officiers de sa maison.
Plus le sultan approchait du palais d'Aladdin, plus il était frappé de sa beauté. Ce fut tout autre chose quand il y entra: ses exclamations ne cessaient pas à chaque pièce qu'il voyait. Mais quand ils furent arrivés au salon à vingt-quatre croisées, où Aladdin l'avait invité à monter, qu'il en eut vu les ornements, et surtout qu'il eut jeté les yeux sur les jalousies enrichies de diamants, de rubis et d'émeraudes, toutes pierres parfaites dans leur grosseur proportionnée, et qu'Aladdin lui eut fait remarquer que la richesse était pareille au dehors, il en fut tellement surpris, qu'il demeura comme immobile. Après avoir resté quelque temps en cet état: Vizir, dit-il à ce ministre qui était près de lui, est-il possible qu'il y ait en mon royaume, et si près de mon palais, un palais si superbe, et que je l'aie ignoré jusqu'à présent! Votre Majesté, reprit le grand vizir, peut se souvenir qu'avant-hier elle accorda à Aladdin, qu'elle venait de reconnaître pour son gendre, la permission de bâtir un palais vis-à-vis du sien; le même jour, au coucher du soleil, il n'y avait pas encore de palais en cette place: et hier j'eus l'honneur de lui annoncer le premier que le palais était fait et achevé. Je m'en souviens, repartit le sultan: mais jamais je ne me serais imaginé que ce palais fût une des merveilles du monde. Où en trouve-t-on dans tout l'univers de bâtis d'assises d'or et d'argent massif, au lieu d'assises de pierre ou de marbre, dont les croisées aient des jalousies jonchées de diamants, de rubis et d'émeraudes? Jamais au monde il n'a été fait mention de chose semblable!
Le sultan voulut voir et admirer la beauté des vingt-quatre jalousies. En les comptant, il n'en trouva que vingt-trois qui fussent de la même richesse, et il fut dans un grand étonnement de ce que la vingt-quatrième était demeurée imparfaite. Vizir, dit-il (car le grand vizir se faisait un devoir de ne pas l'abandonner), je suis surpris qu'un salon de cette magnificence soit demeuré imparfait par cet endroit. Sire, reprit le grand vizir, Aladdin apparemment a été pressé, et le temps lui a manqué pour rendre cette croisée semblable aux autres; mais on peut croire qu'il a les pierreries nécessaires, et qu'au premier jour il y fera travailler.
Aladdin, qui avait quitté le sultan pour donner quelques ordres, vint le rejoindre en ces entrefaites. Mon fils, lui dit le sultan, voici le salon le plus digne d'être admiré de tous ceux qui sont au monde. Une seule chose me surprend: c'est de voir que cette jalousie soit demeurée imparfaite. Est-ce par oubli, ajouta-t-il, par négligence, ou parce que les ouvriers n'ont pas eu le temps de mettre la dernière main à un si beau morceau d'architecture? Sire, répondit Aladdin, ce n'est par aucune de ces raisons que la jalousie est restée dans l'état que Votre Majesté la voit. La chose a été faite à dessein, et c'est par mon ordre que les ouvriers n'y ont pas touché, je voulais que Votre Majesté eût la gloire de faire achever ce salon et le palais en même temps. Je la supplie de vouloir bien agréer ma bonne intention, afin que je puisse me souvenir de la faveur et de la grâce que j'aurai reçue d'elle. Si vous l'avez fait dans cette intention, reprit le sultan, je vous en sais bon gré; je vais dès l'heure même donner les ordres pour cela. En effet, il ordonna qu'on fit venir les joailliers les mieux fournis de pierreries, et les orfèvres les plus habiles de sa capitale.
Le sultan cependant descendit du salon, et Aladdin le conduisit dans celui où il avait régalé la princesse Badroulboudour le jour des noces. La princesse arriva un moment après, elle reçut le sultan son père d'un air qui lui fit connaître avec plaisir combien elle était contente de son mariage. Deux tables se trouvèrent fournies des mets les plus délicieux, et servies toutes en vaisselle d'or. Le sultan se mit à la première, et mangea avec la princesse sa fille, Aladdin et le grand vizir. Tous les seigneurs de la cour furent régalés à la seconde, qui était fort longue. Le sultan trouva les mets de bon goût, et il avoua que jamais il n'avait rien mangé de plus excellent. Il dit la même chose du vin, qui était en effet très-délicieux. Ce qu'il admira davantage furent quatre grands buffets garnis et chargés à profusion de flacons, de bassins et de coupes d'or massif, le tout enrichi de pierreries. Il fut charmé aussi des chœurs de musique qui étaient disposés dans le salon, pendant que les fanfares de trompettes accompagnées de timbales et de tambours retentissaient au dehors à une distance proportionnée, pour en avoir tout l'agrément.
Dans le temps que le sultan venait de sortir de table, on l'avertit que les joailliers et les orfèvres qui avaient été appelés par son ordre étaient arrivés. Il remonta au salon à vingt-quatre croisées; et quand il y fut, il montra aux joailliers et aux orfèvres qui l'avaient suivi la croisée qui était imparfaite: Je vous ai fait venir, leur dit-il, afin que vous m'accommodiez cette croisée, et que vous la mettiez dans la même perfection que les autres; examinez-les, et ne perdez pas de temps à me rendre celle-ci toute semblable.
Les joailliers et les orfèvres examinèrent les vingt-trois autres jalousies avec une grande attention; et après qu'ils eurent consulté ensemble, et qu'ils furent convenus de ce qu'ils pouvaient contribuer chacun de leur côté, ils revinrent se présenter devant le sultan; et le joaillier ordinaire du palais, qui prit la parole, lui dit: Sire, nous sommes prêts à employer nos soins et notre industrie pour obéir à Votre Majesté; mais entre tous tant que nous sommes de notre profession, nous n'avons pas de pierreries aussi précieuses ni en assez grand nombre pour fournir à un si grand travail. J'en ai, dit le sultan, et au delà de ce qu'il en faudra; venez à mon palais, je vous mettrai à même, et vous choisirez.
Quand le sultan fut de retour à son palais, il fit apporter toutes ses pierreries, et les joailliers en prirent une très-grande quantité, particulièrement de celles qui venaient du présent d'Aladdin. Ils les employèrent sans qu'il parût qu'ils eussent beaucoup avancé. Ils revinrent en prendre d'autres à plusieurs reprises, et en un mois ils n'avaient pas achevé la moitié de l'ouvrage. Ils employèrent toutes celles du sultan, avec ce que le grand vizir lui prêta des siennes; et tout ce qu'ils purent faire avec tout cela, fut au plus d'achever la moitié de la croisée.
Aladdin, qui connut que le sultan s'efforçait inutilement de rendre la jalousie semblable aux autres, et que jamais il n'en viendrait à son honneur, fit venir les orfèvres, et leur dit non-seulement de cesser leur travail, mais même de défaire tout ce qu'ils avaient fait, et de reporter au sultan toutes ses pierreries avec celles qu'il avait empruntées du grand vizir.
L'ouvrage que les joailliers et les orfèvres avaient mis plus de six semaines à faire fut détruit en peu d'heures. Ils se retirèrent et laissèrent Aladdin seul dans le salon. Il tira la lampe qu'il avait sur lui, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta; Génie, lui dit Aladdin, je t'avais ordonné de laisser une des vingt-quatre jalousies de ce salon imparfaite, et tu avais exécuté mon ordre; présentement je t'ai fait venir pour te dire que je souhaite que tu la rendes pareille aux autres. Le génie disparut, et Aladdin descendit du salon. Peu de moments après, étant remonté, il trouva la jalousie dans l'état qu'il l'avait souhaitée, et pareille aux autres.
Les joailliers et les orfèvres cependant arrivèrent au palais, et furent introduits et présentés au sultan dans son appartement. Le premier joaillier, en lui présentant les pierreries qu'ils lui rapportaient, dit au sultan, au nom de tous: Sire, Votre Majesté sait combien il y a de temps que nous travaillons de toute notre industrie à finir l'ouvrage dont elle nous a chargés. Il était déjà fort avancé, lorsque Aladdin nous a obligés non-seulement de cesser, mais même de défaire tout ce que nous avions fait, et de lui rapporter ses pierreries et celles du grand vizir. Le sultan leur demanda si Aladdin ne leur en avait pas dit la raison; et comme ils lui eurent marqué qu'il ne leur en avait rien témoigné, il donna ordre sur-le-champ qu'on lui amenât un cheval. On le lui amène, il le monte, et part sans autre suite que ses gens, qui l'accompagnèrent à pied. Il arrive au palais d'Aladdin, et il va mettre pied à terre au bas de l'escalier qui conduisait au salon à vingt-quatre croisées. Il y monte sans faire avertir Aladdin; mais Aladdin s'y trouva fort à propos, et il n'eut que le temps de recevoir le sultan à la porte.
Le sultan, sans donner à Aladdin le temps de se plaindre obligeamment de ce que Sa Majesté ne l'avait pas fait avertir, et qu'elle l'avait mis dans la nécessité de manquer à son devoir, lui dit: Mon fils, je viens moi-même vous demander quelle raison vous avez de vouloir laisser imparfait un salon aussi magnifique et aussi singulier que celui de votre palais.
Aladdin dissimula la véritable raison, qui était que le sultan n'était pas assez riche en pierreries pour faire une dépense si grande. Mais afin de lui faire connaître combien le palais, tel qu'il était, surpassait, non-seulement le sien, mais même tout autre palais qui fût au monde, puisqu'il n'avait pu le parachever dans la moindre de ses parties, il lui répondit: Sire, il est vrai que Votre Majesté a vu ce salon imparfait; mais je la supplie de voir présentement si quelque chose y manque.
Le sultan alla droit à la fenêtre dont il avait vu la jalousie imparfaite; et quand il eut remarqué qu'elle était semblable aux autres, il crut s'être trompé. Il examina non-seulement les deux croisées qui étaient aux deux côtés, il les regarda même toutes l'une après l'autre; et quand il fut convaincu que la jalousie à laquelle il avait fait employer tant de temps, et qui avait coûté tant de journées d'ouvriers, venait d'être achevée dans le peu de temps qui lui était connu, il embrassa Aladdin, et le baisa au front entre les deux yeux. Mon fils, lui dit-il, rempli d'étonnement, quel homme êtes-vous, qui faites des choses si surprenantes, et presque en un clin d'œil? Vous n'avez pas votre semblable au monde; et plus je vous connais, plus je vous trouve admirable!
Aladdin reçut les louanges du sultan avec beaucoup de modestie, et lui répondit en ces termes: Sire, c'est une grande gloire pour moi de mériter la bienveillance et l'approbation de Votre Majesté. Ce que je puis lui assurer, c'est que je n'oublierai rien pour mériter l'une et l'autre de plus en plus.
Le sultan retourna à son palais de la manière qu'il y était venu, sans permettre à Aladdin de l'y accompagner.
Mais tous les jours, régulièrement, dès que le sultan était levé, il ne manquait pas de se rendre dans un cabinet d'où l'on découvrait tout le palais d'Aladdin, et il y allait encore plusieurs fois pendant la journée, pour le contempler et l'admirer.
Aladdin cependant ne demeurait pas renfermé dans son palais. Chaque fois qu'il sortait, il faisait jeter par deux de ses esclaves, qui marchaient en troupe autour de son cheval, des pièces d'or à poignées dans les rues et dans les places par où il passait, et où le peuple se rendait toujours en grande foule.
D'ailleurs, pas un pauvre ne se présentait à la porte de son palais, qu'il ne s'en retournât content de la libéralité qu'on y faisait par ses ordres.
Comme Aladdin avait partagé son temps de manière qu'il n'y avait pas de semaine qu'il n'allât à la chasse au moins une fois, tantôt aux environs de la ville, quelquefois plus loin, il exerçait la même libéralité par les chemins et par les villages. Cette inclination généreuse lui fit donner par tout le peuple mille bénédictions, et il était ordinaire de ne jurer que par sa tête. Enfin, sans donner aucun ombrage au sultan, à qui il faisait fort régulièrement sa cour, on peut dire qu'Aladdin s'était attiré par ses manières affables et libérales toute l'affection du peuple, et que, généralement parlant, il était plus aimé que le sultan même. Il joignit à toutes ces belles qualités une valeur et un zèle pour le bien de l'État qu'on ne saurait assez louer. Il en donna même des marques à l'occasion d'une révolte vers les confins du royaume. Il n'eut pas plutôt appris que le sultan levait une armée pour la dissiper, qu'il le supplia de lui en donner le commandement. Il n'eut pas de peine à l'obtenir. Sitôt qu'il fut à la tête de l'armée, il la fit marcher contre les révoltés; et il se conduisit en toute cette expédition avec tant de diligence, que le sultan apprit plus tôt que les révoltés avaient été défaits, châtiés ou dissipés, que son arrivée à l'armée. Cette action, qui rendit son nom célèbre dans toute l'étendue du royaume, ne changea point son cœur. Il revint victorieux, mais aussi affable qu'il avait toujours été.
Il y avait déjà plusieurs années qu'Aladdin se gouvernait comme nous venons de le dire, quand le magicien, qui lui avait donné, sans y penser, le moyen de s'élever à une si haute fortune, se souvint de lui en Afrique où il était retourné. Quoique jusqu'alors il se fût persuadé qu'Aladdin était mort misérablement dans le souterrain où il l'avait laissé, il lui vint néanmoins en pensée de savoir précisément quelle avait été sa fin.
Le magicien africain n'eut pas plutôt appris, par les règles de son art diabolique, qu'Aladdin était dans cette grande élévation, que le feu lui en monta au visage. De rage il dit en lui-même: Ce misérable fils de tailleur a découvert le secret et la vertu de la lampe: j'avais cru sa mort certaine, et le voilà qui jouit du fruit de mes travaux et de mes veilles! J'empêcherai qu'il n'en jouisse longtemps, ou je périrai. Il ne fut pas longtemps à délibérer sur le parti qu'il avait à prendre. Dès le lendemain matin il monta un barbe qu'il avait dans son écurie, et il se mit en chemin. De ville en ville et de province en province, sans s'arrêter qu'autant qu'il en était besoin pour ne pas trop fatiguer son cheval, il arriva à la Chine, et bientôt dans la capitale du sultan dont Aladdin avait épousé la fille. Il mit pied à terre dans un khan ou hôtellerie publique, où il prit une chambre à louage. Il y demeura le reste du jour et la nuit suivante, pour se remettre de la fatigue de son voyage.
Le lendemain, avant toutes choses, le magicien africain voulut savoir ce que l'on disait d'Aladdin. En se promenant par la ville, il entra dans le lieu le plus fameux et le plus fréquenté par les personnes de grande distinction, où l'on s'assemblait pour boire d'une certaine boisson chaude qui lui était connue dès son premier voyage. Il n'y eut pas plutôt pris place, qu'on lui versa de cette boisson dans une tasse, et qu'on la lui présenta. En la prenant, comme il prêtait l'oreille à droite et à gauche, il entendit qu'on s'entretenait du palais d'Aladdin. Quand il eut achevé, il s'approcha d'un de ceux qui s'en entretenaient; et en prenant son temps, il lui demanda en particulier ce que c'était que ce palais dont on parlait si avantageusement. D'où venez-vous? lui dit celui à qui il s'était adressé. Il faut que vous soyez bien nouveau venu, si vous n'avez pas vu, ou plutôt si vous n'avez pas encore entendu parler du palais du prince Aladdin. On n'appelait plus autrement Aladdin depuis qu'il avait épousé la princesse Badroulboudour. Je ne vous dis pas, continua cet homme, que c'est une des merveilles du monde, mais que c'est la merveille unique qu'il y ait au monde: jamais on n'a rien vu de si grand, de si riche, de si magnifique! Il faut que vous veniez de bien loin, puisque vous n'en avez pas encore entendu parler. En effet, on en doit parler par toute la terre, depuis qu'il est bâti. Voyez-le, et vous jugerez si je vous en aurai parlé contre la vérité. Pardonnez à mon ignorance, reprit le magicien africain; je ne suis arrivé que d'hier, et je viens véritablement de si loin, je veux dire de l'extrémité de l'Afrique, que la renommée n'en était pas encore venue jusque-là quand je suis parti. Mais je ne manquerai pas de l'aller voir: l'impatience que j'en ai est si grande, que je suis prêt à satisfaire ma curiosité dès à présent, si vous voulez bien me faire la grâce de m'en enseigner le chemin.
Celui à qui le magicien africain s'était adressé se fit un plaisir de lui enseigner le chemin par où il fallait qu'il passât pour avoir la vue du palais d'Aladdin; et le magicien africain se leva et partit dans le moment. Quand il fut arrivé, et qu'il eut examiné le palais de près et de tous les côtés, il ne douta pas qu'Aladdin ne se fût servi de la lampe pour le faire bâtir. Sans s'arrêter à l'impuissance d'Aladdin, fils d'un simple tailleur, il savait bien qu'il n'appartenait de faire de semblables merveilles qu'à des génies esclaves de la lampe dont l'acquisition lui avait échappé. Piqué au vif du bonheur et de la grandeur d'Aladdin, dont il ne faisait presque pas de différence d'avec celle du sultan, il retourna au khan où il avait pris logement.
Il s'agissait de savoir où était la lampe, si Aladdin la portait avec lui, ou en quel lieu il la conservait; et c'est ce qu'il fallait que le magicien découvrît par une opération de géomance. Dès qu'il fut arrivé où il logeait, il prit son carré et son sable qu'il portait en tous ses voyages. L'opération achevée, il connut que la lampe était dans le palais d'Aladdin, et il eut une joie si grande de cette découverte, qu'à peine il se sentait lui-même.
Le malheur pour Aladdin voulut qu'alors il était allé à une partie de chasse pour huit jours, et qu'il n'y en avait que trois qu'il était parti; et voici de quelle manière le magicien africain en fut informé. Quand il eut fait l'opération qui venait de lui donner tant de joie, il alla voir le concierge du khan, sous prétexte de s'entretenir avec lui; et il en avait un fort naturel, qu'il n'était pas besoin d'amener de bien loin. Il lui dit qu'il venait de voir le palais d'Aladdin; et après lui avoir exagéré tout ce qu'il y avait remarqué de plus surprenant et tout ce qui l'avait frappé davantage, et qui frappait généralement tout le monde: Ma curiosité, ajouta-t-il, va plus loin, et je ne serai pas satisfait que je n'aie vu le maître à qui appartient un édifice si merveilleux. Il ne vous sera pas difficile de le voir, reprit le concierge, il n'y a presque pas de jour qu'il n'en donne occasion quand il est dans la ville; mais il y a trois jours qu'il est dehors pour une grande chasse qui doit en durer huit.
La magicien africain ne voulut pas en savoir davantage; il prit congé du concierge, et en se retirant: Voilà le temps d'agir, dit-il en lui-même; je ne dois pas le laisser échapper. Il alla à la boutique d'un faiseur et vendeur de lampes: Maître, dit-il, j'ai besoin d'une douzaine de lampes de cuivre; pouvez-vous me les fournir? Le vendeur lui dit qu'il en manquait quelques-unes, mais que s'il voulait se donner patience jusqu'au lendemain, il la fournirait complète à l'heure qu'il voudrait. Le magicien le voulut bien: il lui recommanda qu'elles fussent propres et bien polies; après lui avoir promis qu'il le payerait bien, il se retira dans son khan.
Le lendemain, la douzaine de lampes fut livrée au magicien africain, qui les paya au prix qui lui fut demandé, sans en rien diminuer. Il les mit dans un panier dont il s'était pourvu exprès; et avec ce panier au bras il alla vers le palais d'Aladdin, et quand il s'en fut approché, il se mit à crier:
Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves?
A mesure qu'il marchait, et d'aussi loin que les petits enfants qui jouaient dans la place l'entendirent, ils accoururent et ils s'assemblèrent autour de lui avec de grandes huées, et le regardèrent comme un fou. Les passants riaient de sa bêtise, à ce qu'ils s'imaginaient. Il faut, disaient-ils, qu'il ait perdu l'esprit, pour offrir de changer des lampes neuves contre des vieilles.
Le magicien africain ne s'étonna ni des huées ni des enfants, ni de tout ce qu'on pouvait dire de lui; et pour débiter sa marchandise, il continua de crier:
Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves?
Il répéta si souvent la même chose en allant et en venant dans la place, devant le palais et alentour, que la princesse Badroulboudour, qui était alors dans le salon aux vingt-quatre croisées, entendit la voix d'un homme, mais comme elle ne pouvait distinguer ce qu'il criait, à cause des huées des enfants qui le suivaient, et dont le nombre augmentait de moment en moment, elle envoya une de ses femmes esclaves qui l'approchaient de plus près pour voir ce que c'était que ce bruit.
La femme esclave ne fut pas longtemps à remonter; elle entra dans le salon avec de grands éclats de rire. Elle riait de si bonne grâce, que la princesse ne put s'empêcher de rire elle-même en la regardant. Eh bien! folle, dit la princesse, veux-tu me dire pourquoi tu ris? Princesse, répondit la femme esclave en riant toujours, qui pourrait s'empêcher de rire en voyant un fou avec un panier au bras, plein de belles lampes toutes neuves, qui ne demande pas à les vendre, mais à les changer contre des vieilles? Ce sont les enfants, dont il est si fort environné qu'à peine peut-il avancer, qui font tout le bruit qu'on entend, en se moquant de lui.
Sur ce récit, une autre femme esclave, en prenant la parole: A propos de vieilles lampes, dit-elle, je ne sais si la princesse a pris garde qu'en voilà une sur la corniche; celui à qui elle appartient ne sera pas fâché d'en trouver une neuve au lieu de cette vieille. Si la princesse le veut bien, elle peut avoir le plaisir d'éprouver si ce fou est véritablement assez fou pour donner une lampe neuve en échange d'une vieille, sans en rien demander de retour.
La lampe dont la femme esclave parlait était la lampe merveilleuse dont Aladdin s'était servi pour s'élever au point de grandeur où il était arrivé; il l'avait mise lui-même sur la corniche avant d'aller à la chasse, dans la crainte de la perdre, et il avait pris la même précaution toutes les autres fois qu'il y était allé. Mais ni les femmes esclaves, ni les eunuques, ni la princesse même, n'y avaient pas fait attention une seule fois jusqu'alors pendant son absence; hors du temps de la chasse, il la portait toujours sur lui. On dira que la précaution d'Aladdin était bonne, mais au moins qu'il aurait dû enfermer la lampe. Cela est vrai, mais on a fait de semblables fautes de tout temps, on en fait encore aujourd'hui et l'on ne cessera d'en faire.
La princesse Badroulboudour, qui ignorait que la lampe fût aussi précieuse qu'elle l'était, entra dans la plaisanterie, et elle commanda à un eunuque de la prendre et d'en aller faire l'échange. L'eunuque obéit. Il descendit du salon; et il ne fut pas plutôt sorti de la porte du palais, qu'il aperçut le magicien africain; il l'appela; et quand il fut venu à lui, et en lui montrant la vieille lampe: Donne-moi, dit-il, une lampe neuve pour celle-ci.
Le magicien africain ne douta pas que ce ne fût la lampe qu'il cherchait; il ne pouvait pas y en avoir d'autres dans le palais d'Aladdin, où toute la vaisselle n'était que d'or ou d'argent: il la prit promptement de la main de l'eunuque, et après l'avoir fourrée bien avant dans son sein, il lui présenta son panier, et lui dit de choisir celle qu'il lui plairait. L'eunuque choisit; et près avoir laissé le magicien, il porta la lampe neuve à la princesse Badroulboudour; mais l'échange ne fut pas plutôt fait, que les enfants firent retentir la place de plus grands éclats qu'ils n'avaient encore fait, en se moquant, selon eux, de la bêtise du magicien.
Le magicien africain les laissa criailler tant qu'ils voulurent; mais sans s'arrêter plus longtemps aux environs du palais d'Aladdin, il s'en éloigna insensiblement et sans bruit, c'est-à-dire sans crier et sans parler davantage de changer des lampes neuves pour des vieilles. Il n'en voulait pas d'autres que celle qu'il emportait; et son silence enfin fit que les enfants s'écartèrent, et qu'ils le laissèrent aller.
Dès qu'il fut hors de la place qui était entre les deux palais, il s'échappa par les rues les moins fréquentées. Quand il fut dans la campagne, il se détourna du chemin dans un lieu à l'écart, hors de la vue du monde, où il resta jusqu'au moment qu'il jugea à propos pour achever d'exécuter le dessein qui l'avait amené. Il ne regretta pas le barbe qu'il laissait dans le khan où il avait pris logement; il se crut bien dédommagé par le trésor qu'il venait d'acquérir.
Le magicien africain passa le reste de la journée dans ce lieu, jusqu'à une heure de nuit que les ténèbres furent le plus obscures. Alors il tira la lampe de son sein et il la frotta. A cet appel, le génie lui apparut. «Que veux-tu, lui demanda le génie; me voilà prêt à t'obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et ses autres esclaves.» Je te commande, reprit le magicien africain, qu'à l'heure même tu enlèves le palais que toi ou les autres esclaves de la lampe ont bâti dans cette ville, tel qu'il est, avec tout ce qu'il y a de vivant, et que tu le transportes avec moi en même temps dans un tel endroit de l'Afrique. Sans lui répondre, le génie, avec l'aide d'autres génies, esclaves de la lampe comme lui, le transportèrent en très-peu de temps, lui et son palais en son entier, au propre lieu de l'Afrique qui lui avait été marqué. Nous laisserons le magicien africain et le palais avec la princesse Badroulboudour en Afrique, pour parler de la surprise du sultan.
Dès que le sultan fut levé, il ne manqua pas, selon sa coutume, de se rendre au cabinet ouvert, pour avoir le plaisir de contempler et d'admirer le palais d'Aladdin. Il jeta la vue du côté où il avait coutume de voir ce palais, et il ne vit qu'une place vide, telle qu'elle était avant qu'on l'y eût bâti; il crut qu'il se trompait, et il se frotta les yeux; mais il ne vit rien de plus que la première fois, quoique le temps fût serein, le ciel net, et que l'aurore, qui avait commencé de paraître, rendît tous les objets fort distincts. Il regarda par les deux ouvertures, à droite et à gauche, et il ne vit que ce qu'il avait coutume de voir par ces deux endroits. Son étonnement fut si grand, qu'il demeura longtemps dans la même place, les yeux tournés du côté où le palais avait été et où il ne le voyait plus, en cherchant ce qu'il ne pouvait comprendre; il commanda qu'on lui fît venir le grand vizir en toute diligence; et cependant il s'assit, l'esprit agité de pensées si différentes, qu'il ne savait quel parti prendre.
Le grand vizir ne fit pas attendre le sultan; il vint même avec une si grande précipitation, que ni lui ni ses gens ne firent pas réflexion, en passant, que le palais d'Aladdin n'était plus à sa place; les portiers mêmes, en ouvrant la porte du palais, ne s'en étaient pas aperçus.
En abordant le sultan: Sire, lui dit le grand vizir, l'empressement avec lequel Votre Majesté m'a fait appeler m'a fait juger que quelque chose de bien extraordinaire était arrivé, puisqu'elle n'ignore pas qu'il est aujourd'hui jour de conseil, et que je ne dois pas manquer de me rendre à mon devoir dans peu de moments. Ce qui est arrivé est véritablement extraordinaire, comme tu le dis, et tu vas en convenir. Dis-moi où est le palais d'Aladdin. Le palais d'Aladdin, sire! répondit le grand vizir avec étonnement; je viens de passer devant, et il m'a semblé qu'il était à sa place: des bâtiments aussi solides que celui-là ne changent pas de place si facilement. Va voir au cabinet, répondit le sultan, et tu viendras me dire si tu l'auras vu.
Le grand vizir alla au cabinet ouvert, et il lui arriva la même chose qu'au sultan. Quand il se fut bien assuré que le palais d'Aladdin n'était plus où il avait été, et qu'il n'en paraissait pas le moindre vestige, il revint se présenter au sultan. Eh bien! as-tu vu le palais d'Aladdin? lui demanda le sultan. Sire, répondit le grand vizir, Votre Majesté peut se souvenir que j'ai eu l'honneur de lui dire que ce palais, qui faisait le sujet de son admiration avec ses richesses immenses, n'était qu'un ouvrage de magie et d'un magicien; mais Votre Majesté n'a pas voulu y faire attention.
Le sultan, qui ne pouvait disconvenir de ce que le grand vizir lui représentait, entra dans une colère d'autant plus grande qu'il ne pouvait désavouer son incrédulité. Où est, dit-il, cet imposteur, ce scélérat, que je lui fasse couper la tête? Sire, reprit le grand vizir, il y a quelques jours qu'il est venu prendre congé de Votre Majesté: il faut lui envoyer demander où est son palais; il ne doit pas l'ignorer. Ce serait le traiter avec trop d'indulgence, repartit le sultan; va donner ordre à trente de mes cavaliers de me l'amener chargé de chaînes. Le grand vizir alla donner l'ordre du sultan aux cavaliers, et il instruisit leur officier de quelle manière il devait s'y prendre, afin qu'il ne leur échappât point. Ils partirent, et ils rencontrèrent Aladdin à cinq ou six lieues de la ville, qui revenait en chassant. L'officier lui dit en l'abordant que le sultan, impatient de le revoir, les avaient envoyés pour le lui témoigner, et revenir avec lui en l'accompagnant.
Aladdin n'eut pas le moindre soupçon du véritable sujet qui avait amené ce détachement de la garde du sultan: il continua de revenir en chassant; mais quand il fut à une demi-lieue de la ville, ce détachement l'environna, et l'officier, en prenant la parole, lui dit: Prince Aladdin, c'est avec un grand regret que nous vous déclarons l'ordre que nous avons du sultan de vous arrêter, et de vous mener à lui en criminel d'État; nous vous supplions de ne pas trouver mauvais que nous nous acquittions de notre devoir, et de nous le pardonner.
Cette déclaration fut un sujet de grande surprise à Aladdin, qui se sentait innocent; il demanda à l'officier s'il savait de quel crime il était accusé. A quoi il répondit que ni lui ni ses gens n'en savaient rien.
Comme Aladdin vit que ses gens étaient de beaucoup inférieurs au détachement, et même qu'ils s'éloignaient, il mit pied à terre. Me voilà, dit-il; exécutez l'ordre que vous avez. Je puis dire néanmoins que je ne me sens coupable d'aucun crime, ni envers la personne du sultan, ni envers l'État. On lui passa aussitôt au cou une chaîne fort grosse et fort longue, dont on le lia aussi par le milieu du corps, de manière qu'il n'avait pas les bras libres. Quand l'officier se fut mis à la tête de sa troupe, un cavalier prit le bout de la chaîne; et en marchant après l'officier, il mena Aladdin, qui fut obligé de le suivre à pied; et dans cet état il fut conduit vers la ville.
Quand les cavaliers furent entrés dans le faubourg, les premiers qui virent qu'on menait Aladdin en criminel d'État ne doutèrent pas que ce ne fût pour lui couper la tête. Comme il était aimé généralement, les uns prirent le sabre et d'autres armes, et ceux qui n'en avaient pas s'armèrent de pierres, et ils suivirent les cavaliers. Quelques-uns qui étaient à la queue firent volte-face, en faisant mine de vouloir les dissiper; mais bientôt ils grossirent en si grand nombre, que les cavaliers prirent le parti de dissimuler, trop heureux s'ils pouvaient arriver jusqu'au palais du sultan sans qu'on leur enlevât Aladdin. Pour y réussir, selon que les rues étaient plus ou moins larges, ils eurent grand soin d'occuper toute la largeur du terrain, tantôt en s'étendant, tantôt en se resserrant; de la sorte ils arrivèrent à la place du palais, où ils se mirent tous sur une ligne, en faisant face à la populace armée, jusqu'à ce que leur officier et le cavalier qui menait Aladdin fussent entrés dans le palais, et que les portiers eussent fermé la porte pour empêcher qu'elle n'entrât.
Aladdin fut conduit devant le sultan, qui l'attendait sur un balcon, accompagné du grand vizir; et sitôt qu'il le vit, il commanda au bourreau, qui avait eu ordre de se trouver là, de lui couper la tête, sans vouloir l'entendre, ni tirer de lui aucun éclaircissement.
Quand le bourreau se fut saisi d'Aladdin, il lui ôta la chaîne qu'il avait au cou et autour du corps; et après avoir étendu sur la terre un cuir teint du sang d'une infinité de criminels qu'il avait exécutés, il l'y fit mettre à genoux, et lui banda les yeux. Alors il tira son sabre; il prit sa mesure pour donner le coup, en s'essayant et en faisant flamboyer le sabre en l'air par trois fois, et il attendit que le sultan lui donnât le signal pour trancher la tête d'Aladdin.
En ce moment le grand vizir aperçut que la populace qui avait forcé les cavaliers, et qui avait rempli la place, venait d'escalader les murs du palais en plusieurs endroits, et commençait à les démolir pour faire brèche. Avant que le sultan donnât le signal, il lui dit: Sire, je supplie Votre Majesté de penser mûrement à ce qu'elle va faire. Elle va courir risque de voir son palais forcé; et si ce malheur arrivait, l'événement pourrait en être funeste. Mon palais forcé! reprit le sultan. Qui peut avoir cette audace? Sire, repartit le grand vizir, que Votre Majesté jette les yeux sur les murs de son palais et sur la place, elle connaîtra la vérité de ce que je lui dis.
L'épouvante du sultan fut si grande quand il eut vu une émotion si vive et si animée, que dans le moment même il commanda au bourreau de remettre son sabre dans le fourreau, d'ôter le bandeau des yeux d'Aladdin, et de le laisser libre. Il donna aussi ordre aux chiaoux de crier que le sultan lui faisait grâce, et que chacun eût à se retirer.
Alors tous ceux qui étaient déjà montés au haut des murs du palais, témoins de ce qui venait de se passer, abandonnèrent leur dessein. Ils descendirent en peu d'instants; et pleins de joie d'avoir sauvé la vie d'un homme qu'ils aimaient véritablement, ils publièrent cette nouvelle à tous ceux qui étaient autour d'eux; elle passa bientôt à toute la populace qui était dans la place du palais; et les cris des chiaoux, qui annonçaient la même chose du haut des terrasses où ils étaient montés, achevèrent de la rendre publique. La justice que le sultan venait de rendre à Aladdin en lui faisant grâce désarma la populace, fit cesser le tumulte, et insensiblement chacun se retira chez soi.
Quand Aladdin se vit libre, il leva la tête du côté du balcon; et comme il aperçut le sultan: Sire, dit-il en élevant la voix d'une manière touchante, je supplie Votre Majesté d'ajouter une nouvelle grâce à celle qu'elle vient de me faire, c'est de vouloir bien me faire connaître quel est mon crime. Quel est ton crime, perfide! répondit le sultan, ne le sais-tu pas? Monte jusqu'ici, continua-t-il, je te le ferai connaître.
Aladdin monta, et quand il se fut présenté: Suis-moi, lui dit le sultan, en marchant devant lui sans le regarder. Il le mena jusqu'au cabinet ouvert, et quand il fut arrivé à la porte: Entre, lui dit le sultan; tu dois savoir où était ton palais: regarde de tous côtés, et dis-moi ce qu'il est devenu.
Aladdin regarde, et ne voit rien; il s'aperçoit bien de tout le terrain que son palais occupait; mais comme il ne pouvait deviner comment il avait pu disparaître, cet événement extraordinaire et surprenant le mit dans une confusion et dans un étonnement qui l'empêchèrent de pouvoir répondre un seul mot au sultan.
Le sultan impatient: Dis-moi donc, répéta-t-il à Aladdin, où est ton palais et où est ma fille! Alors Aladdin rompit le silence: Sire, dit-il, je vois bien, et je l'avoue, que le palais que j'ai fait bâtir n'est plus à la place où il était; je vois qu'il a disparu, et je ne puis dire à Votre Majesté où il peut être; mais je puis l'assurer que je n'ai aucune part à cet événement.
Je ne me mets pas en peine de ce que ton palais est devenu, reprit le sultan, j'estime ma fille un million de fois davantage. Je veux que tu me la retrouves, autrement je te ferai couper la tête, et nulle considération ne m'en empêchera.
Sire, repartit Aladdin, je supplie Votre Majesté de m'accorder quarante jours pour faire mes diligences; et si dans cet intervalle je n'y réussis pas, je lui donne ma parole que j'apporterai ma tête au pied de son trône, afin qu'elle en dispose à sa volonté. Je t'accorde les quarante jours que tu me demandes, lui dit le sultan, mais ne crois pas abuser de la grâce que je te fais, en pensant échapper à mon ressentiment: en quelque endroit de la terre que tu puisses être, je saurai bien te retrouver.
Aladdin s'éloigna de la présence du sultan dans une grande humiliation et dans un état à faire pitié; il passa au travers des cours du palais la tête baissée, sans oser lever les yeux, dans la confusion où il était, et les principaux officiers de la cour, dont il n'avait pas désobligé un seul, quoique amis, au lieu de s'approcher de lui pour le consoler ou pour lui offrir une retraite chez eux, lui tournèrent le dos, autant pour ne pas le voir, que pour n'être pas reconnus. Mais quand ils se fussent approchés de lui pour lui dire quelque chose de consolant, ou pour lui faire offre de service, ils n'eussent plus reconnu Aladdin: il ne se reconnaissait pas lui-même, et il n'avait plus la liberté de son esprit. Il le fit bien connaître quand il fut hors du palais: car sans penser à ce qu'il faisait, il demandait de porte en porte et à tous ceux qu'il rencontrait, si on n'avait pas vu son palais, ou si on ne pouvait pas lui en donner des nouvelles.
Ces demandes firent croire à tout le monde qu'Aladdin avait perdu l'esprit. Quelques-uns n'en firent que rire, mais les gens les plus raisonnables, et particulièrement ceux qui avaient eu quelque liaison d'amitié et de commerce avec lui en furent véritablement touchés de compassion. Il demeura trois jours dans la ville, en allant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et ne mangeant que ce qu'on lui présentait par charité, et sans prendre aucune résolution.
Enfin, comme il ne pouvait plus, dans l'état malheureux où il se voyait, rester dans une ville où il avait fait une si belle figure, il en sortit, et il prit le chemin de la campagne. Il se détourna des grandes routes; et après avoir traversé plusieurs campagnes dans une incertitude affreuse, il arriva enfin, à l'entrée de la nuit, au bord d'une rivière. Là, il lui prit une pensée de désespoir: Où irai-je chercher mon palais? dit-il en lui-même. En quelle province, en quel pays, en quelle partie du monde le trouverai-je, aussi bien que ma chère princesse que le sultan me demande? Jamais je n'y réussirai; il vaut donc mieux que je me délivre de tant de fatigues qui n'aboutiraient à rien, et de tous les chagrins cuisants qui me rongent. Il allait se jeter dans la rivière, selon la résolution qu'il venait de prendre; mais il crut, en bon musulman fidèle à sa religion, qu'il ne devait pas le faire sans avoir auparavant fait sa prière. En venant s'y préparer, il s'approcha du bord de l'eau pour se laver les mains et le visage, suivant la coutume du pays; mais comme cet endroit était un peu en pente, et mouillé par l'eau qui y battait, il glissa, et il serait tombé dans la rivière, s'il ne se fût retenu à un petit roc élevé hors de terre environ de deux pieds. Heureusement pour lui il portait encore l'anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt avant qu'il descendît dans le souterrain pour aller prendre la précieuse lampe qui venait de lui être enlevée. Il frotta cet anneau assez fortement contre le roc en se retenant; dans l'instant le même génie qui lui était apparu dans ce souterrain où le magicien africain l'avait enfermé, lui apparut encore:
«Que veux-tu? lui dit le génie. Me voici prêt à t'obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont l'anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l'anneau.»
Aladdin, agréablement surpris par une apparition si peu attendue dans le désespoir où il était, répondit: Génie, sauve-moi la vie une seconde fois, en m'enseignant où est le palais que j'ai fait bâtir, ou en faisant qu'il soit rapporté incessamment où il était. Ce que tu me demandes, reprit le génie, n'est pas de mon ressort: je ne suis esclave que de l'anneau, adresse-toi à l'esclave de la lampe. Si cela est, repartit Aladdin, je te commande donc, par la puissance de l'anneau, de me transporter jusqu'au lieu où est mon palais, en quelque endroit de la terre qu'il soit, et de me poser sous les fenêtres de la princesse Badroulboudour. A peine eut-il achevé de parler, que le génie le transporta en Afrique au milieu d'une grande prairie où était le palais, peu éloigné d'une grande ville, et le posa précisément au-dessous des fenêtres de l'appartement de la princesse, où il le laissa. Tout cela se fit en un instant.
Nonobstant l'obscurité de la nuit, Aladdin reconnut fort bien son palais et l'appartement de la princesse Badroulboudour; mais comme la nuit était avancée, et que tout était tranquille dans le palais, il se retira un peu à l'écart, et il s'assit au pied d'un arbre. Là, rempli d'espérance, en faisant réflexion à son bonheur, dont il était redevable à un pur hasard, il se trouva dans une situation beaucoup plus paisible que depuis qu'il avait été arrêté, amené devant le sultan, et délivré du danger présent de perdre la vie. Il s'entretint quelque temps dans ces pensées agréables; mais enfin, comme il y avait cinq ou six jours qu'il ne dormait point, il ne put s'empêcher de se laisser aller au sommeil qui l'accablait, et il s'endormit au pied de l'arbre où il était.
Le lendemain, dès que l'aurore commença à paraître, Aladdin fut éveillé agréablement, non-seulement par le ramage des oiseaux qui avaient passé la nuit sur l'arbre sous lequel il était couché, mais même sur les arbres touffus du jardin de son palais. Il jeta d'abord les yeux sur cet admirable édifice, et alors il se sentit une joie inexprimable d'être sur le point de s'en revoir bientôt le maître, et en même temps de posséder encore une fois sa chère princesse Badroulboudour. Il se leva, et se rapprocha de l'appartement de la princesse. Il se promena quelque temps sous ses fenêtres, en attendant qu'il fût jour chez elle et qu'on pût l'apercevoir. Dans cette attente, il cherchait en lui-même d'où pouvait être venue la cause de son malheur; et après avoir bien rêvé, il ne douta plus que toute son infortune ne vînt d'avoir quitté sa lampe de vue. Il s'accusait lui-même de négligence et du peu de soin qu'il avait eu de ne s'en pas dessaisir un seul moment. Ce qui l'embarrassait davantage, c'est qu'il ne pouvait s'imaginer qui était le jaloux de son bonheur. Il l'eût compris d'abord, s'il eût su que lui et son palais se trouvaient alors en Afrique; mais le génie, esclave de l'anneau, ne lui en avait rien dit; il ne s'en était point informé lui-même. Le nom seul de l'Afrique lui eût rappelé dans sa mémoire le magicien africain, son ennemi déclaré.
La princesse Badroulboudour se levait plus matin qu'à l'ordinaire depuis son enlèvement et son transport en Afrique par l'artifice du magicien africain, dont jusqu'alors elle avait été contrainte de supporter la vue une fois chaque jour, parce qu'il était maître du palais; mais elle l'avait traité si durement chaque fois, qu'il n'avait encore osé prendre la hardiesse de s'y loger. Quand elle fut habillée, une de ses femmes, en regardant au travers d'une jalousie, aperçoit Aladdin. Elle court aussitôt en avertir sa maîtresse. La princesse, qui ne pouvait croire cette nouvelle, vient vite se présenter à la fenêtre, et aperçoit Aladdin. Elle ouvre la jalousie. Au bruit que la princesse fait en l'ouvrant, Aladdin lève la tête; il la reconnaît, et il la salue d'un air qui exprimait l'excès de sa joie. Pour ne pas perdre de temps, lui dit la princesse, on est allé vous ouvrir la porte secrète; entrez et montez. Et elle ferma la jalousie.
La porte secrète était au-dessous de l'appartement de la princesse: elle se trouva ouverte, et Aladdin monta à l'appartement de la princesse. Il n'est pas possible d'exprimer la joie que ressentirent ces deux époux de se revoir après s'être crus séparés pour jamais. Ils s'embrassèrent plusieurs fois, et se donnèrent toutes les marques d'amour et de tendresse qu'on peut s'imaginer, après une séparation aussi triste et aussi peu attendue que la leur. Après ces embrassements mêlés de larmes de joie, ils s'assirent; et Aladdin en prenant la parole: Princesse, dit-il, avant de vous entretenir de toute autre chose, je vous supplie au nom de Dieu, autant pour votre propre intérêt et pour celui du sultan votre respectable père, que pour le mien en particulier, de me dire ce qu'est devenue une vieille lampe que j'avais mise sur la corniche du salon à vingt-quatre croisées, avant d'aller à la chasse.
Ah! cher époux! répondit la princesse, je m'étais bien doutée que notre malheur réciproque venait de cette lampe! et ce qui me désole, c'est que j'en suis la cause moi-même! Princesse, reprit Aladdin, ne vous en attribuez pas la cause, elle est toute sur moi, et je devais avoir été plus soigneux de la conserver; ne songeons qu'à réparer cette perte; et pour cela faites-moi la grâce de me raconter comment la chose s'est passée, et en quelles mains elle est tombée.
Alors la princesse Badroulboudour raconta à Aladdin ce qui s'était passé dans l'échange de la lampe vieille pour la neuve, qu'elle fit apporter afin qu'il la vît; et comment la nuit suivante, après s'être aperçue du transport du palais, elle s'était trouvée le matin dans le pays inconnu où elle lui parlait, et qui était l'Afrique, particularité qu'elle avait apprise de la bouche même du traître qui l'y avait fait transporter par son art magique.
Princesse, dit Aladdin en l'interrompant, vous m'avez fait connaître le traître en me disant que je suis en Afrique avec vous. Il est le plus perfide de tous les hommes. Mais ce n'est ni le temps ni le lieu de vous faire une peinture plus ample de ses méchancetés. Je vous prie seulement de me dire ce qu'il a fait de la lampe, et où il l'a mise. Il la porte dans son sein, enveloppée bien précieusement, reprit la princesse, et je puis en rendre témoignage, puisqu'il l'en a tirée et développée pour m'en faire un trophée.
Ma princesse, dit alors Aladdin, ne me sachez pas mauvais gré de tant de demandes dont je vous fatigue; elles sont également importantes pour vous et pour moi. Pour venir à ce qui m'intéresse plus particulièrement, apprenez-moi, je vous en conjure, comment vous vous trouvez du traitement d'un homme aussi méchant et aussi perfide? Depuis que je suis en ce lieu, reprit la princesse, il ne s'est présenté devant moi qu'une fois chaque jour; et je suis bien persuadée que le peu de satisfaction qu'il tire de ses visites fait qu'il ne m'importune pas plus souvent. Tous les discours qu'il me tient chaque fois ne tendent qu'à me persuader de rompre la foi que je vous ai donnée; et de le prendre pour époux, en voulant me faire entendre que je ne dois pas espérer de vous revoir jamais, que vous ne vivez plus, et que le sultan mon père vous a fait couper la tête. Il ajoute, pour se justifier, que vous êtes un ingrat, que votre fortune n'est venue que de lui, et mille autres choses que je lui laisse dire.
Et comme il ne reçoit de moi pour réponse que mes plaintes douloureuses et mes larmes, il est contraint de se retirer aussi peu satisfait que quand il arrive. Je ne doute pas néanmoins que son intention ne soit de laisser passer mes plus vives douleurs, dans l'espérance que je changerai de sentiment, et à la fin d'user de violence si je persévère à lui faire résistance. Mais, cher époux, votre présence a déjà dissipé mes inquiétudes.
Princesse, interrompit Aladdin, j'ai confiance que ce n'est pas en vain, puisqu'elles sont dissipées, et que je crois avoir trouvé le moyen de vous délivrer de votre ennemi et du mien. Mais pour cela il est nécessaire que j'aille à la ville. Je serai de retour vers le midi, et alors je vous communiquerai quel est mon dessein, et ce qu'il faudra que vous fassiez pour contribuer à le faire réussir. Mais afin que vous en soyez avertie, ne vous étonnez pas de me voir revenir avec un autre habit, et donnez ordre qu'on ne me fasse pas attendre à la porte secrète au premier coup que je frapperai.
La princesse lui promit qu'on l'attendrait à la porte, et que l'on serait prompt à lui ouvrir.
Quand Aladdin fut descendu de l'appartement de la princesse, et qu'il fut sorti par la même porte, il regarda de côté et d'autre, et il aperçut un paysan qui prenait le chemin de la campagne.
Comme le paysan allait au delà du palais, et qu'il était un peu éloigné, Aladdin pressa le pas; et quand il l'eut joint, il lui proposa de changer d'habit; et il fit tant que le paysan y consentit. L'échange se fit à la faveur d'un buisson; et quand ils se furent séparés, Aladdin prit le chemin de la ville. Dès qu'il y fut rentré, il enfila la rue qui aboutissait à la porte; et se détournant par les rues les plus fréquentées, il arriva à l'endroit où chaque sorte de marchands et d'artisans avaient leur rue particulière. Il entra dans celle des droguistes; et en s'adressant à la boutique la plus grande et la mieux fournie, il demanda au marchand s'il avait une certaine poudre qu'il lui nomma.
Le marchand, qui s'imagina qu'Aladdin était pauvre, à le regarder par son habit, et qu'il n'avait pas assez d'argent pour la payer, lui dit qu'il en avait, mais qu'elle était chère. Aladdin pénétra dans la pensée du marchand; il tira sa bourse, et, en faisant voir de l'or, il demanda une demi-drachme de cette poudre. Le marchand la pesa, l'enveloppa, et en la présentant à Aladdin il en demanda une pièce d'or. Aladdin la lui mit entre les mains, et sans s'arrêter dans la ville qu'autant de temps qu'il en fallut pour prendre un peu de nourriture, il revint à son palais. Il n'attendit pas à la porte secrète; elle lui fut ouverte d'abord, et il monta à l'appartement de la princesse Badroulboudour: Princesse, lui dit-il, l'aversion que vous avez pour votre ravisseur, comme vous me l'avez témoigné, fera peut-être que vous aurez de la peine à suivre le conseil que j'ai à vous donner. Mais permettez-moi de vous dire qu'il est à propos que vous dissimuliez, et même que vous vous fassiez violence, si vous voulez vous délivrer de sa persécution, et donner au sultan votre père et mon seigneur la satisfaction de vous revoir.
Si vous voulez donc suivre mon conseil, continua Aladdin, vous commencerez dès à présent à vous habiller d'un de vos plus beaux habits, et quand le magicien africain viendra, ne faites pas difficulté de le recevoir avec tout le bon accueil possible, sans affectation et sans contrainte, avec un visage ouvert, de manière néanmoins que, s'il y reste quelque nuage d'affliction, il puisse apercevoir qu'il se dissipera avec le temps. Dans la conversation, donnez-lui à connaître que vous faites vos efforts pour m'oublier; et afin qu'il soit persuadé davantage de votre sincérité, invitez-le à souper avec vous, et marquez-lui que vous seriez bien aise de goûter du meilleur vin de son pays; il ne manquera pas de vous quitter pour en aller chercher. Alors, en attendant qu'il revienne, quand le buffet sera mis, mettez dans un des gobelets pareils à celui dans lequel vous avez coutume de boire la poudre que voici; et en le mettant à part, avertissez celle de vos femmes qui vous donne à boire, de vous l'apporter plein de vin au signal que vous lui ferez, dont vous conviendrez avec elle, et de prendre bien garde de ne pas se tromper. Quand le magicien sera revenu, et que vous serez à table, après avoir mangé et bu autant de coups que vous le jugerez à propos, faites-vous apporter le gobelet où sera la poudre, et changez votre gobelet avec le sien; il trouvera la faveur que vous lui ferez si grande, qu'il ne la refusera pas: il boira même sans rien laisser dans le gobelet, et à peine l'aura-t-il vidé, que vous le verrez tomber à la renverse. Si vous avez de la répugnance à boire dans son gobelet, faites semblant de boire, vous le pouvez sans crainte, l'effet de la poudre sera si prompt, qu'il n'aura pas le temps de faire attention si vous buvez ou si vous ne buvez pas.
Quand Aladdin eut achevé: Je vous avoue, lui dit la princesse, que je me fais une grande violence, en consentant à faire au magicien les avances que je vois bien qu'il est nécessaire que je fasse; mais quelle résolution ne peut-on pas prendre contre un cruel ennemi! Je ferai donc ce que vous me conseillez, puisque de là mon repos ne dépend pas moins que le vôtre. Ces mesures prises avec la princesse, Aladdin prit congé d'elle, et il alla passer le reste du jour aux environs du palais, en attendant la nuit pour se rapprocher de la porte secrète.
La princesse Badroulboudour, inconsolable, non-seulement de se voir séparée d'Aladdin, son cher époux, qu'elle avait aimé d'abord, et qu'elle continuait d'aimer encore, plus par inclination que par devoir, mais même d'avec le sultan son père qu'elle chérissait, et dont elle était tendrement aimée, était toujours demeurée dans une grande négligence de sa personne depuis le moment de cette douloureuse séparation. Elle avait même, pour ainsi dire, oublié la propreté qui sied si bien aux personnes de son sexe, particulièrement après que le magicien africain se fut présenté à elle la première fois, et qu'elle eut appris par ses femmes, qui l'avaient reconnu, que c'était lui qui avait pris la vieille lampe en échange de la neuve, et que, par cette fourberie insigne, il lui fut devenu en horreur. Mais l'occasion d'en prendre vengeance comme il le méritait, et plutôt qu'elle n'avait osé l'espérer, fit qu'elle résolut de contenter Aladdin. Ainsi, dès qu'il se fut retiré, elle se mit à sa toilette, se fit coiffer par ses femmes de la manière qui lui était la plus avantageuse, et elle prit un habit le plus riche et le plus convenable à son dessein. La ceinture dont elle se ceignit n'était qu'or et que diamants enchâssés, les plus gros et les mieux assortis; et elle accompagna la ceinture d'un collier de perles seulement, dont les six de chaque côté étaient d'une telle proportion avec celle du milieu, qui était la plus grosse et la plus précieuse, que les plus grandes sultanes et les plus grandes reines se seraient estimées heureuses d'en avoir un complet de la grosseur des deux plus petites de celui de la princesse. Les bracelets, entremêlés de diamants et de rubis, répondaient merveilleusement bien à la richesse de la ceinture et du collier.
Le magicien ne manqua pas de venir à son heure ordinaire. Dès que la princesse le vit entrer dans son salon aux vingt-quatre croisées où elle l'attendait, elle se leva avec tout son appareil de beauté et de charmes, et elle lui montra de la main la place honorable où elle attendait qu'il se mît, pour s'asseoir en même temps que lui: civilité distinguée qu'elle ne lui avait pas encore faite.
Le magicien africain, plus ébloui de l'éclat des beaux yeux de la princesse que du brillant des pierreries dont elle était ornée, fut fort surpris. Son air majestueux, et un certain air gracieux dont elle l'accueillait, si opposé aux rebuts avec lesquels elle l'avait reçu jusqu'alors, le rendit confus. D'abord il voulut prendre place sur le bord du sofa; mais comme il vit que la princesse ne voulait pas s'asseoir dans la sienne, qu'il ne fût assis où elle souhaitait, il obéit.
Quand le magicien africain fut placé, la princesse, pour le tirer de l'embarras où elle le voyait, prit la parole en le regardant d'une manière à lui faire croire qu'il ne lui était plus odieux, comme elle l'avait fait paraître auparavant, et elle lui dit: Vous vous étonnez sans doute de me voir aujourd'hui tout autre que vous ne m'avez vue jusqu'à présent; mais vous n'en serez plus surpris quand je vous dirai que je suis d'un tempérament si opposé à la tristesse, à la mélancolie, aux chagrins et aux inquiétudes, que je cherche à les éloigner le plus tôt qu'il m'est possible, dès que je trouve que le sujet en est passé. J'ai fait réflexion sur ce que vous m'avez représenté du destin d'Aladdin; et de l'humeur dont je connais le sultan mon père, je suis persuadée comme vous qu'il n'a pu éviter l'effet terrible de son courroux. Ainsi, quand je m'opiniâtrerais à le pleurer toute ma vie, je vois bien que mes larmes ne le feraient pas revivre. C'est pour cela qu'après lui avoir rendu, même dans le tombeau, les devoirs que mon amour demandait que je lui rendisse, il m'a paru que je devais chercher tous les moyens de me consoler. Voilà les motifs du changement que vous voyez en moi. Pour commencer donc à éloigner tout sujet de tristesse, résolue à la bannir entièrement, et persuadée que vous voudrez bien me tenir compagnie, j'ai commandé qu'on nous préparât à souper. Mais comme je n'ai que du vin de la Chine, et que je me trouve en Afrique, il m'a pris une envie de goûter celui qu'elle produit, et j'ai cru, s'il y en a, que vous en trouverez du meilleur.
Le magicien africain, qui avait regardé comme impossible le bonheur de parvenir si promptement et si facilement à entrer dans les bonnes grâces de la princesse Badroulboudour, lui marqua qu'il ne trouvait pas de termes assez forts pour lui témoigner combien il était sensible à ses bontés; et en effet, pour finir au plus tôt un entretien dont il eût eu peine à se tirer s'il s'y fût engagé plus avant, il se jeta sur le vin d'Afrique dont elle venait de lui parler, et lui dit que parmi les avantages dont l'Afrique pouvait se glorifier, celui de produire d'excellent vin était un des principaux, particulièrement dans la partie où elle se trouvait; qu'il en avait une pièce de sept ans qui n'était pas entamée, et que, sans le trop priser, c'était un vin qui surpassait en bonté les vins les plus excellents du monde. Si ma princesse, ajouta-t-il, veut me le permettre, j'irai en prendre deux bouteilles, et je serai de retour incessamment. Je serais fâché de vous donner cette peine, lui dit la princesse; il vaudrait mieux que vous y envoyassiez quelqu'un. Il est nécessaire que j'y aille moi-même, repartit le magicien africain: personne que moi ne sait où est la clef du magasin, et personne que moi aussi n'a le secret de l'ouvrir. Si cela est ainsi, dit la princesse, allez donc et revenez promptement. Plus vous mettrez de temps, plus j'aurai d'impatience de vous revoir, et songez que nous nous mettrons à table dès que vous serez de retour.
Le magicien africain, plein d'espérance de son prétendu bonheur, ne courut pas chercher son vin de sept ans, il y vola plutôt, et il revint fort promptement. La princesse, qui n'avait pas douté qu'il ne fît diligence, avait jeté elle-même la poudre qu'Aladdin lui avait apportée, dans un gobelet qu'elle avait mis à part, et elle venait de faire servir. Ils se mirent à table vis-à-vis l'un de l'autre, de manière que le magicien avait le dos tourné au buffet. En lui présentant ce qu'il y avait de meilleur, la princesse lui dit: Si vous voulez, je vous donnerai le plaisir des instruments et des voix; mais comme nous ne sommes que vous et moi, il me semble que la conversation nous donnera plus de plaisir. Le magicien regarda ce choix de la princesse pour une nouvelle faveur.
Après qu'ils eurent mangé quelques morceaux, la princesse demanda à boire. Elle but à la santé du magicien, et quand elle eut bu: Vous aviez raison, dit-elle, de faire l'éloge de votre vin, jamais je n'en avais bu de si délicieux. Charmante princesse, répondit-il, en tenant à la main le gobelet qu'on venait de lui présenter, mon vin acquiert une nouvelle qualité par l'approbation que vous lui donnez. Buvez à ma santé, reprit la princesse; vous trouverez vous-même que je m'y connais. Il but à la santé de la princesse; et en rendant le gobelet: Princesse, dit-il, je me tiens heureux d'avoir réservé cette pièce pour une si bonne occasion; j'avoue moi-même que je n'en ai bu de ma vie de si excellent en plus d'une manière.
Quand ils eurent continué de manger et de boire trois autres coups, la princesse, qui avait achevé de charmer le magicien africain par ses honnêtetés et par ses manières tout obligeantes, donna enfin le signal à la femme qui lui servait à boire, en disant en même temps qu'on lui apportât son gobelet plein de vin, qu'on emplît de même celui du magicien africain, et qu'on le lui présentât. Quand ils eurent chacun leur gobelet à la main: Buvons, dit-elle, et vous reprendrez après ce que vous voulez me dire. En même temps elle porta à la bouche le gobelet qu'elle ne toucha que du bout des lèvres, pendant que le magicien africain se pressa si fort de la prévenir, qu'il vida le sien sans en laisser une goutte. En achevant de le vider, comme il avait un peu penché la tête en arrière pour montrer sa diligence, il demeura quelque temps en cet état, jusqu'à ce que la princesse, qui avait toujours le bord du gobelet sur ses lèvres, vit que les yeux lui tournaient et qu'il tomba sur le dos sans sentiment.
La princesse n'eut pas besoin de commander qu'on allât ouvrir la porte secrète à Aladdin. Ses femmes, qui avaient le mot, s'étaient disposées d'espace en espace depuis le salon jusqu'au bas de l'escalier, de manière que le magicien africain ne fut pas plutôt tombé à la renverse, que la porte lui fut ouverte presque dans le moment.
Aladdin monta, et il entra dans le salon. Dès qu'il eut vu le magicien africain étendu sur le sofa, il arrêta la princesse Badroulboudour qui s'était levée, et qui s'avançait pour lui témoigner sa joie en l'embrassant. Princesse, dit-il, il n'est pas encore temps; obligez-moi de vous retirer à votre appartement, et faites qu'on me laisse seul, pendant que je vais travailler à vous faire retourner à la Chine avec la même diligence que vous en avez été éloignée.
En effet, quand la princesse fut hors du salon avec ses femmes et ses eunuques, Aladdin ferma la porte; et après qu'il se fut approché du cadavre du magicien africain, qui était demeuré sans vie, il ouvrit sa veste, et il en tira la lampe enveloppée de la manière que la princesse lui avait marqué. Il la développa et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta avec son compliment ordinaire. Génie, lui dit Aladdin, je t'ai appelé pour t'ordonner, de la part de la lampe, ta bonne maîtresse que tu vois, de faire que ce palais soit reporté incessamment à la Chine, au même lieu et à la même place d'où il a été apporté ici. Le génie, après avoir marqué par une inclination de tête qu'il allait obéir, disparut. En effet, le transport se fit, et on ne le sentit que par deux agitations fort légères: l'une, quand il fut enlevé du lieu où il était en Afrique, et l'autre, quand il fut posé dans la Chine vis-à-vis le palais du sultan; ce qui se fit dans un intervalle de peu de durée.
Aladdin descendit à l'appartement de la princesse; et alors en l'embrassant: Princesse, dit-il, je puis vous assurer que votre joie et la mienne seront complètes demain matin. Comme la princesse n'avait pas achevé de souper, et qu'Aladdin avait besoin de manger, la princesse fit apporter du salon aux vingt-quatre croisées les mets qu'on y avait servis, et auxquels on n'avait presque pas touché. La princesse et Aladdin mangèrent ensemble et burent du bon vin vieux du magicien africain; après quoi, sans parler de leur entretien, qui ne pouvait être que très-satisfaisant, ils se retirèrent dans leur appartement.
Depuis l'enlèvement du palais d'Aladdin et de la princesse Badroulboudour, le sultan, père de cette princesse, était inconsolable de l'avoir perdue, comme il se l'était imaginé. Il ne dormait presque ni nuit ni jour; et au lieu d'éviter tout ce qui pouvait l'entretenir dans son affliction, c'était au contraire ce qu'il cherchait avec plus de soin. Ainsi, au lieu qu'auparavant il n'allait que le matin au cabinet ouvert de son palais, pour se satisfaire par l'agrément de cette vue dont il ne pouvait se rassasier, il y allait plusieurs fois le jour renouveler ses larmes et augmenter de plus en plus ses profondes douleurs, par l'idée de ne voir plus ce qui lui avait causé tant de plaisir, et d'avoir perdu ce qu'il avait de plus cher. L'aurore ne faisait encore que de paraître, lorsque le sultan vint à ce cabinet, le même matin que le palais d'Aladdin venait d'être rapporté à sa place. En y entrant, il était si recueilli en lui-même et si pénétré de sa douleur, qu'il jeta les yeux d'une manière triste du côté de la place où il ne croyait voir que l'air vide, sans apercevoir le palais. Mais voyant que ce vide était rempli, il s'imagina d'abord que c'était l'effet d'un brouillard. Il regarde avec plus d'attention, et il reconnaît à n'en pas douter que c'était le palais d'Aladdin. Alors la joie et l'épanouissement du cœur succédèrent aux chagrins et à la tristesse. Il retourne à son appartement en pressant le pas, et il commande qu'on lui selle et qu'on lui amène un cheval. On le lui amène, il le monte, il part, et il lui semble qu'il n'arrivera pas assez tôt au palais d'Aladdin.
Aladdin, qui avait prévu ce qui pouvait arriver, s'était levé dès la petite pointe du jour; et dès qu'il eut pris un des habits les plus magnifiques de sa garde-robe, il était monté au salon aux vingt-quatre croisées, d'où il aperçut venir le sultan. Il descendit, et il fut assez à temps pour le recevoir au bas du grand escalier et l'aider à mettre pied à terre. Aladdin, lui dit le sultan, je ne puis vous parler que je n'aie vu et embrassé ma fille.
Aladdin conduisit le sultan à l'appartement de la princesse Badroulboudour. Et la princesse, qu'Aladdin, en se levant, avait avertie de se souvenir qu'elle n'était plus en Afrique, mais dans la Chine et dans la ville capitale du sultan son père, voisine de son palais, venait d'achever de s'habiller. Le sultan l'embrassa plusieurs fois, le visage baigné de larmes de joie, et la princesse, de son côté, lui donna toutes les marques du plaisir extrême qu'elle avait de le revoir.
Le sultan fut quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche pour parler, tant il était attendri d'avoir retrouvé sa chère fille, après l'avoir pleurée sincèrement comme perdue; et la princesse, de son côté, était tout en larmes de la joie qu'elle avait de revoir le sultan son père.
Le sultan prit enfin la parole: Ma fille, dit-il, je veux croire que c'est la joie que vous avez de me revoir qui fait que vous me paraissez aussi peu changée que s'il ne vous était rien arrivé de fâcheux. Je suis persuadé néanmoins que vous avez beaucoup souffert. On n'est pas transporté dans un palais tout entier, aussi subitement que vous l'avez été, sans de grandes alarmes et de terribles angoisses. Je veux que vous me racontiez ce qui en est, et que vous ne me cachiez rien.
La princesse se fit un plaisir de donner au sultan son père la satisfaction qu'il demandait. Sire, dit la princesse, si je parais si peu changée, je supplie Votre Majesté de considérer que je commençai à respirer dès hier de grand matin par la présence d'Aladdin mon cher époux et mon libérateur, que j'avais regardé et pleuré comme perdu pour moi, et que le bonheur que je viens d'avoir de l'embrasser, me remet à peu près dans la même assiette qu'auparavant. Toute ma peine néanmoins, à proprement parler, n'a été que de me voir arrachée à Votre Majesté et à mon cher époux, non-seulement par rapport à mon inclination à l'égard de mon époux, mais même par l'inquiétude où j'étais sur les tristes effets du courroux de Votre Majesté, auquel je ne doutais pas qu'il ne dût être exposé, tout innocent qu'il était. J'ai moins souffert de l'insolence de mon ravisseur qui m'a tenu des discours qui ne me plaisaient pas. Je les ai arrêtés par l'ascendant que j'ai su prendre sur lui. D'ailleurs j'étais aussi peu contrainte que je le suis présentement. Pour ce qui regarde le fait de mon enlèvement, Aladdin n'y a aucune part, j'en suis la cause moi seule, mais très-innocente.
Aladdin fit enlever le cadavre du magicien africain, avec ordre de le jeter à la voirie pour servir de pâture aux animaux et aux oiseaux. Le sultan cependant, après avoir commandé que les tambours, les timbales, les trompettes et les autres instruments annonçassent la joie publique, fit proclamer une fête de dix jours, en réjouissance du retour de la princesse Badroulboudour et d'Aladdin avec son palais.
C'est ainsi qu'Aladdin échappa pour la seconde fois au danger presque inévitable de perdre la vie; mais ce ne fut pas le dernier; il en courut un troisième dont nous allons rapporter les circonstances.
Le magicien africain avait un frère cadet qui n'était pas moins habile que lui dans l'art magique; on peut même dire qu'il le surpassait en méchanceté et en artifices pernicieux. Comme ils ne demeuraient pas toujours ensemble ou dans la même ville, et que souvent l'un se trouvait au levant, pendant que l'autre était au couchant, chacun de son côté ils ne manquaient pas chaque année de s'instruire, par la géomance, en quelle partie du monde ils étaient, en quel état ils se trouvaient, et s'ils n'avaient pas besoin du secours l'un de l'autre.
Quelque temps après que le magicien africain eut succombé dans son entreprise contre le bonheur d'Aladdin, son cadet, qui n'avait pas eu de ses nouvelles depuis un an, et qui n'était pas en Afrique, mais dans un pays très-éloigné, voulut savoir en quel endroit de la terre il était, comment il se portait, et ce qu'il y faisait. En quelque lieu qu'il allât, il portait toujours avec lui son carré géomantique aussi bien que son frère. Il prend ce carré, il accommode le sable, il jette les points, il en tire les figures, et enfin il en tire l'horoscope. En parcourant chaque maison, il trouve que son frère n'était plus au monde; dans une autre maison, qu'il avait été empoisonné, et qu'il était mort subitement; dans une autre, que cela était arrivé à la Chine; et dans une autre, que c'était dans une capitale de la Chine, située en tel endroit, et enfin, que celui par qui il avait été empoisonné était un homme de basse naissance, qui avait épousé une princesse fille d'un sultan.
Quand le magicien eut appris de la sorte quelle avait été la triste destinée de son frère, il ne perdit pas le temps en des regrets qui ne lui eussent pas redonné la vie. La résolution prise sur-le-champ de venger sa mort, il monte à cheval, et il se met en chemin en prenant sa route vers la Chine. Il traverse plaines, rivières, montagnes, déserts; et après une longue traite, sans s'arrêter en aucun endroit, avec des fatigues incroyables, il arriva enfin à la Chine, et peu de temps après à la capitale que la géomance lui avait enseignée. Certain qu'il ne s'était pas trompé, et qu'il n'avait pas pris un royaume pour un autre, il s'arrête dans cette capitale et il y prend logement.
Le lendemain de son arrivée, le magicien sort; et en se promenant par la ville, non pas tant pour en remarquer les beautés qui lui étaient fort indifférentes, que dans l'intention de commencer à prendre des mesures pour l'exécution de son dessein pernicieux, il s'introduisit dans les lieux les plus fréquentés, et il prêta l'oreille à ce que l'on disait. Dans un lieu où l'on passait le temps à jouer à plusieurs sortes de jeux, et où, pendant que les uns jouaient, d'autres s'entretenaient, les uns des nouvelles et des affaires du temps, d'autres de leurs propres affaires, il entendit qu'on s'entretenait et qu'on racontait des merveilles de la vertu et de la piété d'une femme retirée du monde, nommé Fatime, et même de ses miracles. Comme il crut que cette femme pouvait lui être utile à quelque chose dans ce qu'il méditait, il prit à part un de ceux de la compagnie, et il le pria de vouloir bien lui dire plus particulièrement quelle était cette sainte femme, et quelle sorte de miracles elle faisait.
Quoi! lui dit cet homme, vous n'avez pas encore vu cette femme, ni entendu parler d'elle? Elle fait l'admiration de toute la ville par ses jeûnes, par ses austérités et par le bon exemple qu'elle donne. A la réserve du lundi et du vendredi, elle ne sort pas de son petit ermitage; et les jours qu'elle se fait voir par la ville, elle fait des biens infinis, et il n'y a personne affligé du mal de tête qui ne reçoive la guérison par l'imposition de ses mains.
Le magicien ne voulut pas en savoir davantage sur cet article; il demanda seulement au même homme en quel quartier de la ville était l'ermitage de cette sainte femme. Cet homme le lui enseigna, sur quoi, après avoir conçu et arrêté le dessein détestable dont nous allons parler bientôt, afin de le savoir plus sûrement, il observa toutes ses démarches le premier jour qu'elle sortit, après avoir fait cette enquête, sans la perdre de vue jusqu'au soir, qu'il la vit rentrer dans son ermitage. Quand il eut bien remarqué l'endroit, il se retira dans un des lieux que nous avons dis, où l'on buvait d'une certaine boisson chaude, et où l'on pouvait passer la nuit si l'on voulait, particulièrement dans les grandes chaleurs, que l'on aime mieux en ces pays-là coucher sur la natte que dans un lit.
Le magicien, après avoir contenté le maître du lieu, en lui payant le peu de dépense qu'il avait faite, sortit vers le minuit, et il alla droit à l'ermitage de Fatime la sainte femme, nom sous lequel elle était connue dans toute la ville. Il n'eut pas de peine à ouvrir la porte: elle n'était fermée qu'avec un loquet; il la referma sans faire de bruit quand il fut entré, et il aperçut Fatime à la clarté de la lune, couchée à l'air, et qui dormait sur un sofa garni d'une méchante natte, et appuyée contre sa cellule. Il s'approcha d'elle, et après avoir tiré un poignard qu'il portait au côté, il l'éveilla.
En ouvrant les yeux, la pauvre Fatime fut fort étonnée de voir un homme prêt à la poignarder. En lui appuyant le poignard contre le cœur, prêt à l'y enfoncer: Si tu cries, dit-il, ou si tu fais le moindre bruit, je te tue; mais lève-toi, et fais ce que je te dirai.
Fatime, qui était couchée dans son habit, se leva en tremblant de frayeur. Ne crains pas, lui dit le magicien, je ne demande que ton habit, donne-le-moi et prends le mien. Ils firent l'échange d'habit, et quand le magicien se fut habillé de celui de Fatime, il lui dit: Colore-moi le visage comme le tien, de manière que je te ressemble, et que la couleur ne s'efface pas. Comme il vit qu'elle tremblait encore, pour la rassurer, et afin qu'elle fît ce qu'il souhaitait avec plus d'assurance, il lui dit: Ne crains pas, te dis-je encore une fois, je te jure par le nom de Dieu que je te donne la vie. Fatime le fit entrer dans sa cellule, elle alluma sa lampe; et en prenant d'une certaine liqueur dans un vase avec un pinceau, elle lui en frotta le visage, et lui assura que la couleur ne changerait pas, et qu'il avait le visage de la même couleur qu'elle, sans différence. Elle lui mit ensuite sa propre coiffure sur la tête avec un voile, dont elle lui enseigna comment il fallait qu'il se cachât le visage en allant par la ville. Enfin, après qu'elle lui eut mis autour du cou un gros chapelet qui lui pendait par devant jusqu'au milieu du corps, elle lui mit à la main le même bâton qu'elle avait coutume de porter; et en lui présentant un miroir: Regardez, dit-elle, vous verrez que vous me ressemblez on ne peut pas mieux. Le magicien se trouva comme il l'avait souhaité; mais il ne tint pas à la bonne Fatime le serment qu'il lui avait fait si solennellement. Afin qu'on ne vît pas de sang en la perçant de son poignard, il l'étrangla; et quand il vit qu'elle avait rendu l'âme, il traîna le cadavre par les pieds jusqu'à la citerne de l'ermitage, et il le jeta dedans.
Le magicien, déguisé ainsi en Fatime la sainte femme, passa le reste de la nuit dans l'ermitage, après s'être souillé d'un meurtre si détestable. Le lendemain, à une heure ou deux du matin, quoique dans un jour que la sainte femme n'avait pas coutume de sortir, il ne laissa pas de le faire, bien persuadé qu'on ne l'interrogerait pas là-dessus, et au cas qu'on l'interrogeât, prêt à répondre. Comme une des premières choses qu'il avait faites en arrivant avait été d'aller reconnaître le palais d'Aladdin, et que c'était là qu'il avait projeté de jouer son rôle, il prit son chemin de ce côté-là.
Dès qu'on eut aperçu la sainte femme, comme tout le peuple se l'imagina, le magicien fut bientôt environné d'une grande affluence de monde. Les uns se recommandaient à ses prières, d'autres lui baisaient la main, d'autres plus réservés ne lui baisaient que le bas de la robe; et d'autres, soit qu'ils eussent mal à la tête, ou que leur intention fût seulement d'en être préservés, s'inclinaient devant lui, afin qu'il leur imposât les mains; ce qu'il faisait en marmottant quelques paroles en guise de prières, et il imitait si bien la sainte femme, que tout le monde le prenait pour elle. Après s'être arrêté souvent pour satisfaire ces sortes de gens qui ne recevaient ni bien ni mal de cette sorte d'imposition de mains, il arriva enfin dans la place du palais d'Aladdin, où, comme l'affluence fut plus grande, l'empressement fut aussi plus grand à qui s'approcherait de lui. Les plus forts et les plus zélés fendaient la foule pour se faire place, et de là s'émurent des querelles dont le bruit se fit entendre du salon aux vingt-quatre croisées où était la princesse Badroulboudour.
La princesse demanda ce que c'était que ce bruit; et comme personne ne put lui en rien dire, elle commanda qu'on allât voir, et qu'on vînt lui en rendre compte. Sans sortir du salon, une de ses femmes regarda par une jalousie, et elle vint lui dire que le bruit venait de la foule du monde qui environnait la sainte femme pour se faire guérir du mal de tête par l'imposition de ses mains.
La princesse, qui depuis longtemps avait entendu dire beaucoup de bien de la sainte femme, mais qui ne l'avait pas encore vue, eut la curiosité de la voir et de s'entretenir avec elle. Comme elle en eut témoigné quelque chose, le chef des eunuques, qui était présent, lui dit que si elle le souhaitait, il était aisé de la faire venir, et qu'elle n'avait qu'à commander. La princesse y consentit; et aussitôt il détacha quatre eunuques, avec ordre d'amener la prétendue sainte femme.
Dès que les eunuques furent sortis de la porte du palais d'Aladdin, et qu'on les vit venir du côté où était le magicien déguisé, la foule se dissipa, et quand il fut libre, et qu'il les eut vus venant à lui, il fit une partie du chemin avec d'autant plus de joie qu'il pensait que sa fourberie paraissait réussir. Celui des eunuques qui prit la parole lui dit: Sainte femme, la princesse veut vous voir: venez, suivez-nous. La princesse me fait bien de l'honneur, répondit la feinte Fatime, je suis prête à lui obéir; et en même temps elle suivit les eunuques, qui avaient déjà repris le chemin du palais.
Quand le magicien, qui sous un habit de sainteté cachait un cœur diabolique, eut été introduit dans le salon aux vingt-quatre croisées, et qu'il eut aperçu la princesse, il débuta par une prière qui contenait une longue énumération de vœux et de souhaits pour sa santé, pour sa prospérité, et pour l'accomplissement de tout ce qu'elle pouvait désirer. Il déploya ensuite toute sa rhétorique d'imposteur et d'hypocrite pour s'insinuer dans l'esprit de la princesse, sous le manteau d'une grande piété; il lui fut d'autant plus aisé de réussir, que la princesse, qui était bonne naturellement, était persuadée que tout le monde était bon comme elle, ceux et celles particulièrement qui faisaient profession de servir Dieu dans la retraite.
Quand la fausse Fatime eut achevé sa longue harangue: Ma bonne mère, lui dit la princesse, je vous remercie de vos bonnes prières; j'y ai grande confiance, et j'espère que Dieu les exaucera: approchez-vous et asseyez-vous près de moi. La fausse Fatime s'assit avec une modestie affectée; et alors, en reprenant la parole: Ma bonne mère, dit la princesse, je vous demande une chose qu'il faut que vous m'accordiez; ne me refusez pas, je vous en prie: c'est que vous demeuriez avec moi, afin que vous m'entreteniez de votre vie, et que j'apprenne de vous et par vos bons exemples comment je dois servir Dieu.
Princesse, dit alors la feinte Fatime, je vous supplie de ne pas exiger de moi une chose à laquelle je ne puis consentir sans me détourner et me distraire de mes prières et de mes exercices de dévotion. Que cela ne vous fasse pas de peine, reprit la princesse; j'ai plusieurs appartements qui ne sont pas occupés: vous choisirez celui qui vous conviendra le mieux; et vous y ferez tous vos exercices avec la même liberté que dans votre ermitage.
Le magicien, qui n'avait d'autre but que de s'introduire dans le palais d'Aladdin, où il lui serait plus aisé d'exécuter la méchanceté qu'il méditait, en y demeurant sous les auspices et la protection de la princesse, que s'il eût été obligé d'aller et de venir de l'ermitage au palais, et du palais à l'ermitage, ne fit pas de plus grandes instances pour s'excuser d'accepter l'offre obligeante de la princesse. Princesse, dit-il, quelque résolution qu'une femme pauvre et misérable comme je le suis ait faite de renoncer au monde, à ses pompes et à ses grandeurs, je n'ose prendre la hardiesse de résister à la volonté et au commandement d'une princesse si pieuse et si charitable.
Sur cette réponse du magicien, la princesse, en se levant elle-même, lui dit: Levez-vous, et venez avec moi, que je vous fasse voir les appartements vides que j'ai, afin que vous choisissiez. Il suivit la princesse Badroulboudour; et de tous les appartements qu'elle lui fit voir, qui étaient très-propres et très-bien meublés, il choisit celui qui lui parut l'être moins que les autres, en disant par hypocrisie qu'il était trop bon pour lui, et qu'il ne le choisissait que pour complaire à la princesse.
La princesse voulut ramener le fourbe au salon aux vingt-quatre croisées, pour le faire dîner avec elle; mais comme pour manger il eût fallu qu'il se découvrît le visage, qu'il avait toujours eu voilé jusqu'alors, et qu'il craignit que la princesse ne reconnût qu'il n'était pas Fatime la sainte femme, comme elle le croyait, il la pria avec tant d'instance de l'en dispenser, en lui représentant qu'il ne mangeait que du pain et quelques fruits secs, et de lui permettre de prendre son petit repas dans son appartement, qu'elle le lui accorda. Ma bonne mère, lui dit-elle, vous êtes libre, faites comme si vous étiez dans votre ermitage; je vais vous faire apporter à manger; mais souvenez-vous que je vous attends dès que vous aurez pris votre repas.
La princesse dîna, et la fausse Fatime ne manqua pas de venir la retrouver dès qu'elle eut appris, par un eunuque qu'elle avait prié de l'en avertir, qu'elle était sortie de table. Ma bonne mère, lui dit la princesse, je suis ravie de posséder une sainte femme comme vous, qui va faire la bénédiction de ce palais. A propos de ce palais, comment le trouvez-vous? Mais avant que je vous le fasse voir pièce par pièce, dites-moi premièrement ce que vous pensez de ce salon.
Sur cette demande, la fausse Fatime, qui pour mieux jouer son rôle avait affecté jusqu'alors d'avoir la tête baissée, sans même la détourner pour regarder d'un côté ou de l'autre, la leva enfin, et quand elle l'eut bien considéré: Princesse, dit-elle, ce salon est véritablement admirable et d'une grande beauté. Autant néanmoins qu'en peut juger une solitaire, qui ne s'entend pas à ce qu'on trouve beau dans le monde, il me semble qu'il y manque une chose. Quelle chose, ma bonne mère? reprit la princesse Badroulboudour. Apprenez-le-moi, je vous en conjure. Pour moi, j'ai cru, et je l'avais entendu dire ainsi, qu'il n'y manquait rien. S'il y manque quelque chose, j'y ferai remédier.
Princesse, repartit la fausse Fatime avec une grande dissimulation, pardonnez-moi la liberté que je prends; mon avis, s'il peut être de quelque importance, serait que, si au haut et au milieu de ce dôme, il y avait un œuf de roc suspendu, ce salon n'aurait point de pareil dans les quatre parties du monde, et votre palais serait la merveille de l'univers.
Ma bonne mère, demanda la princesse, quel oiseau est-ce que le roc, et où pourrait-on en trouver un œuf? Princesse, répondit la fausse Fatime, c'est un oiseau d'une grandeur prodigieuse, qui habite au plus haut du mont Caucase, et l'architecte de votre palais peut vous en trouver un.
Après avoir remercié la fausse Fatime de son bon avis, à ce qu'elle croyait, la princesse Badroulboudour continua de s'entretenir avec elle sur d'autres objets; mais elle n'oublia pas l'œuf de roc, et se promit bien d'en parler à Aladdin dès qu'il serait revenu de la chasse. Il y avait six jours qu'il y était allé; et le magicien qui ne l'avait pas ignoré, avait voulu profiter de son absence. Il revint le même jour sur le soir, dans le temps que la fausse Fatime venait de prendre congé de la princesse, et de se retirer à son appartement. En arrivant, il monta à l'appartement de la princesse, qui venait d'y rentrer: il la salua, et il l'embrassa; mais il lui parut qu'elle le recevait avec un peu de froideur. Ma princesse, dit-il, je ne retrouve pas en vous la même gaieté que j'ai coutume d'y trouver. Est-il arrivé quelque chose pendant mon absence qui vous ait déplu et causé du chagrin ou du mécontentement? Au nom de Dieu, ne me le cachez pas; il n'y a rien que je ne fasse pour le dissiper si cela est en mon pouvoir. C'est peu de chose, reprit la princesse, et cela me donne si peu d'inquiétude, que je n'ai pas cru qu'il eût rien paru sur mon visage pour vous en faire apercevoir. Mais puisque, contre mon attente, vous y apercevez quelque altération, je ne vous en dissimulerai pas la cause, qui est de très-peu de conséquence. J'avais cru avec vous, continua la princesse Badroulboudour, que notre palais était le plus superbe, le plus magnifique et le plus accompli qu'il y eût au monde. Je vous dirai néanmoins ce qui m'est venu dans la pensée après avoir bien examiné le salon aux vingt-quatre croisées. Ne trouvez-vous pas comme moi qu'il n'y aurait plus rien à désirer, si un œuf de roc était suspendu au milieu de l'enfoncement du dôme? Princesse, repartit Aladdin, il suffit que vous trouviez qu'il y manque un œuf de roc, pour y trouver le même défaut. Vous verrez par la diligence que je vais apporter à le réparer qu'il n'y a rien que je ne fasse pour l'amour de vous.
Dans le moment, Aladdin quitta la princesse Badroulboudour, il monta au salon aux vingt-quatre croisées; et là, après avoir tiré de son sein la lampe qu'il portait toujours sur lui, en quelque lieu qu'il allât, depuis le danger qu'il avait couru pour avoir négligé de prendre cette précaution, il la frotta. Aussitôt le génie se présenta devant lui. Génie, lui dit Aladdin, il manque à ce dôme un œuf de roc suspendu au milieu de l'enfoncement; je te demande, au nom de la lampe que je tiens, que tu fasses en sorte que ce défaut soit réparé.
Aladdin n'eut pas achevé de prononcer ces paroles, que le génie fit un cri si bruyant et si épouvantable, que le salon en fut ébranlé, et qu'Aladdin en chancela, prêt à tomber de son haut. Quoi! misérable, lui dit le génie d'une voix à faire trembler l'homme le plus assuré, ne te suffit-il pas que mes compagnons et moi nous ayons fait toute chose en la considération, pour me demander, par une ingratitude qui n'a pas de pareille, que je t'apporte mon maître et que je le pende au milieu de la voûte de ce dôme? Cet attentat mériterait que vous fussiez réduits en cendre sur-le-champ, toi, ta femme et ton palais. Mais tu es heureux de n'en être pas l'auteur, et que la demande ne vienne pas directement de ta part. Apprends quel en est le véritable auteur: c'est le frère du magicien africain, ton ennemi, que tu as exterminé comme il le méritait. Il est dans ton palais, déguisé sous l'habit de Fatime la sainte femme, qu'il a assassinée, et c'est lui qui a suggéré à ta femme de faire la demande pernicieuse que tu m'as faite. Son dessein est de te tuer; c'est à toi d'y prendre garde. En achevant ces mots, il disparut.
Aladdin ne perdit pas une des dernières paroles du génie; il avait entendu parler de Fatime la sainte femme, et il n'ignorait pas de quelle manière elle guérissait le mal de tête, à ce que l'on prétendait. Il revint à l'appartement de la princesse, et sans parler de ce qui venait de lui arriver, il s'assit en disant qu'un grand mal de tête venait de le prendre tout à coup, et en s'appuyant la main contre le front. La princesse commanda aussitôt qu'on fît venir la sainte femme; et pendant qu'on alla l'appeler, elle raconta à Aladdin à quelle occasion elle se trouvait dans le palais, où elle lui avait donné un appartement.
La fausse Fatime arriva; et dès qu'elle fut entrée: Venez, ma bonne mère, lui dit Aladdin, je suis bien aise de vous voir, et de ce que mon bonheur veut que vous vous trouviez ici. Je suis tourmenté d'un furieux mal de tête qui vient de me saisir. Je demande votre secours pour la confiance que j'ai en vos bonnes prières, et j'espère que vous ne me refuserez pas la grâce que vous faites à tant d'affligés de ce mal. En achevant ces paroles, il se leva en baissant la tête; et la fausse Fatime s'avança de son côté, mais en portant la main sur un poignard qu'elle avait à sa ceinture sous sa robe. Aladdin, qui l'observait, lui saisit la main avant qu'elle l'eût tiré; et en lui perçant le cœur du sien, il la jette morte sur le plancher.
Mon cher époux, qu'avez-vous fait? s'écria la princesse dans sa surprise. Vous avez tué la sainte femme! Non, ma princesse, répondit Aladdin sans s'émouvoir, je n'ai pas tué Fatime; mais un scélérat qui m'allait assassiner, si je ne l'eusse prévenu. C'est ce méchant homme que vous voyez, ajouta-t-il en le dévoilant, qui a étranglé Fatime, que vous avez cru regretter en m'accusant de sa mort, et qui s'était déguisé sous son habit pour me poignarder. Et afin que vous le connaissiez mieux, il était frère du magicien africain votre ravisseur. Aladdin lui raconta ensuite par quelle voie il avait appris ces particularités; après quoi il fit enlever le cadavre.
C'est ainsi qu'Aladdin fut délivré de la persécution des deux frères magiciens. Peu d'années après, le sultan mourut dans une grande vieillesse. Comme il ne laissa pas d'enfants mâles, la princesse Badroulboudour, en qualité de légitime héritière, lui succéda, et communiqua la puissance suprême à Aladdin. Ils régnèrent de longues années, et laissèrent une illustre postérité.
Le sultan des Indes témoigna à la sultane Scheherazade, son épouse, qu'il était très-satisfait des prodiges qu'il venait d'entendre de la lampe merveilleuse, et que les contes qu'elle lui faisait chaque nuit lui faisaient beaucoup de plaisir. En effet, ils étaient divertissants et presque toujours assaisonnés d'une bonne morale. Il voyait bien que la sultane les faisait adroitement succéder les uns aux autres, et il n'était pas fâché qu'elle lui donnât occasion, par ce moyen, de tenir en suspens, à son égard, l'exécution du serment qu'il avait fait si solennellement de ne garder une femme qu'une nuit, et de la faire mourir le lendemain. Il n'avait presque plus d'autre pensée que de voir s'il ne viendrait point à bout de lui en faire tarir le fond.
Dans cette intention, après avoir entendu la fin de l'histoire d'Aladdin et de Badroulboudour, toute différente de ce qui lui avait été raconté jusqu'alors, dès qu'il fut éveillé, il prévint Dinarzade, et il l'éveilla lui-même, en demandant à la sultane, qui venait de s'éveiller aussi, si elle était à la fin de ses contes.
A la fin de mes contes, sire! répondit la sultane en se récriant sur la demande; j'en suis bien éloignée: le nombre en est si grand qu'il ne me serait pas possible à moi-même d'en dire le compte précisément à Votre Majesté. Ce que je crains, sire, c'est qu'à la fin Votre Majesté ne s'ennuie et ne se lasse de m'entendre, plutôt que je manque de quoi l'entretenir sur cette matière.
Otez-vous cette crainte de l'esprit, reprit le sultan, et voyons ce que vous avez de nouveau à me raconter.
La sultane Scheherazade voulut commencer un autre conte; mais le sultan des Indes, s'apercevant que l'aurore commençait à paraître, remit à lui donner audience le jour suivant.
La sultane Scheherazade, éveillée par la vigilance de Dinarzade sa sœur, raconta au sultan des Indes, son époux, l'histoire à laquelle il s'attendait:
Puissant sultan, dit-elle, dans une ville de Perse, aux confins des États de Votre Majesté, il y avait deux frères dont l'un se nommait Cassim et l'autre Ali Baba. Comme leur père ne leur avait laissé que peu de biens, et qu'il les avaient partagés également, il semble que leur fortune devait être égale: le hasard néanmoins en disposa autrement.
Cassim épousa une femme qui, peu de temps après leur mariage, devint héritière d'une boutique bien garnie, d'un magasin rempli de bonnes marchandises, et de biens en fonds de terre, qui le mirent tout à coup à son aise, et le rendirent un des marchands les plus riches de la ville.
Ali Baba, au contraire, qui avait épousé une femme aussi pauvre que lui, était logé fort pauvrement, et il n'avait d'autre industrie, pour gagner sa vie et de quoi s'entretenir lui et ses enfants, que d'aller couper du bois dans une forêt voisine, et de le vendre à la ville, chargé sur trois ânes qui faisaient toute sa possession.
Ali Baba était un jour dans la forêt, et il achevait d'avoir coupé à peu près assez de bois pour faire la charge de ses ânes, lorsqu'il aperçut une grosse poussière qui s'élevait en l'air, et qui avançait droit du côté où il était. Il regarde attentivement, et il distingue une troupe nombreuse de gens à cheval qui venaient d'un bon train.
Quoiqu'on ne parlât pas de voleurs dans le pays, Ali Baba néanmoins eut la pensée que ces cavaliers pouvaient en être. Sans considérer ce que deviendraient ses ânes, il songea à sauver sa personne. Il monta sur un gros arbre, dont les branches à peu de hauteur se séparaient en rond si près les unes des autres, qu'elles n'étaient séparées que par un très-petit espace. Il se posta au milieu avec d'autant plus d'assurance, qu'il pouvait voir sans être vu; et l'arbre s'élevait au pied d'un rocher isolé de tous les côtés, beaucoup plus haut que l'arbre, et escarpé de manière qu'on ne pouvait monter au haut par aucun endroit.
Les cavaliers, grands, puissants, tous bien montés et bien armés, arrivèrent près du rocher, où ils mirent pied à terre; et Ali Baba, qui en compta quarante, à leur mine et à leur équipement ne douta pas qu'ils ne fussent des voleurs. Il ne se trompait pas: en effet, c'étaient des voleurs, qui, sans faire aucun tort aux environs, allaient exercer leurs brigandages bien loin, et avaient là leur rendez-vous; et ce qu'il les vit faire le confirma dans son opinion.
Chaque cavalier débrida son cheval, l'attacha, lui passa au cou un sac plein d'orge qu'il avait apporté sur la croupe, et ils se chargèrent chacun de leur valise; et la plupart des valises parurent si pesantes à Ali Baba, qu'il les jugea pleines d'or et d'argent monnayé.
Le plus apparent, chargé de sa valise comme les autres, qu'Ali Baba prit pour le capitaine des voleurs, s'approcha du rocher, fort près du gros arbre où il s'était réfugié, et après qu'il se fut fait chemin au travers de quelques arbrisseaux, il prononça ces paroles si distinctement: «Sésame, ouvre-toi!» qu'Ali Baba les entendit. Dès que le capitaine des voleurs les eut prononcées, une porte s'ouvrit; et après qu'il eut fait passer tous ses gens devant lui, et qu'ils furent tous entrés, il entra aussi, et la porte se ferma.
Les voleurs demeurèrent longtemps dans le rocher, et Ali Baba, qui craignait que quelqu'un d'eux, ou que tous ensemble ne sortissent s'il quittait son poste pour se sauver, fut contraint de rester sur l'arbre, et d'attendre avec patience.
La porte se rouvrit enfin: les quarante voleurs sortirent; et au lieu que le capitaine était entré le dernier, il sortit le premier; et après les avoir vus défiler devant lui, Ali Baba entendit qu'il fit refermer la porte, en prononçant ces paroles: «Sésame, referme-toi!» Chacun retourna à son cheval, le brida, rattacha sa valise, et remonta dessus. Quand le capitaine enfin vit qu'ils étaient tous prêts à partir, il se mit à la tête, et il reprit avec eux le chemin par où ils étaient venus.
Ali Baba ne descendit pas de l'arbre d'abord; il dit en lui-même: Ils peuvent avoir oublié quelque chose qui les oblige de revenir, et je me trouverais attrapé si cela arrivait. Il les conduisit de l'œil jusqu'à ce qu'il les eût perdus de vue, et il ne descendit que longtemps après, pour plus grande sûreté. Comme il avait retenu les paroles par lesquelles le capitaine des voleurs avait fait ouvrir et refermer la porte, il eut la curiosité d'éprouver si, en les prononçant, elles feraient le même effet. Il passa au travers des arbrisseaux, et il aperçut la porte qu'ils cachaient. Il se présenta devant, et il dit: «Sésame, ouvre-toi!» et dans l'instant la porte s'ouvrit toute grande.
Ali Baba s'était attendu à voir un lieu de ténèbres et d'obscurité; mais il fut surpris d'en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé en voûte fort élevée, de main d'homme, qui recevait la lumière du haut du rocher par une ouverture pratiquée de même. Il vit de grandes provisions de bouche, des ballots de riches marchandises en piles, des étoffes de soie et de brocart, des tapis de grand prix, et surtout de l'or et de l'argent monnayé par tas, et dans des sacs ou grandes bourses de cuir les unes sur les autres; et à voir toutes ces choses, il lui parut qu'il y avait non pas de longues années, mais des siècles, que cette grotte servait de retraite à des voleurs qui s'étaient succédé les uns aux autres.
Ali Baba ne balança pas sur le parti qu'il avait à prendre: il entra dans la grotte, et dès qu'il y fut entré, la porte se referma; mais cela ne l'inquiéta pas: il avait le secret de la faire ouvrir. Il ne s'attacha pas à l'argent, mais à l'or monnayé, et particulièrement à celui qui était dans des sacs. Il en enleva à plusieurs fois autant qu'il pouvait en porter, et en quantité suffisante pour faire la charge de ses ânes. Il rassembla ses trois ânes qui étaient dispersés; et quand il les eut fait approcher du rocher, il les chargea des sacs; et pour les cacher, il accommoda du bois par-dessus, de manière qu'on ne pouvait les apercevoir. Quand il eut achevé, il se présenta devant la porte; et il n'eut pas prononcé ces paroles: «Sésame, referme-toi,» qu'elle se ferma; car elle s'était fermée d'elle-même chaque fois qu'il y était entré, et demeurée ouverte chaque fois qu'il en était sorti.
Cela fait, Ali Baba reprit le chemin de la ville; et arrivant chez lui, il fit entrer ses ânes dans une petite cour, et referma la porte avec grand soin. Il mit bas le peu de bois qui couvrait les sacs, et il porta les sacs dans sa maison, les posa et arrangea devant sa femme, qui était assise sur un sofa.
Sa femme mania les sacs; et s'étant aperçue qu'ils étaient pleins d'argent, elle soupçonna son mari de les avoir volés; de sorte que quand il eut achevé de les apporter tous, elle ne put s'empêcher de lui dire: Ali Baba, seriez-vous assez malheureux pour... Ali Baba l'interrompit. Paix, ma femme, dit-il, ne vous alarmez pas; je ne suis pas voleur, à moins que ce ne soit l'être que de prendre sur les voleurs. Vous cesserez d'avoir cette mauvaise opinion de moi quand je vous aurai raconté ma bonne fortune.
Il vida les sacs, qui firent un gros tas d'or dont sa femme fut éblouie, et quand il eut fini, il lui raconta son aventure, depuis le commencement jusqu'à la fin; et en achevant, il lui recommanda sur toutes choses de garder le secret.
La femme, revenue et guérie de son épouvante, se réjouit avec son mari du bonheur qui leur était arrivé, et elle voulut compter, pièce par pièce, tout l'or qui était devant elle.
Ma femme, lui dit Ali Baba, vous n'êtes pas sage: que prétendez-vous faire? Quand auriez-vous achevé de compter? Je vais creuser une fosse et l'enfouir dedans; nous n'avons pas de temps à perdre.
Il est bon, reprit la femme, que nous sachions au moins à peu près la quantité qu'il y en a. Je vais chercher une petite mesure dans le voisinage, et je le mesurerai pendant que vous creuserez la fosse.
Ma femme, repartit Ali Baba, ce que vous voulez faire n'est bon à rien; vous vous en abstiendriez si vous vouliez me croire. Faites néanmoins ce qu'il vous plaira; mais souvenez-vous de garder le secret.
Pour se satisfaire, la femme d'Ali Baba sort, et elle va chez Cassim, son beau-frère, qui ne demeurait pas loin. Cassim n'était pas chez lui; et à son défaut, elle s'adresse à sa femme, qu'elle prie de lui prêter une mesure pour quelques moments. La belle-sœur lui demanda si elle la voulait grande ou petite, et la femme d'Ali Baba lui en demanda une petite.
Très-volontiers, dit la belle-sœur; attendez un moment, je vais vous l'apporter.
La belle-sœur va chercher la mesure; elle la trouve; mais comme elle connaissait la pauvreté d'Ali Baba, curieuse de savoir quelle sorte de grain sa femme voulait mesurer, elle s'avisa d'appliquer adroitement du suif au-dessous de la mesure, et elle y en appliqua. Elle revint, et en la présentant à la femme d'Ali Baba, elle s'excusa de l'avoir fait attendre sur ce qu'elle avait eu de la peine à la trouver.
La femme d'Ali Baba revint chez elle; elle posa la mesure sur le tas d'or, l'emplit et la vida un peu plus loin sur le sofa, jusqu'à ce qu'elle eut achevé; et elle fut contente du bon nombre de mesures qu'elle en trouva, dont elle fit part à son mari qui venait d'achever de creuser la fosse.
Pendant qu'Ali Baba enfouit l'or, sa femme, pour marquer son exactitude et sa diligence à sa belle-sœur, lui reporte sa mesure, mais sans prendre garde qu'une pièce d'or s'était attachée au-dessous.
Belle-sœur, dit-elle en la rendant, vous voyez que je n'ai pas gardé longtemps votre mesure; je vous en suis bien obligée, je vous la rends.
La femme d'Ali Baba n'eut pas tourné le dos, que la femme de Cassim regarda la mesure par le dessous, et elle fut dans un étonnement inexprimable d'y voir une pièce d'or attachée. L'envie s'empara de son cœur dans le moment.
Quoi! dit-elle, Ali Baba a de l'or par mesure! et où le misérable a-t-il pris cet or?
Cassim, son mari, n'était pas à la maison, comme nous l'avons dit; il était à sa boutique, d'où il ne devait revenir que le soir. Tout le temps qu'il se fit attendre fut un siècle pour elle, dans la grande impatience où elle était de lui apprendre une nouvelle dont il ne devait pas être moins surpris qu'elle.
A l'arrivée de Cassim chez lui: Cassim, lui dit sa femme, vous croyez être riche, vous vous trompez: Ali Baba l'est infiniment plus que vous, il ne compte pas son or comme vous, il le mesure.
Cassim demanda l'explication de cette énigme, et elle lui en donna l'éclaircissement en lui apprenant de quelle adresse elle s'était servie pour faire cette découverte, et elle lui montra la pièce de monnaie qu'elle avait trouvée attachée au-dessous de la mesure: pièce si ancienne, que le nom du prince qui y était marqué lui était inconnu.
Loin d'être sensible au bonheur qui pouvait être arrivé à son frère pour se tirer de la misère, Cassim en conçut une jalousie mortelle. Il en passa presque la nuit sans dormir. Le lendemain il alla chez lui, que le soleil n'était pas levé. Il ne le traita pas de frère: il avait oublié ce nom depuis qu'il avait épousé la riche veuve. Ali Baba, dit-il en l'abordant, vous êtes bien réservé dans vos affaires; vous faites le pauvre, le misérable, le gueux, et vous mesurez l'or!
Mon frère, reprit Ali Baba, je ne sais de quoi vous voulez me parler: expliquez-vous. Ne faites pas l'ignorant, repartit Cassim. Et en lui montrant la pièce d'or que sa femme lui avait mise entre les mains: Combien avez-vous de pièces, ajouta-t-il, semblables à celle-ci que ma femme a trouvée attachée au-dessous de la mesure que la vôtre vint lui emprunter hier?
A ce discours, Ali Baba connut que Cassim et la femme de Cassim (par un entêtement de sa propre femme) savaient déjà ce qu'il avait un si grand intérêt de tenir caché; mais la faute était faite: elle ne pouvait se réparer. Sans donner à son frère la moindre marque d'étonnement ni de chagrin, il lui avoua la chose, et il lui raconta par quel hasard il avait découvert la retraite des voleurs, et en quel endroit; et il lui offrit, s'il voulait garder le secret, de lui faire part du trésor.
Je le prétends bien ainsi, reprit Cassim d'un air fier; mais, ajouta-t-il, je veux savoir aussi où est précisément ce trésor, les enseignes, les marques; et comment je pourrais y entrer moi-même, s'il m'en prenait envie; autrement je vais vous dénoncer à la justice. Si vous le refusez, non-seulement vous n'aurez plus à en espérer, vous perdrez même ce que vous avez enlevé, au lieu que j'en aurai ma part pour vous avoir dénoncé.
Ali Baba, plutôt par son bon naturel qu'intimidé par les menaces insolentes d'un frère barbare, l'instruisit pleinement de ce qu'il souhaitait; et même des paroles dont il fallait qu'il se servît, tant pour entrer dans la grotte que pour en sortir.
Cassim n'en demanda pas davantage à Ali Baba. Il le quitta, résolu de le prévenir; et plein de l'espérance de s'emparer du trésor lui seul, il part le lendemain de grand matin, avant la pointe du jour, avec dix mulets chargés de grands coffres, qu'il se proposa de remplir, en se réservant d'en mener un plus grand nombre dans un second voyage, à proportion des charges qu'il trouverait dans la grotte. Il prend le chemin qu'Ali Baba lui avait enseigné; il arrive près du rocher, et il reconnaît les enseignes, et l'arbre sur lequel Ali Baba s'était caché. Il cherche la porte, il la trouve; et pour la faire ouvrir, il prononça les paroles: «Sésame, ouvre-toi.» La porte s'ouvre, il entre, et aussitôt elle se referme. En examinant la grotte, il est dans une grande admiration de voir beaucoup plus de richesses qu'il ne l'avait compris par le récit d'Ali Baba; et son admiration augmenta à mesure qu'il examina chaque chose en particulier. Avare et amateur des richesses, comme il était, il eût passé la journée à se repaître les yeux de la vue de tant d'or, s'il n'eût songé qu'il était venu pour l'enlever et pour en charger ses dix mulets. Il en prend un nombre de sacs, autant qu'il en peut porter; et en venant à la porte pour la faire ouvrir, l'esprit rempli de toute autre idée que ce qui lui importait davantage, il se trouve qu'il oublie le mot nécessaire, et au lieu de Sésame, il dit: «Orge, ouvre-toi;» et il est bien étonné de voir que la porte, loin de s'ouvrir, demeure fermée. Il nomme plusieurs autres noms de grains, autres que celui qu'il fallait, et la porte ne s'ouvre pas.
Cassim ne s'attendait pas à cet événement. Dans le grand danger où il se voit, la frayeur se saisit de sa personne, et plus il fait d'efforts pour se souvenir du mot de Sésame, plus il embrouille sa mémoire, et il en demeure exclus absolument comme si jamais il n'en avait entendu parler. Il jette par terre les sacs dont il était chargé, il se promène à grands pas dans la grotte, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et toutes les richesses dont il se voit environné ne le touchent plus. Laissons Cassim déplorant son sort, il ne mérite pas de compassion.
Les voleurs revinrent à leur grotte vers le midi; et quand ils furent à peu de distance, et qu'ils eurent vu les mulets de Cassim autour du rocher, chargés de coffres, inquiets de cette nouveauté, ils avancèrent à toute bride, et firent prendre la fuite aux dix mulets que Cassim avait négligé d'attacher, et qui paissaient librement; de manière qu'ils se dispersèrent deçà et delà dans la forêt, si loin qu'ils les eurent bientôt perdus de vue.
Les voleurs ne se donnèrent pas la peine de courir après les mulets: il leur importait davantage de trouver celui à qui ils appartenaient. Pendant que quelques-uns tournent autour du rocher pour le chercher, le capitaine, avec les autres, met pied à terre et va droit à la porte le sabre à la main, prononce les paroles, et la porte s'ouvre.
Cassim, qui entendit le bruit des chevaux du milieu de la grotte, ne douta pas de l'arrivée des voleurs, non plus que de sa perte prochaine. Résolu au moins de faire un effort pour échapper de leurs mains et se sauver, il s'était tenu prêt à se jeter dehors dès que la porte s'ouvrirait. Il ne la vit pas plutôt ouverte, après avoir entendu prononcer le mot de Sésame, qui était échappé de sa mémoire, qu'il s'élança si brusquement, qu'il renversa le capitaine par terre. Mais il n'échappa pas aux autres voleurs, qui avaient aussi le sabre à la main, et qui lui ôtèrent la vie sur-le-champ.
Le premier soin des voleurs, après cette exécution, fut d'entrer dans la grotte: ils trouvèrent près de la porte les sacs que Cassim avait commencé d'enlever pour les emporter, et en charger ses mulets; et ils les remirent à leur place sans s'apercevoir de ceux qu'Ali Baba avait emportés auparavant. En tenant conseil et en délibérant ensemble sur cet événement, ils comprirent bien comment Cassim avait pu sortir de la grotte; mais qu'il y eût pu entrer, c'est ce qu'ils ne pouvaient s'imaginer. Il leur vint en pensée qu'il pouvait être descendu par le haut de la grotte; mais l'ouverture par où le jour y venait était si élevée, et le haut du rocher était si inaccessible par dehors, outre que rien ne leur marquait qu'il l'eût fait, qu'ils tombèrent d'accord que cela était hors de leur connaissance. Qu'il fût entré par la porte, c'est ce qu'ils ne pouvaient se persuader, à moins qu'il n'eût eu le secret de la faire ouvrir; mais ils tenaient pour certain qu'ils étaient les seuls qui l'avaient; en quoi ils se trompaient, en ignorant qu'ils avaient été épiés par Ali Baba, qui le savait.
De quelque manière que la chose fût arrivée, comme il s'agissait que leurs richesses communes fussent en sûreté, ils convinrent de faire quatre quartiers du cadavre de Cassim, et de les mettre près de la porte en dedans de la grotte, deux d'un côté, deux de l'autre, pour épouvanter quiconque aurait la hardiesse de faire une pareille entreprise, sauf à ne revenir dans la grotte que dans quelque temps, après que la puanteur du cadavre serait exhalée. Cette résolution prise, ils l'exécutèrent, et quand ils n'eurent plus rien qui les arrêtât, ils laissèrent le lieu de leur retraite bien fermé, remontèrent à cheval, et allèrent battre la campagne sur les routes fréquentées par les caravanes, pour les attaquer et exercer leurs brigandages accoutumés.
La femme de Cassim cependant fut dans une grande inquiétude quand elle vit qu'il était nuit close et que son mari n'était pas revenu. Elle alla chez Ali Baba tout alarmée, et elle dit: «Beau-frère, vous n'ignorez pas, comme je le crois, que Cassim votre frère est allé à la forêt, et pour quel sujet. Il n'est pas encore revenu, et voilà la nuit avancée; je crains que quelque malheur ne lui soit arrivé.
Ali Baba s'était douté de ce voyage de son frère, après le discours qu'il lui avait tenu; et ce fut pour cela qu'il s'était abstenu d'aller à la forêt ce jour-là, afin de ne lui pas donner d'ombrage. Sans lui faire aucun reproche dont elle pût s'offenser, ni son mari, s'il eût été vivant, il lui dit qu'elle ne devait pas encore s'alarmer, et que Cassim apparemment avait jugé à propos de ne rentrer dans la ville que bien avant dans la nuit.
La femme de Cassim le crut ainsi, d'autant plus facilement qu'elle considéra combien il était important que son mari fît la chose secrètement. Elle retourna chez elle, et attendit patiemment jusqu'à minuit. Mais après cela ses alarmes redoublèrent avec une douleur d'autant plus sensible, qu'elle ne pouvait la faire éclater, ni la soulager par des cris dont elle vit bien que la cause devait être cachée au voisinage. Alors, comme si sa faute était irréparable, elle se repentit de la folle curiosité qu'elle avait eue, par une envie condamnable de pénétrer dans les affaires de son beau-frère et de sa belle-sœur. Elle passa la nuit dans les pleurs; et dès la pointe du jour elle courut chez eux, et elle leur annonça le sujet qui l'amenait, plutôt par ses larmes que par ses paroles.
Ali Baba n'attendit pas que sa belle-sœur le priât de se donner la peine d'aller voir ce que Cassim était devenu. Il partit sur-le-champ avec ses trois ânes, après lui avoir recommandé de modérer son affliction, et il alla à la forêt. En approchant du rocher, après n'avoir vu dans le chemin ni son frère, ni les dix mulets, il fut étonné du sang répandu qu'il aperçut près de la porte, et il en prit un mauvais augure. Il se présenta devant la porte, il prononça les paroles, elle s'ouvrit; et il fut frappé du triste spectacle du corps de son frère mis en quatre quartiers. Il n'hésita pas sur le parti qu'il devait prendre, pour rendre les derniers devoirs à son frère, en oubliant le peu d'amitié fraternelle qu'il avait eu pour lui. Il trouva dans la grotte de quoi faire deux paquets des quatre quartiers, dont il fit la charge d'un de ses ânes, avec du bois pour les cacher. Il chargea les deux autres ânes de sacs pleins d'or et de bois par-dessus, comme la première fois, sans perdre de temps; et dès qu'il eut achevé et qu'il eut commandé à la porte de se refermer, il reprit le chemin de la ville; mais il eut la précaution de s'arrêter à la sortie de la forêt, assez de temps pour n'y rentrer que de nuit. En arrivant chez lui, il n'y fit entrer que les deux ânes chargés d'or; et après avoir laissé à sa femme le soin de les décharger, et lui avoir fait part en peu de mots de ce qui était arrivé à Cassim, il conduisit l'autre âne chez sa belle-sœur.
Ali Baba frappa à la porte, qui lui fut ouverte par Morgiane: cette Morgiane était une esclave adroite, entendue et féconde en inventions pour faire réussir les choses les plus difficiles; et Ali Baba la connaissait pour telle. Quand il fut entré dans la cour, il déchargea l'âne du bois et des deux paquets; et en prenant Morgiane à part: Morgiane, dit-il, la première chose que je te demande, c'est un secret inviolable: tu vas voir combien il nous est nécessaire autant à ta maîtresse qu'à moi. Voilà le corps de ton maître dans ces deux paquets; il s'agit de le faire enterrer comme s'il était mort de sa mort naturelle. Fais-moi parler à ta maîtresse, et sois attentive à ce que je lui dirai.
Morgiane avertit sa maîtresse, et Ali Baba, qui la suivait, entra. Eh bien! beau-frère, demanda la belle-sœur à Ali Baba avec grande impatience, quelle nouvelle apportez-vous de mon mari? Je n'aperçois rien sur votre visage qui doive me consoler.
Belle-sœur, répondit Ali Baba, je ne puis rien vous dire, qu'auparavant vous ne me promettiez de m'écouter depuis le commencement jusqu'à la fin sans ouvrir la bouche. Il ne vous est pas moins important qu'à moi, dans ce qui est arrivé, de garder un grand secret pour votre bien et pour votre repos.
Ah! s'écria la belle-sœur sans élever la voix, ce préambule me fait connaître que mon mari n'est plus; mais en même temps je connais la nécessité du secret que vous me demandez. Il faut bien que je me fasse violence: dites, je vous écoute.
Ali Baba raconta à sa belle-sœur tout le succès de son voyage jusqu'à son arrivée avec le corps de Cassim. Belle-sœur, ajouta-t-il, voilà un sujet d'affliction pour vous d'autant plus grand que vous vous y attendiez le moins. Quoique le mal soit sans remède, si quelque chose néanmoins est capable de vous consoler, je vous offre de joindre au vôtre le peu de bien que Dieu m'a envoyé. Si la proposition vous agrée, il faut songer à faire en sorte qu'il paraisse que mon frère est mort de sa mort naturelle; c'est un soin dont il me semble que vous pouvez vous reposer sur Morgiane, et j'y contribuerai de mon côté de tout ce qui sera en mon pouvoir.
Elle ne refusa pas la proposition; elle la regarda au contraire comme un motif raisonnable de consolation. En essuyant ses larmes qu'elle avait commencé de verser en abondance, en supprimant les cris perçants ordinaires aux femmes qui perdent leurs maris, elle témoigna suffisamment à Ali Baba qu'elle acceptait son offre.
Ali Baba laissa la veuve de Cassim dans cette disposition; et, après avoir recommandé à Morgiane de bien s'acquitter de son personnage, il retourna chez lui avec son âne.
Morgiane ne s'oublia pas; elle sortit en même temps qu'Ali Baba, et alla chez un apothicaire qui était dans le voisinage. Elle frappa à la boutique, on ouvre, et elle demande d'une sorte de tablette très-salutaire dans les maladies les plus dangereuses. L'apothicaire lui en donna pour l'argent qu'elle avait présenté, en demandant qui était malade chez son maître.
Ah! dit-elle avec un grand soupir, c'est Cassim lui-même, mon bon maître! On n'entend rien à sa maladie; il ne parle ni ne peut manger.
Avec ces paroles, elle emporte les tablettes, dont véritablement Cassim n'était plus en état de faire usage.
Le lendemain, la même Morgiane revient chez le même apothicaire, et demande, les larmes aux yeux, d'une essence dont on n'avait coutume de ne faire prendre aux malades qu'à la dernière extrémité; et qu'on n'espérait rien de leur vie si cette essence ne les faisait revivre.
Hélas! dit-elle avec une grande affliction, en la recevant des mains de l'apothicaire, je crains fort que ce remède ne fasse pas plus d'effet que les tablettes! Ah! que je perds un bon maître!
D'un autre côté, comme on vit toute la journée Ali Baba et sa femme d'un air triste faire plusieurs allées et venues chez Cassim, on ne fut pas étonné sur le soir d'entendre des cris lamentables de la femme de Cassim, et surtout de Morgiane, qui annonçaient que Cassim était mort.
Le jour suivant, de grand matin, lorsque le jour ne faisait que commencer à paraître, Morgiane, qui savait qu'il y avait sur la place un bon homme de savetier fort vieux, qui ouvrait tous les jours sa boutique le premier, longtemps avant les autres, sort, et elle va le trouver. En l'abordant, et en lui donnant le bonjour, elle lui mit une pièce d'or dans la main.
Baba Moustafa, connu de tout le monde sous ce nom, Baba Moustafa, dis-je, qui était naturellement gai, et qui avait toujours le mot pour rire, en regardant la pièce d'or, à cause qu'il n'était pas encore bien jour, et en voyant que c'était de l'or: Bonne étrenne! dit-il: de quoi s'agit-il? Me voilà prêt à bien faire.
Baba Moustafa, lui dit Morgiane, prenez ce qui vous est nécessaire pour coudre, et venez avec moi promptement; mais à condition que je vous banderai les yeux quand nous serons dans un tel endroit.
A ces paroles, Baba Moustafa fit le difficile. Oh! oh! reprit-il, vous voulez donc me faire faire quelque chose contre ma conscience, ou contre mon honneur? En lui mettant une autre pièce d'or dans la main: Dieu garde, reprit Morgiane, que j'exige rien de vous que vous ne puissiez faire en tout honneur! Venez seulement, et ne craignez rien. Baba Moustafa se laissa mener; et Morgiane, après lui avoir bandé les yeux avec un mouchoir, à l'endroit qu'elle avait marqué, le mena chez défunt son maître, et ne lui ôta le mouchoir que dans la chambre où elle avait mis le corps, chaque quartier à sa place. Quand elle le lui eut ôté: Baba Moustafa, dit-elle, c'est pour vous faire coudre les pièces que voilà, que je vous ai amené. Ne perdez pas de temps: et quand vous aurez fait, je vous donnerai une autre pièce d'or.
Quand Baba Moustafa eut achevé, Morgiane lui rebanda les yeux dans la même chambre; et après lui avoir donné la troisième pièce d'or qu'elle lui avait promise, et lui avoir recommandé le secret, elle le ramena jusqu'à l'endroit où elle lui avait bandé les yeux en l'amenant; et là, après lui avoir encore ôté le mouchoir, elle le laissa retourner chez lui, et le conduisant de vue jusqu'à ce qu'elle ne le vît plus, afin de lui ôter la curiosité de revenir sur ses pas pour l'observer elle-même.
Morgiane avait fait chauffer de l'eau pour laver le corps de Cassim: ainsi Ali Baba, qui arriva comme elle venait de rentrer, le lava, le parfuma d'encens, et l'ensevelit avec les cérémonies accoutumées. Le menuisier apporta aussi la bière, qu'Ali Baba avait pris le soin de commander.
Afin que le menuisier ne pût s'apercevoir de rien, Morgiane reçut la bière à la porte; et après l'avoir payé et renvoyé, elle aida Ali Baba à mettre le corps dedans; et quand Ali Baba eut bien cloué les planches par-dessus, elle alla à la mosquée avertir que tout était prêt pour l'enterrement. Les gens de la mosquée, destinés pour laver les corps morts, s'offrirent pour venir s'acquitter de leur fonction; mais elle leur dit que la chose était faite.
Morgiane, de retour, ne faisait que de rentrer quand l'iman et d'autres ministres de la mosquée arrivèrent. Quatre des voisins assemblés chargèrent la bière sur leurs épaules; et en suivant l'iman, qui récitait des prières, ils la portèrent au cimetière. Morgiane, en pleurs, comme esclave du défunt, suivit la tête nue, en poussant des cris pitoyables, en se frappant la poitrine de grands coups, et en s'arrachant les cheveux; et Ali Baba marchait après, accompagné de voisins qui se détachaient tour à tour, de temps en temps, pour relayer et soulager les autres voisins qui portaient la bière, jusqu'à ce qu'on arrivât au cimetière.
Pour ce qui est de la femme de Cassim, elle resta dans sa maison, en se désolant et en poussant des cris lamentables avec les femmes du voisinage, qui, selon la coutume, y accoururent pendant la cérémonie de l'enterrement; et qui, en joignant leurs lamentations aux siennes, remplirent tout le quartier de tristesse bien loin aux environs.
De la sorte, la mort funeste de Cassim fut cachée et dissimulée entre Ali Baba, sa femme, la veuve de Cassim et Morgiane, avec un ménagement si grand, que personne de la ville, loin d'en avoir connaissance, n'en eut pas le moindre soupçon.
Trois ou quatre jours après l'enterrement de Cassim, Ali Baba transporta le peu de meubles qu'il avait, avec l'argent qu'il avait enlevé du trésor des voleurs, qu'il ne porta que de nuit, dans la maison de la veuve de son frère, pour s'y établir; ce qui fit connaître son nouveau mariage avec sa belle-sœur. Et comme ces sortes de mariages ne sont pas extraordinaires dans notre religion, personne n'en fut surpris.
Quant à la boutique de Cassim, Ali Baba avait un fils, qui depuis quelque temps avait achevé son apprentissage chez un autre gros marchand, qui avait toujours rendu témoignage de sa bonne conduite; il la lui donna, avec promesse, s'il continuait de se gouverner sagement, qu'il ne serait pas longtemps à le marier avantageusement selon son état.
Laissons Ali Baba jouir des commencements de sa bonne fortune, et parlons des quarante voleurs. Ils revinrent à leur retraite de la forêt, dans le temps dont ils étaient convenus; mais ils furent dans un grand étonnement de ne pas trouver le corps de Cassim, et il augmenta quand ils se furent aperçus de la diminution de leurs sacs d'or.
Nous sommes découverts et perdus, dit le capitaine, si nous n'y prenons garde, et que nous ne cherchions promptement à y apporter le remède; insensiblement nous allons perdre tant de richesses, que nos ancêtres et nous avons amassées avec tant de peines et de fatigues. Tout ce que nous pouvons juger du dommage qu'on nous a fait, c'est que le voleur que nous avons surpris a eu le secret de faire ouvrir la porte, et que nous sommes arrivés heureusement à point nommé dans le temps qu'il allait en sortir. Mais il n'était pas le seul; un autre doit l'avoir comme lui. Son corps emporté et notre trésor diminué en sont des marques incontestables; et comme il n'y a pas d'apparence que plus de deux personnes aient eu ce secret, après avoir fait périr l'une, il faut que nous fassions périr l'autre de même. Qu'en dites-vous, braves gens; n'êtes-vous pas du même avis que moi?
La proposition du capitaine des voleurs fut trouvée si raisonnable par sa compagnie, qu'ils l'approuvèrent tous, et qu'ils tombèrent d'accord qu'il fallait abandonner toute autre entreprise, pour ne s'attacher uniquement qu'à celle-ci, et ne s'en départir qu'ils n'y eussent réussi.
Je n'en attendais pas moins de votre courage et de votre bravoure, reprit le capitaine; mais avant toutes choses, il faut que quelqu'un de vous, hardi, adroit et entreprenant, aille à la ville, sans armes, et en habit de voyageur et d'étranger, et qu'il emploie tout son savoir-faire pour découvrir si on n'y parle pas de la mort étrange de celui que nous avons massacré comme il le méritait, qui il était, et en quelle maison il demeurait. C'est ce qu'il nous est important de savoir d'abord, pour ne rien faire dont nous ayons lieu de nous repentir, en nous découvrant nous-mêmes dans un pays où nous sommes inconnus depuis si longtemps, et où nous avons un si grand intérêt de continuer de l'être. Mais afin d'animer celui de vous qui s'offrira pour se charger de cette commission et l'empêcher de se tromper, en nous venant faire un rapport faux, au lieu d'un véritable, qui serait capable de causer notre ruine, je vous demande si vous ne jugez pas à propos qu'en ce cas-là il se soumette à la peine de mort.
Sans attendre que les autres donnassent leurs suffrages: Je m'y soumets, dit l'un des voleurs, et je fais gloire d'exposer ma vie, en me chargeant de la commission. Si je n'y réussis pas, vous vous souviendrez au moins que je n'aurai manqué ni de bonne volonté ni de courage pour le bien commun de la troupe.
Ce voleur, après avoir reçu de grandes louanges du capitaine et de ses camarades, se déguisa de manière que personne ne pouvait le prendre pour ce qu'il était. En se séparant de la troupe, il partit la nuit, et prit si bien ses mesures qu'il entra dans la ville dans le temps que le jour ne faisait que commencer à paraître. Il avança jusqu'à la place, où il n'y vit qu'une seule boutique ouverte, et c'était celle de Baba Moustafa.
Baba Moustafa était assis sur son siége, l'alêne à la main, prêt à travailler de son métier. Le voleur alla l'aborder, en lui souhaitant le bonjour; et comme il se fut aperçu de son grand âge: Bon homme, dit-il, vous commencez à travailler de grand matin, il n'est pas possible que vous y voyiez encore clair, âgé comme vous l'êtes; et quand il ferait plus clair, je doute que vous ayez d'assez bons yeux pour coudre.
Qui que vous soyez, reprit Baba Moustafa, il faut que vous ne me connaissiez pas. Si vieux que vous me voyez, je ne laisse pas d'avoir les yeux excellents; et vous n'en douterez pas quand vous saurez qu'il n'y a pas longtemps que j'ai cousu un mort dans un lieu où il ne faisait guère plus clair qu'il fait présentement.
Le voleur eut une grande joie de s'être adressé en arrivant à un homme qui d'abord, comme il n'en douta pas, lui donnait de lui-même la nouvelle de ce qui l'avait amené, sans le lui demander.
Un mort! reprit-il avec étonnement. Et pour le faire parler: Pourquoi coudre un mort? ajouta-t-il. Vous voulez dire apparemment que vous avez cousu le linceul dans lequel il a été enseveli. Non, non, reprit Baba Moustafa: je sais ce que je veux dire. Vous voudriez me faire parler; mais vous n'en saurez pas davantage.
Le voleur n'avait pas besoin d'un éclaircissement plus ample pour être persuadé qu'il avait découvert ce qu'il était venu chercher. Il tira une pièce d'or; et en la mettant dans la main de Baba Moustafa, il lui dit: Je n'ai garde de vouloir entrer dans votre secret, quoique je puisse vous assurer que je ne le divulguerais pas si vous me l'aviez confié. La seule chose dont je vous prie, c'est de me faire la grâce de m'enseigner, ou de venir me montrer la maison où vous avez cousu ce mort. Quand j'aurais la volonté de vous accorder ce que vous me demandez, reprit Baba Moustafa, en tenant la pièce d'or prêt à la rendre, je vous assure que je ne pourrais pas le faire, et vous devez m'en croire sur ma parole. En voici la raison: c'est qu'on m'a mené jusqu'à un certain endroit où l'on m'a bandé les yeux, et de là, en me laissant conduire, jusque dans la maison, d'où, après avoir fait ce que je devais faire, on me ramena de la même manière jusqu'au même endroit. Vous voyez l'impossibilité où je suis de vous rendre service.
Au moins, repartit le voleur, vous devez vous souvenir à peu près du chemin qu'on vous a fait faire les yeux bandés. Venez, je vous prie, avec moi, je vous banderai les yeux en cet endroit-là, et nous marcherons ensemble par le même chemin et par les mêmes détours que vous pourrez vous remettre dans la mémoire d'avoir marché; et comme toute peine mérite récompense, voici une autre pièce d'or. Venez, faites-moi le plaisir que je vous demande. Et en disant ces paroles, il lui mit une autre pièce dans la main.
Les deux pièces d'or tentèrent Baba Moustafa; il les regarda quelque temps dans sa main sans dire un mot, en se consultant pour savoir ce qu'il devait faire. Il tira enfin sa bourse de son sein, et en les mettant dedans: Je ne puis vous assurer, dit-il au voleur, que je me souvienne précisément du chemin qu'on me fit faire; mais puisque vous le voulez ainsi, allons, je ferai ce que je pourrai pour m'en souvenir.
Baba Moustafa se leva à la grande satisfaction du voleur; et sans fermer sa boutique, où il n'y avait rien de conséquence à perdre, il mena le voleur avec lui jusqu'à l'endroit où Morgiane lui avait bandé les yeux. Quand ils furent arrivés: C'est ici, dit Baba Moustafa, qu'on m'a bandé, et j'étais tourné comme vous me voyez. Le voleur, qui avait son mouchoir prêt, les lui banda, et il marcha à côté de lui, en partie en le conduisant, en partie en se laissant conduire par lui, jusqu'à ce qu'il s'arrêta.
Alors: Il me semble, dit Baba Moustafa, que je n'ai point passé plus loin. Et il se trouva véritablement devant la maison de Cassim, où Ali Baba demeurait alors. Avant de lui ôter le mouchoir de devant les yeux, le voleur fit promptement une marque à la porte avec de la craie qu'il tenait prête; et quand il le lui eut ôté, il lui demanda s'il savait à qui appartenait la maison. Baba Moustafa lui répondit qu'il n'était pas du quartier, et ainsi qu'il ne pouvait lui en rien dire.
Comme le voleur vit qu'il ne pouvait rien apprendre davantage de Baba Moustafa, il le remercia de la peine qu'il lui avait fait prendre; et après qu'il l'eut quitté et laissé retourner à sa boutique, il prit le chemin de la forêt, persuadé qu'il serait bien reçu.
Peu de temps après que le voleur et Baba Moustafa se furent séparés, Morgiane sortit de la maison d'Ali Baba pour quelque affaire; et en revenant, elle remarqua la marque que le voleur y avait faite; elle s'arrêta pour y faire attention. Que signifie cette marque? dit-elle en elle-même; quelqu'un voudrait-il du mal à mon maître, ou l'a-t-on faite pour se divertir? A quelque intention qu'on l'ait pu faire, ajouta-t-elle, il est bon de se précautionner contre tout événement. Elle prit aussitôt de la craie; et comme les deux ou trois portes au-dessus et au-dessous étaient semblables, elle les marqua au même endroit, et elle rentra dans la maison, sans parler de ce qu'elle venait de faire, ni à son maître ni à sa maîtresse.
Le voleur cependant, qui continuait son chemin, arriva à la forêt, et rejoignit sa troupe de bonne heure. En arrivant il fit le rapport du succès de son voyage, en exagérant le bonheur qu'il avait eu d'avoir trouvé d'abord un homme par lequel il avait appris le fait dont il était venu s'informer, ce que personne que lui n'eût pu lui apprendre. Il fut écouté avec une grande satisfaction; et le capitaine, en prenant la parole, après l'avoir loué de sa diligence: Camarades, dit-il en s'adressant à tous, nous n'avons pas de temps à perdre; partons bien armés, sans qu'il paraisse que nous le soyons, et quand nous serons entrés dans la ville séparément, les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçon, que le rendez-vous soit dans la grande place, les uns d'un côté, les autres de l'autre, pendant que j'irai reconnaître la maison avec notre camarade qui vient de nous apporter une si bonne nouvelle, afin que là-dessus je juge du parti qui nous conviendra le mieux.
Le discours du capitaine des voleurs fut applaudi, et ils furent bientôt en état de partir. Ils défilèrent deux à deux, trois à trois; et en marchant à une distance raisonnable les uns des autres, ils entrèrent dans la ville sans donner aucun soupçon. Le capitaine et celui qui était venu le matin y entrèrent les derniers. Celui-ci mena le capitaine dans la rue où il avait marqué la maison d'Ali Baba; et quand il fut devant une des portes qui avaient été marquées par Morgiane, il la lui fit remarquer en lui disant que c'était celle-là. Mais en continuant leur chemin sans s'arrêter, afin de ne pas se rendre suspects, comme le capitaine eut observé que la porte qui suivait était marquée de la même marque et au même endroit, il le fit remarquer à son conducteur, et il lui demanda si c'était celle-ci ou la première. Le conducteur demeura confus, et il ne sut que répondre, encore moins quand il eut vu avec le capitaine que les quatre ou cinq portes qui suivaient avaient aussi la même marque. Il assura au capitaine, avec serment, qu'il n'en avait marqué qu'une. Je ne sais, ajouta-t-il, qui peut avoir marqué les autres avec tant de ressemblance; mais dans cette confusion, j'avoue que je ne peux distinguer laquelle est celle que j'ai marquée.
Le capitaine, qui vit son dessein avorté, se rendit à la grande place, où il fit dire à ses gens, par le premier qu'il rencontra, qu'ils avaient perdu leur peine et fait un voyage inutile, et qu'ils n'avaient d'autre parti à prendre que de reprendre le chemin de leur retraite commune. Il en donna l'exemple, et ils le suivirent tous dans le même ordre qu'ils étaient venus.
Quand la troupe se fut rassemblée dans la forêt, le capitaine leur expliqua la raison pourquoi il les avait fait revenir. Aussitôt le conducteur fut déclaré digne de mort tout d'une voix, et il s'y condamna lui-même, en reconnaissant qu'il aurait dû prendre mieux ses précautions, et il tendit le cou avec fermeté à celui qui se présenta pour lui couper la tête.
Comme il s'agissait, pour la conservation de la bande, de ne pas laisser sans vengeance le tort qui lui avait été fait, un autre voleur, qui se promit de mieux réussir que celui qui venait d'être châtié, se présenta, et demanda en grâce d'être préféré. Il est écouté. Il marche; il corrompt Baba Moustafa, comme le premier l'avait corrompu, et Baba Moustafa lui fait connaître la maison d'Ali Baba, les yeux bandés. Il la marqua de rouge dans un endroit moins apparent, en comptant que c'était un moyen sûr pour la distinguer d'avec celles qui étaient marquées de blanc.
Mais peu de temps après, Morgiane sortit de la maison comme le jour précédent; et, quand elle revint, la marque rouge n'échappa pas à ses yeux clairvoyants. Elle fit le même raisonnement qu'elle avait fait, et elle ne manqua pas de faire la même marque de crayon rouge aux autres portes voisines et aux mêmes endroits.
Le voleur, à son retour vers sa troupe dans la forêt, ne manqua de faire valoir la précaution qu'il avait prise, comme infaillible, disait-il, pour ne pas confondre la maison d'Ali Baba avec les autres. Le capitaine et ses gens croient avec lui que la chose doit réussir. Ils se rendent à la ville dans le même ordre et avec les mêmes soins qu'auparavant, armés aussi de même, prêts à faire le coup qu'ils méditaient; et le capitaine et le voleur, en arrivant, vont à la rue d'Ali Baba; mais ils trouvent la même difficulté que la première fois. Le capitaine en est indigné, et le voleur dans une confusion aussi grande que celui qui l'avait précédé avec la même commission.
Ainsi, le capitaine fut contraint de se retirer encore ce jour-là avec ses gens, aussi peu satisfait que le jour d'auparavant. Le voleur, comme auteur de la méprise, subit pareillement le châtiment auquel il s'était soumis volontairement.
Le capitaine, qui vit sa troupe diminuée de deux braves sujets, craignit de la voir diminuer davantage s'il continuait de s'en rapporter à d'autres pour être informé au vrai de la maison d'Ali Baba. Leur exemple lui fit connaître qu'ils n'étaient propres, tous, qu'à des coups de main, et nullement à agir de tête dans les occasions. Il se chargea de la chose lui-même; il vint à la ville, et avec l'aide de Baba Moustafa, qui lui rendit le même service qu'aux deux députés de sa troupe, il ne s'amusa pas à faire aucune marque pour connaître la maison d'Ali Baba; mais il l'examina si bien, non-seulement en la considérant attentivement, mais même en passant et en repassant à diverses fois par devant, qu'il n'était pas possible qu'il s'y méprît.
Le capitaine des voleurs, satisfait de son voyage, et instruit de ce qu'il avait souhaité, retourna à la forêt; et quand il fut arrivé dans sa grotte où la troupe l'attendait: Camarades, dit-il, rien enfin ne peut plus nous empêcher de prendre une pleine vengeance du dommage qui nous a été fait. Je connais avec certitude la maison du coupable sur qui elle doit tomber, et dans le chemin j'ai songé aux moyens de la lui faire sentir si adroitement, que personne ne pourra avoir connaissance du lieu de notre retraite, non plus que de notre trésor: car c'est le but que nous devons avoir dans notre entreprise; autrement, au lieu de nous être utile, elle nous serait funeste. Pour parvenir à ce but, continua le capitaine, voici ce que j'ai imaginé. Quand je vous l'aurai exposé, si quelqu'un sait un expédient meilleur, il pourra le communiquer. Alors il leur expliqua de quelle manière il prétendait s'y comporter; et comme ils lui eurent tous donné leur approbation, il les chargea, en se partageant dans les bourgs et dans les villages d'alentour, et même dans les villes, d'acheter des mulets, jusqu'au nombre de dix-neuf, et trente-huit grands vases de cuir à transporter de l'huile, l'un plein, les autres vides.
En deux ou trois jours de temps, les voleurs eurent fait tout cet amas. Comme les vases vides étaient un peu étroits par la bouche pour l'exécution de son dessein, le capitaine les fit un peu élargir; et après avoir fait entrer un de ses gens dans chacun avec les armes qu'il avait jugées nécessaires, en laissant ouvert ce qu'il avait fait découdre, afin de leur laisser la respiration libre, il les ferma de manière qu'ils paraissaient pleins d'huile; et pour les mieux déguiser, il les frotta par le dehors d'huile qu'il prit du vase qui en était plein.
Les choses ainsi disposées, quand les mulets furent chargés des trente-sept voleurs, sans y comprendre le capitaine, chacun caché dans un des vases, et du vase qui était plein d'huile, leur capitaine, comme conducteur, prit le chemin de la ville, dans le temps qu'il avait résolu, et y arriva à la brune, environ une heure après le coucher du soleil, comme il se l'était proposé. Il y entra, et il alla droit à la maison d'Ali Baba, dans le dessein de frapper à la porte, et de demander à y passer la nuit avec ses mulets, sous le bon plaisir du maître. Il n'eut pas la peine de frapper, il trouva Ali Baba à la porte, qui prenait le frais après le souper. Il fit arrêter ses mulets; et en s'adressant à Ali Baba: Seigneur, dit-il, j'amène l'huile que vous voyez, de bien loin, pour la vendre demain au marché; et à l'heure qu'il est, je ne sais où aller loger. Si cela ne vous incommode pas, faites-moi le plaisir de me recevoir chez vous pour y passer la nuit: je vous en aurai obligation.
Quoique Ali Baba eût vu dans la forêt celui qui lui parlait, et même entendu sa voix, comment eût-il pu le reconnaître pour le capitaine des quarante voleurs, sous le déguisement d'un marchand d'huile?
Vous êtes le bienvenu, lui dit-il, entrez. Et en disant ces paroles, il lui fit place pour le laisser passer avec ses mulets, comme il le fit.
En même temps Ali Baba appela un esclave qu'il avait, et lui commanda, quand les mulets seraient déchargés, de les mettre non-seulement à couvert dans l'écurie, mais même de leur donner du foin et de l'orge. Il prit aussi la peine d'entrer dans la cuisine, et d'ordonner à Morgiane d'apprêter promptement à souper pour l'hôte qui venait d'arriver, et de lui préparer un lit dans une chambre.
Ali Baba fit plus: pour faire à son hôte tout l'accueil possible, quand il vit que le capitaine des voleurs avait déchargé ses mulets, que les mulets avaient été menés dans l'écurie, comme il l'avait commandé, et qu'il cherchait une place pour passer la nuit à l'air, il alla le prendre pour le faire entrer dans la salle où il recevait son monde, en lui disant qu'il ne souffrirait pas qu'il couchât dans la cour. Le capitaine des voleurs s'en excusa fort, sous prétexte de ne vouloir pas être incommodé, mais, dans le vrai, pour avoir lieu d'exécuter ce qu'il méditait avec plus de liberté, et il ne céda aux honnêtetés d'Ali Baba qu'après de fortes instances.
Ali Baba, non content de tenir compagnie à celui qui en voulait à sa vie, jusqu'à ce que Morgiane lui eût servi le souper, continua de l'entretenir de plusieurs choses qu'il crut pouvoir lui faire plaisir, et il ne le quitta que quand il eut achevé le repas dont il l'avait régalé.
Je vous laisse le maître, lui dit-il; vous n'avez qu'à demander toutes les choses dont vous pouvez avoir besoin; il n'y a rien chez moi qui ne soit à votre service.
Le capitaine des voleurs se leva en même temps qu'Ali Baba, et l'accompagna jusqu'à la porte; et pendant qu'Ali Baba alla dans la cuisine pour parler à Morgiane, il entra dans la cour, sous prétexte d'aller à l'écurie voir si rien ne manquait à ses mulets.
Ali Baba, après avoir recommandé de nouveau à Morgiane de prendre un grand soin de son hôte, et de ne le laisser manquer de rien: Morgiane, ajouta-t-il, je t'avertis que demain je vais au bain avant le jour; prends soin que mon linge de bain soit prêt, et de le donner à Abdalla (c'était le nom de son esclave), et fais-moi un bon bouillon, pour le prendre à mon retour. Après lui avoir donné ces ordres, il se retira pour se coucher.
Le capitaine des voleurs, cependant, à la sortie de l'écurie, alla donner à ses gens l'ordre de ce qu'ils devaient faire. En commençant depuis le premier vase jusqu'au dernier, il dit à chacun: Quand je jetterai de petites pierres de la chambre où l'on me loge, ne manquez pas de vous faire ouverture, en fendant le vase depuis le haut jusqu'en bas avec le couteau dont vous êtes muni, et d'en sortir: aussitôt je serai à vous. Le couteau dont il parlait était pointu et affilé pour cet usage.
Cela fait, il revint; et comme il se fut présenté à la porte de la cuisine, Morgiane prit de la lumière, et elle le conduisit à la chambre qu'elle lui avait préparée, où elle le laissa après lui avoir demandé s'il avait besoin de quelque autre chose. Pour ne pas donner de soupçon, il éteignit la lumière peu de temps après, et il se coucha tout habillé; prêt à se lever dès qu'il aurait fait son premier somme.
Morgiane n'oublia pas les ordres d'Ali Baba: elle prépare son linge de bain, elle en charge Abdalla, qui n'était pas encore allé se coucher, elle met le pot au feu pour le bouillon, et pendant qu'elle écume le pot, la lampe s'éteint. Il n'y avait plus d'huile dans la maison, et la chandelle y manquait aussi. Que faire? Elle a besoin cependant de voir clair pour écumer son pot; elle en témoigne sa peine à Abdalla. Te voilà bien embarrassée, lui dit Abdalla. Va prendre de l'huile dans un des vases que voilà dans la cour.
Morgiane remercia Abdalla de l'avis, et pendant qu'il va se coucher près de la chambre d'Ali Baba, pour le suivre au bain, elle prend la cruche à l'huile et elle va dans la cour. Comme elle se fut approchée du premier vase qu'elle rencontra, le voleur qui était caché dedans demanda en parlant bas: Est-il temps?
Quoique le voleur eût parlé bas, Morgiane néanmoins fut frappée de la voix d'autant plus facilement, que le capitaine des voleurs, dès qu'il eut déchargé ses mulets, avait ouvert, non-seulement ce vase, mais même tous les autres, pour donner de l'air à ses gens, qui, d'ailleurs, y étaient fort mal à leur aise, sans y être encore privés de la facilité de respirer.
Toute autre esclave que Morgiane, aussi surprise qu'elle le fut, en trouvant un homme dans un vase, au lieu d'y trouver de l'huile qu'elle cherchait, eût fait un vacarme capable de causer de grands malheurs. Mais Morgiane était au-dessus de ses semblables: elle comprit en un instant l'importance de garder le secret, le danger pressant où se trouvait Ali Baba et sa famille, et où elle se trouvait elle-même, et la nécessité d'y apporter promptement le remède, sans faire d'éclat; et par sa capacité elle en pénétra d'abord les moyens. Elle rentra donc en elle-même dans le moment, et sans faire paraître aucune émotion, en prenant la place du capitaine des voleurs, elle répondit à la demande, et elle dit: Pas encore, mais bientôt. Elle s'approcha du vase qui suivait, et la même demande lui fut faite; et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'elle arriva au dernier qui était plein d'huile; et, à la même demande, elle donna la même réponse.
Morgiane connut par là que son maître Ali Baba, qui avait cru ne donner à loger chez lui qu'à un marchand d'huile, y avait donné entrée à trente-huit voleurs, en y comprenant le faux marchand leur capitaine. Elle remplit en diligence sa cruche d'huile, qu'elle prit du dernier vase; elle revint dans sa cuisine, où, après avoir mis de l'huile dans la lampe et l'avoir rallumée, elle prend une grande chaudière, elle retourne à la cour où elle l'emplit de l'huile du vase. Elle la rapporte, la met sur le feu, et met dessous force bois, parce que plus tôt l'huile bouillira, plus tôt elle aura exécuté ce qui doit contribuer au salut commun de la maison, qui ne demande pas de retardement. L'huile bout enfin; elle prend la chaudière, et elle va verser dans chaque vase assez d'huile bouillante, depuis le premier jusqu'au dernier, pour les étouffer et leur ôter la vie, comme elle la leur ôta.
Cette action, digne du courage de Morgiane, exécutée sans bruit, comme elle l'avait projeté, elle revient dans la cuisine avec la chaudière vide, et ferme la porte. Elle éteint le grand feu qu'elle avait allumé, et n'en laisse qu'autant qu'il en faut pour achever de faire cuire le pot du bouillon d'Ali Baba. Ensuite elle souffle la lampe, et elle demeure dans un grand silence, résolue de ne pas se coucher qu'elle n'eût observé ce qui arriverait, par une fenêtre de la cuisine qui donnait sur la cour, autant que l'obscurité de la nuit pouvait le permettre.
Il n'y avait pas encore un quart d'heure que Morgiane attendait, quand le capitaine des voleurs s'éveilla. Il se lève; il regarde par la fenêtre qu'il ouvre; et comme il n'aperçoit aucune lumière et qu'il voit régner un grand repos et un profond silence dans la maison, il donne le signal en jetant de petites pierres, dont plusieurs tombèrent sur les vases, comme il n'en douta point par le son qui lui en vint aux oreilles. Il écoute, et n'entend ni n'aperçoit rien qui lui fasse connaître que ses gens se mettent en mouvement. Il en est inquiet: il jette des petites pierres une seconde et une troisième fois. Elles tombent sur les vases, et cependant pas un des voleurs ne donne le moindre signe de vie, et il n'en peut comprendre la raison. Il descend dans la cour tout alarmé, avec le moins de bruit qu'il lui est possible; il approche de même du premier vase, et quand il veut demander au voleur, qu'il croit vivant, s'il dort, il sent une odeur d'huile chaude et de brûlé, qui s'exhale du vase, par où il connaît que son entreprise contre Ali Baba, pour lui ôter la vie et piller sa maison, et pour emporter, s'il pouvait, l'or qu'il avait enlevé à sa communauté, était échouée. Il passe au vase qui suivait, et à tous les autres l'un après l'autre, et il trouve que ses gens avaient péri tous par le même sort; et par la diminution de l'huile dans le vase qu'il avait apporté plein, il connut la manière dont on s'y était pris pour le priver du secours qu'il en attendait. Au désespoir d'avoir manqué son coup, il enfila la porte du jardin d'Ali Baba, qui donnait dans la cour, et de jardin en jardin, en passant par-dessus les murs, il se sauva.
Quand Morgiane n'entendit plus de bruit et qu'elle ne vit pas revenir le capitaine des voleurs, après avoir attendu quelque temps, elle ne douta pas du parti qu'il avait pris, plutôt que de chercher à se sauver par la porte de la maison, qui était fermée à double tour. Satisfaite et dans une grande joie d'avoir si bien réussi à mettre toute la maison en sûreté, elle se coucha enfin, et elle s'endormit.
Ali Baba cependant sortit avant le jour, et alla au bain, suivi de son esclave, sans rien savoir de l'événement étonnant qui était arrivé chez lui pendant qu'il dormait, au sujet duquel Morgiane n'avait pas jugé à propos de l'éveiller, avec d'autant plus de raison, qu'elle n'avait pas de temps à perdre dans le temps du danger, et qu'il était inutile de troubler son repos, après qu'elle l'eut détourné.
En revenant des bains, et en rentrant chez lui, que le soleil était levé, Ali Baba fut si surpris de voir encore les vases d'huile dans leur place, et que le marchand ne se fût pas rendu au marché avec ses mulets, qu'il en demanda la raison à Morgiane qui lui était venue ouvrir, et qui avait laissé toutes choses dans l'état où il les voyait, pour lui en donner le spectacle, et lui expliquer plus sensiblement ce qu'elle avait fait pour sa conservation.
Mon bon maître, dit Morgiane en répondant à Ali Baba, Dieu vous conserve, vous et toute votre maison! Vous apprendrez mieux ce que vous désirez savoir, quand vous aurez vu ce que j'ai à vous faire voir: prenez la peine de venir avec moi.
Ali Baba suivit Morgiane. Quand elle eut fermé la porte, elle le mena au premier vase: Regardez dans le vase, lui dit-elle, et voyez s'il y a de l'huile.
Ali Baba regarda; et comme il eut vu un homme dans le vase, il se retira en arrière, tout effrayé, avec un grand cri.
Ne craignez rien, lui dit Morgiane, l'homme que vous voyez ne vous fera pas de mal; il en a fait, mais il n'est plus en état d'en faire, ni à vous, ni à personne: il n'a plus de vie.
Morgiane, s'écria Ali Baba, que veut dire ce que tu viens de me faire voir? Explique-le-moi.
Je vous l'expliquerai, dit Morgiane; mais modérez votre étonnement et n'éveillez pas la curiosité des voisins d'avoir connaissance d'une chose qu'il est très-important que vous teniez cachée. Voyons auparavant tous les autres vases.
Ali Baba regarda dans les autres vases l'un après l'autre, depuis le premier jusqu'au dernier où il y avait de l'huile, dont il remarqua que l'huile était notablement diminuée; et quand il eut fait, il demeura comme immobile, tantôt en jetant les yeux sur les vases, tantôt en regardant Morgiane, sans dire mot, tant sa surprise était grande. A la fin, comme si la parole lui fût revenue: Et le marchand, demanda-t-il, qu'est-il devenu?
Le marchand, répondit Morgiane, est aussi peu marchand que je suis marchande. Je vous dirai aussi qui il est, et ce qu'il est devenu. Mais vous apprendrez toute l'histoire plus commodément dans votre chambre, car il est temps, pour le bien de votre santé, que vous preniez un bouillon après être sorti du bain.
Pendant qu'Ali Baba se rendit dans sa chambre, Morgiane alla à la cuisine prendre le bouillon: elle le lui apporta et avant de le prendre, Ali Baba lui dit: Commence toujours à satisfaire l'impatience où je suis, et raconte-moi une histoire si étrange, avec toutes ses circonstances.
Quand Morgiane eut achevé son récit, Ali Baba, pénétré de la grande obligation qu'il lui avait, lui dit: Je ne mourrai pas que je ne t'aie récompensée comme tu le mérites. Je te dois la vie; et pour commencer à t'en donner une marque de reconnaissance, je te donne la liberté dès à présent, en attendant que j'y mette le comble de la manière que je me le propose. Je suis persuadé avec toi que les quarante voleurs m'ont dressé ces embûches. Dieu m'a délivré par ton moyen. J'espère qu'il continuera de me préserver de leur méchanceté, et qu'en achevant de la détourner de dessus ma tête, il délivrera le monde de leur persécution et de leur engeance maudite. Ce que nous avons à faire, c'est d'enterrer incessamment les corps de cette peste du genre humain, avec un si grand secret, que personne ne puisse rien soupçonner de leur destinée; et c'est à quoi je vais travailler avec Abdalla.
Le jardin d'Ali Baba était d'une grande longueur, terminé par de grands arbres. Sans différer, il alla sous ces arbres avec son esclave creuser une fosse longue et large à proportion des corps qu'ils avaient à y enterrer. Le terrain était aisé à remuer, et ils ne mirent pas un long temps à l'achever. Ils tirèrent les corps hors des vases, et ils mirent à part les armes dont les voleurs s'étaient munis. Ils transportèrent ces corps au bout du jardin, et ils les arrangèrent dans la fosse; et après les avoir couverts de la terre qu'ils en avaient tirée, ils dispersèrent ce qui en restait aux environs, de manière que le terrain parût égal comme auparavant. Ali Baba fit cacher soigneusement les vases à l'huile et les armes; et quant aux mulets, dont il n'avait pas besoin pour lors, il les envoya au marché à différentes fois, où il les fit vendre par son esclave.
Pendant qu'Ali Baba prenait toutes ces mesures pour ôter à la connaissance du public par quel moyen il était devenu riche en peu de temps, le capitaine des quarante voleurs était retourné à la forêt avec une mortification inconcevable; et dans l'agitation, ou plutôt dans la confusion où il était d'un succès si malheureux et si contraire à ce qu'il s'était promis, il était rentré dans la grotte, sans avoir pu s'arrêter à aucune résolution, dans le chemin, sur ce qu'il devait faire ou ne pas faire à Ali Baba.
La solitude où il se trouva dans cette sombre demeure lui parut affreuse. Braves gens, s'écria-t-il, compagnons de mes veilles, de mes courses et de mes travaux, où êtes-vous? que puis-je faire sans vous? Vous avais-je assemblés et choisis pour vous voir périr tous à la fois par une destinée si fatale et si indigne de votre courage! Je vous regretterais moins si vous étiez morts le sabre à la main, en vaillants hommes. Quand aurai-je fait une autre troupe de gens de main comme vous? Et quand je le voudrais, pourrais-je l'entreprendre, et ne pas exposer tant d'or, tant d'argent, tant de richesses à la proie de celui qui s'est déjà enrichi d'une partie? Je ne puis et je ne dois y songer, qu'auparavant je ne lui aie ôté la vie. Ce que je n'ai pu faire avec un secours si puissant, je le ferai moi seul; et quand j'aurai pourvu de la sorte à ce que ce trésor ne soit plus exposé au pillage, je travaillerai à faire en sorte qu'il ne demeure ni sans successeurs ni sans maître après moi, qu'il se conserve et qu'il s'augmente dans toute la postérité.
Cette résolution prise, il ne fut pas embarrassé à chercher les moyens de l'exécuter; et alors, plein d'espérance et l'esprit tranquille, il s'endormit, et il passa la nuit assez paisiblement.
Le lendemain, le capitaine des voleurs, éveillé de grand matin, comme il se l'était proposé, prit un habit fort propre, conformément au dessein qu'il avait médité, et il vint à la ville, où il prit un logement dans un khan; et comme il s'attendait que ce qui s'était passé chez Ali Baba pouvait avoir fait de l'éclat, il demanda au concierge, par manière d'entretien, s'il y avait quelque chose de nouveau dans la ville; sur quoi le concierge parla de tout autre chose que de ce qui lui importait de savoir. Il jugea de là que la raison pourquoi Ali Baba gardait un si grand secret, venait de ce qu'il ne voulait pas que la connaissance qu'il avait du trésor, et du moyen d'y entrer, fût divulguée, et de ce qu'il n'ignorait pas que c'était pour ce sujet qu'on en voulait à sa vie. Cela l'anima davantage à ne rien négliger pour se défaire de lui par la même voie du secret.
Le capitaine des voleurs se pourvut d'un cheval, dont il se servit pour transporter à son logement plusieurs sortes de riches étoffes et de toiles fines, en faisant plusieurs voyages à la forêt avec les précautions nécessaires pour cacher le lieu où il les allait prendre. Pour débiter ces marchandises, quand il en eut amassé ce qu'il avait jugé à propos, il chercha une boutique. Il en trouva une; et après l'avoir prise à louage du propriétaire, il la garnit, et il s'y établit. La boutique qui se trouva vis-à-vis de la sienne était celle qui avait appartenu à Cassim, et qui était occupée par le fils d'Ali Baba il n'y avait pas longtemps.
Le capitaine des voleurs, qui avait pris le nom de Cogia Houssain, comme nouveau venu, ne manqua pas de faire civilité aux marchands ses voisins, selon la coutume. Mais comme le fils d'Ali Baba était jeune, bien fait, qu'il ne manquait pas d'esprit, et qu'il avait occasion plus souvent de lui parler et de s'entretenir avec lui qu'avec les autres, il eut bientôt fait amitié avec lui. Il s'attacha même à le cultiver plus fortement et plus assidûment, quand, trois ou quatre jours après son établissement, il eut reconnu Ali Baba qui vint voir son fils, qui s'arrêta à s'entretenir avec lui, comme il avait coutume de le faire de temps en temps, et qu'il eut appris du fils, après qu'Ali Baba l'eut quitté, que c'était son père. Il augmenta ses empressements auprès de lui; il le caressa, il lui fit de petits présents, et le régala même, et il lui donna plusieurs fois à manger.
Le fils d'Ali Baba ne voulut pas avoir tant d'obligation à Cogia Houssain sans lui rendre la pareille. Mais il était logé étroitement, et il n'avait pas la même commodité que lui pour le régaler comme il le souhaitait. Il parla de son dessein à Ali Baba son père, en lui faisant remarquer qu'il ne serait pas séant qu'il demeurât plus longtemps sans reconnaître les honnêtetés de Cogia Houssain.
Ali Baba se chargea du régal avec plaisir. Mon fils, dit-il, il est demain vendredi; comme c'est un jour que les gros marchands, comme Cogia Houssain et comme vous, tiennent leurs boutiques fermées, faites avec lui une partie de promenade pour l'après-dînée, et en revenant faites en sorte que vous le fassiez passer par chez moi, et que vous le fassiez entrer. Il sera mieux que la chose se passe de la sorte, que si vous l'invitiez dans les formes. Je vais ordonner à Morgiane de faire le souper et de le tenir prêt.
Le vendredi, le fils d'Ali Baba et Cogia Houssain se trouvèrent l'après-dînée au rendez-vous qu'ils s'étaient donné, et ils firent leur promenade. En revenant, comme le fils d'Ali Baba avait affecté de faire passer Cogia Houssain par la rue où demeurait son père, quand ils furent arrivés devant la porte de la maison, il l'arrêta, et en frappant: C'est, lui dit-il, la maison de mon père, lequel, sur le récit que je lui ai fait de l'amitié dont vous m'honorez, m'a chargé de lui procurer l'honneur de votre connaissance. Je vous prie d'ajouter ce plaisir à tous les autres dont je vous suis redevable.
Quoique Cogia Houssain fût arrivé au but qu'il s'était proposé, qui était d'avoir entrée chez Ali Baba, et de lui ôter la vie, sans hasarder la sienne, en ne faisant pas d'éclat, il ne laissa pas néanmoins de s'excuser, et de faire semblant de prendre congé du fils; mais l'esclave d'Ali Baba venait d'ouvrir, le fils le prit obligeamment par la main, et en entrant le premier, il le tira, et le força en quelque manière d'entrer comme malgré lui.
Ali Baba reçut Cogia Houssain avec un visage ouvert, et avec le bon accueil qu'il pouvait souhaiter. Il le remercia des bontés qu'il avait pour son fils. L'obligation qu'il vous en a, et que je vous en ai moi-même, ajouta-t-il, est d'autant plus grande, que c'est un jeune homme qui n'a pas encore l'usage du monde, et que vous ne dédaignez pas de contribuer à le former.
Cogia Houssain rendit compliment pour compliment à Ali Baba, en lui assurant que si son fils n'avait pas encore acquis l'expérience de certains vieillards, il avait un bon sens qui luiIl tenait lieu de l'expérience d'une infinité d'autres.
Après un entretien de peu de durée sur d'autres sujets indifférents, Cogia Houssain voulut prendre congé. Ali Baba l'arrêta. Seigneur, dit-il, où voulez-vous aller? Je vous prie de me faire l'honneur de souper avec moi. Le repas que je veux vous donner est beaucoup au-dessous de ce que vous méritez; mais, tel qu'il est, j'espère que vous l'agréerez d'aussi bon cœur que j'ai intention de vous le donner.
Seigneur Ali Baba, reprit Cogia Houssain, je suis très-persuadé de votre bon cœur; et si je vous demande en grâce de ne pas trouver mauvais que je me retire sans accepter l'offre obligeante que vous me faites, je vous supplie de croire que je ne le fais ni par mépris, ni par incivilité, mais parce que j'en ai une raison que vous approuveriez si elle vous était connue.
Et quelle peut être cette raison, seigneur? reprit Ali Baba. Peut-on vous la demander? Je puis la dire, répliqua Cogia Houssain: c'est que je ne mange ni viande ni ragoût où il y ait du sel; jugez vous-même de la contenance que je ferais à votre table. Si vous n'avez que cette raison, insista Ali Baba, elle ne doit pas me priver de l'honneur de vous posséder à souper, à moins que vous ne le vouliez autrement. Premièrement, il n'y a pas de sel dans le pain que l'on mange chez moi; et quant à la viande et aux ragoûts, je vous promets qu'il n'y en aura pas dans ce qui sera servi devant vous; je vais y donner ordre. Ainsi faites-moi la grâce de demeurer, je reviens à vous dans un moment.
Ali Baba alla à la cuisine, et il ordonna à Morgiane de ne pas mettre de sel sur la viande qu'elle avait à servir, et de préparer promptement deux ou trois ragoûts, entre ceux qu'il lui avait commandés, où il n'y eût pas de sel.
Morgiane, qui était prête à servir, ne put s'empêcher de témoigner son mécontentement sur ce nouvel ordre, et de s'en expliquer à Ali Baba. Qui est donc, dit-elle, cet homme si difficile, qui ne mange pas de sel? Votre souper ne sera plus bon à manger si je le sers plus tard.
Ne te fâche pas, Morgiane, reprit Ali Baba, c'est un honnête homme. Fais ce que je te dis.
Morgiane obéit, mais à contre-cœur, et elle eut la curiosité de connaître cet homme qui ne mangeait pas de sel. Quand elle eut achevé, et qu'Abdalla eut préparé la table, elle l'aida à porter les plats. En regardant Cogia Houssain, elle le reconnut d'abord pour le capitaine des voleurs, malgré son déguisement; et en l'examinant avec attention, elle aperçut qu'il avait un poignard caché sous son habit. Je ne m'étonne plus, dit-elle en elle-même, que le scélérat ne veuille pas manger de sel avec mon maître; c'est son plus fier ennemi, il veut l'assassiner; mais je l'en empêcherai.
Quand Morgiane eut achevé de servir ou de faire servir par Abdalla, elle prit le temps pendant que l'on soupait, et fit les préparatifs nécessaires pour l'exécution d'un coup des plus hardis; et elle venait d'achever, lorsque Abdalla vint l'avertir qu'il était temps de servir le fruit. Elle porta le fruit; et dès qu'Abdalla eut enlevé ce qui était sur la table, elle le servit. Ensuite elle posa près d'Ali Baba une petite table sur laquelle elle mit le vin avec trois tasses; et en sortant elle emmena Abdalla avec elle, comme pour aller souper ensemble, et donner à Ali Baba, selon sa coutume, la liberté de s'entretenir et de se réjouir agréablement avec son hôte, et de le faire bien boire.
Alors le faux Cogia Houssain, ou plutôt le capitaine des quarante voleurs, crut que l'occasion favorable pour ôter la vie à Ali Baba était venue. Je vais, dit-il en lui-même, faire enivrer le père et le fils; et le fils, à qui je veux bien donner la vie, ne m'empêchera pas d'enfoncer le poignard dans le cœur du père; et je me sauverai par le jardin, comme je l'ai déjà fait, pendant que la cuisinière et l'esclave n'auront pas encore achevé de souper ou seront endormis dans la cuisine.
Au lieu de souper, Morgiane, qui avait pénétré dans l'intention du faux Cogia Houssain, ne lui donna pas le temps de venir à l'exécution de sa méchanceté. Elle s'habilla d'un habit de danseuse fort propre, prit une coiffure convenable, et se ceignit d'une ceinture d'argent doré, où elle attacha un poignard, dont la gaîne et le poignard étaient de même métal; et avec cela elle appliqua un fort beau masque sur son visage. Quand elle se fut déguisée de la sorte, elle dit à Abdalla: Prends ton tambour de basque, et allons donner à l'hôte de notre maître et ami de son fils, le divertissement que nous lui donnons quelquefois.
Abdalla prend le tambour de basque: il commence à en jouer en marchant devant Morgiane, et il entre dans la salle. Morgiane, en entrant après lui, fait une profonde révérence d'un air délibéré et à se faire regarder, comme demandant la permission de montrer ce qu'elle savait faire.
Comme Abdalla vit qu'Ali Baba voulait parler, il cessa de toucher le tambour de basque.
Entre Morgiane, entre, dit Ali Baba: Cogia Houssain jugera de quoi tu es capable, et il nous dira ce qu'il en pensera. Au moins, seigneur, dit-il à Cogia Houssain, en se tournant de son côté, ne croyez pas que je me mette en dépense pour vous donner ce divertissement. Je le trouve chez moi, et vous voyez que ce sont mon esclave et ma cuisinière qui me le donnent. J'espère que vous ne le trouverez pas désagréable.
Cogia Houssain ne s'attendait pas qu'Ali Baba dût ajouter ce divertissement au souper qu'il lui donnait. Cela lui fit craindre de ne pouvoir pas profiter de l'occasion qu'il croyait avoir trouvée. Au cas que cela arrivât, il se consola par l'espérance de la retrouver en continuant de ménager l'amitié du père et du fils. Ainsi, quoiqu'il eût mieux aimé qu'Ali Baba eût bien voulu ne le lui pas donner, il fit semblant néanmoins de lui en avoir obligation, et il témoigna que ce qui lui faisait plaisir ne pouvait pas manquer de lui en faire aussi.
Quand Abdalla vit qu'Ali Baba et Cogia Houssain avaient cessé de parler, il recommença à toucher son tambour de basque et l'accompagna de sa voix sur un air à danser; et Morgiane, qui ne le cédait à aucun danseur ou danseuse de profession, dansa d'une manière à se faire admirer, mais le faux Cogia Houssain n'y donnait pas la moindre attention.
Après avoir dansé plusieurs danses avec le même agrément et de la même force, elle tira enfin son poignard; et en le tenant à la main, elle en dansa une dans laquelle elle se surpassa par les figures différentes, par les mouvements légers, par les sauts surprenants, et par les efforts merveilleux dont elle les accompagna, tantôt en présentant le poignard en avant, comme pour frapper, tantôt en faisant semblant de s'en frapper elle-même.
Comme hors d'haleine enfin, elle arracha le tambour de basque des mains d'Abdalla, de la main gauche, et en tenant le poignard de la droite, elle alla présenter le tambour de basque par le creux à Ali Baba, à l'imitation des danseurs et danseuses de profession, qui en usent ainsi pour solliciter la libéralité de leurs spectateurs.
Ali Baba jeta une pièce d'or dans le tambour de basque de Morgiane. Morgiane s'adressa ensuite au fils d'Ali Baba, qui suivit l'exemple de son père. Cogia Houssain, qui vit qu'elle allait venir aussi à lui, avait déjà tiré la bourse de son sein pour lui faire son présent, et il y mettait la main, dans le moment que Morgiane, avec un courage digne de sa fermeté et de sa résolution, lui enfonça le poignard au milieu du cœur, si avant qu'elle ne le retira qu'après lui avoir ôté la vie.
Ali Baba et son fils, épouvantés de cette action, poussèrent un grand cri: Ah! malheureuse! s'écria Ali Baba, qu'as-tu fait? Est-ce pour nous perdre, moi et ma famille?
Ce n'est pas pour vous perdre, répondit Morgiane: je l'ai fait pour votre conservation.
Alors, en ouvrant la robe de Cogia Houssain, et en montrant à Ali Baba le poignard dont il était armé: Voyez, dit-elle, à quel fier ennemi vous aviez affaire, et regardez-le bien au visage: vous y reconnaîtrez le faux marchand d'huile, et le capitaine des quarante voleurs. Ne considérez-vous pas aussi qu'il n'a pas voulu manger de sel avec vous? en voulez-vous davantage pour vous persuader de son dessein pernicieux? Avant que je l'eusse vu, le soupçon m'en était venu, du moment que vous m'avez fait connaître que vous aviez un tel convive. Je l'ai vu, et mon soupçon n'était pas mal fondé.
Ali Baba, qui connut la nouvelle obligation qu'il avait à Morgiane de lui avoir conservé la vie une seconde fois, l'embrassa. Morgiane, dit-il, je t'ai donné la liberté, et alors je t'ai promis que ma reconnaissance n'en resterait pas là, et que bientôt j'y mettrais le comble. Ce temps est venu, et je te fais ma belle-fille. Et en s'adressant à son fils: Mon fils, ajouta Ali Baba, je vous crois assez bon fils pour ne pas trouver étrange que je vous donne Morgiane pour femme sans vous consulter. Vous ne lui avez pas moins d'obligation que moi. Vous voyez que Cogia Houssain n'avait recherché votre amitié que dans le dessein de mieux réussir à m'arracher la vie par trahison; et s'il y eût réussi, vous ne devez pas douter qu'il ne vous eût sacrifié aussi à sa vengeance. Considérez de plus qu'en épousant Morgiane, vous épousez le soutien de ma famille, tant que je vivrai, et l'appui de la vôtre jusqu'à la fin de vos jours.
Le fils, bien loin de témoigner aucun mécontentement, marqua qu'il consentait à ce mariage, non-seulement parce qu'il ne voulait pas désobéir à son père, mais aussi parce qu'il y était porté par sa propre inclination.
On songea ensuite dans la maison d'Ali Baba à enterrer le corps du capitaine auprès de ceux des trente-sept voleurs; et cela se fit si secrètement, qu'on n'en eut connaissance qu'après de longues années, lorsque personne ne se trouvait plus intéressé dans la publication de cette histoire mémorable.
Peu de jours après, Ali Baba célébra les noces de son fils et de Morgiane avec grande solennité, et par un festin somptueux, accompagné de danses, de spectacles et des divertissements accoutumés, et il eut la satisfaction de voir que ses amis et ses voisins, qu'il avait invités, sans avoir connaissance des vrais motifs du mariage, mais qui d'ailleurs n'ignoraient pas les qualités de Morgiane, le louèrent hautement de sa générosité et de son bon cœur.
Après le mariage, Ali Baba, qui s'était abstenu de retourner à la grotte depuis qu'il en avait tiré et rapporté le corps de son frère Cassim sur un de ses trois ânes, avec l'or dont il les avait chargés, par la crainte de les y trouver ou d'y être surpris, s'en abstint encore après la mort des trente-huit voleurs, en y comprenant leur capitaine, parce qu'il supposa que les deux autres, dont le destin ne lui était pas connu, étaient encore vivants.
Mais au bout d'un an, comme il eut vu qu'il ne s'était fait aucune entreprise pour l'inquiéter, la curiosité le prit d'y faire un voyage, en prenant les précautions nécessaires pour sa sûreté. Il monta à cheval, et quand il fut arrivé près de la grotte, il prit un bon augure de ce qu'il n'aperçut aucun vestige ni d'hommes ni de chevaux. Il mit pied à terre; il attacha son cheval, et, en se présentant devant la porte, il prononça ces paroles: «Sésame, ouvre-toi,» qu'il n'avait pas oubliées. La porte s'ouvrit; il entra, et l'état où il trouva toutes choses dans la grotte lui fit juger que personne n'y était entré depuis environ le temps que le faux Cogia Houssain était venu lever boutique dans la ville, et ainsi que la troupe des quarante voleurs était entièrement dissipée et exterminée depuis ce temps-là, et ne douta plus qu'il ne fût le seul au monde qui eût le secret de faire ouvrir la grotte, et que le trésor qu'elle enfermait était à sa disposition. Il s'était muni d'une valise; il la remplit d'autant d'or que son cheval en put porter, et il revint à la ville.
Depuis ce temps-là, Ali Baba, son fils, qu'il mena à la grotte, et à qui il enseigna le secret pour y entrer, et après eux leur postérité, à laquelle ils tirent passer le même secret, en profitant de leur fortune avec modération, vécurent dans une grande splendeur, et honorés des premières dignités de la ville.
Lorsque Scheherazade eut fini son histoire, n'ayant pas envie d'en recommencer une nouvelle, elle se jeta aux pieds du sultan des Indes, et lui dit:
Roi du monde, puissant monarque de ce siècle! ton esclave t'a raconté pendant mille et une nuits des contes agréables et amusants, des histoires et des anecdotes en prose et en vers. N'est-ce point assez, et persistes-tu toujours dans ton ancienne résolution? C'est assez, dit le sultan des Indes; qu'on lui coupe la tête, car ses dernières histoires surtout m'ont causé un ennui mortel. Alors Scheherazade fit un signe à la nourrice, et celle-ci entra avec trois enfants dont le sultan avait rendu mère Scheherazade pendant les mille et une nuits qu'avaient duré ses récits. L'un de ces enfants commençait à marcher seul, le second marchait à la lisière, et le troisième était encore suspendu au sein de la nourrice. Elle présenta ces enfants au sultan des Indes, et se jeta de nouveau à ses genoux.
Grand roi, dit-elle, voici tes enfants, je te supplie de m'accorder la vie pour l'amour d'eux, et non à cause de mes histoires; car si tu les prives de leur mère, ils deviendront orphelins: aucune autre femme ne peut avoir pour eux le cœur d'une mère. En disant ces mots, elle pressa ses enfants contre son sein, et répandit un torrent de larmes.
Le sultan, ému jusqu'aux larmes par ce spectacle, embrassa ses enfants, et dit: Par le Dieu miséricordieux! Scheherazade, je te pardonne pour l'amour de ces enfants, car je vois que tu es une bonne mère. Je te pardonne! Dieu m'en est témoin!
Scheherazade lui baisa les pieds, et fut transportée de joie. Que Dieu, dit-elle, prolonge tes jours, et t'accorde une puissance et une félicité sans fin!
La joie se répandit aussitôt dans tout le palais. Cette mille et unième nuit fut une nuit à jamais mémorable; elle se passa au milieu des réjouissances et d'une allégresse universelle.
Le lendemain le roi convoqua un grand divan, et revêtit d'une magnifique robe d'honneur le vizir, père de Scheherazade. Puisse le ciel, lui dit-il, récompenser le service que tu as rendu à l'empire et à ma propre personne, en mettant un terme à mon courroux contre les filles de mes sujets! Ta fille, qui m'a rendu père de trois enfants, est mon épouse!
Il ordonna ensuite d'illuminer toute la ville et de faire des réjouissances publiques. Les tambours battirent, les trompettes sonnèrent, les bouffons s'établirent sur les places publiques pour amuser le peuple par leurs jeux. Ces fêtes durèrent trente jours, pendant lesquels tout le monde fut admis aux festins de la cour. Le roi combla les grands de présents magnifiques, et fit distribuer de nombreuses aumônes aux pauvres. Il régna heureux encore de longues années, jusqu'au jour où il fut surpris par la mort, qui met un terme à toutes les félicités de ce monde.
FIN.
Les mille et une Nuits | 1 |
Le Marchand et le Génie | 7 |
Histoire du premier Vieillard et de la Biche | 14 |
Histoire du second Vieillard et des deux Chiens noirs | 21 |
Histoire du Pêcheur | 27 |
Histoire du jeune Roi des îles Noires | 46 |
Histoire de trois Calenders, fils de Roi, et de cinq dames de Bagdad | 61 |
Histoire du premier Calender, fils de roi | 85 |
Histoire du second Calender, fils de roi | 94 |
Histoire du troisième Calender, fils de roi | 120 |
Histoire de Zobéide | 148 |
Histoire de Sindbad le marin | 170 |
Premier voyage de Sindbad le marin | 174 |
Second voyage de Sindbad le marin | 180 |
Troisième voyage de Sindbad le marin | 186 |
Quatrième voyage de Sindbad le marin | 197 |
Cinquième voyage de Sindbad le marin | 208 |
Sixième voyage de Sindbad le marin | 215 |
Septième et dernier voyage de Sindbad le marin | 225 |
Histoire du petit Bossu | 234 |
Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar | 244 |
Histoire que raconta le Tailleur | 261 |
Histoire du Barbier | 280 |
Histoire d'Aladdin ou la Lampe merveilleuse | 287 |
Histoire d'Ali-Baba et de quarante voleurs exterminés par une | 395 |
PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
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