The Project Gutenberg EBook of Les Troubadours, by Joseph Anglade This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les Troubadours Leurs vies -- leurs oeuvres -- leur influence Author: Joseph Anglade Release Date: April 15, 2011 [EBook #35878] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS *** Produced by Robert Connal, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
Grammaire élémentaire de l'Ancien français. Un volume in-18, broché
Ce livre est issu d'un cours professé à l'Université de Nancy pendant le semestre d'hiver de 1907-1908. C'était là une matière bien nouvelle pour le public éclairé auquel nous nous adressions, et que nous remercions ici de sa sympathie. Le désir de lui faire connaître sous une forme accessible, dépourvue de l'appareil d'érudition qui accompagne d'ordinaire ces études, une période glorieuse de notre ancienne littérature explique le caractère de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on plus d'affirmations que de discussions. Il est destiné au grand public, à celui du moins qui sait s'intéresser encore aux choses du passé, non parce qu'elles sont le passé, mais parce qu'elles sont belles et intéressantes.
C'est à l'intention de ce public que nous avons multiplié les citations. Nous aurions désiré les donner dans le texte provençal. On aurait pu ainsi mieux goûter les vers gracieux de Bernard de Ventadour ou de la comtesse de Die, le style ferme et énergique de Peire Cardenal, et surtout tant d'artifices de mètre ou de style dont la traduction ne peut garder la moindre trace. Mais ce volume en eût été démesurément grossi, et de plus toute une partie du charme de cette langue aurait échappé à ceux qui ne la connaissent pas. Pour les autres, espérons qu'une anthologie provençale, avec traduction, ne se fera pas trop longtemps attendre.
On trouvera d'ailleurs des renvois aux textes dans les notes qui accompagnent le volume. Cette dernière partie de notre travail comprend des notes bibliographiques et des additions. Nous avons voulu être utile à ceux qui s'intéressent à la poésie des troubadours en leur donnant, non pas une bibliographie complète, mais de simples notes qui leur permettront d'étudier plus à fond les sujets que nous traitons. Nous savons les services que peut rendre un guide de ce genre, même réduit à de modestes proportions.
On voudra bien ne pas chercher dans ce livre ce que nous n'avons pas voulu y mettre: une histoire complète de l'ancienne littérature provençale. Nous avons voulu simplement écrire l'histoire de la poésie des troubadours en nous en tenant aux plus grands noms, en choisissant les plus intéressants ou les plus caractéristiques d'une période. Il n'y sera donc question ni de Gaucelm Faidit, ni de Peirol, ni de Folquet de Romans, ni de tant d'autres qui mériteraient «l'honneur d'être nommés». Pour tous ceux-là on trouvera des renseignements dans le livre toujours précieux de Diez, Vies et Œuvres des Troubadours.(Il n'existe malheureusement de traduction française que de la première édition, qui est vieillie.) Nous l'avons constamment consulté pour une partie de notre travail. L'ouvrage de Fauriel, dont la plus grande partie est d'ailleurs erronée, nous a été moins utile.
Ce livre répondait-il à un besoin? Il nous l'a semblé. Il nous a semblé qu'il était temps de faire sortir la poésie des troubadours des nécropoles scientifiques que sont trop souvent nos revues, nos collections et nos dissertations, pour la produire au grand jour. L'étude des troubadours a profité du développement des études romanes. Plusieurs éditions ont paru, d'autres sont en préparation; certaines parties de l'histoire littéraire ont été traitées à fond. Ce sont les résultats de ces divers travaux que nous avons voulu résumer. Après tout les troubadours n'ont pas écrit pour que leurs œuvres deviennent des sujets de thèses de doctorat ou de discussions académiques. Ils ont écrit pour le public, pour un grand public où les femmes d'intelligence et de cœur formaient la majorité et où régnait le culte de la poésie. Malgré la différence des temps et des mœurs, ce public ne doit pas avoir complètement disparu: du moins nous ne le croyons pas.
En tout cas nous nous comparerions volontiers à un adversaire du trobar clus: on verra plus loin que ces mots désignent une manière d'écrire qui consiste à dérouter les profanes et à réserver la poésie aux seuls initiés. A quoi un grand troubadour, Giraut de Bornelh, répondit un jour par la déclaration suivante, qui sert de début à une de ses chansons: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît.» C'est la pensée qui nous a souvent guidé dans la rédaction de ce travail. Nous l'aurions voulu assez clair et assez simple pour qu'il fût à la portée de tout le monde: y avons-nous réussi?
Nous avions l'intention de dédier ce volume à notre vieux maître Camille Chabaneau. Nous ne pouvons le dédier aujourd'hui qu'à sa mémoire vénérée.
J. A.
La civilisation gallo-romaine.—Maintien de traditions artistiques et littéraires.—Les limites de la langue d'oc.—Les origines «limousines» de la poésie des troubadours.—La période préparatoire (XIe s.).—Le premier troubadour.—Caractère artistique et aristocratique de la poésie des troubadours.—Germes de faiblesse et de décadence.—Aperçu sommaire de son histoire.—Grandes divisions.—Comparaison avec la poésie de langue d'oïl.
L'étude des littératures modernes s'est renouvelée depuis qu'on a appliqué à cette étude la méthode comparative qui a donné de si heureux résultats en linguistique. L'habitude a régné longtemps d'étudier en elles-mêmes, sans regarder pour ainsi dire à l'extérieur, chacune des grandes littératures nationales. Mais on a reconnu assez vite les défauts et les faiblesses de cette méthode. On n'ose pas—et cela depuis les origines—étudier l'histoire du romantisme français, sans étudier en même temps l'histoire littéraire des pays voisins. L'histoire de certains genres au XVIIe siècle, sur lesquels il semblait que tout eût été dit, a été renouvelée récemment par l'étude des rapports littéraires de la France et de l'Espagne. La poésie française du XVIe siècle a subi de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps soupçonnée et même admise, mais que les érudits contemporains ont seuls étudiée en détail.
La même méthode appliquée à l'étude des littératures du moyen âge a donné d'aussi heureux résultats. Pour prendre comme exemple l'Italie, les historiens de sa littérature n'ont pas eu de peine à reconnaître que l'épopée française était à l'origine de sa poésie épique et que sa première poésie lyrique était imitée de la poésie lyrique provençale.
Cette influence de la poésie des troubadours sur la littérature des peuples romans a été reconnue depuis longtemps. Diez l'avait déjà marquée en étudiant la poésie galicienne, qu'il a été un des premiers à faire connaître. Les textes ont été publiés depuis et la démonstration a été reprise avec plus d'ampleur; la conclusion est hors de doute. La même conclusion s'impose à ceux qui ont étudié les origines de la poésie catalane. Dans le fond comme dans la forme, dans les idées comme dans la technique, on retrouve partout la trace d'une influence provençale. Quant à la poésie lyrique française, celle de langue d'oïl, l'influence de la poésie lyrique méridionale a été magistralement démontrée dans un livre dont il suffit de rappeler le titre: Les Origines de la Poésie lyrique en France, par M. Jeanroy.
Enfin on n'a pas eu de peine à découvrir des traces de cette influence dans la littérature allemande. Le savant Karl Bartsch, à qui la philologie germanique doit autant que la philologie romane et plus particulièrement provençale, a montré que deux Minnesinger, Friedrich von Hausen et le comte Rodolphe de Neuenburg, de la fin du XIIe siècle, avaient formellement imité deux troubadours bien connus, Folquet de Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du Minnesang laisse entrevoir de nombreuses traces d'emprunt.
Ces simples constatations suffisent à marquer l'intérêt de notre sujet. Nous y reviendrons en détail par la suite, quand nous aurons fait à grands traits l'histoire interne de la poésie provençale. Pour le moment nous voudrions étudier ses origines, délimiter son domaine, marquer son caractère, sa durée, sa valeur, résumer en un mot ce qu'il est indispensable de connaître avant d'aborder l'étude des troubadours. Nous serons obligés de passer rapidement sur des points importants, de résumer en quelques lignes ou de rappeler par une simple allusion des travaux de grande valeur; mais le caractère que nous voulons laisser à ces études sur les troubadours nous y oblige. Nous nous promettons seulement de ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui n'ait été démontré, renvoyant pour le détail des démonstrations à d'autres études d'un caractère plus scientifique que celle-ci.
La civilisation romaine avait pénétré en Gaule par la Provence et par le Languedoc, par Marseille et par Narbonne, qui toutes deux avaient déjà connu la civilisation grecque. De bonne heure de savantes écoles d'enseignement supérieur s'élevèrent dans les provinces méridionales. Il suffit de rappeler l'éclat dont brillaient au IVe siècle Bordeaux et Périgueux, Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et Lyon.
C'est par le Midi également qu'avait commencé l'évangélisation des Gaules: de gracieuses légendes le rappellent encore aujourd'hui en Provence. Ces causes réunies donnèrent à ces pays, pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, une vie intellectuelle et artistique que d'autres parties de la Gaule n'avaient pas connue ou ne connaissaient plus. Sans doute, dans l'Est et le Nord-Est, les écoles de Besançon, d'Autun et de Trèves, comme celles de Bourges et d'Orléans, dans le Centre, étaient restées célèbres, mais leur décadence, pour des causes que nous n'avons pas à rappeler ici, avait été plus rapide que celle des écoles du Midi. Trèves en particulier, malgré Ausone, était, comme l'a remarqué M. Jullian, une grande place d'armes plutôt qu'une grande Université [1]. Une curieuse anecdote, rapportée par Grégoire de Tours, nous renseigne sur l'état d'esprit d'un abbé parisien de son temps que le caprice du roi Clotaire voulait envoyer comme évêque à Avignon, en Avignon, comme on dit plus euphoniquement en Provence. Le pauvre saint Domnolus, car c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prières, demandant à Dieu de ne pas être envoyé parmi les senatores sophisticos (c'étaient les conseillers municipaux du temps) et les judices philosophicos (la magistrature!) qui peuplaient Avignon; il affirmait que, vu sa simplicité, le poste qu'on lui offrait serait pour lui une humiliation plutôt qu'un honneur [2].
Il semble donc que dans la plupart des villes du Midi de la Gaule des traditions littéraires et artistiques s'étaient maintenues, au moins jusqu'à la rénovation des études classiques à l'époque de Charlemagne. A cette date, cent cinquante ans à peine nous séparent des premiers monuments poétiques de la langue d'oc, qui sont un poème philosophique commentant le De Consolatione de Boèce, et un poème sur sainte Foy d'Agen. A la fin du XIe siècle apparaît le premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers.
La tentation est grande d'expliquer par une survivance des traditions littéraires la naissance de ce mouvement poétique. La poésie des troubadours serait l'héritière de la poésie latine de la décadence. Une explication de ce genre paraît même si naturelle qu'on pourrait être porté à s'en contenter tout d'abord et à n'en point chercher d'autre. Cependant la vérité paraît être bien différente. Nous essaierons de la dégager après avoir délimité le domaine linguistique de l'ancienne langue d'oc. La question des origines sera plus claire après cet exposé.
Les limites de la langue d'oc ne paraissent pas avoir changé depuis le moyen âge. La ligne qui sépare les deux langues de la France part de la rive droite de la Garonne, à son confluent avec la Dordogne, remonte vers le nord, en laissant Angoulême dans le domaine de la langue d'oïl et en dépassant Limoges, Guéret et Montluçon; elle redescend ensuite vers Lyon par Roanne et Saint-Étienne.
Une partie du Dauphiné (jusqu'au-dessous de Grenoble), la Franche-Comté (jusqu'aux environs de Montbéliard) et les dialectes romans de la Suisse forment un groupe linguistique que le savant Ascoli a dénommé franco-provençal [3], à cause des traits communs aux langues française et provençale que présentent les dialectes de cette région.
En redescendant vers la Méditerranée la frontière linguistique se confond avec la frontière politique, sauf en ce qui concerne le Val d'Aoste qui appartient au franco-provençal et quelques villages italiens de langue d'oc.
Au sud-ouest, la limite linguistique dépassait de beaucoup les limites de la France actuelle; car le catalan, avec Barcelone, Valence et les îles Baléares est du domaine de la langue provençale.
La région que nous venons de délimiter à grands traits comprenait, comme aujourd'hui, plusieurs dialectes. Les principaux étaient le limousin, qui voisinait avec les dialectes de la langue d'oïl (saintongeais et poitevin), le gascon, qui occupait, à peu près comme aujourd'hui, la boucle formée par la Garonne, le languedocien, les dialectes d'Auvergne et de Dauphiné et le provençal proprement dit. Aujourd'hui ces dialectes présentent des différences profondes; livrés à eux-mêmes pendant des siècles, ils ont librement évolué. Il n'en était pas de même aux origines; les différences étaient beaucoup moins sensibles.
De plus, il se forma de bonne heure une sorte de langue littéraire. Sans Académie, sans règles, par la force des choses, disons mieux, par la force de la poésie, la langue des premiers troubadours s'imposa à leurs successeurs. On peut reconnaître des différences dialectales—en petit nombre—chez quelques-uns d'entre eux; mais, dans l'ensemble, la langue resta la même, du début du XIIe siècle à la fin du XIIIe.
Le dialecte auquel cette langue était le plus apparentée était le dialecte limousin. Il y a là une indication précieuse, qui n'a pas échappé à ceux qui se sont occupés les premiers des origines de la poésie provençale. La linguistique a servi de point de départ aux recherches d'histoire littéraire. C'est dans ce dialecte limousin qu'ont été écrites les premières poésies des troubadours, c'est lui qui s'est imposé aux poètes du XIIe et du XIIIe siècle [4].
Il se produisit même un phénomène peu fréquent dans l'histoire littéraire. La langue limousine-provençale devint la seule langue poétique non seulement du midi de la France, mais d'une partie de l'Espagne et de l'Italie. Des poètes nés dans le domaine de langue d'oïl, en Saintonge par exemple, écrivirent en provençal. Une légende attribuait à Dante l'intention d'écrire la Divine Comédie dans cette langue (n'oublions pas que son maître, Brunetto Latini, écrivit en français, et son compatriote Sordel en provençal); ce qui est certain, c'est qu'il est l'auteur des vers provençaux qu'il met dans la bouche d'Arnaut Daniel dans la Divine Comédie.
Mais il est temps de revenir à la question des origines, que nous avons dû laisser en suspens: elle est d'ailleurs déjà résolue.
Pour la résoudre, il fallait connaître auparavant ce fait si important que les premières œuvres poétiques nous viennent de l'ouest et du sud-ouest, du Limousin, du Poitou, de la Saintonge; il fallait savoir que la langue des troubadours s'appela d'abord langue «limousine». C'est en effet dans le Limousin, et en partie dans le Poitou, plus vraisemblablement à la limite commune des deux provinces, qu'on peut placer le berceau de la poésie des troubadours. Le premier d'entre eux n'est-il pas Guillaume VII, comte de Poitiers [5]?
Il a existé des «sons» poitevins (mélodies). Dans cette partie de la France où les dialectes d'oc et ceux d'oïl étaient en contact, il semble qu'on ait composé de nombreux chants populaires, romances, aubes, pastourelles, rondes et danses: c'est dans ces chants qu'il faut chercher l'origine de la poésie des troubadours.
La forme artistique de leurs premières compositions, la technique élégante de leur métrique, toutes choses qui nous éloignent de la facture simple et fruste de la poésie populaire, ne doivent pas nous faire illusion sur les humbles origines de leur art. La chanson courtoise, qui est le produit le plus remarquable de la poésie des troubadours, a eu pour aïeule la chanson populaire, chanson d'amour ou rondes de printemps. Rondes de printemps surtout, si on en juge par le début des chansons courtoises qui rappellent presque toutes la réapparition des feuilles et des fleurs, avec le retour des oiseaux; la mention du mois de mai, du rossignol, de l'hirondelle ou de l'alouette, oiseaux populaires et poétiques, laisse entrevoir dès les premiers vers des chansons les plus conventionnelles les origines lointaines de cette poésie.
D'ailleurs parmi les genres traités par les troubadours, il en est quelques-uns qui ont gardé leur type populaire. Rappelons seulement que les principaux d'entre eux sont la pastourelle, dialogue entre un chevalier, qui est ordinairement le poète, et une bergère; l'aube, genre curieux où un personnage qui a veillé toute la nuit sur un rendez-vous amoureux annonce à son ami la naissance du jour et l'avertit en même temps du danger; les ballades et danses dont il reste quelques exemples et quelques autres genres plus rares qu'il est inutile de citer ici [6].
Mais en dehors de ces genres, qui ont conservé surtout au début un certain caractère populaire, la poésie des troubadours est une poésie essentiellement artistique, de l'art le plus raffiné. Un seul détail marque bien sa différence avec la poésie populaire qui lui a donné naissance. On sait que celle-ci ne présente pas une très grande variété dans l'emploi des mètres et dans la combinaison des strophes; les moyens d'expression de la poésie et de la musique populaires, compagnes habituelles, sont simples. Eh bien, c'est par centaines qu'on a pu compter les formes de strophes dans la lyrique provençale; on en a relevé 817 et le compte est incomplet. En réalité on peut dire qu'il y en a près d'un millier, depuis la courte strophe de trois vers jusqu'à la strophe de quarante-deux vers. Il y a là une richesse strophique, une technique telle qu'aucune poésie lyrique peut-être n'en peut offrir de semblable. Le caractère artistique de cette poésie s'affirme avec évidence à mesure qu'on avance dans son étude; qu'il suffise pour le moment d'avoir marqué par un aperçu très sommaire de sa forme combien elle s'est éloignée de la simplicité qu'elle a dû avoir à ses origines [7].
A quelle époque peut-on fixer ces origines? On comprend qu'étant donné le caractère populaire de cette première poésie il est bien difficile de donner une date même approximative. La chanson populaire, avec ses thèmes assez simples, dans leur apparente variété, a existé de tout temps. Le folklore relève à peu près dans tous les pays, au moins dans les pays dits civilisés, si différents qu'ils soient de race et de civilisation, des chansons qui ont entre elles de nombreux traits communs. L'auteur des Origines de la Poésie lyrique en France a pu citer (p. 457), dans la poésie populaire russe contemporaine, des chansons sur le thème de la Mal mariée où un cosaque joue auprès de la dame abandonnée le même rôle de consolateur que jouent les chevaliers dans les chansons populaires du moyen âge. N'essayons donc pas de fixer une date à la première période de la poésie des troubadours. Pour nous cette poésie commence avec Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, dont le règne s'étend de 1087 à 1127. Il est cependant vraisemblable que le début et le milieu du XIe siècle ont vu se multiplier les chansons populaires, c'est la période préparatoire, la période de germination pour ainsi dire. Les preuves ne manquent pas, ou du moins les hypothèses peuvent s'appuyer sur des faits incontestables.
D'abord, si la poésie lyrique est peu développée pendant le XIe siècle, s'il ne nous en reste que quelques fragments, il s'est conservé jusqu'à nos jours des poésies d'un genre différent, comme la paraphrase de Boèce, et la chanson de sainte Foy d'Agen, déjà citées. Ce dernier poème surtout a été une heureuse surprise pour les érudits, qui en soupçonnaient l'existence depuis que le président Fauchet l'avait cité au XVIe siècle, et qui ne l'ont connu que depuis quelques années, grâce au flair d'un savant portugais, M. Leite de Vasconcellos, furetant par hasard dans la bibliothèque de l'Université de Leyde [8].
La Chanson de sainte Foy par le caractère archaïque de ses formes nous fait remonter tout à fait aux origines de la langue d'oc. La métrique, quoiqu'il ne s'agisse pas d'une poésie lyrique mais d'un poème épique et narratif, est déjà d'une facture remarquable. C'est de la poésie savante, n'en doutons pas. Mais la langue qui, vers l'an mille (et même peut-être avant, car on discute encore sur ce point), la langue qui était apte à la poésie savante était-elle incapable de servir à l'expression de simples sentiments populaires? Est-ce que les clercs, à qui nous devons sans doute les deux poèmes que nous venons de citer, n'auraient pas, dans le cas contraire, employé leur langue habituelle, le latin, pour louer le caractère de Boèce ou pour chanter les miracles de sainte Foy? Il est de toute vraisemblance que s'ils se sont servis de l'idiome vulgaire et s'ils ont pu en composer, sans trop de maladresse dans les deux cas, un assez long poème, c'est qu'il existait autour d'eux une langue et une poésie toutes formées.
Redescendons de près d'un siècle et examinons les premières poésies du premier troubadour connu, Guillaume de Poitiers. Elles sont des environs de l'an 1100. Nous trouvons ici une langue poétique capable d'exprimer les sentiments les plus élevés et les plus délicats (joints, il est vrai, aux sentiments les plus vulgaires et même les plus grossiers). Nous remarquons surtout une technique déjà merveilleuse. Il existe des règles poétiques, il y a des conventions, des lois, toutes choses qui caractérisent ce qu'on est convenu d'appeler l'art. Cet art le comte de Poitiers ne l'a pas inventé; il en a trouvé certaines règles établies; il existait une tradition. C'est pendant le XIe siècle que celle tradition s'est sinon formée, au moins développée. Entre les poèmes narratifs du début et les poésies de Guillaume de Poitiers la langue s'est assouplie, la poésie populaire s'est développée, elle a grandi, pendant le XIe siècle, et elle nous apparaît transformée avec le premier troubadour, très élégante déjà, très belle et ne sentant ses origines que par sa jeunesse et par sa fraîcheur.
C'est donc dans le XIe siècle qu'il faut placer la période la plus ancienne de la poésie des troubadours, celle que nous ne connaissons pas, mais que nous pouvons reconstituer par hypothèse, et en nous aidant aussi, comme on l'a fait, de certains refrains qui nous ont été conservés. Un texte célèbre nous prouve que les premiers troubadours avaient peut-être eu conscience des origines de leur art. Il nous est dit que le troubadour gascon Cercamon, qui a vécu dans la première moitié du XIIe siècle, avait composé des pastourelles à la «manière antique». Malheureusement l'auteur de la biographie des troubadours qui nous donne ce détail a vécu au XIIIe siècle et c'est peut-être à son point de vue qu'il se plaçait quand il parle de la «manière antique». De sorte que le renseignement n'a peut-être pas toute la valeur qu'on a voulu lui attribuer. Mais même si on ne fait pas état de ce texte, les vraisemblances sont infiniment nombreuses en faveur de l'hypothèse que nous venons d'exposer.
Quoi qu'il en soit des origines de cette poésie et à la prendre telle qu'elle se présente à nous chez les premiers troubadours du XIIe siècle, elle a dès le début un caractère d'élégance raffinée qu'elle a conservé jusqu'en son extrême décadence. C'est une poésie essentiellement courtoise et aristocratique. Il faut entendre par le mot «courtois» une poésie de cour, faite exclusivement pour des milieux élégants, rarement pour la bourgeoisie, jamais pour le peuple.
Ce caractère s'explique par l'état de la société à l'époque des troubadours et aussi en partie par leur condition sociale. Beaucoup d'entre eux—et le premier entre autres, Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine,—furent de grands seigneurs: plusieurs rois et autres gens de qualité cultivèrent la poésie et protégèrent les poètes. Car pour ceux d'entre eux qui étaient de «petite extrace» comme dit Villon, la protection d'un grand seigneur les mettait à l'abri des misères de la vie: la poésie n'a jamais bien nourri son homme, sauf à certaines époques privilégiées; le moyen âge ne fut pas une de ces époques; ou plutôt s'il le fut dans le Midi de la France, et si les troubadours y obtinrent de bonne heure crédit et considération, ce fut, le plus souvent, au prix de leur indépendance, et leur poésie y prit un caractère à peu près exclusivement aristocratique.
Mais à quelle autre société que celle des grands seigneurs du temps auraient-ils pu s'adresser? Et quel goût pour la poésie auraient-ils trouvé en dehors de ces milieux? La bourgeoisie n'était pas encore assez cultivée, du moins au début de la période qui nous occupe. Sans doute, dans la plupart des villes du Midi, elle a vu grandir rapidement son importance politique. En Provence et en Languedoc, les consulats, imités des institutions similaires qui florissaient en Italie, s'élèvent de plus en plus nombreux à la fin du XIIe siècle; ils sont en plein éclat au XIIIe dans toutes les grandes cités méridionales. La bourgeoisie a fini par dresser son pouvoir en face de celui de la noblesse; elle a imité ses goûts et a pris ses habitudes; et pendant le XIIIe siècle on observe dans la poésie provençale des traces de transformation, image du changement qui s'est opéré ou qui s'opère dans la société. Mais à cette époque la poésie lyrique est en pleine décadence. Pendant sa période la plus brillante elle est restée une poésie aristocratique: elle ne pouvait pas être autre chose.
On connaît assez par l'histoire de la civilisation la transformation profonde qu'a produite dans les mœurs le développement de l'esprit chevaleresque et courtois. Il semble que cette transformation se soit produite plus rapide et plus complète dans la société féodale du Midi de la France. Pour quelles raisons y prisait-on plus qu'ailleurs l'ensemble de ces qualités que l'on dénommait du gracieux nom de «courtoisie», mot qui nous est resté mais qui s'est singulièrement affaibli? Il n'est pas très facile de l'expliquer. Peut-être le caractère fut-il, à cette époque, dans ces régions, plus gai et plus léger, l'esprit plus vif et plus alerte, et surtout la vie plus facile et plus large. Ceci est possible: ce qui est moins probable c'est que le climat y soit pour quelque chose, comme l'ont cru trop d'historiens étrangers qui voient les pays du Midi, qu'il s'agisse de la Grèce, de l'Italie ou du Midi de la France, à travers leur rêve d'hommes du Nord.
Ce qui est certain enfin c'est que dès les débuts la poésie provençale refléta les idées et les mœurs de ces milieux. C'est dans la conception de l'amour surtout que ces idées diffèrent de celles des âges précédents et que la société féodale méridionale est en avance sur celle du Nord. Les idées chevaleresques du temps avaient contribué à relever la condition de la femme, comme l'avait fait jadis le christianisme. Elle devint dans la plupart des pays où se développa l'esprit de la chevalerie un objet de respect et d'adoration. C'est dans le Midi de la France que cette évolution se produisit d'abord avec le plus d'éclat. Les troubadours ont créé par leur théorie de l'amour courtois un véritable culte de la femme. Le mot ne paraîtra pas trop fort, quand nous aurons examiné cette théorie, que nous en aurons étudié le développement et que nous verrons l'amour profane ainsi conçu se transformer presque insensiblement en dévotion à la Vierge. Cette évolution est régulière; elle est sortie sans effort de la conception primitive.
C'est le développement de ce thème de l'amour courtois qui a fait l'originalité de la poésie des troubadours. C'est à lui qu'elle doit et son éclat et son influence sur tous les pays où ont pénétré les idées de la chevalerie. Elle lui doit d'être restée encore vivante, malgré les ans. A tel point qu'en un certain sens on pourrait l'appeler classique. Ne nous posons pas la question célèbre: qu'est-ce qu'un classique? Mais si l'on réduisait le classicisme au fait d'avoir exprimé sous une forme parfaite des vérités éternelles, l'ancienne poésie provençale mériterait le nom de classique. Pour la forme, on peut dire qu'aucune poésie lyrique ne l'a cultivée avec plus de soin, disons mieux, avec plus d'amour; quant au fond, les sentiments qui y sont exprimés sont de ceux qui, idéalisés et ennoblis, ont toujours fait vibrer les cœurs des hommes. Et quel charme de plus pouvons-nous donc exiger de la poésie?
La poésie morale, didactique, ou satirique a eu le même caractère aristocratique que la «chanson». La poésie lyrique méridionale se divise en plusieurs genres, dont les principaux sont: la chanson, consacrée à l'exaltation de l'amour courtois et le sirventés ou serventois, comme on l'appelle dans la poésie du Nord. C'est le sirventés qui sert à l'expression des idées morales, ou de la satire personnelle, littéraire, politique et sociale. La poésie des troubadours a connu toutes ces divisions du genre; mais là encore on voit qu'elle est un produit de la société aristocratique. Les pièces diffamatoires ne sont pas rares dans cette poésie. Un grand seigneur refusait-il sa protection à un troubadour? La vengeance du «poète irritable» s'exprimait sous forme de satire personnelle, dure et méprisante. Les poésies de ce genre qui nous sont restées—et elles sont assez nombreuses—sont de curieux documents pour l'histoire des mœurs.
Malheureusement cette poésie portait, dès ses origines, des germes de faiblesse et de décadence. Son existence était trop intimement liée à celle de cette société brillante au milieu de laquelle elle s'était développée et pour laquelle elle était faite. Le moindre changement dans les mœurs ou dans les conditions d'existence de cette société devait avoir pour conséquence la transformation ou la décadence de cette poésie. La noblesse méridionale s'appauvrit assez vite pour de nombreuses raisons dont les principales sont les suivantes: les contributions aux croisades, le développement de la bourgeoisie et sans doute aussi l'abus du luxe, des fêtes et des tournois. Mais surtout elle eut à supporter, pendant et après la croisade contre les Albigeois, de Toulouse aux bords du Rhône, les conséquences de la défaite. Les cours où les troubadours trouvaient aide et protection devinrent de plus en plus rares et bientôt disparurent tout à fait. A la fin du XIIIe siècle un très petit nombre seulement, dans toute la France méridionale, essayaient de maintenir les anciennes traditions.
Avec la décadence de la chevalerie commença la décadence de la poésie des troubadours. Elle était frappée à mort dès les débuts du XIIIe siècle. Non pas que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui prirent part à la croisade contre les Albigeois aient témoigné des sentiments hostiles à la poésie et à ses représentants. Il y avait parmi eux des poètes de langue d'oïl, comme Amauri de Craon, Roger d'Andeli, Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a même voulu tirer de ce fait la conclusion piquante que ces chevaliers-poètes auraient profité de la guerre pour introduire dans le Midi un genre poétique, la pastourelle, qui serait née dans les pays du Nord. On n'a pas eu de peine à répondre que la croisade à laquelle ils prirent part n'était rien moins qu'une croisade poétique [9].
D'une tout autre importance fut, à notre point de vue, l'établissement du tribunal de l'Inquisition. Ce tribunal d'exception fut établi dans les principaux centres du Midi, d'abord à Toulouse et à Narbonne. En même temps saint Dominique fondait, dès les premières années du XIIIe siècle, le couvent de Prouilhe et engageait avec toute l'ardeur d'un croyant du moyen âge la lutte contre l'hérésie. Il ne semble pas, du moins au début, que la poésie profane ait été persécutée. Cependant l'Église proscrivit les livres en langue vulgaire qui traitaient de choses religieuses. On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour elle à ce que des livres de ce genre se répandissent dans le peuple. Nous savons aussi que quelques troubadours s'exilèrent, peut-être pour aller chercher à l'étranger d'autres protecteurs, peut-être aussi par peur de l'Inquisition. Cependant aucun document formel ne nous permet de croire qu'elle les ait poursuivis comme complices des hérétiques.
Mais l'établissement de l'Inquisition, la fondation de l'ordre des frères Prêcheurs par saint Dominique, et de nombreux ordres religieux, pendant le XIIIe siècle, produisirent un changement sensible dans la société. Le goût des choses religieuses, de l'orthodoxie surtout fut restauré. On ne s'intéressa plus à la poésie purement profane. On ne comprit plus le paganisme qui animait la poésie de l'âge précédent. Deux troubadours de la décadence nous avouent—et ces témoignages, quoique rares, sont précieux—que d'après les gens d'Église la poésie est un péché. Cet aveu est caractéristique; il est l'indice d'une nouvelle conception de la vie et de la poésie. C'est en ce sens qu'on peut dire que le développement de l'esprit religieux a contribué à hâter la décadence de l'ancienne poésie.
L'histoire de cette poésie est donc brève; sa vie est courte et elle meurt jeune, comme ceux qui sont aimés des dieux. Diez le premier a divisé son histoire en trois grandes périodes, celle de son développement, celle de son âge d'or et celle de sa décadence. La première va, d'après lui, de 1090 à 1140; la deuxième de 1140 à 1250; la troisième de 1250 à 1292. Les dates qui marquent ces périodes n'ont rien d'absolu. Mais d'une manière générale elle les limitent assez bien.
C'est entre 1140 à 1250 que Diez place la période la plus florissante de la poésie provençale. Si l'on avait le goût des divisions et des subdivisions, on pourrait en établir dans cet espace de plus d'un siècle; on montrerait sans peine que les plus grands troubadours appartiennent à la fin du XIIe siècle et que les germes de décadence sont déjà sensibles dès le début du XIIIe. Mais à quoi bon établir des distinctions oiseuses? Une période d'histoire littéraire, surtout au moyen âge, ne se laisse pas limiter avec une rigoureuse précision. Admettons donc d'une manière générale les dates fixées par le premier historien de la poésie des troubadours.
Nous pourrions arrêter ici cette vue sommaire de l'histoire de la poésie provençale. Mais il n'est pas sans intérêt de donner, pour terminer cette introduction, un aperçu rapide de la poésie de la langue d'oïl à cette époque. Cette comparaison, en faisant ressortir l'originalité de la lyrique provençale, montrera aussi quelles lacunes graves on remarque dans la littérature de la langue d'oc.
Par ses origines connues la poésie des troubadours est à peu près contemporaine de la Chanson de Roland. Sa période de splendeur correspond à une période de même éclat dans la poésie épique française. La fin du XIIe siècle, qui marque dans la France du Midi la période la plus brillante, est l'époque où naît dans la France du Nord la poésie narrative et courtoise. Aux poésies des troubadours correspondent vers la fin du XIIe siècle les romans d'aventures du grand poète champenois Chrétien de Troyes; c'est l'époque où il chante d'Iseut la blonde, d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot du Lac et de Parceval le Gallois.
C'est à cette époque aussi que se placent les premiers monuments de la poésie lyrique que Gaston Paris appelle l'école «provençalisante». Les quelques chansons d'amour composées par Chrétien de Troyes pour Marie de Champagne sont parmi les premières que l'on puisse rattacher à cette école. Celles de Conon de Béthune, de Gui de Couci, de Jean de Brienne, de Gace Brulé sont un peu postérieures. C'est au début du XIIIe siècle que cette poésie lyrique de langue d'oïl est dans tout son éclat.
Elle passe bientôt de la noblesse, au milieu de laquelle elle a pris naissance, comme dans les cours du Midi, à la bourgeoisie qui petit à petit voit grandir son importance. L'école bourgeoise d'Arras produit les poètes les plus remarquables du temps. La poésie épique cède sa place aux romans d'aventures et aux nouvelles. Mais pendant toute cette période du XIIIe siècle, qui est pour la littérature du Midi une période de décadence et de mort, de nouveaux genres naissent dans la littérature française; elle déborde de sève et de vie. La poésie allégorique commence, ainsi que la satire, la poésie dramatique, et l'histoire. Ces nombreux genres si variés dont le XIIIe siècle montre les origines sont le présage d'une magnifique floraison; la littérature du Midi meurt au même moment parce qu'elle n'a pas pu se renouveler.
Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue de ses origines populaires; elle aurait retrouvé à cette source toujours féconde dans toutes les littératures une vie nouvelle ou bien elle en aurait été heureusement transformée. Mais le souvenir de ces lointaines origines était perdu depuis longtemps. Pendant la décadence aucun effort, aucune tentative ne fut faite pour y remonter.
Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour se perdre plus sûrement. On rechercha pendant la dernière période les difficultés de la forme plutôt que l'originalité du fond; on revint aux choses déjà vieillies ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des rimes et des mètres, à tous ces artifices puérils de la forme qui sont en honneur dans toutes les littératures vieillies. De tout cela rien de vivant ne pouvait sortir.
Est-ce à dire que les principaux genres que nous avons énumérés, en parlant de la littérature de langue d'oïl, lui aient été inconnus? Quelques-uns peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la question a été discutée et résolue avec éclat dans un sens affirmatif par Fauriel. Il paraît assez vraisemblable, au premier abord, qu'un pays comme le Midi de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part l'éclat de la poésie lyrique, dès ses origines, laisse supposer que le talent n'aurait pas manqué à ses jongleurs pour mettre en vers cette matière épique. Et que sont la Chanson de Roland, toute la magnifique geste de Guillaume d'Orange, les chansons d'Aimeri de Narbonne et de la Mort d'Aimeri sinon le récit d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui aurait été chantée sans être écrite, dans les pays qui avaient le plus souffert des invasions? Une pareille hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend qu'elle ait été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle ait trouvé des partisans convaincus.
Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre des méridionaux d'avoir fourni à leurs frères de langue d'oïl la matière épique en même temps que la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans son domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la confirmer. Il semble au contraire que l'étude des origines de l'épopée française lui soit de plus en plus défavorable. La littérature méridionale a peu de choses à offrir en comparaison de la splendide floraison épique du Nord. Cependant si la belle épopée de Gérart de Roussillon n'est pas d'origine méridionale, la Chanson de la Croisade reste comme un témoignage remarquable des aptitudes des poètes du Midi à la poésie épique.
En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici aussi les textes sont assez rares. Et cela est fâcheux, parce qu'il semble bien que les représentations dramatiques aient été de bonne heure un objet de prédilection pour les populations du Midi. Nous n'avons que quelques fragments anciens et nous sommes réduits, pour écrire son histoire, à des textes qui sont tout récents et imités probablement d'originaux français. La question de l'originalité de la poésie dramatique en langue d'oc reste donc assez douteuse.
Quant aux autres genres, il sont à peu près tous représentés dans la littérature du Midi comme dans celle du Nord; mais dans la première, ils n'ont abouti qu'à un développement incomplet: la décadence est venue trop tôt; à ce point de vue son infériorité est évidente.
Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie lyrique. Mais là elle est éclatante et hors de pair. C'est ce qui fait sa valeur et son importance historique. Même si elle n'avait pas en elle des raisons d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne faisait pas sentir à ceux qui la connaissent les émotions que donne la vraie poésie, elle demeurerait un objet d'étude de premier ordre. Son importance dans l'étude des littératures comparées n'en serait nullement dominée, si l'importance d'une littérature doit se mesurer, comme beaucoup d'autres choses humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence qu'elle a exercée.
Troubadours d'origine noble, bourgeoise.—Poétesses provençales.—Les protecteurs des troubadours.—Sources de leurs biographies.—Nostradamus.—Biographies de Bernard de Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.—Légendes et réalité.—Jongleurs et troubadours.
Nous possédons des poésies d'environ quatre cents troubadours, du XIIe et du XIIIe siècle. Nous connaissons aussi le nom de soixante-dix autres poètes dont les œuvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre donne une idée de l'activité poétique qui a régné pendant ces deux siècles. Mais le temps a fait subir à ce trésor des pertes irréparables. Les poésies des troubadours furent réunies dès le XIIe et le XIIIe siècle en anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas disparu depuis cette époque lointaine? Avec une pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à la trace des manuscrits signalés par les érudits du XVIe et surtout du XVIIe et du XVIIIe siècle [1]; mais leurs efforts n'ont pas été toujours couronnés de succès. Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux provençalistes. Il y a une quarantaine d'années M. Paul Meyer publiait le contenu d'un manuscrit des plus importants pour l'histoire des derniers troubadours. Suivant la poétique réflexion du savant éditeur, la «terre de Provence» avait été «légère au vieux manuscrit». Il avait séjourné en effet plusieurs années [2] enfoui au pied d'un olivier. Plus récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées de Florence, un savant italien découvrait à son tour un autre manuscrit qui mettait au jour plus d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus jusque-là [3]. Mais ces hasards sont rares et il faut se résigner à admettre que de nombreuses richesses sont à jamais perdues.
Celles qui nous restent proviennent de troubadours de toute classe et de toute condition. Le premier connu, est, comme on l'a vu, un homme de «haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Parmi les plus anciens se trouvent également d'autres personnages de noble naissance. Ainsi Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse lointaine» et qui «usa la voile et la rame pour chercher sa mort» suivant l'expression de Pétrarque, était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la poésie provençale: il est vrai qu'on a remarqué à leur sujet que leur contribution n'avait pas été des plus brillantes. La liste des troubadours comprend encore dix comtes, cinq marquis et autant de vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup d'autres sont de puissants barons ou de riches chevaliers. Plusieurs, par contre, sont des chevaliers sans fortune qui abandonnent le métier des armes pour la poésie [4].
Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes classes que sont écloses les vocations poétiques. Un des troubadours les plus anciens et les plus originaux, Marcabrun, originaire de Gascogne, était un enfant illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin Bernard de Ventadour, était le fils d'un domestique du château de Ventadour, dont les seigneurs, poètes eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie provençale les protecteurs nés des troubadours: Giraut de Bornelh, dont la vie, suivant la biographie provençale, fut si édifiante, était aussi de petite naissance. De même origine fut sans doute le dernier troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.
D'autres troubadours, et non des moindres, s'étaient destinés d'abord à l'état ecclésiastique. La biographie provençale nous raconte de plus d'un qu'arrivé à l'âge d'homme il «s'éprit des joies du monde» et quitta le métier de clerc pour celui de troubadour. Il est vrai que plusieurs suivirent une voie inverse. Bertran de Born, après une vie consacrée aux armes et à la poésie, finit obscurément à l'abbaye de Dalon. Le troubadour Folquet de Marseille, fils d'un riche marchand, entré dans les ordres après sa carrière poétique, devint évêque de Toulouse. Il se signala, dans ce nouveau poste, par un tel zèle contre les Albigeois que l'Église le sanctifia. Un demi-siècle plus tard le troubadour Gui Folqueys, devenu pape sous le nom de Clément IV, accordait cent jours d'indulgence à qui récitait ses poésies; hâtons-nous de dire qu'il s'agissait de prières à la Vierge.
Les sentiments de l'Église vis-à-vis de la poésie des troubadours paraissent avoir varié avec le temps et peut-être aussi avec les hommes. Ainsi Gui d'Ussel, qui appartenait à une noble famille de troubadours, et qui était chanoine de Brioude, dut jurer au légat du pape de renoncer à la poésie profane. En revanche le moine de Montaudon avait la permission de son supérieur de se livrer à la poésie dans l'intérieur de son couvent. De plus il était autorisé à visiter les châteaux du voisinage et à y réciter ses chansons; seulement il devait rapporter au cloître les présents qu'il recevait. On a compté seize ecclésiastiques parmi les troubadours, dont deux évêques et plusieurs chanoines. Au point de vue profane, très profane même, la palme appartient parmi ceux-ci à un chanoine de Maguelone, Daude de Prades, qui peut compter au nombre des ancêtres les plus immédiats de Rabelais; il vivait au XIIIe siècle, et son activité poétique ne paraît pas avoir été gênée par ses supérieurs.
La bourgeoisie enfin a fourni également bon nombre de troubadours: les fils de marchands ne sont pas rares parmi eux: Bartolomé Zorzi, de Venise, était marchand; Élias Cairel, originaire du Périgord, était graveur en métaux précieux; Arnaut de Mareuil et plusieurs autres étaient notaires. Toutes les classes de la société étaient ainsi représentées dans ce monde étrange des troubadours; fils de nobles, fils de bourgeois, ou simples fils de gueux, un même amour pour la poésie les rapprochait.
Il manquerait un fleuron à cette couronne poétique, si nous n'ajoutions que les femmes aussi s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte dix-sept poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse comtesse de Die, dont les chansons nous font connaître le roman d'amour avec le troubadour Raimbaut, comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme d'Èbles IV, passait pour une connaisseuse en art poétique; elle composa des poésies et fut choisie comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des questions de casuistique amoureuse [5].
Dans certaines familles les deux époux étaient poètes: nous connaissons au moins deux exemples d'unions de ce genre [6]. Quelquefois il se formait une vraie dynastie de troubadours, comme dans la famille des châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui d'Ussel, nous dit le biographe, était un noble châtelain; l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre étaient troubadours. Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons et Èbles les mauvaises [il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très claire; peut-être les mauvaises tensons désignent-elles des tensons grossières, comme cela arrivait quelquefois]. Pierre chantait tout ce que son cousin et ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude et de Montferran...» C'est à lui, on s'en souvient, que le légat du pape fit jurer de renoncer à la poésie profane.
On voit, par cette rapide esquisse, combien variée fut la condition des troubadours. Il y en eut parmi eux à qui la fortune sourit en même temps que la poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres hères, qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre ressource pour le réaliser que de courir le monde. Aussi la plupart d'entre eux furent-ils de grands voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en Orient, quelques-uns dans les pays d'outre-Loire, comme Bernard de Ventadour et Bertran de Born, qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent avoir vécu à la cour des comtes de Champagne, comme un des plus anciens, Marcabrun, et peut-être Rigaut de Barbezieux.
Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique et au nord de l'Italie, c'était leur pays de prédilection. C'est là qu'ils trouvaient leurs plus puissants et leurs plus généreux protecteurs: en Italie les marquis de Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise; l'empereur Frédéric II. En Espagne ils vinrent en foule à la cour des rois de Castille et d'Aragon, en particulier à celles du roi Alfonse X le Savant et de Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les noms de quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi les plus connus: ce sont les comtes de Toulouse et de Provence, les vicomtes de Marseille, les seigneurs de Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A ces puissants protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre qui ont vécu en France, comme Henri au Court-Mantel et surtout Richard Cœur de Lion, poète lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire Vidal, de Folquet de Marseille [7].
Ce rapide coup d'œil sur l'histoire des troubadours nous laisse entrevoir combien ardent était, dans toutes les classes de la société, l'amour de la poésie et de quelle faveur y jouissaient les poètes. Une étude rapide de leurs biographies confirmera ces impressions. Jamais peut-être la poésie n'a suscité tant d'enthousiasme, tant de dévouements.
Il existe deux sources principales pour la biographie des troubadours: l'une ancienne, l'autre plus récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de Notredame, plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur du roi au Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du XVIe siècle, et mystificateur littéraire des plus audacieux. Il connaissait très bien l'ancienne poésie provençale et il avait à sa disposition de précieux documents que nous ne possédons plus. Il pouvait rendre service aux études provençales pour lesquelles il avait une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer une vie légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts ce que lui suggéraient son imagination et sa fantaisie. Il tirait ses renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine, mort au début du XVe siècle, au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de Lérins, et qui s'appelait du joli nom de Moine des Iles d'Or. C'était un mythe. On crut pendant longtemps à cette supercherie; ce n'est que dans le dernier siècle qu'on a exprimé des doutes; et tout récemment enfin le savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le mot de l'énigme: le Moine des Iles d'Or n'est autre chose que l'anagramme du nom d'un ami de Nostradamus [8]. Telle était la source principale de ses récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle mystification, une galéjade littéraire: elle n'a que trop bien réussi; les inventions de Nostradamus ont eu la vie dure, presque autant que les Centuries de son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète.
Laissons de côté son livre suspect sur la vie des «plus anciens et plus illustres poètes provençaux». C'est un travail trop délicat que d'y démêler la vérité du mensonge.
L'autre source pour la vie des troubadours est formée par un recueil de biographies provençales écrites vers le milieu du XIIIe siècle par plusieurs chroniqueurs.
On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la plus grande partie est anonyme, et c'est une question de savoir si on doit les attribuer à l'un de ceux qui ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit lui reconnaître, à défaut de sens historique, le sens poétique. Lui aussi a raconté la vie légendaire des troubadours, parce que déjà de son temps on ne connaissait de leur vie que des légendes; mais il semble avoir choisi parmi les plus intéressantes.
Si son récit est des plus suspects au point de vue historique et s'il a écrit en poète la vie des troubadours, son œuvre est «un document de premier ordre, non seulement pour l'histoire de la littérature, mais encore et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la France au moyen âge.» [9] C'est à ce titre que ces biographies méritent d'être examinées ici; elles nous feront connaître le milieu où vécurent les troubadours; n'oublions pas seulement, avant de les aborder, que la plupart sont des légendes, nées dans l'esprit des contemporains des troubadours et dont le chroniqueur anonyme s'est fait l'écho.
Commençons par une des rares biographies, dont l'auteur nous soit connu: celle de Bernard de Ventadour, écrite dans la première moitié du XIIIe siècle par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue de toutes les autres, c'est que l'auteur en a recueilli les éléments auprès du vicomte Èbles IV de Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur et maître de Bernard.
«Bernard de Ventadour était originaire du château de Ventadour, en Limousin. Il était de naissance pauvre, fils d'un domestique qui chauffait le four... Il était bel homme et adroit, savait bien chanter et trouver, et il était courtois et instruit. Le vicomte, son seigneur, le prit en affection à cause de son talent poétique et l'honora grandement. Le vicomte avait pour femme une dame aimable et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux chansons de Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle... Longtemps dura leur amour, avant que le vicomte et ses compagnons l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il s'éloigna de son poète et fit enfermer et garder sévèrement la dame. Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de quitter le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard de Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. Mais bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre [10]. «Et Bernard resta triste et dolent; il s'en vint vers le bon comte de Toulouse et demeura auprès de lui jusqu'à la mort du comte. A ce moment, de douleur, il se retira à l'abbaye de Dalon; c'est là qu'il mourut.»
Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. C'est d'abord le soin que prend le vicomte poète du fils d'un de ses plus humbles serviteurs, en qui il reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude de cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition dont elle fut payée. Par ce temps de haute et basse justice, la vie d'un pauvre poète pouvait paraître peu de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta de lui marquer sa froideur en ne l'admettant plus dans son intimité.
Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite d'un grand seigneur du Roussillon. Voici comment le chroniqueur anonyme raconte l'histoire.
Guillem de Capestang était un chevalier de la contrée du Roussillon, voisine de la Catalogne et du Narbonnais. Il était très beau, très bon cavalier et très courtois. Il y avait dans la contrée une dame appelée Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon. Celui-ci était un homme riche, mais dur, sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem de Capestang faisait de belles chansons sur la dame de son seigneur. Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant le troubadour à la chasse, il le tua. «Ensuite il lui enleva le cœur et le fit porter par un écuyer à son château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à manger à sa femme. Et quand elle l'eut mangé, le seigneur lui dit ce que c'était, et elle en perdit la vue et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit: «Seigneur, vous m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en mangerai de semblable.» Il voulut la frapper, mais elle se précipita du haut de sa fenêtre et se tua. La cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le suicide de la dame causèrent une grande tristesse dans le pays. «Tous les chevaliers de la contrée, tous ceux qui étaient jeunes, se réunirent, le roi d'Espagne se mit à leur tête et le comte fut pris et tué.» Les corps des deux victimes furent portés en grande pompe dans l'église de Perpignan. Tous les ans avait lieu un pèlerinage et les parfaits amants priaient Dieu pour leur âme.
C'est là, sous sa forme provençale, le roman du Châtelain de Coucy [11], poème du XIIIe siècle, comme la biographie de notre troubadour. Ce n'est pas le lieu de chercher ici si le récit a un fondement historique ou si, comme cela est plus vraisemblable, il n'est pas une variante d'un conte populaire.
Opposons à cette légende une des plus gracieuses et des plus touchantes que le biographe nous ait transmises. C'est celle dont le troubadour Jaufre Rudel, prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa sèche brièveté:
«Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la princesse de Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la courtoisie qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec de belles mélodies. Pour aller la voir il se croisa et s'embarqua. Mais quand il fut en mer, une grave maladie le prit; si bien que ses compagnons pensaient qu'il mourrait sur le navire. Ils firent tant cependant qu'ils l'amenèrent à Tripoli et le déposèrent en une auberge, comme mort. On avertit la comtesse, qui vint à son chevet et le prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la vue, l'ouïe et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir soutenu sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les bras de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la maison des Templiers et entra dans les ordres le même jour, pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort [12].»
Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas manqué de frapper les historiens et les poètes, depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la Princesse lointaine, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en passant par Uhland, Swinburne et autres. Henri Heine en a senti toute la poésie et l'a admirablement rendue dans une des plus belles pièces de son Romancero. On peut se douter par avance de tout ce que l'imagination du poète romantique a su ajouter au simple récit du vieux chroniqueur.
Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des tapisseries que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses mains sages.
Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont sanctifié la tapisserie brodée de soie qui représente le tableau suivant:
Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le rivage, et reconnut dans ses traits l'image de ses rêves.
Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière fois en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans ses rêves.
Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement dans ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui qui a si bien chanté ses louanges.
Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme un bruit de vêtements, comme un frémissement. Les figures des tapisseries commencent soudain à s'animer.
Le troubadour et sa dame secouent leurs membres endormis, sortent du mur et se promènent à travers les salles.
Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets, galanterie posthume de l'époque des chants d'amour.
«Geoffroy, mon cœur mort est réchauffé par ta voix; dans les charbons depuis longtemps éteints je sens une nouvelle flamme.
«—Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde dans les yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes souffrances terrestres sont seules mortes.
«—Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu de l'amour a fait ce miracle.
«—Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la mort? De vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité—et je t'aime, ô éternellement belle.
«—Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus sortir aux rayons du soleil.
«—Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et le soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour et la joie du mois de mai sortent de terre.»
C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques.
Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la tapisserie.
Enfin une des plus romanesques biographies est bien celle du toulousain Peire Vidal, dont la carrière poétique s'étend sur la première partie du XIIIe siècle. Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et touché d'un grain de folie. Son imagination ne dépassait peut-être pas celle du chroniqueur qui lui a prêté de si étranges aventures. Épris d'inconnu Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une Grecque de l'île de Chypre. «On lui donna à entendre, raconte son biographe, qu'elle était nièce de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas davantage pour mettre en branle son imagination et son ambition. Il employa son argent à faire construire un vaisseau pour aller conquérir l'empire. «Et il portait des armes impériales, se faisait appeler empereur et sa femme impératrice.»
Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était pas la seule dont la nature l'eût généreusement doté. «Il était l'homme le plus fou du monde, dit la chronique, car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou qu'il voulait était vrai.» Et c'est ainsi qu'il s'éprenait de toutes les dames qu'il voyait et qu'il leur faisait des déclarations. Ces femmes d'esprit se moquaient de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il voulait». «Et il croyait, continue le chroniqueur, qu'il était l'ami de toutes et que chacune se donnerait la mort pour lui.»
Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du seigneur de Marseille, Barral de Baux.
Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que Peire Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux qui le savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant... Et quand Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur Barral remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié tout ce qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que Barral s'était levé et que la dame était seule en sa chambre. Il vint devant elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui baisa la bouche. Elle sentit un baiser, crut que c'était le seigneur Barral et se leva en souriant. Elle regarda et vit que c'était ce fou de Peire Vidal; alors elle se mit à crier et à faire grand bruit. Ses demoiselles d'honneur vinrent à ses cris et demandèrent ce que c'était. Et Peire Vidal s'enfuit.
La dame fit appeler son mari; mais les troubadours avaient décidément des privilèges: «Barral, comme un galant homme, prit l'aventure en riant; et il gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte d'un fou.»
La dame exigea le départ du troubadour, qui se réfugia à Gênes. Là, ayant appris qu'Azalaïs le poursuivait de ses menaces, il passa outre-mer. Il se consolait par des chansons, sans oser revenir en Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup son poète, obtint son pardon, le lui manda en Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint joyeusement à Marseille.
Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour lui. Il s'était épris d'une grande dame qu'il surnommait la Louve (on ne sait, pour le dire en passant, si ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était un de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a, habitait un château des environs de Carcassonne. Pour lui témoigner ses sentiments, Peire Vidal ne trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il se vêtit d'une peau de loup, pour le faire croire aux bergers et aux chiens.» Cette fantaisie déréglée faillit lui être fatale. Pâtres et chiens se mirent à sa poursuite.
Il fut porté pour mort au château de la Louve. «Quand elle apprit que c'était Peire Vidal, elle commença à rire beaucoup de sa folie, et son mari de même... Son mari le fit mettre en un lieu bien tranquille; il manda un médecin et le fit soigner jusqu'à ce qu'il fût guéri.» Peire Vidal paya ces soins et racheta sa folie par une de ses plus jolies chansons (De chantar m'era laissatz).
Une des plus étranges biographies est celle de Guillem de la Tour. Il vint en Lombardie, enleva à Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec elle jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut. «Il en eut une si grande tristesse qu'il en devint fou; il crut qu'elle simulait la mort pour se séparer de lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et chaque soir il lui demandait si elle était morte ou vivante; si elle était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était morte, qu'elle lui contât ses peines et il lui ferait dire toutes les messes qu'elle voudrait.
Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de devins ou de devineresses. L'un d'eux lui dit que s'il récitait cent cinquante patenôtres par jour, s'il donnait des aumônes à sept pauvres avant de se mettre à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un seul jour, sa femme reviendrait à la vie, mais sans pouvoir manger, ni boire ni parler. Le pauvre homme suivit le conseil avec joie; seulement quand l'année fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra et se laissa mourir.
Terminons cette revue par une biographie édifiante.
«Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil... Il était de basse naissance, mais il était très savant et avait beaucoup d'intelligence naturelle... Il fut appelé le maître des troubadours, et il l'est encore par les bons connaisseurs, ceux qui entendent bien les mots subtils qui expriment bien les sentiments amoureux... Sa vie était la suivante: tout l'hiver il restait à l'école et étudiait; tout l'été il parcourait les châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais de femme; et tout ce qu'il gagnait il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la ville où il naquit.»
Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses: nous en passons beaucoup d'autres sous silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir ce que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu un excellent accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c'est ce que tous les témoignages du temps, leurs œuvres en premier lieu, nous apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont pleines d'allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent pousser comme fleurs naturelles.
La haute situation sociale de quelques troubadours, les légendes romanesques dont certains furent les héros, ne doivent pas nous faire illusion sur les conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très humble origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé pour la poésie, à des carrières lucratives. D'autres, de naissance noble, mais trop pauvres pour soutenir leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie aventureuse où ils espéraient bien récolter profits et honneurs, mais où ils ne trouvaient souvent que misères et privations. Ils étaient trop de quémandeurs; de bonne heure la carrière était déjà encombrée.
La connaissance de ces conditions d'existence doit nous rendre indulgents pour les troubadours. Ils manquent de dignité, c'est certain, dans les demandes qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils tâchent d'obtenir, l'un un bon cheval, l'autre un beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le milieu où ils vivaient n'était pas une école de caractère. Vouloir leur en faire un reproche, c'est méconnaître les conditions de leur vie et ignorer leur histoire. Renan, traitant dans l'Histoire littéraire de la France [13], de la poésie hébraïque au XIIIe siècle, dit en parlant d'un poète juif, Gorni, dont la vie ressemble étrangement à celle d'un troubadour: «Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée... Il l'était de profession... Tout nous montre en lui un adulateur, ou un insulteur vénal, qui mesurait l'éloge ou le blâme aux profits ou aux mécomptes de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de Renan rappellent les critiques de ce bourgeois cossu qu'était Boileau, reprochant à Colletet, non pas de faire de mauvais vers, mais d'aller chercher son pain de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le chercher de château en château: cette nécessité explique et excuse bien des choses.
Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne des jongleurs. Les jongleurs étaient un héritage de la société romaine—ils existaient d'ailleurs avant elle—et on peut suivre leur histoire depuis l'Empire jusqu'aux origines des littératures modernes. Ils étaient en pleine activité quand les troubadours commencèrent à chanter. Les jongleurs devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours grands seigneurs—et ils étaient nombreux à l'origine—leur confièrent souvent le soin de réciter les chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit ainsi, en même temps que le goût pour la poésie se développait.
Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs, étant bien délimité, il n'y avait pas de raison, du moins au début de leur histoire, pour qu'elles fussent rivales. Seulement il n'était pas rare de voir un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le métier de jongleur exigeait certaines qualités: une mémoire fidèle et une grande habileté à toucher des instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui, plus d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et son instruction générale de jongleur, sa connaissance de l'art et de la technique des troubadours lui permirent d'arriver à son tour au rang de poète. «Ce contact continuel entre troubadours et jongleurs favorisait la confusion des deux classes.» Vingt et un troubadours au moins furent en même temps jongleurs [14].
Cette confusion n'aurait pas été grave, si le rôle du jongleur était resté ce qu'il était à l'origine de la poésie des troubadours: celui d'un auxiliaire utile des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux pendant le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait avec le temps; il retombait sur les deux classes [15].
Et quel milieu que ce monde étrange et peu recommandable, où des troubadours déclassés voisinaient avec des montreurs de singes et d'ours! De courts tableaux esquissés par le dernier troubadour, Guiraut Riquier, ainsi que d'autres témoignages, nous en donnent quelque idée. Nous y voyons le chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours de passe-passe, qui a si bien représenté la classe des jongleurs que son nom en est devenu synonyme; le saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses aux mœurs faciles, exhibant à la badauderie publique les nombreux animaux qu'il a dressés, oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous les types en un mot de la foire et du cirque décorés du nom général de jongleur.
On pensera sans doute que ce sont là des tableaux d'une époque de décadence, et que les spectacles de ce genre étaient plus appréciés du peuple que des sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement les troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant voici le divertissement qu'un grand seigneur du temps offrait à ses invités. Le récit en est emprunté au roman de Flamenca [16], si instructif pour l'histoire des mœurs. La scène se passe dans le palais de Bourbon d'Archambaut, qui est immense. C'est le jour de la Saint-Jean; après le repas, les jongleurs se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors vous auriez entendu retentir des cordes de diverses mélodies; qui sait un air nouveau de viole, chanson, descort ou lai, s'avance le plus possible... L'un touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la flûte, l'autre siffle... l'un joue de la musette, l'autre de la flûte; l'un de la cornemuse, et l'autre du chalumeau. L'un joue de la mandore, l'autre accorde le psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se jette à terre et l'autre saute, l'autre danse avec sa bouteille...»
Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits en sont empruntés à la réalité. Les musiciens dominent dans cette assemblée de jongleurs; mais les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule paraît être une de leurs moindres préoccupations.
Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les mœurs de la France du Nord, et que les jongleurs que fréquentent les troubadours ne ressemblent en rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons d'autres témoignages. Des troubadours ont pris la peine de composer en vers, vers médiocres sans doute, mais précieux par leur contenu, des codes du parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces «enseignements» (c'est le nom qu'ils portent dans la poésie provençale) [17]. Le poète reproche au jongleur de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut un mauvais maître, qui t'enseigna à remuer les doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni danser, ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne t'entends dire ni sirventés, ni ballade, ni retroencha. ni tenson.» Notons que ce même jongleur doit connaître, d'après notre poète, la plupart des cycles de la littérature épique, depuis la geste «Carlon»—de Charlemagne—jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les Loherains, Erec, Gérard de Roussillon, l'empereur Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre!
Voici encore les conseils que donne un autre poète à un apprenti jongleur. «Sache trouver et bien sauter, bien parler et proposer des jeux-partis; sache jouer du tambour et des castagnettes et faire retentir la symphonie... sache jeter et rattraper quelques pommes avec deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes... sache jouer de la cithare et de la mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler... Fais sauter le chien sur un bâton et fais-le tenir sur ses deux pieds... [18]»
Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours étaient constamment en contact. Sans doute à la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir des distinctions parmi les jongleurs. Mais combien de temps durèrent ces distinctions sociales? Et qui pouvait les maintenir? Il est probable que, si elles ont existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs et des troubadours commença de bonne heure: avec la décadence de la poésie elle s'accentua rapidement.
Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques dont les biographes des troubadours ont entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou à travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères, ils nous apparaissent comme entourés d'une auréole. Il semble qu'ils aient vécu dans un monde charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être moins belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant leurs poésies. Cependant l'impression finale est juste en partie. Il y eut à cette époque un tel enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent dans la société d'alors une place qu'ils n'avaient plus depuis des siècles et qu'ils mirent longtemps à retrouver.
La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.—Écoles de poésie?—Le culte de la forme.—Le «trobar clus»; admiration de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.—La musique des troubadours.—Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson, la pastourelle, l'aube.—Autres genres.
Les troubadours sont essentiellement des poètes lyriques [1]. Plusieurs ont même exprimé leur dédain pour les compositions d'un autre genre. Ainsi Giraut de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont dans les cours contes et nouvelles, les romans, comme nous dirions de nos jours. (Il y avait en effet des troubadours qui, doués d'un bon talent de lecteurs, faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut de Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons traitant de sujets relevés. Il y eut donc dans cette littérature une hiérarchie des genres. Elle fut observée pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce n'est que pendant la période de décadence que les «beaux traités didactiques», fort en honneur alors, et les «contes gracieux», pour nous servir des expressions du dernier troubadour, furent mis sur le même pied que les compositions lyriques. Pendant la période classique, la poésie lyrique fut seule en honneur.
Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il pas naturel que, dans un milieu qui a poussé si loin le culte de la forme, il ait existé des écoles de poésie? Des écoles où l'on apprenait la technique d'un métier qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant plus intéressante qu'il est souvent fait mention d'écoles, soit dans les biographies des troubadours, soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de la vie de Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait son temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles où l'on enseignait les sept arts qui composaient l'ensemble des connaissances d'alors. D'école de poésie il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le début d'une de ses chansons: maîtres et maîtresses de chant c'étaient les oiseaux et les fleurs, en un mot la Nature.
Cependant il arrivait que les poètes formaient des disciples, au vrai sens du mot. Èbles II, vicomte de Ventadour, fut ainsi le maître de Bernard, qui le paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr, apprenait beaucoup auprès des autres poètes, mais il faisait part volontiers à ses confrères de ses connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de bonne heure une sorte de code poétique, auquel les troubadours font de nombreuses allusions; ils le connaissaient par tradition, nous ne le connaissons plus, et encore incomplètement, que par des recueils didactiques de la période de décadence.
Quelle que soit l'école où ils se sont formés, les troubadours se distinguent par un souci extrême de la forme. Les métaphores abondent, chez eux, pour marquer ce travail délicat qui consiste à couvrir la pensée d'une parure élégante. L'expression classique de limer, polir revient souvent. L'un se vante de savoir bien «bâtir» ou «forger» une chanson; l'autre de savoir l'«orner» et l'«affiner». Il n'est pas rare qu'un troubadour confiant ses chants à un jongleur le prie de n'y rien changer, tellement il a conscience d'avoir fait œuvre parfaite. Ce souci de la forme est extrême chez les troubadours; il devint bientôt excessif; mais ils lui doivent d'avoir pu faire sur des «pensers» déjà antiques de jolis vers nouveaux.
Tout en leur reprochant ce culte presque exclusif de la forme, sachons-leur gré de l'avoir ainsi mise en honneur. Ce souci d'art est de tradition dans les littératures néo-latines. Elles ont plus d'une fois racheté par ce côté ce qui leur manquait en profondeur. Cette tradition remonte loin; si les troubadours ne l'ont pas créée, ils étaient dignes de le faire.
Et soyons-leur indulgents aussi pour l'orgueil qu'ils ont de leur art. Vaniteux, à ce point de vue, les troubadours le furent à l'excès. La mesure et la discrétion, qualités dont ils font si souvent l'éloge, paraissent avoir été peu en honneur dans leur milieu. Ils se vantent à tout instant de leur supériorité, et de leur originalité dans l'invention. Cela est vrai en partie. Mais l'invention est pour eux autre chose que ce que nous entendons par ce mot. Elle ne consiste pas à trouver des pensées nouvelles, mais plutôt à inventer de nouveaux airs, de nouvelles mélodies, de nouvelles rimes ou combinaisons strophiques. C'est encore ici un souci d'art qui les pousse; et c'est de lui qu'ils tirent vanité. Mais cette vanité n'est-elle pas commune aux poètes? et n'y en a-t-il pas de plus mal placée?
Ce souci de s'éloigner du vulgaire et de n'écrire que pour les parfaits connaisseurs a conduit les troubadours—surtout ceux de la première période—à un genre de style raffiné qu'ils désignent sous le nom de trobar clus (invention obscure, fermée aux profanes). Ce genre consiste à n'employer que des mots rares, difficiles et obscurs, ou s'éloignant de leur sens ordinaire. Les poésies écrites dans ce style paraissent claires à première vue, mais le sens en est si bien caché qu'encore aujourd'hui on discute sur le sens de quelques-unes. Il y eut dans ce genre si faux des virtuoses. Les connaisseurs du temps ne leur ménagèrent pas leur admiration. Ainsi Dante et Pétrarque mettent au premier rang des troubadours le représentant le plus éminent de ce genre, Arnaut Daniel. «C'est un grand maître en poésie, dit Pétrarque, et qui fait encore honneur à sa patrie par son style orné et poli [3].» Ces deux grands poètes italiens eux-mêmes ont subi l'influence des troubadours de cette école; mais leur génie les a préservés des excès. Il n'en fut pas de même dans la littérature provençale où ce genre produisit bon nombre de pièces obscures et énigmatiques, pour la plus grande joie des connaisseurs anciens et pour le désespoir des connaisseurs modernes. Il y eut d'ailleurs de bonne heure une réaction, et même tous les troubadours de la bonne époque n'ont pas admis cette conception [4].
La musique est une partie importante de l'art des troubadours. Il nous est dit de plus d'un qu'il trouvait non de belles pensées, mais de beaux «sons», c'est-à-dire de belles mélodies. Plusieurs manuscrits des troubadours, plusieurs «chansonniers», comme on les appelle, nous font connaître cette musique. Seulement on dirait qu'il y manque l'âme. Nous sommes très mauvais juges de ce qui en faisait l'originalité. Son secret paraît à jamais perdu. Chantée de nos jours elle paraît monotone, comme un plain-chant vieilli. Par quels mouvements, par quelles modulations, les troubadours et surtout les jongleurs, en relevaient-ils la monotonie? C'est ce que nous ne saurons sans doute jamais [5].
Le chant et la musique étaient proprement du domaine du jongleur. S'il y avait eu une démarcation bien nette entre ces deux classes, le troubadour se serait contenté d'inventer la mélodie, laissant au jongleur le soin de la chanter en s'accompagnant de la viole, de la cithare et autres instruments. Mais c'est par là précisément que la classe des jongleurs se confondait avec celle des troubadours. N'était-ce pas une tentation toute naturelle pour le poète musicien de chanter lui-même sa composition? Comme aux époques lointaines de la Grèce primitive musique et poésie allaient de pair: les deux arts se confondaient chez les troubadours comme jadis chez les aèdes.
L'étude des différents genres lyriques nous montrera mieux encore l'union de ces deux arts. Les genres que nous allons énumérer sont tous faits pour être chantés. Les troubadours (ils nous en font assez souvent la confidence) ont mis autant de soin à inventer le «son», c'est-à-dire la mélodie, qu'à trouver le fond et à orner la forme.
On divise quelquefois ces genres en deux groupes: ceux qui ont gardé quelque trace de leur origine populaire et ceux qui s'en sont éloignés [6]. C'est une division qui est à peu près juste, mais elle a le tort de laisser croire que certains genres sont d'origine plus relevée que les autres. Si nous distinguons plus simplement les genres d'après l'importance qu'ils occupent dans la poésie des troubadours, on voit que la première place appartient à la chanson, puis au sirventés, enfin à la tenson: viennent ensuite les genres que nous pourrions appeler secondaires, donnant aux précédents le nom de genres principaux.
La chanson occupe la place d'honneur. Cela se conçoit sans peine, quand on songe qu'elle est une poésie consacrée exclusivement à l'amour, thème préféré, essentiel même de la poésie provençale.
Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de chanson. La chanson des troubadours n'a, on pourrait dire, rien de commun que le nom avec la chanson moderne. Le nombre des strophes en est variable, il va ordinairement de six à sept. Elle se termine par un ou deux envois (tornada). Le nombre des vers dans chaque strophe est également variable. Il peut aller de trois à quarante-deux et ceci donne une idée de la virtuosité des troubadours; mais ces formes extrêmes sont assez rares.
L'agencement des rimes est l'objet d'un soin tout particulier. Il existe, dans la poétique provençale, toute une terminologie pour désigner ces combinaisons. Quoique ce souci soit commun à peu près à tous les genres lyriques, il est plus sensible encore dans la chanson. La chanson n'a pas de refrain. Voilà pour la forme.
Quant à son contenu, nous l'avons indiqué d'un mot: elle est consacrée à l'amour. Elles commencent presque toutes par une description du printemps; ce début est de style, de convention, surtout chez les plus anciens troubadours. Voici quelques-uns de ces débuts.
Quand l'herbe verte et la feuille paraissent, et que les fleurs s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol fait entendre haute et claire sa voix et lance son chant, je suis heureux de l'entendre, heureux de voir la fleur. Je suis content de moi, mais encore plus de ma dame [7].
Le gentil temps de Pâques, avec la fraîche verdure, nous ramène feuilles et fleurs de diverses couleurs: c'est pourquoi tous les amants sont gais et chantent, sauf moi qui me plains et qui pleure, et pour qui la joie n'a pas de saveur...
Puisque l'hiver est parti et que le doux temps fleuri est revenu, puisque j'entends par les prés les refrains variés des petits oiseaux, les prés verts et les frondaisons épaisses m'ont rempli d'une telle joie que je me suis mis à chanter [8].
Voici le début d'une chanson de Jaufre Rudel.
Quand le ruisseau qui sort de la fontaine devient clair, et que paraît la fleur d'églantier; quand le rossignol dans la ramure varie, module et affine son doux chant, il est juste que moi aussi je fasse entendre le mien [9].
Je suis heureux, dit Arnault de Mareuil, quand le vent halène en avril, avant l'arrivée de mai, quand, pendant toute la nuit sereine, chantent le rossignol et le geai; chaque oiseau en son langage, dans la fraîcheur du matin, mène joie et allégresse [10].
Quelquefois ce thème du début est tout autre. Il se présente sous la forme suivante: le poète n'a pas besoin, pour chanter, d'attendre le retour du printemps; l'amour qu'il a pour sa dame l'inspire en toute saison.
Ni pluie ni vent, dit Peire Rogier, ne m'empêchent de songer à la poésie; la froidure cruelle ne m'enlève ni le chant, ni le rire; car amour me mène et tient mon cœur en une parfaite joie naturelle; il me repaît, me guide et me soutient; nul autre objet ne me réjouit, nul autre ne me fait vivre [11].
Raimbaut d'Orange commence ainsi une de ses chansons:
Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni pour gelée, ni pour neige, ni pour chaleur,... je ne chante pas, je n'ai jamais chanté pour nulle joie de ce genre, mais je chante pour la dame à qui vont mes pensées et qui est la plus belle du monde [12].
Ces débuts ne manquent pas de grâce, ni les précédents de poésie. Les premiers surtout rappellent par leur fraîcheur les origines populaires de la chanson courtoise. Ils expriment à merveille la joie de vivre qui s'empare des hommes et des choses à la sortie de l'hiver. Seulement ces débuts se ressemblent trop; ils fatiguent par leur monotonie; le charme disparaît assez vite. C'est certainement la partie la plus conventionnelle de la chanson. Qui en connaît quelques-uns connaît du même coup tous les autres. Le thème est trop simple et surtout il reparaît trop souvent. Ce n'est pas d'ailleurs la seule partie conventionnelle de la chanson. Pour le fond, la convention y règne aussi en souveraine; mais ce n'est pas le lieu d'y insister ici; renvoyons-en l'étude au chapitre consacré à la doctrine de l'amour courtois.
Un autre genre lyrique dispute presque la première place à la chanson dans la poésie provençale: c'est le sirventés [13] (fr. serventois). On n'est pas d'accord sur l'origine du mot, ni du genre. D'après les uns, le nom lui viendrait du fait qu'il est composé à l'origine par des «serviteurs» ou pour des «serviteurs», c'est-à-dire sans doute, par des «poètes de cour»; suivant d'autres il tirerait son nom de ce qu'il est composé sur la forme, sur l'air d'une chanson; ce serait, pour ainsi dire, une poésie «au service» d'une autre, qu'elle imiterait servilement. Cette dernière opinion a pour elle la plus grande vraisemblance. Car pour la forme, le sirventés ne se distingue pas de la chanson. On y retrouve le même souci de l'agencement des rimes que dans le genre précédent.
C'est par le contenu surtout que ces genres diffèrent. La chanson passait aux yeux des troubadours pour le genre le plus parfait. Mais je ne sais si, à notre point de vue, le sirventés n'est pas plus vivant.
On peut en distinguer plusieurs catégories. D'abord le sirventés moral ou religieux, consacré à des thèmes généraux de morale et de religion. Il fleurit surtout pendant la période de décadence. Là aussi la convention se fait sentir de bonne heure. La poésie provençale nous offre quelques types de satiriques originaux et vigoureux. Mais à côté d'eux il y eut le troupeau servile des imitateurs.
Le sirventés politique ou personnel est bien plus intéressant. C'est lui qui nous permet de pénétrer dans la société où vécurent les troubadours. Les chansons nous montrent le côté idéal ou idéaliste de cette société; le sirventés nous fait connaître la réalité.
Les troubadours s'intéressent aux événements politiques de leur temps. D'abord pour des raisons générales, qui font que les poètes aiment à sortir assez souvent de leur tour d'ivoire. Mais leur intervention dans les affaires politiques avait d'ordinaire un mobile plus intéressé. Les troubadours qui étaient à la discrétion—et à la solde—des grands seigneurs prenaient passionnément parti dans les affaires qui intéressaient leurs puissants protecteurs. Ils représentent par certains côtés la presse du temps, presse pas très indépendante et pas toujours très libre d'ailleurs. C'est surtout en matière de politique étrangère que son indépendance était douteuse. Quand Alfonse X de Castille, nommé empereur, tardait à venir se faire couronner, il envoyait des subsides, les fonds secrets d'alors, aux troubadours besogneux; ceux-ci se chargeaient de la campagne de presse.
Ils connaissaient même et usaient fort souvent de ce procédé peu délicat, qui consiste à demander en menaçant. Le mot qui désigne cet acte délictueux est récent, mais la chose est ancienne. L'excuse des troubadours, c'est qu'ils n'avaient peut-être pas d'autre arme pour fléchir un seigneur avare ou orgueilleux. Malheur à ceux qui ne leur donnaient qu'un méchant cheval ou quelques pièces de monnaie! Le doux troubadour punissait cruellement l'avarice du grand seigneur qu'il avait vainement sollicité, en répandant sur son compte médisances et calomnies. C'étaient là les mœurs du temps. Et c'était aussi la vengeance du pauvre chanteur errant; plus d'un seigneur orgueilleux et avare, se souvenant que le poète est de race irritable, devenait libéral par crainte des médisances ou du ridicule. C'est l'ensemble des diverses poésies de ce genre que l'on appelle du nom général de sirventés.
Le genre comprend d'ailleurs d'autres subdivisions. On y range par exemple les chants de croisade, dans lesquels les troubadours excitent les chefs de la chrétienté, grands ou petits, à concourir à la délivrance de la Terre Sainte. Ils le font souvent avec éloquence; et si l'on songe que ces poésies étaient colportées par les jongleurs ou les troubadours eux-mêmes d'une cour à l'autre, on juge de l'effet que pouvaient avoir des exhortations de ce genre sur des volontés hésitantes.
On fait entrer également dans ce genre les plaintes (planh) sorte de chant funèbre composé par le troubadour à la mémoire de son protecteur. L'élément conventionnel n'en est pas absent, mais il règne souvent dans certaines de ces poésies une sincérité et une émotion que l'on ne trouve pas toujours dans d'autres compositions.
Tout autre est le genre de la tenson [14]. Par son étymologie le mot indique une discussion. C'est une sorte de discussion poétique sur une question quelconque, peut-on dire. L'origine n'en est sans doute pas tout à fait populaire; il faut la chercher peut-être dans la coutume qui consiste à organiser un concours de poésie sur un thème donné. Ce genre, qui paraît connu des plus anciens troubadours, aurait une origine différente de la plupart des autres.
Une question importante se pose à propos de la tenson. Une tenson a-t-elle pour auteurs les deux personnages qui sont mis en scène? Ou n'avons-nous affaire ici qu'à une fiction et le même poète exposait-il tour à tour ses propres idées et celles de son interlocuteur? Il semble bien qu'il faille admettre dans beaucoup de cas deux auteurs différents. Mais le contraire dut avoir lieu aussi, comme le prouve l'habitude de composer des tensons avec des personnages imaginaires [15]. Les sujets des tensons sont très variés. On y discute les questions les plus étranges, quelquefois les plus grossières, souvent les plus élevées. D'une manière générale la discussion porte sur un point de casuistique amoureuse. Il y avait là des thèmes sans nombre, où l'esprit subtil et délié des troubadours, affiné par la dialectique, se donnait libre carrière.
Voici quelques sujets de ces discussions poétiques. Qu'y a-t-il de plus grand, les joies ou les souffrances causées par l'amour? De deux hommes, l'un a une femme très laide, l'autre une femme très belle; tous deux les surveillent avec un très grand soin; quel est celui des deux qui est le moins blâmable? Une tenson à trois personnages porte sur les questions suivantes [16]: un roi a le pouvoir: 1º d'obliger un riche avare à faire des libéralités; 2º d'empêcher un seigneur libéral de distribuer des largesses; 3º d'obliger à vivre dans le monde un homme qui s'est déjà consacré à Dieu; quel est le plus à plaindre des trois?
L'auteur de la même tenson propose à un jongleur ou à un troubadour le sujet suivant: ou bien il connaîtra à fond tous les arts qu'un clerc de son temps peut savoir, ou bien il sera un parfait connaisseur dans l'art d'aimer. Les deux thèmes sont traités avec maestria par les deux troubadours: celui qui consacre sa vie à la science commence par affirmer que les femmes sont plus trompeuses qu'un «corsaire»; son érudition lui fournit d'illustres exemples: David, Samson et Salomon. «Je vous plains, répond son partenaire; vous vivrez triste avec vos «sept arts» (le summum de la science d'alors) qui vous troubleront la vue et l'ouïe, comme il arrive à de nombreux savants qui en deviennent fous.» Pour lui, son choix est fait; il aime mieux la vie riante que lui promettent la poésie et l'amour.
Voici enfin la question qu'agitent ensemble, dans une tenson, les troubadours Guiraut de Salignac et Peironnet. «Qu'est-ce qui maintient le mieux l'amour, les yeux ou le cœur?» «Les yeux, répond l'un d'eux, car le cœur ne se donne que sur le jugement des yeux. Les yeux sont de tout temps les messagers du cœur.» «C'est dans le cœur, répond l'adversaire, que se maintient le mieux l'amour; car le cœur voit de loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers couplets sont à citer tout entiers: «Seigneur Peironnet, tout homme de haut lignage reconnaît que votre choix est mauvais, car tous savent que le cœur a la seigneurie sur les yeux, et écoutez en quelle manière: l'amour ne sort pas des yeux si le cœur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le cœur peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité, comme Jaufre Rudel fit de son amie.» «Seigneur Guiraut, si les yeux de ma dame me sont hostiles, peu m'importe le cœur; mais si elle me montre un regard avenant, elle me prend le cœur et le met en sa puissance. Voici en quoi consiste le pouvoir et la hardiesse du cœur: par les yeux l'amour descend dans le cœur et les yeux disent, par un agréable langage, ce que le cœur ne peut ni n'oserait dire.»
Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion est renvoyé à une noble dame du château de Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que les tensons se terminent par un envoi de ce genre. La tenson est, elle aussi, elle surtout, un produit de la société courtoise du temps. Elle reste comme un écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour de la préciosité ou de la convention, et on peut voir, dans les tensons à trois ou quatre personnages qui nous restent, les origines lointaines de la comédie de salon.
Avec la pastourelle [17], nous arrivons à un genre qui paraît, au premier abord, être resté plus près de son origine populaire. Voici en quoi il consiste. Le poète, pendant un voyage, rencontre une bergère; elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs en gardant son troupeau. Le poète la salue courtoisement, et, après quelques compliments, lui offre son amour. La conversation s'engage et elle se développe suivant la fantaisie du poète. Le début et le dénouement sont seuls conventionnels. Un exemple emprunté à un des plus anciens troubadours, Marcabrun, montrera ce que peut donner ce genre. Le troubadour, à cheval, a rencontré une bergère.
L'auteur de cette traduction remarque que la vilaine, mise ainsi en scène, a «terriblement d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est pas le long des haies, même en Gascogne, que fleurit une ironie si légère et si perçante à la fois.» C'est une réflexion qu'on peut faire à propos de la plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu être populaire; mais il a perdu ce caractère de très bonne heure.
Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la simplicité primitive que nous pouvons lui supposer, aurait-il eu des chances de plaire à la société raffinée pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement, du début à la fin de leur littérature, à celle de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce sont en général de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments, acceptent les galanteries, mais finissent toujours par berner leur interlocuteur. Là encore règne la convention. Le charme de la plupart de ces compositions ne vient pas des tableaux champêtres qu'elles peuvent présenter, ni de la naïveté et de la simplicité des sentiments exprimés; il vient surtout de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de pastourelles de leur donner un tour dramatique. Elles se rapprochent à ce point de vue des débats que sont les tensons.
De la pastourelle on rapproche ordinairement la romance. Dans la littérature du Nord de la France surtout ce rapprochement est légitime. On entendait par romance le récit d'une aventure d'amour fait par le poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la romance est donc d'un caractère narratif; mais par la forme elle appartient à la poésie lyrique et par le dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle. Les exemples en sont très nombreux dans la littérature de langue d'oïl; ils sont au contraire très rares dans la poésie des troubadours.
Cette rareté est très regrettable, si on en juge par les modèles qui nous restent, et dont les meilleurs sont, comme la pastourelle citée plus haut, du troubadour gascon Marcabrun. Voici la traduction de l'une de ces deux pièces. Elle est comme un écho des sentiments qui agitaient, au milieu du XIIe siècle, le cœur d'une jeune femme dont l'ami était parti pour la croisade.
A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier, à l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais de nouveaux chants et de blanches fleurs, je trouvai seule, sans compagnon, celle qui ne voulait pas de consolation.
C'était une damoiselle au corps très beau, fille du seigneur du château; et, comme je croyais que les oiseaux et la verdure lui causaient de la joie et qu'elle écoutait mon badinage, elle changea tout à coup de couleur.
Elle pleura des yeux et soupira du fond du cœur:
«Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît ma douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour vous servir.
«C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau et mon vaillant ami.
«A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah! malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré dans mon cœur.»
Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle auprès du clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de pleurs abîment le visage et enlèvent ses couleurs. Il ne vous faut désespérer, car celui qui donne au bois ses feuilles peut aussi vous rendre la joie.
«—Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié de moi dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant d'autres pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui qui faisait ma joie.»
Cette énumération serait incomplète, si nous ne citions en terminant un des genres les plus gracieux que les troubadours aient traités. C'est celui de l'aube (prov. alba). Le nom lui vient de ce que le mot «aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser le fond, il suffit de rappeler la situation de Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux du rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement, dans «l'aube», le chant du rossignol est remplacé par la voix d'un ami fidèle qui a poussé le dévouement jusqu'à veiller toute la nuit à la sécurité de son compagnon. De cette situation étrange le poète sait tirer d'heureux effets, comme on peut le voir dans la traduction suivante d'une des «aubes» les plus célèbres de la littérature provençale. Elle débute par une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur ni de majesté, mais qui révèle, si l'on songe à la situation, un fonds ineffable de paganisme.
Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la littérature provençale: la plus ancienne est en latin, le refrain seul est en provençal [20]. D'où vient ce genre si étrange dont on ne trouve pas trace dans les littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître une origine savante?
Si nous ne connaissions que des formes d'aube provençales, surtout celle que nous venons de citer, on pourrait se demander si ce genre n'est pas un produit de la société aristocratique et courtoise du moyen âge. Mais il y a d'autres formes plus anciennes que celles-là. Ce n'est pas toujours un ami fidèle, ou un veilleur (personnage très important dans les châteaux) qui annonce le retour du jour; ce rôle est quelquefois confié aux oiseaux populaires par excellence, l'alouette, le rossignol, et ce thème se retrouve dans la poésie populaire de la plupart des pays. Sans engager ici une discussion inutile sur l'origine de l'aube, admettons avec la plupart des critiques que l'aube se compose de plusieurs éléments dont les principaux sont d'origine populaire. Nous ne connaissons que par hypothèse cette forme primitive. Il en est ainsi au début des littératures; on ne juge les genres dignes d'être notés que quand ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de leurs vers—les plus populaires—ne seront jamais connus.
Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson (et en partie pastourelle et aube) ne sont pas les seuls que les troubadours aient traités. Dans la décadence surtout on en inventa d'autres; à l'aube, chant du matin, on opposa la serena, chant du soir [21]. La pastourelle tirait son nom du personnage qui y jouait le rôle principal; on composa des pièces qui portaient différents noms suivant le métier des personnages mis en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies; ceci formait une nouvelle variété du genre et prenait un nom nouveau. Laissons là ces puérilités; ce sont jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant de faire revivre maladroitement des genres morts.
Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à côté des grands genres, existaient des genres secondaires. Les troubadours avaient, par exemple, un nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à leur dame qu'ils se séparaient d'elle: c'était le congé. Un autre genre secondaire portait le nom d'escondig (excuse ou justification) et le mot en indique suffisamment le contenu. Pour mieux marquer sa tristesse ou sa colère de voir ses sentiment amoureux non partagés, un troubadour composait un descort (désaccord), c'est-à-dire une poésie lyrique d'un rythme et d'une mélodie assez libres: cette composition désordonnée marquait l'état de son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras trouva encore mieux: il écrivit son descort en cinq langues ou dialectes, une par strophe; la dernière strophe est composée de dix vers, deux en chaque langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début, combien le cœur de ma dame a changé, que je fais désaccorder les mots, la mélodie et le langage.» La cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de dire ce que le cœur ne pouvait exprimer [22].
Beaucoup plus intéressants à étudier seraient d'autres genres lyriques comme les danses, les danses doubles, les ballades, les estampies. Ce sont là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé le caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse anonyme avec refrain qui ressemble encore à une ronde d'enfants. Mais les exemples de ces genres, si précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous pouvons nous en tenir aux cinq genres principaux dont nous venons de décrire la forme.
Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se meut la poésie des troubadours. Il est mince et grêle, en apparence. Les grands genres, ceux du moins que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont exclus. Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire, la valeur d'un bon sonnet et un seul a suffi à la célébrité d'un de nos poètes contemporains. Jugeons donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur reprocher de n'avoir pas connu certains genres, faisons-leur un mérite d'avoir su traiter avec une incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés. Faisons-leur surtout un titre de gloire d'avoir été les premiers, au début des littératures modernes, à comprendre la valeur de la forme en poésie, à en proclamer la nécessité, à donner des règles et des lois: c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans ces littératures.
C'est aussi un mérite non moins grand, quoique d'un autre ordre, d'avoir su confier aux formes poétiques dont ils sont les inventeurs des pensées si neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures voisines les ont aussitôt empruntées. On s'en rendra mieux compte en étudiant leur théorie de l'amour courtois.
La doctrine de l'amour courtois: son originalité.—L'amour est un culte.—Le «service amoureux» imité du «service féodal».—La discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne s'adressent qu'aux femmes mariées.—La patience vertu essentielle.—L'amour est la source de la perfection littéraire et morale.—L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de Barbezieux.—Les cours d'amour d'après Nostradamus et Raynouard.
L'ancienne poésie provençale se fait remarquer, dès ses débuts, par une profonde originalité [1]. Ni par le fond, ni par la forme, elle ne ressemble à rien de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite, et cependant elle n'a pas de modèles dans la poésie classique des Grecs ou des Latins. Les idées poétiques et les sentiments qu'expriment les premiers troubadours ne dénoncent aucune imitation; d'un bout à l'autre cette poésie vivra par elle-même et non d'emprunts. Cette originalité, qui a fini par être un élément de faiblesse, a fait d'abord sa force.
Elle se manifeste surtout dans la conception que les troubadours se sont faite de l'amour. Les premiers, dans les littératures modernes, ils ont su exprimer avec éclat les sentiments que cette passion inspire.
Ils ont imposé leur conception de l'amour à leurs nombreux imitateurs: poètes français, italiens, portugais et même allemands. Il est important de reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments au berceau des principales poésies modernes.
Nous ne dirons rien du premier troubadour connu, Guillaume, comte de Poitiers. Ce fut un homme d'humeur fort joyeuse et gaillarde et ses poésies en témoignent en plus d'un endroit. Si les troubadours qui suivirent lui avaient emprunté sa conception de l'amour, ils n'auraient pu guère ajouter à la sensualité, disons même à la brutalité de quelques-unes de ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle trop souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers. Il est pour peu de chose dans la conception de l'amour telle que l'ont faite les grands troubadours du XIIe siècle, et il y a un abîme par exemple entre lui et Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh.
Et cependant son dernier éditeur a bien nettement montré, après Diez, que les principaux traits de l'amour conventionnel, tel que l'ont conçu les troubadours de l'époque classique, étaient déjà en germe chez le premier troubadour. «L'espèce d'exaltation mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et l'amour lui-même était déjà désignée sous le nom de joi(joie); l'hymne enthousiaste que le poète entonne en son honneur, et qui est une de ses productions les plus réussies suppose naturellement l'existence de la chose et du mot [2].»
Voici quelques strophes de cet hymne:
Plein d'allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle je veux m'abandonner; et puisque je veux revenir à la joie, il est bien juste que, si je puis, je recherche le mieux (l'objet le plus parfait)...
Jamais homme n'a pu se figurer quelle est (cette joie), ni par le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la fantaisie; telle joie ne peut trouver son égale, et celui qui voudrait la louer dignement ne saurait, de tout un an, y parvenir.
Toute joie doit s'humilier devant celle-là; toute noblesse doit céder le pas à ma dame à cause de son aimable accueil, de son gracieux et plaisant regard; celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour.
Par la joie qui vient d'elle le malade peut guérir et sa colère peut tuer le plus sain; par elle le plus sage peut tomber dans la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus courtois devenir vilain, le plus vilain courtois.
On croirait lire un troubadour de l'époque classique pendant laquelle la doctrine de l'amour courtois fut définitivement fixée. Cependant cette pièce forme une exception dans l'œuvre de Guillaume de Poitiers et c'est chez ses successeurs qu'il faut chercher la vraie doctrine. En voici les principaux traits.
Dans la poésie courtoise des troubadours, l'amour est conçu de très bonne heure comme un culte, presque comme une religion. Il a ses lois et ses droits; les unes et les autres forment une sorte de code du parfait amant. Le code est sévère et les lois rigoureuses; il faut se soumettre à leur discipline; on n'y déroge pas sans danger [3].
Les amants se comportent vis-à-vis de l'amour, comme un vassal vis-à-vis de son suzerain. Il existe un service d'amour, comme il existe un service de chevalerie. L'amant devient l'homme-lige de la personne aimée, ou même d'amour personnifié; il accomplit ses volontés, obéit à ses ordres, exécute ses moindres caprices. Être amoureux, dans la poésie des troubadours, c'est s'engager par un serment, comme un chevalier. On accepte tous les liens rigoureux qu'un serment de ce genre impose conformément aux mœurs du temps. Pas plus que le chevalier l'amant n'est un esclave et il garde sa noblesse; mais il est un vassal et à ce titre dépend, corps et âme, de son suzerain qui peut en disposer à son gré, sans rendre de comptes à personne. Le «vasselage amoureux» est une invention des troubadours provençaux; elle porte la marque du temps et les deux termes de cette expression caractérisent l'esprit et les mœurs de cette époque.
C'est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa dame: «Je suis, dame, votre sujet, consacré pour toujours à votre service, votre sujet par paroles et par serment.» Peire Vidal, avec son exagération habituelle, dit à la sienne: «Je suis votre bien, vous pouvez me vendre ou me donner.» «Je vous appartiens, proclame un autre, vous pouvez me tuer, si c'est votre plaisir.» «Avec patience et discrétion, dit un quatrième, je suis votre vassal et votre serviteur [4].»
On n'arrivait pas d'emblée à être le vassal de sa dame. Il y avait des degrés à parcourir, un stage à accomplir; la langue des troubadours a plusieurs mots pour désigner l'amant dans ces diverses situations. «Il y a quatre degrés en amour; le premier est celui du soupirant, le deuxième celui du suppliant, le troisième celui de l'amoureux, le quatrième celui de l'amant.» Ce dernier terme n'indiquait pas d'ailleurs autre chose que l'acceptation par la dame des hommages poétiques du troubadour amoureux. «La dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait ordinairement un baiser et le plus souvent celui-ci était le premier et le dernier [5].»
Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile de la conserver contre les jaloux et les envieux. De là découlaient pour l'amant de dures obligations.
La discrétion est une des premières qualités requises. Fi des amants grossiers qui compromettraient leurs dames par leurs chansons! A ces imprudents maladroits aucun succès n'est réservé. Aussi la dame aimée est-elle en général désignée par un pseudonyme, qui n'est pas toujours très transparent; c'est un senhal (signal) suivant l'expression technique. La fantaisie et l'imagination guident les troubadours dans le choix de ces pseudonymes; mais ces noms, comme on peut s'y attendre, sont souvent pris parmi les plus gracieux ou les plus expressifs.
Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt Bel-Vezer (Belle-Vue), tantôt Magnet (Aimant), tantôt Tristan, déroutant ainsi non seulement la malice de ses contemporains, mais aussi la sagacité des commentateurs modernes.
Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa dame sous le nom de Mieux-que-Dame (Miels de Domna), Plus-que-Reine, pourrions-nous dire, en rappelant le titre d'un roman contemporain. Bertran de Born appelle la sienne Miels-de-Ben(Mieux-que-Bien) ou Bel-Miralh(Beau-Miroir). On trouve encore parmi ces pseudonymes Beau-Réconfort(Belh Conort), Bon-voisin, Beau-chevalier, Mon écuyer, Beau-Seigneur. Le dernier troubadour appelait sa dame Belle-Joie (Belh Deport). Cette coutume, qui remonte à Guillaume de Poitiers, a été constamment observée.
Elle s'explique si on se rappelle que les troubadours n'adressent leurs hommages qu'à des femmes mariées; chanter l'amour d'une jeune fille est tout à fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette habitude peut nous paraître étrange; mais elle est conforme aux mœurs du temps.
La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie. C'est à elle que vont les hommages des poètes, comme ceux des chevaliers. On comprend d'ailleurs sans peine cet état de la société. Pendant l'absence du seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition à des expéditions guerrières, la femme représentait la puissance suzeraine aux yeux de ses vassaux. Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme Guibourg, l'épouse légendaire de Guillaume d'Orange, qui, en l'absence de son mari, défend la ville contre les Sarrasins. La jeune fille tient peu de place dans la société du temps et n'a aucun rôle à jouer. Il faut se rappeler ces mœurs si on veut comprendre la poésie des troubadours.
En même temps que la discrétion une autre qualité éminente, exigée par le code amoureux du temps, c'est la patience, une patience sans mesure et sans bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à celle des Bretons qui attendent depuis des siècles la résurrection de leur roi Arthur. Un des plus gracieux poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s'exprime ainsi au début d'une de ses chansons: «Celui-là se connaît peu en amour, qui n'attend pas patiemment sa pitié; car amour veut qu'on souffre et qu'on attende; mais en peu de temps il répare tous les tourments qu'il a fait souffrir.» C'est que l'amant est à la merci de sa dame; elle ne lui donne rien que par miséricorde, par pitié. «Patience est le mot magique, le talisman devant lequel s'ouvre le cœur de la personne aimée.» Les meilleurs troubadours vantent les mérites de «patience et longueur de temps» et témoignent souvent de leur mépris pour les impatients [6].
Cette longue épreuve peut devenir d'ailleurs la source des plus pures joies; voici comment deux troubadours rajeunissent un lieu commun de la poésie érotique. «Bénis soient les soucis, les chagrins, les maux qu'Amour m'a causés pendant si longtemps; je leur dois de sentir avec mille fois plus d'ivresse les bienfaits qu'il m'accorde aujourd'hui. Le souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j'ose croire que, sans avoir éprouvé l'infortune, on ne peut savourer tout le charme de la félicité.» Voici une pensée analogue exprimée en termes à peu près semblables: «Je te bénis, Amour, de m'avoir fait choisir la dame qui m'accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l'avait trouvée reconnaissante, je n'eusse pas eu l'occasion de lui prouver par mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué; prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs, deuil et pleurs, je n'eusse rien employé, si l'usage faisait qu'un amour pur et sincère fût de suite payé de retour [7].»
Plus d'un troubadour s'impatienta sans doute; quelques-uns déclarent nettement qu'ils sont las d'attendre comme des Bretons. Il leur arrive alors de prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de leur dame; ils jouent facilement aux désespérés. «Le monde entier apprendra comment la dureté de votre cœur cause ma mort», dit après d'autres l'un d'eux. Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. «Les chants désespérés ne sont pas les plus beaux.» Et les suicides furent plutôt rares; nous n'en connaissons aucun exemple certain, exception faite de quelques cas rapportés dans les Biographies; mais on sait que dans ces documents la légende coudoie à tout instant la réalité. Ce qui était moins rare c'était que le troubadour malheureux se retirât du monde et entrât dans les ordres; comme nous l'avons fait observer dans un précédent chapitre, le nombre des troubadours qui finirent ainsi leur vie est assez élevé.
Ce n'est pas qu'ils fussent très exigeants en amour; ils se contentaient de peu, ils l'assurent du moins [8]. La plupart demandent à leur dame de les agréer pour leur serviteur, sans plus, d'accepter leurs hommages poétiques. Quelques-uns sont plus précis dans l'expression de leurs désirs; certaines demandes sont remarquables de naïveté et, parfois, de crudité. Mais en général les vœux sont timides et modestes; ceci aussi est de règle. Les amants mal appris manquent seuls de la discrétion et de la retenue nécessaires. N'oublions pas que la dame aimée est, au sens plein du mot, une «maîtresse» à la disposition de laquelle le poète est corps et âme et dont il faut gagner les faveurs.
Aussi quelle n'est pas la timidité et la gaucherie du troubadour amoureux quand la dame aimée daigne enfin agréer ses vœux et l'admettre devant elle! Il en est peu qui ne perdent la parole et même le sentiment. Rigaut de Barbezieux nous fait connaître ses impressions: «Je suis semblable à Perceval, qui fut saisi d'une telle admiration à la vue de la lance et du Saint Graal, qu'il ne sut demander à quoi ils servaient; ainsi quand je vois, dame, votre joli corps, je m'oublie à le considérer avec admiration; je veux vous adresser une prière et je ne puis: je rêve.» «Il m'arrive souvent, dit le troubadour Peire Raimon de Toulouse, que je veux vous adresser une prière, dame; mais quand je suis près de vous, je perds le souvenir.» «Quand je l'aperçois, avoue Bernard de Ventadour, on voit à mes yeux et à la couleur de mon visage que je tremble de peur, comme la feuille agitée par le vent; je suis si conquis par l'amour que je n'ai pas plus de sens qu'un enfant.» «Je n'ose lui montrer ma douleur quand il m'arrive de la voir, dit à son tour Arnaut de Mareuil; je ne sais que l'adorer.» Ce sont là quelques-unes des plus caractéristiques parmi les déclarations des troubadours; ce ne sont pas les seules; elles sont presque un lieu commun, souvent rajeuni par la fantaisie individuelle.
Éloignés de leur dame les troubadours sont plus éloquents; mais ils n'en restent pas moins discrets et timides, sachant qu'il est de très mauvais ton, pour un amoureux parfait, de ne savoir modérer ses désirs. Il n'est pas rare d'ailleurs que plus d'un se console de cet éloignement et n'y trouve même quelque charme. Le troubadour suppose qu'un lien mystérieux, qui ne tient aucun compte de l'espace, l'unit à sa dame [9]. Un des plus élégants représentants de la poésie provençale, Bernard de Ventadour, s'exprime ainsi: «Dame, si mes yeux ne vous voient pas, sachez que mon cœur vous voit.» Le début d'une autre de ses chansons est célèbre: «Quand la douce brise halène de vers votre pays, il me semble que je sens une odeur de paradis, pour l'amour de la gentille dame vers qui va mon cœur.»
C'est le cas de rappeler ici la jolie tenson citée dans un chapitre précédent sur les mérites du cœur et des yeux pour le maintien de l'amour. «Le cœur voit de loin, les yeux de près seulement», dit l'un des interlocuteurs: c'est à ses côtés que se serait rangé Bernard de Ventadour et surtout Jaufre Rudel qui s'éprit de la princesse lointaine pour le bien qu'il en avait entendu dire.
Les «yeux» jouent un grand rôle dans la poésie provençale: c'est par eux que commence le phénomène un peu mystique de l'enamorament. La vue de l'objet aimé frappe les yeux et produit souvent l'extase; une sorte de fluide mystérieux va de là au cœur et y éveille l'amour.
Le troubadour Aimeric de Péguillan est un de ceux qui ont le mieux exprimé les divers moments de ce phénomène.
Amour parfait, je vous l'assure, ne peut avoir ni force ni pouvoir si les yeux et le cœur ne les lui donnent. Car les yeux sont les truchements du cœur, ils vont chercher ce qui plaît au cœur, et quand ils sont bien d'accord et que tous trois sont fermement unis, alors le vrai amour tire sa force de ce que les yeux font agréer au cœur. Que tous les amants sachent que l'amour est l'accord parfait du cœur et des yeux; les yeux font fleurir l'amour, le cœur donne les graines, l'amour est le fruit [10].
C'est le même Aimeric qui a chanté dans les termes suivants les bienfaits de l'amour.
Les plaisirs qu'il donne sont plus grands que les chagrins, les biens plus grands que les maux, les joies plus grandes que les deuils, les ris plus nombreux que les pleurs... Amour rend les hommes vils vertueux, donne l'esprit aux sots, rend les avares prodigues, donne la loyauté aux fourbes, la sagesse aux fous, la science aux ignorants et la douceur aux orgueilleux.
Il n'est pas besoin d'insister sur l'originalité de cette conception. Elle paraît encore plus grande si l'on observe que, dès les origines de la littérature provençale, les troubadours ont fait de l'amour un principe de perfection littéraire et morale. La longue attente qu'exige la possession de l'objet aimé n'est pas une attente muette; dans une société où la poésie tient tant de place et recueille tant d'honneurs, le poète compte sur la perfection de sa poésie autant que sur la patience. Ceux d'entre eux qui ont conscience de leur gloire—sentiment si commun aux poètes—ne manquent pas de s'en prévaloir comme d'un titre sérieux. C'est par la perfection de leur poésie qu'ils espèrent adoucir le cœur de leur dame et fléchir sa rigueur. Voici sur ce point une citation caractéristique: «Je me loue du long et doux désir, car souvent il m'a fait rêver et parvenir à des chants de maître... De mon agréable richesse (c'est-à-dire la poésie) je sais gré au joli et cher corps auquel j'adresse mes vers, et plus encore, s'il se peut, à l'amour.» Les déclarations de ce genre ne sont pas rares dans l'ancienne littérature provençale.
Que dire de la perfection morale dont l'amour est également le principe? Elle se rattache étroitement, elle aussi, à la conception que nous venons d'exposer Les troubadours n'ont pas de termes assez forts pour exalter la perfection de l'objet aimé. Leur dame se distingue de toutes les autres par la beauté et la grâce de son corps, mais encore par ses qualités morales; elle est sage, «prude», comme dit l'ancienne langue française; tous les dons du cœur et de l'esprit sont réunis en elle. «Comme la clarté du jour l'emporte sur toute autre clarté, ainsi, dame, il me semble que vous êtes au-dessus de toutes les femmes par votre beauté, par vos qualités et votre courtoisie.» (Rigaut de Barbezieux.)
Qu'on se rappelle maintenant le lien de vasselage amoureux inventé par les troubadours. Pour gagner la faveur d'un maître aussi parfait, ne faut-il pas rechercher la perfection? Et les troubadours n'ont-ils pas raison de dire que l'amour ainsi conçu est un principe de moralité? Tout se tient dans cette théorie: la perfection de l'amant suppose la perfection de l'objet aimé. Plus son idéal sera élevé, plus il grandira lui-même. Perfection littéraire, perfection morale sont les conséquences de l'amour parfait: la conception des troubadours étant admise, la conséquence est nécessaire.
Aussi cet amour n'est-il pas un amour déréglé, passionnel, comme nous dirions; les lois auxquelles il est soumis se résument en une loi supérieure à toutes les autres, c'est la «mesure». Penser, parler, agir avec «mesure», c'est-à-dire avec sagesse, connaissance, réflexion, c'est l'idéal où doit atteindre le parfait amant. De là découlent toutes les obligations auxquelles le soumet le code amoureux, de là aussi lui viennent les vertus qui le rendent digne du «service d'amour» auquel l'admet, par faveur et pitié, la dame aimée. La «mesure» est la vertu suprême qui doit guider sa vie. Là aussi se reconnaît l'influence des idées «chevaleresques». Dans la société du temps la mesure est une vertu éminente: qu'on se rappelle la manière dont l'auteur de la Chanson de Roland oppose au caractère fier mais irréfléchi de Roland le caractère sage d'Olivier.
Mais il y a dans cette conception, originale sans doute, quelque chose de factice et d'artificiel, peu conforme à la réalité. Cette théorie n'est qu'une théorie poétique, qui fut développée à outrance, ressassée pendant les deux siècles que dura l'ancienne poésie provençale. Quand on lit les plus jolies chansons de Bernard de Ventadour, d'Arnaut Daniel ou de Giraut de Bornelh, on n'a pas de peine à conclure avec le premier historien de la littérature provençale, Diez, que l'amour tel que l'ont conçu les troubadours représente une fantaisie de l'esprit plutôt qu'une passion du cœur. «L'amour fut conçu comme un art et eut ses règles, comme la poésie.» On en arriva à une étrange confusion de termes: l'amour étant considéré comme le thème principal de la poésie lyrique, le code où furent résumés au XIVe siècle les principes de la grammaire et de la métrique provençales fut appelé les Leys d'Amors, les lois d'amour, c'est-à-dire de la poésie.
Nous pourrions continuer à exposer didactiquement les principes de cette théorie de l'amour courtois que nous venons de résumer, et à en étudier l'évolution. Mais l'étude des troubadours de la décadence nous donnera l'occasion de compléter cette esquisse. Il nous paraît plus intéressant de voir l'application de ces principes non chez les grands troubadours, où ils sont pour ainsi dire dispersés, mais chez un poeta minor où ils sont plus faciles à reconnaître. Il s'agit du troubadour Rigaut de Barbezieux. Ce troubadour d'origine saintongeaise fut un homme célèbre en son temps et il est resté un gracieux poète. Il y a de plus grands noms dans l'ancienne littérature provençale. Mais il y a peu de troubadours qui aient montré dans l'expression des sentiments amoureux plus de charme et plus de grâce [11].
Son succès dut être grand. Nous n'avons pas de témoignages directs pour ces temps lointains; mais le témoignage des manuscrits les remplace. Or, les poésies de Rigaut de Barbezieux sont celles qui sont le plus souvent reproduites dans les «chansonniers» provençaux; et cela, non seulement dans les manuscrits d'origine française, mais aussi dans les manuscrits italiens. Si l'on veut mesurer sa célébrité d'antan suivant les idées du jour, on peut dire qu'il aurait eu les honneurs de plusieurs éditions et que sa gloire aurait dépassé nos frontières.
L'amour est, suivant la doctrine des troubadours, une faveur suprême, une grâce qu'on n'obtient que de la pitié, par une patience robuste et à toute épreuve capable de tout supporter sans plainte. Écoutons notre troubadour parler avec mépris de ceux qui ignorent ce précepte essentiel de la doctrine.
Celui-là est peu savant en amour qui ne sait pas souffrir et attendre; car en peu de temps amour répare tous les maux qu'il a fait souffrir; c'est pourquoi j'aime mieux mourir après avoir obtenu ses faveurs que vivre le cœur joyeux, mais sans amour...
Pour Dieu, amour, avant de me rendre joyeux, vous m'aurez accordé une réparation pour la grande peine et la longue attente qui avanceront l'heure de ma mort. Ce qui vous plaît, il me convient de le supporter, et je m'efforce de souffrir sans me plaindre, car je veux voir si on gagne à attendre.
C'est le même thème que Rigaut développe dans la plupart de ses chansons. Il ne faut pas l'accuser de manquer d'invention; le cercle d'idées où se meut son imagination ne saurait trop s'élargir; Rigaut est victime, comme la plupart des troubadours, de son orthodoxie amoureuse. Voici la traduction d'une autre de ses chansons où l'on retrouvera la même doctrine.
Tout le monde demande ce qu'est devenu Amour; à tous je dirai la vérité. Amour est semblable au soleil d'été, qui, après avoir montré partout ses splendeurs, va, le soir venu, se reposer; ainsi Amour, ayant erré en tous lieux sans rien trouver qui soit à son gré, retourne à son point de départ... Comme un faucon qui fond sur sa proie, après l'avoir dépassée, ainsi Amour descendait (jadis) dans le cœur de ceux qui aimaient loyalement.
Amour fait comme le bon autour qui ne se débat ni ne s'agite de désir, mais qui attend qu'on l'ait lancé; puis il s'envole et prend son oiseau; ainsi l'amour parfait observe et épie la jeune dame de beauté parfaite en qui s'assemblent toutes les qualités; Amour ne se trompe pas quand il la prend ainsi.
Aussi veux-je supporter ma douleur; car pour récompense de nos souffrances nous sont données de belles joies; la souffrance amène le redressement de bien des torts et vient à bout des médisants. Ovide dit dans un de ses livres—et vous pouvez le croire—que par la souffrance on obtient les faveurs de l'amour: pour avoir souffert, maints pauvres sont devenus riches; aussi souffrirai-je jusqu'à ce que j'obtienne une grâce.
Et puisque Joie et Mérite s'unissent en vous, dame, à la beauté, pourquoi n'y ajoutez-vous pas un peu de pitié, qui me serait si profitable dans ma détresse? Car, semblable à celui qui brûle au feu d'enfer, et meurt de soif, sans joie et sans lumière, je vous demande grâce, dame.
Parmi les compositions de Rigaut celle-ci est une de celles qui ont été le plus admirées; elle est reproduite dans une vingtaine de manuscrits, presque tous de première importance. Elle a partagé ce succès avec quelques autres dont nous allons citer les principales.
Elles sont d'un accent peut-être plus personnel que celles dont il vient d'être question. L'appel à la pitié de sa dame, qui est un des thèmes ordinaires traités par les troubadours, s'y exprime en termes touchants et simples, parfois naïfs, ce qui, en l'espèce, est un charme de plus. Rigaut exagère sa crainte et sa timidité pour attendrir sa dame; il est le «naufragé» qui a besoin de secours, l'être sans souffle, à qui Amour redonne la vie.
Je suis semblable au lion, qui s'irrite furieusement quand son lionceau vient au monde sans souffle et sans vie et qui en l'appelant de ses cris, le fait revivre et marcher; ainsi ma chère dame et amour peuvent me secourir, et me guérir de ma douleur.
A chaque gaie saison reviennent avril et mai; ma bonne étoile devrait bien revenir; Amour a trop longtemps sommeillé; il me donna le pouvoir d'aimer, sans m'accorder en même temps celui d'oser supplier; ah! que de grands honneurs m'ont ravis la timidité et la crainte!
Quelle magnifique récompense, et noble et sincère j'aurais eue! Aussi je supporte avec joie mon fardeau, pourvu que sa pitié ne m'oublie pas! Comme le marin qui ne peut s'échapper de sa nef naufragée qu'en se sauvant à la nage, ainsi, dame, je me relèverais si vous daigniez me porter secours.
Je suis triste et joyeux, tantôt je chante, tantôt je m'irrite... car amour s'est divisé dans mon cœur en amour joyeux et en amour triste... il me montre ses nobles qualités au milieu des ris et des pleurs.
En vous, dame, sont toutes les qualités possibles; aucune n'y manque, dame ornée de toutes les vertus; on ne saurait rien y ajouter, si seulement vous étiez hardie en amour. Vous êtes sans égale, mur, château et tour d'honneur, et fleur de beauté.
Une partie des mêmes thèmes se retrouve dans la chanson suivante; si, au début, le poète se plaint avec quelque impatience de l'indifférence d'Amour à son sujet, il s'y déclare bientôt amant soumis et obéissant, serviteur fidèle de sa «dame», n'attendant rien que de sa pitié, de sa «merci».
Je voudrais savoir si Amour voit, entend et comprend, car je lui ai demandé grâce bien sincèrement et je n'en obtiens aucune aide; la pitié seule peut me défendre contre ses armes; car je lui suis si soumis qu'il n'est joie ni paradis pour lesquels je voulusse échanger l'espoir et l'attente.
Tout homme qui sert son seigneur de bon cœur et loyalement attend que la raison suggère à son maître de lui faire quelque bien. L'amour parfait doit apprendre cet usage; qu'il prenne garde que ses biens soient convenablement distribués, qu'il considère qui lui sera loyal, franc et sincère, pour que personne ne le puisse blâmer.
Car après la douleur vient le plaisir, au grand mal succèdent les joies et un long repos suit le labeur; de grandes faveurs récompensent les longues souffrances subies sans plaintes; c'est ainsi qu'on suit d'amour les droits chemins; servez l'amour loyalement et sans le quitter: c'est par ce moyen qu'on l'obtient.
Comme la tigresse devant un miroir [12], qui, pour admirer son beau corps, oublie sa tristesse et son chagrin, ainsi, quand je vois celle que j'adore, j'oublie mon mal et ma douleur est moindre. Que personne n'essaie de deviner; je vous dirai sincèrement qui m'a conquis, si vous savez le reconnaître et le comprendre.
Mieux-que-Dame, mélange de beauté et de jeunesse aux fraîches couleurs; comme un archer adroit elle m'a lancé droit au cœur la douce mort dont je voudrais mourir, si elle ne me rend pas la joie avec un regard d'amour.
Je voudrais qu'elle sache l'état de mon âme et de mon cœur; elle apprendrait dans quelle douleur languit un loyal amant, quand il se consume dans l'attente.
«Loyal amant», c'est le mot que répète après tant d'autres troubadours notre poète. On comprend sans peine que dans cette conception de l'amour obtenu par des prières et des sacrifices sans fin la loyauté fût une des qualités essentielles requises chez l'amant. Pendant cette période d'attente, plus ou moins longue suivant les caprices de la dame ou le talent poétique du soupirant amoureux, la moindre défaillance pouvait être fatale à ce dernier; ce n'est pas la banale loyauté dans l'amour qu'on exige de lui, c'est la loyauté avant l'amour. C'est celle-là que Rigaut se vante d'avoir fidèlement observée; il le rappelle à sa dame dans la chanson qui suit, en lui reprochant doucement, humblement, suivant les habitudes des troubadours, son insensibilité. Il s'y déclare son serviteur fidèle, comme dans la chanson précédente; sa dame est la «maîtresse» qui peut traiter son amant à son gré, comme un seigneur fait son vassal.
Comme la clarté du jour surpasse toute autre clarté, ainsi vous surpassez, dame, toutes les autres femmes du monde, par votre beauté, votre mérite et votre courtoisie.
C'est pourquoi je ne cesse de vous servir et honorer de tout cœur, semblable au voyageur qui, passant sur un pont étroit, n'ose s'écarter de sa route.
Qui suit un droit chemin ne s'égare pas; aussi suis-je complètement rassuré. Si auprès d'Amour la loyauté devait avoir quelque prix, je suis celui qui devrais trouver pitié plus que le plus loyal ami du monde. Car en moi il n'y a ni mensonge ni tromperie et vous n'y en trouverez jamais...
Je vous ai servie, dame, depuis l'heure où je vous ai vue; mais quel fruit me revient-il si vous me trompez? A vous sera la faute, à moi est le dommage; comme vous en aurez une part (car tous les savants du monde disent que le dommage va à celui qui tient la seigneurie) vous devez m'en garantir, dame; car je suis votre serviteur, je me reconnais pour tel et vous pouvez me traiter comme il est d'usage de les traiter.
Cependant Rigaut de Barbezieux aurait été le héros, suivant la légende, d'une aventure peu honorable pour un amant parfait comme lui et sa déloyauté aurait été cruellement punie. Suivant sa romanesque biographie, il ne fut tiré de la solitude où il voulut expier sa faute que lorsque les «amants sincères et loyaux», sa «dame» et la «Cour du Puy» l'eurent pardonné. Demandons-nous donc ce que fut cette «Cour du Puy», car c'est ici une des allusions les plus formelles aux cours d'amour que nous ayons dans la littérature provençale.
Raynouard a consacré une assez longue dissertation [13] à démontrer l'existence de ces cours d'amour. Elle remonteraient aux origines de la poésie provençale, car on trouve des allusions, dit-il, chez les troubadours les plus anciens.
Raynouard a emprunté la plupart de ses preuves à l'ouvrage d'André le Chapelain (XIIIe siècle) sur l'Art d'aimer. Cet écrit contient en effet un certain nombre d'arrêts prononcés par «le jugement des dames» (judicio dominarum); il y est question de cours d'amour qui auraient existé en Gascogne, à Narbonne, à la cour des comtesses de Champagne et des Flandres. Nostradamus en avait inventé quelques-unes de plus; il y en aurait eu aux châteaux de Pierrefeu et de Signe, en Provence, au château de Romanin, près Saint-Remy, en Avignon. La cour de Pierrefeu était «cour planière et ouverte, pleine d'immortelles louanges, aornée de nobles dames et de chevaliers du pays».
Avec son imagination coutumière Nostradamus a reconstitué ces tribunaux. Il nomme les dames qui en faisaient partie, ajoutant aux noms des femmes citées par les troubadours ceux que sa fantaisie lui suggérait. Il y avait Stéphanette, dame de Baux, Phanette de Gantelme, qui fit l'éducation de sa nièce, Laurette de Sade, la Laure de Pétrarque, et autres nobles dames aux noms gracieux. Ces cours étaient d'ailleurs des cours mixtes et les chevaliers pouvaient en faire partie.
Les jugements étaient rendus d'après un code poétique dont voici quelques extraits: «Le mariage n'est pas une excuse légitime contre l'amour.» «Qui ne sait cacher ne sait aimer.» «Personne ne peut avoir deux attachements à la fois.» «Le véritable amant est toujours timide.» «L'amour a coutume de ne pas loger dans la maison de l'avarice.»
Les jugements rendus d'après ces principes ne manquent pas de piquant ni d'originalité. Voici celui qui est soumis à la cour de la vicomtesse Ermengarde de Narbonne: «Est-ce entre amants ou entre époux qu'existe la plus grande affection, le plus vif attachement?» La réponse du tribunal est la suivante: «L'attachement des époux et la tendre affection des amants sont des sentiments de nature et de mœurs tout à fait différentes. Il ne peut donc être établi une juste comparaison entre des objets qui n'ont pas entre eux de ressemblance et de rapport.»
Autre question: «Une dame, jadis mariée, est aujourd'hui séparée de son époux, par l'effet du divorce. Celui qui avait été son époux lui demande avec instance son amour.» Voici le jugement de la vicomtesse de Narbonne: «L'amour entre ceux qui ont été unis par le lien conjugal, s'ils sont ensuite séparés, de quelque manière que ce soit, n'est pas réputé coupable, il est même honnête.»
Voici encore une question posée à l'un de ces tribunaux: «Un chevalier divulgue des secrets amoureux; tous ceux qui composent la milice d'amour (in castris militantes amoris) demandent souvent que de pareils délits soient vengés, de peur que l'impunité ne rende l'exemple contagieux.» La cour d'amour de Gascogne répond de la manière suivante: «Le coupable sera désormais frustré de toute espérance d'amour; il sera méprisé et méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers; et si quelque dame a l'audace de violer ce statut, qu'elle encoure à jamais l'inimitié de toute honnête femme.»
Que de tels jugements soient bien dans les idées du temps, cela est tout à fait vraisemblable. Mais qu'ils aient jamais été rendus «en forme» comme disent les juristes, c'est toute une autre question. Laissons d'abord de côté les renseignements que Raynouard et d'autres, avant et après lui, ont tirés de Nostradamus. Ils ne méritent pas créance, quand on connaît la méthode de cet historien fantaisiste. Suivant son habitude il a transformé, amplifié ou dénaturé quelques menus faits qu'il a recueillis en lisant les troubadours.
Sans doute quelques-uns d'entre eux terminent leurs tensons en nommant dans l'envoi la dame à laquelle ils la destinent. Dans une tenson citée par Raynouard après Nostradamus, l'un des deux interlocuteurs dit: «Je vous vaincrai pourvu que la cour soit loyale; j'envoie ma tenson à Pierrefeu où la belle tient cour d'enseignement.» «Et je voudrais pour me juger, dit son partenaire, l'honoré château de Signe.» Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, demande qu'une dame assiste au jugement d'une de ses tensons. Deux autres troubadours désignent trois dames pour juger la question sur laquelle ils sont en désaccord.
Mais ce sont là de simples formules. C'était l'habitude des troubadours d'envoyer leurs discussions poétiques au jugement du seigneur qui les protégeait ou, plus rarement, à celui de leur dame. En adressant leurs poésies à la «cour» de Pierrefeu ou de Signe les troubadours n'avaient en vue que les dames de ces châteaux et peut-être leur entourage immédiat. Et la «cour» du Puy à laquelle Rigaut de Barbezieux adressait ses plaintes n'était autre chose qu'une «cour» de seigneurs et non de justice. Aucun des textes que nous connaissons—et nous avons cité quelques-uns des plus formels—n'autorise d'autre explication sur ce point.
Et combien il serait étrange qu'une institution si importante ne nous fût connue que par des allusions équivoques! La littérature provençale n'est pas réduite à quelques fragments obscurs et informes; elle est assez abondante pour qu'une institution de ce genre, si elle avait existé, n'y fût pas passée sous silence.
Quant aux textes d'André le Chapelain, auxquels Raynouard accorde tant de crédit, il n'y a qu'une observation à faire, c'est que cet auteur ne connaissait que par ouï-dire les habitudes littéraires du Midi de la France. Son livre reflète les idées qui avaient cours autour de lui, surtout dans la société des comtes de Champagne. Ce que lui-même a connu des troubadours, c'étaient déjà des légendes. Son témoignage est à peu près sans valeur sur ce point. Tout ce qu'on peut dire à sa décharge c'est qu'il fut sans doute de bonne foi, ce qui ne fut pas le cas de Nostradamus.
Il n'y eut donc, dans la société où vécurent les troubadours, ni cour particulière ni cour souveraine pour juger leur orthodoxie amoureuse; il n'y eut qu'un tribunal, ce fut celui de l'opinion publique, ou plutôt celui du milieu raffiné pour lequel ils écrivaient. Nous avons parlé au début du chapitre d'un code d'amour et d'un code sévère. Il ressemblait aux lois naturelles; sans être écrit nul part, il était connu de tous, profondément gravé au fond des cœurs. C'est à ses règles que se conformaient les troubadours; il était un peu comme le code de la chevalerie, si étroit, si rigoureux et que nul juriste n'éprouva le besoin de transcrire. Parler, à propos des troubadours, de lois, de code et de tribunal autrement que par métaphore, c'est transporter dans un passé poétique des conceptions très prosaïques des temps modernes.
Qu'il y ait eu des réunions poétiques dans les châteaux, cela est certain; et c'est probablement dans ces solennités que les troubadours récitaient, ou plutôt chantaient leurs poésies. L'ensemble de ces sociétés d'élite, de ces auditoires de choix formait le vrai tribunal de l'opinion publique; on verra en étudiant les grands troubadours, comment il se conformèrent à ses lois.
Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour «misogyne».—Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse Lointaine».—Bernard de Ventadour.—Sa conception de la vie.—Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.—Son séjour auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse, Raimon V.—Originalité de Bernard de Ventadour.
Si nous avions à faire une histoire complète de la poésie des troubadours, c'est par Guillaume, comte de Poitiers, qu'il faudrait la commencer. Il y aurait long à dire et de sa vie, active, désordonnée, quelquefois peu édifiante, et de son caractère joyeux, et de ses écrits, mélange étrange de grossièreté et de délicatesse, où ne manquent ni les pensées gracieuses ni les idées fines et subtiles, mais où domine en somme la sensualité. L'occasion s'est déjà présentée de marquer la place qu'il occupe dans l'histoire de la littérature provençale et de caractériser sa poésie. Mieux vaut donc s'arrêter à d'autres troubadours aussi intéressants et dont quelques-uns sont moins connus.
Un des plus originaux de cette première période est certainement le troubadour Marcabrun. Il était originaire de Gascogne, et, si l'on en croit la biographie, il eut une triste jeunesse. «On le trouva devant la porte d'un homme riche et on ne sut jamais rien de sa naissance.» On l'appelait, continue le biographe, Pain perdu (Pan perdut). Diez plaçait son activité entre 1140 et 1195; mais il semble plus vraisemblable de ne pas la faire remonter au delà de 1150. Il fut l'élève du troubadour Cercamon [1], ainsi nommé parce qu'il avait passé une partie de sa vie à courir le monde; ce maître de Marcabrun par sa conception sensuelle (au moins en partie) de l'amour paraît se rattacher au comte de Poitiers: on va voir comment son disciple s'en éloigne [2].
Il reste de Marcabrun une quarantaine de poésies; parmi elles, il en est plusieurs qui se distinguent par leur fraîcheur et leur sincérité; nous avons déjà cité une de ses plus belles romances et une jolie pastourelle. Mais toute une partie de son œuvre reste obscure; «nous en comprenons à peine le quart» dit un critique. C'est qu'il est un des premiers à employer ce genre de style obscur et recherché qui s'appelle le trobar clus; c'est sa conception de la forme dans la haute poésie.
Ce qui fait son originalité, c'est sa conception de l'amour. Un des premiers représentants de cette poésie dont tout l'effort a pour ainsi dire porté sur le développement unique de ce thème est un misogyne; on doit à ce troubadour de la première période les satires les plus violentes contre l'amour et contre les femmes. Étrange début et qui a frappé non seulement les critiques modernes, mais aussi les troubadours contemporains de Marcabrun.
«Je suis Marcabrun, dit-il, dans une de ses chansons, le fils de dame Brune... je n'aimai jamais et ne fus jamais aimé.» Cette aversion pour l'amour fut-elle causée par des chagrins personnels? Ou faut-il croire avec un troubadour [3] qu'un enfant trouvé, comme Marcabrun, fût incapable de sentir le charme de l'amour et fût indigne d'en goûter les joies? Il semble qu'il y ait une autre explication plus plausible. La conception de l'amour telle que commençaient à la créer les grands troubadours, originaires du berceau de la poésie provençale (Limousin, Poitou, Saintonge) n'était pas encore unanimement admise; et c'est une originalité littéraire qu'a voulu se donner Marcabrun de traiter le thème de l'amour dans un esprit tout opposé à celui de Guillaume de Poitiers, son prédécesseur, et surtout de Jaufre Rudel, son contemporain.
Et voici comment, à l'encontre de l'opinion de son temps, il entend l'amour. «Famine, épidémie ni guerre, ne font tant de mal sur terre comme l'amour... quand il vous verra dans la bière, son œil ne se mouillera pas.» Toute une série de comparaisons lui servent à mieux rendre sa pensée: «Amour, là où il ne mord pas, lèche plus âprement qu'un chat.» «Qui fait un marché avec amour s'associe au diable; il n'a pas besoin d'autre verge pour se faire battre; il ne sent pas plus que celui qui se gratte jusqu'au moment où il s'écorche tout vif.» «Amour pique plus doucement qu'une mouche, mais la guérison est bien plus difficile.» «Amour est semblable à l'étincelle qui couve au feu sous la suie et qui brûle la poutre et le chaume (de la maison); puis celui qui est ruiné par le feu ne sait où fuir.» Ce sont là, comme on voit, les traits ordinaires des satires contre l'amour; mais ils sont présentés ici avec une certaine vigueur et aussi avec quelque originalité dans les comparaisons. Il y a d'ailleurs dans l'œuvre de Marcabrun des satires plus énergiques et plus vigoureuses encore, mais d'une crudité intraduisible.
Et pourtant le même poète a su parler avec discrétion et délicatesse de ce sentiment, comme dans la strophe suivante: «Qui veut sans tromperie donner l'hospitalité à l'amour doit joncher sa maison de courtoisie, en proscrire la félonie et le fol orgueil...» Il se plaint ailleurs des troubadours médiocres qui, entre autres erreurs, mettent sur le même pied le «faux» amour, l'amour peu sincère, avec l'amour «pur et parfait». L'amour ainsi entendu est le «sommet et la racine» de toute joie, la sincérité fait sa force et sa «puissance s'étend sur de nombreuses créatures».
Ainsi même ce contempteur de l'amour sait trouver les accents justes et sincères pour chanter non pas la passion vulgaire, mais l'amour ennobli tel qu'il le conçoit et tel que le conçurent en somme les troubadours. Par ce côté il est de leur lignée. Il l'est encore par la conception qu'il se fait de la courtoisie. Voici en quels termes il la définit et comment il la comprend. «De courtoisie peut se vanter qui sait garder la mesure... la mesure consiste à parler gentiment et la courtoisie consiste à aimer... Ainsi l'homme sage devient supérieur et l'honnête femme croît en vertu...» Remarquons ces deux mots associés: courtoisie et mesure, ce sont des qualités dont les troubadours font souvent l'éloge; dans la société de leur temps leur union fait l'honnête homme, comme on eût dit au XVIIe siècle.
La curieuse composition d'où nous tirons ces extraits ressemble peu, quant au fond, à la plupart des autres poésies de Marcabrun. Elle est une exception dans son œuvre; il a surtout le tempérament d'un poète satirique; il se distingue par la rudesse, la vigueur et la violence, plutôt que par la délicatesse et la grâce; c'est en somme un sceptique et un pessimiste.
Cette composition est intéressante par un autre côté. Elle est adressée au troubadour Jaufre Rudel [4], qui se trouvait alors en Terre Sainte.
«Je veux que le vers et la mélodie soient envoyés à Jaufre Rudel, outre-mer; et je veux que les Français l'entendent pour réjouir leur cœur.»
L'œuvre du doux poète auquel Marcabrun dédie sa pièce forme dans sa brièveté un contraste saisissant avec celle de notre satirique. Nous ne rappellerons pas ici la romanesque aventure dont Jaufre Rudel fut le héros et la victime, mais nous nous en voudrions de ne pas donner quelques extraits du peu de chansons qui nous restent de lui. Il ne distingue pas dans l'amour, comme le fait Marcabrun; il n'y en a pour lui qu'une sorte, la plus pure et la plus idéale; c'est celui dont il brûla pour la dame qu'il n'avait jamais vue et qu'il ne devait jamais voir, sauf, si nous en croyons la légende, à ses derniers moments.
Voici d'abord en quels termes il s'adresse à l'amour personnifié: «Amour de terre lointaine, pour vous j'ai le cœur tout triste; et je ne puis trouver de remède, jusqu'à ce que vienne votre appel... Jamais Dieu ne forma de plus belle femme, ni chrétienne, ni juive, ni sarrasine, et celui-là est bien nourri de manne, qui obtient quelque part de son amour.»
La plupart des chansons de Jaufre Rudel sont pleines d'allusions à cet «amour lointain»; une est tout entière consacrée au développement de ce thème; le mot «lointain » y apparaît deux fois à la rime dans chaque strophe de sept vers; on dirait une sorte de refrain; l'impression produite par ce procédé est remarquable.
Lorsque les jours sont longs en mai, il m'est bien doux d'entendre de loin le chant des oiseaux; et quand je m'éloigne je me souviens d'un amour lointain. Je vais le cœur triste et la tête basse, si bien que chants ni fleur d'aubépine ne me plaisent pas plus que l'hiver glacé.
Jamais je n'aurai joie d'amour, si je n'en ai de cet amour lointain; car je ne sais, ni près ni loin, femme plus belle ni meilleure; son mérite est si parfait que je voudrais, pour elle, vivre dans la misère, là-bas, au royaume des Sarrasins...
Je partirai triste et content, quand j'aurai vu cet amour lointain; mais je ne sais quand je le verrai, car nos terres sont trop lointaines; il y a bien des défilés et bien des chemins; je ne suis pas devin, mais que tout aille comme il plaira à Dieu.
Je crois en Dieu, c'est pourquoi je verrai cet amour lointain; mais en échange d'un bien qui m'en arrive, je souffre un double mal, car cet amour est si loin; ah! pourquoi ne suis-je pas là-bas un pèlerin dont ses beaux yeux verraient le costume et le bâton!
Que Dieu, qui fit toutes les créatures et qui forma cet amour lointain, me donne le pouvoir, que j'ai au cœur, de voir bientôt cet amour, réellement, en un lieu commode, si bien que chambre et jardin me paraissent constamment un palais.
Celui qui m'appelle curieux et amoureux d'amour lointain dit la vérité; car nulle autre joie ne me plairait autant qu'une joie qui viendrait de cet amour de loin. Mais mes désirs sont irréalisables; car ma destinée est d'aimer sans être aimé [5].
On a pu remarquer dans cette pièce un mélange assez étrange de sentiments amoureux et religieux. C'est Dieu qui a formé cet amour lointain au fond du cœur du poète, puisqu'il est l'auteur de toutes choses; c'est à Dieu que notre troubadour demande la réalisation de son rêve; le poète est un croyant, un fidèle qui voudrait aller en pèlerinage en Terre Sainte (et il prit part sans doute à deux croisades); Dieu exaucera ses vœux.
Ce mélange d'amour et de religion, cette tendance au mysticisme érotique, une certaine obscurité qui règne dans toute la pièce, ont même fait croire à un critique contemporain que cet amour de terre lointaine n'était autre qu'un amour mystique pour la mère de Dieu, pour la Vierge [6]. La poésie courtoise se transforma en effet facilement en poésie religieuse: nous verrons les étapes de cette évolution et plus d'une pièce consacrée à la Vierge est écrite en termes bien plus équivoques que celle de Jaufre Rudel.
Mais il y a de sérieux motifs pour repousser l'hypothèse dont il vient d'être question; un des principaux est qu'à l'époque où a été écrite cette pièce la transformation de la lyrique courtoise n'avait pas encore commencé. Il faut attendre plus d'un demi-siècle—cette pièce ayant été composée sans doute avant 1150—pour voir le début de cette transformation.
Ce qui est plus intéressant, dans cette chanson, c'est qu'elle nous montre comment est née la légende dont le biographe provençal s'est fait l'écho. Jaufre Rudel eut l'occasion d'aller en Terre Sainte comme croisé. De ce fait on rapprocha l'élément romanesque qui se rencontre dans la plupart de ses chansons, c'est-à-dire cet amour pour la plus belle personne du monde, que le poète n'a jamais vue, qu'il ne verra que si Dieu le lui permet, et qu'il ne verra même pas, car sa destinée est d'aimer sans être aimé. C'est du rapprochement d'un fait historique et d'un élément romanesque qu'est née la légende. Mais on peut dire que le poète a tout fait pour la créer, et elle est un indice bien curieux de ce que nous appellerions la «mentalité» du temps.
Avec Bernard de Ventadour, contemporain de Marcabrun et de Jaufre Rudel, nous arrivons à un des plus grands noms de la poésie provençale. Nous ne reviendrons pas sur sa biographie. Du moins nous ne rappellerons de sa vie que ce qui est nécessaire pour l'intelligence de son œuvre. Il se distingue de la plupart des autres troubadours par la naïveté, par la sincérité et la délicatesse des sentiments. Au milieu de cette littérature un peu monotone qu'est l'ancienne littérature provençale ses poésies sont un véritable charme.
Est-ce la conception qu'il se fit de la vie que lui a valu cette place à part? La voici dans sa franchise naïve: «Celui-là est bien mort, qui ne sent pas au cœur quelque douce saveur d'amour; et à quoi sert de vivre sans amour, si ce n'est à causer de l'ennui aux autres?» Ce n'est pas le lieu de disserter sur cette conception de la vie; il faudrait peut-être bien la modifier un peu dans notre société contemporaine; et avec Victor Hugo on pourrait demander, à côté de quelque «grand amour» quelque «saint devoir». Sans insister sur la valeur de cette conception, demandons-nous comment Bernard de Ventadour y a conformé sa vie.
On se souvient qu'il était fils d'un des plus pauvres serviteurs du château de Ventadour et que son châtelain avait fait son éducation poétique. Il adressa ses premières poésies à la femme de son seigneur, à Agnès de Montluçon, de la famille de Bourbon. «Depuis que nous étions tous deux enfants, dit-il, je l'ai aimée et je l'adore; et mon amour redouble à chaque jour de l'année... [7]» Cette liaison poétique aurait sans doute duré longtemps, conformément aux mœurs d'alors, si les médisants n'avaient perdu le poète dans l'esprit de son seigneur. Èble de Ventadour lui témoigna son mécontentement par sa froideur et Agnès finit par lui demander de s'exiler. Il semble sur le moment qu'il ait pris d'assez bonne humeur l'aventure et que le souvenir de son amour l'ait emporté sur son chagrin. Espérait-il peut-être, après quelque temps, voir s'affaiblir le ressentiment de son maître et revenir auprès de celle qui ne lui avait demandé de s'éloigner que contrainte et forcée? De toute manière il ne paraît pas avoir renoncé à l'espoir du retour, si on en juge par le début de la chanson suivante. Il y exprime en termes enthousiastes la joie que lui cause son amour; on remarquera en même temps les curieux conseils et les étranges consolations qu'il donne à sa dame, gardée sévèrement par le mari jaloux.
Quand paraît la fleur sous la feuille verte et que je vois le temps clair et serein, quand le doux chant des oiseaux dans le bois m'adoucit le cœur et me ranime, puisque les oiseaux chantent à leur manière, moi qui ai plus de joie qu'eux en mon cœur, je dois bien chanter, car tous mes jours sont joie et chant, et je ne pense à nulle autre chose.
Voici la strophe la plus curieuse.
Dame, si mes yeux ne vous voient, sachez que mon cœur vous voit; ne vous affligez pas plus que je ne m'afflige, car je sais qu'on vous surveille à cause de moi; et si le mari vous bat, gardez bien qu'il ne vous batte pas le cœur. S'il vous cause du chagrin, causez-lui-en aussi et qu'avec vous il ne gagne pas le bien pour le mal.
Admirons en passant la légèreté avec laquelle le troubadour supporte les... malheurs d'autrui. La strophe suivante est d'un ton plus relevé.
Celle du monde que j'aime le plus, de tout cœur et de bonne foi, qu'elle m'entende et accueille mes prières, qu'elle écoute et retienne mes paroles; si on meurt par excès d'amour, j'en mourrai, car en mon cœur je lui porte un amour si parfait et si naturel que tout amour, le plus loyal du monde, est faux en comparaison du mien [8].
Mais Bernard s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé dans son espoir; la chanson suivante exprime la mélancolie qu'il éprouva de quitter son pays natal.
Tous mes amis m'ont bien perdu, là-bas, vers Ventadour, puisque ma dame ne m'aime plus... Elle me montre un visage irrité parce que je mets mon bonheur à l'aimer; voilà la seule cause de sa colère et de ses plaintes.
Semblable au poisson qui se lance sur l'appât et qui ne s'aperçoit de rien jusqu'à ce qu'il s'est pris à l'hameçon, je me laissai aller un jour à trop aimer, et je ne m'aperçus (de ma folie) que quand je fus au milieu des flammes qui me brûlent plus fort que le feu au four; et cependant je suis si pris dans les liens de cet amour que je ne puis secouer ses chaînes.
Je ne m'étonne pas qu'Amour me tienne pris dans ses liens, car ma dame est la plus belle qu'on puisse voir au monde; belle, blanche, fraîche, gaie et joyeuse, tout à fait semblable à mon idéal; je ne puis en dire aucun défaut...
Aussi ne peut-il pas rompre la chaîne mystérieuse qui l'attache à elle.
Je voudrai toujours son honneur et son bien, je serai toujours son homme-lige, son ami et son serviteur; je l'aimerai, que cela lui plaise ou non, car on ne peut maîtriser son cœur sans le tuer [9].
Malgré cette fidélité Bernard dut quitter pour toujours le Limousin. Il se rendit à la cour d'Éléonore d'Aquitaine, duchesse de Normandie. Éléonore était la petite-fille du premier troubadour Guillaume de Poitiers: elle avait hérité de son aïeul un caractère gai et enjoué, un grand amour pour la poésie, beaucoup de sympathie pour les poètes et aussi une légèreté de mœurs qui devint vite proverbiale. Elle fut pour toutes ces causes chantée des troubadours et des ménestrels. Divorcée d'avec le roi de France Louis VII depuis 1152, elle était fiancée à Henri, duc de Normandie, et devint reine d'Angleterre quelques années après.
Il nous reste plusieurs des chansons que Bernard de Ventadour composa pendant cette deuxième période de sa vie. Est-ce parce qu'il ne connaissait pas sa nouvelle dame depuis l'enfance comme il connaissait Agnès de Montluçon? Ou bien son aventure l'a-t-il rendu plus discret? Il semble que dans les chansons de cette période il se montre plus réservé et qu'il tire moins d'orgueil des sentiments d'amitié que la duchesse de Normandie lui témoigne.
Voici une des chansons qu'il a composées en son honneur.
Lorsque je vois, parmi la lande, des arbres tomber la feuille, avant que la froidure se répande et que le beau temps se cache, il me plaît qu'on entende mon chant: je suis resté plus de deux ans sans chanter, il faut que je répare (cette négligence).
Il m'est dur d'adorer celle qui me témoigne tant d'orgueil: car, si je lui demande une faveur, elle ne daigne pas me répondre un seul mot. Mon sot désir cause ma mort; car il s'attache aux belles apparences d'amour, sans remarquer qu'amour le lui rende.
Elle est douée de tant de ruse et d'adresse que je pense bien qu'elle voudra m'aimer bientôt tout doucement (secrètement?) et me confondre avec son doux regard. Dame, ne connaissez-vous nulle ruse? Car j'estime que le dommage retombera sur vous, s'il arrive quelque mal à votre homme-lige.
Que Dieu, qui gouverne le monde, lui mette au cœur la volonté de m'accueillir près d'elle. Je ne jouis d'aucun bien, tellement je suis craintif devant ma dame; aussi je me mets à sa merci, pour qu'elle me donne ou me vende selon son plaisir.
Elle agira bien mal, si elle ne me mande pas de venir près d'elle, dans sa chambre, pour que je lui enlève ses souliers bien «chaussants», à genoux et humblement, s'il lui plaît de me tendre son pied.
Le vers est terminé et il n'y manque aucun mot; il a été écrit au delà de la terre normande et de la mer profonde et sauvage; et quoique je sois éloigné de ma dame, elle m'attire vers elle comme un aimant; que Dieu la protège!
Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai avant que l'hiver nous surprenne [10].
Le lien étroit qui rattache la conception de l'amour aux coutumes de la chevalerie apparaît dans plusieurs passages de cette chanson. Le poète est à la disposition de sa dame, qui peut faire de lui ce qu'elle voudra. Au point de vue du droit féodal si le vassal subit quelque dommage, c'est le suzerain qui en souffre en dernier lieu. Bernard de Ventadour est un des premiers à rappeler ce principe et d'autres troubadours le rappelleront après lui. Enfin on a pu noter la strophe où il lui demande la permission de lui enlever ses souliers, à genoux; c'est encore un trait de mœurs chevaleresques.
Cette chanson est une des rares poésies de Bernard de Ventadour qui contienne quelques allusions à sa vie. Ordinairement elles ne renferment aucun trait qui permette de reconnaître à qui elles sont adressées. De plus Bernard de Ventadour emploie plusieurs pseudonymes pour désigner sa dame, l'appelant tantôt Belle-Vue (il s'agit d'Agnès de Montluçon), tantôt Confort, Aimant ou Tristan. Cette discrétion contribue à rendre assez obscure l'histoire de sa vie. Ici il nous apprend seulement qu'il a cessé de chanter depuis deux ans, que sa dame lui témoigne de la froideur—plainte ordinaire des troubadours et que nous retrouverons chez lui—et que son chant est composé «au delà de la terre normande et de la mer profonde». La pièce aurait-elle été composée en Angleterre? Peut-être; Bernard de Ventadour serait en ce cas un des rares troubadours—le seul probablement—qui auraient visité ce pays [11].
Une autre de ses chansons paraît avoir été écrite comme celle-ci loin de la cour de la reine ou, tout au moins, pendant une absence d'Éléonore. Il y exprime son amour avec une sincérité touchante, relevée çà et là par la grâce ou l'éclat d'un style imagé. On y notera au passage l'éloge de la mesure, qualité hautement prisée des troubadours.
J'ai le cœur si plein de joie que tout me paraît changer de nature; il me semble que le froid hiver est plein de fleurs blanches, vermeilles et claires. Avec le vent et la pluie croît mon bonheur; c'est pourquoi mon chant s'élance et s'élève et mon mérite grandit. Car j'ai au cœur tant d'amour, de joie et de douceur, que l'hiver me semble plein de fleurs et que la neige m'apparaît comme un tapis de verdure.
Je puis aller sans vêtements, car l'amour parfait me protège contre la froide bise. Celui-là est fou qui s'emporte et ne garde pas la mesure. C'est pourquoi je me suis surveillé depuis que j'ai recherché l'amour de la plus belle...
J'ai placé si bon espoir en celle qui me secourt si peu que je suis balancé comme le navire sur l'onde.
Je ne sais où fuir pour éviter les malheurs qui m'accablent. D'amour me vient tant de peine que l'amant Tristan n'en eut pas d'aussi grande d'Iseut la blonde.
Ah! Dieu, si je pouvais ressembler à l'hirondelle et venir dans la nuit profonde là-bas vers sa demeure! Noble dame gaie, votre amant a bien peur que son cœur ne se fonde, si ce tourment dure. Dame, devant votre amour je joins mes mains et je prie...
Il n'est au monde nulle chose à laquelle je pense autant. J'aime tant à me représenter ses traits qu'aussitôt qu'on en parle je me retourne et mon visage s'éclaire de joie: je suis alors sur le point de me trahir. Et je l'aime d'un amour si parfait que souvent je pleure, trouvant dans les soupirs plus de saveur.
Messager, cours et va dire à la plus belle ma peine, ma douleur, mon martyre [12].
Mais il était écrit que l'éclat de sa renommée poétique nuirait à la tranquillité de notre troubadour. Après quelques années de séjour auprès d'Éléonore il fut obligé de partir—et probablement pour les mêmes raisons qui l'avaient fait quitter quelques années auparavant le château de Ventadour. Les médisants [13], dont il se plaignit toute sa vie, eurent sans doute quelque part dans cette disgrâce. C'est du moins ce que nous pouvons conjecturer d'un passage d'une de ses chansons. Il y loue avec l'exagération habituelle des troubadours la beauté et les charmes de la gaie souveraine qu'il est obligé de quitter—et il y exprime ses sentiments amoureux avec sa grâce et aussi son afféterie coutumières.
Par le doux chant que fait le rossignol, la nuit quand je suis endormi, je me réveille tout éperdu de joie, l'âme pleine de rêves amoureux; car ce fut la seule occupation de ma vie d'aimer la joie et c'est par la joie que commencent mes chants.
Si l'on savait la joie que j'ai et si je pouvais la faire entendre, toute autre joie serait bien petite en comparaison de la mienne. Tel se vante de la sienne et croit être riche et supérieur en amour parfait qui n'en a pas la moitié comme moi.
Je contemple souvent par la pensée le corps gracieux et bien fait de ma dame, si distinguée par sa courtoisie et qui sait si bien parler. Il me faudrait un an entier, si je voulais dire toutes ses qualités, tellement elle a de courtoisie et de distinction.
Dame, je suis votre chevalier et je le serai toujours, toujours prêt à votre service—je suis votre chevalier par serment; vous êtes ma première joie et vous serez la dernière, tant que ma vie durera.
Ceux qui croient que je suis loin d'elle ne savent pas comment l'esprit se rapproche facilement, quoique le corps soit loin; sachez que le meilleur messager que j'ai d'elle, c'est la pensée, qui me rappelle sa beauté.
Je m'en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous reverrai. C'est pour vous que j'ai quitté le roi; par grâce, faites que je n'aie pas à souffrir de cette séparation, quand je me présenterai courtoisement dans une cour (étrangère) au milieu des dames et des chevaliers [14].
Est-ce la nécessité de vivre qui inspire cette dernière pensée? On dirait que Bernard demande à Éléonore une sorte de recommandation, de «viatique». Ou, peut-être, s'excuse-t-il par avance de la joie qu'il sera obligé de montrer, malgré son chagrin intime, dans les nouveaux milieux où il va passer sa vie.
Il ne revit sans doute jamais Éléonore; en quittant sa cour il vint à celle du comte de Toulouse, Raimond V. Ce prince était un des souverains les plus puissants du Sud de la France; ses possessions s'étendaient jusqu'aux rives du Rhône. Il était surtout un de ceux qui distribuaient leurs largesses avec le plus de prodigalité, soit à ses vassaux, soit aux troubadours. Un chroniqueur, Geoffroy de Vigeois, nous raconte [15] qu'en 1174 le roi Henri II d'Angleterre convoqua une réunion de grands seigneurs à Beaucaire pour essayer de rétablir la paix entre le roi d'Aragon et le comte de Toulouse. Cette réunion fut l'occasion de dépenses folles. Le comte de Toulouse fit cadeau à un seigneur de Provence, le baron d'Agoult, de cent mille sols que le baron distribua à ses chevaliers. Un autre seigneur fit labourer un champ et y sema trente mille sols; un troisième, qui avait amené trois cents chevaliers, fit préparer le repas de ses hommes à la chaleur de flambeaux de cire; les autres folies de ce genre n'auraient pas été rares. Sans doute ce sont là des récits légendaires du moyen âge avec leur exagération habituelle; mais légende et exagération ne sont peut-être que des déformations de la vérité et le chroniqueur n'a pas tout tiré de son imagination.
Nous ne savons rien de l'activité poétique de Bernard de Ventadour à la cour du comte de Toulouse. Il s'y rencontra avec de nombreux troubadours [16]: il dut y connaître en particulier Peire Rogier, Peire Raimon, fils d'un bourgeois toulousain, qui après avoir vécu auprès du roi d'Aragon revint à Toulouse comme poète de cour; peut-être y connut-il aussi Peire Vidal et Folquet de Marseille, et beaucoup d'autres. Il était alors en pleine gloire et bien supérieur à tous ses rivaux. Mais pour nous cette période de sa vie est la plus obscure, à cause du petit nombre d'allusions que contiennent ses chansons.
C'est sans doute pendant son séjour auprès de Raimond V de Toulouse qu'il composa quelques chansons en l'honneur d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne [17]. Cette princesse, qui administra sa vicomté pendant plus de cinquante ans (1142-1193) et qui se distingua par des qualités politiques et même militaires de premier ordre, avait réuni autour d'elle les troubadours les plus célèbres du temps. Elle eut même son poète attitré, Peire Rogier, originaire d'Auvergne, qui, venu à Narbonne, s'éprit d'elle et resta à sa cour jusqu'à ce que «les médisants» ayant répandu des bruits malveillants sur son compte l'eurent obligé à partir.
Bernard de Ventadour, s'adressant à Ermengarde, se plaint lui aussi que les «médisants» l'aient perdu auprès de sa dame: est-ce de la duchesse de Normandie qu'il s'agit? Cela est fort vraisemblable pour plusieurs raisons: mais ici encore, à cause de la discrétion habituelle de Bernard de Ventadour, et même à cause des habitudes générales des troubadours, qui cachaient avec soin le nom de leur dame, nous sommes réduits aux conjectures. Voici la chanson qu'il adressa à sa «dame de Narbonne» qui ne saurait être une autre personne qu'Ermengarde.
J'ai entendu la voix du rossignol sauvage, elle m'est entrée au cœur; elle allège les soucis et les chagrins qui me viennent d'amour...
Celui-là mène une vie bien misérable qui ne guide pas vers la joie et l'amour son cœur et ses désirs; car la nature déborde de joie, les échos en résonnent partout, prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois.
Moi hélas! que l'amour oublie, j'aurais ma part de joie, mais la tristesse me trouble et je ne sais où me reposer... Ne me tenez pas pour léger si j'en dis quelque mal.
Une dame fourbe et discourtoise, racine de mauvais lignage, m'a trahi; mais elle est trahie à son tour et cueille le rameau avec lequel elle se bat elle-même...
Je l'avais pourtant bien servie jusqu'au moment ou j'ai vu son cœur volage; puisqu'elle ne m'accorde pas son amour, je serais bien fou de la servir; car un service qui n'est pas récompensé et une attente bretonne font du seigneur un écuyer.
Que Dieu donne une mauvaise destinée à qui porte mauvais message; sans les médisants, j'aurais joui de son amour; c'est folie de discuter avec sa dame, je lui pardonne si elle me pardonne, et tous ceux-là sont menteurs qui m'en ont fait dire du mal [18].
Bernard demeura à la cour du comte de Toulouse jusqu'à la mort de ce dernier (1194). Bernard était à ce moment-là un homme âgé, car ses premières poésies datent d'avant 1150. A la mort du comte il se retira dans une abbaye célèbre de son pays natal, l'abbaye de Dalon, où il mourut. Notre poète connut la gloire; ses poésies se trouvent dans la plupart des «chansonniers», c'est-à-dire dans les anthologies qui renferment les poésies des troubadours. Il est souvent cité par les troubadours suivants qui lui empruntent de nombreux passages. Un grand poète contemporain, Carducci, lui a consacré une étude intitulée: Bernard de Ventadour, un poète de l'amour au XIIe siècle [19].
C'est bien le titre qui lui convient: c'est l'amour qui l'a rendu poète et il ne conçoit pas d'autre inspiration poétique que celle qui lui vient de cette source. Une de ses chansons n'est qu'un développement de ce thème; nous en citerons un simple extrait en terminant.
La poésie n'a guère pour moi de valeur, si elle ne vient du fond du cœur—mais elle ne peut venir de cette source que s'il y règne un parfait amour—c'est pour cette raison que mes chants sont supérieurs à ceux des autres; car la joie d'amour remplit tout mon être, bouche, yeux, cœur et sentiment.
Que Dieu s'abstienne de m'enlever le désir d'aimer; quand je ne devrais rien posséder, quand chaque jour m'apporterait de nouveaux maux, j'aurai toujours le cœur prêt à l'amour.
Par ignorance, la foule grossière blâme l'amour; cela ne lui cause aucun dommage; il n'y a de basses amours que les amours vulgaires, qui n'ont que le nom et l'apparence d'amour...
L'amour de deux parfaits amants consiste à plaire et à avoir mêmes désirs; on n'obtient rien si les désirs ne sont pas semblables; celui-là est vraiment fou qui reproche à l'amour ce qu'Amour désire et qui lui vante ce qui ne lui plaît pas [20].
Ce n'est pas étonnant, dit-il ailleurs, que je chante mieux que les autres troubadours, car je suis plus porté qu'eux vers l'amour et je suis mieux fait à ses commandements; j'ai mis en lui mon corps et mon cœur, mon savoir et mon intelligence, ma force et mon espoir; je suis tellement entraîné vers l'amour que rien plus au monde ne m'intéresse [21].
Nous pouvons nous arrêter sur ces déclarations; aussi bien on les retrouve partout dans l'œuvre de notre poète.
Il est aussi un des troubadours qui ont le mieux exprimé le pouvoir ennoblissant de l'amour, qui est, suivant leur doctrine, la plus noble passion de l'homme, source de toute vertu et de tout talent. Seulement il était difficile de varier à l'infini le développement de ce thème; on l'épuisa de bonne heure et il y eut—trop tôt pour la poésie provençale—trop de convention, trop d'artifice dans l'expression de cette théorie.
Ce défaut capital, qui va s'accentuant pendant le XIIIe siècle, n'apparaît guère encore chez Bernard de Ventadour. Sans doute les yeux exercés peuvent y reconnaître des germes de caducité et de décadence, mais ils y sont rares. Ce qui domine c'est la finesse, une finesse apprêtée et maniérée dont malheureusement le charme disparaît dans la traduction; une imagination vive et sensible; et surtout une fraîcheur de sentiment et de poésie qu'on ne retrouve pas souvent dans la poésie provençale. Il n'est pas jusqu'aux débuts de ses chansons (qui en sont pourtant la partie conventionnelle) qui ne se distinguent par la fraîcheur et l'originalité des descriptions. Il a vu «l'alouette mouvoir de joie ses ailes vers le soleil»; il a entendu le rossignol «se réjouir sous les fleurs du verger». Il sait exprimer avec une grâce et une poésie toutes naïves les sentiments que fait naître en lui le contraste entre l'aspect de la nature et l'état de son cœur. Quand ce cœur est à la joie, peu lui importe que la neige couvre le sol: l'hiver est alors un printemps et la neige lui rappelle les fleurs blanches du mois de mai; quand le pâle soleil d'hiver est caché, «une clarté d'amour ensoleille son cœur». Le chant du rossignol l'éveille, «tout réjoui d'amour»; mais si son cœur est à la tristesse, ce même chant n'a plus de charmes: «moi qui aimais chanter, je meurs de tristesse et d'ennui, quand j'entends joie et allégresse». C'est le même sentiment qui lui a inspiré la chanson citée plus haut et dont nous rappelons le trait suivant: «car la nature déborde de joie, les échos en résonnent partout, prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois».
Ce sont bien là des accents de poète lyrique; ils sont moins profonds ou moins éclatants que ceux auxquels nous ont habitués les poètes contemporains; mais ils proviennent de la même source: du cœur plutôt que de l'esprit. Cette sincérité dans l'inspiration, sa conception de la vie, son imagination naïve et gracieuse, tout contribue à donner à Bernard de Ventadour une place privilégiée dans la littérature provençale.
La période «classique».—Arnaut de Mareuil; tendance à la poésie morale et didactique.—Giraut de Bornelh.—Sa manière.—La poésie morale.—Le poète de la «droiture».—Arnaut Daniel; Dante.—Le «style obscur».—Bertran de Born; le sirventés politique; la poésie de la guerre.
Les troubadours étudiés jusqu'ici sont originaires du Sud-Ouest de la France. Marcabrun est Gascon, Jaufre Rudel appartient à la Saintonge, Bernard de Ventadour au Limousin. C'est aussi au Limousin et à la contrée voisine, le Périgord, qu'appartiennent les troubadours suivants: Arnaut de Mareuil, Giraut de Bornelh, Arnaut Daniel, Bertran de Born. Avec Bernard de Ventadour, dont ils sont contemporains, ils forment un groupe de troubadours que nous pouvons appeler classiques. Les deux premiers se rattachent à lui par leur conception de l'amour; Arnaut Daniel, s'en distingue, à son dam, par une recherche exagérée du style obscur et de la rime difficile; Bertran de Born enfin introduit définitivement dans la poésie provençale le sirventés politique. Ils ont vécu à la même époque (deuxième moitié du XIIe siècle et en partie début du XIIIe); ils sont nés dans la même région, le Limousin et le Périgord; la nature les a pour ainsi dire réunis; il n'y a pas de raison pour les séparer dans notre étude. Avec Bernard de Ventadour, et deux ou trois autres troubadours dont il sera question plus loin, ils représentent ce que la poésie provençale a produit de plus parfait. Il y a, dans la période suivante, des troubadours aussi brillants; il n'y en a pas, sauf peut-être une exception, de supérieurs.
Le premier, Arnaut de Mareuil, originaire du Périgord, était de petite naissance. Il fut clerc dans sa jeunesse; mais il quitta bientôt cette condition pour courir le monde. «Sa bonne étoile, dit la biographie provençale, le conduisit à la cour de la comtesse de Burlatz, fille du comte Raymond V de Toulouse et femme du vicomte de Béziers.» Il avait de précieux talents de société: «il chantait bien et lisait de même»; de plus il était très «avenant de sa personne et la vicomtesse l'honorait et l'estimait beaucoup». Il écrivit pour elle de nombreuses chansons; mais il prenait la précaution un peu enfantine de faire croire qu'il n'en était pas l'auteur; il se trahit un jour; la vicomtesse accepta ses hommages, elle lui fit donner de beaux habits—chose très importante selon les mœurs du temps—et lui accorda la permission de composer des vers en son honneur.
Suivant une autre tradition, le pauvre troubadour eut bientôt un rival redoutable en la personne d'Alfonse II d'Aragon, qui aimait la vicomtesse et qui s'était aperçu des sentiments qu'elle témoignait à son poète. Le roi fit si bien qu'elle se sépara d'Arnaut de Mareuil, et il s'en vint triste et «dolent» auprès du seigneur de Montpellier. C'est sans doute là qu'il passa la plus grande partie de sa vie. Ses poésies lyriques, au nombre d'une vingtaine, ont presque toutes trait à l'amour, elles renferment peu d'allusions à la vie de leur auteur.
Sa conception de l'amour ne diffère guère de celle de Bernard de Ventadour; et il l'exprime comme lui avec sincérité et naïveté. Il a moins d'imagination peut-être, les débuts de ses chansons sont moins poétiques, on n'y trouve pas ces traits de pittoresque qu'on est souvent surpris et charmé de trouver chez Bernard; mais il a la même sincérité un peu ingénue, la même grâce. La convention est encore absente de cette poésie; ou du moins on la sent à peine et Arnaut de Mareuil a eu la prétention d'être original et sincère. Tous les troubadours, dit-il, affirment que leur dame est la plus belle qui soit au monde; je leur sais gré de cette affirmation, dit-il à la sienne, «car ainsi mes vers passent tranquillement au milieu de leurs vantardises»; moi seul, vous et amour, continue-t-il, connaissons notre serment [1].
S'il l'oubliait d'ailleurs, ou si seulement il était tenté de l'oublier, un messager fidèle et discret viendrait le lui rappeler. Ce messager n'est autre que le cœur du poète qui par fiction est resté auprès de sa dame. C'est lui qu'il met en scène dans une gracieuse épître; c'est un genre nouveau qui apparaît dans la littérature provençale avec Arnaut de Mareuil: genre un peu faux sans doute, mais qui ne l'est qu'aux mains des poètes maladroits. L'épître d'Arnaut de Mareuil, malgré un excès de recherche et de finesse, malgré en un mot la préciosité, peut rester comme modèle du genre.
Je suis affligé, dame, quand mes yeux ne peuvent vous voir; mais mon cœur est resté près de vous, depuis le jour où je vous vis et il ne vous a jamais quittée... il est nuit et jour près de vous, où que vous soyez; nuit et jour il vous courtise... quand je pense à autre chose, il me vient de vous un courtois message, porté par mon cœur qui est votre hôte [2]...
Ce n'est pas un messager muet ou malhabile que ce cœur; il rappelle au poète oublieux non seulement les nobles qualités morales de sa dame, mais aussi sa beauté. Et voici le curieux portrait que nous en trace Arnaut de Mareuil; voici quel était à ses yeux, et sans doute aux yeux de ses contemporains, l'idéal de la beauté féminine. Le gentil messager qu'est mon cœur, dit-il à sa dame, me montre «votre corps gracieux, votre belle chevelure blonde et votre front plus blanc qu'un lys, vos beaux yeux clairs et rieurs, votre nez droit et bien fait, les fraîches couleurs de votre visage, blanc, plus vermeil qu'une fleur...» Telle est l'image que le messager remet sous les yeux du poète prêt à oublier. La femme ainsi décrite ressemble comme une sœur à ces miniatures qui ornent certains manuscrits du moyen âge, ceux du cycle breton par exemple. La blancheur du teint, la fraîcheur des couleurs, des dents blanches, des doigts grêles, des yeux clairs et rieurs et un nez bien fait forment les principaux éléments de leur beauté; et, à comparer plusieurs de ces miniatures au portrait ici tracé, nous pouvons avouer sans peine que nos aïeux n'eurent pas trop mauvais goût [3].
Qu'on ne s'étonne pas de l'impression produite sur le poète par cette vision; il s'incline les mains jointes et les yeux baissés vers le pays où est sa dame. N'avions-nous pas raison de dire que les troubadours ont inventé le culte de la femme? Nous n'aurons pas à nous étonner de la transformation qui changera bientôt l'amour ainsi entendu en amour mystique.
Nous relèverons encore un trait dans cette curieuse composition: «Quand je parle ainsi, dit-il après un aveu, je ne puis plus rien dire, je ferme les yeux, je soupire et je marche tout endormi en soupirant...» Il y a là en germe ce que Victor Hugo a si bien rendu avec son ordinaire splendeur verbale:
Arnaut de Mareuil a probablement introduit dans la poésie provençale l'épître amoureuse; mais ce genre eut peu de succès. Il n'en fut pas de même d'un autre genre poétique dont Arnaut de Mareuil paraît avoir donné aussi la premier modèle. Il a composé en effet, sous le titre d'enseignement, une sorte de petit poème didactique et moral qui contient des remarques précieuses sur la société de son temps et surtout sur les idées morales, sur les conceptions sociales de son époque.
Ce poème renferme des considérations générales sur la courtoisie, l'honneur, la vaillance, la générosité, les belles manières, en un mot sur l'ensemble des qualités qui font à ses yeux et aux yeux de ses contemporains l'homme parfait. Cet homme ne peut se rencontrer que dans les trois classes suivantes, les bourgeois, les clercs et les chevaliers.
Arnaut de Mareuil reconnaît aux bourgeois de son temps toutes sortes de qualités: il en est de vaillants, de courtois, d'aimables; ils savent se présenter dans les cours, connaissent l'art de courtiser les dames, savent danser et dire des choses aimables.
Les clercs ont plusieurs manières de se distinguer: par leurs sentiments religieux, sans doute, mais aussi par la courtoisie, par la bonté, par les belles actions et par leur talent de parole.
Quant aux qualités qui conviennent aux chevaliers, elles sont assez variées; la vaillance, la courtoisie, les manières aimables, la générosité, la fidélité à servir le suzerain en sont les principales; l'ensemble de ces qualités et de quelques autres encore formerait assez bien l'idéal du parfait «honnête homme» du temps. Idéal assez relevé par certains côtés, mais où les belles manières, les petits talents de société tiennent trop de place à côté des plus hautes vertus. Une autre qualité y occupait une place éminente: c'était l'art de donner, de faire des libéralités, des largesses; la prodigalité, la magnificence, sont des vertus au même titre que la vaillance, la générosité et la fidélité. C'est sur elles que se fondent les meilleures réputations, c'est par elles qu'elles durent. Arnaut de Mareuil le rappelle, sans cependant trop insister; mais les troubadours qui suivirent usèrent de moins de discrétion.
Dans la même composition Arnaut de Mareuil, après avoir énuméré les qualités qui font la femme distinguée, connaissance, belles manières, parler agréable, générosité, ajoute: «à la femme convient parfaitement la beauté, mais ce qui l'orne le plus c'est le savoir et la connaissance».
Rassurons-nous, il ne s'agit pas encore de femmes savantes; le savoir et la connaissance ne représentent pas autre chose que l'ensemble des qualités de l'esprit et du cœur. C'est avec Arnaut de Mareuil et Giraut de Bornelh que ces idées pénètrent dans la littérature des troubadours. Elles tiennent plus de place chez le second, mais elles sont en germe dans Arnaut de Mareuil. Il y a chez lui une tendance à la poésie morale; c'est à elle que Giraut de Bornelh devra le meilleur de sa réputation.
Giraut de Bornelh [4] était le compatriote et le contemporain d'Arnaut de Mareuil. Il menait, suivant la biographie déjà citée, une vie édifiante. Et il eut de son temps une réputation si grande qu'on l'appela le «Maître des Troubadours». Nous savons peu de chose sur sa vie; la plupart de ses poésies, au nombre de quatre-vingt-dix environ, sont consacrées à l'amour. Cependant d'après les quelques allusions historiques qui y sont éparses on suppose qu'il vécut assez longtemps en Espagne, dans les cours de Navarre et de Castille, et surtout auprès du roi d'Aragon Pierre II. La période de son activité poétique paraît s'étendre de 1175 à 1220.
S'il a de l'amour la même conception que les troubadours de son temps, plus d'une de ses chansons se distingue par la même sincérité naïve qui fait le charme poétique de celles de Bernard de Ventadour. Les deux poésies suivantes peuvent nous donner une idée de sa manière.
J'éprouve une grande joie à me souvenir de l'amour qui tient mon cœur dans sa fidélité. L'autre jour je vins en un verger, radieusement couvert de fleurs et rempli du chant des oiseaux; comme j'étais dans ce beau jardin, m'apparut la belle fleur de lys; elle s'empara de mon cœur et de mes yeux; si bien que depuis ma pensée ni mon souvenir ne vont vers d'autres que celle que j'aime.
Elle est celle pour qui je chante et pour qui je pleure. Souvent j'envoie en suppliant mes soupirs et mes prières là-bas où je vis resplendir sa beauté. Celle qui m'a si gracieusement conquis est la fleur de toutes les femmes; elle est aimable, bonne et douce, de haute naissance, noble dans ses actions, agréable dans ses entretiens.
Que je serais heureux si j'osais dire ses louanges! Car tout le monde les entendrait avec plaisir. Mais j'ai peur que les médisants faux, vils et détestés me comprennent, et il y a tant de gens jaloux de l'amour des autres que je crains de laisser deviner notre amour...
Les railleurs diront de moi: «Quel enfantillage et quelle folie! Comme il déborde d'orgueil et de bonheur!» Mais moi, même au milieu de la plus grande foule, je ne pense qu'à celle que mon cœur a choisie, je tiens les yeux tournés vers le pays où elle habite et je parle constamment en mon cœur de celle à qui mon cœur s'est donné. [5]
Le chant du rossignol n'a plus pour moi de charmes, tant j'ai le cœur morne et triste. Et cependant je m'étonne qu'Avril ne m'ait pas réjoui; car c'est l'époque où d'ordinaire ma joie redoublait. Mais aujourd'hui ne me plaisent ni la fleur ni les forêts qui pendent aux rameaux.
Les messagers qui m'ont cherché me feront mourir de tristesse. Ah! s'ils savaient combien une petite maison vaudrait mieux ici que là-bas un grand palais! Leurs entretiens me sont une peine et il me semble que je serai déshonoré si je reviens avec eux dans ma contrée.
Je ne crois pas qu'on ait jamais vu qu'un homme s'exile dans sa propre patrie. Mais ma dame est si dure pour moi! et le retour dans ma patrie m'est une si grande peine! Plus ma renommée augmente là-bas, plus je souffre. Ma honte et ma crainte redoublent chaque fois [6].
Un trait caractéristique de la manière de Giraut de Bornelh c'est une tendance à exposer ses pensées sous forme dialoguée. Il se dédouble pour ainsi dire, s'adresse les questions et se fait les réponses; le monologue devient ainsi une sorte de dialogue et prend une allure dramatique. Il y a là un procédé curieux et qui produit souvent une impression remarquable de vie et de mouvement. Seulement le danger est grand et l'abus facile. Ce procédé n'est vraiment dramatique que quand la passion s'exprime avec force et éclat, comme il arrive souvent dans les monologues tragiques; réduite à cet emploi, cette sorte de conversation intérieure dont le poète nous rend témoin garderait comme un reflet de la vie du cœur. On sent trop souvent chez Giraut de Bornelh, que l'esprit y tient trop de place, qu'il y a dans l'emploi de ce procédé littéraire trop d'art et d'artifice.
Voici le début d'une chanson composée sous forme dialoguée.
Mais comment se fait-il, par Dieu, qu'au moment où je veux chanter je pleure? Serait-ce à cause d'Amour, qui m'a vaincu? Et d'amour ne me vient-il aucune joie? Si, il m'en vient. Alors pourquoi suis-je triste et mélancolique? Pourquoi? Je ne saurais le dire.
J'ai perdu la considération (dont je jouissais auprès de ma dame) et la joie n'a plus pour moi de saveur. Jamais pareil malheur arriva-t-il à un amant? Mais suis-je un amant. Non? Est-ce que je cesse de l'aimer avec ardeur? Non. Suis-je un amant? Oui, de celle qui me permettrait de l'aimer.
J'ai bien reconnu qu'Amour ne me donne aucune joie ni aucun secours. Aucune joie? Et pourtant j'aime la plus belle qui soit au monde. Aucune joie? Non, aucune... Comment? N'ai-je pas reçu assez de bien et d'honneur de ma dame? Si, mais elle en a retenu davantage... [7].
Voici encore le début d'une chanson tout entière en style dialogué. Ici le poète fait intervenir un ami comme interlocuteur.
Hélas! je meurs!—Qu'as-tu, ami?—Je suis perdu.—Et pourquoi?—C'est que j'ai jeté mes regards sur celle qui me fit si belle impression.—Est-ce pour cela que tu as le cœur dolent?—Oui.—Ton amour est-il si grand?—Oui, plus (que je ne saurais dire).—Es-tu donc si près de la mort?—Oui, très près.—Mais pourquoi te laisses-tu mourir?—Parce que j'aime trop et que je suis trop timide.—Ne lui as-tu rien demandé?—Moi? par Dieu, non.—Mais pourquoi te plains-tu si fort, tant que tu ne connais pas ses sentiments?—C'est que j'ai peur.—De quoi?—De son amour qui me tient en si grand émoi.—Tu as grand tort; penses-tu qu'elle vienne t'apporter son amour?—Non, mais je n'ose m'enhardir.—Tu pourrais bien souffrir longtemps.
—Seigneur, quel conseil me donnez-vous?—Un bon conseil et courtois.—Dites.—Va vite devant elle et demande lui son amour.—Et si elle le prend mal?—Ne t'en préoccupe pas.—Et si elle me fait quelque méchante réponse?—Supporte-le; à la patience appartient toujours la victoire.—Et si le «jaloux» (le mari) s'en aperçoit?—Alors vous agirez avec plus de ruse.
—«Nous» agirons?—Sans doute.—Pourvu qu'elle veuille.—Elle voudra.—Comment?—Crois-moi. Ta joie doublera, si tu oses parler [8].
Ce ne sont pas sans doute des chansons de ce genre qui lui valurent d'être appelé par Dante le poète de la «droiture». Le grand poète italien était sensible à d'autres côtés de son talent [9].
Et d'abord Giraut de Bornelh eut de son art une conception très haute. Le retour de la belle saison ne suffit pas à l'inspirer; le thème est déjà trop conventionnel. Il faut à son inspiration des motifs et des causes plus intimes. Il raconte dans une de ses chansons [10] un songe étrange: un épervier sauvage était venu se poser sur son poing; il était d'abord farouche, mais il s'apprivoisa bientôt. Le poète communique ce songe à un ami qui lui dit que c'était là le présage d'un grand amour. «Alors, dit-il, vous entendrez le poète, vous verrez chansons aller et venir.» Un grand amour, c'était le secret de son enthousiasme, de son inspiration lyrique.
Mais il y en avait un autre encore plus relevé. Giraut de Bornelh est, parmi les troubadours, un des premiers et des plus éminents représentants de la poésie morale. Il semble que son œuvre appartienne à deux périodes différentes de la poésie des troubadours. Rappelons-nous que cette poésie est essentiellement «courtoise», elle vit des sentiments chevaleresques; les moindres changements dans les mœurs du temps devaient produire sur elle un effet fatal. Giraut de Bornelh a été témoin des débuts de la décadence, ou du moins de la transformation qui s'est produite dès la fin du XIIe siècle. «Autrefois, dit-il, on aimait les chansons, on se plaisait aux danses et aux lais.» «Où sont passés les jongleurs que l'on voyait si bien accueillis?... J'ai vu de gentils petits jongleurs, bien chaussés et bien habillés, aller par les cours pour faire l'éloge des dames; ils n'osent parler maintenant [11].»
Tout est changé autour de lui. Les grands seigneurs ne sont plus tournés vers la poésie et la joie; leurs instincts grossiers ont repris le dessus; la guerre, le pillage, sont devenus leur passe-temps favori. Tels sont les spectacles auquel paraît avoir assisté Giraut de Bornelh. Il en aurait été victime, si l'on en croit la biographie: car le vicomte de Limoges aurait brûlé et pillé sa maison et lui aurait volé ses livres, sa bibliothèque. Le spectacle de ces désordres et de ces violences lui a inspiré quelques poésies remarquables par la sincérité de l'inspiration.
C'est la même sincérité qui règne dans les «sirventés» consacrés aux croisades. Il a su éviter les défauts ordinaires de ces poésies, c'est-à-dire la déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine dans les poésies de ce genre c'est une élévation de pensée et une noblesse par lesquelles il mérite bien l'éloge de Dante d'avoir été le «poète de la droiture».
Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour et composé plusieurs pièces en «style obscur»; mais il abandonna bientôt ce genre faux. Il a exposé les motifs de ce changement dans une tenson qu'il composa avec un troubadour peu connu [12]. Les raisons du défenseur du style obscur peuvent se résumer en une seule: la poésie est un art trop relevé pour qu'il soit à la portée du vulgaire. A quoi Giraut de Bornelh répondit avec esprit et bon sens: «chacun ses goûts, on aime mieux les chants que l'on entend, et après tout l'on écrit pour être compris».
Cette conception ne fut pas cependant celle du grand poète qui a rendu hommage à la haute valeur morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer à Arnaut Daniel, qu'il rencontra dans le Purgatoire, met ce dernier bien au-dessus de Giraut de Bornelh. «Il fut, dit-il, le plus grand artiste dans sa langue maternelle... En romans et en vers d'amour il surpassa tous les autres. Laisse dire les sots qui croient que Giraut de Bornelh lui est supérieur. Ils jugent d'après la renommée, mais non d'après la vérité; et ils s'affermissent dans leur jugement, avant d'avoir observé l'art et la raison [13].» Ce jugement de Dante vaut à Arnaut Daniel dans l'histoire de la littérature provençale une place peut-être plus grande que celle qu'il mérite.
Sur sa vie nous savons aussi peu de chose que sur celle des grands troubadours étudiés jusqu'ici. C'était un chevalier de Ribérac, en Périgord; il se serait adonné d'abord à l'étude des sciences, qu'il abandonna bientôt pour la poésie. Il adressa pendant quelque temps ses hommages à une dame de Gascogne et quoiqu'il n'eût pas été agréé, il aurait continué à la chanter. Il aurait vécu aussi à la cour du roi d'Angleterre Richard, où il aurait été le héros de l'anecdote suivante.
Un troubadour s'était vanté devant le roi Richard de trouver de meilleures rimes qu'Arnaut Daniel. Celui-ci accepta le défi. Le roi Richard les fit enfermer dans des appartements séparés et leur donna un laps de temps pour écrire leurs chansons. Arnaut Daniel était tellement irrité contre son impudent rival que l'inspiration lui faisait totalement défaut. L'autre au contraire eut bientôt terminé sa chanson et il passa les derniers jours à la chanter et à l'apprendre par cœur. Arnaut Daniel l'ayant entendu retint le texte et la musique. Le jour du jugement venu, il demanda à chanter le premier; puis il récita simplement la chanson de son rival. Ce dernier réclama vivement et le roi ayant interrogé Arnaut Daniel, celui-ci ne fit aucune difficulté d'avouer. Le roi fut très amusé de cette plaisanterie et rendit aux deux concurrents leurs chevaux qu'ils avaient donnés en gage [14].
L'anecdote nous laisse deviner de quoi était faite en partie la gloire, la renommée du poète Arnaut Daniel aux yeux de ses contemporains. C'est le poète des rimes riches, des rimes «chères», comme il dit. Il choisit, parmi les rimes, les plus rares et la nécessité de les enchâsser au bout des vers n'est pas pour rendre la pensée plus claire ou la suite des idées plus nette.
Il a de plus l'habitude de faire rimer les mots non dans la même strophe mais d'une strophe à l'autre. Et c'est ainsi qu'il fut d'après Dante, qui l'a imité, l'inventeur de la «sextine», où les six rimes enjambent, suivant un certain ordre, de l'une à l'autre des six strophes.
Cette recherche de la rime rare, tous ces artifices de versification que nous ne pouvons énumérer ici n'étaient qu'un des côtés de ce que l'on appelait le «style obscur» (trobar clus) ou plutôt «fermé». Les jeux de mots, les allitérations les plus fortes, en étaient un autre. Pour dérouter le lecteur profane, le troubadour détournait les mots de leur sens habituel, il en créait de nouveaux, les affublait de terminaisons nouvelles; comme cela n'aurait peut-être pas suffi à produire la bonne obscurité que l'on cherchait, on laissait aller la pensée à l'aventure; et l'ensemble de ce «beau désordre» était sans doute un «produit de l'art», mais de quel art! C'est pourtant à cette conception qu'Arnaut Daniel devait le meilleur de sa réputation. C'est pour avoir exprimé ses pensées sous la forme la plus obscure que Dante l'a appelé le chantre de l'amour et que Pétrarque le nomme le grand maître de l'amour et de la poésie [15].
On comprend qu'il soit plus difficile ici qu'ailleurs de donner par une traduction une idée de la manière d'Arnaut Daniel. Tout le charme—en nous plaçant à son point de vue—disparaîtrait: ce serait une trahison. Voici cependant quelques extraits d'une des rares poésies qui ne soient pas inintelligibles; on y retrouvera quelques traits qui rappellent les chansons de Bernard de Ventadour. C'est sans doute la seule à propos de laquelle le nom du représentant du «style clair» que fut Bernard de Ventadour puisse être évoqué,
Lorsque la feuille tombe des cimes les plus hautes et que le froid s'élève et sèche les rameaux, le taillis est privé du doux refrain des oiseaux, mais mon amour est parfait...
Tout est glacé, mais je ne puis avoir froid; car un nouvel amour me fait reverdir le cœur; je ne frissonne pas de froid, car amour me couvre et me cache, c'est lui qui me donne ma valeur et me guide.
La vie est bonne quand la joie la mène, et tel me blâme, qui est bien loin de cet idéal; je ne puis conseiller qui me blâme, car par ma foi, j'ai ma part de ce qu'il y a de mieux.
Je ne veux pas que mon cœur se mêle d'un autre amour... ni qu'il tourne ma tête ailleurs; je ne crains pas qu'il y ait femme plus belle que ma dame, ni même qui lui ressemble [16].
Dante a placé Arnaut Daniel dans le «Purgatoire»; c'est en «Enfer» qu'il rencontre Bertran de Born.
Je vis un spectacle que j'aurais peur de décrire, sans plus de preuves, si ma conscience ne me rendait fort... Je vis et il me semble que je vois encore, marcher un buste sans tête, comme marchaient les autres compagnons du triste troupeau. Il tenait sa tête coupée par les cheveux, suspendue à sa main en guise de lanterne, et cette tête nous regardait et disait: «Hélas!» De lui-même il se faisait lumière; et ils étaient deux en un et un seul en deux... Quand il fut droit au pied du pont, il leva les bras avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à nous; et ses paroles furent: «Vois l'horrible supplice, toi qui, vivant, visites les morts; vois si aucun supplice ressemble au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut, sache que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi (d'Angleterre) de mauvais conseils. Je fis lutter l'un contre l'autre le père et le fils; Architofel ne fut pas plus perfide en excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division entre des personnes ainsi unies, je porte hélas! la tête séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s'observe en moi la peine du talion.»
Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes mieux renseignés sur le personnage historique de Bertran de Born que sur la plupart des autres grands troubadours: et nous pouvons juger si l'horrible supplice qu'il souffre aux enfers est mérité [17].
Bertran de Born était seigneur du château d'Hautefort, en Périgord. Ce château «était une forteresse de premier ordre, tout à fait digne du nom qu'on lui avait donné en la bâtissant, haute et forte; mais ce n'était pas le centre d'une seigneurie de grande importance [18]».
Bertran de Born prit une part active aux luttes politiques dont le Limousin fut le théâtre pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. C'est par là que sa vie diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de Mareuil; c'est ce qui explique aussi la différence profonde qui sépare leur conception de la poésie. Ce troubadour de haute extraction, qui passa la majeure partie de sa vie à guerroyer, fut avant tout le chantre de la guerre. Il a sans doute composé quelques chansons amoureuses; mais elles sont bien pâles, à côté de celles de Bernard de Ventadour et à côté de ses poésies guerrières. En revanche il règne sans conteste dans le domaine de la poésie politique. La langue des troubadours avait besoin de passer par cette école; elle y a gagné une fermeté et une vigueur qu'elle ne connaissait guère encore.
Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran de Born: tout un livre a été consacré à ce sujet. Il suffira de n'en rappeler que ce qui est nécessaire à l'intelligence de quelques-unes de ses poésies.
Le roi d'Angleterre, Henri II, par son mariage avec Éléonore d'Aquitaine, était devenu le suzerain du sire d'Hautefort. Bertran ayant eu maille à partir avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et notre troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta vaillamment l'attaque et bientôt se réconcilia avec le roi d'Angleterre.
Il se rendit à sa cour, en Normandie; là l'attendait une grande déception. Il croyait y retrouver les goûts de luxe et de prodigalité qui régnaient dans le Midi. «Nous autres, Limousins, nous mettons la folie au-dessus de la sagesse; nous somme gais; nous aimons que l'on donne et que l'on rie.» Il n'en était pas de même à la cour anglaise et Bertran y serait mort d'ennui, si la fille du roi Henri II [19], n'avait daigné agréer ses hommages poétiques. «Il ne saurait y avoir de cour digne de ce nom, dit-il, sans que l'on y plaisante et que l'on y rie; une cour sans dons n'est qu'un parc de barons. L'ennui et la mesquinerie d'Argenton [c'était là que séjournait la cour] m'auraient tué sans faute, mais la douce figure compatissante, le bon accueil et la conversation de la Saxonne m'en ont préservé.»
Cependant des trois fils du roi d'Angleterre l'aîné, Henri, que l'on appelait le jeune roi, était jaloux de ses frères, surtout de Richard Cœur de Lion. Bertran de Born embrassa son parti et le poussa à la révolte contre son frère et son père. Au dernier moment le jeune roi hésita. Bertran lui adressa un sirventés indigné.
Je ne veux plus tarder d'écrire un sirventés, tellement j'ai envie de le dire et de le répandre; car j'ai un motif nouveau et fort (de composer un chant); le roi Henri retire par force la demande qu'il avait adressée à son père. Puisqu'il ne possède aucune terre, qu'il soit le roi des lâches.
Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche. Il s'engagea dans la lutte et demanda à Bertran de Born un nouveau chant pour effacer le souvenir du premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste.
Je chante, car le roi m'en a prié en entendant mes menaces; je chante cette guerre et le jeu que je vois engagé; nous saurons, quand nous l'aurons joué, auquel des fils appartiendra la terre.
Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne (1183). Cet événement fut, de la part de Bertran de Born, le sujet de deux plaintes funèbres qui sont parmi les plus sincères que l'ancienne poésie des troubadours nous ait laissées. Une traduction à peu près littérale de quelques strophes ne peut en garder qu'un pâle reflet.
Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes les douleurs, les malheurs et les misères qu'on ait jamais entendus dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils sembleraient tous légers auprès de la mort du jeune roi anglais qui met dans la douleur les jeunes et les vaillants et qui laisse le monde obscur, sombre et ténébreux, privé de joie, plein de deuil et de tristesse.
Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les soldats courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux; ils ont trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur a enlevé le jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux étaient avares...
Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d'avoir enlevé au monde le meilleur chevalier qui fût jamais; car tout ce qui fait la réputation de l'homme se trouvait chez le jeune roi anglais; il vaudrait mieux, s'il plaisait à Dieu, que lui vécût plutôt que tant d'autres qui n'ont jamais procuré aux vaillants que deuil et tristesse.
Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde pour nous sauver de notre misère et qui reçut la mort pour notre salut, demandons-lui comme à un seigneur doux et juste, de pardonner au jeune roi anglais, lui qui est le vrai pardon; qu'il le mette à côté de ses nobles compagnons, là où il n'y eut et où il n'y aura jamais ni deuil ni tristesse.
Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit assiégé dans son château d'Hautefort par Richard Cœur de Lion. Il se défendit mollement et se rendit à merci. Sa reddition aurait été, d'après un de ses biographes, le sujet d'une scène touchante que le vieux chroniqueur raconte ainsi.
Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde à la tente du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui dit: «Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore vous n'aviez eu besoin de la moitié de votre sens; il me semble qu'aujourd'hui il vous le faudra bien tout entier.—Sire, dit Bertran, il est vrai que je l'ai dit et je n'ai dit que la vérité.» Et le roi lui dit: «Alors vous me faites l'effet de l'avoir complètement perdu maintenant.—Sire, dit Bertran, je l'ai perdu, en effet.—Et comment?» dit le roi.—«Sire, dit Bertran, depuis le jour où le vaillant roi, votre fils, est mort, j'ai perdu le sens, le savoir et la connaissance.» Le roi, en entendant Bertran lui parler en pleurant de son fils, sentit l'émotion lui étreindre le cœur, et le coup fut si fort qu'il se trouva mal.
Quand il fut revenu de son évanouissement il s'écria en pleurant: «Ah! Bertran, Bertran, vous avez bien raison d'avoir perdu le sens à cause de mon fils, car il n'y avait pas d'homme au monde qu'il aimât plus que vous. Et moi, par amour pour lui, non seulement je vous fais grâce de la vie, mais je vous rends vos biens et votre château et j'y ajoute avec mon amour et mes bonnes grâces, cinq cents marcs d'argent pour les dommages que vous avez éprouvés.»
Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante réconciliation, quand il décrivait l'horrible supplice de Bertran de Born.
Pardonné par le roi d'Angleterre, Bertran devint son fidèle allié; cependant il ne poussa pas le dévouement jusqu'à suivre son fils, Richard Cœur de Lion, en Terre Sainte. «Je voudrais être là-bas, à Tyr, je vous le jure; mais j'ai dû y renoncer, tellement les comtes, les ducs, les princes et les rois mettaient de retard à s'embarquer. Et puis, j'ai vu ma dame, belle et blonde, et mon cœur a faibli; autrement je serais là-bas depuis au moins un an.» Pour le reste de sa vie, nous pouvons nous en tenir ici à la brève remarque qui termine sa biographie: «il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à l'ordre de Citeaux» dans l'abbaye de Dalon, voisine d'Hautefort; c'est là qu'il mourut tout au début du XIIIe siècle.
Ce fut une vie fort agitée que la sienne; celle de Guillaume de Poitiers, parmi les troubadours, pourrait seule lui être comparée. Aussi ses poésies ont-elles une couleur et un éclat que l'on retrouve rarement dans les poésies des troubadours. Avec lui naît la satire politique et elle atteint dès ses débuts un degré qu'elle ne dépassera pas. Bertran de Born attaque avec la même violence le jeune roi Henri, son frère Richard, le roi d'Angleterre, Philippe Auguste ou le roi d'Aragon, Alphonse II; aucune tête couronnée n'obtient grâce aux yeux du chevalier poète: noble attitude en apparence et qui lui donne une allure hautaine de poète indépendant et redresseur de torts.
Mais nous serions dupes des apparences si nous nous en tenions à cette impression. Le mobile le plus ordinaire des indignations poétiques de notre troubadour, c'est à peu près le seul intérêt personnel. Quand il prend part au soulèvement des barons aquitains contre leur suzerain, Richard Cœur de Lion, ce n'est pas pour aider l'Aquitaine à conquérir son indépendance, mais pour se venger de Richard et obtenir quelques morceaux à la curée finale. Quand la guerre éclate entre Henri II d'Angleterre et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme qui ressemble à du patriotisme: il rappelle à Philippe Auguste le souvenir de Charlemagne et lui demande s'il laissera longtemps à l'abandon les cinq duchés qui composent la couronne de France. Mais le patriotisme n'a rien à faire dans cet enthousiasme factice: en voici l'explication: «Ne croyez pas, dit-il, dans une de ses pièces politiques, que j'aie l'humeur belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants en venir aux mains; c'est grâce à cela que les vassaux et les châtelains peuvent avoir du bon temps, car bien plus larges, plus généreux, plus accueillants, je vous le jure, sont les puissants, quand ils ont la guerre que quand ils ont la paix.» «Quand les rois font des folies, dit Horace, ce sont les peuples qui en pâtissent.» Ce n'était pas le cas pour Bertran de Born et pour les autres barons de cette contrée limousine toujours en révolte contre leurs suzerains.
Bertran de Born est le poète de la guerre; il l'aime surtout pour les profits immédiats qu'on en peut retirer. «Le danger est grand, mais le gain est encore supérieur.» «Nous entendrons bientôt, dit-il dans la même pièce, les trompettes et les tambours, nous verrons bannières, gonfanons, et enseignes, les chevaux blancs et noirs... on prendra leurs biens aux usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands aller tranquilles et les bourgeois, vivre sans crainte... celui-là sera riche qui voudra étendre la main.»
C'est en pensant à cette pièce et à quelques autres du même genre qu'un éditeur de Bertran de Born l'a appelé un «condottiere» poétique; le mot est assez juste. Mais on ne peut nier qu'il n'ait senti en soldat la poésie de la guerre, avec toute sa réalité. Voici sans doute le plus brillant éloge qu'on en trouve dans la poésie du moyen âge.
Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait naître feuilles et fleurs; j'aime à entendre la joie des oiseaux qui emplissent les bocages de leurs chants; mais j'aime aussi à voir, parmi les prés, tentes et pavillons dressés et j'ai une grande allégresse à voir rangés par la campagne chevaliers et chevaux armés.
J'aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens qui emportent leurs biens; j'aime à voir venir après eux une grande masse d'hommes d'armes; j'aime à voir les forts châteaux assiégés, les fortifications brisées et démolies et l'armée sur le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux solides et serrés...
Nous verrons à l'entrée de la bataille trancher et rompre masses d'armes, épées, casques de couleur et boucliers; nous verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux des morts et des blessés errer à l'aventure; qu'au moment de l'assaut tout chevalier ne pense qu'à briser bras et têtes, car il vaut mieux être mort que vaincu.
Je vous l'assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir ne me plaisent autant que le cri de guerre: à eux! et le hennissement, dans l'ombre des bois, des chevaux privés de leurs cavaliers; rien ne me plaît comme d'entendre: à l'aide! à l'aide! de voir tomber chefs et soldats sur l'herbe ou dans les fossés et de contempler les morts qui portent encore au flanc le tronçon des lances avec leurs flammes [20].
Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie et quelques autres du même ton, on ne peut nier qu'elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé «l'odeur fauve de la bataille». Ce sont des accents auxquels les troubadours ne nous avaient pas encore habitués. Le contraste est rude entre cette poésie vivante, d'une vie farouche et brutale, et les chansons amoureuses des premiers troubadours. C'est de ce contraste que naît, en partie, l'intérêt de l'œuvre de Bertran de Born. Il forme une exception parmi les troubadours.
Il donne, dans cette poésie un peu efféminée, comme une note martiale et virile; il y a là des bruits de clairons et de tambours, comme un écho des fanfares guerrières. Saluons cette poésie au passage; nous ne la retrouverons pas dans la littérature provençale.
Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.—Sincérité des poétesses provençales et de la comtesse de Die en particulier.—Pierre d'Auvergne.—La satire littéraire.—Le message du rossignol.—Peire Vidal.—Une vie originale.—Folquet de Marseille.—Folquet évêque de Toulouse et les hérétiques albigeois
Les deux chapitres qui précèdent sont consacrés aux troubadours originaires du Sud-Ouest de la France. C'est là—on s'en souvient—que se trouve le berceau de la poésie des troubadours; c'est là aussi que sont nés les plus grands d'entre eux, ceux que nous pouvons appeler classiques, entendant par ce mot ceux qui méritent d'être mis hors de pair par la perfection de la forme et l'élévation de la pensée.
Cependant les autres provinces de langue d'oc, depuis l'Auvergne jusqu'à la Provence et au Dauphiné, ont eu également de bonne heure leurs grands troubadours. C'est ainsi que, si nous avions voulu suivre l'ordre purement chronologique, nous aurions dû citer, presque en même temps que Bernard de Ventadour, Raimbaut, comte d'Orange et la comtesse de Die. L'activité poétique du premier peut être placée entre 1158 et 1173.
Comme Marcabrun il est un des premiers à cultiver le style obscur, maniéré et recherché. Une de ses chansons renferme le même mot ou son dérivé à chaque vers, et il y en a quarante-cinq. Dans une autre il se contente de répéter le même mot à chaque strophe. Cette recherche des artifices de la forme n'est pas pour faire croire à la sincérité de ses sentiments et à la force de sa passion. Le contenu de ses poésies—presque toutes consacrées à l'amour—justifie cette première impression.
Sans doute quelques-unes peuvent faire illusion au premier abord. Il y attaque souvent les médisants qui le desservent auprès de sa dame; il proteste à plusieurs reprises de son amour et de sa fidélité, comme dans le début de la chanson suivante:
Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni pour gelée, ni pour froid, ni pour chaleur, ni pour le retour de l'herbe verte dans les prairies; je ne chante et je n'ai jamais chanté pour nulle autre joie; mais je chante pour la dame que j'aime, car elle est la plus belle du monde.
J'ai quitté la pire qu'on ait pu voir ou trouver; et j'aime la plus belle et la plus honorée qui soit au monde. Je lui serai fidèle toute ma vie et ne partagerai avec aucune autre mon amour [1]...
Mais ce sont là protestations déjà bien banales dans la littérature provençale. Nulle part on ne sent dans l'œuvre de Raimbaut d'Orange la sensibilité naïve de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de Mareuil; on éprouve plutôt l'impression d'avoir affaire à un excellent artiste en vers, amoureux des difficultés de la poésie, précieux et recherché. Il connaît d'ailleurs son talent et s'en vante sans modestie; il défie ses rivaux et témoigne de quelque vantardise et même de quelque fanfaronnade en poésie comme en amour. «Depuis qu'Adam mangea la pomme, dit-il, le talent de plus d'un qui mène beaucoup de bruit ne vaut pas une rave au prix du mien»; voilà des fanfaronnades de poète, et elles ne sont pas les seules. Et voici les vantardises de l'amant: «J'ai le droit de rire et je ris souvent; je ris même en dormant; ma dame me rit si aimablement qu'il me semble que c'est un sourire divin; et ce sourire me rend plus heureux que ne ferait le rire de quatre cents anges. J'ai tellement de joie qu'elle suffirait à rassasier mille malheureux; et de ma joie tous mes parents vivraient joyeusement sans manger [2].»
Ce n'est pas par des exagérations de ce genre que se marque la vraie passion; ces recherches et ces excès sont même un indice du contraire. Mais ce qui rend assez pâles les poésies amoureuses du comte d'Orange c'est leur contraste avec celles de la comtesse de Die, qui paraît avoir eu pour lui un amour sincère et profond.
C'est une figure originale dans la poésie provençale que celle de la comtesse de Die [3].
Elle n'est pas la seule poétesse du temps, comme on l'a vu dans un précédent chapitre; mais elle est la plus célèbre. Il faut dire à la louange de la plupart de ces poétesses que leur poésie se distingue par une sincérité de ton qui manque souvent à la poésie des troubadours. Le «style obscur», la rime difficile ne paraissent avoir eu pour elles aucun attrait. Elles n'ont pris ou appris du métier que ce qui leur était nécessaire; mais elles ont su rendre avec beaucoup de charme et de douceur des sentiments sincères et naturels. La plupart des troubadours écrivaient par nécessité, par métier; il semble que les poétesses provençales n'aient chanté et n'aient écrit que sous le souffle de l'inspiration.
Parmi elles Béatrix, comtesse de Die, occupe une place éminente. Par sa naissance elle était l'égale du comte d'Orange. Comment naquit et se développa le roman d'amour dont les chansons de la comtesse de Die—au nombre de cinq—nous ont gardé l'écho? C'est ce qu'il est bien difficile de dire. Étant donné ce que nous connaissons du caractère de notre poète, il ne semble pas qu'il ait répondu comme il convenait à l'amour que lui témoignait Béatrix. Cependant, des cinq chansons qui nous restent d'elle deux au moins nous apprennent que son amour pour le comte d'Orange fut d'abord heureux. La chanson suivante, par exemple, doit se rapporter au début du roman. On y remarquera une certaine recherche—plus sensible dans l'original que dans la traduction—et qui consiste surtout dans la répétition du même mot (ou de son dérivé) deux fois à la rime; mais il y règne d'un bout à l'autre un souffle de gaîté et de jeunesse que l'on ne saurait méconnaître.
Je me repais de joie et d'amour et de l'amour et de la joie me vient le bonheur; mon ami est le plus gai, c'est pourquoi je suis aimable et gaie; et puisque je suis sincère, il convient qu'il le soit avec moi...
Je suis heureuse de savoir que celui que j'aime est le plus vaillant qui soit au monde; je prie Dieu qu'il donne grande joie à celui qui le premier m'attira vers lui; quelque médisance qu'on lui rapporte, qu'il n'ait confiance qu'en moi; car souvent on cueille la verge dont on se bat soi-même.
La femme qui tient à une bonne renommée doit placer son amour en un preux et vaillant chevalier; quand elle connaît sa vaillance, qu'elle ne cache pas son amour; quand une femme aime ainsi ouvertement, les preux et les vaillants ne parlent de son amour qu'avec sympathie...
Ami, les preux et les vaillants connaissent votre vaillance; et je vous demande, s'il vous plaît, de me garder votre amour [4].
On a pu remarquer combien cette chanson est conforme à la théorie de l'amour courtois. L'amour est principe de vertu: l'amant et l'objet aimé doivent réaliser l'idéal de la perfection; tout amour fondé sur ces principes et conforme à cet idéal est noble et pur; il est une vertu et non une faiblesse, et les preux et les vaillants n'en parlent qu'avec respect et sympathie. Mais il y a dans les cours une catégorie de gens dont l'unique mission paraît être de troubler l'amour des autres en répandant médisances et calomnies; c'est à eux qu'est adressé le fragment de chanson suivant.
L'amour parfait me donne joie et me fait chanter plus gaiement; et je n'éprouve ni chagrin ni ennui de savoir que ces médisants truands travaillent contre moi; leurs médisances ne m'effraient pas; bien plus, j'en suis dix fois plus gaie... Ces gens-là sont semblables au brouillard qui s'épand et fait perdre au soleil ses rayons [5].
Il semble cependant que Béatrix avait tort de garder vis-à-vis des médisants sa gaie et sereine tranquillité; ils réussirent à mettre la brouille entre elle et le comte d'Orange ou du moins ils y contribuèrent. Deux des chansons de Béatrix se rapportent à cette seconde phase du roman. Voici la traduction d'une des deux.
Je chanterai ce que je n'aurais pas voulu chanter; tellement celui que j'aime me cause de chagrin. Je l'aime d'amour parfait; mais auprès de lui ne me sont d'aucun secours ni pitié, ni courtoisie, ni beauté... Je suis trompée et trahie comme si j'étais coupable envers lui.
Ce qui me réconforte, ami, c'est que je ne commis jamais envers vous aucune faute, en aucune manière; car je vous aime plus que Seguin ne fit Valence, et il me plaît beaucoup, ami, que je vous surpasse en amour; puisque vous êtes le plus vaillant, pourquoi vous, qui êtes si doux pour les autres, pourquoi vous montrez-vous si dur pour moi en paroles et en actions?
Je suis bien étonnée, ami, que votre cœur soit si dur, et j'ai sujet de m'en plaindre. Il n'est pas juste qu'une autre femme vous enlève à mon amour... Rappelez-vous quel fut le commencement de cet amour; Dieu veuille que je ne sois pour rien dans notre séparation...
Vous devriez avoir égard à mon mérite et à ma naissance, à ma beauté et plus encore à mon cœur si parfait; c'est pourquoi je vous mande cette chanson pour vous porter mon message: je veux savoir, mon bel ami, mon doux ami, pourquoi vous m'êtes si dur et si cruel; est-ce par orgueil ou par antipathie? Mais je veux que vous sachiez par mon message que trop d'orgueil fait mal à beaucoup de gens [6].
Il semble que sous cette traduction imparfaite on sente encore la douce plainte d'un cœur blessé, et d'un cœur délicat. «Quand je veux chanter, dira une autre poétesse, Clara d'Anduze, je pleure et je soupire... et mes vers ne disent pas ce qu'il y a dans mon cœur.» C'est l'écho de ces plaintes et de ces soupirs qui survit dans les chansons de la comtesse de Die. Et peut-être, encore, comme chez Clara d'Anduze, le «meilleur de ses vers» ne fut-il jamais lu.
On pourrait continuer l'histoire de la poésie dans ce petit coin privilégié de la Provence qu'était le comté d'Orange en étudiant un autre troubadour, Raimbaut de Vaquières, dont la vie se passa en Italie et en Terre Sainte, à la suite du marquis de Montferrat. Mais il en sera question ailleurs. Quittons un moment la Provence pour une autre région, Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die pour Pierre d'Auvergne [7].
Pierre d'Auvergne est à peu près contemporain de Bernard de Ventadour et aussi de Giraut de Bornelh et d'Arnaut de Mareuil; car son activité poétique s'étend de 1158 à 1180 environ. L'auteur anonyme de sa biographie nous a donné sur sa vie quelques renseignements qu'il tenait du Dauphin d'Auvergne, troubadour qui fut en relations avec Pierre; mais ces renseignements sont peu nombreux. Ils nous apprennent que Pierre d'Auvergne était le fils d'un bourgeois de Clermont-Ferrand.
Il était savant et très lettré. Il était beau et avenant de sa personne... Il fut bon poète et le premier troubadour qui vécut au delà des montagnes [8].
Il fut très honoré et fêté par les vaillants barons et les nobles dames du temps... Il fut regardé comme le meilleur troubadour jusqu'au moment où parut Giraut de Bornelh... Il était très fier de son talent et méprisait les autres troubadours... Il vécut longtemps dans le monde, puis il fit pénitence avant de mourir.
Suivant d'autres témoignages il se destina d'abord à la carrière ecclésiastique et fut pourvu d'un canonicat. Un troubadour de son temps le lui rappelle en lui disant: «Quand Pierre d'Auvergne se fit chanoine, pourquoi se promettait-il à Dieu tout entier, puisqu'il ne devait pas tenir son serment? Car il se fit jongleur fou et perdit ainsi tout son mérite.»
Pendant son stage parmi les chanoines, qui paraît avoir été assez bref, ce troubadour ne prit pas le goût de l'humilité. «Jamais avant moi, dit-il, ne furent écrits de vers parfaits.» Par cette vantardise il appartient bien à la grande famille des troubadours, qui ressemblent sur ce point à la plupart des autres poètes comme des frères. «Pierre d'Auvergne, dit-il ailleurs, a une telle voix qu'il chante dans tous les tons et ses mélodies sont douces et agréables; il est maître de tout, pour peu qu'il mette un peu de clarté dans sa poésie, qu'on n'entend pas sans peine.» Remarquons cette réflexion; Pierre est lui aussi un des représentants du style obscur; mais il semble reconnaître ici qu'il y a quelque excès dans l'emploi de ce genre et en effet toute une partie de ses poésies est composée d'après cette nouvelle conception.
Le sentiment de sa valeur et de sa supériorité poétique se montre avec éclat dans une curieuse composition [9] qui est le premier essai de satire littéraire dans la poésie des troubadours. Pierre d'Auvergne y cite une bonne douzaine de poètes contemporains et il les gratifie à mesure de quelques épithètes peu flatteuses, mordantes en général, quelquefois cyniques et grossières. On retrouve dans cette satire un écho vivant des sentiments qu'un grand poète du temps pouvait avoir pour ses confrères en poésie; ces sentiments ne sont nullement charitables.
La vie de Pierre d'Auvergne ressemble à celle de la plupart des troubadours. Une de leurs habitudes—presque une nécessité—était de courir le monde, le monde un peu étroit où s'exerçait leur activité. Pierre d'Auvergne séjourna quelque temps en Espagne. Il y visita la cour de Sanche III de Castille; c'était un roi chevaleresque; on l'appelait, dit un chroniqueur du temps, «le père des pauvres, le protecteur des veuves et des orphelins, le justicier des peuples [10]». Mais ce n'étaient pas ces qualités qui attiraient les troubadours: Sanche n'aurait pas été un prince parfait s'il n'avait connu l'art de donner largement, royalement, à tous les quémandeurs, grands seigneurs castillans ou troubadours, qui venaient à lui: cela aussi était une vertu chevaleresque.
Ce fut sans doute le même motif qui attira Pierre d'Auvergne à la cour d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, et à celle de Raimon V de Toulouse. C'étaient les plus brillantes qui fussent alors dans le Sud de la France; elles furent deux foyers vivants de poésie pendant la seconde moitié du XIIe siècle.
Parmi les poésies de Pierre d'Auvergne quelques-unes sont des poésies religieuses: elles seront étudiées dans un des chapitres suivants. Une dizaine ont trait à l'amour. Elles ne se distinguent guère de la plupart des poésies consacrées par les troubadours à leur thème favori. Ce sont les mêmes plaintes sur la cruauté et l'orgueil de sa dame qui ne daigne lui témoigner aucune pitié. «La dame chantée par le poète, dit son éditeur, n'est qu'une ombre sans nom, sans individualité, sans personnalité.» Ceci est d'autant plus grave que nous sommes à peine dans la période classique, encore près des origines.
Mais Pierre d'Auvergne était capable, le cas échéant, de sincérité et ce fut au moins une fois un gracieux poète. Il trouva une manière originale d'envoyer un message d'amour; le poétique messager fut un rossignol. Et voici la charmante composition où l'oiseau du printemps joue le principal rôle. Le poète s'adresse en ces termes à son messager ailé.
«Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes sentiments et qu'elle te dise sincèrement les siens; qu'elle me les fasse connaître ici..., et que d'aucune manière elle ne te garde auprès d'elle...»
L'oiseau gracieux s'en va aussitôt, droit vers le pays où elle règne; il part de bon cœur et sans crainte jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée.
Quand l'oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se mit à chanter doucement, comme il fait d'ordinaire vers le soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement comment il pourra lui faire entendre, sans la surprendre, des paroles qu'elle daigne ouïr.
«Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir...
«Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui ait pour vous tant d'amour; je partirai et volerai avec joie où que j'aille; mais non, car je n'ai pas dit encore mon plaidoyer.
«Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour ne devrait guère tarder, tant qu'amour a des loisirs; car bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme la fleur change de couleur sur la branche...»
Telle est la première partie du récit, la première scène de la petite comédie imaginée par le poète. En voici la seconde.
L'oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l'ai envoyé; et il m'a fait tenir un message, suivant la promesse qu'il m'a faite: «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or écoutez—pour le lui dire—ce que j'ai au cœur...
«J'ai bien sujet d'être triste, car mon ami est loin de moi... la séparation fut trop rapide, et, si j'avais su, je lui aurais témoigné plus de bonté; c'est ce remords qui m'attriste.
«Je l'aime de si bon cœur qu'aussitôt que je pense à lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la joie dont je jouis secrètement aucune créature ne la connaît...
«Même avant de le voir il m'a toujours plu; je ne voudrais pas en avoir conquis qui fût de plus haute naissance...
«Le bon amour est semblable à l'or, quand il est épuré; il s'affine de bonté pour celui qui le sert avec bonté; et croyez que l'amitié chaque jour s'améliore...
«Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui obéis.» Et l'oiseau est revenu très vite, bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse aventure [11].
Ce récit—ou plutôt cette petite comédie—est des plus poétiques. D'autres troubadours ont employé les oiseaux comme messagers d'amour: les hirondelles, les perroquets et les étourneaux ont eu tour à tour cet honneur. Mais le rossignol que Pierre d'Auvergne charge de son message tient une place à part parmi ces personnages ailés. C'est un avocat habile, discret et disert, sachant choisir son temps pour ne pas surprendre ni étonner; procédant sans brusquerie, par allusions voilées, par réflexions générales; tâchant, suivant une formule chère aux rhétoriqueurs, de persuader plutôt que de convaincre. Et avec quelle joie et quelle rapidité ce messager ailé s'acquitte de sa mission! C'est ce modeste personnage qui fait l'unité de cette poésie.
Il y a dans le cadre de cette petite composition, dans le récit, dans le plaidoyer de l'habile avocat, dans la réponse un peu mélancolique qu'il provoque un charme poétique tout particulier qu'on ne trouve pas souvent dans l'œuvre poétique de Pierre d'Auvergne. Restons-en, à son sujet, sur cette impression. Et quittant l'Auvergne pour le Languedoc, passons à un troubadour un peu postérieur, mais dont la vie et l'œuvre sont empreintes d'une vivante originalité.
Peire Vidal était le fils d'un marchand de Toulouse. La biographie provençale nous dit qu'il fut bon troubadour, qu'il chantait à merveille, et qu'il avait une facilité étonnante à inventer et à composer; mais il ajoute qu'il fut l'homme le plus fou du monde. L'histoire de sa vie et la lecture de ses poésies justifie bien ces deux observations du biographe.
L'œuvre de Peire Vidal—qui comprend une cinquantaine de pièces—témoigne d'une remarquable facilité; l'inspiration n'en est pas profonde, mais le développement est clair et abondant, rien n'y trahit l'embarras ni l'effort. Il aurait réussi sans peine dans le genre du style obscur; mais il paraît avoir eu plus de goût pour la clarté; aussi est-il encore aujourd'hui d'une lecture facile et le lecteur connaît rarement avec lui l'amer plaisir de trouver sous une forme recherchée et obscure une pensée banale. La seconde observation que fait le biographe, «il fut l'homme le plus fou du monde» est justifiée par l'histoire de sa vie. On ne prête qu'aux riches, sans doute, et la plupart des anecdotes qui ont trait à sa vie ne sont que des légendes; mais Peire Vidal fut, à ce point de vue, prodigieusement riche.
Et d'abord il semble que, par une première folie, il se soit fait une ennemie de la comtesse Barral de Baux, femme du seigneur de Marseille. On se souvient peut-être qu'il fut un peu trop entreprenant avec elle et que la comtesse, malgré son mari qui prenait très bien la chose et qui riait des folies du troubadour, exigea son départ. Peire Vidal se réfugia en Italie, à Gênes; c'est là qu'il composa la jolie chanson suivante.
J'aspire avec mon haleine la brise que je sens venir de Provence; tout ce qui vient de là-bas me plaît, et quand j'entends qu'on en dit du bien, j'écoute en souriant. Pour un mot j'en demande cent, tant me plaît tout ce que j'en entends dire.
Car, des bords du Rhône jusqu'à Vence, entre la mer et la Durance, je ne sais si doux séjour ni où brille de joie plus parfaite; c'est dans cette noble contrée que j'ai laissé mon cœur joyeux, auprès de celle qui donne la gaîté aux malheureux.
Qui a souvenance d'elle ne connaît point l'ennui; car elle est la source de la joie; quelque éloge qu'on en fasse, quelque bien qu'on en dise, il n'y a point d'exagération; elle est, sans conteste, la plus belle et la plus aimable qui se voie au monde.
Je lui dois la gloire que me valent mes beaux vers et mes belles actions; car c'est d'elle que je tiens le talent et la connaissance; c'est elle qui m'a rendu gai et qui m'a fait poète; tout ce que je fais de bien me vient d'elle [12]...
Son séjour à Gênes fut l'occasion de nombreuses chansons. Mais Barral de Baux, qui l'aimait beaucoup, le regrettait; il fit si bien que sa femme pardonna Peire Vidal; il revint à Marseille où il fut fort bien accueilli. Et il paya son pardon en poète, par une chanson.
Puisque je suis revenu en Provence et que ma dame m'a pardonné, je dois faire une bonne chanson, au moins par reconnaissance...
Comme je n'ai jamais commis de faute, j'ai bon espoir que mon malheur se change en bien... et tous les autres amants pourront se réconforter en apprenant mon bonheur; car avec un labeur surhumain je tire un feu clair de la froide neige et de l'eau douce de la mer.
Je m'abandonne tout entier en son pouvoir et elle ne me refusera pas; car elle peut me vendre ou me donner à son gré.
Ceux qui blâment une longue attente ont grand tort; car les Bretons ont maintenant leur Arthur en qui ils avaient mis leur espoir; et moi, pour avoir longuement espéré, j'ai conquis une bien grande douceur, un baiser que la force d'amour me fit prendre à une dame, mais maintenant elle doit me le donner.
Sans avoir péché j'ai fait pénitence, j'ai demandé pardon sans avoir fait de tort... de la colère je fais sortir la bienveillance et des pleurs une joie parfaite; je suis hardi par peur, je sais gagner en perdant et vaincre tout en étant vaincu [13]...
Sa folie se manifestait de diverses manières. Quand son seigneur, le comte Raimon V de Toulouse, qui avait été si sympathique à la poésie, mourut, Peire Vidal n'exprima pas sa tristesse comme le commun des troubadours. Ceux-ci se contentaient d'ordinaire de composer en l'honneur de leurs protecteurs une plainte funèbre plus ou moins bien sentie. Peire Vidal, si nous en croyons la biographie, aurait fait couper la queue et les oreilles à tous ses chevaux; il fit raser la tête à ses domestiques et leur ordonna de laisser pousser la barbe et les ongles. Tout ceci est-il bien authentique? et Peire Vidal avait-il un tel train de maison qu'il pût se permettre ces folies? On ne saurait l'affirmer; mais il semble qu'il en fût bien capable.
Il aurait gardé longtemps ce deuil, jusqu'au jour où le roi d'Aragon, Alphonse II, vint en Provence. Il était accompagné de barons de haut parage, tous joyeux compagnons et amoureux de poésie; Peire Vidal n'aurait pas su résister à leur amicale insistance et pour leur plaire il aurait écrit la chanson suivante.
J'avais quitté la poésie, de tristesse et de douleur; mais puisque je vois que cela plaît au roi, je ferai une chanson nouvelle, que (mes amis) porteront en Aragon...
Je me suis donné à une telle dame que je vis de gloire et d'amour; car en elle la beauté s'épure, comme l'or sur les charbons ardents. Comme elle agrée mes prières, il me semble que le monde est à moi et que le roi tient de moi ses fiefs.
Je suis couronné de joie parfaite plus que tout empereur, car je me suis énamouré d'une noble dame; et je suis plus riche pour un ruban que dame Raimbaude m'a donné que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers.
Je n'éprouve aucun déshonneur de m'entendre appeler loup, de m'entendre insulter par les bergers ni de me voir chassé par leurs chiens; j'aime mieux les buissons et les bois qu'un palais ou une maison; (pour elle) je vis avec joie dans la neige, dans la glace et le vent [14].
On a reconnu ici l'allusion à la fantastique anecdote rapportée dans sa biographie, et d'après laquelle, pour pouvoir approcher une dame appelée Louve, il se serait habillé en loup, aurait été poursuivi par des chiens et porté en piteux état au château de la Louve. Cette anecdote comme on voit n'est pas sortie tout entière de l'imagination du biographe; Peire Vidal a contribué de son mieux à faire naître la légende.
Mais il eut bientôt l'occasion de satisfaire des goûts un peu différents de ceux qui animent d'ordinaire le cœur des poètes. Ce troubadour se sentait l'âme d'un héros; et pour que nul ne l'ignorât, il ne manquait aucune occasion de s'en vanter. On croirait entendre souvent Bertran de Born, le grand baron poète, farouche et violent dans ses poésies guerrières.
Si j'avais un bon destrier, dit comme lui Peire Vidal, mes ennemis seraient bientôt à ma merci; car ils me craignent plus qu'une caille ne fait un épervier; ils ne donnent plus un denier de leur vie, tant ils me savent fier, courageux et vaillant...
J'ai fait les prouesses de Gauvain et de bien d'autres; et quand je suis sur un cheval armé, je brise tout ce que je rencontre; j'ai fait tout seul cent chevaliers prisonniers et à cent autres j'ai enlevé le harnais—j'ai fait pleurer cent femmes, j'en ai fait rire et amuser cent autres.
Quand j'ai revêtu ma double cuirasse, quand j'ai ceint l'épée, la terre tremble partout où je passe; il n'y a pas d'ennemi si orgueilleux qui ne me laisse aussitôt sentiers et chemins; tellement ils me craignent quand ils entendent mes pas.
En vaillance j'égale Roland et Olivier, et pour les femmes Bernard de Montdidier; ma vaillance me donne la gloire; souvent viennent vers moi des messagers avec un anneau d'or, avec des rubans blancs ou noirs, et avec de tels messages dont tout mon cœur se réjouit [15].
A cette époque les âmes héroïques ne restaient pas longtemps sans emploi. Et Peire Vidal s'embarqua avec Richard Cœur de Lion pour la Terre Sainte. Mais, en route, un séjour qu'il fit à Chypre lui fut fatal. Il s'y maria avec une Grecque; son goût pour les armes et pour les beaux coups d'épée paraît s'être éteint, mais la folie des grandeurs reparut. On lui fit croire que sa femme était de sang impérial. Il prit le titre d'empereur, exigea que sa femme fût appelée impératrice, eut des armoiries et fit suivre un trône dans ses déplacements. Il aurait même eu l'intention d'armer une flotte pour aller conquérir l'empire. Combien de temps dura cette folie? Dans quelle mesure sa femme la partageait-elle? Et quelle part de vérité renferme encore cette anecdote? C'est ce que nous ignorons; on sait seulement que Peire Vidal passa une partie de sa vie, pendant la dernière période, en Lombardie et en Hongrie [16].
Ce serait une erreur de croire qu'il n'eut que des folies à son actif. Ce troubadour à l'humeur vagabonde et à la fantaisie déréglée était capable, à l'occasion, de poésie sincère et éloquente. Dans ses poésies politiques en particulier il montre un sens des réalités et des nécessités qui fait un singulier contraste avec ses chansons amoureuses. Ce fut en somme une nature de poète bien doué.
L'imagination et la fantaisie paraissent primer chez lui tous les autres dons; mais ce sont là dons de poète et si même notre troubadour a fait passer un peu de cette fantaisie dans la réalité de la vie, c'est un charme de plus, du moins pour ceux qui ont à l'étudier.
Il ne semble pas que Peire Vidal ait passé la dernière partie de sa vie dans sa ville natale, Toulouse. On suppose qu'il vécut jusqu'aux environs de 1215; à cette époque les chansons joyeuses commençaient à ne plus être de mode dans le Midi de la France; depuis plusieurs années la croisade contre les Albigeois y accumulait les ruines et les deuils. On va voir par l'étude du troubadour Folquet de Marseille la transformation qui se produisit dans le Midi.
Le troubadour Folquet de Marseille était d'origine italienne; il était fils d'un marchand de Gênes et il paraît avoir exercé pendant quelque temps le métier paternel [17]. Puis la vocation poétique l'emporta; il abandonna le commerce où son père s'était enrichi et s'adonna à la poésie. Dante l'a placé au Paradis et lui prête la déclaration suivante: «Je suis né dans cette vallée qui sépare la terre de Gênes et celle de la Toscane; presque sur la même ligne où se lève et se couche le soleil (c'est-à-dire sur le même méridien) se trouve Buggia (Bougie en Afrique) et la ville où je vécus, qui jadis réchauffa de son sang les eaux de son port» [18]...
Pétrarque cite à son tour notre poète dans ses Triomphes d'Amour: «Folquet, dit-il, a enlevé son nom à Gênes pour le donner à Marseille; et à la fin il changea pour une meilleure patrie son habit et son état.»
Le milieu où vivait Folquet était loin d'être défavorable à la poésie. Gênes a fourni—un peu plus tard il est vrai—toute une pléiade de troubadours, et Marseille était le siège de la seigneurie de Barral de Baux, un des grands seigneurs qui protégèrent avec le plus de sympathie la poésie provençale. C'est à la femme du vicomte de Marseille, Azalaïs, que ce fou de Peire Vidal dédiait ses chansons; c'est elle aussi que chanta Folquet.
Il la désignait sous le nom d'Aimant, pseudonyme dont se servirent aussi quelques autres troubadours. Mais il ne semble pas que la force d'attraction de cet aimant fût très forte; bien plus, Folquet de Marseille semble avoir été plus souvent repoussé qu'attiré. Ses chansons sont pleines de plaintes sur son amour malheureux. Il accuse amour d'inconséquence: «Il lui plut, dit-il, de descendre en moi sans amener comme compagne la pitié qui pourrait adoucir ma douleur.» L'amour qui n'est pas accompagné de la pitié, continue Folquet, est un «désamour». Folquet développe ce thème avec subtilité, mais aussi avec préciosité. «Cela ne peut durer ainsi, dit-il, dans une apostrophe à l'amour, il faut qu'amour et pitié aillent ensemble.» Mais sa dame est moins cruelle qu'Amour; son visage est blanc et coloré, comme la neige et le feu; le mélange des couleurs est pour notre troubadour l'indice des sentiments du cœur: pitié et amour s'unissent en elle.
Ailleurs il s'en prend à ses yeux: «Ils ont bien mérité de pleurer, dit-il; ils ont causé leur mort et la mienne; pourquoi se sont-ils trompés dans leur choix?»
Ce n'est pas par cette préciosité un peu puérile qu'il faudrait juger uniquement Folquet de Marseille. Il sait s'exprimer avec plus de simplicité et aussi avec plus de sincérité et de profondeur, par exemple dans le début de la chanson suivante.
Si j'avais le cœur à chanter, ce serait bien le moment de faire des chansons pour maintenir la joie; mais quand je considère ma part de bonheur et de malheur, je suis bien affligé de mon lot; on me dit riche et heureux, mais ceux qui le disent ignorent la vérité; il n'y a de bonheur que quand tous nos vœux sont accomplis; un pauvre joyeux est plus riche qu'un grand riche sans joie...
Si je fus gai et amoureux, je n'ai plus de joie d'amour et je n'en espère aucune; nul autre bien ne peut plaire à mon cœur; les autres joies me semblent des tristesses; sur mon amour je vous dirai la vérité; je n'ose le quitter et je n'ose bouger; je n'ose m'élever et je n'ose rester en place; je suis comme un homme qui, arrivé au milieu d'un arbre, est monté si haut qu'il n'ose ni redescendre ni aller plus loin, tellement cela lui paraît dangereux...
La chanson se termine par un intéressant aveu:
Je pensais mentir (entendez: plaisanter) mais malgré moi je dis la vérité... je pensais faire croire ce qui n'est pas, mais malgré moi ma chanson devient vraie [19].
Sans doute il ne faut pas attribuer trop d'importance à cette déclaration; mais plus d'un troubadour pouvait la faire. Les plaintes de Folquet de Marseille ne sont peut-être qu'un jeu poétique où l'esprit seul a sa part; cependant il ne serait pas étonnant en cette matière que le cœur ait été souvent la dupe de l'esprit.
Folquet dut quitter Marseille pour une imprudence. Le vicomte Barral de Baux avait deux sœurs à sa cour, Laure de Saint-Jorlan et Mabille de Pontevès. La vicomtesse, jalouse de sa belle-sœur Laure, aurait exigé le départ du troubadour.
Folquet en quittant Marseille vint auprès du seigneur de Montpellier et il adressa ses hommages poétiques à l'impératrice. Montpellier avait en effet alors une impératrice [20]. C'était la fille de l'empereur de Constantinople, Manuel Comnène, à qui il était arrivé une étrange aventure, bien digne des mœurs du temps. Elle avait été demandée en mariage par le roi Alphonse II d'Aragon et elle lui avait été accordée. Elle se mit en route pour Barcelone, mais quand elle arriva, il était trop tard; le roi d'Aragon impatient s'était marié avec la fille du roi de Castille. La pauvre princesse retourna à Montpellier, où elle avait sans doute débarqué; le seigneur de cette ville vint au secours de la fiancée errante en l'épousant. Elle garda son titre d'impératrice et c'est sous ce titre que les troubadours la chantèrent. Folquet resta sans doute peu de temps à Montpellier et revint bientôt à Marseille. A la mort du vicomte Barral de Baux, en 1192, il écrivit une touchante plainte funèbre en son honneur.
Semblable au malade qui est si déprimé par le mal qu'il ne sent plus sa douleur, je ne sens pas ma tristesse... et nul homme ne peut savoir le deuil que me cause la mort de mon bon seigneur Barral...
Vous étiez élevé, mais vous êtes tombé comme une fleur qui se fane d'autant plus vite qu'on la voit plus belle; Dieu nous montre que c'est lui seul que nous devons aimer et qu'il faut mépriser le misérable monde où nous passons comme des voyageurs...
Seigneur, c'est grande merveille que je puisse chanter de vous, quand je devrais tant pleurer; mais je pleure abondamment en pensant que les gentils troubadours diront de vous plus de louanges que je n'en saurais dire [21].
La tristesse qui s'empara de Folquet à la mort de son ami fut sincère; et elle ne contribua pas peu à l'éloigner du monde et de la poésie. «Quand il eut perdu, dit sa biographie, ses amis, il en eut tant de tristesse qu'il se rendit à l'ordre de Citeaux avec sa femme et les deux enfants qu'il avait. Il devint abbé d'une riche abbaye de Provence, puis fut évêque de Toulouse et mourut dans cette ville.»
Il fut mêlé, comme évêque de Toulouse, aux événements les plus tristes de la croisade albigeoise et il se comporta, en cette aventure, comme on ne l'aurait guère attendu de ce gracieux troubadour.
Et d'abord, par esprit de mortification, il brûla ce qu'il avait adoré; il rougissait de ses poésies profanes: ceci était dans l'ordre. Ce qui l'était peut-être moins, ce fut la part qu'il eut aux mesures les plus draconiennes prises contre les Albigeois. Il se signala par une telle vigueur dans la répression de l'hérésie qu'il fut plus tard sanctifié par l'Église. L'auteur anonyme de la Chanson de la Croisade le juge d'une façon plus profane, mais sans doute aussi plus humaine et plus juste. Dans un passage célèbre de cette épopée, le comte de Toulouse se défend devant le pape des accusations portées contre lui. Voici ce qu'il dit de l'évêque Folquet auquel il répondait.
Quand il fut nommé moine et abbé, le feu s'éteignit dans l'abbaye et ne se ralluma pas avant son départ; quand il fut élu évêque de Toulouse, il se répandit sur notre terre un tel feu qu'aucune eau ne pourra jamais l'éteindre; car il fit perdre la vie à plus de cinq cent mille personnes, grands et petits; par la foi que je vous dois, en faits et en paroles, il ressemble plutôt à l'Antechrist qu'à un messager de Rome. [22]
Nous n'avons pas à rechercher ici quelle est la qualification qui lui convient le mieux. Mais la scène qui vient d'être citée nous rappelle qu'il y a quelque chose de changé dans le Midi de la France. Des événements importants s'y sont produits au début du XIIIe siècle. La croisade contre les Albigeois, avec ses conséquences politiques et religieuses, y a transformé bien des choses. Pour la poésie, c'est la décadence qui commence et qui arrive à grands pas.
Débuts de la décadence.—Les causes.—La croisade contre les Albigeois.—Raimon de Miraval.—La Chanson de la Croisade.—Bernard Sicard de Marvejols.—Peire Cardenal.—Ses attaques contre les femmes et l'amour.—La satire morale et sociale.—Satires contre les croisés et contre le clergé.—L'anticléricalisme de Peire Cardenal.—Satire contre la papauté: Guillem Figueira.—Défense de la papauté: Dame Gormonde, de Montpellier.
Diez place aux environs de 1250 le début de la dernière période de la poésie provençale, de la période de décadence. Cette date est trop tardive; la décadence a commencé plus tôt et les germes en sont de plus en plus visibles pendant la première moitié du XIIIe siècle.
La période la plus brillante pour la noblesse méridionale paraît avoir été le XIIe siècle: c'est aussi—du moins dans sa deuxième partie—la période de splendeur de la poésie des troubadours. Mais dès la fin du XIIe siècle plusieurs d'entre eux se plaignent—déjà!—de la transformation qui s'opère dans les mœurs. Le siècle est devenu grossier, les grands seigneurs, si larges et si généreux d'ordinaire, deviennent durs et avares; ils ne sont plus si accueillants au talent, à la poésie, point si disposés aux fêtes et amusements; leurs passe-temps sont la guerre et le pillage: telles sont les plaintes que fait entendre, un des premiers, Giraut de Bornelh. Supposerons-nous qu'il y a quelque exagération dans ces plaintes, qu'elles lui sont inspirées par les désordres dont il fut le témoin et même la victime? Non, il semble plutôt qu'elles soient fondées et qu'elles ne soient qu'un écho de la réalité. Les successeurs immédiats de Giraut de Bornelh les expriment à leur tour, elles se multiplient bientôt au point de devenir un thème conventionnel.
Un changement s'était produit en effet d'assez bonne heure dans la haute société méridionale. La noblesse y avait atteint un degré de culture que celle du Nord ne connaissait pas; l'histoire des troubadours en témoigne à tout instant. Mais la vie brillante et facile n'a qu'un temps, même dans les sociétés, et bientôt la décadence se faisait sentir: cette société s'en allait gaîment à sa ruine.
Elle s'appauvrit assez vite par ses goûts de luxe et ses prodigalités. On a vu plus haut quelles folies, suivant un chroniqueur, marquèrent la réunion des seigneurs méridionaux à Beaucaire. L'or y aurait été semé—et non pas au figuré—à pleines mains. Admettons la fausseté du récit, si l'on veut, au point de vue historique; mais on connaît par des documents de tout genre les goûts et les mœurs du temps, les uns et les autres rendent possibles des folies de ce genre.
Une autre cause contribua à l'appauvrissement de la noblesse: ce fut l'érection des consulats dans les grandes communes du Midi. Les premiers—importés sans doute d'Italie—datent de la fin du XIIe siècle. Leur institution marque l'avènement de la bourgeoisie à la vie politique; les bourgeois et les marchands, gens actifs et hardis au travail, s'enrichissent et se taillent une assez belle part d'influence dans la société. La situation sociale de la noblesse en est diminuée d'autant; sa puissance et son influence baissent rapidement dans les villes, surtout dans les villes marchandes comme Marseille, Arles, Avignon, Montpellier, Narbonne, Toulouse, où le XIIIe siècle voit le triomphe de la bourgeoisie.
Mais à ces causes d'appauvrissement de la noblesse vint s'en joindre, dès les premières années du XIIIe siècle, une autre bien plus grave. Au mois de juin 1209 une armée de croisés était concentrée à Lyon, non pas pour partir en Terre Sainte, mais pour marcher contre le Midi de la France. Il est à peine besoin de rappeler les faits qui avaient précédé ces événements. Le Midi avait vu naître depuis la fin du XIIe siècle des sectes hérétiques. Le berceau de l'hérésie était dans le pays Albigeois, mais elle s'était répandue dans tout le Languedoc, de Toulouse à Beaucaire. L'hérésie nouvelle n'était qu'une transformation de la grande hérésie manichéenne qui professait que le monde est livré à deux puissances, celle du bien et celle du mal: c'était le fond du dualisme manichéen, c'était la croyance des cathares albigeois. Une autre hérésie, celle des Vaudois, était née à Lyon—mais elle avait recruté de nombreux adeptes dans le Languedoc: Vaudois et Albigeois étaient confondus par l'Église dans une réprobation commune. On sait comment elle s'y prit pour extirper l'hérésie jusqu'en ses racines [1].
Les seigneurs du Midi étaient coupables non pas d'hérésie, mais de faiblesse et d'indulgence pour les hérétiques; ils étaient d'une tolérance rare pour le temps; le pape Innocent III appela contre eux les barons du Nord; ils accoururent en foule à cette nouvelle croisade, moins dangereuse en somme que les expéditions d'outre-mer et qui promettait des bénéfices plus immédiats.
L'armée des croisés marqua son passage par le siège et le pillage de Béziers et de Carcassonne. A Béziers sept mille personnes périrent dans la seule église de la Madeleine [2]. Toulouse fut d'abord épargnée, parce que Raimon VI et la bourgeoisie se soumirent en quelque manière aux croisés; mais les exigences de ces derniers devenant trop fortes, bourgeois et comte prirent les armes.
La guerre fut menée avec vigueur et unité du côté des croisés, avec mollesse, et avec peu d'entente du côté des seigneurs méridionaux. Simon de Montfort, comte de Leicester, ravagea le Languedoc sans trêve ni cesse; les principales forteresses tombèrent en son pouvoir et s'il éprouva quelques légers échecs, ils furent vite réparés. Les excès furent innombrables. L'historien officiel de la croisade, le moine de Vaux-Cernay, s'exprime en ces termes: «C'est avec une allégresse extrême que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques»; l'historien moderne auquel nous empruntons cette citation, M. Luchaire, dit à son tour: «Chaque pas en avant de l'armée d'invasion est marqué par une boucherie [3].» Les principaux événements de cette triste période furent le siège de Béziers et de Carcassonne (juillet 1209), l'excommunication de Raimon VI, comte de Toulouse (1211), la bataille de Muret où Raimon fut vaincu et où le roi Pierre d'Aragon, qui était venu à son secours, fut tué (1213), le concile de Latran (1215), le siège de Toulouse et la mort de Simon de Montfort (1218). Ajoutons-y l'établissement de l'Inquisition et la fondation de l'ordre des Frères-Prêcheurs par saint Dominique.
On devine sans peine ce que devenait la poésie courtoise au milieu du tumulte des armes. La plupart des protecteurs des troubadours, Raimon VI, comte de Toulouse, les comtes de Foix, de Comminges, de Béarn étaient en pleine lutte; les seigneurs de moindre importance y étaient entraînés de gré ou de force; les envahisseurs, suivant l'exemple de leur chef Simon de Montfort, étaient encore plus sensibles aux biens temporels qu'aux indulgences qu'ils gagnaient à la croisade. Il n'y avait plus de place dans cette société nouvelle pour la poésie, ou du moins pour la poésie courtoise. Un troubadour toulousain, Aimeric de Péguillan, exilé dans la Haute-Italie, exprime ainsi le contraste entre l'ancien temps et le nouveau: «Voici ce que je voyais avant mon exil: si par amour on vous donnait un ruban, aussitôt naissaient joyeuses réunions et invitations; il me semble qu'un mois dure deux fois plus que ne durait un an, au temps où la galanterie régnait; quel chagrin de voir la différence entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui [4]!»
Cependant un autre troubadour d'origine languedocienne, Raimon de Miraval, petit chevalier de la région de l'Albigeois, ne paraît pas s'être aperçu qu'un changement profond s'opérait autour de lui. La plupart de ses chansons amoureuses semblent avoir été écrites pendant la période la plus tragique de la croisade contre les Albigeois. Marié avec une poétesse, Raimon de Miraval, qui avait des relations avec les principaux seigneurs du pays, de Narbonne à Toulouse, aurait mené une vie fort insouciante et fort joyeuse et la société pour laquelle il écrivait n'aurait pas vécu différemment. Bien plus, ce troubadour au calme olympien aurait écrit ses chansons les plus gaies en pleine vieillesse: double motif d'étonnement et belle occasion de dépeindre l'insouciance et la frivolité de cette société méridionale qui ne songeait qu'à s'amuser et à «s'esbaudir» au moment où la guerre faisait rage autour d'elle.
Ne la calomnions pas trop; elle a fort à se faire pardonner sans doute. Si elle a eu l'intention de défendre son indépendance, elle n'a pas eu la volonté nécessaire; les efforts désordonnés, le manque d'union devant le danger, l'absence d'un chef capable et énergique ont rendu ses sacrifices inutiles; mais elle a su faire des sacrifices; et si, au siège de Toulouse, les femmes et les enfants portaient en chantant des pierres pour réparer les brèches, cela prouve qu'on y faisait gaîment son devoir.
Raimon de Miraval n'est pas une exception. Et d'abord il semble bien que l'on confonde sous le même nom deux personnes de la même famille, le fils et le père; et ce fils lui-même, qui n'aurait pas été un vieillard au moment où il composait ses poésies amoureuses, serait mort avant la croisade contre les Albigeois. Il resterait donc simplement qu'à la veille de la catastrophe la société méridionale, et principalement languedocienne, n'aurait rien perçu des signes avant-coureurs de l'orage et n'aurait rien fait pour le conjurer. Cette observation est plus juste et correspond mieux à la réalité [5].
Quant aux troubadours, ils ont témoigné assez souvent et avec éloquence les sentiments d'indignation ou de pitié que faisaient naître les massacres inutiles qui avaient marqué l'expédition des croisés. Si ces études ne portaient pas surtout sur la poésie lyrique, il y aurait lieu d'analyser et de commenter ici la Chanson de la Croisade, poème épique de plus de neuf mille vers (9578), écrit par deux auteurs différents; le premier était un clerc originaire de la Navarre, le second est inconnu. On y relèverait, surtout dans la partie anonyme, la grandeur épique du récit, la gravité du ton dans les discours et le souffle héroïque qui l'anime d'un bout à l'autre.
La poésie lyrique a également gardé l'écho des rancunes et des haines que la croisade a fait naître. On doit à un obscur troubadour, Bernard Sicard de Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et surtout contre les pieux auxiliaires des croisés.
Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine; je vois le monde confondu, les lois et les serments violés. Tout le long du jour je m'irrite, la nuit je soupire veillant ou dormant; de quelque côté que je me tourne, j'entends la gent courtoise qui crie humblement aux Français: «Sire»; les Français accordent leur pitié pourvu qu'ils voient le butin. Ah! Toulouse et Provence, terre d'Argence, Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues et comme je vous vois!
Les chevaliers de l'Hôpital ou de tout ordre que ce soit me sont odieux; je trouve en eux l'orgueil joint à la simonie et à l'amour des grands biens; pour être admis dans leurs rangs, il faut de grandes richesses, de bons héritages; ils ont l'abondance et le bien-être; la fourberie et la ruse, c'est là leur religion.
O noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous! Si je le pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la droite route et vous nous l'enseignez; mais les bons guides auront de belles récompenses; vous êtes larges en aumônes, vous ne connaissez point la convoitise et vous menez une vie bien malheureuse... Mais que Dieu soit plutôt avec nous, car tout ce que je dis est mensonge [6].
C'est surtout chez un troubadour né à l'extrémité du Languedoc, chez Peire Cardenal, que ces sentiments se retrouvent, exprimés avec une éloquence âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour de cette période du début de la décadence. C'est un de ceux qui, par la noblesse et la sincérité des sentiments et surtout par ces «haines vigoureuses» que le spectacle du vice ou de l'injustice donne aux «âmes généreuses», mérite d'avoir une place à part, et par certains côtés, une place unique parmi les troubadours. Avec lui c'en est fait des chansons joyeuses ou légères; sa lyre est accordée sur un autre ton.
Il n'existe sur Peire Cardenal qu'une courte notice biographique du temps, écrite par un notaire de Nîmes, Michel de la Tour. Cardenal était du Puy-en-Velay; il était de bonne naissance, fils de chevalier; ceci est confirmé par des documents concernant la ville du Puy. Comme son compatriote Pierre d'Auvergne, il était destiné à l'état ecclésiastique. «Quand il était jeune, son père l'établit chanoine au chapitre du Puy; il y apprit ses lettres et sut bien réciter et bien chanter.» Et le biographe ajoute: «Quand il fut arrivé à l'âge d'homme, il s'éprit de la joie de ce monde, car il se sentait gai, beau et jeune»: trois qualités de tout premier ordre pour réussir dans la carrière de troubadour. «Il composa des chansons, mais peu; mais il écrivit maints sirventés beaux et bons... il y châtiait rudement les mauvais prêtres...» C'était un troubadour de haut étage, il se faisait accompagner d'un jongleur qui chantait ses compositions. «Il fut très honoré par le bon roi Jacme d'Aragon et autres barons.» Enfin le biographe certifie, foi de notaire, que Peire Cardenal atteignit presque l'âge de cent ans.
Plusieurs points sont dignes de remarque dans cette courte biographie; il y est dit en particulier que Peire Cardenal composa peu de chansons: elles sont rares en effet dans son œuvre et le peu qu'il en reste nous laisse voir que Peire Cardenal n'avait aucun goût pour la poésie amoureuse.
Peire Cardenal est en effet un «misogyne»; il continue dans la poésie provençale la tradition inaugurée par Marcabrun. Comme lui, il s'attaque à l'amour vénal et, avec son tempérament satirique, ne lui ménage pas ses traits, comme au début de la chanson suivante.
Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L'une a un amant parce qu'elle est de grande naissance, et l'autre parce que la pauvreté la tue; l'autre a un vieillard et dit qu'elle est jeune fille, l'autre est vieille et a pour amant un jeune homme; l'une se livre à l'amour parce qu'elle n'a pas de manteau d'étoffe brune, l'autre en a deux et s'y livre tout autant.
Celui-là a la guerre bien près qui l'a au milieu de sa terre; mais il l'a bien plus près encore quand elle est près de son coussin; quand la femme n'aime pas son mari, cette guerre est la pire de toutes. Si tel que je connais était au delà de Tolède, il n'y a sœur, femme, ni cousin qui ne s'écriât: «Que Dieu me le rende!»; mais quand il part, le plus triste est forcé de rire [7].
C'est là sans doute de la satire un peu facile; elle nous paraît telle du moins; mais elle est originale dans cette poésie idéaliste des troubadours. Il en est peu, très peu, au moins chez les plus grands, où l'on remarque un pareil sens de la vie. La plupart de leurs satires morales ne renferment que des généralités; elles portent peu de traces d'observation; c'est ce don d'observation que paraît avoir eu, plus que tout autre troubadour, Peire Cardenal. Aussi sa sincérité ne pouvait-elle s'accommoder des formules ordinaires, déjà vides de sens, de la poésie amoureuse. Il en a fait une piquante critique dans une de ses chansons. Il les a reprises à peu près toutes en une assez longue énumération; aucune partie importante du vocabulaire amoureux, aucune formule consacrée n'y est oubliée; et le tout forme la satire la plus juste qu'aucun troubadour ait jamais faite de la phraséologie amoureuse des troubadours.
Maintenant je puis me louer d'amour, car il ne m'enlève ni le manger, ni le dormir, je ne sens ni la froidure, ni la chaleur; il ne me fait pas soupirer, ni errer la nuit à l'aventure; je ne me déclare pas conquis ni vaincu; il ne me rend pas triste et affligé; je ne suis trahi ni trompé, je suis parti avec mes dés.
J'ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas et je ne fais pas trahir—je ne crains ni traîtresse ni traître, ni féroce jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.
Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l'adore, je ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne lui suis point soumis, elle n'a pas mon cœur en gage, je ne suis pas son prisonnier. Mais je dis que je me suis échappé (de ses liens).
A dire vrai, on doit mieux aimer le vainqueur que le vaincu; car le vainqueur remporte le prix, tandis qu'on va ensevelir le vaincu; et qui purifie son cœur des mauvais désirs, cette victoire l'honore plus que la conquête de cent cités [8].
Voici, sous une forme différente, une autre attaque contre l'amour.
Je tiens pour fou l'homme qui fait alliance avec Amour; car plus on s'y fie, plus on est malheureux. On pense se chauffer, on se brûle; les biens d'amour viennent tard, les maux tous les jours. Les fous, les traîtres, les trompeurs, ceux-là, oui, sont bien en sa compagnie; aussi n'y vais-je pas...
Pour moi je traiterai ma mie comme elle me traitera; si elle me trompe, elle me trouvera infidèle; et si elle va son droit chemin, je marcherai droit.
Jamais je n'ai tant gagné comme quand je perdis ma mie; car en la perdant je me gagnai moi-même que j'avais perdu. On gagne peu quand on se perd soi-même; mais quand on perd ce qui vous cause du dommage, c'est bien un gain, n'est-ce pas?... Ah! la douceur pleine de venin! comme l'amour aveugle et dévoie l'homme qui place mal son amour et qui néglige ce qu'il devrait aimer [9]!
De cette chanson on pourrait rapprocher une autre où il nous livre peut-être le secret de ses sentiments hostiles à l'amour. «Si j'étais aimé ou si j'aimais, je chanterais quelquefois; mais comme ce n'est pas le cas, je ne sais sur quel sujet chanter. Cependant je voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais chanter mon amie, si j'en avais une. Je serais l'amant le plus parfait qui soit jamais né. J'ai aimé une fois et je sais comment vont les choses d'amour et comment j'aimerais encore [10].» C'est la même évocation rapide et un peu mélancolique du passé qui fait à dire La Fontaine dans un mouvement semblable: «J'ai quelquefois aimé.»
Mais n'accordons pas aux chansons de Peire Cardenal plus d'attention qu'elles ne méritent; c'est dans la satire morale et politique qu'il est vraiment supérieur. La satire n'était pas inconnue dans la poésie des troubadours et Giraut de Bornelh avait un des premiers cultivé ce genre. Mais elle prend chez Peire Cardenal plus de variété et plus d'ampleur.
Il juge avec une grande élévation de pensée, mais avec une sévérité extrême, la société de son temps; il n'est point de vice, si grave soit-il, qu'il n'y reconnaisse. L'amour des richesses, la soif des jouissances, le triomphe de l'injustice, de la convoitise, de la fausseté, du mensonge, le relâchement des mœurs, sont ses thèmes favoris. Il les développe avec vigueur, souvent avec passion. Les grands seigneurs méridionaux qui se volaient et se pillaient mutuellement avec entrain au temps de Bertran de Born et de Giraut de Bornelh avaient par certains côtés des âmes de voleurs de grand chemin, de «routiers»; mais ceux qui arrivèrent d'un peu partout, à la suite de Simon de Montfort, et qui prirent part à la curée finale valaient encore moins. On pense bien qu'ils n'ont pas échappé aux satires vengeresses de Peire Cardenal. La suivante donnera une idée du ton de ces satires.
On plaint son fils, son père ou son ami, quand la mort vous l'a enlevé; mais moi je regrette les vivants qui restent en ce monde... quand ils sont menteurs, misérables, voleurs, larrons, parjures, traîtres que le diable mène et qu'il enseigne comme on ferait un enfant...
Je regrette qu'un homme soit voleur, mais je regrette bien plus qu'il jouisse trop longtemps de ses vols et qu'on ne l'ait pas pendu... je ne regrette pas que ces gens-là meurent, mais je regrette qu'ils vivent et qu'ils aient des héritiers pires qu'eux...
Je plains le monde, où il y a tant de fripons; les hommes y sont dans une telle erreur et perversité qu'ils regardent les vices comme des vertus et les maux comme des biens; les preux sont blâmés, les lâches estimés, les mauvais deviennent bons, les torts sont des bienfaits et la honte est un honneur...
Il semble que mon chant ne vaut rien, car je l'ai ourdi et tissu de satires; mais d'un méchant arbre on ne cueille pas facilement de bons fruits—et je ne sais pas faire un beau discours sur de mauvaises actions [11].
Jusqu'à quel point cette satire et tant d'autres du même genre correspondent-elles à la réalité? Il est difficile de le dire. L'exagération, la violence, et un fonds inguérissable de pessimisme caractérisent les satiriques dans toutes les littératures. Mais d'autre part on sait comment les périodes de troubles et de violences déchaînent vite la bête humaine et Peire Cardenal, comme Agrippa d'Aubigné, par exemple, auquel il ressemble par certains côtés, a vécu dans un temps et dans un milieu où les mauvais instincts ont eu de belles occasions de se donner libre carrière.
Ce qui le choque le plus, dans cette société, c'est l'orgueil et la méchanceté des parvenus; c'est encore là un de ses thèmes favoris; le voici simplement indiqué, mais sous une forme imagée. «Quand un homme puissant est en chemin, il a comme compagnon—devant, à côté, derrière lui—le Crime; la Convoitise est du cortège, le Tort porte la bannière et l'Orgueil le guidon [12].»
La sympathie du satirique est acquise aux victimes de ces grands criminels, aux pauvres gens qui ont si souvent pâti, au moyen âge, des crimes des grands. Il les console, comme le ferait un prédicateur: «Comme l'argent s'affine dans le feu ardent, ainsi s'affine et s'améliore le bon pauvre qui garde sa patience au milieu des durs travaux; quant au mauvais riche, plus il cherche son bien-être, plus il gagne de douleur, de peine et de chagrin [13].»
Notre troubadour a exposé une fois sous une forme originale sa conception du monde; voici le récit qu'il a imaginé.
Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie de telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent fous: tous, à l'exception d'un seul... il se trouvait dans sa maison et dormait quand la pluie tombait. Quand la pluie eut cessé, il se leva et vint parmi le public; il vit faire toutes sortes de folies: l'un lançait des pierres, l'autre des bâtons, l'autre déchirait son manteau; celui-ci frappe son voisin, celui-là pense être roi, l'autre saute à travers les bancs... Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce spectacle, mais les autres manifestaient encore plus d'étonnement; ils pensent qu'il a perdu son bon sens, car ils ne lui voient pas faire ce qu'ils font; il leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés et que c'est lui le fou [14].
Bref ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s'enfuit à demi mort. C'est l'image du monde, dit Peire Cardenal; les hommes sont les fous, mais ils regardent comme fou celui qui ne leur ressemble pas, parce qu'il a le «sens de Dieu» et non celui du «monde». C'est en somme un véritable sermon que cette fable, mais sous une forme imagée et en quelque sorte populaire. Peire Cardenal a un tempérament de sermonnaire et de prêcheur; ce côté de son talent sera étudié ailleurs, dans le chapitre suivant consacré à la poésie religieuse.
Quittons la satire générale pour étudier un autre côté important de l'œuvre de Peire Cardenal: ce sont ses satires contre les croisés et contre le clergé. Les premières—contre les Français—sont les moins développées; Cardenal reproche aux croisés leur intempérance (reproche ordinaire adressé aux hommes du Nord) et leur cruauté. «Les Italiens (Apuliens), les Lombards et les Allemands sont fous, dit-il, s'ils veulent avoir les Français et les Picards pour maîtres et alliés; car leur plaisir consiste à tuer des innocents [15].» «Les Français buveurs ne vous font pas plus peur, dit-il ailleurs au comte de Toulouse, Raimon VI, que la perdrix à l'autour [16].»
Tels sont à peu près les seuls traits de satire contre les hommes du Nord; une allusion à Simon de Montfort est un éloge de sa vaillance.
C'est au clergé [17] qu'il réserve ses satires les plus hardies et les plus vigoureuses. Ce troubadour est un anticlérical enragé. Peire Cardenal est un croyant sincère, comme on le verra plus loin; mais il a contre le clergé séculier ou régulier de son temps une haine profonde. Il n'est pas de vice qu'il ne lui reconnaisse: la simonie, la débauche, la soif des richesses sont les plus communs. Quelques extraits de ses satires—et il en est de si violentes qu'on ne peut les citer—donneront une idée de cette haine et des motifs qui paraissent l'avoir provoquée chez Peire Cardenal.
Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont des criminels; quand je les vois habiller, il me souvient d'Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l'enclos des brebis; mais par peur des chiens il se vêtit d'une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu'il voulut.
Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent d'ordinaire le monde; maintenant ce sont les clercs qui ont le pouvoir, ils l'ont gagné en volant ou en trahissant, par l'hypocrisie, les sermons ou la force... je parle des faux prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis de Dieu [18].
Les rois, comtes, baillis ou sénéchaux, est-il dit dans une autre satire, s'emparent des villes et des châteaux; l'Église imite leur exemple.
Ses hauts prélats accroissent leurs dettes sans mesure; si vous tenez d'eux un beau fief, ils le convoiteront et ne vous le rendront pas facilement, à moins que vous ne leur donniez de l'argent et que vous ne fassiez avec eux une convention plus dure.
Si Dieu veut que les moines noirs (bénédictins) se sauvent par la bonne chère, les moines blancs par leur refus de payer, les chevaliers du Temple et de l'Hôpital par leur orgueil, et les chanoines par leurs prêts à usure, je tiens pour fous saint Pierre et saint Andrien qui souffrirent pour Dieu grand tourment, si ces gens-là parviennent à leur salut [19].
Voici d'autres traits satiriques du même genre: «Un seigneur avide n'aime pas voir son pareil; les clercs ont la même convoitise; ils ne voudraient voir dans le monde aucune autre classe d'hommes qui détienne le pouvoir; ils ont fait des lois pour obtenir des terres, pour les accroître, non pour les diminuer, car un peu de puissance ne gêne pas.
«Je vois les clercs essayer de toutes leurs forces de mettre le monde en leur puissance... et ils y arrivent en prenant ou en donnant, par hypocrisie ou pardon, par le boire ou le manger, avec l'aide de Dieu ou avec l'aide du diable [20].»
Moines blancs ou moines noirs, prêtres de toute robe et de tout ordre sont compris dans ces satires. Mais parmi les ordres nouveaux un paraît exciter plus que tout autre la verve satirique de Peire Cardenal, ce sont les Jacobins; si le portrait qu'il en trace est exact—et d'autres documents nous renseignent sur l'état des ordres religieux fondés après la croisade—on peut voir quels étranges serviteurs soutenaient au milieu des populations méridionales la cause de la religion pour laquelle ces populations avaient été frappées.
Avec une voix angélique, d'une langue déliée, avec des mots subtils, avec de purs sanglots, ils montrent la voie du Christ que chacun devrait suivre, comme il la suivit pour nous... La religion fut d'abord honorée par des hommes ennemis du bruit; mais les Jacobins ne se taisent pas après leur repas; ils discutent sur les vins pour savoir quels sont les meilleurs; querelles et procès sont leur vie ordinaire et ils traitent de Vaudois qui les en détourne; ils cherchent à connaître les secrets pour mieux se faire craindre...
Leur pauvreté n'est pas une pauvreté spirituelle; tout en gardant leurs biens ils prennent celui des autres; ils laissent pour de belles robes tissées en laine anglaise le cilice qui leur est trop rude; ils ne partagent pas leur manteau comme faisait saint Martin—ils convoitent les aumônes destinées aux pauvres [21].
Voici dans la même satire le portrait en pied du jacobin.
Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été, épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelles à la française, et quand il fait grand froid en bon cuir de Marseille bien cousu, ils vont prêchant et disent qu'au service de Dieu ils mettent leur cœur et leur avoir...
Cette vie inspire à notre troubadour une réflexion toute rabelaisienne: vivons gaîment, dit-il, plus de jeûne ni de pénitence, bons «coulis et bonne sauces bien grasses», des vins de choix, suivons le bon exemple: «si les bons vins, la bonne chère et la bonne vie mènent à Dieu, nous irons sûrement», aussi sûrement qu'eux.
Cette dernière réflexion ne doit pas nous cacher ce qu'il y a de grave et de hardi dans ces satires. On y trouve en raccourci les arguments les plus redoutables qu'on ait invoqués sinon contre l'Église et contre la religion, du moins contre ses serviteurs. La recherche de la puissance politique, la mainmise sur les cœurs, dans un ordre moins relevé l'amour des richesses en désaccord si parfait avec la pauvreté de l'Église primitive, ce sont là des attaques qui ne lui ont pas été ménagées dans la polémique moderne; elles datent de loin; parmi les ordres qui se forment pendant le XIIIe siècle celui des Frères Mineurs, rival de celui des Dominicains, a pour règle et pour principes le mépris des richesses et ce principe engendrera avec Bernard Délicieux des querelles et des hérésies.
Les attaques suivantes ne sont pas moins graves.
Les moines sont si cupides, si pleins d'orgueil et de mauvais désirs, qu'ils connaissent cent fois plus de ruses que voleurs et malfaiteurs; s'ils peuvent causer avec vous de vos secrets vous ne pourrez pas plus vous en défaire que s'ils étaient vos frères.
Voilà comment ils bâtissent leurs maisons et créent leurs beaux vergers; mais ce ne sont pas leurs sermons qui convertiront Turcs ou Persans, car ils ont trop peur de passer la mer et d'y mourir; ils aiment mieux bâtir ici que se battre là-bas (en Terre Sainte).
Pour de l'argent vous obtiendrez d'eux votre pardon, quelque mal que vous ayez fait; pour de l'argent ils sont tellement ingénieux qu'ils donnent la sépulture aux usuriers; mais ils ne visitent, ni n'accueillent ni n'ensevelissent le pauvre.
Ils ne font que quêter toute l'année; puis ils s'achètent de bons poissons, beau pain blanc, bons vins savoureux, bons vêtements chauds contre le froid; plût à Dieu que je fusse de tel ordre, si je pouvais être sauvé [22]!
Et voici enfin contre les ordres religieux un dernier trait plus violent que les autres.
Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse; aussitôt ils deviennent l'ami du riche et si la maladie l'accable, ils se font faire des donations... Mais savez-vous que devient la richesse mal acquise? il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien; c'est la Mort qui les abat et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une demeure où les maux ne leur manqueront pas [23]...
Cependant l'homme qui a écrit ces violentes satires et bien d'autres que nous ne pouvons citer fut un croyant sincère. Cela ressort de l'ensemble de son œuvre et aussi d'un bel acte de foi qui forme la première partie d'une de ses satires, et dont voici la traduction.
Avec des mots nouveaux, avec art et sur un sujet divin, je ferai un poème magistralement composé: car je crois que Dieu naquit d'une mère sainte par qui le monde fut sauvé; il est Père, Fils et Sainte Trinité et il est un en trois personnes.
Je crois qu'il entr'ouvrit le ciel et qu'il en fit choir les anges quand il vit qu'ils étaient damnés. Je crois que saint Jean le tint entre ses bras et le baptisa dans l'eau du fleuve...
Je crois à Rome et à saint Pierre, à qui il fut ordonné d'être juge de pénitence, de sens et de folie [24].
Il n'est pas sans intérêt de comparer à cet acte de foi le «credo» que Dante exprime au chant XXIV du Paradis.
Je crois en un seul Dieu, seul et éternel, qui fait mouvoir le Ciel et qui n'est agité ni par l'amour ni par le désir... je crois en trois personnes éternelles et je crois qu'elles sont d'une seule et d'une triple essence... Pour cette croyance je n'ai pas les seules preuves physiques et métaphysiques, mais j'ai encore comme preuve la vérité qui s'est manifestée sur terre par Moïse, par les Prophètes, par les Psaumes et par l'Évangile...
Sans doute ce sont là des formules bien connues des catholiques, mais chez ces deux poètes, Peire Cardenal et Dante, elles prennent un éclat nouveau par la place qui leur est donnée. Dante, en plaçant sa déclaration presque à la fin de son grand poème, a voulu donner la preuve, la marque de son orthodoxie et il l'a fait en vers magnifiques. Peire Cardenal a eu aussi la même intention. Un acte de foi de ce genre n'était pas chose inutile en ce temps-là; mais celui-ci prend encore plus de valeur par le contraste qu'il forme avec la fin de la composition; le tempérament satirique du poète reparaît; voilà ce que je crois, dit Peire Cardenal, mais voilà ce que ne croient pas les mauvais prêtres, «larges en convoitises mais chiches de bonté; ils sont beaux de visage, mais leur âme criminelle fait horreur; Caïphe et Pilate obtiendront grâce plutôt qu'eux».
On a remarqué sans doute le passage où Peire Cardenal affirme sa croyance à Rome et à saint Pierre [25]. Il s'en prend en effet aux faux prêtres, aux ordres religieux nouvellement institués, mais ne s'attaque pas à la papauté, seule responsable cependant des malheurs et des misères dont il est le témoin. Est-ce par prudence ou plus probablement par scrupule de croyant? Quoi qu'il en soit, ces scrupules n'ont pas arrêté un de ses contemporains, le troubadour Guillem Figueira [26]. Il était originaire de Toulouse et paraît avoir séjourné dans la Haute-Italie, à la cour de l'empereur Frédéric II. Le milieu où il était né et celui où il vécut n'étaient pas faits pour développer ses sentiments de respect envers la papauté. On lui doit en effet la satire la plus violente et la plus hardie que le moyen âge se soit permise contre cette puissance. On en jugera par les extraits suivants.
Je ne m'étonne pas, Rome, si le monde est dans l'erreur, car c'est vous qui avez déchaîné dans le siècle les maux de la guerre... Rome trompeuse, la convoitise vous trompe aussi, car à vos brebis vous tondez trop de laine...
Rome, aux hommes simples vous rongez la chair et les os et vous menez les aveugles avec vous dans la fosse; vous foulez aux pieds les commandements de Dieu, et votre convoitise est trop grande, car vous pardonnez les péchés pour de l'argent. Rome, vous vous chargez d'un grand fardeau de crimes. Puisse Dieu vous abattre et vous faire déchoir, car vous régnez pour l'argent... Rome, vous tenez votre griffe si serrée que ce que vous pouvez tenir vous échappe difficilement...
Et voici le trait final de cette série d'invectives:
Rome, vous avez l'allure simple de l'agneau, mais au fond vous avez la rapacité du loup; vous êtes un serpent couronné, engendré de vipère, et le diable vous aime comme son intime ami [27].
Cette attaque ne resta pas sans réponse; le champion de la papauté fut une poétesse, une dame de Montpellier, dame Gormonde. Elle répond strophe par strophe à la pièce de Guillem Figueira; elle souhaite à Toulouse, la patrie du mécréant, et au comte Raimon tous les malheurs possibles. Mêmes vœux pour Frédéric II, ennemi de la papauté et protecteur du troubadour; elle termine par la charitable prière suivante. «Rome, que le Roi glorieux qui pardonna à Madeleine fasse périr le fou enragé qui répand de telles calomnies et qu'il le fasse mourir de la mort des hérétiques.» Le souvenir du pardon accordé à Marie-Madeleine n'a pas adouci le cœur de la dévote poétesse [28].
La riposte est d'ailleurs loin d'avoir l'allure violente et par moments si éloquente de l'attaque. Le fait qu'une femme écrit une poésie religieuse pour défendre la papauté est un nouveau signe des temps. Nous voilà loin, bien loin de la comtesse de Die. Il s'est produit dans les mœurs une transformation profonde. La ruine de la noblesse méridionale, la destruction de ces foyers intellectuels et surtout poétiques que furent la plupart des petites cours du Midi a porté à la poésie des troubadours une atteinte dont elle ne se relèvera pas; l'établissement de l'Inquisition, la création des ordres religieux, la transformation qui s'opère dans les mœurs amènent le développement d'une poésie nouvelle: c'est la poésie religieuse.
Le paganisme de la poésie des troubadours.—La morale.—La conception de la Divinité.—Chants de repentir: Guillaume de Poitiers.—Pierre d'Auvergne.—Les chansons de croisade.—Les plaintes funèbres.—Folquet de Marseille.—Les poésies religieuses de Peire Cardenal.—Ses poésies à la Vierge.—Saint Dominique et les Frères Prêcheurs.—Développement des poésies à la Vierge.—Transformation de la lyrique courtoise en lyrique religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel.
Un fonds ineffable de paganisme caractérise les origines de la poésie des troubadours et la première période de la littérature provençale. Le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, part pour la Terre Sainte et y fait vaillamment son devoir, mais il s'y amuse encore davantage et surtout amuse ses compagnons de route et de bataille par des facéties de tout genre, par des paris ou des propositions fantastiques, où l'esprit religieux n'a aucune part: ce croisé de marque a par plus d'un côté l'âme d'un païen. Sa muse est aussi païenne que celle d'un Grec ou d'un Latin; s'il invoque Dieu ou quelque saint, c'est pour les mettre en assez mauvaise compagnie, et il leur rend, en les nommant, à peu près le même hommage qu'il leur rendrait par un juron.
Le sentiment religieux n'apparaît pas davantage chez les troubadours de la première période; il est également à peu près absent de la période «classique». Jaufre Rudel, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Bertran de Born, Arnaut de Mareuil n'ont composé aucune poésie religieuse.
C'est que la religion tenait peu de place dans la société où ils ont vécu. Il y avait peu de mécréants sans doute; mais il semble bien que les sentiments religieux y furent assez tièdes et que la religion y fut une affaire privée, la vie extérieure étant tournée vers des sujets plus profanes. Si nous jugeons de cette société du XIIe siècle par la littérature des troubadours, les doctrines de l'amour courtois paraissent avoir tenu plus de place dans ses occupations et ses préoccupations que l'étude de l'Évangile et celle plus austère de la théologie.
L'amour chanté par les troubadours était sans doute doué d'un pouvoir ennoblissant, il purifiait l'âme, en même temps qu'il élevait le cœur et l'esprit. Mais, d'abord, quelques troubadours—et non des moindres—concevaient l'amour sous une forme moins idéale et moins pure [1]. De plus l'amour ainsi conçu, comme on l'a vu dans un précédent chapitre, ne pouvait s'adresser qu'à la femme mariée. Certes cette conception paraissait moins immorale dans la société du temps qu'elle ne le serait aujourd'hui. La condition de la femme mariée n'était pas en réalité aussi bonne que l'aspect brillant de cette société le laisserait supposer. Le mariage était pour le grand seigneur une occasion d'accroître son domaine, simple seigneurie ou empire; le bon mariage était celui qui lui permettait d'arrondir rapidement ce domaine.
Les divorces sont innombrables et scandaleux. On trouvait facilement des prétextes, mais le vrai motif était à peu près toujours le même: se débarrasser d'un premier lien pour une union nouvelle plus profitable, plus utile. On a cité l'étrange aventure de la fille de l'empereur de Constantinople qui trouva son royal fiancé, le roi d'Aragon, marié, en arrivant dans le Midi de la France, et que le seigneur de Montpellier épousa, non par amour, mais pour la perspective des droits qu'elle pourrait lui donner sur l'empire grec. On conçoit que ces unions d'intérêts, où le cœur ne paraît avoir eu aucune part, se dissolvaient rapidement quand les motifs qui les avaient fait naître disparaissaient ou s'affaiblissaient. Aussi les liens du mariage étaient-ils très relâchés et fort fragiles [2].
Cependant ils existaient, et quelque excusable que fût aux yeux de cette société la conception que les troubadours se faisaient de l'amour, elle n'était pas moins contraire à la morale et même au dogme chrétiens. Qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas voir fleurir la poésie religieuse pendant la période la plus brillante de la poésie des troubadours.
Les chefs de l'Église étaient eux-mêmes d'une remarquable tolérance et aussi indulgents que la société laïque pour la poésie profane. On se souvient que le Moine de Montaudon avait la permission de parcourir les contrées voisines de son couvent, à condition d'y rapporter les présents qu'il récoltait dans ses tournées poétiques. Encore au début du XIIIe siècle un chanoine de Maguelone (où paraît avoir existé une sorte d'abbaye de Thélème) charmait les loisirs de la solitude claustrale en écrivant des chansons dignes du chantre de Lisette.
On ne saurait reprocher aux troubadours de ne pas avoir été plus religieux que les religieux eux-mêmes. Ils ont eu évidemment une conception de la vie différente de celle qu'en a d'ordinaire l'Église. Ils ne l'ont pas considérée comme une triste «vallée de larmes», mais comme un gracieux jardin de joie dont ils ont respiré sans remords la plupart des parfums. Cette littérature est une littérature gaie, au moins pendant sa période de splendeur. Les esprits chagrins et boudeurs, comme Cercamon et surtout son disciple Marcabrun, y sont une exception. On y sent la joie de vivre, d'une vie heureuse, parfois délicate, rarement grossière. La sensualité y est chose rare; et si quelques troubadours s'expriment parfois avec brutalité, c'est là en somme une exception. Leur conception de la vie est saine et leur poésie élève l'âme et le cœur.
Les troubadours conçoivent la Divinité, comme la vie, d'une façon un peu particulière. Dieu ne leur est pas apparu au milieu des tonnerres et des éclairs, armé du «glaive de la Loi». Ils le considèrent comme une sorte d'ami très haut placé, très puissant et très pitoyable aux poètes, surtout aux poètes d'amour. Ils l'invoquent avec beaucoup de familiarité et souvent avec quelque inconscience. Une aube célèbre de Giraut de Bornelh commence par une invocation d'un ton élevé et grandiose: «Roi glorieux, vraie lumière et vraie clarté, seigneur tout-puissant...» Et que demande-t-il à ce Dieu ainsi invoqué? tout simplement de veiller sur un rendez-vous amoureux; et c'est pour la tranquillité des deux amants que lui-même n'a cessé de prier toute la nuit «à deux genoux».
Par suite de cette conception il n'est pas rare qu'un troubadour demande à Dieu de fléchir le cœur d'une amante trop rigoureuse; c'est par exemple dans cette intention qu'Arnaut Daniel fait brûler des cierges et fait dire et entend «mille messes» [3]. Même quelques troubadours, comme le comte d'Orange ou Peire Vidal, vont jusqu'à demander à Dieu aide et protection pour l'accomplissement de leurs désirs les plus sensuels.
Comme aux temps du Paganisme, la divinité n'est pas seulement indulgente aux faiblesses (dans la plupart des religions, à tout péché miséricorde), mais elle est complice de ces faiblesses. Nous connaissons même la conception que les troubadours se sont faite du Paradis; ils se le sont représenté comme un lieu de délices, où des poètes toujours jeunes et toujours inspirés chanteraient sans fin, à côté de leur dame, un amour éternel.
Le milieu où naissaient des conceptions de ce genre n'était pas tout à fait propre au développement et à la floraison de cette poésie un peu spéciale, un peu délicate aussi et difficile à s'acclimater, qu'est la poésie religieuse.
Cependant on a déjà relevé le nombre des troubadours qui ont fini leur vie dans un cloître; il est considérable [4]. Le sentiment religieux n'était pas tout à fait mort dans cette société; il sommeillait dans l'âme de plus d'un troubadour et s'y éveillait sous l'influence de circonstances spéciales ou par suite des leçons de la vie. Aussi n'est-il pas rare, même dès le XIIe siècle, de rencontrer quelques poésies religieuses perdues parmi les chansons profanes. Ce sont ordinairement des chants de repentir, d'inspiration sincère et touchante. Le poète, au déclin de la vie, examine s'il a bien employé le temps qui lui a été accordé et il demande grâce sinon pour le mal qu'il a fait, au moins pour le bien qu'il a négligé.
Une des plus anciennes pièces de ce genre est du premier troubadour, Guillaume de Poitiers. On ne s'attendrait pas à trouver une poésie religieuse parmi ses joyeuses chansons; et cependant il y en a une, simple et touchante. Il l'a sans doute écrite avant d'entreprendre un lointain pèlerinage, ou plus probablement aux approches de la mort. Il y exprime ses inquiétudes sur la succession qu'il laisse à son fils encore jeune, mais la partie la plus intéressante pour nous est celle où il dit adieu au monde: le gai compagnon qu'il fut trouve les accents les plus justes pour chanter cette séparation.
Je demande pardon à mon compagnon; si jamais je lui ai fait du tort qu'il me pardonne... J'ai été l'ami de «Prouesse» et de «Joie»; maintenant je me sépare de l'une et de l'autre; et je m'en vais vers celui où tous les pécheurs trouvent la paix. J'ai été très jovial et très gai, mais notre Seigneur ne le veut plus; maintenant je ne puis plus supporter le fardeau (de la vie?), tellement je suis proche de la fin. J'ai quitté tout ce que j'aime, la vie chevaleresque et brillante; mais puisqu'il plaît à Dieu, je me résigne et je le prie de me retenir parmi les siens [5].
C'est à peu près dans les mêmes termes, mais avec plus de grâce mélancolique, qu'un troubadour de la première période, Pierre d'Auvergne, prend congé du monde, du «siècle». «Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le Juge juste m'éloignait de vous, car c'est à vous que je dois les honneurs et la gloire. Mais ceci ne peut durer, Amour courtois; je cesse d'être votre ami, je suis trop heureux d'aller où le Saint-Esprit me guide; c'est lui qui me mène; ne vous fâchez pas si je ne reviens pas vers vous [6].» On croirait entendre comme un écho de la gracieuse composition où le même poète fait du rossignol un si habile messager d'amour.
Il semble que cet adieu de Pierre d'Auvergne à l'amour ait été définitif. Il reste de lui une série de pièces consacrées uniquement à exprimer les louanges de Dieu et le mépris des biens terrestres. Voici le début d'une véritable «hymne pour le Seigneur», en l'honneur de la Trinité.
Loué soit Emmanuel, le Dieu du Ciel et de la Terre, qui est un en trois personnes, saint-esprit, fils, et père accompli... C'est celui qui voulut venir au monde pour effacer nos péchés et par qui les quatre éléments furent séparés... C'est Dieu, qui était hier et qui sera demain, car il n'eut jamais de commencement... Il se sacrifia lui-même pour que le premier péché fût effacé; et ce fut une grande peine de voir que celui qui n'avait jamais péché a souffert les maux des hommes, a subi la mort sous Ponce Pilate et est ressuscité de son linceul... C'est en ce Dieu que je crois, c'est par lui que j'existe... je lui donne mon âme et mon cœur [7].
Cette poésie ressemble fort à une hymne de l'Église en l'honneur de la Trinité; ce sont les mêmes thèmes, le même développement. Mais les souvenirs de la vie miraculeuse du Christ y sont trop nombreux; ceci aussi appartient au cercle d'idées dans lequel se meuvent les hymnes et les poésies religieuses de toute sorte écrites en latin. En somme les poésies de ce genre ont peu d'originalité; les épopées françaises sont remplies de tirades où, sous prétexte d'invocation à Dieu, le poète rappelle les principaux événements de l'ancien et du nouveau Testament. C'est aussi un abus d'énumérations de ce genre qui gâte une autre poésie religieuse du même Pierre d'Auvergne.
C'est vous, dit-il à Dieu, qui avez sauvé Sidrac de la flamme ardente, qui avez tiré Daniel de la fosse, Jonas de la baleine et qui avez protégé Suzanne contre les faux témoins; vous avez nourri la multitude, seigneur souverain, de cinq pains et de deux poissons... vous avez fait la terre et d'un seul signe le soleil et le ciel; vous avez détruit Pharaon et donné aux fils d'Israël le miel, la manne et le lait [8]...
Cette énumération, que nous abrégeons, est longue et monotone; la poésie dont elle fait partie est froide et peu intéressante. Plus poétiques sont quelques autres compositions religieuses du même auteur où la pensée n'est pas remplacée comme ici par une longue série d'allusions bibliques.
Pierre d'Auvergne y insiste avec quelque bonheur d'expression sur le thème de la mort, de l'inanité des richesses qu'il faudra abandonner sans retour. Il s'étonne que l'homme ne pense pas plus souvent à ce dernier acte de la vie; «il faudra mourir, dit-il, et passer par le chemin où sont passés nos pères»; «nous mourrons tous, dit-il ailleurs, les richesses ne nous sauveront pas... contre la mort ne peuvent se défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis...» Ce sont là des thèmes lyriques par excellence; d'autres poètes, même parmi les troubadours, les ont développés avec plus de bonheur; mais Pierre d'Auvergne est un des premiers à les traiter; cette priorité d'abord et ensuite une certaine originalité dans l'expression de sentiments que la poésie des troubadours ne connaissait guère encore justifient l'attention que l'on doit donner dans l'histoire de la littérature provençale à ces poésies religieuses.
Les mêmes thèmes forment le fond de certaines poésies morales et religieuses de Giraut de Bornelh. Elles n'ont pas l'allure épique des poésies religieuses de Pierre d'Auvergne; les énumérations bibliques en sont absentes. Mais Giraut de Bornelh insiste également sur la nécessité de la mort et sur le mépris des richesses qu'il faudra abandonner sans retour. Ces thèmes appartiennent aux poètes lyriques aussi bien qu'aux sermonnaires; Giraut de Bornelh lui-même appelle une fois une de ces compositions un «sermon», mais ce sont en général des sermons un peu spéciaux, destinés à réveiller l'ardeur des chrétiens pour les croisades. Quoique l'élément religieux y soit assez développé, on peut les considérer comme un genre à part.
En effet les chants de croisade sont plutôt, ou sont tout autant des poésies historiques que des poésies religieuses. Les thèmes qui y sont développés n'ont rien d'original; ce qui y domine d'ordinaire, c'est la critique plus ou moins vive, suivant les tempéraments, de ceux qui, par lâcheté ou par négligence, laissent le «saint pays» aux mains des infidèles. Cette partie historique, et souvent satirique, a plus d'importance que l'autre, la partie religieuse. Le «chant de croisade» est devenu de bonne heure un genre, lui aussi un peu conventionnel et factice. Qu'il s'agisse des Sarrasins d'Espagne ou des Turcs de Syrie, c'est par les mêmes arguments que les troubadours cherchent à exciter contre eux les chefs de la chrétienté.
Ces arguments ressemblent fort à ceux que les prédicateurs du temps devaient développer; comme eux les troubadours rappellent le lieu où le Christ fut mis en croix; ils font miroiter l'espoir des récompenses futures et aussi celui de récompenses plus immédiates. Ces chants ne sont pas à proprement parler des poésies religieuses; l'amour de la religion, sincère ou fictif, les inspire; mais ce n'est pas la seule source d'inspiration; dans leur ensemble ils appartiennent plutôt à la catégorie des sirventés politiques qu'à celle des poésies religieuses.
On peut en dire autant des «planns» ou plaintes funèbres. C'est là un genre où l'absence de sentiments religieux ne se comprendrait guère, surtout au moyen âge. En effet la plupart se terminent par une prière. Quelques-unes de ces pièces sont touchantes de naïveté ou de sincérité, mais beaucoup d'entre elles prennent de bonne heure l'apparence de formules toutes faites. Dans la plupart des cas la partie laudative occupe la première place; l'élément religieux y est accessoire. Laissons donc de côté «chants de croisade» et «plaintes funèbres» en abordant la période de floraison de la poésie religieuse.
Mais auparavant nous citerons encore une poésie religieuse de cette première période; c'est une aube de Folquet de Marseille, le futur évêque de Toulouse et persécuteur des Albigeois. On remarquera la gravité et l'élévation de cette sorte de prière du matin.
Vrai Dieu, je m'éveillerai aujourd'hui en vous invoquant vous et Sainte Marie; car l'étoile du ciel vient de vers Jérusalem et me fait dire: Debout, hommes qui aimez Dieu; le jour est proche et la nuit tient sa route; Dieu soit loué et adoré par nous; prions-le de nous donner la paix pendant toute notre vie. La nuit va et le jour vient dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et parfaite.
Seigneur Dieu qui naquis de la Vierge Marie pour nous sauver de la mort et restaurer la vie et pour détruire l'enfer que le Diable tenait, toi qui fus levé en croix, couronné d'épines, abreuvé de fiel, Seigneur, ce bon peuple vous demande grâce pour que votre pitié lui pardonne ses péchés. La nuit va et le jour vient, etc.
Dieu, donnez-moi le savoir et l'intelligence, pour que j'apprenne vos saints commandements, que je les entende et les comprenne; que votre piété me protège et me défende pour que ce monde terrestre ne m'emporte pas avec lui; car je vous adore, Seigneur, et je crois en vous, je m'offre à vous, moi et ma foi; je vous demande grâce et pardon de mes péchés.
Je prie ce Dieu glorieux, qui se sacrifia pour nous sauver tous, de répandre sur nous le Saint Esprit; qu'il nous garde du mal, nous donne la joie et nous conduise parmi les siens, là-haut, dans son royaume... La nuit s'en va et le jour vient, dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et parfaite [9].
Les troubadours que nous avons précédemment cités, Pierre d'Auvergne et Giraut de Bornelh, appartiennent à la première période de la poésie provençale: Pierre d'Auvergne est un des plus anciens troubadours; Giraut de Bornelh est de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. Les poésies religieuses forment une exception dans leur œuvre, et même dans la littérature du temps.. C'est surtout au XIIIe siècle que ces poésies se développent de plus en plus.
Le poète qui a le plus contribué à ce développement est le satirique Peire Cardenal auquel a été consacrée une partie du dernier chapitre. On y a vu sa haine des mauvais prêtres, mais en même temps son attachement aux dogmes de l'Église. Sans doute il est surtout un satirique et son «Credo» n'est qu'une introduction à une satire des plus violentes et des plus crues contre une catégorie de religieux. Mais ses poésies morales et religieuses sont par beaucoup de côtés de vrais «sermons» et c'est le titre que quelques manuscrits leur donnent. On n'a pas de peine à concevoir quels en sont les thèmes principaux; ce sont: la nécessité de se préparer à la dernière heure, dont nous ne sommes pas les maîtres, la crainte de Dieu le souverain juge, le jugement dernier; ce dernier thème en particulier, qui a toujours inspiré sermonnaires, peintres ou poètes, a été traité d'une manière fort hardie par Peire Cardenal. La traduction suivante fera juger de l'originalité de cette conception; ce sont des accents qu'on n'avait pas encore entendus dans la langue des troubadours.
Je veux commencer un nouveau sirventés que je réciterai au jour du jugement, à celui qui me créa et me forma du néant; s'il veut m'accuser de quelque faute et me mettre parmi les damnés, je lui dirai: Seigneur, pitié, arrêtez; j'ai combattu (pour vous) toute ma vie les méchants, gardez-moi, s'il vous plaît, des tourments de l'enfer.
Je ferai émerveiller toute sa cour, quand on entendra mon plaidoyer; car je dis que Dieu est injuste envers les siens, s'il pense les détruire et les mettre en enfer; car il est juste que celui qui perd ce qu'il pourrait gagner au lieu d'abondance gagne la disette; Dieu doit être doux et libéral pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures).
Sa porte ne devrait pas se fermer... pourvu que toute âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement, car jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant que l'autre rit; et quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s'il ne nous ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison.
Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus d'âmes et plus souvent; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s'en absoudre lui-même...
Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; au contraire j'ai en vous le ferme espoir que vous m'assisterez à l'heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition: renvoyez-moi où j'étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes péchés; car je ne les aurais pas commis, si je n'avais pas existé.
Si, ayant souffert en ce monde, j'allais brûler en enfer, ce serait tort et péché; car je puis vous reprocher que pour un bien vous m'avez donné mille maux. Par pitié je vous prie, dame Sainte Marie, qu'auprès de votre fils vous nous serviez de guide [10].
«Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de cette étrange prière, dit Fauriel; il ne faut y voir ni plaisanterie ni ironie... sa pensée est grave et sérieuse... On entrevoit qu'il [Peire Cardenal] imagine l'existence du mal comme la conséquence d'une espèce de dualisme, mais d'un dualisme, pour ainsi dire, accidentel, qu'il dépendrait de Dieu de ramener à l'unité [11].» La question se pose de savoir si le dualisme imaginé par Peire Cardenal ne porte pas la marque des croyances hérétiques du temps, qui admettaient l'existence d'un principe du bien et d'un principe du mal dans le monde. La hardiesse de Peire Cardenal dans cette conception n'est égalée que par celle d'un troubadour obscur de la décadence qui, dans une tenson avec Dieu, discute en toute liberté le problème du mal [12].
Mais les poésies de ce genre sont en somme rares: les deux que nous venons de rappeler sont les plus hardies. D'ordinaire les troubadours ne traitaient pas des sujets aussi relevés; d'abord ils n'en avaient pas le goût et puis le jeu était dangereux. L'Église s'est toujours défiée des auxiliaires qui, en dehors des rangs du clergé, ont voulu l'aider dans les querelles et les discussions théologiques et métaphysiques; au moment où l'Inquisition fonctionnait dans le Midi de la France, il y avait quelque imprudence pour les poètes à traiter des sujets qui touchaient au dogme; plus d'un qui en eut peut-être l'idée en fut retenu par la «crainte du Seigneur» et surtout des représentants plutôt rudes qui jugeaient en son nom.
La poésie de Peire Cardenal se terminait par une invocation à la Vierge. Ceci est quelque chose de nouveau dans la lyrique provençale. Cette simple mention permet de juger la différence qui existe entre l'époque de Jaufre Rudel et de Bernard de Ventadour et celle de Peire Cardenal. Une autre poésie du même troubadour marquera mieux cette différence: c'est une chanson en l'honneur de la Vierge.
Vraie Vierge Marie, véritable vie et véritable foi, vraie mère et véritable amie, vrai amour et vraie pitié, que par ta pitié il arrive que je sois aimé de ton fils. Traite la paix avec ton fils, s'il te plaît, dame, réconcilie-nous avec lui.
Tu réparas la folie qui s'empara d'Adam; tu es l'étoile qui guide les passants au saint pays; tu es l'aube du jour dont ton fils est le soleil, car il chauffe et il éclaire, ce fils sincère plein de droiture.
Tu naquis en Syrie, de bonne naissance, mais pauvre d'avoir, douce, pure et pieuse, en actes, en paroles et en pensées, formée en toute perfection, sans aucune tache, ornée de tous les biens; et tu parus si douce que Dieu descendit en toi.
Celui qui en toi se fie n'a pas besoin d'autre défense; si tout le monde périssait, celui-là ne périrait pas; car à tes prières s'adoucit le Très-Haut et ton fils ne contrarie jamais tes volontés.
David en sa prophétie dit en un psaume qu'il fit qu'à droite de Dieu, du Roi promis par la Loi, était assise une Reine vêtue de vair et d'orfroi; c'était toi, sans aucun doute. Traite la paix avec ton fils, dame, réconcilie-nous avec lui [13].
Cette pièce est imitée en partie des hymnes de l'Église ou plutôt des litanies. Les images en sont empruntées au style biblique; mais il semble que notre troubadour ait choisi les plus belles et les plus gracieuses et sa prière donne l'impression d'une poésie naïve et originale et ne sent pas l'imitation. Cette poésie en forme de litanie n'est pas d'ailleurs la seule dans la poésie provençale. Un troubadour de la décadence, le même dont nous citions tout à l'heure la hardie tenson avec Dieu, a composé une «aube», en l'honneur de la Vierge; en voici la première strophe où les images les plus connues des litanies à la Vierge se trouvent réunies.
Espérance de tous les vrais croyants, fleuve de plaisir, source de vraie pitié, maison de Dieu, jardin où naissent tous les biens, repos sans fin, refuge des orphelins, consolation des parfaits affligés, fruit de joie, assurance de paix, port de salut, joie sans tristesse, fleur de vie sans mort, mère de Dieu, reine du firmament, lumière, clarté et aube du paradis [14].
On voit tout ce qui manque à cette énumération pour être poétique; la longueur, la monotonie, l'incohérence en sont les moindres défauts; le reste de la pièce est digne de cette froide introduction. Si les chansons à la Vierge ont été une des dernières grâces de la littérature provençale en décadence elles le doivent à tout autre chose qu'à l'imitation des litanies de l'Église. Nous allons étudier la transformation qu'elles subirent. Mais auparavant il faut rappeler succinctement quelques faits historiques importants.
Les événements qui ont suivi la croisade contre les Albigeois et qui en ont été, pour ainsi dire, le complément, ont exercé sur les mœurs, et, par suite sur la poésie une influence décisive. Aussitôt après la conquête, saint Dominique institue ses Frères Prêcheurs et, dans l'espace de quelques années, la congrégation possède dans le Midi de la France quarante-quatre couvents. La plupart sont, comme il convient, fondés dans des villes où l'orthodoxie avait le plus souffert; Toulouse, Béziers sont des premières à en avoir. D'autres ordres religieux, Franciscains, Jacobins, s'établissent à la même époque dans le Midi. L'influence de ces différents ordres, concourant à une fin commune, a transformé les mœurs. Si elle n'a pas renouvelé le goût des choses de la religion, qui avait même été la cause de l'hérésie, elle l'a dirigé dans la voie régulière de l'orthodoxie [15].
D'autre part la création de ce redoutable tribunal d'exception que fut l'Inquisition y contribua par des moyens plus rudes. Le sentiment religieux s'est développé et le domaine de la poésie religieuse s'est agrandi du même coup. Cent ans ou même un quart de siècle auparavant elle aurait trouvé peu d'écho dans la société. Les poésies religieuses de la période qui précède la croisade contre les Albigeois s'expliquent par des raisons particulières à chaque poète plutôt que par des causes générales. Il n'en est plus de même maintenant. Les poètes suivent le goût du jour; aussi le nombre des poésies religieuses est-il grand pendant cette période de décadence.
Mais on a remarqué que parmi les poésies lyriques consacrées à louer «Dieu, la Vierge et les Saints», les chansons à la Vierge devenaient de plus en plus nombreuses pendant le XIIIe siècle. Le nom de la Vierge n'apparaissait pas chez les troubadours de la période précédente.
Peire Cardenal est un des premiers à écrire en son honneur; mais sa poésie (comme une autre du troubadour Perdigon) est dans le ton des prières de l'Église. Après lui le nombre de ces poésies va en augmentant pendant le XIIIe siècle [16].
Ce fait est une preuve de l'influence exercée par saint Dominique et ses disciples. Les confréries du Rosaire avaient été fondées en même temps que l'Inquisition, et le culte de la Vierge, qui n'existait pas auparavant d'une manière indépendante, s'était rapidement développé. Ce culte se présentait avec un charme et une grâce que celui de la Trinité ou même du Christ, Rédempteur des hommes, n'offrait pas au même degré. La Vierge était l'avocate des pécheurs, elle était l'intermédiaire indulgente entre les hommes et son fils.
«La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule médiatrice entre l'homme et le Christ. Nous étions des pécheurs et nous redoutions de faire appel au Père, car il est terrible; mais nous avons la Vierge en qui il n'y a rien de terrible, car en elle est la plénitude de la grâce et de la pureté.» «En fait s'écrie le même théologien, si Marie était exclue du Ciel, il ne resterait plus au genre humain que la noirceur des ténèbres.»
Son culte se répandit rapidement dans le Midi de la France. Les poésies à la Vierge se multiplièrent sous l'œil bienveillant de l'Église, jusqu'au jour où elles furent les seules poésies permises, ou du moins les seules qui eussent des chances de plaire.
Seulement la littérature provençale n'avait déjà plus la vie nécessaire pour créer les formes nouvelles qui convenaient à ce genre nouveau; la lyrique religieuse prit la forme de la lyrique profane, toute la forme même, métrique, mélodies peut-être, en tout cas idées et expressions.
La transformation ne fut pas difficile; déjà Pierre d'Auvergne avait chanté l'amour céleste dans des termes qui prêtent à l'équivoque. Il était plus facile encore de chanter la Vierge, la dame, dona, par excellence. La lyrique courtoise, si raffinée, n'eut pas de peine à s'accommoder à cette direction nouvelle. La conception que les troubadours s'étaient faite de l'amour s'y prêtait à merveille. N'en avaient-ils pas fait un principe de vertu et de pureté? Sans effort, sans violence, les mêmes images, les mêmes termes qui leur avaient servi à chanter l'amour terrestre servirent à la description de leur nouvel idéal. La Vierge fut la plus aimable, la plus gracieuse, la plus belle des femmes; on se déclara son amant parfait, on se soumit à ses volontés; on lui reconnut tous les dons et toutes les vertus, une fidélité sans bornes, une douceur ineffable pour ses soupirants; tels sont les principaux traits par lesquels se manifesta ce nouveau culte poétique.
Les débuts de cette conception apparaissent d'abord chez des troubadours d'origine italienne. Voici comment l'un d'eux chante la Vierge.
Ah! Vierge en qui j'ai mis mon amour, s'il vous plaît d'entendre mon ardente prière, jamais je ne dois craindre de manquer de joie parfaite, vif ou mort je la posséderai... O noble dame, dont la valeur dépasse celle de toutes les autres femmes, on peut vous louer sans crainte d'être contredit; en vous louant personne ne peut mentir, car vous êtes la fleur de la vraie connaissance, fleur de beauté, fleur de vraie pitié... Je sais, dame, que qui se souvient de vous et qui se donne de bon cœur à votre service se sert lui-même, car il est sûr de jouir de sa récompense et de ne pas voir ses services méprisés [17]...
Voilà un exemple de cette transformation; en voici un autre pris chez un troubadour de Béziers; il est moins caractéristique en apparence; mais l'auteur a emprunté le mètre et les rimes d'une des plus jolies chansons que le troubadour Rigaut de Barbezieux ait consacrées à l'amour profane.
Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes faire une chanson agréable; car je ne veux pas chanter d'autre dame que la Vierge de douceur. Je ne puis mieux employer mes bonnes paroles qu'à chanter la dame de miséricorde où Dieu mit et plaça tous les biens; aussi je la prie d'agréer mon chant [18].
Cette pièce appartient à la deuxième moitié du XIIIe siècle. Plus la littérature provençale approche de sa fin, plus les pièces de ce genre se multiplient. En voici des exemples empruntés aux derniers troubadours, en particulier à Guiraut Riquier. Une chanson composée en 1288 commence ainsi:
Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée où paraissent les fleurs, ne me font chanter d'amour parfait pour la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante en toute saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré est la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais, et j'espère qu'elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois point encore tout à fait soumis.
Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l'amour nous est exposée dans toute son ampleur.
Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense encore aux viles actions; qui veut le secours de ma dame ne doit pas se plaire au mal; car elle n'y a jamais pensé. Et quand je considère ses grandes bontés, le grand et singulier honneur qu'elle m'a fait, quand je pense qu'elle me veut pour serviteur, je dois tenir mon cœur en respect.
Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne me fasse commettre aucune faute envers la belle que j'adore; car je serai comblé de richesses si je suis aimé par elle; donc je dois rester tout à fait maître de mon cœur, si de mauvais désirs lui viennent...
Car les belles actions conviennent au parfait amant; et puisque j'aime la meilleure qui soit au monde, tous faits courtois me conviennent... Tout homme qui obtient l'amour de ma dame apprend d'elle à se conduire avec courtoisie et sincérité; il ne se préoccupe de rien, n'a pas à flatter ses rivaux ni à craindre d'être supplanté par eux; et s'il devient de ses amis intimes il montera en grande richesse...
Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants adressent leurs prières de faire de moi un amant parfait [19].
On n'a pas eu de peine à reconnaître au passage les traits les plus caractéristiques de la phraséologie conventionnelle des chansons d'amour. Les anciens troubadours attendaient le retour du printemps pour chanter leur dame; l'amour ne paraissait, semble-t-il, qu'avec le renouveau de la nature; c'était un amour incomplet; celui qui anime notre poète éclate en toute saison.
L'amant, dans l'ancien temps, pouvait craindre les rivaux, les jaloux et les médisants; il n'y a plus à craindre que la nouvelle «dame» chantée par les troubadours soit accessible à leurs médisances; elle est par excellence un principe de bien, elle développe la «connaissance», l'entendement du poète et lui inspire la pureté du cœur.
La même transformation de la conception de l'amour s'observe dans la composition suivante du même poète.
Je pensais souvent chanter l'amour au temps passé, mais je ne le connaissais pas, car je nommais amour ma folie; maintenant amour me fait aimer une telle dame que je ne puis la craindre ni l'honorer assez, ni l'aimer comme elle le mérite...
Par son amour j'espère croître en mérite, en honneur, en richesse et en grande joie; c'est vers elle seule que mes pensées et mes désirs devraient se tourner; puisque par elle je puis obtenir tous les biens que je désire, je dois mettre tout mon soin à la servir; car je suis aimé d'elle, pourvu que je me conduise envers elle suivant le code du parfait amant...
Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer; rien n'y manque, elle resplendit nuit et jour... Ma Dame je puis la nommer à bon droit Belle Joie (c'est le nom par lequel il désignait l'objet de son amour terrestre)...
Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l'amour de celle que j'aime; j'y trouve au contraire un grand plaisir; celui qui ne daigne pas l'aimer me déplaît fort: car je crois fermement que de son amour viennent tous les biens. Je prie ma dame de protéger ses amoureux, de sorte que chacun voie ses désirs accomplis.
On pourrait emprunter d'autres exemples à l'œuvre du dernier troubadour; prenons-en quelques-uns à celle d'un de ses contemporains, un poeta minor assez gracieux, Folquet de Lunel [20]. Lui aussi a chanté l'amour profane et de façon assez heureuse, comme le montre le début de la chanson suivante. «Il m'en a pris comme au marinier, quand il s'est lancé dans la haute mer, avec l'espoir de trouver le temps qu'il cherche et désire le plus; et quand il est sur la mer profonde, le mauvais temps renverse sa barque; il ne peut éviter le péril, il ne peut rester ni fuir.» C'est ainsi que par sa folie il s'est mis à aimer «sans l'espérance d'obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse dame qui est belle et blonde, pure et exempte de toutes mauvaises qualités, et qu'on ne peut s'empêcher, quand on la voit, d'aimer follement». Voilà comment notre troubadour chante l'amour profane. Et voici maintenant comment il chante l'amour religieux.
Pour maintenir l'amour et le plaisir, et la joie parfaite, pour plaire, s'il se peut, à celle qui daigne m'accorder ses faveurs, je fais une chansonnette légère: car je suis dans un tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait amour que je porte à celle qui m'affermit en amour.
Une autre de ses chansons est un modèle du genre.
Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits que celui-là a bien raison de se réjouir que l'amour a poussé à l'aimer.
Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux, mais elle veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car elle n'est ni volage ni fausse; jamais elle ne se mire ni ne se farde; elle n'écoute pas les galanteries, et tout parfait amant en a obtenu bonne récompense.
Ma dame est d'une beauté si parfaite que je n'y désire aucune amélioration; car jamais femme des deux lois (ancien et nouveau Testament) n'atteignit un si haut mérite. Sa valeur est si grande que tout ce qu'elle fait plaît à Dieu... et ceux qui la prient sont plus nombreux que ceux qui prient toute autre dame.
Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie religieuse; non qu'il n'y ait d'autres monuments postérieurs à ceux que nous venons de citer, et qui sont de la fin du XIIIe siècle. Au contraire le XIVe siècle voit le triomphe de ce genre nouveau; c'est même le seul genre admis par l'école toulousaine; mais d'abord, la poésie provençale du XIVe siècle n'a que la langue de commune avec la poésie des troubadours; et puis, dans cette longue série de pièces consacrées à la Vierge couronnées aux Jeux Floraux de Toulouse pendant le XIVe siècle, il en est peu qui méritent d'être tirées de l'oubli. Il suffira d'en dire quelques mots à propos du dernier troubadour.
On a observé que la transformation de la lyrique «courtoise» en poésie religieuse avait pu se produire facilement. En effet l'amour terrestre et l'amour divin ne s'expriment pas en deux langues différentes; le langage des mystiques n'est pas autre chose qu'une variété du langage de l'amour et on transformerait sans peine une page de sainte Thérèse en déclaration amoureuse. De plus la conception que l'ancienne poésie provençale s'était faite de l'amour se prêtait à cette transformation; mais la conception des troubadours de la décadence s'y prêtait encore davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé, mystique déjà par plus d'un côté. Ainsi la conception sensuelle de l'amour du comte de Poitiers aboutissait par une lente évolution, que les événements politiques et religieux dont le Midi fut le théâtre au XIIIe siècle avaient précipitée, à la théorie de l'amour religieux telle qu'elle apparaît chez les derniers troubadours.
En considérant cet aboutissement final la pensée se reporte involontairement à la belle poésie où un des plus grands poètes modernes a exprimé en traits de génie l'opposition entre le paganisme et le christianisme. Un jour vint d'Athènes à Corinthe un jeune homme qui y était inconnu; il allait chez un habitant de la ville, ami de son père; les deux pères avaient fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille par la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se retira dans sa chambre, brisé de fatigue; il vit bientôt venir à lui une jeune fille, habillée et voilée de blanc, le front orné d'un ruban noir et or. «Reste, belle enfant, dit-il; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et tu apportes l'amour, ô chère enfant.—Reste debout, jeune homme, reste loin; je n'appartiens pas à la joie; le dernier pas, hélas! est dû à la folie de ma bonne mère qui fit après sa guérison le vœu suivant: que Jeunesse et Nature soient désormais soumises au Ciel. Et aussitôt le tourbillon mêlé des anciens dieux a quitté la maison.»
C'est ainsi que s'exprime Gœthe dans la Fiancée de Corinthe. «Quand une croyance germe, dit-il dans la même ballade, souvent l'amour et la fidélité sont arrachés du sol comme de mauvaises herbes.» C'est ce qui a eu lieu à la fin de l'ancienne poésie provençale; on s'en rendra mieux compte en étudiant l'œuvre et la vie du dernier troubadour. Mais auparavant suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne s'excuse devant sa mère de n'avoir pas tenu son serment: «revenons aux anciens dieux», en étudiant l'histoire des troubadours en Italie, et leur influence sur Dante et sur Pétrarque.
Relations entre le Midi de la France et le Nord de l'Italie.—Raimbaut de Vaquières et le marquis de Montferrat.—L'école sicilienne et Frédéric II.—Troubadours nés en Italie.—Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó.—Sordel: sa vie aventureuse; le poète.—Le Sordel de Dante.—Dante et les troubadours.—L'école de Bologne.—Le dolce stil nuovo.—Pétrarque.
L'influence de la poésie des troubadours s'est fait sentir de bonne heure sur les pays voisins; parmi eux l'Italie, surtout l'Italie du Nord, tient une place à part.
Les relations avec le Midi de la France, soit par terre soit par mer, y étaient faciles. Les principales villes riveraines de la mer latine, mare nostrum, Gênes, Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par des traités de commerce et d'amitié. De plus l'ancien provençal était, par plus d'un côté, assez voisin de la langue italienne, pour que la poésie des troubadours pût être facilement comprise et goûtée de nos voisins; la poésie en langue vulgaire n'existait pas d'ailleurs en Italie. Enfin les petits princes de l'Italie du Nord étaient aussi accueillants à la poésie que les grands seigneurs du Midi de la France. Aussi les troubadours passaient-ils facilement de la cour des comtes de Toulouse ou de celle des comtes de Provence à celle des marquis d'Este ou de Montferrat. Partout ils retrouvaient la même société courtoise et élégante pour laquelle ils écrivaient. C'est à Gênes, à Venise, et dans la marche de Trévise, qu'existèrent les principaux foyers poétiques.
Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions aux choses d'Italie. Il y eut probablement des troubadours à la cour de Frédéric Ier Barberousse (1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour de Boniface, marquis de Montferrat: il prend parti dans les luttes des Milanais, des Pisans et des Génois; il aime à habiter au milieu des «Lombards joyeux» plutôt qu'au milieu des Allemands, dont le parler semble un «aboiement de chien [1]».
Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne séjourna pas longtemps en Italie. Au contraire, un autre troubadour du temps, Raimbaut de Vaquières, passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande partie de son existence. Il était originaire du comté d'Orange et fils d'un pauvre chevalier. Il vint à la cour du prince d'Orange, Guillaume IV, et échangea des poésies avec son protecteur. Mais au bout de quelque temps il partit pour l'Italie, fut admis à la cour du marquis de Montferrat, fut armé chevalier par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute à ses côtés dans la principauté de Salonique qui était échue au marquis.
Il semble qu'il ait séjourné quelque temps à Gênes. Une de ses poésies est une sorte de dialogue avec une Génoise dont il avait sollicité l'amour. Raimbaut s'exprime en termes tout à fait conformes à la phraséologie consacrée.
Dame, je vous ai tant priée de vouloir m'aimer, s'il vous plaît; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et la source de toutes qualités; aussi désiré-je votre amitié; comme vous êtes courtoise en tout, mon cœur s'est épris de vous plus que de toute autre Génoise; je serai bien récompensé si vous m'aimez et je serai plus payé de mes peines que si Gênes m'appartenait avec tout l'argent qui y est amassé [2].
Ces choses-là sont dites en termes très courtois; mais la dame de Gênes avait des préventions contre les Provençaux et elle prit très mal la déclaration. Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte génois: «Jongleur, vous n'êtes point courtois de me faire une pareille demande; jamais je ne vous l'accorderai... Je vous étoufferai plutôt, maudit Provençal... J'ai un mari plus beau que vous; allez votre chemin, frère; à des temps meilleurs.»
Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s'exprimant avec courtoisie et discrétion et la dame lui répondant fort crûment en son parler génois. La pièce ne serait pas autrement intéressante si le poète ne s'était amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale par moments, le contraire des sentiments qu'il exprime avec la discrétion, l'élégance et la courtoisie qui caractérisent la poésie des troubadours. C'est ce contraste qui est piquant; les deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue, au propre et au figuré. La Génoise rappelle le souvenir de son mari; jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari n'a ordinairement qu'un nom bien simple, le «jaloux» tout court. Quand on évoque son souvenir ce n'est que pour se moquer de lui. Évidemment cette Génoise dut paraître à Raimbaut de Vaquières bien peu au courant des choses de la galanterie [3].
A la cour de Montferrat il se retrouva dans un milieu plus instruit à ce point de vue. Et d'abord il y fut accueilli avec de grands honneurs. Le marquis l'arma chevalier et en fit son frère d'armes. A sa cour vivait sa sœur Béatrice; Raimbaut s'enamoura d'elle, lui fit une déclaration et fut bien mieux accueilli que par la dame de Gênes. Mais laissons parler ici le biographe provençal.
Béatrice l'accueillait avec bienveillance; et lui mourait de désir et de peur, car il n'osait lui faire une prière d'amour ni même faire semblant de l'aimer. Enfin, poussé par l'amour, il dit à Béatrice qu'il aimait une dame de grand mérite, qu'il était très familier avec elle, mais qu'il n'osait ni lui dire ni lui montrer son amour; et il lui demanda, pour Dieu, de lui donner conseil. «Dois-je lui ouvrir mon cœur, ou mourir en cachant mon amour?—Raimbaut, lui dit-elle, il convient que tout parfait amant qui aime une noble dame, éprouve quelque crainte à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le conseil suivant: avant de se tuer, qu'il lui avoue son amour et qu'il la prie de l'accepter pour serviteur et pour ami. Et je vous assure bien que, si elle est sage et courtoise elle ne prendra pas mal cette déclaration; au contraire elle l'estimera davantage et le tiendra pour un homme meilleur.»
La conception de l'amour courtois est la même, comme on le voit, dans cette société que dans la société méridionale. L'amant est un être craintif qui sait que la discrétion et la retenue sont des règles essentielles du code d'amour. La dame que le poète prend pour confidente reconnaît les préceptes du même code; mais elle encourage et réconforte l'amant timide en lui rappelant que l'amour parfait est un honneur, qu'il n'y a pas là de faiblesse, et que la personne aimée, au lieu de se plaindre de cette déclaration, en tiendra l'auteur pour un parfait galant homme. C'est bien ainsi que les choses ont dû ou pu se passer.
Nous avons affaire ici à une légende, mais il en est peu, parmi celles que racontent les biographies des troubadours, qui soient plus près de la réalité.
On devine la fin de l'aventure: encouragé par ces conseils et par un petit discours bien senti qui les accompagne et les commente, Raimbaut avoua à Béatrice qu'elle était l'objet de son amour. Elle s'en doutait bien un peu, car elle lui répondit: «Que votre amour soit le bienvenu; efforcez-vous de bien faire et de bien dire, grandissez en honneur; je vous accepte pour chevalier servant.»
Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale de chanter Béatrice. Voici ce qu'il imagina. Il supposa que toutes les dames jeunes et belles du Nord de l'Italie, depuis la Savoie jusqu'à Venise, s'étaient liguées pour faire la guerre; à qui? à Béatrice. Et cette guerre il la raconte comme une petite Iliade (le nom de Troie s'y trouve) dans une longue chanson, d'un rythme tout à fait original, et pleine de mouvement et de vie, quand une fois on a admis la réalité de cette petite guerre féminine.
Donc les dames italiennes bâtissent une grande cité, qu'elles appellent Troie, et l'entourent de remparts solides et de fossés. Quand le rassemblement des combattantes s'est fait «la cité se vante de mettre une armée en ligne, on sonne la cloche, le conseil (composé des dames les moins jeunes) se rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les rangs; la belle Béatrice est souveraine de tous les biens de la commune (on va voir quels sont ces biens), il n'y a plus que honte et confusion. Les trompettes sonnent et le podestat s'écrie: «Réclamons à Béatrice beauté et courtoisie, valeur et jeunesse.» Et la troupe répond: «Oui!»
L'armée s'attaque au château de Béatrice; assauts, avec feu grégeois et machines de guerre. Mais Brunehilde, ou plutôt Béatrice, monte sur le rempart; elle ne veut ni haubert ni pourpoint; tout combattant qui s'attaque à elle est sûr de mourir. Le succès du combat n'est pas douteux, les assaillants sont mis en fuite, et le conseil municipal, composé des dames les moins jeunes, s'enfuit découragé. Valeur et Jeunesse, Beauté et Courtoisie sont restées aux mains de Béatrice [4].
Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour. Suivant un chroniqueur italien, un événement un peu semblable à celui-là se serait passé à Trévise en 1214. On avait construit une forteresse en bois; la garnison était composée de deux cents dames, les plus belles de la contrée; pour casques elles avaient des couronnes de pierreries et pour cuirasses de riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l'assaut; leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des flacons de parfums. Telle est l'histoire que racontent de graves auteurs, entre autres le savant Muratori. C'est déjà l'assaut de la redoute, une partie de carnaval galant. Nous n'entreprendrons pas ici de rechercher l'origine de cette légende; légende ou réalité, celle-là aussi est bien digne du temps [5].
Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche de l'originalité, a composé un descort ou désaccord en cinq langues. Le descort était un court poème sans règles fixes; le désordre produit par le changement du mètre marquait que le cœur du poète n'était plus d'accord avec celui de sa dame. Quelle harmonie devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières et Béatrice pour qu'il ait eu recours à une pareille cacophonie!
Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt l'attention du chevalier poète. Son seigneur, le marquis de Montferrat, fut appelé à Soissons pour recevoir le commandement d'une nouvelle croisade. Raimbaut y prépara les esprits par un énergique sirventés.
J'aime mieux, s'il plaît à Dieu, mourir là-bas, que vivre et rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix, il reçut la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de chaînes et couronné d'épines sur la croix... Que saint Nicolas de Bari guide notre flotte, que les Champenois dressent leurs gonfanons et que le marquis s'écrie: Montferrat et Léon... Beau Cavalier (c'est Béatrice qui est ainsi désignée) je ne sais si je reste pour vous ou si je prends la croix—je ne sais si je pars ou si je reste, car je meurs de douleur si je vous vois et je pense mourir si je suis loin de vous [6].
Ce sont les mêmes sentiments qu'il exprima dans une touchante élégie composée pendant la croisade. L'expédition fut d'abord brillante pour lui et il y gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas oublier Béatrice.
Que me valent conquêtes et richesses? Je me tenais pour plus riche quand j'étais aimé et que je me repaissais d'amour courtois; j'en aimais mieux un seul plaisir que tenir ici terres et grand avoir; car plus mon pouvoir augmente, plus je suis triste, puisque mon Beau Cavalier et son amour sont loin de moi [7].
Raimbaut de Vaquières avait exprimé le vœu de mourir à la croisade plutôt que de vivre et de rester en Italie; ce vœu fut exaucé. Le marquis de Montferrat fut tué dans une embuscade et Raimbaut tomba sans doute à ses côtés (1207); entre temps Béatrice était morte [8].
Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des troubadours qui ont séjourné en Italie. Il faudrait encore citer après lui Aimeric de Péguillan, troubadour toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem Figueira, l'auteur de l'énergique sirventés contre Rome, Uc de Saint-Cyr, auteur de biographies des troubadours, qui se trouvait encore en Italie vers 1247, et bien d'autres.
Mais il est temps de quitter le Nord de l'Italie; transportons-nous en Sicile. C'est là, dans cette partie de l'ancienne Grèce, où s'étaient succédé les civilisations arabe et normande, qu'apparaissent dans la première moitié du XIIIe siècle, les premiers monuments de la poésie italienne; la cour de l'empereur Frédéric II devient un centre poétique. Ces premiers bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune marque d'originalité; tout—sauf la langue qui est empruntée à la Toscane—est pris aux troubadours. «Le contenu de la poésie provençale, dit un des meilleurs historiens de cette école, passe dans une autre langue, sans changer; seulement il s'affaiblit.» L'amour chevaleresque réapparaît en effet dans les poésies de l'école sicilienne avec le type conventionnel qu'il avait depuis longtemps dans la poésie des troubadours.
«L'amour est une humble et suppliante adoration de la femme. Le vasselage amoureux, l'obéissance absolue à sa dame rappellent à tout instant des traits connus de la poésie provençale. L'amant est humble et suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse [9].» Enfin un des éléments essentiels de la doctrine courtoise était que l'amour est un principe de valeur morale; les Siciliens n'ont garde d'oublier ce précepte. Rien ne manque dans cette imitation qu'un peu de vie et de flamme. Les poètes de cette école, dès les origines de la littérature italienne, ressemblent à des épigones; ce sont des troubadours de la décadence, répétant par simple jeu d'esprit, par amusement, pour ainsi dire, des pensées devenues depuis longtemps des lieux communs.
La société sicilienne ressemblait peu d'ailleurs à la société du Midi de la France. Il y avait sans doute, en Sicile, une féodalité puissante et guerrière, mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses légistes; c'est à la cour de l'empereur seulement que la poésie se développa. La vie qu'elle aurait pu reprendre au contact de la société féodale lui fut refusée. Aussi n'est-ce pas dans cette partie de l'Italie que la poésie des troubadours, transplantée, a pris de fortes racines et produit en abondance fleurs et fruits; c'est au Nord qu'elle a trouvé des conditions plus favorables, si favorables même qu'un très grand nombre de troubadours d'origine italienne se sont servis uniquement de la langue provençale dans leurs poésies.
Notre intention n'est pas de les énumérer tous, pas même de donner une idée des principaux d'entre eux. Plusieurs chapitres seraient à peine suffisants. Il faut nous contenter de citer quelques-uns des plus connus, avant d'arriver au principal.
Il y en a plus d'une trentaine. Parmi eux Albert, marquis de Malaspina, est un des plus anciens. Gênes a donné naissance à une véritable pléiade; quelques-uns ont été retrouvés tout récemment; Lanfranc Cigala et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le premier fut juge dans sa ville natale. «Il chantait volontiers de Dieu», nous dit son biographe. Il semble avoir eu en effet une conception élevée de son art et ses sirventés politiques, comme ses chansons de croisade, ne manquent pas de vigueur. Il est un des premiers, comme on l'a vu dans le précédent chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les formules de la lyrique courtoise.
Son compatriote et contemporain Boniface Calvó [10] paraît avoir été d'humeur plus vagabonde que le juge poète Lanfranc Cigala. Il passa une partie de sa vie auprès du prince le plus lettré du temps, Alphonse X, roi de Castille. C'est là qu'il composa la plupart de ses sirventés, dont quelques-uns renferment, contre son protecteur, des plaintes que l'on retrouve chez d'autres troubadours vivant en Espagne.
Ses chansons, comme l'a remarqué Diez [11], se distinguent par une certaine recherche de traits nouveaux. C'est ainsi que, pour mieux exalter la beauté de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s'il voulait aimer une mortelle, n'en choisirait pas d'autre. Une élégie touchante sur la mort de celle qu'il aimait se termine par un trait analogue. «Je ne demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis... car à mon avis, sans elle, la beauté du paradis ne serait pas complète [12]»; aussi n'a-t-il pas besoin de prier Dieu; celui-ci saura bien orner sa demeure comme il convient.
Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes de ses chansons ne manquent pas de grâce, comme le montreront les premières strophes de la suivante.
Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre pouvoir; c'est vous que je veux aimer, craindre et louer, car vous m'avez conquis par vos douces manières; et je me suis enamouré de votre beau corps à cause de votre courtoise bienveillance.
Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour que je puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me suis tout donné; je voudrais que vous daigniez me retenir (pour serviteur) par un pacte semblable; daignez me l'accorder, dame, car aucun autre amour ne me plaît.
J'ai confiance en votre grande intelligence que mon amour ne sera pas méprisé; aussi vous servirai-je en paix de tout mon talent, de tout mon savoir et de toute ma connaissance; et pour peu que vous m'accordiez votre pitié, il n'est joie au monde que la mienne ne dépasse [13].
Les accents de ce troubadour italien rappellent en pleine décadence ceux de Bernard de Ventadour ou de Jaufre Rudel.
Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie, eut l'occasion d'être utile à un confrère malheureux, au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce troubadour était originaire de Venise où il s'adonnait au commerce. Pris dans un de ses voyages, poétiques ou commerciaux, par des corsaires génois, il fut emmené en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa ville natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó, dans un sirventés adressé aux Génois, n'avait pas ménagé les Vénitiens. Très courageusement le poète prisonnier composa pour la défense de sa patrie une réponse qu'il adressa à Boniface Calvó; celui-ci, loin d'en vouloir à son confrère malheureux, fit sa connaissance et devint son meilleur ami.
Mais le plus célèbre des troubadours d'origine italienne est sans contredit Sordel, né dans la patrie de Virgile, à Mantoue, au début du XIIIe siècle [14]. Il eut une vie des plus agitées. L'un de ses biographes dit qu'il était de «noble naissance, avenant de sa personne, bon chanteur et bon troubadour»; mais il ajoute qu'il était de mauvaise foi avec les barons qui avaient affaire à lui et... avec les femmes.
Un de ses premiers exploits causa un beau scandale. Sordel était à la cour du comte de Saint-Boniface; il lui enleva sa femme, la comtesse Cunizza, avec la complicité du propre frère de la comtesse. Le comte de Saint-Boniface était bien disposé à ne pas laisser ce méfait impuni et la vie de Sordel n'était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena plus loin, en Espagne et jusqu'en Portugal; c'est même le seul troubadour dont on trouve le nom cité dans les œuvres de l'école portugaise. Revenu en Provence, il y devint le familier du comte Barral de Baux (qui défendit Marseille contre Charles d'Anjou), puis suivit son seigneur devenu l'allié de Charles. Il accompagna ce dernier dans son expédition de Sicile. «Il revenait ainsi en Italie vieilli, après une absence très longue pendant laquelle les événements les plus tragiques avaient dévasté la «Marche joyeuse» [celle de Trévise], théâtre de ses aventures de jeunesse [15].» La plupart des protecteurs ou des ennemis de Sordel étaient morts; seule Cunizza restait, veuve de trois maris, et retirée en Toscane.
Sordel reçut des donations de Charles d'Anjou, mais après avoir été mis en prison par lui, pour une cause que nous ne connaissons pas. Ce fut même le pape Clément IV (d'origine méridionale et auteur d'un poème sur les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda pour le poète vieilli. Sordel mourut sans doute en 1269 et probablement de mort violente.
Le poète est plus intéressant que le personnage. Ses poésies se divisent en sirventés politiques, sirventés moraux et chansons. Un des trois sirventés politiques a eu de son temps un grand succès: c'est une plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand seigneur de Provence, troubadour et protecteur des troubadours. En quête d'originalité, Sordel a pris au folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du cœur partagé communiquant sa vaillance à ceux qui en mangent une partie. Ici sont conviés à ce funèbre festin l'empereur romain, Frédéric II, le roi de France, le roi d'Angleterre, celui d'Aragon, le comte de Champagne, roi de Navarre, le comte de Toulouse et le comte de Provence. Voici une strophe de cette étrange composition.
Que le premier à manger du cœur (car il en a grand besoin) soit l'empereur de Rome, s'il veut conquérir de force les Milanais, car c'est lui qu'ils tiennent conquis et il vit déshérité malgré ses Allemands; et qu'à côté de lui en mange le roi français, puis il recouvrera la Castille qu'il perd par sa sottise [16].
L'idée parut originale à deux troubadours contemporains qui s'en emparèrent aussitôt. L'un, Bertran d'Alamanon [17], reproche à Sordel de donner à des lâches le cœur de Blacatz qui était vaillant parmi les vaillants (survaillant, il y avait des sur-hommes déjà). Ce sont les nobles dames du temps qui se le partageront, dit-il; et il énumère toutes celles qui ont droit à une part: «Que Dieu le glorieux s'occupe de l'âme de Blacatz; car le cœur est resté avec celles qu'il aimait.»
L'autre troubadour, Peire Bremon [18], a renchéri sur Sordel. Puisqu'on a partagé le cœur, dit-il, il reste le corps; nous le donnerons par quartiers à la chrétienté; «nous garderons le quatrième, nous autres Provençaux, car si nous le donnions tout, cela irait trop mal; nous le mettrons à Saint-Gilles, comme en un lieu national»; et Rouergats, Toulousains et Biterrois, tous ceux qui ont le goût de la gloire, y viendront. Telles sont les puérilités auxquelles s'amusaient les troubadours de la décadence.
Comme poète d'amour, Sordel ne s'élève pas au-dessus du niveau commun, dit son éditeur. Ses chansons sont monotones; rarement un trait naturel vient rompre cette monotonie. Dans une discussion avec un autre troubadour, qui préférait à l'amour la vie des camps et la gloire des armes, Sordel défend son point de vue de la manière suivante: «Pourvu que celle en qui j'ai mis mon espérance croie que je suis vaillant, je vivrai toujours dans la joie parfaite...» Rien de bien neuf jusque-là, mais voici la fin: «Vous irez tomber de cheval pendant que je resterai près de ma dame; même si vous deveniez un des vaillants de France, un doux baiser vaut bien un coup de lance! [19]» C'est à peu près le seul trait naturel qu'on puisse relever dans ses chansons.
Voici qui est plus subtil. Sordel raconte comment son cœur lui a été enlevé par l'Amour. «Ma dame sut bien m'enlever mon cœur, dès que je la vis, avec un doux regard amoureux que me lancèrent ses yeux voleurs. Ce jour-là, avec ce regard, Amour m'entra au cœur de telle sorte qu'il me l'enleva et le mit en sa possession. Aussi est-il toujours auprès d'elle, où que j'aille ou que je sois.»
Cette manière subtile et affectée est beaucoup plus dans le goût de Sordel. Sa conception de l'amour se rattache assez bien à la conception classique. Pour lui aussi l'amour est un principe de bien et de vertu; aussi est-il jaloux de l'honneur de sa dame et exprime-t-il à plusieurs reprises son mépris pour les passions charnelles. L'amour ainsi conçu est une passion noble et pure.
Mais Sordel renchérit, comme la plupart des troubadours de la décadence, sur cette doctrine. L'amour, pour lui comme pour les poètes du temps, est quelque chose de plus éthéré, de plus quintessencié encore qu'à la période précédente [20]. La dame aimée n'a plus ni corps, ni figure; c'est une abstraction créée par l'esprit, le cœur n'y a point de part. Cette conception facilite dans le Midi de la France la transformation de la lyrique profane en lyrique religieuse; en Italie, elle annonce et prépare l'école de Bologne, où fleurit l'amour mystique.
Tel nous apparaît Sordel dans l'histoire et dans l'histoire littéraire; un chevalier de moyenne naissance dont la vie—sauf pendant sa jeunesse—n'offre rien de bien extraordinaire, qu'un poète de peu d'originalité.
Il a paru tout autre à Dante, qui lui a donné, dans la Divine Comédie, une place immortelle. Virgile lui montre, dans le Purgatoire, une âme éloignée des autres, «fière et dédaigneuse», qui les regardait. Virgile la prie de lui indiquer la route; mais l'âme, sans lui répondre, lui demande à son tour quelle est sa patrie. «Mantoue...» répond Virgile. Aussitôt l'âme inconnue parle: «O homme de Mantoue, je suis Sordel, originaire de ta terre et aussitôt l'autre l'embrassait.» C'est ici que se place la célèbre apostrophe de Dante à l'Italie: «O esclave Italie, maison de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, cette âme noble fut aussitôt prête, rien qu'en entendant le doux nom de sa terre, à faire fête à son concitoyen; tandis que tes fils se font une guerre sans trêve, et qu'ils s'enlèvent mutuellement ce qu'un mur ou un fossé renferment. Regarde, malheureuse, autour de tes rivages, et puis regarde dans ton sein si aucune partie jouit de la paix...» Et l'apostrophe se continue, violente et pathétique, jusqu'à la fin du chant [21].
Le chant suivant du Purgatoire est encore consacré à Sordel; et c'est en le lisant qu'on s'explique la place d'honneur que Dante a donnée au troubadour de Mantoue. Sordel montre à Virgile les âmes de ceux qui implorent leur pardon en chantant Salve Regina au milieu des fleurs suaves; ce sont les rois et princes qui ont négligé de faire leur devoir; et, en comptant bien, on y retrouve [22] ceux auxquels Sordel, dans sa plainte funèbre sur Blacatz, veut donner une part du cœur du mort. C'est donc cette composition—qui paraît faible à notre goût moderne—qui a inspiré Dante dans ce passage célèbre. On peut dire que Dante a vu Sordel transfiguré; la satire que celui-ci adressait aux rois était remarquable par l'étrangeté de la forme plutôt que par la violence du fond. Cependant elle a suffi pour que Dante donnât à Sordel, dans le Purgatoire, l'allure «fière et dédaigneuse» d'un poète redresseur de torts et pour qu'il lui accordât une place d'honneur dans la Divine Comédie. Si l'on songe que Sordel était mort depuis une quarantaine d'années, on voit que la légende, ou plus simplement l'imagination de Dante, avaient vite fait du poète une personnalité plus intéressante qu'il ne fut en réalité.
Cunizza nous apparaît aussi transfigurée dans le poème de Dante; elle est même mieux traitée que son ami Sordel; elle est dans le Paradis (ch. IX) et prend joyeusement son parti d'être encore dans un cercle inférieur: «Je fus appelée Cunizza, déclare-t-elle, et je brille à cette place parce que la lumière qui vient de cet astre (Vénus) me vainquit; mais je me pardonne joyeusement et je ne me plains pas de mon sort.» Elle ajoute; «cela peut vous paraître un peu fort à vous autres, vulgaire»; élevons-nous donc au-dessus du vulgaire, pour que cela ne nous paraisse pas trop fort.
Ce n'est pas la première fois que nous avons, dans ces études, l'occasion de citer Dante. On a rappelé à plusieurs reprises ses jugements sur certains troubadours, principalement sur ceux de la première période: Pierre d'Auvergne, Bernard de Ventadour, Bertran de Born, Giraut de Bornelh, Arnaut de Mareuil et surtout Arnaut Daniel. Il connaissait bien leur langue et c'est en provençal qu'il fait répondre le même Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du Purgatoire. Il a enfin montré dans son traité De vulgari eloquentia la connaissance profonde qu'il avait de leur technique poétique si délicate et si complexe; il est un des premiers à l'analyser.
Mais le sujet de la Divine Comédie ne se prêtait pas à l'imitation de la poésie des troubadours. C'est dans la Vita Nuova [23] et dans ses chansons que cette influence est sensible. Dante, en effet, avant d'écrire son grand poème, composa un certain nombre de poésies lyriques, chansons ou sonnets; ces derniers sont enchâssés dans la Vita Nuova. Comme poète lyrique Dante se rattache à l'école de Bologne, qui, dans la deuxième partie du XIIIe siècle, brilla d'un si vif éclat. Elle a hérité des traditions de la poésie sicilienne, où se trouvent tant de traces de l'influence provençale; seulement les poètes de l'école de Bologne l'emportent de beaucoup sur les Siciliens par plus d'imagination, plus de grâce et aussi plus de talent. Même quand ils imitent les troubadours, modèles communs de l'école sicilienne et de la leur, ils gardent leur originalité. Voici par exemple la traduction d'une des chansons les plus célèbres de Guido Guinicelli, le père de cette école poétique; on y retrouve des traits bien connus dans la poésie provençale; mais on y remarque aussi une imagination brillante et ingénieuse, qui rappelle Bernard de Ventadour.
La dame qui m'a rendu amoureux règne dans le ciel de l'amour, semblable à la belle étoile qui mesure le temps. De même que celle-ci illumine chaque jour le monde de sa face, ainsi ma dame resplendit aux nobles cœurs et aux âmes généreuses.
O douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu et dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que vous ne serez dans mes vers, car je ne suis point doué d'assez d'intelligence pour parler d'un objet si haut, ni pour me lamenter d'un si grand mal...
Tout ce que je vis, tout ce que j'entendis d'elle me revient à l'esprit; et tout est douleur dans mon souvenir. Si je me rappelle l'amitié qu'elle me montra quelquefois, je songe que je l'ai quittée. Si je me la rappelle sévère et courroucée, je crains qu'elle ne soit telle encore...
Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes toutes les fois que mes yeux rencontrent une belle femme... L'image de celle que je porte en moi devient alors si vivante et tellement impérieuse que je me sens mourir [24].
Cette imagination gracieuse, que gâte un peu d'affectation et de préciosité, défaut commun à la lyrique provençale et italienne, elle apparaît mieux encore dans une autre chanson du même poète, dont nous citerons les deux premières strophes.
L'amour s'abrite toujours en noble cœur, comme l'oiseau bocager dans le feuillage. La nature ne créa point l'amour avant noble cœur, ni noble cœur avant l'amour. La lumière ne fut point avant le soleil; elle fut avec lui et au même instant que lui. Comme du feu naît la chaleur, ainsi l'amour naît de noblesse; et flamme d'amour prend en noble cœur.
Une pierre précieuse ne s'imprègne point de la clarté d'une étoile, si le soleil ne l'a auparavant épurée, n'en a extrait toute parcelle grossière: alors seulement l'étoile lui communique sa splendeur. C'est ainsi, qu'en guise d'étoile, une dame remplit d'amour le cœur que la nature a créé noble et fier.
«Flamme d'amour naît en noble cœur», dit Guido Guinicelli; c'est presque par les mêmes termes que commence un sonnet célèbre de Dante dans la Vita Nuova.
Comme dit le Sage [Guido Guinicelli] l'amour et un noble cœur ne font qu'un; et quand l'un ose aller sans l'autre, c'est comme quand l'âme abandonne la raison.
La nature, quand elle est amoureuse, rend l'amour le Maître, et fait du cœur la maison dans laquelle on se repose en dormant, tantôt peu, tantôt longtemps.
Cependant la beauté se manifeste aux yeux par les traits d'une dame sage, et cet objet agréable fait naître un désir de la posséder; et quelquefois ce désir persiste de telle sorte qu'il éveille l'esprit d'amour. Un homme de mérite produit le même effet sur une dame [25].
Voilà comment Dante explique la naissance de l'amour; et voici comment, dans un autre sonnet, il en décrit les effets.
Ma dame porte amour dans ses yeux; aussi ennoblit-elle tout ce qu'elle regarde. Partout où elle passe, chaque homme tourne les yeux vers elle, et elle fait battre le cœur de celui qu'elle salue.
Aussi baisse-t-il la tête, et devient-il pâle, en se plaignant du peu de mérite qu'il a. L'orgueil et la colère fuient devant elle. Unissez-vous donc à moi, mes dames, pour lui faire honneur.
Non, il n'est pas de pensée douce et modeste qui ne naisse dans le cœur de celui qui l'entend parler; aussi celui qui la voit le premier est-il bienheureux.
L'air qu'elle a quand elle sourit ne se peut exprimer ni retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nouveau et éclatant [26].
Rapprochons enfin de ces deux sonnets la chanson suivante de la Vita Nuova.
Dames, qui savez vraiment ce que c'est qu'amour, je veux m'entretenir avec vous de ma dame, non que j'espère la louer dignement, mais dans l'intention de soulager mon esprit en parlant d'elle. Je dis que, lorsque je réfléchis à mon mérite, l'amour se fait si doucement entendre à moi que, si je ne perdais pas toute hardiesse en ces moments, ce que je dirais rendrait tout le monde amoureux. Mais je ne veux pas m'élever si haut, dans la crainte que ma timidité ne me fasse tomber trop bas. Je traiterai donc avec vous, dames et demoiselles, mais bien légèrement, eu égard à son mérite, des éminentes qualités de ma dame.
Un ange invoqua Dieu en disant: «Sire, on voit au monde une merveille dont les manières nobles et gracieuses procèdent d'une âme dont la splendeur s'élève et parvient jusqu'ici.» Le ciel, à qui il ne manquait rien que de la posséder, la demanda à son seigneur, et chaque saint la réclame par ses prières. La seule pitié plaide ma cause dans le Ciel; en sorte que Dieu, sachant qu'il s'agit de ma dame, dit: «O mes bien-aimés! souffrez tranquillement que celle que vous désirez de voir reste autant qu'il me plaira là où il y a quelqu'un (Dante) qui s'attend à la perdre, et qui dira aux damnés dans l'enfer: «J'ai vu l'espérance des bienheureux.»
Ma dame est désirée dans le plus haut des cieux. Maintenant je veux vous faire connaître quelque chose de son mérite et je dis: toute dame qui veut prendre des manières nobles doit aller avec elle, parce que, quand elle s'avance quelque part, Amour jette aussitôt une glace sur les cœurs corrompus, qui frappe et détruit toutes leurs pensées. Celui qui serait exposé à la voir ou s'ennoblirait ou mourrait; et quand elle rencontre quelqu'un digne de la regarder, celui-là éprouve toute la puissance de ses vertus; et s'il lui arrive qu'elle l'honore de son salut, elle le rend si modeste, si honnête et si bon, qu'il va jusqu'à perdre le souvenir de toutes les offenses qu'il a reçues. Cette dame a encore reçu une grâce particulière de Dieu; car la personne qui lui a adressé là parole ne peut pas mal finir...
Cette chanson, jointe aux deux sonnets qui précèdent, et aux chansons de Guido Guinicelli, nous montre quelle est la conception que les poètes de l'école du dolce stil nuovo se font de l'amour. La dame chantée par eux devient de plus en plus une pure abstraction. C'est précisément la même transformation qui s'est produite chez les troubadours de la décadence. Cette conception d'un amour qui n'a plus rien de terrestre et de charnel, qui s'adresse à l'esprit et non à la matière, a facilité, on s'en souvient, la transformation de la poésie courtoise en poésie religieuse. C'est ce même esprit qui anime Dante chantant Béatrice et l'école poétique à laquelle il se rattache comme poète lyrique.
Sans doute ce n'est pas aux troubadours de la décadence que Dante a emprunté sa conception de l'amour; il connaissait plutôt ceux de la première période [27]. Mais lui et l'école de Bologne ou de Florence se rattachent à eux. Si les troubadours provençaux n'avaient pas traité pendant près de deux siècles l'amour courtois, sa noblesse, son influence sur le cœur et sur l'esprit de l'homme, l'école sicilienne ainsi que celle de Bologne n'auraient peut-être pas existé ou elles auraient traité d'autres sujets. Et sans doute nous aurions la Divine Comédie ainsi que la poignante élégie de la Vita Nuova, mais on voit tout ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l'œuvre du grand poète italien.
Il manquerait quelque chose aussi à l'œuvre de Pétrarque. On sait qu'il passa une grande partie de sa vie dans le Midi de la France, à Avignon, à Carpentras et à Montpellier. Le dernier troubadour était mort dans les dernières années du XIIIe siècle, mais Pétrarque vécut dans un milieu où le souvenir de la poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours auxquels il a donné une place d'honneur dans son Triomphe d'amour; c'est une page d'histoire littéraire écrite par un poète. Pétrarque y rapproche les troubadours les plus célèbres des noms les plus connus de la lyrique italienne. A la suite des poètes anciens qui ont chanté l'amour, comme Anacréon, Virgile, Ovide, Pétrarque voit s'avancer les plus illustres de ses compatriotes, Dante et Béatrice, Cino da Pistoja, et Selvaggia, puis les deux Guide, Guinicelli et Cavalcanti, enfin les Siciliens qui sont déchus de leur ancienne royauté poétique.
Après eux venait «une troupe d'étrangers ayant écrit en langue vulgaire, le premier d'entre tous, Arnaut Daniel, grand maître d'amour, dont le style élégant et poli fait encore honneur au pays qui l'a vu naître; avec lui marchaient aussi l'un et l'autre Pierre (Pierre Rogier, Pierre Vidal?) si tendres aux coups de l'amour; et le moins fameux Arnaut (Arnaut de Mareuil), et tous ceux qu'amour ne put soumettre qu'après de longs efforts; c'est des deux Rambaut que je parle, qui tous deux chantèrent Béatrix de Montferrat (Rambaut d'Orange, Rambaut de Vaquières) et le vieux Pierre d'Auvergne, avec Giraut (de Bornelh); Folquet, dont le nom fait la gloire de Marseille, qui a frustré Gênes de cet honneur, et qui à la fin changea sa lyre et ses chansons contre une meilleure patrie, contre un costume et une condition plus saintes; Jaufre Rudel qui employa la rame et la voile pour chercher sa mort et mille autres encore à qui la langue fut toujours lance et épée, bouclier et casque [28].
On n'avait pas besoin de ce témoignage de Pétrarque pour reconnaître en partie les sources de son inspiration. Sans doute, il a visé à l'originalité dans l'expression des sentiments amoureux, au point qu'il se privait [29] de lire les poètes italiens de son temps pour ne pas tomber dans l'imitation; sans doute aussi la passion que lui inspira Laure suffisait à émouvoir son âme de poète. Mais ce n'est pas impunément qu'il avait étudié les troubadours et ce n'est pas au hasard que sont dues les nombreuses analogies avec leur poésie qu'on a relevées depuis longtemps dans son œuvre.
D'où est tiré par exemple le couplet suivant, d'une chanson de troubadour ou de Pétrarque: «L'amoureuse pensée qui habite en mon cœur vous montre si vivement à mes yeux qu'elle chasse de mon esprit toute autre joie. C'est elle qui m'inspire ces actions et ces paroles, qui, je l'espère, me rendront immortel, malgré la mort de cette chair... Si quelque beau fruit naît de moi, c'est de vous qu'en vient la semence; de moi-même je ne suis qu'un terrain desséché; toute culture me vient de vous, à vous en revient le mérite [30].» Le passage suivant est emprunté à un troubadour et on y retrouve une pensée qui est devenue un lieu commun dans la poésie provençale: «Vous réunissez en vous toute courtoisie; il n'est homme si vilain qui devant vous ne se sente ennobli»; même pensée dans Pétrarque, exprimée d'ailleurs avec plus de grâce: «Qu'est devenu ce beau visage, cet aimable regard, cette démarche si fière et si noble? Qu'est devenu ce parler qui rendait humble le cœur le plus farouche et le plus dur, et qui d'une âme vile faisait une âme généreuse?» On sait la place que tiennent soupirs et pleurs dans la poésie des troubadours. «Je pleure toute la journée, dit Pétrarque, et puis, pendant la nuit, quand se reposent les malheureux mortels, je me reprends à pleurer; et mes maux redoublent encore; ainsi je dépense mon existence en pleurs.» Voici enfin, pour terminer, un couplet qui est tout à fait dans le goût des troubadours, et pour lequel on trouverait plus d'un modèle; c'est une description des impressions diverses que produit l'amour. «Amour en un même instant me presse et me retient, me rassure et m'effraye; il me brûle et me glace; il me plaît et m'irrite; il m'appelle à lui, il me repousse; il me remplit d'espérance, il me remplit de chagrin.»
On pourrait multiplier sans peine ce genre de citations. Cependant, il faut observer que quelques traits sont peut-être empruntés aux poètes italiens de l'école de Bologne et de Florence; et quelquefois sans doute c'est à travers ces poètes italiens que Pétrarque a imité les troubadours. Et surtout—et nous terminerons par là—l'originalité de Pétrarque vis-à-vis de la poésie provençale et même vis-à-vis de la poésie italienne n'en demeure pas moins grande. La première poésie lyrique italienne faisait de l'amour une abstraction que l'on pouvait confondre dans une admiration commune avec l'intelligence et même avec la philosophie.
Cette passion était trop épurée et devenait trop éthérée. Pétrarque la ramène sur la terre, où est en somme sa véritable place. Sans doute il ne la ramène pas sur une terre vulgaire, au milieu des passions et des désirs charnels; mais on sent que la beauté physique de Laure l'a frappé, qu'il a été sensible à l'éclat de ses regards, et ce n'est pas dans l'école italienne qu'il a pris les traits de la description suivante: «En quel lieu, en quelle mine précieuse Amour a-t-il pris l'or dont il a fait ses deux blondes tresses? sur quelles épines a-t-il cueilli ces roses? sur quelle plage ces neiges tendres et fraîches?... Où a-t-il pris ces perles qui arrêtent et voient se briser ces paroles si douces, si pures, si étrangères au monde? Où a-t-il pris les beautés si grandes et si divines de ce front plus serein que le ciel?» Rapprochons de ce passage le suivant, où Pétrarque célèbre «les mains blanches et déliées (de Laure), ses bras gracieux, sa démarche doucement altière... et sa jeune et belle poitrine siège d'une haute sagesse». C'est en pensant à des passages de ce ton qu'un critique a pu dire, en quelques phrases qui sont d'heureuses formules: «Pétrarque n'adore pas l'idée, mais la personne de la femme; il sent qu'il y a quelque chose de terrestre dans ses affections et il ne peut les séparer des désirs charnels [31].» C'est par là qu'il s'éloigne de ses contemporains et qu'il se rapproche non des troubadours de la décadence, mais plutôt de ceux du XIIe siècle.
L'histoire de l'influence de la poésie provençale en Italie peut être arrêtée ici [32]; non qu'il n'y eût rien à ajouter; au contraire cette influence est encore très vivante pendant le XIVe siècle. Bientôt elle diminue d'ailleurs et le classicisme de la Renaissance italienne fait oublier pendant un temps les troubadours.
Mais on n'a jamais perdu en Italie le souvenir de leur poésie. Du XIVe siècle à nos jours on trouve une série ininterrompue d'esprits de tout ordre, gracieux poètes ou graves historiens, qui l'ont étudiée avec passion. Les uns et les autres n'ont jamais cessé et ne cessent encore de rendre à l'ancienne poésie provençale l'hommage que lui ont rendu les deux grands poètes par lesquels s'ouvre l'histoire de leur propre poésie, Dante et Pétrarque.
Les troubadours en Catalogne.—Relations entre le Midi de la France et la péninsule ibérique.—Jaime Ier d'Aragon et les troubadours.—Les troubadours en Castille: Alphonse X le Savant.—La poésie galicienne ou portugaise.—Le roi-poète Denys.—Influence provençale.—Les Minnesinger.—Influence provençale: comment elle s'est produite.—L'originalité des Minnesinger.—Walter von der Vogelweide.—La poésie lyrique de la langue d'oïl.—L'école «provençalisante».—Conon de Béthune; le châtelain de Coucy; Gace Brulé.
La péninsule ibérique fut de très bonne heure pour les troubadours un pays de prédilection. Les cours d'Aragon, de Castille, de Léon, de Navarre, de Portugal, leur furent hospitalières. Ils y trouvèrent des princes éclairés, amoureux de poésie, et récompensant royalement le talent; il n'en fallait pas davantage pour attirer de tous les points du Midi de la France jongleurs et troubadours. Au point de vue linguistique la langue catalane n'était—et n'est encore—qu'une variété des dialectes occitaniques; cette circonstance rendit encore plus faciles les relations littéraires.
Les troubadours se rendaient en Espagne par les deux grandes voies qui ont toujours existé aux extrémités de la chaîne des Pyrénées. L'une—celle de l'Ouest—avait une importance de premier ordre parce qu'elle était le «chemin des pèlerins» qui allaient à Saint-Jacques de Compostelle, en Galice [1]. Elle portait en Espagne le nom de «chemin français». Celle de l'Est n'avait pas moins d'importance; elle mettait en rapports la Provence avec le comté de Barcelone et le royaume d'Aragon. Les relations étaient d'autant plus étroites que les comtes de Barcelone et rois d'Aragon avaient des possessions dans le Midi de la France, par exemple Montpellier.
Nous ne pouvons pas, dans cette brève esquisse, étudier on détail l'influence de la poésie des troubadours en Espagne. Il y faudrait un volume, et il a été écrit il y a près d'un demi-siècle. Contentons-nous de résumer à grands traits cette histoire.
Rappelons d'abord que l'Espagne continue pendant le XIIe et le XIIIe siècle la «reconquista», la «reconquête» de son sol sur les Maures et que les poésies des troubadours qui ont vécu en Espagne sont remplies de l'écho de ces croisades.
La Catalogne, grâce à son affinité linguistique et à sa situation géographique, fut une des régions où l'influence de la poésie provençale se fit le plus profondément sentir. Elle était considérée par les troubadours comme le pays de la joie et de la gaîté; les allusions à la bonne humeur, au bon accueil des Catalans sont nombreuses dans l'œuvre des troubadours; voici comment s'exprime l'un d'eux dans une pièce à refrain.
Puisque mon étoile n'a pas voulu que de ma dame me vienne le bonheur... il faut que je me mette dans la voie du vrai amour: et cette voie je l'apprendrai bien dans la gaie Catalogne, parmi les Catalans vaillants et les Catalanes aimables. Car courtoisie, mérite et valeur, joie, reconnaissance et galanterie, libéralité et amour, connaissance et grâces, toutes ces qualités sont l'apanage de la Catalogne, où les hommes sont vaillants et les femmes aimables [2].
Comme les troubadours italiens, les troubadours catalans écrivirent en provençal jusqu'au XIVe siècle, quoique de belles chroniques [3] aient été composées en prose catalane pendant le règne de Jaime Ier d'Aragon (1213-1276) et de ses successeurs immédiats.
Ce roi, qu'on a appelé le «Conquistador» à cause de ses victoires sur les Maures, est un de ceux qui, en Espagne, ont été le plus accueillants aux troubadours. Né à Montpellier en 1208, il aimait à revenir dans sa «bonne ville», toujours suivi d'un nombreux cortège de troubadours et de jongleurs. Plus d'un l'accompagna dans ses expéditions et reçut des terres, par exemple après le siège de Valence. Jaime d'Aragon accueillit surtout les troubadours languedociens qui s'exilèrent pour fuir les rigueurs de l'Inquisition ou qui ne s'accommodaient pas du nouveau régime créé dans le Midi de la France à la suite de la croisade contre les Albigeois. De ce nombre furent Peire Cardenal, Bernard Sicart de Marvejols, et, pendant la dernière période de sa vie, son favori N'At de Mons.
Si les troubadours ont fait l'éloge de Jaime Ier [4], ils ne lui ont pas ménagé leurs critiques en une circonstance où il n'a pas secondé leurs désirs comme ils l'auraient voulu. Il s'agit du soulèvement de 1242, fomenté par le comte de la Marche, le comte de Toulouse et autres seigneurs, et qui fut le dernier effort du Midi pour recouvrer son indépendance. Le bruit avait couru que le roi d'Aragon avait promis de secourir le comte de Toulouse, comme l'avait fait son père, mort à Muret pendant la croisade contre les Albigeois. Aussi la déception fut-elle grande quand on apprit que le Conquistador n'était pas intervenu dans cette courte lutte et avait laissé battre les Anglais et leurs alliés à Saintes et à Taillebourg. Voici comment un troubadour exprime son indignation.
Comte du Toulousain, plus j'examine les puissants, plus je vous vois au faîte de l'honneur... Nous avons vu la Marche, Foix et Rodez faire défection tout de suite... Si le roi Jacques, à qui nous n'avons pas manqué de parole, eût tenu ce qui avait été, dit-on, convenu entre lui et nous, les Français, à coup sûr, auraient grande douleur et seraient dans les pleurs... Anglais, couronnez-vous de fleurs et de feuillages. Ne vous donnez aucune peine, même si on vous attaque, jusqu'à ce que l'on vous prenne tout ce que vous avez [5].
Le roi d'Aragon ne paraît pas avoir été très sensible à ces satires et à d'autres bien plus violentes qui ne lui furent pas ménagées [6]. Il est certain que si le Conquistador avait secondé, avec sa puissance et ses talents militaires de premier ordre, les efforts un peu désordonnés que faisaient les Méridionaux pour se reconstituer—ou se constituer—une nationalité, les choses auraient pu changer de face. Mais Jaime déployait son activité contre les Maures qu'il chassait du royaume de Valence et des Baléares. Son règne fut long et glorieux; un des derniers troubadours qui ont fréquenté sa cour, N'At de Mons, a surtout écrit des poèmes théologiques. Cependant, d'une manière générale, les troubadours qui ont été en relations avec le Conquistador ont plutôt cultivé la poésie guerrière ou morale que la poésie religieuse.
En Castille un des premiers protecteurs des troubadours fut le roi Alphonse VIII, celui qui gagna sur les Sarrasins la célèbre bataille de Las Navas de Tolosa (1212), victoire aussi décisive pour la chrétienté que celle de Poitiers gagnée par Charles Martel. Pour exciter les courages, au début de l'expédition, un troubadour [7] composa une chanson de croisade enflammée.
Seigneur, par nos péchés s'accroît la force des Sarrasins; Saladin a pris Jérusalem que nous n'avons pas encore reconquise; aussi le roi de Maroc annonce qu'il va combattre tous les rois chrétiens avec ses Andalous et Arabes, armés contre la foi du Christ... Les soldats qu'il a choisis ont tant d'orgueil qu'ils croient que le monde leur est soumis; les Marocains se mettent en troupes par les prairies et disent entre eux avec orgueil: «Francs, faites-nous place; à nous est la Provence et le comté de Toulouse, jusqu'au Puy»; jamais plus cruelles vantardises ne furent entendues de la part de ces chiens sauvages sans foi ni loi... Puisque nous sommes de sincères croyants, ne laissons pas nos héritages à ces chiens noirs d'Outremer; conjurons le péril avant qu'il nous atteigne. Nous leur avons jeté en travers Portugais, Galiciens, Castillans, Aragonais, Navarrais qui les ont mis honteusement en fuite.
C'est là un chant de guerre qui peut nous donner une idée de ce que furent les chansons de croisade composées par les troubadours en Espagne, pendant la période héroïque de la «reconquista». C'est au même roi Alphonse VIII que Peire Vidal, le troubadour fantasque dont il a été déjà souvent question, adressa quelques-unes de ses poésies.
L'Espagne est un bon pays, dit-il dans l'une d'elles; ses rois et ses seigneurs sont aimables et affectueux, généreux et bons, de courtoise compagnie; et il y a d'autres barons, preux et accueillants, hommes de sens et de connaissance, hommes vaillants et distingués.
Sans nous attarder davantage, passons au règne d'Alphonse X de Castille (1252-1294). Ce roi fut, dans la péninsule, avec Jaime d'Aragon, le protecteur le plus généreux des troubadours. Dès le début de son règne ils accoururent en foule auprès du roi «savant». Le Génois Boniface Calvó, dont il a été question dans le chapitre précédent, fut parmi les premiers et resta un de ceux à qui le roi et son entourage manifestèrent le plus de sympathie. Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, séjourna près de dix ans à la cour de Castille.
Voici comment une peinture du temps nous représente cette cour à Tolède. «Le roi est en train de dicter, entouré d'une foule de maîtres et de troubadours, de clercs, de jongleurs et de jongleresses, suspendus à ses lèvres, les uns l'écoutant et l'admirant, d'autres chantant et adaptant une mélodie à ses paroles sur la viole ou sur le luth.» Ce tableau pittoresque paraît des plus exacts. Alphonse X était poète, comme on va le voir tout à l'heure; il fit traduire de nombreux ouvrages scientifiques et dota la Castille d'un code célèbre connu sous le nom des Sept Parties. C'était un roi savant et non un roi «sage» comme on l'appelle quelquefois en prenant à contresens le mot espagnol «sabio». La fin de son règne fut attristée par toutes sortes d'infortunes. Les troubadours quittèrent la cour de Castille et n'y reparurent plus. A ce moment d'ailleurs la poésie lyrique que l'Espagne n'avait pas connue était dans tout son éclat en Galice et en Portugal.
Le nombre des troubadours qui ont séjourné en Espagne est sensiblement plus grand que celui des troubadours qui ont vécu en Italie. Cependant leur influence y a été, en un certain sens, moins profonde. Laissons de côté la Catalogne, qui, au point de vue linguistique, n'est qu'une province de la langue d'oc: les troubadours qu'elle a produits sont d'ailleurs médiocres, et, sauf une ou deux exceptions, ne peuvent se comparer aux troubadours italiens qui ont écrit en provençal. Mais la poésie lyrique n'a pas pu prendre racine ni en Aragon, ni dans la plus grande partie de la Castille, ni dans le royaume de Léon ni en Navarre; et cependant les troubadours y furent accueillis avec une très grande sympathie. Ces pays ont connu plutôt la poésie héroïque des «romances»; la race ne paraît pas y avoir eu la «tête» lyrique ou du moins, en ce genre, la poésie de langue étrangère paraissait suffisante. Il n'en fut pas de même en Portugal et en Galice, où la poésie lyrique est au premier plan comme dans le Midi de la France ou en Italie.
L'ancienne poésie lyrique portugaise ne nous est connue que par trois manuscrits précieux [8]. Les premiers monuments de cette poésie ne paraissent pas remonter au delà de la fin du XIIe siècle. C'est l'époque la plus florissante de la poésie provençale. Le comte de Poitiers, Cercamon, Jaufre Rudel et autres sont bien plus anciens que ne serait l'auteur de ces premières poésies portugaises.
Mais cette date elle-même est une date extrême, et en réalité la littérature portugaise ou galicienne (car elle porte les deux noms) fleurit surtout au XIIIe et au XIVe siècle [9]. Son époque la plus brillante est celle qui comprend les règnes d'Alphonse X de Castille (1252-1284) et de Denis, roi du Portugal (1280-1325). C'est d'après ces rois poètes qu'on la distingue en plusieurs grandes périodes. L'ensemble de ces périodes forme «l'époque provençale [10]».
La poésie galicienne fut si brillante, surtout dans la deuxième partie du XIIIe siècle, que les Castillans qui s'adonnèrent à la poésie lyrique profane lui empruntèrent sa langue. C'est ainsi, on s'en souvient (et pour les mêmes raisons), que le provençal fut adopté comme langue poétique par de nombreux poètes italiens et catalans. En ce qui concerne le galicien, une des preuves les plus remarquables de la prépondérance qu'avait prise ce dialecte dans la langue de la poésie nous est fournie par les œuvres du roi Alphonse X de Castille, le roi savant. C'est en effet le galicien qu'il emploie dans ses poésies profanes; mais le même a écrit en castillan ses poésies à la Vierge et il a contribué plus que tout autre, par de nombreux écrits scientifiques ou historiques, au développement de la prose castillane.
Les poésies profanes du roi Alphonse X de Castille qui nous sont parvenues sont en général d'un caractère satirique, avec de nombreux traits de réalisme; elles nous donnent souvent une idée assez exacte—et fort piquante—de ce qu'était la vie de cour auprès du roi savant. Les chansons du roi Denis de Portugal sont plus intéressantes pour le sujet qui nous occupe ici. Elles appartiennent en effet pour une grande partie à la lyrique courtoise. C'est à son œuvre que seront empruntées la plupart de nos citations.
La poésie galicienne du XIIIe et du XIVe siècle est représentée par environ deux mille pièces lyriques. Elles sont l'œuvre de plus de cent cinquante poètes appartenant pour la plupart aux classes élevées de la société. Parmi eux on compte quatre rois, nombre de grands seigneurs et de grands dignitaires [11].
Cette poésie, comme la poésie provençale, est essentiellement une poésie de cour. Deux des genres les plus cultivés sont les mêmes que les deux genres principaux des troubadours de la Provence: la chanson d'amour (six cents environ, un tiers de l'œuvre totale) et les chants de médisance, correspondant aux sirventés (quelques centaines). Les autres genres cultivés par les troubadours provençaux: descorts, aubes, pastourelles, etc., sont également représentés dans la poésie galicienne. Un genre qui est connu aussi dans la poésie provençale a pris en Portugal un développement particulier; c'est celui des «chansons d'ami»; une jeune fille—et non une jeune femme—y exprime ses plaintes sur l'absence du bien-aimé ou sur sa froideur; mais ce genre est connu des plus anciens troubadours provençaux et une belle romance de Marcabrun que nous avons déjà citée en est un exemple remarquable.
Tout, dans la forme, dénonce donc une imitation provençale; la métrique est empruntée au même modèle. Les troubadours galiciens n'ont pas d'ailleurs caché leur admiration pour la lyrique provençale: «les Provençaux sont de bons poètes», dit l'un d'eux; «je désire à la manière provençale faire maintenant un chant d'amour», dit le même poète, et c'est le roi Denis qui fait ces deux déclarations.
Même si on n'avait pas de déclarations de ce genre, on reconnaîtrait facilement dans la poésie portugaise la plupart des lieux communs de la lyrique provençale. C'est certainement dans l'emploi des termes empruntés au service féodal que cette imitation est le plus sensible. La «dame» est la «maîtresse» (senhor), comme dans la poésie du Midi de la France; le poète se considère comme l'homme-lige, comme le vassal de cette suzeraine. «Je vous vis un jour pour mon malheur, dame, dit le roi Denis, car depuis que je suis devenu votre serviteur, vous me traitez toujours plus mal.» «Je vous ai toujours servie, dame, et vous fus loyal, je le serai tant que je vivrai.» Voilà des formules du «vasselage amoureux» bien connues de la poésie provençale. Dans l'une comme dans l'autre poésie l'amant se fait humble, comme il convient à un serviteur; il fait appel à la pitié de sa dame.
On se souvient des passages où les troubadours déclaraient appartenir corps et âme à la personne aimée, qui pouvait en disposer à son gré, presque comme d'une chose. Voici sous quelle forme la même idée se présente dans une poésie du roi Denis:
Traitez-moi bien ou mal, dame, tout cela est en votre pouvoir; par ma bonne foi je souffrirai le mal; car, pour le bien, je sais parfaitement qu'il ne m'en viendra aucun [12].
Dans le joli petit poème suivant le refrain rappelle la même idée.
Jamais je n'osai vous dire, dame, le grand bien que je désire; me voici en votre prison, faites de moi ce qui vous plaira.
Jamais je ne vous ai rien dit des souffrances qui me sont venues de vous, dame; me voici en votre prison, traitez-moi mal ou bien.
Jamais je n'ai osé vous conter, dame de mon cœur, les maux que vous m'avez fait souffrir; me voici en votre prison, vous pouvez me guérir ou me tuer [13].
Voici encore un trait important qui rappelle d'une façon précise l'étroite parenté des poésies provençale et portugaise.
C'est un honneur, dans l'une comme dans l'autre, d'aimer «en haut lieu», c'est-à-dire de choisir comme objet de son amour une femme à qui l'on supposait toutes les qualités de l'esprit plutôt que du cœur. La dame ainsi choisie, disent souvent les troubadours, mériterait la couronne. C'est le thème que développe le roi Denis dans la chanson suivante.
Puisque Dieu, dame, vous a toujours fait faire du bien le meilleur et qu'il vous a donné tant de connaissance, je vous dirai une vérité, s'il plaît à Dieu: vous étiez faite pour un roi.
Et puisque vous savez toujours comprendre et choisir le meilleur, je veux vous dire une vérité, dame que je sers et que je servirai: puisque Dieu vous créa ainsi, vous étiez bonne pour un roi.
Puisque Dieu n'en fit jamais de semblable, et qu'il n'en fera jamais de semblable pour l'intelligence et les belles paroles, si Dieu voulait en disposer ainsi, vous étiez faite pour un roi [14].
Citons enfin du même roi Denis deux pièces où l'imitation est des plus caractéristiques. Dans la conception de l'amour courtois, telle que l'ont créée les troubadours provençaux, l'honneur de la dame aimée est au-dessus de tout. C'est aussi la pensée que développe le roi Denis dans la petite pièce suivante.
Quoique je sois très amoureux, je ne désire pas obtenir grand bien de celle que j'aime; car je vois et je sais que le dommage qu'elle en retirerait serait plus grand que la joie qui pourrait m'en advenir; qui désire un tel bien estime bien peu l'honneur de sa dame.
Puisque je m'appelle et que je suis son serviteur, ce serait une grande trahison, si pour le bien qu'elle me donnerait ma dame gagnait mal et injustice. Tous les parfaits amants m'approuveront [15].
Ceci est tout à fait dans le ton des troubadours provençaux comme la chanson suivante, du même roi Denis.
Je désire à la manière provençale faire maintenant un chant d'amour; je voudrais y louer ma dame, à qui ne manque ni le mérite, ni la beauté, ni la bonté. J'ajouterai encore: Dieu la fit si parfaite en toutes qualités qu'elle vaut mieux que toutes les dames du monde. Dieu voulut, en créant ma dame, lui donner la connaissance de tout bien et de toute valeur... et il lui fit un grand honneur quand il ne permit pas qu'aucune autre lui fût égale. En ma dame Dieu ne mit jamais le mal; il y mit mérite et beauté, lui apprit à bien parler et à mieux sourire qu'aucune autre femme [16].
L'imitation est heureuse et le roi poète s'est bien assimilé la manière des troubadours.
Cependant ce serait une erreur de croire que les poésies du roi Denis et les autres œuvres de l'école galicienne doivent tout à l'imitation provençale. D'abord l'imitation des poésies de langue d'oïl y est sensible; il est vrai que la poésie lyrique du Nord de la France a pris ses modèles dans le Midi, comme on va le voir.
Ce qui est plus important, c'est que la poésie portugaise comprend beaucoup d'œuvres qui paraissent être d'inspiration populaire. Et il y en a de charmantes qui semblent ne rien devoir à l'imitation.
L'influence provençale sur cette poésie consisterait donc surtout en ceci: c'est qu'elle aurait contribué à faire de cette poésie populaire une poésie courtoise. L'imitation n'est pas aussi sensible que dans la première poésie italienne; mais l'influence des troubadours a été capitale pour transformer cette poésie [17].
Comment et à quelle époque s'est produit le contact entre troubadours provençaux et galiciens? Problème intéressant, mais non encore résolu. Peu de troubadours provençaux ont visité le Portugal; mais l'école galicienne n'était pas confinée dans les limites, surtout dans les limites actuelles de ce pays. Les chevaliers poètes vivaient souvent aux cours de Léon et de Castille, où fréquentèrent si volontiers les troubadours, depuis le XIIe siècle. C'est par là que se serait faite l'initiation. En ce qui concerne l'influence de la langue d'oïl, elle a pu s'exercer par les mêmes moyens. Mais il y a ici un élément de plus: c'est que plusieurs des premiers princes du Portugal sont de race bourguignonne. Ajoutons enfin que par ses côtes la Galice et le Portugal étaient en relations directes avec d'autres pays que le Midi de la France. Pour conclure, le Portugal paraît avoir eu une poésie autochtone; mais c'est l'influence des troubadours provençaux qui en a fait une poésie courtoise. Si le problème est encore discuté dans le détail, la solution est depuis longtemps acceptée.
Transportons-nous maintenant de l'extrémité de la péninsule ibérique aux bords du Danube où a fleuri la poésie des premiers Minnesinger [18].
On divise l'histoire des Minnesinger en deux périodes: la première comprend les poètes de l'école austro-bavaroise, dont l'activité poétique s'est exercée surtout dans la vallée du Danube, en Bavière et en Autriche. Cette première période serait celle de la poésie populaire. «Le chant d'amour courtois, dit un historien de la littérature allemande, sortit, en Autriche et en Bavière, de la chanson d'amour populaire. Encore aujourd'hui les habitants des Alpes bavaroises et autrichiennes se distinguent par le don d'une hardie improvisation musicale. Il faut y voir un héritage des temps primitifs. De courts chants d'amour n'étaient pas plus étrangers aux vieux Ariens et aux Germains qu'à tous les autres peuples de la terre, même les plus humbles... Les chants d'amour populaires volèrent comme des fils à la Vierge, des vertes prairies sur lesquelles dansaient les paysans, jusqu'aux châteaux des nobles [19].»
La deuxième période est l'époque de l'école rhénane. On s'accorde à reconnaître l'influence de la poésie française et provençale sur les poètes de cette école. La première seule serait indépendante de toute imitation.
Cette théorie a été contestée, en particulier par M. A. Jeanroy. Sans reprendre ici cette discussion, remarquons seulement, à la suite du savant auteur des Origines de la poésie lyrique en France, que plusieurs imitations d'auteurs provençaux paraissent évidentes chez les minnesinger de la première période. Toute cette poésie primitive, que l'on prétend populaire, «est déjà profondément imprégnée des théories courtoises de l'amour». «L'amant fait hommage à sa dame de sa personne... il s'engage à faire tout ce qu'elle lui ordonnera; il lui est soumis «comme le bateau l'est au pilote quand la mer est calme [20]». Le service, le vasselage amoureux y est chose connue. Comme Jaufre Rudel, le minnesinger Meinloh a recherché sa dame pour sa «vertu». «Quant je t'ai entendu louer, je voulais te connaître; pour ta grande vertu, j'ai couru çà et là jusqu'à ce que je t'aie trouvée.» L'amour a un pouvoir ennoblissant, comme chez les troubadours; comme eux aussi, et plus encore peut-être, si on en juge pas leurs plaintes, les minnesinger ont à souffrir des «médisants».
Il semble donc que ce soit avec raison qu'on ait cherché et retrouvé jusque dans les plus anciens minnesinger des traces de l'imitation provençale. Aussi un des derniers historiens qui s'est occupé de la question divise-t-il les minnesinger en deux groupes [21]: le premier comprend ceux qui n'ont pas eu assez d'originalité pour s'élever au-dessus des modèles qu'ils imitaient; ce sont la plupart des poètes du «Minnesangs Frühling»; au second groupe appartiennent ceux qui, comme Walter von der Vogelweide, Hartmann von Aue, ou l'Alsacien Reinmar, ont su garder leur originalité. Ce qui caractérise ce second groupe c'est que l'influence de la poésie lyrique ou épique de langue d'oïl y est partout sensible.
Comment les minnesinger ont-ils pu être en contact avec les troubadours? D'abord par la vallée du Danube, où apparaissent les premiers minnesinger et qui est précisément une des grandes routes des peuples et des croisades en particulier: on sait que plus d'un jongleur l'a parcourue. Une autre route importante conduisait de Venise à Vienne, en Hongrie et en Bohême. C'est sans doute celle que prit Peire Vidal, quand il alla visiter la cour de Hongrie. De plus on a remarqué un fait important et qui mérite d'être mis en lumière. Beaucoup de minnesinger ont été au service des Hohenstaufen et ont séjourné, à ce titre, assez longtemps en Italie. Enfin il ne faut pas oublier les prétentions des empereurs germaniques sur le petit royaume d'Arles: en 1179 Frédéric Ier fit un séjour de trois mois en Provence. C'est entre 1170 et 1190 que se serait produit le contact entre troubadours et minnesinger.
Cependant cette imitation resta originale. Il en est un peu de l'ancienne poésie lyrique allemande comme de l'ancienne poésie portugaise. Il y avait certainement des chants populaires; et les dons poétiques n'ont jamais manqué à la race allemande. Aussi tout en prenant une partie de leur inspiration chez les troubadours, les minnesinger ont-ils gardé leur originalité; leur conception de l'amour en particulier est par certains côtés une création nouvelle, indépendante de son modèle [22].
Elle est, en partie, une image de la société germanique du temps, où il semble qu'il y ait eu moins de liberté dans les mœurs qu'au pays des troubadours. Il est souvent question, chez les minnesinger, d'un personnage chargé de veiller sur la conduite de la femme; on n'a signalé que deux mentions d'un personnage semblable chez deux troubadours, Guillaume de Poitiers et Marcabrun. Le minnesinger ne choisit pas une dame pour objet de ses chants, il ne la désigne pas par un pseudonyme, un senhal, comme c'est d'usage dans la poésie provençale; il chante la femme en général. La discrétion est une des qualités principales de l'amant d'après la théorie des troubadours; ce côté de la doctrine de l'amour courtois est un de ceux que les minnesinger ont développé le plus volontiers; la discrétion (tougen minne) paraît avoir joué encore un plus grand rôle dans la société amoureuse germanique qu'en Provence. Enfin le «vasselage amoureux» y a pris une allure plus formaliste. «Le Germain a une prédilection pour le formalisme dans le droit», dit un historien des minnesinger; ce goût est en effet sensible dans l'emploi fréquent des termes les plus connus du vasselage féodal.
Voici, pour sortir des généralités, une chanson du minnesinger Heinrich von Mohrungen (fin du XIIe siècle) où l'on trouvera un écho de la poésie des troubadours.
Le rossignol a pour coutume de se taire quand il est amoureux, j'aime mieux l'hirondelle; qu'elle aime ou qu'elle souffre, elle n'abandonne jamais le chant. Depuis que je dois chanter, je puis dire à bon droit: «Hélas! comme j'ai prié longtemps là-bas, et comme j'ai pleuré auprès de celle où je ne vois aucune pitié.»
Si je cesse mon chant, on dit que le chant me conviendrait mieux; si je me mets à chanter, je dois souffrir deux choses, haine et raillerie. Comment vivre pour celles qui vous empoisonnent avec de belles paroles? Hélas! cela leur a réussi et j'ai laissé mon chant pour elles; mais je veux chanter comme auparavant.
Comme je regrette le meilleur temps que j'ai passé à leur service, comme je regrette mes beaux jours heureux! Je déplore les nombreuses plaintes que j'ai fait entendre et qui ne lui sont jamais allées au cœur. Hélas! quel nombre d'années perdues! Je m'en repens en vérité; je ne m'en accuserai plus.
Sourires, bon visage et bon accueil m'ont endormi longtemps. Je n'ai pas eu d'autre bien et qui veut m'accuser d'indiscrétion ment... Hélas! sa vue seule était ma joie, je n'en ai dit aucun mal, mais je n'en ai eu aucun bien.
Quand un objet est rare, on lui attribue plus de valeur. On fait exception pour l'homme fidèle; celui-là, malheureusement, on l'estime peu. Il est perdu, celui qui aujourd'hui ne sait aimer qu'avec fidélité. Malheureux! à quoi cette fidélité m'a-t-elle servi? Aussi suis-je dans la tristesse; mais je sers toujours quoi qu'il advienne [23].
Nous n'avons pas à suivre l'histoire de la poésie lyrique en Allemagne; on sait avec quel éclat les minnesinger du XIIIe siècle la cultivèrent. Nous nous en voudrions cependant de ne pas citer au moins quelques strophes de Walter von der Vogelweide, le poète le plus original de cette période; on verra comment il a traité le thème du printemps, par lequel s'ouvrent la plupart des chansons des troubadours.
Quand les fleurs sortent de l'herbe, comme si elles riaient vers le soleil, au matin d'un jour de mai, quand les petits oiseaux chantent si joliment leurs plus belles chansons, quelle joie peut se comparer à la joie que révèlent leurs chants?... Quand, dans sa beauté, une belle et noble jeune fille, bien habillée et la tête parée, se rend au milieu d'une société joyeuse, accompagnée de fières et nobles dames, semblable en majesté au soleil parmi les étoiles, quand même mai donnerait tous ses ornements, pourrait-il apporter autant de grâce que ce corps gracieux? Nous négligeons les fleurs, nos regards vont à cette noble femme.
Voulez-vous savoir la vérité? Allons aux fêtes de mai; mai est arrivé avec toute sa puissance. Regardez-le et regardez les nobles femmes qui sont là, et demandez-vous si je n'ai pas choisi la meilleure part.
Cette brève citation montre que si, dans la poésie lyrique, Walter doit quelque chose à l'imitation des poètes provençaux ou français [24], son talent poétique l'a transformé; la plupart de ses chansons ont une vie, une fraîcheur que la poésie lyrique des troubadours ne connaissait plus et que la poésie lyrique de la France du Nord—au XIIIe siècle—a peu connues.
L'histoire «externe» de la poésie des troubadours que nous venons d'esquisser nous fait connaître l'influence profonde que cette poésie exerça sur les littératures des pays voisins; la poésie de langue d'oïl ne pouvait échapper à cette influence.
Le Nord de la France avait eu de très bonne heure une magnifique floraison d'épopées, et c'est cette partie de notre nation qui a fourni la matière épique à la plupart des littératures voisines. Elle possédait aussi une poésie lyrique autochtone, représentée par des «chansons de printemps», des «chansons de danses» et des «chansons satiriques». A cette poésie se rattachent aussi les «chansons de toile», les romances et pastourelles. Il y a de la grâce et de la fraîcheur dans cette poésie lyrique primitive, et peut-être les fruits auraient-ils «passé la promesse des fleurs» si les poètes lyriques ne l'avaient pas abandonnée d'assez bonne heure pour une poésie plus savante, plus raffinée et plus courtoise, qui est celle des troubadours [25].
Les poètes de langue d'oïl connurent cette poésie par différentes voies. Plusieurs troubadours ont séjourné dans le Nord de la France, surtout en Normandie, à la cour des rois d'Angleterre, qui avaient, par leurs possessions dans le Sud-Ouest, des sujets méridionaux. Un ou deux troubadours ont été à la cour de Marie, comtesse de Champagne, et lui ont adressé leurs vers. Éléonore de Poitiers, petite-fille du premier troubadour, devint reine d'Angleterre, après avoir été pendant quinze ans femme de Louis VII, roi de France. Quelques-uns des troubadours les plus illustres ont vécu auprès d'elle, comme Bernard de Ventadour. Enfin les croisades ont mis en relations hommes du Nord et hommes du Midi. Toutes ces circonstances, et bien d'autres encore, ont contribué à la diffusion de la poésie méridionale.
Elle était connue en «France» (et ce mot ne désignait alors que les pays de langue d'oïl) pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. On y avait le sentiment de ses origines et on désignait les nouvelles formes poétiques qu'elle y introduisit sous le nom de sons «gascons» ou «poitevins».
Les plus anciens poètes de cette école dite provençalisante sont Conon de Béthune, né en 1155; Chrétien de Troyes, l'auteur de tant de gracieux romans d'aventures, qui vécut à la cour de Marie de Champagne, entre 1170 et 1180 environ; Jean de Brienne, plus tard roi de Jérusalem, Blondel de Nesles, Gui Couci, Gace Brulé, etc. La traduction de quelques-unes de leurs chansons fera mieux connaître l'esprit qui anime leur poésie. On y remarquera sans peine les traits les plus connus des chansons provençales: le désespoir sincère ou non du poète à qui ne vient aucun bien d'amour; l'assurance de sa fidélité à une amante dédaigneuse ou cruelle, et autres lieux communs de la poésie courtoise.
Les chansons de Conon de Béthune, qui est un des plus anciens trouvères de cette école, nous conduisent à la cour de la comtesse de Champagne. Conon de Béthune n'avait pas, paraît-il, le langage correct des Champenois et des Parisiens, car il se plaint dans une de ses chansons que la comtesse et ses amis se sont moqués de lui.
Amour m'excite à me divertir, quand je devrais me taire de chanter... car mon langage et mes chansons ont été raillés des Français, devant les Champenois, et de la comtesse, ce qui m'est bien plus dur.
La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que son fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française, on peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne sont ni bien appris ni courtois qui m'ont repris pour avoir dit quelque mot d'Artois—car je n'ai pas été élevé à Pontoise [26].
Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune (1189) qui rappelle certaines chansons du même genre dans la poésie provençale.
Hélas! amour, comme il me sera dur de quitter la meilleure qui fût jamais aimée ou servie! Que Dieu, par sa douceur, me ramène auprès de celle que je laisse avec tant de douleur. Que dis-je, malheureux! je ne la quitte pas; si le corps va servir notre Seigneur, le cœur reste tout entier en son pouvoir.
Pour elle je m'en vais, soupirant, en Syrie, car je ne dois pas manquer à mon créateur. Qui lui manquera en ce besoin urgent, sachez que Dieu lui faillira aussi dans un besoin plus grand. Que les petits et les grands sachent bien que là-bas on doit se conduire en chevaliers, là où l'on conquiert le paradis, la gloire et l'honneur de sa mie [27].
Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et de mélancolie qui fait oublier que l'inspiration n'en est pas originale. Cette note personnelle manque un peu chez le grand poète champenois Chrétien de Troyes dont les chansons sont surtout remarquables par la finesse et la subtilité. Le fond en est emprunté; le poète se déclare serviteur de sa dame, son cœur est en son pouvoir, mais il n'obtient aucune récompense de son service amoureux. Chrétien de Troyes, dont le talent dans la poésie lyrique est fait de finesse et d'ingéniosité, a mis à orner ces lieux communs toutes les ressources d'un esprit singulièrement fin et délié.
Enfin un des poètes où se reflète le mieux la poésie des troubadours est le châtelain de Couci. On jugera de son talent par la traduction suivante de quelques-unes de ses chansons.
La douce voix du rossignol sauvage que j'entends nuit et jour retentir m'adoucit et m'apaise le cœur et me donne envie de chanter pour me réjouir. Je dois bien chanter puisque cela fait plaisir à celle à qui j'ai fait hommage de mon cœur—et je dois avoir grande joie en mon âme, si elle veut me retenir à son service.
Envers elle je n'eus jamais un cœur faux ni volage; et cependant il devrait m'en venir plus de bonheur; mais je l'aime, je la sers et je l'adore toujours sans oser lui découvrir ma pensée; car sa beauté me cause un tel éblouissement que devant elle je perds la parole; je n'ose regarder son visage; tellement je redoute le moment où j'en retirerai mes yeux.
J'ai si bien mis en elle tout mon cœur que je ne pense à aucune autre; jamais Tristan, celui qui but le breuvage, n'aima plus loyalement. Je mets tout à son service, cœur, corps et désir, sens et savoir, et je ne sais si en toute ma vie je pourrai assez la servir, elle et amour.
J'aime bien mes yeux qui me la firent choisir; dès que je la vis, je lui laissai en otage mon cœur qui depuis y a fait un long séjour et je ne lui demande jamais de la quitter.
Chanson, va-t'en pour porter mon message là où je n'ose aller, tellement je redoute la mauvaise gent jalouse qui devine avant qu'arrivent les biens d'amour; Dieu les maudisse! A maint amant ils ont causé tristesse et dommage; mais j'ai ce cruel avantage qu'il me faut vaincre mon cœur pour leur obéir [28].
Voici une autre de ses chansons dont le début paraît être une traduction des troubadours.
Quand l'été et la douce saison font reverdir feuilles, fleurs et prairies et que le doux chant des menus oisillons ramène la joie dans les cœurs, hélas! chacun chante, mais moi je pleure et soupire; et ce n'est ni justice ni raison; car je mets toute ma volonté, dame, à vous honorer et à vous servir.
Si j'avais le sens de Salomon, Amour me ferait tenir pour fou; car les chaînes qu'il me fait sentir sont si fortes et si cruelles! Amour devrait bien m'enseigner les moyens de me sauver; car j'ai aimé longtemps en vain et j'aimerai toujours sans me repentir.
Je voudrais savoir sous quel prétexte elle me fait si longuement languir; je sais fort bien qu'elle croit les méchants, les médisants (losengiers) que Dieu maudisse! Ils ont mis toute leur peine à me trahir. Mais leur trahison mortelle leur servira de peu, quand ils sauront quelle sera ma récompense, ô dame, que je n'ai jamais su trahir...
Si vous daignez écouter ma prière, je vous prie, douce dame, de penser à me récompenser; quant à moi je vous servirai mieux désormais. Je tiens pour non avenus tous mes maux, douce dame, si vous voulez m'aimer. En peu de temps vous pouvez me donner les biens d'amour que j'ai tant attendus! [29].
La chanson suivante est du trouvère Gace Brulé, cité par Dante [30]; elle paraît elle aussi une traduction d'une chanson des troubadours. On y retrouve les réflexions les plus connues sur les biens qui viennent d'amour et qui récompensent en peu de temps une longue attente.
La plupart ont chanté d'amour par effort et sans loyauté; mais ma dame me doit savoir gré que j'ai toujours chanté sincèrement; ma bonne foi m'a rendu sincère, ainsi que l'amour qui remplit mon cœur...
Oui, j'ai aimé d'un cœur parfait et je n'aimerai jamais autrement; elle a bien pu s'en assurer, ma dame, pour peu qu'elle y ait pris garde. Je ne dis pas que j'ai été peiné de la voir refuser mes demandes; puisque toutes mes pensées vont à elle, je m'estime heureux de ce qu'elle m'accorde.
Quoique j'aie été loin du pays où sont mon bien et ma joie, je n'ai pas oublié d'aimer bien et loyalement. Si la récompense a tardé je me suis consolé en pensant qu'en peu de temps on obtient ce qu'on a longtemps désiré.
Amour m'a démontré par raisonnement qu'un amant parfait patiente et attend, qu'il appartient à l'amour, qu'il est en son pouvoir et qu'il doit implorer sincèrement sa pitié [31]...
Enfin terminons cette rapide revue en empruntant quelques couplets à une chanson du roi de Navarre, Thibaut IV, comte de Champagne.
Mes grands désirs et mes plus graves tourments viennent de là où sont toutes mes pensées. Et j'ai peur, car tous ceux qui ont vu son beau corps sont épris de ma dame, Dieu lui-même l'aime, je le sais à bon escient...
Je me demande, dans mon étonnement, où Dieu trouva une si étrange beauté. Quand il la mit ici-bas, sur la terre, il nous témoigna beaucoup de bonté; le monde entier a resplendi de son éclat... Dieu, comme il me fut pénible de me séparer d'elle! Amour, par pitié, faites-lui savoir ceci: un cœur qui n'aime pas ne peut pas avoir grande joie [32].
Ces exemples—surtout les chansons du châtelain de Couci—montrent suffisamment qu'à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe la poésie lyrique de langue d'oïl est sous la dépendance de sa «sœur de langue d'oc» [33]. Cette dépendance continue en partie pendant le XIIIe siècle et Thibaut de Champagne, qui fut en même temps roi de Navarre (mort en 1253) subit l'influence de la poésie méridionale, comme Charles d'Anjou, grand conquérant et poète amoureux.
Nous sommes ainsi arrivés au terme de notre excursion. Quoiqu'elle ait été rapide nous avons vu comment les semences de la poésie des troubadours dispersées dans la plupart des pays voisins y avaient rapidement germé. Il nous reste pour terminer son histoire à étudier l'œuvre du dernier troubadour.
Guiraut Riquier, de Narbonne.—Narbonne au XIIIe siècle.—Riquier et le roi de France.—Riquier à la cour d'Alphonse X de Castille.—Sa requête au roi: distinction à établir entre jongleurs et troubadours.—Riquier et le comte de Rodez, Henri II.—Son œuvre: les pastourelles.—Sa conception de l'amour.—Transformation de cette conception sous l'influence des idées religieuses du temps.—Commentaire de la chanson de Guiraut de Calanson.—Les chansons à la Vierge.—Le Consistoire du Gai-Savoir.—Clémence Isaure.—La Renaissance provençale.
Après nos excursions en Italie, en Espagne et en Portugal, en Allemagne et dans le Nord, il est temps de revenir dans le Midi de la France pour y étudier l'œuvre du dernier troubadour.
On a pu voir, par les chapitres qui précèdent, quelles sont les causes de la décadence de la poésie provençale. Dès les débuts du XIIIe siècle la croisade dirigée contre les Albigeois, en ruinant la noblesse méridionale, rendit précaire l'existence de cette poésie. La décadence commença bientôt et se continue pendant la seconde moitié du XIIIe siècle.
L'établissement de l'Inquisition et la fondation de nombreux ordres religieux, qui accompagna l'invasion des pays du Midi, ne contribua pas peu à cette décadence. Si aucun troubadour ne périt sur les bûchers ou dans les prisons, plus d'un jugea prudent de s'exiler. Quoique les documents fassent à peu près défaut, on peut croire que les chefs de cette juridiction exceptionnelle que fut l'Inquisition ne nourrissaient que des sentiments peu sympathiques pour la poésie en général et en particulier pour la poésie légère, insouciante et largement païenne des troubadours.
Ces causes auraient peut-être suffi à amener la décadence de la poésie provençale, si elle n'avait déjà porté en elle-même comme des germes morbides dont les circonstances extérieures hâtèrent l'éclosion. Cette poésie essentiellement lyrique n'avait pas su se renouveler; il y avait en elle—presque depuis les origines—quelque chose de factice, de conventionnel; elle aurait dû se transformer pour vivre; elle n'y parvint pas.
Ces causes réunies hâtèrent la décadence; elle se prolongea assez longtemps. La poésie provençale disparut lentement, avec grâce et langueur; et elle était encore d'assez belle allure lorsque, vers la fin du XIIIe siècle s'éteignit la voix de celui qu'on a appelé le «dernier troubadour», Guiraut Riquier. Par sa naissance il est contemporain d'Uc de Saint-Cyr, d'Aimeric de Péguillan, des troubadours italiens Lanfranc Cigala et Sordel, chez qui se reflète encore l'éclat de la poésie classique; ses contemporains sont Bertran Carbonel de Marseille, Folquet de Lunel, Serveri de Girone; mais aucun de ceux-là ne peut supporter la comparaison avec les troubadours de l'époque classique; la décadence a bien commencé.
Guiraut Riquier était né à Narbonne, vers 1230 ou 1235, d'une famille sans doute obscure. Le vicomte de Narbonne, dont il fut le protégé, était le descendant de la vicomtesse Ermengarde, qui, au siècle précédent, avait attiré auprès d'elle quelques-uns des plus illustres troubadours. Il était resté, dans ce milieu, quelque chose de ces traditions.
Narbonne était alors une des villes les plus importantes du Midi, peuplée de bourgeois et de commerçants; elle était, en partie, une ville cosmopolite et possédait une colonie juive très puissante, qui y fut toujours traitée avec la plus grande tolérance.
«Narbonne est belle», dit Charlemagne dans Aymerillot. Le trouvère du XIIIe siècle, Bertrand de Bar-sur-Aube, que Victor Hugo imite, en fait la description suivante:
Entre deux roches, au bord d'un golfe, Charlemagne vit, sur une colline, une ville que les Sarrasins avaient fortifiée... Il y avait vingt tours, construites de liais brillant, et au centre une autre tour admirable... Au-dessus du palais principal était une boule d'or fin; on y avait enchâssé une escarboucle qui flamboyait aussi vivement que le soleil qui se lève au matin... D'un côté de la ville s'étend le rivage de la mer; d'autre part coule l'Aude aux flots impétueux, qui amène aux habitants toutes les richesses qu'ils peuvent désirer.
On ne sait où Bertrand de Bar-sur-Aube a pris les éléments de cette description. On chercherait en vain la colline sur laquelle, d'après le trouvère champenois, serait assise Narbonne, et les deux roches ne sont mises là que par souci du pittoresque.
Plus exact est ce que dit le même trouvère de la puissance commerciale de la ville.
Aude, le grand fleuve, fait le tour des murailles. Par là viennent les grands navires cloués de fer et les galères pleines de richesses, qui font l'opulence des habitants de la bonne ville. Quand ceux-ci ont tiré le verrou de la porte et que le portier a levé le pont, ils peuvent être en toute sécurité; car ils ne craignent homme qui vive; la chrétienté entière ne pourrait les prendre.
C'est dans ce milieu que notre troubadour passa la première partie de sa vie. Il ne semble pas qu'il y ait été très heureux. Il adressa ses premières poésies lyriques à la vicomtesse de Narbonne, Phillippe d'Anduze. Mais Belle-Joie ou plutôt Beau-Déport (c'est le nom sous lequel notre poète la désigne) ne paraît pas avoir été très sensible à ses hommages poétiques. Aussi le poète quitta-t-il sa ville natale pour aller chercher ailleurs des protecteurs plus puissants.
Il s'adressa au roi de France, saint Louis, et ceci ne manque ni de hardiesse ni d'originalité. Ce n'était pas l'usage des troubadours de remonter vers le Nord; on a vu dans les deux chapitres précédents que, en dehors des petites cours du Midi, celles qui leur étaient le plus hospitalières étaient les cours de Castille ou d'Aragon, ou celles du Nord de l'Italie. Aucun troubadour n'a séjourné à la cour de France et la requête de Guiraut Riquier est unique en son genre.
Elle prouve que la Croisade contre les Albigeois, malgré ses atrocités, avait laissé peu de rancunes dans les cœurs. Sans doute Guiraut Riquier, semblable en cela à la plupart des troubadours, est un poète besogneux, et sa petite patrie, Narbonne, avait eu peu à souffrir de la guerre; elle avait évité le sort de Béziers et de Carcassonne en se déclarant pour Simon de Montfort. De plus, après la révolte de 1242, où les principaux seigneurs du Midi s'allièrent avec les Anglais contre le roi de France, celui-ci avait fait preuve de beaucoup de générosité. Mais les mêmes sentiments sont communs à tous les troubadours du temps, c'est-à-dire de la seconde moitié du XIIIe siècle. Le ressentiment contre les conquérants du Nord fut d'abord violent et se manifesta par d'énergiques sirventés comme ceux de Peire Cardenal, de Bernard Sicart de Marvejols, de Guillem Figueira ou d'Aimeric de Péguillan. Mais ce sont là des contemporains de la croisade, des témoins peut-être des scènes d'horreur de Béziers et de Toulouse: on comprend chez eux la violence ou la ténacité de la haine. La génération suivante n'a pas hérité de ces ressentiments. La population s'était assez vite ralliée au nouveau régime, et les troubadours, image de la société de leur temps, n'ont plus eu ni une parole de révolte ni un regret.
On peut juger de l'accueil qui fut réservé, à la cour de saint Louis, à la supplique de notre troubadour. Le roi devait considérer la poésie comme un art bien frivole; la reine, Marguerite de Provence, ne ressemblait guère à Éléonore d'Aquitaine qui avait occupé le trône de France avant elle et en qui revivait le caractère gai et original de son aïeul, Guillaume de Poitiers. Il n'y avait pas de place pour un poète de langue étrangère dans une cour où les poètes français n'excitaient eux-mêmes aucun intérêt. Les centres littéraires étaient ailleurs qu'à Paris; ils étaient à Troyes, à Arras surtout où un groupe de bourgeois cultivait et honorait la poésie comme l'avaient fait avant eux les grands seigneurs du Midi.
Riquier se tourna vers un protecteur plus bienveillant, le roi de Castille, Alphonse X le Savant (1252-1284). La libéralité d'Alphonse X était devenue proverbiale et les troubadours accoururent en foule auprès de lui. Il était poète lui-même et Guiraut Riquier se trouva en relations, non seulement avec de nombreux troubadours, mais aussi avec les principaux représentants de l'école galicienne dont Alphonse X était un des chefs. Dans ce milieu un peu cosmopolite la lutte pour la vie et pour la gloire dut être rude; certaines allusions obscures de notre poète permettent de le deviner; cependant Guiraut Riquier paraît être resté, de 1270 à 1279, un des poètes favoris du roi de Castille.
Il profita bientôt de la bienveillance royale pour adresser à son maître une curieuse requête au sujet du nom des «jongleurs». Le jongleur fut, dès les origines de la poésie provençale, l'auxiliaire indispensable des troubadours. Les troubadours grands seigneurs—et ils n'étaient pas rares à l'origine—leur confièrent souvent le soin de réciter leurs poésies. Leur rôle avait grandi avec le temps.
Mais la vie errante que menaient les jongleurs les mettait en relations avec une société bien mêlée et on a pu voir, dans un précédent chapitre, que plus d'un y prenait de mauvaises habitudes. De plus on confondait sous le nom de jongleurs toutes sortes de gens, depuis le vrai jongleur, chargé de réciter des poésies, jusqu'aux montreurs d'ours, de chiens, de chats ou d'oiseaux dressés; les types les plus connus de la foire et du cirque voisinaient—sous une dénomination commune—avec les auxiliaires les plus précieux des poètes. Cela ne pouvait durer. L'Église avait établi des distinctions parmi la bande hétéroclite des jongleurs, tolérant les uns et retirant ses bénédictions à ceux qui déshonoraient la corporation. Pour des raisons de haute convenance poétique Guiraut Riquier demanda au roi Alphonse une distinction du même genre. Et il rendit, à la place du roi, ou peut-être sur son conseil, un décret en forme, ordonnant de nouvelles dénominations.
Il y aura désormais quatre catégories dans le monde de ceux qui écrivent des poésies ou qui en vivent: au plus bas degré sont les bateleurs qui mènent une vie honteuse; un seul nom leur convient, celui qu'ils ont en Lombardie, «bouffons».
La classe suivante comprendra les vrais jongleurs; ceux-là ont du savoir-vivre, leur courtoisie et leur talent délicat leur permettent de fréquenter les grands; ils mettront la joie dans leur société, en jouant des instruments, en récitant contes et nouvelles.
Le nom de troubadour sera réservé à ceux qui «trouvent danses, chansons et ballades gracieusement composées».
Mais parmi eux quelques-uns sont hors de pair; ce sont ceux qui écrivent les «vers» parfaits, les belles poésies didactiques: ceux-là ont la «maîtrise du souverain trouver», de la poésie parfaite; ils porteront un nom en rapport avec leur talent: don doctor de trobar, seigneur docteur en poésie.
Ne sourions pas trop de cette naïveté de poète, croyant à l'efficacité de la réglementation en matière de talent poétique et même de génie; nous sommes en plein moyen âge, époque où tout est réglé par des lois et coutumes, écrites ou non. Sans doute il y a quelque arrière-pensée utilitaire dans les distinctions que Riquier veut faire établir, les troubadours de première classe, munis du diplôme de «docteur en poésie», devant recevoir plus de faveurs et plus d'honneurs. Mais d'abord ce sont là des idées qui ne sont pas particulières au seul moyen âge; le mandarinat—qu'on nous permette cet anachronisme—est sans doute de tous les temps et de tous les pays.
Et puis surtout si le désir de cette distinction de classes n'est pas tout à fait désintéressé, il s'y mêle un souci très élevé de la noblesse de la poésie. Riquier insiste à plusieurs reprises sur le mal que causent à la poésie les misérables chanteurs de rue qui la représentent aux yeux du vulgaire; il voit là une sorte de profanation, contre laquelle il proteste avec une indignation éloquente.
Que pouvait-il advenir de cette requête et du décret qui en fut la conséquence? C'était un acheminement vers la création d'écoles fermées, comme il y en eut dans le Nord de la France et surtout en Allemagne, où les «maîtres chanteurs» formèrent, en particulier à Nüremberg, des corporations. Dans le Midi la poésie n'avait plus assez de vie pour permettre la fondation de ces écoles chères, dans toutes les littératures, aux épigones.
Riquier quitta vers 1279 la cour de celui qu'il appelle le «bon roi de Castille». Les dernières années de la vie d'Alphonse X ne furent qu'une série de déboires; il eut à combattre les grands; son fils aîné se déclara contre lui et il fut réduit après avoir fait un vain appel aux rois de Portugal, de France et d'Angleterre à implorer le secours des musulmans. Riquier garda de lui un souvenir ému: «Depuis que je perdis le glorieux roi qui m'aimait tant, Alphonse de Castille, je n'ai pas trouvé de seigneur qui appréciât mon talent et qui me sût si bien honorer qu'il me retirât de la misère.»
Il en trouva un cependant en la personne du comte de Rodez, Henri II. Les seigneurs de ce comté avaient été de tout temps les protecteurs des troubadours et se piquaient eux-mêmes de poésie. Pendant la dernière période de la décadence il y eut autour du comte Henri II (mort en 1302), une sorte d'école poétique, la dernière où fut honorée la poésie des troubadours. De nombreuses tensons nous laissent entrevoir ce qu'y fut la vie de société. On y discutait des questions de casuistique amoureuse; certaines tensons à trois ou quatre personnages ressemblent déjà à des comédies de salon. Nous savons même qu'on rendait des jugements, à la suite de ces discussions, et que les dames assistaient à ces jugements et y prenaient sans doute part. Il n'y a rien là que de très vraisemblable, et qui ne suffit pas, est-il besoin de le dire, à faire revivre la gracieuse légende des cours d'amour.
Un jour le talent de Riquier fut mis à une épreuve difficile. Le comte de Rodez choisit, parmi les troubadours qui se pressaient autour de lui, quatre des meilleurs et il leur donna à commenter une chanson de Guiraut de Calanson, un des modèles les plus parfaits du style obscur. On distribua aux concurrents le texte de la chanson, sans aucune modification. Ce fut, comme on voit, une sorte de concours de critique littéraire. Riquier fit diligence et n'eut pas de peine à triompher: il obtint le prix. Après avoir pris conseil des connaisseurs, Henri II déclara solennellement que Riquier avait compris le sens de la chanson et l'avait bien commentée; et pour que nul n'en ignorât, il fit faire un diplôme muni de son sceau où fut transcrite cette déclaration. Ce fut un grand triomphe littéraire pour Riquier, mais ce fut sans doute le dernier (1285).
Riquier mourut dans les dernières années du XIIIe siècle. Une de ses dernières poésies est touchante de tristesse et de sincérité.
Je devrais m'abstenir de chanter, car au chant convient l'allégresse, et un tel souci m'oppresse qu'il m'attriste complètement, quand je me remémore le pénible temps passé, que je considère le triste temps présent et que je songe à l'avenir: ce sont là tout autant de motifs de pleurer.
C'est pourquoi mon chant, qui est sans allégresse, ne devrait pas avoir de charme, mais Dieu m'a donné un tel talent qu'en chantant je retrace ma folie, mon bon sens, ma joie, mon déplaisir, ce qui me nuit et ce qui m'est utile; car autrement je ne dis presque rien de bien; mais je suis venu trop tard.
C'était un monde déjà trop vieux que celui où il vécut et la poésie n'y jouissait guère de la considération qu'elle avait connue dans l'âge précédent.
Mais le dernier troubadour eut, comme ses prédécesseurs, l'orgueil de son art. Pendant sa vie errante voici comment il se consolait de sa misère: «De mon agréable richesse (c'est-à-dire le talent poétique) que nul ne peut m'enlever, je sais gré à la noble dame que j'adore et plus encore, s'il se pouvait, à l'amour.» C'est cet orgueil de poète qui fait l'intérêt de sa vie. Ce dernier représentant de la poésie provençale se fait remarquer en pleine décadence par un souci très vif de son art: par ce côté de son talent il est bien de la race des grands troubadours.
Son œuvre est des plus variées. Il est un virtuose en métrique, pour l'agencement des strophes et des rimes. Comme chez la plupart des troubadours de la décadence, les poésies morales, didactiques et religieuses y tiennent une grande place. Mais curieux d'originalité il a inventé des genres nouveaux et a essayé de donner une vie nouvelle à des genres anciens. Il y a admirablement réussi dans ses pastourelles. Les six qui nous restent de lui forment un groupe à part dans son œuvre. Il met en scène la même bergère, jeune fille dans la première pièce, mère de famille dans les dernières. Il y a là une sorte de drame, dont l'action se prolonge à travers plusieurs années; dans les différents actes le dialogue est vivant, animé, brillant, surtout par suite d'un artifice de style qui consiste à enfermer demandes et réponses dans un ou deux vers.
La première pastourelle débute par un gracieux tableau qui est d'ailleurs de style dans ce genre.
L'autre jour j'allais le long d'une rivière, me réjouissant tout seul; car l'amour me conduisait et me poussait à chanter. Je vis une gaie bergère, belle et avenante, qui gardait ses agneaux. Je me dirigeai vers elle; je la trouvai fière, avec un air convenable; elle me fît bonne mine à ma première demande.
Car je lui demandai: «Jeune fille, fûtes-vous aimée et savez-vous aimer?» Elle me répondit sans détour: «Seigneur, sûrement je me suis déjà promise.—Jeune fille, puisque je vous ai rencontrée, je serais heureux si je pouvais vous plaire.—Vous m'avez trop cherchée, sire; si j'étais folle, je pourrais y penser.—Cela ne vous plaît pas?—Non, seigneur, ni ne doit me plaire...
—Jeune fille, ne craignez pas que je vous veuille honnir.
—Seigneur, je suis votre amie, puisque la sagesse vous retient.—Jeune fille, quand je suis sur le point de faillir, pour me retenir je pense à Beau Déport.—Seigneur, votre amitié me plaît fort; maintenant vous vous faites aimer.—Jeune fille, qu'est-ce que j'entends?—Que je sens quelque inclination pour vous, seigneur.
—Dites, charmante fille, qui vous fait dire à présent parole si aimable?—Seigneur, où que j'aille on entend les jolies chansons de Guiraut Riquier.—Mais vous ne prononcez pas encore le mot que je vous demande.—Seigneur, Beau Déport qui vous préserve de tout blâme, ne vous protège-t-elle pas?—Cela ne me profite guère.—Au contraire, seigneur.—Jeune fille, je reprendrai souvent ce sentier.»
Il y revint en effet deux ans plus tard (1262) et voici le début de sa deuxième pastourelle.
L'autre jour je rencontrai la bergère d'antan; je la saluai et la belle me rendit mon salut; puis elle me dit: «Seigneur, comment êtes-vous resté si longtemps sans que je vous voie? L'amour ne vous tourmente guère.—Si, jeune fille, plus qu'il ne paraît.—Seigneur, comment pouvez-vous supporter ce chagrin?—Il est si grand qu'il m'a fait venir ici.—Moi aussi, seigneur, j'allais vous cherchant.—Mais vous êtes ici gardant vos agneaux?—Et vous de passage, seigneur, à ce qu'il me semble?»
La conversation se poursuit sur ce ton, le poète parlant amour et la prude bergère le rappelant aux convenances et le calmant d'un mot en lui rappelant le souvenir de Beau Déport.
Deux ans après nouvelle rencontre (1264). C'est le sujet de la troisième pastourelle. Le troubadour y introduit un élément nouveau qui consiste à supposer qu'il ne reconnaît pas la jeune fille.
Je trouvai l'autre jour une gaie bergère au bord de la rivière; à cause de la chaleur la belle tenait ses agneaux à l'ombre; elle faisait un chapeau de fleurs et était assise en un endroit élevé au frais. Je descendis de cheval. Elle fut avenante et m'appela la première.
Je lui dis: «Pourrai-je obtenir de vous quelque joie puisque vous m'êtes si avenante?—Je cherche, me dit-elle, pensive, nuit et jour, un gentil ami.—Vous m'aurez sincère et fidèle, toute ma vie durant.—Cela se peut bien, seigneur, car il me semble qu'amour vous possède.—Oui, un amour farouche.—Seigneur, il est bien subit.—Jeune fille, si avant peu vous ne me secourez pas, l'amour que je vous porte me tuera.—Seigneur, l'homme qui souffre obtient du secours; espérez.—Jeune fille, l'amour commence à me martyriser si fort qu'il me faut votre secours.—Seigneur, vous m'avez désirée timidement pendant quatre ans.—Je ne pense pas vous avoir jamais vue.—Seigneur, vous ne me connaissez pas?—Êtes-vous folle?—Non, seigneur, ni muette.»
Quelques années plus tard le poète rencontre la jeune bergère bien changée; cette fois-ci c'est au tour de la jeune fille de ne pas le reconnaître.
L'autre jour je vis la bergère que j'ai vue si souvent; elle était bien changée, car elle tenait sur ses genoux un petit enfant endormi; elle filait comme une personne sage. Je crus qu'elle me serait familière à cause de nos trois entretiens; mais je vis qu'elle ne me connaissait pas quand elle me dit: «Vous quittez votre chemin?»
«Jeune fille, lui dis-je, votre agréable compagnie me plaît tant que j'ai besoin de votre amour.—Elle me répondit: Seigneur, je ne suis pas si folle que vous pensez; j'ai mis mon amour ailleurs.—C'est une grosse faute; il y a si longtemps que je vous aime sincèrement.—Seigneur, jusqu'aujourd'hui je ne crois pas vous avoir vu.
—Vous perdez la raison, jeune fille!—Non, seigneur, de l'avis de tous.
—Sans vous, jeune fille, je ne puis trouver de remède à mon mal; il y a si longtemps que vous me plaisez.—Ainsi me parlait, seigneur, Guiraut Riquier; mais je ne m'y laissai jamais prendre.—Guiraut Riquier ne vous oublie pas: vous souvenez-vous de moi?—Il me plaît plus que vous, seigneur, et sa vue me serait agréable.—Jeune fille, ma joie commence; car je suis sans nul doute celui qui vous a fait connaître par ses chants.»
Le poète enorgueilli et flatté croit le moment venu de faire une nouvelle déclaration.
«Fille aimable, pourrions-nous nous mettre d'accord si j'étais discret?—Seigneur, oui, mais il n'y aurait pas d'autre amitié que celle que nous nous témoignâmes la première fois... si j'avais été légère vous m'auriez tenue pour peu raisonnable.»
Voilà le mot de la coquette vertueuse qui a berné notre poète pendant les quatre premiers actes: les deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue; quand le poète parle d'amour, et même d'amour farouche, la bergère parle d'amitié. Dans les deux derniers actes—c'est-à-dire dans les deux dernières pastourelles—elle en arrive à sermonner le troubadour impénitent; il est vrai que le temps a passé et que le poète la trouve quelques années après bien changée: «elle n'était plus belle comme autrefois», dit-il. Elle revenait d'un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle et n'en rapportait que des sentiments pieux. Le poète est devenu vieux et elle raille sans indulgence ses cheveux blancs; la bergère a l'esprit tourné vers les choses religieuses et elle souhaite au troubadour de mener une meilleure vie. Avec la première pastourelle nous étions en plein roman; les deux dernières ressemblent à deux sermons.
C'est que pendant les vingt années que ce roman est censé avoir duré, les idées du poète se sont aussi modifiées. L'évolution qu'a suivie sa conception de l'amour va nous en donner une nouvelle preuve.
La plupart des chansons du dernier troubadour sont adressées à une dame qu'il désigne sous le nom de Beau Déport (Belle Joie). Il est probable qu'il s'agit de la vicomtesse de Narbonne qui fut chantée par d'autres troubadours. Mais cela importe peu en somme et voici pourquoi: c'est que, plus que chez tout autre, l'amour paraît avoir été chez notre troubadour un jeu de l'esprit plutôt qu'un sentiment venu du cœur. Sans doute quelquefois on croit sentir vibrer la sincérité sous les formules conventionnelles; mais c'est sans doute que le cœur chez lui aussi fut dupe de l'esprit. L'objet de son amour aurait pu être irréel, comme on a prétendu (et l'erreur était possible) que c'était le cas pour Dante et pour Pétrarque. On a même rapproché Guiraut Riquier de ces deux poètes, et s'il était démontré que les œuvres des derniers troubadours ont été connues en Italie, on n'aurait pas manqué de dire que Dante, contemporain en somme de Riquier, avait pu l'imiter. Le dolce stil nuovo aurait pu naître de l'œuvre des derniers troubadours. Seulement l'évolution qui se produisait dans la lyrique italienne n'était plus possible dans la lyrique provençale; ce qui dans la première était un principe de vie était dans la seconde un produit de la décadence.
Ce n'est pas que la conception de l'amour chez Riquier soit bien différente de celle des troubadours qui l'ont précédé. Comme eux il demande une seule faveur à sa dame, de l'agréer pour serviteur; il a choisi comme eux la meilleure et la plus aimable femme qui soit au monde; il jure à tout instant qu'elle peut compter sur sa fidélité et sur sa discrétion. Mais la dame, conformément aux conventions, demeure rigoureuse, inflexible; les traditions littéraires ne lui permettent pas une autre attitude. Et Riquier de se désespérer, de répéter après tant d'autres que le chagrin le tuera, que la honte de cette mort rejaillira sur la dame qui ne lui a témoigné aucune pitié.
Et cependant deux choses le consolent dans son infortune. S'il regrette l'esclavage où l'amour l'a placé et s'il pense, avec une mélancolie qui paraît sincère, à l'heureux temps où il était libre, corps et âme, il sait gré à l'amour de ne l'avoir pas fait aimer une autre femme. C'est que Beau Déport, malgré sa rigueur, ou plutôt à cause de sa rigueur, a fait de lui un excellent poète et un homme meilleur. Au moment où son talent est le plus honoré, en Castille, il ne manque pas de faire hommage de cet honneur à Beau Déport et à l'amour. L'amour de Beau Déport lui a donné la gloire. «Je me tiens pour bien payé de mon talent, qui m'est venu pour avoir bien aimé ma dame sans être aimé: car mon nom est connu et j'ai la sympathie des grands...»
Voilà pour l'honneur qui a rejailli sur le poète; et voici pour la perfection morale dont Beau Déport fut la source: «Et comme ma dame au gentil corps honoré, ornée de toutes les qualités, ne fut ni reprise ni blâmée, pas même d'une mauvaise pensée, je l'aime plus parfaitement et avec crainte; car il me semble que si elle ne m'avait pas refusé son amour, elle et moi nous aurions déchu. Aussi ai-je grandi en sagesse, au point que les vils espoirs me déplaisent.» Valeur littéraire et valeur morale proviennent du même principe; le pouvoir d'amour est tel qu'il opère des miracles: «Amour fait faire toutes actions convenables et donne les qualités qui accompagnent l'honneur. Donc amour est doctrine de valeur; il n'est pas d'homme si méprisable que l'amour ne transforme en homme d'honneur pourvu qu'il aime.»
On voit à quelle haute conception morale mène l'amour ainsi entendu. Cependant même sous cette forme il ne trouva bientôt plus grâce devant les idées morales et surtout religieuses du temps et Riquier lui-même eut l'occasion de renier sa doctrine pourtant si épurée.
On se souvient du concours littéraire qu'avait institué le comte de Rodez et où Riquier remporta le prix. Le sujet du concours était, avons-nous dit, le commentaire d'une chanson obscure d'un troubadour d'ailleurs peu connu. Le sujet de la chanson (écrite pendant la période classique, tout au début du XIIIe siècle) était la description du palais qu'habite l'amour; ou plutôt le «tiers inférieur d'amour».
Il y a trois espèces d'amours: l'amour céleste, l'amour naturel (amour des parents) et l'amour charnel: c'est celui-là qui est le «tiers inférieur». Il a grand pouvoir, personne ne lui résiste. «Cet amour est déréglé, dit Riquier, et ne peut juger droitement; il n'écoute que la volonté (nous dirions la passion) et non la raison. Les amants trouvent ses débuts agréables, mais ensuite viennent «tourments, soucis et chagrins».
Entre ces trois sortes d'amours le poète moraliste a vite fait son choix. Il méprise le «tiers inférieur d'amour»; il supporte l'amour naturel (celui des parents et des enfants); mais il met bien au-dessus des deux l'amour divin; il souhaite de voir le palais élevé où il jouira «de la paix sans fin, de l'amour sans restriction, des biens parfaits sans dommage, du plaisir sans tristesse et de la joie sans désir».
Ce commentaire et l'accueil sympathique qu'il reçut dans la dernière société où la poésie des troubadours fut honorée nous a gardé l'écho des préoccupations religieuses du temps. La théorie de l'amour péché inventée par l'Église a pénétré dans la poésie provençale: elle n'en sortira pas de sitôt. Nous comprenons mieux après cela quelques mots graves que l'on rencontre chez Riquier et chez un troubadour contemporain: la poésie est qualifiée de «péché» par les autorités religieuses du temps. Aussi se transforme-t-elle; c'est l'époque où fleurissent les poésies à la Vierge dont quelques-unes sont remarquables de grâce. Bientôt la poésie religieuse sera seule permise.
Tous ces faits sont des indices de la transformation profonde qui s'est produite dans les mœurs. A un siècle de paganisme qui est l'époque de la période classique succède une période d'agitation religieuse. La croisade contre les Albigeois marque le triomphe de l'orthodoxie. Les congrégations, les ordres religieux se multiplient, font une propagande incessante; petit à petit l'esprit public se transforme; la poésie profane même sous sa forme la plus épurée devient un «péché», la poésie religieuse est la seule qui soit admise ou comprise. Tel est le terme de l'évolution auquel est arrivée à la fin du XIIIe siècle, chez Riquier et ses contemporains, la poésie des troubadours. Sous cette forme elle n'est presque plus reconnaissable; et cependant, dans les chansons à la Vierge en particulier, il a suffi de peu de chose pour la transformer.
Ce furent ces chansons à la Vierge qui devinrent bientôt une sorte de poésie officielle. En effet Guiraut Riquier mourut dans les dernières années du XIIIe siècle. Un quart de siècle plus tard (1323) sept bourgeois de Toulouse, avec autant de zèle que de naïveté, cherchèrent à rallumer le flambeau éteint. Ils fondèrent une Académie, instituèrent des concours (qui vivent encore aujourd'hui) et établirent un code poétique; en souvenir de l'ancien temps il fut appelé les «Lois d'amour». Mais les anciens dieux étaient bien morts et la nuit avait définitivement succédé au crépuscule.
La nouvelle École malgré son titre de Consistoire de la Gaie-Science ou Gai-Savoir eut des tendances exclusivement morales et religieuses. Le culte de la femme qui avait fait la gloire de la poésie des troubadours y devint le culte de la Vierge. Mais ces chansons à la Vierge avaient donné—avec Guiraut Riquier et ses contemporains—la mesure de la grâce et du charme qu'on y pouvait atteindre. Les thèmes de la lyrique religieuse ne présentaient pas en effet la même variété que ceux de la lyrique profane. La monotonie était facile à prévoir; elle caractérise toute cette poésie du XIVe et du XVe siècle. Les mainteneurs—ainsi se nommaient les fondateurs de la nouvelle école—avaient pris soin d'exclure à l'avance tout ce qui pouvait la rompre. Ils n'admirent d'autres genres que ceux qu'on avait déjà traités et où depuis longtemps toute sève était morte. Leur poésie ne fut qu'une poésie de forme, essentiellement académique. On renchérit sur les difficultés métriques que les troubadours avaient léguées, on leur emprunta leurs plus graves défauts, les choses caduques: la rime difficile et recherchée, le style obscur, et de tout cela sortit une poésie correcte, parfois élégante, mais, artificielle, très froide et très monotone.
Ceux-là s'en aperçurent qui demandèrent à la nouvelle école des modèles et des règles. La littérature catalane doit à l'imitation de l'école toulousaine la plupart de ses défauts. Les destinées de cette littérature sont semblables à celle de l'école poétique qu'elle imite, et à laquelle elle emprunte son code. La poésie religieuse y fleurit, la recherche et la préciosité y règnent. Elle est, elle aussi, une littérature académique qui se prolonge sans éclat pendant plusieurs siècles.
L'éloge continuel de la Vierge amena une étrange confusion et créa une légende qui encore aujourd'hui a la vie tenace. On appliqua à la mère de Dieu toutes les métaphores que contiennent les litanies et les hymnes à la Vierge. La mère du Christ était la Vierge Clémente, miséricordieuse, chargée d'intercéder pour les pécheurs auprès de son fils; elle devint la Clémence personnifiée. Au XVe siècle on supposa qu'il avait existé une illustre famille toulousaine du nom d'Isaure, on fit remonter à un membre de cette famille l'honneur d'avoir fondé les «Jeux Floraux» et le mythe de Clémence Isaure (qui ressemble étrangement à une mystification) fut créé.
Nous n'avons pas à poursuivre l'histoire de cette poésie dans les temps modernes. On sait avec quel éclat Mistral et son école l'ont fait revivre alors qu'on la croyait morte pour toujours. Sans doute les conditions sociales, politiques et autres ne sont plus les mêmes qu'au temps de Guillaume de Poitiers ou de Bertran de Born; elles ne sont pas cependant telles que la poésie provençale, dont le siècle précédent a vu la renaissance, ne puisse vivre glorieusement, si elle continue à se conformer au précepte exprimé avec autant de simplicité que de force par l'auteur de Mireille: «Nous ne chantons que pour vous autres, ô pâtres et paysans.» Laissons de côté ce que l'expression a d'exagéré; les plus délicats se sont laissé prendre depuis longtemps au charme de cette poésie nouvelle; mais c'est bien en revenant à la vérité et à la sincérité, que Jasmin, Mistral, Aubanel, Roumanille et Félix Gras, pour ne citer que les plus grands, ont retrouvé les sources de la vraie poésie. Il appartient à leurs successeurs, «à ceux qui aiment la gloire et qui ont le cœur vaillant», de s'inspirer du même principe, s'ils veulent empêcher la nouvelle poésie de mourir prématurément, comme est morte l'ancienne. La «Croisade contre les Albigeois» n'aurait peut-être pas suffi à tuer la poésie des troubadours, si elle n'était devenue de bonne heure une poésie trop conventionnelle. La convention et l'artifice peuvent donner l'illusion de la vie; ils ne la remplacent pas.
Mais il est temps de revenir en arrière pour jeter un coup d'œil définitif sur le passé. On peut se rendre compte maintenant de la place qu'occupe dans l'histoire des littératures romanes la poésie des troubadours. Elle a fourni des modèles à la plupart d'entre elles; elle a été une mère féconde, et elle a le droit d'être fière de ses enfants. C'est la France du Midi qui a enseigné à ces littératures naissantes à exprimer sous une forme artistique les sentiments les plus doux les affections les plus chères qui aient fait battre le cœur des hommes. La France du Nord leur a enseigné en même temps les chansons et les fanfares guerrières, dont les échos ont retenti si longtemps dans les romans d'aventure qui se rattachent à nos chansons de geste. L'épopée française a été imitée dans les pays scandinaves et dans la lointaine Islande, comme la poésie des troubadours en Portugal et en Sicile.
C'est au mélange de ces deux influences que le moyen âge français doit l'hégémonie intellectuelle qu'il a exercée sur les pays germaniques aussi bien que sur les pays romans. Cette conquête du monde par la poésie est un des plus beaux titres de gloire du moyen âge français. Les deux parties dont l'union intime et harmonieuse forme la France y ont eu une part égale. Étudier l'une ou l'autre de ces deux influences, c'est contribuer à honorer, comme l'a dit un grand-maître, Gaston Paris, la «vieille patrie qui depuis plus de mille ans a excité tant d'amour, mérité tant de sacrifices et animé tant d'âmes de son génie et de son cœur».
1. Dictionnaires.—F. Raynouard, Lexique roman, 6 vol. Paris, 1838-1844.
E. Levy, Provenzalisches Supplement-Wœrterbuch, Leipzig, 1894 et années suivantes. Ce complément magistral de l'œuvre de Raynouard comprendra environ six volumes grand in-8; cinq ont déjà paru ainsi que le premier fascicule du tome VI (jusqu'au mot Past).
Pour paraître à la fin de 1908: Emil Levy, Petit dictionnaire provençal-français, Heidelberg, G. Winter.
J.-B.-B. Roquefort, Glossaire de la langue romane, 3 vol. Paris, 1808-1820.
[De Rochegude] Essai d'un glossaire occitanien pour servir à l'intelligence des poésies des troubadours. Toulouse, 1819.
2. Grammaires.—Raynouard, Grammaire de la langue romane (Tome I du Choix) Cf. Résumé de la grammaire romane (Tome I du Lexique).
F. Diez, Grammaire des langues romanes, traduction Gaston Paris, A. Brachet, Morel-Fatio, Paris, 1873-1876, 3 vol.
W. Meyer-Lübke, Grammaire des langues romanes, traduction Rabiet et Doutrepont, 4 vol. Paris, 1889-1905.
C.-H. Grandgent, An outline of the Phonology and Morphology of old provençal. Boston, 1905. (Ne contient que la phonétique et la morphologie; pour la syntaxe se reporter à Diez ou à Meyer-Lübke.)
H. Suchier, Die französische und provenzalische Sprache, dans Grœber, Grundriss der romanischen Philologie, 3 vol. Strasbourg, 1888-1902. La partie traitée par H. Suchier a été traduite en français sous le titre suivant: H. Suchier, Le français et le provençal, trad. par Ph. Monet, Paris, 1891. D'autre part une nouvelle édition du tome I du Grundiss de Grœber vient de paraître (1906).
Voir aussi l'excellente introduction grammaticale au Manualetto provenzale, de M. Crescini, et les précis plus sommaires des Chrestomathies provençales de Bartsch (le tableau des formes a été supprimé dans la dernière édition donnée par Koschwitz) et de M. C. Appel.
Enfin citons en dernier lieu un autre excellent manuel: l'Altprovenzalisches Elementarbuch, par O. Schultz-Gora, Heidelberg, 1906.
3. Textes.—A. Collections.—Le Parnasse occitanien, ou Choix de poésies originales des Troubadours [par de Rochegude], Toulouse, 1819.
F. Raynouard, Choix des poésies originales des Troubadours, 6 vol. Paris, 1816-1821.
C.-A.-F. Mahn, Die Werke der Troubadours, 4 vol. Berlin, 1846-1853.
Id., Gedichte der Troubadours, 4 vol. Berlin, 1856-1873.
B. Chrestomathies.—K. Bartsch, Chrestomathie provençale, 6e édition (publiée par Koschwitz), 1904. Nos citations sont faites d'après la 4e édition.
C. Appel, Provenzalische Chrestomathie, 3e édition, 1907. Nos citations sont faites d'après la première édition.
V. Crescini, Manualetto provenzale, 2e édition, 1905.
C. Éditions.—Il existe des éditions complètes de plusieurs troubadours. Nous nous contentons d'énumérer les plus importantes.
Poésies de Guillaume IX, par A. Jeanroy, Paris-Toulouse, 1905.
Le troubadour Cercamon, par le Dr Dejeanne, Paris-Toulouse.
U.-A. Canello, La vita e le opere del trovatore Arnaldo Daniello, Halle, 1883.
Bertran de Born a été édité plusieurs fois (éd. A. Stimming, 2e éd., 1892, éd. A. Thomas, Toulouse, 1888).
A. Kolsen, Giraut de Bornelh (tome I, fasc. 1, Halle, 1907).
Une édition de Bernard de Ventadour, par M. C. Appel, est en préparation. Une édition de Marcabrun par le Dr Dejeanne va paraître incessamment.
K. Bartsch, Die Lieder Peire Vidal's, Berlin, 1857.
Plusieurs éditions de troubadours ont été publiées dans la Bibliothèque méridionale (Toulouse); ce sont: Bertran de Born (éd. A. Thomas, cf. supra), Montanhagol (éd. Coulet); Bertran d'Alamanon (éd. Salverda de Grave); Elias de Barjols (éd. Stronski). D'autres ont été publiées dans la Romanisch Bibliotheke (Leipzig): Sordel (éd. de Lollis), Folquet de Romans (éd. Zenker), ou dans l'Altfranzösische Bibliothek (Heilbronn): N'At de Mons, éd. Bernhard. Cf. encore les éditions de Peire d'Alvergne, par R. Zenker (Erlangen, 1900), de Guillem Figueira, par E. Levy (Thèse de Berlin, 1880), de Peire Rogier, par C. Appel (Berlin, 1892), de Pons de Capduelh, par Napolski, etc.
D. Manuscrits.—Le travail capital sur les manuscrits des troubadours est celui de M. Grœber, Die Liedersammlungen der Troubadours, Strasbourg, 1877 (Romanische Studien, IX).
4. Histoire littéraire.—[Millot] Histoire littéraire des troubadours, 3 vol. Paris, 1774. (D'après les manuscrits de Sainte-Palaye).
F. Diez, Leben und Werke der Troubadours, 2e édition, revue par K. Bartsch, Leipzig, 1882. La 1re édition avait été traduite en français par de Roisin.
F. Diez, Die Poesie der Troubadours, 2e édition, revue par K. Bartsch, Leipzig, 1883.
C. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, 3 vol. Paris, 1846. Ouvrage vieilli, mais contenant d'excellents chapitres sur la poésie «lyrique» des troubadours.
K. Bartsch, Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur, Elberfeld, 1872. La première partie (p. 1-95) contient un aperçu de l'histoire de la littérature provençale, des renseignements sur les manuscrits, sur les éditions, etc. La deuxième comprend la liste alphabétique des troubadours, avec l'indication du premier vers de chacune de leurs poésies lyriques. C'est d'après cette liste que se font ordinairement les citations dans les études littéraires: ainsi Gr., 101, 2, renvoie à la deuxième poésie lyrique (ordre alphabétique) de Bonifaci Calvo qui porte le numéro 101 dans le Grundriss de Bartsch. Une nouvelle édition de cet indispensable instrument de travail est en préparation et paraîtra sans doute bientôt.
C. Chabaneau, Les Biographies des Troubadours, Toulouse, 1885; fait partie de l'Histoire générale de Languedoc (tome X). A la suite des biographies vient une liste des troubadours contenant non seulement l'indication de leurs poésies lyriques, mais de leurs autres compositions, et d'abondantes et précieuses notes biographiques, renvois, rapprochements, etc.
A. Stimming, Provenzalische Litteratur, dans le Grundriss de Grœber, tome II, 2e partie.
A. Jeanroy, La poésie provençale du Moyen Age (Revue des Deux Mondes, 1899 et suiv.).
A. Restori, Letteratura provenzale, Milan, 1891 (Manuali Hœpli) Excellent petit manuel, traduit en français par A. Martel.
A. Jeanroy, Les Origines de la Poésie lyrique en France, 2e édition, Paris, 1904.
A. Pätzold, Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender Trobadors im Minneliede, Marbourg, 1897 (Excellent par les innombrables citations qu'il renferme).
Ou peut citer encore les chapitres consacrés aux troubadours dans l'Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge de Gaston Paris, dans les histoires de la littérature française de MM. Lintilhac et Lanson et dans la Geschichte der franzœsischen Litteratur de MM. Suchier et Birch-Hirschfeld.
M. V. Crescini, professeur à l'Université de Padoue, prépare une Histoire de la littérature provençale.
1 Roger, L'enseignement des lettres classiques, d'Ausone à Alcuin, Paris, 1905.
2 Kiener, Verfassungsgeschichte der Provence seit der Ostgothenherrschaft bis zur Errichtung der Konsulate (510-1200). Leipzig, 1900, p. 48.
3 Les limites approximatives du franco-provençal sont données d'après la première carte du Grundriss de Grœber, t. I.
4 Cette langue s'appela d'abord langue romane, puis prit le nom de limousine; la dénomination de provençal date du XIIIe siècle: c'était, dans ce sens, la langue de la «Province» comprenant à peu près tout le Sud de la France.
5 M. Chabaneau, en classant par province d'origine les troubadours dont il existe une biographie (111, un quart environ du chiffre total) donne pour l'Aquitaine quarante-un noms: parmi eux Guillaume de Poitiers, les troubadours gascons Cercamon et Marcabrun, Jaufre Rudel et Rigaut de Barbezieux (Saintonge), Arnaut de Mareuil, Arnaut Daniel, Giraut de Bornelh, Bertran de Born, etc. L'Auvergne et le Velay ont douze troubadours avec biographie: parmi eux Peire d'Auvergne, Peire Rogier, Peirol, Peire Cardenal. Le Languedoc en a dix-huit, parmi lesquels les Toulousains Peire Vidal et Aimeric de Péguillan, Raimon de Miraval, Guiraut Riquier. Enfin la Provence et le Viennois présentent vingt-huit noms; les principaux sont ceux de Raimbaut d'Orange, de la comtesse de Die, Folquet de Marseille, Raimbaut de Vaquières, Folquet de Romans, etc. Quoique cette liste ne comprenne qu'un quart des troubadours (et que, par conséquent, la classification soit incomplète) il faut remarquer que parmi ces troubadours se trouvent les plus illustres.
6 Sur les genres populaires dans l'ancienne poésie provençale, cf. Ludwig Roemer. Die volksthümlichen Dichtungsarten der altprovenzalischen Lyrik, Marbourg, 1884, et Jeanroy, Origines de la poésie lyrique en France.
7 Sur la métrique des troubadours cf. P. Maus, Peire Cardenal's Strophenbau, Marbourg, 1884.
8 Le poème de Sainte Foy d'Agen a été publié par M. Leite de Vasconcellos dans la Romania, XXXI (1902), p. 177 et suiv.
9 Cf. Jeanroy, Origines, 1re partie, chap. I.
Voir pour tout ce chapitre les Biographies des Troubadours, par M. C. Chabaneau (Histoire générale de Languedoc, éd. Privat, tome X).
1 Cf. en particulier Chabaneau, Notes sur quelques manuscrits provençaux égarés ou perdus, Paris, 1886.
2 Paul Meyer, Les derniers Troubadours de la Provence, Paris, 1871.
3 G. Bertoni, I trovatori minori di Genova, Dresde, 1903. Id., Nuove rime di Sordello di Goïto, Turin, 1901 (Extrait du Giornale Storico della letteratura italiana).
4 Cf. A. Stimming in Grœber, Grundriss der romanischen Philologie, II, A, p. 19. Une partie des détails qui suivent est empruntée à cet excellent résumé.
5 O. Schultz (-Gora), Die provenzalischen Dichterinnen, Leipzig, 1888.
6 Raimon de Miraval et son épouse Gaudairenca; Hugolin de Forcalquier et Blanchemain (A. Stimming, l. s., p. 19).
7 Sur les protecteurs des troubadours, voir Paul Meyer, Provençal language and litterature, in Encyclopædia britannica, et la liste dressée par Diez, Leben und Werke, 2e éd., p. 497. Cf. aussi Restori, Lett. prov., p. 77-79.
8 Jean de Nostredame, Vies des plus célèbres et anciens poètes provençaux, Lyon, 1575. M. Chabaneau préparait depuis de nombreuses années une réédition de cet ouvrage. Nous la publierons le plus tôt possible. Cf. Chabaneau, Le Moine des Iles d'or, Annales du Midi, 1907.
9 Chabaneau, Biographies des Troubadours.
10 La duchesse de Normandie était Éléonore d'Aquitaine, petite-fille du premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers, épouse divorcée de Louis VII depuis 1152. C'est entre 1152 et 1154 que Bernard de Ventadour aurait séjourné à sa cour; cf. Diez, L. W., p. 25.
11 Cf. sur le châtelain de Coucy, G. Paris, La Littérature française au moyen âge, § 128, et Esquisse historique..., § 135.
12 Sur la légende de Jaufre Rudel, cf. G. Paris, Jaufre Rudel, Rev. hist., t. LIII, p. 225 et suiv.
13 Histoire littéraire, XXVII, 723-724.
14 A. Stimming, dans le Grundriss de Grœber, II, B, p. 16.
15 Cf. notre étude sur le dernier troubadour, Guiraut Riquier, p. 122 et suiv.
16 Le gracieux roman de Flamenca, comprenant plus de 8 000 vers, a été publié deux fois par M. Paul Meyer, en 1865, et en 1901: le premier volume de cette deuxième édition (contenant le texte) a seul paru jusqu'ici. Le roman est du XIIIe siècle et il est aussi intéressant pour l'histoire littéraire que pour l'histoire de la civilisation.
17 Sur ces ensenhamens, cf. notre étude citée plus haut, p. 131. Le premier et le plus ancien de ces ensenhamens, auquel est empruntée la citation qui suit, est de Guiraut de Cabreira, noble catalan contemporain de Bertran de Born et de Peire Vidal.
18 La citation est empruntée à l'ensenhamen de Guiraut de Calanson. Ce poème a été publié récemment par M. Wilhelm Keller sous le titre suivant: Das Sirventes «Fadet Joglar» des Guiraut von Calanso, Erlangen, 1905. Le texte est accompagné d'un abondant commentaire. La «symphonie» était un instrument à vent, ou peut-être un «tambour de basque» (Keller, p. 63).
1 Leur nom leur vient du mot trobar, trouver en parlant de l'invention poétique.
Cf. en général, pour ce chapitre, Diez, Poesie der Troubadours, 2e édition.
2 Traduction de l'abbé Papon, Parnasse occitanien, p. 21.
3 Pétrarque, Trionfo d'amore.
4 Cf. Gaston Paris, Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge, p. 159: «ce sont les troubadours de cette école [du trobar clus] qui, malgré leurs défauts et indirectement, ont créé le style moderne».
5 Sur la musique cf. un excellent article de M. A. Restori, dans la Rivista musicale italiana, vol. II, fasc. 1, 1895. Voir surtout la récente publication de M. J.-B. Beck, Die Melodien der Troubadours, Strasbourg, 1908.
Cf. encore A. Jeanroy, Dejeanne, P. Aubry: Quatre poésies de Marcabrun, troubadour gascon du XIIe siècle, texte, musique et traduction, Paris, 1904.
Les troubadours dont il nous reste le plus d'airs notés sont les suivants: Bernard de Ventadour, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit, Guiraut Riquier, Peire Vidal, Raimon de Miraval. Le plus grand nombre de ces mélodies (les deux tiers) se trouvent dans le manuscrit R (Bibl. nat.,f. fr., 22543).
6 Ludwig Rœmer, Die volksthümlichen Dichtungsarten, Marbourg, 1884.
7 Bernard de Ventadour, Quant erba vertz e fuelha par (M. W. I, 11; Gr., 39); id., Lo gens temps de pascor (M. W. I, 13; Gr., 28).
8 Marcabrun, Pois l'iverns d'ogan es anatz (M. W. I, 57).
9 J. Rudel, Quan lo rius de la fontana (M. W. I, 62; Gr., 5).
10 Arnaut de Mareuil, Belh m'es quan lo vens (M. W. I, 155; Gr., 10).
11 Peire Rogier, Tan no plou ni venta (M. W. I, 120; Gr., 8).
12 Raimbaut d'Orange, Non chant per auzel ni per flor (M. W. I, 77; Gr., 32).
13 Sirventés: la vraie forme provençale est sirventes; nous l'accentuons pour mieux marquer que l'accent doit porter sur la dernière syllabe.
14 Cf. Jeanroy, Origines..., p. 45 et suiv. De la tenson on distingue le jeu-parti (prov. partimen) qui est une variété du genre et où les interlocuteurs choisissent entre deux propositions contraires; nous employons le mot de tenson qui est le terme le plus général.
Sur la question de savoir si les tensons appartiennent à des auteurs différents, cf. Diez, Poesie der Troubadours, p. 165. Pour les sujets des tensons cf. ibid., p. 169. Voici quelques autres exemples: quel est l'homme le plus amoureux, celui qui ne peut résister au désir de parler constamment de la dame qu'il aime ou celui qui y pense en silence? Un amoureux qui est heureux dans son amour doit-il préférer être l'amant ou le mari de sa dame?
15 Pour les tensons avec un personnage imaginaire, cf. Jeanroy, Origines..., p. 54, note 1: on a des tensons du Moine de Montaudon avec Dieu, de Peirol avec Amour, de Raimon Béranger et Bertran Carbonel avec leur cheval, de Lanfranc Cigala avec son cœur et son savoir.
16 Les deux tensons qui suivent sont de Guiraut Riquier.
17 Une des études les plus récentes sur la pastourelle est celle de M. A. Pillet, Studien zur Pastourelle, Breslau, 1902 (extrait de la Festschrift zum zehnten deutschen Neuphilologentag).
18 Traduction de M. A. Jeanroy, Origines, p. 31.
19 Ibid., p. 80.
20 Le plus récent travail sur l'aube bilingue du Vatican (ainsi nommée du manuscrit qui la contient) est dû au Dr Dejeanne dans les Mélanges Chabaneau: on trouvera dans cet article la bibliographie du sujet.
21 Il n'y a qu'un exemple de serena; dans Guiraut Riquier; il faut y voir sans doute une invention du poète et non une imitation d'un genre populaire.
22 Le descort de Raimbaut de Vaquières est composé de six strophes: la première en provençal, la seconde en italien (génois), la troisième en français, la quatrième en gascon, la cinquième probablement en portugais (Cf. sur le dernier point Carolina Michaelis de Vasconcellos, dans le Grundriss de Grœber, II, B, p. 173, Rem. 1).
1 Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le Mercure de France, juin 1906.
2 Cf. Poésies de Guillaume IX, comte de Poitiers, éd. Jeanroy, Paris, 1905.
3 Sur le «vasselage amoureux», cf. un excellent article de M. E. Wechssler, Frauendienst und Vassalität, dans Zeitschrift für französische Sprache und Litteratur, XXIV, 1, 159-190.
4 Cf. Diez, Poesie der Troubadours, p. 128, 129, etc.
5 A. Restori, Lett. prov., p. 52.
6 Diez, Poesie der Troubadours, p. 127.
7 Traduction de Raynouard, Des Troubadours et des Cours d'amour, p. XXII, XXVI.
8 Cf. P. Vidal: «le présent d'un simple cordon que m'a accordé la belle Raimbaud me rend plus riche à mes yeux que le roi Richard lui-même avec Poitiers, Tours et Angers». Cf. encore de Guillaume de Saint-Didier: «cependant elle pourrait me rendre heureux, si elle m'accordait seulement l'un des cheveux qui tombent sur son manteau, ou l'un des fils qui composent son gant». Cité par Raynouard, Des Troubadours et des Cours d'amour, p. XIV.
9 Diez, Poesie der Troubadours, p. 135.
10 Mahn, Gedichte, nº 737. La deuxième citation est tirée du nº 344.
11 Sur Rigaut de Barbezieux, cf. l'article que nous venons de publier dans la Revue d'Aunis et de Saintonge, juillet 1908. On y trouvera sa romanesque biographie.
12 Cette allusion aux habitudes de la tigresse se retrouve dans un Bestiaire provençal, recueil de légendes ayant trait aux animaux. Quand les chasseurs ont enlevé les petits de la tigresse, ils placent des miroirs sur le sol; la tigresse s'y mire et oublie sa douleur.
13 Raynouard, Des Troubadours et des Cours d'amour, Paris, 1817.
La question a été reprise depuis par Diez (Ueber die Minnehöfe, Berlin, 1825), Pio Rajna (Le Corti d'Amore, Milan, 1890), V. Crescini (Per la questione delle Corti d'Amore, Padoue, 1891).
1 Sur Cercamon, cf. l'édition du Dr Dejeanne, Toulouse-Paris, 1905. Cercamon fait allusion une fois au Poitou (V) et il a écrit un planh sur la mort de Guillaume X, comte de Poitiers. Ces détails nous paraissent avoir quelque importance pour l'étude de l'influence qu'a pu exercer l'œuvre du premier troubadour Guillaume IX.
2 Marcabrun fut un satirique si violent que, si l'on en croit son biographe, les châtelains de Guyenne, dont il avait dit beaucoup de mal, le firent mettre à mort.
3 Pierre d'Auvergne, ap. Diez, L. W., p. 43. Cf. l'édition de Pierre d'Auvergne par M. Zenker, p. 190-191. Pour la suite cf. Diez, ibid., p. 44.
4 Sur Jaufre Rudel, cf. Gaston Paris, Rev. hist. (cf. supra chap. II), Carducci, Jaufre Rudel, poesia antica e moderna, 1888, Savj-Lopez, Mistica profana (in Trovatori e poeti).
5 Appel, Prov. Chr., p. 55.
6 M. C. Appel, in Archiv für das Studium der neueren Sprachen, tome CVII.
7 «Depuis que nous étions enfants...» C'est l'âge aussi où Dante commença à aimer Béatrice.
8 M. W., I, p. 19.
9 M. W., p. 20.
10 Texte de Mahn, Gedichte der Troubadours, nº 707.
11 Marcabrun aussi aurait visité l'Angleterre, cf. G. Paris, Esquisse historique, § 86.
12 M. W., p. 23.
13 Sur les nombreuses allusions aux médisants (lauzengiers) cf. Pätzold, Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender Trobadors, § 79.
14 M. W. I, 21. A propos de la «joie» il est bon de rappeler avec M. Jeanroy (éd. de Guillaume de Poitiers, p. 19) que «l'espèce d'exaltation mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et l'amour lui-même était... désignée sous le nom de joi».
15 Geoffroy de Vigeois, ap. Diez, L. W., p. 322.
16 Sur les troubadours à la cour du comte de Toulouse, cf. Paul Meyer, in Histoire générale de Languedoc, tome X.
17 Sur les troubadours à Narbonne, cf. notre article dans les Mélanges Chabaneau, p. 737-750.
18 M. W. I, 30.
19 Carducci, Un poeta d'amore del secolo XII, Nuova Antologia, XXV-XXVI.
20 M. W., I, 33.
21 M. W., I, 36.
1 M. W. I, 184.
2 M. W. I, 151 et suiv.
3 On peut rapprocher de cette description un passage d'une poésie lyrique d'Arnaut de Mareuil (M. W. I, p. 156). «Elle est plus blanche qu'Hélène, plus belle qu'une fleur naissante, pleine de courtoisie; de ses dents blanches ne sortent que des mots sincères, son cœur est franc sans mauvaises pensées, sa couleur est fraîche et ses cheveux blonds; que Dieu la garde, car jamais je n'en vis de plus belle.»
4 Les œuvres de Giraut de Bornelh ont commencé à paraître en édition critique avec traduction (allemande) sous le titre suivant: Saemtliche Lieder des Trobadors Guiraut de Bornelh, von Adolf Kolsen (tome I, fasc. 1), Halle, 1907.
5 Ed. Kolsen, nº 1.
6 Id., nº 19.
7 Id., nº 21.
8 Id., nº 2.
9 Dante, De vulg. Eloq., II, 2 et 6. «Bertran de Born, dit Dante, a chanté les armes, Arnaut Daniel l'amour, Giraut de Bornelh la droiture, l'honnêteté (honestum) et la vertu», De vulg. Eloq., II, 2.
10 M. W. I, 186.
11 M. W. I, 201.
12 Tenson de Linhaure et de Giraut de Bornelh, Appel, Prov. Chr., p. 87. Cf. aussi dans l'édition Kolsen les numéros 4 et 20. Nous empruntons au premier des deux le couplet suivant: «Je pourrais écrire (une chanson) plus obscure; mais la poésie n'a sa valeur que si tout le monde la comprend; pour moi, quoi qu'on en puisse penser, je suis heureux quand j'entends dire qu'on chante ma chanson d'une voix sombre ou claire et quand j'apprends qu'on la chante à la fontaine.» L'autre chanson débute ainsi: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît et que tout le monde y prît plaisir.» Ce sont là de véritables manifestes littéraires contre les théories du trobar clus. Ce ne sont pas les seuls d'ailleurs dans la littérature provençale. Cf. la pièce de Pierre d'Auvergne, Sobre'l vieilh trobar e'l novel et le commentaire qu'en a donné M. J. Coulet dans les Mélanges Chabaneau, p. 777 et suiv.
13 Purgatoire, ch. XXVI. Le chant se termine par huit vers provençaux que Dante met dans la bouche d'Arnaut Daniel. Celui-ci se trouve avec Guido Guinicelli parmi le troupeau de ceux qui n'ont pas observé, dans la satisfaction de leurs appétits charnels, l'umana legge Seguendo come bestie l'appetito. Dante cite plusieurs fois encore Arnaut Daniel dans le De vulgari Eloquentia; il y déclare en particulier qu'il a emprunté au poète limousin la sextine. Cf. Diez, L. W., p. 282.
14 Cf. Diez, L. W., p. 285.
15 Le Moine de Montaudon lui reproche de n'avoir composé dans sa vie que deux mauvais vers, auxquels personne ne comprend rien; Diez, L. W., p. 283.
16 Mahn, Gedichte der Troubadours, nº 427.
17 Voir pour tout ce qui suit A. Thomas, Poésies complètes de Bertran de Born, introduction. Le rôle historique de Bertran de Born a été étudié par M. Clédat, Paris, 1879. Bertran de Born est un des rares troubadours qui aient eu l'honneur de plusieurs éditions (Ed. A. Stimming [deux], éd. A. Thomas).
18 Thomas, loc. sign., p. xv.
19 La fille de Henri II, Mathilde, était mariée avec Henri, duc de Saxe; aussi B. de Born l'appelle-t-il une fois la Saissa (la Saxonne).
20 On a émis des doutes sur l'authenticité de cette pièce. Plusieurs manuscrits l'attribuent à d'autres troubadours que Bertran de Born. La pièce est composée sur les mêmes rimes qu'une pièce de Giraut de Bornelh. Ce qu'il y a de certain c'est que un ou deux couplets sont interpolés; mais nous croyons que ce brillant morceau de poésie est bien de Bertran de Born.
1 M. W. I, 77. Non chant per auzel ni per flor
2 M. W. I, 70 et I, 67.
3 Cf. l'ouvrage déjà cité de O. Schultz, Die prov. Dichterinnen, et Sernin Santy, La Comtesse de Die.
4 M. W. I, 87. Ab joi et ab joven m'apais.
5 M. W. I, 88.
6 M. W. I, 80. A chantar m'er de so qu'ieu no volria.
7 Sur Pierre d'Auvergne, cf. Zenker, Die Lieder Peires von Auvergne, Erlangen, 1900.
8 «Au delà des montagnes», c'est-à-dire au delà des Pyrénées; Marcabrun y avait été avant lui, cf. Zenker, p. 19.
9 C'est la poésie célèbre Chantarai d'aquestz Trobadors, Zenker, nº XII. Un troubadour postérieur, le Moine de Montaudon, a imité cette satire.
10 Roderic de Tolède, ap. Zenker, p. 26.
11 Ed. Zenker, nº IX. Sur «les oiseaux dans la poésie et dans la légende» cf. un article de M. Savj-Lopez, dans Trovatori et Poeti, p. 245. Un troubadour postérieur, Arnaut de Carcassés, a composé une nouvelle où un perroquet joue le principal rôle; pour faciliter un rendez-vous d'amour entre son seigneur et une châtelaine il met le feu à la tour du château: pendant le désordre et le tumulte qui s'ensuivent l'entrevue a lieu. Le «perroquet» d'Arnaut de Carcassés est d'une éloquence insinuante et surtout d'une merveilleuse activité. Cette nouvelle est d'ailleurs l'Ecole des Maris. L'auteur l'a écrite pour «reprendre les maris qui veulent surveiller leurs femmes et pour les avertir que la meilleure précaution est de leur laisser la liberté». Cf. Bartsch, Chr., c. 259 et suiv. Sur les oiseaux messagers d'amour dans la poésie populaire cf. Savj-Lopez, op. laud.
12 M. W. I, 224, Rayn., Ch., III, 318. Parn. occ., 181.
13 M. W. I, 224, Rayn., Ch., III, 321.
14 M. W. I, 226, Rayn., III, 324. Parn. occ., 185.
15 Parn. occ., 187. Gauvain est le neveu d'Arthur dans les légendes bretonnes. Sur les légendes épiques chez les troubadours voir Birch-Hirschfeld, Ueber die den provenzalischen Troubadours bekannten epischen Stoffe, Halle, 1878. L'ouvrage est incomplet, mais il n'a pas été remplacé.
17 Sur Folquet de Marseille, cf. Hugo Pratsch, Biographie des Troubadours, Folquet von Marseille, Berlin, 1878.
18 Dante, Par., ch. IX, v. 88 et suiv. La ville dont il s'agit dans le dernier vers est Marseille; Dante fait allusion au siège qu'elle soutint contre Brutus.
19 M. W. I, 319.
20 «Guillaume VIII [seigneur de Montpellier] avait épousé depuis Eudoxe, fille de Manuel Comnène.» Hist. gén. Lang., éd. Privat, VI, p. 61. La source de cette indication est dans la Chronique de Jaime Ier d'Aragon (ch. 1) qui ne donne pas d'ailleurs le nom de la princesse. Ce nom est donné par un compilateur moderne, Gariel, Series praesulum Magalonensium, 2e édit., p. 279: et l'authenticité de la chronique est douteuse (Cf. Morel-Fatio, Grœber, Grundriss, II, 2, p. 118). Nous ajouterons qu'un de nos collègues, qui s'occupe d'histoire byzantine, ne croit pas à l'existence d'Eudoxie ou Eudoxe: la seule fille de Manuel Comnène a été mariée au marquis de Montferrat.
21 M. W. I, 324.
22 La Chanson de la Croisade contre les Albigeois a été éditée deux fois, d'abord par Fauriel, puis par M. Paul Meyer, 2 vol. Paris, 1875. Le passage cité commence au vers 3320. Ajoutons que l'identification de Folquet de Marseille avec Folquet, évêque de Toulouse, a été contestée; mais il semble que ce soit à tort.
1 Cf. Lea, Histoire de l'Inquisition, trad. fr., Paris, 3 vol.
2 Cf. pour une partie de ce qui suit A. Luchaire, Innocent III, la croisade contre les Albigeois, Paris, 1905.
3 Luchaire, loc. sign., p. 182.
4 Aimeric de Pégulhan, Gr., 34, Parn. occit., p. 171.
5 Sur Raimon de Miraval, cf. P. Andraud, La vie et l'œuvre du troubadour Raimon de Miraval, Paris, 1902.
6 Bernard Sicard de Marvejols, Raynouard, Choix, IV, 191.
7 Peire Cardenal, Gr., 30; Appel, Prov. Chr., nº 78.
8 Bartsch, Chr. Prov., col. 174.
9 Parn. occ. p. 306.
10 Mahn, Gedichte, nº 1 248.
11 Raynouard, Lexique roman, I, 448.
12 Parn. occit., 313.
13 Ibid., 312.
14 Ibid., 321.
15 Ibid., 310.
16 Ibid., 309. Cf. dans la même pièce la strophe suivante: «Maintenant est venue de France l'habitude de ne convier que ceux qui ont abondance de blé ou de vin». Sur Simon de Montfort, cf. la pièce Per fols tenc... str. 2 (Parn. occ., p. 311).
17 Clercs et Français sont attaqués ensemble dans une strophe de la pièce Tartarasso ni voutour (Parn. occ., p. 320). Mêmes attaques dans une poésie de Guillaume Anelier de Toulouse, Raynouard, L. R., 481.
18 Appel, Prov. Chr., p. 113.
19 Mahn, Gedichte, nº 975.
20 Raynouard, Choix, IV, 337.
21 Mahn, Gedichte, nº 1 233.
22 Ibid., nº 1 228.
23 Bartsch, Chr. prov., col. 173.
24 Parn. occit., p. 324; cf. aussi Appel, Prov. Chr., nº 79. Cardenal appelle son poème un estribot, mot assez rare désignant un genre peu connu. Cf. encore Raimbaut d'Orange dans la pièce: Escotatz.
25 Cf. cependant la satire de la papauté et des hauts prélats dans la Geste de Peire Cardenal (Car motz homes fan vers), sorte de poème satirique où il s'attaque à toute la société, du pape aux paysans.
26 Sur Guillem Figueira, cf. l'édition de ce troubadour par Emil Levy, Berlin, 1880.
27 Crescini, Manualetto, p. 327. La pièce se compose de vingt-trois strophes.
28 Raynouard, Choix, IV, 319.
Voir sur la poésie religieuse chez les troubadours un excellent article de M. Lowinsky, publié dans la Zeitschrift für französische Sprache und Litteratur, 1898, XX, p. 163 et suiv.
1 Parmi les poésies érotiques des troubadours, il faudrait citer quelques poésies de Guillaume de Poitiers, une d'Arnaut Daniel, quelques chansons de Daude de Prades, chanoine de Maguelone, les tensons grossières de Montan et de sa dame, de Mir Bernard et de Sifre, quelques tensons de Guiraut Riquier.
2 Cf. un article de M. A. Luchaire, Revue Bleue, janvier 1908. A propos de l'aventure de la fille de l'empereur Manuel, voir les réserves que nous avons faites dans les notes du chapitre VII.
3 Arnaut Daniel, Parn. occ., p. 257.
4 Cf. chap. III.
5 Ed. Jeanroy, XI.
6 Pierre d'Auvergne, éd. Zenker, XV, str. VIII.
7 Ed. Zenker, XIX.
8 Ibid., XVIII.
9 Crescini, Manualetto, p. 225.
10 Raynouard, Choix, IV, p. 304.
11 Fauriel, Histoire de la poésie provençale; II, 184.
12 Le troubadour qui a composé cette curieuse tenson avec Dieu est Daspol ou Guillem d'Autpoul, qui a vécu dans la deuxième partie du XIIIe siècle. Cf. le texte dans Paul Meyer, Les derniers troubadours de la Provence, in Bibl. Ec. Charles, 30e année, p. 282.
13 Raynouard, Choix, IV, 442.
14 Appel, Prov. Chr., nº 58.
15 En 1207 saint Dominique fonde le couvent de Prouille. C'est l'époque où se fondent les confréries (laïques) du Rosaire qui ont tant contribué à répandre le culte de la Vierge. Cf. Lowinsky, op. laud., p. 12 du tirage à part.
16 Cf. pour tout ce qui suit notre étude sur le troubadour Guiraut Riquier, p. 284 et suiv.
17 Lanfranc Cigala, de Gênes; Mahn, Gedichte, nº 305.
18 Bernard d'Auriac (2e moitié du XIIIe s.).
19 Le troubadour Guiraut Riquier, p. 296.
20 Folquet de Lunel, éd. Eichelkraut, Berlin, 1872. L'édition est d'ailleurs médiocre.
A propos de la place qu'occupe la Vierge dans l'art religieux du XIIIe siècle, voir E. Mâle, L'art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, 1898, p. 308. «C'est un fait curieux qu'au XIIIe siècle la légende ou l'histoire de la Vierge soient sculptées aux portails de toutes nos cathédrales... Le XIIIe siècle est par excellence le siècle de la Vierge. Saint Dominique répand le Rosaire en son honneur. On récite tous les jours son office... Les ordres nouveaux, les Franciscains, les Dominicains, vrais chevaliers de la Vierge, répandent son culte dans le peuple.»
Nous ne donnons pour ce chapitre qu'une bibliographie très sommaire. On trouvera l'essentiel dans la plupart des histoires de la littérature italienne. Cf. en particulier Gaspary, Storia della letteratura italiana, tradotta del tedesco dà N. Zingarelli, Turin, 1887, tome I.
A. Restori, Letteratura provenzale, p. 94 et suiv.
A. Thomas, Francesco da Barberino et la littérature provençale en Italie au Moyen âge, Paris, 1883.
Schultz, Die Lebensverhältnisse der italienischen Trobadors (Zeitschrift für rom. Phil., VII, 187).
A. Jeanroy, Les origines de la poésie lyrique en France, p. 223-273 (La poésie française en Italie).
Bartoli, I primi due secoli della letteratura italiana, Milan, 1880.
Gaspary, La scuola poetica siciliana del secolo XIII (traduction), Livourne, 1882.
Fauriel, Dante et les origines de la langue et de la littérature italiennes, tome I, leçons VII et VIII.
Paul Meyer, Influence des troubadours sur la poésie des peuples romans, Romania, V, 266. L'ouvrage de Baret sur le même sujet est vieilli.
Cf. enfin pour Dante et le XIVe siècle la grande histoire littéraire de l'Italie intitulée: Storia letteraria d'Italia, scritta di una societa di professori, Milan; tome III, Dante (par M. Zingarelli); tome V, Il Trecento (par G. Volpi).
1 Cf. la pièce Bona aventura... Mahn, Gedichte, nº 375. Cependant les troubadours viennent plus nombreux à la cour de Frédéric II à la suite de la croisade contre les Albigeois. (Cf. C. Appel, Deutsche Geschichte in der provenzalischen Dichtung, Breslau, 1907.) Parmi les troubadours qui ont été en relations avec l'Italie M. Restori cite: Bernard de Ventadour, Peirol, Cadenet, Bernard de Bondeillo, Elias Cairel, Peire Cardenal, Cavaire, Palais, Pistoleta, etc.: près d'une trentaine. Lett. prov., p. 100, n. 1.
2 Appel, Prov. Chr., nº 92.
3 Chose piquante, ces vers italiens écrits par un poète provençal sont à peu près les plus anciens de la poésie italienne; cf. Gaspary, op. laud., p. 48.
4 Bartsch, Chr. Prov., col. 128.
5 Diez, Leben und Werke, p. 236.
6 Saint-Nicolas de Bari: le comte de Champagne et celui de Bar faisaient partie de l'expédition. Mais est-ce Saint-Nicolas de Bar ou de Bari qu'il faut entendre? Sans doute de Bari.
7 Raynouard, Choix, IV, 277.
8 Cf. Diez, Leben und Werke, p. 239.
9 Gaspary, op. laud., p. 53. Cf. pour le paragraphe suivant Gaspary, ibid. et Hauvette, Littérature italienne, p. 49.
10 Boniface Calvó a été édité par M. Pelaez, Turin, 1897 (Extrait du Giornale Storico della letteratura italiana, XXVIII-XXIX).
11 Diez, Leben und Werke, p. 392.
12 Raynouard, Choix, III, 446.
13 Mahn, Gedichte, nº 553.
14 Cf. sur Sordel Vita e poesie di Sordello di Goito per Cesare de Lollis, Halle, 1896 (Romanische Bibliothek, XI).
15 Ibid., p. 58.
16 Ed. de Lollis, V.
17 Sur Bertrand d'Alamanon, cf. l'édition Salverda de Grave, Toulouse (Bibliothèque méridionale).
18 Peire Bremon, Raynouard, Choix, IV, 70.
19 Ed. de Lollis, p. 17.
20 Cf. le vers connu de Montanhagol: D'amor mou castitatz (d'amour vient la chasteté).
21 Cf. Fauriel, Dante, I, 504.
22 Sauf une exception; cf. éd. de Lollis, Introduction.
23 La Vita Nuova a été composée en 1292 suivant Gaspary, Storia lett. ital., I, 450.
24 Fauriel, Dante, I, 340.
25 Vita Nuova, trad. Delécluze, Paris, 1853.
26 Ibid.
27 Dante connaissait sans doute la plupart des troubadours (du XIIe s. et du début du XIIIe) dont les œuvres nous sont parvenues: Bernard de Ventadour, Peire Rogier et Arnaut de Mareuil, Guillem de Cabestanh et Jaufre Rudel, etc. Il connaissait sans doute aussi les biographies des troubadours. Cf. Zingarelli, Dante, p. 70-71 (Storia lett. ital., III). Cf. Chaytor, The troubadours of Dante, Oxford, 1902.
Ce n'est pas le lieu d'insister ici sur le dolce stil nuovo et sur ses origines. On peut voir là-dessus les deux ou trois ouvrages suivants qui ont en partie renouvelé le sujet: K. Vossler, Die philosophischen Grundlagen zum «Süssen Neuen Stil» des Guido Guinicelli, Guido Cavalcanti, und Dante Alighieri, Heidelberg, 1904; Cesare de Lollis, Dolce stil nuovo e «noel dig de nova maestria», in Studj Medievali, I, p. 5-23; Paolo Savj-Lopez, Trovatori e Poeti (Biblioteca «Sandron» di Scienze et Lettere, nº 30). Le premier de ces auteurs est en désaccord sur plusieurs points essentiels avec les deux autres. Le fond de son travail—exposé d'ailleurs sous forme un peu trop didactique—est que la morale chrétienne et la philosophie scolastique ont été d'une importance capitale dans la transformation du vieux «style» en «style» nouveau. Les deux autres auteurs ont une tendance à rechercher chez les derniers troubadours les traces, les germes du nouveau «style»; il est certain que des troubadours comme Montanhagol, quand ils parlaient du «noel dig de nova maestria», sentaient qu'ils s'éloignaient des anciens modèles et le dernier troubadour Guiraut Riquier se rapproche beaucoup, par sa conception supraterrestre et mystique de l'amour, du «dolce stil nuovo». Aucun des deux ne paraît avoir été connu en Italie, mais il n'en est pas de même de Sordel dont la doctrine sur l'amour se rapproche tant de celle de Montanhagol.
A propos du «pardon des offenses», dont il est question à la fin de la chanson de Dante, M. Savj-Lopez rapproche de ces mots un passage semblable du dernier troubadour Guiraut Riquier; ce n'est là qu'une coïncidence, mais qui montre que l'évolution de la poésie provençale en décadence est sur certains points parallèle à celle de la lyrique italienne (Trovatori e Poeti, p. 66).
28 Cf. Gidel, Les troubadours et Pétrarque (Thèse de Paris, 1857). L'ouvrage est vieilli, mais les rapprochements, que Gidel est un des premiers à avoir indiqués, sont nombreux; trop nombreux même, car plusieurs ne sont exacts qu'en apparence.
29 «Il se privait...» Cf. Gaspary, Storia della lett. ital., p. 296.
30 Cette citation et celles qui suivent sont empruntées à l'ouvrage de Gidel, p. 109, 121, 130.
31 Gaspary, op. laud., p. 401-402.
32 On peut lire cette histoire dans l'excellent livre que M. Antoine Thomas a jadis consacré à Francesco da Barberino et la littérature provençale en Italie au Moyen âge, Paris, 1883.
Voir en ce qui concerne l'Espagne le livre capital de Milà y Fontanals. De los trovadores en España: 1re édition, Barcelone, 1861; 2e édition, Barcelone, 1889 (Obras completas del doctor D. Manuel Milà y Fontanals, tomo segundo). Voici les quatre divisions de ce livre:
1º De la langue et de la poésie provençales.
2º Troubadours provençaux en Espagne.
3º Troubadours espagnols en langue provençale.
4º Influence provençale en Espagne.
1 Sur l'importance de cette voie au point de vue de la formation des légendes épiques, cf. maintenant le livre de M. Bédier, La formation des légendes épiques, Paris, 1908.
2 Guiraut Riquier, Gr., 65; cf. notre étude sur ce troubadour, p. 72 et 73.
3 Sur ces chroniques qui forment «quatre perles de la littérature catalane du Moyen âge», cf. Grundriss der rom. Phil., II, 2 (L'histoire de la littérature catalane est de M. Morel-Fatio).
4 Sur Jaime Ier d'Aragon, cf. de Tourtoulon, Jaime Ier le Conquérant, roi d'Aragon, Montpellier, 1863-1867, 2 vol.
N'At de Mons écrivit surtout des poésies religieuses; voir notre étude sur Guiraut Riquier, passim, et l'introduction à l'édition de N'At de Mons, par M. Bernhard (Altfranzösische Bibliothek, XI).
5 Montanhagol. éd. Coulet, III.
6 Cf. Bernard de Rouvenac, ein provenzalischer Trobador des XIII. Jahrhunderts, par G. Bosdorff, Erlangen, 1907.
7 Gavauda, ap. Mila, op. laud., p. 128.
8 Cf. l'excellente histoire de la littérature portugaise de Mme C. Michaelis de Vasconcellos et de M. Th. Braga dans le Grundriss de Grœber, II, 2, p. 129 et suiv. Trois manuscrits comprennent les poésies lyriques du XIIIe et du XIVe siècle: le Vaticanus a été publié plusieurs fois, dernièrement par Mme C. Michaelis de Vasconcellos; un autre manuscrit, dit de Colocci-Brancuti, du nom de deux de ses possesseurs, l'humaniste Colocci (mort en 1548) et le comte Brancuti di Cagli, est également en Italie. En Portugal se trouve le manuscrit dit de Ajuda, du nom du château royal, près de Lisbonne, où il est conservé. (Grœber, Grundriss, II, 2, p. 200.) Trois autres manuscrits contiennent des poésies religieuses (d'Alphonse X).
Sur toute cette période de la littérature portugaise voir surtout: R. Lang, Das Liederbuch des Königs Denis von Portugal, Halle, 1894. Le texte est précédé d'une excellente étude d'histoire littéraire.
9 On peut, avec Mme C. Michaelis de Vasconcellos, diviser cette littérature d'une manière plus précise d'après les règnes d'Alphonse X et du roi Denys: période préalphonsine (1200-1248); période du roi Alphonse (1248-1280); période du roi Denys (1280-1325); période postdionysienne(1325-1350). Grundriss, II, 2, p. 179. Cf. encore de Mme de Vasconcellos, Randglossen zur altportugiesischen Liederbuch (In Zeitschrift für rom. Philologie).
10 «Époque provençale». Grundriss, II, 2, p. 143.
11 Cf. Mme de Vasconcellos, loc. laud., p. 188, et suiv.
12 Lang, op. laud., nº 63; ibid., nº 3.
13 Ibid., nº 59.
14 Ibid., nº 16.
15 Ibid., nº 73.
16 Ibid., nº 43.
17 Voir sur ce point important que nous ne faisons qu'indiquer ici: Jeanroy, Origines, p. 308-338 (La poésie française en Portugal). M. Jeanroy combat l'origine populaire de la lyrique portugaise, défendue par la plupart des critiques qui se sont occupés avant lui de la question et en particulier par M. Th. Braga. Cf. enfin la conclusion de l'étude de M. Lang, op. laud., p. CXLII-CXLV.
18 Ici encore nous ne citerons, en fait de bibliographie, que l'indispensable.
W. Scherer, Geschichte der deutschen Litteratur, 2e édit., Berlin, 1884.
Kock et Vogt, Geschichte der deutschen Litteratur, 2e éd., Leipzig.
Textes: Des Minnesangs Frühling, Berlin, 1888: K. Pannier, Die Minnesänger, Gœrlitz, 1881.
A. Lüderitz, Die Liebestheorien der Provenzalen bei den Minnesingern der Stauferzeit, Berlin, 1902. (Autre édition plus complète dans les Literarhistorische Forschungen, Berlin, 1904.)
A. Jeanroy, Origines, p. 270-307.
19 Scherer, op. laud., p. 202.
20 Jeanroy, Origines, p. 285-286.
21 Lüderitz, op. laud., p. 5 et suiv. Aux «médisants» (lauzengiers) correspondent chez les Minnesinger les lugnære, merkære.
22 Diez, Poesie der Troubadours, p. 239. A. Lüderitz, op. laud., p. 26.
Diez, après avoir établi une série de rapprochements entre la poésie lyrique provençale et celle des minnesinger, ajoute que cette ressemblance n'est pas due à l'imitation, mais qu'elle est due aux idées du temps et au caractère particulier de la poésie amoureuse. (Diez, Poesie der Troubadours, p. 240.) Cette raison n'est certainement pas suffisante, quoiqu'elle explique bien des choses.
Diez le premier, Bartsch ensuite ont relevé les imitations formelles qu'un minnesinger, Rodophe de Neufchâtel, a faites de Folquet de Marseille (et de Peire Vidal); Bartsch a signalé à son tour une imitation de Folquet de Marseille par le minnesinger Frédéric von Hausen (fin du XIIe siècle, comme Rodophe de Neufchâtel) et une imitation d'une forme strophique difficile de Bernard de Ventadour par le même Frédéric. Cf. Bartsch, Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur, § 30.
23 Des Minnesangs Frühling, p. 127.
24 D'après Scherer, op. laud., p. 212, Walter ne devrait rien à l'imitation de modèles français ou provençaux.
25 Voir pour tout ce qui suit: Gaston Paris, Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge, Paris, 1907, p. 89, 156 et suiv.; Histoire de la langue et de la littérature françaises, publiée sous la direction de Petit de Julleville; A. Jeanroy, De nostratibus medii aeui poetis qui primum Aquitaniæ carmina imitati sint, Paris, 1889. Nos citations sont faites d'après la Chrestomathie de l'ancien français de Bartsch, 9e édition, 1908.
26 Bartsch, Chr. de l'anc. français, p. 158. La reine est Alix de Champagne, veuve de Louis VII, et son fils est le roi Philippe Auguste (vers 1180).
27 Bartsch, ibid.
28 Ibid., p. 164.
29 Ibid., p. 163.
30 Dante, De vulg. Eloq. d'après Grœber, Grundriss, II, 1, p. 677. Dante attribue d'ailleurs la chanson à Thibaut de Champagne, ibid., p. 683.
31 Bartsch, Chr.
32 Bartsch, Ibid., p. 184.
33 G. Paris, Esquisse, p. 161.
Voir pour tout ce chapitre J. Anglade, Le troubadour Guiraut Riquier, Paris, 1905. On y trouvera la bibliographie concernant les troubadours de la décadence.
Paolo Savj-Lopez, Trovatori e poeti, Milan, Palerme, Naples, [S. d.] [1907] (chap. II, L'ultimo trovatore).
Texte: Die Werke der Troubadours, herausgegeben von C.-A.-F. Mahn. Berlin, 1853. L'éditeur est le Dr Pfaff.
J.-B. Noulet et C. Chabaneau, Deux manuscrits provençaux du XIVe siècle. Montpellier-Paris, 1888.
Les Leys d'Amors ont été publiées dans les Monumens de la littérature romane..., par M. Gatien-Arnoult, Toulouse, 1841, 3 vol.
Ces trois volumes sont complétés par un quatrième intitulé: Monumens de la littérature romane..., par M. Gatien-Arnoult, seconde publication, Paris-Toulouse, s. d. [1849]. Ce volume, dont la publication est due au Dr Noulet, contient un grand nombre de pièces couronnées depuis les origines des Jeux Floraux jusqu'au XVe siècle.
Sur la légende de Clémence Isaure, cf. Chabaneau, Histoire générale de Languedoc, tome X, p. 177, note et Noulet: De Dame Clémence Isaure substituée à Notre-Dame la Vierge Marie comme patronne des Jeux littéraires de Toulouse, Mém. de l'Acad. nat. des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 1852, série 4, tome II, p. 191. Cf. enfin la Grande Encyclopédie, article de M. Antoine Thomas.
AVANT-PROPOS
CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION
La civilisation gallo-romaine.—Maintien de traditions
artistiques et littéraires.—Les limites de la langue d'oc.—Les
origines «limousines» de la poésie des troubadours.—La
période préparatoire (XIe s.).—Le premier troubadour.—Caractère
artistique et aristocratique de la poésie des
troubadours.—Germes de faiblesse et de décadence—Aperçu
sommaire de son histoire.—Grandes divisions.—Comparaison
avec la poésie de langue d'oïl.
CHAPITRE II
CONDITION DES TROUBADOURS
LÉGENDES ET RÉALITÉ
TROUBADOURS ET JONGLEURS
Troubadours d'origine noble, bourgeoise.—Poétesses
provençales.—Les protecteurs des troubadours.—Sources
de leurs biographies.—Nostradamus.—Biographies de
Bernard de Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre
Rudel, de Peire Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de
Bornelh.—Légendes et réalité.—Jongleurs et troubadours.
CHAPITRE III
L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES
La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.—Écoles
de poésie?—Le culte de la forme.—Le «trobar
clus»; admiration de Dante et de Pétrarque pour Arnaut
Daniel.—La musique des troubadours.—Les genres: la
chanson, le sirventés, la tenson, la pastourelle, l'aube.—Autres
genres.
CHAPITRE IV
LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS
COURS D'AMOUR
La doctrine de l'amour courtois: son originalité.—L'amour
est un culte.—Le «service amoureux» imité du
«service féodal».—La discrétion; les pseudonymes: les
hommages des troubadours ne s'adressent qu'aux femmes
mariées.—La patience vertu essentielle.—L'amour est la
source de la perfection littéraire et morale.—L'orthodoxie
amoureuse chez le troubadour Rigaut de Barbezieux.—Les
cours d'amour d'après Nostradamus et Raynouard.
CHAPITRE V
LES PRINCIPAUX TROUBADOURS:
PREMIÈRE PÉRIODE
Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour
«misogyne».—Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse
Lointaine».—Bernard de Ventadour.—Sa conception
de la vie.—Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.—Son
séjour auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du
comte de Toulouse, Raimon V.—Originalité de Bernard
Ventadour.
CHAPITRE VI
LA PÉRIODE CLASSIQUE
La période «classique».—Arnaut de Mareuil: tendance
à la poésie morale et didactique.—Girault de Bornelh.—Sa
manière.—La poésie morale.—Le poète de la
«droiture».—Arnaud Daniel; Dante.—Le «style obscur».—Bertran
de Born; le sirventés politique; la poésie de la
guerre.
CHAPITRE VII
LA PÉRIODE CLASSIQUE (suite).
Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.—Sincérité des
poétesses provençales et de la comtesse de Die en particulier.—Pierre
d'Auvergne.—La satire littéraire.—Le
message du rossignol.—Peire Vidal.—Une vie originale.—Folquet
de Marseille.—Folquet évêque de Toulouse et
les hérétiques albigeois.
CHAPITRE VIII
LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL
Débuts de la décadence.—Les causes.—La croisade
contre les Albigeois.—Raimon de Miraval.—La Chanson
de la Croisade.—Bernard Sicard de Marvejols.—Peire
Cardenal.—Ses attaques contre les femmes et l'amour.—La
satire morale et sociale.—Satires contre les croisés et
contre le clergé.—L'anticléricalisme de Peire Cardenal.—Satire
contre la papauté: Guillem Figueira.—Défense de la
papauté: Dame Gormonde de Montpellier.
CHAPITRE IX
LA POÉSIE RELIGIEUSE
Le paganisme de la poésie des troubadours.—La morale.—La
conception de la Divinité.—Chants de repentir:
Guillaume de Poitiers.—Pierre d'Auvergne.—Les chansons
de croisade.—Les plaintes funèbres.—Folquet de
Marseille.—Les poésies religieuses de Peire Cardenal.—Ses
poésies à la Vierge.—Saint Dominique et les Frères
Prêcheurs.—Développement des poésies à la Vierge.—Transformation
de la lyrique courtoise en lyrique religieuse:
Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel.
CHAPITRE X
LES TROUBADOURS EN ITALIE
Relations entre le Midi de la France et le Nord de l'Italie.—Rambaut
de Vaquières et le marquis de Montferrat.—L'école
sicilienne et Frédéric II.—Troubadours nés en
Italie.—Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó.—Sordel:
sa vie aventureuse; le poète.—Le Sordel de
Dante.—Dante et les troubadours.—L'école de Bologne.—Le
dolce stil nuovo.—Pétrarque.
CHAPITRE XI
LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL,
EN ALLEMAGNE
TROUBADOURS ET TROUVÈRES
Les troubadours en Catalogne.—Relations entre le Midi
de la France et la péninsule ibérique.—Jaime 1er d'Aragon
et les troubadours.—Les troubadours en Castille:
Alphonse X le Savant.—La poésie galicienne ou portugaise.—Le
roi-poète Denis.—Influence provençale.—Les
Minnesinger.—Influence provençale: comment elle
s'est produite.—L'originalité des Minnesinger.—Walter
von der Vogelweide.—La poésie lyrique de la langue d'oïl.—L'école
«provençalisante».—Conon de Béthune; le
châtelain de Coucy; Gace Brulé.
CHAPITRE XII
LE DERNIER TROUBADOUR
Guiraut Riquier de Narbonne.—Narbonne au XIIIe siècle.
Riquier et le roi de France.—Riquier à la cour
d'Alphonse X de Castille.—Sa requête au roi: distinction à
établir entre jongleurs et troubadours.—Riquier et le
comte de Rodez, Henri II.—Son œuvre: les pastourelles.—Sa
conception de l'amour.—Transformation de cette
conception sous l'influence des idées religieuse du temps.—Commentaire
de la chanson de Guiraut de Calanson.—Les
chansons à la Vierge.—Le Consistoire du Gai-Savoir.—Clémence
Isaure.—La Renaissance provençale.
BIBLIOGRAPHIE ET NOTES
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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.