Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome I, by Alain-René Le Sage

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Le diable boiteux, tome I

Author: Alain-René Le Sage

Editor: Pierre Jannet

Release Date: January 20, 2011 [EBook #35019]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME I ***




Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
book was produced from scanned images of public domain
material from the Google Print project.)






LE DIABLE BOITEUX

PAR LE SAGE

seule édition complète

suivie de l'Entretien des cheminées de Madrid

et d'Une Journée Des Parques

PAR LE MEME AUTEUR

ET PRÉCÉDÉE D'UNE NOTICE

PAR M. PIERRE JANNET

TOME I

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

27, PASSAGE CHOISEUL, 29

M DCCC LXXVI


PRÉFACE.

Je n'entrerai pas dans de grands détails sur la vie de Le Sage. Ce qu'on en sait a été dit tant de fois et si bien, que je ne puis mieux faire, dans l'intérêt du lecteur, que de le renvoyer aux travaux de mes devanciers[1], en me bornant à rappeler ici quelques faits et quelques dates. Alain-René Le Sage naquit à Sarzeau, petite ville de la presqu'île de Rhuys, près de Vannes, le 8 mai 1668. Il était fils unique de Claude Le Sage, notaire royal, et de Jeanne Brenugat. Resté de bonne heure orphelin, il se trouva placé sous la tutelle d'un oncle par qui sa fortune fut dissipée. Il fit ses études chez les Jésuites de Vannes, vint les terminer à Paris et se fit recevoir avocat. En 1694, il épouse une femme sans fortune, fille d'un menuisier de la rue de la Mortellerie. A vingt-sept ans il était père de famille, et la profession qu'il exerçait n'était pas lucrative. Il demanda des ressources à la littérature. Sur les conseils de Danchet, son ancien condisciple au collége de Vannes, il fit une traduction des Lettres d'Aristenète, qui parut en 1695 et n'eut aucun succès. Heureusement l'abbé de Lyonne s'intéressa à Le Sage. Il lui procura quelques ressources et sut lui faire partager le goût très-vif qu'il avait pour la littérature espagnole. Cette littérature, après avoir été en grande faveur chez nous, y était alors fort négligée. Elle devint bientôt familière à Le Sage, qui trouva là le champ où devait se développer et mûrir son talent. Il commença par traduire quelques pièces de théâtre: Le Traître puni, de Roxas, imprimé en 1700; Don Félix de Mendoce, de Lope de Vega; Le Point d'honneur, de Rojas, qui fut joué en 1702. Puis il fit une traduction ou plutôt une imitation des Nouvelles Aventures de Don Quichote, d'Avellaneda, qui parut en 1704, et une comédie en cinq actes et en prose, tirée de Calderon, Don César Ursin, qui réussit à la cour et fut sifflée à la ville.

[1] Voir notamment la Vie de Le Sage (par Ch. Jos. Mayer), suivie d'une lettre du comte de Tressan, en tête de l'édition des Œuvres choisies de Le Sage, Paris, 1782; la Notice de Beuchot, en tête de l'édition des Œuvres choisies, Paris, 1818; La Notice de François de Neufchateau en tête de son édition de Gil Blas, Paris, 1820; Spence, Anecdotes, London, 1820; Audiffret, Notice historique sur Le Sage, Paris, 1822; Patin, Éloge de Le Sage, Paris, 1822; Malitourne, Éloge de Le Sage, Paris, 1822; W. Scott, Miscellaneous Works, Paris, 1837, t. III; Villemain, Littérature française du dix-huitième siècle, t. I; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II; Jules Janin, Notice sur Le Sage, en tête du Diable Boiteux, Paris, Bourdin, 1840, gr. in-8; Biographie Didot, article Le Sage; Ticknor, Histoire de la Littérature espagnole. (Je me sers de la traduction allemande de N. H. Julius, Leipzig, 1852, 2 vol. in-8.)

Tout cela n'avait pas fait beaucoup pour la gloire et la fortune de Le Sage; mais le moment du triomphe approchait. En 1707, l'année la plus heureuse de sa vie, il obtint deux succès magnifiques, au théâtre avec Crispin rival de son maître, dans le roman avec le Diable boiteux.

En 1709, Le Sage fit jouer Turcaret. En 1715, il publia les deux premiers volumes de Gil Blas, son chef-d'œuvre et le chef-d'œuvre du genre. Puis, obligé de travailler pour vivre, mécontent des Comédiens français, il se mit à travailler pour le théâtre de la Foire, auquel il donna, dans l'espace de vingt-cinq ans, seul ou en collaboration, près d'une centaine de pièces. Il fit paraître encore quelques romans, et finit par se retirer à Boulogne, auprès de son fils le chanoine, où il mourut dans sa quatre-vingtième année, en 1747.

M. Ticknor, dans son Histoire de la Littérature espagnole, a peint le développement du talent de Le Sage d'une façon heureuse: «Le Sage, dit-il, procéda comme romancier exactement de la même façon que comme auteur dramatique, et il obtint dans les deux cas des résultats remarquablement semblables. Dans le drame, il commença par des traductions et imitations de l'espagnol, telles que le Point d'honneur, tiré de Roxas, et Don César Ursin, emprunté de Calderon; mais plus tard, lorsqu'il connut mieux ses forces et que le succès lui eut donné de la confiance en lui-même, il donna son Turcaret, pièce entièrement originale, qui est bien meilleure que celles auxquelles il s'était essayé jusqu'alors, et qui montre combien il avait mal employé ses facultés en s'attachant à des imitations. Il procéda exactement de la même manière pour le roman. Il commença par traduire le Don Quichote d'Avellaneda et par étendre et transformer le Diable boiteux de Guevara; mais Gil Blas, le meilleur de ses romans, qu'il composa lorsqu'il était en possession de tout son talent, lui appartient, pour ce qui le caractérise, aussi complètement que son Turcaret

Le Diable boiteux a cela de particulier qu'il procède visiblement des deux manières de Le Sage. Le titre et la donnée fondamentale appartiennent à Guevara. Les deux premiers chapitres du livre français sont une traduction presque fidèle du premier chapitre du livre espagnol. Sur quinze histoires racontées dans le chapitre III, sept sont tirées du Diablo cojuelo. A partir de ce moment, Le Sage abandonne complétement son modèle, plan et détails. Tout le reste du livre lui appartient en propre, à deux historiettes près.


Le livre dont s'inspira Le Sage, El Diablo cojuelo, fut imprimé pour la première fois à Madrid en 1641, in-8. L'auteur, Don Luis Velez de Guevara, né en 1570 à Ecija, mourut à Madrid en 1644, après avoir composé, dit-on, 400 pièces de théâtre et quelques autres ouvrages. La donnée de son Diablo cojuelo est ingénieuse, et l'ouvrage est semé de traits satiriques assez piquants, de tableaux de mœurs qui ne sont pas dépourvus d'intérêt. Mais deux choses rendent la lecture de ce livre fastidieuse: le style d'abord, d'un gongorisme outré; puis la persistance monotone avec laquelle l'auteur amène des éloges sans nombre et sans fin, comme s'il voulait racheter par des adulations personnelles quelques traits d'une satire générale qui n'offrait certes pas de dangers. On est surpris de voir ces éternelles louanges dans la bouche d'un démon, et l'on finit par ne plus s'intéresser à ce pauvre diable, qui paraît exclusivement préoccupé de jouer des tours de page et de se faire des protecteurs à la cour. Comme ce livre n'a jamais été traduit, j'en donne une analyse à la suite de cette préface.


Le Diable boiteux parut pour la première fois, comme je l'ai déjà dit, en 1707. Il eut un grand succès et fut réimprimé plusieurs fois la même année. On raconte que deux gentilshommes se disputèrent l'épée à la main la possession du dernier exemplaire de la seconde édition.

Cet engouement était légitime. Le Sage avait trouvé dans le plan de Guevara un cadre commode, dans lequel il avait enchâssé, sans compter, les traits spirituels et satiriques, les peintures du cœur humain où il excellait, des historiettes intéressantes et vivement contées. Qu'il dût à son imagination seule le sujet de toutes ces nouvelles, c'est ce que je n'ai garde d'affirmer. Sous ce rapport, il n'avait pas emprunté beaucoup à Guevara; mais il ne serait pas impossible de trouver dans la littérature espagnole le sujet de plusieurs de ses récits. On ne lui a pas ménagé les accusations de plagiat, et ces accusations seraient certainement méritées s'il n'avait eu soin d'avouer hautement ses emprunts. Il était de ceux qui prennent leur bien où ils le trouvent, et, comme il l'a dit lui-même, il lui semblait tout aussi naturel de mettre à contribution Lope de Vega ou Calderon, qu'Horace ou Virgile[2].

[2] Voy. Tome II, page 198.

Il est une autre source où il ne se faisait pas faute de puiser: il racontait volontiers, sous un voile transparent, les anecdotes parisiennes, et c'était un moyen de succès de plus. Ce garçon de famille qui devait trente pistoles à sa blanchisseuse et qui aime mieux l'épouser que la payer, c'est Dufresny; la veuve allemande qui se fait des papillotes avec la promesse de mariage de son amant, c'est Ninon; le comédien métamorphosé en figure de décoration, c'est Baron[3]. Les contemporains reconnaissaient bon nombre d'autres masques. Parfois Le Sage usait du même artifice pour décerner des éloges. Le grand juge de police dont il parle avec tant de vénération, et une vénération méritée (T. II, p. 146), c'est le Lieutenant de police d'Argenson.

[3] Je trouve ces indications dans la Notice de Mayer.


Dix-neuf ans après la première publication du Diable boiteux, Le Sage donna de cet ouvrage une nouvelle édition, revue, remaniée, et augmentée de quatre-vingt-dix-neuf historiettes, qui ne le cèdent pas en intérêt à celles qui figuraient dans la première édition. En outre, il retoucha plusieurs passages, et à la conclusion primitive, qui n'était pas satisfaisante, il substitua un dénouement des plus heureusement trouvés.

C'est donc en 1726 que Le Sage donna au Diable boiteux sa forme définitive. C'est l'édition de 1726[4] que je reproduis[5]. Mais, chose qu'on n'avait pas remarquée, en même temps qu'il ajoutait un grand nombre d'historiettes nouvelles, il en retranchait plusieurs, si bien que la première édition en contient, en définitive, trente-neuf qui ne se retrouvent pas dans celle de 1726 ni dans celles qu'on a faites depuis. Ne pouvant m'expliquer ces suppressions d'une façon satisfaisante[6], j'ai pris le parti de donner en appendice les passages retranchés.

[4] Quelques exemplaires portent la date de 1727.

[5] Les notes qu'on trouvera sous le texte sont de Le Sage.

[6] La plupart des historiettes retranchées sont tout aussi intéressantes que celles qui ont été conservées. La suppression de celles qui touchent à des sujets littéraires, et qui sont au nombre de sept, peut s'expliquer, à la rigueur, par le succès de Le Sage, que le bonheur rendait indulgent; on comprend aussi qu'il ait rejeté quelques traits satiriques un peu trop vifs; mais cela n'explique pas tout. Pourquoi, par exemple, retrancher les critiques dirigées contre les comédiens, dont il avait à se plaindre, et avec qui jamais il ne se réconcilia?

Je donne également en appendice les dédicaces de Le Sage à Guevara, et une Table analytique dans laquelle on trouvera les indications nécessaires pour se rendre compte des emprunts que Le Sage a faits à l'auteur espagnol et des additions faites en 1726.

Enfin, j'ai reproduit les Entretiens des cheminées de Madrid et Une Journée des Parques, deux pièces qui par leur genre se rattachent au Diable boiteux, et qui, bien qu'elles lui soient inférieures en mérite, ne sont pas indignes de revoir le jour.

P. J.


ANALYSE DU DIABLO COJUELO

Le premier tranco (enjambée) raconte comment l'écolier Don Cléofas, surpris chez doña Tomasa, se sauve sur les toits, arrive dans la mansarde du magicien et délivre le Diable boiteux, qui le transporte sur la tour de San Salvador. Traduit avec de légers changements, il a fourni à Le Sage la matière de ses deux premiers chapitres.

Le tranco suivant contient le détail des observations nombreuses et diverses que font, du haut de la tour, l'écolier et le Diable boiteux. Le Sage a pris dans ce chapitre les histoires de Doña Fabula en mal d'enfant, du vieux qui va au sabbat, du différend du Diable boiteux avec un de ses confrères, des deux voleurs qui s'introduisent chez un banquier (ici c'est chez un étranger), du souffleur, du marquis à l'échelle de soie, du vieux galant et du vicomte aragonais.

Cependant le jour arrive. Le boiteux et l'écolier descendent dans la rue. Le tranco III raconte leur visite au marché des noms nobles, au marché des parents, au marché où l'on acquiert la qualification de Don, puis à la maison des fous, fondation pieuse en faveur des gens atteints de folies qui ne sont pas regardées comme telles, et à la friperie des ancêtres. Le Sage n'a pris dans ce chapitre que le grammairien (chap. IX) et l'homme aisé qui se fait domestique (chap. X).

Le tranco IV raconte que le magicien s'est aperçu de la disparition du Diable boiteux. Les démons se réunissent et chargent l'un d'entr'eux, Cienllamas, de poursuivre le fugitif.

Cependant le boiteux et l'écolier déjeunent dans une auberge. Puis ils se sauvent par la fenêtre sans payer leur écot, et s'en vont à Visagra. Le boiteux laisse l'écolier à l'auberge et part pour Constantinople, où il soulève le sérail. L'écolier soupe et se couche. Aventures burlesques d'un poëte tragique.

Tranco V. Le boiteux revient le matin et raconte ses exploits. Il annonce à l'écolier qu'ils sont poursuivis, le boiteux par Cienllamas, et l'écolier par Doña Tomasa et un soldat de ses amis. Ils partent pour l'Andalousie—par la fenêtre et sans payer.—Aventures qui leur arrivent en chemin.

Tranco VI. Suite du voyage. Longue kyrielle d'éloges. Querelles, combats, malices. Ils s'arrêtent dans un champ pour passer la nuit. Un grand bruit les réveille.

Tranco VII. C'est le bruit que font en passant dans les airs la Fortune et sa suite. Description. Le jour vient. Ils arrivent à Séville. Ils voient Cienllamas qui entre par la porte de Carmona, et se cachent dans une auberge. De leur balcon, ils voient les habitants. Eloges sans fin.

Tranco VIII. Toujours à leur balcon, ils voient dans un miroir magique la Calle mayor de Madrid, ce qui fournit au boiteux l'occasion de donner carrière à son penchant pour l'adulation.

Tranco IX. L'Académie de Séville. Le diable et l'écolier en sont reçus membres, celui-ci sous le nom de el Engañado (le Trompé), celui-là sous le nom de el Engañador (le Trompeur). Visite au séjour des gueux. Le mendiant appelé le Diable boiteux. Cienllamas arrive, et l'emmène croyant avoir affaire au démon de ce nom.

Tranco X. Arrivée de Tomasa. Le boiteux et l'écolier se sauvent dans une autre auberge. Séance de l'académie. Discours de Don Cléofas. Statuts singuliers proposés par lui. Plan d'un Pronostico y lunario. Entrée imprévue de Tomasa et des alguazils. Arrestation de Don Cléofas. Il donne cent écus au sergent, qui le laisse échapper. Désappointement du sergent, dont les écus se changent en charbon. Arrestation du Diable boiteux par Cienllamas. Tomasa passe aux Indes avec son soldat, et Don Cléofas retourne à ses études.


LE DIABLE BOITEUX


CHAPITRE PREMIER

Quel diable c'est que le diable boiteux. Où, et par quel hasard don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui.

Une nuit du mois d'octobre couvrait d'épaisses ténèbres la célèbre ville de Madrid: déjà le peuple, retiré chez lui, laissait les rues libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs plaisirs sous les balcons de leurs maîtresses: déjà le son des guitares causait de l'inquiétude aux pères et alarmait les maris jaloux: enfin, il était près de minuit, lorsque don Cléofas Léandro Perez Zambullo, écolier d'Alcala, sortit brusquement par une lucarne d'une maison, où le fils indiscret de la déesse de Cythère l'avait fait entrer. Il tâchait de conserver sa vie et son honneur en s'efforçant d'échapper à trois ou quatre spadassins qui le suivaient de près pour le tuer, ou pour lui faire épouser par force une dame avec laquelle ils venaient de le surprendre.

Quoique seul contre eux, il s'était défendu vaillamment, et il n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevé son épée dans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits; mais il trompa leur poursuite à la faveur de l'obscurité. Il marcha vers une lumière qu'il aperçut de loin, et qui, toute faible qu'elle était, lui servit de fanal dans une conjoncture si périlleuse. Après avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou, il arriva près d'un grenier d'où sortaient les rayons de cette lumière, et il entra dedans par la fenêtre, aussi transporté de joie qu'un pilote qui voit heureusement surgir au port son vaisseau menacé du naufrage.

Il regarda d'abord de toutes parts, et, fort étonné de ne trouver personne dans ce galetas, qui lui parut un appartement assez singulier, il se mit à le considérer avec beaucoup d'attention. Il vit une lampe de cuivre attachée au plafond, des livres et des papiers en confusion sur une table, une sphère et des compas d'un côté, des fioles et des cadrans de l'autre; ce qui lui fit juger qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses observations dans ce réduit.

Il rêvait au péril que son bonheur lui avait fait éviter, et délibérait en lui-même s'il demeurerait là jusqu'au lendemain ou s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long soupir auprès de lui. Il s'imagina d'abord que c'était quelque fantôme de son esprit agité, une illusion de la nuit; c'est pourquoi, sans s'y arrêter, il continua ses réflexions.

Mais ayant ouï soupirer pour la seconde fois, il ne douta plus que ce ne fût une chose réelle; et bien qu'il ne vît personne dans la chambre, il ne laissa pas de s'écrier: «Qui diable soupire ici?—C'est moi, seigneur écolier, lui répondit aussitôt une voix qui avait quelque chose d'extraordinaire; je suis depuis six mois dans une de ces fioles bouchées. Il loge en cette maison un savant astrologue, qui est magicien: c'est lui qui, par le pouvoir de son art, me tient enfermé dans cette étroite prison.—Vous êtes donc un esprit? dit don Cléofas, un peu troublé de la nouveauté de l'aventure.—Je suis un démon, répartit la voix: vous venez ici fort à propos pour me tirer d'esclavage. Je languis dans l'oisiveté, car je suis le diable de l'enfer le plus vif et le plus laborieux.»

Ces paroles causèrent quelque frayeur au seigneur Zambullo; mais comme il était naturellement courageux, il se rassura, et dit d'un ton ferme à l'esprit: «Seigneur diable, apprenez-moi, s'il vous plaît, quel rang vous tenez parmi vos confrères: si vous êtes un démon noble ou roturier.—Je suis un diable d'importance, répondit la voix, et celui de tous qui a le plus de réputation dans l'un et l'autre monde.—Seriez-vous par hasard, répliqua don Cléofas, le démon qu'on appelle Lucifer?—Non, répartit l'esprit, c'est le diable des charlatans.—Êtes-vous Uriel, reprit l'écolier?—Fi donc, interrompit brusquement la voix, c'est le patron des marchands, des tailleurs, des bouchers, des boulangers, et des autres voleurs du tiers-état.

—Vous êtes peut-être Belzébut, dit Léandro.—Vous moquez-vous? répondit l'esprit. C'est le démon des duègnes et des écuyers.—Cela m'étonne, dit Zambullo; je croyais Belzébut un des plus grands personnages de votre compagnie.—C'est un de ses moindres sujets, répartit le démon. Vous n'avez pas des idées justes de notre enfer.

—Il faut donc, reprit don Cléofas, que vous soyez Léviatan, Belfegor ou Astaroth.—Oh! pour ces trois-là, ce sont des diables du premier ordre. Ce sont des esprits de cour. Ils entrent dans les conseils des princes, animent les ministres, forment des ligues, excitent les soulèvements dans les états, et allument les flambeaux de la guerre. Ce ne sont point là des maroufles, comme les premiers que vous avez nommés.—Eh! dites-moi, je vous prie, répliqua l'écolier, quelles sont les fonctions de Flagel?—Il est l'âme de la chicane et l'esprit du barreau, répartit le démon. C'est lui qui a composé le protocole des huissiers et des notaires. Il inspire les plaideurs, possède les avocats et obsède les juges.

«Pour moi, j'ai d'autres occupations: je fais des mariages ridicules: j'unis des barbons avec des mineures, des maîtres avec leurs servantes, des filles mal dotées avec de tendres amants qui n'ont point de fortune. C'est moi qui ai introduit dans le monde le luxe, la débauche, les jeux de hasard et la chimie. Je suis l'inventeur des carrousels, de la danse, de la musique, de la comédie, et de toutes les modes nouvelles de France. En un mot, je m'appelle Asmodée, surnommé le diable boiteux.

—Hé quoi! s'écria don Cléofas, vous seriez ce fameux Asmodée, dont il est fait une si glorieuse mention dans Agrippa et dans la Clavicule de Salomon? Ah! vraiment, vous ne m'avez pas dit tous vos amusements. Vous avez oublié le meilleur. Je sais que vous vous divertissez quelquefois à soulager les amants malheureux. A telles enseignes que l'année passée, un bachelier de mes amis obtint, par votre secours, dans la ville d'Alcala, les bonnes grâces de la femme d'un docteur de l'université.—Cela est vrai, dit l'esprit; je vous gardais celui-là pour le dernier. Je suis le démon de la luxure, ou, pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon; car les poëtes m'ont donné ce joli nom, et ces messieurs me peignent fort avantageusement. Ils disent que j'ai des ailes dorées, un bandeau sur les yeux, un arc à la main, un carquois plein de flèches sur les épaules, et avec cela une beauté ravissante. Vous allez voir tout à l'heure ce qui en est, si vous voulez me mettre en liberté.

—Seigneur Asmodée, répliqua Léandro Perez, il y a longtemps, comme vous savez, que je vous suis entièrement dévoué: le péril que je viens de courir en peut faire foi. Je suis bien aise de trouver l'occasion de vous servir; mais le vase qui vous recèle est sans doute un vase enchanté. Je tenterais vainement de le déboucher ou de le briser. Ainsi, je ne sais pas trop bien de quelle manière je pourrai vous délivrer de prison. Je n'ai pas un grand usage de ces sortes de délivrances; et, entre nous, si, tout fin diable que vous êtes, vous ne sauriez vous tirer d'affaire, comment un chétif mortel en pourra-t-il venir à bout?—Les hommes ont ce pouvoir, répondit le démon. La fiole où je suis retenu n'est qu'une simple bouteille de verre facile à briser. Vous n'avez qu'à la prendre et qu'à la jeter par terre, j'apparaîtrai tout aussitôt en forme humaine.—Sur ce pied-là, dit l'écolier, la chose est plus aisée que je ne pensais. Apprenez-moi donc dans quelle fiole vous êtes; j'en vois un assez grand nombre de pareilles, et je ne puis la démêler.—C'est la quatrième du côté de la fenêtre, répliqua l'esprit. Quoique l'empreinte d'un cachet magique soit sur le bouchon, la bouteille ne laissera pas de se casser.

—Cela suffit, reprit don Cléofas. Je suis prêt à faire ce que vous souhaitez; il n'y a plus qu'une petite difficulté qui m'arrête: quand je vous aurai rendu le service dont il s'agit, je crains de payer les pots cassés.—Il ne vous arrivera aucun malheur, répartit le démon; au contraire, vous serez content de ma reconnaissance. Je vous apprendrai tout ce que vous voudrez savoir; je vous instruirai de tout ce qui se passe dans le monde; je vous découvrirai les défauts des hommes; je serai votre démon tutélaire, et, plus éclairé que le génie de Socrate, je prétends vous rendre encore plus savant que ce grand philosophe. En un mot, je me donne à vous avec mes bonnes et mauvaises qualités; elles ne vous seront pas moins utiles les unes que les autres.

—Voilà de belles promesses, répliqua l'écolier; mais vous autres, messieurs les diables, on vous accuse de n'être pas fort religieux à tenir ce que vous nous promettez.—Cette accusation n'est pas sans fondement, répartit Asmodée. La plupart de mes confrères ne se font pas un scrupule de vous manquer de parole. Pour moi, outre que je ne puis trop payer le service que j'attends de vous, je suis esclave de mes serments, et je vous jure par tout ce qui les rend inviolables, que je ne vous tromperai point. Comptez sur l'assurance que je vous en donne; et ce qui doit vous être bien agréable, je m'offre à vous venger, dès cette nuit, de dona Thomasa, de cette perfide dame qui avait caché chez elle quatre scélérats pour vous surprendre et vous forcer à l'épouser.»

Le jeune Zambullo fut particulièrement charmé de cette dernière promesse. Pour en avancer l'accomplissement, il se hâta de prendre la fiole où était l'esprit; et sans s'embarrasser davantage de ce qu'il en pourrait arriver, il la laissa tomber rudement. Elle se brisa en mille pièces, et inonda le plancher d'une liqueur noirâtre, qui s'évapora peu à peu, et se convertit en une fumée, laquelle, venant à se dissiper tout à coup, fit voir à l'écolier surpris une figure d'homme en manteau, de la hauteur d'environ deux pieds et demi, appuyée sur deux béquilles. Ce petit monstre boiteux avait des jambes de bouc, le visage long, le menton pointu, le teint jaune et noir, le nez fort écrasé; ses yeux, qui paraissaient très-petits, ressemblaient à deux charbons allumés: sa bouche excessivement fendue était surmontée de deux crocs de moustache rousse, et bordée de deux lippes sans pareilles.

Ce gracieux Cupidon avait la tête enveloppée d'une espèce de turban de crépon rouge, relevé d'un bouquet de plumes de coq et de paon. Il portait au cou un large collet de toile jaune, sur lequel étaient dessinés divers modèles de colliers et de pendants d'oreilles. Il était revêtu d'une robe courte de satin blanc, ceinte par le milieu d'une large bande de parchemin vierge, toute marquée de caractères talismaniques. On voyait peints sur cette robe plusieurs corps à l'usage des dames, très-avantageux pour la gorge; des écharpes, des tabliers bigarrés et des coiffures nouvelles, toutes plus extravagantes les unes que les autres.

Mais tout cela n'était rien en comparaison de son manteau, dont le fond était aussi de satin blanc. Il y avait dessus une infinité de figures peintes à l'encre de la Chine, avec une si grande liberté de pinceau et des expressions si fortes, qu'on jugeait bien qu'il fallait que le diable s'en fût mêlé. On y remarquait, d'un côté, une dame espagnole, couverte de sa mante, qui agaçait un étranger à la promenade; et de l'autre, une dame française qui étudiait dans un miroir de nouveaux airs de visage, pour les essayer sur un jeune abbé qui paraissait à la portière de sa chambre avec des mouches et du rouge. Ici des cavaliers italiens chantaient et jouaient de la guitare sous les balcons de leurs maîtresses; et là, des Allemands, déboutonnés, tout en désordre, plus pris de vin et plus barbouillés de tabac que des petits-maîtres français, entouraient une table inondée des débris de leurs débauches. On apercevait dans un endroit un seigneur musulman sortant du bain, et environné de toutes les femmes de son sérail, qui s'empressaient à lui rendre leurs services; on découvrait, dans un autre, un gentilhomme anglais qui présentait galamment à sa dame une pipe et de la bière.

On y démêlait aussi des joueurs merveilleusement bien représentés: les uns, animés d'une joie vive, remplissaient leurs chapeaux de pièces d'or et d'argent, et les autres, ne jouant plus que sur leur parole, lançaient au ciel des regards sacriléges, en mangeant leurs cartes de désespoir. Enfin, l'on y voyait autant de choses curieuses que sur l'admirable bouclier que le dieu Vulcain fit à la prière de Thétis; mais il y avait cette différence entre les ouvrages de ces deux boiteux, que les figures du bouclier n'avaient aucun rapport aux exploits d'Achille, et qu'au contraire celles du manteau étaient autant de vives images de tout ce qui se fait dans le monde par la suggestion d'Asmodée.


CHAPITRE II

Suite de la délivrance d'Asmodée.

Ce démon, s'apercevant que sa vue ne prévenait pas en sa faveur l'écolier, lui dit en souriant: «Hé bien, seigneur don Cléofas Léandro Perez Zambullo, vous voyez le charmant dieu des amours, ce souverain maître des cœurs. Que vous semble de mon air et de ma beauté? Les poëtes ne sont-ils pas d'excellents peintres?—Franchement, répondit don Cléofas, ils sont un peu flatteurs. Je crois que vous ne parûtes pas sous ces traits devant Psyché.—Oh! pour cela non, répartit le diable. J'empruntai ceux d'un petit marquis français pour me faire aimer brusquement. Il faut bien couvrir le vice d'une apparence agréable, autrement il ne plairait pas. Je prends toutes les formes que je veux, et j'aurais pu me montrer à vos yeux sous un plus beau corps fantastique; mais puisque je me suis donné tout à vous, et que j'ai dessein de ne vous rien déguiser, j'ai voulu que vous me vissiez sous la figure la plus convenable à l'opinion qu'on a de moi et de mes exercices.

—Je ne suis pas surpris, dit Léandro, que vous soyez un peu laid. Pardonnez, s'il vous plaît, le terme; le commerce que nous allons avoir ensemble demande de la franchise. Vos traits s'accordent fort mal avec l'idée que j'avais de vous; mais apprenez-moi, de grâce, pourquoi vous êtes boiteux?

—C'est, répondit le démon, pour avoir eu autrefois en France un différend avec Pillardoc, le diable de l'intérêt. Il s'agissait de savoir qui de nous deux posséderait un jeune manceau qui venait à Paris chercher fortune. Comme c'était un excellent sujet, un garçon qui avait de grands talents, nous nous en disputâmes vivement la possession. Nous nous battîmes dans la moyenne région de l'air. Pillardoc fut le plus fort, et me jeta sur la terre de la même façon que Jupiter, à ce que disent les poëtes, culbuta Vulcain. La conformité de ces aventures fut cause que mes camarades me surnommèrent le diable boiteux. Ils me donnèrent en raillant ce sobriquet, qui m'est resté depuis ce temps-là. Néanmoins, tout estropié que je suis, je ne laisse pas d'aller bon train. Vous serez témoin de mon agilité.

«Mais, ajouta-t-il, finissons cet entretien. Hâtons-nous de sortir de ce galetas. Le magicien y va bientôt monter pour travailler à l'immortalité d'une belle sylphide qui le vient trouver ici toutes les nuits. S'il nous surprenait, il ne manquerait pas de me remettre en bouteille, et il pourrait bien vous y mettre aussi. Jetons auparavant par la fenêtre les morceaux de la fiole brisée, afin que l'enchanteur ne s'aperçoive pas de mon élargissement.

—Quand il s'en apercevrait après notre départ, dit Zambullo, qu'en arriverait-il?—Ce qu'il en arriverait? répondit le boiteux; il paraît bien que vous n'avez pas lu le livre de la contrainte. Quand j'irais me cacher aux extrémités de la terre ou de la région qu'habitent les salamandres enflammés; quand je descendrais chez les gnomes ou dans les plus profonds abîmes des mers, je n'y serais point à couvert de son ressentiment. Il ferait des conjurations si fortes, que tout l'enfer en tremblerait. J'aurais beau vouloir lui désobéir, je serais obligé de paraître, malgré moi, devant lui, pour subir la peine qu'il voudrait m'imposer.

—Cela étant, reprit l'écolier, je crains fort que notre liaison ne soit pas de longue durée. Ce redoutable nécromancien découvrira bientôt votre fuite.—C'est ce que je ne sais point, répliqua l'esprit, parce que nous ne savons pas ce qui doit arriver.—Comment, s'écria Léandro Perez, les démons ignorent l'avenir?—Assurément, répartit le diable; les personnes qui se fient à nous là-dessus sont de grandes dupes. C'est ce qui fait que les devins et les devineresses disent tant de sottises et en font tant faire aux femmes de qualité qui vont les consulter sur les événements futurs. Nous ne savons que le passé et le présent. J'ignore donc si le magicien s'apercevra bientôt de mon absence; mais j'espère que non. Il y a plusieurs fioles semblables à celle où j'étais enfermé: il ne soupçonnera pas qu'elle y manque. Je vous dirai de plus que je suis dans son laboratoire comme un livre de droit dans la bibliothèque d'un financier: il ne pense point à moi; et quand il y penserait, il ne me fait jamais l'honneur de m'entretenir, c'est le plus fier enchanteur que je connaisse. Depuis le temps qu'il me tient prisonnier, il n'a pas daigné me parler une seule fois.

—Quel homme! dit don Cléofas. Qu'avez-vous donc fait pour vous attirer sa haine?—J'ai traversé un de ses desseins, répartit Asmodée. Il y avait une place vacante dans certaine académie: il prétendait qu'un de ses amis l'eût; je voulais la faire donner à un autre. Le magicien fit un talisman composé des plus puissants caractères, de la cabale; moi, je mis mon homme au service d'un grand ministre, dont le nom l'emporta sur le talisman.»

Après avoir parlé de cette sorte, le démon ramassa toutes les pièces de la fiole cassée, et les jeta par la fenêtre: «Seigneur Zambullo, dit-il ensuite à l'écolier, sauvons-nous au plus vite: prenez le bout de mon manteau et ne craignez rien.» Quelque périlleux que parût ce parti à don Cléofas, il aima mieux l'accepter que de demeurer exposé au ressentiment du magicien, et il s'accrocha le mieux qu'il put au diable, qui l'emporta dans le moment.


CHAPITRE III

Dans quel endroit le diable boiteux transporta l'écolier, et des premières choses qu'il lui fit voir.

Asmodée n'avait pas vanté sans raison son agilité. Il fendit l'air comme une flèche décochée avec violence, et s'alla percher sur la tour de San-Salvador. Dès qu'il eût pris pied, il dit à son compagnon: «Hé bien, seigneur Léandro, quand on dit d'une rude voiture que c'est une voiture de diable, n'est-il pas vrai que cette façon de parler est fausse?—Je viens d'en vérifier la fausseté, répondit poliment Zambullo; je puis assurer que c'est une voiture plus douce qu'une litière, et avec cela si diligente, qu'on n'a pas le temps de s'ennuyer sur la route.

—Oh ça, reprit le démon, vous ne savez pas pourquoi je vous amène ici? je prétends vous montrer tout ce qui se passe dans Madrid; et comme je veux débuter par ce quartier-ci, je ne pouvais choisir un endroit plus propre à l'exécution de mon dessein. Je vais par mon pouvoir diabolique enlever les toits des maisons, et, malgré les ténèbres de la nuit, le dedans va se découvrir à vos yeux.» A ces mots, il ne fit simplement qu'étendre le bras droit, et aussitôt tous les toits disparurent. Alors l'écolier vit comme en plein midi l'intérieur des maisons, de même, dit Luis Velez de Guévara[7], qu'on voit le dedans d'un pâté dont on vient d'ôter la croûte.

[7] L'auteur du diable boiteux espagnol.

Le spectacle était trop nouveau pour ne pas attirer son attention toute entière. Il promena sa vue de toutes parts, et la diversité des choses qui l'environnaient eut de quoi occuper longtemps sa curiosité. «Seigneur don Cléofas, lui dit le diable, cette confusion d'objets que vous regardez avec plaisir est, à la vérité, très agréable à contempler; mais ce n'est qu'un amusement frivole. Il faut que je vous le rende utile; et pour vous donner une parfaite connaissance de la vie humaine, je veux vous expliquer ce que font toutes ces personnes que vous voyez. Je vais vous découvrir les motifs de leurs actions, et vous révéler jusqu'à leurs plus secrètes pensées.

«Par où commencerons-nous? Observons d'abord dans cette maison, à main droite, ce vieillard qui compte de l'or et de l'argent. C'est un bourgeois avare. Son carrosse, qu'il a eu presque pour rien à l'inventaire d'un alcalde de corte, est tiré par deux mauvaises mules qui sont dans son écurie, et qu'il nourrit suivant la loi des douze tables, c'est-à-dire qu'il leur donne tous les jours à chacune une livre d'orge. Il les traite comme les Romains traitaient leurs esclaves. Il y a deux ans qu'il est revenu des Indes, chargé d'une grande quantité de lingots qu'il a changés en espèces. Admirez ce vieux fou, avec quelle satisfaction il parcourt des yeux ses richesses: il ne peut s'en rassasier. Mais prenez garde en même temps à ce qui se passe dans une petite salle de la même maison. Y remarquez-vous deux jeunes garçons avec une vieille femme?—Oui, répondit Cléofas. Ce sont apparemment ses enfants.—Non, reprit le diable, ce sont ses neveux qui doivent en hériter, et qui, dans l'impatience où ils sont de partager ses dépouilles, ont fait venir secrètement une sorcière, pour savoir d'elle quand il mourra.

«J'aperçois dans la maison voisine deux tableaux assez plaisants: l'un est une coquette surannée qui se couche, après avoir laissé ses cheveux, ses sourcils et ses dents sur sa toilette: l'autre un galant sexagénaire qui revient de faire l'amour. Il a déjà ôté son œil et sa moustache postiches, avec sa perruque qui cachait une tête chauve. Il attend que son valet lui ôte son bras et sa jambe de bois, pour se mettre au lit avec le reste.

—Si je m'en fie à mes yeux, dit Zambullo, je vois dans cette maison une grande et jeune fille faite à peindre. Qu'elle a l'air mignon!—Hé bien, reprit le boiteux, cette jeune beauté qui vous frappe est sœur aînée de ce galant qui va se coucher. On peut dire qu'elle fait la paire avec la vieille coquette qui loge avec elle. Sa taille, que vous admirez, est une machine qui a épuisé les mécaniques. Sa gorge et ses hanches sont artificielles, et il n'y a pas longtemps qu'étant allée au sermon, elle laissa tomber ses fesses dans l'auditoire. Néanmoins, comme elle se donne un air de mineure, il y a deux jeunes cavaliers qui se disputent ses bonnes grâces. Ils en sont même venus aux mains pour elle. Les enragés! il me semble que je vois deux chiens qui se battent pour un os.

«Riez avec moi de ce concert qui se fait assez près de là, dans une maison bourgeoise, sur la fin d'un souper de famille. On y chante des cantates. Un vieux jurisconsulte en a fait la musique, et les paroles sont d'un alguasil[8] qui fait l'aimable, d'un fat qui compose des vers pour son plaisir et pour le supplice des autres. Une cornemuse et une épinette forment la symphonie. Un grand flandrin de chantre à voix claire fait le dessus, et une jeune fille qui a la voix fort grosse fait la basse.—O la plaisante chose! s'écria don Cléofas en riant: quand on voudrait donner exprès un concert ridicule, on n'y réussirait pas si bien.

[8] Un alguasil est ce que sont en France les commissaires, excepté qu'il porte l'épée.

—Jetez les yeux sur cet hôtel magnifique, poursuivit le démon; vous y verrez un seigneur couché dans un superbe appartement. Il a près de lui une cassette remplie de billets doux. Il les lit pour s'endormir voluptueusement, car ils sont d'une dame qu'il adore, et qui lui fait faire tant de dépense, qu'il sera bientôt réduit à solliciter une vice-royauté.

«Si tout repose dans cet hôtel, si tout y est tranquille, en récompense on se donne bien du mouvement dans la maison prochaine à main gauche. Y démêlez-vous une dame dans un lit de damas rouge? c'est une personne de condition. C'est dona Fabula, qui vient d'envoyer chercher une sage femme, et qui va donner un héritier au vieux don Torribio son mari, que vous voyez auprès d'elle. N'êtes-vous pas charmé du bon naturel de cet époux? Les cris de sa chère moitié lui percent l'âme: il est pénétré de douleur; il souffre autant qu'elle. Avec quel soin et quelle ardeur il s'empresse à la secourir!—Effectivement, dit Léandro, voilà un homme bien agité; mais j'en aperçois un autre qui paraît dormir d'un profond sommeil dans la même maison, sans se soucier du succès de l'affaire.—La chose doit pourtant l'intéresser, reprit le boiteux, puisque c'est un domestique qui est la cause première des douleurs de sa maîtresse.

«Regardez un peu au-delà, continua-t-il, et considérez dans une salle basse cet hypocrite qui se frotte de vieux oing pour aller à une assemblée de sorciers, qui se tient cette nuit entre Saint-Sébastien et Fontarabie. Je vous y porterais tout à l'heure pour vous donner cet agréable passe-temps, si je ne craignais d'être reconnu du démon qui fait le bouc à cette cérémonie.

—Ce diable et vous, dit l'écolier, vous n'êtes donc pas bons amis?—Non parbleu, reprit Asmodée. C'est ce même Pillardoc dont je vous ai parlé. Ce coquin me trahirait: il ne manquerait pas d'avertir de ma fuite mon magicien.—Vous avez eu peut-être encore quelque démêlé avec ce Pillardoc.—Vous l'avez dit, reprit le démon: il y a deux ans que nous eûmes ensemble un nouveau différend pour un enfant de Paris qui songeait à s'établir. Nous prétendions tous deux en disposer; il en voulait faire un commis, j'en voulais faire un homme à bonnes fortunes; nos camarades en firent un mauvais moine pour finir la dispute. Après cela on nous réconcilia; nous nous embrassâmes, et depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels.

—Laissons là cette belle assemblée, dit don Cléofas; je ne suis nullement curieux de m'y trouver; continuons plutôt d'examiner ce qui se présente à notre vue. Que signifient ces étincelles de feu qui sortent de cette cave?—C'est une des plus folles occupations des hommes, répondit le diable. Ce personnage qui, dans cette cave, est auprès de ce fourneau embrasé, est un souffleur. Le feu consume peu à peu son riche patrimoine, et il ne trouvera jamais ce qu'il cherche. Entre nous, la pierre philosophale n'est qu'une belle chimère que j'ai moi-même forgée, pour me jouer de l'esprit humain, qui veut passer les bornes qui lui ont été prescrites.

«Ce souffleur a pour voisin un bon apothicaire qui n'est pas encore couché. Vous le voyez qui travaille dans sa boutique avec son épouse surannée et son garçon. Savez-vous ce qu'ils font? le mari compose une pilule prolifique pour un vieil avocat qui doit se marier demain. Le garçon fait une tisane laxative, et la femme pile dans un mortier des drogues astringentes.

—J'aperçois dans la maison qui fait face à celle de l'apothicaire, dit Zambullo, un homme qui se lève et s'habille à la hâte.—Malepeste! répondit l'esprit, c'est un médecin qu'on appelle pour une affaire bien pressante. On vient le chercher de la part d'un prélat qui, depuis une heure qu'il est au lit, a toussé deux ou trois fois.

«Portez la vue au-delà sur la droite, et tâchez de découvrir dans un grenier un homme qui se promène en chemise à la sombre clarté d'une lampe.—J'y suis, s'écria l'écolier, à telles enseignes que je ferais l'inventaire des meubles qui sont dans ce galetas. Il n'y a qu'un grabat, un placet et une table, et les murs me paraissent tout barbouillés de noir.—Le personnage qui loge si haut est un poëte, reprit Asmodée; et ce qui vous paraît noir, ce sont des vers tragiques de sa façon, dont il a tapissé sa chambre, étant obligé, faute de papier, d'écrire ses poëmes sur le mur.

—A le voir s'agiter et se démener, comme il fait en se promenant, dit don Cléofas, je juge qu'il compose quelque ouvrage d'importance.—Vous n'avez pas tort d'avoir cette pensée, répliqua le boiteux; il mit hier la dernière main a une tragédie intitulée: Le Déluge universel. On ne saurait lui reprocher qu'il n'a point observé l'unité de lieu, puisque toute l'action se passe dans l'arche de Noé.

«Je vous assure que c'est une pièce excellente; toutes les bêtes y parlent comme des docteurs. Il a dessein de la dédier; il y a six heures qu'il travaille à l'épître dédicatoire; il en est à la dernière phrase en ce moment; on peut dire que c'est un chef-d'œuvre que cette dédicace: toutes les vertus morales et politiques, toutes les louanges qu'on peut donner à un homme illustre par ses ancêtres et par lui-même, n'y sont point épargnées: jamais auteur n'a tant prodigué l'encens.—A qui prétend-il adresser un éloge si magnifique, reprit l'écolier?—Il n'en sait rien encore, répartit le diable; il a laissé le nom en blanc. Il cherche quelque riche seigneur qui soit plus libéral que ceux à qui il a déjà dédié d'autres livres; mais les gens qui payent des épîtres dédicatoires sont bien rares aujourd'hui; c'est un défaut dont les seigneurs se sont corrigés; et par là ils ont rendu un grand service au public, qui était accablé de pitoyables productions d'esprit, attendu que la plupart des livres ne se faisaient autrefois que pour le produit des dédicaces.

«A propos d'épîtres dédicatoires, ajouta le démon, il faut que je vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant permis qu'on lui dédiât un ouvrage, en voulut voir la dédicace avant qu'on l'imprimât; et ne s'y trouvant pas assez bien louée à son gré, elle prit la peine d'en composer une de sa façon, et de l'envoyer à l'auteur pour la mettre à la tête de son ouvrage.

—Il me semble, s'écria Léandro, que voilà des voleurs qui s'introduisent dans une maison par un balcon.—Vous ne vous trompez point, dit Asmodée; ce sont des voleurs de nuit. Ils entrent chez un banquier: suivons-les de l'œil; voyons ce qu'ils feront. Ils visitent le comptoir; ils fouillent partout; mais le banquier les a prévenus; il partit hier pour la Hollande avec tout ce qu'il avait d'argent dans ses coffres.

—Examinons, dit Zambullo, un autre voleur qui monte par une échelle de soie à un balcon.—Celui-là n'est pas ce que vous pensez, répondit le boiteux; c'est un marquis qui tente l'escalade pour se couler dans la chambre d'une fille qui veut cesser de l'être. Il lui a juré très-légèrement qu'il l'épousera, et elle n'a pas manqué de se rendre à ses serments; car, dans le commerce de l'amour, les marquis sont des négociants qui ont grand crédit sur la place.

—Je suis curieux, reprit l'écolier, d'apprendre ce que fait certain homme que je vois en bonnet de nuit et en robe de chambre. Il écrit avec application, et il y a près de lui une petite figure noire qui lui conduit la main en écrivant.—L'homme qui écrit, répond le diable, est un greffier qui, pour obliger un tuteur très-reconnaissant, altère un arrêt rendu en faveur d'un pupille; et la petite figure noire qui lui conduit la main est Griffaël, le démon des greffiers.—Ce Griffaël, répliqua don Cléofas, n'occupe donc cet emploi que par intérim? Puisque Flagel est l'esprit du barreau, les greffes, ce me semble, doivent être de son département?—Non, répartit Asmodée; les greffiers ont été jugés dignes d'avoir leur diable particulier, et je vous jure qu'il a de l'occupation de reste.

«Considérez dans une maison bourgeoise, auprès de celle du greffier, une jeune dame qui occupe le premier appartement. C'est une veuve; et l'homme que vous voyez avec elle est son oncle, qui loge au second étage. Admirez la pudeur de cette veuve: elle ne veut pas prendre sa chemise devant son oncle: elle passe dans un cabinet pour se la faire mettre par un galant qu'elle y a caché.

«Il demeure chez le greffier un gros bachelier boiteux, de ses parents, qui n'a pas son pareil au monde pour plaisanter. Volumnius, si vanté par Cicéron pour les traits piquants et pleins de sel, n'était pas un si fin railleur. Ce bachelier, nommé par excellence dans Madrid le bachelier Donoso, est recherché de toutes les personnes de la cour et de la ville qui donnent à manger; c'est à qui l'aura. Il a un talent tout particulier pour réjouir les convives; il fait les délices d'une table; aussi va-t-il tous les jours dîner dans quelque bonne maison, d'où il ne revient qu'à deux heures après minuit. Il est aujourd'hui chez le marquis d'Alcazinas, où il n'est allé que par hasard.—Comment, par hasard, interrompit Léandro?—Je vais m'expliquer plus clairement, répartit le diable. Il y avait ce matin, sur le midi, à la porte du bachelier, cinq ou six carrosses qui venaient le chercher de la part de différents seigneurs. Il a fait monter leurs pages dans son appartement et leur a dit, en prenant un jeu de cartes: «mes amis, comme je ne puis contenter tous vos maîtres à la fois, et que je n'en veux point préférer un aux autres, ces cartes en vont décider. J'irai dîner chez le roi de trèfle.»

—Quel dessein, dit don Cléofas, peut avoir, de l'autre côté de la rue, certain cavalier qui se tient assis sur le seuil d'une porte? Attend-il qu'une soubrette vienne l'introduire dans la maison?—Non, non, répondit Asmodée; c'est un jeune castillan qui file l'amour parfait: il veut, par pure galanterie, à l'exemple des amants de l'antiquité, passer la nuit à la porte de sa maîtresse. Il racle de temps en temps une guitare en chantant des romances de sa composition; mais son infante, couchée au second étage, pleure, en l'écoutant, l'absence de son rival.

«Venons à ce bâtiment neuf qui contient deux corps de logis séparés: l'un est occupé par le propriétaire, qui est ce vieux cavalier qui tantôt se promène dans son appartement, et tantôt se laisse tomber dans un fauteuil.—Je juge, dit Zambullo, qu'il roule dans sa tête quelque grand projet. Qui est cet homme-là? Si l'on s'en rapporte à la richesse qui brille dans sa maison, ce doit être un grand de la première classe.—Ce n'est pourtant qu'un contador, répondit le démon. Il a vieilli dans des emplois très-lucratifs; il a quatre millions de bien. Comme il n'est pas sans inquiétude sur les moyens dont il s'est servi pour les amasser, et qu'il se voit sur le point d'aller rendre ses comptes dans l'autre monde, il est devenu scrupuleux; il songe à bâtir un monastère; il se flatte qu'après une si bonne œuvre, il aura la conscience en repos. Il a déjà obtenu la permission de fonder un couvent; mais il n'y veut mettre que des religieux qui soient tout ensemble chastes, sobres et d'une extrême humilité. Il est fort embarrassé sur le choix.

«Le second corps de logis est habité par une belle dame qui vient de se baigner dans du lait, et de se mettre au lit tout à l'heure. Cette voluptueuse personne est veuve d'un chevalier de Saint-Jacques, qui ne lui a laissé pour tout bien qu'un beau nom; mais heureusement elle a pour amis deux conseillers du conseil de Castille, qui font à frais communs la dépense de la maison.

—Oh! oh! s'écria l'écolier, j'entends retentir l'air de cris et de lamentations. Viendrait-il d'arriver quelque malheur?—Voici ce que c'est, dit l'esprit: deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux cartes dans ce tripot où vous voyez tant de lampes et de chandelles allumées. Ils se sont échauffés sur un coup, ont mis l'épée à la main, et se sont blessés tous deux mortellement: le plus âgé est marié, et le plus jeune est fils unique; ils vont rendre l'âme. La femme de l'un et le père de l'autre, avertis de ce funeste accident, viennent d'arriver; ils remplissent de cris tout le voisinage. «Malheureux enfant, dit le père, en apostrophant son fils qui ne saurait l'entendre, combien de fois t'ai-je exhorté à renoncer au jeu? Combien de fois t'ai-je prédit qu'il te coûterait la vie? Je déclare que ce n'est pas ma faute si tu péris misérablement.» De son côté, la femme se désespère; quoique son époux ait perdu au jeu tout ce qu'elle lui a apporté en mariage; quoiqu'il ait vendu toutes les pierreries qu'elle avait et jusqu'à ses habits, elle est inconsolable de sa perte: elle maudit les cartes qui en sont la cause; elle maudit celui qui les a inventées; elle maudit le tripot et tous ceux qui l'habitent.

—Je plains fort les gens que la fureur du jeu possède, dit don Cléofas; ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation. Grâces au ciel, je ne suis point entiché de ce vice-là.—Vous en avez un autre qui le vaut bien, reprit le démon. Est-il plus raisonnable, à votre avis, d'aimer les courtisanes, et n'avez-vous pas couru risque ce soir d'être tué par des spadassins? J'admire messieurs les hommes: leurs propres défauts leur paraissent des minuties; au lieu qu'ils regardent ceux d'autrui avec un microscope.

«Il faut encore, ajouta-t-il, que je vous présente des images tristes. Voyez dans une maison, à deux pas du tripot, ce gros homme étendu sur un lit: c'est un malheureux chanoine qui vient de tomber en apoplexie. Son neveu et sa petite nièce, bien loin de lui donner du secours, le laissent mourir et se saisissent de ses meilleurs effets, qu'ils vont porter chez des recéleurs; après quoi ils auront tout le loisir de pleurer et de lamenter.

«Remarquez-vous près de là deux hommes que l'on ensevelit? Ce sont deux frères; ils étaient malades de la même maladie, mais ils se gouvernaient différemment; l'un avait une confiance aveugle en son médecin, l'autre a voulu laisser agir la nature; ils sont morts tous deux: celui-là, pour avoir pris tous les remèdes de son docteur; celui-ci, pour n'avoir rien voulu prendre.—Cela est fort embarrassant, dit Léandro. Eh! que faut-il donc que fasse un pauvre malade?—C'est ce que je ne puis vous apprendre, répondit le diable; je sais bien qu'il y a de bons remèdes, mais je ne sais s'il y a de bons médecins.

«Changeons de spectacle, poursuivit-il; j'en ai de plus divertissants à vous montrer. Entendez-vous dans la rue un charivari? Une femme de soixante ans a épousé ce matin un cavalier de dix-sept. Tous les rieurs du quartier se sont ameutés pour célébrer ces noces par un concert bruyant de bassins, de poëles et de chaudrons.—Vous m'avez dit, interrompit l'écolier, que c'était vous qui faisiez les mariages ridicules; cependant vous n'avez point de part à celui-là.—Non vraiment, répartit le boiteux, je n'avais garde de le faire, puisque je n'étais pas libre; mais quand je l'aurais été, je ne m'en serais pas mêlé. Cette femme est scrupuleuse; elle ne s'est remariée que pour pouvoir goûter sans remords des plaisirs qu'elle aime. Je ne forme point de pareilles unions; je me plais bien davantage à troubler les consciences qu'à les rendre tranquilles.

—Malgré le bruit de cette burlesque sérénade, dit Zambullo, un autre, ce me semble, frappe mon oreille.—Celui que vous entendez, en dépit du charivari, répondit le boiteux, part d'un cabaret où il y a un gros capitaine flamand, un chantre français et un officier de la garde allemande, qui chantent en trio. Ils sont à table depuis huit heures du matin, et chacun d'eux s'imagine qu'il y va de l'honneur de sa nation d'enivrer les deux autres.

«Arrêtez vos regards sur cette maison isolée, vis-à-vis celle du chanoine; vous verrez trois fameuses Galiciennes qui font la débauche avec trois hommes de la cour.—Ah! qu'elles me paraissent jolies! s'écria don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité les courent. Qu'elles font de caresses à ceux-là! il faut qu'elles soient bien amoureuses d'eux!—Que vous êtes jeune! répliqua l'esprit: vous ne connaissez guère ces sortes de dames; elles ont le cœur encore plus fardé que le visage. Quelques démonstrations qu'elles fassent, elles n'ont pas la moindre amitié pour ces seigneurs: elles en ménagent un pour avoir sa protection, et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de même de toutes les coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour elles, ils n'en sont pas plus aimés; au contraire, tout payeur est traité comme un mari: c'est une règle que j'ai établie dans les intrigues amoureuses; mais laissons ces seigneurs savourer des plaisirs qu'ils achètent si cher, pendant que leurs valets, qui les attendent dans la rue, se consolent dans la douce espérance de les avoir gratis.

—Expliquez-moi, de grâce, interrompit Léandro Perez, un autre tableau qui se présente à mes yeux. Tout le monde est encore sur pied dans cette grande maison à gauche. D'où vient que les uns rient à gorge déployée, et que les autres dansent? On y célébre quelque fête apparemment?—Ce sont des noces, dit le boiteux; tous les domestiques sont dans la joie; il n'y a pas trois jours que dans ce même hôtel on était dans une extrême affliction. C'est une histoire qu'il me prend envie de vous raconter: elle est un peu longue, à la vérité; mais j'espère qu'elle ne vous ennuiera point.» En même temps il la commença de cette sorte.


CHAPITRE IV

Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de Cespédes.

Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, était éperdument amoureux de la jeune Léonor de Cespédes. Il n'avait pas dessein de l'épouser; la fille d'un simple gentilhomme ne lui paraissait pas un parti assez considérable pour lui. Il ne se proposait que d'en faire une maîtresse.

«Dans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une occasion de lui faire connaître son amour par ses regards; mais il ne pouvait lui parler ni lui écrire, parce qu'elle était incessamment obsédée d'une duègne sévère et vigilante, appelée la dame Marcelle. Il en était au désespoir, et, sentant irriter ses désirs par les difficultés, il ne cessait de rêver aux moyens de tromper l'argus qui gardait son Io.

«D'un autre côté, Léonor, qui s'était aperçue de l'attention que le comte avait pour elle, n'avait pu se défendre d'en avoir pour lui; et il se forma insensiblement dans son cœur une passion qui devint enfin très-violente. Je ne la fortifiais pourtant pas par mes tentations ordinaires, parce que le magicien qui me tenait alors prisonnier m'avait interdit toutes mes fonctions; mais il suffisait que la nature s'en mêlât. Elle n'est pas moins dangereuse que moi; toute la différence qu'il y a entre nous, c'est qu'elle corrompt peu à peu les cœurs, au lieu que je les séduis brusquement.

«Les choses étaient dans cette disposition, lorsque Léonor et son éternelle gouvernante, allant un matin à l'église, rencontrèrent une vieille femme qui tenait à la main un des plus gros chapelets qu'ait fabriqués l'hypocrisie. Elle les aborda d'un air doux et riant, et, adressant la parole à la duègne: «Le ciel vous conserve, lui dit-elle; la sainte paix soit avec vous: permettez-moi de vous demander si vous n'êtes pas la dame Marcelle, la chaste veuve du feu seigneur Martin Rosette?» La gouvernante répondit que oui. «Je vous rencontre donc fort à propos, lui dit la vieille, pour vous avertir que j'ai au logis un vieux parent qui voudrait bien vous parler. Il est arrivé de Flandres depuis peu de jours; il a connu particulièrement, mais très-particulièrement, votre mari, et il a des choses de la dernière conséquence à vous communiquer. Il aurait été vous les dire chez vous, s'il ne fût pas tombé malade; mais le pauvre homme est à l'extrémité; je demeure à deux pas d'ici. Prenez, s'il vous plaît, la peine de me suivre.»

«La gouvernante, qui avait de l'esprit et de la prudence, craignant de faire quelque fausse démarche, ne savait à quoi se résoudre; mais la vieille devina le sujet de son embarras, et lui dit: «Ma chère madame Marcelle, vous pouvez vous fier à moi en toute assurance. Je me nomme la Chichona. Le licencié Marcos de Figueroa et le bachelier Mira de Mesqua vous répondront de moi comme de leurs grands-mères. Quand je vous propose de venir à ma maison, ce n'est que pour votre bien. Mon parent veut vous restituer certaine somme que votre mari lui a autrefois prêtée.» A ce mot de restitution, la dame Marcelle prit son parti. «Allons, ma fille, dit-elle à Léonor, allons voir le parent de cette bonne dame; c'est une action charitable que de visiter les malades.»

«Elles arrivèrent bientôt au logis de la Chichona, qui les fit entrer dans une salle basse, où elles trouvèrent un homme alité, qui avait une barbe blanche, et qui, s'il n'était pas fort malade, paraissait du moins l'être. «Tenez, cousin, lui dit la vieille en lui présentant la gouvernante, voici cette sage dame Marcelle à qui vous souhaitez de parler, la veuve du feu seigneur Martin Rosette, votre ami.» A ces paroles, le vieillard, soulevant un peu la tête, salua la duègne, lui fit signe de s'approcher, et, lorsqu'elle fut près de son lit, lui dit d'une voix faible: «Ma chère madame Marcelle, je rends grâces au ciel de m'avoir laissé vivre jusqu'à ce moment; c'était l'unique chose que je désirais: je craignais de mourir sans avoir la satisfaction de vous voir, et de vous remettre en main propre cent ducats que feu votre époux, mon intime ami, me prêta pour me tirer d'une affaire d'honneur que j'eus autrefois à Bruges. Ne vous a-t-il jamais entretenu de cette aventure?

—Hélas! non, répondit la dame Marcelle, il ne m'en a point parlé: devant Dieu soit son âme! il était si généreux, qu'il oubliait les services qu'il avait rendus à ses amis; et, bien loin de ressembler à ces fanfarons qui se vantent du bien qu'ils n'ont pas fait, il ne m'a jamais dit qu'il eût obligé personne.—Il avait l'âme belle assurément, répliqua le vieillard, j'en dois être plus persuadé qu'un autre; et pour vous le prouver, il faut que je vous raconte l'affaire dont je suis heureusement sorti par son secours; mais comme j'ai des choses à dire qui sont de la dernière importance pour la mémoire du défunt, je serais bien aise de ne les révéler qu'à sa discrète veuve.

—Hé bien, dit alors la Chichona, vous n'avez qu'à lui faire ce récit en particulier: pendant ce temps-là nous allons passer dans mon cabinet, cette jeune dame et moi.» En achevant ces paroles, elle laissa la duègne avec le malade, et entraîna Léonor dans une autre chambre, où, sans chercher de détours, elle lui dit: «Belle Léonor, les moments sont trop précieux pour les mal employer. Vous connaissez de vue le comte de Belflor: il y a longtemps qu'il vous aime et qu'il meurt d'envie de vous le dire; mais la vigilance et la sévérité de votre gouvernante ne lui ont pas permis, jusqu'ici, d'avoir ce plaisir. Dans son désespoir, il a eu recours à mon industrie; je l'ai mise en usage pour lui. Ce vieillard que vous venez de voir est un jeune valet de chambre du comte, et tout ce que j'ai fait n'est qu'une ruse que nous avons concertée pour tromper votre gouvernante et vous attirer ici.»

«Comme elle achevait ces mots, le comte, qui était caché derrière une tapisserie, se montra, et, courant se jeter aux pieds de Léonor: «Madame, lui dit-il, pardonnez ce stratagème à un amant qui ne pouvait plus vivre sans vous parler. Si cette obligeante personne n'eût pas trouvé moyen de me procurer cet avantage, j'allais m'abandonner à mon désespoir.» Ces paroles, prononcées d'un air touchant par un homme qui ne déplaisait pas, troublèrent Léonor. Elle demeura quelque temps incertaine de la réponse qu'elle y devait faire; mais enfin, s'étant remise de son trouble, elle regarda fièrement le comte, et lui dit: «Vous croyez peut-être avoir beaucoup d'obligation à cette officieuse dame qui vous a si bien servi; mais apprenez que vous tirerez peu de fruit du service qu'elle vous a rendu.»

«En parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle. Le comte l'arrêta: «Demeurez, dit-il, adorable Léonor; daignez un moment m'entendre. Ma passion est si pure qu'elle ne doit point vous alarmer. Vous avez sujet, je l'avoue, de vous révolter contre l'artifice dont je me sers pour vous entretenir; mais n'ai-je pas jusqu'à ce jour inutilement essayé de vous parler? il y a six mois que je vous suis aux églises, à la promenade, aux spectacles. Je cherche en vain partout l'occasion de vous dire que vous m'avez charmé. Votre cruelle, votre impitoyable gouvernante a toujours su tromper mes désirs. Hélas! au lieu de me faire un crime d'un stratagème que j'ai été forcé d'employer, plaignez-moi, belle Léonor, d'avoir souffert tous les tourments d'une si longue attente, et jugez par vos charmes des peines mortelles qu'elle a dû me causer.»

«Belflor ne manqua pas d'assaisonner ce discours de tous les airs de persuasion que les jolis hommes savent si heureusement mettre en pratique; il laissa couler quelques larmes. Léonor en fut émue; il commença, malgré elle, à s'élever dans son cœur des mouvements de tendresse et de pitié. Mais, loin de céder à sa faiblesse, plus elle se sentait attendrir, plus elle marquait d'empressement à vouloir se retirer. «Comte! s'écria-t-elle, tous vos discours sont inutiles. Je ne veux point vous écouter; ne me retenez pas davantage; laissez-moi sortir d'une maison où ma vertu est alarmée, ou bien je vais par mes cris attirer ici tout le voisinage, et rendre votre audace publique.» Elle dit cela d'un ton si ferme, que la Chichona, qui avait de grandes mesures à garder avec la justice, pria le comte de ne pas pousser les choses plus loin. Il cessa de s'opposer au dessein de Léonor. Elle se débarrassa de ses mains, et, ce qui jusqu'alors n'était arrivé à aucune fille, elle sortit de ce cabinet comme elle y était entrée.

«Elle rejoignit promptement sa gouvernante. Venez, ma bonne, lui dit-elle, quittez ce frivole entretien: on nous trompe; sortons de cette dangereuse maison.—Qu'y a-t-il, ma fille, répondit avec étonnement la dame Marcelle? quelle raison vous oblige à vouloir vous retirer si brusquement?—Je vous en instruirai, répartit Léonor. Fuyons; chaque instant que je m'arrête ici me cause une nouvelle peine.» Quelque envie qu'eût la duègne de savoir le sujet d'une si brusque sortie, elle ne put s'en éclaircir sur-le-champ; il lui fallut céder aux instances de Léonor. Elles sortirent toutes deux avec précipitation, laissant la Chichona, le comte et son valet de chambre aussi déconcertés tous trois que des comédiens qui viennent de représenter une pièce que le parterre a mal reçue.

«Dès que Léonor se vit dans la rue, elle se mit à raconter avec beaucoup d'agitation à sa gouvernante tout ce qui s'était passé dans le cabinet de la Chichona. La dame Marcelle l'écouta fort attentivement, et lorsqu'elles furent arrivées au logis: «Je vous avoue, ma fille, lui dit-elle, que je suis extrêmement mortifiée de ce que vous venez de m'apprendre. Comment ai-je pu être la dupe de cette vieille femme? J'ai fait d'abord difficulté de la suivre. Que n'ai-je continué? je devais me défier de son air doux et honnête; j'ai fait une sottise qui n'est pas pardonnable à une personne de mon expérience. Ah! que ne m'avez-vous découvert chez elle cet artifice! je l'aurais dévisagée, j'aurais accablé d'injures le comte de Belflor, et arraché la barbe au faux vieillard qui me contait des fables. Mais je vais retourner sur mes pas porter l'argent que j'ai reçu comme une véritable restitution; et si je les retrouve ensemble, ils ne perdront rien pour avoir attendu.» En achevant ces mots, elle reprit sa mante qu'elle avait quittée, et sortit pour aller chez la Chichona.

«Le comte y était encore; il se désespérait du mauvais succès de son stratagème. Un autre en sa place aurait abandonné la partie; mais il ne se rebuta point. Avec mille bonnes qualités, il en avait une peu louable: c'était de se laisser trop entraîner au penchant qu'il avait à l'amour. Quand il aimait une dame, il était trop ardent à la poursuite de ses faveurs; et quoique naturellement honnête homme, il était alors capable de violer les droits les plus sacrés pour obtenir l'accomplissement de ses désirs. Il fit réflexion qu'il ne pourrait parvenir au but qu'il se proposait sans le secours de la dame Marcelle, et il résolut de ne rien épargner pour la mettre dans ses intérêts. Il jugea que cette duègne, toute sévère qu'elle paraissait, ne serait point à l'épreuve d'un présent considérable, et il n'avait pas tort de faire un pareil jugement. S'il y a des gouvernantes fidèles, c'est que les galants ne sont pas assez riches ou assez libéraux.

«D'abord que la dame Marcelle fut arrivée, et qu'elle aperçut les trois personnes à qui elle en voulait, il lui prit une fureur de langue; elle dit un million d'injures au comte et à la Chichona, et fit voler la restitution à la tête du valet de chambre. Le comte essuya patiemment cet orage; et, se mettant à genoux devant la duègne, pour rendre la scène plus touchante, il la pressa de reprendre la bourse qu'elle avait jetée, et lui offrit mille pistoles de surcroît, en la conjurant d'avoir pitié de lui. Elle n'avait jamais vu solliciter si puissamment sa compassion; aussi ne fut-elle pas inexorable; elle eut bientôt quitté les invectives, et, comparant en elle-même la somme proposée avec la médiocre récompense qu'elle attendait de don Luis de Cespédes, elle trouva qu'il y avait plus de profit à écarter Léonor de son devoir qu'à l'y maintenir. C'est pourquoi, après quelques façons, elle reprit la bourse, accepta l'offre des mille pistoles, promit de servir l'amour du comte, et s'en alla sur-le-champ travailler à l'exécution de sa promesse.

«Comme elle connaissait Léonor pour une fille vertueuse, elle se garda bien de lui donner lieu de soupçonner son intelligence avec le comte, de peur qu'elle n'en avertît don Luis son père; et, voulant la perdre adroitement, voici de quelle manière elle lui parla à son retour. «Léonor, je viens de satisfaire mon esprit irrité; j'ai retrouvé nos trois fourbes; ils étaient encore tout étourdis de votre courageuse retraite. J'ai menacé la Chichona du ressentiment de votre père et de la rigueur de la justice, et j'ai dit au comte de Belflor toutes les injures que la colère a pu me suggérer. J'espère que ce seigneur ne formera plus de pareils attentats, et que ses galanteries cesseront désormais d'occuper ma vigilance. Je rends grâce au ciel que vous ayez, par votre fermeté, évité le piége qu'il vous avait tendu; j'en pleure de joie. Je suis ravie qu'il n'ait tiré aucun avantage de son artifice; car les grands seigneurs se font un jeu de séduire de jeunes personnes. La plupart même de ceux qui se piquent le plus de probité ne s'en font pas le moindre scrupule, comme si ce n'était pas une mauvaise action que de déshonorer des familles. Je ne dis pas absolument que le comte soit de ce caractère, ni qu'il ait envie de vous tromper: il ne faut pas toujours juger mal de son prochain; peut-être a-t-il des vues légitimes. Quoiqu'il soit d'un rang à prétendre aux premiers partis de la cour, votre beauté peut lui avoir fait prendre la résolution de vous épouser. Je me souviens même que, dans les réponses qu'il a faites à mes reproches, il m'a laissé entrevoir cela.

—Que dites-vous, ma bonne? interrompit Léonor; s'il avait formé ce dessein, il m'aurait déjà demandée à mon père, qui ne me refuserait point à un homme de sa condition.—Ce que vous dites est juste, reprit la gouvernante; j'entre dans ce sentiment; la démarche du comte est suspecte, ou plutôt ses intentions ne sauraient être bonnes; peu s'en faut que je ne retourne encore sur mes pas pour lui dire de nouvelles injures.—Non, ma bonne, répartit Léonor; il vaut mieux oublier ce qui s'est passé, et nous venger par le mépris.—Il est vrai, dit la dame Marcelle, je crois que c'est le meilleur parti; vous êtes plus raisonnable que moi; mais, d'un autre côté, ne jugerions-nous point mal des sentiments du comte? que savons-nous s'il n'en use pas ainsi par délicatesse? avant que d'obtenir l'aveu d'un père, il veut peut-être vous rendre de longs services, mériter de vous plaire, s'assurer de votre cœur, afin que votre union ait plus de charmes. Si cela était, ma fille, serait-ce un grand crime que de l'écouter? Découvrez-moi votre pensée; ma tendresse vous est connue; vous sentez-vous de l'inclination pour le comte, ou auriez-vous de la répugnance à l'épouser?»

«A cette malicieuse question, la trop sincère Léonor baissa les yeux en rougissant, et avoua qu'elle n'avait nul éloignement pour lui; mais comme sa modestie l'empêchait de s'expliquer plus ouvertement, la duègne la pressa de nouveau de ne lui rien déguiser. Enfin elle se rendit aux affectueuses démonstrations de la gouvernante. «Ma bonne, lui dit-elle, puisque vous voulez que je vous parle confidemment, apprenez que Belflor m'a paru digne d'être aimé. Je l'ai trouvé si bien fait, et j'en ai ouï parler si avantageusement, que je n'ai pu me défendre d'être sensible à ses galanteries. L'attention infatigable que vous avez à les traverser m'a souvent fait beaucoup de peine, et je vous avouerai qu'en secret je l'ai plaint quelquefois, et dédommagé par mes soupirs des maux que votre vigilance lui a fait souffrir. Je vous dirai même qu'en ce moment, au lieu de le haïr, après son action téméraire, mon cœur, malgré moi, l'excuse, et rejette sa faute sur votre sévérité.

—Ma fille, reprit la gouvernante, puisque vous me donnez lieu de croire que sa recherche vous serait agréable, je veux vous ménager cet amant.—Je suis très-sensible, répartit Léonor en s'attendrissant, au service que vous me voulez rendre. Quand le comte ne tiendrait pas un des premiers rangs à la cour, quand il ne serait qu'un simple cavalier, je le préférerais à tous les autres hommes; mais ne nous flattons point: Belflor est un grand seigneur, destiné sans doute pour une des plus riches héritières de la monarchie. N'attendons pas qu'il se borne à la fille de don Luis, qui n'a qu'une fortune médiocre à lui offrir. Non, non, ajouta-t-elle, il n'a pas pour moi des sentiments si favorables: il ne me regarde pas comme une personne qui mérite de porter son nom; il ne cherche qu'à m'offenser.

—Eh! pourquoi, dit la duègne, voulez-vous qu'il ne vous aime pas assez pour vous épouser? L'amour fait tous les jours de plus grands miracles. Il semble, à vous entendre, que le ciel ait mis entre le comte et vous une distance infinie. Faites-vous plus de justice, Léonor: il ne s'abaissera point en unissant sa destinée à la vôtre; vous êtes d'une ancienne noblesse, et votre alliance ne saurait le faire rougir. Puisque vous avez du penchant pour lui, continua-t-elle, il faut que je lui parle; je veux approfondir ses vues, et si elles sont telles qu'elles doivent être, je le flatterai de quelque espérance.—Gardez-vous-en bien, s'écria Léonor; je ne suis point d'avis que vous l'alliez chercher; s'il me soupçonnait d'avoir quelque part à cette démarche, il cesserait de m'estimer.—Oh! je suis plus adroite que vous ne pensez, répliqua la dame Marcelle; je commencerai par lui reprocher d'avoir eu dessein de vous séduire. Il ne manquera pas de vouloir se justifier; je l'écouterai; je le verrai venir. Enfin, ma fille, laissez-moi faire, je ménagerai votre honneur comme le mien.»

«La duègne sortit à l'entrée de la nuit. Elle trouva Belflor aux environs de la maison de don Luis. Elle lui rendit compte de l'entretien qu'elle avait eu avec sa maîtresse, et n'oublia pas de lui vanter avec quelle adresse elle avait découvert qu'il en était aimé. Rien ne pouvait être plus agréable au comte que cette découverte; aussi en remercia-t-il la dame Marcelle dans les termes les plus vifs; c'est-à-dire qu'il promit de lui livrer dès le lendemain les mille pistoles, et il se répondit à lui-même du succès de son entreprise, parce qu'il savait bien qu'une fille prévenue est à moitié séduite. Après cela, s'étant séparés fort satisfaits l'un de l'autre, la duègne retourna au logis.

«Léonor, qui l'attendait avec inquiétude, lui demanda ce qu'elle avait à lui annoncer. «La meilleure nouvelle que vous puissiez apprendre, lui répondit la gouvernante: j'ai vu le comte. Je vous le disais bien, ma fille, ses intentions ne sont pas criminelles; il n'a point d'autre but que de se marier avec vous; il me l'a juré par tout ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes. Je ne me suis pas rendue à cela, comme vous pouvez penser. «Si vous êtes dans cette disposition, lui ai-je dit, pourquoi ne faites-vous pas auprès de don Luis la démarche ordinaire?—Ah! ma chère Marcelle, m'a-t-il répondu, sans paraître embarrassé de cette demande, approuveriez-vous que, sans savoir de quel œil me regarde Léonor, et ne suivant que les transports d'un aveugle amour, j'allasse tyranniquement l'obtenir de son père? Non, son repos m'est plus cher que mes désirs, et je suis trop honnête homme pour m'exposer à faire son malheur.»

«Pendant qu'il parlait de la sorte, continua la duègne, je l'observais avec une extrême attention, et j'employais mon expérience à démêler dans ses yeux s'il était effectivement épris de tout l'amour qu'il m'exprimait. Que vous dirai-je? il m'a paru pénétré d'une véritable passion; j'en ai senti une joie que j'ai bien eu de la peine à lui cacher; néanmoins, lorsque j'ai été persuadée de sa sincérité, j'ai cru que, pour vous assurer un amant de cette importance, il était à propos de lui laisser entrevoir vos sentiments. «Seigneur, lui ai-je dit, Léonor n'a point d'aversion pour vous; je sais qu'elle vous estime, et, autant que j'en puis juger, son cœur ne gémira pas de votre recherche.—Grand Dieu! s'est-il alors écrié tout transporté de joie, qu'entends-je! Est-il possible que la charmante Léonor soit dans une disposition si favorable pour moi? Que ne vous dois-je point, obligeante Marcelle, de m'avoir tiré d'une si longue incertitude? je suis d'autant plus ravi de cette nouvelle, que c'est vous qui me l'annoncez; vous qui, toujours révoltée contre ma tendresse, m'avez tant fait souffrir de maux; mais achevez mon bonheur, ma chère Marcelle, faites-moi parler à la divine Léonor; je veux lui donner ma foi, et lui jurer devant vous que je ne serai jamais qu'à elle.»

«A ce discours, poursuivit la gouvernante, il en a ajouté d'autres encore plus touchants. Enfin, ma fille, il m'a priée d'une manière si pressante de lui procurer un entretien secret avec vous, que je n'ai pu me défendre de le lui promettre.—Eh! pourquoi lui avez-vous fait cette promesse? s'écria Léonor avec quelque émotion; une fille sage, vous me l'avez dit cent fois, doit absolument éviter ces conversations, qui ne sauraient être que dangereuses.—Je demeure d'accord de vous l'avoir dit, répliqua la duègne, et c'est une très-bonne maxime; mais il vous est permis de ne la pas suivre dans cette occasion, puisque vous pouvez regarder le comte comme votre mari.—Il ne l'est point encore, répartit Léonor, et je ne le dois pas voir que mon père n'ait agréé sa recherche.»

«La dame Marcelle, en ce moment, se repentit d'avoir si bien élevé une fille dont elle avait tant de peine à vaincre la retenue. Voulant toutefois en venir à bout à quelque prix que ce fût: «Ma chère Léonor, reprit-elle, je m'applaudis de vous voir si réservée. Heureux fruit de mes soins! vous avez mis à profit toutes les leçons que je vous ai données. Je suis charmée de mon ouvrage; mais, ma fille, vous avez enchéri sur ce que je vous ai enseigné. Vous outrez ma morale; je trouve votre vertu un peu trop sauvage. De quelque sévérité que je me pique, je n'approuve point une farouche sagesse qui s'arme indifféremment contre le crime et l'innocence. Une fille ne cesse pas d'être vertueuse pour écouter un amant, quand elle connaît la pureté de ses désirs, et alors elle n'est pas plus criminelle de répondre à sa passion que d'y être sensible. Reposez-vous sur moi, Léonor; j'ai trop d'expérience et je suis trop dans vos intérêts pour vous faire faire un pas qui puisse vous nuire.

«—Eh! dans quel lieu voulez-vous que je parle au comte? dit Léonor.—Dans votre appartement, répartit la duègne; c'est l'endroit le plus sûr. Je l'introduirai ici demain pendant la nuit.—Vous n'y pensez pas, ma bonne, répliqua Léonor; quoi! je souffrirai qu'un homme....—Oui, vous le souffrirez, interrompit la gouvernante; ce n'est pas une chose si extraordinaire que vous vous l'imaginez. Cela arrive tous les jours, et plût au ciel que toutes les filles qui reçoivent de pareilles visites eussent des intentions aussi bonnes que les vôtres! D'ailleurs, qu'avez-vous à craindre? ne serai-je pas avec vous?—Si mon père venait nous surprendre? reprit Léonor.—Soyez en repos là-dessus, répartit la dame Marcelle. «Votre père a l'esprit tranquille sur votre conduite; il connaît ma fidélité; il a une entière confiance en moi.» Léonor, si vivement poussée par la duègne, et pressée en secret par son amour, ne put résister plus longtemps; elle consentit à ce qu'on lui proposait.

«Le comte en fut bientôt informé. Il en eut tant de joie, qu'il donna sur-le-champ à son agente cinq cents pistoles, avec une bague de pareille valeur. La dame Marcelle, voyant qu'il tenait si bien sa parole, ne voulut pas être moins exacte à tenir la sienne. Dès la nuit suivante, quand elle jugea que tout le monde reposait au logis, elle attacha à un balcon une échelle de soie que le comte lui avait donnée, et fit entrer par là ce seigneur dans l'appartement de sa maîtresse.

«Cependant cette jeune personne s'abandonnait à des réflexions qui l'agitaient vivement. Quelque penchant qu'elle eût pour Belflor, et malgré tout ce que pouvait lui dire sa gouvernante, elle se reprochait d'avoir eu la facilité de consentir à une visite qui blessait son devoir. La pureté de ses intentions ne la rassurait point. Recevoir la nuit dans sa chambre un homme qui n'avait pas l'aveu de son père, et dont elle ignorait même les véritables sentiments, lui paraissait une démarche non-seulement criminelle, mais digne encore des mépris de son amant. Cette dernière pensée faisait sa plus grande peine, et elle en était fort occupée lorsque le comte entra.

«Il se jeta d'abord à ses genoux, pour la remercier de la faveur qu'elle lui faisait. Il parut pénétré d'amour et de reconnaissance, et il l'assura qu'il était dans le dessein de l'épouser; néanmoins, comme il ne s'étendait pas là-dessus autant qu'elle l'aurait souhaité: «Comte, lui dit-elle, je veux bien croire que vous n'avez pas d'autres vues que celles-là; mais, quelques assurances que vous m'en puissiez donner, elles me seront toujours suspectes, jusqu'à ce qu'elles soient autorisées du consentement de mon père.—Madame, répondit Belflor, il y a longtemps que je l'aurais demandé, si je n'eusse pas craint de l'obtenir aux dépens de votre repos.—Je ne vous reproche point de n'avoir pas encore fait cette démarche, reprit Léonor: j'approuve même sur cela votre délicatesse; mais rien ne vous retient plus, et il faut que vous parliez au plus tôt à don Luis, ou bien résolvez-vous à ne me revoir jamais.

«—Hé! pourquoi, répliqua-t-il, ne vous verrais-je plus, belle Léonor? Que vous êtes peu sensible aux douceurs de l'amour! Si vous saviez aussi bien aimer que moi, vous vous feriez un plaisir de recevoir secrètement mes soins, et d'en dérober, du moins pour quelque temps, la connaissance à votre père. Que ce commerce mystérieux a de charmes pour deux cœurs étroitement liés!—Il en pourrait avoir pour vous, dit Léonor; mais il n'aurait pour moi que des peines. Ce raffinement de tendresse ne convient point à une fille qui a de la vertu. Ne me vantez plus les délices de ce commerce coupable. Si vous m'estimiez, vous ne me l'auriez pas proposé; et si vos intentions sont telles que vous voulez me le persuader, vous devez au fond de votre âme me reprocher de ne m'en être pas offensée. Mais, hélas! ajouta-t-elle, en laissant échapper quelques pleurs, c'est à ma seule faiblesse que je dois imputer cet outrage; je m'en suis rendue digne en faisant ce que je fais pour vous.

«—Adorable Léonor, s'écria le comte, c'est vous qui me faites une mortelle injure! votre vertu trop scrupuleuse prend de fausses alarmes. Quoi! parce que j'ai été assez heureux pour vous rendre favorable à mon amour, vous craignez que je ne cesse de vous estimer? quelle injustice! non, Madame, je connais tout le prix de vos bontés: elles ne peuvent vous ôter mon estime, et je suis prêt à faire ce que vous exigez de moi. Je parlerai dès demain au seigneur don Luis; je ferai tout mon possible pour qu'il consente à mon bonheur; mais, je ne vous le cèle point, j'y vois peu d'apparence.—Que dites-vous! reprit Léonor avec une extrême surprise; mon père pourra-t-il ne pas agréer la recherche d'un homme qui tient le rang que vous tenez à la cour?

«—Eh! c'est ce même rang, répartit Belflor, qui me fait craindre ses refus. Ce discours vous surprend: vous allez cesser de vous étonner.

«Il y a quelques jours, poursuivit-il, que le roi me déclara qu'il voulait me marier. Il ne m'a point nommé la dame qu'il me destine; il m'a seulement fait comprendre que c'est un des premiers partis de la cour, et qu'il a ce mariage fort à cœur. Comme j'ignorais quels pouvaient être vos sentiments pour moi, car vous savez bien que votre rigueur ne m'a pas permis jusqu'ici de les démêler, je ne lui ai laissé voir aucune répugnance à suivre ses volontés. Après cela jugez, Madame, si don Luis voudra se mettre au hasard de s'attirer la colère du roi en m'acceptant pour gendre.

«—Non, sans doute, dit Léonor; je connais mon père. Quelque avantageuse que soit pour lui votre alliance, il aimera mieux y renoncer que de s'exposer à déplaire au roi. Mais quand mon père ne s'opposerait point à notre union, nous n'en serions pas plus heureux; car, enfin, comte, comment pourriez-vous me donner une main que le roi veut engager ailleurs?—Madame, répondit Belflor, je vous avouerai de bonne foi que je suis dans un assez grand embarras de ce côté-là. J'espère néanmoins qu'en tenant une conduite délicate avec le roi, je ménagerai si bien son esprit, et l'amitié qu'il a pour moi, que je trouverai moyen d'éviter le malheur qui me menace. Vous pourriez même, belle Léonor, m'aider en cela, si vous me jugiez digne de m'attacher à vous.—Eh! de quelle manière, dit-elle, puis-je contribuer à rompre le mariage que le roi vous a proposé?—Ah! Madame, répliqua-t-il d'un air passionné, si vous vouliez recevoir ma foi, je saurais bien me conserver à vous sans que ce prince m'en pût savoir mauvais gré.

«Permettez, charmante Léonor, ajouta-t-il en se jetant à ses genoux, permettez que je vous épouse en présence de la dame Marcelle; c'est un témoin qui répondra de la sainteté de notre engagement. Par là, je me déroberai sans peine aux tristes nœuds dont on veut me lier; car si après cela le roi me presse d'accepter la dame qu'il me destine, je me jetterai aux pieds de ce monarque: je lui dirai que je vous aimais depuis longtemps, et que je vous ai secrètement épousée. Quelque envie qu'il puisse avoir de me marier avec une autre, il est trop bon pour vouloir m'arracher à ce que j'adore, et trop juste pour faire cet affront à votre famille.

«Que pensez-vous, sage Marcelle, ajouta-t-il en se tournant vers la gouvernante, que pensez-vous de ce projet que l'amour vient de m'inspirer?—J'en suis charmée, dit la dame Marcelle; il faut avouer que l'amour est bien ingénieux!—Et vous, adorable Léonor, reprit le comte, qu'en dites-vous? votre esprit, toujours armé de défiance, refusera-t-il de l'approuver?—Non, répondit Léonor, pourvu que vous y fassiez entrer mon père; je ne doute pas qu'il n'y souscrive, dès que vous l'en aurez instruit.

«—Il faut bien se garder de lui faire cette confidence, interrompit en cet endroit l'abominable duègne; vous ne connaissez pas le seigneur don Luis: il est trop délicat sur les matières d'honneur pour se prêter à de mystérieuses amours. La proposition d'un mariage secret l'offensera; d'ailleurs, sa prudence ne manquera pas de lui faire appréhender les suites d'une union qui lui paraîtra choquer les desseins du roi. Par cette démarche indiscrète, vous lui donnerez des soupçons; ses yeux seront incessamment ouverts sur toutes nos actions, et il vous ôtera tous les moyens de vous voir.

«—J'en mourrais de douleur! s'écria notre courtisan. Mais, madame Marcelle, poursuivit-il en affectant un air chagrin, croyez-vous effectivement que don Luis rejette la proposition d'un hymen clandestin?—N'en doutez nullement, répondit la gouvernante; mais je veux qu'il l'accepte: régulier et scrupuleux comme il est, il ne consentira point que l'on supprime les cérémonies de l'église; et si on les pratique dans votre mariage, la chose sera bientôt divulguée.

«—Ah! ma chère Léonor, dit alors le comte, en serrant tendrement la main de sa maîtresse entre les siennes, faut-il, pour satisfaire une vaine opinion de bienséance, nous exposer à l'affreux péril de nous voir séparés pour jamais? Vous n'avez besoin que de vous-même pour vous donner à moi. L'aveu d'un père vous épargnerait peut-être quelques peines d'esprit; mais, puisque la dame Marcelle nous a prouvé l'impossibilité de l'obtenir, rendez-vous à mes innocents désirs. Recevez mon cœur et ma main; et lorsqu'il sera temps d'informer don Luis de notre engagement, nous lui apprendrons les raisons que nous avons eues de le lui cacher.—Hé bien! comte, dit Léonor, je consens que vous ne parliez pas si tôt à mon père. Sondez auparavant l'esprit du roi; avant que je reçoive en secret votre main, parlez à ce prince; dites-lui, s'il le faut, que vous m'avez secrètement épousée: tâchons par cette fausse confidence.....—Oh! pour cela, non, Madame, répartit Belflor; je suis trop ennemi du mensonge pour oser soutenir cette feinte; je ne puis me trahir jusque-là. De plus, tel est le caractère du roi, que, s'il venait à découvrir que je l'eusse trompé, il ne me le pardonnerait de sa vie.»

«Je ne finirais point, seigneur don Cléofas, continua le diable, si je vous répétais mot pour mot tout ce que Belflor dit pour séduire cette jeune personne. Je vous dirai seulement qu'il lui tint tous les discours passionnés que je souffle aux hommes en pareille occasion; mais il eut beau jurer qu'il confirmerait publiquement, le plus tôt qu'il lui serait possible, la foi qu'il lui donnait en particulier; il eut beau prendre le ciel à témoin de ses serments; il ne put triompher de la vertu de Léonor, et le jour qui était prêt à paraître l'obligea malgré lui à se retirer.

«Le lendemain la duègne, croyant qu'il y allait de son honneur, ou, pour mieux dire, de son intérêt de ne point abandonner son entreprise, dit à la fille de don Luis: «Léonor, je ne sais plus quel discours je dois vous tenir; je vous vois révoltée contre la passion du comte, comme s'il n'avait pour objet qu'une simple galanterie. N'auriez-vous point remarqué en sa personne quelque chose qui vous en eût dégoûtée?—Non, ma bonne, lui répondit Léonor; il ne m'a jamais paru plus aimable, et son entretien m'a fait apercevoir en lui de nouveaux charmes.—Si cela est, reprit la gouvernante, je ne vous comprends pas. Vous êtes prévenue pour lui d'une inclination violente, et vous refusez de souscrire à une chose dont on vous a représenté la nécessité?

«—Ma bonne, répliqua la fille de don Luis, vous avez plus de prudence et plus d'expérience que moi; mais avez-vous bien pensé aux suites que peut avoir un mariage contracté sans l'aveu de mon père?—Oui, oui, répondit la duègne, j'ai fait là-dessus toutes les réflexions nécessaires, et je suis fâchée que vous vous opposiez avec tant d'opiniâtreté au brillant établissement que la Fortune vous présente. Prenez garde que votre obstination ne fatigue et ne rebute votre amant. Craignez qu'il n'ouvre les yeux sur l'intérêt de sa fortune, que la violence de sa passion lui fait négliger. Puisqu'il veut vous donner sa foi, recevez-la sans balancer. Sa parole le lie: il n'y a rien de plus sacré pour un homme d'honneur; d'ailleurs, je suis témoin qu'il vous reconnaît pour sa femme; ne savez-vous pas qu'un témoignage tel que le mien suffit pour faire condamner en justice un amant qui oserait se parjurer?»

«Ce fut par de semblables discours que la perfide Marcelle ébranla Léonor, qui, se laissant étourdir sur le péril qui la menaçait, s'abandonna de bonne foi, quelques jours après, aux mauvaises intentions du comte. La duègne l'introduisait toutes les nuits par le balcon dans l'appartement de sa maîtresse, et le faisait sortir avant le jour.

«Une nuit qu'elle l'avait averti un peu plus tard qu'à l'ordinaire de se retirer, et que déjà l'aurore commençait à percer l'obscurité, il se mit brusquement en devoir de se couler dans la rue; mais par malheur il prit si mal ses mesures, qu'il tomba par terre assez rudement.

«Don Luis de Cespédes, qui était couché dans l'appartement au-dessus de sa fille, et qui s'était levé ce jour-là de très grand matin, pour travailler à quelques affaires pressantes, entendit le bruit de cette chute. Il ouvrit sa fenêtre pour voir ce que c'était. Il aperçut un homme qui achevait de se relever avec beaucoup de peine, et la dame Marcelle sur le balcon, occupée à détacher l'échelle de soie, dont le comte ne s'était pas si bien servi pour descendre que pour monter. Il se frotta les yeux, et prit d'abord ce spectacle pour une illusion; mais après l'avoir bien considéré, il jugea qu'il n'y avait rien de plus réel, et que la clarté du jour, toute faible qu'elle était encore, ne lui découvrait que trop sa honte.

«Troublé de cette fatale vue, transporté d'une juste colère, il descend en robe de chambre dans l'appartement de Léonor, tenant son épée d'une main et une bougie de l'autre. Il la cherche, elle et sa gouvernante, pour les sacrifier à son ressentiment. Il frappe à la porte de leur chambre, ordonne d'ouvrir: elles reconnaissent sa voix; elles obéissent en tremblant. Il entre d'un air furieux, et, montrant son épée nue à leurs yeux éperdus: «Je viens, dit-il, laver dans le sang d'une infâme l'affront qu'elle fait à son père, et punir en même temps la lâche gouvernante qui trahit ma confiance.»

«Elles se jetèrent à genoux devant lui l'une et l'autre, et la duègne prenant la parole: «Seigneur, dit-elle, avant que nous recevions le châtiment que vous nous préparez, daignez m'écouter un moment.—Hé bien! malheureuse, répliqua le vieillard, je consens de suspendre ma vengeance pour un instant; parle, apprends-moi toutes les circonstances de mon malheur; mais que dis-je? toutes les circonstances! je n'en ignore qu'une: c'est le nom du téméraire qui déshonore ma famille.—Seigneur, reprit la dame Marcelle, le comte de Belflor est le cavalier dont il s'agit.—Le comte de Belflor! s'écria don Luis. Où a-t-il vu ma fille? par quelles voies l'a-t-il séduite? ne me cache rien.—Seigneur, répartit la gouvernante, je vais vous faire ce récit avec toute la sincérité dont je suis capable.»

«Alors elle lui débita avec un art infini tous les discours qu'elle avait fait accroire à Léonor que le comte lui avait tenus: elle le peignit avec les plus belles couleurs: c'était un amant tendre, délicat et sincère. Comme elle ne pouvait s'écarter de la vérité au dénoument, elle fut obligée de la dire; mais elle s'étendit sur les raisons que l'on avait eues de faire, à son insu, ce mariage secret, et elle leur donna un si bon tour, qu'elle apaisa la fureur de don Luis. Elle s'en aperçut bien; et pour achever d'adoucir le vieillard: «Seigneur, lui dit-elle, voilà ce que vous vouliez savoir. Punissez-nous présentement; plongez votre épée dans le sein de Léonor. Mais qu'est-ce que je dis? Léonor est innocente, elle n'a fait que suivre les conseils d'une personne que vous avez chargée de sa conduite; c'est à moi seule que vos coups doivent s'adresser; c'est moi qui ai introduit le comte dans l'appartement de votre fille; c'est moi qui ai formé les nœuds qui les lient. J'ai fermé les yeux sur ce qu'il y avait d'irrégulier dans un engagement que vous n'autorisiez pas, pour vous assurer un gendre dont vous savez que la faveur est le canal par où coulent aujourd'hui toutes les grâces de la cour; je n'ai envisagé que le bonheur de Léonor, et l'avantage que votre famille pourrait tirer d'une si belle alliance; l'excès de mon zèle m'a fait trahir mon devoir.»

«Pendant que l'artificieuse Marcelle parlait ainsi, sa maîtresse ne s'épargnait point à pleurer; et elle fit paraître une si vive douleur, que le bon vieillard n'y put résister. Il en fut attendri; sa colère se changea en compassion; il laissa tomber son épée, et dépouillant l'air d'un père irrité: «Ah! ma fille, s'écria-t-il les larmes aux yeux, que l'amour est une passion funeste! hélas! vous ne savez pas toutes les raisons que vous avez de vous affliger; la honte seule que vous cause la présence d'un père qui vous surprend excite vos pleurs en ce moment. Vous ne prévoyez pas encore tous les sujets de douleur que votre amant vous prépare peut-être. Et vous, imprudente Marcelle, qu'avez-vous fait? dans quel précipice nous jette votre zèle indiscret pour ma famille! j'avoue que l'alliance d'un homme tel que le comte a pu vous éblouir, et c'est ce qui vous sauve dans mon esprit; mais, malheureuse que vous êtes, ne fallait-il pas vous défier d'un amant de ce caractère? Plus il a de crédit et de faveur, plus vous deviez être en garde contre lui. S'il ne se fait pas un scrupule de manquer de foi à Léonor, quel parti faudra-t-il que je prenne? Implorerai-je le secours des lois? une personne de son rang saura bien se mettre à l'abri de leur sévérité. Je veux bien que, fidèle à ses serments, il ait envie de tenir parole à ma fille: si le roi, comme il vous l'a dit, a dessein de lui faire épouser une autre dame, il est à craindre que ce prince ne l'y oblige par son autorité.

«—Oh! pour l'y obliger, seigneur, interrompit Léonor, ce n'est pas ce qui doit nous alarmer. Le comte nous a bien assuré que le roi ne fera pas une si grande violence à ses sentiments.—J'en suis persuadée, dit la dame Marcelle: outre que ce monarque aime trop son favori pour exercer sur lui cette tyrannie, il est trop généreux pour vouloir causer un déplaisir mortel au vaillant don Luis de Cespédes, qui a donné tous ses beaux jours au service de l'État.

«—Fasse le ciel, reprit le vieillard en soupirant, que mes craintes soient vaines! je vais chez le comte lui demander un éclaircissement là-dessus; les yeux d'un père sont pénétrants: je verrai jusqu'au fond de son âme; si je le trouve dans la disposition que je souhaite, je vous pardonnerai le passé; mais, ajouta-t-il d'un ton plus ferme, si dans ses discours je démêle un cœur perfide, vous irez toutes deux dans une retraite pleurer votre imprudence le reste de vos jours.» A ces mots, il ramassa son épée, et, les laissant se remettre de la frayeur qu'il leur avait causée, il remonta dans son appartement pour s'habiller.»

Asmodée, en cet endroit de son récit, fut interrompu par l'écolier, qui lui dit: «Quelque intéressante que soit l'histoire que vous me racontez, une chose que j'aperçois m'empêche de vous écouter aussi attentivement que je le voudrais. Je découvre dans une maison une femme qui me paraît gentille, entre un jeune homme et un vieillard. Ils boivent tous trois apparemment des liqueurs exquises; et tandis que le cavalier suranné embrasse la dame, la friponne par derrière donne une de ses mains à baiser au jeune homme, qui sans doute est son galant.—Tout au contraire, répondit le boiteux, c'est son mari, et l'autre son amant. Ce vieillard est un homme de conséquence; un commandeur de l'ordre militaire de Calatrava. Il se ruine pour cette femme, dont l'époux a une petite charge à la cour: elle fait des caresses par intérêt à son vieux soupirant, et des infidélités en faveur de son mari, par inclination.

—Ce tableau est joli, répliqua Zambullo. L'époux ne serait-il pas Français?—Non, répartit le diable, il est espagnol. Oh! la bonne ville de Madrid ne laisse pas d'avoir aussi dans ses murs des maris débonnaires; mais ils n'y fourmillent pas comme dans celle de Paris, qui, sans contredit, est la cité du monde la plus fertile en pareils habitants.—Pardon, seigneur Asmodée, dit don Cléofas, si j'ai coupé le fil de l'histoire de Léonor: continuez-la, je vous prie; elle m'attache infiniment; j'y trouve des nuances de séduction qui m'enlèvent.» Le démon la reprit ainsi.


CHAPITRE V

Suite et conclusion des amours du comte de Belflor.

Don Luis sortit de bon matin, et se rendit chez le comte, qui, ne croyant pas avoir été découvert, fut surpris de cette visite. Il alla au-devant du vieillard, et après l'avoir accablé d'embrassades: «Que j'ai de joie, dit-il, de voir ici le seigneur don Luis! viendrait-il m'offrir l'occasion de le servir?—Seigneur, lui répondit don Luis, ordonnez, s'il vous plaît, que nous soyons seuls.»

«Belflor fit ce qu'il souhaitait. Ils s'assirent tous deux; et le vieillard prenant la parole: «Seigneur, dit-il, mon bonheur et mon repos ont besoin d'un éclaircissement que je viens vous demander. Je vous ai vu ce matin sortir de l'appartement de Léonor. Elle m'a tout avoué: elle m'a dit....—Elle vous a dit que je l'aime, interrompit le comte, pour éluder un discours qu'il ne voulait pas entendre; mais elle ne vous a que faiblement exprimé tout ce que je sens pour elle; j'en suis enchanté; c'est une fille tout adorable; esprit, beauté, vertu, rien ne lui manque. On m'a dit que vous avez aussi un fils qui achève ses études à Alcala: ressemble-t-il à sa sœur? S'il en a la beauté, et pour peu qu'il tienne de vous d'ailleurs, ce doit être un cavalier parfait; je meurs d'envie de le voir, et je vous offre tout mon crédit pour lui.

«—Je vous suis redevable de cette offre, dit gravement don Luis; mais venons à ce que....—Il faut le mettre incessamment dans le service, interrompit encore le comte; je me charge de sa fortune: il ne vieillira point dans la classe des officiers subalternes; c'est de quoi je puis vous assurer.—Répondez-moi, comte, reprit brusquement le vieillard, et cessez de me couper la parole. Avez-vous dessein ou non de tenir la promesse......?—Oui, sans doute, interrompit Belflor pour la troisième fois, je tiendrai la promesse que je vous fais d'appuyer votre fils de toute ma faveur: comptez sur moi, je suis homme réel.—C'en est trop, comte, s'écria Cespédes en se levant: après avoir séduit ma fille, vous osez encore m'insulter! mais je suis noble, et l'offense que vous me faites ne demeurera pas impunie.» En achevant ces mots, il se retira chez lui, le cœur plein de ressentiment, et roulant dans son esprit mille projets de vengeance.

«Dès qu'il y fut arrivé, il dit avec beaucoup d'agitation à Léonor et à la dame Marcelle: «Ce n'était pas sans raison que le comte m'était suspect; c'est un traître dont je veux me venger. Pour vous, dès demain vous entrerez toutes deux dans un couvent; vous n'avez qu'à vous y préparer; et rendez grâce au ciel que ma colère se borne à ce châtiment.» En disant cela, il alla s'enfermer dans son cabinet, pour penser mûrement au parti qu'il avait à prendre dans une conjoncture aussi délicate.

«Quelle fut la douleur de Léonor, quand elle eut entendu dire que Belflor était perfide! Elle demeura quelque temps immobile; une pâleur mortelle se répandit sur son visage; ses esprits l'abandonnèrent, et elle tomba sans mouvement entre les bras de sa gouvernante, qui crut qu'elle allait expirer. Cette duègne apporta tous ses soins pour la faire revenir de son évanouissement. Elle y réussit. Léonor reprit l'usage de ses sens, ouvrit les yeux, et voyant sa gouvernante empressée à la secourir: «Que vous êtes barbare! lui dit-elle en poussant un profond soupir; pourquoi m'avez-vous tirée de l'heureux état où j'étais? je ne sentais pas l'horreur de ma destinée. Que ne me laissiez-vous mourir! Vous qui savez toutes les peines qui doivent troubler le repos de ma vie, pourquoi me la voulez-vous conserver?»

«Marcelle essaya de la consoler, mais ne fit que l'aigrir davantage. «Tous vos discours sont superflus, s'écria la fille de don Luis; je ne veux rien écouter: ne perdez pas le temps à combattre mon désespoir; vous devriez plutôt l'irriter, vous qui m'avez plongée dans l'abîme affreux où je suis: c'est vous qui m'avez répondu de la sincérité du comte; sans vous je ne me serais pas livrée à l'inclination que j'avais pour lui; j'en aurais insensiblement triomphé: il n'en aurait jamais du moins tiré le moindre avantage. Mais je ne veux pas, poursuivit-elle, vous imputer mon malheur, et je n'en accuse que moi: je ne devais pas suivre vos conseils, en recevant la foi d'un homme sans la participation de mon père. Quelque glorieuse que fût pour moi la recherche du comte de Belflor, il fallait le mépriser, plutôt que de le ménager aux dépens de mon honneur; enfin, je devais me défier de lui, de vous et de moi. Après avoir été assez faible pour me rendre à ses serments perfides, après l'affliction que je cause au malheureux don Luis et le déshonneur que je fais à ma famille, je me déteste moi-même, et, loin de craindre la retraite dont on me menace, je voudrais aller cacher ma honte dans le plus horrible séjour.»

«En parlant de cette sorte, elle ne se contentait pas de pleurer abondamment: elle déchirait ses habits, et s'en prenait à ses beaux cheveux de l'injustice de son amant. La duègne, pour se conformer à la douleur de sa maîtresse, n'épargna pas les grimaces: elle laissa couler quelques pleurs de commande, fit mille imprécations contre les hommes en général, et en particulier contre Belflor. «Est-il possible, s'écria-t-elle, que le comte, qui m'a paru plein de droiture et de probité, soit assez scélérat pour nous avoir trompées toutes deux! Je ne puis revenir de ma surprise, ou plutôt je ne puis encore me persuader cela.

«—En effet, dit Léonor, quand je me le représente à mes genoux, quelle fille ne se serait pas fiée à son air tendre, à ses serments dont il prenait si hardiment le ciel à témoin, à ses transports qui se renouvelaient sans cesse? Ses yeux me montraient encore plus d'amour que sa bouche ne m'en exprimait; en un mot, il paraissait charmé de ma vue. Non, il ne me trompait point; je ne puis le penser. Mon père ne lui aura pas parlé peut-être avec assez de ménagement; ils se seront piqués tous deux, et le comte lui aura moins répondu en amant qu'en grand seigneur. Mais je me flatte aussi peut-être! Il faut que je sorte de cette incertitude: je vais écrire à Belflor, et lui mander que je l'attends ici cette nuit; je veux qu'il vienne rassurer mon cœur alarmé, ou me confirmer lui-même sa trahison.»

«La dame Marcelle applaudit à ce dessein: elle conçut même quelque espérance que le comte, tout ambitieux qu'il était, pourrait bien être touché des larmes que Léonor répandrait dans cette entrevue, et se déterminer à l'épouser.

«Pendant ce temps-là, Belflor, débarrassé du bon homme don Luis, rêvait dans son appartement aux suites que pourrait avoir la réception qu'il venait de lui faire. Il jugea bien que tous les Cespédes, irrités de l'injure, songeraient à la venger; mais cela ne l'inquiétait que faiblement. L'intérêt de son amour l'occupait bien davantage. Il pensait que Léonor serait mise dans un couvent, ou du moins qu'elle serait désormais gardée à vue; que selon toutes les apparences il ne la reverrait plus. Cette pensée l'affligeait, et il cherchait dans son esprit quelque moyen de prévenir ce malheur, lorsque son valet de chambre lui apporta une lettre que la dame Marcelle venait de lui mettre entre les mains; c'était un billet de Léonor, conçu en ces termes:


Je dois demain quitter le monde, pour aller m'ensevelir dans une retraite. Me voir déshonorée, odieuse à ma famille et à moi-même, c'est l'état déplorable où je suis réduite pour vous avoir écouté. Je vous attends encore cette nuit. Dans mon désespoir, je cherche de nouveaux tourments: venez m'avouer que votre cœur n'a point eu de part aux serments que votre bouche m'a faits, ou venez les justifier par une conduite qui peut seule adoucir la rigueur de mon destin. Comme il pourrait y avoir quelque péril dans ce rendez-vous, après ce qui s'est passé entre vous et mon père, faites-vous accompagner par un ami. Quoique vous fassiez tout le malheur de ma vie, je sens que je m'intéresse encore à la vôtre.

Léonor.

«Le comte lut deux ou trois fois cette lettre, et se représentant la fille de don Luis dans la situation où elle se dépeignait, il en fut ému. Il rentra en lui-même: la raison, la probité, l'honneur, dont sa passion lui avait fait violer toutes les lois, commencèrent à reprendre sur lui leur empire. Il sentit tout d'un coup dissiper son aveuglement; et comme un homme sorti d'un violent accès de fièvre rougit des paroles et des actions extravagantes qui lui sont échappées, il eut honte de tous les lâches artifices dont il s'était servi pour contenter ses désirs.

«Qu'ai-je fait, dit-il, malheureux! Quel démon m'a possédé? J'ai promis d'épouser Léonor: j'en ai pris le ciel à témoin: j'ai feint que le roi m'avait proposé un parti: mensonge, perfidie, sacrilége, j'ai tout mis en usage pour corrompre l'innocence. Quelle fureur! ne valait-il pas mieux employer mes efforts à détruire mon amour, qu'à le satisfaire par des voies si criminelles? Cependant voilà une fille de condition séduite; je l'abandonne à la colère de ses parents que je déshonore avec elle, et je la rends misérable pour prix de m'avoir rendu heureux: quelle ingratitude! Ne dois-je pas plutôt réparer l'outrage que je lui fais? Oui, je le dois, et je veux, en l'épousant, dégager la parole que je lui ai donnée. Qui pourrait s'opposer à un dessein si juste? ses bontés doivent-elles me prévenir contre sa vertu? non, je sais combien sa résistance m'a coûté à vaincre. Elle s'est moins rendue à mes transports qu'à la foi jurée... Mais d'un autre côté, si je me borne à ce choix, je me fais un tort considérable. Moi qui puis aspirer aux plus nobles et aux plus riches héritières de l'État, je me contenterai de la fille d'un simple gentilhomme, qui n'a qu'un bien médiocre! Que pensera-t-on de moi à la cour? On dira que j'ai fait un mariage ridicule.»

«Belflor, ainsi partagé entre l'amour et l'ambition, ne savait à quoi se résoudre; mais quoiqu'il fût encore incertain s'il épouserait Léonor ou s'il ne l'épouserait point, il ne laissa pas de se déterminer à l'aller trouver la nuit prochaine, et il chargea son valet de chambre d'en avertir la dame Marcelle.

«Don Luis, de son côté, passa la journée à songer au rétablissement de son honneur. La conjoncture lui paraissait fort embarrassante. Recourir aux lois civiles, c'était rendre son déshonneur public, outre qu'il craignait, avec grande raison, que la justice ne fût d'une part et les juges de l'autre: il n'osait pas non plus s'aller jeter aux pieds du roi. Comme il croyait que ce prince avait dessein de marier Belflor, il avait peur de faire une démarche inutile; il ne lui restait donc que la voie des armes, et ce fut à ce parti qu'il s'arrêta.

«Dans la chaleur de son ressentiment, il fut tenté de faire un appel au comte; mais, venant à considérer qu'il était trop vieux et trop faible pour oser se fier à son bras, il aima mieux s'en remettre à son fils, dont il jugea les coups plus sûrs que les siens. Il envoya donc un de ses domestiques à Alcala avec une lettre, par laquelle il mandait à son fils de venir incessamment à Madrid, venger une offense faite à la famille des Cespédes.

«Ce fils, nommé don Pèdre, est un cavalier de dix-huit ans, parfaitement bien fait, et si brave, qu'il passe, dans la ville d'Alcala, pour le plus redoutable écolier de l'université; mais vous le connaissez, ajouta le diable, et il n'est pas besoin que je m'étende sur cela.—Il est vrai, dit don Cléofas, qu'il a toute la valeur et tout le mérite que l'on puisse avoir.

—Ce jeune homme, reprit Asmodée, n'était point alors à Alcala, comme son père se l'imaginait. Le désir de revoir une dame qu'il aimait l'avait amené à Madrid. La dernière fois qu'il y était venu voir sa famille, il avait fait cette conquête au Prado. Il n'en savait point encore le nom; on avait exigé de lui qu'il ne ferait aucune démarche pour s'en informer, et il s'était soumis, quoique avec beaucoup de peine, à cette cruelle nécessité. C'était une fille de condition qui avait pris de l'amitié pour lui, et qui, croyant devoir se défier de la discrétion et de la constance d'un écolier, jugeait à propos de le bien éprouver avant de se faire connaître.

«Il était plus occupé de son inconnue que de la philosophie d'Aristote, et le peu de chemin qu'il y a d'ici à Alcala était cause qu'il faisait souvent, comme vous, l'école buissonnière, avec cette différence, que c'était pour un objet qui le méritait mieux que votre dona Thomasa. Pour dérober la connaissance de ses amoureux voyages à don Luis son père, il avait coutume de loger dans une auberge à l'extrémité de la ville, où il avait soin de se tenir caché sous un nom emprunté. Il n'en sortait que le matin à certaine heure, qu'il lui fallait aller à une maison où la dame qui lui faisait si mal faire ses études avait la bonté de se rendre, accompagnée d'une femme de chambre. Il demeurait donc enfermé dans son auberge pendant le reste du jour; mais, en récompense, dès que la nuit était venue, il se promenait partout dans la ville.

«Il arriva qu'une nuit, comme il traversait une rue détournée, il entendit des voix et des instruments qui lui parurent dignes de son attention. Il s'arrêta pour les écouter: c'était une sérénade; le cavalier qui la donnait était ivre et naturellement brutal. Il n'eut pas si tôt aperçu notre écolier, qu'il vint à lui avec précipitation, et sans autre compliment: «Ami, lui dit-il d'un ton brusque, passez votre chemin: les gens curieux sont ici fort mal reçus.—«Je pourrais me retirer, répondit don Pèdre choqué de ces paroles, si vous m'en aviez prié de meilleure grâce; mais je veux demeurer pour vous apprendre à parler.—Voyons donc, reprit le maître du concert, en tirant son épée, qui de nous deux cédera la place à l'autre.»

«Don Pèdre mit aussi l'épée à la main, et ils commencèrent à se battre. Quoique le maître de la sérénade s'en acquittât avec assez d'adresse, il ne put parer un coup mortel qui lui fut porté, et il tomba sur le carreau. Tous les acteurs du concert, qui avaient déjà quitté leurs instruments et tiré leurs épées pour accourir à son secours, s'avancèrent pour le venger. Ils attaquèrent tous ensemble don Pèdre, qui, dans cette occasion, montra ce qu'il savait faire. Outre qu'il parait avec une agilité surprenante toutes les bottes qu'on lui portait, il en poussait de furieuses, et occupait à la fois tous ses ennemis.

«Cependant ils étaient si opiniâtres et en si grand nombre, que, tout habile escrimeur qu'il était, il n'aurait pu éviter sa perte, si le comte de Belflor, qui passait alors par cette rue, n'eût pris sa défense. Le comte avait du cœur et beaucoup de générosité: il ne put voir tant de gens armés contre un seul homme sans s'intéresser pour lui. Il tira son épée, et, courant se ranger auprès de don Pèdre, il poussa si vivement avec lui les acteurs de la sérénade, qu'ils s'enfuirent tous, les uns blessés, et les autres de peur de l'être.

«Après leur retraite, l'écolier voulut remercier le comte du secours qu'il en avait reçu; mais Belflor l'interrompit: «Laissons là ces discours, lui dit-il; n'êtes-vous point blessé?—Non, répondit don Pèdre.—Eloignons-nous d'ici, reprit le comte: je vois que vous avez tué un homme; il est dangereux de vous arrêter plus longtemps dans cette rue: la justice vous y pourrait surprendre.» Ils marchèrent aussitôt à grands pas, gagnèrent une autre rue, et quand ils furent loin de celle où s'était donné le combat, ils s'arrêtèrent.

«Don Pèdre, poussé par les mouvements d'une juste reconnaissance, pria le comte de ne lui pas cacher le nom du cavalier à qui il avait tant d'obligation. Belflor ne lui fit aucune difficulté de le lui apprendre, et il lui demanda aussi le sien; mais l'écolier, ne voulant pas se faire connaître, répondit qu'il s'appelait don Juan de Matos, et l'assura qu'il se souviendrait éternellement de ce qu'il avait fait pour lui.

«Je veux, lui dit le comte, vous offrir dès cette nuit une occasion de vous acquitter envers moi. J'ai un rendez-vous qui n'est pas sans péril; j'allais chercher un ami pour m'y accompagner: je connais votre valeur; puis-je vous proposer, don Juan, de venir avec moi?—Ce doute m'outrage, répartit l'écolier; je ne saurais faire un meilleur usage de la vie que vous m'avez conservée, que de l'exposer pour vous. Partons, je suis prêt à vous suivre.» Ainsi Belflor conduisit lui-même don Pèdre à la maison de don Luis, et ils entrèrent tous deux par le balcon dans l'appartement de Léonor.»

«Don Cléofas, en cet endroit, interrompit le diable: «Seigneur Asmodée, lui dit-il, comment est-il possible que don Pèdre ne reconnût point la maison de son père?—Il n'avait garde de la reconnaître, répondit le démon; c'était une nouvelle demeure: don Luis avait changé de quartier, et logeait dans cette maison depuis huit jours, ce que don Pèdre ne savait pas: c'est ce que j'allais vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Vous êtes trop vif: vous avez la mauvaise habitude de couper la parole aux gens: corrigez-vous de ce défaut-là.

«Don Pèdre, continua le boiteux, ne croyait donc pas être chez son père: il ne s'aperçut pas non plus que la personne qui les introduisait était la dame Marcelle, puisqu'elle les reçut sans lumière dans une antichambre, où Belflor pria son compagnon de rester, pendant qu'il serait dans la chambre de sa dame. L'écolier y consentit, et s'assit sur une chaise, l'épée nue à la main, de peur de surprise. Il se mit à rêver aux faveurs dont il jugea que l'amour allait combler Belflor, et il souhaitait d'être aussi heureux que lui: quoiqu'il ne fût pas maltraité de sa dame inconnue, elle n'avait pas encore pour lui toutes les bontés que Léonor avait pour le comte.

«Pendant qu'il faisait là-dessus toutes les réflexions que peut faire un amant passionné, il entendit qu'on essayait doucement d'ouvrir une porte qui n'était pas celle des amants, et il vit paraître de la lumière par le trou de la serrure. Il se leva brusquement, s'avança vers la porte qui s'ouvrit, et présenta la pointe de son épée à son père: car c'était lui qui venait dans l'appartement de Léonor pour voir si le comte n'y serait point. Le bonhomme ne croyait pas, après ce qui s'était passé, que sa fille et Marcelle eussent osé le recevoir encore; c'est ce qui l'avait empêché de les faire coucher dans un autre appartement: il s'était toutefois avisé de penser que, devant entrer le lendemain dans un couvent, elles auraient peut-être voulu l'entretenir pour la dernière fois.

«Qui que tu sois, lui dit l'écolier, n'entre point ici, ou bien il t'en coûtera la vie.» A ces mots, don Luis envisage don Pèdre, qui de son côté le regarde avec attention. Ils se reconnaissent. «Ah! mon fils, s'écrie le vieillard, avec quelle impatience je vous attendais! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait avertir de votre arrivée? Craigniez-vous de troubler mon repos? Hélas! je n'en puis prendre dans la cruelle situation où je me trouve!—O mon père! dit don Pèdre tout éperdu, est-ce vous que je vois? mes yeux ne sont-ils point déçus par une trompeuse ressemblance?—D'où vient cet étonnement, reprit don Luis? N'êtes-vous pas chez votre père? ne vous ai-je pas mandé que je demeure dans cette maison depuis huit jours?—Juste ciel, répliqua l'écolier, qu'est-ce que j'entends? je suis donc ici dans l'appartement de ma sœur?»

«Comme il achevait ces paroles, le comte, qui avait entendu du bruit, et qui crut qu'on attaquait son escorte, sortit l'épée à la main de la chambre de Léonor. Dès que le vieillard l'aperçut, il devint furieux, et, le montrant à son fils: «Voilà, s'écria-t-il, l'audacieux qui a ravi mon repos, et porté à notre honneur une mortelle atteinte. Vengeons-nous. Hâtons-nous de punir ce traître.» En disant cela, il tira son épée, qu'il avait sous sa robe de chambre, et voulut attaquer Belflor; mais don Pèdre le retint. «Arrêtez, mon père, lui dit-il; modérez, je vous prie, les transports de votre colère...—Quel est votre dessein, mon fils? répondit le vieillard; vous retenez mon bras! vous croyez sans doute qu'il manque de force pour nous venger. Hé bien! tirez donc raison vous-même de l'offense qu'on nous a faite; aussi bien est-ce pour cela que je vous ai mandé de revenir à Madrid. Si vous périssez, je prendrai votre place; il faut que le comte tombe sous nos coups, ou qu'il nous ôte à tous deux la vie, après nous avoir ôté l'honneur.

«—Mon père, reprit don Pèdre, je ne puis accorder à votre impatience ce qu'elle attend de moi. Bien loin d'attenter à la vie du comte, je ne suis venu ici que pour la défendre. Ma parole y est engagée; mon honneur le demande. Sortons, comte, poursuivit-il en s'adressant à Belflor.—Ah! lâche, interrompit don Luis, en regardant don Pèdre d'un œil irrité, tu t'opposes toi-même à une vengeance qui devrait t'occuper tout entier! Mon fils, mon propre fils est d'intelligence avec le perfide qui a suborné ma fille! mais n'espère pas tromper mon ressentiment; je vais appeler tous mes domestiques; je veux qu'ils me vengent de sa trahison et de ta lâcheté.

«—Seigneur, répliqua don Pèdre, rendez plus de justice à votre fils; cessez de le traiter de lâche; il ne mérite point ce nom odieux. Le comte m'a sauvé la vie cette nuit. Il m'a proposé, sans me connaître, de l'accompagner à son rendez-vous. Je me suis offert à partager les périls qu'il y pouvait courir, sans savoir que ma reconnaissance engageait imprudemment mon bras contre l'honneur de ma famille. Ma parole m'oblige donc à défendre ici ses jours: par-là je m'acquitte envers lui; mais je ne ressens pas moins vivement que vous l'injure qu'il nous a faite, et dès demain vous me verrez chercher à répandre son sang avec autant d'ardeur que vous m'en voyez aujourd'hui à le conserver.»

«Le comte, qui n'avait point parlé jusque-là tant il avait été frappé du merveilleux de cette aventure, prit alors la parole: «Vous pourriez, dit-il à l'écolier, assez mal venger cette injure par la voie des armes: je veux vous offrir un moyen plus sûr de rétablir votre honneur. Je vous avouerai que jusqu'à ce jour je n'ai pas eu dessein d'épouser Léonor; mais ce matin j'ai reçu de sa part une lettre qui m'a touché, et ses pleurs viennent d'achever l'ouvrage; le bonheur d'être son époux fait à présent ma plus chère envie.—Si le roi vous destine une autre femme, dit don Luis, comment vous dispenserez-vous...?—Le roi ne m'a proposé aucun parti, interrompit Belflor en rougissant. Pardonnez, de grâce, cette fable à un homme dont la raison était troublée par l'amour. C'est un crime que la violence de ma passion m'a fait commettre, et que j'expie en vous l'avouant.

«—Seigneur, reprit le vieillard, après cet aveu qui sied bien à un grand cœur, je ne doute plus de votre sincérité: je vois que vous voulez en effet réparer l'affront que nous avons reçu; ma colère cède aux assurances que vous m'en donnez: souffrez que j'oublie mon ressentiment dans vos bras.» En achevant ces mots, il s'approcha du comte, qui s'était avancé pour le prévenir. Ils s'embrassèrent tous deux à plusieurs reprises; ensuite Belflor, se tournant vers don Pèdre: «Et vous, faux don Juan, lui dit-il, vous qui avez déjà gagné mon estime par une valeur incomparable et par des sentiments généreux, venez, que je vous voue une amitié de frère.» En disant cela, il embrassa don Pèdre, qui reçut ses embrassements d'un air soumis et respectueux, et lui répondit: «Seigneur, en me promettant une amitié si précieuse, vous acquérez la mienne. Comptez sur un homme qui vous sera dévoué jusqu'au dernier moment de sa vie.»

«Pendant que ces cavaliers tenaient de semblables discours, Léonor, qui était à la porte de sa chambre, ne perdait pas un mot de tout ce que l'on disait. Elle avait d'abord été tentée de se montrer et de s'aller jeter au milieu des épées, sans savoir pourquoi. Marcelle l'en avait empêchée; mais lorsque cette adroite duègne vit que les affaires se terminaient à l'amiable, elle jugea que la présence de sa maîtresse et la sienne ne gâteraient rien. C'est pourquoi elles parurent toutes deux le mouchoir à la main, et coururent en pleurant se prosterner devant don Luis. Elles craignaient, avec raison, qu'après les avoir surprises la nuit dernière, il ne leur sût mauvais gré de la récidive; mais il fit relever Léonor, et lui dit: «Ma fille, essuyez vos larmes, je ne vous ferai point de nouveaux reproches; puisque votre amant veut garder la foi qu'il vous a jurée, je consens d'oublier le passé.

«—Oui, seigneur don Luis, dit le comte, j'épouserai Léonor; et pour réparer encore mieux l'offense que je vous ai faite, pour vous donner une satisfaction plus entière, et à votre fils un gage de l'amitié que je lui ai vouée, je lui offre ma sœur Eugénie.—Ah! seigneur, s'écria don Luis avec transport, que je suis sensible à l'honneur que vous faites à mon fils! Quel père fut jamais plus content? Vous me donnez autant de joie que vous m'avez causé de douleur.»

«Si le vieillard parut charmé de l'offre du comte, il n'en fut pas de même de don Pèdre: comme il était fortement épris de son inconnue, il demeura si troublé, si interdit, qu'il ne put dire une parole; mais Belflor, sans faire attention à son embarras, sortit, en disant qu'il allait ordonner les apprêts de cette double union, et qu'il lui tardait d'être attaché à eux par des chaînes si étroites.

«Après son départ, don Luis laissa Léonor dans son appartement, et monta dans le sien avec don Pèdre, qui lui dit avec toute la franchise d'un écolier: «Seigneur, dispensez-moi, je vous prie, d'épouser la sœur du comte: c'est assez qu'il épouse Léonor. Ce mariage suffit pour rétablir l'honneur de notre famille.—Hé quoi! mon fils, répondit le vieillard, auriez-vous de la répugnance à vous marier avec la sœur du comte?—Oui, mon père, répartit don Pèdre; cette union, je vous l'avoue, serait un cruel supplice pour moi, et je ne vous en cacherai point la cause. J'aime, ou, pour mieux dire, j'adore depuis six mois une dame charmante: j'en suis écouté; elle seule peut faire le bonheur de ma vie.

«—Que la condition d'un père est malheureuse! dit alors don Luis; il ne trouve presque jamais ses enfants disposés à faire ce qu'il désire; mais quelle est donc cette personne qui a fait sur vous une si forte impression?—Je ne le sais point encore, lui répondit don Pèdre: elle a promis de me l'apprendre lorsqu'elle sera satisfaite de ma constance et de ma discrétion; mais je ne doute pas que sa maison ne soit une des plus illustres d'Espagne.

«—Et vous croyez, répliqua le vieillard en changeant de ton, que j'aurai la complaisance d'approuver votre amour romanesque? Je souffrirai que vous renonciez au plus glorieux établissement que la fortune puisse vous offrir, pour vous conserver fidèle à un objet dont vous ne savez pas seulement le nom? N'attendez point cela de ma bonté. Etouffez plutôt les sentiments que vous avez pour une personne qui est peut-être indigne de vous les avoir inspirés, et ne songez qu'à mériter l'honneur que le comte veut vous faire.—Tous ces discours sont inutiles, mon père, répartit l'écolier; je sens que je ne pourrai jamais oublier mon inconnue: rien ne sera capable de me détacher d'elle. Quand on me proposerait une infante....—Arrêtez, s'écria brusquement don Luis, c'est trop insolemment vanter une constance qui excite ma colère. Sortez, et ne vous présentez plus devant moi que vous ne soyez prêt à m'obéir.»

«Don Pèdre n'osa répliquer à ces paroles de peur de s'en attirer de plus dures. Il se retira dans une chambre, où il passa le reste de la nuit à faire des réflexions autant tristes qu'agréables. Il pensait avec douleur qu'il allait se brouiller avec toute sa famille en refusant d'épouser la sœur du comte; mais il en était tout consolé, lorsqu'il venait à se représenter que son inconnue lui tiendrait compte d'un si grand sacrifice. Il se flattait même qu'après une si belle preuve de fidélité, elle ne manquerait pas de lui découvrir sa condition, qu'il s'imaginait égale pour le moins à celle d'Eugénie.

«Dans cette espérance, il sortit dès qu'il fut jour, et alla se promener au Prado, en attendant l'heure de se rendre au logis de dona Juana: c'est le nom de la dame chez qui il avait coutume d'entretenir tous les matins sa maîtresse. Il attendit ce moment avec beaucoup d'impatience; et quand il fut venu, il courut au rendez-vous.

«Il y trouva l'inconnue, qui s'y était rendue de meilleure heure qu'à l'ordinaire; mais il la trouva qui fondait en pleurs avec dona Juana, et qui paraissait agitée d'une vive douleur. Quel spectacle pour un amant! Il s'approcha d'elle tout troublé, et, se jetant à ses genoux: «Madame, lui dit-il, que dois-je penser de l'état où je vous vois? quel malheur m'annoncent ces larmes qui me percent le cœur?—Vous ne vous attendez pas, lui répondit-elle, au coup fatal que j'ai à vous porter. La fortune cruelle va nous séparer pour jamais: nous ne nous verrons plus.»

«Elle accompagna ces paroles de tant de soupirs, que je ne sais si don Pèdre fut plus touché des choses qu'elle disait, que de l'affliction dont elle paraissait saisie en les disant: «Juste ciel, s'écria-t-il avec un transport de fureur dont il ne fut pas maître, peux-tu souffrir que l'on détruise une union dont tu connais l'innocence! Mais, Madame, ajouta-t-il, vous avez pris peut-être de fausses alarmes. Est-il certain qu'on vous arrache au plus fidèle amant qui fut jamais? suis-je en effet le plus malheureux de tous les hommes?—Notre infortune n'est que trop assurée, répondit l'inconnue: mon frère, de qui ma main dépend, me marie aujourd'hui; il vient de me le déclarer lui-même.—«Eh! quel est cet heureux époux? répliqua don Pèdre avec précipitation. Nommez-le moi, Madame; je vais, dans mon désespoir....—Je ne sais point encore son nom, interrompit l'inconnue; mon frère n'a pas voulu m'en instruire; il m'a dit seulement qu'il souhaitait que je visse le cavalier auparavant.

«—Mais, Madame, dit don Pèdre, vous soumettrez-vous sans résistance aux volontés d'un frère? Vous laisserez-vous entraîner à l'autel sans vous plaindre d'un si cruel sacrifice? Ne ferez-vous rien en ma faveur? Hélas, je n'ai pas craint de m'exposer à la colère de mon père pour me conserver à vous: ses menaces n'ont pu ébranler ma fidélité, et, avec quelque rigueur qu'il puisse me traiter, je n'épouserai point la dame qu'on me propose, quoique ce soit un parti très-considérable.—Et qui est cette dame, dit l'inconnue?—C'est la sœur du comte de Belflor, répondit l'écolier.—Ah! don Pèdre, répliqua l'inconnue, en faisant paraître une extrême surprise, vous vous méprenez sans doute; vous n'êtes point sûr de ce que vous dites. Est-ce en effet Eugénie, la sœur de Belflor, que l'on vous a proposée?

«—Oui, Madame, répartit don Pèdre; le comte lui-même m'a offert sa main.—Hé quoi! s'écria-t-elle, il serait possible que vous fussiez ce cavalier à qui mon frère me destine?—Qu'entends-je! s'écria l'écolier à son tour, la sœur du comte de Belflor serait mon inconnue!—Oui, don Pèdre, répartit Eugénie; mais peu s'en faut que je ne croie plus l'être en ce moment, tant j'ai de peine à me persuader du bonheur dont vous m'assurez.»

«A ces mots, don Pèdre lui embrassa les genoux: ensuite il lui prit une de ses mains, qu'il baisa avec tous les transports que peut sentir un amant qui passe subitement d'une extrême douleur à un excès de joie. Pendant qu'il s'abandonnait aux mouvements de son amour, Eugénie, de son côté, lui faisait mille caresses, qu'elle accompagnait de mille paroles tendres et flatteuses. «Que mon frère, disait-elle, m'eût épargné de peines, s'il m'eût nommé l'époux qu'il me destine! Que j'avais déjà conçu d'aversion pour cet époux! Ah! mon cher don Pèdre! que je vous ai haï!—Belle Eugénie, répondait-il, que cette haine a de charmes pour moi! Je veux la mériter en vous adorant toute ma vie.»

«Après que ces deux amants se furent donné toutes les marques les plus touchantes d'une tendresse mutuelle, Eugénie voulut savoir comment l'écolier avait pu gagner l'amitié de son frère. Don Pèdre ne lui cacha point les amours du comte et de sa sœur, et lui raconta tout ce qui s'était passé la nuit dernière. Ce fut pour elle un surcroît de plaisir d'apprendre que son frère devait épouser la sœur de son amant. Dona Juana prenait trop de part au sort de son amie pour n'être pas sensible à cet heureux événement: elle lui en témoigna sa joie aussi bien qu'à don Pèdre, qui se sépara enfin d'Eugénie après être convenu avec elle qu'ils ne feraient pas semblant tous deux de se connaître quand ils se verraient devant le comte.

«Don Pèdre s'en retourna chez son père, qui, le trouvant disposé à lui obéir, en fut d'autant plus réjoui qu'il attribua son obéissance à la manière ferme dont il lui avait parlé la nuit. Ils attendaient des nouvelles de Belflor, lorsqu'ils reçurent un billet de sa part. Il leur mandait qu'il venait d'obtenir l'agrément du roi pour son mariage et pour celui de sa sœur, avec une charge considérable pour don Pèdre; que dès le lendemain ces deux mariages se pourraient faire, parce que les ordres qu'il avait donnés pour cela s'exécutaient avec tant de diligence, que les préparatifs étaient déjà fort avancés. Il vint l'après-dînée confirmer ce qu'il leur avait écrit, et leur présenter Eugénie.

«Don Luis fit à cette dame toutes les caresses imaginables, et Léonor ne se lassait point de l'embrasser. Pour don Pèdre, de quelques mouvements d'amour et de joie qu'il fût agité, il se contraignit pour ne pas donner au comte le moindre soupçon de leur intelligence.

«Comme Belflor s'attachait particulièrement à observer sa sœur, il crut remarquer, malgré la contrainte qu'elle s'imposait, que don Pèdre ne lui déplaisait pas. Pour en être plus assuré, il la prit un moment en particulier, et lui fit avouer qu'elle trouvait le cavalier fort à son gré. Il lui apprit ensuite son nom et sa naissance, ce qu'il n'avait pas voulu lui dire auparavant, de peur que l'inégalité des conditions ne la prévînt contre lui, et ce qu'elle feignit d'entendre comme si elle l'eût ignoré.

«Enfin, après beaucoup de compliments de part et d'autre, il fut résolu que les noces se feraient chez don Luis. Elles ont été faites ce soir et ne sont point encore achevées; voilà pourquoi l'on se réjouit dans cette maison. Tout le monde s'y livre à la joie. La seule dame Marcelle n'a point de part à ces réjouissances: elle pleure en ce moment, tandis que les autres rient; car le comte de Belflor, après son mariage, a tout avoué à don Luis, qui a fait enfermer cette duègne en el monasterio de las arrepentidas, où les mille pistoles qu'elle a reçues pour séduire Léonor serviront à lui en faire faire pénitence le reste de ses jours.»


CHAPITRE VI

Des nouvelles choses que vit don Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de dona Thomasa.

Tournons-nous d'un autre côté, poursuivit Asmodée: parcourons de nouveaux objets. Laissez tomber vos regards sur l'hôtel qui est directement au-dessous de nous; vous y verrez une chose assez rare. C'est un homme chargé de dettes qui dort d'un profond sommeil.—Il faut donc que ce soit une personne de qualité, dit Léandro.—Justement, répondit le démon. C'est un marquis de cent mille ducats de rente, et dont pourtant la dépense excède le revenu. Sa table et ses maîtresses le mettent dans la nécessité de s'endetter; mais cela ne trouble point son repos; au contraire, quand il veut bien devoir à un marchand, il s'imagine que ce marchand lui a beaucoup d'obligation. «C'est chez vous, disait-il l'autre jour à un drapier, c'est chez vous que je veux désormais prendre à crédit; je vous donne la préférence.»

«Pendant que ce marquis goûte si tranquillement la douceur du sommeil qu'il ôte à ses créanciers, considérez un homme qui...—Attendez, seigneur Asmodée, interrompit brusquement don Cléofas; j'aperçois un carrosse dans la rue: je ne veux pas le laisser passer sans vous demander ce qu'il y a dedans.—Chut! dit le boiteux, en baissant la voix comme s'il eût craint d'être entendu: apprenez que ce carrosse recèle un des plus graves personnages de la monarchie. C'est un président qui va s'égayer chez une vieille Asturienne dévouée à ses plaisirs. Pour n'être pas reconnu, il a pris la précaution que prenait Caligula, qui mettait, en pareille occasion, une perruque pour se déguiser.

«Revenons au tableau que je voulais offrir à vos regards quand vous m'avez interrompu. Regardez tout au haut de l'hôtel du marquis, un homme qui travaille dans un cabinet rempli de livres et de manuscrits.—C'est peut-être, dit Zambullo, l'intendant, qui s'occupe à chercher les moyens de payer les dettes de son maître.—Bon! répondit le diable, c'est bien à cela vraiment que s'amusent les intendants de ces sortes de maisons! Ils songent plutôt à profiter du dérangement des affaires qu'à y mettre ordre. Ce n'est donc pas un intendant que vous voyez. C'est un auteur: le marquis le loge dans son hôtel pour se donner un air de protecteur des gens de lettres.—Cet auteur, répliqua don Cléofas, est apparemment un grand sujet.—Vous en allez juger, répartit le démon. Il est entouré de mille volumes, et il en compose un où il ne met rien du sien. Il pille dans ces livres et ces manuscrits; et quoiqu'il ne fasse qu'arranger et lier ses larcins, il a plus de vanité qu'un véritable auteur.

«Vous ne savez pas, continua l'esprit, qui demeure à trois portes au-dessous de cet hôtel? C'est la Chichona, cette même femme dont j'ai fait une si honnête mention dans l'histoire du comte de Belflor.—Ah! que je suis ravi de la voir, dit Léandro. Cette bonne personne si utile à la jeunesse est sans doute une de ces deux vieilles que j'aperçois dans une salle basse. L'une a les coudes appuyés sur une table, et regarde attentivement l'autre, qui compte de l'argent. Laquelle des deux est la Chichona?—C'est, dit le démon, celle qui ne compte point. L'autre, nommée la Pébrada, est une honorable dame de la même profession: elles sont associées, et elles partagent en ce moment les fruits d'une aventure qu'elles viennent de mettre à fin.

«La Pébrada est la plus achalandée; elle a la pratique de plusieurs veuves riches, à qui elle porte tous les jours sa liste à lire.—Qu'appellez-vous la liste? interrompit l'écolier.—Ce sont, répartit Asmodée, les noms de tous les étrangers bien faits qui viennent à Madrid, et surtout des Français. D'abord que cette négociatrice apprend qu'il en est arrivé de nouveaux, elle court à leurs auberges s'informer adroitement de quel pays ils sont, de leur naissance, de leur taille, de leur air et de leur âge; puis elle en fait son rapport à ses veuves, qui font leurs réflexions là-dessus; et si le cœur en dit aux dites veuves, elle les abouche avec lesdits étrangers.

—Cela est fort commode, et juste en quelque façon, répliqua Zambullo en souriant; car enfin, sans ces bonnes dames et leurs agentes, les jeunes étrangers qui n'ont point ici de connaissances perdraient un temps infini à en faire. Mais dites-moi s'il y a de ces veuves et de ces maquignonnes dans les autres pays?—Bon! s'il y en a, répondit le boiteux: en pouvez-vous douter? je remplirais bien mal mes fonctions si je négligeais d'en pourvoir les grandes villes.

«Donnez votre attention au voisin de la Chichona, à cet imprimeur qui travaille tout seul dans son imprimerie. Il y a trois heures qu'il a renvoyé ses garçons; il va passer la nuit à imprimer un livre secrétement.—Eh! quel est donc cet ouvrage? dit Léandro.—Il traite des injures, répondit le démon. Il prouve que la religion est préférable au point d'honneur, et qu'il vaut mieux pardonner que venger une offense.—Oh! le maraud d'imprimeur! s'écria l'écolier; il fait bien d'imprimer en secret son infâme livre. Que l'auteur ne s'avise pas de se faire connaître: je serais le premier à le bâtonner. Est-ce que la religion défend de conserver son honneur?

—N'entrons pas dans cette discussion, interrompit Asmodée avec un souris malin. Il paraît que vous avez bien profité des leçons de morale qui vous ont été données à Alcala: je vous en félicite.—Vous direz ce qu'il vous plaira, interrompit à son tour don Cléofas: que l'auteur de ce ridicule ouvrage fasse les plus beaux raisonnements du monde, je m'en moque; je suis Espagnol: rien ne me semble si doux que la vengeance, et puisque vous m'avez promis de punir la perfidie de ma maîtresse, je vous somme de me tenir parole.

—Je cède avec plaisir au transport qui vous agite, dit le démon. Que j'aime ces bons naturels qui suivent tous leurs mouvements sans scrupule! je vais vous satisfaire tout à l'heure; aussi bien le temps de vous venger est arrivé: mais je veux auparavant vous faire voir une chose très-réjouissante. Portez la vue au-delà de l'imprimerie, et observez bien ce qui se passe dans un appartement tapissé de drap musc.—J'y remarque, répondit Léandro, cinq ou six femmes qui donnent, comme à l'envi, des bouteilles de verre à une espèce de valet, et elles me paraissent furieusement agitées.

—Ce sont, reprit le boiteux, des dévotes qui ont grand sujet d'être émues. Il y a dans cet appartement un inquisiteur malade. Ce vénérable personnage, qui a près de trente-cinq ans, est couché dans une autre chambre que celle où sont ces femmes. Deux de ses plus chères pénitentes le veillent: l'une fait ses bouillons, et l'autre, à son chevet, a soin de lui tenir la tête chaude, et de lui couvrir la poitrine d'une couverture composée de cinquante peaux de moutons.—Quelle est donc sa maladie? répliqua Zambullo.—Il est enrhumé du cerveau, répartit le diable, et il est à craindre que le rhume ne lui tombe sur la poitrine.

«Ces autres dévotes que vous voyez dans son antichambre accourent avec des remèdes, sur le bruit de son indisposition: l'une apporte, pour la toux, des sirops de jujube, d'althéa, de corail et tussilage; l'autre, pour conserver les poumons de Sa Révérence, s'est chargée de sirops de longue-vie, de véronique, d'immortelle et d'élixir de propriété; une autre, pour lui fortifier le cerveau et l'estomac, a des eaux de mélisse, de cannelle orgée, de l'eau divine et de l'eau thériacale, avec des essences de muscade et d'ambre gris. Celle-ci vient offrir des confections anacardines et bézoardiques; et celle-là, des teintures d'œillets, de corail, de mille-fleurs, de soleil et d'émeraudes. Toutes ces pénitentes zélées vantent au valet de l'inquisiteur les choses qu'elles apportent: elles le tirent à part tour à tour; et chacune, lui mettant un ducat dans la main, lui dit à l'oreille: «Laurent, mon cher Laurent, fais en sorte, je te prie, que ma bouteille ait la préférence.»

—Parbleu, s'écria don Cléofas, il faut avouer que ce sont d'heureux mortels que ces inquisiteurs.—Je vous en réponds, reprit Asmodée; peu s'en faut que je n'envie leur sort: et de même qu'Alexandre disait un jour qu'il aurait voulu être Diogène, s'il n'eût pas été Alexandre, je dirais volontiers que, si je n'étais pas diable, je voudrais être inquisiteur.

«Allons, seigneur écolier, ajouta-t-il, allons présentement punir l'ingrate qui a si mal payé votre tendresse.» Alors Zambullo saisit le bout du manteau d'Asmodée, qui fendit une seconde fois les airs avec lui et alla se poser sur la maison de dona Thomasa.

Cette friponne était à table avec les quatre spadassins qui avaient poursuivi Léandro sur les gouttières: il frémit de courroux en les voyant manger deux perdreaux et un lapin qu'il avait payés, et fait porter chez la traîtresse avec quelques bouteilles de bon vin. Pour surcroît de douleur, il s'apercevait que la joie régnait dans ce repas, et jugeait, aux démonstrations de dona Thomasa, que la compagnie de ces malheureux était plus agréable que la sienne à cette scélérate. «Oh! les bourreaux, s'écria-t-il d'un ton furieux! les voilà qui se régalent à mes dépens! quelle mortification pour moi!

—Je conviens, lui dit le démon, que ce spectacle n'est pas fort réjouissant pour vous; mais quand on fréquente les dames galantes, on doit s'attendre à ces aventures: elles sont arrivées mille fois en France aux abbés, aux gens de robe et aux financiers.—Si j'avais une épée reprit don Cléofas, je fondrais sur ces coquins, et troublerais leurs plaisirs.—La partie ne serait pas égale, répartit le boiteux, si vous les attaquiez tout seul; laissez-moi le soin de vous venger; j'en viendrai mieux à bout que vous. Je vais mettre la division parmi ces spadassins, en leur inspirant une fureur luxurieuse: ils vont s'armer les uns contre les autres; vous allez voir un beau vacarme.»

A ces mots, il souffla, et il sortit de sa bouche une vapeur violette qui descendit en serpentant comme un feu d'artifice, et se répandit sur la table de dona Thomasa. Aussitôt un des convives, sentant l'effet de ce souffle, s'approcha de la dame, et l'embrassa avec transport. Les autres, entraînés par la force de la même vapeur, voulurent lui arracher la grivoise: chacun demande la préférence; ils se la disputent: une jalouse rage s'empare d'eux; ils viennent aux mains; ils tirent leurs épées et commencent un rude combat: cependant dona Thomasa pousse d'horribles cris; tout le voisinage est bientôt en rumeur; on crie à la justice; la justice vient; elle enfonce la porte; elle entre et trouve deux de ces bretteurs étendus sur le plancher; elle se saisit des autres et les mène en prison avec la courtisane. Cette malheureuse avait beau pleurer, s'arracher les cheveux et se désespérer: les gens qui la conduisaient n'en étaient pas plus touchés que Zambullo, qui en faisait de grands éclats de rire avec Asmodée.

«Hé bien! dit ce démon à l'écolier, êtes-vous content?—Non, répondit don Cléofas. Pour me donner une entière satisfaction, portez-moi sur les prisons. Que j'ai de plaisir d'y voir enfermer la misérable qui s'est jouée de mon amour! Je me sens pour elle plus de haine, en ce moment, que je n'ai jamais eu de tendresse.—Je le veux bien, lui répliqua le diable; vous me trouverez toujours prêt à suivre vos volontés, quand elles seraient contraires aux miennes et à mes intérêts, pourvu que ce soit pour votre bien.»

Ils volèrent tous deux sur les prisons, où bientôt arrivèrent les deux spadassins, qui furent logés dans un cachot noir. Pour Thomasa, on la mit sur la paille avec trois ou quatre autres femmes de mauvaise vie qu'on avait arrêtées le même jour, et qui devaient être transférées le lendemain au lieu destiné pour ces sortes de créatures.

«Je suis à présent satisfait, dit Zambullo; j'ai goûté une pleine vengeance; ma mie Thomasa ne passera pas la nuit aussi agréablement qu'elle se l'était promis. Nous irons où il vous plaira continuer nos observations.—Nous sommes ici dans un endroit propre à cela, répondit l'esprit. Il y a dans ces prisons un grand nombre de coupables et d'innocents: c'est un séjour qui sert à commencer le châtiment des uns, et à purifier la vertu des autres. Il faut que je vous montre quelques prisonniers de ces deux espèces, et que je vous dise pourquoi on les retient dans les fers.»


CHAPITRE VII

Des prisonniers.

Avant que j'entre dans ce détail, observez un peu les guichetiers qui sont à l'entrée de ces horribles lieux. Les poëtes de l'antiquité n'ont mis qu'un Cerbère à la porte de leurs enfers; il y en a ici bien davantage, comme vous voyez. Ces guichetiers sont des hommes qui ont perdu tout sentiment humain. Le plus méchant de mes confrères pourrait à peine en remplacer un. Mais je m'aperçois, ajouta-t-il, que vous considérez avec horreur ces chambres, où il n'y a pour tous meubles que des grabats: ces cachots affreux vous paraissent autant de tombeaux. Vous êtes justement étonné de la misère que vous y remarquez, et vous déplorez le sort des malheureux que la justice y retient: cependant ils ne sont pas tous également à plaindre; c'est ce que nous allons examiner.

«Premièrement, il y a dans cette grande chambre à droite quatre hommes couchés dans ces deux mauvais lits; l'un est un cabaretier, accusé d'avoir empoisonné un étranger, qui creva l'autre jour dans sa taverne. On prétend que la qualité du vin a fait mourir le défunt; l'hôte soutient que c'est la quantité, et il sera cru en justice, car l'étranger était Allemand.—Eh! qui a raison du cabaretier ou de ses accusateurs? dit don Cléofas.—La chose est problématique, répondit le diable. Il est bien vrai que le vin était frelaté; mais, ma foi, le seigneur allemand en a tant bu, que les juges peuvent en conscience remettre en liberté le cabaretier.

«Le second prisonnier est un assassin de profession, un de ces scélérats qu'on appelle valientes, et qui, pour quatre ou cinq pistoles, prêtent obligeamment leur ministère à tous ceux qui veulent faire cette dépense pour se débarrasser de quelqu'un secrètement. Le troisième, un maître à danser qui s'habille comme un petit-maître, et qui a fait faire un mauvais pas à une de ses écolières. Et le quatrième, un galant qui a été surpris, la semaine passée, par la ronda, dans le temps qu'il montait, par un balcon, à l'appartement d'une femme qu'il connaît, et dont le mari est absent. Il ne tient qu'à lui de se tirer d'affaire, en déclarant son commerce amoureux; mais il aime mieux passer pour un voleur, et s'exposer à perdre la vie, que de commettre l'honneur de sa dame.

—Voilà un amant bien discret, dit l'écolier; il faut avouer que notre nation l'emporte sur les autres en fait de galanterie. Je vais parier qu'un Français, par exemple, ne serait pas capable, comme nous, de se laisser pendre par discrétion.—Non, je vous assure, dit le diable; il monterait plutôt exprès à un balcon pour déshonorer une femme qui aurait des bontés pour lui.

«Dans un cabinet auprès de ces quatre hommes, poursuivit-il, est une fameuse sorcière, qui a la réputation de savoir faire des choses impossibles. Par le pouvoir de son art, de vieilles douairières trouvent, dit-on, des jeunes gens qui les aiment but à but; les maris deviennent fidèles à leurs femmes, et les coquettes véritablement amoureuses des riches cavaliers qui s'attachent à elles. Mais il n'y a rien de plus faux que tout cela. Elle ne possède point d'autre secret que celui de persuader qu'elle en a, et de vivre commodément de cette opinion. Le Saint-Office réclame cette créature-là, qui pourra bien être brûlée au premier Acte de foi.

«Au-dessous du cabinet, il y a un cachot noir, qui sert de gîte à un jeune cabaretier.—Encore un hôte de taverne! s'écria Léandro; ces sortes de gens-là veulent-ils donc empoisonner tout le monde?—Celui-ci, reprit Asmodée, n'est pas dans le même cas. On arrêta ce misérable avant-hier, et l'Inquisition le réclame aussi. Je vais, en peu de mots, vous dire le sujet de sa détention.

«Un vieux soldat, parvenu par son courage, ou plutôt par sa patience, à l'emploi de sergent dans sa compagnie, vint faire des recrues à Madrid. Il alla demander un logement dans un cabaret. On lui dit qu'il y avait à la vérité des chambres vides, mais qu'on ne pouvait lui en donner aucune, parce qu'il revenait toutes les nuits dans la maison un esprit qui maltraitait fort les étrangers, quand ils avaient la témérité d'y vouloir coucher. Cette nouvelle ne rebuta point le sergent. «Que l'on me mette, dit-il, dans la chambre qu'on voudra: donnez-moi de la lumière, du vin, une pipe et du tabac, et soyez sans inquiétude sur le reste: les esprits ont de la considération pour les gens de guerre qui ont blanchi sous le harnais.»

«On mena le sergent dans une chambre, puisqu'il paraissait si résolu, et on lui porta tout ce qu'il avait demandé. Il se mit à boire et à fumer. Il était déjà plus de minuit, que l'esprit n'avait point encore troublé le profond silence qui régnait dans la maison: on eût dit qu'effectivement il respectait ce nouvel hôte; mais entre une heure et deux le grivois entendit tout à coup un bruit horrible, comme de ferrailles, et vit bientôt entrer dans sa chambre un fantôme épouvantable, vêtu de drap noir, et tout entortillé de chaînes de fer. Notre fumeur ne fut pas autrement ému de cette apparition: il tira son épée, s'avança vers l'esprit, et lui en déchargea du plat sur la tête un assez rude coup.

«Le fantôme, peu accoutumé à trouver des hôtes si hardis, fit un cri, et, remarquant que le soldat se préparait à recommencer, il se prosterna très-humblement devant lui, en disant: «De grâce, seigneur sergent, ne m'en donnez pas davantage: ayez pitié d'un pauvre diable qui se jette à vos pieds pour implorer votre clémence; je vous en conjure par saint Jacques, qui était comme vous un grand spadassin.—Si tu veux conserver ta vie, répondit le soldat, il faut que tu me dises qui tu es, et que tu me parles sans déguisement, ou bien je vais te fendre en deux, comme les chevaliers du temps passé fendaient les géants qu'ils rencontraient.» A ces mots, l'esprit, voyant à qui il avait affaire, prit le parti d'avouer tout.

«Je suis, dit-il au sergent, le maître garçon de ce cabaret: je m'appelle Guillaume; j'aime Juanilla, qui est la fille unique du logis, et je ne lui déplais pas; mais comme son père et sa mère ont en vue une alliance plus relevée que la mienne, pour les obliger à me choisir pour gendre, nous sommes convenus, la petite fille et moi, que je ferais toutes les nuits le personnage que je fais; je m'enveloppe le corps d'un long manteau noir, et je me pends au cou une chaîne de tourne-broche, avec laquelle je cours toute la maison, depuis la cave jusqu'au grenier, en faisant tout le bruit que vous avez entendu. Quand je suis à la porte de la chambre du maître et de la maîtresse, je m'arrête et m'écrie: N'espérez pas que je vous laisse en repos que vous n'ayez marié Juanilla avec votre maître garçon.

«Après avoir prononcé ces paroles d'une voix que j'affecte grosse et cassée, je continue mon carillon, et j'entre ensuite par une fenêtre dans un cabinet où Juanilla couche seule, et je lui rends compte de ce que j'ai fait. Seigneur sergent, continua Guillaume, vous jugez bien que je vous dis la vérité: je sais qu'après cet aveu vous pouvez me perdre, en apprenant à mon maître ce qui se passe; mais si vous voulez me servir, au lieu de me rendre ce mauvais office, je vous jure que ma reconnaissance....—Eh! quel service peux-tu attendre de moi? interrompit le soldat.—Vous n'avez, reprit jeune homme, qu'à dire que vous avez vu l'esprit, et qu'il vous a fait si grand peur....—Comment, ventrebleu, grand peur! interrompit encore le grivois; vous voulez que le sergent Annibal Antonio Quebrantador aille dire qu'il a eu peur! J'aimerais mieux que cent mille diables m'eussent....—Cela n'est pas absolument nécessaire, interrompit à son tour Guillaume; et après tout, il m'importe peu de quelle façon vous parliez, pourvu que vous secondiez mon dessein: lorsque j'aurai épousé Juanilla, et que je serai établi, je promets de vous régaler tous les jours pour rien, vous et tous vos amis.—Vous êtes séduisant, monsieur Guillaume, s'écria le grivois; vous me proposez d'appuyer une fourberie; l'affaire ne laisse pas d'être sérieuse; mais vous vous y prenez d'une manière qui m'étourdit sur les conséquences. Allez, continuez de faire du bruit et d'en rendre compte à Juanilla: je me charge du reste.»

«En effet, dès le lendemain matin, le sergent dit à l'hôte et à l'hôtesse: «J'ai vu l'esprit, je l'ai entretenu; il est très-raisonnable. «Je suis, m'a-t-il dit, le bisaïeul du maître de ce cabaret. J'avais une fille que je promis au père du grand-père de son garçon: néanmoins, au mépris de ma foi, je la mariai à un autre, et je mourus peu de temps après: je souffre depuis ce temps-là; je porte la peine de mon parjure, et je ne serai point en repos que quelqu'un de ma race n'ait épousé une personne de la famille de Guillaume: c'est pourquoi je reviens toutes les nuits dans cette maison: cependant j'ai beau dire que l'on marie ensemble Juanilla et le maître garçon, le fils de mon petit-fils fait la sourde oreille, aussi bien que sa femme; mais dites-leur, s'il vous plaît, seigneur sergent, que s'ils ne font au plus tôt ce que je désire, j'en viendrai avec eux aux voies de fait. Je les tourmenterai l'un et l'autre d'une étrange façon.»

«L'hôte est un homme assez simple: il fut ébranlé de ce discours, et l'hôtesse, encore plus faible que son mari, croyant déjà voir le revenant à ses trousses, consentit à ce mariage, qui se fit le jour suivant. Guillaume, peu de temps après, s'établit dans un autre quartier de la ville: le sergent Quebrantador ne manqua pas de le visiter fréquemment, et le nouveau cabaretier, par reconnaissance, lui donna d'abord du vin à discrétion, ce qui plaisait si fort au grivois qu'il menait tous ses amis à ce cabaret; il y faisait même ses enrôlements, et y enivrait la recrue.

«Mais enfin l'hôte se lassa d'abreuver tant de gosiers altérés. Il dit sur cela sa pensée au soldat, qui, sans songer qu'effectivement il passait la convention, fut assez injuste pour traiter Guillaume de petit ingrat. Celui-ci répondit, l'autre répliqua, et la conversation finit par quelques coups de plat d'épée que le cabaretier reçut. Plusieurs passants voulurent prendre le parti du bourgeois; Quebrantador en blessa trois ou quatre, et n'en serait pas demeuré là si tout à coup il n'eut été assailli par une foule d'archers, qui l'arrêtèrent comme un perturbateur du repos public. Ils le conduisirent en prison, où il a déclaré tout ce que je viens de vous dire; et sur sa déposition, la justice s'est aussi emparée de Guillaume. Le beau-père demande que le mariage soit cassé; et le Saint-Office, informé que Guillaume a de bons effets, veut connaître de cette affaire.

—Vive Dieu, dit don Cléofas, la sainte Inquisition est bien alerte! Sitôt qu'elle voit le moindre jour à tirer quelque profit!...—Doucement, interrompit le boiteux; gardez-vous bien de vous lâcher contre ce tribunal: il a des espions partout; on lui rapporte jusqu'à des choses qui n'ont jamais été dites; je n'ose en parler moi-même qu'en tremblant.

«Au-dessus de l'infortuné Guillaume, dans la première chambre à gauche, il y a deux hommes dignes de votre pitié: l'un est un jeune valet de chambre que la femme de son maître traitait en particulier comme un amant. Un jour le mari les surprit tous deux. La femme aussitôt se met à crier au secours, et dit que le valet de chambre lui a fait violence. On arrêta ce pauvre malheureux, qui, selon toutes les apparences, sera sacrifié à la réputation de sa maîtresse.

«Le compagnon du valet de chambre, encore moins coupable que lui, est sur le point de perdre aussi la vie: il est écuyer d'une duchesse à qui l'on a volé un gros diamant: on l'accuse de l'avoir pris; il aura demain la question, où il sera tourmenté jusqu'à ce qu'il confesse avoir fait le vol; et toutefois la personne qui en est l'auteur est une femme de chambre favorite, qu'on n'oserait soupçonner.

—Ah! seigneur Asmodée, dit Léandro, rendez, je vous prie, service à cet écuyer: son innocence m'intéresse pour lui; dérobez-le par votre pouvoir aux injustes et cruels supplices qui le menacent: il mérite que...—Vous n'y pensez pas, seigneur écolier, interrompit le diable: pouvez-vous demander que je m'oppose à une action inique, et que j'empêche un innocent de périr? c'est prier un procureur de ne pas ruiner une veuve ou un orphelin.

«Oh! s'il vous plaît, ajouta-t-il, n'exigez pas de moi que je fasse quelque chose qui soit contraire à mes intérêts, à moins que vous n'en tiriez un avantage considérable. D'ailleurs, quand je voudrais délivrer ce prisonnier, le pourrais-je?—Comment donc, répliqua Zambullo, est-ce que vous n'avez pas la puissance d'enlever un homme de la prison?—Non certainement, répartit le boiteux. Si vous aviez lu l'Enchiridion ou Albert le Grand, vous sauriez que je ne puis, non plus que mes confrères, mettre un prisonnier en liberté. Moi-même, si j'avais le malheur d'être entre les griffes de la justice, je ne pourrais m'en tirer qu'en finançant.

«Dans la chambre prochaine, du même côté, loge un chirurgien convaincu d'avoir, par jalousie, fait à sa femme une saignée comme celle de Sénèque: il a eu aujourd'hui la question, et, après avoir confessé le crime dont on l'accusait, il a déclaré que depuis dix ans il s'est servi d'un moyen assez nouveau pour se faire des pratiques. Il blessait la nuit les passants avec une bayonnette, et se sauvait chez lui par une petite porte de derrière; cependant le blessé poussait des cris qui attiraient les voisins à son secours: le chirurgien y accourait lui-même comme les autres; et trouvant un homme noyé dans son sang, il le faisait porter dans sa boutique, où il le pansait de la même main dont il l'avait frappé.

«Quoique ce chirurgien cruel ait fait cette déclaration et qu'il mérite mille morts, il ne laisse pas de se flatter qu'on lui fera grâce; et c'est ce qui pourra fort bien arriver, parce qu'il est parent de madame la remueuse de l'Infant; outre cela, je vous dirai qu'il a chez lui une eau merveilleuse, que lui seul sait composer, une eau qui a la vertu de blanchir la peau, et de faire d'un visage décrépit une face enfantine; et cette eau incomparable sert de fontaine de jouvence à trois dames du palais, qui se sont jointes ensemble pour le sauver. Il compte si fort sur leur crédit, ou, si vous voulez, sur son eau, qu'il s'est endormi tranquillement, dans l'espérance qu'à son réveil il recevra l'agréable nouvelle de son élargissement.

—J'aperçois sur un grabat dans la même chambre, dit l'écolier, un autre homme qui dort, ce me semble, aussi d'un sommeil paisible: il faut que son affaire ne soit pas bien mauvaise.—Elle est fort délicate, répondit le démon. Ce cavalier est un gentilhomme biscaïen qui s'est enrichi d'un coup d'escopète, et voici comment: Il y a quinze jours que, chassant dans une forêt avec son frère aîné, qui jouissait d'un revenu considérable, il le tua, par malheur, en tirant sur des perdreaux.—L'heureux quiproquo pour un cadet! s'écria don Cléofas en riant.—Oui, reprit Asmodée; mais les collatéraux, qui voudraient bien s'approprier la succession du défunt, poursuivent en justice son meurtrier, qu'ils accusent d'avoir fait le coup pour devenir unique héritier de sa famille. Il s'est de lui-même constitué prisonnier, et il paraît si affligé de la mort de son frère, qu'on ne saurait s'imaginer qu'il ait eu intention de lui ôter la vie.—Et n'a-t-il effectivement rien à se reprocher là-dessus que son peu d'adresse? répliqua Léandro.—Non, répartit le boiteux; il n'a pas eu une mauvaise volonté; mais lorsqu'un fils aîné possède tout le bien d'une maison, je ne lui conseille pas de chasser avec son cadet.

«Examinez bien ces deux adolescents, qui, dans un petit réduit auprès du gentilhomme de Biscaïe, s'entretiennent aussi gaiement que s'ils étaient en liberté. Ce sont deux véritables picaros. Il y en a principalement un qui pourra donner quelque jour au public un détail de ses espiégleries; c'est un nouveau Guzmann d'Alfarache; c'est celui qui a un pourpoint de velours brun et un plumet à son chapeau.

«Il n'y a pas trois mois qu'il était dans cette ville page du comte d'Onate, et il serait encore au service de ce seigneur sans une fourberie qui est la cause de sa prison, et que je veux vous conter.

«Ce garçon, nommé Domingo, reçut un jour, chez le comte, cent coups de fouet, que l'écuyer de salle, autrement le gouverneur des pages, lui fit rudement appliquer, pour certain tour d'habileté qui le méritait. Il eut longtemps sur le cœur cette petite correction-là, et il résolut de s'en venger. Il avait remarqué plus d'une fois que le seigneur don Côme, c'est le nom de l'écuyer, se lavait les mains avec de l'eau de fleur d'orange, et se frottait le corps avec des pâtes d'œillets et de jasmin; qu'il avait plus de soin de sa personne qu'une vieille coquette, et qu'enfin c'était un de ces fats qui s'imaginent qu'une femme ne saurait les voir sans les aimer. Cette remarque lui fournit une idée de vengeance, qu'il communiqua à une jeune soubrette de son voisinage, de laquelle il avait besoin pour l'exécution de son projet, et dont il était tellement ami, qu'il ne pouvait le devenir davantage.

«Cette suivante, appelée Floretta, pour avoir la liberté de lui parler plus aisément, le faisait passer pour son cousin dans la maison de dona Luziana sa maîtresse, dont le père était alors absent. Le malin Domingo, après avoir instruit sa fausse parente de ce qu'elle avait à faire, entra un matin dans la chambre de don Côme, où il trouva cet écuyer qui essayait un habit neuf, se regardait avec complaisance dans un miroir, et paraissait charmé de sa figure. Le page fit semblant d'admirer ce Narcisse, et lui dit avec un feint transport: «En vérité, seigneur don Côme, vous avez la mine d'un prince. Je vois tous les jours des grands superbement vêtus; cependant, malgré leurs riches habits, ils n'ont pas votre prestance. Je ne sais, ajouta-t-il, si, étant votre serviteur autant que je le suis, je vous considère avec des yeux trop prévenus en votre faveur: mais, franchement, je ne vois point à la cour de cavalier que vous n'effaciez.»

«L'écuyer sourit à ce discours, qui flattait agréablement sa vanité, et répondit en faisant l'aimable: «Tu me flattes, mon ami, ou bien il faut en effet que tu m'aimes, et que ton amitié me prête des grâces que la nature m'a refusées.—Je ne le crois pas, répliqua le flatteur; car il n'y a personne qui ne parle de vous aussi avantageusement que moi. Je voudrais que vous eussiez entendu ce que me disait encore hier une de mes cousines, qui sert une fille de qualité.»

«Don Côme ne manqua pas de demander ce que cette cousine avait dit. «Comment! reprit le page; elle s'étendit sur la richesse de votre taille, sur l'agrément qu'on voit répandu dans toute votre personne; et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle me dit confidemment que dona Luziana, sa maîtresse, prenait plaisir à vous regarder au travers de sa jalousie, toutes les fois que vous passiez devant sa maison.

«—Qui peut être cette dame, dit l'écuyer, et où demeure-t-elle?—Quoi! répondit Domingo, vous ne savez pas que c'est la fille unique du mestre de camp don Fernando, notre voisin?—Ah! je suis à présent au fait, reprit don Côme. Je me souviens d'avoir ouï vanter le bien et la beauté de cette Luziana; c'est un excellent parti. Mais serait-il possible que je me fusse attiré son attention?—N'en doutez pas, répartit le page; ma cousine me l'a dit: quoique soubrette, ce n'est point une menteuse, et je vous réponds d'elle comme de moi-même.—Cela étant, dit l'écuyer, il me prend envie d'avoir une conversation particulière avec ta parente, de la mettre dans mes intérêts par quelques petits présents, suivant l'usage; et si elle me conseille de rendre des soins à sa maîtresse, je tenterai la fortune. Pourquoi non? Je conviens qu'il y a de la distance de mon rang à celui de don Fernando; mais je suis gentilhomme une fois, et je possède cinq cents bons ducats de rente. Il se fait tous les jours des mariages plus extravagants que celui-là.»

«Le page fortifia son gouverneur dans sa résolution, et lui ménagea une entrevue avec la cousine, qui, trouvant l'écuyer disposé à tout croire, l'assura que sa maîtresse avait du goût pour lui. «Elle m'a souvent interrogée sur votre chapitre, lui dit-elle, et ce que je lui ai répondu là-dessus ne doit pas vous avoir nui. Enfin, seigneur écuyer, vous pouvez vous flatter justement que dona Luziana vous aime en secret. Faites-lui hardiment connaître vos légitimes intentions: montrez-lui que vous êtes le cavalier de Madrid le plus galant, comme vous en êtes le plus beau et le mieux fait: donnez-lui surtout des sérénades, rien ne lui sera plus agréable; de mon côté, je lui ferai bien valoir vos galanteries, et j'espère que mes bons offices ne vous seront pas inutiles.» Don Côme, transporté de joie de voir la soubrette entrer si chaudement dans ses intérêts, l'accabla d'embrassades, et lui mettant au doigt une bague de peu de valeur qu'il avait apportée exprès pour lui en faire présent: «Ma chère Floretta, lui dit-il, je ne vous donne ce diamant que pour faire connaissance avec vous: j'ai dessein de reconnaître par une plus solide récompense les services que vous me rendrez.»

«On ne saurait être plus satisfait qu'il le fut de son entretien avec la suivante. Aussi, non-seulement il remercia Domingo de le lui avoir procuré, il le gratifia d'une paire de bas de soie et de quelques chemises garnies de dentelles, lui promettant d'ailleurs de ne laisser échapper aucune occasion de lui être utile. Ensuite, le consultant sur ce qu'il avait à faire: «Mon ami, lui dit-il, quel est ton sentiment? me conseilles-tu de débuter par une lettre passionnée et sublime à dona Luziana?—C'est mon avis, répondit le page: faites-lui une déclaration d'amour en haut style; j'ai un pressentiment qu'elle ne le recevra point mal.—Je le crois de même, reprit l'écuyer; je vais à tout hasard commencer par là.» Aussitôt il se mit à écrire, et après avoir déchiré pour le moins vingt brouillons, il parvint à faire un billet doux auquel il s'arrêta. Il en fit la lecture à Domingo, qui, l'ayant écouté avec des gestes d'admiration, se chargea de le porter sur-le-champ à sa cousine. Il était conçu dans ces termes fleuris et recherchés:

Il y a longtemps, charmante Luziana, que, sur la foi de la renommée qui publie partout vos perfections, je me suis laissé enflammer d'un ardent amour pour vous. Néanmoins, malgré les feux dont je suis la proie, je n'ai osé hasarder aucun acte de galanterie, mais comme il m'est revenu que vous daignez arrêter vos regards sur moi quand je passe devant la jalousie qui dérobe aux yeux des hommes votre beauté céleste, et même que, par une influence de votre astre très-heureuse pour moi, vous inclinez à me vouloir du bien, je prends la liberté de vous demander la permission de me consacrer à votre service. Si je suis assez fortuné pour l'obtenir, je renonce à toutes les dames passées, présentes et à venir.

Don Come de la Higuera.

«Le page et la suivante ne manquèrent pas de s'égayer aux dépens du seigneur don Côme, et de se divertir de sa lettre. Ils n'en demeurèrent pas là: ils composèrent à frais communs un billet tendre, que la femme de chambre écrivit de sa main, et que Domingo rendit le jour suivant à l'écuyer, comme une réponse de dona Luziana. Il contenait ces paroles:

J'ignore qui peut vous avoir si bien instruit de mes sentiments secrets. C'est une trahison que quelqu'un m'a faite; mais je la lui pardonne, puisqu'elle est cause que vous m'apprenez que vous m'aimez. De tous les hommes que je vois passer dans ma rue, vous êtes celui que je prends le plus de plaisir à regarder, et je veux bien que vous soyez mon amant. Peut-être ne devrais-je pas le vouloir, et encore moins vous le dire. Si c'est une faute que je fais, votre mérite me rend excusable.

Dona Luziana.

«Quoique cette réponse fût un peu trop vive pour la fille d'un mestre de camp, car les auteurs n'y avaient pas regardé de si près, le présomptueux don Côme ne s'en défia point; il s'estimait assez pour s'imaginer qu'une dame pouvait oublier pour lui les bienséances. «Ah! Domingo, s'écria-t-il d'un air triomphant, après avoir lu à haute voix la lettre supposée, tu vois, mon ami, si la voisine en tient: je serai bientôt gendre de don Fernand, ou je ne suis pas don Côme de la Higuera.

«—Il n'en faut pas douter, dit le bourreau de confident; vous avez fait sur sa fille une furieuse impression. Mais à propos, ajouta-t-il, je me souviens que ma parente m'a bien recommandé de vous dire que dès demain, tout au plus tard, il était nécessaire que vous donnassiez une sérénade à sa maîtresse, pour achever de la rendre folle de votre seigneurie.—Je le veux bien, dit l'écuyer. Tu peux assurer ta cousine que je suivrai son conseil, et que demain, sans faute, elle entendra dans sa rue, au milieu de la nuit, un des plus galants concerts qu'on ait jamais entendus à Madrid.» En effet, il alla trouver un habile musicien, et après lui avoir communiqué son projet, il le chargea du soin de l'exécution.

«Tandis qu'il était occupé de sa sérénade, Floretta, que le page avait prévenue, voyant sa maîtresse en bonne humeur, lui dit: «Madame, je vous apprête un agréable divertissement.» Luziana lui demanda ce que c'était. «Oh! vraiment, reprit la soubrette en riant comme une folle, il y a bien des affaires. Un original, nommé don Côme, gouverneur des pages du comte d'Onate, s'est avisé de vous choisir pour la dame souveraine de ses pensées, et doit demain au soir, afin que vous n'en ignoriez, vous régaler d'un admirable concert de voix et d'instruments.» Dona Luziana, qui naturellement était fort gaie, et qui d'ailleurs croyait les galanteries de l'écuyer sans conséquence pour elle, bien loin de prendre son sérieux, se fit par avance un plaisir d'entendre sa sérénade. Ainsi cette dame, sans le savoir, aidait à confirmer don Côme dans une erreur dont elle se serait fort offensée, si elle l'eût connue.

«Enfin, la nuit du jour suivant, il parut devant le balcon de Luziana deux carrosses, d'où sortirent le galant écuyer et son confident, accompagnés de six hommes, tant chanteurs que joueurs d'instruments, qui commencèrent leur concert. Il dura fort longtemps. Ils jouèrent un grand nombre d'airs nouveaux, et chantèrent plusieurs couplets de chansons, qui roulaient tous sur le pouvoir que l'amour a d'unir des amants d'une inégale condition; et à chaque couplet, dont la fille du mestre de camp se faisait l'application, elle riait de tout son cœur.

«Lorsque la sérénade fut finie, don Côme renvoya les musiciens chez eux, dans les mêmes carrosses qui les avaient amenés, et demeura dans la rue avec Domingo, jusqu'à ce que les curieux que la musique avait attirés se furent retirés. Après quoi il s'approcha du balcon, d'où bientôt la suivante, avec la permission de sa maîtresse, lui dit par une petite fenêtre de la jalousie: «Est-ce vous, seigneur don Côme?—Qui me fait cette question? répondit-il d'une voix doucereuse.—C'est, répliqua la soubrette, dona Luziana qui souhaite de savoir si le concert que nous venons d'entendre est un effet de votre galanterie?—Ce n'est, répartit l'écuyer, qu'un échantillon des fêtes que mon amour prépare à cette merveille de nos jours, si elle veut bien les recevoir d'un amant sacrifié sur l'autel de sa beauté.»

«A cette expression figurée, la dame n'eut pas peu d'envie de rire; elle se retint toutefois, et, se mettant à la petite fenêtre, elle dit à l'écuyer, le plus sérieusement qu'il lui fut possible: «Seigneur don Côme, il paraît bien que vous n'êtes pas un galant novice: c'est de vous que les cavaliers amoureux doivent apprendre à servir leurs maîtresses. Je suis très-contente de votre sérénade, et je vous en tiendrai compte: mais, ajouta-t-elle, retirez-vous: on peut nous écouter; une autre fois nous aurons un plus long entretien.» En achevant ces mots elle ferma la fenêtre, laissant l'écuyer dans la rue, fort satisfait de la faveur qu'elle venait de lui faire, et le page bien étonné de la voir jouer un rôle dans cette comédie.

«Cette petite fête, en y comprenant les carrosses et la prodigieuse quantité de vin bu par les musiciens, coûta cent ducats à don Côme; et deux jours après son confident l'engagea dans une nouvelle dépense; voici de quelle manière: ayant appris que Floretta devait, la nuit de la Saint-Jean, nuit si célébrée dans cette ville, aller avec d'autres filles de son espèce à la fiesta del sotillo[9], entreprit de leur donner un déjeuner magnifique aux dépens de l'écuyer.

[9] Sorte de danse particulière aux Espagnols.

«Seigneur don Côme, lui dit-il la veille de la Saint-Jean, vous savez quelle fête c'est demain. Je vous avertis que dona Luziana se propose d'être à la pointe du jour sur les bords du Mançanarez pour voir le sotillo; je crois qu'il n'est pas besoin d'en dire davantage au coriphée des cavaliers galants: vous n'êtes pas homme à négliger une si belle occasion; je suis persuadé que votre dame et sa compagnie seront demain bien régalées.—C'est de quoi je puis te répondre, lui dit son gouverneur; je te rends grâce de l'avis: tu verras si je sais prendre la balle au bond.» Effectivement, le lendemain de grand matin, quatre valets de l'hôtel, conduits par Domingo, et chargés de toutes sortes de viandes froides, accommodées de différentes façons, avec une infinité de petits pains et de bouteilles de vins délicieux, arrivèrent sur le rivage du Mançanarez, où Floretta et ses compagnes dansaient comme des nymphes au lever de l'aurore.

«Elles n'eurent pas peu de joie quand le page vint interrompre leurs danses légères pour leur offrir un solide déjeuner de la part du seigneur don Côme. Elles s'assirent aussitôt sur l'herbe, et commencèrent à faire honneur au festin, en riant sans modération de la dupe qui le donnait; car la charitable cousine de Domingo n'avait pas manqué de les mettre au fait.

«Comme elles étaient toutes en train de se réjouir, on vit paraître l'écuyer, monté sur une haquenée des écuries du comte, et richement vêtu. Il vint joindre son confident et saluer la compagnie, qui, s'étant levée pour le recevoir plus poliment, le remercia de sa générosité. Il cherchait des yeux parmi les filles dona Luziana, pour lui adresser la parole, et lui débiter un beau compliment qu'il avait composé en chemin; mais Floretta, le tirant à part, lui dit qu'une indisposition avait empêché sa maîtresse de se trouver à la fête. Don Côme se montra très-sensible à cette nouvelle, et demanda quel mal avait sa chère Luziana. «Elle est fort enrhumée, répondit la soubrette, et cela pour avoir passé sans voile sur son balcon presque toute la nuit de votre sérénade à me parler de vous.» L'écuyer, consolé d'un accident qui venait d'une si belle cause, pria la suivante de lui continuer ses bons offices auprès de sa maîtresse, et regagna son hôtel, en s'applaudissant de plus en plus de sa bonne fortune.

«Dans ce temps-là, don Côme reçut une lettre de change, et toucha mille écus d'or qu'on lui envoyait d'Andalousie, pour sa part de la succession d'un de ses oncles mort à Séville. Il compta cette somme, et la mit dans un coffre en présence de Domingo, qui fut fort attentif à cette action, et si violemment tenté de s'approprier ces beaux écus d'or, qu'il résolut de les emporter en Portugal. Il fit confidence de sa tentation à Floretta, et lui proposa même d'être du voyage. Quoique la proposition méritât bien d'être pesée, la soubrette, aussi friponne que le page, l'accepta sans balancer. Enfin une nuit, tandis que l'écuyer, enfermé dans un cabinet, s'occupait à composer une lettre emphatique pour sa maîtresse, Domingo trouva moyen d'ouvrir le coffre où étaient les écus d'or: il les prit, gagna promptement la rue avec sa proie, et s'étant rendu sous le balcon de Luziana, il se mit à contrefaire un chat qui miaule. La suivante, à ce signal, dont ils étaient convenus tous deux, ne le fit pas longtemps attendre; et, prête à le suivre partout, elle sortit avec lui de Madrid.

«Ils comptaient bien qu'ils auraient le temps d'arriver en Portugal avant qu'on pût les atteindre, si on les poursuivait; mais, par malheur pour eux, don Côme, dès la nuit même, s'étant aperçu du larcin et de la fuite de son confident, eut aussitôt recours à la justice, qui dispersa de toutes parts ses limiers pour découvrir le voleur. On l'attrapa près de Zebreros avec sa nymphe. On les ramena l'un et l'autre; la soubrette a été renfermée aux Repenties, et Domingo dans cette prison.

—Apparemment, dit don Cléofas, que l'écuyer n'a pas perdu ses écus d'or; ils lui auront sans doute été rendus.—Oh! que non, répondit le diable: ce sont les pièces qui prouvent le vol; la justice ne s'en dessaisira point; et don Côme, dont l'histoire s'est répandue dans la ville, demeure volé, et raillé de tout le monde.

«Domingo et cet autre prisonnier qui joue avec lui, continua le boiteux, ont pour voisin un jeune Castillan qui a été arrêté pour avoir, en présence de bons témoins, donné un soufflet à son père.—O ciel! s'écria Léandro, que m'apprenez-vous? Quelque mauvais que soit un fils, peut-il lever la main sur son père?—Oh qu'oui, dit le démon; cela n'est pas sans exemple, et je veux vous en citer un assez remarquable. Sous le règne de don Pèdre I, surnommé le Juste et le Cruel, huitième roi de Portugal, un garçon de vingt ans fut mis entre les mains de la justice pour le même fait. Don Pèdre, surpris comme vous de la nouveauté du cas, voulut interroger la mère du coupable, et il s'y prit si adroitement, qu'il lui fit avouer qu'elle avait eu cet enfant d'une discrète Révérence. Si les juges du castillan interrogeaient aussi sa mère avec la même adresse, ils pourraient en arracher un pareil aveu.

«Descendons de l'œil dans un grand cachot au-dessous de ces trois prisonniers que je viens de vous montrer, et considérons ce qui s'y passe. Y voyez-vous ces trois malheureux? Ce sont des voleurs de grands chemins. Les voilà qui vont se sauver; on leur a fait tenir une lime sourde dans un pain, et ils ont déjà limé un gros barreau d'une fenêtre, par où ils peuvent se couler dans une cour qui les conduira dans la rue. Il y a plus de dix mois qu'ils sont en prison, et il y en a plus de huit qu'ils devraient avoir reçu la récompense publique qui est due à leurs exploits; mais, grâce à la lenteur de la justice, ils vont encore massacrer des voyageurs.

«Suivez-moi dans cette salle basse où vous apercevez vingt ou trente hommes couchés sur la paille: ce sont des filous, des gens de toutes sortes de mauvais commerces. En remarquez-vous cinq ou six qui houspillent une espèce de manœuvre qui a été emprisonné aujourd'hui pour avoir blessé un archer d'un coup de pierre?—Pourquoi ces prisonniers battent-ils ce manœuvre? dit Zambullo.—C'est, répondit Asmodée, parce qu'il n'a pas encore payé sa bienvenue. Mais, ajouta-t-il, laissons là tous ces misérables: éloignons-nous même de cet horrible lieu; allons ailleurs arrêter nos regards sur des objets plus réjouissants.»


CHAPITRE VIII

Asmodée montre à don Cléofas plusieurs personnes et lui révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée.

Ils laissèrent là les prisonniers, et s'envolèrent dans un autre quartier. Ils firent une pause sur un grand hôtel, où le démon dit à l'écolier: «Il me prend envie de vous apprendre ce qu'ont fait aujourd'hui toutes ces personnes qui demeurent aux environs de cet hôtel; cela pourra vous divertir.—Je n'en doute pas, répondit Léandro. Commencez, je vous prie, par ce capitaine qui se botte: il faut qu'il ait quelque affaire de conséquence qui l'appelle loin d'ici.—C'est, répartit le boiteux, un capitaine prêt à sortir de Madrid. Ses chevaux l'attendent dans la rue; il va partir pour la Catalogne, où son régiment est commandé.

«Comme il n'avait point d'argent, il s'adressa hier à un usurier: «Seigneur Sanguisuela, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me prêter mille ducats?—Seigneur capitaine, répondit l'usurier d'un air doux et benin, je ne les ai pas; mais je me fais fort de trouver un homme qui vous les prêtera, c'est-à-dire qui vous en donnera quatre cents comptant; vous ferez votre billet de mille, et sur lesdits quatre cents que vous recevrez, j'en toucherai, s'il vous plaît, soixante pour le droit de courtage. L'argent est si rare aujourd'hui!...—Quelle usure, interrompit brusquement l'officier! demander six cent soixante ducats pour trois cent quarante! quelle friponnerie! il faudrait pendre des hommes si durs.

«—Point d'emportement, Seigneur capitaine, reprit d'un grand sang-froid l'usurier: voyez ailleurs. De quoi vous plaignez-vous? est-ce que je vous force à recevoir les trois cent quarante ducats? il vous est libre de les prendre ou de les refuser.» Le capitaine, n'ayant rien à répliquer à ce discours, se retira; mais, après avoir fait réflexion qu'il fallait partir, que le temps pressait, et qu'enfin il ne pouvait se passer d'argent, il est retourné ce matin chez l'usurier, qu'il a rencontré à sa porte en manteau noir, en rabat et en cheveux courts, avec un gros chapelet garni de médailles. «Je reviens à vous, seigneur Sanguisuela, lui a-t-il dit; j'accepte vos trois cent quarante ducats; la nécessité où je suis d'avoir de l'argent m'oblige à les prendre.—Je vais à la messe, a répondu gravement l'usurier; à mon retour, venez, je vous compterai la somme.—Hé, non, non, répliqua le capitaine; rentrez chez vous, de grâce; cela sera fait dans un moment: expédiez-moi tout à l'heure; je suis fort pressé.

«—Je ne le puis, répart Sanguisuela; j'ai coutume d'entendre la messe tous les jours avant que je commence aucune affaire; c'est une règle que je me suis faite, et que je veux observer religieusement toute ma vie.»

«Quelque impatience qu'eût l'officier de toucher son argent, il lui a fallu céder à la règle du pieux Sanguisuela: il s'est armé de patience, et même, comme s'il eût craint que les ducats ne lui échappassent, il a suivi l'usurier à l'église. Il a entendu la messe avec lui; après cela, il se préparait à sortir; mais Sanguisuela, s'approchant de son oreille, lui a dit: «Un des plus habiles prédicateurs de Madrid va prêcher; je ne veux pas perdre son sermon.»

Le capitaine, à qui le temps de la messe n'avait déjà que trop duré, a été au désespoir de ce nouveau retardement: il est pourtant encore demeuré dans l'église. Le prédicateur paraît, et prêche contre l'usure. L'officier en est ravi, et, observant le visage de l'usurier, dit en lui-même: «Si ce juif pouvait se laisser toucher! S'il me donnait seulement six cents ducats, je partirais content de lui.» Enfin le sermon finit; l'usurier sort. Le capitaine le joint, et lui dit: « Hé bien, que pensez-vous de ce prédicateur? Ne trouvez-vous pas qu'il a prêche avec beaucoup de force? Pour moi, j'en suis tout ému.—J'en porte même jugement que vous, répond l'usurier; il a parfaitement traité sa matière; c'est un savant homme; il a fort bien fait son métier: allons-nous-en faire le nôtre.»

—Hé! qui sont ces deux femmes qui sont couchées ensemble, et qui font de si grands éclats de rire? s'écria don Cléofas; elles me paraissent bien gaillardes.—Ce sont, répondit le diable, deux sœurs qui ont fait enterrer leur père ce matin. C'était un homme bourru, et qui avait tant d'aversion pour le mariage, ou plutôt tant de répugnance à établir ses filles, qu'il n'a jamais voulu les marier, quelques partis avantageux qui se soient présentés pour elles. Le caractère du défunt était tout à l'heure le sujet de leur entretien. «Il est mort enfin, disait l'aînée; il est mort, ce père dénaturé, qui se faisait un plaisir barbare de nous voir filles; il ne s'opposera plus à nos vœux.

«—Pour moi, ma sœur, a dit la cadette, j'aime le solide; je veux un homme riche, fût-il d'ailleurs une bête, et le gros don Blanco sera mon fait.—Doucement, ma sœur, a répliqué l'aînée; nous aurons pour époux ceux qui nous sont destinés; car nos mariages sont écrits dans le ciel.—Tant pis, vraiment! a réparti la cadette; j'ai bien peur que mon père n'en déchire la feuille.» L'aînée n'a pu s'empêcher de rire de cette saillie, et elles en rient encore toutes deux.

«Dans la maison qui suit celle des deux sœurs, est logée en chambre garnie une aventurière aragonaise. Je la vois qui se mire dans une glace, au lieu de se coucher: elle félicite ses charmes sur une conquête importante qu'ils ont faite aujourd'hui: elle étudie des mines, et elle en a découvert une nouvelle qui fera demain un grand effet sur son amant. Elle ne peut trop s'appliquer à le ménager; c'est un sujet qui promet beaucoup: aussi a-t-elle dit tantôt à un de ses créanciers qui lui est venu demander de l'argent: «Attendez, mon ami, revenez dans quelques jours; je suis en terme d'accommodement avec un des principaux personnages de la douane.»

—Il n'est pas besoin, dit Léandro, que je vous demande ce qu'a fait certain cavalier qui se présente à ma vue; il faut qu'il ait passé la journée entière à écrire des lettres. Quelle quantité j'en vois sur sa table!—Ce qu'il y a de plaisant, répondit le démon, c'est que toutes ces lettres ne contiennent que la même chose. Ce cavalier écrit à tous ses amis absents: il leur mande une aventure qui lui est arrivée cet après-midi; il aime une veuve de trente ans, belle et prude: il lui rend des soins qu'elle ne dédaigne pas; il propose de l'épouser; elle accepte la proposition. Pendant qu'on fait les préparatifs des noces, il a la liberté de l'aller voir chez elle: il y a été cette après-dînée; et comme par hasard il ne s'est trouvé personne pour l'annoncer, il est entré dans l'appartement de la dame, qu'il a surprise dans un galant déshabillé, ou, pour mieux dire, presque nue sur un lit de repos. Elle dormait d'un profond sommeil. Il s'approche doucement d'elle pour profiter de l'occasion; il lui dérobe un baiser; elle se réveille et s'écrie en soupirant tendrement: «Encore! ah! je t'en prie, Ambroise, laisse-moi en repos!» Le cavalier, en galant homme, a pris son parti sur-le-champ: il a renoncé à la veuve; il est sorti de l'appartement; il a rencontré Ambroise à la porte: «Ambroise, lui a-t-il dit, n'entrez pas; votre maîtresse vous prie de la laisser en repos.»

«A deux maisons au-delà de ce cavalier, je découvre dans un petit corps-de-logis un original de mari qui s'endort tranquillement aux reproches que sa femme lui fait d'avoir passé la journée entière hors de chez lui. Elle serait encore plus irritée si elle savait à quoi il s'est amusé.—Il aura sans doute été occupé de quelque aventure galante, dit Zambullo.—Vous y êtes, reprit Asmodée; je vais vous la détailler.

«L'homme dont il s'agit est un bourgeois nommé Patrice; c'est un de ces maris libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni femmes ni enfants: il a pourtant une jeune épouse aimable et vertueuse, deux filles et un fils, tous trois encore dans leur enfance. Il est sorti ce matin de sa maison, sans s'informer s'il y avait du pain pour sa famille, qui en manque quelquefois. Il a passé par la grande place, où les apprêts du combat des taureaux qui s'est fait aujourd'hui l'ont arrêté. Les échafauds étaient déjà dressés tout autour, et déjà les personnes les plus curieuses commençaient à s'y placer.

«Pendant qu'il les considérait les uns et les autres, il aperçoit une dame bien faite et proprement vêtue, qui laissait voir en descendant d'un échafaud une belle jambe bien tournée, couverte d'un bas de soie couleur de rose, avec une jarretière d'argent: il n'en a pas fallu davantage pour mettre notre faible bourgeois hors de lui-même. Il s'est avancé vers la dame, qu'accompagnait une autre qui faisait assez connaître par son air qu'elles étaient toutes deux des aventurières: «Mesdames, leur a-t-il dit, si je puis vous être bon à quelque chose, vous n'avez qu'à parler, vous me trouverez disposé à vous servir.—Seigneur cavalier, a répondu la nymphe au bas couleur de rose, votre offre n'est pas à rejeter: nous avions déjà pris nos places; mais nous venons de les quitter pour aller déjeuner: nous avons eu l'imprudence de sortir ce matin de chez nous sans prendre notre chocolat; puisque vous êtes assez galant pour nous offrir vos services, conduisez-nous, s'il vous plaît, à quelque endroit où nous puissions manger un morceau; mais que ce soit dans un lieu retiré: vous savez que les filles ne peuvent avoir trop de soin de leur réputation.»

«A ces mots, Patrice, devenant plus honnête et plus poli que la nécessité, mène ces princesses à une taverne de faubourg, où il demande à déjeuner. «Que voulez-vous? lui dit l'hôte. J'ai de reste d'un grand festin qui s'est donné hier chez moi des poulets de grain, des perdreaux de Léon, des pigeonneaux de la Castille vieille, et plus de la moitié d'un jambon d'Estramadure.—En voilà plus qu'il ne nous en faut, dit le conducteur des vestales. Mesdames, vous n'avez qu'à choisir: que souhaitez-vous?—Ce qu'il vous plaira, répondent-elles; nous n'avons point d'autre goût que le vôtre.» Là-dessus le bourgeois commande qu'on serve deux perdreaux et deux poulets froids, et qu'on lui donne une chambre particulière, attendu qu'il est avec des dames très-délicates sur les bienséances.

«On le fait entrer lui et sa compagnie dans un cabinet écarté, où un moment après on leur apporte le plat ordonné, avec du pain et du vin. Nos Lucrèces, comme dames de haut appétit, se jettent avidement sur les viandes, tandis que le benêt qui devait payer l'écot s'amuse à contempler sa Luisita: c'est le nom de la beauté dont il était épris; il admire ses blanches mains, où brillait une grosse bague qu'elle a gagnée en la courant; il lui prodigue les noms d'étoile et de soleil, et ne saurait manger, tant il est aise d'avoir fait une si bonne rencontre. Il demande à sa déesse si elle est mariée: elle répond que non, mais qu'elle est sous la conduite d'un frère: si elle eût ajouté «du côté d'Adam», elle aurait dit la vérité.

«Cependant les deux harpies, non-seulement dévoraient chacune un poulet, elles buvaient encore à proportion qu'elles mangeaient. Bientôt le vin manque: le galant en va chercher lui-même pour en avoir plus promptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinte, la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais, et, remarquant qu'il n'y a plus de viande, il demande à sa Vénus si elle ne veut rien davantage? «Qu'on nous donne, dit-elle, de ces pigeonneaux dont l'hôte nous a parlé, pourvu qu'ils soient excellents; autrement un morceau de jambon d'Estramadure suffira.» Elle n'a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice qui retourne à la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencent à becqueter; et tandis que le bourgeois est obligé de disparaître une troisième fois pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie aux prisonniers de la poche.

«Après le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir, l'amoureux Patrice a pressé Luisita de lui donner les marques qu'il attendait de sa reconnaissance; la dame a refusé de contenter ses désirs; mais elle l'a flatté de quelque espérance, en lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce n'était pas dans un cabaret qu'elle voulait reconnaître le plaisir qu'il lui avait fait: puis, entendant sonner une heure après midi, elle a pris un air inquiet, et dit à sa compagne: «Ah! ma chère Jacinte, que nous sommes malheureuses! nous ne trouverons plus de places pour voir les taureaux.

«—Pardonnez-moi, a répondu Jacinte; ce cavalier n'a qu'à nous remener où il nous a si poliment abordées, et ne vous mettez pas en peine du reste.»

«Avant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hôte, qui a fait monter la dépense à cinquante réales. Le bourgeois a mis la main à la bourse; mais, n'y trouvant que trente réales, il a été obligé de laisser en gage pour le reste son rosaire chargé de médailles d'argent; ensuite il a reconduit les aventurières où il les avait prises, et les a placées commodément sur un échafaud dont le maître, qui est de sa connaissance, lui a fait crédit.

«Elles ne sont pas plus tôt assises, qu'elles demandent des rafraîchissements: «Je meurs de soif, s'écrie l'une; le jambon m'a furieusement altérée.—Et moi de même, dit l'autre; je boirais bien de la limonade.» Patrice, qui n'entend que trop ce que cela veut dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs; mais il s'arrête en chemin, et se dit à lui même: «Où vas-tu, insensé? ne semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta bourse ou dans ta maison? tu n'as pas seulement un maravedi. Que ferai-je? ajouta-t-il; retourner vers la dame sans lui porter ce qu'elle désire, il n'y a pas d'apparence: d'un autre côté, faut-il que j'abandonne une entreprise si avancée? je ne puis m'y résoudre.»

«Dans cet embarras, il aperçoit parmi les spectateurs un de ses amis, qui lui avait souvent fait des offres de services, que par fierté il n'avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en cette occasion. Il le joint avec empressement et lui emprunte une double pistole, avec quoi reprenant courage, il vole chez un limonadier, d'où il fait porter à ses princesses tant d'eaux glacées, tant de biscuits et de confitures sèches, que le doublon suffit à peine à cette nouvelle dépense.

«Enfin la fête finit avec le jour, et notre homme va conduire sa dame chez elle, dans l'espérance d'en tirer un bon parti. Mais lorsqu'ils sont devant une maison où elle dit qu'elle demeure, il en sort une espèce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui dit avec agitation: «Hé! d'où venez-vous à l'heure qu'il est? il y a deux heures que le seigneur don Gaspard Héridor, votre frère, vous attend en jurant comme un possédé.» Alors la sœur, feignant d'être effrayée, se tourne vers le galant, et lui dit tout bas en lui serrant la main: «Mon frère est un homme d'une violence épouvantable; mais sa colère ne dure pas; tenez-vous dans la rue et ne vous impatientez point: nous allons l'apaiser; et comme il va tous les soirs souper en ville, d'abord qu'il sera sorti, Jacinte viendra vous en avertir, et vous introduira dans la maison.»

«Le bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la main de Luisita, qui lui fait quelques caresses pour le laisser sur la bonne bouche; puis elle entre dans la maison avec Jacinte et la servante. Patrice, demeuré dans la rue, prend patience: il s'assied sur une borne à deux pas de la porte, et passe un temps considérable, sans s'imaginer qu'on puisse avoir dessein de se jouer de lui: il s'étonne seulement de ne pas voir sortir don Gaspard, et craint que ce maudit frère n'aille pas souper en ville.

«Cependant il entend sonner dix, onze heures, minuit: alors il commence à perdre une partie de sa confiance, et à douter de la bonne foi de sa dame. Il s'approche de la porte, il entre et suit à tâtons une allée obscure, au milieu de laquelle il rencontre un escalier: il n'ose monter; mais il écoute attentivement, et son oreille est frappée du concert discordant que peuvent faire ensemble un chien qui aboie, un chat qui miaule, et un enfant qui crie. Il juge enfin qu'on l'a trompé; et ce qui achève de l'en persuader, c'est qu'ayant voulu pousser jusqu'au fond de l'allée, il s'est trouvé dans une autre rue que celle où il a si longtemps fait le pied de grue.

«Il regrette alors son argent, et retourne au logis en maudissant les bas couleur de rose. Il frappe à sa porte: sa femme, le chapelet à la main et les larmes aux yeux, lui vient ouvrir, et lui dit d'un air touchant: «Ah! Patrice, pouvez-vous abandonner ainsi votre maison, et vous soucier si peu de votre épouse et de vos enfants? Qu'avez-vous fait depuis six heures du matin que vous êtes sorti?» Le mari, ne sachant que répondre à ce discours, et d'ailleurs tout honteux d'avoir été la dupe de deux friponnes, s'est déshabillé et mis au lit sans dire un mot. Sa femme, qui est en train de moraliser, lui fait un sermon qui l'endort dans ce moment.

«Jetez la vue, poursuivit Asmodée, sur cette grande maison qui est à côté de celle du cavalier qui écrit à ses amis la rupture de son mariage avec la maîtresse d'Ambroise: n'y remarquez-vous pas une jeune dame couchée dans un lit de satin cramoisi, relevé d'une broderie d'or?—Pardonnez-moi, répondit don Cléofas, j'aperçois une personne endormie, et je vois, ce me semble, un livre sur son chevet.—Justement, reprit le boiteux. Cette dame est une jeune comtesse fort spirituelle, et d'une humeur très-enjouée: elle avait depuis six jours une insomnie qui la fatiguait extrêmement: elle s'est avisée aujourd'hui de faire venir un médecin des plus graves de sa faculté. Il arrive: elle le consulte: il ordonne un remède marqué, dit-il, dans Hippocrate. La dame se met à plaisanter sur son ordonnance. Le médecin, animal hargneux, ne s'est nullement prêté à ses plaisanteries, et lui a dit, avec la gravité doctorale: «Madame, Hippocrate n'est point un homme à devoir être tourné en ridicule.—Ah! seigneur docteur, a répondu la comtesse d'un air sérieux, je n'ai garde de me moquer d'un auteur si célèbre et si docte; j'en fais un si grand cas, que je suis persuadée qu'en l'ouvrant seulement je me guérirai de mon insomnie: j'en ai dans ma bibliothèque une traduction nouvelle du savant Azero; c'est la meilleure: qu'on me l'apporte.» En effet, admirez le charme de cette lecture: dès la troisième page la dame s'est endormie profondément.

«Il y a dans les écuries de ce même hôtel un pauvre soldat manchot, que les palefreniers, par charité, laissent la nuit coucher sur la paille. Pendant le jour il demande l'aumône, et il a eu tantôt une plaisante conversation avec un autre gueux, qui demeure auprès du Buen-Retiro, sur le passage de la cour. Celui-ci fait fort bien ses affaires: il est à son aise, et il a une fille à marier, qui passe chez les mendiants pour une riche héritière. Le soldat, abordant ce père aux maravedis, lui a dit: «Segnor Mendigo, j'ai perdu mon bras droit: je ne puis plus servir le roi, et je me vois réduit, pour subsister, à faire comme vous des civilités aux passants: je sais bien que de tous les métiers, c'est celui qui nourrit le mieux son homme, et que tout ce qui lui manque, c'est d'être un et peu plus honorable.—S'il était honorable, a répondu l'autre, il ne vaudrait plus rien, car tout le monde s'en mêlerait.

«Vous avez raison, a repris le manchot: oh ça, je suis donc un de vos confrères, et je voudrais m'allier avec vous. Donnez-moi votre fille.—Vous n'y pensez pas, mon ami, a répliqué le richard: il lui faut un meilleur parti. Vous n'êtes point assez estropié pour être mon gendre: j'en veux un qui soit dans un état à faire pitié aux usuriers.—Eh! ne suis-je pas, dit le soldat, dans une assez déplorable situation?—Fi donc, a réparti l'autre brusquement! Vous n'êtes qu'un manchot, et vous osez prétendre à ma fille? Savez-vous bien que je l'ai refusée à un cul-de-jatte?»

«J'aurais tort, continua le diable, de passer la maison qui joint l'hôtel de la comtesse, et où demeure un vieux peintre ivrogne, et un poëte caustique. Le peintre est sorti de chez lui ce matin à sept heures, dans le dessein d'aller chercher un confesseur pour sa femme, malade à l'extrémité; mais il a rencontré un de ses amis qui l'a entraîné au cabaret, et il n'est revenu au logis qu'à dix heures du soir. Le poëte, qui a la réputation d'avoir eu quelquefois de tristes salaires pour ses vers mordants, disait tantôt d'un air fanfaron, dans un café, en parlant d'un homme qui n'y était pas: «C'est un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton.—Vous pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous êtes bien en fonds.»

«Je ne dois pas oublier une scène qui s'est passée aujourd'hui chez un banquier de cette rue, nouvellement établi dans cette ville: il n'y a pas trois mois qu'il est revenu du Pérou avec de grandes richesses. Son père est un honnête çapareto[10] de Viejo de Mediana, gros village de la Castille vieille, auprès des montagnes de Sierra d'Avila, où il vit très-content de son état, avec une femme de son âge, c'est-à-dire de soixante ans.

[10] Savetier.

«Il y avait un temps considérable que leur fils était sorti de chez eux, pour aller aux Indes chercher une meilleure fortune que celle qu'ils lui pouvaient faire. Plus de vingt années s'étaient écoulées depuis qu'ils ne l'avaient vu: ils parlaient souvent de lui: ils priaient le ciel tous les jours de ne le point abandonner, et ils ne manquaient pas tous les dimanches de le faire recommander au prône par le curé, qui était de leurs amis. Le banquier, de son côté, ne les mettait point en oubli. D'abord qu'il eût fixé son rétablissement, il résolut de s'informer par lui-même de la situation où ils pouvaient être. Pour cet effet, après avoir dit à ses domestiques de n'être pas en peine de lui, il partit, il y a quinze jours, à cheval, sans que personne l'accompagnât, et il se rendit au lieu de sa naissance.

«Il était environ dix heures du soir, et le bon savetier dormait auprès de son épouse, lorsqu'ils se réveillèrent en sursaut, au bruit que fit le banquier en frappant à la porte de leur petite maison. Ils demandèrent qui frappait. «Ouvrez, ouvrez, leur dit-il; c'est votre fils Francillo.—A d'autres, répondit le bonhomme: passez votre chemin, voleurs: il n'y a rien à faire ici pour vous: Francillo est présentement aux Indes, s'il n'est pas mort.—Votre fils n'est plus aux Indes, répliqua le banquier: il est revenu du Pérou: c'est lui qui vous parle: ne lui refusez pas l'entrée de votre maison.—Levons-nous, Jacques, dit alors la femme, je crois effectivement que c'est Francillo; il me semble le reconnaître à sa voix.»

«Ils se levèrent aussitôt tous deux: le père alluma une chandelle, et la mère, après s'être habillée à la hâte, alla ouvrir la porte: elle envisage Francillo, et, ne pouvant le méconnaître, elle se jette à son cou et le serre étroitement entre ses bras. Maître Jacques, agité des mêmes mouvements que sa femme, embrasse à son tour son fils; et ces trois personnes, charmées de se voir réunies après une si longue absence, ne peuvent se rassasier du plaisir de s'en donner des marques.

«Après des transports si doux, le banquier débrida son cheval, et le mit dans une étable, où gîtait une vache, mère nourrice de la maison: ensuite il rendit compte à ses parents de son voyage et des biens qu'il avait apportés du Pérou. Le détail fut un peu long, et aurait pu ennuyer des auditeurs désintéressés; mais un fils qui s'épanche en racontant ses aventures ne saurait lasser l'attention d'un père et d'une mère: il n'y a pas pour eux de circonstance indifférente; ils l'écoutaient avec avidité, et les moindres choses qu'il disait faisaient sur eux une vive impression de douleur ou de joie.

«Dès qu'il eut achevé sa relation, il leur dit qu'il venait leur offrir une partie de ses biens, et il pria son père de ne plus travailler. «Non, mon fils, lui dit maître Jacques; j'aime mon métier; je ne le quitterai point.—Quoi donc, répliqua le banquier, n'est-il pas temps que vous vous reposiez? Je ne vous propose point de venir demeurer à Madrid avec moi: je sais bien que le séjour de la ville n'aurait pas de charmes pour vous: je ne prétends pas troubler votre vie tranquille; mais, du moins, épargnez-vous un travail pénible, et vivez ici commodément, puisque vous le pouvez.»

«La mère appuya le sentiment du fils, et maître Jacques se rendit. «Hé bien, Francillo, dit-il, pour te satisfaire, je ne travaillerai plus pour tous les habitants du village; je raccommoderai seulement mes souliers et ceux de monsieur le curé, notre bon ami.» Après cette convention, le banquier avala deux œufs frais qu'on lui fit cuire, puis se coucha près de son père, et s'endormit avec un plaisir que les enfants d'un excellent naturel sont seuls capables de s'imaginer.

«Le lendemain matin, Francillo leur laissa une bourse de trois cents pistoles, et revint à Madrid. Mais il a été bien étonné ce matin de voir tout à coup paraître chez lui maître Jacques. «Quel sujet vous amène ici, mon père, lui a-t-il dit?—Mon fils, a répondu le vieillard, je te rapporte ta bourse: reprends ton argent; je veux vivre de mon métier: je meurs d'ennui depuis que je ne travaille plus.—Hé bien, mon père, a répliqué Francillo, retournez au village: continuez d'exercer votre profession; mais que ce soit seulement pour vous désennuyer. Remportez votre bourse et n'épargnez pas la mienne.—Eh! que veux-tu que je fasse de tant d'argent, a repris maître Jacques?—Soulagez-en les pauvres, a réparti le banquier: faites-en l'usage que votre curé vous conseillera.» Le savetier, content de cette réponse, s'en est retourné à Médiana.»

Don Cléofas n'écouta pas sans plaisir l'histoire de Francillo, et il allait donner toutes les louanges dues au bon cœur de ce banquier, si, dans ce moment même, des cris perçants n'eussent attiré son attention. «Seigneur Asmodée, s'écria-t-il, quel bruit éclatant se fait entendre?—Ces cris qui frappent les airs, répondit le diable, partent d'une maison où il y a des fous enfermés: ils s'égosillent à force de crier et de chanter.—Nous ne sommes pas bien éloignés de cette maison: allons voir ces fous tout à l'heure, répliqua Léandro.—J'y consens, répartit le démon: je vais vous donner ce divertissement, et vous apprendre pourquoi ils ont perdu la raison.» Il n'eut pas achevé ces paroles, qu'il emporta l'écolier sur la casa de los locos.


CHAPITRE IX

Des fous enfermés.

Zambullo parcourut d'un œil curieux toutes les loges; et après qu'il eut observé les folles et les fous qu'elles renfermaient, le diable lui dit: «Vous en voyez de toutes les façons; en voilà de l'un et de l'autre sexe; en voilà de tristes et de gais, de jeunes et de vieux. Il faut à présent que je vous dise pourquoi la tête leur a tourné: allons de loge en loge, et commençons par les hommes.

«Le premier qui se présente, et qui paraît furieux, est un nouvelliste castillan, né dans le sein de Madrid, un bourgeois fier et plus sensible à l'honneur de sa patrie qu'un ancien citoyen de Rome. Il est devenu fou de chagrin d'avoir lu dans la Gazette que vingt-cinq Espagnols s'étaient laissé battre par un parti de cinquante Portugais.

«Il a pour voisin un licencié, qui avait tant d'envie d'attraper un bénéfice, qu'il a fait l'hypocrite à la cour pendant dix ans; et le désespoir de se voir toujours oublié dans les promotions lui a brouillé la cervelle: mais ce qu'il y a d'avantageux pour lui, c'est qu'il se croit archevêque de Tolède. S'il ne l'est pas effectivement, il a du moins le plaisir de s'imaginer qu'il l'est; et je le trouve d'autant plus heureux, que je regarde sa folie comme un beau songe, qui ne finira qu'avec sa vie, et qu'il n'aura point de compte à rendre en l'autre monde de l'usage de ses revenus.

«Le fou qui suit est un pupille; son tuteur l'a fait passer pour insensé, dans le dessein de s'emparer pour toujours de son bien; le pauvre garçon a véritablement perdu l'esprit de rage d'être enfermé. Après le mineur est un maître d'école, qui en est venu là pour s'être obstiné à vouloir trouver le paulo-post-futurum d'un verbe grec; et le quatrième, un marchand dont la raison n'a pu soutenir la nouvelle d'un naufrage, après avoir eu la force de résister à deux banqueroutes qu'il a faites.

«Le personnage qui gît dans la loge suivante est le vieux capitaine Zanubio, cavalier napolitain, qui s'est venu établir à Madrid. La jalousie l'a mis dans l'état où Vous le voyez. Apprenez son histoire.

«Il avait une jeune femme, nommée Aurore, qu'il gardait à vue: sa maison était inaccessible aux hommes. Aurore ne sortait jamais que pour aller à la messe, et encore était-elle toujours accompagnée de son vieux Titon, qui la menait quelquefois prendre l'air à une terre qu'il a auprès d'Alcantara. Cependant un cavalier, appelé don Garcie Pacheco, l'ayant vue par hasard à l'église, avait conçu pour elle un amour violent: c'était un jeune homme entreprenant et digne de l'attention d'une jolie femme mal mariée.

«La difficulté de s'introduire chez Zanubio n'en ôta pas l'espérance à don Garcie. Comme il n'avait pas encore de barbe, et qu'il était assez beau garçon, il se déguisa en fille, prit une bourse de cent pistoles, et se rendit à la terre du capitaine, où il avait su que ce mari devait aller incessamment avec sa femme. Il s'adressa à la jardinière, et lui dit d'un ton d'héroïne de chevalerie poursuivie par un géant: «Ma bonne, je viens me jeter entre vos bras; je vous prie d'avoir pitié de moi. Je suis une fille de Tolède; j'ai de la naissance et du bien; mes parents me veulent marier à un homme que je hais: je me suis dérobée la nuit à leur tyrannie; j'ai besoin d'un asile; on ne viendra point me chercher ici; permettez que j'y demeure jusqu'à ce que ma famille ait pris de plus doux sentiments pour moi. Voilà ma bourse, ajouta-t-il en la lui donnant; recevez-la: c'est tout ce que je puis vous offrir présentement; mais j'espère que je serai quelque jour plus en état de reconnaître le service que vous m'aurez rendu.»

«La jardinière, touchée de la fin de ce discours, répondit: «Ma fille, je veux vous servir; je connais de jeunes personnes qui ont été sacrifiées à de vieux hommes, et je sais bien qu'elles ne sont pas fort contentes: j'entre dans leurs peines; vous ne pouviez mieux vous adresser qu'à moi: je vous mettrai dans une petite chambre particulière, où vous serez sûrement.»

«Don Garcie passa quelques jours dans cette terre, fort impatient d'y voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, qui visita d'abord, selon sa coutume, tous les appartements, les cabinets, les caves et les greniers, pour voir s'il n'y trouverait point quelque ennemi de son honneur. La jardinière, qui le connaissait, le prévint, et lui conta de quelle manière une jeune fille lui était venue demander une retraite.

«Zanubio, quoique très-défiant, n'eut pas le moindre soupçon de la supercherie; il fut seulement curieux de voir l'inconnue, qui le pria de la dispenser de lui dire son nom, disant qu'elle devait ce ménagement à sa famille, qu'elle déshonorait en quelque sorte par sa fuite: puis elle débita un roman avec tant d'esprit, que le capitaine en fut charmé. Il se sentit naître de l'inclination pour cette aimable personne: il lui offrit ses services, et, se flattant qu'il en pourrait tirer pied ou aile, il la mit auprès de sa femme.

«Dès qu'Aurore vit don Garcie, elle rougit et se troubla sans savoir pourquoi. Le cavalier s'en aperçut; il jugea qu'elle l'avait remarqué dans l'église où il l'avait vue: pour s'en éclaircir, il lui dit, si tôt qu'il put l'entretenir en particulier: «Madame, j'ai un frère qui m'a souvent parlé de vous: il vous a vue un moment dans une église; depuis ce moment, qu'il se rappelle mille fois le jour, il est dans un état digne de votre pitié.»

«A ce discours, Aurore envisagea don Garcie plus attentivement qu'elle n'avait fait encore, et lui répondit: «Vous ressemblez trop à ce frère, pour que je sois plus longtemps la dupe de votre stratagème; je vois bien que vous êtes un cavalier déguisé. Je me souviens qu'un jour, pendant que j'entendais la messe, ma mante s'ouvrit un instant, et que vous me vîtes; je vous examinai par curiosité: vous eûtes toujours les yeux attachés sur moi. Quand je sortis, je crois que vous ne manquâtes pas de me suivre pour apprendre qui j'étais, et dans quelle rue je faisais ma demeure. Je dis je crois, parce que je n'osai tourner la tête pour vous observer: mon mari, qui m'accompagnait, aurait pris garde à cette action, et m'en eût fait un crime. Le lendemain et les jours suivants, je retournai dans la même église, je vous revis, et je remarquai si bien vos traits, que je les reconnais malgré votre déguisement.

«—Hé bien, Madame, répliqua don Garcie, il faut me démasquer: oui, je suis un homme épris de vos charmes; c'est don Garcie Pacheco que l'amour introduit ici sous cet habillement.—Et vous espérez sans doute, reprit Aurore, qu'approuvant votre folle ardeur, je favoriserai votre artifice, et contribuerai de ma part à entretenir mon mari dans son erreur? mais c'est ce qui vous trompe; je vais lui découvrir tout; il y va de mon honneur et de mon repos; d'ailleurs, je suis bien aise de trouver une si belle occasion de lui faire voir que sa vigilance est moins sûre que ma vertu, et que tout jaloux, tout défiant qu'il est, je suis plus difficile à surprendre que lui.»

«A peine eût-elle prononcé ces derniers mots, que le capitaine parut, et vint se mêler à la conversation. «De quoi vous entretenez-vous, Mesdames? leur dit-il.» Aurore reprit aussitôt la parole: «Nous parlions, répondit-elle, des jeunes cavaliers qui entreprennent de se faire aimer des jeunes femmes qui ont de vieux époux; et je disais que si quelqu'un de ces galants était assez téméraire pour s'introduire chez vous sous quelque déguisement, je saurais bien punir son audace.

«—Et vous, Madame, reprit Zanubio en se tournant vers don Garcie, de quelle manière en useriez-vous avec un jeune cavalier en pareil cas?» Don Garcie était si troublé, si déconcerté, qu'il ne savait que répondre au capitaine, qui se serait aperçu de son embarras, si dans ce moment un valet ne fût venu lui dire qu'un homme arrivé de Madrid demandait à lui parler. Il sortit pour aller s'informer de ce qu'on lui voulait.

«Alors don Garcie se jeta aux pieds d'Aurore, et lui dit: «Ah! Madame, quel plaisir prenez-vous à m'embarrasser? Seriez-vous assez barbare pour me livrer au ressentiment d'un époux furieux?—Non, Pacheco, répondit-elle en souriant; les jeunes femmes qui ont de vieux maris jaloux ne sont pas si cruelles: rassurez-vous; j'ai voulu me divertir en vous causant un peu de frayeur, mais vous en serez quitte pour cela: ce n'est pas trop vous faire acheter la complaisance que je veux bien avoir de vous souffrir ici.» A des paroles si consolantes, don Garcie sentit évanouir toute sa crainte, et conçut des espérances qu'Aurore eut la bonté de ne pas démentir.

«Un jour qu'ils se donnaient tous deux, dans l'appartement de Zanubio, des marques d'une amitié réciproque, le capitaine les surprit: quand il n'aurait pas été le plus jaloux de tous les hommes, il en vit assez pour juger avec fondement que sa belle inconnue était un cavalier déguisé. A ce spectacle, il devint furieux; il entra dans son cabinet pour prendre des pistolets; mais pendant ce temps-là, les amants s'échappèrent, fermèrent par dehors les portes de l'appartement à double tour, emportèrent les clefs, et gagnèrent tous deux en diligence un village voisin, où don Garcie avait laissé son valet de chambre et deux bons chevaux. Là, il quitta ses habits de fille, prit Aurore en croupe, et la conduisit à un couvent où elle le pria de la mener, et où elle avait une tante Supérieure; après cela, il s'en retourna à Madrid attendre la suite de cette aventure.

«Cependant Zanubio, se voyant enfermé, crie, appelle du monde: un valet accourt à sa voix; mais, trouvant les portes fermées, il ne peut les ouvrir. Le capitaine s'efforce de les briser, et n'en venant point à bout assez vite à son gré, il cède à son impatience, se jette brusquement par une fenêtre avec ses pistolets à la main: il tombe à la renverse, se blesse la tête, et demeure étendu par terre sans connaissance. Ses domestiques arrivèrent, et le portèrent dans une salle sur un lit de repos: ils lui jetèrent de l'eau au visage; enfin, à force de le tourmenter, ils le firent revenir de son évanouissement; mais il reprit sa fureur avec ses esprits: il demande où est sa femme; on lui répond qu'on l'a vue sortir avec la dame étrangère par une petite porte du jardin. Il ordonne aussitôt qu'on lui rende ses pistolets; on est obligé de lui obéir: il fait seller un cheval, il part sans songer qu'il est blessé, et prend un autre chemin que celui des amants. Il passa la journée à courir en vain, et s'étant arrêté la nuit dans une hôtellerie de village pour se reposer, la fatigue et sa blessure lui causèrent une fièvre avec un transport au cerveau qui pensa l'emporter.

«Pour dire le reste en deux mots, il fut quinze jours malade dans ce village; ensuite il retourna dans sa terre, où, sans cesse occupé de son malheur, il perdit insensiblement l'esprit. Les parents d'Aurore n'en furent pas plus tôt avertis, qu'ils le firent amener à Madrid pour l'enfermer parmi les fous. Sa femme est encore au couvent, où ils ont résolu de la laisser quelques années pour punir son indiscrétion, ou, si vous voulez, une faute dont on ne doit se prendre qu'à eux.

«Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est le seigneur don Blaz Desdichado, cavalier plein de mérite: la mort de son épouse est cause qu'il est dans la situation déplorable où vous le voyez.—Cela me surprend, dit don Cléofas. Un mari que la mort de sa femme rend insensé! je ne croyais pas qu'on pût pousser si loin l'amour conjugal.—N'allons pas si vite, interrompit Asmodée; don Blaz n'est pas devenu fou de douleur d'avoir perdu sa femme: ce qui lui a troublé l'esprit, c'est que, n'ayant point d'enfants, il a été obligé de rendre aux parents de la défunte cinquante mille ducats qu'il reconnaît, dans son contrat de mariage, avoir reçus d'elle.

—Oh! c'est une autre affaire, répliqua Léandro: je ne suis plus étonné de son accident. Et dites-moi, s'il vous plaît, quel est ce jeune homme qui saute comme un cabri dans la loge suivante, et qui s'arrête de moment en moment pour faire des éclats de rire en se tenant les côtés? voilà un fou bien gai.—Aussi, répartit le boiteux, sa folie vient d'un excès de joie. Il était portier d'une personne de qualité, et comme il apprit un jour la mort d'un riche contador dont il se trouvait l'unique héritier, il ne fut point à l'épreuve d'une si joyeuse nouvelle; la tête lui tourna.

«Nous voici parvenus à ce grand garçon qui joue de la guitare, et qui l'accompagne de sa voix: c'est un fou mélancolique, un amant que les rigueurs d'une dame ont réduit au désespoir, et qu'il a fallu enfermer.—Ah! que je plains celui-là, s'écria l'écolier; permettez que je déplore son infortune: elle peut arriver à tous les honnêtes gens; si j'étais épris d'une beauté cruelle, je ne sais si je n'aurais pas le même sort.—A ce sentiment, reprit le démon, je vous reconnais pour un vrai Castillan: il faut être né dans le sein de la Castille, pour se sentir capable d'aimer jusqu'à devenir fou de chagrin de ne pouvoir plaire. Les Français ne sont pas si tendres; et si vous voulez savoir la différence qu'il y a entre un Français et un Espagnol sur cette matière, il ne faut que vous dire la chanson que ce fou chante, et qu'il vient de composer tout à l'heure.

CHANSON ESPAGNOLE.

Ardo y lloro sin sossiego:
Llorando y ardiendo tanto,
Que ni el llanto apaga el fuego,
Ni el fuego consume el llanto.

(Je brûle et je pleure sans cesse, sans que mes pleurs puissent éteindre mes feux, ni mes feux consumer mes larmes.)

«C'est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraité de sa dame; et voici comme un Français se plaignait en pareil cas ces jours passés.

CHANSON FRANÇAISE.

L'objet qui règne dans mon cœur
Est toujours insensible à mon amour fidèle;
Mes soins, mes soupirs, ma langueur
Ne sauraient attendrir cette beauté cruelle.
O ciel! est-il un sort plus affreux que le mien?
Ah! puisque je ne puis lui plaire,
Je renonce au jour qui m'éclaire:
Venez, mes chers amis, m'enterrer chez Païen.

«Ce Païen est apparemment un traiteur, dit don Cléofas?—Justement, répondit le diable. Continuons, examinons les autres fous.—Passons plutôt aux femmes, répliqua Léandro, je suis impatient de les voir.—Je vais céder à votre impatience, répartit l'esprit; mais il y a ici deux ou trois infortunés que je suis bien aise de vous montrer auparavant: vous pourrez tirer quelque profit de leur malheur.

«Considérez dans la loge qui suit celle de ce joueur de guitare, ce visage pâle et décharné qui grince les dents, et semble vouloir manger les barreaux de fer qui sont à sa fenêtre: c'est un honnête homme né sous un astre si malheureux, qu'avec tout le mérite du monde, quelques mouvements qu'il se soit donnés pendant vingt années, il n'a pu parvenir à s'assurer du pain. Il a perdu la raison en voyant un très-petit sujet de sa connaissance monter en un jour, par l'arithmétique, au haut de la roue de la Fortune.

«Le voisin de ce fou est un vieux secrétaire qui a le timbre fêlé pour n'avoir pu supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il a servi pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zèle et la fidélité de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien: il se contentait de faire parler ses services et son assiduité; mais son maître, bien loin de ressembler à Archélaüs, roi de Macédoine, qui refusait lorsqu'on lui demandait, et donnait quand on ne lui demandait pas, est mort sans le récompenser: il ne lui a laissé que ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misère et parmi les fous.

«Je ne veux plus vous en faire observer qu'un: c'est celui qui, les coudes appuyés sur sa fenêtre, paraît plongé dans une profonde rêverie. Vous voyez en lui un segnor Hidalgo de Tafalla, petite ville de Navarre; il est venu demeurer à Madrid, où il a fait un bel usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaître tous les beaux esprits et de les régaler: ce n'était chez lui tous les jours que festins; et quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se moquassent de lui en le grugeant, il n'a pas été content qu'il n'ait mangé avec eux son petit fait.—Il ne faut pas douter, dit Zambullo, qu'il ne soit devenu fou de regret de s'être si sottement ruiné.—Tout au contraire, reprit Asmodée, c'est de se voir hors d'état de continuer le même train.

«Venons présentement aux femmes, ajouta-t-il.—Comment donc! s'écria l'écolier, je n'en vois que sept ou huit! il y a moins de folles que je ne croyais.—Toutes les folles ne sont pas ici, dit le démon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout à l'heure dans un autre quartier de cette ville, où il y a une grande maison qui en est toute pleine.—Cela n'est pas nécessaire, répliqua don Cléofas; je m'en tiens à celles-ci.—Vous avez raison, reprit le boiteux: ce sont presque toutes des filles de distinction; vous jugez bien, à la propreté de leurs loges, qu'elles ne sauraient être des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leurs folies.

«Dans la première loge est la femme d'un corrégidor, à qui la rage d'avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l'esprit; dans la seconde demeure l'épouse du trésorier général du conseil des Indes: elle est devenue folle de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui de la duchesse de Medina-Cœli. Dans la troisième fait sa résidence une jeune veuve de famille marchande, qui a perdu le jugement de regret d'avoir manqué un grand seigneur qu'elle espérait épouser; et la quatrième est occupée par une fille de qualité, nommée dona Béatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur.

«Cette dame avait une amie qu'on appelait dona Mencia: elles se voyaient tous les jours. Un chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les rendit bientôt rivales: elles se disputèrent vivement son cœur, qui pencha du côté de dona Mencia; de sorte que celle-ci devint femme du chevalier.

«Dona Béatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un dépit mortel de n'avoir pas eu la préférence; et elle nourrissait, en bonne Espagnole, au fond de son cœur, un violent désir de se venger, lorsqu'elle reçut un billet de don Jacinte de Romarate, autre amant de dona Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'étant aussi mortifié qu'elle du mariage de sa maîtresse, il avait pris la résolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait enlevée.

«Cette lettre fut très-agréable à Béatrix, qui, ne voulant que la mort du pécheur, souhaitait seulement que don Jacinte ôtât la vie à son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si chrétienne satisfaction, il arriva que son frère, ayant eu par hasard un différend avec ce même don Jacinte, en vint aux prises avec lui, et fut percé de deux coups d'épée, desquels il mourut. Il était du devoir de dona Béatrix de poursuivre en justice le meurtrier de son frère; cependant elle négligea cette poursuite pour donner le temps à don Jacinte d'attaquer le chevalier de Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si cher intérêt que celui de leur beauté. C'est ainsi qu'en use Pallas, lorsqu'Ajax a violé Cassandre; la déesse ne punit point à l'heure même le Grec sacrilége qui vient de profaner son temple; elle veut auparavant qu'il contribue à la venger du jugement de Pâris. Mais, hélas! dona Béatrix, moins heureuse que Minerve, n'a pas goûté le plaisir de la vengeance. Romarate a péri en se battant contre le chevalier, et le chagrin qu'a eu cette dame de voir son injure impunie a troublé sa raison.

«Les deux folles suivantes sont l'aïeule d'un avocat et une vieille marquise: la première, par sa mauvaise humeur, désolait son petit-fils, qui l'a mise ici fort honnêtement pour s'en débarrasser: l'autre est une femme qui a toujours été idolâtre de sa beauté; au lieu de vieillir de bonne grâce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber en ruine; et enfin, un jour, en se considérant dans une glace fidèle, la tête lui tourna.

—Tant mieux pour cette marquise, dit Léandro: dans le dérangement où est son esprit, elle n'aperçoit peut-être plus le changement que le temps a fait en elle.—Non, assurément, répondit le diable: bien loin de remarquer à présent un air de vieillesse sur son visage, son teint lui paraît un mélange de lis et de roses; elle voit autour d'elle les Grâces et les Amours; en un mot, elle croit être la déesse Vénus.—Hé bien, répliqua l'écolier, n'est-elle pas plus heureuse d'être folle que de se voir telle qu'elle est?—Sans doute, répartit Asmodée. Oh ça, il ne nous reste plus qu'une dame à observer; c'est celle qui habite la dernière loge, et que le sommeil vient d'accabler, après trois jours et trois nuits d'agitation; c'est dona Emerenciana; examinez-la bien: qu'en dites-vous?—Je la trouve fort belle, répondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une si charmante personne soit insensée? Par quel accident est-elle réduite en cet état?—Ecoutez-moi avec attention, répartit le boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune.

«Dona Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait tranquille à Siguença dans la maison de son père, lorsque don Kimen de Lizana vint troubler son repos par les galanteries qu'il mit en usage pour lui plaire. Elle ne se contenta pas d'être sensible aux soins de ce cavalier: elle eut la faiblesse de se prêter aux ruses qu'il employa pour lui parler, et bientôt elle lui donna sa foi en recevant la sienne.

«Ces deux amants étaient d'une égale naissance; mais la dame pouvait passer pour un des meilleurs partis d'Espagne, au lieu que don Kimen n'était qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle à leur union. Don Guillem haïssait la famille des Lizana, ce qu'il ne faisait que trop connaître par ses discours, quand on la mettait devant lui sur le tapis; il semblait même avoir plus d'aversion pour don Kimen que pour tout le reste de sa race. Emerenciana, vivement affligée de voir son père dans cette disposition, en concevait pour son amour un triste présage; elle ne laissa pourtant pas, à bon compte, de s'abandonner à son penchant, et d'avoir des entretiens secrets avec Lizana, qui s'introduisait de temps en temps chez elle la nuit par le ministère d'une soubrette.

«Il arriva une de ces nuits que don Guillem, qui par hasard était éveillé lorsque le galant entra dans sa maison, crut entendre quelque bruit dans l'appartement de sa fille, peu éloigné du sien; il n'en fallut pas davantage pour inquiéter un père aussi défiant que lui: néanmoins, tout soupçonneux qu'il était, Emerenciana tenait une conduite si adroite, qu'il ne se doutait nullement de son intelligence avec don Kimen; mais, n'étant pas un homme à pousser la confiance trop loin, il se leva tout doucement de son lit, alla ouvrir une fenêtre qui donnait sur la rue, et eut la patience de s'y tenir jusqu'à ce qu'il vît descendre d'un balcon, par une échelle de soie, Lizana, qu'il reconnut à la clarté de la lune.

«Quel spectacle pour Stephani, pour le plus vindicatif et le plus barbare mortel qu'ait jamais produit la Sicile, où il avait pris naissance! Il ne céda point d'abord à sa colère, et n'eut garde de faire un éclat qui aurait pu dérober à ses coups la principale victime que son ressentiment demandait: il se contraignit, et attendit que sa fille fût levée le lendemain pour entrer dans son appartement: là, se voyant seul avec elle, et la regardant avec des yeux étincelants de fureur, il lui dit: «Malheureuse, qui, malgré la noblesse de ton sang, n'as pas honte de commettre des actions infâmes, prépare-toi à souffrir un juste châtiment. Ce fer, ajouta-t-il en tirant de son sein un poignard, ce fer va t'ôter la vie, si tu ne confesses la vérité: nomme-moi l'audacieux qui est venu cette nuit déshonorer ma maison.»

«Emerenciana demeura tout interdite, et si troublée de cette menace, qu'elle ne put proférer une parole. «Ah! misérable, poursuivit le père, ton silence et ton trouble ne m'apprennent que trop ton crime. Eh! t'imagines-tu, fille indigne de moi, que j'ignore ce qui se passe? J'ai vu cette nuit le téméraire; j'ai reconnu don Kimen: ce n'eût pas été assez de recevoir la nuit un cavalier dans ton appartement, il fallait encore que ce cavalier fût mon plus grand ennemi: mais sachons jusqu'à quel point je suis outragé: parle sans déguisement; ce n'est que par ta sincérité que tu peux éviter la mort.»

«La dame, à ces derniers mots, concevant quelque espérance d'échapper au sort funeste qui la menaçait, perdit une partie de sa frayeur, et répondit à don Guillem: «Seigneur, je n'ai pu me défendre d'écouter Lizana; mais je prends le ciel à témoin de la pureté de ses sentiments. Comme il sait que vous haïssez sa famille, il n'a point encore osé vous demander votre aveu; et ce n'est que pour conférer ensemble sur les moyens de l'obtenir, que je lui ai permis quelquefois de s'introduire ici.—Eh! de quelle personne, répliqua Stephani, vous servez-vous l'un et l'autre, pour faire tenir vos lettres?—C'est, répartit sa fille, un de vos pages qui nous rend ce service.—Voilà, reprit le père, tout ce que je voulais savoir: il s'agit présentement d'exécuter le dessein que j'ai formé.» Là-dessus, toujours la dague à la main, il lui fit prendre du papier et de l'encre, et l'obligea d'écrire à son amant ce billet, qu'il lui dicta lui-même:

Cher époux, seul délice de ma vie, je vous avertis que mon père vient de partir tout à l'heure pour sa terre, d'où il ne reviendra que demain: profitez de l'occasion; je me flatte que vous attendrez la nuit avec autant d'impatience que moi.

«Après qu'Emerenciana eût écrit et cacheté ce billet perfide, don Guillem lui dit: «Fais venir le page qui s'acquitte si bien de l'emploi dont tu le charges, et lui ordonne de porter ce papier à don Kimen; mais n'espère pas me tromper: je vais me cacher dans un endroit de cette chambre, d'où je t'observerai quand tu lui donneras cette commission; et si tu lui dis un mot, ou lui fais quelque signe qui lui rende le message suspect, je te plongerai aussitôt ce poignard dans le cœur.» Emerenciana connaissait trop son père pour oser lui désobéir: elle remit le billet, comme à l'ordinaire, entre les mains du page.

«Alors Stephani rengaîna la dague; mais il ne quitta point sa fille de toute la journée et ne la laissa parler à personne en particulier, et fit si bien que Lizana ne put être averti du piége qu'on lui tendait. Ce jeune homme ne manqua donc pas de se trouver au rendez-vous. A peine fut-il dans la maison de sa maîtresse, qu'il se sentit tout à coup saisi par trois hommes des plus vigoureux, qui le désarmèrent sans qu'il pût s'en défendre, lui mirent un linge dans la bouche pour l'empêcher de crier, lui bandèrent les yeux, et lui lièrent les mains derrière le dos. En même temps ils le portèrent en cet état dans un carrosse préparé pour cela, et dans lequel ils montèrent tous trois, pour mieux répondre du cavalier, qu'ils conduisirent à la terre de Stephani, située au village de Miédes, à quatre petites lieues de Siguença. Don Guillem partit un moment après dans un autre carrosse, avec sa fille, deux femmes de chambre, et une duègne rébarbative, qu'il avait fait venir chez lui l'après-dînée et prise à son service. Il emmena aussi tout le reste de ses gens, à la réserve d'un vieux domestique qui n'avait aucune connaissance du ravissement de Lizana.

«Ils arrivèrent tous avant le jour à Miédes. Le premier soin du seigneur Stephani fut de faire enfermer don Kimen dans une cave voûtée, qui recevait une faible lumière par un soupirail si étroit qu'un homme n'y pouvait passer; il ordonna ensuite à Julio, son valet de confiance, de donner pour toute nourriture au prisonnier du pain et de l'eau, pour lit une botte de paille, et de lui dire chaque fois qu'il lui porterait à manger: «Tiens, lâche suborneur, voilà de quelle manière don Guillem traite ceux qui sont assez hardis pour l'offenser.» Ce cruel Sicilien n'en usa pas moins durement avec sa fille; il l'emprisonna dans une chambre qui n'avait point de vue sur la campagne, lui ôta ses femmes, et lui donna pour geôlière la duègne qu'il avait choisie, duègne sans égale pour tourmenter les filles commises à sa garde.

«Il disposa donc ainsi des deux amants. Son intention n'était pas de s'en tenir là: il avait résolu de se défaire de don Kimen; mais il voulait tâcher de commettre ce crime impunément, ce qui paraissait assez difficile. Comme il s'était servi de ses valets pour enlever ce cavalier, il ne pouvait pas se flatter qu'une action sue de tant de monde demeurerait toujours secrète. Que faire donc pour n'avoir rien à démêler avec la justice? Il prit son parti en grand scélérat: il assembla tous ses complices dans un corps de logis séparé du château: il leur témoigna combien il était satisfait de leur zèle, et leur dit que, pour le reconnaître, il prétendait leur donner une bonne somme d'argent après les avoir bien régalés. Il les fit asseoir à une table, et au milieu du festin Julio les empoisonna par son ordre; ensuite le maître et le valet mirent le feu au corps de logis, et avant que les flammes pussent attirer en cet endroit les habitants du village, ils assassinèrent les deux femmes de chambre d'Emerenciana et le petit page dont j'ai parlé, puis ils jetèrent leurs cadavres parmi les autres; bientôt le corps de logis fut enflammé et réduit en cendres, malgré les efforts que les paysans des environs firent pour éteindre l'embrasement. Il fallait voir, pendant ce temps-là, les démonstrations de douleur du Sicilien: il paraissait inconsolable de la perte de ses domestiques.

«S'étant de cette manière assuré de la discrétion des gens qui auraient pu le trahir, il dit à son confident: «Mon cher Julio, je suis maintenant tranquille, et je pourrai, quand il me plaira, ôter la vie à don Kimen; mais avant que je l'immole à mon honneur, je veux jouir du doux contentement de le faire souffrir: la misère et l'horreur d'une longue prison seront plus cruelles pour lui que la mort.» Véritablement, Lizana déplorait sans cesse son malheur; et, s'attendant à ne jamais sortir de la cave, il souhaitait d'être délivré de ses peines par un prompt trépas.

«Mais c'était en vain que Stephani espérait avoir l'esprit en repos après l'exploit qu'il venait de faire. Une nouvelle inquiétude vint l'agiter au bout de trois jours; il craignait que Julio, en portant à manger au prisonnier, ne se laissât gagner par des promesses; et cette crainte lui fit prendre la résolution de hâter la perte de l'un et de brûler ensuite la cervelle à l'autre d'un coup de pistolet. Julio, de son côté, n'était pas sans défiance, et, jugeant que son maître, après s'être défait de don Kimen, pourrait bien le sacrifier aussi à sa sûreté, conçut le dessein de se sauver une belle nuit avec tout ce qu'il y avait dans la maison de plus facile à emporter.

«Voilà ce que ces deux honnêtes gens méditaient chacun en son petit particulier, lorsqu'un jour ils furent surpris l'un et l'autre, à cent pas du château, par quinze ou vingt archers de la Sainte-Hermandad, qui les environnèrent tout à coup, en criant: De par le roi et la justice. A cette vue don Guillem pâlit et se troubla: néanmoins, faisant bonne contenance, il demanda au commandant à qui il en voulait. «A vous-même, lui répondit l'officier: on vous accuse d'avoir enlevé don Kimen de Lizana: je suis chargé de faire dans ce château une exacte recherche de ce cavalier, et de m'assurer même de votre personne.» Stephani, par cette réponse, persuadé qu'il était perdu, devint furieux; il tira de ses poches deux pistolets, dit qu'il ne souffrirait point qu'on visitât sa maison, et qu'il allait casser la tête au commandant, s'il ne se retirait promptement avec sa troupe. Le chef de la sainte confrérie, méprisant la menace, s'avança sur le Sicilien, qui lui lâcha un coup de pistolet et le blessa au visage; mais cette blessure coûta bientôt la vie au téméraire qui l'avait faite; car deux ou trois archers firent feu sur lui dans le moment, et le jetèrent par terre roide mort, pour venger leur officier. A l'égard de Julio, il se laissa prendre sans résistance, et il ne fut pas besoin de l'interroger pour savoir de lui si don Kimen était dans le château: ce valet avoua tout; mais voyant son maître sans vie, il le chargea de toute l'iniquité.

«Enfin il mena le commandant et ses archers à la cave, où ils trouvèrent Lizana couché sur la paille, bien lié et garrotté. Ce malheureux cavalier, qui vivait dans une attente continuelle de la mort, crut que tant de gens armés n'entraient dans sa prison que pour le faire mourir, et il fut agréablement surpris d'apprendre que ceux qu'il prenait pour ses bourreaux étaient ses libérateurs. Après qu'ils l'eurent délié et tiré de la cave, il les remercia de sa délivrance, et leur demanda comment ils avaient su qu'il était prisonnier dans ce château. «C'est, lui dit le commandant, ce que je vais vous conter en peu de mots.

«La nuit de votre enlèvement, poursuivit-il, un de vos ravisseurs, qui avait une amie à deux pas de chez don Guillem, étant allé lui dire adieu avant son départ pour la campagne, eut l'indiscrétion de lui révéler le projet de Stephani. Cette femme garda le secret pendant deux ou trois jours; mais comme le bruit de l'incendie arrivé à Miédes se répandit dans la ville de Siguença, et qu'il parut étrange à tout le monde que les domestiques du Sicilien eussent tous péri dans ce malheur, elle se mit dans l'esprit que cet embrasement devait être l'ouvrage de don Guillem: ainsi, pour venger son amant, elle alla trouver le seigneur don Félix votre père, et lui dit tout ce qu'elle savait. Don Félix, effrayé de vous voir à la merci d'un homme capable de tout, mena la femme chez le corrégidor, qui, après l'avoir écoutée, ne douta point que Stephani n'eût envie de vous faire souffrir de longs et cruels tourments, et ne fût le diabolique auteur de l'incendie: ce que voulant approfondir, ce juge m'a ce matin envoyé ordre, à Retortillo où je fais ma demeure, de monter à cheval et de me rendre avec ma brigade à ce château, de vous y chercher, et de prendre don Guillem mort ou vif. Je me suis heureusement acquitté de ma commission pour ce qui vous regarde; mais je suis fâché de ne pouvoir conduire à Siguença le coupable vivant: il nous a mis, par sa résistance, dans la nécessité de le tuer.»

«L'officier, ayant parlé de cette sorte, dit à don Kimen: «Seigneur cavalier, je vais dresser un procès-verbal de tout ce qui vient de se passer ici, après quoi nous partirons pour satisfaire l'impatience que vous devez avoir de tirer votre famille de l'inquiétude que vous lui causez.—Attendez, seigneur commandant, s'écria Julio dans cet endroit: je vais vous fournir une nouvelle matière pour grossir votre procès-verbal: vous avez encore une autre personne prisonnière à mettre en liberté. Dona Emerenciana est enfermée dans une chambre obscure, où une duègne impitoyable lui tient sans cesse des discours mortifiants, et ne la laisse pas un moment en repos.—O ciel! dit Lizana, le cruel Stephani ne s'est donc pas contenté d'exercer sur moi sa barbarie! Allons promptement délivrer cette dame infortunée de la tyrannie de sa gouvernante.»

«Là-dessus Julio mena le commandant et don Kimen, suivis de cinq ou six archers, à la chambre qui servait de prison à la fille de don Guillem: ils frappèrent à la porte, et la duègne vint ouvrir. Vous concevez bien le plaisir que Lizana se faisait de revoir sa maîtresse, après avoir désespéré de la posséder: il sentait renaître son espérance, ou plutôt il ne pouvait douter de son bonheur, puisque la seule personne qui était en droit de s'y opposer ne vivait plus. Dès qu'il aperçut Emerenciana, il courut se jeter à ses pieds: mais qui pourrait assez exprimer la douleur dont il fut saisi, lorsqu'au lieu de trouver une amante disposée à répondre à ses transports, il ne vit qu'une dame hors de son bon sens? En effet, elle avait été tant tourmentée par la duègne, qu'elle en était devenue folle. Elle demeura quelque temps rêveuse; puis s'imaginant tout à coup être la belle Angélique, assiégée par les Tartares dans la forteresse d'Albraque, elle regarda tous les hommes qui étaient dans sa chambre comme autant de paladins qui venaient à son secours. Elle prit le chef de la sainte confrérie pour Roland; Lizana, pour Brandimart; Julio, pour Hubert du Lyon, et les archers pour Antifort, Clarion, Adrien, et les deux fils du marquis Olivier. Elle les reçut avec beaucoup de politesse, et leur dit: «Braves chevaliers, je ne crains plus à l'heure qu'il est l'empereur Agrican, ni la reine Marfise; votre valeur est capable de me défendre contre tous les guerriers de l'univers.»

«A ce discours extravagant, l'officier et ses archers ne purent s'empêcher de rire. Il n'en fut pas de même de don Kimen: vivement affligé de voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de lui, il pensa perdre à son tour le jugement: il ne laissa pas toutefois de se flatter qu'elle reprendrait l'usage de sa raison; et dans cette espérance: «Ma chère Emerenciana, lui dit-il tendrement, reconnaissez Lizana: rappelez votre esprit égaré; apprenez que nos malheurs sont finis; le ciel ne veut pas que deux cœurs qu'il a joints soient séparés, et le père inhumain qui nous a si mal traités ne peut plus nous être contraire.»

La réponse que fit à ces paroles la fille du roi Galafron fut encore un discours adressé aux vaillants défenseurs d'Albraque, qui pour le coup n'en rirent point. Le commandant même, quoique très-peu pitoyable de son naturel, sentit quelques mouvements de compassion, et dit à don Kimen, qu'il voyait accablé de douleur: «Seigneur cavalier, ne désespérez point de la guérison de votre dame: vous avez à Siguença des docteurs en médecine qui pourront en venir à bout par leurs remèdes; mais ne nous arrêtons pas ici plus longtemps. Vous, Seigneur Hubert du Lyon, ajouta-t-il en parlant à Julio, vous qui savez où sont les écuries de ce château, menez-y avec vous Antifort et les deux fils du marquis Olivier, choisissez les meilleurs coursiers et les mettez au char de la princesse. Je vais pendant ce temps-là dresser mon procès-verbal.»

«En disant cela, il tira de ses poches une écritoire et du papier, et, après avoir écrit tout ce qu'il voulut, il présenta la main à Angélique pour l'aider à descendre dans la cour, où, par le soin des paladins, il se trouva un carrosse à quatre mules prêt à partir: il monta dedans avec la dame et don Kimen; et il y fit entrer aussi la duègne, dont il jugea que le corrégidor serait bien aise d'avoir la déposition. Ce n'est pas tout: par ordre du chef de la brigade, on chargea de chaînes Julio, et on le mit dans un autre carrosse auprès du corps de don Guillem. Les archers remontèrent ensuite sur leurs chevaux, après quoi ils prirent tous ensemble la route de Siguença.

«La fille de Stephani dit en chemin mille extravagances, qui furent autant de coups de poignard pour son amant. Il ne pouvait sans colère envisager la duègne. «C'est vous, cruelle vieille, lui disait-il; c'est vous qui, par vos persécutions, avez poussé à bout Emerenciana et troublé son esprit.» La gouvernante se justifiait d'un air hypocrite, et donnait tout le tort au défunt. «C'est au seul don Guillem, répondait-elle, qu'il faut imputer ce malheur: ce père trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa fille par des menaces qui l'ont fait enfin devenir folle.»

«En arrivant à Siguença, le commandant alla rendre compte de sa commission au corrégidor, qui sur-le-champ interrogea Julio et la duègne, et les envoya dans les prisons de cette ville, où ils sont encore. Ce juge reçut aussi la déposition de Lizana, qui prit ensuite congé de lui pour se retirer chez son père, où il fit succéder la joie à la tristesse et à l'inquiétude. Pour dona Emerenciana, le corrégidor eut soin de la faire conduire à Madrid, où elle avait un oncle du côté maternel. Ce bon parent, qui ne demandait pas mieux que d'avoir l'administration du bien de sa nièce, fut nommé son tuteur. Comme il ne pouvait honnêtement se dispenser de paraître avoir envie qu'elle guérît, il eut recours aux plus fameux médecins: mais il n'eut pas sujet de s'en repentir; car, après y avoir perdu leur latin, ils déclarèrent le mal incurable. Sur cette décision, le tuteur n'a pas manqué de faire enfermer ici la pupille, qui, suivant les apparences, y demeurera le reste de ses jours.

—La triste destinée! s'écria don Cléofas; j'en suis véritablement touché; dona Emerenciana méritait d'être plus heureuse. Et don Kimen, ajouta-t-il, qu'est-il devenu? Je suis curieux de savoir quel parti il a pris.—Un fort raisonnable, répartit Asmodée: quand il a vu que le mal était sans remède, il est allé dans la nouvelle Espagne; il espère qu'en voyageant il perdra peu à peu le souvenir d'une dame que sa raison et son repos veulent qu'il oublie..... Mais, poursuivit le diable, après vous avoir montré les fous qui sont enfermés, il faut que je vous en fasse voir qui mériteraient de l'être.»


CHAPITRE X

Dont la matière est inépuisable.

Regardons du côté de la ville, et à mesure que je découvrirai des sujets dignes d'être mis au nombre de ceux qui sont ici, je vous en dirai le caractère. J'en vois déjà un que je ne veux pas laisser échapper: c'est un nouveau marié. Il y a huit jours que, sur le rapport qu'on lui fit des coquetteries d'une aventurière qu'il aimait, il alla chez elle plein de fureur, brisa une partie de ses meubles, jeta les autres par les fenêtres, et le lendemain il l'épousa.—Un homme de la sorte, dit Zambullo, mérite assurément la première place vacante dans cette maison.

—Il a un voisin, reprit le boiteux, que je ne trouve pas plus sage que lui: c'est un garçon de quarante-cinq ans qui a de quoi vivre, et qui veut se mettre au service d'un grand.

«J'aperçois la veuve d'un jurisconsulte: la bonne dame a douze lustres accomplis; son mari vient de mourir; elle veut se retirer dans un couvent, afin, dit-elle, que sa réputation soit à l'abri de la médisance.

«Je découvre aussi deux pucelles, ou, pour mieux dire, deux filles de cinquante ans: elles font des vœux au ciel pour qu'il ait la bonté d'appeler leur père, qui les tient enfermées comme des mineures: elles espèrent qu'après sa mort elles trouveront de jolis hommes qui les épouseront par inclination.—Pourquoi non, dit l'écolier? Il y a des hommes d'un goût si bizarre!—J'en demeure d'accord, répondit Asmodée: elles peuvent trouver des épouseurs, mais elles ne doivent pas s'en flatter: c'est en cela que consiste leur folie.

«Il n'y a point de pays où les femmes se rendent justice sur leur âge. Il y a un mois qu'à Paris une fille de quarante-huit ans et une femme de soixante-neuf allèrent en témoignage chez un commissaire pour une veuve de leurs amies dont on attaquait la vertu. Le commissaire interrogea d'abord la femme mariée, et lui demanda son âge, quoiqu'elle eût son extrait baptistaire écrit sur son front, elle ne laissa pas de dire hardiment qu'elle n'avait que quarante ans. Après qu'il l'eut interrogée, il s'adressa à la fille: «Et vous, Mademoiselle, lui dit-il, quel âge avez-vous?—Passons aux autres questions, Monsieur le commissaire, lui répondit-elle; on ne doit point nous demander cela.—Vous n'y pensez pas, reprit-il; ignorez-vous qu'en justice...—Oh! il n'y a justice qui tienne, interrompit brusquement la fille; eh! qu'importe à la justice de savoir quel âge j'ai? ce ne sont pas ses affaires.—Mais je ne puis recevoir, dit-il, votre déposition, si votre âge n'y est pas; c'est une circonstance requise.—Si cela est absolument nécessaire, répliqua-t-elle, regardez-moi donc avec attention, et mettez mon âge en conscience.»

«Le commissaire la considéra, et fut assez poli pour ne marquer que vingt-huit ans. Il lui demanda ensuite si elle connaissait la veuve depuis longtemps. «Avant son mariage, répondit-elle.—J'ai donc mal coté votre âge, reprit-il; car je ne vous ai donné que vingt-huit ans, et il y en a vingt-neuf que la veuve est mariée.—Hé bien! s'écria la fille, écrivez donc que j'en ai trente: j'ai pu à un an connaître la veuve.—Cela ne serait pas régulier, répliquait-il; ajoutons-en une douzaine.—Non pas, s'il vous plaît, dit-elle; tout ce que je puis faire pour contenter la justice, c'est d'y mettre encore une année; mais je n'y mettrais pas un mois avec, quand il s'agirait de mon honneur.»

«Lorsque les deux déposantes furent sorties de chez le commissaire, la femme dit à la fille: «Admirez, je vous prie, ce nigaud qui nous croit assez sottes pour lui aller dire notre âge au juste: c'est bien assez vraiment qu'il soit marqué sur les registres de nos paroisses, sans qu'il l'écrive encore sur ses papiers, afin que tout le monde en soit instruit. Ne serait-il pas bien gracieux pour nous d'entendre lire en plein barreau: Madame Richard, âgée de soixante et tant d'années; et Mademoiselle Perinelle, âgée de quarante-cinq ans, déposent telles et telles choses? Pour moi, je me moque de cela; j'ai supprimé vingt années à bon compte: vous avez fort bien fait d'en user de même.

«—Qu'appelez-vous de même? répondit la fille d'un ton brusque; je suis votre servante! je n'ai tout au plus que trente-cinq ans.—Hé! ma petite, répliqua l'autre d'un air malin, à qui le dites-vous? Je vous ai vue naître: je parle de longtemps. Je me souviens d'avoir vu votre père; lorsqu'il mourut il n'était pas jeune, et il y a près de quarante ans qu'il est mort.—Oh! mon père, mon père, interrompit avec précipitation la fille, irritée de la franchise de la femme, quand mon père épousa ma mère, il était déjà si vieux qu'il ne pouvait plus faire d'enfants.»

«Je remarque dans une maison, poursuivit l'esprit, deux hommes qui ne sont pas raisonnables: l'un est un enfant de famille qui ne saurait garder d'argent ni s'en passer: il a trouvé un bon moyen d'en avoir toujours. Quand il est en fonds, il achète des livres, et dès qu'il est à sec, il s'en défait pour la moitié de ce qu'ils lui ont coûté. L'autre est un peintre étranger qui fait des portraits de femmes: il est habile; il dessine correctement; il peint à merveille et attrape la ressemblance; mais il ne flatte point, et il s'imagine qu'il aura la presse. Inter stultos referatur.

—Comment donc, dit l'écolier, vous parlez latin!—Cela doit-il vous étonner? répondit le diable. Je parle parfaitement toute sorte de langues: je sais l'hébreu, le turc, l'arabe et le grec; cependant je n'en ai pas l'esprit plus orgueilleux ni plus pédantesque: j'ai cet avantage sur vos érudits.

«Voyez dans ce grand hôtel, à main gauche, une dame malade, qu'entourent plusieurs femmes qui la veillent: c'est la veuve d'un riche et fameux architecte, une femme entêtée de noblesse. Elle vient de faire son testament: elle a des biens immenses qu'elle donne à des personnes de la première qualité qui ne la connaissent seulement pas: elle leur fait des legs à cause de leurs grands noms. On lui a demandé si elle ne voulait rien laisser à un certain homme qui lui a rendu des services considérables: «Hélas! non, a-t-elle répondu d'un air triste, et j'en suis fâchée: je ne suis point assez ingrate pour refuser d'avouer que je lui ai beaucoup d'obligation; mais il est roturier: son nom déshonorerait mon testament.»

—Seigneur Asmodée, interrompit Léandro, apprenez-moi, de grâce, si ce vieillard que je vois occupé à lire dans un cabinet ne serait point par hasard un homme à mériter d'être ici!—Il le mériterait sans doute, répondit le démon: ce personnage est un vieux licencié qui lit une épreuve d'un livre qu'il a sous la presse.—C'est apparemment quelque ouvrage de morale ou de théologie, dit don Cléofas.—Non, répartit le boiteux, ce sont des poésies gaillardes qu'il a composées dans sa jeunesse: au lieu de les brûler, ou du moins de les laisser périr avec lui, il les fait imprimer de son vivant, de peur qu'après sa mort ses héritiers ne soient tentés de les mettre au jour, et que, par respect pour son caractère, ils n'en ôtent tout le sel et l'agrément.

«J'aurais tort d'oublier une petite femme qui demeure chez ce licencié: elle est si persuadée qu'elle plaît aux hommes, qu'elle met tous ceux qui lui parlent au nombre de ses amants. Mais venons à un riche chanoine que je vois à deux pas de là; il a une folie fort singulière: s'il vit frugalement, ce n'est ni par mortification, ni par sobriété: s'il se passe d'équipage, ce n'est point par avarice.—Hé! pourquoi donc ménage-t-il son revenu?—C'est pour amasser de l'argent.—Qu'en veut-il faire? des aumônes?—Non: il achète des tableaux, des meubles précieux, des bijoux. Et vous croyez que c'est pour en jouir pendant sa vie? Vous vous trompez: c'est uniquement pour en parer son inventaire.

—Ce que vous dites est outré, interrompit Zambullo: y a-t-il au monde un homme de ce caractère-là?—Oui, vous dis-je, reprit le diable, il a cette manie: il se fait un plaisir de penser qu'on admirera son inventaire. A-t-il acheté, par exemple, un beau bureau? Il le fait empaqueter proprement et serrer dans un garde-meuble, afin qu'il paraisse tout neuf aux yeux des fripiers qui viendront le marchander après sa mort.

«Passons à un de ses voisins que vous ne trouverez pas moins fou: c'est un vieux garçon venu depuis peu des îles Philippines à Madrid, avec une riche succession que son père, qui était auditeur de l'audience de Madrid, lui a laissée. Sa conduite est assez extraordinaire: on le voit toute la journée dans les antichambres du roi et du premier ministre. Ne le prenez pas pour un ambitieux qui brigue quelque charge importante: il n'en souhaite aucune et ne demande rien. Hé quoi! me direz-vous, il n'irait dans cet endroit-là simplement que pour faire sa cour? Encore moins: il ne parle jamais au ministre; il n'en est pas même connu, et ne se soucie nullement de l'être.—Quel est donc son but?—Le voici: il voudrait persuader qu'il a du crédit.

—Le plaisant original! s'écria l'écolier en éclatant de rire; c'est se donner bien de la peine pour peu de chose; vous avez raison de le mettre au rang des fous à enfermer.—Oh! reprit Asmodée, je vais vous en montrer beaucoup d'autres qu'il ne serait pas juste de croire plus sensés. Considérez dans cette grande maison, où vous apercevez tant de bougies allumées, trois hommes et deux femmes autour d'une table: ils ont soupé ensemble, et jouent présentement aux cartes pour achever de passer la nuit, après quoi ils se sépareront. Telle est la vie que mènent ces dames et ces cavaliers: ils s'assemblent régulièrement tous les soirs et se quittent au lever de l'aurore, pour aller dormir jusqu'à ce que les ténèbres reviennent chasser le jour: ils ont renoncé à la vue du soleil et des beautés de la nature. Ne dirait-on pas, à les voir ainsi environnés de flambeaux, que ce sont des morts qui attendent qu'on leur rende les derniers devoirs?—Il n'est pas besoin d'enfermer ces fous-là, dit don Cléofas, ils le sont déjà.

—Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme que j'aime et qui m'affectionne aussi beaucoup, un sujet pétri d'une pâte de ma façon: c'est un vieux bachelier qui idolâtre le beau sexe. Vous ne sauriez lui parler d'une jolie dame, sans remarquer qu'il vous écoute avec un extrême plaisir: si vous lui dites qu'elle a une petite bouche, des lèvres vermeilles, des dents d'ivoire, un teint d'albâtre; en un mot, si vous la lui peignez en détail, il soupire à chaque trait, il tourne les yeux, il lui prend des élans de volupté. Il y a deux jours qu'en passant dans la rue d'Alcala, devant la boutique d'un cordonnier de femmes, il s'arrêta tout court pour regarder une petite pantoufle qu'il y aperçut: après l'avoir considérée avec plus d'attention qu'elle n'en méritait, il dit d'un air pâmé à un cavalier qui l'accompagnait: «Ah! mon ami, voilà une pantoufle qui m'enchante l'imagination! Que le pied pour lequel on l'a faite doit être mignon! je prends trop de plaisir à la voir; éloignons-nous promptement: il y a du péril à passer par ici.»

—Il faut marquer de noir ce bachelier-là, dit Léandro Perez.—C'est juger sainement de lui, reprit le diable, et l'on ne doit pas non plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d'auditeur qui, parce qu'il a un équipage, rougit de honte quand il est obligé de se servir d'un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet auditeur avec un licencié de ses parents qui possède une dignité d'un grand revenu dans une église de Madrid, et qui va presque toujours en carrosse de louage, pour en ménager deux fort propres et quatre belles mules qu'il a chez lui.

«Je découvre dans le voisinage de l'auditeur et du bachelier un homme à qui l'on ne peut sans injustice refuser une place parmi les fous. C'est un cavalier de soixante ans qui fait l'amour à une jeune femme: il la voit tous les jours, et croit lui plaire en l'entretenant des bonnes fortunes qu'il a eues dans ses beaux jours: il veut qu'elle lui tienne compte d'avoir autrefois été aimable.

«Mettons avec ce vieillard un autre qui repose à dix pas de nous, un comte français qui est venu à Madrid pour voir la cour d'Espagne: ce vieux seigneur est dans son quatorzième lustre; il a brillé dans ses belles années à la cour de son roi: tout le monde y admirait jadis sa taille, son air galant, et l'on était surtout charmé du goût qu'il y avait dans la manière dont il s'habillait. Il a conservé tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dépit de la mode qui change tous les jours dans son pays; mais ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore aujourd'hui les mêmes grâces qu'on lui trouvait dans sa jeunesse.

—Il n'y a point à hésiter, dit don Cléofas; plaçons ce seigneur français parmi les personnes qui sont dignes d'être pensionnaires dans la casa de los locos.—J'y retiens une loge, reprit le démon, pour une dame qui demeure dans un grenier à côté de l'hôtel du comte: c'est une vieille veuve qui, par un excès de tendresse pour ses enfants, a eu la bonté de leur faire une donation de tous ses biens, moyennant une petite pension alimentaire que lesdits enfants sont obligés de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand soin de ne lui pas payer.

«J'y veux envoyer aussi un vieux garçon de bonne famille, lequel n'a pas plus tôt un ducat qu'il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d'espèces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier à un valet de chambre qui la recherchait. «Tu as donc d'autre argent? lui dit-il; car où diable est le valet de chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pistoles?—Hé! mais, répondit-elle, j'ai encore, outre cela, deux cents ducats.—Deux cents ducats! répliqua-t-il avec émotion; malpeste! Tu n'as qu'à me les donner à moi: je t'épouse, et nous voilà quitte à quitte.» Il fut pris au mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme.

«Retenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de souper en ville, et qui rentrent dans cet hôtel à main droite, où elles font leur résidence. L'un est un comte qui se pique d'aimer les belles-lettres; l'autre est son frère le licencié, et le troisième un bel esprit attaché à eux. Ils ne se quittent presque point: ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n'a soin que de se louer; son frère le loue et se loue aussi lui-même; mais le bel esprit est chargé de trois soins: de les louer tous deux, et de mêler ses louanges avec les leurs.

«Encore deux places, l'une pour un vieux bourgeois fleuriste qui, n'ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jardinier et une jardinière, pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans son jardin. L'autre pour un histrion qui, plaignant les désagréments attachés à la vie comique, disait l'autre jour à quelques-uns de ses camarades: «Ma foi, mes amis, je suis bien dégoûté de la profession: oui, j'aimerais mieux n'être qu'un petit gentilhomme de campagne de mille ducats de rente.»

«De quelque côté que je tourne la vue, continua l'esprit, je ne découvre que des cerveaux malades. J'aperçois un chevalier de Calatrava, qui est si fier et si vain d'avoir des entretiens secrets avec la fille d'un grand, qu'il se croit de niveau avec les premières personnes de la cour. Il ressemble à Villius, qui s'imaginait être gendre de Scylla parce qu'il était bien avec la fille de ce dictateur: cette comparaison est d'autant plus juste, que ce chevalier a, comme le romain, un Longazenus, c'est-à-dire un rival de néant, qui est encore plus favorisé que lui.

«On dirait que les mêmes hommes renaissent de temps en temps sous de nouveaux traits. Je reconnais dans ce commis le ministre Bollanus, qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visière à tous ceux dont l'abord lui était désagréable. Je revois dans ce vieux président Fufidius, qui prêtait son argent à cinq pour cent par mois; et Marsœus, qui donna sa maison paternelle à la comédienne Origo, revit dans ce garçon de famille, qui mange avec une femme de théâtre une maison de campagne qu'il a près de l'Escurial.»

Asmodée allait poursuivre; mais comme il entendit tout à coup accorder des instruments de musique, il s'arrêta, et dit à don Cléofas: «Il y a au bout de cette rue des musiciens qui vont donner une sérénade à la fille d'un alcalde de corte: si vous voulez voir cette fête de près, vous n'avez qu'à parler.—J'aime fort ces sortes de concerts, répondit Zambullo; approchons-nous de ces symphonistes: peut-être y a-t-il des voix parmi eux.» Il n'eut pas achevé ces mots, qu'il se trouva sur une maison voisine de l'alcalde.

Les joueurs d'instruments jouèrent d'abord quelques airs italiens, après quoi deux chanteurs chantèrent alternativement les couplets suivants.

1er COUPLET.

Si de tu hermosura quieres
Una copia con mil gracias,
Escucha, porque pretendo
El pintar la.

(Si vous voulez une copie de vos grâces et de votre beauté, écoutez-moi, car je prétends en faire le portrait.)

2e COUPLET.

Es tu frente toda nieve
Y el alabastro batallas
Ofreciò al Amor, haziendo
En ella vaya.

(Votre visage tout de neige et d'albâtre a fait des défis à l'amour qui se moquait de lui.)

3e COUPLET.

Amor labrò de tus cejas
Dos arcos para su aljava,
Y debaxo ha descubierto
Quien le mata.

(L'amour a fait de vos sourcils deux arcs pour son carquois; mais il a découvert dessous qui le tue.)

4e COUPLET.

Eres dueña de el lugar,
Vandolera de las almas,
Iman de les alvedrios,
Linda alhaja.

(Vous êtes souveraine de ce séjour, la voleuse des cœurs, l'aimant des désirs, un joli bijou.)

5e COUPLET.

Un rasgo de tu hermosura
Quisiera yo retratar la.
Que es estrella, es cielo, es sol:
No, es sino el alva.

(Je voudrais d'un seul trait peindre votre beauté: c'est une étoile, un ciel, un soleil: non, ce n'est qu'une aurore.)

«Les couplets sont galants et délicats, s'écria l'écolier.—Ils vous semblent tels, dit le démon, parce que vous êtes Espagnol; s'ils étaient traduits en français, par exemple, ils ne jetteraient pas un trop beau coton: les lecteurs de cette nation n'en approuveraient pas les expressions figurées, et y trouveraient une bizarrerie d'imagination qui les ferait rire. Chaque peuple est entêté de son goût et de son génie. Mais laissons là ces couplets, continua-t-il; vous allez entendre une autre musique.

«Suivez de l'œil ces quatre hommes qui paraissent subitement dans la rue: les voici qui viennent fondre sur les symphonistes. Ceux-ci se font des boucliers de leurs instruments, lesquels, ne pouvant résister à la force des coups, volent en éclats. Voyez arriver à leur secours deux cavaliers, dont l'un est le patron de la sérénade. Avec quelle furie ils chargent les agresseurs! Mais ces derniers, qui les égalent en adresse et en valeur, les reçoivent de bonne grâce. Quel feu sort de leurs épées! Remarquez qu'un défenseur de la symphonie tombe; c'est celui qui a donné le concert: il est mortellement blessé. Son compagnon, qui s'en aperçoit, prend la fuite: les agresseurs de leur côté se sauvent, et tous les musiciens disparaissent: il ne reste sur la place que l'infortuné cavalier dont la mort est le prix de la sérénade. Considérez en même temps la fille de l'alcalde: elle est à sa jalousie, d'où elle a observé tout ce qui vient de se passer; cette dame est si fière et si vaine de sa beauté, quoiqu'assez commune, qu'au lieu d'en déplorer les effets funestes, la cruelle s'en applaudit et s'en croit plus aimable.

«Ce n'est pas tout, ajouta-t-il: regardez un autre cavalier qui s'arrête dans la rue auprès de celui qui est noyé dans son sang, pour le secourir, s'il est possible; mais pendant qu'il s'occupe d'un soin si charitable, prenez garde qu'il est surpris par la ronde qui survient: la voilà qui le mène en prison, où il demeurera longtemps, et il ne lui en coûtera guère moins que s'il était le meurtrier du mort.

—Que de malheurs il arrive cette nuit! dit Zambullo.—Celui-ci, reprit le diable, ne sera pas le dernier. Si vous étiez présentement à la porte du Soleil, vous seriez effrayé d'un spectacle qui s'y prépare. Par la négligence d'un domestique, le feu est dans un hôtel, où il a déjà réduit en cendres beaucoup de meubles précieux; mais, quelques riches effets qu'il puisse consumer, don Pèdre de Escolano, à qui appartient cet hôtel malheureux, n'en regrettera point la perte s'il peut sauver Séraphine, sa fille unique, qui se trouve en danger de périr.»

Don Cléofas souhaita de voir cet incendie, et le boiteux le transporta, dans l'instant même, à la porte du Soleil, sur une grande maison qui faisait face à celle où était le feu.


CHAPITRE XI

De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion par amitié pour don Cléofas.

Ils entendirent d'abord les voix confuses de plusieurs personnes, dont les unes criaient au feu, et les autres demandaient de l'eau. Ils remarquèrent, peu de temps après, qu'un grand escalier par où l'on montait aux principaux appartements de l'hôtel de don Pèdre était tout enflammé: ils virent ensuite sortir par les fenêtres des tourbillons de flamme et de fumée.

«L'incendie est dans sa fureur, dit le démon; déjà le feu, parvenu jusqu'au toit, commence à s'y faire un passage et remplit l'air d'étincelles. L'embrasement devient tel, que le peuple qui accourt de toutes parts pour l'éteindre ne peut s'occuper qu'à le regarder. Démêlez dans la foule des spectateurs un vieillard en robe de chambre: c'est le seigneur de Escolano. Entendez-vous ses cris et ses lamentations? Il s'adresse aux hommes qui l'environnent, et les conjure d'aller délivrer sa fille; mais il a beau leur promettre une grosse récompense, aucun ne veut exposer sa vie pour cette dame, qui n'a que seize ans, et dont la beauté est incomparable. Voyant qu'il implore en vain leur assistance, il s'arrache les cheveux et la moustache; il se frappe la poitrine; l'excès de sa douleur lui fait faire des actions insensées. D'un autre côté, Séraphine, abandonnée de ses femmes, s'est évanouie de frayeur dans son appartement, où bientôt une épaisse fumée va l'étouffer: aucun mortel ne peut la secourir.

—Ah! seigneur Asmodée, s'écria Léandro Perez entraîné par les mouvements d'une généreuse compassion, cédez à la pitié dont je me sens saisir, et ne rejetez pas la prière que je vous fais de sauver cette jeune dame de la mort prochaine qui la menace: c'est ce que je vous demande pour prix du service que je vous ai rendu. Ne vous opposez point, comme tantôt, à mon envie; j'en aurais un chagrin mortel.»

Le diable sourit en entendant parler ainsi l'écolier. «Seigneur Zambullo, lui dit-il, vous avez toutes les qualités d'un bon chevalier errant: vous êtes courageux, compatissant aux peines d'autrui, et très-prompt au service des jeunes damoiselles. Ne seriez-vous pas homme à vous jeter au milieu des flammes, comme un Amadis, pour aller délivrer Séraphine et la rendre saine et sauve à son père?—Plût au ciel! répondit don Cléofas, que la chose fût possible! je l'entreprendrais sans balancer.—Votre mort, reprit le boiteux, serait tout le salaire d'un si bel exploit. Je vous l'ai déjà dit, la valeur humaine ne peut rien dans cette occasion, et il faut bien que je m'en mêle pour vous contenter: regardez de quelle façon je vais m'y prendre: observez d'ici toutes mes opérations.»

Il n'eut pas sitôt dit ces paroles, qu'empruntant la figure de Léandro Perez, au grand étonnement de cet écolier, il se glissa parmi le peuple, traversa la presse, et se lança dans le feu comme dans son élément, à la vue des spectateurs, qui furent effrayés de cette action, et qui la blâmèrent par un cri général. «Quel extravagant! disait l'un; comment l'intérêt a-t-il pu l'aveugler jusque-là? S'il n'était pas entièrement fou, la récompense promise ne l'aurait nullement tenté.—Il faut, disait l'autre, que ce jeune téméraire soit un amant de la fille de don Pèdre, et que, dans la douleur qui le possède, il ait résolu de sauver sa maîtresse ou de se perdre avec elle.»

Enfin, ils comptaient tous qu'il aurait le sort d'Empédocle[11], lorsqu'une minute après ils le virent sortir des flammes avec Séraphine entre ses bras. L'air retentit d'acclamations; le peuple donna mille louanges au brave cavalier qui avait fait un si beau coup. Quand la témérité est heureuse, elle ne trouve plus de censeurs, et ce prodige parut à la nation un effet très-naturel du courage espagnol.

[11] Poëte et philosophe sicilien, qui se jeta dans les flammes du Mont-Etna.

Comme la dame était encore évanouie, son père n'osa se livrer à la joie: il craignait qu'après avoir été si heureusement délivrée du feu, elle ne mourût à ses yeux de l'impression terrible qu'avait dû faire en son cerveau le péril qu'elle avait couru; mais il fut bientôt rassuré: elle revint de son évanouissement par les soins qu'on prit de le dissiper. Elle envisagea le vieillard, et lui dit d'un air tendre: «Seigneur, je serais plus affligée que réjouie de voir mes jours conservés, si les vôtres ne l'étaient pas.—Ah, ma fille! lui répondit-il en l'embrassant, puisque je ne vous ai pas perdue, je suis consolé de tout le reste. Remercions, poursuivit-il en lui présentant le faux don Cléofas, remercions tous deux ce jeune cavalier; c'est votre libérateur; c'est à lui que vous devez la vie: nous ne pouvons lui témoigner assez de reconnaissance, et la somme que j'ai promise ne saurait nous acquitter envers lui.»

Le diable prit alors la parole, et dit à don Pèdre d'un air poli: «Seigneur, la récompense que vous avez proposée n'a aucune part au service que j'ai eu le bonheur de vous rendre: je suis noble et Castillan; le plaisir d'avoir essuyé vos larmes, et arraché aux flammes l'objet charmant qu'elles allaient consumer, est un salaire qui me suffit.»

Le désintéressement et la générosité du libérateur firent concevoir pour lui une estime infinie au seigneur de Escolano, qui le pria de le venir voir, et lui demanda son amitié, en lui offrant la sienne. Après bien des compliments de part et d'autre, le père et la fille se retirèrent dans un corps de logis qui était au bout du jardin; ensuite le démon rejoignit l'écolier, qui, le voyant revenir sous sa première forme, lui dit: «Seigneur diable, mes yeux m'auraient-ils trompé? N'étiez-vous pas tout à l'heure sous ma figure?—Pardonnez-moi, répondit le boiteux, et je vais vous apprendre le motif de cette métamorphose. J'ai formé un grand dessein: je prétends vous faire épouser Séraphine; je lui ai déjà inspiré, sous vos traits, une passion violente pour votre seigneurie. Don Pèdre est aussi très-satisfait de vous, parce que je lui ai dit fort poliment qu'en délivrant sa fille je n'avais eu en vue que de leur faire plaisir à l'un et à l'autre, et que l'honneur d'avoir heureusement mis à fin une si périlleuse aventure était une assez belle récompense pour un gentilhomme espagnol. Le bonhomme a l'âme noble: il ne voudra pas demeurer en reste de générosité, et je vous dirai qu'en ce moment il délibère en lui-même s'il vous fera son gendre, pour mesurer sa reconnaissance au service qu'il s'imagine que vous lui avez rendu.

«En attendant qu'il s'y détermine, ajouta le boiteux, gagnons un endroit plus favorable que celui-ci pour continuer nos observations.» A ces mots, il emporta l'écolier sur une haute église remplie de mausolées.


CHAPITRE XII

Des tombeaux, des ombres et de la Mort.

Avant que nous poursuivions l'examen des vivants, dit le démon, troublons pour quelques moments le repos des morts de cette église; parcourons tous ces tombeaux, dévoilons ce qu'ils recèlent; voyons ce qui les a fait élever.

«Le premier de ceux qui sont à main droite contient les tristes restes d'un officier général qui, comme un autre Agamemnon, trouva au retour de la guerre un Egiste dans sa maison. Il y a dans le second un jeune cavalier de noble race, qui, voulant montrer son adresse et sa vigueur à sa dame un jour de combat de taureaux, fut cruellement occis par un de ces animaux-là. Et dans le troisième gît un vieux prélat sorti de ce monde assez brusquement, pour avoir fait son testament en pleine santé et l'avoir lu à ses domestiques, à qui, comme un bon maître, il léguait quelque chose. Son cuisinier fut impatient de recevoir son legs.

«Il repose dans le quatrième mausolée un courtisan qui ne s'est jamais fatigué qu'à faire sa cour; on le vit, pendant soixante ans, tous les jours au lever, au dîner, au souper et au coucher du roi, qui le combla de bienfaits pour récompenser son assiduité.—Au reste, dit don Cléofas, ce courtisan était-il homme à rendre service?—A personne, répondit le diable: il promettait volontiers de faire plaisir; mais il ne tenait jamais ses promesses.—Le misérable! répliqua Léandro: si l'on voulait retrancher de la société civile les hommes qui y sont de trop, il faudrait commencer par les courtisans de ce caractère-là.

—Le cinquième tombeau, reprit Asmodée, renferme la dépouille mortelle d'un seigneur zélé pour la nation espagnole, et jaloux de la gloire de son maître: il fut toute sa vie ambassadeur à Rome ou en France, en Angleterre ou en Portugal; il se ruina si bien dans ses ambassades, qu'il n'avait pas de quoi se faire enterrer quand il mourut; mais le roi en fit la dépense pour reconnaître ses services.

«Passons aux monuments qui sont de l'autre côté. Le premier est celui d'un gros négociant qui laissa de grandes richesses à ses enfants; mais, de peur qu'elles ne leur fissent oublier de qui ils étaient sortis, il fit graver sur son tombeau son nom et sa qualité, ce qui ne plaît guère aujourd'hui à ses descendants.

«Le mausolée qui suit, et qui surpasse tous les autres en magnificence, est un morceau que les voyageurs regardent avec admiration.—En effet, dit Zambullo, il me paraît admirable: je suis enchanté surtout de ces deux représentations qui sont à genoux; voilà des figures bien travaillées! que le sculpteur qui les a faites était un habile ouvrier! Mais apprenez-moi, de grâce, ce que les personnes qu'elles représentent ont été pendant leur vie.»

Le boiteux reprit: «Vous voyez un duc et son épouse: ce seigneur était grand sommelier du corps; il remplissait sa charge avec honneur, et sa femme vivait dans une haute dévotion. Il faut que je vous rapporte un trait de cette bonne duchesse: vous le trouverez un peu gaillard pour une dévote. Le voici:

«Cette dame avait pour directeur, depuis longtemps, un religieux de la Merci, nommé don Jérôme d'Aguilar, homme de bien et fameux prédicateur: elle en était très-satisfaite, lorsqu'il parut à Madrid un dominicain qui se mit à prêcher de façon que tout le peuple en fut enchanté. Ce nouvel orateur s'appelait le frère Placide: on courait à ses sermons comme à ceux du cardinal Ximenés, et, sur sa réputation, la cour, ayant voulu l'entendre, en fut encore plus contente que la ville.

«Notre duchesse se fit d'abord un point d'honneur de tenir bon contre la renommée, et de résister à la curiosité d'aller juger par elle-même de l'éloquence du frère Placide. Elle en usait ainsi pour prouver à son directeur qu'en pénitente délicate et sensible, elle entrait dans les sentiments de dépit et de jalousie que ce nouveau venu pouvait lui causer. Il n'y eut pourtant pas moyen de s'en défendre toujours; le dominicain fit tant de bruit, qu'elle céda enfin à la tentation de le voir: elle le vit, l'entendit prêcher, le goûta, le suivit, et la petite inconstante forma le projet de se mettre sous sa direction.

«Il fallait auparavant se débarrasser du religieux de la Merci; cela n'était pas facile: un guide spirituel ne se quitte pas comme un amant; une dévote ne veut point passer pour volage, ni perdre l'estime d'un directeur qu'elle abandonne. Que fit la duchesse? elle alla trouver don Jérôme, et lui dit d'un air aussi triste que si elle eût été véritablement affligée: «Mon père, je suis au désespoir: vous me voyez dans un étonnement, dans une affliction, dans une perplexité d'esprit inconcevable.—Qu'avez-vous donc, Madame? répondit d'Aguilar.—Le croirez-vous? reprit-elle; mon mari, qui a toujours eu une parfaite confiance en ma vertu, après m'avoir vue si longtemps sous votre conduite sans faire paraître la moindre inquiétude sur la mienne, se livre tout à coup à des soupçons jaloux, et ne veut plus que vous soyez mon directeur. Avez-vous jamais ouï parler d'un pareil caprice? j'ai eu beau lui reprocher qu'il offensait avec moi un homme d'une piété profonde et délivré de la tyrannie des passions, je n'ai fait qu'augmenter sa défiance en prenant votre parti.»

«Don Jérôme, malgré tout son esprit, donna dans ce rapport; il est vrai qu'elle le lui avait fait avec des démonstrations à tromper toute la terre. Quoique fâché de perdre une pénitente de cette importance, il ne laissa pas de l'exhorter à se conformer aux volontés de son époux; mais Sa Révérence ouvrit enfin les yeux, et fut au fait lorsqu'elle apprit que cette dame avait choisi le frère Placide pour directeur.

«Après ce grand sommelier du corps et son adroite épouse, continua le diable, un mausolée plus modeste recèle depuis peu de temps le bizarre assemblage d'un doyen du conseil des Indes et de sa jeune femme. Ce doyen, dans sa soixante-troisième année, épousa une fille de vingt ans; il avait d'un premier lit deux enfants, dont il était prêt à signer la ruine, lorsqu'une apoplexie l'emporta: sa femme mourut vingt-quatre heures après lui, de regret qu'il ne fût pas mort trois jours plus tard.

Nous voici arrivés au monument de cette église le plus respectable: les Espagnols ont autant de vénération pour ce tombeau que les Romains en avaient pour celui de Romulus.—De quel grand personnage renferme-t-il la cendre, dit Léandro Perez?—D'un premier ministre de la couronne d'Espagne, répondit Asmodée: jamais la monarchie n'en aura peut-être un pareil. Le roi se reposa du soin du gouvernement sur ce grand homme, qui sut si bien s'en acquitter, que le monarque et ses sujets en furent très-contents. L'État, sous son ministère, fut toujours florissant et les peuples heureux; enfin cet habile ministre eut beaucoup de religion et d'humanité: cependant, quoiqu'il n'eût rien à se reprocher en mourant, la délicatesse de son poste ne laissa pas de le faire trembler.

«Un peu au delà de ce ministre, si digne d'être regretté, démêlez dans un coin une table de marbre noir attachée à un pilier. Voulez-vous que j'ouvre le sépulcre qui est dessous, pour vous montrer ce qui reste d'une fille bourgeoise qui mourut à la fleur de son âge, et dont la beauté charmait tous les yeux? ce n'est plus que de la poussière; c'était de son vivant une personne si aimable, que son père avait de continuelles alarmes que quelque amant ne la lui enlevât, ce qui aurait bien pu arriver si elle eût vécu plus longtemps. Trois cavaliers qui l'idolâtraient furent inconsolables de sa perte, et se donnèrent la mort pour signaler leur désespoir. Leur tragique histoire est gravée en lettres d'or sur cette table de marbre, avec trois petites figures qui représentent ces trois galants désespérés: ils sont prêts à se défaire eux-mêmes; l'un avale un verre de poison; l'autre se perce de son épée, et le troisième se passe au col une ficelle pour se pendre.»

Le démon, remarquant en cet endroit que l'écolier riait de tout son cœur, et trouvait fort plaisant qu'on eût orné de ces trois figures l'épitaphe de la bourgeoise, lui dit: «Puisque cette imagination vous réjouit, peu s'en faut qu'en cet instant je ne vous transporte sur les bords du Tage, pour vous montrer le monument qu'un auteur dramatique a fait construire dans l'église d'un village auprès d'Almaraz, où il s'était retiré après avoir mené à Madrid une longue et joyeuse vie. Cet auteur a donné au théâtre un grand nombre de comédies pleines de gravelures et de gros sel; mais il s'en est repenti avant sa mort, et, pour expier le scandale qu'elles ont causé, il a fait peindre sur son tombeau une espèce de bûcher, composé de livres qui représentent quelques-unes de ses pièces, et l'on voit la pudeur qui tient un flambeau allumé pour y mettre le feu.

«Outre les morts qui sont dans les mausolées que je viens de vous faire observer, il y en a une infinité d'autres qui ont été enterrés ici fort simplement. Je vois errer toutes leurs ombres: elles se promènent, passent et repassent sans cesse les unes auprès des autres, sans troubler le profond repos qui règne dans ce lieu saint. Elles ne se parlent point; mais je lis dans leur silence toutes leurs pensées.—Que je suis mortifié, s'écria don Cléofas, de ne pouvoir jouir comme vous du plaisir de les apercevoir!—Je puis encore vous donner ce contentement, lui dit Asmodée; rien n'est plus facile pour moi.» En même temps ce démon lui toucha les yeux, et, par un prestige, lui fit voir un grand nombre de fantômes blancs.

A l'apparition de ces spectres, Zambullo frémit. «Comment donc, lui dit le diable, vous frémissez? Ces ombres vous font-elles peur? Que leur habillement ne vous épouvante point; accoutumez-vous-y dès à présent: vous le porterez à votre tour; c'est l'uniforme des mânes; rassurez-vous donc, et ne craignez rien. Pouvez-vous manquer de fermeté dans cette occasion, vous qui avez eu l'assurance de soutenir ma vue? Ces gens-ci ne sont pas si méchants que moi.»

L'écolier, à ces paroles, rappelant tout son courage, regarda les fantômes assez hardiment. «Considérez attentivement toutes ces ombres, lui dit le boiteux: celles qui ont des mausolées sont confondues avec celles qui n'ont qu'une misérable bière pour tout monument: la subordination qui les distinguait les unes des autres pendant leur vie ne subsiste plus: le grand sommelier du corps et le premier ministre ne sont pas plus présentement que les plus vils citoyens enterrés dans cette église. La grandeur de ces nobles mânes a fini avec leurs jours, comme celle d'un héros de théâtre finit avec la pièce.

—Je fais une remarque, dit Léandro; je vois une ombre qui se promène toute seule, et semble fuir la compagnie des autres.—Dites plutôt que les autres évitent la sienne, répondit le démon, et vous direz la vérité: savez-vous bien quelle est cette ombre-là? C'est celle d'un vieux notaire, lequel a eu la vanité de se faire enterrer dans un cercueil de plomb, ce qui a choqué tous les autres mânes bourgeois, dont les cadavres ont été mis en terre ici plus modestement. Ils ne veulent point, pour mortifier son orgueil, que son ombre se mêle parmi eux.

—Je viens de faire encore une observation, reprit don Cléofas: deux ombres, en passant l'une devant l'autre, se sont arrêtées un moment pour se regarder, ensuite elles ont continué leur chemin.—Ce sont, répartit le diable, celles de deux amis intimes, dont l'un était peintre et l'autre musicien: ils étaient un peu ivrognes, à cela près fort honnêtes gens. Ils cessèrent de vivre dans la même année: quand leurs mânes se rencontrent, frappés du souvenir de leurs plaisirs, ils se disent par leur triste silence: «Ah! mon ami, nous ne boirons plus!»

—Miséricorde! s'écria l'écolier; qu'est-ce que je vois? Je découvre au bout de cette église deux ombres qui se promènent ensemble: qu'elles me semblent mal appareillées! Leurs tailles et leurs allures sont bien différentes: l'une est d'une hauteur démesurée, et marche fort gravement, au lieu que l'autre est petite et a l'air évaporé.—La grande, reprit le boiteux, est celle d'un Allemand qui perdit la vie pour avoir bu dans une débauche trois santés avec du tabac dans son vin; et la petite est celle d'un Français, lequel, suivant l'esprit galant de sa nation, s'avisa, en entrant dans une église, de présenter poliment de l'eau bénite à une jeune dame qui en sortait: dès le même jour, pour prix de sa politesse, il fut couché par terre d'un coup d'escopette.

«De mon côté, dit Asmodée, je considère trois ombres remarquables que je démêle dans la foule: il faut que je vous apprenne de quelle façon elles ont été séparées de leur matière. Elles animaient les jolis corps de trois comédiennes qui faisaient autant de bruit à Madrid, dans leur temps, qu'Origo, Citherio et Arbuscula en ont fait à Rome dans le leur, et qui possédaient aussi bien qu'elles l'art de divertir les hommes en public et de les ruiner en particulier. Voici quelle fut la fin de ces fameuses comédiennes espagnoles: l'une creva subitement d'envie au bruit des applaudissements du parterre, au début d'une actrice nouvelle; l'autre trouva dans l'excès de la bonne chère l'infaillible mort qui le suit; et la troisième, venant de s'échauffer sur la scène à jouer le rôle d'une vestale, mourut d'une fausse couche derrière le théâtre.

«Mais laissons en repos toutes ces ombres, poursuivit le démon; nous les avons assez examinées; je veux présenter à votre vue un nouveau spectacle qui doit faire sur vous une impression encore plus forte que celui-ci. Je vais, par la même puissance qui vous a fait apercevoir ces mânes, vous rendre la Mort visible. Vous allez contempler cette cruelle ennemie du genre humain, laquelle tourne sans cesse autour des hommes sans qu'ils la voient, qui parcourt en un clin d'œil toutes les parties du monde, et fait dans un même moment sentir son pouvoir aux divers peuples qui les habitent.

«Regardez du côté de l'orient; la voilà qui s'offre à vos yeux: une troupe nombreuse d'oiseaux de mauvais augure vole devant elle avec la Terreur, et annonce son passage par des cris funèbres. Son infatigable main est armée de la faulx terrible sous laquelle tombent successivement toutes les générations. Sur une de ses ailes sont peints la guerre, la peste, la famine, le naufrage, l'incendie, avec les autres accidents funestes qui lui fournissent à chaque instant une nouvelle proie, et l'on voit sur l'autre aile de jeunes médecins qui se font recevoir docteurs en présence de la Mort, qui leur donne le bonnet après leur avoir fait jurer qu'ils n'exerceront jamais la médecine autrement qu'on la pratique aujourd'hui.»

Quoique don Cléofas fût persuadé qu'il n'y avait aucune réalité dans ce qu'il voyait, et que c'était seulement pour lui faire plaisir que le diable lui montrait la Mort sous cette forme, il ne pouvait la considérer sans frayeur: il se rassura néanmoins, et dit au démon: «Cette figure épouvantable ne passera pas seulement par-dessus la ville de Madrid, elle y laissera sans doute des marques de son passage.—Oui, certainement, répondit le boiteux: elle ne vient pas ici pour rien; il ne tiendra qu'à vous d'être témoin de la besogne qu'elle va faire.—Je vous prends au mot, répliqua l'écolier: volons sur ses traces; voyons sur quelles familles malheureuses sa fureur tombera. Que de larmes vont couler!—Je n'en doute pas, répartit Asmodée; mais il y en aura bien de commande! La Mort, malgré l'horreur qui l'accompagne, cause autant de joie que de douleur.»

Nos deux spectateurs prirent leur vol, et suivirent la Mort pour l'observer. Elle entra d'abord dans une maison bourgeoise dont le chef était malade à l'extrémité: elle le toucha de sa faulx, et il expira au milieu de sa famille, qui forma aussitôt un concert touchant de plaintes et de lamentations. «Il n'y a point ici de tricherie, dit le démon: la femme et les enfants de ce bourgeois l'aimaient tendrement; d'ailleurs ils avaient besoin de lui pour subsister; leurs pleurs ne sauraient être perfides.

«Il n'en est pas de même de ce qui se passe dans cette autre maison où vous voyez la Mort qui frappe un vieillard alité. C'est un conseiller qui a toujours vécu dans le célibat, et fait très-mauvaise chère pour amasser des biens considérables qu'il laisse à trois neveux, qui se sont assemblés chez lui dès qu'ils ont appris qu'il tirait à sa fin. Ils ont fait paraître une extrême affliction et fort bien joué leurs rôles; mais les voilà qui lèvent le masque et se préparent à faire des actes d'héritiers, après avoir fait des grimaces de parents: ils vont fouiller partout. Qu'ils trouveront d'or et d'argent! Quel plaisir, vient de dire tout à l'heure un de ses héritiers aux autres, quel plaisir pour des neveux d'avoir de vieux ladres d'oncles qui renoncent aux douceurs de la vie pour les leur procurer!—La belle oraison funèbre, dit Léandro Perez!—Oh! ma foi, reprit le diable, la plupart des pères qui sont riches et qui vivent longtemps n'en doivent point attendre une autre de leurs propres enfants.

—Tandis que ces héritiers pleins de joie cherchent les trésors du défunt, la Mort vole vers un grand hôtel où demeure un jeune seigneur qui a la petite vérole. Ce seigneur, le plus aimable de la cour, va périr au commencement de ses beaux jours, malgré le fameux médecin qui le gouverne, ou peut-être parce qu'il est gouverné par ce docteur.

«Remarquez avec quelle rapidité la Mort fait ses opérations: elle a déjà tranché la destinée de ce jeune seigneur, et je la vois prête à faire une autre expédition. Elle s'arrête sur un couvent, elle descend dans une cellule, fond sur un bon religieux, et coupe le fil de la vie pénitente et mortifiée qu'il mène depuis quarante ans. La Mort, toute terrible qu'elle est, ne l'a point épouvanté; mais, en récompense, elle entre dans un hôtel qu'elle va remplir d'effroi. Elle s'approche d'un licencié de condition, nommé depuis peu à l'évêché d'Albarazin. Ce prélat n'est occupé que des préparatifs qu'il fait pour se rendre à son diocèse avec toute la pompe qui accompagne aujourd'hui les princes de l'Église. Il ne songe à rien moins qu'à mourir; néanmoins il va tout à l'heure partir pour l'autre monde, où il arrivera sans suite, comme le religieux; et je ne sais s'il y sera reçu aussi favorablement que lui.

—O ciel, s'écria Zambullo, la Mort va passer par-dessus le palais du roi! Je crains que d'un coup de faulx la barbare ne jette toute l'Espagne dans la consternation.—Vous avez raison de trembler, dit le boiteux, car elle n'a pas plus de considération pour les rois que pour leurs valets de pied; mais rassurez-vous, ajouta-t-il un moment après; elle n'en veut point encore au monarque, elle va tomber sur un de ses courtisans, sur un de ces seigneurs dont l'unique occupation est de le suivre et de faire leur cour: ce ne sont pas les hommes de l'État les plus difficiles à remplacer.

—Mais il me semble, répliqua l'écolier, que la Mort ne se contente pas d'avoir enlevé ce courtisan: elle fait encore une pause sur le palais, du côté de l'appartement de la reine.—Cela est vrai, répartit le diable, et c'est pour faire une très-bonne œuvre: elle va couper le sifflet à une mauvaise femme qui se plaît à semer la division dans la cour de la reine, et qui est tombée malade de chagrin de voir deux dames qu'elle avait brouillées se réconcilier de bonne foi.

«Vous allez entendre des cris perçants, continua le démon: la Mort vient d'entrer dans ce bel hôtel à main gauche: il va s'y passer la plus triste scène que l'on puisse voir sur le théâtre du monde: arrêtez vos yeux sur ce déplorable spectacle.—Effectivement, dit don Cléofas, j'aperçois une dame qui s'arrache les cheveux et se débat entre les bras de ses femmes. Pourquoi paraît-elle si affligée?—Regardez dans l'appartement qui est vis-à-vis de celui-là, répondit le diable, vous en découvrirez la cause. Remarquez un homme étendu sur un lit magnifique: c'est son mari qui expire: elle est inconsolable. Leur histoire est touchante, et mériterait d'être écrite: il me prend envie de vous la conter.

—Vous me ferez plaisir, répliqua Léandro; le pitoyable ne m'attendrit pas moins que le ridicule me réjouit.—Elle est un peu longue, reprit Asmodée; mais elle est trop intéressante pour vous ennuyer. D'ailleurs, je vous l'avouerai, tout démon que je suis, je me lasse de suivre la Mort: laissons-la chercher de nouvelles victimes.—Je le veux bien, dit Zambullo: je suis plus curieux d'entendre l'histoire dont vous me faites fête, que de voir périr tous les humains l'un après l'autre.» Alors le boiteux en commença le récit dans ces termes, après avoir transporté l'écolier sur une des plus hautes maison de la rue d'Alcala.

FIN DU TOME PREMIER.


TABLE DES MATIÈRES

DU TOME PREMIER.

PRÉFACE.

CHAPITRE PREMIER Quel diable c'est que le Diable Boiteux. Où et par quel hasard Don Cléofas Leandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui.

CHAPITRE II Suite de la délivrance d'Asmodée.

CHAPITRE III Dans quel endroit le Diable Boiteux transporta l'écolier, et des premières choses qu'il lui fit voir.

CHAPITRE IV Histoire des amours du comte de Belflor et de Leonor de Cespedés.

CHAPITRE V Suite et conclusion des amours du comte de Belflor.

CHAPITRE VI Des nouvelles choses que vit Don Cleofas, et de quelle manière il fut vengé de Doña Tomasa.

CHAPITRE VII Des prisonniers.

CHAPITRE VIII Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée.

CHAPITRE IX Des fous enfermés.

CHAPITRE X Dont la matière est inépuisable.

CHAPITRE XI De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion par amitié pour Don Cleofas.

CHAPITRE XII Des tombeaux, des ombres et de la Mort.

Imp. Eugène Heutte et Cie, à Saint-Germain.






End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome I, by Alain-René Le Sage

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME I ***

***** This file should be named 35019-h.htm or 35019-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/3/5/0/1/35019/

Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
book was produced from scanned images of public domain
material from the Google Print project.)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.