Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0006, 8 Avril 1843, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Illustration, No. 0006, 8 Avril 1843 Author: Various Release Date: November 30, 2010 [EBook #34516] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0006, 8 AVRIL 1843 *** Produced by Rénald Lévesque
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Nº 6. Vol. 1.--SAMEDI 8 AVRIL 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.
SOMMAIRE. Ce qu'annonçait la Comète.--La machine à vapeur aérienne. Description. Trois Gravures.--Courrier de Paris. Théâtre-Italien; Procès d'un Dauphin; le Burgrave; Phèdre et la Pologne; une aménité; un jeune homme à marier; la loge du cintre; la victime de l'amitié.--Les Frontières du Maine. Carte.--Tribunaux. La Police correctionnelle; les circonstances atténuantes. Escalier de la Police correctionnelle.--Poètes Italien» contemporains. Louis Carrer Portrait.--Beaux-Arts. Salon. Tableau de Giraud; Marine d'Isabey; Statue de Desboeufs; les Condottieri de Baron.--La Vengeance des Trépassés. Nouvelle, par F. G., 2e partie, Une Gravure.--Nouvelles inventions. Le procédé Rouillet. Une Gravure.--Industrie. Le sucre de canne et le sucre de betterave.--Théâtres. Georges et Thérèse; Mademoiselle Déjazet; les Marocains; l'Escamoteur Philippe; le Paradis des Funambules.--Bulletin bibliographique.--Annonces,--Observations météorologique.--Modes. Cinq Gravures.--Rébus.
Que nous criait en parcourant notre ciel cette messagère échevelée?--Nous vous le demandions il y a huit jours: nous vous le demandons encore. Nos lecteurs y ont-ils pensé?
Nous n'ignorons pas que M. Arago vient de réfuter savamment l'opinion partout populaire qui attache depuis si longtemps à l'apparition de ces astres une influence mystérieuse sur les destinées terrestres, et nous admirons beaucoup les Pensées sur la Comète, où l'illustre Bayle soutint, en 1682, avec tant d'adresse et de dialectique, la même thèse, à savoir que cette espèce de phénomène ne saurait avoir aucune influence, ni morale ni physique, sur notre globe. Mais sceptiques et savants démocrates auront beau dire, le peuple s'obstinera longtemps encore dans son erreur. Et il faut convenir qu'il y avait bien quelque grandeur et quelque piété dans cette naïve croyance, que le ciel, tout en racontant à la terre la gloire de Dieu, lui parle aussi, de loin en loin, de l'avenir qui l'attend elle-même et des grands événements qu'elle doit craindre ou espérer.
Mais assurément si les astres daignent parler de notre race, ce n'est sans doute qu'à de rares intervalles, et à certains moments solennels et décisifs de son histoire. Qui oserait aujourd'hui affirmer, comme on le pensait au Moyen-Age, qu'ils s'occupent jamais de chacun de nous en particulier, si ce n'est peut-être, dans son grenier, quelque pauvre astrologue fourvoyé au milieu de notre siècle incrédule? car il y a encore des astrologues comme il y a des alchimistes. «L'astrologie, dit Bailly, est la maladie l'a plus longue qui ait affligé la raison humaine; on lui connaît une durée de cinquante siècles.» Bailly veut dire qu'elle est aussi vieille que le genre humain; mais alors maladie est-il bien le mot propre?
Au siècle dernier, oui, au dix-huitième siècle, on croyait encore çà et là; à Paris, en dépit de Bayle et de Voltaire, que l'apparition des comètes présageait de grands malheurs publics. Un grand seigneur, tout fier d'avoir par sa naissance une étoile à lui seul, disait alors à un roturier qui se moquait de ses terreurs puériles: «Vous en parlez bien à votre aise, vous autres que cela ne regarde jamais.»
Eh bien! aujourd'hui, Monseigneur, la chose nous regarde autant que vous. Mais n'est-il pas fâcheux pour nous que depuis 89 nous ayons perdu cette superbe croyance, juste au moment d'en recueillir les bénéfices? Frères, est-ce que par hasard nous nous serions aperçus tout bas, en nous comptant et en comptant les étoiles, qu'il n'y en a pas au firmament une pour chacun de nous?
C'est donc des nations ou du sort général du monde que s'occupent apparemment les comètes. Serait-ce de l'Allemagne que celle-ci nous aurait parlé, et de la discussion qui vient de s'élever entre la Prusse et la Russie? Peut-être; mais, en tout cas, ce fait nous semble notable. Pourquoi? le voici.
Quatre villes soi-disant libres, trente-sept princes, dont deux seulement, les rois de Bavière et de Danemark, possèdent des États de quelque importance, et au-dessus de cette féodalité deux puissances qui s'en disputent la direction, la Prusse et l'Autriche, voilà comment le congrès de Vienne a laissé l'Allemagne. Or; dernièrement le cabinet de Berlin a écrit à celui de Saint-Pétersbourg, pour l'inviter à faire participer tous les États de l'Union de douanes aux facilités commerciales concédées dernièrement à la Prusse. Cette demande n'est rien, ou peu de chose, mais elle soulève par la forme une grave question de souveraineté. Le roi de Prusse a-t-il le droit de négocier, de stipuler, en un mot de faire acte de souveraineté, au nom du Zollverein? Le cabinet russe s'est prononcé énergiquement pour la négative. La confédération germanique n'a pas à ses yeux le caractère d'un corps politique un; c'est une réunion intime d'États, mais qui ne saurait agir en dehors comme un seul et même État. La Russie suit directement en tout ceci, et en divisant l'Allemagne, l'intérêt évident de son ambition. Ce n'est pas l'indépendance et la souveraineté légitime des petits princes allemands qu'elle vient défendre; c'est bien moins encore l'intérêt de l'Autriche qu'elle soutient; car l'Autriche, appelée par le Danube à jouer un rôle en Orient, doit inspirer à la Russie plus d'ombrage encore que la Prusse, quelque entreprenante et habile que soit cette dernière puissance. Que ce fait ne passe: donc point inaperçu de notre pays. Si la France a dans l'Europe sub-occidentale des intérêts parfaitement distincts de ceux de l'Allemagne, elle a aussi avec elle, dans le Nord, un grand intérêt commun. N'est-il pas pour nous aujourd'hui plus à désirer qu'à craindre, que l'Allemagne constitue librement sa nationalité par une combinaison plus large et plus simple? car, après tout, l'Allemagne a des instincts généreux, et une fois en possession de sa vie propre, il lui serait impossible de ne pas réagir contre le despotisme russe, et de ne pas concourir, par exemple, au soulagement, sinon à la délivrance de la Pologne.
Mais il sourirait à notre amour-propre que le grand événement annoncé intéressât plus directement encore notre pays. Et pourquoi ne serait-ce point, par exemple, la résurrection de nos colonies, dont, au souvenir de tant de malheurs anciens et sous l'impression de deux grands désastres récents, on est de toutes parts porté à déplorer l'entière destruction?
Sans nous dissimuler que la prudence semblerait nous commander en ce moment de nous fortifier en Europe, et de concentrer notre marine dans la Méditerranée, nous devons signaler à l'attention publique quelques efforts tentés en ce moment à Paris pour régénérer nos colonies.
On a eu raison de le dire: le jour où les progrès de la civilisation européenne eurent fait proscrire la traite des noirs, l'ancien monde colonial fut brisé. Qu'on ne l'oublie pas: si nous avons eu des colonies riches et puissantes, c'est que le gouvernement de Louis XIV avait accordé une prime par tête d'esclave noir importé dans nos îles, et nous sommes depuis 89 en présence d'une émancipation universelle, admirable sans doute, et sainte, mais dont le mode pratique et les conditions sont extrêmement difficiles à régler. «Périssent les colonies plutôt qu'un principe!» s'écriait le jeune Barnave à la tribune révolutionnaire. A la bonne heure, mais si on pouvait sauver à la fois et le principe et ce qui reste de nos colonies?
Parmi les divers projets mis en avant pour atteindre ce grand but, le plus original et le plus complet a été produit par un économiste, M. Lechevalier. Agissant d'abord par voie d'exemple et d'essai sur la Guyane, ce hardi publiciste a proposé la fondation d'une grande compagnie qui, faisant l'acquisition de toutes les propriétés, hommes et choses, serait chargée d'amener, par des transitions habilement ménagées et réglées d'avance, l'émancipation des esclaves, et exploiterait sur une grande échelle toutes les ressources de ces riches contrées. La commission coloniale, présidée par M. le duc de Broglie, consultée sur ce projet, a été d'avis «que le département de la Marine ferait une chose utile et d'intérêt public en encourageant ces dispositions, et en se prêtant au concours demandé pour l'exploration de la colonie.» Une commission spéciale formée pour discuter la colonisation de la Guyane, sous la présidence de M. le comte de Tascher, pair de France, a adressé à l'unanimité à M. le président du conseil un rapport favorable au projet, et d'où il résulte qu'il y a lieu d'espérer en l'avenir de la Guyane; que la proposition de M. Lechevalier présente des avantages et des garanties, et qu'en conséquence, M. le ministre de la marine peut comprendre dans sa demande de crédits supplémentaires une somme de 500,000 fr., dont moitié pour fonds d'études et voyages d'explorations, l'autre moitié demeurant en réserve pour subvenir ultérieurement, s'il y a lieu, aux dépenses nécessaires pour parvenir à la formation d'une grande compagnie d'exploitation. Les Chambres seront sans doute prochainement appelées à délibérer sur ce projet; mais, dès aujourd'hui, le plan dont il est question ayant pour but d'arriver à l'émancipation des esclaves, en diminuant les sacrifices du Trésor et en les faisant tourner à l'avantage de la culture coloniale et à l'intérêt de la mère-patrie, mérite d'être étudié sérieusement.
Mais non; si les astres parlent, ce n'est sans doute qu'entre eux, et une comète qui se respecte ne doit élever la voix que pour être entendue de toute la terre et lui annoncer un de ces grands événements qui en renouvellent entièrement la face. A lire les journaux anglais, on croirait volontiers, depuis quelques jours, que le grand événement prédit au monde, c'est la découverte de cette voiture aérienne à vapeur dont nous donnons aujourd'hui la description. A entendre les voix triomphantes qui nous arrivent de l'autre côté de la Manche, l'Angleterre, si riche sur terre et si formidable sur mer, vient de conquérir à son activité et à son commerce un nouvel élément, l'air, et elle menace déjà de lancer sur nos têtes d'inévitables flottes. L'imagination s'étonne sans doute et s'effraie de l'aspect brusque et nouveau qu'une seule invention de ce genre donnerait au monde, soit en paix soit en guerre. Conçoit-on après cela une discussion sérieuse sur la loi des douanes? Pour maintenir quelque chose qui y ressemblât, croit-on qu'il suffirait d'établir contre les contrebandiers aéronautes, sur la frontière des divers États, des croisières volantes de douaniers, comme on a établi au loin, contre les pirates ou les négriers, des croisières maritimes? Et les fortifications de Paris, à quoi serviraient-elles? Certes, si des armées volantes pouvaient ainsi venir demain planer sur nos places-fortes, nos ingénieurs n'auraient plus seulement à les entourer d'une ceinture de fossés et de remparts, mais encore à les couvrir supérieurement comme d'un bouclier et à construire par-dessus les maisons quelque immense tortue.
Mais sans entrer dans le monde chimérique des hypothèses, les réalités contemporaines n'offrent-elles pas de toutes parts à la pensée philosophique, qui s'interroge sur l'avenir, un champ sans limites? Du sud au septentrion, et d'occident en orient, le monde ancien et le monde nouveau tressaillent à la fois comme sous un souffle mystérieux.--Sans parler de la jeune Amérique et de son prodigieux développement, l'ancien continent tout entier semble à la veille de se transfigurer.--Ce n'est pas pour rien que la France a mis le pied sur la terre d'Afrique, si voisine de nous, si longtemps étrangère et ennemie, encore inconnue, et dont le passé presque nul et l'histoire encore vide semblent tant demander à l'avenir. Et cependant là-bas, au fond et au centre de la vieille Asie, le céleste empire de la Chine, si fier, si jaloux, et depuis tant de siècles, de sa civilisation à huis clos, s'épouvante de voir ses fleuves lui apporter une civilisation nouvelle, et déjà se lézarder de toutes parts et créneler sa muraille. Cet empire étrange, ce monde peuplé de 500,000,000 d'habitants, jusqu'ici muets pour notre monde, que va-t-il devenir au contact longtemps redouté de l'Europe? Va-t-il changer et renaître? Va-t-il mourir? Et l'Angleterre est-elle seule destinée à en faire l'autopsie? Nous en reparlerons.
(Machine à vapeur aérienne de M. Henson.--Voyez
l'explication des renvois sous la deuxième figure.)
A. Châssis ou ailes--BB. Poteaux d'où partent des chaînes
de fer qui soutiennent les divers parties du châssis--C. Pièce
longitudinale qui forme la limite extérieure de l'espace réservé pour
les roues à vannes.--DD. Les roues à vannes mues par la machine à
vapeur.--EE.. La queue tournant à F sur une charnière.--G. Le char
contenant la machine à vapeur, la cargaison et les passagers.--II. Le
gouvernail.
(Machine aérienne à vapeur de M. Henson.
--Port de Douvres.)
Construire une machine à vapeur qui puisse se mouvoir dans l'air au gré de son conducteur, et transporter avec elle à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol des dépêches, des marchandises et des passagers, tel est le problème mécanique que M. Henson s'est proposé de résoudre.--Réussira-t-il? On l'ignore encore, mais les moyens qu'il emploie pour atteindre ce but sont entièrement différents de ceux dont on a essayé de faire usage jusqu'à ce jour, et il est permis d'espérer que quelque succès viendra tôt ou tard récompenser ses efforts.
Que le lecteur se représente un vaste châssis en bois de 50 mètres de longueur et de 10 mètres de largeur, solide quoique léger, recouvert de soie ou de drap, remplissant l'office d'ailes, bien qu'il n'ait ni jointures ni mouvement, et s'avançant dans l'atmosphère, un de ses côtés plus élevé que l'autre. Au milieu du côté inférieur s'attache une queue de 15 à 16 mètres de longueur, construite comme ce châssis; au-dessous de cette queue est un gouvernail.
Enfin, au-dessous du châssis se trouvent suspendues la voiture destinée au transport des marchandises et des voyageurs, et une machine à vapeur aussi puissante qu'elle est petite et légère, qui met en mouvement deux espèces de roues à vannes, semblables à des ailes de moulin à vent, de 7 mètres environ de diamètre et situées sous le châssis.
Une semblable machine, avec son charbon, son eau, sa cargaison et ses passagers, ne pèsera pas plus de 1.500 kilogrammes; or, comme sa superficie est d'environ 1.500 mètres carrés, elle occupe 52 centimètres carrés pour 170 grammes de poids; elle est par conséquent plus légère que beaucoup d'oiseaux.
Cependant, malgré sa légèreté, elle ne pourrait pas se soutenir longtemps sur l'air, elle descendrait peu à peu jusqu'à terre; mais on remarquera, d'une part, qu'elle s'avance au milieu de l'atmosphère, sa partie antérieure! légèrement élevée. Dans cette position, elle présente sa surface inférieure aux couches d'air qu'elle traverse; la résistance que ces couches lui opposent l'empêche de tomber. D'autre part, elle est également soutenue par la rapidité de sa marche.
Mais, dira-t-on, qu'arriverait-il si la vitesse diminuait, et comment obtenir une vitesse suffisante? Toutes les tentatives faites jusqu'à ce jour ont échoué, parce qu'il n'existait aucune machine à la fois assez légère et assez, puissante pour élever son propre poids dans l'air avec la vitesse nécessaire. Cette double difficulté, M. Henson prétend l'avoir vaincue: 1° par l'invention d'une nouvelle machine à vapeur aussi puissante que légère, et 2º par un procédé très-singulier qui demande une explication particulière.
Les divers inventeurs de machines aériennes ont cru jusqu'à ce jour que leur machine devait avoir en elle-même la force nécessaire pour se mettre en mouvement, s'élever et se soutenir dans l'air. M. Henson croit que cette erreur a empêché leurs entreprises de réussir; l'ait seul étant impuissant, il a recours à la nature: sa machine, prête à partir, est lancée dans l'air de l'extrémité supérieure d'un plan incliné. A mesure qu'elle descend, elle acquiert la vitesse qui lui est nécessaire pour qu'elle puisse se soutenir sur l'atmosphère durant le reste de son voyage. La résistance que l'air lui oppose ralentirait peu à peu sa vitesse; la machine à vapeur n'a d'autre but que de réparer constamment cette perte de vitesse. Un oiseau prend-il son vol du haut d'un arbre ou d'un rocher, d'abord il plonge dans l'air pour acquérir une certaine vitesse. Une fois ce mouvement imprimé, il a peu d'efforts à faire pour monter plus haut et augmenter la rapidité de sa course. Avec quelle peine, au contraire, le même oiseau ne s'élève-t-il pas de terre au sommet d'un arbre ou d'un rocher! Ce fait est une conséquence nécessaire d'un axiome mécanique bien connu: une fois en mouvement, un corps continue à se mouvoir, si sa force égale celle des obstacles qu'il rencontre. M. Henson ayant lancé sa machine, lui donne, à l'aide de sa machine à vapeur, une force égale à celle des obstacles qu'elle doit surmonter.
On demandera encore, nous le savons, si la machine à vapeur de M. Henson est suffisante pour obtenir ce résultat.
Cette question en soulève deux autres, à savoir: quelle est la puissance de cette machine, et quels obstacles aura-t-elle à surmonter? Il est plus facile de répondre à la première de ces deux questions qu'à la seconde. La puissance d'une machine à vapeur dépend principalement de la quantité de vapeur que produit le générateur; or, d'après les expériences faites, la machine de M. Henson représentera une force de 20 chevaux. Le générateur et le condensateur sont aussi nouveaux qu'ingénieux: le premier se compose d'une cinquantaine de cônes de cuivre tronqués et renversés, disposés au-dessus et à l'entour de la fournaise; le condensateur est formé d'un certain nombre de petits tuyaux exposés au courant d'air produit par la course de la machine. Enfin le poids total de la machine, avec l'eau nécessaire pour l'entretenir, ne dépasse pas 600 livres.
Quelle résistance cette machine rencontrera-t-elle? Sera-t-elle assez forte pour en triompher? L'expérience qui sera faite prochainement permettra seule de répondre à cette dernière question.
THÉÂTRE-ITALIEN.--PROCÈS D'UN DAUPHIN.--LE BURGRAVE. PHÈDRE ET LA POLOGNE.--UNE AMÉNITÉ.--UN JEUNE HOMME A MARIER.--LA LOGE DU CINTRE.--LA VICTIME DE L'AMITIÉ.
Les rossignols sont envolés, comme dit le feuilleton dilettante dans son jour de deuil; le Théâtre-Italien vient de clore ses portes, et la cavatine va prendre le paquebot de Boulogne ou de Calais. Ninetta, Otello, Don Pasquale jetteront, en passant, quelques notes aux alcyons. D'ordinaire, on se quittait avec larmes; c'était, des deux parts, un assaut d'émotion flagrante et d'attentions délicates; le parterre et les loges s'abîmaient en bravos, se ruinaient en bouquets monstres. L'autre jour, à la clôture, tout s'est passé froidement; sans doute on y a mis des procédés: le camélia, la violette, le laurier ont cherché à fleurir et à échauffer la séparation; mais, vous savez, quand deux amis sont à la veille d'une rupture, ils ont beau s'efforcer de sourire comme par le passé, et de se serrer tendrement la main, il y a, dans leurs démonstrations caressantes, un ne sait quoi de contraint et de glacé qui les dénonce. Comment? qu'est-ce à dire? le public et le Théâtre-Italien auraient-ils assez l'un de l'autre? Après dix ans d'une union intime, d'une passion qui s'est emportée jusqu'à l'aveuglement et à la fureur, tout serait-il fini? Faudrait-il mettre cet amour transalpin sur le grand bûcher où ce capricieux Paris brûle, pèle mêle, tous ses caprices, toutes ses fantaisies, toutes ses admirations d'une année, d'un mois, d'une semaine, d'un jour, pour semer ensuite leurs cendres au vent? Je ne dis pas cela, comme dit Alceste; mais, enfin, il y a dans l'air quelque chose d'inquiétant. Le vent qui souffle sur le Théâtre-Italien n'a plus la douceur de cette bise amoureuse où fauvettes et rossignols ont chanté si longtemps.
Il s'est passé un fait qui atteste la réalité de cet attiédissement. Lablache a déclaré publiquement, à la face du parterre, qu'il chantait à Paris pour la dernière fois. Dieu! si une parelle nouvelle était inopinément tombée sur le public de l'année dernière, quel bruit! quelle désolation! il se serait dressé sur ses banquettes, il aurait bondi dans toutes ses loges, et, s'emparant de Don Géronimo de vive force, il l'aurait porté dix fois autour de la salle, en palanquin ou sur ses épaules, criant à tue-tête: Lablache for ever! Hier il ne s'est guère plus ému que si Morelli eût annoncé qu'il allait cultiver ses tulipes.--Ainsi Lablache nous quitte, et nous quitte sans rémission. Pourquoi s'en va-t-il? c'est là le mystère. Le Théâtre-Italien est en ce moment plein de logogriphes et d'énigmes de la même espèce; les meilleurs y montrent les dents, les plus unis s'y querellent.
Une histoire non moins grave et non moins intéressante, c'est le procès du Dauphin. «Quoi! le Dauphin devant un tribunal?--Oui, le Dauphin, un vrai fils de roi.--En police correctionnelle... ou en cour d'assises?--Non pas, mais au tribunal de commerce.--Où en est la royauté, hélas!»--Le conflit était sérieux: il s'agissait du Dauphin, fils de Charles VI, opéra en cinq actes d: M. Casimir Delavigne, musique de M. Fromental Halévy. Le Dauphin ne voulait plus l'être, sous prétexte que ce rôle de Dauphin était peu digne d'un ut de poitrine de sa qualité... M. Léon Pillet déclarait que l'ut de poitrine et le Dauphin étaient parfaitement au diapason l'un de l'autre. Les Xaintrailles et les Lahire du tribunal de commerce, donnant gain de cause à M. Léon Pillet ont forcé, comme la chose leur était arrivé autrefois, le Dauphin de rester et d'être le Dauphin; ainsi finit la bataille. Le tribunal a jugé sagement qu'un Dauphin qui palpe 100.000 fr. par an ne peut joindre à cet agrément incontestable, l'autre agrément d'envoyer promener son directeur, tandis que tant d'honnêtes Dauphins chanteraient pour beaucoup moins, du tout leur coeur, et même déchanteraient.
On siffle toujours, et l'on distribue quelques coups de poings çà et là, aux représentants de la trilogie de M. Victor Hugo; il ne faut pas perdre les bonnes habitudes. Mercredi, deux adversaires étaient aux prises, l'un hugolâtre et l'autre hugophobe; ils échangeaient, depuis un quart d'heure, des regards flamboyants, et se lançaient de vives apostrophes. L'hugophobe avait le dessus, et pressait vivement l'hugolâtre, qui se défendait par toute l'artillerie en usage dans son armée: nain, rococo, racinien, mirmidon, perruque! Tout à coup, à bout de munitions et se levant sur ses ergots: «Enfin, monsieur, cria-t-il à son antagoniste; enfin.... vous êtes... vous êtes un... vous êtes un Burgrave! L'hugolâtre, dans sa colère, avait oublié son tôle.
Phèdre ne se livre pas, elle, aux boxeurs du parterre. Drapée dans son harmonieuse tunique, elle a quitté Trëzence, l'autre jour, pour venir dans les salons d'Érard réciter sa passion et ses beaux vers, au bénéfice des jeunes élèves de: l'École polonaise, enfants de la proscription, Phèdre est arrivée sur son char; ses nobles coursiers n étaient nullement affligés; ils n'avaient point l'oeil morne, ni la tête baissée; comme Phèdre avait évité le chemin de Mycène, en passant par la rue Croix-des-Petits-Champs, nul monstre sauvage ne s'est roulé sous le pied de ses chevaux, en replis tortueux. Avec Phèdre, Camille et Bérénice sont aussi venues, apportant dans cette bonne action, l'une son iambe implacable, l'autre sa plaintive élégie; et si quelqu'un, tristement et diversement ému de cette passion fatale, de ce pudique amour, de ce désespoir furieux, avait demandé: Qui est Phèdre? qui est Bérénice? qui est Camille? C'est mademoiselle Rachel, aurait-on répondu. Remords cuisants, chastes soupirs, terrible malédiction, elle a pris tous les tons poétiques, elle a eu toutes les voix harmonieuses, elle a prodigué les luttes les plus opposées de l'âme et du coeur, pour ces pauvret jeunes exilés de la Pologne. Voilà qui est bien; que le talent et la poésie appellent la richesse et le loisir à l'aide du malheur et de l'exil! Camille aura pu y trouver quelque soulagement à la perte de son cher Curiace, Phèdre en faire la déclaration sans remords à Hyppolyte, et Bérénice dira comme Titus: «Je n'ai pas perdu ma journée.»
Vendredi il y avait grand concert chez madame L. C. G..., une des aimables et jolies comtesses du faubourg Saint-Germain. Thalherg s'y faisait entendre, et Duprez et Artôt; on applaudissait. Les petites mains délicates et parfumées n'étaient pas les moins ardentes à battre motivées d'enthousiasme et de ravissement. Le gracieux sourire et l'hospitalité charmante de la comtesse, châtelaine de l'endroit, assaisonnaient agréablement l'archet d'Artôt, le gosier de Duprez et le piano de Thalherg. Tout à coup entre; M. de Cham... d'un air tout effaré. M. de Cham... est un de ces hommes qui ressemblent à une sinistre nouvelle; dès que vous le voyez, vous ne savez point, à la mine ahurie qu'il vous apporte, s'il ne vient pas vous annoncer que votre maison brûle, que votre banquier a fait banqueroute, ou que votre meilleur ami vous a enlevé votre maîtresse. A cette profession d'enseigne de mauvais augure, M. de Cham... joint l'avantage de ne pouvoir hasarder un geste sans faire une maladresse, ni prononcer un mot sans dire une bêtise. Le plaisant, c'est que notre homme a la persuasion la plus cordiale de sa dextérité et de sa finesse. Tous ses saluts aboutissent à renverser un fauteuil, à écraser un pied ou à briser une porcelaine: toutes ses galanteries se travestissent en un mauvais compliment. Après tout, il est si naïf et se mire si ingénument dans sa balourdise, il est si bon homme, d'ailleurs, qu'on lui pardonne, et même on l'aime mieux comme cela.--Il entre donc de l'air que je vous ai dit. Artôt exécutait la prière de Moïse. Mon de Cham... ouvre les oreilles (et, Dieu merci! il a de quoi), allonge le cou et écoute en regardant de temps en temps ses voisins d'un oeil désespéré. Le solo fini, il se glisse à la rencontre de la comtesse, qui traversait la foule en aspirant un magnifique bouquet de violettes, de roses blanches et de myosotis: «Ah! M. de Cham.... vous voilà, lui dit-elle de son plus fin sourire.--Oui, madame, et très-heureux de vous voir. Je sors du concert de M. Guizot, et vraiment c'était bien plus ennuyeux qu'ici.» Il dit, et regagnant sa place, l'ingénieux de Cham... laboura cruellement du coude le nez d'une douairière tendrement absorbée dans la contemplation de la barbe fantastique d'Artôt.
Dans la même soirée, j'ai entendu le dialogue suivant:--«Eh bien, ma chère, mariez-vous votre jeune cousine Anna?--Mais, oui, ma chère, si nous lui trouvons quelque chose qui nous aille.--Et, tenez, j'ai votre affaire: un jeune homme!--Vous le nommez?--Ah! je ne sais pas son nom; mars il vous convient à ravir.--Sa fortune?--On ne m'en a rien dit: mais, certainement, il fera le bonheur d'Anna.--Son esprit, son coeur, sa position dans le monde?--Oh! vous ne sauriez mieux faire!--Qui est-ce donc, enfin»--Vous savez, ma chère, vous savez bien... c'est ce jeune homme que... ce jeune homme qui valse à deux temps.»
Vous savez, ou plutôt vous ne savez peut-être pas ce qu'on appelle une loge du cintre: la loge du cintre est une de ces cages étroites, imperceptibles et malsaines qu'on peut apercevoir à l'aide d'un excellent télescope, perchées au sommet d'un théâtre comme un nid d'hirondelle sur un haut peuplier. La loge du cintre est le champ d'asile des mamans de ces demoiselles des portières de ces messieurs... Un comparse du Théâtre-Français, un de ces braves Romains de la tragédie classique, aborda dernièrement, chapeau bas et avec toute l'humilité d'un soldat d'Auguste et de Néron, l'auteur des Burgraves. en méditation dans la coulisse: «Monsieur, pourriez-vous me faire l'honneur d'une loge du cintre pour mon épouse?--Quoi! une loge du cintre! Mais, mon ami, savez-vous ce que vous demandez? Cela n'est pas possible. J'y ai des princes!»
Le vicomte de S... est un de ces éternels Adonis qui croient à leur éternelle fraîcheur et à leur jeunesse éternelle; c'est un étourdi en cheveux gris, un adolescent de cinquante ans; il y a bien trente ans qu'il est intimement lié avec madame de Val..., liaison tout amicale, toute d'estime, car de S... a d'excellentes qualités; elles ressortent d'autant plus qu'il a de nombreux ridicules. Il est honnête, sincère, dévoué; il donnerait sa fortune pour ses amis, j'entends pour ses vrais amis, et peut-être sa vie; mais pour tout au monde, il ne leur accorderait pas qu'il n'est plus à la fleur de l'âge. Vous lui demanderiez à emprunter six mois de sa prétendue jeunesse pour vous sauver d'un péril, ou pour vous tirer vivant d'une fondrière ou d'un puits artésien, qu'il vous les refuserait. Un jour--il y a quelques semaines de cela--madame de Val... avait réuni une société nombreuse dans son joli appartement de la rue Bergère; la conversation était animée; le vicomte y semait l'esprit de toutes mains: il en a plein ses poches. Une opinion lui échappa, je ne sais plus sur quel point de politique, de morale ou de littérature, que madame de Val... crut devoir contredire avec cette finesse d'aperçu et ce bon goût qui donnent tant de charme à ses moindres paroles. «Eh! quoi, vous pensez cela?--Eh! oui, vraiment, madame.--Vraiment, mon vieil ami?» A ces mots, de S... pâlit, ses lèvres se contractèrent et il se laissa aller sur le dos de son fauteuil. On crut qu'il se trouvait mal. «Non, ce n'est rien,» dit-il; et se levant tout à coup, il prit son chapeau, salua brusquement et sortit. «De S..., qu'avez-vous donc?» s'écria madame de Val...; mais il était déjà loin.
Le lendemain, madame de Val... reçut le billet suivant, sous enveloppe parfumée, et pour cachet une colombe tenant dans son bec une rose enlacée d'une branche de myrte. La lettre était ainsi conçue: «Madame, hier, vous m'avez appelé votre vieil ami; je ne devais pas attendre cela de vous, après trente ans d'affection.»
Nous l'avons en contant, madame, échappé belle.
La comète a failli caresser de l'extrémité de sa queue la face de notre globe sublunaire. Vous devinez ce que doivent procurer d'agrément les caresses d'une comète. Ajoutez à sa queue quelques aunes de plus, et cette queue nous faisait la nôtre; l'Académie des Sciences l'atteste. Je vous le demande, où seraient maintenant Lablache, le Dauphin, les Burgraves, Phèdre, la Pologne, M. de Cham..., madame L. C. G., la loge du cintre, M. le vicomte de S..., madame de Val..., l'Illustration et moi-même, qui viens de vous conter tranquillement tous mes petits contes? Mais, grâces au ciel (c'est bien le cas de le dire), la comète, de mauvaise humeur sans doute d'avoir compromis inutilement sa queue dans cette affaire, vient de se replonger, bien loin de nous, dans les immenses profondeurs de l'infini. Qu'elle y reste! Nous ne lui enverrons pas M. de Sercy en ambassade pour la prier de revenir.
Quand l'Angleterre reconnut, par le traité de 1783 l'indépendance des États-Unis, la frontière nord-est de l'Union avait été fixée ainsi qu'il suit par l'article 2 de ce traité: «Pour prévenir toutes les disputes qui pourraient s'élever à l'avenir au sujet des frontières desdits États-Unis, il est ici convenu de déclarer que leurs frontières sont et seront, à partir de l'angle nord-est de la Nouvelle-Ecosse (divisée aujourd'hui en Nouvelle-Ecosse et en Nouveau-Brunswick), c'est-à-dire l'angle qui est formé par une ligne tirée dans la direction du nord, de la source de la rivière Sainte-Croix aux hautes terres, puis le long de ces hautes terres qui séparent les eaux qui s'écoulent dans la rivière Saint-Laurent de celles qui se jettent dans l'Océan Atlantique, jusqu'à celle des sources du Connecticut, qui est situé le plus au nord-ouest... etc.»
Cet article n'était pas très-clair à l'époque où le traité fut conclu, et ne l'est pas davantage aujourd'hui. Le territoire en litige n'était pas habité et avait à peine été exploré par les chasseurs. La situation de l'angle nord-ouest de la Nouvelle-Ecosse était plus que problématique, car on ne savait pas exactement lequel des cours d'eaux qui parcourent ce pays était la rivière Sainte-Croix, et, à plus forte raison ignorait-on où il fallait fixer sa source. On était convenu, par le traité, de suivre une certaine ligne de hautes terres: mais des qu'on voulut mettre le traité en exécution on chercha vainement quelles étaient ces hautes terres qui devaient séparer le bassin du Saint-Laurent du bassin des affluents de Atlantique, et on douta même de leur existence C'est que les négociateurs du traité s'étaient basés sur une carte publiée par Mitchell en 1753, alors fort estimée et reconnue depuis fort inexacte.
En 1794, un nouveau traité fut conclu entre l'Angleterre et les États-Unis, et un des objets de ce traité était de déterminer exactement ce que c'était que la rivière Sainte-Croix. Des commissaires furent nommés de part et d'autre; ils firent un rapport en 1798, qui devait être considéré par les termes mêmes du traité comme définitif. On trouva une source plus ou moins exacte de la rivière Sainte-Croix et un des points de la frontière fut ainsi fixé. C'était un premier pas. Malheureusement la guerre éclata entre les deux États avant que les explorations eussent donné de nouveaux résultats, et elles ne furent reprises qu'après le traite de Gand, en 1814. Des commissaires explorateurs furent envoyés sur le terrain par les deux gouvernements; d'admirables travaux furent entrepris, mais la question ne fut pas résolue; les commissaires eux-mêmes ne s'entendirent pas. Au milieu de toutes ces incertitudes, chaque gouvernement se forma une opinion à son avantage. Les États-Unis, en établissant la ligne de démarcation à partir de la rivière Sainte-Croix, dans la direction du nord, lui faisaient traverser le fleuve Saint-Jean, dont le cours supérieur leur aurait appartenu, et le faisaient aboutir à quarante-un milles de Saint-Laurent, vers le 48e degré de latitude nord; car, selon eux, ce n'était que là que l'on rencontrait les hautes terres désignées par le traité de 1783, et tout le pays à l'ouest de cette ligne, en suivant les hautes terres dans la même direction jusqu'à la source du Connecticut, devait appartenir à l'Union. Les Anglais ne pouvaient accepter bénévolement une telle décision, car cette ligne de frontières qui traversait ainsi du sud au nord, presque dans toute son étendue, la vaste péninsule formée par l'Océan, le golfe Saint-Laurent et le fleuve du même nom, interrompait toute communication entre les provinces de la Nouvelle-Ecosse et le Canada, entre Halifax et Québec, entre les riches établissements de la baie de Fundy et le Saint-Laurent.
La difficulté restait entière. On était convenu, de part et d'autre, par le traité de Gand, qu'en cas de dissentiment, on déférerait le jugement de la contestation à l'arbitrage d'un tiers. En conséquence, le roi des Pays-Bas fut choisi pour arbitre en 1828. Sa sentence fut rendue et communiquée aux intéressés dans les premiers jours du mois de janvier 1831. Ce n'était pas une interprétation des questions qu'il devait résoudre, au moins quant au point principal; il proposait simplement une transaction. Selon le roi des Pays-Bas, il était impossible de fixer exactement l'angle nord-ouest de la Nouvelle-Ecosse qu'avait voulu désigner le traité de 1783, car les cartes dont on s'était servi étaient remplies d'erreurs; quant aux hautes terres, il était manifeste qu'il en existait plusieurs lignes, mais aucune ne résistait aux objections. En conséquence il proposait, comme le parti le plus juste et le plus raisonnable, de substituer à la démarcation imaginaire du traité de 1783 une délimitation toute nouvelle, en tenant compte, autant que possible, des convenances réciproques. Le gouvernement anglais se montra disposé à accepter la décision de son allié, bien qu'elle allât à rencontre de ses prétentions, et peu de jours après qu'elle lui eut été communiquée, lord Palmerston envoya au ministre britannique à Washington l'acceptation de son gouvernement.
Mais dans le même temps, le ministre des États-Unis à La Haye, M. Preble, de l'État du Maine, en recevant la sentence du roi Guillaume, au lieu de la transmettre purement et simplement à son gouvernement, protesta contre cette sentence d'arbitrage, et sans attendre des instructions ultérieures, partit aussitôt pour New-York, d'où il se rendit dans l'État du Maine avant d'aller à Washington. Or, il y a dans la Constitution fédérale des États-Unis un article qui interdit au gouvernement fédéral la faculté de céder aucune portion de territoire d'un Etat particulier sans le consentement de cet État. L'État du Maine était le plus intéressé dans cette affaire; de sa décision dépendait le rejet ou l'acceptation des propositions d'accommodement: encouragée par la protestation de M. Preble, la législature du Maine prit les devants sur la délibération du président et du congrès, et déclara que l'arbitre avait dépassé la limite de ses droits, en substituant un compromis à l'interprétation qu'on lui demandait.
Les dispositions du président et du cabinet étaient beaucoup plus conciliantes, et s'il n'avait tenu qu'à eux, la transaction aurait été acceptée; mais, aux États-Unis, le droit de ratifier les traités appartient au Sénat. La convention proposée par le roi Guillaume lui fut donc soumise. Une grande majorité se prononça pour le rejet de cette sentence. Ce fut en vain que le président exprima le plus vif désir que la convention fût acceptée; ce fut en vain que le comité des affaires étrangères, auquel fut renvoyé le message, fit un rapport conforme à l'opinion du président, le Sénat refusa sa ratification, et le gouvernement fédéral se vit obligé de notifier au gouvernement anglais qu'il regardait le jugement du roi des Pays-Bas comme non avenu; mais en même temps il lui faisait espérer que la difficulté constitutionnelle pourrait être levée au moyen d'un arrangement qui se négociait entre l'État du Maine et le gouvernement fédéral. Le cabinet de Washington s'était flatté d'un vain espoir. Il s'agissait d'obtenir de l'État du Maine la cession du territoire contesté moyennant une indemnité pécuniaire, et quand l'Union aurait été substituée aux droits de l'État du Maine, le cabinet américain en aurait disposé pour le plus grand bien de la république tout entière. Cette combinaison manqua. Le Maine consentit, mais l'État de Massachusetts, dont le Maine n'était qu'un démembrement, et dont il fallait obtenir l'autorisation comme propriétaire de la moitié du terrain, refusa son adhésion à l'arrangement proposé. De son côté, le gouvernement anglais, las de faire des avances inutiles, déclara qu'il ne se considérait plus comme lié par les offres réitérées qu'il avait faites, et qu'il ne consentirait plus en aucun cas à accepter la ligne tracée par le roi des Pays-Bas. De la sorte, la solution du différend fut encore indéfiniment ajournée.
Les négociations n'étaient cependant pas rompues; mais elles faillirent l'être par une simple querelle de juridiction entre le gouverneur de l'État du Maine et le gouverneur de la colonie anglaise du Nouveau-Brunswick, qui compliqua d'une manière fâcheuse la question du territoire contesté, et dont les journaux ont retenti assez longtemps pour qu'il soit inutile d'en rappeler les détails. Ce débat apaisé, les deux gouvernements envoyèrent, chacun de son côté, des commissaires pour explorer le territoire contesté, où manquaient tous les éléments d'observations topographiques. «En arrivant sur le terrain de nos opérations, disaient les deux officiers du génie anglais, dans le rapport adressé par eux, en 1840, à lord Palmerston, nous apprîmes que nous aurions à explorer un pays désert, où l'on ne rencontrait pas un être humain, à l'exception de quelques pionniers et de quelques Indiens errants occupés à la chasse. Ce désert n'a jamais été traversé par des personnes capables de faire des observations exactes, de sorte que toutes les cartes que nous avons vues sont incomplètes. Si nous n'avions pas eu le bonheur d'engager à notre service deux Indiens intelligents, dont les cartes informes étaient tracées sur l'écorce des arbres, nous aurions perdu tout notre temps à couper des communications à travers des forêts impénétrables.» Ces difficultés n'empêchèrent pas les commissaires anglais d'arriver à une conclusion conforme aux prétentions de leur gouvernement, et ils crurent avoir prouvé dans leur rapport que la Grande-Bretagne avait un titre clair et inaliénable à la totalité du territoire en litige. Dans le même temps, les commissaires envoyés par les États-Unis étaient arrivés à une conclusion semblable en faveur des prétentions de leur gouvernement, de sorte que, lorsque le ministère tory arriva au pouvoir, la question était au même point qu'en 1840, après tant de recherches et d'efforts pour arriver à un compromis.
Sir Robert Peel, au milieu des embarras de la situation, résolut de terminer à tout prix et sans retard cette question, qui pouvait compliquer d'une manière si fâcheuse sa position. Un plénipotentiaire fut envoyé à Washington au commencement de l'année 1812, pour négocier une transaction. C'était lord Ashburton, célèbre sous le nom d'Alexandre Baring, chef de la plus puissante maison de banque et de commerce du monde entier, et qui, par son mariage avec la fille d'un négociant de Philadelphie, a d'étroites relations avec les États-Unis. Dès le début des négociations, il devint évident que l'Angleterre avait hâte d'arriver à une solution pacifique. Le cabinet de Washington a profité de cette disposition, et a obtenu tout ce qu'exigeaient ses intérêts et sa vanité. Adoptant pour base de l'arrangement la proposition faite en 1839 par lord Palmerston, de prendre la rivière Saint-Jean pour ligne limitrophe, lord Ashburton a cédé aux États-Unis toute la partie du territoire contesté, fertile, habitable et couverte des plus riches forêts, et n'a réservé à l'Angleterre qu'un pays dont les neuf dixièmes sont sans valeur. En un certain point, les deux rives du Saint-Jean sont occupées par une colonie d'origine française, un des débris de l'Acadie. Le plénipotentiaire anglais refusait sur ce seul point de prendre la rivière pour limite, ne voulant pas couper en deux et placer sous des lois différentes cet établissement; mais il a été forcé de céder devant les exigences du cabinet américain, et la colonie de Madawaska a été divisée. Une autre concession non moins importante lui a été imposée; c'est la faculté accordée aux Américains de naviguer librement sur le Saint-Jean jusqu'à la mer, à travers la province anglaise du Nouveau-Brunswick. De plus, il a été stipulé que tous les produits non manufacturés du pays arrosé par le Saint-Jean ou par ses tributaires pourraient descendre la rivière jusqu'à la mer, et que les produits américains, lorsqu'ils traverseraient le Nouveau-Brunswick, seraient admis dans les ports de cette province comme des produits anglais. En outre, l'Angleterre paie aux États du Maine et de Massachusetts une indemnité de 300,000 dollars (environ 1,000,000 fr.). Par cet arrangement, l'Angleterre s'assure, à la vérité, une ligne de communication entre les possessions du Canada et le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Ecosse, mais elle a ouvert aux Américains un libre accès au coeur même de ses provinces. Tel est en substance le traité conclu à Washington le 9 août 1842, qu'ont imposé à l'Angleterre les embarras de sa situation politique et financière. D'abord la Grande-Bretagne tout entière l'a accueilli avec enthousiasme, comme terminant un différend qui pouvait amener tôt ou tard un conflit entre deux nations dont le plus grand intérêt est de demeurer en bonne intelligence; mais bientôt, quand on a connu les détails du traité, la presse et le pays ont retenti des plaintes des citoyens touchant les sacrifices faits à l'honneur et aux intérêts de la Grande-Bretagne, par la capitulation Ashburton. Cependant le sentiment de la nécessité de conserver entre les deux pays la bonne intelligence, a fait taire ce mécontentement, et la discussion que lord Palmerston a voulu soulever récemment, dans la Chambre des Communes, au sujet de ce traité, a tourné entièrement à l'avantage du ministère.
Les audiences de la police correctionnelle commencent en général entre onze heures et midi; mais tous les matins, avant neuf heures, quatre-vingt ou cent individus viennent s'entasser sur les marches du grand escalier situé à l'extrémité de la salle des Pas-Perdus et conduisant à la 6e chambre. A dix heures et demie, les portes sont ouvertes; cette foule, composée en grande partie d'hommes et d'enfants, se précipite dans l'antichambre qui précède la salle d'audience, puis dans l'étroite enceinte réservée au public. Les gardes municipaux de service sont souvent obligés d'employer la force pour le repousser. Rarement tous les curieux qui se pressaient sur l'escalier voient leur patience récompensée. L'enceinte réservée suffisamment remplie, le passage est barré par la crosse d'un fusil. Quand une personne sort, une autre personne entre; telle est la consigne; aussi, sans même entrer dans la salle de la police correctionnelle, en se promenant quelques instants, de midi à quatre heures, devant le grand escalier de la salle des Pas-Perdus, un observateur intelligent peut-il apprendre à connaître le public qui assiste presque régulièrement aux audiences de la 6e chambre, la plus célèbre des trois chambres de la police correctionnelle du tribunal de la Seine.
Triste étude, en vérité, pour le dessinateur comme pour le moraliste! Sur les cent individus dont se compose l'auditoire, il y en a plus de cinquante qui n'ont d'autre profession que le vol; ils viennent tantôt assister au jugement de leurs complices et leur faire des signes convenus, tantôt se familiariser d'avance avec l'aspect et les formes de la justice, prendre des leçons d'adresse ou d'audace, quelquefois même s'exercer à commettre des vols jusque sous les yeux des magistrats. Au milieu de cette bande d'escrocs se trouvent disséminés çà et là des ouvriers sans ouvrage, des écoliers qui font l'école buissonnière, des vieillards pauvres qui n'ont d'autre but que de passer quelques heures dans une chambre bien chauffée, et enfin cinq ou six honnêtes bourgeois attirés à la 6e chambre par le désir d'assister en personne à quelques-unes de ces scènes dramatiques ou ridicules que racontent chaque matin à leurs abonnés les journaux judiciaires.
Les écrivains spirituels se sont créé, depuis un certain nombre d'années, une nouvelle spécialité littéraire. Développant avec un art remarquable les situations tragiques ou comiques dont les débats de certaines causes leur fournissaient la première idée, ils composèrent d'abord de petites scènes qui obtinrent beaucoup de succès; puis ils se laissèrent entraîner par leur imagination, et ils inventèrent des procès plus ou moins vraisemblables. Le public, quand on l'intéresse ou quand on l'amuse, se fâche rarement; satisfait de pleurer et de rire tour à tour, il prit un tel goût à ces contes de la police correctionnelle, que tous les journaux politiques remplirent leurs colonnes des meilleurs articles de la Gazette des Tribunaux, et de son rival le Droit. La vérité est connue aujourd'hui de tout le monde, et cependant on hésite à y ajouter foi, on craint de perdre une illusion qui procure de temps à autre quelques distractions.
Mais, en réalité, la police correctionnelle du département de la Seine n'offre pas un spectacle aussi émouvant ou aussi divertissant que persiste à le croire, malgré les nombreux avertissements qu'elle a reçus, la majorité du public. Quand les trois juges et l'avocat du roi qui composent le tribunal se sont assis sur leurs sièges, l'huissier audiencier fait faire silence, prend le rôle du jour et appelle les causes; alors les gendarmes ou les gardes municipaux de service introduisent par une porte basse, dans une espèce de loge ou de tribune garnie de deux bancs de bois, les prévenus, qui ont été amenés le matin même de la Force ou de la Roquette à la Conciergerie. Ce sont presque toujours:
Un forçat libéré accusé d'avoir rompu son ban;
Un vieillard que les sergents de ville ont surpris tendant la main au moment où, dénué de toute ressource et trop faible pour travailler, il sentait les premières atteintes de cette terrible maladie qu'on appelle la faim;
Un jeune homme de dix-huit à vingt ans, qui a déjà subi plusieurs condamnations et qui a été arrêté une quatrième fois en flagrant délit de vol, qui se glorifie de son crime, qui insulte la justice; car il se sent lui-même aussi indigne de pitié qu'il est incapable de se repentir et de se corriger;
Un pauvre petit enfant étranger, accusé d'avoir mendié, qui s'avoue coupable et qui promet de ne plus recommencer si on l'acquitte;
Des enfants vagabonds que leurs parents ne viennent pas réclamer parce qu'ils sont trop pauvres pour pouvoir les nourrir, ou parce qu'ils ont vainement essayé de vaincre leurs mauvais penchants;
Un ouvrier dont l'ivresse a fait presque un meurtrier;
Une femme adultère et son complice.
Toujours le vice ou la misère! toujours des malheureux qui n'ont pas de moyens d'existence ou qui ne vivent que du produit de leurs vols! Qu'on cesse donc de regarder la police correctionnelle comme, l'un des théâtres les plus curieux et les plus agréables de Paris; ce ne sont pas des distractions qu'il faut y venir chercher, ce sont des leçons. Toutes les classes de la société y en trouveront: des ouvriers verront avec un effroi salutaire les terribles conséquences qu'entraînent d'ordinaire après elles la paresse, l'imprévoyance et la débauche; une partie de la bourgeoisie y rougira peut-être de son égoïsme, elle comprendra qu'elle a de grands sacrifices à faire; qu'au lien d'essuyer en passant quelques larmes, elle doit s'efforcer d'en tarir la source; que ce n'est pas seulement le mal présent, mais plus encore le mal futur qu'il importe de guérir.--Si cet infortuné qui vient s'asseoir sur ce banc de honte pour s'entendre condamner à cinq années d'emprisonnement était né dans la même position sociale que ses juges ou que son défenseur, s'il avait reçu une meilleure éducation, il serait peut-être resté toute sa vie un honnête homme. Mais à peine sa mère l'eut-elle mis au jour, elle l'abandonna; personne ne lui a donné un sage conseil; il n'a jamais en sous les yeux que de mauvais exemples; il voudrait travailler, mais on ne lui a pas appris un état; tous les ateliers sont fermés pour lui. Le besoin le détermine à commettre un premier vol; malheureusement on le surprend en flagrant délit, on l'arrête, on le juge, on le condamne, on l'enferme avec d'autres malfaiteurs. Si courte que soit sa peine, quand il l'aura subie, il sera perdu sans ressource.
C'est donc parfois un devoir pour la presse de raconter, mais sans y rien ajouter, sans en rien retrancher, quelques-uns des petits drames qui se jouent journellement aux audiences de la police correctionnelle. Outre l'intérêt bien naturel qu'ils inspirent, ces récits renferment d'utiles enseignements que l'écrivain doit s'attacher à signaler à l'attention publique. Il y a certaines gens, assez honnêtes d'ailleurs, que le mot seul de morale fait bailler d'ennui; ils ont le vice en horreur dans leur vie privée, mais ils le trouvent amusant dans les journaux. Suivant eux, la littérature et les beaux-arts ne doivent se proposer qu'un but, celui de plaire, comme si l'humanité avait été créée uniquement pour se divertir. Il y aurait du courage à résister à ces erreurs du goût public, à réagir, à ne pas mentir pour plaire, à ne pas exciter le rire avec le récit de faits qui ne doivent jamais exciter que l'indignation ou la pitié. La presse a une mission plus noble à remplir: instruire et moraliser, telle est sa devise; qu'elle y reste toujours fidèle désormais, elle ne tardera pas à reconquérir l'influence qu'elle a perdue.
Ajoutons toutefois que la seconde partie d'une audience de la police correctionnelle ne ensemble en rien à la première. Le drame fini, la comédie commence. Après les affaires des détenus ou des individus qui ont obtenu leur liberté provisoire sous caution, mais qui sont également poursuivis à la requête du ministère public, viennent les causes dites entre parties. Certaines classes de la population parisienne font un abus vraiment extraordinaire du droit de citation directe, droit que le législateur aurait cependant tort d'abolir. Les juges sont doués d'une patience évangélique. Que de petites passons se démènent chaque jour autour de ce tribunal! que de ridicules s'y étalent avec orgueil! que de sottises s'y débitent! que d'esprit s'y dépense inutilement! Il y a là des peintures de moeurs et de caractères assez vives et assez divertissantes pour qu'il soit inutile ou même fâcheux de les convertir en charges. Il faudrait se contenter de présenter le miroir à ces scènes de comédie, et ne les point affaiblir, les dénaturer, en les parodiant.
L'application des circonstances atténuantes en matière criminelle n'est pas, en général, parfaitement appréciée par tous les esprits. Les effets de ce système sont surtout inexactement jugés. Quelques verdicts du jury ont fait penser qu'il abusait de la faculté mise à sa disposition. Les expressions mêmes de la formule qui exprime cette faculté lui ont nui dans l'opinion publique; on a été porté à en induire que la répression ressentait une certaine mollesse, la justice pénale quelque relâchement. Quelques magistrats ont même déjà manifesté des alarmes. Cette idée, qui se fonde sur de vagues préoccupations ou sur des actes isolés, mais non sur les faits généraux, n'est nullement fondée; elle a été réfutée récemment par un savant criminaliste, M. Faustin Hélie, dans la Revue de Législation, et il nous a paru curieux et utile d'emprunter à cette dissertation quelques observations qui sont de nature à éclairer cette question morale et pratique et à rectifier des jugements conçus peut-être avec quelque légèreté.
Le système des circonstances atténuantes a été adopté par la loi du 28 avril 1832. Les jurés, en matière criminelle, et les juges, en matière correctionnelle, ont été investis de la faculté de déclarer qu'il existe en faveur du prévenu des circonstances atténuantes; cette déclaration a pour effet de faire diminuer la peine portée par la loi; cette peine peut alors descendre, en matière correctionnelle, jusqu'au taux des peines de simple police, et en matière criminelle, d'un ou de deux degrés, suivant l'application des juges de la Cour d'assises. Or, ce que nous voulons examiner, c'est l'effet de ce droit d'atténuation sur la marche générale de la répression.
Un premier fait est incontestable: c'est la diminution du nombre des acquittements. Les acquittements n'avaient cessé de s'accroître jusqu'à la promulgation de la loi du 28 avril 1832; en 1826, sur cent accusés, on comptait trente-huit acquittés; en 1831, on en comptait quarante-six. La faculté de déclarer des circonstances atténuantes a subitement arrêté cette progression, qui menaçait de détruire toute répression. En 1833, sur cent accusés, il n'y eut plus que quarante-un acquittements; ce nombre s'abaissa successivement, en 1834, à quarante; en 1835, à trente-neuf; en 1836, à trente-six; en 1839, à trente-cinq; enfin, en 1840, à trente-trois. Ce premier résultat est donc bien constaté.
Les acquittements nombreux attestent ou une mauvaise législation ou une mauvaise justice. Les jurés rejettent les accusations, soit parce que les lois pénales leur semblent trop rigoureuses, soit parce que des procédures mal instruites amènent devant eux des accusés sur lesquels pèsent des charges insuffisantes. Avant la réforme de 1832, le nombre extraordinaire des acquittements, à peu près la moitié des accusés, était dû principalement à l'excessive sévérité du Code Pénal; les jurés hésitaient à condamner, quand les peines étaient hors de proportion avec les délits: ils acquittaient en haine de la loi. Il fallait un terme à un tel désordre; l'admission des circonstances atténuantes a eu pour but de le faire cesser. Le législateur pensa que les jurés pouvant atténuer les peines, ne prononceraient plus autant d'acquittements. Cette prévision s'est rapidement réalisée. C'est là, il faut le dire, le progrès le plus sûr qu'ait pu faire la justice. Avant tout, il faut atteindre et punir les coupables; le degré de la punition n'a, ainsi que nous le dirons plus loin, qu'un intérêt secondaire.
Un deuxième résultat est également constaté. Avant la loi modificative du Code, les déclarations du jury, lors même qu'elles déclaraient l'accusé coupable, n'étaient pas sincères: il mutilait les accusations, écartait les circonstances aggravantes et bouleversait la qualification des faits incriminés. En 1826, sur cent accusations admises par le jury, soixante étaient modifiées par le rejet des circonstances aggravantes; ce nombre s'était, successivement élevé jusqu'à soixante-neuf sur cent en 1832. A partir de cette époque, les accusations admises sans changement dans la qualification des faits se sont élevées chaque année: aujourd'hui, cinquante sur cent seulement sont modifiées. D'où nait cette différence? C'est que les jurés n'ont plus en besoin de faire des déclarations mensongères pour mettre la peine en rapport avec le délit; l'atténuation dont la loi les a investis leur a suffi; leurs verdicts sont devenus sincères; ils ont affirmé tous les faits que l'accusation prouvait. Cette deuxième amélioration est évidente; elle démontre que la justice est rentrée dans la voie de la vérité; elle démontre aussi que la législation a cessé d'être en opposition avec les moeurs publiques, et que ses dispositions sont, en général, acceptées.
Maintenant il est très-vrai que le bénéfice des circonstances atténuantes a été étendu à un très-grand nombre de condamnés. Nous verrons tout à l'heure ce chiffre, qui est assurément fort élevé; mais plusieurs considérations très-graves l'expliquent facilement.
D'abord, on vient de voir que si, d'un côté, le nombre des atténuations de peines s'accroit, d'un autre côté, et par une sorti; d'équation mathématique, le nombre des acquittements diminue, et les déclarations du jury deviennent plus fermes et plus sincères. Or, ne doit-on pas préférer, dans l'intérêt de la répression, des peines atténuées à des acquittements complets? La justice n'est-elle pas plus satisfaite par la déclaration consciencieuse de tous les faits de l'accusation que par la dénégation mensongère d'une partie de ces faits pour arriver, par un détour frauduleux, à une diminution de peine que la déclaration de circonstances anémiantes régularise? Avant la loi de 1832, l'expérience des années antérieures nous l'apprend, le jury aurait acquitté le tiers de ces condamnés, et il aurait, à l'égard des autres, dénié les circonstances aggravantes. Ces déclarations, désavouées par la conscience, auraient-elles donc produit une répression meilleure? Un châtiment, quel qu'il soit, quand il frappe un coupable, n'est-il pas préférable à une complète impunité?
Sans doute les peines ont diminué dans leur gravité ou dans leur durée. Mais suit-il donc de là que la mesure de la répression se soit affaiblie? Constatons d'abord dans quelles limites cette atténuation s'est opérée. Avant la loi de 1832, le nombre des condamnations à des peines afflictives ou infamantes s'abaissait chaque année: ce chiffre, qui était de quarante sur cent accusés en 1826, n'était plus que de vingt-sept sur cent en 1832. Et remarquez que le système des circonstances atténuantes n'existait point à cette époque. Les peines afflictives ne se transformaient que fort rarement en peines correctionnelles; elles n'étaient remplacées que par les acquittements, dont le chiffre s'élevait incessamment. Depuis 1832, ces peines n'ont pas été appliquées plus fréquemment; mais les condamnations correctionnelles ont graduellement augmenté. En 1840, sur cent accusés, vingt-huit ont été condamnés à des peines afflictives et infamantes, et trente-neuf à des peines correctionnelles. Ainsi, le chiffre général des condamnations a tendu sans cesse à se relever depuis l'adoption des circonstances atténuantes. Ce chiffre, qui était de soixante-deux sur cent accusés en 1826, et même de cinquante-quatre sur cent en 1831, est remonté par degrés à soixante-sept sur cent en 1840. Une espèce de réaction s'est même manifestée dans la distribution des peines pendant ces dernières années. Les condamnations ont été plus fermes et plus nombreuses; les peines se sont élevées, soit par leur intensité, soit par leur durée.
Faut-il attribuer cette réaction morale, cette fermeté plus grande, aux lumières que les jurés acquièrent à mesure qu'ils exercent leurs fonctions, aux temps plus calmes qui ont succédé à des temps de troubles politiques, à l'inquiétude causée par quelques verdicts empreints d'une indulgence excessive, enfin, à l'instinct de conservation qu'éprouvent les citoyens à la vue des crimes qui semblent s'accroître? Il faut l'attribuer sans doute à toutes ces causes; mais son véritable, son principal motif est dans la faculté attribuée au jury, par la déclaration des circonstances atténuantes, de faire bonne justice, justice suivant sa conscience, c'est-à-dire de proportionner la peine avec le délit. Le jury exprime de la manière la plus naïve et la plus sincère les mouvements de la conscience individuelle, bien plus que de la conscience sociale; il est plus préoccupé de la justice intrinsèque d'une peine que des motifs d'utilité générale qui s'attachent à son application; son point de vue se borne généralement à la cause qu'il juge; il s'étend rarement aux causes de la même nature dont le nombre et la répétition exigent une répression plus ou moins sévère. Il déclarera la culpabilité qui lui est démontrée, mais à condition que les effets de cette déclaration lui paraîtront équitables. Vainement vous voudriez couvrir la loi pénale d'un voile à ses yeux; ce voile, vaine fiction du législateur, il le déchire tous les jours. Il pèse la peine en pesant les termes de sa déclaration; il rejettera, comme il l'a fait tant de fois, la condamnation la plus juste, si le châtiment lui paraît hors de proportion avec le crime.
Les faits sont donc incontestables: le système des circonstances atténuantes a produit des condamnations plus nombreuses, une distribution plus ferme des peines, une appréciation plus consciencieuse et plus exacte des faits incriminés. Une seule objection peut être opposée à ces bienfaits. Les peines appliquées sont plus nombreuses, mais elles sont moins fortes; elles perdent en intensité ce qu'elles gagnent en nombre; les peines afflictives et infamantes semblent tendre à se transformer en peines correctionnelles; elles se dépouillent de leur appareil afflictif et de leur intimidation.
Cette objection, vue de près, disparaît promptement. Il n'est pas vrai, d'abord, que les peines afflictives tendent à se correctionnaliser, et cela par une raison très-simple, c'est que la loi a posé des limites que cette tendance ne pourrait franchir. Mais prenons successivement les différentes peines afflictives, et nous verrons que leur marche est plutôt ascendante que décroissante. Ainsi, la peine qui semblait devoir exciter la répugnance la plus grande de la part des jurés, parce qu'elle fait peser sur eux une responsabilité plus grande, la peine de mort, n'a pas cessé d'être appliquée; en 1840, cinquante-un accusés ont été condamnés à cette peine, et ce chiffre, qui avait varié dans les années précédentes, paraît disposé à s'élever. Les condamnés aux travaux forcés à perpétuité qui, en 1835, étaient au nombre de cent quarante-un, sont montés successivement à cent soixante-dix-sept, cent quatre-vingt-dix-sept, cent quatre-vingt-dix-huit; en 1841, ils ont été de cent quatre-vingt-cinq. Les condamnés aux travaux forcés à temps se sont généralement maintenus au chiffre de huit cents chaque année; les dernières années ont présenté les chiffres de huit cent cinquante-deux, huit cent quatre-vingt-trois et mille cinquante-six. Enfin, les condamnés à la réclusion, qui n'étaient qu'au nombre de six cent quatre-vingt-quatorze en 1833, ont atteint les chiffres de neuf cent vingt-trois et mille trente-deux en 1839 et 1840. Sans doute, il faut tenir compte de l'augmentation générale des accusations et des condamnations, mais il ne résulte pas moins de ces chiffres que la répression ne s'affaiblit pas, et que les peines afflictives reçoivent une application journalière et continuelle.
Maintenant, nous ne prétendons nullement méconnaître qu'un certain nombre de peines afflictives se soient transformées en peines correctionnelles. Est-ce véritablement un mal? La société a-t-elle un intérêt réel à ce qu'une peine afflictive soit appliquée à certains faits plutôt qu'une peine correctionnelle? Son principal intérêt n'est-il pas que les coupables soient punis? Il est, d'ailleurs, reconnu maintenant que le régime des maisons centrales est plus rigoureux et plus répressif que celui des bagnes; et, dans les maisons centrales, les condamnés à la réclusion et à l'emprisonnement de plus d'un an sont soumis au même régime et subissent la même peine. Il n'y aurait donc que la durée plus brève de la peine qui pourrait lui enlever une partie de son effet d'intimidation; mais l'efficacité d'une peine est dans la certitude de son application bien plus que dans sa durée; elle est surtout dans le mode de son exécution. Sans doute la prolongation de cette exécution ajoute à la rigueur de la punition, mais elle n'est qu'une cause secondaire d'intimidation. Le système pénitentiaire peut la désirer, parce qu'elle augmente son action sur le condamné, mais la répression est moins intéressée à cette prolongation au delà de certaines limites. Il suffit que la peine soit assez longue, pour peser sur la vie du coupable, mais elle ne doit pas puiser toute sa gravité dans sa durée.
La justice n'a donc pas fléchi: le système des circonstances atténuantes ne l'a donc pas désarmée; elle a même puisé dans son application une puissance nouvelle: sa marche a été plus sûre, plus ferme, plus certaine. La répression a été plus complète, car elle a atteint un plus grand nombre de coupables; elle a été plus juste, car le rapport entre le délit et la peine a été établi avec plus de soin; elle a été mieux réglée, car la conscience, qui se débattait naguère contre l'exagération des châtiments, applaudit à ses jugements depuis qu'il est permis de concilier la peine avec la gravité du fait.
Voilà les résultats qu'a produits le système des circonstances atténuantes, résultats constatés par la statistique, et qu'il est impossible de dénier. La justice et la morale elles-mêmes doivent donc applaudir à une innovation qui a assuré une répression plus étendue, bien que modérée, des actions criminelles.
Parmi les poètes italiens contemporains, l'un des plus aimables, l'un des plus gracieux et des plus nationaux, c'est sans doute le Vénitien Carrer, dont le nom est à peine connu en France.
La vocation de ce poète se déclara un jour que, presque enfant, il entendit le célèbre improvisateur Sgricci. Le feu divin s'alluma dans l'âme du jeune Louis, et l'adolescent, dans lequel rien jusque-là n'avait révélé le poète, eut l'audace de parler à son tour aux Vénitiens, encore frémissants des applaudissements prodigués au Sgricci, cette langue des vers, toujours si douce à leur oreille. Le succès fut complet, et, pour que rien n'y manquai, pour que le talent fût en quelque sorte sacré par le génie, Byron, alors à Venise, prédit que cet enfant ferait un jour la gloire du pays où il était né. Toutefois Carrer, loin de se laisser étourdir par de si nombreux applaudissements et par un tel suffrage, eut vite compris qu'ils ne devaient être pour lui qu'un encouragent; qu'il pouvait devenir un poète, mais qu'il ne l'était pas encore. L'art de l'improvisation ne fut à ses yeux qu'un des degrés les plus infimes de la poésie, et il se mit à travailler assidûment, convaincu que les oeuvres faites lentement, difficilement même, sont les seules durables. Naturellement doué d'une riche imagination, il étudia avec patience la forme, cette partie de l'art si difficile, et sans laquelle pourtant il n'est point d'art véritable.
(Louis Carrer.)
Or, cette qualité de la forme, Carrer, aujourd'hui, la possède à un degré éminent, comme l'atteste le recueil que nous avons sous les yeux, et qui contient des poésies de différents genres: ballades, sonnets, odes, nouvelles, etc. Les ballades sont empruntées parfois à des traditions étrangères, mais plus souvent à des légendes vénitiennes, et celles-ci sont, nous l'avouons, celles que nous préférons; tout imprégnées qu'elles sont du parfum des lagunes, riches, étincelantes d'or et de pierreries, comme Venise la belle, riantes alors même que le fond en est sombre ou sanglant. L'arbre des tombeaux pour le poète vénitien, ce n'est pas le sombre cyprès, mais le myrte, et parfois même l'oranger. La mort, c'est le seuil de la vie heureuse.
Les sonnets, écrits dans la langue italienne, vraie langue du sonnet, ont cette perfection de forme sans laquelle ce genre n'existe pas; mais ils nous semblent, de même que les odes, trop souvent dénués d'une pensée forte ou originale. En somme, ce que nous aimons le mieux, ce qui nous paraît le véritable titre de gloire du poète, ce sont les ballades, dont nous donnerons de préférence quelques-unes à nos lecteurs.
Selon une tradition populaire à Venise, un patricien devint amoureux d'une jeune fille du peuple, et, désolée de ne pouvoir être sa femme, celle-ci se précipita dans l'Adriatique, où elle périt; après sa mort, le jeune noble ne voulut jamais accepter d'autre épouse, et, devenu doge, il se déclara le fiancé de la mer. C'est là, selon les enfants des lagunes, l'origine de la fête qui fut célébrée chaque année le jour de l'Ascension, tant que Venise a eu un doge, cérémonie dans laquelle, du haut du Bucentaure, le chef de la république jetait solennellement dans la mer l'anneau, symbole d'une mystique union. Les historiens donnent à cette cérémonie une autre, ou plutôt d'autres origines sur lesquelles ils ne peuvent s'accorder; mais les poètes aiment d'ordinaire mieux la légende que l'histoire; l'érudition les effraie, et nul ne s'étonnera de voir Carrer adopter la croyance des pêcheurs de Venise. On sera, nous n'en doutons pas, tenté de l'en remercier, quand on verra de quelle poésie limpide et brillante, j'ai presque dit phosphorescente comme les flots de l'Adriatique, il a su la revêtir.
«Qu'elle se taise, la joyeuse fanfare, qu'elle se taise sur la route azurée de la mer, qu'elle se taise parmi les rochers où, pauvre âme nue, je me cache pour soupirer.
«Qu'on me le donne, l'anneau d'or, et alors je cesserai ma plainte, alors en silence j'attendrai l'époux qui me fut fiancé.
«Qu'il n'appartienne jamais à une autre celui-là qui m'a donné sa foi; il m'a nommée sienne, et je l'attends; après la mort nous serons unis.
«Pour ce jour je le prépare, le lit nuptial; je le fais d'écume moelleuse, trompant, dans cette douce occupation, l'ardent désir qui me consume.
«Quand, parvenu à son dernier jour, mon époux descendra enfin vers moi, il me trouvera venant à sa rencontre au bord de la grotte où je gémis.
«Alors mon sein et mes cheveux seront ornés de deux colliers de coquillages; alors je me ceindrai la taille d'une verte ceinture d'algues marines.
«Alors il verra briller à mon doigt l'anneau qu'il m'a jeté du haut du trône d'or, cet anneau que depuis si longues années je tiens là caché sur mon coeur.
«Le reconnais-tu, le reconnais-tu, cet anneau que jamais je n'ai quitté?--Oui, je le reconnais, bien-aimée; c'est lui que je te donnai dans un jour de bonheur.
«Mais comme tu es froide et pâle!--C'est la mer qui m'a faite ainsi, cher amour: toi, tu as vécu au milieu des joies de la vie; et moi, j'étais ici seule, toujours attendant, toujours pensant à lui.
«Chère épouse! ô toi qui si confiante as attendu ma venue, enfin nous voilà réunis; maintenant rien ne peut nous séparer, je ne le quitterai plus.
«Tant que durera le jour, je les parcourrai avec lui, ces ondes amies, et quand viendra la nuit, elle sera l'asile de mon sommeil, la grotte silencieuse.
«Ensemble à toute heure et pourtant nous désirant toujours, notre amour, né sur la mer, ne finira qu'avec la mer.»
Après avoir entendu cette fille des lagunes qui pour son noble amant veut séparer de ces jolies coquillages dont, enfant, elle avait, comme tous les enfants de Venise, formé de gracieux colliers; après avoir vu récompenser son fidèle amour par une éternelle union au sein de cette mer tant aimée de tout Vénitien, suivons la capricieuse imagination du poète en Espagne, où il a trouvé une de ses plus originales ballades. Mais comment rendre l'harmonie de ce rhythme si parfaitement adapté au sujet? C'est quelque chose qui rappelle le rhythme adopté par Byron dans Mazeppa: c'est le galop régulier du cheval qui doit emporter la belle Espagnole, et pas une minute l'esprit ne peut oublier le noble et fantastique animal qui se trouve ainsi le principal personnage de ce petit drame. Selon la manière d'un autre grand poète, Goethe, dans plusieurs de ses adorables ballades, la pièce n'a pas de dénouement, et le lecteur peut le faire riant ou terrible à volonté.
«Un indomptable destrier bal les plaines de l'Estramadure; le royaume en est en deuil, et ducs, chevaliers et princes, tous ont peur du fier animal.
«--Qui lui mettra le frein et la selle, je le jure, pour peu qu'il soit chrétien, celui-là sera l'époux d'Isabelle, il deviendra gendre du roi.--
«Tel est le ban que, par ordre du monarque, un héraut va proclamant de contrée en contrée; mais depuis six mois il est proclamé et il n'a pas paru encore le brave qui doit gagner le prix.
«Le héraut a vu la Castille et Grenade, il a visité Cadix et Séville, il a traversé le Tage et le Douro. «Vainement il a proclamé son ban sur les places d'Oviédo et de Pampelune, vainement il a vu et la Murcie, et l'Aragon et le beau sol catalan.
«Mais un jour voilà que se présente un obscur Biscayen, et cet homme pauvre, riche de son seul courage, offre de lutter contre le sauvage coursier.
«Les grands étonnés raillent son audace. «Bonhomme, disent-ils, prends l'étrille; sans elle que peut un homme de ta sorte en semblable affaire?»
«L'étranger ne répond rien; il renferme au dedans de lui sa trop juste colère; il attend, et après une longue attente, on l'introduit devant le roi.
«Il se découvre d'abord; puis, s'adressant respectueusement au monarque: «--La proclamation que j'ai entendue plusieurs fois est-elle fidèle, ô roi?
«Celui qui mettra le frein et la selle à un coursier qui épouvante le royaume, celui-là sera-t-il l'époux d'Isabelle, deviendra-t-il gendre du roi?
«--Oui, dit le roi, tel est mon ban, et, je le jure, telle sera la récompense du vainqueur, pourvu qu'il adore notre Dieu.--
«Et le souverain avait à peine fini de parler, que déjà le brave inconnu était sur le chemin où se montrait le plus souvent l'indomptable coursier.
«Il y marchait depuis peu de temps, lorsque sous de rapides bonds il entend retentir la terre; le peuple fuit épouvanté et le laisse seul avec l'être mystérieux qu'il doit vaincre.
«Le soleil avait presque achevé sa course, et le roi, assis sur la terrasse, parlait ainsi à sa fille assise près de lui.
«--Il est parti dès le commencement du jour, le hardi Biscayen; le soleil va se coucher, il n'est pas encore de retour: quel aura été son destin?--
«Et la jeune fille répondait: «Ô mon père! je ne crains rien, car elle annonçait une haute valeur, la figure de l'hôte inconnu.
«Isabelle parlait encore, quand la plaine fil entendre de bruyantes acclamations, et bientôt l'étranger parut menant après lui le cheval enfin dompté.
«Le peuple qui lui faisait cortège vantait hautement sa valeur, et bientôt, se séparant de la foule, le vainqueur s'approcha du roi, tenant toujours le cheval dompté.
«--Le voilà, dit-il, de mes mains il a reçu la selle et le frein; maintenant elle m'appartient la main d'Isabelle, maintenant je dois être ton gendre.
«Le roi se troubla en entendant ces paroles, et il allait... Une sorte de terreur le retint, et d'une voix douce et contenue il parla ainsi à l'étranger:
«--Ta demande est audacieuse, Biscayen; mais d'abord dis-moi ton rang, afin que je sache à qui je parle.
«--Tu ne me l'as pas demandé lorsque pour loi je me suis offert à la lutte; mon titre de noblesse, c'est l'action que j'ai faite, c'est à elle de répondre pour moi.
«Il doit le suffire de savoir que moi aussi j'adore Jésus. Le ciel sait le reste, le ciel qui m'a fait vaincre et a combattu avec moi.
«Et le roi lui répond: «Non, Biscayen, cela ne suffit pas, car il ne peut être l'époux de ma fille, celui qui n'est pas de sang royal.
«Demande de riches vêtements, demande des bijoux précieux, tu les obtiendras de moi, mais, je te le répète, si tu n'es pas de sang royal, ne me la demande pas, la main d'Isabelle.
«--Ce ne sont ni de riches vêlements ni des bijoux précieux qui me furent promis; tu l'as juré que tu me donnerais Isabelle.
«--Tu obtiendras de moi toute autre belle de mon royaume, et j'y joindrai une riche dot; mais, je te le dis encore, il n'aura pas la main d'Isabelle, celui-là qui n'est pas roi.
«--Que me parles-tu d'autre belle? que me fait la dot que tu m'offres? c'est pour Isabelle que j'ai voulu vaincre. Ô roi! remplis ta promesse.
«--Pars, fuis loin de mes yeux, arrogant aventurier, et si tu ne veux mourir, ne reparais jamais devant moi.
«L'étranger se tut, et jetant sur le roi un regard de colère, il partit, emmenant avec lui le cheval qu'il avait dompté.
«On n'entendit plus parler ni de lui, ni du sauvage coursier, mais sur le front d'Isabelle plana depuis lors un sombre nuage.
«A un an de là un roi puissant demanda la main de la jeune fille; celle-ci ne le refusa pas, elle ne l'accepta pas non plus, sa bouche resta muette.
«Cependant le roi son père a engagé sa parole, le jour des noces a été proclamé dans toute la contrée, et de chaque point de l'Espagne on accourt pour assister à la cérémonie sacrée.
«La foule se presse et augmente de moment en moment dans l'auguste cathédrale où se voit déjà l'archevêque, la mitre en tête et la crosse à la main.
«Sur deux haies, des deux côtés de la porte, sont rangés les varlets et les hallebardiers contenant le peuple et gardant la voie libre pour les chevaliers.
«Déjà s'approche le royal cortège, déjà s'entend le son des trompettes; la messe va commencer, chacun est à son poste.
«L'autel est paré en fête: les fleurs et les cierges brillent de toutes parts. Isabelle, vêtue de blanc, est là debout entre son père et son époux.
«Mais quelle sourde rumeur se répand dans la foule? On parle tout bas du Biscayen, et plusieurs disent: «Si par hasard il était là?»
«A peine a-t-on commencé le saint et redoutable sacrifice, qu'un bruit s'élève dans un coin reculé de l'église.
«L orgue retentit, comme touché par une main invisible; les lumières s'éteignent toutes à la fois, et on entend au loin gronder le tonnerre.
«Parmi les assistants renversés à terre, plusieurs virent une tombe s'ouvrir, et de l'abîme surgit un destrier que tous eurent bientôt reconnu.
«C'était bien celui auquel l'aventurier avait mis le frein et la selle, c'était bien celui qui pendant si longtemps avait épouvanté le roi et le royaume.
«A son aspect nul ne demeure; l'épouvante chasse du temple tous ceux qui s'y trouvent, et le roi et le nouvel époux prennent la fuite comme les autres.
«Pour Isabelle, pour la jeune fille qui s'était rendue à la cérémonie sans refuser, mais sans consentir, elle resta ferme au lieu où elle était, tandis que tous les autres prenaient la fuite.
«Le cheval s'approche d'elle, il plie doucement les jarrets, et, d'un doux regard, le mystérieux animal semble l'inviter à se placer sur son dos.
«La jeune fille y monte confiante; d'une main ferme elle saisit la bride, et le destrier n'a pas plus tôt senti le doux fardeau, qu'il part, rapide comme l'éclair.
«Sorti de l'église, il traverse la cité, prend à travers la campagne. Où alla-l-il? nul ne le sait.
«Peu à peu l'épouvante de la foule se calme; mais vainement le monarque essaie de vaincre sa terreur.
«Toujours il croit voir les cierges s'éteindre au milieu des rites sacrés, toujours il croit entendre le sourd galop d'un cheval.
«Il demande à ceux qui l'entourent s'ils ont vu l'étranger qui doit arriver; et, à peine a-t-il reçu leur repose, que de nouveau il leur adresse la même question.
«Le pauvre fou vécut ainsi une longue année, puis il mourut, laissant la couronne à son plus proche parent.
«Et jamais nul n'entendit plus parler ni de l'aventurier inconnu ni de la belle Isabelle, emportée par le destrier.»
Pour faire bien connaître notre poète, il nous faudrait citer encore la Vendetta, avec son naïf refrain: l'antique histoire le dit ainsi: la Chapelle des Innocents, empruntée à une tradition suisse, plus sombre, plus dépouillée d'ornements que les autres ballades de Carrer, mais pleine d'expression; Le Sultan, le Maure, le Chanteur Stratella, l'une des plus longues pièces, mais peut-être la plus belle du recueil, qui suffirait seule à révéler un poète éminent: petit drame plein d'émotion, où Carrer a déployé, en même temps qu'une vive sensibilité, l'étonnante flexibilité de son talent et toutes les richesses d'un rhythme heureusement varié.
Dans l'impossibilité de tout citer, nous terminerons nos citations par un sonnet dont la vague expression nous semble révéler autant les douleurs d'une haute ambition poétique que celles d'un amour trompé.
«Désormais je n'espère plus l'obtenir, la paix: je ne l'attends plus, la guérison du mal qui me dévore sans relâche; il pâlit, le rayon qui me donna la vie; mes jours volent rapides vers leur terme.
«Elle brûle et fume encore ma plaie cachée, et la honte s'ajoute à l'injure; et toi, vain nuage, toi, vile écume, toi, gloire, autre perfide, tu me fuis aussi!
«Comment se sont évanouies tant de douces espérances, comment est-il mort si vite cet amour si profond? Et toi, lâche! tu les pleures les jours écoulés, tu pleures l'heure de la joie.
«Et l'avenir? je l'attends, je le considère avec stupeur. Tout secours humain arrivera trop tard; il ne peut plus être apaisé, le soupir de mon coeur.»
(Le Colin-Maillard, par M. Giraud.)
M. E. Giraud--Colin-Maillard.--Monsieur l'abbé a les yeux bandés, il s'avance les mains étendues dans le vide; pourtant on serait tenté de croire que le bandeau est mal assuré sur ses yeux et que l'abbé triche un peu, car il poursuit les dames et ne se soucie point de prendre le cavalier qui vient lui parler imprudemment à l'oreille; mais les dames se dérobent, et l'une, glissant, tombe sur l'herbe, sans doute pour montrer à demi sa jolie jambe, et relever une de ses mains jusqu'aux lèvres du jeune chevalier qui, par fortune, se trouve derrière elle au moment de sa chute. Cependant M. l'abbé pose lourdement son escarpin sur la queue du griffon, le mignon fanfreluche, flocon de soie avec un petit nez rose et deux jolis yeux noirs; le faune joue de la flûte sur son piédestal, et semble rire de ce pauvre abbé, qui fait tomber la dame au bénéfice de son prochain.--Une gaieté vive et gracieuse anime toute cette scène; les figures sont dessinées avec une facilité charmante, et les moindres détails spirituellement traités.
(Port de Boutogne, par M. Isabey.)
Les Crêpes, de M. Giraud, se recommandent par les mêmes qualités de conception et de dessin; mais les Crêpes ne semblent-elles pas être à Watteau ce que les Beignets à la Cour sont aux comédies de Marivaux?
(La Science, par M. Desboeufs.)
M. Desboeufs.--La Science, statue en marbre--La science, on le sait, est et demeure éternellement vierge, comme la divine Minerve, sa patronne; elle a même quelquefois des airs de pruderie, des susceptibilités de vieille fille; aussi ne voyons-nous pas sans quelque peine la statue de la Science placée près de la Cassandre de M. Pradier, et nous craignions qu'elle ne se couvrît tout à coup le visage de ses mains pudibondes, comme Ovide nous raconte que firent autrefois les statues de Vesta, lorsque la prêtresse Rhéa Sylvia accoucha dans le temple de la déesse. Heureusement on a eu soin de la tourner un peu du côté de la fenêtre, de façon qu'à la rigueur elle n'est pas obligée de voir la fille de Priam. La Science de M. Desboeufs a l'air grave et austère; son front est pur et sans rides, sa tête est même élégamment couronnée de myrte; mais le souci de la pensée semble visible dans le pli de sa narine et de sa bouche. Elle laisse tomber sa main droite, qui tient un manuscrit, et accoude son bras gauche sur une de ces petites colonnes quadrilatérales dont les sculpteurs font un si grand usage (ainsi, la Cassandre de M. Pradier a le dos appuyé sur un véritable cube, tout à fait chimérique). La Science est surtout antique par sa draperie remarquablement sévère, quoique un peu trop uniformément chiffonnée; le corps, les contours surtout se sentent bien sous les plis de cette draperie, qui rappelle de loin celle de la Cérès antique. Grâce à Dieu, M. Desboeufs s'est montré fort économe d'attributs allégoriques; et, sauf quelques figures de géométrie que l'on aperçoit au bas de la statue, tout est laissé à la sagacité du spectateur.
Nous croyons devoir, à ce propos d'allégorie, prévenir nos lecteurs contre l'explication, assez plausible d'ailleurs, que nous leur avions donnée des bateaux à vapeur et télégraphes du tableau de M. Papety. Nous avons lu, sur ces appendices symboliques, des interprétations depuis si différentes, que nous ne savons plus vraiment à quoi nous en tenir. Les peintres s'amuseraient-ils à torturer de ces logogriphes l'esprit curieux des bonnes gens, comme fit Goethe dans son Faust? «Voilà trente ans, écrivait-il, que les Allemands se donnent du tracas avec les manches à balais du Bloksberg et les conversations des chats dans la cuisine de la sorcière; trente ans qu'ils ne cessent d'interpréter et d'allégoriser sur ce burlesque non-sens dramatique. En vérité, on devrait, dans sa jeunesse, se donner plus souvent de ces plaisirs, et leur jeter à la tête des blocs comme le Brocken.»
M. Baron.--Des Condottieri.--Chacun se souvient encore du succès qu'avait obtenu à la dernière Exposition la Sieste en Italie. M. Baron n'a rien perdu de son originalité; la fantaisie de son pinceau est toujours vive et charmante comme au premier jour. Il y a peu de ballades en poésie qui valent ces condottieri, jouissant des heures de trêve dans le sein de leurs foyers ou de leurs corps-de-garde, comme vous voudrez, car il est impossible de localiser la scène; cela se passe dans un lieu quelconque où il y a une table, une lampe à la voûte et une grande cheminée.
Un condottiere fourbit activement sa cuirasse, tandis que ses camarades interrogent les dés, qu'une jeune femme, le dos tourné à la table des joueurs, les pieds étendus vers la flamme du foyer, semble chercher sur des cordes de sa guitare l'expression de sa pensée insouciante et rêveuse.--Sur le premier plan, couchés à terre, un enfant et un chien.--Les figures sont remarquablement expressives, même on y voit peinte une certaine crânerie, qui rappelle les personnages à plumets des comédies de cape et d'épée; ces condottieri conservent, en pleine paix, leur air de bravoure, et, si l'on peut dire ainsi, leur visage ne désarme pas.
Les Condottieri, par M. Baron.
Nous regrettons d'ailleurs de trouver quelque alliage dans le talent original de M. Baron: il nous semble que ses figures rappellent l'accentuation particulière à M. Poittevin, et ses murailles les procédés ordinaires de M. Decamps. Cette seconde imitation est surtout manifeste, et nous en sommes d'autant plus fâchés pour M. Baron, que cette année le Decamps, comme on dit, semble tout à fait à la mode, et que l'on aperçoit sur de fort méchantes toiles des réminiscences ou copies de ce genre. Un jour on reprochait à un grand paysagiste d'imiter les moutons d'un autre; aussitôt il les supprima; que M. Baron supprime de même ses murailles, s'il ne peut pas les imaginer autrement, qu'il se retranche sévèrement tout ce qu'autrui peut lui revendiquer:
Mon verre est bien petit, mais je bois dans mon verre.
NOUVELLE.
(Suite.)
Léonor fut saisie d'une profonde émotion en écoutant cet air, qui, la nuit précédente, avait déterminé sa fuite, et, selon toute apparence, décidé du sort de toute sa vie. Quand le couplet fut achevé, elle fit un signe à don Christoval, et ils chantèrent à deux voix l'estrivillo;
Mira no tardes,
(Ayolé!)
Que suele en un momento
Mudarse al ayre.
Avant qu'ils eussent fini, une fenêtre s'était ouverte, et une jeune dame avait paru derrière les barreaux; elle écouta attentivement les chanteurs. Aussitôt le couplet achevé, don Christoval adressa la parole à la maîtresse de ce logis, et renouvela sa requête, si brutalement repoussée par le portier. La dame avança le bras hors des barreaux comme pour faire un signe d'assentiment, puis elle se retira, et la fenêtre fut refermée.... Mais quelques minutes après, la grand'porte s'ouvrit, et le portier, tenant une lanterne, vint chercher les étrangers. Il s'empara du cheval en grommelant: «Vous eussiez mieux l'ait de rester dehors; vous n'avez pas voulu me croire; c'est votre affaire!» Et, sans même retourner la tête, il se dirigea vers l'écurie. Un laquais se présenta à sa place, et introduisit les hôtes dans un salon étincelant de lumière. Les meubles, les draperies relevées de franges d'or, tout ce luxe annonçait une demeure où le bon goût s'alliait avec l'opulence. On voyait aux quatre coins des caisses d'arbustes fleuris; les consoles étaient chargées de grands vases de porcelaine de la Chine remplis de fleurs, et tout autour de ce lieu de délices régnait un large divan avec des coussins d'étoffe de soie cramoisie pareille aux tentures. Trois personnes étaient assises sur le divan: un vieillard majestueux, habillé, à la mode orientale, d'un riche cafetan bleu, et coiffé d'un turban de mousseline aussi blanche que la barbe vénérable qui lui descendait jusqu'au milieu de la poitrine. Deux jeunes dames étaient à ses côtés, parées avec élégance et belles comme le jour. L'une, qui paraissait l'aînée, était brune et avait à la main un bouquet de roses muscades; l'autre était blonde et tenait un luth ou théorbe de forme antique. Le vieillard se leva pour faire honneur à ses hôtes: «Soyez les bienvenus sous mon toit, leur dit-il; je vous présente mes deux filles, Amine et Rachel.» Rachel était la musicienne.
Don Christoval remarqua que les deux soeurs portaient de jolis gants noirs qui montaient jusqu'au coude, et par conséquent ne permettaient pas de juger de la beauté des bras. Le vieillard était pareillement ganté de noir, mais seulement à la main droite; la gauche était nue.
La conversation s'engagea, et les voyageurs furent naturellement amenés à dire qui ils étaient, d'où ils venaient, où ils allaient. Don Christoval se garda bien de faire connaître la vérité; mais comme il avait infiniment d'esprit, il improvisa une histoire suivant laquelle il se nommait don Fernand Tellez, nouvellement marié, et allant avec sa femme rejoindre sa famille établie à Jaen, ou dans les environs. Il arrangea si bien la chose, avec force détails, qu'il était impossible de soupçonner sa véracité. De sa part, le maître de la maison ne voulut pas demeurer en reste, il leur apprit donc qu'il s'appelait Ibrahim, natif du port de Ceuta, par conséquent Moresque de nation et de religion, il avait longtemps habité Cordoue, où il avait fait fortune par le commerce; mais des chagrins et des malheurs particuliers l'avaient dégoûté de cette ville et même de la fréquentation des hommes; en sorte qu'il s'était retiré avec ses deux filles et son frère dans cette demeure isolée, où ils vivaient en paix, conservant les pratiques religieuses et les moeurs de leur pays, sans jamais voir personne, si ce n'est de temps à autre quelque passant égaré de sa route, à qui ils accordaient avec plaisir l'hospitalité.
En cet endroit, la porte de la salle s'ouvrit, et l'on vit paraître un second vieillard. Mais autant le premier avait la contenance noble et la mine loyale, autant celui-ci avait l'extérieur commun et repoussant, mauvaise figure, les yeux enfoncés, le regard faux, un long nez perpendiculaire et la barbe horizontale; ses lèvres minces semblaient vouloir se cacher dans sa bouche. Cet autre vieillard avait aussi la main gauche nue et la droite couverte d'un gant noir. Ah! s'écria Ibrahim, voilà mon frère Diego, dont je vous parlais; il revient de la ville, où le soin de nos affaires le contraint d'aller quelquefois. Puisqu'il est arrivé, rien ne nous empêche plus de nous mettre à table. On vient de m'avertir que le souper était servi. Passons, s'il vous plaît, dans la salle à manger.
Amine et Rachel s'approchant de leur père, lui prirent chacune un bras et l'aidèrent à se lever avec des difficultés inouïes. Les étrangers s'aperçurent alors que ce beau vieillard avait la moitié du corps paralysée. Pour le faire avancer, une de ses filles poussait doucement du pied la jambe insensible, et le pauvre Ibrahim s'aidait de l'autre comme il pouvait, s'appuyant de tout son poids sur ses belles conductrices. Cette opération ne se lit pas sans bien des gémissements à demi étouffés de la part du malade, et une grande compassion de la part des assistants. Ibrahim fit même quelques exclamations que Léonor et don Christoval ne purent comprendre, car il se servait de la langue arabe. On parvint à la fin dans la salle à manger, et Ibrahim une fois assis, ne tarda pas à reprendre sa belle humeur. Il fit mettre Léonor auprès de lui; don Christoval se mit en face, entre Amine et Rachel; le frère Diego s'assit à la gauche d'Ibrahim.
Amine et Rachel, après s'être placées, commencèrent à tirer leurs gants. Elles ôtèrent celui du bras gauche, et don Christoval, qui avait une passion particulière pour les beaux bras, faillit tomber en extase devant la perfection de ceux qu'on offrait à ses regards. Il attendait avec impatience le moment de juger si les bras droits seraient aussi admirables; mais son attente fut vaine. Les gants du bras droit demeurèrent en place, et les deux hommes conservèrent aussi le gant noir de leur main droite. Cela parut très-singulier à don Christoval; car évidemment cette main droite gantée devait être incommode à table. Il y avait donc quelque chose là-dessous. Don Christoval ne savait que penser: mais il était trop bien élevé pour se permettre aucune question sur cette bizarrerie, et même pour avoir l'air de s'en apercevoir. Il finit par s'imaginer que c'était un point de religion, ou peut-être un voeu obligatoire pour tous les membres de cette famille, de ne pas découvrir leur main droite.
Ibrahim, en chef de maison, commença par faire ses excuses à ses hôtes pour la mauvaise chère. Effectivement la table n'était garnie que de fruits; mais c'étaient des fruits magnifiques servis dans des vases et des corbeilles d'argent ciselé; un seul plat couvert était au milieu, et Ibrahim ayant enlevé le couvercle, on vit qu'il contenait deux poulets accommodés au riz. Nous ne buvons point de vin, dit Ibrahim, notre loi nous le défend; mais comme nos hôtes ne sont pas assujettis à nos pratiques, j'ai fait placer devant vous un flacon du meilleur cru d'Espagne. Ne vous en faites pas faute.
Les convives se mirent à manger de bon appétit, et la conversation s'étant animée: Frère, demanda Ibrahim, que dit-on de nouveau à la ville? On ne s'y entretient, répondit Diego, que d'un accident arrivé chez les nonnes de Sainte-Claire, et qui a failli les consumer toutes vives dans leur maison. Une jeune religieuse avait l'habitude de lire en cachette, pendant la nuit, des livres de poésie et d'amour. Or, la nuit dernière le sommeil l'ayant surprise, le feu se mit à ses rideaux et se communiqua avec rapidité. Par bonheur, le jardinier, qui faisait le guet contre les voleurs, dans son verger, donna l'alarme assez à temps, et les secours qu'on s'empressa d'apporter sauvèrent les bâtiments du monastère. Les soeurs en seront quittes pour quelques cellules réduites en cendres.--Personne au moins n'a péri? dit Léonor d'une voix émue--Pardonnez-moi. La jeune religieuse fut dévorée par les flammes; on ne retrouva que ses os calcinés. De plus, une vieille tourière, dont la cellule touchait le foyer de l'incendie, périt également étouffée par la fumée qui l'empêcha de fuir. Comme vous voyez, le dommage n'est pas grand! Il n'y a de regrettable que la jeune fille; car pour la décrépite, il y aura toujours assez de celles-là. La perte des meubles n'est rien. Les nonnes ont fait une quête dont le produit, à ce qu'on assure, réparerait deux ou trois désastres pareils; de sorte qu'elles y gagneront encore en fin de compte. Est-ce que les nonnes et les moines ne se tirent pas toujours d'affaire?
Le vilain Diego se tut sur cette interrogation. Léonor était extrêmement pâle et agitée. Pour empêcher qu'on ne prit garde à son trouble et pour donner un autre tour à la conversation, don Christoval se mit à dire: Excusez ma franchise, mon cher hôte; mais ce riz me paraît bien fade. Je crois que votre cuisinier y a totalement oublié le sel; je n'en vois pas non plus sur la table. Ne serait-il pas possible d'en avoir?--Nous n'en faisons point usage, dit gravement Ibrahim; mais on va vous en donner.--Il lit un signe, et l'esclave noir qui servait à table étant dehors pour le moment, Rachel se leva, sortit par une porte située derrière don Christoval, par conséquent vis-à-vis Léonor, et rentra une minute après tenant une salière. Don Christoval, l'ayant remerciée, sala son riz et prit du sel sur la pointe de son couteau, pour en mettre dans celui de Léonor; mais en passant par-dessus l'assiette de Rachel, quelques grains y tombèrent. Rachel ne s'en aperçut pas d'aburd, mais à la première cuillerée elle ne put douter de ce qui était arrivé. Elle réagit et regarda fixement don Christoval, qui n'y faisait point attention, étant absorbé par l'état où il voyait sa compagne. En effet, depuis une minute, la pâleur de Léonor s'était considérablement accrue; on aurait dit le visage d'une morte, et malgré tous ses efforts pour combattre l'évanouissement, elle se laissa aller à la renverse sur le dos de son siège, en poussant un faible soupir comme une personne à l'agonie.
Aussitôt le repas est interrompu, on entoure Léonor, on la secourt, on la questionne.--Ce n'est rien, dit-elle, en reprenant ses esprits, ce n'est rien. La fatigue de cette journée a été grande pour moi; j'avais la fièvre en me mettant à table; le récit de don Diego m'a vivement émue; il n'est pas surprenant que mon souper m'ait tait mal J'ai eu tort de manger; j'avais plus besoin de repos que de nourriture. Je sens que le lit me remettra; je souhaiterais me retirer pour dormir.--A l'instant, répondit Ibrahim d'un ton plein de bonté. Et il ajouta, en regardant ses filles et avec un clignement d'oeil qui n'échappa point à don Christoval:--Tout est-il prépare dans la chambre des hôtes?--Rachel se hâta de prévenir sa soeur, et répondit:-Non, mon père; mais ce soin me regarde: dans une minute tout sera prêt.--En disant ces mots, elle s'élança hors de la salle, mais non par la même porte par où elle était allée chercher le sel.
Amine apporta des senteurs exquises à Léonor, qui parvint enfin à comprimer le, frisson nerveux dont elle était saisie. Don Christoval était rêveur; Ibrahim et Diego gardaient le silence. Tous les personnages commençaient à être embarrassés les uns des autres, sans trop savoir pourquoi. Léonor voulut essayer de faire quelques tours dans le salon; Amine lui offrit son bras, qu'elle accepta, et elles allaient commencer leur promenade, quand Rachel reparut une bougie à la main. On se donna mutuellement le bonsoir, et, avec un sourire équivoque, Diego ajouta, par forme d'encouragement: «Il faut espérer que demain, madame, vous ne sentirez plus aucun mal.»
Lorsqu'ils furent seuls dans leur chambre, la porte fermée au verrou, Léonor s'arma de résolution et murmura à l'oreille de don Christoval; «Nous sommes perdus! nous sommes dans un coupe-gorge!
--Comment, qui vous l'a dit?
--Quand vous avez demandé du sel, Rachel est allée vous en chercher. Lorsqu'elle est rentrée, j'avais par hasard les yeux attachés sur la porte par où elle était sortie et à laquelle vous tourniez le dos. Hé bien, quelle qu'ait été sa promptitude à refermer cette horrible porte, mon regard s'est glissé dans la pièce voisine, et je suis certaine d'avoir entrevu, à la faible lueur d'une flamme qui brûlait dans cette pièce, un cadavre humain suspendu au plafond!
--Ô ciel! êtes-vous bien sûre de ne pas vous être trompée?
--Plût à Dieu! mais non, don Christoval, comptez sur ce que je vous dis. Rappelez-vous le propos de cet homme qui ne voulait pas nous introduire: vous eussiez mieux fuit de rester dehors. Il faut trouver un moyen de fuite, ou bien c'est fait de nous.
--Et mes pistolets sont restés à l'arçon de ma selle! J'ai bien un poignard, mais ils auront l'avantage et du nombre et des armes!
--Nous ne sommes qu'au premier étage; si cette fenêtre donnait sur la campagne, peut-être avec les draps du lit...»
Don Christoval courut examiner la fenêtre, et Léonor se mit en devoir de défaire le lit.
«Hélas! dit-il en revenant, la fenêtre donne effectivement sur un jardin, mais elle est grillée.»
Cette grille confirmait leurs craintes. Léonor, épouvantée, laissa tomber le traversin qu'elle avait dérangé à moitié. En ce moment, un objet caché dans le pli du drap s'échappa et lit un peu de bruit en tombant sur le plancher. Don Christoval ramassa une petite clef dans l'anneau de laquelle était glissé un papier plié en deux. Il l'ouvrit et lut ces mots tracés au crayon: «Nous avons mangé du sel ensemble, je ne puis vous laisser périr. Cette clef ouvre le buffet de votre chambre. Que Dieu protège votre fuite! Éteignez votre lumière, et surtout ne partez pas avant que le lit ait disparu.»
Ce billet secourable venait sans doute de Rachel. Les termes n'en étaient pas clairs à la première lecture; il en fallut une seconde, après laquelle les deux amants, un peu moins émus, examinèrent la chambre qu'on leur avait donnée. C'était une vaste pièce toute lambrissée en chêne, si haute que la lumière de la bougie éclairait à peine le plafond. L'ameublement consistait en un lit à baldaquin placé sur une estrade et en quelques vieux fauteuils de tapisserie; rien de plus, pas même un miroir sur la cheminée gothique. Dans un coin on voyait s'avancer en saillie le buffet, ou placard mentionné dans la lettre de Rachel. Don Christoval y essaya la clef avec précaution. La porte s'ouvrit silencieusement, et la lumière approchée découvrit que cette prétendue armoire n'avait pas de fond, mais servait d'entrée à un passage obscur et bas. C'est là-dedans qu'il fallait s'engager à tout hasard pour conserver la dernière chance de salut.
D'après les instructions de leur libératrice, il ne fallait point partir sur-le-champ, mais attendre, et attendre dans les ténèbres; car apparemment on guettait le moment où ils seraient couchés et endormis. Don Christoval tira de sa poche une petite lanterne sourde qu'il portait toujours en voyage; il ralluma, souffla la bougie, puis Léonor et Christoval, blottis dans l'angle de la cheminée, celui-ci cachant encore sa lanterne sous son manteau, attendirent avec anxiété l'événement qui devait leur servir de signal.
Au bout d'un quart d'heure, qui leur avait paru un siècle, il leur sembla ouïe marcher sur leur tête. Léonor crut avoir distingué un son de ferraille, comme si l'on eût secoué des chaînes. Le silence se rétablit et se prolongea si longtemps, qu'après avoir passé par tous les degrés de l'angoisse, ils ne savaient plus que penser. Don Christoval en était à se demander si tout cela ne serait pas un jeu, une mauvaise plaisanterie concertée d'avance pour s'égayer ensuite aux dépens de la terreur qu'ils auraient eue. Un si grossier manque de convenance était bien invraisemblable; mais enfin l'heure s'écoulait et rien ne paraissait. Soudain, à quelques pas d'eux, un coup énorme est frappé, un coup étouffé, sourd. C'était le ciel du lit qui s'abattait chargé d'une masse de plomb considérable. Une minute après, le grincement d'une poulie mal graissée se fit entendre, et à travers l'ombre claire d'une nuit d'été, Christoval et Léonor virent leur lit remuer, descendre lentement et enfin s'abîmer à travers le plancher.
Ce n'était pas le moment de s'arrêter à trembler; l'heure était arrivée. Christoval et Léonor s'élancèrent dans le passage masqué par le buffet, dont ils eurent la présence d'esprit de refermer les portes derrière eux. Ce passage était complètement obscur, bas et voûté, s'abaissait par une pente si rapide, qu'ils avaient beaucoup de peine à ne point glisser. Ils tâchaient de se retenir aux murailles et avançaient à tâtons dans ce labyrinthe de pierre qui ne finissait pas. Don Christoval tenait d'une main sa tremblante compagne et de l'autre son poignard à tout événement. F. G.
(La suite à un autre numéro.)
Dans l'art du dessin il y a une partie qui n'est autre chose que l'imitation exacte du contour des objets, de leurs positions et de leurs proportions relatives; c'est la reproduction matérielle de ce que nous voyons; l'imagination et le sentiment n'ont aucune part dans ce travail entièrement mécanique, mais dont la difficulté est extrême. Ainsi, les peintres consument de longues années, s'épuisent en efforts multipliés pour arriver à bien dessiner, c'est-à-dire à reproduire ce qu'ils voient. Au lieu de pouvoir se livrer sans crainte à l'inspiration, ils sont arrêtés dans la composition de leurs tableaux par les proportions, la perspective, la forme des objets. Un procédé, au moyen duquel cette difficulté serait éliminée rendrait donc un immense service à l'art en général et à la peinture en particulier. L'artiste serait ramené à sa véritable vocation, qui n'est pas de copier servilement la nature, mais de l'idéaliser; de même que ce n'est pas celui qui taille la statue dans le marbre qui est le statuaire, mais celui qui traduit sa pensée en la matérialisant dans une masse d'argile. De même aussi celui-là n'est point un géomètre, qui sait mesurer exactement les longueurs des côtés d'un triangle, mais celui qui, de la connaissance d'un côté de ce triangle et de ses angles adjacents, déduit la figure et la grandeur du triangle tout entier.
Un peintre, M. Amaranthe Rouillet, vient de résoudre le problème de la reproduction exacte des objets. Il a imaginé un appareil simple, très-portatif, commode et totalement différent de la chambre-claire, du diagraphe et du daguerréotype. Avec cet appareil, on peut, sans savoir dessiner, dessiner très-rapidement, à une échelle quelconque, un édifice en perspective, un paysage, une statue, et faire le portrait d'une personne avec une exactitude incroyable. Le crayon, la plume, le fusain, le pinceau, peuvent être mis indifféremment en usage. Le dessin est d'une exactitude miraculeuse, le portrait d'une ressemblance telle, qu'on reconnaît une personne vue par derrière, ou dont la figure est cachée. Les raccourcis les plus étonnants sont rendus complètement au moyen d'un simple trait. Un grand nombre de peintres ont vu les dessins de M. Rouillet et en ont été étonnés; tous ont avoué qu'il leur serait impossible d'atteindre à cette perfection dans la vérité des contours. La plupart désirent que son procédé entre dans le domaine public; quelques-uns voudraient qu'il restât secret: ce sont ceux dont tout le mérite consiste à faire des yeux, des oreilles, des bras et des jambes dans les proportions voulues; copistes d'académies, qui sont aux véritables artistes ce que l'ouvrier statuaire, dont nous parlions tout à l'heure, est au sculpteur.
Le procédé de M. Rouillet, utile aux artistes, sera un service immense rendu aux savants, aux voyageurs, aux artisans, aux décorateurs et aux mécaniciens. Pouvoir reproduire fidèlement, facilement et rapidement tous les objets de la nature et de l'art, est un bienfait dont la société tout entière lui sera reconnaissante. Le dessin suivant a été fait en deux minutes: il représente l'enfant de l'auteur, modèle bien remuant, posant mal, et qu'on a dû saisir, pour ainsi dire, au vol pendant qu'il attendait sa soupe. Toutes les personnes qui comprennent la nature seront frappées de la vérité naïve de cet ensemble, et ceux qui ont vu le petit modèle le reconnaîtront à l'instant. Faisons des voeux pour que la découverte de M. Rouillet, fruit de cinq ans de méditations assidues et d'essais multipliés, soit portée à la connaissance du public. Diminuer les difficultés matérielles de l'art pour faire une place plus large aux sentiments et à l'imagination, ce n'est point diminuer le mérite de l'artiste, c'est au contraire diriger toutes ses facultés vers l'étude du beau et l'intelligence du sujet, dans la disposition des personnages, l'expression des sentiments, l'harmonie des couleurs et la traduction poétique des beautés de la nature.
La canne à sucre paraît originaire de l'Orient, où elle peut se reproduire par semence. Dans les autres pays, on a adopté l'habitude de la planter par boutures, et elle pousse ainsi d'une manière surprenante.
Dans l'Inde, chaque bouture donne trois à six cannes, qui, lorsqu'on les coupe, ont de deux à trois mètres de hauteur et vingt-cinq à trente millimètres de diamètre. On les plante vers la fin de mai, et la récolte se l'ail environ neuf mois après leur plantation, c'est-à-dire vers janvier et février. Il existe plusieurs variétés de cette plante précieuse. On en compte trois principales: la canne du Brésil, qui, quoique venue originairement de l'Asie, a reçu ce nom parce qu'elle était arrivée aux Antilles en passant à travers le Brésil; la canne d'Olahiti, la plus robuste, celle qui fournit le plus de sucre, et la canne à sucre violette, connue sous le nom de Batavia.
Les cannes viennent ordinairement, dans les Antilles, de boutures et de rejetons. Les premières ne peuvent généralement être coupées avant quinze ou seize mois, tandis que les secondes le sont d'habitude de onze à douze. Les mois de février, mars, avril et mai, sont ceux employés à la coupe et à la récolte. L'abattage des cannes est en général une opération longue, difficile, coûteuse, et qui nécessite l'emploi d'un personnel considérable. D'abord toutes les cannes ne parviennent pas ensemble à la maturité, et même les parties d'une même tige ne mûrissent pas toujours au même moment. La coupe d'une plantation peut donc ainsi durer trois mois; car il faut n'abattre à la fois que la quantité de cannes qui peut être immédiatement broyée par le moulin: sans cette indispensable précaution, le sucre qu'elle contient entrerait rapidement en fermentation. Il en serait de même du jus, si on ne se hâtait de l'employer. Ce jus, ou plutôt ce suc susceptible de se convertir en sucre, est ce qu'on appelle vesou.
Pour opérer cette conversion, on a recours à plusieurs opérations successives dont nous allons donner la description. Nous croyons ne pouvoir mieux faire que de l'emprunter à un savant économiste. M. Rodet.
«Dans l'intérieur d'une sucrerie proprement dite, dit M. Rodet, sont établis sur une même ligne les fourneaux et leurs chaudières. L'ensemble des chaudières se nomme équipage. On en a souvent deux dans la même sucrerie; mais, dans ce cas, les chaudières de même nom sont de diverses grandeurs, et on les distingue en grand et petit équipage. Un seul foyer chauffe tout l'équipage et est placé sous la plus petite chaudière. Chaque chaudière a son nom; la plus rapprochée du bassin à jus s'appelle la grande; celle qui suit la propre; la troisième, le flambeau; la quatrième, le sirop, et la dernière, la batterie.
«Toutes les chaudières diminuent de grandeur, depuis la grande jusqu'à la dernière, et cela en raison du rapprochement du jus; presque partout encore, ces vases sont en fonte, et leur contenance est encore augmentée par la maçonnerie exhaussée qui les entoure. La partie supérieure du fourneau n'est pas de niveau, et reçoit une pente de 4 à 5 centimètres par chaudière. La batterie est la plus élevée d'environ 20 à 22 centimètres. Cette précaution est prise pour ne point perdre le sirop quand celui-ci s'enlève au-dessus des chaudières, et dans ce cas il rentre dans celle qui précède celle dont il sort; il entraîne sans inconvénients quelques écumes avec lui, puisqu'il rentre dans une chaudière de sucre moins purifiée. Près de chaque chaudière est un petit bassin correspondant à une gouttière qui se rend dans la grande. Ces bassins reçoivent les écumes, à mesure qu'on les enlève.
«Les anciennes chaudières étaient en fonte et se brisaient fréquemment. Quelques personnes en ont substitué de cuivre, de forme conique et à fond presque plat. Ce changement a été une amélioration à laquelle on a fait faire de nouveaux progrès.
«On fait couler le jus du bassin dans la grande, on y ajoute une certaine quantité de chaux préparée à l'avance, et de suite on remplit avec le suc ainsi traité le sirop et le flambeau. On opère de même une seconde fois, et l'on verse dans la propre; il faut alors remplir de nouveau la grande et continuer l'addition de la chaux. Aussitôt que les quatre grandes chaudières sont pleines de jus et la batterie d'eau, on allume le foyer, qui, étant plus rapproché du sirop et du flambeau, les fait bouillir d'abord; on enlève alors les écumes, et l'on fait passer le vesou de ces deux chaudières dans la batterie. Pendant ce temps on a enlevé les grosses écumes du suc de la propre, et on le fait passer dans le flambeau; celui de la grande est transporté dans la propre, et l'équipage est en roulement complet. Ce changement de chaudière se fait au fur et à mesure que chaque opération est terminée; mais on réunit toujours dans la batterie le produit de plusieurs chauffes des autres chaudières Quand le sirop de la batterie est arrivé au degré favorable, on le verse dans le rafraîchissoir après avoir diminué le feu, et de suite on remplit la batterie avec la charge du sirop, celui-ci avec celle du flambeau, le flambeau avec le vesou de la propre, et cette dernière avec le jus de la grande, et l'on continue de travailler.
«D'un premier rafraîchissoir où il a été déposé, le sirop encore chaud est porté dans un second rafraîchissoir, où l'on ajoute une seconde cuite plus rapprochée que la première, afin que la cristallisation commence aussitôt après la réunion; on remue ou l'on mouve bien ces deux cuites, qui, réunies, forment un empli, et l'on va verser le tout dans un bac ou dans des formes. On appelle bac un coffre de trois mètres trente centimètres de long sur deux mètres de large, et trente-trois centimètres de profondeur. Les formes sont des vases coniques en terre cuite de différentes dimensions. On verse plusieurs emplis dans le même bac, mais sans remuer le sirop déjà déposé, et qui commence à cristalliser.»
Telle est la méthode la plus généralement adoptée dans les colonies françaises pour la fabrication du sucre. Ces opérations terminées, on procède au travail de la purgerie.
«Les purgeries sont de deux sortes, suivant l'espèce de sucre qui doit y être préparé. Celle à moscouade, ou sucre brut, est un bâtiment de vingt-trois mètres de long sur environ sept mètres de large, et divisé en deux parties. L'une, creusée dans le sol de deux mètres au moins, est partagée en plusieurs bassins que l'on nomme bassins à mélasse, et l'autre, construite au-dessus de la première, est appelée le plancher. Celui-ci est à claire-voie et se trouve au niveau du sol. Les bassins sont cimentés avec soin, et ont ordinairement une partie de leur fond un peu plus creuse que l'autre pour favoriser le puisage des mélasses. Des barriques ouvertes par le dessus, et reposant sur l'un des fonds, qui est percé de quelques trous, reçoivent, les sucres à égoutter, quand toutefois on a placé dans les trous dont nous venons de parler des cannes à sucre qui se prolongent jusqu'au-dessus du tonneau; on laisse le sucre s'égoutter pendant près de trois semaines, après lesquelles on remplit la barrique et on place le fond supérieur; on ferme avec des chevilles les trous pratiqués dans le fond de la barrique, et le sucre peut alors être expédié.
«On construit quelquefois, à l'une des extrémités de la purgerie, un fourneau en maçonnerie sur lequel sont établies deux chaudières à faire cuire et raffiner les sirops égouttés des formes.
«Le sirop incristallisable que l'on nomme mélasse, et qui est produit par l'égouttage des sucres, sert à préparer le rhum, esprit alcoolique que l'on porte au titre de 20 à 24 degrés. On peut aussi l'employer à la nourriture du bétail en y mêlant de la paille hachée ou de la bagasse coupée en très-petits morceaux.
«A la Guadeloupe et à la Martinique il y a environ 50 p. cent de mélasse; à Cayenne et à Bourbon, 60 p. cent.»
Ces chiffres peuvent donner à connaître l'état de la fabrication dans les Antilles, et combien les colons pourraient gagner en améliorant seulement leurs procédés, s'il est vrai, ainsi que le prétendent plusieurs chimistes distingués, que la mélasse est en quelque sorti un produit dégénéré, résultant d'une fabrication vicieuse, et que tout ce que contient la canne est matière cristallisable.
«La purgerie, continue M. Rodet, dans laquelle on prépare le sucre terré ou claircé, demande des dimensions beaucoup plus grandes, et aussi à être divisée en divers compartiments par des traverses en bois. Ceux-ci portent le nom de cabanes, et reçoivent les formes pleines de sucre à égoutter. On les y place sur des puis de forme particulière, après avoir enlevé la cheville qui s'opposait à l'écoulement du sirop. Il serait plus avantageux de placer ces formes sur des gouttières qui conduiraient les sirops dans un bassin unique où l'on pourrait les reprendre pour leur faire subir une nouvelle cuite. Quand la partie liquide du sucre s'est écoulée, on porte les formes sur d'autres pots, et l'on procède au terrage ou au clairçage.»
De tous les sucres, si nous en croyons les expériences qui ont été faites et les calculs fournis par M. Longchamps, le plus riche est le sucre de l'Inde. Dans l'Inde, un hectare planté en cannes produit 32,110 kil. de vesou, lesquels rendent 5,681 kil. de moscouade; par conséquent, 100 de vesou rendent 17,70 de moscouade. Dans les colonies anglaises de l'Amérique, 100 de vesou produisent, d'après Edward, 12,15 de moscouade. A la Martinique, les expériences ont amené le chiffre de 11,8 de moscouade pour 100 de vesou. A la Guadeloupe le chiffre est le même; bien que 100 de vesou y donnent 17 de matière sucrée, on n'y obtient que 12 environ de moscouade, le reste est à l'état de mélasse.
Pour terrer le sucre, on étend sur la forme une couche d'argile plastique qui doit être peu ou même point calcaire, et ne contenir ni sels facilement dissolubles dans l'eau, ni matières colorantes avec, lesquelles l'eau puisse se combiner. Cette couche d'argile fait en quelque sorte l'office de philtre et est lentement traversée par l'eau, qui, pénétrant ainsi pour ainsi dire goutte à goutte et par la base dans la forme emplie de sucre brut, lave le grain en sucre et le purifie en repoussant devant, elle le sirop qui le salit. On comprend facilement que plus l'eau avance dans la forme, moins elle a la faculté de se charger de sirop. Si, l'opération terminée, vous redressez et videz la forme, vous trouverez dans le pain qui en sortira une série de courbes de moins en moins blanches. Vient d'abord le sucre-tête, c'est-à-dire l'extrémité du cône, qui est jaunâtre; immédiatement après, le petit sucre, d'une nuance tirant sur le gris. Après ces deux couches commencent les couches blanches, qui, en leur appliquant le même raisonnement, présenteront, suivant leur position, divers degrés de pureté. Elles forment ce qu'un appelle le sucre terré blanc, et on en compte quatre sortes, toujours de plus en plus blanches, jusqu'à la quatrième, qui est précisément à la base du cône, d'où lui est venu le nom usité dans le commerce, de bonne quatrième.
Le clairçage a beaucoup d'analogie avec le terrage, car c'est la filtration à travers le sucre brut d'une eau complètement saturée de sucre, et qui a pour objet, par la pression qu'elle exerce au dehors, de dégager les cristaux de la mélasse qui les enveloppe. Pour rendre le clairçage à la fois plus facile et plus parfait, on traite d'abord le sucre avec du noir animal ou du sang. Le clairçage est dans le traitement des sucres une amélioration qui aurait fait plus de progrès sans les obstacles imposés par nos lois de douanes. Il suffira, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur le tableau suivant, qui résume les tarifs aujourd'hui payés par les sucres selon leurs différentes provenances.
On reconnaît, à la seule inspection de ce tableau, combien notre législation douanière est préjudiciable aux colonies, puisque, pour accorder une protection aux raffineries indigènes, elle a voulu en élevant le droit dans une si forte proportion, et suivant le degré de perfection dans la fabrication, imposer aux sucres épurés et blanchis par le clairçage ou tout autre procédé de fabrication analogue, une taxe proportionnée à leur richesse cristallisable. Aussi, qu'en est-il résulté? Il ne vient pas de sucres claircés, et aujourd'hui même on ne terre presque plus dans les Antilles françaises qui de ce fait, sont condamnées à livrer leurs sucres sous la forme la plus défectueuse possible. Mais notre système économique ne s'est pas borné à mettre obstacle à ces exportations de détail, il a porté à nos colonies d'autres coups plus terribles encore.
Ainsi qu'on a pu le remarquer, et par ce que nous avons dit de la culture, et par la description que nous avons citée des procédés actuels de la fabrication, il faut absolument que toute sucrerie contienne non-seulement les plantations et le nombre de noirs ou d'individus nécessaires à la culture et à la récolte des cannes, mais encore les moulins à sucre, les purgeries, en un mot, que la production et la fabrication coexistent simultanément sur la même habitation. Les conséquences de ce système ont été, d'abord, qu'il n'a pu y avoir aux colonies que des habitations considérables par leur étendue ou leur production, et qui partant ont toutes exigé de gros capitaux pour leur acquisition. En outre, il a fallu leur appliquer un fonds de roulement proportionnel, et enfin consacrer chaque année aux frais de la culture, au renouvellement des instruments ou des agents du travail, à l'entretien des bâtiments, des sommes qui, à titre d'intérêts, ajoutaient encore aux charges coloniales. Mais ce n'est pas tout encore. Une habitation, avec la constitution que nous venons de lui donner, et qu'elle doit nécessairement avoir, ne peut être divisée. Production, fabrication, tout est d'un seul morceau; c'est un seul et unique lot qui doit tomber en partage à l'un ou à l'autre des héritiers, sauf une soulte à donner par lui à ses autres cohéritiers. Un exemple va nous faire mieux comprendre. Nous allons nous expliquer.
Un colon meurt en laissant plusieurs enfants. Comme les colonies sont régies par le Code civil, qui prescrit pour les successions l'égalité dans les partages, on estime fictivement, d'après l'inventaire de la succession, ce qui doit revenir à chacun des enfants. Mais le défunt n'a laissé qu'une seule chose, qu'un seul immeuble, et cet immeuble est impartageable: c'est sa sucrerie. Alors un des enfants est oblige de la prendre et de tenir compte de leur part à chacun de ses cohéritiers. Comme il n'a pas d'argent, il emprunte pour remplir ses engagements, le plus souvent à gros intérêts, ou du moins à un taux qui n'est jamais inférieur à 10 p. 100, et qui s'élève quelquefois à 12 p. 100. C'est le taux de l'intérêt colonial. Or, comme il n'y a pas d'argent aux colonies, il paie en nature. Toutes ses récoltes, sauf une part considérée comme nécessaire, et qui est prélevée en sa faveur, sont la propriété du prêteur, qui les vend ou fait vendre pour son compte, jusqu'à parfait paiement. On comprend dès lors qu'avec la situation actuelle des colonies, l'emprunteur soit bien longtemps à se libérer, qu'il y passe même sa vie entière. Au moment où il devient propriétaire, il meurt, et les mêmes faits que nous venons de signaler se reproduisent au préjudice de ses enfants; et encore nous avons choisi ici l'hypothèse la plus favorable, car souvent le colon décède avant d'avoir remboursé ses créanciers, et ne peut laisser ainsi à ses descendants qu'une succession grevée de dettes. Aujourd'hui, au prix où sont les sucres coloniaux, par suite de la concurrence indigène, avec le droit qu'ils ont à acquitter, non-seulement il ne reste rien au colon, mais encore il vend 17 fr., et l'année dernière seulement 15 fr., ce qu'il aurait dû vendre 23 fr. 50 c, somme égale à son prix de revient.
(La suite à un prochain numéro.)
Georges et Thérèse (Gymnase).--La Chambre Verte.--Un Péché (Vaudeville).--Mademoiselle Déjazet au Sérail (Palais-Royal).--Un Tour de Roulette (Odéon).--Les Marocains (Cirque-Olympique).--Le paradis des Funambules. La Statue de sainte Claire (Gaieté).--L'escamoteur Philippe.
D'où venez-vous, mes chers enfants? Toi, Thérèse, avec ta jeunesse et ton bonnet blanc à barbes flottantes, ton doux et naïf sourire et ton cotillon court?--Toi, Georges, avec tes longs cheveux lisses, ton bâton noueux, ton air à la fois candide et résolu et la veste bretonne?--Ah! monsieur, nous venons de bien loin, bien loin.... de par delà les mers!--Quoi! seuls?--Oui, seuls.--Si jeunes:--Ma soeur a seize ans et moi dix-huit.--Mais d'où, enfin?--De Pondichéry; et, chemin faisant, nous sommes arrivés en Bretagne.
Et voilà Georges et Thérèse qui se remettent en route, la soeur s'appuyant sur le bras du frère, le frère soutenant la soeur et veillant sur elle, d'un regard tendre et intrépide. Il écarte les ronces et les cailloux de son chemin: si elle est lasse, il lui prépare un siège de mousse; si le soleil est trop ardent, il lui fait un abri de feuillage; la fatigue a-t-elle excité sa soif, il court puiser une eau pure à quelque source murmurante; et prenez garde! n'approchez pas de Thérèse d'un air provoquant, attiré par l'attrait de sa beauté, il vous en arriverait mal. Georges fait sentinelle comme un jeune molosse vigilant, tout prêt à donner la chasse aux larrons.
Il est un nom qu'ils prononcent dans tous leurs dangers et dans toutes leurs prières, comme le nom d'un bon ange: c'est le nom de leur mère. Elle leur a dit en mourant: «Allez, mes pauvres orphelins, allez chercher la France;» et ils sont venus en France, après avoir couvert de baisers et inondé de larmes le linceul et la tombe.
(Théâtre du Gymnase.--Une scène de Georges et
Thérèse.--Mademoiselle Julienne.)
Les voici à Paris, perdus dans cette grande ville, mais Thérèse toujours avec sa candeur, et Georges avec son courage. Ils cherchent à utiliser honnêtement leur résignation et leur jeunesse: une marquise les accueille, une bonne et vieille marquise. D'abord tout leur sourit dans cette maison hospitalière; la marquise les aime. Et qui ne les aimerait pas, si bons, si sincères, si dévoués? Mais l'amour vient se jeter à travers ce bonheur. L'amour gâte tout.--La marquise a un neveu et Thérèse a deux beaux yeux. Le neveu s'éprend des deux beaux yeux, et les deux beaux yeux, tout chastes qu'ils sont, regardent furtivement le neveu. «Quoi! dit la marquise, vous aviser d'être aimable et d'être aimée! allez-vous-en, petite malheureuse!»--Georges est fier, et il va partir, et Thérèse, le coeur gros, va le suivre. Mon Dieu! faudra-t-il nous embarquer avec Thérèse et Georges pour retourner à Pondichéry?... Je soupçonne que quelque lettre, venue je ne sais d'où, nous épargnera les frais de ce grand voyage.
La lettre arrive en effet, ou tombe de la poche de Georges, peu importe. Ô merveilleux effet de la lettre! au lieu d'être chassés cruellement, Georges et Thérèse sont reconnus pour les petits enfants de la marquise. C'est toute une histoire de fils exilé, maudit et repentant, dont je n'ai pas le loisir aujourd'hui d'aller chercher les preuves authentiques dans les Indes.
Et ainsi la Providence tient toujours en réserve une grand'maman marquise, et un bon petit cousin pour les orphelines qui viennent de Pondichéry et qui sont bien sages.--Petit drame mouillé de pleurs.
Un comte et un duc sont mariés tous deux; rien de plus ordinaire. Le comte n'aime guère sa femme, et le duc n'aime pas du tout la sienne; cela s'est vu. C'est la duchesse que le comte désire, c'est la comtesse que désire le duc; je n'y trouve rien d'invraisemblable.--Cependant la nuit vient. Ô nuit favorable! Duc et comte se glissent d'un pas conquérant dans une certaine chambre verte, chacun à son heure, bien entendu. Le comte croit en sortir emportant pour trophée une couronne de duchesse, et le duc une branche du laurier, ou plutôt de myrte, cueillie sur les domaines d'une comtesse. Mais le comte s'était entendu avec le duché pour se moquer des deux infidèles, et l'un avait pris la place de l'autre dans l'obscurité et dans la chambre verte. Ainsi le duc et le comte, croyant braconner sur les terres du voisin, n'ont fait, en définitive, que chasser légitimement sur les leurs. Qui se moque du comté? c'est le duché. Oui se moque du duché? c'est le comté. Et la comtesse n'épargne pas le comte! et la duchesse n'épargne pas le duc! Si ce vaudeville n'est pas d'un goût très-virginal, il n'encourage pas du moins l'usurpation.
Théâtre du Palais-Royal.--Costume
du rôle principal, dans le vaudeville
Mademoiselle Déjazet au sérail.
Comment! mademoiselle Déjazet au sérail! est-il possible? La grisette insouciante et légère enfermée dans cette cage? Frétillon, la vive et babillarde Frétillon, en compagnie des muets et des Calpigi? Mais elle en mourra, la poveretta, ne sachant plus à qui parler. Enfin elle y est, il faut bien qu'elle y reste. Et puis, Frétillon est philosophe; elle se contente de ce qu'elle a, quand elle n'a pas autre chose. Frétillon accepte le médiocre et même le mauvais, faute de mieux; c'est la bonne philosophie. Et le mieux, d'ailleurs, n'est-ce pas ce qu'on tient? Qui peut compter sur l'inconnu?
Ce que fait mademoiselle Déjazet au sérail? vraiment ce n'est pas difficile à deviner. Elle fait ce qu'elle fait partout: vêtue du costume albanais, elle chante, elle rit, elle jette au vent mille gaillardes bouffées d'insouciance et de gaieté. De son côté, Alcide Tousez roucoule et lance des regards langoureux et triomphants, qui laissent de beaucoup derrière lui tous les Amurath, tous les Sélim et tous les Mustapha du monde, et compromettent singulièrement la pruderie de la Sublime Porte.--Mais comment mademoiselle Déjazet a-t-elle permis qu'on donnât son nom, son propre nom, à un vaudeville?
Cirque olympique.--
Les Sauteurs maroquins)
Je m'aperçois que j'ai oublié Un Péché, du théâtre du Vaudeville, et compagnon de la Chambre verte. Je m'en confesse. Ce péché se présente sous la forme d'une petite pensionnaire de dix-sept ans, joli péché! C'est M. d'Ercilly qui a fait ce péché, et qui l'a mis en pension sans en rien dire à personne; lui, cependant, a atteint la quarantaine.--Je passe les mois de nourrice.--D'Ercilly veut se marier; il convoite madame d'Harville, je crois, une veuve très-piquante; le vaudeville n'est peuplé que de veuves piquantes. Madame d'Harville est près de consentir, bien qu'elle trouve notre homme un tant soit peu jaloux et bourru. Mais voici qu'un jeune galant arrive, pâle, ému, égaré; il vient se mettre sous la protection de madame d'Harville: «Qu'avez-vous donc? --Je suis adoré d'une charmante pensionnaire, et la petite veut que je l'enlève; venez à mon aide.--Et son nom?--Thérèse d'Ercilly.--Comment?--La fille de M. d'Ercilly.--Oh! oh!» dit la veuve. Et la pièce continue ainsi de oh! oh! en ah! ah! spirituel quiproquo dans lequel d'Ercilly est plaisamment ballotté, et madame d'Harville avec lui: l'un voulant cacher son secret, l'autre voulant le lui arracher; si bien que d'Ercilly perd dans cette lutte, ingénieusement comique, le coeur et la main de la veuve.... Je vous le dis, en vérité, mes frères, en vérité, je vous le dis: il faut toujours, tôt ou tard, payer ses péchés mignons.
Un tour de roue, et vous êtes à terre, ou porté gaiement au but de votre route; un tour de roulette, et votre bourse est pleine ou vide; de haut en bas, la roue de fortune va et vient: elle élève le pauvre diable dans un moment de caprice, et fait choir le riche: le maître descend pour faire place au valet. Ainsi de Floricourt et de Bertrand; Bertrand est le valet, Floricourt est le maître. Floricourt, jeune étourdi, se ruine en folle paresse; le jeu l'a enrichi, le jeu le met à sec. Bertrand, tout au contraire, n'avait pas un denier, et le voici cousu d'or; c'est Floricourt qui le sert. Quant à lui, il prend des airs et se dandine. Heureusement que Floricourt est adoré: une jeune femme l'aimait riche; pauvre, elle l'aime davantage et l'épouse. Ô femme amoureuse! je te reconnais bien là. Floricourt est converti; il ne jouera plus et travaillera. Et Bertrand? un second tour de roulette le renvoie à l'antichambre. Pourquoi donc? ce Bertrand était bonhomme, au fond de l'âme; mais, après tout, laissons faire aux dieux!
Tomber du salon dans l'antichambre, c'est quelque chose; toutefois, on ne risque pas de se casser les reins, l'affaire étant de plain-pied, en définitive; mais tomber du haut de la pyramide humaine, Dieu vous en garde, et moi aussi! Pour moi, je suis sûr d'être à l'abri de cette chute; et la raison, c'est que je n'irai jamais me loger à un pareil étage; pas si Marocain!
On a fait des pyramides en pierre, en granit, en marbre, en je ne sais quoi; mais il fallait notre siècle de progrès pour bâtir des pyramides en chair humaine. Les fondations, comme vous le voyez, sont faites de pieds en chair et en os; l'entre-sol a des épaules pour assises, ainsi du second et ainsi du troisième; le Cirque-Olympique s'est arrêté à cette hauteur du bâtiment. Peut-être l'architecte-voyer a-t-il défendu de bâtir plus haut, de par M. le préfet de la Seine; mais, il y a deux ou trois ans, le théâtre de la Porte-Saint-Martin, ayant obtenu une dispense, avait élevé une maison à six étages de Marocains. Je dois dire que le cinquième et le sixième se louaient difficilement, et que le propriétaire, plusieurs fois, fit mander des architectes à l'amphithéâtre de l'École de Médecine et à l'Hôtel-Dieu pour récrépir une jambe, un bras, une cuisse de l'édifice, et faire toutes autres réparations locatives.
Puisque le Cirque-Olympique nous amène au boulevard du Temple, entrons sans façon au théâtre de la Gaieté. Dieu!!! la Statue de sainte Claire! Cette statue serait-elle, par hasard, une des victimes du jury de peinture et de sculpture, réfugiée là pour s'y faire un petit Louvre et une petite exposition particulière? Non, pas encore: il ne s'agit point d'un Phidias méconnu ou d'un Canova incompris; cette statue est de carton peint, et fabriquée par le mélodrame, seigneur du lieu, et pour ses besoins personnels; elle n'en a pas l'air, mais elle cache un gros crime. Le scélérat s'appelle Duhamel. J'avoue que je m'y serais laissé prendre; le nom de Duhamel est fait pour inspirer de la confiance. J'ai connu une grande quantité de Duhamel; tous faisaient croître des berceaux de capucines à leur fenêtre, et sautaient avec candeur à bas du lit, pour aller voir lever l'aurore, mais enfin, il n'y a pas de Duhamel qui n'ait son exception: celle-ci est affreuse. Ce Duhamel,--et j'espère bien que nous n'en verrons plus de pareil,--ce fieffé Duhamel, vole, pille, assassine, et fait bien d'autres choses encore. A la fin, il reçoit son prix de vertu: le procureur du roi le flaire, le gendarme le prend au collet, et je ne sais pas si la statue de sainte Claire ne lui tombe pas sur le dos; pour moi, je l'espère.--Tous mes honnêtes Duhamel sont venus me trouver ce matin, pour m'annoncer qu'ils allaient demander à qui de droit l'autorisation de changer leur nom en celui de Caramel.
Philippe le prestidigitateur, au bazar du
boulevard Bonne-Nouvelle.
Sortons de cet enfer, et montons au paradis... au paradis des Funambules. Ah! vraiment, oui, c'est le paradis; demandez plutôt aux habitants. Est-ce dans l'enfer qu'on se foule et qu'on se presse ainsi? Non pas, vraiment; les pauvres ombres n'y vont qu'à leurs corps défendant; il faut qu'elles soient damnées et condamnées, et poursuivies à outrance par la grande fourche de Belzébuth. Mais là, voyez nos gens; c'est à qui entrera; ils se poussent, ils se heurtent, ils se disputent la jouissance de ce séjour des bienheureux. Et comme les places manquent, on en fait en s'entassant, en s'enlaçant, en se pelotonnant, en s'asseyant sur son voisin; les têtes sont dans les bras, les bras sont dans les jambes, les yeux regardent à travers les dos, les nez se mettent je ne sais où, tout cela vit sans remuer ni respirer. Ô paradis! les anges y mangent de la galette avec délices, les archanges sucent du sucre d'orge, les dominations jettent des trognons de pommes à l'avant-scène.
Mais où sommes-nous? grand Dieu! je sens autour de moi comme une odeur de sorcier; et en effet, voici un magicien qui se dresse devant moi. Il est coiffé à l'égyptienne; il est vêtu d'une longue robe flottante ornée de mille broderies mystérieuses et de signes hiéroglyphiques. A-t-il soulevé quelque dalle du temple de Memphis? Sort-il de quelque forêt de Bohême, ou d'un exemplaire du Cabinet des fées? Peu importe; c'est un grand et un charmant sorcier. Demandez-le aux petites filles, demandez-le aux petits garçons, demandez-le même aux grands enfants, depuis vingt ans jusqu'à soixante, à toute cette multitude ébahie, que ce grand enchanteur Philippe, digne héritier de Merlin et de Parapharagaramus, charme et surprend, ravit et étonne, par son officine diabolique du bazar Bonne-Nouvelle. En ce moment, tel que j'ai l'honneur de vous le faire voir, Philippe exécute le tour merveilleux des poissons, accommodés du bout de sa baguette magique. Je ne vous dirai pas si les poissons sont frais, mais je vous engage à y aller goûter.
Et moi qui oubliais les noms des auteurs de ces vaudevilles et de ces comédies. Que dirait la postérité? George et Thérèse ont pour père M. Auvray; MM. Desnoyers et Danvin ont bâti la Chambre Verte; M. Bavard a conduit Mademoiselle Déjazet au Sérail: le Péché a été commis par MM. Samson et Jules de Wailly; M. Armand Durantin a fait tourner la Roulette, et M. Eugène a taillé la Statue de sainte Claire. Qui dit Eugène, ou Léon, ou Achille, ou Gustave, en matière dramatique, dit sifflets.
(Le paradis du théâtre des Funambules.)
Économistes financiers du dix-huitième siècle.--Vauran--: Projet d'une dîme royale.--- Boisguilbert: Détail de la France; Factum de la France et Opuscules divers.--Jean Law: Considérations sur le numéraire et le commerce; Mémoires et Lettres sur les Banques; Opuscules divers.--Melox: Essai politique sur le commerce--Dutot: Réflexions politiques sur le commerce et les finances. Précédés de Notices historiques sur chaque auteur et accompagnés de commentaires et de notes explicatives; par M. Eugène Dame.--Paris, 1843. Guillaumin. Un magnifique volume grand in-8, de 1,008 pages à une seule colonne. 13 fr. 50 c.
M. Guillaumin a commencé l'année dernière la publication des oeuvres des principaux économistes français ou étrangers. Cette importante collection doit former douze à quinze volumes. Cinq de ces volumes sont déjà en vente; ils contiennent le Traité et le Cours d'Économie politique de J.-B. Say, et la Richesse des Nations d'Adam Smith. Dans le courant de l'année 1843, paraîtront successivement: Turgot (1 vol.), les Physiocrates, Quesnay, Mercier de la Rivière, Dupont de Nemours (1 vol.); Malthus (1 vol.); Ricardo (1 vol.). Le texte de chaque ouvrage, revu et corrigé avec le plus grand soin, est accompagné de notes explicatives et historiques, de commentaires et notices biographiques, par M. M. Blanqui, Eugène Daire, Hippolyte Dussard, Rossi et Horace Say.
Les Économistes financiers du dix-huitième siècle formeront le premier volume de la collection des principaux économistes. A ces divers penseurs, que, un seul excepté, la France a vus naître, appartient, en elle, la gloire d'avoir marché les premiers à la conquête des vérités économiques. Avec eux finit l'ère de l'empirisme ou de la routine, et commence celle du raisonnement en ce qui touche les intérêts matériels de la société. Ils sont les véritables précurseurs de l'école physiocratique dont Quesnay fut le chef, et de l'école industrielle qui eut Adam Smith pour fondateur. Bien qu'ils soient désignés par le titre d'Economistes financiers, il ne faut pas induire de cette dénomination qu'ils n'ont accordé leur attention qu'à l'impôt. Loin de la, presque toutes les questions qu'agitent encore de nos jours la presse et la tribune des Chambres législatives, ont été soulevées et débattues ans les écrits de Vauban, de Boisguilbert et de leurs successeurs immédiats. En résumé, ce furent ces ancêtres de ta science, qu'on nous permette cette expression, qui détermineront le grand mouvement économique auquel la France doit sa prospérité actuelle.
Colonisation de l'Algérie; par Enfantin.--Paris, 1843. Bertrand. 1 vol in-8 de 542 pages, avec une carte. 7 fr. 50 c.
Le nouvel ouvrage de M. Enfantin se divise en cinq parties, une introduction et une conclusion séparées par trois livres.
L'Introduction a pour titre: Des colonisations en général. M. Enfantin definit d'abord ce qu'il entend par le mot colonisation. Dans son opinion, «c'est le transport d'une population civile considérable, d'une population agricole, commerçante et industrielle, formant familles, villages et villes, et des arts et des sciences qu'une semblable population apporte ou attire nécessairement. Mais ce mot comprend aussi l'organisation par la France, c'est-à-dire par le gouvernement et l'administration, par des Français, de la population indigène, dans les villes et dans les campagnes.» Cette définition donnée, M Enfantin examine plusieurs systèmes coloniaux différents, selon les époques et selon le degré de civilisation des peuples colonisateurs; il se demande ensuite ce que peut et ce que doit être une colonisation faite par la France en Algérie, au dix-neuvième siècle. Selon lui, notre politique n'est plus absolue, elle transige et concilie, elle veut associer; par conséquent deux problèmes à résoudre: 1º modifier progressivement les institutions, les moeurs, les habitudes des indigènes; 2° modifier aussi celles des Européens colons, de manière à faire vivre les uns et les autres en société, sur un même sol et sous un même gouvernement. Les institutions coloniales données par la France à l'Algérie doivent faire tendre les deux populations (indigène et européenne) vers un ut commun, sous le triple rapport administratif, judiciaire et religieux. --application de ce principe à la constitution de la propriété dans l'Algérie française, telle est la base de l'ouvrage de M. Enfantin.
Ainsi, M. Enfantin aborde la question générale de la colonisation de l'Algérie par son côté le plus apparent, le plus matériel, qui lui permet cependant, sinon d'embrasser, au moins de toucher presque toutes les parties de ce grand ensemble.
Le Livre Ier, intitulé: Constitution de la propriété, se divise en trois chapitres. M. Enfantin recherche d'abord quel était, en 1830, l'état de la propriété en Algérie, et quel est actuellement l'état de la propriété en France; puis il compare ces deux manières de concevoir la propriété, et il se demande ce qu'elle doit être pour l'Algérie française.
Dans le Livre II (colonisation européenne), M. Enfantin établit, d'après des considérations historiques, géographiques et politiques, les lieux qui sont propres à la colonisation civile ou à la colonisation militaire, et l'ordre selon lequel ces deux espèces de colonisation doivent être commencées et progressivement développées; il traite ensuite du personnel et du matériel des colonies civiles et des colonies militaires.
Le Livre III colonisation indigène est consacré aux mêmes questions qui font l'objet du livre deuxième, seulement ces questions se rattachent à la population indigène.
La Conclusion renferme l'examen spécial d'une question naturellement touchée et soulevée dans toutes les autres parties, celle du gouvernement de l'Algérie. M Enfantin indique ses rapports avec le gouvernement central, la nature et les limites de ses attributions, et sa hiérarchie supérieure, politique, militaire et administrative, relativement aux colonies européennes et aux tribus indigènes; enfin, il expose l'organisation spéciale des villes d'Algérie, de leur population indigène et européenne, dans le but de compléter ce qui, dans le cours de l'ouvrage, a été plus particulièrement présenté comme relatif aux tribus indigènes et aux colonies agricoles, civiles ou militaires, fondées par la France.
Quoi que soit le sort réservé dans l'avenir aux projets de K. Enfantin, nous devons, dès aujourd'hui, nous empresser de reconnaître que la Colonisation de l'Algérie est un de ces ouvrages utiles, pleins de faits et d'idées, qui honorent leur auteur, et qui se recommandent d'eux-mêmes à l'attention de tous les hommes.
Histoire des Invasions des Sarrasins en Italie, du septième au onzième siècle; par César Famin. Tome 1er. in-8 de 27 feuilles 1/4.--Paris, 1843. Didot. 6 fr.
Cet ouvrage fut commencé en 1833, à Palerme et à Naples, où son auteur fit un séjour de huit années. Des circonstances extraordinaires avaient empêché M. César Famin de le continuer et de l'achever. Enfin il a pu reprendre ses travaux, si longtemps interrompus, et il vient de publier un premier volume.
L'Histoire des Invasions des Sarrasins en Italie se divisera en trois parties: dans la première, M. César Famin tracera l'histoire des différentes incursions faites par les Arabes d'Asie et d'Afrique, tant sur le continent, de l'Italie que sur les îles qui en dépendent, depuis l'année 632 jusqu'à l'année 1242. Cette première partie doit indiquer les dates précises des épisodes les plus importants, appeler sur la scène les principaux acteurs de ce grand drame, et relever, en passant, les erreurs plus ou moins graves dans lesquelles sont tombés la plupart des auteurs arabes ou occidentaux dont les écrits se rattachent au même sujet. La seconde partie sera consacrée à l'examen de la condition religieuse des Italiens pendant la domination des Arabes, du droit civil et criminel des Arabes, du mode d'administration, des impôts, de la division territoriale, du sort des esclaves, du partage du butin, de la valeur et de l'espèce des monnaies. Enfin, dans la troisième partie, l'auteur recherchera les traces de l'influence des Arabes sur l'Italie et sur ses habitants.
Le tome 1er, qui vient d'être publié, contient sept chapitres de la première partie intitulée Histoire.--Le chapitre premier a pour titre: Esquisse sommaire de l'histoire des Arabes et de celle des Italiens au moment où commencèrent les invasions.--Les six chapitres suivants embrassent la période de temps qui s'étend depuis les premières courses des Sarrasins, en 632, jusqu'à la mort du pape Jean VIII, en 885.
De l'Idiotie chez les Enfants, et des autres particularités d'intelligence ou de caractère qui nécessitent pour eux une instruction et une éducation spéciales; de leur responsabilité morale; par Félix Voisin, médecin en chef de l'hospice des aliénés de Bicêtre. Une brochure in-8 de 124 pages.
--Paris, 1843. Baillière.
Le Conseil général des hospices vient de prendre en considération particulière la seule et dernière classe des aliénés, qui, jusqu'à ce jour, était restée en quelque sorte dans l'oubli, celle des enfants idiots; il a pensé qu'il y avait des distinctions à faire et à établir entre les individus compris sous cette fatale dénomination, et qu'il était possible d'en appeler quelques-uns à une partie de l'existence intellectuelle et morale propre à l'humanité; en conséquence, il a voulu que les idiots qui peuvent présenter quelque prise à l'action des modificateurs externes, reçussent les bienfaits d'une instruction et d'une éducation spéciales, et il a nommé tout récemment, à Bicêtre, un instituteur qui, sous la direction et la surveillance des médecins en chef de l'hospice, pût exclusivement se consacrer à ces fonctions honorables.
M. Félix Voisin, qui, depuis treize ans, s'occupe de cette grave question avec un zèle digne des plus grands éloges, s'est empressé de réunir tous les matériaux scientifiques qu'il possède sur la matière, et d'exposer le plan qu'il a suivi et qu'il se propose de suivre encore dans l'intérêt des enfants idiots. En publiant ces documents, «il espère, dit-il, pouvoir démontrer que les médecins de l'époque actuelle ne sont point restés sans action devant les enfants qui, d'une manière ou d'une autre, sortent de la ligne ordinaire, et qui, par cela même, tant pour eux que pour la société, ont, en général, besoin,--selon les expressions de Montaigne,--d'être ployés et appliqués au niveau de la générale et grande maîtresse, la nature universelle. Dans cette oeuvre de science et de philanthropie, les médecins ne se sont laissé devancer par personne; ils ont les premiers fait connaître ce que c'est que l'idiotie, et expose les principes et indique les méthodes propres à modifier la constitution instinctive intellectuelle, morale et perceptive des enfants qui ont le malheur d'en être atteints.»
La brochure de M. Félix Voisin contient, entre autres documents curieux, un mémoire sur l'idiotie, donné à l'Académie royale de Médecine, le 24 janvier 1843, et une analyse psychologique de l'entendement humain chez les idiots.»
Rapport annuel sur les Progrès de la Chimie, présente le 31 mars 1842, à l'Académie royale des Sciences de Stockholm; par J. Berzélius, secrétaire perpétuel. Traduit du suédois par Ph. Plantamour (3e année). 1 vol. in-8 de 336 pages.
--Paris, 1843. Fortin, Masson et comp. 5 fr.
Il suffit d'annoncer la publication d'un pareil ouvrage pour appeler sur lui l'attention publique. Son titre indique son but et son utilité; le nom de l'auteur est une garantie de son importance et de sa valeur M. Berzélius a divisé son rapport en quatre grandes parties: chimie inorganique, chimie minera logique, chimie organique et chimie animale. Il passe successivement en revue, dans la première partie, les phénomènes physico-chimiques en général, les métalloïdes et leurs combinaisons binaires, les métaux, les sels, les analyses chimiques et les appareils;--dans la seconde, la loi de symétrie des cristaux, les minéraux nouveaux, les minéraux connus non oxydés, les minéraux oxydés, les minéraux d'origine organique; la troisième partie comprend les acides organiques, les bases végétales, les matières indifférentes, les huiles grasses, les huiles essentielles, les résines, les matières colorantes, les matières cristallisées propres à certains végétaux, les matières végétales non cristallisées, les produits de la fermentation alcoolique, la fermentation acide, les produits de la putréfaction et les produits de la distillation sèche, etc., etc.;--enfin, la quatrième partie est consacrée à l'examen de tous les phénomènes de la chimie animale, qui ont fourni quelques observations curieuses durant le cours de l'année 1842.
Un autre Monde, Transformations, visions, incarnations, excursions, locomotions, explorations, pérégrinations, stations, folâtreries, cosmogonies, rêveries, lubies, fantasmagories, apothéoses, zoomorphoses, lilliomorphoses, métamorphoses, métempsycoses et autres choses; par Grandville.--Paris, 1843. Fournier, libraire-éditeur. 1 vol. petit in-4, paraissant en 56 livraisons d'une feuille, comprenant du texte et 4 ou 5 gravures et un grand sujet tiré à part et colorié. Prix de la livraison: 50 c. (8 ont paru.)
Le titre et les nombreux sous-titres de cet ouvrage indiquent d'avance au lecteur, ou plutôt au spectateur, qu'il va voir des choses étranges et surnaturelles. Un autre Monde, ce n'est pas le monde que nous habitons, ce n'est pas non plus l'autre monde, celui que nous devons, selon certaines religions, habiter après notre mort, c'est un monde tout autre, dont nul être vivant n'avait pu jusqu'à ce jour soupçonner l'existence. Grandville l'avait enfanté, il y a longtemps déjà, dans les profondeurs mystérieuses de son imagination; et il commence, depuis quelques mois seulement, à nous initier peu à peu aux secrets de cette création nouvelle. Nous n'en connaissons encore,--il est vrai,--qu'une très-faible partie; mais notre curiosité est vivement excitée; les révélations déjà faites par le poète-dessinateur sont tellement bizarres, que nous attendons avec une impatience enfantine celles qui doivent suivre bientôt. Grandville est, sans contredit, le dessinateur le plus extraordinaire et le plus original de notre Monde. Ce qu'il avait fait pour les animaux, il essaie de le faire pour les objets inanimés, pour les végétaux; il leur donne une figure humaine. Jetez les yeux sur les premières livraisons de L'autre Monde, qu'y voyez-vous? des machines à vapeur qui font de la musique, des maillots qui dansent, des plantes qui se battent ou qui se réveillent au matin d'un beau jour. Cette tentative sera-t-elle aussi heureuse que les précédentes? c'est ce que nous apprendrons aux lecteurs du bulletin bibliographique de l'Illustration, dès que les trente-six semaines, nécessaires au créateur de l'autre Monde pour achever son oeuvre, seront écoulées. En intendant cette époque fatale, applaudissons aux efforts de Grandville, soutenons son courage, et promettons-lui un succès complet.
Fables: par M. Viennet, l'un des quarante de l'Académie française.--Paris, 1843. 1 vol. in-18. 5 fr. 80 c.
M. Viennet a exercé un grand nombre de professions: d'abord il devait être l'un des curés de Paris, la Révolution de 1789 le força de devenir un artilleur de marine; sous la Restauration, il fut nomme député; la Révolution de Juillet en a fait un pair de France et un académicien. Mais, dans quelque position que le sort l'ait place, M. Viennet n'a jamais cessé d'être ce qu'on appelle vulgairement un homme de lettres, car il est né, comme il l'avoue lui-même, «avec un prodigieux amour pour la gloire sans alliage du lucre.» Son ambition était attachée à une idée fixe. Il ne tenait nullement à être un César ou un Richelieu; si Dieu le lui eût proposé, il ne répond pas qu'il l'eût accepté: c'est à la gloire des poètes qu'il visait. Une statue de Corneille, de Molière, de Voltaire, le tenait un extase. Il lui importait fort peu que l'histoire parlât de lui à la postérité, c'était lui qui voulait parler par ses ouvrages aux générations futures. L'idée de voir ses livres entre les mains d'un homme qui devait naître dans trois ou quatre siècles, le faisaient bondir de joie comme un enfant.
Entraîné par cette passion fatale, M. Viennet s'est rendu coupable de bien des péchés littéraires; il a fait des comédies, des tragédies, des poèmes, des épîtres, des dialogues, des épigrammes, des histoires, des opéras-comiques, etc.; aussi passa-t-il tour à tour--pour nous servir de ses propres expressions,--du Capitole à la roche Tarpeienne, du Panthéon aux Gémonies. Aujourd'hui il publie un recueil de fables, et les rieurs se rangent de son côté. Oubliant qu'il s'est un peu moqué d'Arbogaste et de certaines épîtres, le public lit avec un véritable plaisir ces charmants apologues satiriques, qu'un homme qui naîtra dans trois ou quatre siècles tiendra peut-être encore un jour entre ses mains. Que M. Viennet soit donc heureux, si l'histoire ne parle pas de lui à la postérité, il doit espérer de parler au moins par ses fables aux générations futures.
Oberon, poème héroïque; par C.-M. Wieland; traduction entièrement nouvelle, par Auguste Jullien, précédée d'une notice et suivie de notes.--Paris, 1843. 1 vol. in-18. Paul Masgana. 3 fr. 50 c.
«Aussi longtemps que la poésie sera de la poésie, l'or de l'or, le cristal du cristal, on aimera, on admirera Oberon comme un chef-d'oeuvre de l'art.» Que pourrions-nous ajouter à cet éloge de Goethe?
Tous les matériaux qui ont servi à Wieland pour la composition de son poème, et surtout pour la fable proprement dite, sont tirés en grande partie d'ouvrages connus. C'est la réunion de ces éléments divers qui constitue l'originalité réelle du poème Dans le fait, Oberon comprend trois actions principales: l'entreprise tentée par Huon sur l'ordre de l'empereur; l'histoire de ses amours avec Itezia, et la réconciliation d'Oberon et de Titania. Mais ces trois actions, ou plutôt ces trois fables se rattachent si intimement au noeud véritable du récit, qu'aucune ne peut, sans le concours des autres, ni se développer, ni se dénouer avec succès. Tout s'enchaîne avec un art admirable. «Mouvements dramatiques, tableaux variés, exploits héroïques, magiques, incantations, se trouvent unis, a dit un critique, par une dépendance mutuelle si bien établie, que l'absence d'un seul des événements ou de l'un des personnages détruirait l'harmonie de l'ensemble.»
Ce chef-d'oeuvre de l'art, depuis son apparition en 1780, a trouvé plus d'un interprète; mais ses traducteurs français ne se contentaient pas de faire de grossiers contre-sens, de mutiler des strophes, de sacrifier des images charmantes, ils avaient supprimé un chaut tout entier. M. Auguste Jullien a corrigé les fautes et a réparé les injustices de ses prédécesseurs. La traduction qu'il vient de publier est aussi fidèle et aussi complète qu'elle est élégante. En la lisant, on peut jusqu'à un certain point se consoler de ne pas savoir l'allemand.
Séances et travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques. Compte-rendu par M. M. Ch. Vergé et Loiseau, sous la direction de M. Mignet, secrétaire perpétuel de l'Académie. Douze cahiers de 4 ou 5 feuilles par mois, formant chaque année 2 forts vol. in-8 avec une table générale des matières.--Paris, au bureau du Moniteur universel. 20 fr. par an.
Réunir dans une collection accessible à tous, les Mémoires et communications soit des membres de l'Académie, soit des savants étrangers admis à l'honneur de lui soumettre les résultats de leurs recherches; tel est le but que s'est propose le Compte-rendu de l'Académie des Sciences morales et politiques.
Cette publication, organisée sur des bases analogues à celles du Compte-rendu périodique de l'Académie des Sciences, paraît sous les auspices de l'Académie elle-même, et sous la direction de son secrétaire perpétuel. Les encouragements que l'Administration lui a accordés dès son début, et l'accueil favorable qu'elle a reçu du public, attestent assez son importance et son utilité.
Elle se compose de deux parties distinctes: 1º d'un Bulletin mensuel qui résume sommairement, dans un ordre chronologique, les actes officiels et les décisions de l'Académie; 2º des Lectures, communications et travaux académiques, qui sont reproduits ou dans leur texte primitif et sans aucune modification, ou par extraits et sous forme d'analyse toujours très-développée, suivant la nature des divers documents soumis à l'Académie.
Le Compte-rendu, publié par M. Charles Vergé et Loiseau, paraît depuis un an.--Deux volumes sont en vente au prix d'abonnement.
COSTUMES D'HOMMES PAR HEMANN.
Alexandrine prépare pour la grande semaine des pailles de riz qu'elle terminera selon les exigences de chaque toilette, avec ce goût d'innovation artistique qu'il nous est permis de signaler et non pas de révéler. |
COIFFURES DE PRINTEMPS.
Voici paraître des capotes en couleur tendre, coiffure légère qui repose la tête des lourds chapeaux d'hiver. Alexandrine fait des capotes entourées de plusieurs biais qui ont beaucoup de légèreté, et donnent au visage une grande douceur. La forme en est légèrement cambrée, et s'évase un peu vers le bas, de façon à laisser les cheveux en liberté. Ses petits chapeaux de crêpe, avec une plume-saule, ont toute l'élégance qu'exige une toilette recherchée. C'est une véritable parure de printemps, une coiffure destinée à briller en voiture ouverte par une de ces premières belles journées qui font valoir toutes les coquetteries. Le châle de cachemire va faire place au mantelet, quelque chose qui ressemble à la mante et à la pelisse de nos mères, un retour au mantelet garni, faisant écharpe. |
Il est question de robes garnies sur le côté; c'est probable, en raison de la mode de l'hiver, et parce que la direction semble être encore une grande élégance à laquelle les robes unies ne répondraient pas. Quant aux manches et aux corsages, rien n'est connu. Le soir en demi-toilette, les manches courtes se portent familièrement. Quelle que soit l'étoffe de sa robe, une femme peut, à son gré, mettre des manches courtes avec un fichu très-simple, et un petit bonnet de tulle à rubans de gaze. En un mot, les manches courtes n'ont plus aucune prétention à la parure, c'est une façon comme une autre.
Pour ces derniers jours de réunion où le velours est encore permis, je recommande les coiffures turques que fait Alexandrine, avec des fichus ou des écharpes en tissus d'Orient. Il est difficile de trouver l'élégance plus riche et plus distinguée que sous cette forme artistique. On ne saurait appeler cela un turban, cela peut-être n'en a pas la sévérité; cependant c'est une coiffure de caractère qu'il ne faut pas confondre avec les caprices colifichets nés d'une fantaisie parisienne.
La semaine prochaine, nous comblerons toutes les lacunes laissées aujourd'hui par scrupule. Ce sera près du jour des révélations, et nous parlerons à coup sûr.
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS. Je ne suis sensible qu'à l'argent. |
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