The Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour

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Title: Oberman

Author: Sénancour

Release Date: June 14, 2010 [EBook #32808]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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OBERMAN.

LETTRES

PUBLIÉES

par M... SÉNANCOUR,

AUTEUR DE RÉVERIES SUR LA NATURE
DE L'HOMME.....

Étudie l'homme, et non les hommes.
PYTHAGORE.

Le présent ouvrage est mis sous la sauvegarde des lois et de la probité des Citoyens. Nous poursuivrons devant les tribunaux tout contrefacteur, distributeur ou débitant d'éditions contrefaites. Deux exemplaires de la présente édition originale sont, conformément à la loi, déposés à la Bibliothèque Nationale.

CERIOUX.

TABLE

Edition de 1804
Observations
Première année

Lettre I., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX.

Deuxième année

Lettre X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII., XVIII., XIX., XX., XXI., XXII., XXIII., XXIV., XXV.

Troisième année

Lettre XXVI., XXVII., XXVIII., XXIX., XXX., XXXI., XXXII., XXXIII., Manuel de Pseusophanes, XXXIV., XXXV.

Cinquième année

Premier fragment.

Sixième année
(2e et 3e fragments)

Second fragment., Lettre XXXVI., XXXVII., XXXVIII., Troisième fragment., XXXIX., XL., XLI., XLII., XLIII., XLIV., XLV., XLVI., XLVII, XLVIII, XLIX

Septième année

Lettre L, LI, LII

Huitième année

Lettre LIII, LIV, LV, LVI, LVII, LVIII, LIX, LX, LXI, LXII, LXIII, LXIV, LXV, LXVI, LXVII, LXVIII, LXIX, LXX, LXXI, LXXII, LXXIII

Neuvième année

Lettre LXXIV, LXXV, LXXVI, LXXVII, LXXVIII, LXXIX, LXXX, LXXXI, LXXXII, LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI, LXXXVII, LXXXVIII, LXXXIX

Supplément de 1833

Dixième année

XC

Supplément de 1840

XCI

Notes de l'édition de 1833
Indications
NOTES

OBSERVATIONS.

On verra dans ces lettres l'expression d'un homme qui sent, et non d'un homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents aux étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront avec plaisir ce que l'un d'eux a senti: plusieurs ont senti de même; il s'est trouvé que celui-ci l'a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit être jugé par l'ensemble de sa vie, et non par ses premières années; par toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque, ou peut-être faux.

De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la plupart inconnus: cette espèce de monument privé que laisse un homme comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque d'ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables. Le devoir d'un éditeur est seulement de prévenir qu'on n'y trouve ni esprit, ni science; que ce n'est pas un ouvrage; et que peut-être même on dira: ce n'est pas un livre raisonnable.

Nous avons beaucoup d'écrits où le genre humain se trouve peint en quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à-peu-près connaître un seul homme, elles pourraient être, et neuves, et utiles. Il s'en faut de beaucoup qu'elles remplissent même cet objet borné: mais si elles ne contiennent point tout ce que l'on pourrait attendre, elles contiennent du moins quelque chose; c'est assez peut-être pour les faire excuser.

Ces lettres ne sont pas un roman[1]. Il n'y a point de mouvement dramatique, d'événements préparés et conduits, point de dénouement; rien de ce qu'on appelle l'intérêt d'un ouvrage, de cette série progressive, de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs bons écrits, et charlatanisme de plusieurs mauvais.

On y trouvera des descriptions; de celles qui servent à mieux faire entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop négligées, sur les rapports de l'homme avec ce qu'il appelle l'inanimé.

On y trouvera des passions: mais celles d'un homme qui était né pour recevoir ce qu'elles promettent, et pour n'avoir point une passion; pour tout employer, et pour n'avoir qu'une seule fin.

On y trouvera de l'amour: mais l'amour senti d'une manière qui peut-être n'avait pas été dite.

On y trouvera des longueurs: elles peuvent être dans la nature; le cœur est rarement précis, il n'est point dialecticien. On y trouvera des répétitions: mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter soigneusement d'y revenir? Les répétitions de Clarisse, le désordre (et le prétendu égoïsme) de Montaigne n'ont jamais rebuté que des lecteurs seulement ingénieux. L'éloquent J. J. était souvent diffus. Celui qui écrivit ces lettres paraît n'avoir pas craint les longueurs et les écarts d'un style libre: il a écrit sa pensée. Il est vrai que J. J. avait le droit d'être un peu long: pour lui, s'il a usé de la même liberté, c'est tout simplement parce qu'il la trouvait bonne et naturelle.

On y trouvera des contradictions, du moins ce qu'on nomme souvent ainsi. Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, le pour et le contre dits par le même homme? Puisqu'il faut qu'on les réunisse pour s'en approprier le sentiment, pour peser, décider, choisir, n'est-ce pas une même chose qu'ils soient dans un seul livre ou dans des livres différents? Au contraire, exposés par le même homme, ils le sont avec une force plus égale, d'une manière plus analogue, et vous voyez mieux ce qu'il vous convient d'adopter. Nos affections, nos désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu'à nos opinions, changent avec les leçons des événements; les occasions de la réflexion, avec l'âge, avec tout notre être. Ne voyez-vous pas que celui qui est si exactement d'accord avec lui-même, vous trompe, ou se trompe? Il a un système; il joue un rôle. L'homme sincère vous dit: j'ai senti comme cela, je sens comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l'édifice de votre pensée. Ce n'est pas à l'homme froid à juger les différences des sensations humaines: puisqu'il n'en connaît pas l'étendue, il n'en connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d'un même homme, et quelquefois au même moment, que dans des hommes différents? On observe, on cherche; on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la balance rencontre d'abord le poids qui en fixera l'équilibre? Tout doit être d'accord sans doute dans un ouvrage exact et raisonné sur des matières positives. Mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bézout? Je croirais même qu'on devrait attendre autant ou plus d'oppositions entre les différents âges d'un même homme, qu'entre plusieurs hommes éclairés du même âge. C'est pour cela qu'il n'est pas bon que les législateurs soient tous des vieillards; à moins que ce ne soit un corps d'homme vraiment choisis, et capable de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs, plutôt que leur pensée présente. L'homme qui ne s'occupe que des sciences exactes, est le seul qui n'ait point à craindre d'être jamais surpris de ce qu'il a écrit dans un autre âge.

Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que dans le reste. Une chose seulement m'a plu; c'est de n'y point trouver ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse[2]. Ces expressions ont par elles-mêmes quelque chose de vicieux, ou bien leur trop fréquent usage, en en faisant des applications fausses, altéra leurs premières acceptions, et fit oublier leur énergie.

Ce n'est pas que je prétende justifier le style des lettres. J'aurais quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies, et que pourtant je n'ai pas changées: mais quant aux incorrections, je n'y sais point d'excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu'un critique trouvera beaucoup à reprendre: je n'ai point prétendu enrichir le public d'un ouvrage travaillé; mais donner à lire à quelques personnes éparses dans l'Europe, les sensations, les opinions, les songes libres et incorrects d'un homme souvent isolé, qui écrivit dans l'intimité, et non pour son libraire.


L'éditeur ne s'est proposé et ne se proposera qu'un seul objet: tout ce qui portera son nom tendra aux mêmes résultats: soit qu'il écrive, ou qu'il publie seulement, il ne s'écartera point d'un but moral. Il ne cherche pas encore à l'atteindre; un écrit important, et de nature à être utile, un véritable ouvrage que l'on peut seulement hasarder d'esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit pas être publié promptement, ni même entrepris trop-tôt.


Les Notes sont toutes de l'Editeur.

LETTRE PREMIÈRE

Genève, 8 juillet, première année.

Il ne s'est passé que vingt jours depuis que je vous écrivis de Lyon. Je n'annonçais aucun projet nouveau, je n'en avais pas; et maintenant j'ai tout quitté, me voici sur une terre étrangère.

Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel[3], et que vous ne puissiez me répondre aussi vite que je le désirerais. J'ai besoin de savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous aurez lu. Vous savez s'il me serait indifférent d'avoir des torts avec vous: cependant je crains que vous ne m'en trouviez, et je ne suis pas bien assuré moi-même de n'en point avoir. Je n'ai pas même pris le temps de vous consulter. Je l'eusse bien désiré dans un moment aussi décisif: encore aujourd'hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit tout ce qu'on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n'avais pas prévues et dont je ne saurais même pressentir l'enchaînement et les conséquences.

Il faut vous dire plus. L'exécution fut, il est vrai, aussi précipitée que la décision: mais ce n'est pas le temps seul qui m'a manqué pour vous en écrire. Quand même je l'aurais eu, je crois que vous l'eussiez ignoré de même. J'aurais craint votre prudence: j'ai cru sentir cette fois la nécessité de n'en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime dans ceux de qui le sort m'a fait dépendre, a perdu mes premières années, et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. La sagesse veut marcher entre la défiance et la témérité; le sentier est difficile: il faut la suivre dans les choses qu'elle voit; mais dans les choses inconnues, nous n'avons que l'instinct. S'il est plus dangereux que la prudence, il fait aussi de plus grandes choses: il nous perd, ou nous sauve: sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c'est peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire.

Il fallait laisser le joug s'appesantir sans retour, ou le secouer inconsidérément: l'alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de même, dites-le moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu'il m'était impossible de faire bien; que j'eusse un état pour son produit, que j'employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée; tromper un parent en lui persuadant que j'entreprenais pour l'avenir, ce que je n'aurais commencé qu'avec le désir de le cesser; et vivre ainsi dans un état violent, dans une répugnance perpétuelle? Qu'il reconnaisse l'impuissance où j'étais de le satisfaire, qu'il m'excuse! Il finira par sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir indifféremment à tous les caractères; que ce n'est pas assez qu'un état, qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé comme honnête, parce qu'on y acquiert, sans voler, trente ou quarante mille livres de rente; et qu'enfin je n'ai pu renoncer à être homme, pour être homme d'affaires.

Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits; jugez. Un ami doit juger sans trop d'indulgence; vous l'avez dit.

Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous consulter; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j'ai eu seulement à me taire. Comme on cherche, dans le hasard même, des raisons qui autorisent aux choses que l'on croit nécessaires, j'ai trouvé votre absence favorable. Je n'aurais jamais pu agir contre votre opinion, mais je n'ai pas été fâché de le faire sans votre avis; tant que je sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que m'imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m'entraînait. J'ai écouté davantage cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence, tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque faiblesse dans l'exécution. Je suis parti, je m'en félicite: mais quel homme peut jamais savoir s'il a fait sagement, ou non, pour les conséquences éloignées des choses?

Je vous ai dit pourquoi je n'ai pas fait ce qu'on voulait; il faut vous dire pourquoi je n'ai pas fait autre chose. J'examinais si je rejetterais absolument le parti que l'on voulait me faire prendre; cela m'a conduit à examiner quel autre je prendrais, et à quelle détermination je m'arrêterais.

Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que tant de gens, qui n'ont en eux aucune autre chose, appellent un état. Je n'en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma pensée. J'interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui m'entourait; je demandai aux hommes s'ils sentaient comme moi; je demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants; et je vis qu'il n'y avait pas d'accord entre moi et la société, ni entre mes besoins et les choses qu'elle a faites. Je m'arrêtai avec effroi, sentant que j'allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des dégoûts sans terme comme sans objet. J'offris successivement à mon cœur ce que les hommes cherchent dans les divers états qu'ils embrassent. Je voulus même embellir, par le prestige de l'imagination, ces objets multipliés qu'ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas. Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux? Je ne connais point la satiété, je trouve partout le vide.

Dans ce jour, le premier où je sentis tout le néant qui m'environne, dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à jamais; avec quelle indifférence j'eusse abandonné la vaine succession de ces heures si longues et si fugitives, que tant d'amertumes flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera! Vous le savez, j'ai le malheur de ne pouvoir être jeune: les longs ennuis de mes premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne m'en imposent pas: et mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis; trop fixes, ils ne sont point surpris.

Ce jour d'irrésolution fut du moins un jour de lumière: il me fit reconnaître en moi ce que je n'y voyais pas distinctement. Dans la plus grande anxiété où j'eusse jamais été, j'ai joui pour la première fois de la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon apathie habituelle, forcé d'être quelque chose, je fus enfin moi-même: et dans ces agitations jusqu'alors inconnues, je trouvai une énergie, d'abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de repos que je n'avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison de ce qu'on observe tous les jours, que les différences positives du sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des hommes.

Je me dis: la vie réelle de l'homme est en lui-même, celle qu'il reçoit du dehors n'est qu'accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent, que selon leur propre nature. Dans le cours d'une vie entière, perpétuellement modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais comme dans cette succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement; il en résulte que chacune de leurs impressions sur lui, dépend bien plus pour son bonheur ou son malheur, de l'état où elle le trouve, que de la sensation qu'elle lui apporte, et du changement présent qu'elle fait en lui. Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à l'homme, c'est d'être ce qu'il doit être. Les dispositions favorables des choses viendront ensuite, c'est une utilité du second ordre pour chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant, par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l'homme, si chacune de ces impressions est à-peu-près indifférente, leur totalité fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce cercle de rapports et de résultats mutuels? L'homme dont la liberté absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante, toujours libre et puissante? Tandis qu'il ne peut diriger que si peu d'événements, et qu'il ne saurait régler la plupart de ses affections, lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des succès non interrompus, ferait encore le tourment de cette même vie? S'il est également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont l'action est toujours réciproque; si pourtant cet ouvrage est au-dessus des forces de l'homme, et si l'effort même qui tendrait à le produire est précisément opposé au repos qu'on en attend, comment obtenir à-peu-près ce résultat nécessaire en renonçant au moyen impraticable qui paraît d'abord le pouvoir seul produire? La réponse à cette question serait le grand-œuvre de la sagesse humaine, et le principal objet que l'on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes besoins présents: peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter.

Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis: soyons d'abord ce que nous devons être; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoiqu'il arrive, et sans sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses; non pas en les changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les impressions qu'elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le circonscrivant et en reportant sur lui-même l'effort conservateur. Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons, par ce moyen, plus que nous ne saurions l'espérer par aucun autre, de l'heureuse permanence du sage.

Dès que l'homme réfléchit, dès qu'il n'est plus entraîné par le premier désir et par les lois inaperçues de l'instinct, toute équité, toute moralité devient en un sens une affaire de calcul, et sa prudence est dans l'estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion un résultat aussi clair que celui d'une opération sur les nombres. Comme je vous fais l'histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit; et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de mon calcul.

Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et multipliés de l'avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si vains; je m'attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements: mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir.

J'ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même. Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le second; et ce n'eût point été dans mon ancienne manière de vivre que j'eusse pu m'occuper sérieusement de moi. L'alternative du moment difficile où je me trouvais, me força de songer d'abord aux changements extérieurs. C'est dans l'indépendance des choses, comme dans le silence des passions, que l'on peut étudier son être. Je vais choisir une retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance elle-même[4]. J'ignore où je m'arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne.

LETTRE II.

Lausanne[5], 9 juillet, I.

J'arrivai de nuit à Genève: j'y logeai dans une assez triste auberge, où mes fenêtres donnaient sur une cour, je n'en fus point fâché. Entrant dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l'espèce de surprise d'un spectacle nouveau; je la réservais pour la plus belle heure du jour; je le voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir son impression en l'éprouvant par degré.

En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but déterminé, sans autre guide qu'une carte assez bonne, que je porte sur moi.

J'entrais dans l'indépendance. J'allais vivre dans le seul pays peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l'effet même de l'énergie que les circonstances de mon départ avait éveillée en moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l'avidité d'un cœur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs ennuis; j'étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de Genève, lorsque le soleil paraissant au-dessus des hautes neiges, éclaira à mes yeux cette terre admirable. C'est près de Copet que je vis l'aurore, non pas inutilement belle comme je l'avais vue tant de fois, mais d'une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des illusions sur mes yeux découragés.

Vous n'avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait comparable qu'un seul lieu dans l'Orient. Vous ne vous en ferez pas une idée juste; les grands effets de la nature ne s'imaginent point tels qu'ils sont. Si j'avais moins senti la grandeur et l'harmonie de l'ensemble, si la pureté de l'air n'y ajoutait pas une expression que les mots ne sauraient rendre, si j'étais un autre, j'essayerais de vous peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses; les noirs escarpements de la côte de Savoye; les collines de la Vaux et du Jorat[6], peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de Gruyère et d'Ormont; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au prestige de ces lieux; peut-être nul homme n'a-t-il éprouvé à leur aspect tout ce que j'ai senti[7].

C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives: celles-ci laissent apercevoir leurs bornes; mais celles que promettent ce sentiment d'une puissance illimitée, sont immenses comme elle, et semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je n'oserais décider que l'homme dont l'habitude des douleurs a navré le cœur, n'ait point reçu de ses misères mêmes, une aptitude à des plaisirs inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l'avantage d'une plus grande indépendance, et d'une durée qui soutient la vieillesse elle-même. Pour moi, j'ai éprouvé dans ce moment auquel il n'a manqué qu'un autre cœur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut valoir une année d'existence; combien tout est relatif dans nous, et hors de nous; et comment nos misères viennent surtout de notre déplacement dans l'ordre des choses.

La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable, elle suit généralement les rives du lac; et comme elle me conduisait vers les montagnes, je ne pensai point à la quitter. Je ne m'arrêtai qu'auprès de Lausanne sur une pente, d'où l'on n'apercevait pas la ville, et où j'attendis la fin du jour.

Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut éviter cette heure d'ennui qu'en évitant aussi de voyager pendant la chaleur: c'est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses au Forez, j'ai pris l'usage d'aller à pied si la campagne est intéressante; et quand je marche, une sorte d'impatience ne me permet de m'arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes routes, et des ornières boueuses des plaines; mais lorsqu'on est sans affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir la poste, et je trouve qu'on est trop dépendant si l'on va avec ses chevaux. J'avoue qu'en arrivant à pied l'on est moins bien reçu d'abord dans les auberges; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste qui sait son métier, pour s'apercevoir que s'il y a de la poussière sur les souliers il n'y a pas de paquet sur l'épaule, et qu'ainsi l'on pourrait être en état de le faire gagner assez pour qu'il ôte son chapeau d'une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous dire tout comme à un autre: Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres?

J'étais donc sous les pins du Jorat: la soirée était belle, les bois silencieux, l'air calme, le couchant vapoureux, mais sans nuages. Tout paraissait fixe, éclairé, immobile: et dans un moment où je levai les yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me portait, j'eus une illusion imposante que mon état de rêverie prolongea. La pente rapide qui s'étendait jusqu'au lac se trouvait cachée pour moi sous le tertre où j'étais assis; et la surface du lac très-inclinée, semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoye confondues avec elles et revêtues des mêmes teintes: la lumière du couchant et le vague de l'air dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, ne me parut qu'un amas de nuées orageuses suspendues dans l'espace: il n'était plus d'autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, au sein de l'immensité.

Ce moment-là fut digne de la première journée d'une vie nouvelle: j'en éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma main: les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient l'éloigner; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce que j'ai mieux senti.

Près de Nion j'ai vu le Mont-Blanc assez à découvert, et depuis ses bases apparentes; mais l'heure n'était point favorable, il était mal éclairé.

LETTRE III.

Cully, 11 juillet, 1.

Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, on en curieux. Je cherche à être là, parce qu'il me semble que je serais mal ailleurs: c'est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces choses que je désire.

J'ignore encore de quel côté je me dirigerai: je ne connais ici personne, et n'y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que d'après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il me faut un séjour fixe pour l'hiver; c'est ce que je voudrais d'abord décider: mais l'hiver est long dans le contrées élevées.

A Lausanne on me disait: C'est ici la plus belle partie de la Suisse, celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords du lac; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne: on va encore au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse, c'est un pays bien sauvage: on reviendra de la manie anglaise d'aller se fatiguer et s'exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades. Vous vous fixerez ici: le pays de Vaud[8] est le seul qui convienne à un étranger; et même dans le pays de Vaud il n'y a que Lausanne, surtout pour un Français.

Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis persuadé d'avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse que j'aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose près, comme ailleurs: je cherche d'autres mœurs, et une autre nature. Si je savais l'allemand, je crois que j'irais du côté de Lucerne: mais l'on n'entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J'ai presque résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais; après quoi j'irai près de Schwitz, ou dans l'Underwalden, malgré l'inconvénient très-grand d'une langue qui m'est tout-à-fait étrangère.

J'ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray, situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully: j'étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque inconnues et éloignées des grandes routes. J'y ai renoncé; je crains que le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins.

Je voulais traverser le lac[9]; et j'avais, hier, retenu un bateau pour me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein: le temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité. L'orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac; l'écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en sorte que c'est précisément ici que les vagues ont plus de force et d'élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent à l'âme une forte impulsion. Si j'avais à sortir de la vie ordinaire, si j'avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais être un quart-d'heure seul devant un lac agité: je crois qu'il ne serait plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles.

J'attends avec quelqu'impatience la réponse que je vous ai demandée; et quoi-qu'elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez, ce que vous présumez de l'avenir; et si j'ai eu tort, étant moi, de faire ce qui chez beaucoup d'autres eût été une conduite pleine de légéreté. Je vous consultais sur des riens, et j'ai pris sans vous la résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire votre opinion: il faut qu'elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire un secret: les torts d'un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non dans nos sentiments. Je vous félicite d'avoir à me pardonner des faiblesses: sans cela je n'aurais pas tant de plaisir à m'appuyer sur vous; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la vôtre.

Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même. Quelquefois on n'a rien à se dire l'un à l'autre, on a pourtant besoin de se parler; c'est souvent alors que l'on bavarde le plus à son aise. Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l'on fait sans but, lorsque l'on va uniquement pour aller, et que l'on cherche sans vouloir aucune chose; lorsque le temps est tranquille, un peu couvert, que l'on n'a point d'affaires, que l'on ne veut pas savoir l'heure, et que l'on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et les bois d'un pays inconnu; lorsqu'on parle des champignons, des biches, des feuilles rousses qui commencent à tomber; lorsque je vous dis: Voilà une place qui ressemble bien à celle où mon père s'arrêta, il y a dix ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de chasse que le lendemain l'on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me dites: L'endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques rochers et de l'eau; alors il descendait de la calèche, et il allait, quelquefois seul, quelquefois avec moi, s'asseoir sur un grès: nous lisions les Vies des Pères du Désert. Il me disait: Si dans ma jeunesse j'étais entré dans un monastère, comme Dieu m'y appelait, je n'aurais pas eu tous les chagrins que j'ai eus dans le monde, je ne serais pas aujourd'hui si infirme et si cassé; mais je n'aurais point de fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre....... Et maintenant il n'est plus! Ils ne sont plus!

Il y a des hommes qui croyent se promener, à la campagne, lorsqu'ils marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont jusqu'à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d'un temps déjà reculé, qui semblaient venir à nous dans l'épaisseur et la majesté des bois. Comme l'âme s'agrandit lorsqu'elle rencontre des choses belles, et qu'elle ne les a pas prévues! Je n'aime point que ce qui appartient au cœur soit préparé et réglé: laissons l'esprit chercher avec ordre, et symétriser ce qu'il travaille. Pour le cœur, il ne travaille pas; et si vous lui demandez de produire, il ne produira rien: la culture le rend stérile. Vous vous rappelez des lettres que R... écrivait à L... qu'il appelait son ami. Il y avait bien de l'esprit dans ces lettres, mais aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait sur un sujet particulier; chaque paragraphe avait son objet et sa pensée. Tout cela était arrangé comme pour l'impression; c'était des chapitres d'un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je pense: aurions-nous besoin d'esprit? Quand des amis se parlent c'est pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je vous demande; c'est que vos lettres soient longues, que vous soyez longtemps à m'écrire, que je sois longtemps à vous lire: souvent je vous donnerai l'exemple. Quant au contenu, je ne m'en inquiète point: nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous sentons: et n'est-ce pas cela qu'il faut que nous disions? Quand on veut jaser, s'avise-t-on de dire? parlons sur telle chose, faisons des divisions, et commençons par celle-ci.

On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que l'on vient de me dire: Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils me les vantent, comme s'ils ne voyaient pas que je mangerai seul.

LETTRE IV.

Thiel, 19 juillet, 1.

J'ai passé à Iverdun[10]; j'ai vu Neuchâtel, Bienne et leurs environs. Je m'arrête quelques jours à Thiel sur les frontières de Neuchâtel et de Berne. J'avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l'ennui de la voiture; j'étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de l'avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l'intolérable vide que je trouve partout.

Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage.

D'Iverdun.

J'ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux; j'ai cru y trouver une vie meilleure: mais je vous avouerai que je ne suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais: Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? mais un profond ennui m'a fait partir aussitôt. J'ai cherché ensuite a m'en imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à l'effet d'une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et pittoresque, mais il n'y a point de lac. Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien être mêlé de tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est l'une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac, malgré la beauté du jour, j'ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon. Quels lieux me faudra-t-il donc?

De Neuchâtel.

J'ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d'autres yeux, et triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle pour moi; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd'hui. S'il fallait différer le choix d'un séjour tel que je le cherche, je me résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel, qu'un mois près d'Iverdun.

De S.t Biaise.

Je reviens d'une course dans le Val de Travers. C'est là que j'ai commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève sont admirables sans doute, cependant il semble que l'on pourrait trouver ailleurs les mêmes beautés, car pour les hommes on voit d'abord qu'ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne[11]. Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple; il est sauvage et animé; il est à-la-fois paisible et romantique; et quoiqu'il n'ait point de lac, il m'a frappé davantage que les bords de Neuchâtel et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à l'homme, et l'homme moins abandonné à des convenances misérables. L'œil n'y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et des maisons de plaisance, odieuses richesses de tant de pays malheureux. Mais de gros villages; mais des maisons de pierre; mais de la recherche, de la vanité, des titres, de l'esprit, de la causticité! Où m'emportaient de vains rêves? A chaque pas que l'on fait ici, l'illusion revient et s'éloigne; à chaque pas on espère, on se décourage; on est perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et d'elle-même. Je vais dans les Alpes.

De Thiel.

J'allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m'arrêter ici: mais hier j'ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l'aurore puisse produire dans une contrée dont la beauté réelle, est pourtant plus riante que sublime. Cela m'a entraîné à passer ici quelques jours.

Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers les quatre heures, je fus éveillé par l'éclat du jour et par l'odeur des foins que l'on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la lune. Je m'attendais à une vue ordinaire; mais j'eus un instant d'étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l'abondance des eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L'espace entre le lac et la Thièle était inondé presqu'entièrement; les parties les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines d'eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux endroits les plus difficiles, soutenaient, ou continuaient cette sorte de chaussée naturelle: on ne distinguait point le pâturage que ces dociles animaux devaient atteindre; et, à voir leur démarche lente et mal assurée, on eût dit qu'ils allaient s'avancer et se perdre dans le lac. Les hauteurs d'Anet, et les bois épais du Julemont, sortaient du sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne montueuse du Vuilly bordait le lac à l'horizon. Vers le sud, l'étendue s'en prolongeait derrière les coteaux de Mont-mirail; et par-delà tous ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature, qui font les lieux sublimes.

Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C'est un homme plus occupé de fumer et de boire, que de haïr, de projetter, de s'affliger. Il me semble que j'aimerais assez dans les autres ces habitudes que je ne prendrai point. Elles font échapper à l'ennui; elles remplissent les heures, sans que l'on ait l'inquiétude de les remplir: elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu'on ne voit sur aucun front, celui d'une distraction suffisante qui concilie tout, et ne nuit qu'aux acquisitions de l'esprit.

Le soir je pris la clef pour rentrer dans la nuit, et n'être point assujetti à l'heure. La lune n'était pas levée, je me promenais le long des eaux vertes de la Thièle. Mais me sentant disposé à rêver longtemps, et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer toute entière au dehors, je pris la route de St. Blaise: je la quittai à un petit village nommé Marin, qui a le lac au sud; je descendis une pente escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues. L'air était calme, on n'apercevait aucune voile sur le lac. Tous reposaient, les uns dans l'oubli des travaux, d'autres dans celui des douleurs. La lune parut: je restai longtemps. Vers le matin, elle répandait sur les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme, lorsque, dans un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la lune qui finit.

Indicible sensibilité! charme et tourment de nos vaines années; vaste conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable! passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon: tout ce qu'un cœur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds; j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement: j'ai dévoré dix années de ma vie. Heureux l'homme simple dont le cœur est toujours jeune!

Là, dans la paix de la nuit, j'interrogeai ma destinée incertaine, mon cœur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je donc, me disais-je? Quel triste mélange d'affection universelle, et d'indifférence pour tous les objets de la vie positive? Une imagination romanesque me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuse, et d'une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore.

Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n'y sont point, et cherchant toujours ce que je n'obtiendrai jamais, étranger dans la nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n'aurai que des affections vaines: et soit que je vive selon moi-même, soit que je vive selon les hommes, je n'aurai dans l'oppression extérieure, ou dans ma propre contrainte, que l'éternel tourment d'une vie toujours réprimée et toujours misérable. Mais les écarts d'une imagination ardente et immodérée sont sans constance comme sans règle: jouet de ses passions mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n'aura ni continuité dans ses goûts, ni paix dans son cœur.

Que puis-je avoir de commun avec lui? Tous mes goûts sont uniformes, tout ce que j'aime est facile et naturel: je ne veux que des habitudes simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes vœux seraient-ils désordonnés? je n'y vois que les besoins, que le sentiment de l'harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles odieuses aux hommes? je n'aime que ce qu'ont aimé les meilleurs d'entre eux; je ne cherche rien aux dépens d'aucun d'eux; je cherche ce que chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console: je ne veux que la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous[12]. Je n'aime, il est vrai, que la nature; mais c'est pour cela qu'en, m'aimant moi-même, je ne m'aime point exclusivement; et que les autres hommes sont encore dans la nature, ce que j'en aime davantage. Un sentiment impérieux m'attache à toutes les impressions aimantes; mon cœur plein de lui-même, de l'humanité, et de l'accord primitif des êtres, n'a jamais connu de passions personnelles ou irascibles. Je m'aime moi-même, mais c'est dans la nature, c'est dans l'ordre qu'elle veut, c'est en société avec l'homme qu'elle fit, et d'accord avec l'universalité des choses. A la vérité, jusqu'à présent du moins, rien de ce qui existe n'a pleinement mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon âme altérée. Mais tout ce que j'aime pourrait exister, la terre entière pourrait être selon mon cœur, sans que rien fût changé dans la nature ou dans l'homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l'œuvre sociale.

Non, l'homme singulier ou romanesque n'est pas ainsi. Sa folie a des causes factices. Il ne se trouve point de suite ni d'ensemble dans ses affections; et comme il n'y a d'erreur et de bizarreries que dans les innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans l'ordre de choses qui excite les passions immodérées des hommes, et l'industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens contraires.

Pour moi, j'aime les choses existantes; je les aime comme elles sont. Je ne désire, je ne cherche, je n'imagine rien hors de la nature. Loin que ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres, éloignés ou extraordinaires; et qu'indifférent pour ce qui s'offre à moi, pour ce que la nature produit habituellement, j'aspire à ce qui m'est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances invraisemblables et à une destinée romanesque; je ne veux au contraire, je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos cœurs, ce qui fait la vie. Comme il ne me faut point des choses difficiles où privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m'a plu, me plaira toujours; ce qui a suffi à mes besoins, leur suffira dans tous les temps: le jour semblable au jour qui fut heureux, est encore un jour heureux pour moi; et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à-peu-près les mêmes, ne cherchant que ce qu'ils exigent, je désire toujours à-peu-près les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd'hui, je le serai demain, je le serai toute l'année, je le serai toute la vie: et si mon sort est toujours le même, mes vœux toujours simples, seront toujours remplis.

L'amour du pouvoir ou des richesses est presqu'aussi étranger à ma nature que l'envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de moi les autres hommes, je ne suis le rival d'aucun d'eux: je ne puis pas plus les envier que les haïr; je refuserais ce qui les passionne, je refuserais de triompher d'eux: je ne veux pas même les surpasser en vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu'il ne me faille point d'efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point sans nécessité; et pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j'ai le bonheur qu'il ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne: c'est détruire la seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont ambitieuses comme leurs passions: ils les étalent fastueusement; et ce qu'ils y cherchent surtout, c'est la primauté. Je ne suis point leur concurrent; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur abandonner cette supériorité? Dans ce qu'ils appellent vertus, les unes, seules utiles, sont naturellement dans l'homme constitué comme je me trouve l'être, et comme je penserais volontiers que tout homme l'est primitivement; les autres compliquées, difficiles, imposantes et superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l'homme: c'est pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu curieux d'en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n'ai pas besoin d'effort pour atteindre ce qui est dans ma nature, et je n'en veux point faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse, et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des altérations étrangères et un commencement de déviation. Le seul effort que l'amour du bien exige de moi, c'est une vigilance soutenue, qui ne permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s'introduire dans une âme trop droite pour les parer de beaux dehors, et trop simple pour les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même, et le devoir que je m'impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont naturels: il ne me reste qu'à m'observer bien moi-même pour écarter de cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s'y mêler; pour me conserver toujours simple et toujours droit, au milieu des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me préparer l'oppression, d'un sort précaire, et les subversions de tant de choses mobiles. Je dois rester, quoiqu'il arrive, toujours le même et toujours moi; non pas précisément tel que je suis dans des habitudes contraires à mes besoins; mais tel que je me sens, tel que je veux être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes tristes affections.

Je m'interrogerai, je m'observerai, je sonderai ce cœur naturellement vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je déterminerai ce que je suis; je veux dire ce que je dois être: et cet état une fois bien connu, je m'efforcerai de le conserver toute ma vie, convaincu que rien de ce qui m'est naturel n'est dangereux ou condamnable, persuadé que l'on n'est jamais bien que quand on est selon sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à altérer ma forme originelle.

J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles; dans ma superbe erreur, je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile aussi illusoire[13]. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les passions; et je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes, si j'en étais le plus vertueux. L'illusion a duré près d'un mois dans sa force; un seul incident la dissipée. C'est alors, que toute l'amertume d'une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l'abandon du dernier prestige qui l'abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus employer ma vie, je cherche seulement à la remplir: je ne veux plus en jouir, mais seulement la tolérer: je n'exige point qu'elle soit vertueuse, mais qu'elle ne soit jamais coupable.

Et cela même, où l'espérer, où l'obtenir? Où trouver des jours commodes, simples, occupés, uniformes? Où fuir le malheur? Je ne veux que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les plaisirs ne sont plus! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils donnés: mais plus de charme, plus d'ivresse, jamais un moment de pure joie; jamais! et je n'ai pas vingt-un ans! et je suis né sensible; ardent! et je n'ai jamais joui! et après la mort...... Rien non plus dans la vie: rien dans la nature...... Je ne pleurai point; car je n'ai plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais; je me levai, je marchai sur la grève; et le mouvement me fut utile.

Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer? le puis-je? et quel lieu choisirai-je? Comment, parmi les hommes, vivre autrement qu'eux; ou comment vivre loin d'eux sur cette terre dont ils fatiguent les derniers recoins? Ce n'est qu'avec de l'argent que l'on peut obtenir même ce que l'argent ne paye pas; et que l'on peut éviter ce qu'il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera peut-être de tout perdre; et je ne suis point d'un caractère à me faire un sort nouveau. Je crois qu'il faut en cela laisser aller les choses. Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore éloignés. Il n'est pas certain que, même en sacrifiant les années présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l'avenir. J'attendrai; je ne veux pas écouter une prudence inutile qui me livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m'est impossible maintenant de m'arranger pour toujours, de prendre une position fixe, et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien différer, et longtemps peut-être: ainsi se passe la vie! Il faut livrer des années encore aux caprices du sort, à l'enchaînement des circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai suivre le seul qui me convienne. Heureux encore si dans le temps que j'abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur: si je puis choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes, régler mes affections, me réprimer; et retenir dans l'isolement et dans les bornes d'une nécessité accidentelle, ce cœur avide et simple, à qui rien ne sera donné: si je puis lui apprendre à s'alimenter lui-même dans son dénuement, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence odieux, à subsister dans une nature muette.

Vous qui me connaissez, qui m'entendez; mais qui, plus heureux peut-être et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie; vous savez quels sont en moi, dans l'éloignement où nous sommes destinés à vivre, les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me console, c'est de vous avoir: ce sentiment ne cessera point. Mais, nous nous le sommes toujours dit; il faut que mon ami sente comme moi; il faut que notre destinée soit la même; il faut qu'on puisse passer ensemble sa vie. Combien de fois j'ai regretté que nous ne soyons pas ainsi l'un à l'autre! Avec qui l'intimité sans réserve pourra-t-elle m'être aussi douce, m'être aussi naturelle? N'avez-vous pas été jusqu'à présent ma seule habitude? Vous connaissez ce mot admirable: Est aliquid sacri in antiquis necessitudinibus. Je suis fâché qu'il n'ait pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un orateur[14]. Vous êtes le point où j'aime à me reposer dans l'inquiétude qui m'égare, où j'aime à revenir lorsque j'ai parcouru toutes choses; et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m'arrêterais là, je connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie commencerait. Mais il faut que j'attende, que je cherche, que je me hâte vers l'inconnu, et que sans savoir où je vais, je fuie le présent comme si j'avais quelque espoir dans l'avenir.

Vous excusez mon départ; vous le justifiez même: et cependant, indulgent avec des étrangers, vous n'oubliez pas que l'amitié demande une justice plus austère. Vous avez raison, il le fallait; c'est la force des choses. Je ne vois qu'avec une sorte d'indignation cette vie ridicule que j'ai quittée: mais je ne m'en impose pas sur celle que j'attends. Je ne commence qu'avec effroi des années pleines d'incertitudes, et je trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi.

LETTRE V.

St.-Maurice, 18 Août, I.

J'attendais pour vous écrire que j'eusse un séjour fixe. Enfin je suis décidé: je passerai l'hiver ici. Je ferai auparavant des courses peu considérables; mais dès que l'automne sera avancée, je ne me déplacerai plus.

Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans le Valais par les montagnes; mais les pluies m'ont forcé de me rendre à Vevay par Payerne et Lausanne. Le temps était remis lorsque j'entrai à Vevay, mais quelque temps qu'il eût fait, je n'eusse pu me résoudre à continuer ma route en voiture. Entre Lausanne et Vevay le chemin s'élève et s'abaisse continuellement, presque toujours à mi-côte, entre des vignobles assez ennuyeux à mon avis dans une telle contrée. Mais Vevay, Clarens, Chillon, les trois lieues depuis St.-Saphorin jusqu'à Villeneuve surpassent ce que j'ai vu jusqu'ici. C'est du côté de Rolle qu'on admire le lac de Genève; pour moi je ne veux pas en décider, mais c'est à Vevay, à Chillon surtout, que je le trouve dans toute sa beauté. Que n'y a-t-il dans cet admirable bassin, à la vue de la dent de Jamant, de l'aiguille du Midi et des neiges du Velan, là devant les rochers de Meillerie, un sommet sortant des eaux, une île escarpée, bien ombragée, de difficile accès; et, dans cette île, deux maisons, trois au plus! je n'irais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presque jamais ce que notre imagination compose pour nos besoins? Ne serait-ce point que les hommes nous réduisent à imaginer, à vouloir ce que la nature ne forme pas ordinairement; et que, si elle se trouve l'avoir préparé quelque part, ils le détruisent bientôt?

J'ai couché à Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. J'ai parcouru, avant la chaleur du jour, les collines boisées de St.-Tryphon, et les vergers continuels qui remplissent la vallée jusqu'à Bex. Je marchais entre deux chaînes d'Alpes d'une grande hauteur: au milieu de leurs neiges, je suivais une route unie le long d'un pays abondant, qui semble avoir été dans des temps reculés presqu'entièrement couvert par les eaux.

La vallée où coule le Rhône depuis Martigny jusqu'au lac, est coupée à-peu-près au milieu par des rochers couverts de pâturages et de forêts, qui forment les premiers gradins des dents de Morcle et du Midi, et qui ne sont séparés que par le lit du fleuve. Vers le nord, ces rocs sont en grande partie couverts de bois de châtaigniers surmontés par des sapins. C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de l'aiguille du Midi. Cette cime est l'une des plus belles des Alpes: elle en est aussi l'une des plus élevées, si l'on ne considère pas uniquement sa hauteur absolue, mais aussi son élévation, visible, et l'amphithéâtre si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les sommets dont des calculs trigonométriques, ou les estimations du baromètre ont déterminé la hauteur, je n'en vois aucun, d'après le simple aperçu des cartes et l'écoulement des eaux, dont la base soit assise dans des vallées aussi profondes; je me crois fondé à lui donner une élévation apparente à-peu-près aussi grande qu'à aucun autre sommet de l'Europe.

A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je quittai la route d'Italie qui se détourne en cet endroit pour passer à Bex, et me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à travers des prés tels que nos peintres n'en font guère. Le pont, le château et le cours du Rhône en cet endroit, forment un coup-d'œil très-pittoresque: quant à la ville, je n'y vis de remarquable qu'une sorte de simplicité. Son site est un peu triste, mais de la tristesse que j'aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie; les rochers touchent la ville et semblent la couvrir; le sourd roulement du Rhône remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît creusée et fermée de toutes parts. Peuplée, cultivée, chargée de fruits et de vignes, elle semble pourtant affligée et embellie de toute l'austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l'obscurcissent, roulent sur les flancs de ses montagnes, en brunissent les sombres sapins, se rapprochent, s'entassent, s'arrêtent immobiles, et semblent la recouvrir toute entière comme un toit ténébreux: ou lorsque dans un jour sans nuages, l'ardeur du soleil s'y concentre, en fait fermenter les vapeurs invisibles, agite d'une ardeur importune ce qui respire sous le ciel aride, et fait de sa solitude trop belle, un amer abandon.

Les pluies froides que je venais d'éprouver en passant le Jorat, qui n'est qu'une butte auprès des Alpes, et les neiges dont j'ai vu se blanchir alors les monts de la Savoye, au milieu de l'été, m'ont fait projetez plus sérieusement à la rigueur, et plus encore à la durée des hivers dans la partie élevée de la Suisse. Je désirais réunir les beautés des montagnes et la température des plaines. J'espérais trouver dans les hautes vallées quelques pentes exposées au midi, précaution bonne pour les beaux froids, mais très-peu suffisante contre les mois nébuleux, et surtout contre la lenteur du printemps. Décidé pourtant à ne point vivre ici dans les villes, je me croyais bien dédommagé de ces inconvénients si je pouvais avoir pour hôtes de bons montagnards, dans une simple vacherie, à l'abri des vents froids, près d'un torrent, dans les pâturages et les sapins toujours verts.

L'événement en a décidé autrement. J'ai trouvé ici un climat doux; non pas dans les montagnes, à la vérité, mais entre les montagnes. Je me suis laissé entraîner à rester près de St.-Maurice. Je ne vous dirai point comment cela s'est fait; et je serais très-embarrassé s'il fallait que je m'en rendisse compte.

Ce que vous pourrez d'abord trouver bizarre, c'est que l'ennui profond que j'ai éprouvé ici pendant quatre jours pluvieux, a beaucoup contribué à m'y arrêter. Le découragement m'a pris: j'ai craint pour l'hiver, non pas l'ennui de la solitude, mais l'ennui de la neige. Du reste j'ai été décidé involontairement, sans choix, et par une sorte d'instinct qui semblait me dire que tel était ce qui arriverait.

Quand on vit que je songeais à m'arrêter dans le pays, plusieurs personnes me témoignèrent de l'empressement d'une manière obligeante et simple. Le propriétaire d'une maison fort jolie et voisine de la ville fut le seul avec qui je me liai. Il me pressa d'habiter sa campagne, ou de choisir entre d'autres, dont il me parla, et qui appartenaient à ses amis. Mais je voulais une situation pittoresque, et une maison où je fusse seul. Heureusement je sentis à temps, que si j'allais voir ces diverses demeures, je me laisserais engager par complaisance, ou par faiblesse, à en prendre une, quand même elles seraient toutes fort éloignées de ce que je désirais. Alors le regret d'un mauvais choix ne m'aurait laissé d'autre parti honnête à prendre que de quitter tout-à-fait l'endroit. Je lui dis franchement mes motifs, et il me parut les goûter assez. Je me mis à parcourir, les environs, à visiter les sites qui me plaisaient davantage, et à chercher une demeure au hasard, sans m'informer même s'il y en avait dans ces endroits-là.

Je cherchais depuis deux jours: et c'était dans un pays où près de la ville on trouve des lieux reculés comme au fond des déserts, et où par conséquent je n'avais destiné que trois jours à des recherches que je ne voulais pas étendre au loin. J'avais vu beaucoup d'habitations dans des lieux qui ne me convenaient point, et plusieurs sites heureux sans bâtiments, où dont les maisons de pierre et de construction misérable, commençaient à me faire renoncer à mon projet, lorsque j'aperçus un peu de fumée derrière de nombreux châtaigniers.

Les eaux, l'épaisseur des ombrages, la solitude des prés de toute cette pente me plaisaient beaucoup: mais elle est inclinée vers le nord, et comme je voulais une exposition plus favorable, je ne m'y serais pas arrêté sans cette fumée. Après avoir fait bien des détours, après avoir passé des ruisseaux rapides, je parvins à une maison isolée à l'entrée des bois et dans les prés les plus solitaires. Un logement passable, une grange en bois, un potager fermé d'un large ruisseau, deux fontaines d'une bonne eau, quelques rocs, le bruit des torrents, la terre partout inclinée, des haies vives, une végétation abondante, un pré universel prolongé sous les hêtres épars et sous les châtaigniers jusqu'aux sapins de la montagne: tel est Charrières. Dès le même soir je pris des arrangements avec le fermier; puis j'allai voir le propriétaire qui demeure à Montey, une demi-lieue plus loin. Il me fit les offres les plus obligeantes. Nous convînmes aussitôt, mais d'une manière moins favorable pour moi que sa première proposition. Ce qu'il voulait d'abord, n'eût pu être accepté que par un ami; et ce qu'il me força d'accepter, eût paru généreux de la part d'une ancienne connaissance. Il faut que cette manière d'agir soit comme naturelle dans quelques lieux, surtout dans certaines familles. Lorsque j'en parlai dans la sienne à St.-Maurice, je ne vis point que cela surprît personne.

Je veux jouir de Charrières avant l'hiver. Je veux y être pour la récolte des châtaignes, et j'ai bien résolu de ne pas perdre la tranquille automne.

Dans vingt jours je prends possession de la maison, de la châtaigneraie, d'une partie des prés et des vergers. Je laisse aux fermiers l'autre partie des pâturages et des fruits, le jardin potager, l'endroit destiné au chanvre, et surtout le terrain labouré.

Le ruisseau traverse circulairement la partie que je me suis réservée. Ce sont les plus mauvaises terres, mais les plus beaux ombrages et les recoins les plus solitaires. La mousse y nuit à la récolte des foins; les châtaigniers, trop pressés, y donnent peu de fruit; l'on n'y a ménagé aucune vue sur la longue vallée du Rhône; tout y est sauvage et abandonné: on n'a pas même débarrassé un endroit resserré entre les rocs, où les arbres renversés par le vent et consumés de vétusté, arrêtent la vase et forment une sorte de digue: des aunes et des coudriers y prirent racine, et rendent ce passage comme impénétrable. Cependant le ruisseau filtre à travers ces débris; il en sort tout rempli d'écume pour former un bassin naturel d'une grande pureté. De-là il s'échappe entre les rocs; il roule sur la mousse ses flots précipités; et, beaucoup plus bas, il ralentit son cours, quitte les ombrages, et passe devant la maison sous un pont de trois planches de sapin.

On dit que les loups chassés par l'abondance des neiges, descendent, en hiver, chercher jusques-là les os et les restes des viandes qu'il faut à l'homme même dans les vallées pastorales. La crainte de ces animaux a longtemps laissé cette demeure inhabitée. Pour moi ce n'est pas les loups que j'y craindrai. Que les hommes me laissent libres, du moins près de leurs antres!

LETTRE VI.

St.-Maurice, 26 Août, I.

Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares.

C'était hier: j'ai remis au lendemain pour vous écrire; je ne voulais pas que ce trouble passât si vite. J'ai senti que je touchais quelque chose dans le vide. J'avais comme de la joie, je me suis laissé aller; il est toujours bon de savoir ce que c'est.

N'allez pas rire de moi, parce que j'ai fait tout un jour comme si je perdais la raison. Il s'en est peu fallu, je vous assure, que je n'aie été assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart-d'heure.

J'entrais à St.-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment remarquer; je fus salué. Sa bouche est ronde; son regard......... pour sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son âge: je ne m'inquiète pas de tout cela: il se peut même qu'elle ne soit pas très-jolie.

Je n'ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis resté à St.-Maurice. Je crois que l'aubergiste, (c'est chez lui que je vais toujours) m'aura mis à la même table parce qu'ils sont Français: il me semble qu'il me l'a proposé. Vous pensez bien que je n'ai pas fait chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir.

J'ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis ce matin; ils vont jusqu'à Sion: c'est le chemin de Leuck, où l'un des voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle.

C'est une chose étonnante que l'accablement où un homme qui a quelque force laisse consumer sa vie, pendant qu'il faut si peu pour le tirer de sa léthargie.

Croyez-vous qu'un homme qui achève son âge sans avoir aimé, soit vraiment entré dans les mystères de la vie, que son cœur lui soit bien connu, et que l'étendue de son existence lui soit dévoilée! Il me semble qu'il est resté comme en suspens; et qu'il n'a vu que de loin ce que le monde aurait été pour lui.

Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point: le voilà amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l'espère, par d'autres que par des sots.

Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos idées, dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre plus libres; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus.

Si le temps n'était pas à l'orage, je ne sais comment je passerais la journée: mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent devient très-violent; j'aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S'il pleut l'après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai lire auprès du feu.

Le courrier qui va arriver dans une heure, doit m'apporter des livres depuis Lausanne où je suis abonné; mais s'il m'oublie, je ferai mieux, et le temps se trouvera passé de même; je vous écrirai, pourvu que j'aie seulement le courage de commencer.

LETTRE VII.

St.-Maurice, 3 Septembre, I.

Je suis monté hier jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la dent du Midi. Avant que le soleil parût dans la vallée, j'étais déjà parvenu sur le massif de roc qui domine la ville, et je traversais le replain[15] en partie cultivé, qui le couvre. Je continuai par une pente rapide, à travers d'épaisses forêts de sapins dont plusieurs parties furent couchées par d'anciens hivers: ruines fécondes, vaste et confus amas d'une végétation morte et reproduite de ses vieux débris. A huit heures j'atteignis le sommet découvert qui surmonte cette pente, et qui forme le premier degré remarquable de la musse étonnante dont la cime restait encore si loin de moi. Alors je renvoyai mon guide, je m'essayai avec mes propres forces; je voulais que rien de mercenaire n'altérât cette liberté alpestre, et que nul homme de la plaine n'affaiblît l'austérité d'une région sauvage. Je sentis s'agrandir mon être ainsi livré seul aux obstacles et aux dangers d'une nature difficile, loin des entraves factices et de l'industrieuse oppression des hommes.

Je voyais avec une sorte de fermeté voluptueuse, s'éloigner rapidement le seul homme que je dusse trouver dans ces vastes précipices. Je laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à-peu-près tous mes vêtements, et je m'éloignai sans prendre soin de les cacher. Ainsi, direz-vous, le premier acte de mon indépendance fut au moins une bizarrerie; et je ressemblai à ces enfants trop contraints, qui ne font que des étourderies lorsqu'on les laisse à eux-mêmes. Je conviens qu'il y eut bien quelque puérilité dans mon empressement de tout abandonner, et dans accoutrement nouveau; mais enfin j'en marchais plus à mon aise, et tenant le plus souvent entre les dents la branche que j'avais coupée pour m'aider dans les descentes, je me mis à gravir avec les mains la crête de rocs qui joint ce sommet secondaire à la masse principale. Plusieurs fois je me traînai entre deux abîmes dont je n'apercevais pas le fond. Je parvins ainsi jusqu'aux granits.

Mon guide m'avait dit que je ne pourrais pas m'élever davantage. Je fus en effet arrêté longtemps; mais enfin je trouvai, en redescendant un peu, des passages plus praticables; et les gravissant avec l'audace d'un montagnard, j'arrivai à une sorte de bassin rempli d'une neige glacée et encroûtée que les étés n'ont jamais fondue. Je montai encore beaucoup; mais, parvenu au pied du pic le plus élevé de toute la dent, je ne pus en atteindre la pointe dont l'escarpement se trouvait à peine incliné, et qui m'a paru passer d'environ cinq cents pieds le point où j'étais.

Quoique j'eusse traversé peu de neiges, comme je n'avais pris aucunes précautions contre elles, mes yeux fatigués de leur éclat et brûlés par la réflexion du soleil de midi sur leur surface glacée, ne purent bien discerner les objets. D'ailleurs beaucoup des sommets que j'apercevais me sont inconnus: je n'ai pu être certain que des plus remarquables. Depuis que je suis en Suisse, je ne lis que de Saussure, Bourrit, Tableaux de la Suisse, etc., mais je suis encore fort étranger dans les Alpes. Je n'ai pu néanmoins méconnaître la cime colossale du Mont-Blanc qui s'élevait sensiblement au-dessus de moi; celle du Velan; une autre plus éloignée, mais plus haute, que je suppose être le Mont-Rosa; et la dent de Morcle, de l'autre côté de la vallée, vis-à-vis, près de moi, mais plus bas, par de-là les abîmes. Le bloc de granit que je ne pouvais monter nuisait beaucoup à la partie la plus frappante peut-être de cet immense tableau. C'est derrière lui que s'étendaient les longues profondeurs du Valais, bordées de l'un et de l'autre côté par les glaciers de Sanetz, de Lauter-brunnen et des Pennines, et terminées par les dômes du Gothard et du Titlis, les neiges de la Furca, les pyramides du Schreckhorn et du Finster-aar-horn.

Mais cette vue des sommets abaissés sous les pieds de l'homme: cette vue si grande, si imposante, si éloignée de la monotone nullité du paysage des plaines, n'était pas encore ce que je cherchais dans la nature libre, dans l'immobilité silencieuse, dans l'air pur. Sur les terres basses, c'est une nécessité que l'homme naturel soit sans cesse altéré; en respirant cette atmosphère sociale si épaisse, si orageuse, si pleine de fermentation, toujours ébranlée par le bruit des arts, le fracas des plaisirs ostensibles, les cris de la haine et les perpétuels gémissements de l'anxiété et des douleurs. Mais là, sur ces monts déserts, où le ciel est plus immense; où l'air est plus fixe, et les temps moins rapides, et la vie plus permanente: là, la nature entière exprime éloquemment un ordre plus grand, une harmonie plus visible, un ensemble éternel: là, l'homme retrouve sa forme altérable mais indestructible; il respire l'air sauvage loin des émanations sociales; son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans l'unité sublime.

Voilà ce que je voulais éprouver; ce que je cherchais du moins. Incertain de moi-même dans l'ordre de choses arrangé à grands frais par d'ingénieux enfants[16], je suis monté demander à la nature pourquoi je suis mal au milieu d'eux. Je voulais savoir enfin si mon existence est étrangère dans l'ordre humain, ou si l'ordre social actuel s'éloigne de l'harmonie éternelle, comme une sorte d'irrégularité ou d'exception accidentelle dans le mouvement du monde. Enfin je crois être sûr de moi. Il est des moments qui dissipent la défiance, les prévenions, les incertitudes; et où l'on connaît ce qui est, par une impérieuse et inébranlable conviction.

Qu'il soit donc ainsi. Je vivrai misérable et presque ridicule sur une terre assujettie aux caprices de ce monde éphémère; opposant à mes ennuis cette conviction qui me place intérieurement auprès de l'homme tel qu'il serait. Et s'il se rencontre quelqu'un d'un caractère assez peu flexible pour que son être formé sur le modèle antérieur, ne puisse être livré aux empreintes sociales: si, dis-je, le hasard me fait rencontrer un tel homme, nous nous entendrons; il me restera; je serai à lui pour toujours; nous reporterons l'un vers l'autre nos rapports avec le reste du monde; et, quittés des autres hommes dont nous plaindrions les vains besoins, nous suivrons, s'il se peut, une vie plus naturelle, plus égale. Cependant qui pourra dire si elle serait plus heureuse, sans accord avec les choses, et passée au milieu des peuples souffrants?

Je ne saurais vous donner une idée juste de ce monde nouveau; ni vous exprimer la permanence des monts, dans une langue des plaines. Les heures m'y semblaient à-la-fois et plus tranquilles et plus fécondes: et comme si le roulement des astres eût été ralenti dans le calme universel, je trouvais dans la lenteur et l'énergie de ma pensée, une succession que rien ne précipitait et qui pourtant devançait son cours habituel. Quand je voulus estimer sa durée, je vis que le soleil ne l'avait pas suivie; et je jugeai que le sentiment de l'existence est réellement plus pesant et plus stérile dans l'agitation des terres humaines. Je vis que malgré la lenteur des mouvements apparents, c'est dans les montagnes, sur leurs cimes paisibles, que la pensée, moins pressée, est plus véritablement active: l'homme des vallées consume, sans en jouir, sa durée inquiète et irritable; semblable à ces insectes toujours mobiles qui perdent leurs efforts en vaines oscillations, et que d'autres, aussi faibles mais plus tranquilles, laissent derrière eux dans leur marche directe et toujours soutenue.

La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses. L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets lumineux; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident de lumière ne troublait, ne divisait la vague et sombre profondeur des cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre habitée une enceinte visible où l'œil se repose et s'arrête. Là l'éther indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes; au milieu de l'éclat du soleil et des glacières, chercher d'autres mondes et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne.

Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glacières et formèrent des nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs; de filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités, rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du Mont-Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes; il s'éleva rapidement, il vint droit à moi, c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes étaient humides et son œil farouche; il cherchait une proie, mais à la vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se précipitant dans les nuages. Ce cri fut vingt fois répété; mais par des sons secs, sans aucun prolongement, semblables à autant de cris isolés dans le silence universel. Puis tout rentra dans un calme absolu; comme si le son lui-même eût cessé d'être, et que la propriété des corps sonores eût été effacée de l'univers. Jamais le silence n'a été connu dans les vallées tumultueuses: ce n'est que sur les cimes froides que règne cette immobilité, cette solennelle permanence que nulle langue n'exprimera, que l'imagination n'atteindra pas. Sans les souvenirs apportés des plaines, l'homme n'y pourrait croire qu'il soit hors de lui quelque mouvement dans la nature; le cours même des astres lui serait inexplicable; et jusqu'aux variations des vapeurs tout lui semblerait subsister dans le changement même. Chaque moment présent lui paraissant continu, il aurait la certitude sans avoir jamais le sentiment de la succession des choses; et les perpétuelles mutations de l'univers seraient à sa pensée un mystère impénétrable.

Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres non pas de mes sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et dont ma mémoire n'a presque rien gardé. Dans des lieux si différents, l'imagination peut à peine rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais; mais alors j'eusse bientôt cessé de sentir d'une manière extraordinaire. Il y a dans ce soin de conserver sa pensée pour la retrouver ailleurs, quelque chose de servile, et qui tient aux soins d'une vie dépendante. Ce n'est pas dans les moments d'énergie que l'on s'occupe des autres temps ou des autres hommes: on ne penserait pas alors pour des convenances factices, pour la renommée, ou même pour l'utilité publique. On est plus naturel, on ne pense pas même pour user du moment présent: on ne commande pas à ses idées, on ne veut pas réfléchir, on ne demande pas à son esprit d'approfondir une matière, de découvrir des choses cachées, de trouver ce qui n'a pas été dit. La pensée n'est pas active et réglée, mais passive et libre: on songe, on s'abandonne; on est profond sans esprit, grand sans enthousiasme, énergique sans volonté; on rêve, on ne médite point. Ne soyez pas surpris que je n'aie rien à vous dire après avoir eu pendant plus de six heures des sensations et des idées que ma vie entière ne ramènera peut-être pas. Vous savez comment fut trompée l'attente de ces hommes du Dauphiné qui herborisaient avec J.-J. Ils parvinrent à un sommet dont la position était propre à échauffer un génie poétique: ils attendaient un beau morceau d'éloquence; l'auteur de Julie s'assit à terre, se mit à jouer avec quelques brins d'herbe, et ne dit mot.

Il pouvait être cinq heures lorsque je remarquai combien les ombres s'allongeaient, et que j'éprouvai quelque froid dans l'angle ouvert au couchant où j'étais resté longtemps immobile sur le granit. Je n'y pouvais prendre de mouvement: la marche était trop difficile sur ces escarpements. Les vapeurs étaient dissipées; et je vis que la soirée serait belle, même dans les vallées.

J'aurais été dans un vrai danger si les nuages se fussent épaissis; mais je n'y avais pas songé jusqu'à ce moment. La couche d'air grossier qui enveloppe la terre m'était trop étrangère dans l'air pur que je respirais, vers les confins de l'éther: et toute prudence s'était éloignée de moi, comme si elle n'eût été qu'une convenance de la vie factice.

En redescendant sur la terre habitée, je sentis que je reprenais la longue chaîne des sollicitudes et des ennuis. Je rentrai a dix heures: la lune donnait sur ma fenêtre. Le Rhône roulait avec bruit: il ne faisait aucun vent; tout dormait dans la ville. Je songeai aux monts que je quittais, à Charrières que je vais habiter, à la liberté que je me suis donnée.

LETTRE VIII.

St.-Maurice, 14 septembre, I.

Je reviens d'une course de plusieurs jours dans les montagnes. Je ne vous en dirai rien; j'ai bien d'autres choses à vous apprendre. J'avais découvert un site étonnant, et je me promettais d'y retourner plusieurs fois, car il n'est pas loin de St.-Maurice. Avant de me coucher, j'ouvris une lettre; elle n'était point de votre écriture: le mot pressée, écrit d'une manière très-apparente, me donna de l'inquiétude. Tout est suspect à celui qui n'échappe qu'avec peine à d'anciennes contraintes. Dans mon repos, tout changement devait me répugner; je n'attendais rien de favorable, et je pouvais beaucoup craindre.

Je crois que vous soupçonnerez facilement ce dont il s'agit. Je fus frappé, accablé; puis je me décidai à tout négliger, à tout surmonter, à abandonner pour toujours ce qui me rapprocherait des choses que j'ai quittées. Cependant après bien des incertitudes, plus sensé ou plus faible, j'ai cru voir qu'il fallait perdre un temps pour assurer le repos de l'avenir. Je cède; j'abandonne Charrières, et je me prépare à partir. Nous parlerons de cette malheureuse affaire.

Ce matin je ne pouvais supporter la pensée d'un si grand changement; et même je me mis à délibérer de nouveau. Enfin j'allai à Charrières prendre d'autres dispositions et annoncer mon départ. C'est là que je me suis décidé irrévocablement. Je voulais écarter l'idée de la saison qui s'avance, et des ennuis dont je sens déjà le poids. J'ai été dans les prés; on les fauchait pour la dernière fois. Je me suis arrêté sur un roc pour ne voir que le ciel, il se voilait de brumes. J'ai regardé les châtaigniers, j'ai vu des feuilles qui tombaient. Alors je me suis rapproché du ruisseau, comme si j'eusse craint qu'il ne fût aussi tari; mais il coulait toujours.

Inexplicable nécessité des choses humaines! Je vais à Lyon. J'irai à Paris, voilà qui est résolu. Adieu. Plaignons l'homme qui trouve bien peu, et à qui ce peu est encore enlevé.

Enfin, du moins, nous nous verrons à Lyon.

LETTRE IX.

Lyon; 22 Octobre, I.

Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J'y ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m'environne, et de quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de satisfaisant à m'en promettre. Mais attendant une lettre qui ne pouvait arriver qu'au bout de douze à quinze jours, j'allai passer ce temps à Méterville.

Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont je dois m'occuper, et dont l'issue paraît dépendre de moi; je me sens au moins capable de les oublier absolument dès que je n'y puis rien faire. Je sais attendre avec sécurité l'avenir quelque alarmant qu'il puisse être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée.

En effet je ne chercherais pas, pour les plus beaux jours de ma vie, une paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être prévu: et comment? par des moyens si simples qu'ils feraient rire tant d'hommes à qui ce calme ne sera jamais connu.

Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille que brillante. Vous connaissez ses maîtres, leurs caractères, leurs procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J'y arrivai dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde les bois d'Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin destiné à faire une pièce de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour laisser quelque jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur une brouette; et j'allais le premier au fonds du clos commencer la récolte: je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt; j'aimais cette lenteur; je voyais à regret quelqu'autre y travailler: elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les moins unis, les plus difficiles: et les jours coulaient ainsi dans l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil d'automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait encore chaud; on riait des hommes qui cherchent le plaisir, on se promenait derrière de vieilles charmilles, et l'on se couchait content. J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l'ardent principe de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes choses sociales, et celui de l'ordre philosophique: j'ai lu Marc-Auréle, il ne m'a point surpris; je conçois les vertus difficiles, et jusqu'à l'héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la remplit pas. Cette brouette que je charge de fruit et pousse doucement, la soutient mieux. Il semble qu'elle voiture paisiblement mes heures, et que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée conviennent à l'habitude ordinaire de la vie.

LETTRE X.

Paris, 20 juin, seconde année.

Rien ne se termine: les misérables affaires qui me retiennent ici se prolongent chaque jour; et plus je m'irrite de ces retards, plus leur terme devient incertain. Les faiseurs d'affaires pressent les choses avec le sang froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui d'ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de leur âme astucieuse, et si commode pour leurs ruses cachées. J'aurais plus de mal à vous en dire s'ils m'en faisaient moins: au reste vous savez mon opinion constante sur ce métier que j'ai toujours regardé comme le plus plat et le plus funeste. Un homme de loi me promène de difficultés en difficultés: croyant que je dois être intéressé et sans droiture, il marchande pour sa partie; il pense, en m'excédant de lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis accorder, puisque je ne l'ai pas. Ainsi après avoir passé six mois à Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être ici.

L'année s'écoule: en voilà une encore à retrancher de mon existence. J'ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l'été dans Paris! Je passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu'on appelle faire ses affaires: et quand je voudrais rester en repos le reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d'asile contre ces longs ennuis, j'y trouve un ennui plus intolérable. J'y suis dans le silence au milieu du bruit; et seul je n'ai rien à faire dans un monde turbulent. Il n'y a point ici de milieu entre l'inquiétude et l'inaction; il faut s'ennuyer si l'on n'a des affaires et des passions. Je suis là, ne sachant que faire, dans ma chambre ébranlée du retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute l'inquiétude d'un peuple actif. J'ai sous ma fenêtre une sorte de place publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à-vis est le mur élevé d'un monument public; le soleil l'éclaire depuis deux heures jusqu'au soir: cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu; et les plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur infatigable répète les titres de ses journaux: sa voix dure et monotone semble ajouter à l'aridité de cette place brûlée du soleil: et si j'entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je perds patience et je m'en vais. Voici trois jours qu'un pauvre estropié et ulcéré se place au coin d'une rue tout près de moi, et là il demande d'une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez l'effet de cette plainte répétée à intervalles égaux pendant les beaux jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour jusqu'à ce qu'il change de place. Mais où aller? je connais ici très-peu de monde; ce serait un grand hasard que dans si peu de personnes il y en eût une seule à qui je convinsse: aussi ne vais-je nulle part. Pour les promenades publiques il y en a de fort belles à Paris; mais pas une où je puisse rester une demi-heure sans ennui.

Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état d'attente: elle fait que la vie s'écoule avant que l'on ait atteint le point où l'on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je pourtant? combien peu d'hommes ne perdent pas leur vie! Et ceux qui la passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois! Mais comment peut-il se résoudre à vivre celui qui supporte dans un cachot vingt années de jeunesse? il ignore toujours combien il y doit rester encore: si le moment de la délivrance était proche! J'oubliais ceux qui n'oseraient finir volontairement: les hommes ne leur ont pas au moins permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes!

LETTRE XI.

Paris, 27 juin, II.

Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque: non pas précisément pour m'instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement; mais parce que ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant coulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie au dehors, que s'il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu commandées me conviennent dans mon découragement: trop de liberté me laisserait dans l'indolence. J'ai plus de tranquillité entre des gens silencieux comme moi, que seul au milieu d'une population tumultueuse. J'aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les vanités humaines.

Quand je lis Bougainville, Chardin, Laloubère, je me pénètre de l'ancienne mémoire des terres épuisées, de la renommée d'une sagesse lointaine, ou de la jeunesse des îles heureuses: mais oubliant enfin et Persépolis, et Benarès, et Tinian même, je réunis les temps et les lieux dans le point présent où les conceptions humaines les perçoivent tous. Je vois ces esprits avides qui acquièrent dans le silence et la contention, tandis que l'éternel oubli, roulant sur leurs têtes savantes et séduites, amène leur mort nécessaire, et va dissiper en un moment de la nature, et leur être, et leur pensée, et leur siècle.

Les salles environnent une cour longue, tranquille, couverte d'herbe, où sont deux ou trois statues, quelques ruines, et un bassin d'eau verte qui paraît ancienne comme ces monuments. Je sors rarement sans m'arrêter un quart-d'heure dans cette enceinte silencieuse. J'aime à rêver en marchant sur ces vieux pavés que l'on a tirés des carrières, pour préparer aux pieds de l'homme une surface sèche et stérile. Mais le tem et l'abandon les remettent en quelque sorte sous la terre en les recouvrant d'une couche nouvelle, et en redonnant au sol sa végétation et des teintes de son aspect naturel. Quelquefois je trouve ces pavés plus éloquents que les livres que je viens d'admirer.

Hier, en consultant l'Encyclopédie, j'ouvris le volume à un endroit que je ne cherchais pas, et je ne me rappelle pas quel était cet article: mais il s'agissait d'un homme qui, fatigué d'agitations et de revers, se jeta dans une solitude absolue par une de ces résolutions victorieuses des obstacles, et qui font qu'on s'applaudit tous les jours d'en avoir eu un de volonté, forte. L'idée de cette vie indépendante n'a rappelé à mon imagination ni les libres solitudes de l'Imaüs, ni les îles faciles de la Pacifique, ni les Alpes plus accessibles et déjà tant regrettées. Mais un souvenir distinct, m'a présenté d'une manière frappante, et avec une sorte de surprise et d'inspiration, les rochers stériles et les bois de Fontainebleau.

Il faut que je vous parle davantage de ce lieu un peu étranger au milieu de nos campagnes. Vous comprendrez mieux alors comment je m'y suis fortement attaché.

Vous savez que, jeune encore, je demeurai quelques années à Paris. Les parents avec qui j'étais, malgré leur goût pour la ville, passèrent plusieurs fois le mois de septembre à la campagne chez des amis. Une année ce fut à Fontainebleau, et deux autres fois depuis nous allâmes chez ces mêmes personnes qui demeurèrent alors au pied de la forêt, vers la rivière. J'avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans lorsque je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, si je sentais en homme à certains égards, j'étais enfant à beaucoup d'autres. Embarrassé, incertain; pressentant tout peut-être, mais ne connaissant rien; étranger à ce qui m'environnait, je n'avais d'autre caractère décidé que d'être inquiet et malheureux. La première fois je n'allais point seul dans la forêt; je me rappelle peu de ce que j'y éprouvais, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que j'avais vus, et qu'il fut le seul où je désirai de retourner. L'année suivante, je parcourus avidement ces solitudes; je m'y égarais à dessein, content lorsque j'avais perdu toute trace de ma route et que je n'apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j'atteignais l'extrémité de la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces rochers dans l'éloignement. Je retournais aussitôt, je m'enfonçais dans le plus épais du bois; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, j'éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour la première fois dans l'âge facilement heureux. Je n'étais pas gai pourtant: presque heureux, je n'avais que l'agitation du bien-être. Je m'ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours triste. Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que le soleil parût. Je gravissais les sommets encore dans l'ombre; je me mouillais dans la bruyère pleine de rosée; et quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté incertaine qui précède l'aurore. J'aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais; j'aimais les collines couvertes de bruyère; j'aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux; j'aimais bien plus ces sables vastes et mobiles, dont nul pas d'homme ne marquait l'aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la biche ou du lièvre en fuite. Quand j'entendais un écureuil, quand je faisais partir un daim, je m'arrêtais, j'étais assez bien, et pour un moment je ne cherchais plus rien. C'est à cette époque que je remarquai le bouleau, arbre solitaire qui m'attristait déjà et que depuis je ne rencontre jamais sans plaisir. J'aime le bouleau; j'aime cette écorce blanche, lisse et crevassée; cette tige agreste; ces branches qui s'inclinent vers la terre; la mobilité des feuilles; et tout cet abandon, simplicité de la nature, attitude des déserts.

Temps perdus, et qu'on ne saurait oublier! Illusion trop vaine d'une sensibilité expansive! Que l'homme est grand dans son inexpérience: qu'il serait fécond, si le regard froid de son semblable, si le souffle aride de l'injustice ne venait pas sécher son cœur! J'avais besoin de bonheur. J'étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, voisins des frimas, dont l'aurore elle-même épaississant les brumes, ne commence la lumière que par des traits sinistres d'une couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements funèbres: voilà le matin de la vie: à midi, des tempêtes plus froides et plus continues; le soir, des ténèbres plus épaisses: et la journée de l'homme est achevée.

Le prestige spécieux, infini, qui naît avec le cœur de l'homme, et qui semblait devoir subsister autant que lui, se ranima un jour: j'allai jusqu'à croire que j'aurais des désirs satisfaits. Ce feu subit et trop impétueux, brûla dans le vide, et s'éteignit sans avoir rien éclairé. Ainsi, dans la saison des orages, apparaissent pour l'effroi de l'être vivant, des éclairs instantanés dans la nuit ténébreuse.

C'était en mars: j'étais à Lu.** Il y avait des violettes au pied des buissons et des lilas, dans un petit pré bien printanier, bien tranquille, incliné au soleil de midi. La maison était au-dessus, beaucoup plus haut. Un jardin en terrasse ôtait la vue des fenêtres. Sous le pré, des rocs difficiles et droits comme des murs: au fonds, un large torrent; et par de-là, d'autres rochers couverts de prés, de haies, et de sapins! Les murs antiques de la ville passaient à travers tout cela: il y avait un hibou dans leurs vieilles tours. Le soir, la lune éclairait: des cors se répondaient dans l'éloignement; et la voix que je n'entendrai plus....! Tout cela m'a trompé. Ma vie n'a encore eu que cette seule erreur. Pourquoi donc ce souvenir de Fontainebleau, et non pas celui de Lu?**

LETTRE XII.

28 juillet, II.

Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l'on n'aperçoit aucune trace d'hommes. Je me suis soustrait pour une saison, à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie avec les ténèbres qui la précèdent et les ténèbres qui la suivent, ne lui laissant d'autre avantage que d'être elle-même un néant moins tranquille.

Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j'allais me perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et terribles. J'ai trouvé des collines de grès culbutés, des formes petites, un sol assez plat et à peine pittoresque: mais le silence, et l'abandon, et la stérilité m'ont suffi.

Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s'enfonce dans un sable mobile et brûlant: quand j'avance avec peine, et qu'il n'y a point d'eau, point de fraîcheur, point d'ombrage? Je vois un espace inculte et muet; des roches ruineuses, dépouillées et ébranlées: et les forces de la nature assujetties à la force des temps. N'est-ce pas comme si j'étais paisible, quand je trouve, au-dehors, sous le ciel ardent, d'autres difficultés et d'autres excès que ceux de mon cœur.

Je ne m'oriente point: au contraire, je m'égare quand je puis. Souvent je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin d'avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j'aime à suivre: il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu'il ne va ni aux plaines ni à la ville; il ne suit aucune direction ordinaire; il n'est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs; il semble n'avoir point de fin; il passe à travers tout, et n'arrive à rien: je crois que j'y marcherais toute ma vie.

Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous; et vous plaisantez déjà de ma prétendue solitude: mais vous vous trompez; vous me croyez à Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout cela. Je n'aime pas plus les maisons champêtres de ces pays-ci que leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris; j'y eusse trouvé l'un et l'autre.

Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre remplie de l'agitation qui me presse quelquefois.

Un jour que je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux biches fuir devant un loup. Il était assez près d'elles; je jugeai qu'il les devait atteindre, et je m'avançai du même côté pour voir la résistance, et l'aider s'il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une place découverte, occupée par des roches et des bruyères; mais lorsque j'arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette sorte de lande creusée et inégale, où l'on avait taillé beaucoup de grès pour les pavés: je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d'abord me regardait en silence, et qui n'aboya que lorsque je m'éloignai de lui. En effet, j'arrivais presqu'à l'entrée de la demeure pour laquelle il veillait. C'était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui, pendant plus de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines, n'ayant ni bien ni famille, s'était retiré là pour quitter, avant de mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je lui vis un lit et une armoire: il y avait auprès de son rocher quelques légumes dans un terrain assez aride; et ils vivaient lui, son chien et son chat, d'eau, de pain et de liberté. J'ai beaucoup travaillé, me dit-il, je n'ai jamais rien eu; mais enfin je suis tranquille, et puis je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l'histoire humaine. Mais la savait-il? Croyait-il d'autres hommes plus heureux? Souffrait-il en se comparant à d'autres? Je n'examinerai point tout cela. J'étais bien jeune. Son air rustre et un peu farouche, m'occupait beaucoup. Je lui avais offert un écu; il l'accepta, et me dit qu'il aurait du vin: ce mot là diminua de mon estime pour lui. Du vin! me disais-je; il y a des choses plus utiles: c'est peut-être le vin, l'inconduite qui l'auront mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple, malheureux solitaire! Je n'avais point appris alors que l'on buvait l'oubli des douleurs. Maintenant je suis homme, je connais l'amertume qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces: je sais respecter celui dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir. Je suis indigné quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à un pauvre qu'il boit du vin, et qu'il n'a pas de pain. Quelle âme ont donc reçue ces gens-là qui ne connaissent pas de plus grande misère que d'avoir faim?

Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément à la bibliothèque. Son idée rapide me livra à tout le sentiment d'une vie réelle, d'une sage simplicité, de l'indépendance de l'homme dans une nature possédée.

Ce n'est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici: et que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie l'homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier St.-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d'un pot de réséda appuyé sur la gouttière, et d'un jardin de persil encaissé sur un côté de la fenêtre, ou donner à un demi-arpent de terre entouré d'un ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d'un autre hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des mœurs lointaines entre les plâtres et les toits de chaume d'une paroisse champenoise.

Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je m'essaie à végéter absolument seul et isolé: j'ai mieux aimé passer quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d'autres puérilités plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l'ai fermé; comment j'y ai transporté le peu d'effets que j'ai amenés ici sans mettre personne dans mon secret; comment je me nourris de fruits et de certains légumes; où je vais chercher de l'eau; comment je suis vêtu quand il pleut; et toutes les précautions que je prends pour rester bien caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne vienne ici se moquer de moi.

Vous rirez aussi, mais j'y consens; car votre rire ne sera point comme le leur; et j'ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l'avantage, je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues: quand, après une lieue labourée et déserte, j'aperçois cent chaumières entassées, odieux amas dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les planchers, les toits humides, et jusqu'aux hardes et aux meubles, ne paraissent qu'une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient, tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant d'avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix morale et des espérances religieuses; je vois pour patriarche, un prêtre avide, sinistre, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde; un jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l'on ne vénère pas, que l'on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console pas les bons: et pour tout signe d'espérance et d'union, ce signe de crainte et d'abnégation; ce gibet sanctifié, étrange emblème, triste reste d'institutions antiques et grandes que l'on a misérablement perverties.

Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui ne se doutent même pas qu'on puisse le voir d'une autre manière.

Triste et vaine conception d'un monde meilleur! Indicible extension d'amour! Regret des temps qui coulent inutiles! Sentiment universel[17], soutiens et dévore ma vie: que serait-elle sans ta beauté sinistre? C'est par toi qu'elle est sentie: c'est par toi qu'elle périra.

Que quelquefois encore, sous le ciel d'automne, dans ces derniers beaux jours que les brumes remplissent d'incertitude, assis près de l'eau qui emporte la feuille jaunie, j'entende les accents simples et profonds d'une mélodie primitive. Qu'un jour, montant le Grimsel ou le Titlis, seul avec l'homme des montagnes, j'entende sur l'herbe courte, auprès des neiges, les sons romantiques que connaissent les vaches d'Underwalden et d'Hasly: et que là, une fois avant la mort, je puisse dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu!

LETTRE XIII.

Fontainebleau, 31 juillet, II.

Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l'on possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde et fugitive n'est qu'un témoignage intérieur de la supériorité de nos facultés sur notre destinée. C'est cette raison même qui le rend si court, et le change aussitôt en regret: il est délicieux, puis déchirant. L'abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons de n'être pas ce que nous pourrions être; mais si nous nous trouvions dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni cet excès des désirs, ni cette surabondance des facultés: nous ne jouirions plus du plaisir d'être au-delà de nos destinées, d'être plus grand que ce qui nous entoure, plus fécond que nous n'avons besoin de l'être. Dans l'occasion de ces voluptés mêmes que nos conceptions pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs, indifférents, ennuyés même; parce qu'on ne peut pas être d'une manière effective plus que soi-même: parce que nous sentons alors la limite irrésistible de la nature des êtres, et qu'employant nos facultés à des choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter au-delà, dans la région supposée des choses idéales soumises à l'empire de l'homme réel.

Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales? C'est ce que je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n'est point, semble-t-il davantage selon la nature de l'homme que ce qui est? La vie positive est aussi comme un songe; c'est elle qui n'a point d'ensemble, point de suite, point de but. Elle a des parties certaines et fixes: elle en a d'autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu'on a vu. Ainsi, dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et d'autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais comment, aux premières. Le même mélange compose, et les rêves de la nuit, et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment du réveil viendrait enfin.....

LETTRE XIV.

Fontainebleau, 7 août, II.

M. R*. que vous connaissez, disait dernièrement: quand je prends ma tasse de café j'arrange bien le monde. Je me permets aussi ces sortes de songes; et lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes heureux. Je vous l'assure, il me semble qu'ils pourraient l'être. Je ne veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe; je ne veux pas tout réformer: ces sortes d'hypothèses ne mènent à rien, dites-vous, puisqu'elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce qui existe nécessairement; prenons le tel qu'il est, en arrangeant seulement ce qu'il y a d'accidentel. Je ne veux pas des espèces chimériques, ou nouvelles; mais, voilà mes matériaux, d'après eux je fais mon plan selon ma pensée.

Je voudrais deux points; un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil séchera mes plantes, quand l'ouragan ébranlera ma demeure, c'est à mon industrie à lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins: mais quand j'ignore le moment de chaque chose, quand le mal m'opprime sans que le danger m'ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les intérêts des autres confiés à mes précautions m'interdisent l'insouciance, et jusqu'à la sécurité, n'est-ce pas une nécessité que ma vie soit inquiète et malheureuse? N'en est-ce pas une que l'inaction succède à des travaux forcés, et que, comme l'a si bien dit Voltaire, je consume tous mes jours dans les convulsions de l'inquiétude, ou dans la léthargie de l'ennui.

Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns force au moins les autres à la réserve, n'est-ce pas une nécessité qu'ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux inutiles? N'est-ce pas une nécessité que l'on se nuise réciproquement, malgré soi, que chacun s'observe et se prévienne, que les ennemis soient inventifs, et que les amis soient prudents? N'est-ce pas une nécessité qu'un homme de bien soit perdu dans l'opinion par un propos indiscret, par un faux jugement; qu'une inimitié, née d'un soupçon mal fondé, devienne mortelle; que ceux qui auraient voulu bien faire soient découragés; que de faux principes s'établissent; que la ruse soit plus utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité; que des enfants reprochent à un père de famille de n'avoir pas fait ce qu'on appelle une rouerie, et que des Etats périssent pour ne s'être pas permis un crime? Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale; et dans l'incertitude des choses, ce que devient la sûreté: sans sûreté, sans morale, je demande si le bonheur n'est pas un rêve d'enfant?

L'instant de la mort resterait inconnu: il n'y a pas de mal sans durée; et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre des malheurs. Il est bon d'ignorer quand tout doit finir; car on commencerait rarement ce que l'on saurait ne pas achever. Je veux donc que chez l'homme, à-peu-près tel qu'il est, l'ignorance de la durée de la vie ait plus d'utilité que d'inconvénients; mais l'incertitude des choses de la vie n'est point comme celle de leur terme. Un incident que vous n'avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues contrariétés: pour la mort elle anéantit votre plan, elle ne le dérange pas; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de ceux qui restent en peut être contrarié: mais c'est avoir assez de certitude que d'avoir celle de ses propres affaires; et je ne veux pas imaginer des choses tout-à-fait bonnes selon l'homme. Le monde que j'arrange me serait suspect s'il ne contenait plus de mal, et je ne supposerais qu'avec une sorte d'effroi une harmonie parfaite: il me semble que la nature n'en admet pas de telle.

Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses orages et ses foudres; à la terre les boues, les sécheresses; au sol la stérilité; à nos corps leur faiblesse, leurs besoins, leur dégénération; aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire égoïsme; au temps sa lenteur et son irrévocabilité: ma cité est heureuse si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut plus qu'une bonne législation: et, si les pensées sont connues, il est impossible qu'elle ne l'ait pas.

LETTRE XV.

Fontainebleau, 9 août, II.

Parmi quelques volumes d'un format commode que j'apportai ici je ne sais trop pourquoi, j'ai trouvé le roman ingénieux de Phrosine et Mélidor. Je l'ai parcouru, j'en ai lu et relu la fin. Il est des jours pour les douleurs: nous aimons à les chercher dans nous, à suivre leurs profondeurs, et à rester surpris devant leurs proportions démesurées: nous essayons, du moins dans les misères humaines, cet infini que nous voulons donner à notre ombre avant qu'un souffle du temps l'efface.

Ce moment déplorable, cette situation sinistre, cette mort nocturne au milieu des voluptés mystérieuses! Dans ces brouillards ténébreux, tant d'amour, tant de pertes et d'affreuses vengeances! et ce déchirement d'un cœur trompé quand Phrosine, cherchant à la nage le roc et le flambeau, entraînée par la lueur perfide, périt épuisée dans la vaste mer!...

Je ne connais pas de dénouement plus beau, de mort plus lamentable. Le jour finissait, il n'y avait point de lune: il n'y avait point de mouvement; le ciel était calme, les arbres immobiles. Quelques insectes sous l'herbe, un seul oiseau éloigné chantaient dans la chaleur du soir. Je m'assis, je restai longtemps: il me semble que je n'eus que des idées vagues. Je parcourais la terre et les siècles; je frémissais de l'œuvre de l'homme. Je reviens à moi, je me trouve dans ce chaos; j'y vois ma vie perdue; je pressens les temps futurs du monde. Rochers de Rugi! si j'avais eu là vos abîmes![18]

La nuit était déjà sombre. Je me retirai lentement; je marchais au hasard, j'étais rempli d'ennui. J'avais besoin de larmes, mais je ne pus que gémir. Les premiers temps ne sont plus: j'ai les tourmentes de la jeunesse, et n'en ai point les consolations. Mon cœur encore fatigué du feu d'un âge inutile, est flétri et desséché comme s'il était dans l'épuisement de l'âge refroidi. Je suis éteint, sans être calmé. Il y en a qui jouissent de leurs maux; mais pour moi tout a passé: je n'ai ni joie, ni espérance, ni repos: il ne me reste rien, je n'ai plus de larmes.

LETTRE XVI.

Fontainebleau, 12 août, II.

Que de sentiments augustes! Que de souvenirs! Quelle majesté tranquille dans une nuit douce, calme, éclairée! Quelle grandeur! Cependant l'âme est accablée d'incertitudes. Elle voit que le sentiment qu'elle a reçu des choses la livre aux erreurs: elle voit qu'il y a des vérités, mais qu'elles sont dans un grand éloignement. On ne saurait comprendre la nature, à la vue de ces astres immenses dans le ciel toujours le même.

Il y a là une permanence qui nous confond: c'est pour l'homme une effrayante éternité. Tout passe; l'homme passe; et les mondes ne passent pas? La pensée est dans un abîme entre les vicissitudes de la terre et les cieux immuables.[19]

LETTRE XVII.

Fontainebleau, 14 août, II.

Je vais dans les bois avant que le soleil éclaire; je le vois se lever pour un beau jour; je marche dans la fougère encore humide, dans les ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du mont Chauvet: un sentiment de ce bonheur qui était possible, m'agite avec force, me pousse et m'oppresse. Je monte, je descends, je vais comme un homme qui veut jouir: puis un soupir, quelque humeur, et tout un jour misérable.

LETTRE XVIII.

Fontainebleau, 17 août, II.

Même ici, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment: je crois que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va la suivre doit être si long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette profusion qui m'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans des profondeurs inaccessibles: c'est une terre des plaines. Rien ne m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente: c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du tout: souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou être heureux, ce n'est pas non plus une même chose.

Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres périssables..... Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même: ce n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de mon cœur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce que je suis, et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est immense, il n'est pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir! Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans soixante années est là tout auprès de moi. Je n'aime point ce qui se prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde..... Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point!

Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas: je trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénite quand le tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non: mais il chante en travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui. Le temps aura fait couler sa vie; l'agitation, l'inquiétude, les fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne.

LETTRE XIX.

Fontainebleau, 18 août, II.

Il est pourtant des moments où je me vois plein d'espérance et de liberté; le temps et les choses descendent devant moi avec une majestueuse harmonie; et je me sens heureux, comme si je pouvais l'être: je me suis surpris revenant à mes anciennes années; j'ai retrouvé dans la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux! moi? Cependant je le suis; et heureux avec plénitude, comme celui qui se réveille des alarmes d'un songe pour rentrer dans une vie de paix et de liberté; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, âpres dix ans, la sérénité du ciel; heureux comme l'homme qui aime... celle qu'il a sauvée de la mort! Mais l'instant passe: un nuage devant le soleil intercepte sa lumière féconde; les oiseaux se taisent; l'ombre en s'étendant, entraîne et chasse devant elle et mon rêve et ma joie.

Alors je me mets à marcher; je vais, je me hâte pour rentrer tristement: et bientôt je retourne dans les bois parce que le soleil peut paraître encore. Il y a dans tout cela quelque chose qui tranquillise et qui console. Ce que c'est? je ne le sais pas bien: mais quand la douleur m'endort, le temps ne s'arrête point; et j'aime à voir mûrir le fruit qu'un vent d'automne fera tomber.

LETTRE XX.

Fontainebleau, 27 août, II.

Combien peu il faut à l'homme qui veut seulement vivre: et combien il faut à celui qui veut vivre content et employer ses jours! Celui-là serait bien plus heureux qui aurait la force de renoncer au bonheur, et de voir qu'il est trop difficile: mais faut-il donc qu'il reste toujours seul? La paix elle-même est un triste bien si on n'espère point la partager.

Je sais que plusieurs trouvent assez de permanence dans un bien du moment; et que d'autres savent se borner à une manière d'être sans ordre et sans goût. J'en ai vu se faire la barbe devant un miroir cassé. Les langes des enfants étaient étendus à la fenêtre: une de leurs robes pendait contre le tuyau du poêle: leur mère les lavait auprès de la table sans nappe, où étaient servis sur des plats recousus, du bouilli réchauffé avec des petits oignons, et les restes du dindon du dimanche. Il y aurait eu de la soupe grasse si le chat n'eût pas renversé le bouillon. On appelle cela une vie simple: pour moi je l'appelle une vie malheureuse, si elle est momentanée; je l'appelle une vie de misère, si elle est forcée et durable; mais si elle est volontaire, si l'on ne s'y déplaît pas, si l'on compte subsister ainsi, je l'appelle une existence ridicule.

C'est une bien belle chose, dans les livres, que le mépris des richesses; mais avec un ménage et point d'argent, il faut ou ne rien sentir, ou avoir un force inébranlable; or je doute qu'avec un grand caractère on se soumette à une telle vie. On supporte tout ce qui est accidentel; mais c'est adopter cette misère que d'y plier pour toujours sa volonté. Ces stoïciens là manqueraient-ils du sentiment des choses convenables qui apprend à l'homme que vivre ainsi n'est point vivre selon sa nature? Leur simplicité sans ordre, sans délicatesse, sans honte, ressemble plus, à mon avis, à la sale abnégation d'un moine mendiant, à la grossière pénitence d'un Fakir, qu'à la fermeté, qu'à l'indifférence philosophique.

Il est une propreté, un soin, un accord, un ensemble dans la simplicité elle-même. Mais ces gens dont je parle, n'ont pas un miroir de vingt sous, et ils vont au spectacle: ils ont de la faïence écornée, et des habits de fin drap: ils ont des manchettes bien plissées à des chemises d'une toile grossière: s'ils se promènent, c'est aux Champs-Elysées; ces solitaires y vont voir les passants, disent-ils: et pour voir ces passants, ils vont s'en faire mépriser et s'asseoir sur quelques restes d'herbe parmi la poussière que l'ait la foule. Dans leur flegme philosophique ils dédaignent ces convenances arbitraires, et mangent leurs brioches, à terre, entre les enfants et les chiens, entre les pieds de ceux qui vont et reviennent. Là ils étudient l'homme en jasant avec les bonnes et les nourrices: là ils méditent une brochure, où les rois seront avertis des dangers de l'ambition; où le luxe de la bonne société sera réformé; où tous les hommes apprendront qu'il faut modérer ses désirs, vivre selon la nature, manger des gâteaux de Nanterre et boire à la fraîche.

Je ne veux pas vous en dire plus. Si j'allais vous mener trop loin dans la disposition à plaisanter certaines choses, vous pourriez rire aussi de la manière bizarre dont je vis dans ma forêt: car il y a bien quelque puérilité à se faire un désert auprès d'une capitale. Il faut que vous conveniez pourtant qu'il reste encore de la distance entre mes bois près de Paris, et un tonneau dans Athènes: et je vous accorderai de mon côté que les Grecs, policés comme nous, pouvaient faire plus que nous des choses singulières, parce qu'ils étaient plus près des anciens teins. Le tonneau fut choisi pour y mener publiquement, et dans la maturité de l'âge, la vie d'un sage. Cela est bien extraordinaire; mais l'extraordinaire ne choquait pas excessivement les Grecs. L'usage, les choses reçues ne formaient point leur code suprême. Tout chez eux pouvait avoir son caractère particulier: et ce qu'il était rare d'y rencontrer, c'était une chose qui leur fût ordinaire et universelle. Comme un peuple qui fait, ou qui continue l'essai de la vie sociale, ils semblaient chercher l'expérience des institutions et des usages, et ignorer encore qu'elles étaient les habitudes exclusivement bonnes. Mais nous à qui il ne reste plus aucun doute là-dessus, nous qui avons, en tout, adopté le mieux possible, nous faisons bien de consacrer nos moindres manières, et de punir de mépris l'homme assez stupide pour sortir d'une trace si bien connue. Au reste, ce qui m'excuse sérieusement, moi qui n'ai nulle envie d'imiter les cyniques, c'est que je ne prétends point me faire honneur d'un caprice de jeune homme; ni, au milieu des hommes, opposer directement ma manière à la leur, dans des choses que le devoir ne me prescrit point. Je me permets une singularité indifférente par elle-même, et que je juge m'être bonne à certains égards. Elle choquerait leur manière de penser: il me semble que c'est le seul inconvénient qu'elle puisse avoir, et je la leur cache afin de l'éviter.

LETTRE XXI.

Fontainebleau, 1 septembre, II.

Il fait de bien beaux jours et je suis dans une paix profonde. Autrefois j'aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui peut arriver.

Je commence à sentir que j'avance dans la vie. Ces impressions délicieuses, ces émotions subites qui m'agitaient autrefois et m'entraînaient si loin d'un monde de tristesse, je ne les retrouve plus qu'altérées et affaiblies. Ce désir ineffable que réveillait dans moi chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette espérance pleine d'incertitudes et de charme, ce feu céleste qui éblouit et consume un cœur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant lui le fantôme immense, tout cela n'est déjà plus. Je commence à voir ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau.

Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites moi ce que je ferai de la vie, quand j'aurai perdu ces moments d'illusions qui brillaient dans ses ténèbres comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre? Ils la rendaient plus sombre, je l'avouerai, mais ils montraient qu'elle pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que deviendrai-je s'il faut que je me borne à ce qui est; et que je reste contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le soin de me lever, de m'occuper, de me coucher?

J'étais bien différent dans ces temps où il était possible que j'aimasse. J'avais été romanesque dans mon enfance, et alors encore j'imaginai une retraite selon mes goûts. J'avais faussement réuni dans un point du Dauphiné, l'idée des formes alpestres à celles d'un climat d'oliviers, de citronniers; mais enfin le mot de Chartreuse m'avait frappé: et c'était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie heureuse; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité inaltérable dont le besoin remplissait mon cœur trompé.

Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et dont je n'affirmerai rien sinon que le fait est tel. Je n'avais jamais rien vu, ni rien lu, que je sache, qui m'eût donné quelque connaissance du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa d'après cette notion confuse et d'après ses propres penchants, le site où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha singulièrement de la vérité; car, voyant longtemps après une gravure qui représentait ces mêmes lieux, je me dis avant d'avoir lu: voilà la Grande Chartreuse, tant elle me rappela ce que j'avais imaginé. Et quand il se trouva que c'était elle effectivement, cela me fit frémir de surprise et de regret: et il me sembla que j'avais perdu une chose qui m'était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je n'entends point sans une émotion pleine d'amertume, ce mot Chartreuse.

Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions profondes. Si je passe l'âge où les idées ont déjà de l'étendue; si je cherche dans mon enfance, ces premières fantaisies d'un cœur mélancolique qui n'a jamais eu de véritable enfance, et qui s'attachait aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu'il fût seulement décidé s'il aimerait, ou n'aimerait pas les jeux; si, dis-je, je cherche ce que j'éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n'a possédé le bonheur.

Je ne me trompe point d'époque: je sais, avec certitude, quel âge j'avais lorsque j'ai pensé à telles choses, lorsque j'ai lu tel livre. J'ai lu l'histoire du Japon de Kœmpfer, dans ma place ordinaire, auprès d'une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône, que mon père a quittée un peu avant sa mort. L'été suivant, j'ai lu Robinson-Crusoé. C'est alors que je perdis cette exactitude que l'on avait remarquée en moi: il me devint impossible de l'aire sans plume, des calculs moins compliqués que celui que j'avais fait à quatre ans et demi, sans rien écrire et sans savoir aucune règle d'arithmétique, si ce n'est l'addition; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes rassemblées chez Mad. Belp. dans cette soirée dont vous savez l'histoire.

La faculté de percevoir les rapports indéterminés l'emporta alors sur celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales devenaient sensibles: le sentiment du beau commençait à naître.........

3 septembre.

J'ai vu qu'insensiblement j'allais raisonner. Je me suis arrêté. Lorsqu'il ne s'agit que du sentiment on peut ne consulter que soi, mais dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à gagner quand on peut savoir ce qu'en ont pensé d'autres hommes. J'ai précisément ici un volume qui contient Les pensées philosophiques de Diderot, son Traité du beau, etc. Je l'ai pris, et je suis sorti.

Si je suis de l'avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c'est parce qu'il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement beaucoup: mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore après lui.

Laissant Wolf, Crouzas, et le sixième sens d'Hutcheson, je pense à-peu-près comme tous les autres: et c'est pour cela que je ne pense point que la définition du beau puisse être exprimée d'une manière si simple, et si brève, que l'a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des rapports; mais de quels rapports? S'il arrive que l'on songe au beau quand on voit des rapports quel conques, ce n'est pas qu'on en ait alors la perception, l'on ne fait que l'imaginer. Parce qu'on voit des rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s'attend à une extension nouvelle de l'âme et des idées; mais ce qui est beau ne fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par occasion, il le contient et le montre. C'est un avantage sans doute quand une définition peut être exprimée par un seul mot: mais il ne faut pas que cette concision la rende trop générale et dès-lors fausse.

Je dirais donc: Le beau est ce qui excite en nous l'idée de rapports disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre nature. Cette définition, renferme les notions d'ordre, de proportions, d'unité, et même d'utilité.

Ces rapports sont ordonnés vers un centre, ou un but; ce qui fait l'ordre et l'unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité selon que l'une ou l'autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielles à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l'unité sans laquelle il n'y a pas de résultat, ni d'ouvrage qui puisse être beau, parce qu'alors il n'y a pas même d'ouvrage. Tout produit doit être un: ou n'a rien fait ai on n'a pas mis d'ensemble à ce qu'on a fait. Une chose n'est pas belle sans ensemble; elle n'est pas une chose, mais un assemblage de choses qui pourront produire l'unité et la beauté, lorsque unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusques-là ce sont des matériaux: leur réunion n'opère point de beauté, quoiqu'ils puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels, entiers et complets peut-être, mais dont l'assemblage encore informe, n'est pas un ouvrage: ainsi une compilation des plus belles pensées morales éparses et sans liaison, ne forme point un traité de morale.

Dès-lors que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et complet, a des analogies sensibles avec la nature de l'homme, il lui est utile directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du moins étendre ses connaissances; il peut être pour lui un moyen nouveau, ou l'occasion d'une industrie nouvelle; il peut ajouter à son être, et plaire à son espoir inquiet, à son avidité.

La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports perçus sont exacts, lorsqu'ils concourent à un centre commun: et s'il n'y a précisément que ce qu'il faut pour coopérer à ce résultat, la beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par le mélange d'une qualité étrangère: lorsqu'il n'y a point de mélange, la chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus belle; elle est parfaite.

La notion d'utilité entre principalement de deux manières dans celles de la beauté. D'abord l'utilité de chaque partie pour leur fin commune; puis l'utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout.

On lit dans Philosophie de la nature: Il me semble que le philosophe peut définir la beauté l'accord expressif d'un tout avec ses parties.

J'ai trouvé dans une note, que vous l'aviez ainsi définie autrefois: La convenance des diverses parties d'une chose avec leur destination commune, selon les moyens les plus féconds à-la-fois et les plus simples. Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à l'assaisonnement près. Car il compte cinq caractères du beau; et il définit ainsi la proportion qui en est un, l'unité assaisonnée de variété, de régularité et d'ordre dans chaque partie.

Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure, nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des choses de peu d'importance; mais qui servent directement à nos habitudes et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous donnent, une extension inespérée et le sentiment d'un ordre immense, universel, d'une fin commune à beaucoup d'êtres, nous la disons sublime.

La perception des rapports ordonnés, produit l'idée de la beauté: et l'extension de l'âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature, en est le sentiment.

Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d'immense; quand l'on sent bien mieux qu'on ne voit, leur convenances avec nous et avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux, plein d'espoir et d'illusions, une jouissance indéfinie qui promet des jouissances sans bornes. Voilà le genre de beauté qui charme, qui entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l'âme, le sublime l'étonne ou l'exalte; mais ce qui séduit et passionne les cœurs, ce sont des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais expliquées, mystérieuses et ineffables.

Ainsi dans les cœurs faits pour aimer, l'amour embellit toutes choses, et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit en nous le rapport le plus grand qu'on puisse connaître hors de soi, il nous rend habiles un sentiment de tous les rapports, de toutes les harmonies; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont rien encore n'a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l'homme.

Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous attachons à abandonner les choses extérieures, et à nous contenir dans nos besoins positifs; centre de tristesse, où l'amertume et le silence de tant de choses, n'attendent pas la mort, pour creuser à nos cœurs ce vide du tombeau où se consument et s'éteignent tout ce qu'ils pouvaient avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive.

LETTRE XXII.

Fontainebleau, 12 octobre, II.

Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j'aimais à fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s'éloignent.

Hier je me mis en chemin avant le jour; la lune éclairait encore, et malgré l'aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy restait dans la nuit; déjà j'étais sur les sommités d'Avon. Je descendis aux Basses-loges, et j'arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s'élevant derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.

Valvin n'est point un village, et n'a pas de terres labourées. L'auberge est isolée, au pied d'une éminence, sur une petite plage facile, entre la rivière et les bois. Il faudrait supporter l'ennui du coche, voiture très-désagréable, et arriver a Valvin ou à Thomery par eau, le soir, quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt. Ou bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les premiers feux du jour.

C'est beaucoup si l'on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le moindre changement les détruit: dépeuplez de bêtes fauves les bois voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus rien. Tel qu'il est même, je ne me soucierais pas de m'y arrêter: dans le jour, c'est un lieu très-ordinaire; de plus l'auberge n'est pas logeable.

En quittant Valvin je montai vers le nord; je passai près d'un amas de grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de bois et inclinée vers le couchant d'été, donne un sentiment d'abandon mêlé de quelque tristesse. En m'éloignant, je comparais ce lieu à un autre qui m'avait fait une impression opposée près de Bouvron. Trouvant ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l'exposition, j'entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j'avais éprouvé, vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m'ont attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de la Gruyère, en portent le caractère, et qu'on reconnaisse aussitôt dans la manière de leurs sites, les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi j'ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et stérile de la dent du Midi. Ainsi je trouvai l'ennui à Iverdun; et, sur le même lac de Neuchâtel, un bien-être remarquable: ainsi s'expliqueront la douceur de Vevay, la mélancolie de l'Underwalden; et par des raisons semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des habitudes[20]. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes, dans le principe, de semblables causes physiques.

Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du Mont-Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est couvert, un abri qui protège sa source contre le soleil et l'éboulement du sable, ainsi qu'un banc circulaire où l'on vient déjeuner en puisant de son eau. L'on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs, des ouvriers; mais quelquefois aussi, une triste société de valets de Paris et de marchandes du quartier St.-Martin ou de la rue St.-Jacques, retirés dans une ville où le roi fait des voyages. Ils sont attirés, de ce côté, par l'eau qu'il est commode de trouver quand on veut manger entre voisins un pâté froid: et par un certain grès creusé naturellement, qu'on rencontre sur le chemin, et qu'ils s'amusent beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment confessionnal; ils y reconnaissent avec attendrissement ces jeux de la nature qui imitent les choses saintes, et qui attestent que la religion de Jésus crucifié est la fin de toutes choses.

Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur, je trouvai une solitude austère comme l'abandon que je cherche. Je passai derrière les rochers de Cuvier; j'étais plein de tristesse: je m'arrêtai longtemps dans les gorges d'Aspremont. Vers le soir, je m'approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé dans les collines et les sables; ruines abandonnées que même loin des hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l'humilité, à la passion d'étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y remplacèrent, dit-on, les moines; ils y ramenèrent des principes de liberté, mais pour le malheur de ce qui n'était pas libre avec eux. La nuit approchait; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir dont j'enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de bois avec de la fougère et d'autres herbes, afin de ne point passer la nuit sur la pierre. Alors je m'éloignai pour quelques heures encore, car la lune devait éclairer.

Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement n'interrompit le silence durant la nuit entière. Mais quand tout ce qui nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les fantômes veillent dans notre propre cœur.

Le lendemain, je pris au midi: pendant que j'étais entre les hauteurs, il fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou suspendus les uns sur les autres. J'aimais à voir, du fond de mon antre, les genévriers et les bouleaux résister à l'effort des vents, quoique privés d'une terre féconde et d'un sol commode; et conserver leur existence libre et pauvre, quoiqu'ils n'eussent d'autre soutien que les parois des roches entrouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni d'autre nourriture qu'une humidité terreuse amassée dans les fentes où leurs racines s'étaient introduites.

Dès que la pluie diminua, je m'enfonçai dans les bois humides et embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et Bouvron. Me rapprochant ensuite du petit Mont-Chauvet jusqu'à la croix Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route aux nymphes. Je rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course; si toute fois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du regret.

Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n'est pas celui des passions, qui n'est pas non plus de la folie: c'est le désordre des ennuis; c'est la discordance qu'ils ont commencée entre moi et les choses; c'est l'inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mis à la place des désirs.

Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas qu'ils s'éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore. Cependant c'est la vaine beauté d'une rose devant l'œil qui ne s'ouvre plus; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine voir. Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en s'éclipsant; elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et où je n'ai rien trouvé.

De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons ineffables, d'anciens souvenirs; les temps, l'occasion; une nature belle, expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi; tout m'appelle, et tout m'abandonne. Je suis seul; les forces de mon cœur ne sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne m'est rien; comme l'homme frappé dès longtemps d'une surdité accidentelle, dont l'œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s'agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé: il devine les sons qu'il aime, il les cherche, et ne les entend pas: il souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se montre à lui, il ne saurait rien saisir: l'harmonie universelle est dans les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n'est plus dans son cœur: il est séparé de l'ensemble des êtres, il n'y a plus de contact; tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans le monde vivant.

LETTRE XXIII.

Fontainebleau, 18 octobre, II.

L'homme connaîtrait-il aussi la longue paix de l'automne, après l'inquiétude de ses fortes années? Comme le feu, après s'être hâté de consumer, dure en s'éteignant.

Longtemps avant l'équinoxe, les feuilles tombaient en quantité; cependant la forêt conserve encore beaucoup de sa verdure, et toute sa beauté. Il y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir finir avant le temps: et voici que tout subsiste par-delà le terme prévu; recevant aux limites de la destruction, une durée prolongée, qui, sur le penchant de sa ruine, s'arrête avec beaucoup de grâce et de sécurité, et qui s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir à-la-fois et du repos de la mort qui s'offre, et du charme de la vie perdue.

LETTRE XXIV.

Fontainebleau, 28 octobre, II.

Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine: le printemps passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers, beaux jours, dans la forêt dépouillée.

D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus: un intérêt tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité, nous la sentons néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour des générations nouvelles: et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir encore pour nous.

Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante, la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance! Saison du bonheur! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je trouve plus de repos vers le soir de l'année: et la saison où tout paraît finir, est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme.

LETTRE XXV.

Fontainebleau, 6 novembre, II.

Je quitte mes bois. J'avais eu quelque intention d'y rester pendant l'hiver: mais si je veux me délivrer enfin des affaires qui m'ont rapproché de Paris, je ne puis les négliger plus longtemps. On me rappelle, on me presse, on me fait entendre que puisque je reste tranquillement à la campagne, apparemment je puis me passer que tout cela finisse. Ils no se doutent guères de la manière dont j'y vis; car s'ils le savaient, ils diraient plutôt le contraire, ils croiraient bonnement que c'est par économie.

Je crois encore que même sans cela, je me serais décidé à quitter la forêt. C'est avec beaucoup de bonheur que je suis parvenu à être ignoré jusqu'à présent. La fumée me trahirait; je ne saurais échapper aux bûcherons, aux charbonniers, aux chasseurs: je n'oublie pas que je suis dans un pays très-policé. D'ailleurs je n'ai pu prendre les arrangements qu'il faudrait pour vivre ainsi en toute saison; il pourrait m'arriver de ne savoir trop que devenir pendant les neiges molles, pendant les dégels et les pluies froides.

Je vais donc laisser la forêt, le mouvement, l'habitude rêveuse, et la faible mais paisible image d'une terre libre.


Vous me demandez ce que je pense de Fontainebleau, indépendamment et des souvenirs qui pouvaient me le rendre plus intéressant, et de la manière dont j'y ai passé ces moments-ci.

Cette terre-là est peu de chose en général, et il faut aussi fort peu de chose pour en gâter les meilleurs recoins. Les sensations que peuvent donner les lieux auxquels la nature n'a point imprimé un grand caractère, sont nécessairement variables et en quelque sorte précaires. Il faut vingt siècles pour changer une Alpe. Un vent de nord, quelques arbres abattus, une plantation nouvelle, la comparaison avec d'autres lieux suffisent pour rendre des sites ordinaires très-différents d'eux-mêmes. Une forêt remplie de bêtes fauves perdra beaucoup si elle n'en contient plus; et un endroit qui n'est qu'agréable perdra plus encore si on le voit avec les yeux d'un autre âge.

J'aime ici l'étendue de la forêt, la majesté des bois dans quelques parties, la solitude des petites vallées, la liberté des landes sablonneuses; beaucoup de hêtres et de bouleaux; une sorte de propreté et d'aisance extérieure dans la ville; l'avantage assez grand de n'avoir jamais de boues, et celui non moins rare de voir peu de misère; de belles routes, une grande diversité de chemins; et une multitude d'accidents, quoique à la vérité trop petits et trop semblables. Mais ce séjour ne saurait convenir réellement qu'à celui qui ne connaît et n'imagine rien de plus. Il n'est pas un site d'un grand caractère auquel on puisse sérieusement comparer ces terres basses qui n'ont ni vagues, ni torrents, rien qui étonne ou qui attache; surface monotone à qui il ne resterait plus aucune beauté si l'on en coupait les bois; assemblage trivial et muet de petites plaines de bruyère, de petits ravins, et de rochers mesquins uniformément amassés; terre des plaines dans laquelle on peut trouver beaucoup d'hommes avides du sort qu'ils se promettent, et pas un satisfait de celui qu'il a.

La paix d'un lieu semblable n'est que le silence d'un abandon momentané; sa solitude n'est point assez sauvage. Il faut à cet abandon un ciel pur du soir, un ciel incertain mais calme d'automne, le soleil de dix heures entre les brouillards. Il faut des bêtes fauves errantes dans ces solitudes: elles sont intéressantes et pittoresques, quand on entend des cerfs bramer la nuit à des distances inégales, quand l'écureuil saute de branches en branches dans les beaux bois de Tillas avec son petit cri d'alarme. Sons isolés de l'être vivant! vous ne peuplez point les solitudes, comme le dit mal l'expression vulgaire, vous les rendez plus profondes, plus mystérieuses; c'est par vous qu'elles sont romantiques.

LETTRE XXVI.

Paris, 9 février, troisième année.

Il faut que je vous dise toutes mes faiblesses, afin que vous me souteniez; car je suis bien incertain: quelquefois j'ai pitié de moi-même, et quelquefois aussi je sens autrement.

Quand je rencontre un cabriolet mené par une femme telle à-peu-près que j'en imagine, je vais droit le long du cheval jusqu'à ce que la roue me touche presque; alors je ne regarde plus, je serre le bras en me courbant un peu, et la roue passe.

Une fois j'étais ainsi dans l'imaginaire, les yeux occupés sans être précisément fixes. Aussi fut-elle obligée d'arrêter, j'avais oublié la roue; elle avait et de la jeunesse et de la maturité; elle était presque belle, et extrêmement aimable. Elle retint son cheval, sourit à-peu-près, et parut ne pas vouloir sourire. Je la regardais encore, et sans voir ni le cheval ni la roue, je me trouvai lui répondre.... Je suis sûr que mon œil était déjà rempli de douleur. Le cheval fut détourné, elle se penchait pour voir si la roue ne me toucherait point. Je restai dans mon songe; mais un peu plus loin, je heurtai du pied ces fagots que les fruitiers font pour vendre à des pauvres: alors je ne vis plus rien.—Ne serait-il pas temps de prendre de la fermeté, d'entrer dans l'oubli? Je veux dire, de ne s'occuper que de... ce qui convient à l'homme. Ne faut-il pas laisser toutes ces puérilités qui me fatiguent et m'affaiblissent?

Je les voudrais bien ôter de moi: mais, je ne sais que mettre à la place; et quand je me dis, il faut être homme enfin, je ne trouve que de l'incertitude. Dans votre première lettre, dites-moi ce que c'est qu'être homme.

LETTRE XXVII.

Paris, 11 février, III.

Je ne conçois pas du tout ce qu'ils entendent par amour-propre. Ils le blâment, et ils disent qu'il faut en avoir: j'aurais conclu de-là que cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire, qu'il est inséparable du sentiment de l'honneur, et que ses excès seuls étant funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les choses qu'on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les critiquer uniquement, parce que c'est l'amour-propre qui paraît les faire faire.

Ce n'est pas cela pourtant. Il faut avoir de l'amour-propre; quiconque n'en a pas est un pied-plat: et il ne faut rien faire par amour-propre; ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais quand c'est l'amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J'imagine qu'il vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu'à celle de ma dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l'idéal, voici un exemple, afin que le problème qu'il faut résoudre en soit un de science-pratique.

Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents: il croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s'avilir dans l'opinion des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour cette classe d'hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait personne de la ville: un seul individu, un parent qui vient par hasard, se trouve être un homme original et d'ailleurs peu aisé, dont la manière bizarre et l'extérieur assez commun, doivent donner à des domestiques l'idée d'une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là; on ne peut pas les mettre au fait par un mot, on ne s'explique pas avec eux, ils ne savent pas qui vous êtes; ils ne vous voient d'autre connaissance qu'un homme qui est loin, de leur en imposer et dont ils se permettent de rire. Aussi la personne dont je parle fut très-contrariée; on l'en blâme d'autant plus, que c'est à l'occasion d'un parent, voilà une réputation d'amour-propre établie; et cependant je trouve qu'elle l'est bien mal-à-propos.

LETTRE XXVIII.

Paris, 27 février, III.

Vous ne pouviez me demander plus à propos d'où vient l'expression de pied-plat. Ce matin, je ne le savais pas davantage que vous; je crains bien de ne le pas savoir mieux ce soir, quoiqu'on m'ait dit ce que je vais vous rendre.

Puisque les Gaulois ont été soumis aux Romains, c'est qu'ils étaient faits pour servir; puisque les Francs ont envahi les Gaules, c'est qu'ils étaient nés pour vaincre: conclusions frappantes. Or, les Galles ou Welches avaient les pieds fort plats, et les Francs les avaient fort élevés. Les Francs méprisèrent tous ces pieds-plats, ces vaincus, ces serfs, ses cultivateurs: et maintenant que les descendants des Francs sont très-exposés à obéir aux enfants des Gaulois; un pied-plat est encore un homme fait pour servir. Je ne me rappelle point où je lisais dernièrement, qu'il n'y a pas en France une famille qui puisse prétendre, avec quelque fondement, descendre de cette horde du Nord qui prit un pays déjà pris que ses maîtres ne savaient comment garder. Mais ces origines qui échappent à l'art par excellence, à la science héraldique se trouvent prouvées par le fait: dans la foule la plus confuse on distinguera facilement les petits neveux des Scythes[21], et tous les pieds-plats reconnaîtront leurs maîtres. Je ne me ressouviens point des formes plus ou moins nobles de votre pied; mais je vous avertis que le mien est celui des conquérants: c'est à vous de voir si vous pouvez conserver avec moi le ton familier.

LETTRE XXIX.

Paris, 7 mars, III.

Je n'aime point un pays où le pauvre est réduit à demander au nom de Dieu. Quel peuple que celui chez qui l'homme n'est rien par lui-même!

Quand ce malheureux me dit: que le bon Jésus! que la Vierge....! Quand il m'exprime ainsi sa triste reconnaissance, je ne me sens point porté à m'applaudir dans un secret orgueil, parce que je suis libre de chaînes ridicules ou adorées, et de ces préjugés contraires qui mènent aussi le monde. Mais plutôt ma tête se baisse sans que j'y songe, mes yeux se fixent vers la terre: je me sens affligé, humilié, en voyant l'esprit de l'homme si vaste et si stupide.

Lorsque c'est un homme infirme qui mendie tout un jour, avec le cri des longues douleurs, au milieu d'une ville populeuse, je m'indigne, et je heurterais volontiers ces gens qui font un détour en passant auprès de lui, qui le voient et ne l'entendent pas. Je me trouve avec humeur au milieu de cette tourbe de plats tyrans: j'imagine un plaisir juste et mâle à voir l'incendie vengeur anéantir ces villes et tout leur ouvrage, ces arts de caprice, ces livres inutiles, ces ateliers, ces forges, ces chantiers. Cependant, sais-je ce qu'il faudrait, ce que l'on peut l'aire? Je ne voudrais rien.

Je regarde les choses positives: je rentre dans le doute; je vois une obscurité profonde. J'abandonnerai l'idée même d'un monde meilleur! Las et rebuté, je plains seulement une existence stérile et des besoins fortuits. Ne sachant où je suis, j'attends le jour qui doit tout terminer, et ne rien éclaircir.

A la porte d'un spectacle, à l'entrée pour les premières loges, l'infortuné n'a pas trouvé un seul individu qui lui donnât: ils n'avaient rien; et la sentinelle qui veillait pour les gens comme il faut, le repoussa rudement. Il alla vers le bureau du parterre, où la sentinelle chargée d'un ministère moins auguste tâcha de ne pas l'apercevoir. Je l'avais suivi des yeux. Enfin, un homme qui me parut un garçon de boutique et qui tenait déjà la pièce qu'il fallait pour son billet, le refusa doucement, hésita, chercha dans sa poche et n'en tira rien; il finit par lui donner la pièce d'argent, et s'en retourna. Le pauvre sentit le sacrifice; il le regardait s'en aller et fit quelques pas selon ses forces, il était entraîné à le suivre: je vis qu'il le sentait bien.

LETTRE XXX.

Paris, 7 mars, III.

Il faisait sombre et un peu froid; j'étais abattu, je marchais parce que je ne pouvais rien faire. Je passai auprès de quelques fleurs posées sur un mur à hauteur d'appui. Une jonquille était fleurie. C'est la plus forte expression du désir: c'était le premier parfum de l'année. Je sentis tout le bonheur destiné à l'homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi: jamais je n'éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je ne saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l'expression, l'élégance, l'attitude d'une femme heureuse et simple dans toute la grâce et la splendeur de la saison d'aimer. Je ne concevrai point cette puissance, cette immensité que rien n'exprimera, cette forme que rien ne contiendra, cette idée d'un monde meilleur, que l'on sent et que la nature n'aurait pas fait; cette lueur céleste que nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n'est qu'une ombre indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme.

Mais cette ombre, cette image élyséenne, embellie dans le vague, puissante de tout le prestige de l'inconnu, devenue nécessaire dans nos misères, devenue naturelle à nos cœurs opprimés, quel homme a pu l'entrevoir une fois seulement et l'oublier jamais?

Quand la résistance, quand l'inertie d'une puissance morte, brute, immonde nous entrave, nous enveloppe, nous comprime, nous retient plongés dans les incertitudes, les dégoûts, les puérilités, les folies imbéciles ou cruelles; quand on ne sait rien; quand on ne possède rien; quand tout passe devant nous comme les figures bizarres d'un songe odieux et ridicule; qui réprimera dans nos cœurs le besoin d'un autre ordre, d'un autre nature?

Cette lumière ne serait-elle qu'une lueur fantastique? Elle séduit, elle subjugue dans la nuit universelle. On s'y attache, on la suit: si elle nous égare, elle nous éclaire et nous embrasse. Nous imaginons, nous voyons une terre de paix, d'ordre, d'union, de justice; où tous sentent, veulent et jouissent avec la délicatesse qui fait les plaisirs, avec la simplicité qui les multiplie. Quand on a eu la perception des délices inaltérables et permanentes; quand on a imaginé la candeur de la volupté; combien les soins, les vœux, les plaisirs du monde visible sont vains et misérables! Tout est froid, tout est vide: on végète dans un lieu d'exil; et, du sein des dégoûts, on fixe dans sa patrie imaginaire ce cœur chargé d'ennuis. Tout ce qui l'occupe ici, tout ce qui l'arrête n'est plus qu'une chaîne avilissante: on rirait de pitié, si l'on n'était accablé de douleurs. Et lorsque l'imagination reportée vers ces lieux meilleurs, compare un monde raisonnable au monde où tout fatigue et tout ennuie, l'on ne sait plus si cette grande conception n'est qu'une idée heureuse et qui peut distraire des choses réelles, ou si la vie sociale n'est pas elle-même une longue distraction.

LETTRE XXXI.

Paris, 30 mars, III.

J'ai beaucoup de soin dans les petites choses; je songe alors à mes intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui feraient sourire de pitié des hommes raisonnables: et si les choses sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il faudra que je me rende raison de ces bizarreries; que je voie si je suis, par caractère, étroit et minutieux? S'il s'agissait de choses vraiment importantes, si j'étais chargé de la félicité d'un peuple, je sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids difficile et beau. Mais j'ai honte des affaires de la vie civile: tous ces soins d'hommes ne sont, à mes tristes yeux, que des soucis d'enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras misérables, où l'on s'engage avec plus de légèreté que d'énergie; et dans lesquels l'homme ne chercherait pas sa grandeur, s'il n'était affaibli et troublé dans une perfection trompeuse.

Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n'est pas ma faute, et je ne m'entête pas d'une vaine prétention: souvent j'ai voulu voir autrement, je ne l'ai jamais pu. Que vous dirai-je? plus misérable qu'eux, je souffre parmi eux, parce qu'ils sont faibles; et dans une nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu'ils m'ont affaibli comme eux.

Si vous pouviez voir comme je m'occupe de ces riens qu'on quitterait à douze ans: comme j'aime ces ronds de bois dur et propre, qui servent d'assiette vers les montagnes: comme je conserve de vieux journaux, non pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose, un papier simple est si commode! comme à la vue d'une planche bien régulière, bien unie, je dirais volontiers, que cela est beau! tandis qu'un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu'une chaîne de diamants me fait hausser les épaules.

Je ne vois que l'utilité première: les rapports indirects ont peine à me devenir familiers; et je perdrais dix louis avec moins de regret, qu'un couteau bien proportionné que j'aurai longtemps porté sur moi.

Vous me disiez, il y a déjà du temps: Ne négligez point vos affaires; n'allez pas perdre ce qui vous reste, car vous n'êtes point de caractère à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd'hui d'un autre avis.

Suis je borné aux petits intérêts? Attribuerai-je ces singularités au goût des choses simples, à l'habitude des ennuis, ou bien sont-elles une manie puérile, signe d'inaptitude aux choses solides, mâles et généreuses?—C'est quand je vois tant de grands enfants séchés par l'âge et par l'intérêt, parler d'occupations sérieuses: c'est quand je porte l'œil du dégoût sur ma vie réprimée; quand je considère tout ce que l'espèce humaine demande, et ce que nul ne fait: c'est alors que je fronce le sourcil, que mon œil se fixe, et qu'un frémissement involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et s'abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un important m'a dit: Vous travaillez donc beaucoup! Heureusement je n'ai pas ri. L'air laborieux manquait à ma honte.

Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l'ennui qu'inspirent leurs villes. J'en aime assez les plus raisonnables; ceux-là m'amusent.

LETTRE XXXII.

Paris, 29 avril, III.

Il y a quelque temps qu'à la bibliothèque j'entendis nommer près de moi le célèbre L.... Une autre fois je me trouvai à la même table que lui; l'encre manquait, je lui passai mon écritoire: ce matin je l'aperçus en arrivant, et je me plaçai auprès de lui. Il eut la complaisance de me communiquer des idylles qu'il trouva dans un vieux manuscrit latin, et qui sont d'un auteur grec fort peu connu. Je copiai seulement la moins longue, car l'heure de sortir approchait. La voici telle que je viens de la traduire.


Je suis hors d'état de m'attacher à aucune chose, et je ne saurais plus m'occuper d'aucune. Malgré tous mes efforts, je reviens toujours à toi; et mes idées, que je voudrais un moment tourner vers d'autres objets, me présentent toujours ton image. Il semble que mon existence soit liée à la tienne, et que je ne sois pas tout entier là où tu n'es pas: toutes mes facultés seraient perdues si je ne t'aimais point.

Ecoute: je vais te parler simplement et comme un homme qui n'a pas besoin de cacher ce qu'il désire. Depuis que je t'ai vue, voici deux fois que l'hiver a glace nos ruisseaux et blanchi nos prés; mais il n'a pas refroidi mon cœur. Que deviendrai-je si je cesse de t'aimer? Où seront mes plaisirs, et à quoi passerai-je ma vie? Si tu m'ôtes l'espérance, que restera-t-il pour me soutenir? Vois la fleur épuisée par les feux du soleil; si l'on cesse de l'arroser, elle se flétrit, elle souffre, elle meurt.

Je suis bien jeune encore: si tu le veux, je t'aimerai longtemps. Nous vivrons dans la même vallée, et nos troupeaux irons dans les mêmes pâturages. Si les loups avides enlèvent tes agneaux, j'accourrai, je combattrai le loup furieux, je rapporterai près du toi l'agneau encore épouvanté. Tu me souriras en le rassurant; et, comme lui, j'oublierai le danger. Si la mortalité s'attache à mes brebis et qu'elle respecte les tiennes, je me consolerai en voyant qu'elle ne t'a rien enlevé. Si elle ravage ton troupeau, je t'offrirai mes brebis les plus douces, mes béliers les plus beaux; je les aimerai davantage si tu les accepte, ils seront plus à moi quand je le les aurai donnés.

Lorsque les vents d'hiver souffleront dans la vallée, quand les frimas couvriront nos prairies, j'irai dans les forêts et je rapporterai les branches des ifs et des pins que l'hiver ne dépouille point: je couvrirai ton toit d'une verdure nouvelle, et la neige ne pénétrera pas dans les foyers. Quand l'herbe renaîtra, et que la saison sera encore mauvaise, j'appellerai tes brebis; elles sortiront avec les miennes, et tu resteras dans la demeure. Mais aussi, dès qu'il y aura de beaux moments, j'observerai la fleur encore fermée; j'écarterai l'ombre qui la retarderait, je t'apporterai la première qui fleurira.

Mais si tu me commandes de te fuir, j'oublierai la feuille nouvelle. Le soleil du printemps et les jours d'été seront pour moi comme les brouillards qui finissent l'année, comme les nuits sombres de l'hiver. Je serai seul au milieu des pasteurs, comme si j'étais abandonné dans un pays stérile; je serai muet au milieu de leurs chants; et je m'éloignerai des sacrifices et des danses, afin de ne point importuner de ma tristesse ceux qui peuvent avoir du plaisir.[22]

LETTRE XXXIII.

Paris, 7 mai, III.

Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour vous, me dit hier l'auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des yeux et qui me fit signe lorsque j'arrivai. J'allais tâcher de répondre quelque chose qui fût honnête et pourtant vrai, lorsqu'en me regardant, il m'en évita le soin, et ajouta aussitôt: peut-être aimerez-vous mieux un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont Varron a parlé, et que depuis l'on a cru perdu. Il ne l'était pas pourtant, puisqu'il a été traduit au quinzième siècle en français de ce temps-là. Je l'ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque dans un exemplaire imprimé d'Amyot, que personne n'ouvrait parce qu'il y manque beaucoup de feuilles.

J'ai avoué que n'étant pas un érudit, j'avais en effet le malheur d'aimer mieux les choses que les mots, et que j'étais beaucoup plus curieux des sentiments d'Aristippe que d'une églogue, fût-elle de Bion, ou de Théocrite.

On n'a point, à ce qu'il m'a paru, de preuves suffisantes que ce petit écrit soit d'Aristippe; et l'on doit à sa mémoire de ne pas lui attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s'il est de lui, ce grec célèbre, aussi mal jugé qu'Epicure, et que l'on a cru voluptueux avec mollesse, ou d'une philosophie trop facile, avait cependant cette sévérité qu'exige la prudence et l'ordre, seule sévérité qui convienne à l'homme né pour jouir et passager sur la terre.

J'ai changé comme j'ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois heureux, mais suranné, que j'ai eu de la peine à comprendre en plusieurs endroits. Voici donc tout ce morceau intitulé dans le manuscrit Manuel de Pseusophanes, à l'exception de près de deux lignes que l'on n'a pu déchiffrer.

MANUEL.

Tu viens de t'éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût: tu l'as trouvée vaine, pesante; dans une heure tu la sentiras plus tolérable: aura-t-elle donc changé?

Elle n'a point de forme déterminée. Tout ce que l'homme éprouve est dans son cœur: ce qu'il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans lui-même.

Quelles pertes peuvent t'accabler ainsi? Que peux-tu perdre? Est-il hors de toi quelque chose qui soit à toi? Qu'importe ce qui peut périr? Tout passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes. Tout est vain pour l'homme, s'il ne s'avance point d'un pas égal et tranquille, selon les lois de l'intelligence.

Tout s'agite autour de toi, tout menace: si tu te livres aux alarmes, tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas point les choses qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie qui t'appartenait. Ce qui arrive, passe à jamais. Ce sont des accidents nécessaires qui s'engendrent en un cercle éternel, ils s'effacent comme l'ombre imprévue et fugitive.

Quels sont les maux? des craintes imaginaires, des besoins d'opinion, des contrariétés d'un jour. Faible esclave! tu t'attaches à ce qui n'est point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est illusoire, vain et mortel. Ne songes qu'à l'intelligence qui est le principe de l'ordre du monde, et à l'homme qui en est l'instrument: à l'intelligence qu'il faut suivre, à l'homme qu'il faut aider.

L'intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois aveugles dont l'effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui t'a été donnée à suivi l'intelligence, quand tu as servi à l'ordre du monde que veux-tu davantage? Tu as fait selon ta nature: et qu'y a-t-il de meilleur pour l'être qui sent et qui connaît, que de subsister selon sa nature?

Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souviens-toi que tu as résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s'avance vers son but. Mais toi, tu t'arrêtes, tu rétrogrades, tu reste dans un état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils dans un temps meilleur? La vie se fond toute entière dans ce présent que tu négliges pour le sacrifier à l'avenir: le présent est le temps, l'avenir n'est que son apparence.

Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que veulent nos passions inconsidérées: de tant de choses, en est-il une qui suffise à l'homme? L'intelligence ne trouve qu'en elle-même l'aliment de sa vie: sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre: tu ne trouveras point de paix dans les choses; cherche-là dans ton cœur. La force est la loi de la nature: la puissance c'est la volonté; l'énergie dans les peines est meilleure que l'apathie dans les voluptés. Celui qui obéit et qui souffre, est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une seule chose te sera bonne, c'est d'être ce que la nature a voulu.

Tu es intelligence et matière. Le monde n'est pas autre chose. L'harmonie modifie les corps: et le tout tend à la perfection par l'amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de l'univers est aussi la loi des individus;. . . . . . . . . . . . . . . . . Ainsi tout est bon quand l'intelligence le dirige; et tout est mauvais quand l'intelligence l'abandonne. Use des biens du corps; mais avec la prudence qui les soumet à l'ordre. Une volupté que l'on possède selon la nature universelle, est meilleure qu'une privation qu'elle ne demande pas: et l'acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que l'effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse.

Il n'y a pas d'autre morale que celle du cœur de l'homme; ni d'autre science ou d'autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des intelligences supérieures ou différentes, ce qui est loin de toi, ce que ton intelligence ne discerne pus bien: cela ne lui fût point destiné.

Console, éclaire et soutiens tes semblables: ton rôle a été marqué pur la place que tu occupes dans l'immensité de l'être vivant. Connais et suis les lois de l'homme; et tu aideras les autres hommes à les connaître, à les suivre. Considère, et montre leur le centre et la fin des choses: qu'ils voient la raison de ce qui les surprend, l'instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne.

Ne t'isole point de l'ensemble du monde; regarde toujours l'univers, et souviens toi de la justice. Tu auras rempli ta vie: tu auras fait ce qui est de l'homme.

LETTRE XXXIV.

(EXTRAIT DE DEUX LETTRES.)

Paris, 2 et 4 juin, III.

Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon; mais le spectacle n'est bon qu'à Paris. La tragédie et la vraie comédie exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L'exécution des meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection: un homme de goût n'y trouve aucun agrément lorsqu'il n'y peut pas applaudir à une imitation noble et exacte de l'expression naturelle. Pour les pièces dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que l'acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n'exige pas le même accord, la même harmonie; il souffre plutôt des discordances, parce qu'il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques discordances: mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des fautes qui font rire le parterre.

Il est des spectateurs heureux qui n'ont pas besoin d'une grande vraisemblance: ils croyent toujours voir une chose réelle; et de quelque manière qu'on joue, c'est une nécessité qu'ils pleurent dès qu'il y a des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guères au spectacle pour entendre ce qu'ils pourraient lire chez eux: ils y vont pour voir comment on l'exprime, et pour comparer dans un même passage, le jeu de tel avec celui de tel autre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J'ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par les trois acteurs seuls capables de l'essayer. M... mal costumé, débitant ses tirades d'une manière trop animée, trop peu solennelle, et pressant surtout à l'excès la dernière, ne m'a fait plaisir que dans trois ou quatre passages où j'ai reconnu ce tragédien supérieur qu'on admire dans les rôles qui lui conviennent mieux.

S. joue bien ce rôle, il l'a bien étudié, il le raisonne assez bien; mais il est toujours acteur, et n'est point Mahomet.

B. m'a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d'un prophète de l'Orient: mais peut-être elle n'était pas aussi grande, aussi auguste, aussi imposante qu'il l'eût fallu pour un législateur conquérant, un envoyé du ciel destiné à convaincre par l'étonnement, à soumettre, à triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, chargé des soins de l'autel et du trône, n'était pas aussi fastueux que Voltaire l'a fait, comme il n'était pas non plus aussi fourbe. Mais l'acteur dont je parle n'est peut-être pas même le Mahomet de l'histoire, tandis qu'il devrait être, celui de la tragédie. Cependant il m'a plus satisfait que les deux autres, quoique le secondait un physique plus beau, et que le premier possède des moyens en général bien plus grands. B. seul a bien arrêté l'imprécation de Palmyre. S. a tiré son sabre: je craignais qu'on ne se mît à rire. M. y a porté la main, et son regard atterait Palmyre: à quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une femme, contre Palmyre jeune et aimée. B. n'était pas même armé, ce qui m'a fait plaisir. Lorsque, lassé d'entendre Palmyre, il voulut enfin l'arrêter, son regard profond et terrible sembla le lui commander au nom d'un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l'amour trompés.

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Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d'exprimer est une affaire de convention? C'est la même erreur que celle de ce proverbe si faux dans l'acception qu'on lui donne ordinairement: il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs.

Que prouvait M. R*. en chantant sur les mêmes notes: J'ai perdu mon Euridice: J'ai trouvé mon Euridice? Les mêmes notes peuvent servir à exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère; on n'en disconvient pas: mais le sens musical est-il tout entier dans les notes? Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes; mais vous changez absolument les moyens secondaires de l'expression. Il est incontestable qu'un étranger, qui ne comprendrait ni l'un ni l'autre de ces deux mots, ne s'y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires font aussi partie de la musique: qu'on dise, si l'on veut, que la note est arbitraire;

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Cette pièce (Mahomet) est l'une des plus belles de Voltaire; mais peut-être chez un autre peuple, n'eût-il point fait du prophète conquérant l'amant de Palmyre. Il est vrai que l'amour de Mahomet est mâle, absolu, et même un peu farouche: il n'aime point comme Titus, mais peut-être serait-il mieux qu'il n'aimât point. On connaît la passion de Mahomet pour les femmes; mais il est probable que dans ce cœur ambitieux et profond, après tant d'années de dissimulation, de retraite, de périls et de triomphes, cette passion n'était pas de l'amour.

Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées, et à son génie: l'amour n'est point à sa place dans un cœur sévère que ses projets remplissent, que le besoin de l'autorité vieillit, qui ne connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait qu'une distraction.

Que signifie: L'amour seul me console? Qui le forçait à chercher le trône de l'Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour porter l'encensoir et le sceptre et les armes? L'amour seul me console! Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d'une partie du globe, sur les débris du monde élever l'Arabie, est-ce donc une vie si triste, une inaction si léthargique? C'est un soin difficile: sans doute, mais c'est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités[23] du cœur commencent dans le vide de l'âme: qui a de grandes choses à faire, a bien moins besoin d'amour.

Si du moins cet homme qui, dès longtemps n'a plus d'égaux, et qui doit régir en Dieu l'univers prévenu; si ce favori du Dieu des batailles aimait une femme qui pût l'aider à tromper l'univers, ou une femme née pour régner, une Zénobie; si du moins il était aimé: mais ce Mahomet qui asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d'amour pour un enfant qui ne pense pas à lui.

Je sais qu'une nuit de Palmyre est le plus grand plaisir de l'homme; mais enfin ce n'est qu'un plaisir. S'occuper d'une femme extraordinaire et dont on est aimé, c'est davantage: c'est un plaisir très-grand, c'est un devoir même; mais enfin ce n'est qu'un devoir secondaire.

Je ne conçois pas ces puissances à qui un regard d'une maîtresse fait la loi. Je crois sentir ce que peut l'amour; mais un homme qui gouverne n'est pas à lui. L'amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des fautes; et les fautes de l'homme puissant sont trop importantes, trop funestes, elles sont des malheurs publics.

Je n'aime pas ces hommes chargés d'un grand pouvoir, qui oublient de gouverner dès qu'ils trouvent à s'occuper autrement; qui placent leurs affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis c'est pour leur amusement; qui arrangent selon les fantaisies de leur vie privée, les besoins des nations; et qui feraient hacher leur armée pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur, maître n'aime qu'après toutes les autres choses qu'il aime; ces peuples qui seront livrés, si la fille de chambre d'une favorite s'aperçoit qu'on peut gagner quelque chose à les trahir.

LETTRE XXXV.

Paris, 8 juillet, III.

Enfin, j'ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait ici. D'ailleurs elles sont presque achevées: il n'y a plus de remède, et il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi subsister jusqu'à ce qu'un événement, peut-être très-éloigné, vienne changer ma situation. Je ne sens pas d'inquiétude; et je ne vois pas que j'aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien. Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n'étais; mais je ne deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n'ai que mes propres besoins: assurément tant que je ne serai ni malade, ni dans les fers, mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je suis las d'être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des temps de revers; c'est le moment de la résistance et du courage. On espère alors: on se dit; je passe la saison de l'épreuve, je consume mon malheur, il est vrai semblable que le bien lui succédera. Mais dans la prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au nombre des heureux, et que pourtant le cœur ne jouit de rien, on supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune n'accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de la vie: on craint ce malheur inconnu que l'on attend de l'instabilité des choses: on le craint d'autant plus, qu'étant malheureux même sans lui, on doit regarder comme tout-à-fait insupportable ce poids nouveau dont il doit nous surcharger. C'est ainsi que ceux qui vivent dans leurs terres, supportent mieux de s'y ennuyer pendant l'hiver qu'ils appellent d'avance la saison triste, que l'été dont ils attendent les agréments de la campagne.

Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait; et je ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu'à ce que nous en ayons parlé ensemble; ainsi je ne songe qu'au présent. Me voilà débarrassé de tous soins: jamais je n'ai été si tranquille. Je pars pour Lyon; je passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous verrons ensuite.

PREMIER FRAGMENT.

Cinquième année.

Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens, il y aurait trop d'inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S'il dépendait absolument de la combinaison du caractère et des circonstances, les hommes que favorisent de concert, et leur prudence et leur destinée, auraient trop d'avantages. Il y aurait des hommes très-heureux et des hommes excessivement malheureux; mais ce ne sont pas les circonstances seules qui font notre sort: ce n'est pas même le seul concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l'habitude laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des effets très-étendus; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile et chagrine, notre ennui, notre mécontentement, notre dégoût des choses, et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce principe général de refroidissement, et d'aversion ou d'indifférence: nous l'avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une certaine situation de tout notre être doivent produire en nous cette affection morale. C'est une nécessité que nous ayons de la douleur, comme de la joie: nous avons besoin de nous fâcher contre les choses, comme nous avons besoin d'en jouir.

L'homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne peut toujours souffrir. La continuité d'un ordre de sensations heureuses ou de sensations malheureuses, ne peut subsister longtemps dans la privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en recevons; et quand même il en serait autrement, notre organisation n'est pas susceptible d'invariabilité.

Si l'homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du dehors à sa rencontre, il ne saurait tarder à le découvrir dans lui-même. Si l'infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il en trouvera bientôt dans son cœur.

Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous mécontente et nous afflige: et si nous sommes parvenus à écarter tout le mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira.

Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peut être exercée, ni l'une ni l'autre, à l'exclusion totale de celle que notre nature destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l'être accidentellement beaucoup plus que l'autre: ainsi les circonstances, sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n'ont pas de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en exciter en eux; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que l'adversité poursuit, ayant de grandes occasion de souffrir, souffriront fortement; mais ayant assez souffert à-la-fois, ils ne souffriront pas habituellement: aussitôt que les circonstances les laisseront à eux-mêmes, ils ne souffriront plus, car le besoin de souffrir est satisfait en eux; et même ils jouiront, parce que le besoin opposé réagit d'autant plus constamment que l'autre besoin rempli, nous a emporté plus loin dans la direction contraire[24].

Ces deux forces contraires tendent à l'équilibre; mais elles n'y arrivent point, à moins que ce ne soit pour l'espèce entière. S'il n'y avait pas de tendance à l'équilibre, il n'y aurait pas d'ordre: si l'équilibre s'établissait dans les détails, tout serait fixe, il n'y aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n'y aurait point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas.

Il me semble que l'homme très-malheureux, mais inégalement et par reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l'amitié, à la droiture.

L'homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera dans une lutte perpétuelle des deux principes moteurs; il sera d'une humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et toujours par cette raison même, s'irritant du mal, minutieux dans le sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les moindres illusions; il est aussitôt détrompé; tout le décourage, comme tout l'intéresse.

Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et moitié malheureux, approchera de l'équilibre: assez égal, il sera bon, plutôt que d'un grand caractère; sa vie sera plus douce qu'heureuse; il aura du jugement, et peu de génie.

Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible, ne sera séduit par rien: car il n'a plus besoin de jouir; et dans son bien être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant; mais il sera indifférent dans la jouissance des plus grands biens, et susceptible de trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne point éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans son sort, et non point envers les autres hommes: il ne sent pas le besoin de leur appui; et comme sa fortune est meilleure que celle du plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et cependant il éprouve un besoin interne de souffrir; ainsi dans le moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre les choses, d'être indisposé contre les hommes. N'étant pas vraiment bien, mais n'ayant pas à espérer d'être mieux, il ne désirera rien d'une manière positive; mais il aimera le changement en général, et il l'aimera dans les détails plus que dans l'ensemble. Ayant trop, il sera prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera difficile, il sera exigeant: sans cela que lui resterait-il de cette supériorité qu'il prétend avoir sur les autres hommes, et qu'il affecterait encore si même il n'y prétendait plus. Il sera dur, il cherchera à s'entourer d'esclaves, pour que d'autres avouent cette supériorité; pour qu'ils en souffrent du moins, quand lui-même n'en jouit pas.

Je doute qu'il soit bon à l'homme actuel d'être habituellement fortuné, sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l'homme heureux, parmi nous, est celui qui a beaucoup souffert; mais non pas habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les facultés sans être assez extrême pour exciter l'énergie secrète de l'âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources qu'elle ne se connaissait pas[25].

C'est un avantage pour la vie entière d'avoir été malheureux dans l'âge où la tête et le cœur commencent à vivre. C'est la leçon du sort: elle forme les hommes bons[26]; elle étend les idées, et mûrit les cœurs avant que la vieillesse les ait affaiblis; elle fait l'homme assez tôt pour qu'il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs, elle inspire le sentiment de l'ordre et le goût des biens domestiques: elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de n'en attendre d'autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien moins malheureux quand on ne veut plus que vivre: on est plus près d'être utile, lorsqu'étant encore dans la force de l'âge, on ne cherche plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires.

La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l'homme, si les perfections morales sont essentielles au bonheur; c'est parmi ceux qui ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du cœur, que l'on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour l'intérêt de tous; les hommes les plus justes, les plus sensés, les moins éloignés du bonheur et le plus invariablement attachés à la vertu.

Qu'importe à l'ordre social qu'un vieillard ait renoncé aux objets des passions, et qu'un homme faible n'ait pas le projet de nuire? De bonnes gens ne sont pas des hommes bons; ceux qui ne font bien que par faiblesse, pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances différentes. Susceptible de défiance, d'animosité, de superstitions, et surtout d'entêtement, l'instrument aveugle de plusieurs choses louables où le portait son penchant, sera le vil jouet d'une idée folle qui dérangera sa tête, d'une manie qui gâtera son cœur, ou de quelque projet funeste auquel un fourbe saura l'employer.

Mais l'homme de bien est invariable: il n'a les passions d'aucune coterie, ni les habitudes d'aucun état; on ne l'emploie pas: il ne peut avoir ni animosité, ni ostentation, ni manies: il n'est étonné ni du bien, parce qu'il l'eût fait également, ni du mal, parce qu'il est dans la nature: il s'indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable; il méprise la bassesse de l'âme, mais il ne s'irrite pas contre un vers à cause que le malheureux n'a point d'ailes.

Il n'est pas l'ennemi du superstitieux, car il n'a pas de superstitions contraires: il cherche l'origine souvent, très-sage[27] de tant d'opinions devenues insensées, et il rit de ce qu'on a ainsi pris le change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu'il cherche l'ordre: il fait le bien pour diminuer l'inutilité de sa vie: il préfère les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et lui ne le peut guère: il aime seulement à se réserver ce qui procure les moyens d'être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble, car il faut du calme à qui n'attend pas de plaisirs. Il n'est point défiant; mais comme il n'est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la facilité de son cœur: il sait s'amuser à être un peu victime, mais il n'entend pas qu'on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de quelques fripons: il n'est pas leur jouet. Il laissera parfois à certains hommes à qui il est utile, le petit plaisir de se donner en cachette les airs de le protéger. Il n'est pas content de ce qu'il fait, parce qu'il sent qu'on pourrait faire beaucoup plus: il l'est seulement un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation intérieure qu'il ne le serait d'avoir reçu un nez d'une belle forme. Il consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux; quelquefois d'un pas énergique quoiqu'embarrassé; plus souvent avec incertitude, avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement.

Quand il est nécessaire d'opposer le mérite de l'homme à quelques autres mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et tout avilir; il dit que le premier mérite est l'imperturbable droiture de l'homme de bien, puisque c'est le plus certainement utile; on lui répond qu'il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il pardonne les torts domestiques: on lui dit, que ne faites-vous de plus grandes choses? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées; il est accusé par les amis d'un traître, et condamné par celui qu'on trahit: il sourit, et s'en va. Les siens lui disent que c'est une injustice inouïe; et il rit davantage.

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SECOND FRAGMENT.

Sixième année.

Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en morale. Les anciens qui n'avaient pas l'expérience des siècles, ont plusieurs fois songé à mettre la destinée du cœur de l'homme entre les mains des sages. La politique moderne est plus profonde; elle a livré l'unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs appellent hommes de lettres: mais elle protège solennellement l'art de faire des fleurs en sucre, et l'invention des perruques d'une nouvelle forme.

Dès que l'on observe les peines d'une certaine classe d'hommes, et qu'on commence à découvrir leurs causes, on reconnaît qu'une des choses les plus nouvelles et les plus utiles que l'on pût faire, serait de les prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les perdent. . . . . . . . . . . . .

Le mépris de l'or est une chose absurde. Sans doute préférer l'or à son devoir est un crime: mais ne sait-on pas que la raison prescrit de préférer le devoir à la vie comme aux richesses. Si la vie n'en est pas moins un bien en général, pourquoi l'or n'en serait-il pas aussi un. Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s'en passer: mais tous ne sont pas dans ce cas; et ces déclamations si vaines, qui ont un coté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu contradictoires les principes de conduite: si la vertu n'est que l'effort vers l'ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que vous prétendez y amener les hommes? Pour moi qui estime encore plus dans l'homme les qualités du cœur que celles de l'esprit, je pense néanmoins que l'instituteur d'un peuple trouverait plus de ressources pour contenir de mauvais cœurs, que pour concilier des esprits faux.

Les chrétiens, et d'autres, ont soutenu que la continence perpétuelle était une vertu; ils ne l'ont pas exigée des hommes, ils ne l'ont même conseillée qu'à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n'a pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l'argent, on ne saurait y mettre trop de modération et de justesse. L'abnégation religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une indifférence sincère pour les richesses et même pour toute propriété; mais dans la vie ordinaire le désir de l'or est inévitable. Avec l'or, dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe; ce signe dit: Que l'on me prévienne, que l'on me nourrisse, que l'on m'habille, que l'on me désennuie, que l'on me considère, que l'on serve moi et les miens, que tout jouisse auprès de moi; si quelqu'un souffre qu'il le déclare, ses peines sont finies! Et comme il a été dit, il est fait.

Ceux qui méprisent l'or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite. Quand l'imbécillité de l'esprit, l'impuissance des organes, ou la grossièreté de l'âme rendent incapable d'user d'un bien sans le pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c'est sa propre bassesse que l'on accuse. Un homme crapuleux méprise les femmes, un raisonneur épais blâme l'esprit, un sophiste moralise contre l'argent. Sans doute les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux, les bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou abuser, c'est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui devient riche, et qui se met à vivre le plus qu'il peut en riche, ne gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi n'est-il pas mieux qu'auparavant, c'est qu'il n'est pas plus riche: plus opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il s'arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu'il accumule des dettes jusqu'à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre. Centupler ses besoins; faire tout pour l'ostentation; avoir vingt chevaux parce qu'un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en avoir bien vite trente; c'est s'embarrasser dans les chaînes d'une pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une certaine abondance, une élégance simple, s'arrêter là quant même la fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer un ami d'embarras, à parer d'avance aux événements funestes, à donner à l'homme bon devenu malheureux ce qu'il a donné dans sa jeunesse à de plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui n'en avait qu'une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ vient d'être grêlé, à réparer le chemin où des chars[28] sont versés, où les chevaux se blessent; s'occuper selon ses facultés et ses goûts; donner à ses enfants des connaissances, l'esprit d'ordre et des talents: tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse.

Le mépris de l'or, inconsidérément recommandé dans l'âge qui ignore sa valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs, l'un des plus grands moyens, et peut-être le plus sûr de ne point vivre inutiles comme la foule.

Combien de jeunes personnes, dans le choix d'un maître, se piquent de compter les biens pour rien; et se précipitent ainsi dans tous les dégoûts d'un sort gêné et précaire, et dans l'ennui habituel qui seul contient tant de maux........

Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se laisse séduire par quelque conformité dans les goûts; il abandonne au vulgaire la gaieté, l'humeur riante, et même la vivacité, l'activité: il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l'âge devient taciturne, impérieuse, austère et brusque; et qui s'attachant avec humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse.

Ce n'était, pas dans un sens trivial qu'Epicure disait: Le sage choisit pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans passe légèrement sur ce conseil; et c'est beaucoup s'il n'en est pas révolté, car il a rejeté les préjugés communs; mais il en sentira l'importance quand il aura quitté ceux de la sagesse.

C'est peu de chose de n'être point comme le vulgaire des hommes; mais c'est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n'être plus comme le vulgaire des sages.

LETTRE XXXVI.

Lyon, 7 avril, VI.

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Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau silencieux! que seriez-vous à l'homme si vous ne lui parliez point des autres hommes. La nature serait muette, s'ils n'étaient plus. Si je restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes. La nature sentie n'est que dans les rapports humains; et l'éloquence des choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. La terre féconde, les cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu'une expression des rapports que nos cœurs produisent et contiennent.

Convenance entière: amitié des anciens! Quand celui qui possédait l'affection sans bornes, recevait des tablettes où il voyait les traits de la main d'un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les beautés d'un site, ou les dimensions d'un glacier. Mais les relations de la vie humaine sont multipliées; la perception de ces rapports est incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts; l'amitié antique est toujours loin de nos cœurs, ou de notre destinée. Les liaisons restent incomplètes entre l'espoir et les précautions, entre les délices que l'on attend et l'amertume qu'on éprouve. L'intimité elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou arrêtée par les circonstances. L'homme vieillit, et son cœur rebuté vieillit avant lui. Si tout ce qu'il peut aimer est dans l'homme, tout ce qu'il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances sociales, là et par des conséquences d'une nécessité invincible, se trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus qu'il n'espère, reste un peu éloigné de l'homme. Les choses mortes sont moins puissantes, mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons; mais nous sommes plus assurés d'y trouver, à notre choix, les choses qu'elles contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés mais certains. La passion cherche l'homme; quelquefois la raison se trouve réduite à le quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s'est formé un lieu puissant de l'homme à cet ami de l'homme pris hors de son espèce, et qui lui convient tant, parce qu'il est moins que nous et qu'il est plus que les choses insensibles. S'il fallait que l'homme prît au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l'espèce des chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces animaux.

Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, mais dans celle de l'isolément ou de la misère: quand ces êtres faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d'être malheureux, et si peu d'être satisfaits, qui n'ont que des instants pour jouir et qu'un jour pour vivre; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n'ont point de condescendance, n'ont point d'union, qu'ils ne veulent pas aimer les mêmes choses, qu'ils ne savent pas se soumettre aux mêmes misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des douleurs; quand par égoïsme ou par humeur, chacun refusant ses forces, la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon où germent avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent tous: O hommes! qu'êtes-vous donc pour l'homme?

Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence qui glace.... Nature universelle! tu l'as fait ainsi pour que la vertu fût sublime, et que le cœur de l'homme devînt meilleur encore et plus résigné sous le poids qui l'écrase.

LETTRE XXXVII.

Lyon, 2 mai, VI.

J'ai des moments où je désespérerais de contenir l'inquiétude qui m'agite: tout m'entraîne alors et m'enlève avec une force immodérée; et de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l'abîme qu'elle a creusé.

Si j'étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables; mais j'écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j'éprouve soit une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m'ouvrirais-je ainsi? quel autre supporterait le fatigant bavardage d'une manie sombre, d'une sensibilité si vaine? C'est mon seul plaisir de vous conter ce que je ne puis dire qu'à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce que d'autres ne voudraient pas entendre. Que m'importe le contenu de mes lettres? plus elles sont longues et plus j'y mets de temps, plus elles valent pour moi: et si je ne me trompe, l'épaisseur du paquet ne vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi ne s'écrirait-on pas pendant deux?

Je ne veux point vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de plaisir même à ceux gué vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me dire dans l'intimité: mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre, je n'ai rien à dire, et j'en suis d'autant plus long. Tout ce qui me passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l'écris si l'occasion se présente: mais tout ce que je pense, tout ce que je sens, je vous l'écris nécessairement; c'est un besoin pour moi. Quand je cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s'éteint, que je suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à manger, dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux!

Je voudrais avoir un métier; il animerait mes bras, et endormirait ma tête. Un talent ne vaudrait pas cela: cependant si je savais peindre, je crois que je serais moins inquiet. J'ai été longtemps dans la stupeur; je regrette de m'être éveillé. J'étais dans un abattement plus tranquille que l'abattement actuel.

De tous les moments rapides et incertains où j'ai cru dans ma simplicité qu'on était sur la terre pour y vivre, aucun ne s'est embelli d'une erreur aussi durable, aucun ne m'a laissé de si profonds souvenirs que ces vingt jours d'oubli et d'espérance, où vers l'équinoxe de Mars, devant les rochers, près du torrent, entre la jacinthe heureuse et la simple violette, j'allai m'imaginer qu'il me serait donné d'aimer.

Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans espérance, j'aurais pu végéter ennuyé mais tranquille: je pressentais l'énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse, je supportais mon sommeil. Quelle force sinistre m'a ouvert le monde pour m'ôter les consolations du néant?

Entraîné dans une activité expansive; avide de tout aimer, de tout soutenir, de tout consoler; toujours combattu entre le besoin de voir changer tant de choses funestes, et cette conviction qu'elles ne seront point changées; je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de la perfide séduction de ses plaisirs, l'œil toujours arrêté sur l'immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères de la terre égarée.

Et moi! voici ma vingt-septième année: les beaux jours sont passés, je ne les ai pas même vus. Malheureux, dans l'âge du bonheur, qu'attendrai-je des autres âges? J'ai passé dans le vide et les ennuis la saison heureuse de la confiance et de l'espoir. Partout comprimé, souffrant, le cœur vide et navré, j'ai atteint, jeune encore, les regrets de la vieillesse. Dans l'habitude de voir toutes les fleurs de la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards que tout a fui: mais plus malheureux qu'eux, j'ai tout perdu longtemps avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce silence de mort.

Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des lieux qu'on, ne reverra pas, des hommes qui ont changé! Sentiment de la vie perdue!

Quels lieux furent jamais pour moi ce qu'ils sont pour les autres hommes? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le repos du cœur? J'ai vu le remuement des villes, et le vide des campagnes, et l'austérité des monts; j'ai vu la grossièreté de l'ignorance, et le tourment des arts; j'ai vu les vertus inutiles, les succès indifférents et tous les biens perdus dans tous les maux; l'homme et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte effrénée de toutes les passions, l'odieux vainqueur recevoir pour prix de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu'il a su faire.

Si l'homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins; et considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour moi le tourment d'un jour. Mais tous les biens l'environnent, mais toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit, sois heureux: et l'homme a dit, le bonheur sera pour la brute; l'art, la science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa misère. Je déplore ses pertes; l'indifférence, l'union, la possession tranquille. Je déplore cent années que mille millions d'êtres sensibles épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui ferait la sécurité, la liberté, la joie; et vivant d'amertume sur une terre voluptueuse, parce qu'ils ont voulu des biens imaginaires, et des biens exclusifs.

Cependant tout cela est peu de chose; car je ne le voyais point il y a un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai point.

Je me disais: s'il n'appartient pas à ma destinée inféconde de ramener à des mœurs primordiales une contrée circonscrite et isolée: si je dois m'efforcer d'oublier le monde, et me croire assez heureux d'obtenir pour moi des jours tolérables sur cette terre séduite; je ne demande alors qu'un bien, qu'une ombre dans ce songe vain dont je ne veux plus m'éveiller. Il reste sur la terre telle qu'elle est, une illusion qui peut encore m'abuser: elle est la seule; j'aurais la sagesse d'en être trompé; le reste n'en vaut pas l'effort. Voilà ce que je me disais alors: mais le hasard seul pouvait m'en permettre l'inestimable erreur. Le hasard est lent et incertain; la vie rapide, irrévocable: son printemps passe; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit enfin aliéner mon cœur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens que je m'aigris; je m'indigne, mes affections se resserrent; l'impatience rendra ma volonté farouche; et une sorte de mépris me porte à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure point dans toute sa force; et je m'abandonne ensuite, comme si je sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie si courte ne méritent pas l'inquiétude d'un jour, et qu'un réveil sévère est inutile quand on doit sitôt s'endormir pour jamais.

LETTRE XXXVIII.

Lyon, 8 mai, VI.

J'ai été jusqu'à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel.

Vous n'avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d'aller cueillir dans son jardin les plus beaux abricots; et comment, en revenant les mains pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte, ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu'il tenait. Sa fille lui dit brusquement: voilà comme vous faites toujours; vous voulez vous mêler de tout, et c'est pour tout gâter; ne pouvez-vous pas rester sur votre chaise? c'est bien présentable à présent. Nous avions le cœur navré; car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux! il est plus malheureux encore. Il est paralytique; il est couché dans un véritable lit de douleurs, il n'a auprès de lui que cette misérable qui est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus, mais le bras droit n'est pas encore attaqué, il s'en sert pour faire des signes. Il en fit que j'eus le chagrin de ne pouvoir expliquer: il voulait dire à sa fille de m'offrir quelque chose. Elle ne l'entendit pas, et cela arrive très-souvent. Lorsqu'il lui survint quelques affaires au-dehors, j'en profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient sentis, car il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l'héritage assez considérable qu'il lui laisse: mais que quoiqu'il en eût eu bien des chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d'aimer, à son dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voir ainsi expirer sa vie! un père finir avec tant d'amertume dans sa propre maison! Et nos lois ne peuvent rien!

Il faut qu'un tel abîme de misères touche aux perceptions de l'immortalité. S'il était possible que dans un âge de raison, j'eusse manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie, parce qu'il n'est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu'un mal fait à celui qui ne le sent plus, qui n'existe plus, est actuellement chimérique en quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout-à-fait passées. Je ne saurais le nier; et cependant j'en serais inconsolable. La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver; car s'il n'était autre que le sentiment d'une chute avilissante dont on a perdu l'occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de l'intention. Lorsqu'il ne s'agit que de notre propre estime, le désir d'une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci ne diffère du désir que par ses suites, et il n'en peut être aucune pour l'offensé qui ne vit plus. L'on voit pourtant le sentiment de cette injustice dont les effets ne subsistent plus, nous accabler encore, nous avilir, nous déchirer comme si elle devait avoir des résultats éternels. On dirait que l'offensé n'est qu'absent, et que nous devons retrouver les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état de permanence que ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal sera perpétuel malgré nos remords.

L'esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait imaginer que ces conceptions d'un ordre futur et d'une suite sans borne aux choses présentes, n'ont d'autres fondements que la possibilité de leurs suppositions, et qu'elles doivent être comptées parmi les moyens qui retiennent l'homme dans la diversité, dans les oppositions et dans la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des propriétés et de l'enchaînement des choses.

Puisque ma lettre n'est pas fermée, il faut que je vous cite Montaigne. Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l'idée dont j'étais occupé, que j'en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette conformité des pensées, un principe de joie secrète: c'est elle qui rend l'homme nécessaire à l'homme, parce qu'elle rend nos idées fécondes, parce qu'elle donne de l'assurance à notre imagination et confirme en nous l'opinion de ce que nous sommes.

On ne trouve point dans Montaigne ce que l'on cherche, on rencontre ce qui s'y trouve. Il faut l'ouvrir au hasard et c'est rendre une sorte d'hommage à sa manière. Elle est très-indépendante sans être burlesque, ou affectée; et je ne suis pas surpris qu'un anglais ait mis les Essais au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le font admirable, et dont je n'ai nul besoin de le disculper entre nous.

C'est au chapitre huitième du livre second qu'il dit: «Comme je scay, par une trop certaine expérience, il n'est aucune si douce consolation en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et entière communication.»

Cette entière communication avec l'être moral semblable à nous et mis auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie essentielle du rôle qui nous est départi pour l'emploi de notre durée. Nous sommes mécontents de nous quand l'acte étant fini, nous avons perdu sans retour le mérite de l'exécution dans la scène qui nous était confiée.

Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre durée. Je vous l'accorde; et nous conviendrons aussi que le chien, qui ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et qui s'élance dans le bûcher embrasé où l'on consume son corps, veut mourir avec lui, parce qu'il croit fermement le dogme de l'immortalité, et qu'il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde.

Je n'aime pas à rire de ce qu'on veut mettre à la place du désespoir, et cependant j'allais plaisanter si je ne m'étais retenu. La confiance dont l'homme se nourrit dans les opinions qu'il aime, et où il ne peut rien voir, est respectable, puisqu'elle diminue quelquefois l'amertume de ses misères; mais il y a quelque chose de comique dans cette inviolabilité religieuse dont il prétend l'environner. Il n'appellerait pas sacrilège celui qui assurerait qu'un fils peut sans crime égorger son père; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas: mais il devient furieux si on ose lui dire que peut être il mourra comme un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il s'apercevoir qu'il prouve sa propre incertitude. Sa foi est aussi fausse que celle de certains dévots qui crieraient à l'impiété si l'on doutait qu'un poulet mangé, le vendredi, pût nous plonger dans l'enfer, et qui pourtant en mangent en secret; tant il y a de proportion entre la terreur d'un supplice éternel, et le plaisir de manger deux bouchées de viande sans attendre le dimanche.

Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent également recevoir. La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force d'un fanatisme éphémère, pour s'appuyer avec majesté sur l'inviolable évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au cœur, rappelez ceux qui sont dans le cœur de tout homme bien organisé.

Dites: sur une terre de plaisirs, et de tristesse; la destination de l'homme est d'accroître le sentiment de la joie, de féconder l'énergie expansive; et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de l'avilissement et des douleurs.......

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TROISIÈME FRAGMENT.

De l'expression romantique, et du RANZ DES VACHES.

. . . Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité. La nature est pleine d'effets romantiques dans les pays simples: une longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les plaines dont l'homme s'assujettit facilement toutes les parties.

Les effets romantiques sont les accents d'une langue primitive que les hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs contrées. On cesse bientôt de les entendre, quand on ne vit plus avec eux; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à nos cœurs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie. L'homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses habitudes: il finit par dire, Que m'importe? Il est comme ces tempéraments fatigués du feu desséchant d'un poison lent et habituel; il se trouve vieilli dans l'âge de la force, et les ressorts de la vie sont relâchés en lui, quoiqu'il garde l'extérieur d'un homme.

Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions de l'esprit, ou simplement parce qu'il vous voit vivre, et que, comme lui, vous mangez et vous dormez; hommes primitifs, jetez ça et là dans le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait point, quand le soleil d'octobre paraît dans les brouillards sur les bois jaunis; quand un filet d'eau coule et tombe dans un pré fermé d'arbres, au coucher de la lune; quand sous le ciel d'été, dans un jour sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin, au milieu des murs et des toits d'une grande ville.

Imaginez une plaine d'une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais circonscrite; sa forme oblongue et un peu circulaire, se prolonge vers le couchant d'hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne, au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des rochers perpendiculaires sont derrière vous; ils montent jusqu'à la région des nues: le triste vent du pôle n'a jamais soufflé sur cette rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s'ouvrent, une vallée tranquille s'étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes neigeuses qui la ferment: et quand le soleil du matin paraît entre leurs dents glacées, sur les brouillards, quand des voix de la montagne indiquent les chalets, au-dessus des prés encore dans l'ombre; c'est le réveil d'une terre primitive, c'est un monument de nos destinées méconnues!

Voici les premiers moments nocturnes; l'heure du repos et de la tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s'obscurcir. Vers le midi, le lac est dans la nuit: les immenses rochers qui le ferment, sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte, et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages; ils passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre; ils brunissent les monts; ils allument les neiges; ils embrasent les airs; et l'eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux, est devenue infinie comme eux, et plus pure encore, plus éthérée, plus belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne qu'elle répète semble creuser ses profondeurs; et sous ses monts séparés du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le vide des cieux et l'immensité du monde. Il y a là un temps de prestige et d'oubli. L'on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur quoi l'on est porté soi-même; on ne trouve plus de niveau, il n'y a plus d'horizon; les idées sont changées, les sensations inconnues, vous êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l'ombre a couvert cette vallée d'eau; lorsque l'œil ne discerne plus ni les objets, ni les distances; lorsque le vent du soir a soulevé les ondes: alors, vers le couchant, l'extrémité du lac reste seule éclairée d'une pâle lueur, mais tout ce que les monts entourent n'est qu'un gouffre indiscernable; et au milieu des ténèbres et du silence, vous entendez à mille pieds sous vous, s'agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point, qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s'engouffrent dans les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits romantiques semblent résonner d'un long murmure dans l'abîme invisible.

C'est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du caractère romantique: et c'est surtout au sens de l'ouïe que l'on peut rendre sensibles, en peu de traits et d'une manière énergique, les lieux et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions rapides et immenses, mais vagues: celles de la vue semblent intéresser davantage l'esprit que le cœur: on admire ce qu'on voit, mais on sent ce qu'on entend[29]. La voix d'une femme aimée sera plus belle encore que ses traits; les sons que rendent des lieux sublimes feront une impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n'ai point vu de tableau des Alpes qui me les rendît présentes, comme le peut faire un air vraiment alpestre.

Le Ranz des vaches ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint. Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu'il s'est trompé. Cet effet n'est point imaginaire: il est arrivé que deux personnes parcourant séparément les planches de tableaux pittoresques de la Suisse, on dit toutes deux à la vue du Grimsel: voilà où il faut entendre le ranz des vaches. S'il est exprimé d'une manière plus juste que savante, si celui qui le joue le sent bien; les premiers sons vous placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d'un gris roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux: on y trouve la marche tranquille des vaches, et le mouvement mesuré de leurs grosses cloches, près des nuages, dans l'étendue doucement inclinée depuis la crête des granits inébranlables jusqu'aux granits ruinés des ravins neigeux. Les vents frémissent d'une manière austère dans les mélèzes éloignés: on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices qu'il s'est creusé durant de longs siècles. A ces bruits solitaires dans l'espace, succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren[30], expression nomade d'un plaisir sans gaîté, d'une joie des montagnes. Les chants cessent; l'homme s'éloigne; les cloches ont passé les mélèzes: on n'entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute interrompue des marbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent apporte ou recule ces sons alpestres; et quand il les perd, tout paraît froid, immobile et mort. C'est le domaine de l'homme qui n'a pas d'empressement: il sort du toit, bas et large, que de lourdes pierres assurent contre les tempêtes: si le soleil est brûlant, si le vent est fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche du côté où les vaches doivent être, elles y sont; il les appelle, elles se rassemblent, elles s'approchent successivement; et il retourne avec la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu'il ne connaîtra pas. Les vaches s'arrêtent, elles ruminent; il n'y a plus de mouvement visible, il n'y a plus d'hommes. L'air est froid, le vent a cessé avec la lumière du soir; il ne reste que la lueur des neiges antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s'élevant des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes, et des glaciers, et de la nuit.

LETTRE XXXIX.

Lyon, 11 mai, VI.

Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque individu à ceux de son espèce et à l'univers; cette attente expansive que donne à un cœur jeune tout un monde à expérimenter; ce dehors inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce monde terrestre offert à l'action de mon être est devenu aride et nu: j'y cherchais la vie de l'âme, il ne la contient pas.

J'ai vu la vallée doucement éclairée dans l'ombre, sous le voile humide, charme vaporeux du matin; elle était belle. Je l'ai vue changer et se flétrir: l'astre qui consume a passé sur elle; il l'a embrasée, il l'a fatiguée de lumière; il l'a laissée sèche, vieillie et d'une stérilité pénible à voir. Ainsi s'est levé lentement, ainsi s'est dissipé le voile heureux de nos jours. Il n'y a plus de ces demi-ténèbres, de ces espaces cachés qui plaisent tant à pénétrer. Il n'y a plus de clartés douteuses où se puissent reposer mes yeux. Tout est aride et fatigant, comme le sable qui brûle sous le ciel de Zaara: et toutes les choses de la vie dépouillées de ce revêtement, présentent, dans une vérité rebutante, le savant et triste mécanisme de leur squelette découvert. Leurs mouvements continus, nécessaires, irrésistibles m'entraînent sans m'intéresser, et m'agitent sans me faire vivre.

Voilà plusieurs années que le mal menace, se prépare, se décide, se fixe. Si le malheur du moins ne vient rompre cet uniforme ennui, il faudra que tout cela finisse.

LETTRE XL.

Lyon, 14 mai, VI.

J'étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de l'enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l'intention de vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu'alors; et ce ciel d'automne aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là dont il ne subsiste plus rien. Une voiture venait: je me retirai insensiblement; et je continuai à marcher les yeux occupés des feuilles jaunies que le vent promenait sur l'herbe sèche, et dans la poussière du chemin. La voiture s'arrêta, M.me Del** était seule avec sa fille, âgée de six ans. Je montai et j'allai jusqu'à sa campagne, où je ne voulus pas entrer. Vous savez que M.me Del** n'a pas vingt-cinq ans, et qu'elle est bien changée: mais elle parle avec la même grâce simple et parfaite; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins belle. Nous n'avons rien dit de son mari: vous vous rappelez qu'il n'a guères que trente ans de plus qu'elle, et que c'est une sorte de financier fort instruit quand il s'agit de l'or, mais nul dans tout le reste. Femme infortunée! Voilà une vie perdue: et le sort semblait la lui promettre si heureuse! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur, et pour faire le bonheur d'un autre! Quel esprit! quelle âme! quelle pureté d'intentions! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que je ne l'avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville: je me fis descendre auprès de l'endroit où elle m'avait rencontré; j'y restai fort tard.

Comme j'allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu par la misère, s'approcha de moi en me regardant beaucoup: il me nomma, et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le moment; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait être que ce professeur de troisième, si laborieux et si bon. Je me suis informé ce matin: mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste grenier où sans doute il passe ses derniers jours. L'infortuné aura cru que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu'il ait une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes; car il me semble qu'il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre de votre part, marquez-le moi: comme il ne s'agit pas d'un moment, mais du reste de sa vie, je ne ferai rien sans avoir vos intentions.

J'avais passé plus d'une heure je crois, à hésiter de quel côté j'irais pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure, j'y fus comme entraîné: apparemment c'était par le besoin d'une tristesse qui pût convenir à celle dont j'étais déjà rempli.

J'aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C'était une chose comme résolue, et cependant..... Son idée, quoiqu'affaiblie par le découragement, par le temps, par l'affaiblissement même de ma confiance à un genre d'affections trop trompées et trop inutiles, son idée se trouvait comme liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir ineffaçable d'un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde l'empreinte, et qui ne sont plus de mon âge.

Car je suis un homme fait: les dégoûts m'ont mûri: grâce à ma destinée, je n'ai d'autre maître que ce peu de raison qu'on reçoit d'en haut, sans savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions; les désirs ne m'égarent point; la volupté ne me corrompra pas. J'ai laissé là toutes ces futilités des âmes fortes: je n'aurai point le ridicule de jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ni d'être dupe d'un beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante; et si j'y mettais assez d'importance, je pourrais, comme l'homme du meilleur ton, bâiller toujours en souriant toujours, m'amuser consumé de chagrins, et mourir d'ennui avec beaucoup de calme et de dignité.

Dans le premier moment, j'ai été surpris de la voir, et maintenant je le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose? que d'incidents isolés dans le cours du monde, ou qui n'ont pas de résultats que nous puissions connaître! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte d'instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose, surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir, et l'effet d'une intention, et un moyen de la nécessité. Je m'amuse de ce singulier penchant: il nous a fourni plus d'une occasion de rire ensemble; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout incommode.

Il est certain que si j'avais su la rencontrer, je n'aurais pas été de ce côté: je crois pourtant que j'aurais eu tort. Un rêveur doit tout voir; et un rêveur n'a malheureusement pas grand chose à craindre. Faudrait-il d'ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l'âme, et tout ce qui l'avertit de ses pertes? le pourrait-on? Une odeur, un son, un trait de lumière me diront de même qu'il y a autre chose dans la nature humaine que digérer et m'assoupir. Un mouvement de joie dans le cœur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m'avertira de cette mystérieuse combinaison dont l'intelligence entretient et change sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux qu'une idée éternelle arrange comme les figures d'une chose invisible, qu'elle roule comme des dés, qu'elle calcule comme des nombres.

Revenu sur le bord de la Saône, je me disais après l'avoir quittée: l'œil est incompréhensible! Non-seulement il reçoit pour ainsi dire l'infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde; et ce qu'il rend, ce qu'il peut, ce qu'il exprime est plus vaste encore. Une grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression plus étendue que les choses exprimées, l'harmonie qui fait le lien universel, tout cela est dans l'œil d'une femme. Tout cela, et plus encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu'elle parle, elle tire de l'oubli les affections et les idées, elle éveille l'âme de sa léthargie, elle l'entraîne et la conduit dans tout le domaine de sa vie morale. Lorsqu'elle chante, il semble qu'elle agite les choses, qu'elle les déplace, qu'elle les forme, et qu'elle crée des sentiments nouveaux. La vie naturelle n'est plus la vie ordinaire: tout est romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d'autre chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde immense; et notre vie s'agrandit de ce mouvement sublime et calme. Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de si petites choses; dans quel néant ils nous retiennent, et qu'il est fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets!

Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parlait, une manière fine, une âme grande, un cœur délicat, un esprit étendu; il ne faut qu'un jour pour que l'ennui et le découragement commencent à tout anéantir dans le vide d'un cloître, dans les dégoûts d'un mariage trompeur, dans la nullité d'une vie fastidieuse.

Je veux continuer à la voir. Elle n'attend plus rien; nous serons bien ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d'ennui, et je n'ai point à craindre d'ajouter au sien. Notre situation est fixe, et tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès qu'elle aura quitté la campagne.

Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée, elle reçoit une société qui l'excède; et avec quelle impatience elle attend le lendemain des jours de plaisir.

Je vois tous les jours à-peu-près les mêmes ennuis. Les concerts, les soirs, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux: il leur est à charge, comme celui de la vigne l'est à l'homme de journée; et davantage, car il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit rien.

LETTRE XLI.

Lyon, 18 mai, VI.

L'on dirait que le sort s'attache à ramener l'homme sous la chaîne qu'il a voulu secouer malgré le sort. Que m'a-t-il servi de tout quitter pour chercher une vie plus libre? Si j'ai vu des choses selon ma nature, ce ne fut qu'en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi l'impatience de les posséder.

Je ne suis point l'esclave des passions, je suis plus malheureux, leur vanité ne me trompera point; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit remplie par quelque chose? Quand l'existence est vide, peut-elle satisfaire? Si la vie du cœur n'est qu'un néant agité, ne vaut-il pas mieux la laisser pour un néant plus tranquille? Il me semble que l'intelligence cherche un résultat: je voudrais que l'on me dît quel est celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes heures; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l'avoir reçue? est-ce une sagesse de la conserver?

Vous ne pensez pas que trop faible contre les maux de l'humanité, je n'ose même en soutenir la crainte: vous me connaissez mieux. Ce n'est point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie: la résistance éveille l'âme et lui donne une attitude plus fière; l'on se retrouve enfin, quand il faut lutter contre de grandes douleurs; on peut se plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l'insipidité de la vie qui me fatiguent et me rebutent. L'homme passionné peut se résoudre à souffrir, puisqu'il prétend jouir un jour; mais quelle considération peut soutenir l'homme qui n'attend rien. Je suis las de mener une vie si vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore; mais ma vie passe sans que je fasse rien d'utile, et sans que je jouisse, sans espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu'avec une âme indomptable, tout cela puisse durer de longues années?

Je croirais qu'il y a aussi une raison des choses physiques; et que la nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que l'intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira cette contrainte qui m'enchaîne à l'ennui, cette apathie d'où je ne puis jamais sortir; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me débarrasser, où tout manque, diffère, s'éloigne; où toute probabilité s'évanouit; où l'effort est détourné; où tout changement avorte; où l'attente est toujours trompée, même celle d'un malheur du moins énergique; où l'on dirait qu'une volonté ennemie s'attache à me retenir dans un état de suspension et d'entraves, à me leurrer par des choses vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière sans qu'elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé. Je revois le triste souvenir des longues années perdues. J'observe comment cet avenir qui séduit toujours, change et s'amoindrit en s'approchant. Frappé d'un souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès l'instant où l'on veut jouir; et laissant derrière lui les séductions qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné, traînant avec pesanteur son spectre épuisé et hideux, comme s'il insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne éternelle: lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont se traîner les restes de ma jeunesse et de ma vie; et que ma pensée cherche à suivre d'avance la pente uniforme où tout coule et se perd; que trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me cacher l'abîme où tout cela va finir? Ne faudra-t-il pas bien que, las et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins du repos? Et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche, comment reposerai-je, si ce n'est en me précipitant moi-même?

Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps encore inutile au monde et fatigant à moi-même? Pour le vain instinct d'exister! Pour respirer et avancer en âge! Pour m'éveiller amèrement quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit: pour n'avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de l'existence: pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions humaines, quand nul n'est heureux pur moi, quand, je n'ai que l'idée du rôle d'un homme: pour tenir à une vie perdue, lâche esclave que la vie repousse et qui s'attache à son ombre, avide de l'existence, comme si l'existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement faute d'oser n'être plus!

Que me feront tous ces sophismes d'une philosophie douce et flatteuse, vain déguisement d'un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre servitude par une nécessité imaginaire.

Attendez, me dira-t-on, le mal moral s'épuise par sa durée même: attendez; les temps changeront, et vous serez satisfait; ou s'ils restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel qu'il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d'un avenir meilleur; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à votre cœur plus tranquille.—Une passion cesse, une perte s'oublie, un malheur se répare: moi, je n'ai point de passions, je ne plains ni perte ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit: mais où trouverai-je un aliment pour mon cœur quand il aura perdu cette soif qui le consume? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que mettre à la place de cet infini qu'exige ma pensée? Les regrets, s'oublient, d'autres biens les effacent: mais quels biens pourront tromper des regrets universels? Tout ce qui est propre à la nature humaine appartient à mon être; il a voulu s'en nourrir selon sa nature, il s'est épuisé sur une ombre impalpable: savez-vous quelque bien qui console du regret du monde? Si mon malheur est dans le néant de ma vie, le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave: et dois-je espérer qu'ils cessent, quand c'est par leur durée même qu'ils sont intolérables?—Attendez: des temps meilleurs produiront peut-être ce que semble vous interdire votre destinée présente.—Hommes d'un jour, qui projetez en vieillissant, et qui raisonnez, pour un avenir reculé quand la mort est sur vos pas; en rêvant des illusions consolantes dans l'instabilité des choses, ne sentirez-vous jamais leur cours rapide; ne verrez-vous point que votre vie s'endort en se balançant; et que cette vicissitude qui soutient votre cœur trompé, ne l'agite que pour l'éteindre à jamais dans une secousse dernière et prochaine? Si la vie de l'homme était éternelle, si seulement elle était plus longue, si seulement elle restait semblable jusques près de sa dernière heure, alors l'espérance pourrait me séduire, et j'attendrais peut-être ce qui du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie? Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu'il fallait aujourd'hui sera-t-il bon demain? Notre cœur change plus rapidement que les saisons annuelles; leurs vicissitudes souffrent du moins quelque permanence, parce qu'elles se répètent dans l'étendue des siècles. Mais nos jours que rien ne renouvelle, n'ont pas deux heures qui puissent être semblables: leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont chacune leurs besoins; s'il en est une qui ait perdu ce qui lui était propre, elle l'a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder ce que l'âge puissant n'a pas atteint.—C'est le propre de l'insensé de prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles que sa destinée les donne; il ne s'attache qu'à les considérer sous les rapports-qui peuvent les lui rendre heureuses: sans s'inquiéter inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder, à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs des convenances, et la sécurité du repos; et devant sitôt trouver, quoiqu'il arrive, le terme de sa marche, il va sans effort, il s'égare même sans inquiétude. Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde, et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable? Nul individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n'est plus vain que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature.—Si tout est nécessaire, que prétendez-vous opposer à mes ennuis? Pourquoi les blâmer; puis-je sentir autrement? Si au contraire notre sort particulier est dans nos mains, si l'homme peut choisir et vouloir, il existera pour lui des obstacles qu'il ne saurait vaincre, et des misères auxquelles il ne pourra soustraire sa vie: mais tout l'effort du genre humain ne pourrait faire plus contre lui que de l'anéantir. Celui-là seul peut être soumis à tout, qui veut absolument vivre; mais celui qui ne prétend à rien, ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des maux inévitables; je le veux bien aussi: mais quand je consens à tout quitter, il n'y a plus pour moi de maux inévitables.

Les biens nombreux qui restent à l'homme dans le malheur même ne sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux, cela est vrai dans le sens absolu, et pourtant ce serait s'abuser étrangement que de compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l'effet de vingt biens dont nous paraissons jouir; et malgré les promesses du raisonnement, il est beaucoup de maux que l'on ne saurait cesser de sentir qu'avec des efforts et du temps, si du moins l'on n'est sectaire et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la résistance du sage les use plus vite encore; mais l'industrieuse imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu'ils seront toujours remplacés avant leur terme: et comme les biens passent ainsi que les douleurs, y eût-il dans l'homme dix plaisirs pour une seule peine, si l'amertume d'une seule peine corrompt cent plaisirs pendant toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n'a plus d'illusions. Le mal reste, le bien n'est plus: par quel prestige, pour quelle fin porterais-je la vie? Le dénouement est connu; qu'y-a-t-il à faire encore? La perte vraiment irréparable est celle des désirs.

Je sais qu'un penchant naturel attache l'homme à la vie; mais c'est en quelque sorte un instinct d'habitude, il ne prouve nullement que la vie soit bonne. L'être, par cela qu'il existe, doit tenir à l'existence: la raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est remarquable que l'homme dont la raison affecte tant de mépriser l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle pour justifier les sophismes de cette même raison.

On objectera que l'impatience de la vie tient à l'impétuosité des passions; et que le vieillard s'y attache à mesure que l'âge le calme et l'éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment, si la raison de l'homme qui s'éteint vaut plus que celle de l'homme dans sa force; si chaque âge n'a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans d'autres temps; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de vieillards, ouvrages de la caducité, du moins dans leur principe, prouvent solidement en faveur de l'âge refroidi. Je répondrais seulement: toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte; une perte sans retour n'est jamais vue froidement après une longue possession; et notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie abandonner un bien dès qu'il est atteint, pour fixer nos efforts sur celui qui nous reste à acquérir, ne s'arrête dans ce qui finit que sur le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes délivrés.

Ce n'est pas ainsi que l'on doit estimer la valeur de la vie effective pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait, les mécontente, ou leur est indifférent: vos résultats seront sûrs alors. Toute autre estimation n'est qu'un moyen ne s'en imposer à soi-même; et je veux mettre une vérité claire et simple, à la place des idées confuses, et des sophismes rebattus.

L'on me dira sérieusement: arrêtez vos désirs; bornez ces besoins trop avides: mettez vos affections dans les choses faciles: pourquoi chercher ce que les circonstances éloignent? pourquoi exiger ce dont les hommes se passent si bien? pourquoi vouloir des choses utiles, tant d'autres n'y pensent même pas? pourquoi vous plaindre des douleurs publiques; voyez-vous qu'elles troublent le sommeil d'un seul heureux? que servent ces pensées d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes? ne sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui s'en rit, tout en gémissant? et vous faut-il, pour jouir de votre vie, une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux choisis, des hommes et des choses selon votre cœur? Tout est bon à l'homme pourvu qu'il existe; et partout où il peut vivre, il peut vivre bien. S'il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que lui faut-il davantage? Certes je n'ai rien à répondre à ces conseils qu'un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons en effet pour ceux qui les trouvent tels.

Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de mon impatience elle-même. Des idées sombres, mais tranquilles, me deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, dans le matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit: ce sentiment me repose et me console; c'est l'instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin des ténèbres? pourquoi la lumière m'est-elle pénible? Ils le sauront un jour; quand ils auront changé; quand je ne serai plus.

Quand vous ne serez plus! méditez-vous un crime?—Si, fatigué des maux de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l'abîme marqué pour le moment suprême, retenu par l'ami, accusé par le moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l'homme social, j'avais à répondre à ses efforts, à ses reproches; voici ce me semble ce que je pourrais dire.

J'ai tout examiné, tout connu; si je n'ai pas tout éprouvé, j'ai du moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme; elles sont intolérables parce qu'elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires, fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J'ai cherché en moi le bonheur, mais sans fanatisme; j'ai vu qu'il n'était pas fait pour l'homme seul: je le proposai à ceux qui m'environnaient, ils n'avaient pas le loisir d'y songer. J'interrogeai la multitude que flétrit la misère, et les privilégiés que l'ennui opprime; ils m'ont dit, nous souffrons aujourd'hui, mais nous jouirons demain. Pour moi je sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui s'écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux; mais moi, fatigué de ce qui peut égarer l'espoir, sans attente et presque sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l'homme qui descend dans la tombe, qu'elle s'ouvre donc pour moi: reculerais-je le terme quand il est déjà atteint? La nature offre des illusions à croire et à aimer; elle ne lève le voile qu'au moment marqué pour la mort: elle ne l'a pas levé pour vous, vivez: elle l'a levé pour moi, ma vie n'est déjà plus.

Il se peut que le vrai bien de l'homme soit son indépendance morale, et que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans des situations multipliées; que tout soit songe hors de lui, et que la paix soit dans le cœur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se reposera sa pensée désabusée? que faire dans la vie quand on est indifférent à tout ce qu'elle renferme? Quand la passion de toutes choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos cœurs; quand le charme abandonne nos désirs détrompés, l'irrémédiable ennui naît de ces cendres refroidies: funèbre, sinistre, il absorbe tout espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint. D'un effort invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos par l'oubli, le calme dans le néant.

Sans les désirs, que faire de la vie? Végéter stupidement; se traîner sur la trace inanimée des soins et des affaires; ramper énervés dans la bassesse de l'esclave, ou la nullité de la foule; penser sans servir l'ordre universel; sentir sans vivre! Ainsi, jouet lamentable d'une destinée que rien n'explique, l'homme abandonnera sa vie aux hasards et des choses et des temps. Ainsi, trompé par l'opposition de ses vœux, de sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d'un pas riant et plein d'audace vers la nuit sépulcrale. L'œil ardent, mais inquiet au milieu des fantômes, et le cœur chargé de douleurs, il cherche et s'égare, il végète et s'endort.

Harmonie du monde! Rêve sublime! Fin morale, reconnaissance sociale, lois, devoirs, mots sacrés parmi les hommes! je ne puis vous braver qu'aux yeux de la foule trompée.

A la vérité, j'abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont je n'ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais servir: ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi, pourra sentir le prix de l'union, l'autorité des devoirs, le bonheur d'être utile? J'espérais faire quelque bien, ce fut le plus flatteur, le plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d'une existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous, aveugles et dociles, la trace battue de l'ordre établi; abandonnant ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d'erreur: mais ce bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est; qu'ils vivent, et qu'utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux. Pour moi, au sein de cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je l'avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera peut-être soulagé, cent mille gémiront: et moi, impuissant au milieu d'eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses, les fruits amers de l'égarement humain; et se perpétuer comme l'œuvre inévitable de la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d'une perfectibilité qui s'essaye! Que l'on me condamne sévèrement, si je refuse le sacrifice d'une vie heureuse au bien général: mais lorsque, devant rester inutile, j'appelle une mort trop longtemps attendue, j'ai des regrets, je le répète, et non pas des remords.

Sous le poids d'un malheur passager, considérant la mobilité des impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans, n'est point un mal passager. Ce vide dans lequel ils s'écoulent lentement, qui le remplira? Qui rendra des désirs à ma vie, et une attente à ma volonté? C'est le bien lui-même que je trouve inutile; fassent les hommes qu'il n'y ait plus que des maux à déplorer! Durant l'orage, l'espoir soutient; et l'on s'affermit contre le danger parce qu'il peut finir; mais si le calme lui-même vous fatigue, qu'espérerez-vous alors? Si demain peut être bon, je veux bien attendre; mais si ma destinée est telle que demain ne pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai point ce jour funeste.

Si c'est un devoir réel d'achever la vie qui m'a été donnée, sans doute je braverai ses misères; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu'ils sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir; je ne tiens pas à l'une, je ne désire point l'autre, que la raison décide si j'ai le droit de choisir entre elles.

C'est un crime, me dit-on, de déserter la vie; mais ces mêmes sophistes qui me défendent la mort, m'exposent ou m'envoient à elle. Leurs innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m'y conduisent, ou leurs lois me la donnent. C'est une gloire de renoncer à la vie quand elle est bonne, c'est une justice de tuer celui qui veut vivre; et cette mort que l'on doit chercher quand on la redoute, ce serait un crime de s'y livrer quand on la désire! Sous cent prétextes, ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence: moi seul je n'aurais plus de droits sur moi-même? Quand j'aime la vie, je dois la mépriser; quand je suis heureux, vous m'envoyez mourir: et si je veux la mort, c'est alors que vous me la défendez; vous m'imposez la vie quand je l'abhorre[31].

Si je ne puis m'ôter la vie, je ne puis non plus m'exposer à une mort probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets? Sur le champ de bataille, ils doivent calculer les probabilités avant de marcher à l'ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L'ordre que vous leur donnez ne les justifie point: vous n'avez pas le droit de les envoyer à la mort, s'ils n'ont pas eu le droit de consentir à y être envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes: et tant d'inconséquence pourrait justifier tant d'injustice! Si je n'ai point sur moi-même ce droit de mort, qui l'a donne à la société? Ai-je cédé ce que je n'avais point? Quel principe social avez-vous inventé, qui m'explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et réciproque que ses membres n'avaient point, et comment j'ai donné pour m'opprimer, un droit que je n'avais pas même pour échapper à l'oppression? Dira-t-on que si l'homme isolé jouit de ce droit naturel, il l'aliène en devenant membre de la société? Mais ce droit est inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son préjudice. On a prouvé, avant moi, que l'homme n'a pas le droit de renoncer à sa liberté, ou en d'autres termes, de cesser d'être homme: comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur? Jusques à quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes?

Si ce pouvait être un crime d'abandonner la vie, c'est vous que j'accuserais, vous dont les innovations funestes m'ont conduit à vouloir la mort, que sans vous j'eusse éloignée; cette mort, perte universelle que rien ne répare, triste et dernier refuge qu'encore vous osez m'interdire, comme s'il vous restait quelque prise sur ma dernière heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter des droits placés hors du monde qu'elle gouverne. Opprimez ma vie; la loi est souvent aussi le droit du plus fort: mais la mort est la borne que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il faut prouver.

Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal entendus de force, de vertu, d'ordre éternel, de destination morale; dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde actuel et vrai, ou pour une vie future et éloignée de nous? Si elles sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives à un ordre de choses, peuvent m'obliger quand cet ordre n'est plus; comment ce qui règle la vie peut s'étendre au-delà; comment le mode selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces rapports ont fini; et comment j'ai pu jamais consentir que nos conventions me retinssent quand je n'en voudrais plus? Quel est le fondement, je veux dire le prétexte de vos lois? N'ont-elles pas promis le bonheur de tous; quand je veux la mort, apparemment je ne me sens pas heureux. Le pacte qui m'opprime, doit-il être irrévocable? Un engagement onéreux dans les choses particulières de la vie, peut trouver au moins des compensations; et l'on peut sacrifier un avantage quand il nous reste la faculté d'en posséder d'autres: mais l'abnégation totale peut-elle entrer dans l'idée d'un homme qui conserve quelque notion de droit et de vérité? Toute société est fondée sur une réunion de facultés, un échange de services: mais quand je nuis à la société, ne refuse-t-elle pas de me protéger? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou si elle fait beaucoup contre moi, j'ai aussi le droit de refuser de la servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt: il ne me convient plus, je le romps aussi: je ne me révolte pas, je sors.

C'est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous échapperaient; trop de preuves de la misère publique s'élèveraient contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J'étais simple de vous parler de justice! j'ai vu le sourire de la pitié dans votre regard paternel. Il me dit que c'est la force et l'intérêt qui mènent les hommes. Vous l'avez voulu: et bien! comment votre loi sera-t-elle maintenue? Qui punira-t-elle de son infraction? Atteindra-t-elle celui qui n'est plus? Vengera-t-elle sur les siens son effort méprisé? Quelle démence inutile! Multipliez nos misères, il le faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre de gloire que vous cherchez: asservissez, tourmentez, mais du moins ayez un but; soyez iniques et froidement atroces; mais du moins ne le soyez pas en vain. Quelle dérision qu'une loi de servitude qui ne sera ni obéie ni vengée!

Où votre force finit, vos impostures commencent: tant il est nécessaire à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes! C'est la nature, c'est l'intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m'attache à ma chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu'à l'instant où il vous plaira de la briser sur ma tête. Quoique vous fassiez, un Dieu vous livre ma vie; et l'ordre du monde serait interverti si votre esclave échappait.

L'Eternel m'a donné l'existence et m'a chargé de mon rôle individuel dans l'harmonie de ses œuvres; je dois le remplir jusqu'à la fin, et je n'ai pas le droit de me soustraire à son empire.—Vous oubliez trop tôt l'âme que vous m'avez donnée. Ce corps terrestre n'est que poussière, ne vous en souvient-il plus? Mais mon intelligence, souffle impérissable émanée de l'intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à sa loi. Comment quitterais-je l'empire du maître de toutes choses? Je ne change que de lieu; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et gouverne tout. Il ne m'a pas placé plus exclusivement sur la terre que dans la contrée où il m'a fait naître.

La nature veille à ma conservation; je dois aussi me conserver pour obéir à ses lois; et puisqu'elle m'a donné la crainte de la mort, elle me défend de la chercher. C'est une belle phrase: mais la nature me conserve, ou m'immole à son gré; du moins le cours des choses n'a point en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s'entr'ouvre pour m'engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m'ôte la vie qu'elle m'a fait aimer, je me l'ôte quand je ne l'aime plus: si elle m'arrache un bien, je rejette un mal: si elle livre mon existence au cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix. Puisqu'elle m'a donné la faculté de vouloir et de choisir, j'en use dans la circonstance où j'ai à décider entre les plus grands intérêts; et je ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d'elle, à choisir ce qu'elle m'inspire, ce soit l'outrager. Ouvrage de la nature, j'interroge ses lois, j'y trouve ma liberté. Placé dans l'ordre social, je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois que nul législateur n'avait le droit de faire.

Dans tout ce que n'interdit pas une loi supérieure et évidente, mon désir est ma loi, puisqu'il est le signe de l'impulsion naturelle; il est mon droit par cela seul qu'il est mon désir. La vie n'est pas bonne pour moi si, désabusé de ses biens, je n'ai plus d'elle que ses maux: elle m'est funeste alors; je la quitte, c'est le droit de l'être qui choisit et qui veut[32].

Si j'ose prononcer où tant d'hommes ont douté, c'est d'après une conviction intime: si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle n'est dictée du moins par aucune partialité: si je suis égaré, j'ose affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je pourrais l'être.


J'ai voulu savoir ce que je pouvais faire: je ne décide point ce que je ferai. Je n'ai ni désespoir, ni passion: il suffit à ma sécurité d'être certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours davantage: mais je ne suis point passionné. Je trouve aussi quelque répugnance à perdre irrévocablement mon être. S'il fallait choisir à l'instant, ou de briser tous les liens, ou d'y rester nécessairement attaché pendant vingt ans encore, je crois que j'hésiterais peu: mais je me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme aujourd'hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la manière dont je voudrais m'éteindre.

LETTRE XLII.

Lyon, 29 mai, VI.

J'ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l'a dictée. Je respecte l'amitié qui vous trompe: j'ai senti que je n'étais pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement des motifs très-louables: mais croyez que s'il y a beaucoup à dire à l'homme passionné que le désespoir entraîne, il n'y a pas un mot solide à répondre à l'homme tranquille qui raisonne sa mort.

Ce n'est pas que j'aie rien décidé. L'ennui m'accable, le dégoût m'attere. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de manger et de dormir? car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne n'est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais leur ensemble m'accable. Il faut que l'être organisé agisse, et qu'il agisse selon sa nature. Lui suffit-il d'être bien abrité, bien chaudement, bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné du murmure des eaux et du parfum des fleurs. Vous le retenez immobile: cette mollesse le fatigue, ces essences l'importunent, ces aliments choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes; qu'il agisse, qu'il souffre même; qu'il agisse, c'est jouir et vivre.

Cependant l'apathie m'est devenue comme naturelle; il semble que l'idée d'une vie active m'effraye ou m'étonne. Les choses étroites me répugnent, et leur habitude m'attache. Les grandes choses me séduiront toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce que j'aime, ce que je veux; je gémis sans cause, je désire sans objet, et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place.

Ce pouvoir que l'homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d'être, je l'envisage non pas comme l'objet d'un désir constant, non pas comme celui d'une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et de l'importunité. C'est là ma chimère. Tout homme a fait, dit-on, des châteaux en Espagne. Quelquefois le sort les réalise.


Vous me rappelez le mot éloquent qui termine une lettre de Mylord Edouard. Je n'y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le principe; mais la loi sans exception, qui défend de quitter volontairement la vie, ne m'en paraît pas une conséquence.

La moralité de l'homme, et son enthousiasme, l'inquiétude de ses vœux, le besoin d'extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin n'est pas dans les choses fugitives; que son action n'est pas bornée aux spectres visibles; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires et éternels; que son affaire est de travailler à l'amélioration ou à la réparation du monde; que sa destination est, en quelque sorte, d'élaborer, de subtiliser, d'organiser, de donner à la matière plus d'énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection, aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude, à l'ordre plus d'empire.

On le regarde comme l'agent de la nature, employé par elle à achever, à polir son ouvrage; à mettre en œuvre les portions de la matière brute qui lui sont accessibles; à soumettre aux lois de l'harmonie les composés informes; à purifier les métaux, à embellir les plantes; à dégager ou combiner les principes; à changer les substances grossières en substances volatiles, et la matière inerte en matière active; à rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s'élever et s'avancer lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d'ordre, d'harmonie, d'activité.

Dans cette hypothèse, l'homme qui est digne d'un aussi grand ministère, vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu'au dernier moment. Je respecte cette constance; mais il ne m'est pas prouvé que ce soit là son poste. Si l'homme survit à la mort apparente, pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre que dans la condition, dans le lieu où il est né. Si au contraire la mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé si ce n'est d'une amélioration sociale. Ses devoirs subsistent, mais nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l'obliger au-delà, ni l'obliger de rester obligé. C'est dans l'ordre social qu'il doit contribuer à l'ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes. Sans doute l'homme de bien ne quittera pas la vie tant qu'il pourra y être utile: être utile et être heureux sont pour lui une même chose; s'il souffre et qu'en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu'il éprouve est plus grand que le bien qu'il opère, il peut tout quitter: il le devrait quand il est inutile et malheureux, s'il pouvait être assuré que sous ces deux rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son consentement; s'il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui resterait-il? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là: sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup pour être un peu utile, c'est une vertu qu'on peut conseiller dans la vie, mais non un devoir qu'on puisse prescrire à celui qui s'en retire. Tant que vous usez des choses, c'est une vertu obligatoire; à ces conditions, vous êtes membre de la cité: mais quand vous renoncez au pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu'entend-on d'ailleurs par être utile, en disant que chacun peut l'être. Un cordonnier, en faisant bien son métier, sauve à ses pratiques le désagrément d'avoir des cors: cependant je doute qu'un cordonnier très-malheureux, soit en conscience obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre la mesure du pied. Quand c'est ainsi que nous sommes utiles, il nous est bien permis de cesser de l'être. L'homme est souvent admirable en supportant la vie; mais ce n'est pas à dire qu'il y soit toujours obligé.

Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais quelque simple que je la trouve, ne pensez pas que je m'entête de cette idée, et que je mette plus d'importance à l'acte volontaire qui peut terminer la vie, qu'à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas que mourir soit une si grande affaire; tant d'hommes meurent sans avoir le temps d'y penser, sans même le savoir. Une mort volontaire doit être réfléchie sans doute, mais il en est de même de toute les actions dont les conséquences ne sont pas bornées à l'instant présent.

Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu'elle pourra exiger de nous. Il est bon d'y avoir pensé d'avance, afin de ne se pas trouver dans l'alternative d'agir sans avoir délibéré, ou de perdre en délibérations l'occasion d'agir. Un homme qui sans s'être fait des principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses devoirs; il commence par manquer aux engagements les plus saints, il y pensera peut-être ensuite. Combien d'actions héroïques n'eussent pas été faites s'il eût fallu avant de hasarder sa vie, donner une heure à la discussion.

Je vous le répète, je n'ai point pris de résolution: mais j'aime à voir qu'une ressource infaillible par elle-même, et dont l'idée peut souvent diminuer mon impatience, ne m'est pas interdite.

LETTRE XLIII.

Lyon, 30 mai, VI.

La Bruyère a dit: Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à une personne raisonnable et d'en être gouverné en toutes choses, et absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin de délibérer: je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné par la raison.

Moi je vous dis que je voudrais être esclave afin d'être indépendant: mais je ne le dis qu'à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une plaisanterie. Un homme chargé d'un rôle dans ce monde et qui peut faire céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu'un esclave, ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu'il peut vivre selon sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S'ils font un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un filet, les repousse dans leur nullité; c'est un ressort qui réagit d'autant plus qu'il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que fasse un pauvre homme ainsi embarrassé. Malgré sa liberté apparente, il ne peut pas plus produire au-dehors des actes de sa vie que celui qui consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers, s'attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire: courage! il faut entreprendre, il faut oser; faites comme nous. Ils ne voient point que ce n'est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les choses; mais je crois qu'elles sont conduites au moins en partie, par une force étrangère à l'homme; et qu'il faut, pour réussir, un concours indépendant de notre volonté.

S'il n'y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort d'un peuple: toute destinée serait livrée à une supputation obscure: le monde serait autre, il n'aurait plus de lois, puisqu'elles n'auraient plus de suite. Qui n'en voit l'impossibilité? Il y aurait contradiction; des hommes de bien deviendraient fortunés!

S'il n'y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi, que pour avoir des miroirs, des chandelles romaines, des cravates élastiques et des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu'une seule faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence d'homme. Une femme, pour avoir oublié l'avenir durant moins d'une minute, n'a plus dans cet avenir que neuf mois d'amères sollicitudes et une vie d'opprobre. L'odieux étourdi qui vient de tuer sa victime, va le lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne voyez pas que cet état des choses où un incident perd la vie morale, où un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l'édifice social, n'est qu'un amas de misères masquées et d'erreurs illusoires, et que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d'un grand prix parce qu'ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement: c'est comme cela que le monde est fait. Sans doute; et n'est-ce pas une preuve que nous ne sommes autre chose dans l'univers que des figures burlesques qu'un charlatan agite, oppose, promène en tous sens; fait rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser..... qui? Je ne le sais pas. Mais c'est pour cela que je voudrais être esclave: ma volonté serait soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée: cependant je ne le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais pas; il s'ensuit que tout mon être est dans l'assujettissement, sans se résoudre à le souffrir.

Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire ses affaires; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je le sens profondément), rien de ce qui est possible à l'homme et sublime selon sa pensée, n'est inaccessible à ma nature: et pourtant, je le sens de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée: elle est déjà frappée de mort; son agitation est aussi vaine qu'immodérée; elle est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir; il faut donc que je veuille toutes choses, car enfin je ne puis trouver de repos quand je suis consumé de besoins, je ne puis m'arrêter à rien dans le vide. Je voudrais être heureux! Mais quel homme aura le droit d'exiger le bonheur sur une terre où presque tous s'épuisent tout entiers seulement à diminuer leurs misères.

Si je n'ai point la paix du bonheur, il me faut l'activité d'une vie forte. Certes je ne veux pas me traîner de degrés en degrés; prendre place dans la société; avoir des supérieurs, avoués pour tels, afin d'avoir des inférieurs à mépriser. Rien n'est burlesque comme cette hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement nuancées, et embrasse tout l'état, depuis le prince soumis à Dieu seul, dit-il, jusqu'au plus pauvre décroteur du faubourg, soumis à la femme qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d'hôtel n'ose marcher dans l'appartement de monsieur; mais dès qu'il s'est retourné vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des hommes le marmiton qui tremble sous lui: pas du tout; car il commande très-durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l'on charge des commissions, est homme de confiance: il donne lui-même ses commissions au valet dont la figure moins heureuse est laissée aux gros ouvrages: et le mendiant qui a su se mettre en vogue, accable de tout son génie le mendiant qui n'a pas d'ulcère.

Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la position à laquelle son caractère le rend propre: ou bien celui-là encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée conduit dans toutes les situations possibles à l'homme, et qui dans toutes, sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est Morgan; maître d'un peuple, il est Lycurgue; chez des barbares, il est Odin; chez les Grecs, il est Alcibiade; dans le crédule Orient, il est Zerdust: il vit dans la retraite comme Philoclès; maître du monde, il gouverne comme Trajan[33]; dans une terre sauvage, il s'affermit pour d'autres temps, il dompte les caymans, il traverse les fleuves à la nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe à la lave des volcans[34], il détruit autour de son asile l'ours du Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l'homme doit si peu vivre, et la durée de ce qu'il laisse après lui a tant d'incertitude! Si son cœur n'était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques amis dignes d'en jouir sans détruire son ouvrage.

Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience; et comme ils voient toutes choses d'un même œil, ils trouvent dans leur quiétude la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s'opposent souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme il s'offre, et mépriser l'espoir ainsi que les craintes de l'avenir, il n'est qu'un moyen sûr, facile et simple, c'est d'éloigner de son idée cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu'elle est toujours incertaine. Pour n'avoir ni craintes ni désir, il faut tout abandonner à l'événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon qu'il arrive; et, l'heure suivante dût-elle amener la mort, n'en pas user moins paisiblement de l'instant présent. Une âme ferme habituée à des considérations élevées, peut parvenir à l'indifférence du sage sur ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des biens: mais quand il faut songer à cet avenir, comment n'en être pas inquiété? S'il faut le disposer, comment l'oublier? S'il faut arranger, projeter, conduire, comment n'avoir point de sollicitude? On doit prévoir les incidents, les obstacles, les succès; or, les prévoir, c'est les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir; et vouloir, c'est être dépendant. Le grand mal est d'être force d'agir librement. L'esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n'a que des devoirs personnels; il est conduit par la loi de sa nature: c'est la loi naturelle à l'homme, et elle est simple. Il est encore soumis à son maître; mais cette loi là est claire. Epictète fut plus heureux que Marc-Aurèle. L'esclave est exempt de sollicitudes, elles sont pour l'homme libre: l'esclave n'est pas obligé de chercher sans cesse à accorder lui-même avec le cours des choses; concordance toujours incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie de l'homme qui veut raisonner sa vie. Certainement c'est une nécessité, c'est un devoir de songer à l'avenir, de s'en occuper, d'y mettre même ses affections lorsqu'on est responsable du sort des autres. L'indifférence alors n'est plus permise; et quel est l'homme, même isolé en apparence, qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive en chercher les moyens? Quel est celui dont l'insouciance n'entraînera jamais d'autres maux que les siens propres?

Le sage d'Epicure ne doit avoir ni femme ni enfants, mais cela même ne suffit pas encore. Dès-lors que les intérêts de quelqu'autre sont attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie.

Qu'arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est né pour s'en irriter? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera ni au-dessus des événements parce qu'il ne le doit pas, ni propre à en bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans les affaires: et il ne fera rien de bon parce qu'il ne pourra rien faire selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l'on veut vivre indépendant: il faudrait peut-être n'avoir pas même d'amis; mais être ainsi seul, c'est vivre bien tristement, c'est vivre inutile. Un homme qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses, peut ne tenir à aucun individu en particulier, les peuples sont ses amis; et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l'être d'un homme: mais il me semble que dans la vie obscure, il faut au moins chercher quelqu'un avec qui l'on ait des devoirs à remplir. Cette indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui n'est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est affreux de finir ses jours on disant: nul cœur n'a été heureux par mon moyen; nulle félicité d'homme n'a été mon ouvrage; j'ai passé impassible et nul, comme le glacier qui dans les autres des montagnes, a résisté aux feux du midi, mais qui n'est pas descendu dans la vallée protéger de ses eaux les pâturages flétris sous leurs rayons brûlants.

La religion finit toutes ses anxiétés; elle fixe tant d'incertitudes; elle donne un but qui n'étant jamais atteint, n'est jamais dévoilé; elle nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes; elle nous promet des biens dont l'espoir reste toujours, parce que nous ne saurions en faire l'épreuve; elle écarte l'idée du néant, elle écarte les passions de la vie; elle nous débarrasse de nos maux désespérants, de nos biens fugitifs; et elle met à la place un songe dont l'espérance, meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu'à la mort. Elle est aussi bienfaisante qu'elle est solennelle: mais elle semble n'exister que pour ouvrir au cœur de l'homme des abîmes nouveaux. Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire: en désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver; en regrettant sa sécurité, ils ne sauraient en jouir: ils cherchent ces célestes espérances, et ils ne voient qu'un rêve des mortels; ils aiment la récompense de l'homme bon, mais ils ne voient pas qu'ils aient mérité de la nature; ils voudraient perpétuer, leur être, et ils voient que tout passe. Tandis que le novice à peine tonsuré, entend distinctement les anges qui célèbrent ses jeunes et ses mérites, eux qui ont le sentiment de la vertu, savent assez qu'ils n'atteignent point sa sublime hauteur: accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n'ont pas une autre attente que de désirer, de s'agiter et de passer comme l'ombre qui n'a rien connu.

LETTRE XLIV.

Lyon, 15 juin, VI.

J'ai relu, j'ai pesé vos objections, ou si vous voulez, vos reproches: c'est ici une question sérieuse; je vais y répondre à-peu-près. Si les heures que l'on passe à discuter sont ordinairement perdues, celles qu'on passe à s'écrire ne le sont point.

Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute à mon malheur, dépende de moi? Le plus sûr est de croire: je ne le conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l'on n'a pas moins dit, que cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale.

J'observe d'abord que je ne prétends point décider; que j'aimerais même à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d'affirmer. Sans doute c'est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on désirerait la réalité, mais j'ignore comment on peut échapper à ce malheur[35] quand on y est tombé.

La mort, dites-vous, n'existe point pour l'homme. Vous trouvez impie le hic jacet. L'homme de bien, l'homme de génie n'est pas là sous ce marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela? Dans ce sens hic jacet sera faux sur la tombe d'un chien: son instinct fidèle et industrieux n'est plus là. Où est-il? Il n'est plus.

Vous me demandez ce, qu'est devenu le mouvement, l'esprit, l'âme de ce corps qui vient de pourrir: la réponse est très-simple. Quand le feu de votre cheminée s'éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le quitte, comme chacun sait, et s'en va dans un autre monde pour y être éternellement récompensé s'il a réchauffé vos pieds, et éternellement puni s'il a brûlé vos pantoufles.

Ainsi l'harmonie de la lyre que l'Ephore vient de faire briser, passera de pipeaux en sifflets, jusqu'à ce qu'elle ait expié par des sons plus austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale. Rien ne peut être anéanti. Non: un être, un corpuscule n'est pas anéanti; mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que l'âme de l'homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel. Mais si l'idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste elle-même, cela ne prouve point qu'elle ne soit pas un rêve. Ce dogme est beau et consolant sans doute; mais ce que j'y vois de beau, ce que j'y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même l'espérance de le croire. Quand un sophiste s'avisera de me dire que si je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours jeune, possédant tout ce qu'il faut au bonheur, puissant pour faire le bien, et dans une sorte d'impuissance de vouloir aucun mal; ce songe flattera sans doute mon imagination, j'en regretterai peut-être les promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité.

En vain il m'objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S'il me promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit, cela ne serait pas en mon pouvoir. S'il me disait ensuite: à la vérité, je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes; mais ne les avertissez point, car c'est, pour les consoler; ne pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent et souffrent dans une même incertitude, quelques cent millions d'immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou imbéciles, trompés ou atroces, nul n'a encore prouvé que ce fût un devoir de dire ce qu'on croit consolant, et de taire ce que l'on croit vrai.

Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Il nous faut à la fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre; nous vivrons donc un jour; conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation pour le malheureux; cela même est une raison de plus pour que la vérité m'en soit suspecte. C'est un assez beau rêve qui dure jusqu'à ce qu'on s'endorme pour jamais. Conservons cet espoir: heureux celui qui l'a! Mais convenons que la raison qui le rend si universel n'est pas difficile à trouver.

Il est vrai qu'on ne risque rien d'y croire quand on peut: mais il ne l'est pas moins que le grand Paschal a dit une puérilité quand il a dit: Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez beaucoup en ne croyant pas. Ce raisonnement est décisif, s'il s'agit de la conduite, il est absurde quand c'est la foi que l'on demande. Croire a-t-il jamais dépendu de la volonté?

L'homme de bien ne peut que désirer l'immortalité. On a osé dire d'après cela: le méchant seul n'y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle, plusieurs des plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l'intolérance serait atroce, s'il n'était pas imbécile.

Tout homme qui croit finir en mourant est l'ennemi de la société; il est nécessairement égoïste et méchant avec prudence: autre erreur. Helvétius connaissait mieux les différences du cœur humain, lorsqu'il disait: il y a des hommes si malheureusement nés qu'ils ne sauraient se trouver heureux que par des actions qui mènent à la Grève. Il y a aussi des hommes qui ne peuvent être bien qu'au milieu des hommes contents, qui se sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être satisfaits d'eux-mêmes que s'ils contribuent à l'ordre des choses et à la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire beaucoup à l'étang de soufre.

Au moins, objectera-t-on, la foule n'est pas ainsi organisée. Dans le vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt personnel, et sera méchant s'il n'est utilement trompé. Ceci peut être vrai jusqu'à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient jamais être détrompés, il n'y aurait plus qu'à décider si l'intérêt public donne le droit de tromper, et si c'est un crime ou du moins un mal de dire la vérité contraire. Mais, si cette erreur utile, ou donnée pour telle, ne peut avoir qu'un temps; s'il est inévitable qu'un jour on cesse de croire sur parole; ne faut-il point avouer que tout votre édifice moral restera sans appui quand une fois ce brillant échafaudage se sera écroulé. Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts d'assurer le présent, vous exposez l'avenir à la subversion la plus sinistre et peut-être la plus irrémédiable. Si au contraire vous eussiez su trouver dans le cœur humain les bases naturelles de sa moralité; si vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux institutions de la cité; votre ouvrage plus difficile, il est vrai, et plus savant, eût été durable comme le monde.

Si donc il arrivait que mal persuadé de ce que n'ont pas cru eux-mêmes plusieurs des plus vénérés d'entre vous, on vînt à dire: les nations commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses positives; la morale se déprave, et la foi n'est plus. Il faut se hâter de prouver aux hommes qu'indépendamment d'une vie future, la justice est nécessaire à leurs cœurs; que pour l'individu même, il n'y a point de bonheur sans la raison; et que les vertus morales sont des lois de la nature aussi nécessaires à l'homme en société que les lois des besoins des sens. Si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l'ordre par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus d'union, de conformités et de jouissances: si, laissant dans le doute ce qui n'a jamais été prouvé, ils rappelaient aux hommes les principes de justice et d'amour universel qu'on ne saurait contester: s'ils se permettaient de leur parler des voies invariables du bonheur: si, entraînés par la vérité qu'ils sentent, qu'ils voient et que vous reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l'annoncer de différentes manières et à la persuader avec le temps: pardonnez, ministres de vérité, à des moyens qui ne sont pas précisément les vôtres, mais qui serviront la vérité; considérez, je vous prie, qu'il n'est plus d'usage de lapider, que les miracles modernes ont fait beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu'il faudra que vous changiez avec eux.

Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère, rend très-utiles ou très-funestes, tout-à-fait bons ou tout-à-fait médians, les uns vénérables, les autres dignes d'exécration. Je reviens à votre lettre. Je ne réponds pas à tous ses points, parce que la mienne serait trop longue; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse en effet, sans observer qu'elle n'est pas aussi fondée qu'elle pourrait d'abord le paraître.

La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois mystérieuses: l'ordre est sa mesure, l'intelligence est son mobile: il n'y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures, à nos dogmes inexplicables. Plus loin qu'on ne pense.[36]

Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux moyens secrets des forces invisibles; beaucoup d'hommes extraordinaires ont donc été superstitieux: je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas à la manière des petits esprits. L'historien d'Alexandre dit qu'il était superstitieux, frère Labre l'était aussi: mais Alexandre et frère Labre ne l'étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques différences entre leurs pensées. Je crois que nous reparlerons de cela une autre fois.

Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n'y vois pas une grande preuve d'origine divine. Tous les genres de fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de sang-froid.

Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu'ils donnent beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les bourreaux leur ouvrent le ciel, on crie que sans la grâce d'en haut, ils n'auraient jamais eu la force d'accepter une félicité éternelle. En général, je n'aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui m'étonnât à leur place. Le prix est assez grand: mais eux sont souvent bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l'enfer à gauche, le purgatoire à droite, et le ciel en face. Je ne dis pas qu'il n'y ait point d'exceptions; il me suffit qu'elles soient rares.

Si la religion a fait de grandes choses, c'est avec des moyens immenses. Celles que la bonté du cœur a faites tout naturellement, sont moins éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônées, mais plus sûres comme plus utiles.

Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles, sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en tirerait de belles preuves de son institution divine.

A demain.


Examinez deux choses: si la religion n'est pas un des plus faibles moyens sur la classe qui reçoit ce qu'on appelle de l'éducation: et s'il n'est pas absurde qu'il ne soit donné de l'éducation qu'à la dixième partie des hommes.

Quand on a dit que le Stoïcien n'avait qu'une fausse vertu, parce qu'il ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l'impudence du zèle à un excès rare.

C'est un exemple non moins curieux de l'absurdité où la fureur du dogme peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tilotson: la véritable raison pour laquelle un homme est athée, c'est qu'il est méchant.

Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette multitude que l'on ne forme pas, dont on ne s'inquiète pas, que l'on fait naître et qu'on abandonne au hasard des affections ineptes et des habitudes crapuleuse. Cela prouve seulement qu'il n'y a que misère et confusion sous le calme apparent des vastes Etats; que la politique, dans la véritable acception de ce mot, s'est absentée de notre terre où la diplomatie, où l'administration financière font des pays florissants pour les poèmes, et gagnent des victoires pour les gazettes.

Je ne veux point discuter une question compliquée: que l'histoire prononce! Mais n'est-il pas notoire que les terreurs de l'avenir ont retenu bien peu de gens disposés à n'être retenus par aucune autre chose. Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus directs, et dès-lors plus puissants. Puisque l'homme avait reçu le sentiment de l'ordre, puisqu'il était dans sa nature, il fallait en rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de scélérats que vos dogmes n'en laissent; et vous eussiez eu de moins tous ceux qu'ils font.

On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le cœur le supplice du remords, et qu'ils y laissent pour toujours le trouble; et l'on dit qu'un athée, s'il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son ennemi: c'est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes qui écrivent sur des choses révellées n'auraient aucun prétexte qui excusât l'incertitude et les variations: ils en sont tellement éloignés, qu'ils n'en pardonnent pas même l'apparence à ces profanes qui annoncent avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non l'infaillibilité.

Qu'importe, diront-ils encore, d'être content de soi-même si l'on ne croit pas à la vie future? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est tout alors.

S'il n'y avait point d'immortalité, poursuivent-ils, qu'est-ce que l'homme vertueux aurait gagné à bien faire? Il y aurait gagné tout ce que l'homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l'homme vertueux n'estime pas, c'est-à-dire ce que vos passions ambitionnent souvent malgré votre croyance.

Sans l'espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez point de mobile: mais la tendance à l'ordre ne peut-elle faire une partie essentielle de nos inclinations, de notre instinct, comme la tendance à la conservation, à la reproduction? N'est-ce rien que de vivre dans le calme et la sécurité du juste?

Dans l'habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos idées célestes, tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure, vous supposez toujours que tout ce qui n'est pas surnaturel est vil, que tout ce qui n'exalte pas l'homme jusqu'au séjour des béatitudes, le rabaisse nécessairement au niveau de la brute; que des vertus terrestres ne sont qu'un déguisement misérable; et qu'une âme bornée à la vie présente n'a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi l'homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les douleurs, d'équité parmi les fourbes, et d'efforts généreux que le ciel doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans l'attente d'un repos céleste; ce sage dont l'âme est nourrie du calme de la vertu, et pour qui bien faire c'est vivre, changeant de besoins présents parce qu'il a changé de système sur l'avenir, et ne voulant plus du bonheur actuel parce qu'il pourrait bien ne pas durer toujours, va tramer une perfidie contre l'ancien ami qui n'a jamais douté de son cœur; il va s'occuper des moyens vils mais secrets d'obtenir de l'or et du pouvoir; et pourvu qu'il échappe à la justice des hommes, il va croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à opprimer les malheureux, à ne garder de l'honnête homme qu'un dehors prudent, et à mettre dans son cœur tous les vices qu'il avait abhorré jusqu'alors? Sérieusement, je n'aimerais pas faire une pareille question à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs; car s'ils me répondaient par la négative, je leur dirais qu'ils sont très-inconséquents, or il ne faut jamais perdre de vue que des inspirés n'ont pas d'excuse en cela; et s'ils osaient avancer l'affirmative, ils me feraient pitié.

Si l'idée de l'immortalité a tous les caractères d'un songe admirable, celle de l'anéantissement n'est pas susceptible d'une démonstration rigoureuse. L'homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout entier: n'est-ce pas assez pour l'affermir?

Si, pour être juste, on avait besoin de l'espoir d'une vie future, cette possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour celui qui raisonne sa vie; les considérations du temps présent peuvent lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même; car il a le besoin présent d'être juste. Les autres hommes n'écoutent que les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s'agit des rites religieux; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de l'opinion, celle des lois, les penchants de l'âme sont leur seule règle. Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns; les véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n'y a pas de danger temporel.

Donnez aux hommes la justesse de l'esprit et la bonté du cœur, vous aurez une telle majorité d'hommes de bien, que le reste sera entraîné par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous les genres de contrainte ont des effets funestes, et des résultats éphémères: il faudra enfin persuader.

J'ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu'inépuisable.

Je suis si loin d'avoir de la partialité contre le Christianisme, que je déplore ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux, de la perte du christianisme: avec cette différence néanmoins qu'ils le regrettent tel qu'il fut exécuté, tel même qu'il existait il y a un demi-siècle; et que je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable.

Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres païens et les nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la Sagesse antique à force de mêler les races, de détruire les écrits, d'expliquer et de confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour chercher des idées absurdes qu'on puisse admirer, et de personnifier les êtres abstraits afin d'avoir beaucoup à adorer.

Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de vie, l'Intelligence, la Lumière, l'Eternel n'était plus que le mari de Junon: l'Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n'étaient plus que l'amante d'Adonis: la Sagesse impérissable n'était plus connue que par son hibou: les grandes idées de l'immortalité et de la rémunération consistaient dans la crainte de tourner une roue et dans l'espoir de se promener sous des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une multitude hiérarchique agitée de passions misérables: le résultat, du génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n'étaient plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans les villes.

Rome avait changé le monde, et Rome changeait. La Terre inquiète, agitée, opprimée ou menacée, instruite et trompée, ignorante et désabusée, avait tout perdu sans avoir rien remplacé; encore endormie dans l'erreur, elle était déjà étonnée du bruit confus des vérités que la science cherchait.

Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit de ressentiment et de vengeance contre le Peuple-roi, tout rapprochait les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions n'étaient plus; l'amour de la cité, l'esprit de séparation, d'isolement, de haine pour les étrangers, s'était affaibli dans le désir général de résister aux vainqueurs de la terre, ou dans la nécessité d'en recevoir des lois: le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des peuples n'étaient plus que des traditions de province: le Dieu du Capitole avait fait oublier leurs Dieux, et l'apothéose des empereurs le faisait oublier lui-même; partout, les autels les plus fréquentés étaient ceux des Césars.

C'était la plus grande époque de l'histoire du monde: il fallait élever un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés des diverses régions connues.

Il fallait une croyance sublime puisque la morale était méconnue: il fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles, puisque les lumières s'étendaient. Puisque tous les cultes étaient avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l'homme qui cherche à agrandir son âme par l'idée d'un Dieu du monde. Il fallait des rites imposants, rares, désirés, mystérieux mais simples, des rites comme surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l'homme qu'à son cœur. Il fallait ce qu'un grand génie pouvait seul établir, et que je ne fais qu'entrevoir.

Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu propres à scandaliser les faibles: vous avez mêlé ce composé hasardeux à une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement austère, seul point sur lequel vous n'ayez pas été gauches. Vous passez quelques centaines d'années à arranger tout cela par inspiration; et votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n'est fait pour durer qu'à-peu-près autant de temps que vous en mettez à l'achever.

Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le sacerdoce aux premiers venus, et d'avoir une populace d'hommes-de-Dieu. On multiplia hors de toute mesure ce sacrifice auguste dont la nature était essentiellement l'unité: on parut ne voir jamais que les effets directs et les convenances du moment: on mit partout des sacrificateurs et des confesseurs; on fit partout des prêtres et des moines, ils se mêlèrent de tout, et partout on en trouve des troupes dans le luxe ou dans la mendicité.

Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n'est pas bon qu'en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à des millions d'individus: c'est les abandonner continuellement aux derniers des hommes; c'est en compromettre la sainte dignité; c'est effacer l'empreinte sacrée dans un commerce trop habituel; c'est avancer de beaucoup l'instant ou doit périr tout ce qui n'a pas des fondements impérissables.

LETTRE XLV.

Chessel, 27 juillet, VI.

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Je n'ai jamais affirmé que ce fût une faiblesse d'avoir une larme pour des maux qui ne nous sont point personnels, pour un malheureux qui nous est étranger, mais qui nous est connu. Il est mort: c'est peu de chose, qui est-ce qui ne meurt pas? mais il a été constamment malheureux et triste; jamais l'existence ne lui a été bonne; il n'a encore eu que des douleurs, et maintenant il n'a plus rien. Je l'ai vu, je l'ai plaint: je le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs éclatants: mais en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d'ennuis; il y est resté, il y a vécu, il y a vieilli avant l'âge, il s'y est éteint.

Je n'ai pas oublié ce bien de campagne qu'il désirait, et que j'allai voir avec lui, parce que j'en connaissais le propriétaire. Je lui disais; vous y serez bien, vous y aurez des années meilleures, elles vous feront oublier les autres; vous prendrez cet appartement-ci, vous y serez seul et tranquille.—J'y serais heureux, mais je ne le crois pas.—Vous le serez demain, vous allez passer l'acte.—Vous verrez que je ne l'aurai point.

Il ne l'eut pas: vous savez comment tout cela tourna. La multitude des hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns; comme le plus grand nombre des enfants meurt, et est sacrifié à l'existence de ceux qui resteront; comme des millions de glands le sont à la beauté des grands chênes qui doivent couvrir librement un vaste espace. Et, ce qui est déplorable, c'est que dans cette foule que le sort abandonne et repousse dans les marais bourbeux de la vie, il se trouve des hommes qui ne sauraient descendre comme leur sort, et dont l'énergie impuissante s'indigne en s'y consumant. Les lois générales sont fort belles: je leur sacrifierais volontiers un an, deux, dix ans même de ma vie; mais tout mon être, c'est trop: ce n'est rien dans la nature, c'est tout pour moi. Dans ce grand mouvement, sauve qui peut, dit-on: cela serait assez bien, si le tour de chacun venait tôt ou tard, ou si du moins on pouvait l'espérer toujours: mais quand la vie s'écoule, quoique l'instant de la mort reste incertain, l'on sait bien du moins que l'on s'en va. Dites-moi où est l'espérance de l'homme qui arrive à soixante ans sans avoir encore autre chose que de l'espérance! Ces lois de l'ensemble, ce soin des espèces, ce mépris des individus, cette marche des êtres est bien dure pour nous qui sommes des individus. J'admire cette providence qui taille tout en grand; mais comme l'homme est culbuté parmi les rognures! et que nous sommes plaisants de nous croire quelque chose! Dieux par la pensée, insectes pour le bonheur, nous sommes ce Jupiter dont le temple est aux petites maisons; il prend pour une cassolette d'encens l'écuelle de bois où fume la soupe qu'on apporte dans sa loge; il règne sur l'Olympe, jusqu'à l'instant où le plus vil geôlier lui donnant un soufflet, le rappelle à la vérité, pour qu'il baise la main et mouille de larmes son pain moisi.

Infortuné! vous avez vu vos cheveux blanchir, et dans tant de jours, vous n'en avez pas eu un de contentement, pas un; pas même le jour du mariage funeste, du mariage d'inclination qui vous a donné une femme estimable, et qui vous a perdu tous deux. Tranquilles, aimants, sages, vertueux, religieux, tous deux la bonté même, vous avez vécu plus mal ensemble que ces insensés que leurs passions entraînent, qu'aucun principe ne retient, et qui ne sauraient imaginer à quoi peut servir la bonté du cœur. Vous vous êtes marié pour vous aider mutuellement, disiez-vous, pour adoucir vos peines en les partageant, pour faire votre salut: et le même soir, le premier soir, mécontents l'un de l'autre et de votre destinée, vous n'eûtes plus d'autre vertu ni d'autre consolation à attendre que la patience de vous supporter jusqu'au tombeau. Quel fut donc votre malheur, votre crime? de vouloir le bien, de le vouloir trop, de ne pouvoir jamais le négliger, de le vouloir minutieusement et avec assez de passion pour ne le considérer que dans le détail du moment présent.

Vous voyez que je les connaissais. On paraissait me voir avec plaisir: on voulait me convertir; et quoique ce projet n'ait pas absolument réussi, nous jasions assez ensemble. C'est lui surtout dont le malheur me frappait. Sa femme n'était ni moins bonne ni moins estimable; mais plus faible, elle trouvait dans son abnégation un certain repos où devait s'engourdir sa douleur. Dévote avec tendresse, offrant ses amertumes, et remplie de l'idée d'une récompense future, elle souffrait, mais d'une manière qui n'était pas sans dédommagement. Il y avait d'ailleurs dans ses maux quelque chose de volontaire; elle était malheureuse par goût; et ses gémissements, comme ceux des saints, quoique très-pénibles quelquefois, lui étaient précieux et nécessaires.

Pour lui, il était religieux sans être absorbé par la dévotion: il était religieux par devoir, mais sans fanatisme, et sans faiblesses comme sans momerie; pour réprimer ses passions, et non pas pour en suivre une plus particulière. Je n'assurerais pas même qu'il ait joui de cette conviction sans laquelle la religion peut plaire, mais ne saurait suffire.

Ce n'est pas tout: on voyait comment il eût pu être heureux; on sentait même que les causes de son malheur n'étaient pas dans lui. Mais sa femme eût été à-peu-près la même, dans quelque situation qu'elle eût vécu: elle eût trouvé partout le moyen de se tourmenter et d'affliger les autres, en ne voulant que le bien, en ne s'occupant nullement d'elle-même, en croyant sans cesse se sacrifier pour tous; mais en ne sacrifiant jamais ses idées, en prenant sur elle tous les efforts, excepté celui de changer sa manière. Il semblait donc que son malheur appartînt en quelque sorte à sa nature; et on était plus disposé à s'en consoler et à prendre là-dessus son parti, comme sur l'effet d'une destinée irrévocable. Au contraire, son mari eût vécu comme un autre, s'il eût vécu avec tout autre qu'avec elle. On sait quel remède trouver à un mal ordinaire, et surtout à un mal qui ne mérite pas de ménagement: mais c'est une misère à laquelle on ne peut espérer de terme, de ne pouvoir que plaindre celle dont la perpétuelle manie nous déplaît avec amitié, nous harcèle avec douceur, et nous impatiente toujours sans se déconcerter jamais; qui ne nous fait mal que par une sorte de nécessité, qui n'oppose à notre indignation que des larmes pieuses, qui en s'excusant fait pis encore qu'elle n'avait fait; et qui avec de l'esprit, mais dans un aveuglément inconcevable, fait en gémissant tout ce qu'il faut pour nous pousser à bout.

Si quelques hommes ont été un fléau pour l'homme, ce sont bien les législateurs profonds qui ont rendu le mariage indissoluble, afin que l'on fut forcé de s'aimer. Pour compléter l'histoire de la sagesse humaine, il nous en manque un, qui voyant la nécessité de s'assurer de l'homme suspecté d'un crime et l'injustice de rendre malheureux en attendant son jugement celui qui peut être innocent, ordonne dans tous les cas vingt ans de cachot provisoirement, au lieu d'un mois de prison, afin que la nécessité de s'y faire adoucisse le sort du détenu et lui rende sa chaîne aimable.

On ne remarque pas assez quelle insupportable répétition de peines comprimantes, et souvent mortelles, produisent dans le secret des appartements, ces humeurs difficiles, ces manies tracassières, ces habitudes orgueilleuses à-la-fois et petites, où s'engagent, par hasard, sans le soupçonner et sans pouvoir s'en retirer, tant de femmes à qui on n'a jamais cherché à faire connaître le cœur humain. Elles achèvent leur vie avant d'avoir découvert qu'il est bon de savoir vivre avec les hommes: elles élèvent des enfants ineptes comme elles; c'est une génération de maux, jusqu'à ce qu'il survienne un tempérament heureux qui se forme lui-même un caractère; et tout cela, parce qu'on a cru leur donner une éducation très-suffisante en leur apprenant à coudre, danser, mettre le couvert et lire les psaumes en latin.

Je ne sais pas quel bien il peut résulter de ce qu'on ait des idées étroites, et je ne vois pas qu'une imbécile ignorance soit de la simplicité: l'étendue des vues produit au contraire moins d'égoïsme, moins d'opiniâtreté, plus de bonne-foi, une délicatesse officieuse, et cent moyens de conciliation. Chez les gens trop bornés, à moins que le cœur ne soit d'une bonté extrême, et qu'il faut rarement attendre, vous ne voyez qu'humeur, oppositions, entêtement ridicule, altercations perpétuelles; et la plus faible altercation devient en deux minutes une dispute pleine d'aigreur. Des reproches amers, des soupçons hideux, des manières brutes semblent, à la moindre occasion, brouiller ces gens-là pour jamais. Il y a cependant chez eux une chose heureuse, c'est que comme l'humeur est leur seul mobile, si quelque bêtise vient les divertir, ou si quelque tracasserie contre une autre personne vient les réunir, voilà mes gens qui rient ensemble et se parlent à l'oreille, après s'être traités avec le dernier mépris: une demi-heure plus tard, voici une fureur nouvelle; un quart-d'heure après cela chante ensemble. Il faut rendre à de telles gens cette justice qu'il ne résulte ordinairement rien de leur brutalité, si ce n'est un dégoût insurmontable dans ceux que des circonstances particulières engageraient à vivre avec eux.

Vous êtes hommes, vous vous dites chrétiens: et cependant, malgré les lois que vous ne sauriez désavouer, et malgré celles que vous adorez, vous fomentez, vous perpétuez une extrême inégalité entre les lumières et les sentiments des hommes. Cette inégalité est dans la nature; mais vous l'avez augmentée contre toute mesure, quand vous deviez au contraire travailler à la restreindre. Il faut bien que les prodiges de votre industrie soient une surabondance funeste, puisque vous n'avez ni le temps, ni les facultés de faire tant de choses indispensables. La masse des hommes est brute, inepte et livrée à elle-même; tous vos maux viennent de-là: ou ne les faites pas exister, ou donnez-leur une existence d'homme.

Que conclure, à la fin, de tous mes longs propos? C'est que l'homme étant peu de chose dans la nature, et étant tout pour lui-même, il devrait bien s'occuper un peu moins des lois du monde, et un peu plus des siennes; laisser peut-être celles des hautes-sciences qui sont sublimes, et qui n'ont pas séché une seule larme dans les hameaux et au quatrième étage; laisser peut-être certains arts admirables et inutiles; laisser des passions héroïques et funestes; tâcher, s'il se peut, d'avoir des institutions qui arrêtent l'homme et qui cessent de l'abrutir, d'avoir moins de science et moins d'ignorance; et convenir enfin que si l'homme n'est pas un ressort aveugle qu'il faille abandonner aux forces de la fatalité, que si ses mouvements ont quelque chose de spontané, la morale est la seule science de l'homme livré à la providence de l'homme.

Vous laissez aller sa veuve dans un couvent: vous faites très-bien, je crois. C'est-là qu'elle eût dû vivre: elle était née pour le cloître, mais je soutiens qu'elle n'y eût pas trouvé plus de bonheur. Ce n'est donc pas pour elle que je dis que vous faites bien. Mais en la prenant chez vous, vous étaleriez une générosité inutile; elle n'en serait pas plus heureuse. Votre bienfaisance prudente et éclairée se soucie peu des apparences, et ne considère dans le bien à faire, que la somme plus ou moins grande du bien qui doit en résulter.

LETTRE XLVI.

Lyon, 2 août, VI.

Quand le jour commence, je suis abattu; je me sens triste et inquiet; je ne puis m'attacher à rien; je ne vois pas comment je remplirai tant d'heures. Quand il est dans sa force, il m'accable; je me retire dans l'obscurité, je tâche de m'occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir qu'il n'a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s'adoucit, et que je sens autour de moi ce charme d'une soirée heureuse qui m'est devenu si étranger, je m'afflige, je m'abandonne; dans ma vie commode, je suis fatigué de plus d'amertumes que l'homme pressé par le malheur. On m'a dit: vous êtes tranquille maintenant.

Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les jours de l'âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos! Toujours attendre, et ne rien espérer; toujours de l'inquiétude sans désirs, et de l'agitation sans objet; des heures constamment nulles; des conversations où l'on parle pour placer des mots, où l'on évite de dire des choses; des repas où l'on mange par excès d'ennui; de froides parties de campagne dont on n'a jamais désiré que la fin; des amis sans intimité; des plaisirs pour l'apparence; du rire pour contenter ceux qui bâillent comme vous; et pas un sentiment de joie dans deux années! Avoir sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l'âme malheureuse, et n'échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d'amertumes, de contrainte, et d'ennuis inquiets: c'est la lente agonie du cœur; ce n'est pas ainsi que l'homme devait vivre.

3 août.

S'il vit ainsi, me direz-vous, c'est donc ainsi qu'il devait vivre: ce qui existe est selon l'ordre; où seraient les causes, si elles n'étaient pas dans la nature? Il faudra que j'en convienne avec vous: mais cet ordre de choses n'est que momentané; il n'est point selon l'ordre essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout est nécessaire, il l'est que j'agisse comme s'il n'y avait point de nécessité: ce que nous disons est vain; il n'y a point de sentiment préférable au sentiment contraire, point d'erreur, point d'utilité. Mais s'il en est autrement, avouons nos écarts; examinons où nous en sommes; cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est souvent bonne aux individus; elle ne peut être que fatale à l'espèce. C'est ainsi que va le monde, est le mot d'un bourgeois quand on le dit des misères publiques; ce n'est celui du sage que dans les cas particuliers.

Dira-t-on qu'il ne faut pas s'arrêter du beau imaginaire, au bonheur absolu; mais aux détails d'une utilité directe dans l'ordre actuel: et que la perfection n'étant pas accessible à l'homme, et surtout aux hommes, il est à-la-fois inutile et romanesque de les en entretenir. Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le moins. Dans mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir quel serait le mieux possible, non pas précisément dans l'espoir de l'atteindre, mais afin de nous en approcher davantage que si nous envisagions seulement pour terme de nos efforts, ce qu'ils pourront en effet produire. Je cherche des données qui m'indiquent les besoins de l'homme; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve dans mes sensations un exemple limité, mais sûr; et en observant le seul homme que je puisse bien sentir, je m'attache à découvrir quel pourrait être l'homme en général.

Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de confiance et d'affections expansives, de sentiment et de calme; qui sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l'œuvre de vos jours! Vous placez votre joie dans l'ordre et la paix domestique, sur le front pur d'un ami, sur la lèvre heureuse d'une femme. Ne venez point vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l'ennui superbe. N'oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre cœur à la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet toujours indirect, fatigue et suspend la vie jusqu'à l'âge infirme qui déplore trop lard le néant où se perdit la faculté de bien faire.

Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l'imagination, frappée d'un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion. Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques comme l'ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que nous soyons en vain...... Croyez-vous que je le puisse vaincre? Ne voyez-vous pas qu'il est dans moi, qu'il est plus fort que ma volonté, qu'il m'est nécessaire, qu'il faut qu'il m'éclaire ou m'égare, qu'il me rende malheureux et que je lui obéisse? Ne voyez-vous pas que je suis déplacé, isolé, lassé; que je ne trouve rien, que l'ennui me tue. Je rejette tout ce qui passe; je me presse, je me hâte par dégoût; j'échappe au présent, je ne désire point l'avenir; je me consume, je dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans désirer rien après eux. On dit que le temps n'est rapide qu'à l'homme heureux: on dit faux; je le vois passer maintenant avec une vitesse que je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n'être jamais heureux ainsi!

Je ne vous le dissimule point, j'avais un moment compté sur quelque douceur intérieure: je suis bien désabusé. Qu'attendais-je en effet? que les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les heures; qu'ils sussent ne point perdre dans l'ennui leurs années les plus tolérables, et n'être pas plus malheureux par leur maladresse que par le sort lui-même; qu'ils sussent vivre! Devais-je donc ignorer qu'il n'en est point ainsi; et ne savais-je pas assez que cette apathie, et surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette incertitude, cette ridicule réserve qui étant l'instinct des uns, devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir avec ennui, à se lier avec indifférence, à s'aimer avec lassitude, à se convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se dire une fois, ne bâillons plus.

En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence; ils se fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute. Malgré l'indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans ses résultats.

Tout ce qu'on espérait se détruit sourdement; toutes les fleurs se flétrissent, tous les germes avortent; tout tombe, comme ces fruits naissants qu'une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront point, qui périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût voulu rester inconnue.

On a la santé, l'intimité; on voit dans ses mains ce qu'il faut pour une vie assez douce: les moyens sont tout simples, tout naturels; nous les tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il? La réponse serait longue et difficile: je la préférerais à bien des traités de philosophie; elle n'est pas même dans les trois mille lois de Pythagore.

Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir, pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve entraîné sans y songer. On voit beaucoup d'hommes; chacun d'eux, livré à d'autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans nous une certaine habitude d'indifférence et de renoncement; elle ne coûte point de sacrifices, mais elle augmente l'ennui. Ces riens qui pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur ensemble; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la vie. Ils n'étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils nous faisaient échapper au malheur de n'en plus avoir. Ces biens, si faibles, convenaient mieux à notre nature, que la puérile grandeur qui les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à la longue; il dégénère en une morne habitude: et, bien trompés dans notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée la lumière de la vie, faute du souffle qui l'animerait.

Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s'accroît à mesure que l'âge change. Mes jours perdus s'entassent derrière moi: ils remplissent l'espace vague de leurs ombres sans couleur; ils amoncèlent leurs squelettes atténués: c'est le ténébreux simulacre d'un monument funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l'avenir; il se trouve que leurs formes pleines et leurs riantes images ont beaucoup perdu. Leurs couleurs pâlissent: cet espace voilé qui les embellissait d'une grâce céleste dans la magie de l'incertitude, découvre maintenant à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les montre dans l'éternelle nuit, j'en discerne déjà le dernier qui s'avance seul sur l'abîme, et n'a plus rien devant lui.

Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d'enfant? La joie d'un beau ciel, l'oubli du monde, et la liberté des déserts!

Jeune enchantement d'un cœur vierge, qui croit au bonheur, qui veut ce qu'il désire, et ignore la vie! Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous devenue? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels, l'habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n'a rien qui remplace ces besoins d'un cœur juste, d'un esprit incertain, premier songe de nos premiers printemps.

Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l'heure suivante se hâte d'y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides abreuvées d'amertumes qui en effacent pour jamais la candeur primitive.

Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont pu rappeler l'idée du bonheur, ne forment pas dans ma vie un demi-jour que je dusse consentir à voir renouveler. C'est ce qui caractérise ma fatigante destinée: d'autres sont bien plus malheureux, mais j'ignore s'il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis, que l'on est porté à la plainte; que l'on sent tous les détails de ses propres misères, tandis qu'on affaiblit, ou qu'on ignore celles que l'on n'éprouve pas soi-même: et pourtant je me crois juste, en pensant que l'on ne saurait moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses besoins.

Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité; je suis lassé, abattu; je suis dans l'accablement. Quelquefois, à la vérité, un mouvement imprévu m'élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir: ce sentiment me remplit et m'entraîne sans que j'aie pensé à la vanité de son impulsion: je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles.

Alors, j'oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables dont ma faiblesse a tissu le fragile lien: je vois seulement, d'un côté, mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un principe moteur borné mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s'éteindre à son terme, que rien aussi ne peut empêcher d'être selon sa nature; et de l'autre, toutes choses sur la terre humaine comme son domaine nécessaire, comme les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette prudence timide et lente, qui pour des jouets qu'elle travaille, oublie la puissance du génie, laisse éteindre le feu du cœur, et perd à jamais ce qui fait la vie pour arranger des ombres puériles.

Je me demande ce que je fais; pourquoi je ne me mets pas à vivre; quelle force m'enchaîne, quand je suis libre; quelle faiblesse me retient quand je sens une énergie dont l'effort réprimé me consume; ce que j'attends, quand je n'espère rien; ce que je cherche ici, quand je n'y aime rien, n'y désire rien; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux point, sans que je voie comment elle me le fait faire?

Il est facile de s'y soustraire; il en est temps, il le faut: et à peine ce mot est dit, que l'impulsion s'arrête, l'énergie s'éteint, et me voilà replongé dans le sommeil où s'anéantit ma vie. Le temps coule uniformément: je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me réveille sans désirs. Je m'enferme, et je m'ennuie: je vais dehors, et je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste; et s'il est beau, je le trouve inutile. La ville m'est insipide, et la campagne m'est odieuse. La vue des malheureux m'afflige; celle des heureux ne me trompe point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent; et si quelques-uns sont plus calmes, je ris, en songeant qu'on les croit contents.

Je vois tout le ridicule du personnage que je fais; je me rebute, et je ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose, le caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères; et ce comique d'oppositions qui fait de la terre humaine une scène contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me diriger. Je m'agite, parce que je ne trouve point d'activité; je parle, afin de ne point penser; je m'anime, par stupeur. Je crois même que je plaisante: je ris de douleur, et l'on me trouve gai. Voilà qui va bien, disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne, car je n'y pourrai plus tenir.

5 août.

Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j'observe ce que j'éprouve, plus j'en viendrais à me convaincre que les choses de la vie sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée par une force inconnue.

Dès qu'une série d'incidents marche vers un terme, ce résultat qu'elle annonce, se trouve aussitôt un centre que beaucoup d'autres incidents environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au centre par des liens universels, nous le fait paraître comme un but qu'une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon qu'elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la marche, l'ordre, et les harmonies du plan du monde.

Si nous y sommes trompés, c'est peut-être par notre seul empressement. Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l'ordre des événements, et leur impatience ne saurait attendre cette tardive maturité.

On dirait aussi qu'une volonté inconnue, qu'une intelligence d'une nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens lui servent à nous séduire, que les sciences occultes, que les résultats extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes imperceptibles, sont l'ouvrage de cette industrie cachée; qu'elle précipite ainsi ce que nous croyons conduire; qu'elle nous égare, afin de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force invisible, et de l'impuissance où l'ordre même se trouve de produire la perfection, calculez toutes les forces bien connues, et vous verrez qu'elles n'ont pas leur résultat direct. Faites plus; imaginez un ordre de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où toutes les destinations particulières soient remplies: vous trouverez, je crois, que l'ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable ordre des choses; que tout serait trop bien; que non-seulement ce n'est pas ainsi que va le monde, mais que ce n'est pas même ainsi qu'il pourrait aller, et qu'une perpétuelle déviation dans les détails opposés semble être la grande loi de l'universalité des choses.

Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J'en ai connu douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait, n'avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée cabalistique: elle était pourtant mieux fondée à s'entêter de ses songes, que moi à l'en dissuader. La plupart furent réalisés: il y avait au moins vingt mille à parier contre un, que l'événement ne les justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore; elle mit, et rien alors ne se réalisa.

On n'ignore pas que les hommes sont trompés et par de faux calculs, et par la passion; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement, est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n'a en sa faveur qu'autant d'incidents que le hasard en doit donner?

Moi-même qui assurément ne m'occupais guère de ces sortes de rêves, il m'est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de ces songes n'eut point de rapport avec l'événement du lendemain: le second en eut un aussi frappant que si l'on eût deviné un nombre sur quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange: j'avais vu, dans cet ordre: 7, 39, 72, 81.. Je n'avais pas vu le cinquième numéro, et quant au troisième, je l'avais mal discerné, je n'étais pas assuré si c'était 72 ou 70. J'avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Pour cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne; et je mis, 7, 39, 72, 81. Si j'eusse choisi le 70, j'eusse eu le quaterne, ce qui est déjà extraordinaire: mais ce qui l'est bien davantage, c'est que ma note faite exactement selon l'ordre dans lequel j'avais vu les quatre numéros, porta un terne déterminé, et que c'eût été un quaterne déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j'eusse choisi le 70.

Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins beaucoup d'hommes? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour les faire ce qu'ils sont? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le délire, en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment l'occurrence naturelle? La philosophie moderne le nie; elle nie tout ce qu'elle n'explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui n'était point.

Je suis loin d'affirmer, et même de croire positivement, qu'il y ait en effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du prestige de leurs passions; qu'il existe une chaîne occulte de rapports, soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger, ou sentir d'avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles. Je ne dis pas, cela est: mais n'y a-t-il point quelque témérité à dire, cela n'est pas?[37]

Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode particulier d'organisation, et qu'ils fussent impossibles aux autres hommes? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir des rapports entre l'odeur qu'exhale une plante, et les moyens du bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de l'imagination le sentiment de ces rapports? Ces deux perceptions si étrangères l'une à l'autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour le génie qui peut suivre la chaîne qui les unit? Celui qui abattait les hautes têtes des pavots, savait bien qu'il serait entendu: il savait aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu'ils n'auraient point son secret.

Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies d'espérance.

Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage: celui d'attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui n'en a pas d'autre.

LETTRE XLVII

Lyon, 18 août, VI.

Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes. Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale, influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie, toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible. Vous avez l'empire; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême. Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques: il y a plus, votre science certaine m'est suspecte, je vous soupçonne d'être heureux.

Supposons un moment que rien ne vous réussit: vous souffrirez alors que je vous expose jusqu'où vont mes doutes.

On dit que l'homme conduit et gouverne, que le hasard n'est rien. Tout cela se peut: voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose. Je veux que ce soit l'homme qui fasse toutes les choses humaines: mais il les fait avec des moyens, avec des facultés; d'où les a-t-il? Les forces physiques, ou la santé, la justesse et l'étendue de l'esprit, les richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment d'être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou intellectuelles; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou les préserve de tant d'accidents dont un seul pourrait les détruire. La sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle; le hasard l'offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence, la conduite élèvent lentement quelques fortunes; tous les jours le hasard en fait rapidement. L'histoire du monde ressemble beaucoup à celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses et d'épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut soixante-quinze mille.

Tout est loterie. La guerre n'est plus qu'une loterie pour presque tous, à l'exception du général en chef, qui cependant n'en est rien moins que tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l'officier qui va être comblé d'honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans le tas des morts.

Si tant de choses se font par hasard, et que pourtant le hasard ne puisse rien faire; il y a dans la nature, ou une grande force cachée, ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux démonstrations des sciences humaines.

On peut prouver que le fluide électrique n'existe pas. On peut prouver qu'un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher; et que la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l'on ne pouvait voyager dans les airs, que l'on ne pouvait brûler des corps éloignés de soi, que l'on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des volcans. On sait encore aujourd'hui que l'homme qui fait un chêne, ne peut pas faire de l'or. On sait que la lune peut causer les marées, mais non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des affections de la mère sur le fœtus sont des contes de vieilles, et que tous les peuples qui les ont vus, ne les ont pas vus. On sait que l'hypothèse d'un fluide pensant n'est qu'une impiété absurde; mais que certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte d'âme universelle ou de nature métaphysique, que l'on peut rompre en autant d'âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la sienne.

Il est certain qu'un Châtillon reçut, selon la promesse de saint Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d'en haut, qu'il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que l'empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse deux livres de plus que l'année précédente. Il est certain que l'âme survit au corps, excepté s'il est écrasé par la chute subite d'un roc, car alors elle n'a pas le temps de s'enfuir[38]; et il faut qu'elle meure là. Tout le monde a su que les comètes sont dans l'usage d'engendrer des monstres, et qu'il y a d'excellentes recettes pour se préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu'un individu de ce petit globe où rampent nos génies impérissables, a trouvé les lois du mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous sommes admirablement certains, et c'est pure malice, si tous les temps et tous les peuples s'accusent mutuellement d'erreur.

Pourquoi chercher à rire des Anciens qui regardaient les nombres comme le principe universel. L'étendue, les forces, la durée, toutes les propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des nombres? Ce qui est à la fois réel et mystérieux, n'est-il pas ce qui nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature? N'est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d'évidence et de mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et inconcevable, contenant tous les principes de l'être et toute la vanité des songes? Elle se découvre à nous et nous ne la voyons pas; nous avons analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés; elle nous a laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d'un insecte est l'abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure d'existence au milieu du néant; elle nous montre et nous supprime; elle nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un œil qui pourrait tout voir; elle met devant lui toute la mécanique, toute l'organisation des choses, toute la métaphysique de l'être infini: nous regardons, nous allons connaître; et voilà qu'elle ferme à jamais cet œil si admirablement préparé.

Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd'hui! voulez-vous des certitudes? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour que votre vanité dise: «Je sais»? Vous êtes moins petits quand vous ignorez. Vous voulez qu'en parlant de la nature, on vous dise comme vos balances et vos chiffres: ceci est, ceci n'est pas. Eh bien, voici un roman: sachez, soyez certains.

Le Nombre... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection d'unités: en sorte que l'unité qui est le principe de tous les nombres, devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre langue n'ait pas un mot qui comprenne l'unité, et tous ses produits plus ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le mot nombre veut dire cela: et puisque j'ai un songe à vous conter, je vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous envoyer par le courrier de demain.

Ecoutez: c'est de l'Antiquité; mais elle ne savait pas le calcul des fluxions[39].

Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de toute propriété, de toute agrégation; il est la loi de l'univers organisé.

Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe, indigeste; elle serait le Chaos. La matière arrangée selon ces lois est le Monde. La nécessité de ces lois est le Destin; leur puissance et leurs propriétés sont la Nature: et la conception universelle de ces propriétés est Dieu.

Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les cultes, source des relations morales et de tous les devoirs.

Je me hâte; et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses. Je rapporterais aux nombres les religions du feu; je prouverais que l'idée même de l'Esprit pur est le résultat de certains calculs; je réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter l'imagination humaine. Cet aperçu d'un monde mystérieux ne serait pas sans intérêt; mais il ne vaudrait pas l'odeur numérique exhalée de sept fleurs de jasmin que le souffle de l'air va porter et perdre dans le sable sur votre terrasse de Chessel.

Cependant sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l'espace, la durée, sont des effets, des produits du nombre; mais le nombre n'est produit, n'est modifié, n'est perpétué que par lui-même. La musique, c'est-à-dire la science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique elle-même, la musique des sons, source des plus fortes impressions que l'homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres.

Si j'étais versé dans l'astrologie, je vous dirais bien d'autres choses; mais enfin toute la vie n'est-elle pas réglée sur les nombres: sans eux, qui saurait l'heure d'un office, d'un enterrement; qui pourrait danser, qui saurait quand il est bon couper les ongles?

L'Unité est assurément le principe, comme l'image de toute unité; et dès lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout achèvement, de la perfection, de l'ensemble. Ainsi tout nombre complexe est un, ainsi toute perception est une, ainsi l'univers est un.

Un est aux nombres engendrés, comme le rouge est aux couleurs, ou Adam aux générations humaines. Car Adam était le premier, et le mot Adam signifie rouge. C'est ce qui fait que la matière du grand œuvre doit se nommer Adam lorsqu'elle est poussée au rouge, parce que la quintessence rouge de l'univers est comme Adam qu'Adonaï forma de quintessence.

Pythagore a dit: «Cultivez assidûment la science des nombres; nos vices et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul.» Ce mot si utile, et d'une vérité si profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n'a point dit[40].

Sans Un, il n'y aurait ni deux, ni trois: l'unité est donc le principe universel. Un est infini par ce qui sort de lui: il produit coéternellement deux et même trois, d'où vient tout le reste. Quoique infini, il est impénétrable; il est assurément dans tout; il ne peut cesser, nul ne l'a fait; il ne saurait changer: de plus il n'est ni visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd: c'est comme qui dirait... plus qu'un nombre.

Pour Deux, c'est très différent. S'il n'y avait pas deux, il n'y aurait qu'un. Or, quand tout est un, tout est semblable; quand tout est semblable, il n'y a pas de discordance; là où il n'y a pas de discordance, là est la perfection: c'est donc deux qui brouille tout. Voilà le mauvais principe, c'est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l'angle le plus aigu.

Cependant sans deux, il n'y aurait point de composition, point de rapports, point d'harmonie. Deux est l'élément de toute chose composée en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute génération. Il y avait deux chérubins sur l'Arche, et les oiseaux ont deux ailes: ce qui fait de deux le principe de l'élévation.

Trois réunit l'expression de l'ensemble et celle de la composition; c'est l'harmonie parfaite. La raison en est palpable, c'est un nombre composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans des rapports égaux, naît la plus simple des figures. Cette figure triple n'est pourtant qu'une, ainsi que l'harmonie parfaite. Et, dans la sagesse orientale, la puissance qui créa, Brahma; la puissance qui conserve, Vitsnou; et la puissance qui détruira, Routren; ces trois puissances réunies, n'est-ce pas Trimourti? Dans Trimourti, ne reconnaissez-vous pas trois, c'est ce qui fait Chiven, l'Etre suprême.

Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux trois, n'est-il pas celui de l'âge de perfection pour l'homme? et l'homme, qui est bien la plus belle œuvre de Chiven, n'a-t-il pas eu trois âmes autrefois?

Trois est le principe de perfection: c'est le nombre de la chose composée, et ramenée à l'unité, de la chose élevée à l'agrégation, et achevée par l'unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre: aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres; et pour tout composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition.

Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment: comment cela? je l'ignore, mais puisqu'un maître l'a dit, sans doute ses disciples l'expliqueront.

Cinq est protégé par Vénus: car elle préside au mariage, et cinq a dans sa forme quelque chose d'heureux qu'on ne saurait définir. De là vient que nous avons cinq sens, et cinq doigts; il n'en faut pas chercher d'autres raisons.

Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout le reste m'a paru indigne des grandes choses que j'ai rassemblées sur d'autres nombres.

Mais Sept est d'une importance extrême. Il représente toutes les créatures; ce qui le rend d'autant plus intéressant qu'elles nous appartiennent toutes, droit divin transféré depuis longtemps et que prouvent la bride et le filet, malgré ce qu'en disent quelquefois les ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le péché; mais il faut mettre deux sept ensemble, l'un détruira l'autre; car le baptême étant aussi là-dedans, soixante-dix-sept signifie l'abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l'a démontré aux académies d'Afrique.

On voit facilement dans Sept, l'union de deux nombres parfaits, de deux principes de perfection; union complétée en quelque sorte et consolidée par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d'ensemble, et qui fait que sept n'est pas six. C'est là le nombre mystérieux du second ordre; ou si l'on veut, le principe de tous les nombres très composés. Les divers aspects de la lune l'ont prouvé, et en conséquence on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses rendirent ainsi ce nombre sacré chez tous les peuples. De là l'idée des cycles septenaires, liée à celle du grand Cataclysme. «Dieu a imprimé partout dans l'univers le caractère sacré du nombre sept», dit Joachitès. Dans le ciel étoilé, tout a été fait par sept. Toute la mysticité ancienne est pleine du nombre sept: c'est le plus mystérieux des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des mystères d'initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards, sept Amschaspands ou anges d'Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d'année; et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système planétaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par les phénomènes naturels. Sept planètes du premier ordre[41]; sept métaux[42]; sept odeurs[43]; sept saveurs; sept rayons de lumière; sept tons; sept articulations simples de la voix humaine[44].

Sept années font une semaine de la vie; et quarante-neuf la grande semaine. L'enfant qui naît à sept mois peut vivre. A quatorze soleils, il voit: à sept lunes il a des dents: à sept ans les dents se renouvellent; et l'on fait commencer alors le discernement du bien et du mal. A quatorze ans, l'homme peut engendrer: à vingt et un, il est parvenu à une sorte de maturité qui a fait choisir ce temps pour la majorité politique et légale. Vingt-huit est l'époque d'un grand changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie. A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les sensations: on aperçoit les premières rides physiques et morales. A cinquante-six, commence la vieillesse. Soixante-trois est la première époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette expression: nous dirons donc, mort nécessaire, mort amenée par les causes générales du déclin de la vie.) Je veux dire que si l'on meurt de vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit ans, on meurt d'âge à soixante-trois: c'est la première époque où la vie finisse par les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit, à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abélard, Héloïse, Luther, Constantin, chah Abbas, Nostradamus[45] et Mahomet moururent à soixante-trois; et Cléopâtre sentit bien qu'il fallait attendre vingt-huit jours pour mourir après Antoine.

Neuf! Si l'on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres complexes. C'est le carré du seul nombre qui ne soit divisible que par l'unité: c'est le principe des productions indirectes: c'est le mystère multiplié par le mystère. On peut voir dans le Zend-Avesta combien neuf était vénéré d'une partie de l'Orient. Dans la Géorgie, dans l'Iranved, tout se fait par neuf: les Avares et les Chinois l'ont aimé particulièrement. Les musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la divinité; et les peuples de la partie orientale de l'Inde connaissent dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais.

Mais le signe de ce nombre a la queue en bas, comme une comète qui sème[46] des monstres; et neuf est l'emblème de toute vicissitude funeste: en Suisse, particulièrement, les bises destructives durent neuf jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de la grande climatérique[47]; tout homme qui aime l'ordre doit mourir à cet âge, et Denis d'Héraclée donna en cela un grand exemple au monde.

J'avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge; et pourtant c'est la destruction multipliée par le mauvais principe: mais il y a moyen de s'entendre. Dans dix-huit ans il y a deux cent seize mois, nombre très funeste et très compliqué. On y voit d'abord quatre-vingt-un multiplié par deux, ce qui est épouvantable. Dans l'excédent cinquante-quatre, on trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis, ressemblent donc fort au mariage, état qui séduit à dix-huit ans; qui n'est bon à rien pour l'un et l'autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ans; qui ne laisse pas d'être ridicule à quatre-vingt-un; et qui peut, en tout temps, par ses plaisirs même, altérer, désoler, dégrader la nature humaine d'après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu'y a-t-il de pire que d'empoisonner sa vie par une jouissance de cinq? c'est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force; il n'est donc point d'âge plus funeste. Voilà ce qu'on ne pouvait découvrir que par les nombres; et c'est ainsi que les nombres sont le fondement de la morale.

Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le doute, redoublez de foi; voici maintenant ce que disait la première lumière des premiers siècles[48]. Dix est justice et béatitude résultant de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c'est le péché parce qu'il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus haut point du sublime; après quoi il faut se taire: saint Augustin lui-même n'en a pas su davantage.

S'il me restait assez de papier, je vous prouverais l'existence de la pierre philosophale. Je vous prouverais que tant d'hommes savants et célèbres n'étaient pas des radoteurs: je vous prouverais qu'elle n'est pas plus étonnante que la boussole; qu'elle n'est pas plus inconcevable que le chêne provenu du gland que vous avez semé; mais qu'il l'est, ou qu'il devrait l'être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités ont fait un madrigal, décident que Sthall, Becher, Paracelse, ont mérité les petites maisons.

Allez voir vos jasmins: laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi: car il y a un certain repos, un plaisir, bizarre si l'on veut, à considérer que tout est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux, et affaiblir ceux de notre inquiétude.

Vous ne voulez pas que l'imagination nous entraîne, parce qu'elle nous égare: mais quand il s'agit des jouissances individuelles de la pensée, notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts? Tous les hommes ont rêvé; tous en ont eu besoin: quand le génie du mal les fit vivre, le génie du bien les fit dormir et songer.

LETTRE XLVIII

Méterville, 1er septembre, VI.

Dans quelque indifférence que l'on traîne ses années, il arrive pourtant que l'on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres immenses; ce n'est pas une fantaisie de l'imagination, ils sont là sous nos yeux: on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent, sentent et meurent.

La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s'avance dans l'air, elle semble n'avoir ni vie ni mouvement; mais elle subsiste, et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle; elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le jour; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés. Elle tourne avec la terre; elle tourne immobile parmi tous ces mondes. La cigale s'agite pendant le repos de l'homme, elle mourra: le sapin tombera; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos craintes, notre prudence, et la maison que l'on voudrait bâtir, et le blé que la grêle n'a pas couché? Pour quel temps amassez-vous? pour quel siècle est votre espérance? Encore la révolution d'un astre, encore une heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus: tout ce qui est vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s'il n'eût jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort.

Vous avez rassemblé les moyens des arts[49]; vous voyez sur la lune comme si elle était près de vos télescopes; vous y cherchez du mouvement; il n'y en a point; il y en a eu, mais elle est morte. Et le lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. A quoi vous arrêtez-vous? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes! qu'ils sont vains les soins de l'homme! Quelles risibles sollicitudes pour des incidents d'une heure! Quels tourments insensés pour arranger les détails de cette vie qu'un souffle du temps va dissiper! Regarder, jouir de ce qui passe, imaginer, s'abandonner; ce serait là tout notre être. Mais, régler, établir, connaître, posséder; que de démence!

Cependant celui qui ne veut point s'inquiéter pour des jours incertains, n'aura pas le repos qui laisse l'homme à lui-même, ou le délassement qui peut distraire de ces dégoûts qu'on préfère à la vie tranquille: il n'aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n'y aura point d'ordre et de suite dans ce qu'il sera forcé de faire; il n'y aura pas de sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la langueur, n'aura plus même ces hautes conceptions: parce que sa pensée aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon sa propre nature.

On ne parle que de réprimer ses passions, et d'avoir la force de faire ce qu'il faut: mais, au milieu de tant d'impénétrabilité, montrez donc ce qu'il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j'ose soupçonner que plusieurs autres l'ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et le montrer avec évidence; leurs preuves surnaturelles nous ont laissés dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins. Cependant il faut vouloir. C'est une triste nécessité, c'est une sollicitude intolérable d'être toujours contraint d'avoir une volonté, quand on ne sait sur quoi la régler.

Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu'une apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par la marche irrésistible de l'ensemble des choses. Il me semble que c'est une vérité dont j'ai le sentiment: mais quand je perds de vue les considérations générales, je m'inquiète et je projette comme un autre. Quelquefois au contraire, je m'efforce d'approfondir tout ceci, pour savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité impénétrable, tout m'échappe, jusqu'aux probabilités elles-mêmes: je me lasse bientôt; je me rebute; et je ne vois rien de certain, si ce n'est peut-être l'inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient connaître.

Ces conceptions étendues qui rendent l'homme si superbe, et si avide d'empire, d'espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les cieux réfléchis sur la surface d'un peu d'eau de pluie qui s'évapore au premier vent? Le métal que l'art a poli reçoit l'image d'une partie de l'univers; nous la recevons comme lui.—Mais il n'a pas le sentiment de ce contact.—Ce sentiment a quelque chose d'étonnant qu'il nous plaît d'appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n'a-t-il pas le sentiment des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son œil reçoit l'empreinte en en répercutant les figures? Cependant après avoir poursuivi quelques lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il meurt; vous l'abandonnez aux corbeaux, dont l'instinct perçoit les propriétés des cadavres, et vous avouez qu'il n'a plus ce sentiment.

Ces conceptions dont l'immensité surprend notre faiblesse, et remplit d'enthousiasme nos cœurs bornés, sont peut-être moins pour la nature que le plus imparfait des miroirs pour l'industrie humaine: et pourtant l'homme le brise sans regret. Dites qu'il est affreux à notre âme avide de n'avoir qu'une existence accidentelle; dites qu'il est sublime d'espérer la réunion au principe de l'ordre impérissable: n'affirmez rien de plus.

L'homme qui travaille à s'élever, est comme ces ombres du soir qui s'étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs causes, qui semblent grandir en s'épuisant; et qu'une seconde fait disparaître.

Et moi aussi j'ai des moments d'oubli, de force, de grandeur; j'ai des besoins démesurés; sepulchri immemor! Mais je vois les monuments des générations effacées; je vois le caillou soumis à la main de l'homme, et qui existera cent siècles après lui. J'abandonne les soins de ce qui passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m'arrête étonné: j'écoute ce qui subsiste encore; je voudrais entendre ce qui subsistera: je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle.

Force vivante! Dieu du monde! j'admire ton œuvre, si l'homme doit rester; et j'en suis atterré, s'il ne reste pas.

LETTRE XLIX

Méterville, 14 septembre, VI.

Ainsi, parce que je n'ai point d'horreur pour vos dogmes, je serais près de les révérer? Je pense que c'est tout le contraire. Vous avez, je crois, projeté de me convertir: et vous n'avez pas ri!

Dites-moi, me savez-vous quelque intérêt à ne pas admettre vos opinions religieuses? Si je n'ai contre elles ni intérêt, ni partialité, ni passion, ni éloignement même: quelle prise auront-elles pour s'introduire dans une tête sans systèmes, et dans un cœur que le remord ne leur préparera jamais.

C'est l'intérêt des passions qui empêche d'être chrétien. Je dirais volontiers que voilà un argument bien misérable. Je vous parle en ennemi: nous sommes en état de guerre, vous en voulez un peu à ma liberté. Si vous accusez les non-crédules de n'avoir pas la conscience pure, j'accuserai les crédules de n'avoir pas un zèle sincère. Il résultera de tout cela de vains mots, un bavardage répété partout jusqu'à la satiété, et qui jamais ne prouvera rien.

Et si j'allais vous dire qu'il n'y a de chrétiens que les méchants, puisqu'il n'y a qu'eux qui aient besoin de chimères pour ne pas voler, égorger, trahir. Certains chrétiens dont l'humeur dévote et la croyance burlesque ont dérangé le cœur et l'esprit, se trouvent toujours entre le désir du crime et la crainte du diable. Selon la méthode vulgaire de juger des autres par soi-même, ils sont alarmés dès qu'ils voient un homme qui ne se signe point: il n'est pas des nôtres, il est contre nous; il ne craint pas ce que nous craignons, donc il ne craint rien, donc il est capable de tout; il n'a pas les mains jointes, c'est qu'il les cache; il y a sûrement un stylet dans l'une et du poison dans l'autre.

Je n'en veux point à ces bonnes gens: comment croiraient-ils que l'ordre suffise, le désordre est dans leurs idées? D'autres parmi eux me diront: Voyez tout ce que j'ai souffert, d'où aurais-je tiré ma force, si je ne l'avais pas reçue d'en haut?—Mon ami, d'autres ont souffert davantage, et n'ont rien reçu d'en haut: il y a encore cette différence qu'ils n'en font pas tant de bruit, et ne se croient pas bien grands pour cela. On souffre, comme on marche. Quel est l'homme qui peut faire vingt mille lieues? Celui qui fait une lieue par jour et qui vit soixante ans. Chaque matin ramène des forces nouvelles; et l'espérance éteinte, laisse encore un espoir vague.

Les lois sont évidemment insuffisantes. Eh bien, je veux vous montrer des êtres plus forts que vous, et qui sont presque toujours indomptés; qui vivent au milieu de vous, non seulement sans frein religieux, mais même sans lois; dont les besoins sont souvent très mal satisfaits; qui rencontrent ce qu'on leur refuse, et ne font pas un mouvement pour l'arracher: et parmi eux, trente-neuf au moins sur quarante mourront sans avoir nui, tandis que vous prônez l'effet de la grâce, si, parmi vos chrétiens, il y en a dans ce cas, trois sur quatre.—Où sont ces êtres miraculeux, ces sages?—Ne vous fâchez point; ce ne sont pas des philosophes, ce n'est pas du tout des êtres miraculeux, ce n'est pas des chrétiens; c'est tout bonnement ces dogues qui ne sont ni muselés, ni gouvernés, ni catéchisés, et que vous rencontrez à tout moment, sans exiger que leur gueule terrible fasse, pour vous rassurer, un signe sacré.—Vous plaisantez.—De bonne foi que voulez-vous qu'on fasse autre chose.

Toutes les religions s'anathématisent, parce qu'aucune ne porte un caractère divin. Je sais bien que la vôtre a ce caractère, mais que le reste de la terre ne le voit point, parce qu'il est caché: je suis comme le reste de la terre, je discerne fort mal ce qui est invisible.

On ne dit pas que la religion chrétienne soit mauvaise; mais que pour la croire, il faut la croire divine, ce qui n'est pas aisé. Elle peut être fort belle, comme ouvrage humain; mais une religion ne saurait être humaine, quelque terrestres que soient ses ministres.

Pour la sagesse, elle est humaine; elle n'aime pas à s'élever dans les nues pour retomber en débris; elle exalte moins les têtes, mais elle ne les expose point à l'oubli des devoirs par le mépris de ses lois démasquées. Elle ne défend point d'examen, et ne craint point d'objections; il n'y aura pas de prétexte pour la méconnaître; la dépravation du cœur reste seule contre elle; et si la sagesse humaine était la base des institutions morales, son empire serait à peu près universel, puisqu'on ne pourrait se soustraire à ses lois sans faire par là même un aveu formel de sa turpitude.—Nous ne convenons pas de cela; nous n'approuvons pas la sagesse.—C'est que vous êtes conséquents.

Je laisse les hommes de parti qui font semblant d'être de bonne foi, et qui vont jusqu'à se faire des amis pour qu'on sache qu'ils les ont convertis: je reviens à vous qui êtes vraiment persuadé, et qui voudriez me donner ce repos que je n'aurai point.

Je n'aime pas plus que l'on soit intolérant contre la religion qu'en sa faveur. Je n'approuve guère davantage ses adversaires déclarés, que ses zélateurs fanatiques. Je ne décide pas que l'on doive se hâter, dans certains pays, de détromper un peuple qui croit vraiment, pourvu qu'il ait passé le moment des guerres sacrées, et qu'il ne soit déjà plus dans la ferveur des conversions. Mais quand un culte est désenchanté, je trouve ridicule qu'on prétende ramener ses prestiges: quand l'arche est usée, quand les lévites embarrassés et pensifs autour de ses débris, me crient: n'approchez pas, votre souffle profane les ternirait; je suis obligé de les examiner, pour voir s'ils parlent sérieusement.—Sérieusement? Sans doute; et l'Eglise qui ne périra point, va rendre à la foi des peuples, cette antique ferveur dont le retour vous paraît chimérique?—Je ne suis pas fâché que vous en fassiez l'expérience: je n'en conteste point le succès; et je le désirerais volontiers; ce serait un fait curieux.

Puisque c'est toujours à eux que je finis par m'adresser, il est temps de fermer une lettre qui n'est pas pour vous. Nous garderons chacun nos opinions sur ce point; et nous nous entendrons très bien sur les autres. Les manies superstitieuses et les écarts du zèle, n'existent pas plus pour un véritable homme de bien, que les périls tant exagérés de ce qu'ils appellent ridiculement athéisme. Je ne désire point que vous renonciez à cette croyance; mais il est très utile qu'on cesse de la regarder comme indispensable au cœur de l'homme; car si l'on est conséquent, et qu'on prétende qu'il n'y a pas de morale sans elle, il faut rallumer les bûchers.

LETTRE L

Lyon, 22 juin, septième année.

Depuis que la mode n'a plus cette uniformité locale qui en faisait aux yeux de tant de gens une manière d'être nécessaire, et à peu près une loi de la nature; chaque femme pouvant choisir la mise qu'elle veut adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient.

Les gens qui entrent dans l'âge où l'on aime à blâmer, ce qui n'est pas comme autrefois, trouvent de très mauvais goût que l'on n'ait plus les cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d'un noble diamètre, et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables maintenaient une grande pureté de mœurs; mais depuis, les femmes ont perverti leur goût, au point d'imiter les seuls peuples qui aient eu du goût: elles ont cessé d'être plus larges que hautes; et ayant quitté par degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu'à pouvoir respirer et manger quoique habillées.

Je conçois qu'une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la roideur ancienne, la manière des Goths; mais je ne puis les excuser de mettre une si risible importance à ces changements qui étaient inévitables.

Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des mœurs actuelles. Ce sont presque infailliblement des hommes sans mœurs. Les autres, s'ils les blâment, n'y mettent du moins pas cette chaleur qui m'est suspecte.

Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joué des mœurs parlent ensuite de bonnes mœurs avec exclamation; qu'ils en exigent si sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur ôter; et qu'ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d'elles ont eu le malheur de ne les pas mépriser eux-mêmes. C'est une petite hypocrisie dont je crois même qu'ils ne s'aperçoivent pas: c'est davantage encore et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des excès de leurs habitudes, et du désir secret de trouver une résistance sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre: c'est une suite de l'idée que d'autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la crainte qu'on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire manquer à d'autres en leur faveur.

Lorsque les années font qu'ils n'ont plus d'intérêt à introduire le mépris de tous les droits, l'intérêt de leurs passions, qui fut toujours leur seule loi, commence à les avertir qu'on violera ces mêmes droits à leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les mœurs sévères qui les gênaient, ils déclament maintenant contre les mœurs libres qui les inquiètent. Ils prêchent bien vainement; des choses bonnes recommandées par de tels hommes, tombent dans le mépris, au lieu d'en recevoir une nouvelle autorité.

Aussi vainement quelques-uns disent que s'ils s'élèvent contre des mœurs licencieuses, c'est qu'ils en ont reconnu les dangers: cette cause, quelquefois réelle, n'est pas celle à laquelle on croit, parce qu'on sait bien qu'ordinairement l'homme qui a été injuste quand cela lui était commode pendant l'âge des passions, ne devient juste ensuite que par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence même, est encore plus méprisée, parce qu'elle est moins franche.

Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la réflexion, par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et qu'ils ne pourraient improuver naturellement, qu'après y avoir pensé: voilà, à mon avis, la plus grande preuve d'une dépravation réelle. Je suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix de la nature qui se révolte et qui rappelle au fond des cœurs ses lois méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines bornes: cela les rassure et les console.

Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en penserez, et si je serai seul à voir ainsi; car je n'assure point que ce soit la vérité, je conviens même que beaucoup d'apparences sont contre moi.

Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que j'éprouve personnellement: je n'étudie pas, je ne fais pas d'observations systématiques; j'en serais assez peu capable. Je réfléchis par occasion; je me rappelle ce que j'ai senti. Quand cela me conduit à examiner ce que je ne sais pas par moi-même, c'est du moins en cherchant mes données dans ce qui m'est connu avec plus de certitude, c'est-à-dire dans moi: ces données n'ayant rien de supposé ou d'hypothétique, servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur est analogue ou opposé.

Je sais qu'avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et la fade suffisance qui abuse de tout ce qui n'avertit pas que l'on sera réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre, soient tout à fait exemptes de blâme: celles d'entre elles qui n'en méritent pas un autre, oublient du moins qu'on vit parmi la foule, et cet oubli est une imprudence. Mais ce n'est point d'elles qu'il s'agit; je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire sur les hommes de différents caractères.

Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de respecter ce qu'ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs discours qu'ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des hommes qui ne raisonnent point leur conduite et qui s'abandonnent aux fantaisies de l'instant présent, s'avisent de trouver de l'indécence à des choses où je n'en sens point, et où la réflexion même ne blâmerait que l'inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui par elles-mêmes et lorsqu'elles ne sont point déplacées, paraissent toutes simples à d'autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une pudeur réelle et non l'hypocrisie ou la superstition de la pudeur.

C'est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure des choses, une importance si grande; il suffira d'être familiarisé avec ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d'en mettre aux choses elles-mêmes.

Lorsqu'une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu'on l'embrassât dans des jeux de société; qui, mariée à vingt-deux, n'envisageait qu'avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur dans ses bras; je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa part. J'y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d'autant plus qu'une morale fausse altère toujours la candeur de l'âme, et qu'une longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s'il y a de la fausseté dans son cœur, il y a bien plus encore d'ineptie dans sa tête. On lui a rendu l'esprit faux, on l'a retenue sans cesse dans la terreur des devoirs chimériques; on ne lui a pas donné le moindre sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin des choses, on l'a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les rapports ne sont plus sensibles; les proportions deviennent arbitraires; les causes, les effets sont comptés pour rien; les convenances des choses sont impossibles à découvrir. Elle n'imagine pas même qu'il puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu'on lui a imposée, et dans d'autres rapports que les relations obscures entre ses habitudes les plus secrètes et la volonté impénétrable des intelligences qui veulent toujours autrement que l'homme.

On lui a dit: «Fermez les yeux; puis marchez droit devant vous, c'est le chemin du bonheur et de la gloire; c'est le seul; la perte, l'horreur, les abîmes, l'éternelle damnation remplissent tout le reste de l'espace.» Elle va donc aveuglément, et elle s'égare en suivant une ligne oblique. Cela devait arriver: Si vous marchiez les yeux fermés, dans un espace ouvert de toute part, vous ne retrouveriez point votre première direction, lorsqu'une fois vous l'auriez perdue, et souvent même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s'aperçoit point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd avec confiance. Si elle s'en aperçoit, elle se trouble et s'abandonne; car elle ne connaît pas de proportions dans le mal, elle croit n'avoir rien de plus à perdre, dès qu'elle a perdu cette première innocence qu'elle estimait seule et qu'elle ne saurait retrouver.

On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse la plus sévère, et avoir horreur d'un baiser comme d'un sacrilège; mais s'il est obtenu, elles pensent qu'il n'y a plus rien à conserver, et se livrent uniquement, parce qu'elles se croient déjà livrées. On ne leur avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas, comme si l'on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais franchi, ou que l'on serait toujours là pour les retenir ensuite.

La dévote dont je parlais, n'évitait pas des imprudences, mais elle redoutait un fantôme. Il s'ensuivra naturellement que lorsqu'on lui aura dit à l'autel, de coucher avec son mari, elle l'égratignera les premiers jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on lui baisait la main, mais c'était par instinct; elle s'y fait, et ne l'est plus quand on jouit d'elle. C'était son ambition d'être placée au ciel parmi les vierges; mais elle n'est plus vierge; cela est irrémédiable, que lui importe le reste? Elle devait tout à Jésus son époux céleste, et à l'exemple que la Sainte Vierge donna. Maintenant elle n'est plus la suivante de la Vierge, elle n'est plus épouse céleste; un homme l'a possédée, si un autre homme la possède aussi, quel grand changement cela fera-t-il? Les droits d'un mari font très peu d'impression sur elle; elle n'a jamais réfléchi à des choses si mondaines; il est très possible même qu'elle les ignore; et il est très certain, du moins, qu'elle n'en est pas frappée, parce qu'elle n'en sent pas la raison.

A la vérité, elle a reçu l'ordre d'être fidèle; mais c'est un mot dont l'impression a passé, parce qu'elle appartenait à un ordre de choses sur lequel elle n'arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de s'entretenir avec elle-même. Dès qu'elle a couché avec un homme, ce qui l'embarrassait le plus est fait; et s'il arrive qu'en l'absence de son mari, un homme, plus saint que lui, ait l'adresse de répondre à ses scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle a cédé en se mariant; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses premières jouissances, parce que c'est une chose qui n'est plus nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme elle ne s'inquiète point d'une prudence terrestre, comme elle aurait horreur de porter des précautions dans le péché, de l'attention et de la réflexion dans un acte qu'elle permet à ses sens, mais dont son âme écarte la souillure; il arrivera encore qu'elle sera enceinte, et que souvent elle ignorera, ou doutera si son mari est le père de l'enfant dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser dans l'erreur, pourvu qu'elle ne prononce pas un mensonge, que de l'exposer à se mettre dans une colère qui offenserait Dieu, que de s'exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur.

Il est très vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas une pareille conduite: et je ne parle ici contre aucune religion. La morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très justes, et dès lors très bons et très heureux. La religion, qui est la morale moins raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des choses; mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée par une sanction divine; la religion, bien entendue, ferait les hommes parfaitement purs. Si je parle d'une dévote, c'est parce que l'erreur morale n'est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins du cœur humain que dans les erreurs des dévots. J'admire la religion telle qu'elle devait être; je l'admire comme un grand ouvrage. Je n'aime point qu'en s'élevant contre les religions, on nie leur beauté, et l'on méconnaisse ou désavoue le bien qu'elles étaient destinées à faire. Ces hommes ont tort: le bien qui est fait, en est-il moins un bien pour être fait d'une manière contraire à leur pensée? Que l'on cherche des moyens de faire mieux avec moins; mais que l'on convienne du bien qui s'est fait autrement, car enfin il s'en est fait beaucoup. Voilà quelques mots de ma profession de foi: nous nous sommes crus, je pense, trop éloignés l'un de l'autre en ceci.

Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras. Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en lui-même, je vous avertis que j'y veux conserver toute la liberté épistolaire quand cela m'arrange.

Ces hommes dont les jouissances inconsidérées ou mal choisies, ont perverti les affections, et abruti les sens, ne voient plus, je crois, dans l'amour physique que les grossièretés de leurs habitudes: ils ont perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque, parce qu'il n'y a plus chez eux d'intervalle entre la sensation qu'ils en reçoivent, et l'appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce besoin réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu'embrasés; mais comme ils n'ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n'ont pas su distinguer ce qui convenait, d'avec ce qui ne convenait pas, même dans l'abandon des sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les mœurs, en perdant les manières; et qui sont méprisables, non pas précisément parce qu'elles donnent le plaisir, mais parce qu'elles le dénaturent, parce qu'elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté. Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en confondant des choses d'un ordre très différent, ils ont laissé s'échapper les séduisantes illusions; comme leurs imprudences ont été punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n'est plus allumée que par l'habitude: leurs sensations plus indécentes qu'avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu'ils ont eux-mêmes mérité, tout leur rappelle ce que l'amour a d'odieux, et peut-être ce qu'il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les âmes pures, tout ce qu'il a d'aimable et d'heureux n'est plus pour eux. Ils sont parvenus à ce point qu'il ne leur faut que des filles pour s'amuser sans retenue, et avec leur dédain habituel; ou des femmes très modestes qui puissent leur en imposer encore quand aucune délicatesse ne les contient plus, et qui, n'étant pas des femmes à leur égard, ne leur donnent point le sentiment importun de ce qu'ils ont perdu.

N'est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c'est que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus être émus que par une sorte de surprise? Ce qui fait leur humeur chagrine, c'est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions ordinaires et faciles. Ils n'ont plus la faculté de voir que les choses qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement: comme un homme presque aveugle n'est averti de la présence de la lumière qu'en passant brusquement des ténèbres à une grande clarté.

Quiconque entend quelque chose aux mœurs, trouvera que la femme méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes visibles, prépare pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d'en imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder seul. Elle rit avec son amant; elle plaisante son mari trompé: je mets au-dessus d'elle une courtisane, qui conserve quelque dignité, quelque choix, et surtout quelque loyauté dans ses mœurs trop libres.

Si les hommes étaient seulement sincères; malgré leurs intérêts personnels, leurs oppositions et leurs vices, la Terre serait encore belle.

Si la morale qu'on leur prêche était vraie, conséquente, jamais exagérée; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant leurs justes proportions; si elle ne tendait qu'à leur fin réelle: il ne resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une poignée d'hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la justice.

On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les maniaques: le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu d'hommes qui ne soient pas susceptibles de raison; mais beaucoup ne savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent de porter son nom; si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la présente.

Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques, l'incertitude absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés; comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et ceux qui auraient un but invariable.

Quand il n'y a plus de principe dans le cœur, on est bien scrupuleux sur les apparences publiques et sur les devoirs d'opinion: cette sévérité déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. «En réfléchissant, dit J.-J., à la folie de nos maximes qui sacrifient toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le langage est d'autant plus chaste que les cœurs sont plus corrompus, et pourquoi les procédés sont d'autant plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes.»

Peut-être est-ce un avantage d'avoir peu joui: il est bien difficile que des plaisirs tant répétés, le soient toujours sans mélange et sans satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l'habitude qui dissipe les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d'un bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu'on n'attendait pas: ils ne portent plus l'imagination de l'homme au-delà de ce qu'il concevait: ils ne l'élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu trop connu: l'espérance rebutée l'abandonne à ce sentiment pénible d'une volupté qui s'échappe, à ce sentiment du retour qui, si souvent, est venu la refroidir. On se souvient trop qu'il n'y a rien au-delà; et ce bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n'est plus qu'un amusement d'une heure et le passe-temps de l'indifférence. Des sens épuisés, ou du moins satisfaits, ne s'embrasent plus à une première émotion; la présence d'une femme ne les étonne plus; ses beautés dévoilées ne les agitent plus d'un frémissement universel; la séduisante expression de ses désirs ne donne plus à l'homme qu'elle aime une félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu'il obtient; il peut imaginer qu'elle finira; sa volupté n'a plus rien de surnaturel: celle qu'il possède n'est plus qu'une femme; et lui-même a tout perdu, il ne sait plus aimer qu'avec les facultés d'un homme.

Il est bien l'heure de finir; le jour commence. Si vous êtes revenu hier à Chessel, vous allez, en ce moment, visiter vos fruits. Pour moi qui n'ai rien de semblable à faire, et qui suis très peu touché d'un beau matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je ne suis point fâché quand le jour paraît, d'avoir encore une nuit tout entière à passer, afin d'arriver sans peine à l'après-midi dont je me soucie peu.

LETTRE LI

Paris, 2 septembre, VII.

Un nommé saint Félix, qui fut ermite à Franchard[50], a, dit-on, sa sépulture auprès de ce monastère sous la Roche qui pleure. C'est un grès dont le cube peut avoir les dimensions d'une chambre de grandeur ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à goutte, de l'eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave: et comme les siècles l'ont creusée par l'effet insensible et continu de l'eau, cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour; au bout de la neuvaine, plusieurs sont en bon état.

Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd'hui d'un endroit auquel je n'ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste, et j'écris. Quand je suis d'une humeur plus heureuse, je parviens à me passer de vous; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais bien des gens qui prendraient cela fort mal; c'est leur affaire: assurément ils n'auront pas à se plaindre de moi, ce n'est pas eux que je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j'ai laissé ma fenêtre ouverte toute la nuit; et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse: je conçois que j'aie pensé à ce monument d'une religion mélancolique dans les bruyères et les sables de la forêt. Le cœur de l'homme si mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît, et semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve une vénération immortelle. Il dit aux hommes: «Je renonce à tout ce que prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d'être l'un de vous»; et cette abnégation le place sur l'autel, entre le pouvoir suprême et toutes les espérances des hommes.

Les hommes veulent qu'on aille à la gloire avec fracas, ou avec un détour hypocrite; en les massacrant, ou en les trompant; en insultant à leur malheur, ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste, celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m'est fort égal, quant à moi. Je me sens très disposé à mettre l'opinion des sages avant celle du peuple. Posséder l'estime de mes amis et la bienveillance publique, serait un besoin pour moi; une grande réputation ne serait qu'un amusement; je n'aurai point de passion pour elle, j'aurais tout au plus un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui, pendant que je vis, n'est presque rien encore, et qui s'agrandira quand je ne serai plus rien? C'est l'orgueil des vivants qui prononce avec tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis, et aux caprices de l'opinion. Il me suffit que l'homme vrai ne puisse pas accuser ma mémoire; le reste est vanité. Le hasard en décide trop souvent, et les moyens m'en déplaisent plus souvent encore: je ne voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans l'atteindre est trop humiliant; la mériter et la perdre est triste peut-être; et l'obtenir n'est pas la première fin de l'homme.

Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes; et si notre sort nous éloigne des grandes choses, n'abandonnons pas du moins ce que la gloire ne récompensera point: laissons les incertitudes, et soyons bons dans l'obscurité. Assez d'hommes, cherchant la renommée pour elle-même, donneront à l'état une impulsion peut-être nécessaire dans les grands Etats: pour nous, cherchons seulement à faire ce qui devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du destin qui l'accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à l'héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions.

Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je m'ennuie déjà à Paris: ce n'est pas que la ville me déplaise absolument, mais je ne saurais jamais me plaire dans des lieux où je ne suis qu'en passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers voisins au fond des prés, entre des bois, près d'une ville, et loin pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations sérieuses: et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent autant que les grandes, quand celles-ci n'agitent pas trop. Je ne désirerais point maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans les montagnes: je ne veux plus des choses si simples; puisque je n'ai pu avoir très peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort ont accru mes besoins: je cherchais cette simplicité où repose le cœur de l'homme, je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d'arranger cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile; et trouvant tout ce qu'il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais pas de quoi remplir les heures d'un esprit inquiet. Je commence à projeter, à porter les yeux sur l'avenir, à penser à un autre âge: j'aurais aussi la manie de vivre!

Je ne sais si vous faites assez d'attention à ces riens, qui rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui viennent s'y joindre; à ces minuties qui cessent d'en être, puisqu'on s'y attache, qu'on s'empresse pour elles, et qu'on se hâte d'y courir ensemble. Lorsque aux premiers jours secs après l'hiver, le soleil échauffe l'herbe où l'on est tous assis; ou lorsque les femmes chantent dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les chênes; n'est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l'opéra où l'haleine de deux mille corps d'une propreté et d'une santé plus ou moins suspecte, vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés d'une vie libre! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus, nous les partageons du moins; nous voyons nos femmes les aimer, et nos enfants en faire leurs délices. Violettes que l'on trouve avec tant de jouissance, que l'on cherche avec tant d'intérêt! fraises, mûrons[51], noisettes; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues; pommes de sapin pour le foyer d'automne! douces habitudes d'une vie plus naturelle! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres heureuses!... Je vous vois; vous me glacez. Vous dites: j'attendais une exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d'une cantatrice?

Vous avez tort: vous êtes trop raisonnable; quel plaisir y avez-vous gagné? Cependant j'ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme vous.

Il est arrivé. Qui? Lui. Il mérite bien de n'être pas nommé: je crois qu'il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête... Vous rirez peut-être aussi de cela: mais vraiment la direction du nez forme, avec la ligne du front, un angle si peu sensible!... Comme vous voudrez; laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste, vous m'accorderez qu'il n'est pas un radoteur. Je soutiens que de trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs traits, c'est une conception du génie, et non pas un écart de l'imagination. Examinez la tête d'un des hommes les plus étonnants des siècles modernes. Vous le savez; en voyant son buste j'ai deviné que c'était lui. Je n'avais nul autre indice que le rapport de ce qu'il avait fait avec ce que je voyais. Heureusement je n'étais pas seul, et ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des siècles on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations, les moyens naturels; mais on sera toujours exposé à l'erreur pour cette partie du caractère, que les causes accidentelles modifient, sans avoir le temps ou le pouvoir d'altérer sensiblement les traits. De tous les ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je crois, le plus curieux[52]: je vous le porterai; nous l'avons parcouru trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de nouveau. Je n'en veux rien dire de plus aujourd'hui, parce que je prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup disputer.

LETTRE LII

Paris, 9 octobre, VII.

Je suis très content de votre jeune ami. Je pense qu'il sera aimable homme, et je me crois sûr qu'il ne sera pas un aimable. Il part demain pour Lyon. Vous lui rappellerez qu'il laisse ici deux personnes dont il ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde: elle est digne de l'aimer en mère; mais elle est trop aimable pour n'être pas aimée d'une autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme qui se glisserait dans un attachement d'ailleurs si légitime. Je ne suis point fâché qu'il parte: vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec prudence.

Il me paraît justifier tout l'intérêt que vous prenez à lui: s'il était votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet âge: et lui, il n'a plus de père! Votre fils et sa mère devaient périr avant l'âge. Je n'évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs nous attristent sans nous déchirer: leur amertume profonde, mais adoucie par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire; elle nous ramène à nos longues habitudes; elle plaît à nos cœurs avides d'émotions, et qui cherchent l'infini jusque dans leurs regrets. Votre fille vous reste; bonne, aimable, intéressante comme ceux qui ne sont plus; elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos pertes, votre malheur n'est pas celui de l'infortuné, mais seulement celui de l'homme. Si ceux que vous n'avez plus vous étaient restés, votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur mémoire ces souvenirs qu'elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au sentiment des peines irrémédiables: conservez la paix, la modération que rien ne doit ôter entièrement à l'homme; et plaignez-moi de rester loin de vous en cela.

Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que c'est plutôt le vôtre; mais en effet vous êtes plus que son protecteur, et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me paraît le bien sentir, et je le crois d'autant plus qu'il n'y met aucune affectation. Quoique dans notre course à la campagne, nous ayons parlé de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m'a presque rien dit des obligations qu'il vous a: il n'avait pas besoin de m'en parler, je vous connais trop; il ne devait pas m'en parler, je ne suis pas un de vos amis. Cependant je sais ce qu'il en a dit à madame T**** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est elle-même très attachée.

Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de Paris: il faut vous rendre compte de cette course, afin qu'avant mon départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne puissiez plus me dire que cette année-ci je n'écris que trois lignes[53] comme un homme répandu dans le monde.

Il n'a pas tardé à s'ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n'est guère de cette curiosité qu'une grande ville peut longtemps alimenter. Il est moins curieux d'une médaille, que d'un château ruiné dans les bois: quoiqu'il ait des manières agréables, il laissera le cercle le mieux composé pour une forêt bien giboyeuse; et, malgré son goût naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus vrai de Hue, pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency.

Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé. D'abord il ne nous est rien arrivé: pour le reste, vous le verrez, mais pas encore; j'aime les écarts. Savez-vous qu'il serait très possible qu'un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir. C'est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre; mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu.

Il n'est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d'aimer une capitale, attendu qu'une capitale n'est pas absolument naturelle à l'homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne ouverte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix laborieuse des fermes et des bois, lui plaît mieux que la turbulente mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu'un homme libre puisse se courber au travail de la terre: pour lui, il ne voit pas comment un homme peut s'enfermer dans une ville, et encore moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d'idées absorbera son attention; d'autres sensations se mettront naturellement à la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses simples, celui-ci s'effacera insensiblement dans son cœur: ce n'est pas parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu'il l'agitera davantage. Les relations de l'homme à l'homme excitent toutes nos passions; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous maintiennent dans une agitation si continue, que le repos après elle nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n'y a ni variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le sentiment de la vie rustique animent l'âme sans l'inquiéter; ils la rendent heureuse: les sollicitudes de la vie sociale l'agitent, l'entraînent, l'exaltent, la pressent de toute part; ils l'asservissent. Ainsi le gros jeu retient l'homme en le fatiguant; sa funeste habitude lui rend nécessaires ces alternatives d'espoir et de crainte qui le passionnent et le consument.

Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire: cependant comptez que je ne manquerai pas de m'interrompre encore; j'ai d'excellentes dispositions à raisonner mal à propos.

Nous résolûmes d'aller à pied: cette manière lui convint fort, mais heureusement elle ne fut point du goût de son domestique: alors, pour n'avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos arrangements très simples, je trouvai quelques commissions à lui donner à Paris, et nous l'y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage... Je suis bien aise de m'arrêter à vous dire que les valets aiment la dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n'en ont pas les inquiétudes: ils n'en jouissent pas non plus assez directement pour en être comme rassasiés, et pour n'y plus mettre de prix. Comment donc ne l'aimeraient-ils point? ils ont trouvé le secret de la faire servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la ville, il est clair que le laquais est un être d'une certaine importance: s'il a l'humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au plaisir d'être le premier laquais du quartier. J'en sais un qui a été entendu, disant: Un domestique peut tirer vanité de servir un maître riche, puisqu'un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu'il dit, avec un si plaisant orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu dans l'antichambre, et il se perdra.

Je pris tout simplement dans les commissionnaires, un homme dont on me répondit. Il porta le peu de linge et d'effets nécessaires; il nous fut commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut très content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux: et nous ne fûmes pas fâchés, dans une course de ce genre, d'avoir à notre disposition un homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des maîtres. C'était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret; mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec un demi-regard d'une certaine dignité.

Nous partîmes le quatorze septembre; il faisait un beau temps d'automne, et nous l'eûmes avec peu d'interruption pendant toute notre course. Ciel calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles soirées, terre humide et chemins propres; le temps enfin le plus favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants, d'assez bonne humeur: lui, avide de voir, et tout prêt à admirer; moi, assez content de prendre de l'exercice, et surtout d'aller au hasard. Quant à l'argent, beaucoup de personnages de roman n'en ont pas besoin; ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent partout sans qu'on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu'on voie qu'ils n'en doivent pas avoir: ce privilège est beau; mais il se trouve des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d'en emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l'un pour s'amuser beaucoup, à l'autre pour faire avec lui une tournée agréable; et plusieurs pauvres furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d'or pour leur plaisir, trouvaient quelques sous pour les besoins du misérable.

Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant d'été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine, et une fois par la Marne. Laissez la petite portion comprise entre la Marne et la petite rivière de Bièvre: prenez seulement le grand contour qui commence à la Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur la Bièvre: vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les plus jolis ou les plus passables d'une contrée qui n'est point belle, mais qui est assez agréable et assez variée.......................

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Voilà vingt jours assez bien passés, et qui n'ont coûté qu'à peu près onze louis. Si nous eussions fait cette course d'une manière en apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent contrariés; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle nous eût donné moins d'amusement et de bonne humeur.

Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait d'y porter une économie trop contrainte. S'il faut craindre à chaque auberge le moment où la carte paraîtra, et s'arranger en demandant à dîner, de manière à dépenser le moins possible, il vaut beaucoup mieux ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l'on ne porte pas quelque aisance et une certaine liberté, cesse d'en être un. Il ne devient pas seulement indifférent, mais désagréable; il donnait un espoir qu'il n'a pu remplir; il n'est pas ce qu'il devait être; et, quelque peu de soins ou d'argent qu'il ait coûté, c'est au moins un sacrifice en pure perte.......................

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Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel, le seul où je désirerais vivre. Vous m'y verrez bientôt.

Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel n'étaient pas comme d'autres trembles et d'autres bouleaux: les châtaigniers et les étangs, et le bateau n'y sont pas comme ailleurs. Le ciel d'automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces reines-marguerites d'une couleur pâle que vous n'aimiez point, et que maintenant nous aimons ensemble; et l'odeur du foin de Chessel, dans cette belle grange où nous sautions quand j'étais enfant! Quel foin! quels fromages à la crème! les belles vaches! Comme les marrons, en sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon cabinet! il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y.

Mon ami, il n'y a plus de bonheur. Vous avez des affaires; vous avez un état: votre raison mûrit; votre cœur ne change pas, mais le mien se serre. Vous n'avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre, il faut qu'on vous les prépare; qu'avez-vous fait de nos plaisirs?

J'y serai dans six jours: cela est décidé.

LETTRE LIII

Fribourg[54], 11 mars, huitième année.

Je ne vois pas comment j'aurais pu faire si cet héritage ne fût point venu: je ne l'attendais assurément pas; et cependant j'étais plus fatigué du présent, que je n'étais inquiet de l'avenir. Dans l'ennui d'être seul, je trouvais du moins l'avantage de la sécurité. Je ne songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire; et maintenant que je n'ai cette crainte d'aucune manière, je sens quel vide c'est pour un cœur sans passions que de n'avoir point d'heureux à faire, et de ne vivre qu'avec des étrangers, quand on a enfin ce qu'il faut pour une vie aisée.

Il était temps que je partisse: j'étais bien à la fois et fort mal. J'avais l'usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l'opulence pour rien. Sans être chez moi, sans rien posséder, sans dépendance comme sans embarras, j'avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon, un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir des... des amis. Une autre manière de vivre m'eût ennuyé davantage dans une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu'un qui y trouvât du plaisir; mais je suis destiné à être toujours comme si je n'étais pas.

Nous le disions souvent: un homme raisonnable n'est pas ordinairement malheureux lorsqu'il est libre, et qu'il a un peu de ce pouvoir que donne l'argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli d'ennui, et ne sachant quelle résolution prendre. Je n'ai point de famille; je ne tiens à rien ici; vous n'y viendrez point: je suis bien désolé. J'ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi. Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire: le reste viendra peut-être.

Il tombe encore de la neige; j'attendrai à Fribourg que la saison soit plus avancée. Vous savez que le domestique que j'ai emmené est d'ici. Sa mère est très malade, et n'a pas d'autre enfant que lui: c'est à Fribourg qu'elle demeure; elle aura la consolation de l'avoir auprès d'elle; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu'ailleurs.

LETTRE LIV

Fribourg, 25 mars, VIII.

Vous trouvez que ce n'était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour m'arrêter dans une ville. Je vous envoie pour réponse une vue de Fribourg. Quoiqu'elle ne soit pas exacte, et que l'artiste ait jugé à propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins que je suis au milieu des rocs: être à Fribourg, c'est aussi être à la campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque toutes ses rues ont une pente rapide; mais malgré cette situation incommode, elle est beaucoup mieux bâtie que la plupart des petites villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville, il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages.

L'ermitage, dit la Madelaine, ne mérite pas sa célébrité. Il est occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant plus d'autre sottise à faire. Cet homme n'a jamais eu l'esprit de son état: dans le gouvernement, il ne fut point magistrat; et dans l'ermitage, il ne fut point ermite: il portait le cilice sous l'habit d'officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert.

Le roc a été bien choisi par le fondateur: il est sec, et dans une bonne exposition: la persévérance des deux hommes qui l'ont percé seuls, est sûrement très remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux visitent, est du nombre des choses qu'il est inutile d'aller voir, et dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions.

Je n'ai rien à vous dire des habitants, parce que je n'ai pas le talent de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois personnes: la nature ne m'a point fait voyageur. J'aperçois seulement quelque chose d'antique dans les habitudes; le vieux caractère ne s'y perd qu'avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie helvétique. Les voyageurs y viennent peu: il n'y a point de lac, point de glacier considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont que dans la partie occidentale de la Suisse, devraient au moins traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes: les terres basses de Genève, de Morges, d'Yverdun, de Nidau, d'Anet, ne sont point suisses; elles ressemblent à celles des autres peuples.

LETTRE LV

Fribourg, 30 mars, VIII.

Je juge comme autrefois la beauté d'un site pittoresque; mais je la sens moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais dire: je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les beaux lieux; c'était l'impatience du désir, l'inquiétude que donne la jouissance qu'on a seul, et qu'on pourrait posséder davantage. Je les quitte aujourd'hui; c'est l'ennui de leur silence. Ils ne parlent pas assez haut pour moi: je n'y entends pas, je n'y trouve pas ce que je voudrais voir, ce que je voudrais entendre: et je sens qu'à force de ne plus me trouver dans les choses, j'en viens à ce point de ne plus me trouver dans moi-même.

Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales: tout se décolore insensiblement; et cela devait être. Le sentiment des convenances visibles n'est que la perception indirecte d'une harmonie intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui ne sont plus dans mon cœur, cette éloquence des passions que je n'ai pas; et ces sons silencieux, ces élans de l'espérance, ces voix de l'être qui jouit, prestige d'un monde déjà quitté[55].

LETTRE LVI

Thun, 2 mai, VIII.

Il faut que tout s'éteigne: c'est lentement et par degrés, que l'homme étend son être; et c'est ainsi qu'il doit le perdre.

Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux sublimes pour que je me rappelle ce que j'aimais dans un autre âge.

LETTRE LVII

Des bains du Schwartz-sée,
6 mai, matin, VIII.

Les neiges ont quitté de bonne heure les parties basses des montagnes. Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m'arrêter ici deux jours: le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leurs bases; il n'y a que des pâturages, des sapins et de l'eau; c'est une solitude comme je les aime, et le temps est bon: mais je m'ennuie.

Nous avons passé des heures agréables sur votre étang de Chessel. Vous le trouviez trop petit; mais ici que le lac est bien encadré, et d'une étendue très commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les bains. Il y reçoit dans l'été plusieurs malades à qui l'exercice et un moyen de passer le temps seraient nécessaires, et il n'a pas un bateau quoique le lac soit poissonneux.

LETTRE LVIII

6, soir.

Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu'ailleurs, des pères de famille intimement convaincus qu'une femme pour avoir des mœurs, doit à peine savoir lire; attendu que celles qui s'avisent de savoir écrire, écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui écrivent très mal n'ont jamais d'amants. Il y a plus; pour que leurs filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu'elles ne sachent que faire la soupe et compter le linge de cuisine.

Cependant un mari dont la femme n'a d'autre talent que de faire cuire le bouilli frais et le bouilli salé, s'ennuie, se lasse d'être chez lui, et prend l'habitude de n'y être pas. Il s'en éloigne davantage lorsque sa femme ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, prend une humeur difficile: il finit par n'y être jamais dès qu'elle a trente ans, et par employer au-dehors, parmi tant d'occasions de dépenses, l'argent qu'il faut pour échapper à son ennui, l'argent qui eût mis de l'aisance dans la maison. La misère s'y introduit; l'humeur y augmente; les enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n'attendent que l'âge d'échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique; tandis que les fils et les parents eussent pu s'y attacher si l'amabilité d'une femme y eût établi, dès sa jeunesse, des habitudes heureuses.

Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là: mais quelles sont les choses où l'on n'en trouve pas? D'ailleurs il faut aussi être juste avec eux; il y a compensation, les marmites sont très bien lavées.

Ces bonnes ménagères savent, avec exactitude, le nombre des mailles que leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on peut brûler après souper dans une maison réglée: elles sont assez ce qu'il faut à certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leurs maisons et à leurs enfants, qu'autant de batz[56] qu'ils donnent d'écus au cabaret[57]; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente servante.

Dans les lieux où ces principes dominent, l'on voit peu de mariages rompus, parce qu'on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien; mais l'on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la vie, qui suffit à l'homme, qui le dispense de chercher ailleurs des plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains.

Les partisans de ces principes sont capables de vous objecter le peu d'intimité des mariages à Paris, ou dans d'autres lieux à peu près semblables. Comme si les raisons qui empêchent de penser à l'intimité dans les capitales où il ne s'agit pas d'union conjugale, pouvaient se trouver dans des mœurs très différentes, et dans des lieux où l'intimité ferait le bonheur. C'est une chose pénible à y voir que la manière dont les deux sexes s'isolent. Rien n'est si triste, surtout pour les femmes qui n'en sont point dédommagées, et pour lesquelles il n'y a point d'heures agréables, point de lieux, de délassement. Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre, elles se mettent à suivre l'ordre avec chagrin et par dépit; se réunissent très peu entre elles; ne s'aiment point du tout; et se font dévotes, parce qu'elles ne connaissent que l'église où elles puissent aller.

LETTRE LIX

Du chât. de Chupru, 22 mai, VIII.

A deux heures nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises. Elles couvraient les pentes méridionales: plusieurs étaient à peine formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles: elle est abondante et salubre, elle mûrit jusque sous les climats polaires: elle me paraît dans les fruits, ce qu'est la violette parmi les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger souffle des airs, lorsqu'il s'introduit, par intervalles, sous la voûte des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages les plus épais avec la chaude haleine du sol où la fraise mûrit; elle vient s'y mêler à la fraîcheur humide, et semble s'exhaler des mousses et des ronces. Harmonies sauvages! vous êtes formées de ces contrastes.

Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l'air dans la solitude couverte et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des sapins; leurs branches frémissaient d'un ton pittoresque en se courbant contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se séparaient dans leur balancement, et l'on voyait alors leurs têtes pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s'abreuvaient leurs racines.

Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore patriarcale quand les hommes ne le sont plus! J'étais bien, sans avoir eu précisément du plaisir. Je me disais: que ce qu'on appelle plaisirs purs, n'est, en quelque sorte, que des plaisirs qu'on ne fait qu'essayer: que l'économie dans les jouissances est l'industrie du bonheur: qu'il ne suffit pas qu'un plaisir soit sans remord, ni même qu'il soit sans mélange pour être un plaisir pur; qu'il faut encore qu'on n'en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le sentiment, pour en nourrir l'espoir, et que l'on sache réserver, pour d'autres temps, ses plus séduisantes promesses. C'est une bien douce volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L'on ne jouit bien du présent que lorsqu'on attend un avenir au moins égal; et l'on perd tout bonheur si l'on veut être absolument heureux. C'est cette loi de la nature qui fait le charme inexprimable d'un premier amour. Il faut à nos jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions, et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté habituelle, et non des émotions extrêmes et passagères: il nous faudrait la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l'ivresse consumante anéantit dans la satiété nos cœurs ennuyés de ses retours, de ses dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce bien-être constant et simple où l'on ne pense pas à jouir, où l'on n'a plus besoin de désirer?

Tel devait être le cœur de l'homme: mais l'homme a changé sa vie, il a dénaturé son cœur: et les ombres colossales sont venues fatiguer ses désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent souvent cette fastueuse puérilité d'un prince qui se crut grand, lorsqu'il fit dessiner en lampions le chiffre de l'Autocratrice sur la pente d'une montagne de plusieurs lieues.

Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des esclaves; nous n'avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à placer.

Un ravin profond borde les bois du château; il est creusé dans des rocs très escarpés et très sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il paraît que l'on a autrefois coupé des pierres: les angles que ce travail a laissés ont été arrondis par le temps; mais il en résulte une sorte d'enceinte formant à peu près la moitié d'un hexagone, et dont la capacité est très propre à recevoir commodément six ou huit personnes. Après avoir un peu nivelé le fond de pierres, et avoir achevé le gradin destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper près de là quelques arpents de hêtres.

Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu'ils ne connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments d'une simplicité délicate au milieu d'une scène de terreur. Des branches de pins étaient allumées dans un angle de roc suspendu sur un précipice que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des cuillères de buis faites à la manière du Koukisberg[58], des tasses d'une porcelaine élégante, des corbeilles de merises étaient placées sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui peut seule servir pour le café, et dont le goût d'amande très légèrement parfumé, n'est guère connu que vers les Alpes. Des carafons contenaient une eau chargée de sucre préparée pour les fraises.

Le café n'était ni moulu, ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces sortes de soins, qu'elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes: elles sentent si bien qu'il faut préparer sa jouissance, et du moins en partie, devoir à soi ce que l'on veut posséder! Un plaisir qui s'offre sans être un peu cherché par le désir, perd souvent de sa grâce; comme un bien trop attendu a laissé passer l'instant qui lui donnait du mérite.

Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais quand on voulut faire le café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous manquait; il n'y avait pas d'eau. On se mit à réunir des cordes qui semblaient n'avoir eu d'autre destination que de lier les branches apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de l'ombre: et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin deux de l'eau glaciale du torrent trois cents pieds au-dessous de nous.

La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau; le vent mugissait dans cette longue enceinte d'une sombre profondeur où le torrent, tout blanc d'écume, roulait entre les rochers anguleux. Le K-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient tous ces sons austères: on entendait à une grande distance les grosses cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L'odeur sauvage du sapin brûlé s'unissait à ces bruits montagnards: et au milieu des fruits simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d'amis.

Cependant les seuls d'entre nous qui jouirent de cet instant, furent ceux qui n'en sentaient pas l'harmonie morale. Triste faculté de penser à ce qui n'est point présent!... Mais il n'était pas parmi nous deux cœurs semblables. La mystérieuse nature n'a point placé dans chaque homme le but de sa vie. Le vide et l'accablante vérité sont dans le cœur qui se cherche lui-même: l'illusion entraînante ne peut venir que de celui qu'on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un autre; et chacun se trompant ainsi, des cœurs amis deviennent vraiment heureux au milieu du néant de tous les biens directs.

Pour moi, je me mis à rêver au lieu d'avoir du plaisir. Cependant il me faut peu de chose, mais j'ai besoin que ce peu soit d'accord: les biens les plus séduisants ne sauraient m'attacher si j'y découvre de la discordance; et la plus faible jouissance que rien ne flétrit, suffit à tous mes désirs. C'est ce qui me rend la simplicité nécessaire; elle seule est harmonique. Aujourd'hui le site était trop beau. Notre salle pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c'était assez: mais le torrent dans l'ombre, et les bruits éloignés de la montagne, c'était beaucoup trop; j'étais le seul qui entendît.

LETTRE LX

Villeneuve, 16 juin, VIII.

Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevey. Je n'ai pas été avec espérance, pour admirer ou pour jouir. J'ai revu les montagnes que j'avais vues il y a près de sept années. Je n'y ai point porté ce sentiment d'un âge qui cherchait avidement leurs beautés sauvages. C'étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom! Je me suis assis auprès de Chillon sur la grève. J'entendais les vagues, et je cherchais encore à les entendre. Là, où j'ai été jadis, cette grève si belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n'a point, et les hautes cimes, et Chillon, et le Léman ne m'ont pas surpris, ne m'ont pas satisfait. J'étais là, comme j'eusse été ailleurs. J'ai retrouvé les lieux; je ne puis ramener les temps.

Quel homme suis-je maintenant? Si je ne sentais l'ordre, si je n'aimais encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la nature ordonnée a cessé sa vie.

Vous n'attendez de moi ni des narrations historiques, ni des descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour s'instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous fréquentez plus que lui. Il n'aura pas d'aventures, il ne vous fera pas le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous dire ce que j'éprouve, parce que c'est moi que vous avez accoutumé, et non pas ce qui m'environne. Quand nous nous entretenons l'un avec l'autre, c'est de nous-mêmes, car rien n'est plus près de nous. Il m'arrive souvent d'être surpris que nous ne vivions pas ensemble: cela me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une destinée secrète qui m'ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes ne pouvant vous emmener où je suis.

Je ne saurais dire quel besoin m'a rappelé dans une terre extraordinaire dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve point moi-même. Mon premier besoin n'était-il pas dans cette habitude de penser, de sentir ensemble? N'était-ce pas une nécessité de rêver nous seuls sur cette agitation qui, dans un cœur périssable creuse un abîme d'avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses impérissables? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours ardent et toujours trompé; nous applaudissions à l'adresse qui en a tiré parti pour nous faire immortels; nous cherchions avec empressement quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes choses visibles n'étaient que des fantômes, et que l'intelligence subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une sorte d'indifférence et d'impassibilité à l'oubli des choses de la terre; et dans l'accord de nos âmes, nous imaginions l'harmonie d'un monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais maintenant je suis seul, je n'ai plus rien qui me soutienne. Il y a quatre jours, j'ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il paraît être pleinement le mari et le père, comme l'étaient les patriarches, comme on l'est encore aux montagnes et dans les déserts; tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l'appelaient dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés. Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je respirais en homme libre, je marchais avec plus d'activité. Mais depuis, le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse sentir mon existence.

J'ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage isolé, mais facilement accessible, d'une température un peu douce, bien situé, traversé par un ruisseau, et d'où l'on entende ou la chute d'un torrent, ou les vagues d'un lac. Je veux maintenant une possession non pas importante, mais étendue, et d'un genre tel que la vallée du Rhône n'en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici que dans le bas Valais. Dès que je serai fixé, j'irai à Saint-Maurice et à Charrières. Je ne me suis pas soucié d'y passer à présent, de crainte que ma paresse naturelle, et l'attachement que je prends si facilement pour les lieux dont j'ai quelque habitude, ne me fissent rester à Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière, comme il convient à présent que je puis me fixer pour du temps, et peut-être pour toujours.

Hantz qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l'allemand de l'Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s'informait dans les villages. Pour moi j'allais de chalets en chalets à travers les montagnes, et dans des lieux où il n'eût pas osé passer, quoiqu'il soit plus robuste que moi, et plus habitué dans les Alpes; et où je n'aurais point passé moi-même si je n'eusse été seul.

J'ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas si je pourrai l'avoir. Il y a trois propriétaires: deux sont de la Gruyère, le troisième est à Vevey. Celui-ci, dit-on, n'a pas l'intention de vendre: cependant il me faut le tout.

Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou d'une carte topographique de quelques-unes de ses parties, envoyez-les-moi. Toutes celles que j'ai pu trouver sont pleines de fautes; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour l'exécution, et qui marquent avec beaucoup d'exactitude la position de plusieurs lieux. Il faut avouer qu'il y a peu de pays dont le plan soit aussi difficile à faire.

Je pensais à essayer celui du peu d'espace compris entre Vevey, Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales; dans la supposition toutefois que j'aurai le pâturage dont je vous parle près de la dent de Jamant, dont j'aurais fait le sommet de mes principaux triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l'aurais entrepris l'année prochaine: mais j'y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les revers, tous les aspects, me seraient connus avec exactitude, il ne me resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen d'échapper aux moments d'ennuis intolérables, en m'égarant dans des lieux nouveaux; en cherchant avec impatience ce qui ne m'intéresse point; en grimpant avec ardeur les dents les plus difficiles pour vérifier un angle, pour m'assurer d'une ligne que j'oublierai ensuite, afin de retourner l'observer comme si j'avais un but.

LETTRE LXI

Saint-Saphorin, 26 juin, VIII.

Je ne me repens point d'avoir emmené Hantz. Dites à Mme T*** que je la remercie de me l'avoir donné. Il me paraît franc et susceptible d'attachement. Il est intelligent; et d'ailleurs il donne du cor avec plus de goût que je ne l'aurais espéré.

Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n'ai dans le mien qu'un seul rameur; et quand nous sommes avancés sur le lac, il a une bouteille de vin à boire, pour rester assis et ne dire mot. Hantz est dans l'autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant et repassant un peu au loin, devant le mien qui reste immobile, ou doucement entraîné par les faibles vagues. Il a avec lui son cor; et deux femmes allemandes chantent à l'unisson.

C'est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, car il trouve son sort assez doux. Il me dit qu'il n'a plus d'inquiétude et qu'il espère que je le garderai toujours. Je crois qu'il a raison: irais-je m'ôter le seul bien que j'aie, un homme qui est content?

J'avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui paraissent devoir trouver ensemble quelque bonheur, j'ai abandonné le seul espoir qui pouvait me flatter. Ces sacrifices, et d'autres encore, n'ont produit aucun bien: mais voilà un valet qui est heureux; et je n'ai rien fait pour lui, si ce n'est de le traiter en homme. Je l'estime parce qu'il n'en est pas surpris: puisqu'il trouve cela tout simple, il n'en abusera point. Il n'est pas vrai d'ailleurs que ce soit la bonté qui produise ordinairement l'insolence, c'est la faiblesse. Hantz voit bien que je lui parle avec une certaine confiance, mais il sent fort bien aussi que je saurais parler en maître.

Vous ne soupçonneriez pas qu'il s'est mis à lire la Julie de J.-J. Hier il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie, c'est donc là Meillerie! Mais que ceci ne vous inquiète pas; rappelez-vous qu'il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s'il avait de l'esprit d'antichambre.

C'est surtout la mélodie[59] des sons qui, réunissant l'étendue sans limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l'âme ce sentiment de l'infini qu'elle croit posséder en durée et en étendue.

J'avoue qu'il est naturel à l'homme de se croire moins borné, moins fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu'il arrive qu'une perception subite lui montre les contrastes et l'équilibre, le lien, l'organisation de l'univers. Ce sentiment lui paraît comme une découverte d'un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui pourrait lui être dévoilé un jour.

J'aime ces chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent toujours pour moi à la beauté de l'air, ou du moins à son effet. Il est presque impossible que les idées soient entièrement d'accord avec celles que me donnent les sons. D'ailleurs l'accent allemand a quelque chose de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent point dans la musique. Notre e muet est désagréable quand le chant force à le faire sentir: et on prononce presque toujours d'une manière fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce que en effet on ne saurait guère la prononcer autrement.

J'aime beaucoup l'unisson de deux ou de plusieurs voix; il laisse à la mélodie tout son pouvoir et toute sa simplicité. Pour la savante harmonie, ses beautés me sont étrangères: ne sachant pas la musique, je ne jouis point de ce qui n'est qu'art ou difficultés.

Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles, et que les échos de Chillon répètent les sons du cor; quand le mur immense de Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières mobiles des eaux; quand les vagues se brisent contre nos bateaux arrêtés, quand elles font entendre au loin leur roulement sur les cailloux innombrables que la Vevayse a descendus des montagnes.

Vous qui savez jouir, que n'êtes-vous là pour entendre deux voix de femme, sur les eaux, dans la nuit! Mais moi, je devrais tout laisser. Cependant j'aime à être averti de mes pertes, quand l'austère beauté des lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l'homme jusqu'à ses regrets.

Etang de Chessel! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus heureuses. La nature accable le cœur de l'homme, mais l'intimité le satisfait: on s'appuie mutuellement, on parle, et tout s'oublie.

J'aurai le lieu en question: mais il faut attendre quelques jours encore avant d'avoir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai aussitôt commencer les travaux, car la saison s'avance.

LETTRE LXII

Juillet, VIII.

J'oublie toujours de vous demander une copie du Manuel de Pseusophanes: je ne sais comment j'ai perdu celle que j'avais gardée. Je n'y verrai rien dont je dusse avoir besoin d'être averti: mais, si je le lis les matins, il me rappellera d'une manière plus présente combien je devrais avoir honte de tant de faiblesses.

J'ai l'intention d'y joindre une note sur certains règlements d'hygiène, sur ces choses d'une habitude individuelle et locale auxquelles je crois qu'on ne met pas assez d'importance. Aristippe ne pouvait guère les prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels: mais cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient notre âme si physique elle-même.

J'ai deux grands malheurs: un seul me détruirait peut-être; mais je vis entre deux parce qu'ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce qu'on pourrait désirer, l'activité qui me presse et m'agite me consumerait plutôt, et aussi vainement: mon ennui sert du moins à l'affaiblir. La raison la calmerait; mais entre ces deux grandes forces ma raison est bien faible: tout ce qu'elle peut faire c'est d'appeler l'une à son secours quand l'autre prend le dessus. On végète ainsi: quelquefois même on s'endort.

LETTRE LXIII

Juillet, VIII.

Il était minuit: la lune avait passé; le lac[60] semblait agité; les cieux étaient tranquilles, la nuit profonde et belle. Il y avait de l'incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des feuilles de peupliers tombèrent: les pins rendirent des murmures sauvages; des sons romantiques descendaient de la montagne; de grosses vagues roulaient sur la grève. Alors l'effraie se mit à gémir sous les roches caverneuses; et quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies, le silence fut austère.

Le rossignol plaça de loin en loin dans la paix inquiète, cet accent solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime expression d'une mélodie primitive; indicible élan d'amours et de douleur; voluptueux comme le besoin qui me consume; simple, mystérieux, immense comme le cœur qui aime.

Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle; et les eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses: la paisible harmonie des choses fut sévère à mon cœur agité. Je songeai au printemps du monde périssable, et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui passent, tristes et stériles, de l'éternité future dans l'éternité perdue. Je vis ce présent, toujours vain et jamais possédé, détacher du vague avenir sa chaîne indéfinie; approcher ma mort enfin visible; traîner dans la nuit universelle les fantômes de mes jours; les atténuer, les dissiper; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi froidement ce jour après lequel il n'en sera plus, et fermer l'abîme muet.

Comme si tous les hommes n'avaient point passé, et tous passé en vain! Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement: comme si la perception de l'univers était l'idée d'un être positif, et le moi de l'homme quelque autre chose que l'expression accidentelle d'une harmonie éphémère! Que veux-je? Que suis-je? Que demander à la nature? Est-il un système universel, des convenances ordonnées; des droits selon nos besoins? L'intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence voudrait attendre? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse; toute forme change, toute durée s'épuise: et le tourment du cœur insatiable est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu: rien n'est connu comme il existe. Nous voyons les rapports, et non les essences: nous n'usons pas des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au-dehors, et impénétrable dans nous, est partout ténébreuse. Je sens, est le seul mot de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de mon être, en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur.

Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine! Le plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible! Si nous ne cherchons pas le plaisir, quel sera notre but? Si vivre n'est qu'exister, qu'avons-nous besoin de vivre? Nous ne saurions découvrir ni la première cause, ni le vrai motif d'aucun être: le pourquoi de l'univers reste inaccessible à l'intelligence individuelle. La fin de notre existence nous est inconnue; tous les actes de la vie restent sans but; nos désirs, nos sollicitudes, nos affections deviennent ridicules, si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le proposent pas.

L'homme s'aime lui-même, il aime l'homme, il aime tout ce qui est animé. Cet amour paraît nécessaire à l'être organisé, c'est le mobile des forces qui le conservent. L'homme s'aime lui-même; sans ce principe actif, pourquoi agirait-il, et comment subsisterait-il? L'homme aime les hommes, parce qu'il sent comme eux, parce qu'il est près d'eux dans l'ordre du monde: sans ce rapport, quelle serait sa vie?

L'homme aime tous les êtres animés. S'il cessait de souffrir en voyant souffrir, s'il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations analogues aux siennes, il ne s'intéresserait plus à ce qui ne serait pas lui, il cesserait peut-être de s'aimer lui-même: sans doute il n'est point d'affection bornée à l'individu, puisqu'il n'est point d'être essentiellement isolé.

Si l'homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce qui l'environne sont aussi réels pour lui que ses affections personnelles; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu'il connaît; il est lié à tout ce qui sent; il vit dans le monde organisé.

Cet enchaînement de rapports dont il est le centre et qui ne peuvent finir entièrement qu'aux bornes du monde, le constitue partie de l'univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que forment ces liens personnels est l'ordre du monde, et la force qui perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui conduit l'être animé, passif lorsqu'il veut, actif lorsqu'il fait vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l'esprit de ces lois serait la science de l'être qui voudrait librement. Si l'homme est libre en délibérant, c'est la science de la vie humaine: ce qu'il veut lorsqu'il est assujetti, lui indique comment il doit vouloir là où il est indépendant.

Un être isolé n'est jamais parfait; son existence est incomplète; il n'est ni vraiment heureux, ni vraiment bon. Le complément de chaque chose fut placé hors d'elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de fin pour les êtres naturels: ils la trouvent dans cet accord harmonique qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C'est dans cette harmonie que tout ce qui existe s'achève, que tout ce qui est animé se repose et jouit. Ce complément de l'individu est principalement dans l'espèce. Pour l'homme, ce complément a deux modes dissemblables et analogues: voilà ce qui lui fut donné; il a deux manières de sentir sa vie, le reste est douleur ou fumée.

Toute possession que l'on ne partage point exaspère nos désirs, sans remplir nos cœurs: elle ne les nourrit point, elle les creuse et les épuise.

Pour que l'union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve ou dans la différence des individus, ou dans l'opposition des sexes. Le premier accord produit l'harmonie qui résulte de deux êtres semblables et différents avec le moindre degré d'opposition et le plus grand de similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus grande différence possible entre des semblables[61]. Tout choix, toute affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui s'en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse: ce qui leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux.

Nous n'avons plus de législateurs. Quelques Anciens avaient entrepris de conduire l'homme par son cœur: nous les blâmons ne pouvant les suivre. Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions. Nul génie n'a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les sexes.

L'unité de l'espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s'aimer: séparés par leurs goûts, mais nécessaires l'un à l'autre, ils s'éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel. Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux, perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l'énergie donnée à l'animal, ce résultat suprême de son organisation sera le moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et en quelque sorte l'expression harmonique de ses facultés. Là est le pouvoir de l'homme physique; là est la grandeur de l'homme moral; là est l'âme tout entière, et qui n'a pas pleinement aimé, n'a pas possédé sa vie.

Des affections abstraites, des passions spéculatives ont obtenu l'encens des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées ou avilies: l'industrie sociale a opposé les hommes que l'harmonie primitive aurait conciliés[62].

L'amour doit gouverner la terre que l'ambition fatigue. L'amour est ce feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle, qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce, l'espérance et la vie. L'ambition est ce feu stérile qui brûle sous les glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d'immenses cavernes, qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un siècle de désolation sur la contrée qu'étonna sa lumière d'une heure.

Lorsqu'une agitation nouvelle étend les rapports de l'homme qui essaie sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il s'abandonne, il s'exalte lui-même; il place son existence dans l'amour, et dans tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment se perd dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose. Tout est douleur, vide, abandon, si l'amour s'éloigne; s'il s'approche, tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les airs, l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accents et augmente les désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d'un bras; l'harmonie du monde est dans l'expression d'un regard. C'est pour l'amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les cieux; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la mousse des forêts; c'est à lui que le soir destine l'aimable mélancolie de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des pamplemousses. Le silence protège les rêves de l'amour, le mouvement des eaux pénètre de sa douce agitation; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux: et tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit.

Heureux délire! seul moment resté à l'homme. Cette fleur rare, isolée, passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée par les orages, languit et meurt sans s'épanouir: le froid de l'air, une vapeur, un souffle font avorter l'espoir dans son bouton flétri. On passe au-delà, on espère encore, on se hâte; plus loin, sur un sol aussi stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce que l'homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit sentir! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien, n'a besoin de rien, et pour qui exister c'est vivre.

Ce n'est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur très funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui toujours attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le plus séduisant des sociétés humaines. C'est une sagesse bien singulière, qu'une sagesse contraire à l'ordre naturel. Toute faculté, toute énergie est une perfection[63]. Il est beau d'être plus fort que ses passions; mais c'est stupidité d'applaudir au silence des sens et du cœur; c'est se croire plus parfait par cela même que l'on est moins capable de l'être.

Celui qui est homme sait aimer l'amour sans oublier que l'amour n'est qu'un accident de la vie: et quand il aura ses illusions, il en jouira, il les possédera; mais sans oublier que les vérités les plus sévères sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner sans faiblesse comme sans réserve. L'activité d'une passion profonde est pour lui l'ardeur du bien, le feu du génie: il trouve dans l'amour, l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cœur juste, sensible et grand; il atteint le bonheur et sait s'en nourrir.

L'amour ridicule ou coupable, est une faiblesse avilissante; l'amour juste, est le charme de la vie: et la démence n'est que dans la gauche austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui condamne indistinctement l'amour parce n'imaginant que des hommes abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables.

Ce plaisir reçu, ce plaisir donné; cette progression cherchée et obtenue; ce bonheur que l'on offre et que l'on espère; cette confiance voluptueuse qui nous fait tout attendre du cœur aimé; cette volupté plus grande encore de rendre heureux ce qu'on aime, de se suffire mutuellement, d'être nécessaire l'un à l'autre; cette plénitude de sentiment et d'espoir agrandit l'âme et la presse de vivre. Indicible abandon! L'homme qui l'a pu connaître n'en a jamais rougi; et celui qui n'est pas fait pour le sentir, n'est pas né pour juger l'amour.

Je ne condamnerai point celui qui n'a pas aimé; mais celui qui ne peut pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections; mais les sentiments expansifs sont naturels à l'homme dont l'organisation morale est parfaite: celui qui est incapable d'aimer est nécessairement incapable d'un sentiment magnanime, d'une affection sublime. Il peut être probe, bon, industrieux, prudent; il peut avoir des qualités douces, et même des vertus par réflexion; mais il n'est pas homme, il n'a ni âme, ni génie; je veux bien le connaître, il aura ma confiance et jusqu'à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. Cœurs vraiment sensibles! qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui vous blâmera de n'avoir point aimé? Tout sentiment généreux vous était naturel; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence; l'amour lui était nécessaire, il devait l'alimenter, il eût achevé de la former pour de grandes choses: mais rien ne vous a été donné, et le silence de l'amour a commencé le néant où s'éteint votre vie.

Le sentiment de l'honnête et du juste, le besoin de l'ordre et des convenances morales, conduit nécessairement au besoin d'aimer. Le beau est l'objet de l'amour; l'harmonie est son principe et son but: toute perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables l'appellent, une moralité expansive et vertueuse le fixe: et l'amour n'existe pas à la vérité sans le prestige de la beauté corporelle; mais il semble tenir plus encore à l'harmonie intellectuelle, aux grâces de la pensée, aux profondeurs du sentiment.

L'union, l'espérance, l'admiration, les prestiges, vont toujours croissant jusqu'à l'intimité parfaite; elle remplit l'âme que cette progression agrandissait. Là s'arrête et rétrograde l'homme ardent sans être sensible, et n'ayant d'autre besoin que celui du plaisir. Mais l'homme aimant ne change pas ainsi; plus il obtient, plus il est lié; plus il est aimé, plus il aime; plus il possède ce qu'il a désiré, plus il chérit ce qu'il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir: celle qui se donne à lui devient nécessaire à son être: des années de jouissance n'ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la confiance d'une habitude heureuse, et les délices d'une libre mais délicate intimité.

On prétend condamner l'amour comme une affection tout à fait sensuelle, et n'ayant d'autre principe qu'un besoin qu'on appelle grossier. Mais je ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin ne soit un des premiers besoins physiques: le sentiment n'est que leur expression indirecte; l'homme intellectuel ne fut jamais qu'un fantôme. Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie; mais ces impulsions accessoires l'occupent tout entière, parce qu'elles n'ont point de bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre, n'y eût pas songé s'il n'eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux modifications d'un même principe, l'appétit et le sentiment: la prépondérance de l'une sur l'autre dépendra de l'organisation individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d'un désir naturel est légitime: tous les moyens qu'il inspire sont bons s'ils n'attaquent les droits de personne, et s'ils ne produisent dans nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité.

Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit: Demandons plus, afin d'obtenir assez. Vous vous êtes trompé: si vous exigez trop des hommes, ils se rebuteront[64]: si vous voulez qu'ils montrent des vertus chimériques, ils les montreront; ils disent que cela coûte peu. Mais parce que ces vertus ne sont pas dans leur nature, ils auront une conduite cachée tout à fait contraire; et parce que cette conduite sera cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en augmentant la contrainte et l'opposition entre le devoir et les penchants. Vous croirez d'abord que vos lois seront mieux suivies, parce que l'infraction en sera mieux masquée; mais un jugement faux, un goût dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en seront les véritables résultats.

Les plaisirs de l'amour contiennent de grandes oppositions physiques, ses désirs agitent l'imagination, ses besoins changent les organes: c'est donc l'objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande différence, et non pas y joindre des lois morales qui soient propres à l'accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois; et les vieillards n'ayant plus le sentiment de l'amour, ne sauraient avoir ni la véritable pudeur, ni la délicatesse du goût. Ils ont très mal entendu ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement proscrit l'amour, s'ils avaient pu trouver d'autres moyens de reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu'il fallait contenir dans les grâces du désir; et pour éviter quelques écarts odieux à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se reproche même point l'honnête homme qui n'a pas réfléchi[65].

C'est dans l'amour qu'il fallait permettre tout ce qui n'est pas vraiment nuisible: c'est par l'amour que l'homme se perfectionne ou s'avilit: c'est en cela surtout qu'il fallait retenir son imagination dans les bornes d'une juste liberté, qu'il fallait mettre son bonheur dans les limites de ses devoirs, qu'il fallait régler son jugement par le sentiment précis de la raison des lois. C'était le plus puissant moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du goût et de leur vraie base, d'ennoblir et de réprimer ses affections, d'imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et droite, d'inspirer à l'homme mal organisé, quelque chose de la sensibilité de l'homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de former une patrie réelle, et d'instituer une véritable société.

Laissez-nous des plaisirs légitimes; c'est notre droit, c'est votre devoir. J'imagine que vous avez cru faire quelque chose par l'établissement du mariage[66]. Mais l'union dans laquelle les résultats de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou de chercher celles de la fortune, à la place des convenances réelles; l'union qu'un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts altèrent nécessairement; une telle union ne nous suffit pas. Je vous demande un prestige qui puisse se perpétuer: vous me donnez un lien dans lequel je vois à nu le fer d'un esclavage sans terme, sous ces fleurs d'un jour dont vous l'aviez maladroitement couvert, et que vous-même avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou rajeunir ma vie; la nature me l'avait donné! Vous osez me parler des ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d'un engagement où la promesse doit être observée religieusement puisqu'elle est donnée, j'aille persuader à une femme d'être méprisable afin que je l'aime[67]. Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré, m'efforcerai-je de troubler une famille, de désoler des parents, de déshonorer celle à qui ce genre d'honneur est si nécessaire dans la société? Ou bien, pour n'attaquer aucun droit, pour n'exposer personne, irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à moi, non par une douce liberté de mœurs, non par un désir naturel, mais parce que leur métier les donne à tous? N'étant plus à elles-mêmes, elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d'analogue à elles que l'oubli de toute délicatesse, l'inaptitude aux sentiments généreux, et le joug de la misère, livrent aux caprices les plus bruts de l'homme en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs. Il reste des circonstances possibles, j'en conviens, mais elles sont très rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie entière. Les uns, retenus par la raison[68], consument leurs jours dans des privations nécessaires et injustes; les autres, en nombre bien plus grand, se jouent du devoir qui les contrarie.

Ce devoir a cessé d'en être un dans l'opinion, parce que son observation est contraire à l'ordre naturel des choses. Le mépris qu'on en fait mène pourtant à l'habitude de n'obéir qu'à l'usage, de se faire à soi-même une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont l'infraction ne conduit pas positivement aux peines légales, ou à la honte dans la société. C'est la suite inévitable des bassesses réelles dont on s'amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre d'une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait vivre; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance; qui détruit son repos, ou rit de lui s'il le conserve; et qui s'impose la nécessité de le trahir jusqu'aux bornes de sa vie, en laissant à ses affections l'enfant qui ne lui appartient pas? De tous les engagements, le mariage n'est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le plus à la sécurité de la vie? Quelle misérable probité que celle qui paie scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la plus sacrée qui soit entre les hommes! Quelle moralité voulez-vous attendre de l'être qui s'attachait à persuader une femme en se moquant d'elle, qui la méprise parce qu'elle a été telle qu'il la voulait, la déshonore parce qu'elle l'a aimé; la quitte parce qu'il en a joui, et l'abandonne quand elle a le malheur visible d'avoir partagé ses plaisirs[69]. Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu'il ne paie point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu'il va perdre, dans des habitudes secrètes, l'attachement dont il l'assure, et qu'elle a droit de prétendre pour que sa fidélité ne soit pas un injuste esclavage.

Des plaisirs sans choix dégradent l'homme, des plaisirs coupables le corrompent; mais l'amour sans passion ne l'avilit point. Il y a un âge pour aimer et jouir: il y en a un pour jouir sans amour. Le cœur n'est pas toujours jeune; et même s'il l'est encore, il ne rencontre pas toujours ce qu'il peut vraiment aimer.

Toute jouissance est un bien lorsqu'elle est exempte et d'injustice et d'excès, lorsqu'elle est amenée par les convenances naturelles, et possédée selon les désirs d'une organisation délicate.

L'hypocrisie de l'amour est un des fléaux de la société. Pourquoi l'amour sortirait-il de la loi commune? pourquoi n'être pas en cela comme dans tout le reste, juste et sincère? Celui-là seul est certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut le faire jouir sans remord. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m'est suspecte: quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée, je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation.

Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l'on ait des vertus: montrez la raison des lois, afin qu'on les vénère; invitez à jouir, afin d'être écouté quand vous commandez de souffrir. Elevez l'âme par le sentiment des voluptés naturelles; vous la rendrez forte et grande, elle respectera les privations légitimes, elle en jouira même dans la conviction de leur utilité sociale.

Je veux que l'homme use librement de ses facultés, quand elles n'attaquent point d'autres droits. Je veux qu'il jouisse, afin d'être bon; qu'il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l'équité visible; que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J'aime que celui qui pense raisonne ses devoirs: je fais peu de cas d'une femme qui n'est retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n'oserait s'avouer le désir.

J'aime qu'on se dise: ceci est-il mal, et pourquoi l'est-il? S'il l'est, on se l'interdit, s'il ne l'est point, on en jouit avec un choix sévère, avec la prudence qui est l'art d'y trouver une volupté plus grande; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement[70].

La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite; c'est la grâce des sens, et le charme de l'amour. Elle évite tout ce que nos organes repoussent; elle permet ce qu'ils désirent; elle sépare ce que la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer: et c'est principalement l'oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l'amour dans l'indiscrète liberté du mariage.

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LETTRE LXIV

Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII.

Il n'y a pas l'ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais que j'y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c'est que je ne puis parvenir à y mettre de l'importance. Je passe sur le lac la moitié du jour et la moitié de la nuit; et quand je m'en éloignerai, je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux, que je me déplairai sur un sol immobile, et dans le silence des prés.

Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la tête, d'autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen; les bateliers ont appris à Hantz que j'étais l'amant d'une belle femme étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay: «N'êtes-vous pas au service de cet Anglais dont on parle tant?» Le mal gagne; et pour les gens de la côte, je crois qu'ils se moqueraient de moi si je n'avais pas d'argent: heureusement je passe pour fort riche. L'aubergiste veut absolument me dire: «Milord»; et je suis très respecté. Riche étranger, ou Milord, sont synonymes.

De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de l'auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j'allais me coucher. Je ne me lève donc qu'à midi, ou même à une heure; je prends du thé, j'écris; puis au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac. La première fois que j'allai seul dans un petit bateau que j'avais fait chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage, et que je partais à la fin du jour: il y eut assemblée au cabaret, et ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et que je fournirais un beau suicide aux annales du village.

Je suis fâché de n'avoir pas pensé d'avance à l'effet que ces singularités pourraient produire. Je n'aime pas à être remarqué, mais je ne l'ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise; et je pense qu'on ne parlerait pas moins si j'allais en changer pour le peu de jours que je dois encore passer ici. Comme je n'y savais que faire, j'ai cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n'ai pas d'autres besoins; mais si je m'ennuie, j'aime du moins à m'ennuyer avec mollesse.

Le thé est d'un grand secours pour s'ennuyer d'une manière calme. Entre les poisons un peu lents qui font les délices de l'homme, je crois que c'est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une émotion faible et soutenue: comme elle est exempte des dégoûts du retour, elle dégénère en une habitude de paix et d'indifférence, en une faiblesse qui tranquillise le cœur que ses besoins fatigueraient, et nous débarrasse de notre force malheureuse. J'en ai pris l'usage à Paris, puis à Lyon: mais ici, j'ai eu l'imprudence de la porter jusqu'à l'excès. Ce qui me rassure, c'est que je vais avoir un domaine et des ouvriers, cela m'occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal maintenant; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité.

Je m'aperçois, ou je crois m'apercevoir que le changement qui s'est fait en moi, a été beaucoup avancé par l'usage journalier du thé et du vin. Je crois que, toutes choses d'ailleurs égales, les buveurs d'eau conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et en quelque sorte leur première candeur. L'usage des stimulants vieillit nos organes. Ces émotions outrées et qui ne sont pas dans l'ordre des convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions simples et détruisent cette proportion pleine d'harmonie qui nous rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n'avions, pour ainsi dire, de sentiments que par eux.

Tel est le cœur humain; le principe le plus essentiel des lois pénales n'a pas d'autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa souplesse; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu'on le brise: on donne aux âmes le courage du crime; on éteint toute énergie dans celles qui ont de la faiblesse, et l'on entraîne les autres à des vertus atroces. Si l'on porte au-delà des limites naturelles l'émotion des organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés extrêmes, on émousse leurs forces habituelles; on les réduit à ne pouvoir que trop, ou rien; on détruit cette proportion ordonnée pour les circonstances diverses, qui nous unissait aux choses muettes elles-mêmes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous laissait toujours dans l'attente ou l'espoir, en nous montrant partout des occasions de sentir; elle nous laissait ignorer la borne du possible; elle nous laissait croire que nos cœurs avaient des moyens immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque toujours relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus grands dans des situations inconnues.

Il existe encore une différence essentielle entre l'habitude d'être ému par l'impression des autres objets, ou celle de l'être par l'impulsion interne d'un excitatif donné par notre caprice ou par un incident fortuit, et non par l'occurrence des temps. Nous ne suivons plus le cours du monde; nous sommes animés lorsqu'il nous abandonnerait au repos; et souvent c'est lorsqu'il nous animerait, que nous nous trouvons dans l'abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette indifférence, nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent fréquemment en discordance ou en opposition avec nos besoins.

Ainsi l'homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n'est point selon sa nature, n'est pas une vraie liberté: elle est comme la licence d'un peuple qui a brisé le joug des lois et des mœurs nationales, elle ôte bien plus qu'elle ne donne, elle met l'impuissance du désordre à la place d'une dépendance légitime qui s'accorderait avec nos besoins. Cette indépendance illusoire qui détruit nos facultés pour y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré l'autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place publique le monument d'un culte étranger, au lieu de se borner à en dresser chez lui les autels: il se fit exiler dans un désert de sable mouvant, où personne ne s'opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put rien produire; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme sans maîtres[72].

Je conviens qu'il serait plus à propos de raisonner moins sur l'usage du thé, et d'en cesser l'excès; mais dès qu'on a quelque habitude de ces sortes de choses, on ne sait plus où s'arrêter. S'il est difficile de quitter une telle habitude, il ne l'est pas moins peut-être de la régler, à moins que l'on ne puisse également régler toute sa manière de vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d'ordre dans une chose, quand il m'est interdit d'en avoir dans le reste; comment mettre de la suite dans ma conduite, quand je n'ai aucun espoir d'en avoir une qui soit constante, et qui s'accorde avec mes autres habitudes. C'est encore ainsi que je ne sais rien faire sans moyens: plusieurs hommes ont cet art de créer les moyens, ou de faire beaucoup avec très peu. Pour moi, je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité: mais le premier pas demande un autre art; et cet art, je ne l'ai point. Je crois que ce défaut vient de ce qu'il m'est impossible de voir les choses autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes observées; et le sentiment de l'ordre, poussé peut-être trop loin, ou du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire et de rien conduire dans le désordre. J'aime mieux m'abandonner que de faire ce que je ne saurais bien faire. Il y a des hommes qui sans rien avoir, établissent leur ménage; ils empruntent, ils font valoir, ils s'intriguent, ils paieront quand ils pourront; en attendant, ils vivent et dorment tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n'aurais pu me résoudre à une vie si précaire; et quand j'aurais voulu m'y hasarder, je n'aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s'avilir, et sans manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si c'était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour donner le nécessaire à un ami, à un enfant; mais entreprendre dans l'incertitude, mais rendre suffisants à force d'industrie hasardée, des moyens très insuffisants par eux-mêmes, c'est ce que je ne saurais espérer de moi.

Il résulte d'une telle disposition, ce grand inconvénient, que je ne puis vivre bien, sagement, et dans l'ordre, ni même suivre mes goûts ou songer à mes besoins, qu'avec des facultés à peu près certaines; et que si je suis peut-être au nombre des hommes capables d'user bien de ce qu'on appelle une grande fortune, ou même d'une médiocrité facile; je suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénuement, se trouvent sans ressources et ne savent faire autre chose que d'éviter la misère, le ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même au-dessus du besoin.

La prospérité est plus difficile à soutenir que l'adversité, dit-on généralement. Mais c'est le contraire pour l'homme qui n'est pas soumis à des passions positives; qui aime à faire bien ce qu'il fait, qui a pour premier besoin celui de l'ordre, et qui considère plutôt l'ensemble des choses que leurs détails.

L'adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l'âme s'attache à une vertu austère, et dont heureusement l'esprit n'en voit pas l'incertitude[73]. Mais l'adversité est bien triste, bien décourageante pour celui qui n'y trouve rien à son usage, parce qu'il voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir; parce qu'il voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d'occasions de l'être. N'étant pas soutenu par le noble fanatisme d'Epictète, il sait bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse dont il se rebute enfin, sentant qu'il y perd tout son être. L'homme religieux, et surtout celui qui est certain d'un Dieu rémunérateur, a un grand avantage: il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le plus grand bien que l'on puisse éprouver. J'avoue que je ne saurais voir ce qu'il y a d'étonnant dans la vertu d'un homme qui lutte sous l'œil de son Dieu; et qui sacrifie des caprices d'une heure à une félicité sans bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire autrement, à moins qu'il ne soit en délire. Il me paraît démontré que celui qui succombe à la vue de l'or, à la vue d'une belle femme ou des autres objets des passions terrestres, n'a pas la foi. Il est évident qu'il ne voit bien que la terre: s'il voyait avec la même certitude ce ciel et cet enfer dont il se rappelle quelquefois; s'ils étaient là, comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait impossible qu'il succombât jamais. Où est le sujet qui jouissant de sa raison, ne sera pas dans l'impuissance de contrevenir à l'ordre de son prince, s'il lui a dit: «Vous voilà dans mon sérail au milieu de toutes mes femmes; pendant cinq minutes n'en approchez aucune; j'ai l'œil sur vous; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et d'autres vous seront permis ensuite pendant trente années d'une prospérité constante.» Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu'on le suppose, n'a pas même besoin de force pour résister pendant un temps si court: il n'a besoin que de croire à la parole de son prince. Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie de l'homme est bien moins devant l'éternité, que cinq minutes comparées à trente années: il y a l'infini de distance entre le bonheur promis au chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle: enfin la parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n'en peut laisser aucune. Si donc il n'est pas démontré que sur cent mille de ceux qu'on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait presque la foi, il me l'est à moi que rien au monde ne peut être démontré.

Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très simples: et je veux revenir aux besoins que donne l'habitude des fermentés. Il faut vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m'en croire, malgré que je promette de me réformer précisément dans le temps que je me contiens le moins, et que je donne à l'habitude une force plus grande.

Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c'est que je commence à perdre enfin le sommeil: quand le thé m'a trop fatigué, je n'y connais d'autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore un excès; car il faut bien en prendre autant qu'il se puisse sans que la tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule qu'un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers; et dont on dit, il a bu, en voyant ce qu'il fait, ce qu'il dit. Mais pour soi-même, rien n'est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu quelquefois. Je prétends encore qu'un demi-désordre serait autant à sa place dans l'intimité, qu'un véritable excès devient honteux devant les hommes, et avilissant dans le secret même.

Plusieurs des vins de Lavaux que l'on recueille ici près, entre Lausanne et Vevay, passent pour dangereux. Mais quand je suis seul, je ne fais usage que du Courtailloux: c'est un vin de Neuchâtel que l'on estime autant que le petit bourgogne: Tissot le regarde comme aussi salubre.

Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer les heures, et d'occuper aux soins d'arranger, de bâtir, d'approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me laissent aucun repos dans l'inaction. Pendant le temps que dureront ces embarras, je diminuerai graduellement l'usage du vin; et quant au thé j'en quitterai tout à fait l'habitude; je veux à l'avenir n'en prendre que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j'aurais voulu prendre, je me trouverai ainsi préparé à m'y conformer sans éprouver les inconvénients d'un changement trop subit et trop grand.

Pour les besoins de l'ennui, j'espère ne les plus connaître dès que je pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général; j'occuperai facilement les heures; je mettrai à la place des désirs et des jouissances, l'intérêt que l'on prend à faire ce qu'on a cru bon, et le plaisir de céder à ses propres lois.

Ce n'est pas que je me figure un bonheur qui ne m'est pas destiné, ou qui du moins est encore bien loin de moi. J'imagine seulement que je ne sentirai plus le poids du temps, que je pourrai prévenir l'ennui ordinaire, et que je ne m'ennuierai plus qu'à ma manière.

Je ne veux pas m'assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la plupart seront prises dans le mouvement et dans l'activité. Les autres ressources auront leurs limites assez étroites, et l'extraordinaire lui-même sera réglé. Jusqu'à ce que ma vie soit remplie, j'ai besoin d'une règle fixe. Autrement il me faudrait des excès sans autre terme que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans bornes. J'ai vu quelque part, que l'homme qui sent n'a pas besoin de vin. Cela peut être vrai pour celui qui n'en a point l'habitude. Lorsque j'ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s'agite excessivement, le sommeil se perd. J'ai besoin d'un excès qui me tire de mon apathie inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne notre imagination, et ne remplit pas nos cœurs.

Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un verre de vin, comme ils prendraient une bavaroise. Cela n'est pas pourtant, mais ils le croient; et si vous le leur demandez, ils seront même surpris de votre question.

Je vais donc m'interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et l'inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place ne sera pas moindre encore, mais enfin je me dirai, voici un ordre établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j'aurai soin qu'il ne soit pas d'une exactitude scrupuleuse, ni d'une trop grande uniformité; car il se trouverait des prétextes et même des motifs de manquer à la règle; et si une fois on y manque, il n'y a plus de raison pour qu'on ne la secoue pas tout à fait.

Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au moment où on l'éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le borne. Ceux mêmes qui en ont la force, ont encore eu tort de n'avoir pas décidé dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit décider, et d'avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les affections agréables qu'ils sont forcés de combattre. En pensant aux raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la jouissance qu'on se permet: car il est de la nature du plaisir qu'il soit possédé avec une sorte d'abandon et de plénitude. Il se dissipe lorsqu'on veut le borner autrement que par la nécessité; et puisqu'il faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces deux choses qui sans cela seraient contraires, c'est d'imposer d'avance au plaisir la retenue d'une loi générale.

Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous est celui d'une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement estimée à sa juste valeur: ainsi dans les objets de la vue, la proximité, la présence agrandissent les dimensions. C'est avant les désirs qu'il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de la passion, le souvenir de cette règle n'est plus la voix importune de la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi n'attriste pas un homme sage.

Il est donc essentiel que la loi soit générale; celle des cas particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux circonstances: c'est une liberté que l'on conserve, parce qu'on n'a pu tout prévoir, et parce qu'il faut se soumettre à ses propres lois seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de la nécessité. Nos affections doivent avoir de l'indépendance, mais une indépendance contenue dans des limites qu'elle ne puisse passer. Elles sont semblables aux mouvements du corps qui n'ont point de grâce s'ils sont gênés, contraints, et trop uniformes; mais qui manquent de décence comme d'utilité, s'ils sont brusques, irréguliers ou involontaires.

C'est un excès dans l'ordre même que de prétendre nuancer parfaitement, modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette régularité absolue est trop rarement possible: le plaisir nous séduit, il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous vivons au milieu des songes; et de tous nos songes, l'ordre parfait pourrait bien être le moins naturel.

Ce que j'ai peine à me figurer, c'est comment on cherche l'ivresse des boissons quand on a celle des choses. N'est-ce pas le besoin d'être ému qui fait nos passions? Quand nous sommes agités par elles, que pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n'est un repos qui suspende leur action immodérée?

Apparemment l'homme chargé de grandes choses, cherche aussi dans le vin l'oubli, le calme, et non pas l'énergie. C'est ainsi que le café en m'agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d'une autre agitation. Ce n'est pas ordinairement le besoin des impressions énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès des vins ou des liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur habitude une activité plus digne d'elle en les gouvernant selon l'ordre. Le vin ne peut que la reposer. Autrement pourquoi tant de héros de l'histoire? pourquoi tant de gouvernants? pourquoi des maîtres du monde auraient-ils bu? C'était, chez plusieurs peuples, un honneur de beaucoup boire: mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps où l'on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que l'opinion entraîna, et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes très ordinaires: il reste quelques hommes forts et occupés de choses utiles, ceux-là n'ont pu chercher dans le vin que le repos d'une tête surchargée de ces soins dont l'habitude atténue l'importance, mais sans la détruire, puisqu'il n'y a rien au-delà.

LETTRE LXV

Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII.

Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue: si j'avais assez de faiblesse pour qu'il me fût un jour nécessaire en ceci d'être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J'aurais d'autant plus de honte de moi, que j'aurais bien changé, car maintenant je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce rapport, elle ne m'en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes choses, que l'homme en qui on a mis une partie de soi-même, se laisse aller à cesser d'être homme de bien.

Non, je n'oublierai jamais que l'argent est un des plus grands moyens de l'homme, et que c'est par son usage qu'il se montre ce qu'il est. Le mieux possible nous est rarement permis: je veux dire que les convenances sont si opposées, qu'on ne peut presque jamais faire bien sous tous les rapports. Je crois que c'en est une essentielle de vivre avec une certaine décence, et d'établir dans sa maison des habitudes commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l'on ne saurait excuser un homme raisonnable d'employer à des superfluités ce qui lui permet de faire tant de choses meilleures.

Personne ne sait que je veux me fixer ici: cependant je fais faire à Lausanne et à Vevay, quelques meubles et diverses autres choses. On a pensé apparemment que j'étais en état de sacrifier une somme un peu forte aux caprices d'un séjour momentané: on aura cru que j'allais prendre une maison seulement pour passer l'été. Voilà comment on a trouvé que je faisais de la dépense; et comment j'ai obtenu beaucoup de respects, quoique j'eusse le malheur d'avoir la tête un peu dérangée.

Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m'abordent pas comme un homme ordinaire: et moi, je suis tenté de rendre ces mêmes hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me donne de l'espérance, si celui-là est satisfait sans que j'y aie pensé, d'autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le dénuement, la gêne, l'incertitude lient les mains dans les choses mêmes que l'argent ne fait pas. On ne peut s'arranger en rien: on ne peut avoir aucun projet suivi. On est au milieu d'hommes que la misère accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien faire pour eux; on ne peut même leur faire connaître cette impuissance, afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à la fécondité de l'argent? Les hommes le perdent comme ils dissipent leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l'entasser ou de le prodiguer: si difficile de l'employer bien!

Je sais un curé près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal, qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité; mais il donne tout, et le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l'ai entendu, parlait de son avarice; mais cette avarice est bien belle!

Quand on s'arrête à l'importance du temps et à celle de l'argent, on ne peut voir qu'avec peine la perte d'une minute, ou celle d'un batz. Cependant le train des choses nous entraîne: une convenance arbitraire emporte vingt louis, tandis qu'un malheureux n'a pu obtenir un écu. Le hasard nous donne ou nous ôte trente fois plus qu'il ne faudrait pour consoler l'infortuné. Un autre hasard condamne à l'inaction celui dont le génie aurait conservé l'état. Un boulet brise cette tête que l'on croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que deviennent nos calculs et l'exactitude des détails?

Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de batiste; ceux de toile serviraient aussi bien, et l'on pourrait en donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on l'emploie dans l'intérieur d'une maison, parce qu'il n'a pas de mouchoir dont il ose se servir devant le monde.

Ce serait une vie heureuse que celle qu'on passerait comme ce curé respectable. Si j'étais pasteur de village, je voudrais me hâter de faire ainsi, avant qu'une grande habitude me rendît nécessaire l'usage de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être seul, être indépendant de l'opinion; sans quoi l'on peut perdre dans trop d'exactitude, les occasions de sortir des bornes d'une utilité si restreinte. S'arranger de cette manière c'est trop limiter son sort; mais aussi, sortez de là; et vous voilà comme assujetti à tous ces besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui entraînent si loin de l'ordre réel, qu'on voit des gens ayant cent mille livres de revenu, craindre une dépense de vingt francs.

On ne s'arrête pas assez à ce qu'éprouve une femme qui se traîne sur une route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec confiance dans une maison où elle aura de la paille; avant de s'y coucher, elle lui fait une panade; et dès qu'il dort, elle s'endort contente, laissant à la providence les besoins du lendemain.

Que de maux à prévenir, à réparer! que de consolations à donner! que de plaisirs à faire qui sont là en quelque sorte, dans une bourse d'or, comme des germes cachés et oubliés, et qui n'attendent pour produire des fruits admirables que l'industrie d'un bon cœur! Toute une campagne est misérable et avilie: les besoins, l'inquiétude, le désordre ont flétri tous les cœurs; tous souffrent et s'irritent; l'humeur, les divisions, les maladies, la mauvaise nourriture, l'éducation brutale, les habitudes malheureuses, tout peut être changé. L'union, l'ordre, la paix, la confiance peuvent être ramenés; et l'espérance elle-même, et les mœurs heureuses! Fécondité de l'argent!

Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela et borné là, comme un homme l'est par les lois de sa nature, l'héritier d'un petit patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent calculer ce qu'ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous qui leur restent, comme des jouissances qui ne périront point. Il ne doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie ou le repos dans le cœur d'un malheureux.

J'entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit simple, dans l'angle de la vallée. J'y vois des légumes que l'on apprête avec un peu de lait, parce qu'ils sont moins coûteux ainsi qu'avec le beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits se vendent à la ville, et leur produit sert à distribuer à chacune des femmes les moins aisées de l'endroit, quelques bichets de farine de maïs qu'on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à faire des gaudes et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne sont pas d'un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux et dont on a tiré un bien meilleur parti.

Dans la maison tout est propre, mais d'une simplicité rigoureuse. Si l'avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir, mais c'est l'économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et l'abondance d'une vie voluptueuse: celles-ci deviennent des besoins dont on ne supporterait pas d'être privé, mais auxquels on ne trouve point de plaisir; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage, fines, mais fortes et peu salissantes, composent presque tout l'habillement des enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de coton; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des chemises. Il n'y a d'autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui servaient jadis dans la maison paternelle; tout le reste est d'un bois très dur, agréable à l'œil et que l'on maintient dans une grande propreté; il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais; en sorte que l'on n'a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu'on a de l'ordre sans humeur, de l'activité sans inquiétude. On n'a point de domestique: comme les soins du ménage sont peu considérables et bien réglés, on se sert soi-même afin d'être libre. De plus on n'aime ni à surveiller, ni à perdre: on se trouve plus heureux avec plus de peine, et plus de confiance. Seulement une femme qui mendiait auparavant, vient tous les jours pendant une heure, elle fait l'ouvrage le moins propre, et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière d'être, on connaît au juste ce qu'on dépense; car là on sait le prix d'un œuf, et l'on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier.

Il importe à l'ordre même qu'on le suive sans répugnance: les besoins positifs sont faciles à contenir par l'habitude, dans les bornes du simple nécessaire; mais les besoins de l'ennui n'auraient point de bornes et mèneraient d'ailleurs aux besoins d'opinion, illimités comme eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l'accord de l'ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos sensations trop irrégulières: ils donnent à la fois l'avidité et l'abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis, mais aucun prétexte ne peut rendre son usage fréquent: on en prend régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient troubler l'imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence imprévue ou affectée, par les dégoûts et l'ennui qui succèdent également aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour le plaisir et les autres pour le travail; l'homme qui n'est pas contraint par une nécessité absolue, devient bientôt mécontent de tous, et curieux d'essayer une autre manière de vivre. Il faut à l'incertitude de nos cœurs, ou l'uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements s'introduiraient les dépenses; et l'on perdrait à s'ennuyer dans les plaisirs, les moyens d'être contents et aimés au milieu d'une bourgade contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie soient insipides et sans joie. On se fait à l'uniformité de l'ennui, mais le caractère en est altéré, l'humeur devient difficile et chagrine; au milieu de la paix des choses, on n'a plus la paix de l'âme et le calme du bonheur. Cet homme de bien l'a senti. Il a voulu que les services qu'il rend, que l'ordre qu'il a établi donnassent à sa famille la félicité d'une vie simple, et non pas l'amertume des privations et de la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête, tel qu'on en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu'ils se soient réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi contents. Le repas du soir se fait de bonne heure; il est composé de choses simples, mais qu'ils aiment, et que souvent on leur laisse disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté nécessaire à leur jeunesse et si bonne à tout âge, ne leur manquent jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur.

Voilà comme il faudrait vivre: voilà comme j'aimerais à faire, surtout si j'avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je nourris dans ma pensée. Je n'y crois pas, et pourtant je ne saurais m'y refuser. Le sort qui ne m'a donné ni femme, ni enfants, ni patrie; je ne sais quelle inquiétude qui m'a isolé, qui m'a toujours empêché de prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes; ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l'attente et ne me permet pas d'en sortir; elle ne dispose point de moi, mais elle m'empêche d'en disposer moi-même. Il semble qu'il y ait une force qui me retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je ne saurais soupçonner. C'est une illusion peut-être: cependant je ne puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps peut me réserver.

A la vérité je pourrais m'arranger ici à peu près de la manière dont je parle; j'aurais un objet insuffisant, mais du moins certain; et voyant à quoi je dois m'attacher, je m'efforcerais d'occuper à ces soins journaliers l'inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle étroit, le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne me trouvais pas dans un isolement qui ne m'y offrirait point de douceur intérieure; si j'avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans les détails: si j'avais une femme qui aimât les soins d'un ménage bien conduit, à qui il fût naturel d'entrer dans mes vues, qui pût trouver des plaisirs dans l'intimité domestique, et jouir comme moi de toutes ces choses qui n'ont de prix que celui d'une simplicité volontaire.

Bientôt il me suffirait de suivre l'ordre dans les choses de la vie privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n'y souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonné, j'en viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la fontaine dont j'aurais amené les eaux intarissables; et ce serait assez pour l'emploi de mes jours que dix familles trouvassent mon existence utile.

Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les habitudes de l'opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin; au lieu de boiseries vernies, j'aurais des murs de sapin; mes meubles ne seraient point d'acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la cuisine; comme j'aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds de distance d'un feu de salon, à la lumière de quarante bougies.

Mais je suis seul; et outre cette raison, j'en ai d'autres encore de faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner là toute considération de l'avenir: mais dans l'ignorance où je suis de ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis non plus adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc m'arranger selon les lieux, mais d'une manière qui n'écarte de moi personne de ceux dont on peut dire: c'est un des nôtres.

Je ne possède pas un bien considérable; et ce n'est point d'ailleurs dans un vallon des Alpes que j'irais introduire un luxe déplacé. Ces lieux-là permettent la simplicité que j'aime. Ce n'est pas que les excès y soient ignorés, non plus que les besoins d'opinion. L'on ne peut pas dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la simplicité. L'aisance y semble plus douce qu'ailleurs, et le luxe moins séduisant. Beaucoup de choses naturelles n'y sont pas encore ridicules. Il n'y faut pas aller vivre, si l'on est réduit à très peu; mais si l'on a seulement assez, on y sera mieux qu'ailleurs.

Je vais donc m'y arranger, comme si j'étais à peu près sûr d'y passer ma vie entière. J'y vais établir en tout la manière de vivre que les circonstances m'indiquent. Après que je me serai pourvu des choses nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d'un revenu clair; mais ce sera suffisant, et j'y serai moins gêné avec cela, qu'avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une grande ville.

LETTRE LXVI

19 juillet, VIII.

Quand on n'aime pas à changer de domestique, on doit être satisfait d'en avoir un dont l'opinion permette à peu près ce qu'on veut. Le mien s'arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri, il se contente de l'être un peu mieux que lui; si dans des lieux où il n'existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il s'y place de même sans me faire trop valoir tant de condescendance. Je n'en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui.

Au reste j'aime à avoir quelqu'un qui, rigoureusement parlant, n'ait pas besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont réduits naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont trop difficiles. N'ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens, ils n'ont point eu l'occasion de connaître la valeur des choses, et de se soumettre à des privations volontaires; en sorte que toutes leur sont odieuses. Ils ne distinguent point de la misère, une économie raisonnable; ni de la lésinerie, une gêne momentanée que les circonstances prescrivent; et leurs prétentions ont d'autant moins de bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle; prenez-les chez vous, ils dédaignent les légumes; la viande de boucherie est bien commune, et leur santé ne saurait s'accommoder de l'eau.

Je suis enfin chez moi; et cela dans les Alpes. Il n'y a pas bien des années que c'eût été pour moi un grand bonheur; maintenant j'y trouve le plaisir d'être occupé. J'ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J'ai commencé par faire élever un grand toit couvert d'anscelles, qui joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la fontaine, etc. C'est maintenant l'atelier général, et on y a pratiqué à la hâte quelques cases où l'on passe la nuit, pendant que la beauté de la saison le permet. De cette manière les ouvriers ne sont point dérangés, l'ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine en commun: et me voilà à la tête d'un petit Etat très laborieux et bien uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je suis parvenu à lui faire comprendre que quoiqu'il eût l'intendance de mes bâtiments, s'il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l'impudence de l'appeler valet.

Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails auxquels vous penserez, afin qu'en disposant les choses pour longtemps, et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu'il faille ensuite changer.

Adressez à Imenstròm par Vevey.

LETTRE LXVII

Imenstròm, 21 juillet, VIII.

Ma chartreuse n'est éclairée par l'aurore en aucune saison, et ce n'est que dans l'hiver qu'elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice d'été, on ne le voit pas se coucher, et on ne l'aperçoit le matin que trois heures après le moment où il a passé l'horizon. Il sort alors entre les tiges droites des sapins près d'un sommet nu, qu'il éclaire plus haut que lui dans les cieux; il paraît porté sur l'eau du torrent, au-dessus de sa chute; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à travers le bois noir; le disque lumineux repose sur la montagne boisée et sauvage dont la pente reste encore dans l'ombre, c'est l'œil étincelant d'un colosse ténébreux.

Mais c'est aux approches de l'équinoxe, que les soirées seront admirables et vraiment dignes d'une tête plus jeune. La gorge d'Imenstròm s'abaisse et s'ouvre vers le couchant d'hiver: sa pente méridionale sera dans l'ombre; celle que j'occupe et qui regarde le midi, tout éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil s'éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée profonde sera comme un asile d'une douce température, entre la plaine ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment à l'orient.

J'ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons; vingt de bois assez beaux; et à peu près trente-cinq, dont la surface est toute en rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l'ombre, et en bois ou très faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque aucun produit; c'est un espace stérile, dont on ne tire d'autre avantage que le plaisir de l'enfermer chez soi et de pouvoir, si l'on veut, le disposer pour l'agrément.

Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c'est que toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une clôture commune: de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La vigne y pourrait réussir d'après l'exposition; il y en avait même autrefois: on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de beaucoup.

Le froment y réussit mal; le seigle y serait très beau, dit-on, mais il ne me servirait que comme moyen d'échange; les fromages peuvent le faire plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la maison, afin d'avoir de l'ordre et peu d'embarras.

Je ne veux point de vignes, parce qu'elles exigent un travail pénible, et que j'aime voir l'homme occupé, mais non surchargé, parce que leur produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j'aime à savoir ce que j'ai, ce que je puis. Je n'aime point les champs, parce que le travail qu'ils demandent est trop inégal; parce qu'une grêle, et ici les gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte; parce que leur aspect est presque continuellement, ou désagréable, ou du moins fort indifférent pour moi.

De l'herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstròm. C'est un grand inconvénient; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l'on plante; et moi qui aime à être en sécurité pour l'avenir, mais qui ne compte que sur le présent, je n'aime pas attendre. Comme il n'y avait point ici de maison, on n'y a mis aucun arbre fruitier, à l'exception des châtaigniers et de quelques pruniers très vieux, qui apparemment appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des habitations: car ceci paraît avoir été partagé entre divers propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce n'était plus qu'un pâturage où les vaches s'arrêtaient lorsqu'elles commençaient à monter au printemps, et lorsqu'elles redescendaient pour l'hiver.

Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres fruits qui viendraient difficilement ici, je préfère m'en passer. Quand on a dans un lieu ce qu'il peut naturellement produire, je trouve que l'on est assez bien. Les soins que l'on se donnerait pour y avoir ce que le climat n'accorde qu'avec peine, coûteraient plus que la chose ne vaudrait.

Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les choses qui me seront nécessaires, ou dont je ferai usage. Il en est beaucoup qu'il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve point que dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son pain, son vin; qu'on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons, pintades, lapins et tout ce qui peut, étant bien administré, donner quelque avantage. Mais j'ai vu avec surprise ces ménages mesquins et embarrassés, où pour une économie toujours incertaine et souvent onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d'humeur, cent occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles, mais la plupart ne le sont que lorsqu'on a les moyens de les faire un peu en grand. Autrement il vaut mieux se borner à son affaire et la bien conduire. En simplifiant, on rend l'ordre plus facile, l'esprit moins inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus douce.

Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais peut-être à me donner chez moi cet embarras: mais irai-je, pour quelques aunes, semer du chanvre et du lin, avoir le soin de le faire tirer, de le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir? Quand tout serait bien calculé; quand j'aurais évalué les pertes, les infidélités, l'ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je trouverais ma toile très chère. Au lieu que sans tout ce soin, je la choisis comme je veux. Je ne la paie que ce qu'elle vaut réellement, parce que j'en achète une quantité à la fois, et que je la prends dans un magasin. D'ailleurs, je ne change de marchands, comme d'ouvriers ou de domestiques, que quand il m'est impossible de faire autrement: cela, quoi que l'on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l'intention de ne pas changer, et que l'on fait de son côté ce qui est juste pour les satisfaire soi-même...

LETTRE LXVIII

Im., 23 juillet, VIII.

J'ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau séjour. Je trouve, il est vrai, qu'un froid médiocre est naturellement plus incommode qu'une chaleur très grande; je hais les vents du nord et les neiges; de tous temps mes idées se sont portées vers ces beaux climats qui n'ont point d'hivers; et autrefois il me semblait pour ainsi dire chimérique que l'on vécût à Archangel, à Jeniseick. J'ai peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire sur une terre perdue vers le pôle, où pendant une si longue saison les liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l'air extérieur mortel. C'est le Nord qui me paraît inhabitable; quant à la Torride, je ne vois pas de même pourquoi les Anciens l'ont crue telle. Ses sables sont arides sans doute, mais on sent d'abord que les contrées bien arrosées doivent y convenir beaucoup à l'homme, en lui donnant peu de besoins, et en subvenant, par les produits d'une végétation forte et perpétuelle, au seul besoin absolu qu'il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages; cela est certain; elle fertilise des terres peu fécondes, mais j'aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par d'autres moyens. Elle a ses beautés; cela doit être, car l'on en découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs aspects; mais les beautés de la neige sont les dernières que je découvrirai.

Mais maintenant que la vie indépendante n'est qu'un songe oublié, maintenant que je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si la faim, le froid, ou l'ennui ne me forçaient de me remuer, je commence à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des Samoïèdes que le doux ciel de l'Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le vieillard n'a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien commodes; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte bien mieux l'ennui des mauvais temps que celui des beaux jours.

Je ne dors plus comme autrefois. L'inquiétude des nuits, le désir du repos me font songer à tant d'insectes qui tourmentent l'homme dans les pays chauds et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne sont plus à moi: les besoins de convention me deviennent naturels. Que m'importe l'indépendance de l'homme? Il me faut de l'argent, et avec de l'argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord l'homme est assujetti par les besoins et les obstacles: dans le Midi il est asservi par l'indolence et la volupté. Dans le Nord le malheureux n'a pas d'asile; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait pour lui aussi terrible que l'aumône et les cachots. Sous l'Equateur, il a les forêts; et la nature lui suffit quand l'homme n'y est pas. Là il trouve des asiles contre la misère et l'oppression; mais moi, lié par mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche une cellule commode où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me promener en long et en large, et compter ma dépense. C'est donc beaucoup si je la puis bâtir près d'un rocher suspendu et menaçant, près d'une eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j'eusse pu faire autre chose.

Cependant j'ai pensé à Lugano. Je voulais l'aller voir; j'y ai renoncé. C'est un climat facile: on n'y a pas à souffrir l'ardeur des plaines d'Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des Alpes: la neige y tombe rarement, et n'y reste pas. On y a, dit-on, des oliviers; et les sites y sont beaux; mais c'est un coin bien reculé. Je craignais encore plus la manière italienne; et quand après cela, j'ai songé aux maisons de pierres, je n'ai pas pris la peine d'y aller. Ce n'est plus être en Suisse. J'aimerais bien mieux Chessel, et j'y devrais être, mais il paraît que je ne le puis. J'ai été conduit ici par une force qui n'est peut-être que l'effet de mes premières idées sur la Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un lac n'eût pas suffi pour que je vous quittasse.

Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou comme un pays où j'aurais passé des années heureuses dans les premiers temps de la vie. J'y suis avec indifférence, et c'est une grande preuve de mon malheur; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce beau bassin de la partie occidentale du Léman si vaste, si romantique, si bien environné; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont et reviennent avec leurs cloches des montagnes; les facilités des plaines et la proximité des hautes Alpes; une sorte d'habitude anglaise, française et suisse à la fois; un langage que j'entends, un autre qui est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas; une variété tranquille que tout cela donne; une certaine union peu connue des catholiques; la douce mélodie d'une terre qui voit le couchant, mais un couchant éloigné du Nord; cette longue plaine d'eau courbée, prolongée, indéfinie, dont les vapeurs lointaines s'élèvent sous le soleil de midi, s'allument et s'embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et s'étendent pour se perdre sur la rive où l'on repose: cet ensemble entretient l'homme dans une situation qu'il ne trouve pas ailleurs. Je n'en jouis pas, et j'aurais peine à m'en passer. Dans d'autres lieux, je serais étranger; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je veux reprocher aux choses l'impuissance et le néant où je vis, je saurais de quelle chose me plaindre: mais ici je ne puis l'attribuer qu'à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les connaisse; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du moins finie.

Je dois avouer que j'aime à posséder, même sans jouir: soit que la vanité des choses, ne me laissant plus d'espoir, m'inspire une tristesse convenable à l'habitude de ma pensée; soit que, n'ayant pas d'autres jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne fait pas précisément souffrir, et qui laisse l'âme découragée dans le repos d'une mollesse douloureuse. Tant d'indifférence pour des choses séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de l'insatiable avidité de nos cœurs, flatte encore leur inquiétude: elle paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous avait données, comme assez grandes pour l'homme.

Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir, mais l'avoir vue: car la vie est trop courte pour que je surmonte ma paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde afin d'obtenir, si par hasard j'en revenais, le rare avantage de savoir, deux ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas.

Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des sensations nouvelles, qui attend de ce qu'il ne connaît pas des succès ou des plaisirs, et pour qui voyager c'est vivre. Je ne suis ni homme de guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à système; je suis mauvais observateur des choses usuelles; et je ne rapporterais du bout du monde rien d'utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n'en jamais sortir: je ne suis plus propre qu'à finir en paix. Vous vous rappellerez sans doute, qu'un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le temps sur les vaisseaux avec la pipe, le punch et les cartes; vous vous rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point, et qui bois peu, je ne vous fis d'autre réponse que de mettre mes pantoufles, de vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de voyages! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu'à finir en paix, en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l'aisance, afin d'y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je m'inquiéter; et pourquoi passer ma vie à la préparer? Encore quelques étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de cendre humaine. Vous lui rappelez qu'il doit être utile; c'est bien son espoir: il fournira à la terre quelques onces d'humus, autant vaut-il que ce soit en Europe.

Si je pouvais d'autres choses, je m'y livrerais; je les regarderais comme un devoir, et cela me ranimerait un peu: mais pour moi, je ne veux rien faire. Si je parviens à n'être pas seul dans ma maison de bois; si je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je suis un homme utile; je n'en croirai rien. Ce n'est pas être utile que de faire, avec de l'argent, ce que l'argent peut faire partout, et d'améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes qui perdent ou qui sauvent des milliers d'hommes. Mais enfin je serais content en voyant que l'on est content. Dans ma chambre bien close, j'oublierai tout le reste: je deviendrai étroit comme ma destinée, et peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie essentielle du monde.

A quoi me servirait donc d'avoir vu le globe, et pourquoi le désirerais-je? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir moi-même. D'abord vous pensez bien que le regret de ne l'avoir pas vu m'affecte assez peu. Si j'avais mille ans à vivre, je partirais demain. Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des Pallas, m'ont dit sur les autres contrées ce que j'ai besoin d'en savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une autre sensation du même ordre sous un autre ciel; je verrais peut-être un peu plus clair dans les rapports entre l'homme et les choses; et comme il faudra que j'écrive parce que je n'ai rien à faire, je dirais peut-être des choses moins inutiles.

En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d'un beau feu qui tombe en débris, j'aimerais à me dire: J'ai vu les sables et les mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique et les nuits boréales; j'ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse; j'ai souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130[74]. J'ai marché dans les neiges de l'Equateur, et j'ai vu l'ardeur du jour allumer les pins sous le cercle polaire: j'ai comparé les formes simples du Caucase avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts Félices avec le granit nu de la Thébaïde: j'ai vu l'Irlande toujours humide, et la Libye toujours aride: j'ai passé le long hiver d'Edimbourg sans souffrir du froid, et j'ai vu des chameaux gelés dans l'Abyssinie: j'ai mâché le bétel, j'ai pris l'opium, j'ai bu l'ava: j'ai séjourné dans une bourgade où l'on m'aurait cuit si l'on ne m'eût pas cru empoisonné, puis chez un peuple qui m'a adoré parce que j'y suis venu dans un de ces globes dont le peuple d'Europe s'amuse: j'ai vu l'Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et sort huile de baleine; j'ai vu le faiseur d'affaires mécontent de ses vins de Chypre et de Constance: j'ai vu l'homme libre faire deux cents lieues à la poursuite d'un ours, et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et attendre l'extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère achalanda. La fille d'un mandarin mourut de honte parce qu'une heure trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert: dans le Pacifique, deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l'unique vêtement qui les couvrait, s'avancèrent ainsi nues parmi les matelots étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami: le vrai fidèle vendit la femme qui l'avait aimé, qui l'avait sauvé, qui l'avait nourri, et la vendit davantage en apprenant qu'il l'avait rendue enceinte.

Mais quand j'aurais vu ces choses et beaucoup d'autres; quand je vous dirais, je les ai vues; hommes trompés et construits pour l'être! ne les savez-vous pas? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites? en avez-vous moins besoin de l'être pour qu'il vous reste quelque décence morale?

Non: ce n'est que songes! il vaut mieux acheter de l'huile en gros, la revendre en détail, et gagner deux sous par livre[75].

Ce que je dirais à l'homme qui pense n'en aurait pas une autorité beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l'homme impartial, toute l'expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n'a rien vu par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de voyageurs. Sans doute si cet homme d'un esprit droit, si cet observateur avait parcouru le monde, il saurait mieux encore; mais la différence ne serait pas assez grande pour être essentielle: ils pressent dans les rapports des autres les choses qu'ils n'ont pas senties, mais qu'à leur place il eût vues.

Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il est probable qu'ils ne voyageraient pas; car tout est divulgué. La science secrète n'est plus dans un lieu particulier; il n'y a plus de mœurs inconnues, il n'y a plus d'institutions extraordinaires: il n'est plus indispensable d'aller au loin. S'il fallait tout voir par soi-même, maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu'il faudrait étudier, ni à l'étendue des lieux qu'il faudrait parcourir. On n'a plus ces grands desseins, parce que leur objet devenu trop vaste, a passé les facultés et l'espoir même de l'homme; comment conviendraient-ils à mes facultés solitaires, à mon espoir éteint?

Que vous dirai-je encore? La servante qui trait ses vaches, qui met son lait reposer, qui en lève la crème et la bat, sait bien qu'elle fait du beurre. Quand elle le sert, et qu'elle voit qu'on l'étend avec plaisir sur le pain, et qu'on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce que le beurre est bon, voilà sa peine payée; son travail est beau, car elle a fait ce qu'elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui est juste et utile, sait-il ce qu'il produira, et s'il produira quelque chose?

En vérité c'est un lieu bien tranquille que cette gorge d'Imenstròm, où je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel infini: plus bas s'étendent au loin les terres que l'homme travaille.

Dans d'autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des printemps: et moi dont il faut que le toit de bois devienne semblable à celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois de chaque année.

LETTRE LXIX

Im., 27 juill., VIII.

J'apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue; mais on dit qu'il est ruiné, et de plus marié; on me dit encore qu'il a quelque affaire à Zurich, et qu'il doit y aller bientôt.

Recommandez-lui de passer ici: il sera bien reçu. Cependant il faut le prévenir qu'il le sera fort mal sous d'autres rapports. Je crois que ceux-là lui importent peu; car s'il n'a bien changé, c'est un excellent cœur. Un bon cœur change-t-il?

Je le plaindrais peu d'avoir eu son habitation dévastée par les ouragans et ses espérances détruites, s'il n'était pas marié; mais puisqu'il l'est je le plains beaucoup. S'il a vraiment une femme, il lui sera pénible de ne la pas voir heureuse; s'il n'a avec lui qu'une personne qui porte son nom; il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels l'aisance seule permet d'échapper. On ne m'a pas marqué qu'il eût, ou qu'il n'eût pas d'enfants.

Faites-lui promettre de passer par Vevey, et de s'arrêter ici plusieurs jours. Le frère de Mme Dellemar m'est peut-être destiné.—Il me vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le connaissez davantage. Félicitez sa sœur de ce qu'il a échappé à ce dernier malheur dans la traversée. Non: ne lui dites rien de ma part; laissez périr les temps passés.

Mais apprenez-moi quand il viendra; et dites-moi, dans notre langue, votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu'elle fasse avec lui le voyage; c'est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l'on craint l'embarras ou les frais, assurez qu'elle pourra être agréablement et convenablement à Vevey, pendant qu'il terminera ses affaires à Zurich.

LETTRE LXX

Im., 29 juill., VIII.

Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu'avant-hier, je vous écris sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de pressant; je vous préviens qu'elle ne vous apprendra rien, sinon qu'il fait un temps d'hiver: c'est pour cela que je vous écris, et que je passe l'après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les nuages sont très bas, une pluie froide inonde les vallées; il fait froid même au bord du lac; il n'y avait ici que cinq degrés à midi, et il n'y en avait pas deux un peu avant le lever du soleil[76].

Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l'été. Jusqu'à un certain point le changement convient même aux hommes constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des organes qu'une action trop continue fatigue: je jouis entièrement du feu maintenant, au lieu que dans l'hiver il me gêne, et je m'en éloigne habituellement.

Ces vicissitudes plus subites et plus grandes que dans les plaines, rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode des montagnes. Ce n'est point au maître qui le nourrit bien et le laisse en repos, que le chien s'attache davantage, mais à celui qui le corrige et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux, incertain devient nécessaire à notre inquiétude: un climat plus facile et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents.

Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l'été perpétuel donnent-ils plus d'imagination à la multitude: ce qui viendrait de ce que les premiers besoins absorbent alors moins d'heures, et de ce que les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les lieux pleins d'oppositions, de beautés et d'horreur, où l'on éprouve des situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l'imagination de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l'idéal.

Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds; des sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des ascètes: mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante, la Grèce couverte de neige et d'oliviers eut Orphée, Homère, Epiménide; la Calédonie plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins heureuse, produisit Ossian.

Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités; quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés par les vents; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu'on les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse; quelle patrie pour le cœur de l'homme! quel monde pour l'éloquence[77]!

Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers droits ombragent les rives d'un fleuve large et muet: le musulman s'y fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les éventails qu'on agite devant lui.

Mais des rochers mousseux s'avancent sur l'abîme des vagues soulevées, une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver: maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les jours grandissent, les forêts s'animent. Sur l'océan tranquille, les filles des guerriers chantent les combats et l'espérance de la patrie. Voici que les nuages s'assemblent; la mer se soulève, le tonnerre brise les chênes antiques; les barques sont englouties; la neige couvre les cimes; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le vent change; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles on distingue des planches sur la mer encore menaçante; les filles des guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme; on entend des voix humaines au-dessus des rochers, et des gouttes froides tombent du toit. Le Calédonien s'arme, il part dans la nuit, il franchit les monts et les torrents, il court à Fingal: il lui dit: «Slisama est morte, mais je l'ai entendue, elle ne nous quittera pas, elle a nommé tes amis, elle nous a commandé de vaincre.»

C'est au Nord que semblent appartenir l'héroïsme de l'enthousiasme, et les songes gigantesques d'une mélancolie sublime[78]. A la Torride appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et les passions opiniâtres des solitaires.

Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au climat, ou étrangères à lui qui modifient le tempérament de l'homme, ont fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il semble d'ailleurs que l'on n'ait fait qu'entrevoir et les moyens, et les effets de cette influence. On n'a considéré généralement que le plus ou moins de chaleur: et cette cause, loin d'être unique, n'est peut-être pas la principale.

Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la même en Norvège et dans le Yémen, la différence resterait encore très grande, et presque aussi grande peut-être entre l'Arabe et le Norvégien. L'un ne connaît qu'une nature permanente, l'égalité des jours, la continuité de la saison, et la brûlante uniformité d'une terre aride. L'autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est glacée, les eaux immobiles et le ciel bouleversé par les vents, verra une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux, féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d'une beauté inexprimable; il a les jours d'automne plus attachants encore par cette tristesse même qui remplit l'âme sans l'égarer, qui, au lieu de l'agiter d'un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d'une volupté pleine de mystère, de grandeur et d'ennuis.

Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la permanence ou la mobilité des accidents de la nature ne peuvent-ils faire d'impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère à n'avoir que l'instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont plus étendues, sont ceux qui mènent leur pays; ceux qui par les institutions, par l'exemple, par les forces publiques ou secrètes, entraînent le vulgaire; et le vulgaire lui-même obéit en bien des manières à ces mobiles, quoiqu'il ne les observe pas.

Parmi ces causes, l'une des principales sans doute est dans l'atmosphère dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et terrestres changent avec la culture et avec d'autres circonstances, lors même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi quand on observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit resté le même, il me semble que l'on ne fait pas une objection solide; on ne parle que de la température, et cependant l'air d'un lieu ne saurait convenir souvent aux habitants d'un autre lieu, dont les étés et les hivers paraissent semblables.

Les causes morales et politiques agissent d'abord avec plus de force que l'influence du climat: elles ont un effet présent et rapide qui surmonte les causes physiques, quoique celles-ci plus durables, soient plus puissantes à la longue. Personne n'est surpris que les Parisiens aient changé depuis le temps où Julien écrivit son Misopogon. La force des choses a mis à la place de l'ancien caractère parisien, un caractère composé de celui des habitants d'une très grande ville non maritime, et de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux, des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des sujets d'une monarchie tempérée dans ses formes extérieures.

LETTRE LXXI

Im., 3 août, VIII.

S'il est une chose dans le spectacle du monde, qui m'arrête quelquefois, et quelquefois m'étonne: c'est cet être qui nous paraît la fin de tant de moyens, et qui semble n'être le moyen d'aucune fin: qui est tout sur la terre, et qui n'est rien pour elle, rien pour lui-même[79]: qui cherche, qui combine, qui s'inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir toujours nouveau des choses toujours les mêmes: dont la nature est l'activité, ou plutôt l'inquiétude de l'activité: qui s'agite pour trouver ce qu'il cherche, et s'agite bien plus lorsqu'il n'a rien à chercher: qui, dans ce qu'il a atteint, ne voit qu'un moyen pour atteindre une autre chose; et lorsqu'il jouit, ne trouve dans ce qu'il avait désiré, qu'une force nouvelle pour s'avancer vers ce qu'il ne désirait pas: qui aime mieux aspirer à ce qu'il craignait, que de ne plus rien attendre: dont le plus grand malheur serait de n'avoir à souffrir de rien: que les obstacles enivrent, que les plaisirs accablent; qui ne s'attache au repos que quand il l'a perdu: et qui, toujours emporté d'illusions en illusions, n'a pas, ne peut pas avoir autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie.

LETTRE LXXII

Im., 6 août, VIII.

Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m'être confiné dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m'y attendre; et je dois aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en contradiction. Je pense cependant que cette opposition n'est qu'apparente, et n'existera qu'aux yeux de celui qui me croira un penchant décidé pour la campagne. Mais je n'aime pas exclusivement ce qu'on appelle vivre à la campagne; je n'ai point non plus d'éloignement pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout à fait maintenant.

A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il ne me fût désagréable de me fixer; mais il n'y en a point peut-être que je ne préférasse à la campagne, telle que je l'ai vue dans plusieurs provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une préférence décidée à la campagne; car si, dans une situation gênée, il y est plus facile qu'à la ville de mener une vie supportable; je crois qu'avec de l'aisance il est plus facile dans les grandes villes qu'ailleurs, de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est donc sujet à tant d'exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce que j'aime, ce n'est pas précisément une chose de telle nature, mais celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle que je reconnais être le plus selon sa nature.

Je préférerais la vie du plus misérable Norvégien dans ses roches glacées, à celle que mènent d'innombrables petits bourgeois de certaines villes dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de chagrins, et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l'être insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les dimanches.

J'aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a pour promenade publique un parc bien planté et non d'insipides boulevards: où l'on voit un marché commode, et de belles fontaines: où l'on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas extraordinaires, célèbres, ni même savants; mais pensant bien, se voyant avec plaisir, et ne manquant pas d'esprit: une petite ville enfin où il y a aussi peu qu'il se puisse de misère, de boue, de division, de propos de commère, de dévotion bourgeoise, et de calomnie.

J'aime mieux encore une très grande ville qui réunisse tous les avantages et toutes les séductions de l'industrie humaine: où l'on trouve les manières les plus heureuses, et l'esprit le plus éclairé: où l'on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des connaissances telles qu'on les désire: où l'on puisse se perdre quand on veut dans la foule, être à la fois connu, respecté, libre et ignoré; prendre le train de vie que l'on aime, et en changer même sans faire parler de soi: où l'on puisse en tout choisir, s'arranger, s'habituer, sans avoir d'autres juges que les personnes dont on est vraiment connu. Paris est la ville qui réunit à un plus haut degré les avantages des villes; ainsi, quoique je l'aie vraisemblablement quittée pour toujours, je ne saurais être surpris que tant de gens de goût, et tant de gens à passions, en préfèrent le séjour à tout autre.

Quand on n'est point propre aux occupations de la campagne, on s'y trouve étranger; on sent qu'on n'a pas les facultés convenables à la vie que l'on a choisie, et qu'on ferait mieux un autre rôle que peut-être pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il faut avoir les habitudes rurales; il n'est guère temps de les prendre lorsqu'on n'est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras travailleurs, et s'amuser à planter, à greffer, à faner soi-même: il faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l'on n'est pas là ce qu'on y devrait être, et l'on se dit: à Paris, je ne sentirais pas cette disconvenance; ma manière serait d'accord avec les choses, quoique ma manière et les choses ne puissent y être d'accord avec mes véritables goûts. Ainsi l'on ne retrouve plus sa place dans l'ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos affections: et s'il arrive ensuite que l'on soit tout à fait libre, l'on ne saurait plus choisir qu'à peu près ce qu'il faut, il n'y a plus rien qui convienne tout à fait.

A Paris on est bien pour quelque temps; mais il me semble qu'on n'y est pas bien pour la vie entière, et que la nature de l'homme n'est pas de rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais séparé des grandes scènes de la nature! Les grâces de la société ne sont point sans prix; c'est une distraction qui entraîne nos fantaisies; mais elle ne remplit pas notre âme, elle ne dédommage pas de tout ce qu'on a perdu, elle ne saurait suffire à celui qui n'a qu'elle dans la ville, qui n'est pas dupe des promesses d'un vain bruit, et qui sait le malheur des plaisirs.

Sans doute, s'il est un sort satisfaisant, c'est celui du propriétaire qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa famille et lui-même: et, ne cherchant point les succès et les amertumes du monde, veut seulement jouir chaque jour de ses plaisirs faibles et répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut reproduire.

Avec une femme, comme il en est; avec un ou deux enfants, et un ami comme vous savez; avec de la santé, un terrain suffisant dans un site heureux, et l'esprit d'ordre, on a toute la félicité que l'homme sage puisse maintenir dans son cœur. Je possède une partie de ces biens: mais celui qui a dix besoins, n'est pas heureux quand neuf sont remplis: l'homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal; et pourtant le bonheur reste loin de moi.

Je ne regrette point Paris; mais je me rappelle une conversation que j'eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le service, et de se fixer à Paris. J'étais chez M. T*** vers le soir: il y avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois seulement; il fit apporter du porter: un peu après il sortit, et je me trouvai seul avec cet officier. Je n'ai pu oublier certaines parties de notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce sujet, et si le porter après dîner n'entra pas pour beaucoup dans cette sorte d'épanchement: quoi qu'il en soit, voici à peu de chose près ses propres termes. Vous verrez un homme qui compte n'être jamais las de s'amuser: et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu'il prétend assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et les rendre ainsi les instruments d'une sorte de passion qui ne finisse qu'avec lui-même. Je trouvai remarquable ce qu'il me disait: le lendemain matin, voyant que je m'en rappelais assez bien, je me mis à l'écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici: par paresse, je ne veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez.

«...J'ai voulu avoir un état, je l'ai eu; et j'ai vu que cela ne menait à rien de bon, du moins pour moi. J'ai encore vu qu'il n'y avait qu'une chose extérieure qui pût valoir la peine qu'on s'en inquiétât: c'est l'or. Il en faut; et il est aussi bon d'en avoir assez, qu'il est nécessaire de n'en pas chercher immodérément. L'or est une force: il représente toutes les facultés de l'homme, puisqu'il lui ouvre toutes les voies, puisqu'il lui donne droit à toutes les jouissances; et je ne vois pas qu'il soit moins utile à l'homme de bien qu'au voluptueux, pour remplir ses vues. J'ai aussi été dupe de l'envie d'observer et de savoir, je l'ai poussée trop loin: j'ai appris avec beaucoup de peine des choses inutiles à la raison de l'homme, et que j'oublie dès à présent. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque volupté dans cet oubli, mais je l'ai payée trop cher. J'ai un peu voyagé, j'ai vécu en Italie, j'ai traversé la Russie, j'ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m'ayant beaucoup ennuyé, quand je n'ai plus eu d'affaires j'ai voulu voyager pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes; j'y ai couru comme un autre.

—Vous avez été dédommagé de l'ennui des plaines russes.

—Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l'été, si le granit des Alpes est dur, si l'eau descend vite en tombant de haut, et diverses autres choses semblables.

—Sérieusement, vous n'en avez pas été satisfait, vous n'en avez rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation?...

—Je sais la forme des chaudières où l'on fait le fromage; et je suis en état de juger si les planches des Tableaux topographiques de la Suisse sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé souvent. Que m'importe que des rochers roulés par quelques hommes en aient écrasé un plus grand nombre qui se trouvait dessous. Si la neige et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose aussi étonnante arriva jadis, je ne les choisirai point pour y vivre maintenant. Je suis charmé qu'à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la bière en déchargeant des tonneaux de café; pour moi, je trouve du café ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon: l'on prétend que Paris a moins de mauvais qu'un autre endroit; je ne décide point cela, mais j'ai mes habitudes à Paris, et j'y reste. Quand on a du sens, et de quoi vivre, on peut s'arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre cœur, notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J'ai trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Wolga, j'ai vu les plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A Astracan, à Lausanne, à Naples, l'homme gémit comme à Paris: il rit à Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se divertit à Paris, n'est guère la manière dont j'aime à voir rire le peuple: mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une société plus agréable, et une vie plus commode. Je suis revenu de ces fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n'ai plus qu'un goût dominant, ou si vous voulez, une manie; celle-là ne me quittera pas, car elle n'a rien de chimérique et ne se donne pas de grands embarras pour un vain but. J'aime à tirer le meilleur parti de mon temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l'ordre occupe mieux, et produit bien plus que les autres passions; elle ne sacrifie rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs.

—Soit! mais de quel bonheur parlons-nous? Passer ses jours à faire sa partie, à dîner, et à parler d'une actrice nouvelle; cela peut être assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera point le bonheur de celui qui a de grands besoins.

—Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes: c'est la soif d'une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant à moi, je me soucie peu d'admirer une heure, et de m'ennuyer un mois; j'aime mieux m'amuser souvent et ne m'ennuyer jamais. Ma manière d'être ne me lassera pas, parce que j'y joins l'ordre et que je m'attache à cet ordre.»

Voilà tout ce que j'ai conservé de notre entretien qui a duré une grande heure sur le même ton. J'avoue que s'il ne me réduisit pas au silence, il me fit du moins beaucoup rêver.

LETTRE LXXIII

Im., septembre, VIII.

Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque vous serez errant par-delà les mers? C'est maintenant que je vais être seul. Votre voyage ne sera pas long; cela se peut: mais gagnerai-je beaucoup à votre retour? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront sans relâche, vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse que vous m'aviez faite? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes?

Je n'écrirais pas jusqu'à votre retour; je n'aime point ces lettres aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les attend; et dont la réponse, qui ne peut venir qu'au bout de trois mois, peut ne venir qu'au bout d'un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d'ici, j'espère en recevoir avant votre retour.

Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg, avant celle de Zurich; mais puisqu'il prévoit qu'elles seront longues, peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu'il vienne en Suisse. Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là, comme elles étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu'il ait promis formellement de s'arrêter ici plusieurs jours.

Vous voyez si cela m'importe. Je n'ai nul espoir de vous avoir: qu'au moins j'aie quelqu'un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui, me satisferait beaucoup, si les projets d'une exécution éloignée me séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines.

LETTRE LXXIV

Im., 15 juin, neuvième année.

J'ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m'a semblé un moment plus près de mon lac, que Port-au-Prince, ou l'île de Gorée. Vos affaires ont donc réussi: c'est beaucoup. L'âme s'arrange pour se nourrir de cela, quand elle n'a pas d'autres aliments.

Pour moi je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne m'ennuie pas; au contraire, je m'occupe; mais je péris d'inanition.

Il convient d'être concis comme vous. Je suis à Imenstròm. Je n'ai aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D'ailleurs je n'espère plus rien: cependant... Adieu. Si vales bene est; ego quidem valeo.

16 juin.

Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent, j'en viens presque au point de blâmer l'indépendance que j'aime beaucoup pourtant. Il est incontestable que l'homme a besoin d'un but qui le séduise, d'un assujettissement qui l'entraîne et lui commande. Cependant il est beau d'être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de n'être point comme l'esclave qui fait toujours le travail d'un autre. Mais j'ai trop le temps de sentir toute l'inutilité, toute la vanité de ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses tient de bien près au dégoût de toutes.

Vous faites vendre Chessel: vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne nous reverrions-nous jamais? Vous étiez si bien! mais il faut que la destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l'on paraisse content: moi aussi je parais devoir l'être; et je ne suis pas heureux. Quand vous le serez, envoyez-moi du sauternes; je n'en veux pas auparavant. Mais vous le serez, vous dont le cœur obéit à la raison. Vous le serez homme bon, homme sage que j'admire, et ne puis imiter: vous savez employer la vie; moi, je l'attends. Je cherche toujours au-delà, comme si les heures n'étaient pas perdues; comme si l'éternelle mort n'était pas plus près que mes songes.

LETTRE LXXV

Im., 28 juin, IX.

Je n'attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années se succèdent; tout se renouvelle en vain; je reste le même. Au milieu de ce que j'ai désiré, tout me manque; je n'ai rien obtenu, je ne possède rien: l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide m'environne tous les jours, et chaque saison semble l'étendre davantage autour de moi. Nulle intimité n'a consolé mes ennuis dans les longues brumes de l'hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint point pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres: leur feu indomptable me fatigua sans me ranimer; je devins étranger dans le monde heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même: la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus belles! Saison heureuse! Les beaux jours me sont inutiles, les douces nuits me sont amères. Paix des ombrages! brisement des vagues! silence! lune! oiseaux qui chantiez dans la nuit! sentiments des jeunes années, qu'êtes-vous devenus?

Les fantômes sont restés: ils paraissent devant moi; ils passent, repassent, s'éloignent, reparaissent comme une nuée mobile sous cent formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec tranquillité la nuit du tombeau; mes yeux ne se ferment point. Ces fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant silencieusement; ils approchent et fuient, s'abîment et reparaissent: je les vois tous, et je n'entends rien; je les fixe, c'est une fumée; je les cherche, ils ne sont plus. J'écoute, j'appelle, je n'entends pas ma voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu, incertain, pressé d'inquiétude et d'étonnement, au milieu des ombres errantes, dans l'espace impalpable et muet. Nature impénétrable! ta splendeur m'accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi ces longs jours? Leur lumière commence trop tôt; leur brûlant midi m'épuise et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les cendres de mon cœur: le génie qui s'endormait sous ses ruines, a frémi du mouvement de la vie.

Les neiges fondent sur les sommets; les nuées orageuses roulent dans la vallée: malheureux que je suis! les cieux s'embrasent, la terre mûrit, le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui s'éteint! grandes ombres des neiges perdurables!... Et l'homme n'aurait que d'amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand la lune monte sur le Velan!

Dès que je sortis de cette enfance que l'on regrette, j'imaginai, je sentis une vie réelle; mais je n'ai trouvé que des sensations fantastiques: je voyais des êtres, il n'y a que des ombres: je voulais de l'harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre et profond; le vide creusa mon cœur; des besoins sans bornes me consumèrent dans le silence, et l'ennui de la vie fut mon seul sentiment dans l'âge où l'on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité pleine, universelle, dont l'image idéale est pourtant dans le cœur de l'homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature. Je n'essayais encore que des douleurs inconnues: mais quand je vis les Alpes, les rives de leurs lacs, le silence de leurs chalets, la permanence, l'égalité des temps et des choses, je reconnus des traits isolés de cette nature pressentie: je vis les reflets de la lune sur le schiste des roches et sur les toits de bois; je vis des hommes sans désirs; je marchai sur l'herbe courte des montagnes; j'entendis des sons d'un autre monde.

Je redescendis sur la terre; là s'évanouit cette foi aveugle à l'existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de perfections, de jouissances positives; brillante supposition dont s'amuse un cœur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de profondeur a refroidi, ou qu'un plus long temps a mûri.

Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle; voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons.

Une destinée indomptable efface nos songes: et que met-elle dans cet espace qu'encore il faut remplir? Le pouvoir fatigue: le plaisir échappe: la gloire est pour nos cendres: la religion est un système du malheureux: l'amour avait les couleurs de la vie, l'ombre vient, la rose pâlit, elle tombe, et voici l'éternelle nuit.

Cependant notre âme était grande: elle voulait, elle devait: qu'a-t-elle fait? J'ai vu sans peine étendue sur la terre et frappée de mort, la tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l'être animé, elle l'a reçu dans ses asiles; elle a bu les eaux de l'air, elle subsistait malgré les vents orageux; elle meurt au milieu des arbres nés de son fruit. Sa destinée est accomplie; elle a reçu ce qui lui fut promis: elle n'est plus, elle a été.

Mais ce sapin placé par les hasards sur le bord du marais! Il s'élevait sauvage, fort et superbe, comme au milieu des rochers déserts, comme l'arbre des forêts profondes: énergie trop vaine! les racines s'abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure: la tige s'affaiblit et se fatigue; la cime penchée par les vents humides, se courbe avec découragement; les fruits, rares et faibles, tombent dans la bourbe et s'y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l'orage qui doit l'y renverser; car sa vie a cessé longtemps avant sa chute.

LETTRE LXXVI

2 juillet, IX.

Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était fontainier à six lieues d'ici.

J'avais beaucoup de tuyaux à poser, je l'ai fait venir. Il m'a plu: c'est un homme discret et honnête: il est simple, et il a une sorte d'assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la conscience d'une droiture inaltérable. Sans être très robuste, il est bon travailleur, il fait bien et avec exactitude. Il n'a été avec moi ni gêné, ni empressé; ni bas, ni familier. Alors j'allai moi-même dans son village pour savoir ce qu'on y pensait de lui; j'y vis même sa femme. A mon retour je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne concevait guère que j'en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant qu'il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine, une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l'étable: tout cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour hiverner deux vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme: il a le terrain nécessaire, les deux vaches et quelques autres choses. A présent les tuyaux peuvent manquer, j'ai un fontainier qui ne manquera pas. En vingt jours sa maison a été prête: c'est un des avantages de ce genre de construction; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une semblable en deux semaines, et l'on n'a pas besoin d'attendre que les plâtres soient essuyés.

Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau; je le fis avertir de quitter l'ouvrage un peu plus tôt, et le menant là, je lui dis: «Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu'à cette haie sont désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous conduisez bien, comme il m'est presque impossible d'en douter.»

Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l'étendue d'un service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un cœur juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement semblables à ce qu'il avait imaginé comme devant remplir tous ses désirs, à ce que depuis son mariage il envisageait, sans espérance, comme le bien suprême, à ce qu'il eût demandé uniquement au Ciel s'il eût pu former un vœu qui dût être exaucé. Cela vous plaira; mais ce qui va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans: il n'a point eu d'enfants; la misère eût été leur seul patrimoine, car chargé d'une dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail le nécessaire pour lui et sa femme: mais maintenant elle est enceinte. Considérez le peu de facilités et même d'occasions que laisse au développement de nos facultés un état habituel d'indigence; et jugez si l'on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.

Je me trouve bien heureux d'avoir quelque chose sans être obligé de le devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons très souvent funeste; mais je ne leur accorderai jamais qu'une fortune indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même pour la sagesse.

LETTRE LXXVII

6 juillet, IX.

Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats; l'espèce humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences des races y sont plus marquées qu'ailleurs; elles furent moins confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu'on crut longtemps inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres, sont restées isolées dans leurs limites sauvages; elles ont conservé autant d'habitudes particulières dans l'administration, le langage et les mœurs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages et de hameaux. Il arrive qu'en passant et repassant un torrent six fois dans une route d'une heure, on trouve autant de races d'une physionomie distincte, et dont les traditions confirment la différente origine.

Les cantons subsistant maintenant[80] sont formés d'une multitude d'Etats. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force de négocier, de s'arrondir, de gagner les esprits, d'envahir ou de vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales.

Respectable faiblesse! Si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil des conquêtes, et à l'ostentation de l'empire plus funeste encore.

Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage: je suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans certaines parties de l'Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l'Ouest et au Nord-Ouest, les femmes ont une blancheur que l'on remarquerait dans les villes, et une fraîcheur de teint que l'on n'y trouverait pas. Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j'ai vu des traits d'une grande beauté dont le caractère général était une majesté tranquille. Une servante de fermier n'avait de remarquable que le contour de la joue; mais il était si beau, il donnait à tout le visage une expression si auguste et si calme, qu'un artiste eût pu prendre sur cette tête l'idée d'une Sémiramis ou d'une Catherine.

Mais l'éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes, sont très loin de la perfection générale des formes, et de cette grâce pleine d'harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une question qu'on peut trouver très délicate: mais il semble qu'il y ait ici quelque rudesse dans les formes, et qu'en général on y voie des traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu'une beauté finie. Dans les lieux dont je vous parlais d'abord, le haut de la joue est très saillant: cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle commun dans une tête de brebis.

S'il arrive qu'une paysanne française[81] soit jolie à dix-huit ans, avant vingt-deux son visage hâlé paraît fatigué, abruti; mais dans ces montagnes, les femmes conservent en fanant leurs prés, tout l'éclat de la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise: cependant à ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce serait une exception.

On assure que rien n'est si rare dans la plus grande partie de la Suisse qu'un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu'à prétendre que beaucoup de femmes du pays n'en ont pas même l'idée. Il soutient que certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n'imaginent pas que l'on doive être autrement, et pour qu'elles regardent comme chimériques des tableaux faits d'après nature en Grèce, en Angleterre, en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une sorte de beauté qui n'est pas celle du pays, je ne puis croire qu'il y manque universellement: comme si les grâces les plus intéressantes étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont l'origine n'a rien de commun, et dont les différences très marquées subsistent encore.

Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d'une certaine irrégularité dans les formes, on l'expliquerait par cette rudesse qui semble appartenir à l'atmosphère des Alpes. Il est très vrai que la Suisse qui a de fort beaux hommes, et plus particulièrement dans le sein des montagnes, comme dans l'Hasly et le haut Valais, contient néanmoins une quantité bien remarquable de crétins, et surtout de demi-crétins goitreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d'individus, sans avoir des goitres, paraissent attaqués de la même maladie que les goitreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements à des parties trop brutes de l'eau, et surtout de l'air, qui s'arrêtent, embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de l'homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l'homme?

Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d'un humus élaboré par une trituration perpétuelle, donnassent à l'atmosphère des vapeurs plus assimilées aux besoins de l'être très organisé; et qu'il émanât des rochers, des fondrières, et des eaux toujours dans l'ombre, des particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des organes délicats? le nitre des neiges subsistantes au milieu de l'été, peut s'introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs, et sur les hommes attaqués de la goutte ou d'un rhumatisme: un effet encore plus caché sur notre organisation entière n'est pas invraisemblable. Ainsi la nature qui mélange toutes choses, aurait compensé par des dangers inconnus les romantiques beautés des terres que l'homme n'a pas soumises.

LETTRE LXXVIII

Im., 16 juillet, IX.

Je suis tout à fait de votre avis; et même j'aurais dû moins attendre pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l'âme dans ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que l'on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque, ou d'Ossian dans le cabinet d'un L** futur, c'est une illusion qui a de la grandeur, c'est un des plus nobles hochets de l'homme. Celui qui a vu comme la larme est brûlante sur la joue du malheureux, se met à rêver une idée plus séduisante encore: il croit qu'il pourra dire à l'homme d'une humeur chagrine le prix de la joie de son semblable; qu'il pourra prévenir les gémissements de la victime qu'on oublie; qu'il pourra rendre au cœur navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou consolantes, qui égarent les uns et soutiennent les autres.

On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral est dans la main de l'homme. On suit des conséquences théoriques qui mènent à l'idée du bonheur universel; on oublie cette force qui nous maintient dans l'état de confusion où se perd le genre humain; on se dit: Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes naturels, je dirai des choses bonnes, ou qui pourront le devenir. Alors on se croit moins inutile et moins abandonné sur la terre: on réunit le songe des grandes choses à la paix d'une vie obscure; on jouit de l'idéal, et on en jouit vraiment, parce qu'on croit le rendre utile.

L'ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n'est point réalisé, mais qui est possible: le génie humain va y chercher l'idée d'une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des modifications plus heureuses esquissées d'après ce type surnaturel.

La constante versatilité de l'homme prouve qu'il est habile à des habitudes contraires. L'on pourrait, en rassemblant des choses effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins difficile à son cœur que tout ce qui lui a été proposé jusqu'à présent. Voilà ma tâche.

On n'atteint sans ennui le soir de la journée, qu'en s'imposant un travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m'avancerai vers le soir de la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l'espoir d'ajouter à ces moyens qui furent donnés à l'homme. Il faut des illusions à mon cœur trop grand pour n'en être pas avide, et trop faible pour s'en passer.

Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra faire celui qui ne l'attend pas à présent, et qui n'ose pas l'attendre ensuite? Ne faudra-t-il point qu'il en cherche l'expression dans un œil ami, sur le front de l'être qui est comme lui[82]? C'est une nécessité qu'il soit avide de la joie de son semblable; il n'a d'autre bonheur que celui qu'il donne. Quand il n'a point ranimé dans un autre le sentiment de la vie, quand il n'a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond de son cœur rebuté: il semble qu'il finisse dans les ténèbres du néant.

On parle d'hommes qui se suffisent à eux-mêmes, et se nourrissent de leur propre sagesse: s'ils ont l'éternité devant eux, je les admire et les envie; s'ils ne l'ont point, je ne les comprends pas.

Pour moi, non seulement je ne suis point heureux, non seulement je ne le serai point; mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les affections de l'homme sont un abîme d'avidité, de regrets et d'erreurs.

Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis: je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz, entre vos landes solitaires et vos grandes eaux: Où est celui qui ne m'a plus? où est l'ami que je n'ai trouvé ni en Afrique, ni aux Antilles? Voici le temps nébuleux que désire sa tristesse; il se promène, il songe à mes regrets et au vide de ses années; il écoute vers le couchant, comme si les sons du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire; il voit les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon bonnet de nuit passer derrière leurs branches fleuries, il regarde sur le sable la trace de mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous dis-je, j'aurai déjà changé. Et d'ailleurs, avons-nous le même ciel, nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à celle de nos premiers jours?

Pendant vos douces soirées, un vent d'hiver peut terminer ici des jours brûlants. Le soleil consumait l'herbe autour des vacheries; le lendemain les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie par l'humidité de la nuit: mais deux pieds de neige surchargent le toit sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce climat bizarre. Ce que j'aime aujourd'hui, ce qui ne me déplaît pas, lorsque vous l'aurez lu me déplaira peut-être, et le changement ne sera pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet; je sors pour longtemps: un quart d'heure après on me voit rentrer. Un écureuil, en m'entendant, a grimpé jusqu'à la cime d'un sapin. Je laissais toutes ces idées: un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m'enferme dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m'ennuie pas. Si l'on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s'excuse de me déranger; mais ils m'ont rendu service. Cette amertume s'en va comme elle était venue; si je suis distrait, je suis content. Ne le pouvais-je pas moi-même? non. J'aime ma douleur, je m'y attache tant qu'elle dure: quand elle n'est plus, j'y trouve une insigne folie.

Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie m'impatientait, et qu'il y a eu un moment où je la supportais comme un mal qui n'avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me paraît maintenant celui d'une chose étrangère à moi; il me surprendrait même si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi rester. Je suis las; mais dans ma lassitude, je trouve qu'on n'est pas mal quand on se repose. La vie m'ennuie et m'amuse. Venir, s'élever, faire grand bruit, s'inquiéter de tout, mesurer l'orbite des comètes; et, après quelques jours, se coucher là sous l'herbe d'un cimetière: cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu'au bout.

Mais pourquoi prétendre que c'est l'habitude des ennuis, ou le malheur d'une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et du néant des jours de l'homme? Il ne faut point qu'une humeur mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils des Incas enchaîné dans les mines d'où l'on tira l'or du palais de ses ancêtres et des temples du Soleil, ou au bourgeois laborieux et irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée; ne demandez point à d'innombrables malheureux ce que valent et les espérances et les prospérités humaines; ne demandez point à Héraclite quelle est l'importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle de la vie. C'est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et admiré dans l'Europe; c'est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et fortuné; c'est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d'y monter lui-même; c'est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs, et riche de trente millions: c'est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l'âme et le repos du cœur, la valeur et la duré du mouvement de nos jours.

Mon ami! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de pauvres insensés quand nous vivons; mais nous sommes si nuls quand nous ne vivons pas! Et puis l'on a toujours des affaires à terminer: j'en ai maintenant une grande, je veux mesurer l'eau qui tombera ici pendant dix années. Pour le thermomètre, je l'ai abandonné: il faudrait se lever dans la nuit; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j'aime toujours la plus grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où mon goût n'a pas encore changé.) D'ailleurs pour que je pusse prendre quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je cessasse d'ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des montagnes du Labrador. Une autre chose m'intéresse davantage: je voudrais savoir si l'on pénètre de nouveau dans l'intérieur de l'Afrique. Ces contrées vastes, superbes, inconnues, où l'on pourrait, je pense... Je suis séparé du monde. Si l'on en reçoit des notions plus précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m'entendez.

LETTRE LXXIX

17 juillet, IX.

Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait me flatter un peu; pour la première fois vous ne me croiriez pas; vous penseriez qu'au moins je m'abuse, et vous auriez raison. Il est bien difficile que le besoin de s'estimer soi-même se trouve entièrement détaché de ce plaisir non moins naturel, d'être estimé par certains hommes, et de savoir qu'ils disent, c'est l'un des nôtres. Mais le goût de la paix, une certaine indolence de l'âme dont les ennuis ont augmenté chez moi l'habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction, comme j'en ai oublié d'autres. J'ai besoin d'être retenu et excité par la crainte du reproche que j'aurais à me faire, si n'améliorant rien, ne faisant rien que d'user pesamment des choses comme elles sont, j'allais encore négliger le seul moyen d'énergie qui s'accorde avec l'obscurité de ma vie.

Ne faut-il point que l'homme soit quelque chose, et qu'il remplisse dans un sens ou dans un autre, un rôle expressif? Autrement il tombera dans l'abattement, et perdra la dignité de son être: il méconnaîtra ses facultés; ou s'il les sent, ce sera pour le supplice de son âme combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien même que la vie la plus nulle doit encore produire, ne sera plus en son pouvoir. C'est un précepte très beau et très utile, que celui de la simplicité: mais il a été bien mal entendu. L'esprit qui ne voit pas les diverses faces des choses, pervertit les meilleurs maximes; il avilit la sagesse elle-même en lui étant ses moyens, en la plongeant dans la pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte.

Assurément un homme de lettres[83] en linge sale, logé dans le grenier, recousant ses hardes, et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera difficilement un être utile au monde, et jouissant de l'autorité nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s'allie avec la blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier; ou s'il a gagné quelque chose, c'est sa servante qu'il épouse. A-t-il donc voulu ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers? Il fait plus de tort à l'opinion que le prêtre marié qu'on paie pour en appeler journellement à ce culte qu'il a trahi, que le moine factieux qui vante la paix et l'abnégation, que ces charlatans de la probité, dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, mœurs! vertus! honnête homme! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis sans billet.

Tout homme qui a l'esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque considération, la cherche. Il se conduit de manière à l'obtenir jusque dans les choses où l'opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu que ce soin n'exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux résultats essentiels de son caractère. S'il est une règle sans exception, je pense que ce doit être celle-ci: et j'affirmerais volontiers que c'est toujours par quelque vice du cœur ou du jugement, que l'on dédaigne et que l'on affecte de dédaigner l'estime publique, partout où la justice n'en commande pas le sacrifice.

On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s'environne de quelque aisance, si on a de l'ordre chez soi et une sorte de dignité dans l'habitude de sa vie. On peut l'être dans la pauvreté même, quand on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui serait misère dans le vulgaire, jusqu'au dénuement d'une extrême médiocrité. L'homme qui a un caractère élevé n'est point confondu parmi la foule; et si pour l'éviter il fallait descendre à des soins minutieux, je crois qu'il se résoudrait à le faire. Je crois encore qu'il n'y aurait point en cela de vanité: le sentiment des convenances naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que les autres l'y mettent. Si c'était un vain désir de primer, l'homme supérieur craindrait l'obscurité du désert et ses privations, comme il craint la bassesse et la misère du cinquième étage; mais il craint de s'avilir, et ne craint point de n'être pas élevé: il ne répugne pas à son être de n'avoir point un grand rôle, mais d'en avoir un qui soit contraire à sa nature.

Si une sorte d'autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie, elle est indispensable à l'écrivain. La considération publique est un de ses plus puissants moyens: sans elle il ne fait qu'un état; et cet état devient bas, parce qu'il remplace une grande fonction.

Il est absurde et révoltant qu'un auteur ose parler à l'homme de ses devoirs, sans être lui-même homme de bien[84]. Mais si le moraliste pervers n'obtient que du mépris, le moraliste inconnu reste tellement inutile que quand il n'en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes a perdu sa force, lorsque les livres de philosophie, de religion, de morale furent étalés, à trois sous la pièce, au milieu de la boue des quais; lorsque leurs pages solennelles furent livrées aux charcutiers pour envelopper des cervelas.

L'opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent être ni méprisées, ni même négligées, puisqu'elles sont un des grands moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus importantes. C'est également un excès de ne rien faire pour elles, ou de ne faire que pour elles. Les grandes choses que l'on exécute sont belles de leur seule grandeur, et sans qu'il soit besoin de songer à les produire, à les faire valoir: il n'en saurait être de même de celles que l'on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un exemple perdu: la pensée la plus juste, la conception la plus sage le sont également, si on ne les communique pas; leur utilité dépend de leur expression, c'est leur célébrité qui les rend fécondes.

Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours précédés par un bon livre d'un genre agréable, qui fût bien répandu, bien lu, bien goûté[85]. Celui qui a un nom, parle avec plus de confiance: il fait plus et il fait mieux, parce qu'il espère ne pas faire en vain. Malheureusement on n'a pas toujours le courage ou les moyens de prendre des précautions semblables: les écrits, comme tant d'autres choses, sont soumis à l'occasion même inaperçue; ils sont déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos projets.

Faire un livre pour avoir un nom, c'est une tâche: elle a quelque chose de rebutant et de servile; et quoique je convienne des raisons qui semblent me l'imposer, je n'ose l'entreprendre, et je l'abandonnerais.

Je ne veux cependant pas commencer par l'ouvrage que je projette. Il est trop important et trop vaste pour que je l'achève jamais: c'est beaucoup si je le vois approcher un jour de l'idée que j'ai conçue. Cette perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu'il est bon que je me fasse auteur, afin d'avoir le courage de continuer à l'être. Ce sera un parti pris et déclaré; en sorte que je le suivrai comme pour remplir ma destination.

LETTRE LXXX

2 août, IX.

Je pense comme vous qu'il faudrait un roman, un véritable roman tel qu'il en est quelques-uns: mais c'est un grand ouvrage qui m'arrêterait longtemps. A plusieurs égards j'y serais assez peu propre, et il faudrait que le plan m'en vînt comme par inspiration.

Je crois que j'écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront parcourent avec moi tout le monde soumis à l'homme. Quand nous aurons regardé ensemble, quand nous aurons pris l'habitude d'une manière commune à eux et à moi, nous rentrerons et nous raisonnerons. Ainsi deux amis d'un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent, rêvent, ne se parlent pas, et s'indiquent seulement les objets avec leur canne; mais le soir auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu'ils ont vu dans leur promenade.

La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme étant là seulement pour voir: il faut s'y intéresser sans illusion, sans passion, mais sans indifférence; comme on s'intéresse aux vicissitudes, aux passions, aux dangers d'un récit imaginaire: celui-là est écrit avec bien de l'éloquence.

Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant; assez varié pour exciter l'intérêt; assez fixe, assez réglé pour plaire à la raison, pour amuser par des systèmes; assez incertain pour éveiller les désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la vie, l'idée de la mort serait intolérable: mais les douleurs nous aliènent, les dégoûts nous rebutent, l'impuissance et les sollicitudes font oublier de voir; et l'on s'en va froidement, comme on quitte les loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l'air vicié par la foule, ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité par l'impatience.

Quel style j'adopterai? Aucun. J'écrirai, comme on parle, sans y songer: s'il faut faire autrement, je n'écrirai point. Il y a cette différence néanmoins que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l'on peut ôter des choses écrites, ce qui choque à la lecture.

Dans des temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues selon la manière dont elles ont été faites, et qu'elles soient faites selon qu'elles doivent être lues. L'art de lire est comme celui d'écrire. Les grâces et la vérité de l'expression dans la lecture sont infinies comme les modifications de la pensée: je conçois à peine qu'un homme qui lit mal, puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et vaste. Sentir avec génie, et être incapable d'exprimer, paraît aussi incompatible que d'exprimer avec force ce qu'on ne sent pas.

Quelque parti que l'on prenne sur la question si tout a été ou n'a pas été dit en morale, on ne saurait conclure qu'il n'y ait plus rien à faire pour cette science, la seule de l'homme. Il ne suffit pas qu'une chose soit dite: il faut qu'elle soit publiée, prouvée, persuadée à tous, universellement reconnue. Il n'y a rien de fait tant que la loi expresse n'est pas soumise aux lois de l'Ethique[86], tant que l'opinion ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports.

Il faudra s'élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera. Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute de l'esprit que la suite des passions, où il y a plus d'erreur que de perversité, et qui sont moins le crime d'un particulier qu'un effet presque inévitable de l'insouciance ou de l'ineptie publique?

N'est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est indépendante: Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres que ceux qui travaillent à la journée dans vos terres?

De dire aux enfants qui n'ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de leur infidélité: Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui prend est puni avec plus de rigueur qu'un étranger, parce qu'il abuse de la confiance, et parce qu'il est nécessaire que l'on jouisse de la sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages, ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison? Qui peut tromper plus impunément? Qui manque à des devoirs plus sacrés? A qui est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance? Si l'on objecte des considérations qui peuvent arrêter la loi, c'est prouver davantage la nécessité d'éclairer l'opinion, de ne la pas abandonner comme on l'a trop fait, de surmonter son indolence, de fixer ses variations, et surtout de la faire assez respecter pour qu'elle puisse ce que n'osent pas nos lois irrésolues.

N'est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité, d'intentions pures, de jeunesse et de candeur? Pourquoi livrer au premier fourbe tant d'avantages inestimables? Ne voyez-vous pas dans ses lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments, des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime qu'il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même? Il vous amuse, il vous entraîne, il vous joue; il vous prépare la honte et l'abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez; mais par faiblesse, par indolence peut-être, vous hasardez l'honneur de vos jours. Peut-être c'est pour l'amusement d'une nuit que vous corrompez votre vie entière. La loi ne l'atteindra pas; il aura l'infâme liberté de rire de vous. Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme? Ne valait-il pas mieux attendre et attendre encore? Quelle distance d'un homme à un homme! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez?—Le besoin d'aimer!—Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui de ne pas s'avilir: et les besoins du cœur doivent eux-mêmes vous rendre indifférent quiconque n'a de l'homme autre chose que de n'être pas femme.—Ceux de l'âge!—Si nos institutions morales sont dans l'enfance, si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons; votre imprudence, moins impardonnable alors, n'est pas pour cela justifiée.

Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure. Apparemment le nom d'homme peut aussi en imposer un peu à des cœurs jeunes: mais de quelque douceur que ces illusions s'environnent, ne vous y laissez pas trop surprendre. Si l'homme est l'ami naturel de la femme, les femmes n'ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont les sens de leur sexe; mais attendez celui qui en a l'âme. Que peut avoir de commun avec vous cet être qui n'a que des sens? Les verrats sont aussi des mâles....................

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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«N'est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait entraîné dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés d'amertumes. On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de l'inexpérience, les besoins d'une vie nouvelle, l'espérance d'un cœur droit. On a toutes les facultés de l'amour; il faut aimer. On a tous les moyens du plaisir; il faut être aimée. On entre dans la vie; qu'y faire sans amour? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse, expression heureuse. Pourquoi l'harmonie de ces mouvements, cette décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le cœur de l'homme? pourquoi cette délicatesse du cœur, et cette sensibilité profonde? L'âge, le désir, les convenances, l'âme, les sens, tout le veut; c'est une nécessité. Tout exprime et demande l'amour; cette peau si douce, et d'un blanc si heureusement nuancé: cette main formée par les plus tendres caresses: cet œil dont les ressources sont inconnues s'il ne dit pas, je consens à être aimée: ce sein qui sans amour, est immobile, muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé: ces formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés, possédés: ces sentiments si tendres, si vastes, si voluptueux et si grands, l'ambition du cœur, l'héroïsme de la passion! Cette loi délicieuse que la loi du monde a dictée; il la faut suivre. Ce rôle enivrant, que l'on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire, et que la nuit commande; quelle femme jeune, sensible, aimante, imaginera de ne le point remplir?

«Aussi ne l'imagine-t-on pas. Les cœurs justes, nobles, purs sont les premiers perdus. Plus susceptibles d'élévation, ils doivent être séduits par celle que l'amour donne. Ils se nourrissent d'erreur en croyant se nourrir d'estime; ils se trouvent aimer un amant, parce qu'ils ont aimé la vertu; ils sont trompés par des misérables, parce que ne pouvant vraiment aimer qu'un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel.

«L'énergie de l'âme, l'estime, la confiance, le besoin d'en montrer, celui d'en avoir; des sacrifices à récompenser, une fidélité à couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre, l'agitation, l'intolérable inquiétude du cœur et des sens; le désir si louable de commencer à payer tant d'amour; le désir non moins juste de resserrer, de consacrer, de perpétuer, d'éterniser des liens si chers; d'autres désirs encore; certaine crainte, certaine curiosité; des hasards qui l'indiquent, le destin qui le veut; tout livre une femme aimante dans les bras du Lovelace. Elle aime, il s'amuse: elle se donne, il s'amuse: elle jouit, il s'amuse: elle rêve la durée, le bonheur, le long charme d'un amour mutuel; elle est dans les songes célestes; elle voit cet œil que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité plus grande; mais le monstre s'amuse: les bras du plaisir la plongent dans l'abîme, elle dévore une volupté terrible.

«Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse: de sombres pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d'amertumes. Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d'une âme pure; paix, fortune, honneur, espérance, amour: tout a passé. Il ne s'agit plus d'aimer et de vivre; il faut dévorer ses larmes, et traîner des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s'agit plus de s'avancer dans les illusions, dans l'amour et dans la vie; il faut repousser les songes, chercher l'amertume et attendre la mort. Femmes sincères et aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de l'âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées!... N'aimez pas.»

LETTRE LXXXI

5 août, IX.

Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l'écrivain qui veut se proposer un objet utile et grand: mais vous trouvez que certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous, j'ai paru pencher jusqu'ici, ne s'accordent pas avec la recherche des lois morales et de la base des devoirs.

Je n'aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l'éviter: mais je ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l'incertitude. J'ai beau examiner et mettre à cet examen de l'impartialité, et même quelque sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions.

Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j'ai dites, si on voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les diverses parties d'un même système, d'un même corps de principes donnés pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables peuvent varier sans être contradictoires. J'avoue même qu'il y a telle conjecture sur la marche de la nature que je trouve quelquefois très probable, et d'autrefois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination s'arrête à la considérer.

Il m'arrive de dire: Tout est nécessaire; si le monde est inexplicable dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir vu ainsi, il m'arrivera le lendemain de me dire au contraire: Tant de choses sont conduites selon l'intelligence qu'il paraît évident que beaucoup de choses sont conduites par elle. Peut-être elle choisit dans les possibles qui résultent de l'essence nécessaire des choses; et la nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée, est telle que le monde ne pouvant exister que selon certains modes, chaque chose néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes. L'intelligence n'est pas souveraine de la matière, mais elle l'emploie: elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou changer ses lois; mais elle peut l'agiter, la travailler, la composer. Ce n'est pas une toute-puissance, c'est une industrie immense, mais pourtant bornée par les lois nécessaires de l'essence des êtres; c'est une alchimie sublime que l'homme appelle surnaturelle, parce qu'il ne peut la concevoir.

Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu'on ne saurait admettre en même temps. J'en conviens: mais il n'y a point là de contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses; non seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n'admets positivement ni l'un ni l'autre, et je ne prétends pas connaître ce que l'homme ne connaît point.

Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n'est jamais qu'une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à leurs songes, ou aient voulu que les autres y crussent; mais c'est un charlatanisme ridicule, ou un prodige d'entêtement. Pour moi, je ne sais que douter: et si je dis positivement, tout est nécessaire; ou bien, il est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons pressentir; je n'emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de répéter sans cesse, il me semble, je suppose, j'imagine. Cette manière de parler ne saurait annoncer que je m'en prétende certain; et je ne dois pas craindre que l'on s'y trompe, car quel homme, s'il n'est en démence, s'avisera d'affirmer ce qu'il est impossible que l'on sache.

Il en est tout autrement lorsque abandonnant ces recherches obscures, nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L'œil de l'homme qui ne peut rien discerner dans l'essence des êtres, peut tout voir dans les relations de l'homme. Là nous trouvons une lumière disposée pour nos organes; là nous pouvons découvrir, raisonner, affirmer. C'est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur enchaînement, de leur accord, de leur vérité: c'est là qu'il faut chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires seraient inexcusables.

On peut faire une seule objection contre l'étude de la morale: c'est une difficulté très forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos préceptes, nos vertus? Mais la nécessité de toutes choses n'est pas prouvée: le sentiment contraire conduit l'homme, et c'est assez pour que dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le stoïcien croyait à la vertu malgré le destin: et ces Orientaux qui conservent le dogme de la fatalité, agissent, craignent, désirent comme les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour d'orage, je me dirai: si les événements sont invinciblement déterminés, il m'importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu'après leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l'est que j'aie ce soin, il l'est encore que je l'appelle faussement de la prudence.

Je n'entends rien aux subtilités par lesquelles ont prétend accorder le libre arbitre avec la prescience: le choix de l'homme, avec l'absolue puissance de son Dieu: l'horreur infinie que l'auteur de toute justice a nécessairement pour le péché, les moyens inconcevables qu'il a employés pour le prévenir ou le réparer, avec l'empire continuel de l'injustice et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve quelques difficultés à concilier la bonté infinie qui créa volontairement l'homme et la science indubitable de ce qui en résulterait, avec l'éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables: mais si jamais j'écris, je m'attacherai plutôt à ce qui concerne l'homme réuni en société dans sa vie temporelle; parce qu'il me semble qu'en observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d'utiles.

Je parviendrai jusqu'à un certain point à connaître l'homme, mais je ne puis deviner la nature. Je n'entends pas bien deux principes opposés, coéternellement faisant et défaisant. Je n'entends pas bien l'univers formé si tard, là où il n'y avait rien, subsistant pour un temps seulement, et coupant ainsi en trois parties l'indivisible éternité. Je n'aime point à parler sérieusement de ce que j'ignore; animalis homo non percipit ea quae sunt spiritus Dei, «Paulus ad Corinth.», I, c. 2.

Je n'entendrai jamais comment l'homme qui reconnaît en lui de l'intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas d'intelligence. Malheureusement je ne vois pas mieux comment une faculté se trouve être une substance. On me dit: La pensée n'est pas un corps, un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas; elle a commencé pourtant, mais vous voyez qu'elle ne saurait finir, et que puisqu'elle n'est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je l'avoue, j'ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux ait le sens commun.

Celui-ci est plus spécieux. Puisqu'il existe des religions anciennement établies, puisqu'elles font partie des institutions humaines, puisqu'elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu'elles sont le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de soutenir la religion du pays où l'on vit: si l'on se permet de n'y point croire, il faut du moins n'en rien dire, et quand on écrit pour les hommes, il ne faut pas les dissuader d'une croyance qu'ils aiment. C'est votre avis; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre.

Je n'irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les vallées des Cévennes ou de l'Apennin, ni même auprès de moi dans la Maurienne ou le Schweitzerland: mais en parlant de morale, comment ne rien dire des religions? Ce serait une affectation déplacée: elle ne tromperait personne; elle ne ferait qu'embarrasser ce que j'aurais à dire, et en ôter l'ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend qu'il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l'espérance de beaucoup, et malheureusement toute la morale de plusieurs. Je crois cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite qu'accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais si en écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler des systèmes religieux, on n'y verrait autre chose que des ménagements pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable: en osant me charger d'une telle fonction, je dois surtout m'en imposer les devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins insuffisants: mais les intentions dépendent de moi, si elles ne sont point invariablement pures et fermes, je suis indigne d'un aussi beau ministère. Je n'aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme je n'en aurai jamais dans ma vie privée; mais quand il s'agit de dire aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de mécontenter une secte ou un parti. Je n'en veux à aucun, mais je n'ai de lois à recevoir d'aucun. J'attaquerai les choses et non les hommes: si les hommes s'en fâchent, si je deviens un objet d'horreur pour la charité de quelques-uns, je n'en serai point surpris, mais je ne veux pas même le prévoir. Si l'on peut se dispenser de parler des religions dans bien des écrits, je n'ai pas cette liberté que je regrette à plusieurs égards: tout homme impartial avouera que ce silence est impossible dans un ouvrage tel que doit être celui que je projette, le seul auquel je puisse mettre de l'importance.

En écrivant sur les affections de l'homme et sur le système général de l'Ethique, je parlerai donc des religions; et certes en en parlant, je ne puis en dire d'autres choses que celles que j'en pense. C'est parce que je ne saurais éviter d'en parler alors que je ne m'attache point à écarter de nos lettres ce qui par hasard s'y présente sur ce sujet: autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j'aimerais mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous affliger.

Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m'arrive d'examiner les religions comme des institutions accidentelles, et de parler de celle qu'on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait bon que j'en parlasse si j'étais né à Jérusalem; je vous le demande, quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s'agite l'esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions désenchantées, où l'on vit dans l'oubli des prestiges, dans l'étude sans voile dès sciences positives et démontrées?

Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l'ont déjà assez vide pour dire: s'il n'y avait pas d'enfer, ce ne serait pas la peine d'être honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un de ces hommes-là, je ne me flatte pas qu'il ne puisse résulter aucun mal quelconque de ce que je ferai dans l'intention de produire un bien: mais peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne croient au devoir qu'en croyant à l'enfer. Peut-être parviendrai-je à ce que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront achevé de passer de mode. On ne peut pas éviter que la foule elle-même en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à mépriser l'une des deux idées qu'on l'a très imprudemment habituée à ne recevoir qu'ensemble: il faut donc lui prouver qu'elles peuvent très bien être séparées sans que l'oubli de l'une entraîne la subversion de l'autre.

Je crois que ce moment s'approche beaucoup: l'on reconnaîtra plus universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s'écroule, cet asile moral hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au milieu d'une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues haines des hordes sauvages.

LETTRE LXXXII

Im., 6 août, IX.

Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses; si j'irai voir cette jolie campagne dont vous me faites une description si intéressante, où l'hiver est si facile, et le printemps si doux, où les eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne viennent pas de si loin: dans les fentes de mes rochers où je cherche la nuit comme le triste chat-huant, l'étendue conviendrait mal à mon œil et à ma pensée. Le regret de n'être pas avec vous s'accroît tous les jours. Je ne me le reproche pas, j'en suis plutôt surpris; je cherche pourquoi, je ne trouve rien, mais je vous dis que je n'ai pu faire autrement. J'irai un jour; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous: je veux rapporter de là le secret d'être heureux, quand rien ne manque que nous-mêmes.

Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici: et vous savez pourquoi! J'aime mon asile; je l'aimerai tous les jours davantage, mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler d'autre chose.

Tout sera achevé dans très peu de jours. En voici déjà quatre que je couche dans mon appartement.

Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j'entends très distinctement l'eau de la fontaine tomber dans le bassin: lorsqu'un peu de vent l'agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à soutenir les vases que l'on veut remplir. Il n'est guère d'accidents naturels aussi romantiques que le bruit d'un peu d'eau tombant sur l'eau tranquille, quand tout est nocturne, et qu'on distingue seulement dans le fond de la vallée, un torrent qui roule sourdement derrière les arbres épais, au milieu du silence.

La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l'avoir dit: le bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air: mais il est plus extraordinaire, et plus heureux. Abrité sans être enfermé, reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses primitives sans changer leurs lois; et qu'un empire si facile ne connaisse point de bornes. Voilà tout l'homme.

Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très content, a sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que les autres bâtiments. C'est en effet la chose la plus commode: il joint la grange à la maison; il ne touche point à celle-ci, il ne communique avec elle que par une galerie d'une construction légère, et qu'on pourrait couper facilement en cas d'incendie. Voiture, char à banc, chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie, fontaine, lavoir, tout s'y trouve sans confusion: et l'on peut y travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être gêné par le soleil, la neige ou la boue.

Puisque je n'espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous dirai toute ma manière d'être: je vous décrirai toute mon habitation, et peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons.

LETTRE LXXXIII

24 septembre, IX.

J'attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses: j'ai des choses nouvelles à vous dire.

M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera: sa femme y a été. Quoiqu'il ait passé des années sur les mers, c'est un homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas; il ne boit point; il n'a jamais dansé, il ne chante jamais; il n'est point triste, mais je crois qu'il l'a été beaucoup. Son front réunit les traits heureux du calme de l'âme, et les traits profonds du malheur. Son œil, qui n'exprime ordinairement qu'une sorte de repos et de découragement, est fait pour tout exprimer; sa tête a quelque chose d'extraordinaire; et au milieu de son calme habituel, si une idée grande, si un sentiment énergique vient l'éveiller, il prend, sans y penser, l'attitude muette du commandement. J'ai vu admirer un acteur qui disait fort bien le «Je le veux, je l'ordonne» de Néron; mais Fonsalbe le dit mieux.

Je vous parle sans partialité: il n'est pas aussi égal intérieurement qu'au-dehors; mais s'il a le malheur, ou le défaut de ne pouvoir être heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C'est lui qui achèvera de guérir mon impatience; car il a pris son parti, et de plus il m'a prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l'on n'a que cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être malheureux. D'après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose sinon que je n'étais ni heureux ni malheureux: je l'ai dit, et maintenant il faut que je m'arrange de manière à avoir dit vrai.

Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l'entendions autrefois. Nous ne sommes plus dans un âge d'héroïsme. Il s'agit de passer doucement ses jours: les grandes choses ne me regardent pas. Je m'attache à trouver bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne: le beau moyen pour cela que de rêver l'amitié à la manière des Anciens! Laissons les amis selon l'antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que cela! direz-vous: et moi je vous dis que c'est beaucoup.

J'ai encore une autre pensée: Fonsalbe a un fils et une fille. Mais j'attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit définitivement arrêté: d'ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m'a déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu'il ne vous regardait point comme un tiers; seulement vous brûlerez les lettres.

LETTRE LXXXIV

Saint-Maurice, 7 octobre, IX.

Un Américain ami de Fonsalbe, vient de passer ici pour se rendre en Italie. Ils sont allés ensemble jusqu'à Saint-Branchier, au pied des montagnes. Je les accompagnai: je comptais m'arrêter à Saint-Maurice, mais j'ai continué jusqu'à la cascade de Pissevache, qui est entre cette ville et Martigni, et que j'avais vue autrefois seulement depuis la route.

Là, j'ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable, l'air était calme et très doux: j'ai pris, tout habillé, un bain de vapeurs froides. Le volume d'eau est considérable, et sa chute a près de trois cents pieds. Je m'en approchai autant qu'il me parut possible; et en un moment, je fus mouillé comme si j'eusse été plongé dans l'eau.

Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si imposant de cette eau qui sort d'une glace muette et coule sans cesse d'une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement. Nos années et les siècles de l'homme descendent ainsi: nos jours s'échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans l'oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s'écroule avec un bruit uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d'une force inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l'énergie du monde.

Je vous avoue qu'Imenstròm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes projets d'enfant, mes arbres, mon cabinet, que tout ce qui a pu distraire mes affections, fut bien petit, bien misérable à mes yeux. Cette eau glaciale, active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, ce fracas solennel d'un torrent qui tombe, ce nuage qui s'élance perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, dissipa l'oubli où des années d'efforts parvenaient peut-être à me plonger.

Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d'eau et par ce bruit immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans aucun. Immobile, j'étais ému pourtant d'un mouvement extraordinaire. En sécurité au milieu des ruines menaçantes, j'étais comme englouti par les eaux et vivant dans l'abîme: j'avais quitté la terre, et je jugeais ma vie ridicule; elle me faisait pitié: un songe de la pensée remplaça ces jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je ne les avais jamais vues, ces pages heureuses et éloignées du rouleau des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde leur possibilité: leur existence future m'a été prouvée dans les Alpes.......................

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Quand les hommes des temps où il n'était pas ridicule d'être un homme extraordinaire, se retiraient dans une solitude profonde et dans les antres des montagnes, ce n'était pas seulement pour méditer les institutions qu'ils préparaient, on peut aussi penser chez soi, et s'il faut du silence, on peut le trouver dans une ville: ce n'était pas seulement pour en imposer aux peuples, un simple miracle de la magie eût été plutôt fait et n'eût pas eu moins de pouvoir sur les imaginations. Mais l'âme la moins assujettie n'échappe pas entièrement à l'empire de l'habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui tire de l'état le plus ordinaire de l'homme, un témoignage naturel et une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines non pas pour voir comment elles pourraient être autrement, mais pour oser le croire. On n'a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens qu'on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la retraite, on y vit; l'habitude des choses anciennes s'affaiblit, l'extraordinaire est jugé sans partialité, il n'est plus romanesque: on y croit, on revient, on réussit.

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Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe: j'étais très mouillé; il prétendit qu'on eût pu arriver jusqu'à l'endroit même de la chute sans cet inconvénient-là. C'est où je l'attendais; il réussit d'abord: mais la colonne d'eau qui s'élève était très mobile, quoiqu'il n'y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer lorsque en une seconde il fut inondé; alors il se laissa entraîner, et je le menai à la place même où je m'étais assis: mais je craignais que les variations inopinées de la pression de l'air n'affectassent sa poitrine, bien moins forte que la mienne, nous nous retirâmes presque aussitôt. J'avais essayé en vain de m'en faire entendre autrement que par signes; mais lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui demandai avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une semblable situation les petites habitudes de l'homme, et même ses affections les plus puissantes et les passions qu'il croit indomptables.

Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous convînmes que l'homme le plus fortement organisé peut n'avoir aucune passion positive, malgré son aptitude à toutes; et qu'il y eut plusieurs fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les mages, les gymnosophistes ou les sages, soit parmi les fidèles vrais et persuadés de certaines religions, comme l'islamisme ou le christianisme.

L'homme supérieur a toutes les facultés de l'homme; il peut éprouver toutes les affections humaines; il s'arrête aux plus grandes de celles que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des idées petites ou personnelles; celui qui ayant à faire ou à décider des choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts misérables, n'est pas un homme supérieur.

L'homme supérieur voit toujours au-delà de ce qu'il est et de ce qu'il fait; loin de rester derrière sa destinée, il devance toujours ce qu'elle peut lui permettre: et ce mouvement naturel de son âme, n'est point la passion du pouvoir et des grandeurs. Il est au-dessus des grandeurs et du pouvoir: il aime ce qui est utile, noble et juste; il aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance parce qu'il en faut pour établir ce qui est utile et beau: mais il aimerait une vie simple, parce qu'une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que les passions humaines peuvent faire; mais il y a dans lui une chose impossible, c'est qu'il le fasse par passion. Non seulement l'homme supérieur, le véritable homme d'Etat n'est point passionné pour les femmes, n'aime point le jeu, n'aime point le vin: mais je prétends qu'il n'est pas même ambitieux. Quand il fait comme ces êtres nés pour le regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu'ils connaissent. Il n'est ni défiant, ni confiant; ni dissimulé, ni ouvert; ni reconnaissant, ni ingrat; il n'est rien de tout cela: son cœur attend, son intelligence conduit. Pendant qu'il est à sa place, il marche à sa fin qui est l'ordre en grand, et une amélioration du sort des hommes. Il voit, il veut, il fait. Il est juste et absolu. Celui dont on peut dire, il a tel faible ou tel penchant, est un homme comme les autres. Mais l'homme né pour gouverner, gouverne: il est le maître, et n'est rien autre chose.

LETTRE LXXXV

Im., 12 octobre, IX.

Je le craignais aussi, il était naturel de penser que cette sorte de mollesse où mon ennui m'a jeté, deviendrait bientôt une habitude presque insurmontable: mais quand j'y ai songé davantage, j'ai cru voir que je n'avais rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu'il me serait toujours trop naturel d'être ainsi dans des circonstances semblables aux circonstances présentes. J'ai cru voir de même que dans une autre situation j'aurais toujours un autre caractère. La manière dont je végète dans l'ordre de choses où je me trouve n'aura aucune influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me prescrire autant d'activité que maintenant ils en demandent peu de moi. Que me servirait de vouloir rester debout à l'heure du repos, ou vivant dans ma tombe? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour, doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit? Ma nuit est trop longue à la vérité: mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né? Je veux, comme un autre, me montrer au-dehors quand l'été viendra; en attendant je dors auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur comme moi. C'est une bizarrerie bien digne de la misère de l'homme, que notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d'un si beau pays, et dans l'aisance au milieu de quelques infortunés plus contents que nous ne le serons jamais.

Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez qu'habituellement notre langueur n'a rien d'amer. Il est inutile de vous dire que je n'ai point une nombreuse livrée: à la campagne et dans notre manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations; les cordons pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J'ai cherché la commodité et non l'appareil: j'ai d'ailleurs évité les dépenses sans but; et j'aime autant me fatiguer moi-même à verser de l'eau d'une carafe dans un verre, que de sonner pour qu'un laquais vigoureux accoure le faire depuis l'extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne faisons guère un mouvement l'un sans l'autre, un cordon communique de sa chambre à coucher à la mienne, et à mon cabinet. La manière de le tirer varie: nous nous avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais selon nos fantaisies; en sorte que le cordon va très souvent.

Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont les jouets de notre oisiveté: nous sommes princes en ceci; et, sans avoir d'Etats à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons. Nous croyons, comme eux, que c'est toujours quelque chose que d'avoir ri; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous comptons les mondes avec Lambert: quelquefois, encore remplis de l'enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante d'un poulet d'Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris d'amour qui se disputent leur héroïne.

Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir, éveillerait l'autre afin qu'il eût aussi son heure de patience; et que celui qui ferait un songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en avertirait aussitôt, afin que le lendemain en prenant le thé on l'expliquât selon l'antique science secrète.

Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil: je commence à le retrouver depuis que j'ai renoncé au café, depuis que je ne prends de thé que fort modérément et que je le remplace quelquefois par de la groseille, du petit-lait, ou simplement par un verre d'eau. Je dormais sans m'en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans jouissance. En m'endormant et en m'éveillant, j'étais absolument le même qu'au milieu du jour; mais à présent j'obtiens, pendant quelques minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement voluptueux qui annonce l'oubli de la vie, et dont le retour journalier la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans cesse. Alors on est bien au lit, même Lorsqu'on n'y dort point. Vers le matin je me mets sur l'estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé; je suis bien. C'est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de calme, j'aime à voir la vie; il me semble alors qu'elle m'est étrangère; je n'y ai point de rôle. Ce qui m'arrête surtout maintenant, c'est le fracas des moyens et le néant des résultats; cet immense travail des êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des flots; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le buisson du désert. Ainsi l'homme désire, et mourra. Il naît au hasard, il s'essaie sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il passe sans avoir vécu; et celui qui obtient de vivre, passera aussi. César a gagné cinquante batailles, il a vaincu la terre; il a passé. Mahomet, Pythagore ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a passé comme le gramen que les troupeaux foulaient.

Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent pour se conserver et se reproduire: la fin de leurs actions est visible; comment celle de leur être ne l'est-elle point? L'animal a les organes, les forces, l'industrie pour subsister et se perpétuer: il agit pour vivre et il vit: il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais pourquoi vivre; pourquoi se perpétuer? Je n'entends rien à cela. La bête broute et meurt: l'homme mange, et meurt. Un matin je songeais à tout ce qu'il fait avant de mourir; j'eus tellement besoin de rire que je tirai deux fois le cordon; mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire: ce jour-là Fonsalbe s'imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je ne sais quoi encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j'ai remis sur ma table De l'esprit des choses, et j'en ai lu un volume presque entier.

Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque point du tout. Il n'est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que plus d'autorité. Il est grand, il est spécieux: l'auteur est entré dans ses profondeurs; et j'ai pris le parti de lui savoir gré de l'extrême obscurité des termes, on en sera d'autant moins frappé de celle des choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d'une dégradation fortuite, et d'une lente régénération; d'une force qui vivifie, qui élève, qui subtilise, et d'une autre qui corrompt et qui dégrade, n'est pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je voudrais seulement qu'on nous dît comment s'est faite, ou du moins comment s'est dû faire cette grande révolution; pourquoi le monde échappa ainsi à l'Eternel; comment il s'est pu qu'il le permît, ou qu'il ne pût pas l'empêcher; et quelle force étrangère à sa puissance universelle, a produit l'universel cataclysme? Ce système expliquera tout, excepté la principale difficulté; mais le dogme oriental des Deux Principes était plus clair.

Quoi qu'il en puisse être sur une question si peu faite pour l'habitant de la terre, je ne connais rien qui rende mieux raison du phénomène perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons tous les individus s'agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des moyens infinis. Un principe d'inertie, une force morte résiste froidement; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents particuliers sont passifs: ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce qu'ils ne sauraient soupçonner; et le but de cette tendance générale, inconnu d'eux, paraît l'être nécessairement de tout ce qui existe. Non seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les moyens, et d'oppositions dans les produits; mais la force qui le meut paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force indéfinissable; la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme embarrassée et incertaine.

Nous croirons discerner une lueur dans l'abîme, si nous entrevoyons les mondes comme des sphères d'activité, comme des ateliers de régénération où la matière travaillée graduellement et subtilisée par un principe de vie, doit passer de l'état passif et brut, à ce point d'élaboration, de ténuité, qui la rendra enfin susceptible d'être imprégnée de feu, et pénétrée de lumière. Elle sera employée par l'intelligence, non plus comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné, puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de l'être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un.

Le bœuf est fort et puissant; il ne le sait même pas: il absorbe une multitude de végétaux, il dévore un pré; quel grand avantage en va-t-il retirer? Il rumine, il végète pesamment dans l'étable où l'enferme un homme triste, pesant, inutile comme lui. L'homme le tuera, il le mangera, il n'en sera pas mieux; et après que le bœuf sera mort, l'homme mourra. Que restera-t-il de tous deux? un peu d'engrais qui produira des herbes nouvelles, et un peu d'herbe qui nourrira des chairs nouvelles. Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort! quel froid univers! Et comment est-il bon qu'il soit au lieu de n'être pas?

Mais si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne produire que pour immoler, ne faire que pour que l'on ait été, ne montrer les germes que pour les dissiper, ou n'accorder le sentiment de la vie que pour donner le frémissement de la mort; si cette force qui meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour essayer la lumière; si cette puissance qui combat le repos et qui promet la vie, broie et pulvérise son œuvre afin de la préparer pour un grand dessein; si ce monde où nous paraissons n'est que l'essai du monde; si ce qui est, ne fait qu'annoncer ce qui doit être; cette surprise que le mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée? Le présent travaille pour l'avenir; l'arrangement du monde est que le monde actuel soit consumé; ce grand sacrifice était nécessaire, et n'est grand qu'à nos yeux. Nous passons dans l'heure du désastre, mais il le fallait; et l'histoire des êtres d'aujourd'hui est dans ce seul mot, ils ont vécu. L'ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui nous anéantit: l'œuvre est déjà commencée; et les siècles de vie subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes auront à jamais passé.

Voilà ce que les Anciens pressentaient: ils conservaient le sentiment de la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les institutions des premiers âges; elles durèrent dans la mémoire des peuples comme le grand monument d'une mélancolie sublime. Mais des hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des Pélasges, des Scythes, des Scandinaves ont répandu les dogmes gothiques, les fictions des versificateurs, et la fausse magie[89] des sauvages: alors l'histoire des choses en est devenue l'énigme jusqu'au jour où un homme étonnant qui a trop peu vécu, s'est mis à déchirer quelque partie du voile étendu par les barbares[90].

Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d'attitude, et je ne revois plus rien de tout cela.

D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence pittoresque qui amusent l'imagination.

Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas ce que lui présentent les caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de volcans; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi épouvantable et aussi belle. Je voyais depuis un lieu élevé; j'étais, je crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés rapidement quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très éloignée, mais bien visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et les cieux. J'examinais; un vent terrible passe sur la campagne, enlève et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme travaillées dans leurs bases, elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre; et ce grand désastre s'accomplissait au milieu du silence plus lugubre encore.

Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai plein d'horreur avant la catastrophe: mais mon songe n'a pas fini selon les règles. Je ne m'éveillai point, les feux cessèrent, l'on se trouva dans un grand calme: la nuit était obscure; on ferma les fenêtres, on se mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve continua.

J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà familières et dont nous avons fait l'épreuve. Mais je pense que ce composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous imaginons ne peut être formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent avec ce que nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir. Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y pensions durant l'intervalle qui s'écoule entre leurs diverses époques. J'ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus beaux que ceux que j'aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d'une des premières villes de l'Europe. L'aspect du pays différait essentiellement de celui des terres qui environnent réellement cette capitale que je n'ai jamais vue: et toutes les fois que j'ai rêvé qu'étant en voyage, j'approchais de cette ville, j'ai toujours trouvé le pays tel que je l'avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être.

Douze ou quinze fois peut-être, j'ai vu en rêve un lieu de la Suisse que je connaissais déjà avant le premier de ces rêves: et néanmoins, quand j'y passe ainsi en songe, je le vois toujours très différent de ce qu'il est réellement, et toujours le même que je l'ai rêvé la première fois.

Il y a plusieurs semaines que j'ai vu une vallée délicieuse, si parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu'il en existe de semblables. La nuit dernière je l'ai vue encore: et j'y ai trouvé de plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte d'une petite cabane fort misérable. «Je vous attendais, m'a-t-il dit, je savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n'y serai plus, et vous trouverez ici du changement.» Ensuite nous avons été sur le lac, dans un petit bateau qu'il a fait tourner en se jetant dans l'eau. J'allai au fond; je me noyais, et je m'éveillai.

Fonsalbe prétend qu'un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s'accomplisse, nous avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j'irai sur l'eau, pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et qu'il n'y ait point de vieillard.

LETTRE LXXXVI

Im., 16 novembre, IX.

Vous avez très bien deviné ce que je n'avais fait que laisser entrevoir. Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire: et j'avoue que celui qui se regarde comme destiné à l'être, est bien près de s'y résoudre.

Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus honnêtes mensonges, je crois avec vous, que l'on peut perdre plus qu'on ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d'amertumes. Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l'homme sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n'a pas à gémir de ne point vivre seul!

Je ne vois rien que l'on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c'est ce dont vous ne parlez pas.

On doit se marier, cela est prouvé: mais ce qui est devoir sous un rapport, peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n'est pas si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait que le célibat en général est un mal: mais que l'on puisse en blâmer tel ou tel particulier, c'est une question très différente. Je me défends, il est vrai, ce que je dis tend à m'excuser moi-même; mais qu'importe que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en sa faveur qu'une observation dont la justesse me paraît évidente: et je suis bien aise de vous la faire à vous qui m'auriez volontiers contesté, un certain soir, l'extrême besoin d'une réforme pour mettre de l'unité, de l'accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs; à vous qui m'avez accusé d'exagération lorsque j'avançais qu'il est plus difficile et plus rare d'avoir assez de discernement pour connaître le devoir, que de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de grandes autorités anciennes et modernes: j'en avais d'aussi grandes; et de très bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les Cicéron, et d'autres encore.

L'on suppose que notre code moral est fait. Il n'y a donc plus qu'à dire aux hommes: suivez-le; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours justes[91]. Mais moi, j'ai le malheur de prétendre que ce code est encore à faire: je me mets au nombre de ceux qui y voient des contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent les hommes justes plus embarrassés dans le choix que faibles dans l'exécution. J'ai vu des circonstances où je défie l'homme le plus inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter, et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu'il est souvent nécessaire d'agir.

Mais de tous ces cas difficiles, je n'en veux qu'un; c'est celui dont j'ai à me disculper, et j'y reviens. Il faut rendre une femme heureuse, et préparer le bonheur de ses enfants: il faut donc avant tout s'arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la probabilité d'être dans une situation qui nous le permette, et qui nous donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l'emploi de la vie. C'est autant une faute qu'une imprudence de prendre une femme qui remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d'opprobre; d'en prendre une qu'il faudra chasser ou abandonner; ou une avec qui tout bonheur mutuel sera impossible. C'est une faute de donner la naissance à des êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur donner les avantages moraux de l'éducation, et les moyens de faire quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne soit ni misérable ni déshonnête.

Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme supportable l'auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins votre domicile; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n'acquerrez pas un domaine sans avoir examiné s'il vous convient. Vous ne ferez donc pas, au hasard, un choix plus important encore, et par lui-même, et parce qu'il est irrévocable.

Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou chimérique: il ne faut pas chercher dans les autres ce qu'on n'oserait prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez de sévérité pour ne jamais atteindre ce qu'on cherche. Mais approuverons-nous l'homme impatient qui se jette dans les bras du premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l'ami si inconsidérément choisi, ou de s'interdire toute sa vie une amitié réelle pour en conserver une fausse.

Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous; elles sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d'hommes, et dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort d'autrui; on est assujetti à des considérations multipliées; et il peut arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable jusqu'à l'âge de n'en plus espérer.

LETTRE LXXXVII

20 novembre, IX.

Que la vie est mélangée: que l'art de s'y conduire est difficile! que de chagrins pour avoir bien fait: que de désordres pour avoir tout sacrifié à l'ordre: que de trouble pour avoir voulu tout régler quand notre destinée ne voulait point de règle!

Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule; mais, occupé de Fonsalbe, plein de l'idée de ses ennuis, de ce qui lui est arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu'il m'a appris, je vois un abîme d'injustices, de dégoûts, de regrets; et, ce qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien d'étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets étaient connus, si l'on voyait dans l'endroit caché des cœurs l'amertume qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces cercles légers ne seraient plus qu'une multitude d'infortunés rongeant le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de douleurs dont ils ne verront point le fond. Ils voilent toutes leurs peines; ils élèvent leurs fausses joies, ils s'agitent pour les faire briller à ces yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur œil, lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme l'expression du plaisir. La vanité sociale est de paraître heureux. Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s'arrange de manière à être félicité de tout. S'il parle au confident de ses peines, son œil, sa bouche, son attitude, tout est douleur; malgré la force de son caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa démarche est celle d'un homme qui n'a plus qu'à mourir. Des étrangers entrent; sa tête s'affermit, son sourcil s'élève, son œil se fixe, il fait entendre que les revers ne sauraient l'atteindre, qu'il se joue du sort, qu'il peut payer tous les plaisirs; il n'est pas jusqu'à sa cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d'une manière plus heureuse; et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands desseins de sa destinée.

Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n'est ignorée que des sots; et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous n'êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous occupe n'est qu'un fardeau de plus. Il jouit de cent choses! dites-vous.—Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup d'autres peut-être?—Je parais en jouir, mais...—Homme trompé! ces mais ne sont-ils pas aussi pour lui? Tous ces heureux se montrent avec leur visage des fêtes, comme le peuple sort avec l'habit des dimanches. La misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la patience sont sur ces lèvres qu'on observe; le découragement, les douleurs, la rage des passions et de l'ennui sont au fond des cœurs ulcérés. Dans cette grande population, tout l'extérieur est préparé, il est brillant ou supportable; l'intérieur est affreux. C'est à ces conditions que nous avons obtenu d'espérer. Si nous ne pensions pas que les autres sont mieux; et qu'ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes, qui de nous traînerait jusqu'au bout ses jours imbéciles?

Plein d'un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe partit pour l'Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et qui eut pourtant de longues suites. Forcé d'abandonner enfin ses desseins, il allait repasser la mer, et n'en attendait que l'occasion. Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux Antilles, tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait entendre en mourant, que sa consolation serait de lui laisser sa fille, dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. F*** qui n'avait nullement pensé à elle, lui objecte qu'ayant vécu plus de six mois dans la même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière, il lui était sans doute, et lui resterait indifférent. Le père insiste, il lui apprend que sa fille était portée à l'aimer, et qu'elle le lui avait dit en refusant de contracter un autre mariage. F*** n'objecte plus rien, il hésite; il met à la place de ses projets renversés, celui de remplir doucement et honnêtement le rôle d'une vie obscure, de rendre une femme heureuse, et d'avoir de bonne heure des enfants, afin de les former: il songe que les défauts de celle qu'on lui propose sont ceux de l'éducation, et que ses qualités sont naturelles; il se décide; il promet. Le père meurt: quelques mois se passent: son fils et sa fille se préparaient à diviser le bien qu'il leur avait laissé. On était en guerre; des vaisseaux ennemis croisent devant l'île; on s'attend à un débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de F*** dispose tout, comme pour se retirer subitement lorsqu'il le faudrait, et se mettre en sûreté; mais pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous les nègres de l'habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a su depuis qu'il s'était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut pas heureux.

Sa sœur ainsi dépouillée, parut craindre que F*** ne l'abandonnât malgré sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu le consentement de sa famille: mais ce soupçon, auquel il ne daigna faire aucune autre réponse, n'était pas propre à augmenter son estime pour une femme qu'il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise opinion, et sans autre attachement que celui d'une amitié ordinaire.

Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères se convenaient peu; ils se convenaient pourtant en quelque chose; et c'est dans un semblable cas que l'amour serait bon, je pense, pour les rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource suffisante; mais la raison n'agit pleinement qu'au sein de l'ordre: la fortune s'opposa à une vie suivie et réglée..............

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On ne vit qu'une fois: on tient à son système quand il est en même temps celui de la raison, et celui du cœur: on croit devoir hasarder le bien qu'on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si vous verrez de même: mais je sens que F*** a bien fait; il en a été puni, il devait l'être; a-t-il donc mal fait pour cela? Si on ne vit qu'une fois... Devoir réel, seule consolation d'une vie fugitive! sainte morale! sagesse du cœur de l'homme! il n'a point manqué à vos lois. Il a laissé certaines idées d'un jour, il a oublié nos petites règles: l'habitué du coin, le législateur du quartier le condamneraient; mais ces hommes de l'antiquité que trente siècles vénérèrent, ces hommes justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui...........

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Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous l'avons décidé ainsi; la nature des choses l'avait décidé avant nous: je suis heureux qu'il n'ait pas d'état. Il tiendra ici votre place, autant qu'un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.

L'intimité entre F*** et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà le caractère vénérable de l'ancienneté. Sa confiance n'a point de bornes; et comme c'est un homme très discret et naturellement réservé, vous jugez si j'en sens le prix. Je lui dois beaucoup: ma vie est un peu moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur qu'il peut me faire oublier quelquefois, mais qu'il ne saurait lever. Il a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du romantisme de leurs sites alpestres: un infortuné, un ami y trouve des heures assez douces qu'il n'avait pas connues. Nous nous promenons, nous jasons, nous allons au hasard; nous sommes bien quand nous sommes ensemble. Je vois tous les jours davantage quels cœurs une destinée contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et dans un ordre de choses où ils se chercheraient vainement eux-mêmes.

Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans jouir de rien: il a deux ou trois ans de plus que moi; il sent que la vie s'écoule. Je lui disais: le passé est plus étranger pour nous que l'existence d'un inconnu, il n'en reste rien de réel: les souvenirs qu'il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les regrets de ce qui n'est plus? Si vous eussiez été le plus heureux des hommes, le jour présent serait-il meilleur? Si vous eussiez souffert des maux affreux... Il me laissait dire, mais je m'arrêtai moi-même. Je sentis que s'il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en fût restée altérée; que les peines morales peuvent aussi laisser des impressions ineffaçables; et que quand un homme sensé se plaint des malheurs qu'il paraît ne plus éprouver, c'est leurs suites et leurs conséquences diverses qu'il déplore.

Quand on a volontairement laissé échapper l'occasion de bien faire, on ne la retrouve ordinairement pas: et c'est ainsi qu'est punie la négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la volonté raisonnée de la suivre, et l'habitude de faire taire toute passion contraire; leur unique intention, leur premier désir est de jouer bien en tout le rôle d'homme, et d'exécuter ce qu'ils jugent être bon: verront-ils sans regret s'éloigner d'eux toute possibilité de faire bien ces choses qu'on ne peut faire qu'une fois; ces choses qui n'appartiennent qu'à la vie privée, mais qui sont importantes parce que très peu d'hommes songent réellement à les bien faire.

Ce n'est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire qu'on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le devoir prescrit, mais ce qu'une raison éclairée conseille, et même tout ce qu'elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes fonctions publiques, qui n'eussent pas su agir dans leur intérieur, comme F*** eût fait s'il eût eu une femme d'un esprit juste et d'un caractère sûr, une femme qui fût ce qu'il fallait pour qu'il suivît sa pensée.

Les plaisirs de la confiance et de l'intimité sont grands entre des amis: mais, animés et multipliés par tous ces détails qu'occasionne le sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n'ont plus de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d'être bon et juste aux yeux d'une femme aimée; de faire tout pour elle, et de n'en rien exiger; d'en attendre tout ce qui est naturel et honnête, et de n'en rien prétendre d'exclusif; de la rendre estimable, et de la laisser à elle-même; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la gouverner, sans l'assujettir; d'en faire une amie qui ne cache rien et qui n'ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes alors, mais que d'autres tairaient et devraient s'interdire; de la rendre la plus parfaite mais la plus libre qu'il se puisse, d'avoir sur elle tous les droits afin de lui rendre toute la liberté qu'une âme droite puisse accepter; et de faire ainsi, du moins dans l'obscurité de notre vie, la félicité d'un être humain digne de recevoir le bonheur sans le corrompre, et la liberté de l'esprit sans en être corrompu?

LETTRE LXXXVIII

Im., 30 novembre, IX.

Il fait aujourd'hui le temps que j'aimerais pour écrire des riens pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour lire de bonnes parodies, pour passer le temps. Depuis plusieurs jours je suis autant que jamais dans cette disposition; et vous auriez la lettre la plus longue qu'on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais pas mesurer avec Fonsalbe la pente d'un filet d'eau qu'il veut amener dans la partie la plus haute de mes prés, et qu'aucune sécheresse ne pourra tarir, puisqu'il sort d'un petit glacier. Cependant on peut bien prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je l'attendais.

Ils n'ont pas besoin d'attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui ne prennent de la nature que ce qu'ils en ont arrangé à leur manière, et qui sont les hommes de l'homme. Les saisons, le moment du jour, l'état du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la règle des moines: c'est une autre loi qui ne considère qu'elle-même; elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais seulement une suite d'incidents à peu près périodiques, une série de moyens ou d'obstacles qu'il faut employer ou vaincre selon la fantaisie des circonstances. Sans décider si c'est un mal ou non, j'avoue qu'il en doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres d'affaires, ont leur moment réglé longtemps d'avance: elles exigent, à époque fixe, le concours de beaucoup d'hommes; on ne pourrait les faire, on ne saurait comment s'entendre si elles suivaient d'autres convenances que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste: et l'homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide, et doit se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes de ceux qu'il voit, selon l'habitude publique, selon l'opinion de la classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent.

Une grande ville a toujours à peu près le même aspect, les occupations et les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, on prend donc volontiers une manière d'être uniforme. Il serait effectivement fort incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, de se coucher plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l'aurore; mais que ferait-on après l'avoir vue entre les toits, après avoir entendu deux serins pendus à une lucarne saluer le soleil levant? Un beau ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune ne changent rien à votre manière: vous finissez par dire, à quoi cela sert-il? et même en trouvant mauvais l'ordre de choses qui le fait dire, il faudrait convenir que celui qui le dit n'a pas tout à fait tort: et qu'on serait au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard; si on allait s'asseoir, à la fenêtre d'un salon, derrière les rideaux, pour se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature, pour voir avec recueillement l'astre des nuits briller dans le ruisseau.

Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent peu aux jours de neuf heures. J'ai conservé quelques habitudes de la ville parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi qui ne saurais prendre toutes celles du lieu: cependant avec quatre pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois, et que l'on fait des fromages cinq mille pieds au-dessus de moi.

Il me faut un certain mauvais temps pour agir au-dehors, un autre pour me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester auprès du feu quoiqu'il ne fasse point froid, et un autre encore pour me placer à la cheminée de la cuisine pendant que l'on fait ces choses du ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve autant qu'il se peut pour ces moments-là. Vous voyez qu'afin de vous dire mon plan, je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement: je suppose que j'ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les choses encore à faire.

Je n'osais parler des beaux jours: il faut pourtant le confesser enfin, je ne les aime pas; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps embellit la campagne, il semble y augmenter l'existence; on l'éprouve généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très beau. J'ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n'ai pas été le plus fort; alors j'ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j'ai éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre à ma faiblesse: les excès modérés de la table seront pour ces jours sans nuages, si beaux à tous les yeux, et si accablants aux miens. Ils seront les jours de la mollesse: nous les commencerons tard, et nous les passerons aux lumières. S'il se rencontre des choses plaisantes à lire, des choses d'un certain comique, on les met de côté pour ces matinées-là. Après le dîner on s'enferme, avec du vin ou du punch. Dans la liberté de l'intimité, dans la sécurité de l'homme qui n'a jamais à craindre son propre cœur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le reste et l'amitié elle-même, avides d'essayer un peu cette folie que nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et mesuré de toutes choses, de ce concept silencieux qui refroidit l'homme et surcharge sa faiblesse.

Minuit arrive ainsi: et l'on est délivré... oui, l'on est délivré du temps; du temps précieux et irréparable, qu'il est souvent impossible de ne pas perdre et plus souvent impossible d'aimer.

Quand on a la tête inquiétée et dérangée par l'imagination, l'observation, l'étude, par les dégoûts et les passions, par les habitudes, par la raison, croyez-vous que ce soit une chose si facile que d'avoir assez de temps, et surtout de n'en avoir jamais trop? Nous sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons nos manies: nous sommes au milieu de la nature, mais nous l'observons. D'ailleurs, je crois que même dans l'état sauvage, beaucoup d'hommes ont trop d'esprit pour ne pas s'ennuyer.

Nous avons perdu les passe-temps d'une société choisie; nous prétendons nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et inévitables de la société en général. Cependant n'aurait-on pu parvenir à ne voir que des connaissances intimes? Que mettrons-nous à la place de cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu'elles ont dans les capitales de la France, de cette manière qu'elles rendent si heureuse, et qui les rend aussi nécessaires à l'homme de goût qu'à l'homme passionné? C'est par là que notre solitude est profonde, et que nous y sommes dans le vide des déserts.

A d'autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la ville; le silence qui nous environne semble d'abord donner à la durée des heures une constance, une immobilité qui attriste l'homme habitué à précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s'y fait un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas beaucoup plus longs ici qu'ailleurs. Si je n'avais cent raisons, les unes assez solides, les autres un peu misérables, de ne point vivre en montagnard, j'aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une manière égale: sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente; n'imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne songeant à rien de nouveau, je passerais d'une saison à une autre, et du temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours d'hiver sans apercevoir leur affaiblissement uniforme: quand la nuit viendrait, j'en conclurais seulement qu'il faut des lumières; et quand les neiges commenceraient, je dirais qu'il faut allumer les poêles. De temps à autre j'apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content: je parviendrais à trouver l'anéantissement des jours assez rapide dans la froide tranquillité des Alpes: je me livrerais à cette suite d'incuriosité, d'oubli et de lenteur, où repose l'homme des montagnes dans l'abandon de leurs grandes solitudes.

LETTRE LXXXIX

Im., 6 décembre, IX.

J'ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré, qui pourrait faire époque dans ma vie, si j'étais entièrement revenu de mes songes, ou peut-être si je n'avais rien perdu de leur première erreur. Je suis tout à fait chez moi: les travaux sont finis. C'est enfin l'instant de prendre un train de vie qui emploie certaines heures, et qui fasse oublier les autres: je puis faire ce que je veux, mais le malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire.

C'est cependant une douce chose que l'aisance: on peut tout arranger, suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l'aisance, la raison peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient heureux s'ils avaient de l'aisance: mais les riches aiment mieux se faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu'il possède. Il n'y a point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à la sécurité. Si l'on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les cabanes que dans les palais, c'est que l'aisance est bien plus rare dans les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l'or, ne savent comment vivre! S'ils avaient su borner leurs prétentions et celles de leur famille, ils auraient tout, car l'or fait tout: mais dans leurs mains inconsidérées, l'or ne fait rien. Ils le veulent ainsi: que leurs goûts soient satisfaits! Mais dans notre médiocrité, donnons du moins d'autres exemples.

Pour n'être pas vraiment malheureux, il ne faut qu'un bien; on le nomme raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu'il en faut quatre, beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de ces trois autres biens n'est rien sans la raison, et la raison est beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur perte; mais eux ne la donnent pas, et ce qu'ils donnent sans elle n'a qu'un éclat extérieur, une apparence dont le cœur n'est pas longtemps abusé. Avouons que l'on est bien sur la terre quand on peut et qu'on sait. Pouvoir sans savoir, est fort dangereux: savoir sans pouvoir, est inutile et triste.

Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d'un homme. Je veux passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J'appellerai cela du travail; ce n'en est pas un pourtant, car il n'est pas permis de poser une serrure ou d'ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est très libre de faire un chapitre du Monde primitif. Puisque j'ai résolu d'écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas maintenant[92]. J'ai tout ce qu'il me faut, loisir, tranquillité, ennui, bibliothèque bornée, mais suffisante; et au lieu de secrétaire, un ami qui me fera continuer, et qui soutient qu'en écrivant on peut faire quelque bien tôt ou tard.

Avant de m'occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe avec qui je n'aurais pas d'autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de sa sœur revient si souvent, combien j'étais éloigné de cet oubli devenu mon seul asile.

Il a parlé de moi dans ses lettres à Mme Del***, et il l'a fait comme de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à Fonsalbe aucune raison: mais j'en suis d'autant plus fâché qu'elle aura dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j'avais dit.

Ne trouvez point bizarre l'amertume que je cherche dans ces souvenirs, et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je n'étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l'est pas; et si j'ai toute l'assurance de l'homme qui veut ce qu'il doit, j'ai toute la faiblesse de celui que rien n'a fixé. Cependant je n'aime point; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il?... Vous ne sauriez m'entendre, quand je ne m'entends pas moi-même.

Il y a bien des années que je la vis, mais comme j'étais destiné à n'avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son souvenir restait fixé dans ma mémoire, et attaché au sentiment de continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu.

Le besoin d'aimer était devenu l'existence elle-même, et le sentiment des choses n'était que l'attente et le pressentiment de cette heure qui commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes jours, il s'en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature contînt alors pour mon cœur, ce souvenir était dans moi comme pour m'en éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d'impuissance d'aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n'était pas l'amour, puisque je n'y trouvais point de consolation, point d'aliment: il me laissait dans le vide, et il semblait m'y retenir: il ne me donnait rien, et il semblait s'opposer à ce qu'il me fût donné quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l'ivresse heureuse que l'amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à se consumer nos cœurs encore remplis d'un amour malheureux.

Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J'ai caché dans mes déserts ma fortune sinistre: elle entraînerait ce qui m'environne; elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j'en avais aussi trouvé; j'ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j'aurais voulu que vous y fussiez plus longtemps trompé: je prenais pour vous écrire le moment où je riais... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu'elles vont cesser.

Je vous en dis trop: mais le sentiment de ma destinée m'élève et m'accable; je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le fantôme de ce qui ne me sera jamais donné.

C'est une nécessité qu'en vous parlant d'elle, je sois tout à fait moi. Je n'entends pas bien quelle réserve je devais m'imposer en cela. Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune; sont-ils si nombreux ceux qui s'entendent? Cependant je ne me livrais pas à tant d'illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces temps que l'oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l'abîme: le songe du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l'homme et des siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d'un long trépas? ils viennent étendre sur les restes vivants de l'homme l'amertume du sépulcre universel où il descendra tout entier. Je ne cherche point à justifier ce cœur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses ruines que l'inquiétude de la vie. Vous savez ses ennuis, ses espérances éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés: ne l'excusez pas, soutenez-le, relevez ses débris; rendez-lui, si vous en savez les moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement du génie, et toute l'impassibilité du sage: je ne veux point vous porter à plaindre ses folies profondes.

Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône, dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m'étonna pourtant. Je trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente et tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l'inquiétude et le perpétuel supplice de mon cœur. Cette grâce de tout son être, ce fini inexprimable dans le mouvement, dans la voix!... Je n'aime point: souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur.

Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si Mme D*** eût été libre, j'y eusse trouvé le plaisir d'être enfin malheureux à ma manière: mais elle ne l'était point, et je me retirai avant qu'il me devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout m'ennuyait alors, mais actuellement tout m'est indifférent. Il arrive même que quelque chose m'amuse; je pouvais donc vous parler de tout ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être serais-je bon mari; j'aurais beaucoup d'attachement. Je commence à songer aux plaisirs de l'amour, je ne suis plus digne d'une amante. L'amour lui-même ne me donnerait plus qu'une femme, et un ami. Comme nos affections changent! comme le cœur se détruit; comme la vie passe, avant de finir!

Je vous disais donc combien j'aimais à être ennuyé avec elle de tout ce qui fait les délices de la vie: j'aimais bien plus les soirées tranquilles. Cela ne pouvait pas durer.

Il m'est arrivé, rarement mais quelquefois, d'oublier que je suis sur la terre comme une ombre qui s'y promène, qui voit, et ne peut rien saisir. C'est là ma loi, quand j'ai voulu m'y soustraire, j'en ai été puni: quand l'illusion commence, mes misères s'aggravent. Je me suis senti à côté du bonheur, j'en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je crois éteintes se seraient-elles ranimées. Il fallut partir.

Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m'attache à oublier de vivre. J'ai cherché le thé pour m'affaiblir, et jusqu'au vin pour m'égarer. Je bâtis, je cultive; je me joue avec tout cela. J'ai trouvé quelques bonnes gens, et je compte aller au cabaret[93] pour découvrir des hommes: je me lève tard, je me couche tard; je suis lent à manger; je m'occupe de tout; j'essaie de toutes les attitudes; j'aime la nuit; je presse le temps, je dévore mes heures froides, je suis avide de les voir dans le passé.

Fonsalbe est son frère: nous parlons d'elle, je ne puis l'en empêcher, il l'aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami: je le veux, il est isolé. Je le veux aussi pour moi: sans lui, que deviendrais-je? Mais il ne saura pas combien l'idée de sa sœur est présente dans ces solitudes. Ces gorges sombres! ces eaux romantiques! elles étaient muettes, elles le seront toujours: cette idée n'y met point la paix de l'oubli du monde, mais l'abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins: leurs cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions, il la pleurait! Mais un frère a des larmes.

Je ne fais point de serments, je ne fais point de vœux: je méprise ces protestations si vaines, cette éternité que l'homme croit ajouter à ses passions d'un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien, tout passe, tout homme change: mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m'arrivera pas d'aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n'en cherche plus dans le monde terrestre; et s'il vient à perdre ses sublimes illusions, il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers songes.

Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient peut-être moins à leur place s'ils étaient moins loin d'être heureux. Cette vie passée dans l'indifférence au milieu de tous les agréments de la vie, et dans l'ennui avec une santé inaltérable; ces chagrins sans humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées; cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait tout prétendre, ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont on dédaigne l'affliction; tant de biens négligés, tant de pertes oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire: tout cela est plein d'harmonie, et n'appartient qu'à elle. Contente, heureuse, possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été elle-même. L'adversité est bonne à qui la porte ainsi: et je suppose que le bonheur vînt maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps.

Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie, seule destinée qui nous soit commune? Quand tout échappe jusqu'aux rêves de nos désirs; quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit lui-même dans notre pensée incertaine; quand l'image sublime de l'harmonie dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s'approche de la terre et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances; quand nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans l'inévitable instabilité du monde! mes amis, mes seuls amis, Elle que j'ai perdue, Vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore le sentiment de la vie! Que nous restera-t-il, et que sommes-nous?

S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le sentiment accablant de leur mobilité; cherchons ce vrai immuable, seule conception qui soutienne l'âme fatiguée du délire de nos espérances, plus navrée encore et plus étonnée d'elle-même quand elle a perdu leur amertume. La justice seule est évidente à tous; elle l'est à leur dernier comme à leur premier moment: sa lumière ne changera pas. Vous la suivez en paix, je la cherche dans mon inquiétude; et cette union du moins ne nous sera pas ôtée.

SUPPLÉMENT DE 1833

LETTRE XC[94]

Imenstròm, 28 juin, X.

La sœur de Fonsalbe est ici, elle est venue sans être attendue, et dans le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère.

Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus peut-être qu'elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le changement des temps, d'ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison, tout semblait d'accord. Et il faut vous dire que s'il peut être une beauté plus accomplie aux yeux d'un artiste, aucune ne réunirait davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes.

Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l'eussiez fait à Bordeaux; mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu'à une heure assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l'ardeur du jour. J'avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque encouragement à mes travailleurs: des musiciens furent appelés de Vevey et de Lausanne. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs mêmes, fut destiné à remplir l'intervalle entre les travaux du soir et ceux du lendemain.

Il arriva qu'un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de six à sept marches. Elle était au-dessus; elle prononça mon nom. C'était bien sa voix, mais avec quelque chose d'imprévu, d'inaccoutumé, de tout à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne répondais pas. Une demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard l'environnait. C'était une forme indécise qui faisait presque disparaître tout vêtement; c'était un parfum de beauté idéale, une illusion voluptueuse, ayant un instant d'inconcevable vérité. Ainsi devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion: le joug a existé. De cette faiblesse ont dépendu d'autres incertitudes. Ces années-là sont irrévocables; mais aujourd'hui demeure libre, aujourd'hui est encore à moi.

Je m'absentai, en prévenant Fonsalbe. Je m'avançai vers le haut de la vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J'étais fortement averti; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé me paraissait invincible. Toutes ces idées d'aimer et de n'être plus seul m'inondaient dans la tranquille obscurité d'un lieu désert. Il y eut un moment où j'aurais dit, comme ceux dont plus d'une fois j'ai condamné la mollesse: La posséder et mourir!

Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la terre, c'est en même temps apprécier d'un regard plus ferme ce qu'on a fait et ce qu'on doit faire des dons de la vie. Ce que j'en ai fait! jeune encore, je m'arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait le triomphe du cœur. Non, l'oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi. L'austère travail et l'avenir!

Je me trouvais placé au détour de la vallée; entre les rocs d'où le torrent se précipite, et les chants que j'avais moi-même ordonnés: ils commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de l'air les dissipait par intervalles, et je savais l'instant où ils cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force, s'écoulant, mais s'écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite de l'eau est comme la fuite de nos années. On l'a beaucoup redit; mais dans plus de mille ans, on le redira: le cours de l'eau restera, pour nous, l'image la plus frappante de l'inexorable passage des heures. Voix du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des cieux, sois seule entendue!

Rien n'est sérieux s'il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les choses d'ont nous séparera notre dernier souffle? Hésiterai-je entre une rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante fantaisie et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée? Je céderais à l'idée d'un lien imparfait, d'une affection sans but, d'un plaisir aveugle! Ne sais-je pas les promesses, qu'en devenant veuve, elle a faites à sa famille? Ainsi l'union entière se trouve interdite; ainsi la question est simple, et ne doit plus m'arrêter. Qu'y aurait-il de digne de l'homme dans l'amusement trompeur d'un stérile amour? Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c'est se livrer soi-même à l'éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés, j'en suis responsable: il faut qu'elles portent leurs fruits. Ces bienfaits de l'existence, je les conserverai, je les honorerai, je ne veux du moins m'affaiblir au-dedans de moi qu'à l'instant inévitable. Profondeurs de l'espace, serait-ce en vain qu'il nous est donné de vous apercevoir? La majesté de la nuit répète d'âge en âge: malheur à toute âme qui se complaît dans la servitude!

Sommes-nous faits pour jouir ici de l'entraînement des désirs? Après cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de quelques journées? Si la vie n'est que cela, elle n'est rien. Un an, dix ans de volupté, c'est un futile amusement, et une trop prompte amertume! Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou follement distraites passeront sur nos cendres? Comptons pour peu de chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde, cherchons un autre partage: c'est de nos fortes résolutions que quelque effet subsistera peut-être.—L'homme est périssable.—Il se peut, mais périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice.

Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions changeaient déjà. Trop facilement je m'étais persuadé que ma jeunesse n'était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois vous l'avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande partie réparé. J'avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et qui contribue à mes incertitudes. C'est constamment une grande inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou même dans les penchants. Elle ne tient pas aux progrès des années; elle redevient ce qu'elle était. L'habitude de me contenir et de réprimer d'abord tous mes mouvements intérieurs m'en avait laissé méconnaître souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n'ai différé d'un quart d'heure à l'autre. Ainsi est agitée, au milieu de l'air, la cime d'un arbre trop flexible; et, si vous la regardez à une autre époque, vous la verrez céder encore, mais céder de même.

Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l'aspect du monde, l'appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu'on me parle de choses indifférentes, et que j'écoute avec tranquillité, avec indolence; tandis que me reprochant ma froideur dans ces conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j'ai passé plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée que tout embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la curieuse variété des choses, ou de l'amusante sagacité qui nous appelle à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si facilement offrir un autre aspect, c'est moins l'ensemble du grand phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l'ordre général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces; l'une nous captive, et l'autre nous déconcerte: tout dépend d'une certaine confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité! Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le mouvement d'une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je m'arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes essais quelque pensée mal rendue restera inutile; je ne vois plus alors que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude, et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous.

Du moins cette mobilité n'est pas de nature à ébranler les principes de conduite. Il n'importe même que le but se présente seulement comme vraisemblable, s'il est unique. Affermis en un sens, n'attendons pas d'autres clartés: nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus. Ainsi tout se décide. Je suis ce que j'étais: si je le veux, je serai ce que je pouvais être. Certainement c'est peu de chose; mais enfin ne descendons plus au-dessous de nous-mêmes.

30 juin.

Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j'aurais pu vous apprendre en trois lignes, mais c'était ma manière, et d'ailleurs j'ai du loisir. Rien ne m'occupe, rien ne m'attache; je me sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de plus, un seul. Cela finira puisque je l'ai résolu; mais à présent tout me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu'à une sorte de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m'appuyer sur vous.

Je restai seul quelque temps encore. Déjà j'étais moins étranger à la tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper avant que les chants cessassent.

Désormais n'attendez plus de moi, ni une paresse inexcusable, ni l'ancienne irrésolution. La santé et l'aisance sont des facilités qu'on ne réunit pas toujours: je les possède, et j'en ferai usage. Que cette déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leurs faiblesses volontaires, ne convient-il pas que je ne m'en permette aucune? Vous savez que jadis j'ai eu, dans mes vains projets, quelques velléités africaines. Mais à cette époque, tout s'est accordé pour rendre impraticable un dessein que d'ailleurs il aurait fallu mûrir davantage, et maintenant il serait tard pour se livrer aux études qui en prépareraient l'exécution.

Que faire donc? Je crois définitivement qu'il ne m'est donné que d'écrire.—Sur quels sujets?—Déjà vous le savez à peu près.—D'après quel modèle?—Assurément je n'imiterai personne, à moins que ce ne soit par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très déplacé de prendre la manière d'un autre, si on peut en avoir une à soi. Quant à celui qui n'a pas la sienne, c'est-à-dire qui n'est jamais entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d'écrire?—Quel style enfin?—Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour mériter d'être lu, il faut observer les convenances réelles.—Mais qui en jugera?—Moi apparemment. N'ai-je pas lu les auteurs qui travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus d'indépendance? C'est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui convienne, d'un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l'autre à mon caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les étudier expressément.—Quelles seront les garanties de succès?—Les seules naturelles. S'il ne suffit pas de dire des choses vraies, et de s'efforcer de les exposer d'une manière persuasive, je n'aurai point de succès: voilà tout. Je ne crois pas qu'il soit indispensable d'être approuvé de son vivant, à moins qu'on ne se voie condamné au malheur d'attendre de sa plume ses moyens de subsistance.

Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire présente, de la gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de l'effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris, tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de faire dire: le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés, bien qu'un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et séduits, car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre temps; montrez-vous donc aujourd'hui dans votre adresse et votre prospérité.

Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le déshonorer par des intrigues pour hâter la célébrité de l'auteur? Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une capitale; enfin, votre nom est-il inconnu, et votre livre ne s'écoule-t-il pas? Qu'un certain nombre d'exemplaires en soient déposés dans les principales bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte, à des libraires dans les grandes villes; tôt ou tard cet écrit sera mis à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des suffrages.

Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu'à la remplir, si ce n'est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l'activité, l'espérance et l'amitié? Etre occupé sans devenir trop laborieux contribue essentiellement à la paix de l'âme, de tous les biens le moins illusoire. On n'a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les plus simples donnent des jouissances: c'est ainsi que tant d'hommes bien portants s'accommodent des aliments les moins recherchés.

Qui ne voit que l'espérance est préférable aux souvenirs? Dans notre vie, continuel passage, l'avenir importe seul: ce qui est arrivé disparaît, et le présent même nous échappe s'il ne sert de moyen. D'agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent débiles. Ces hommes-là, s'étant figuré les choses autrement qu'elles ne doivent être, se sont passionnés. L'épreuve les a désabusés; ne pouvant plus imaginer avec exagération, ils n'imaginent plus. Les fictions vraies pour ainsi dire leur étant interdites, ils auraient besoin de riants souvenirs; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont l'imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme: il n'est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu'ils ont appris anciennement.

Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance et Fonsalbe: ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres, cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes opiniâtres: invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception soutiendrait l'âme, fatiguée quelquefois de ses vagues espérances, mais bien plus étonnée d'elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et les langueurs, et les délices de cette active incertitude. La justice du moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières morales; je les poursuis dans mon inquiétude: notre union subsistera.

On n'est pas encore parvenu à se procurer l'autre partie des lettres d'Oberman. On n'a recueilli que le fragment suivant qui s'est trouvé sans date.

Dernière partie d'une lettre

Sans Date Connue

...Que d'infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu'au terme! Elles font plus, mais assez vainement peut-être: elles semblent indiquer ce que nulle tête mortelle n'approfondira.

Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus intime. Soit que j'aie chercher ces émanations invisibles, soit surtout qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret.

Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence: tout peut être symbole. Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu'elles sont plus mystérieuses, et que s'il nous faut dans notre conduite ordinaire de palpables vérités, les grands mouvements de l'âme ont pour principe une vérité d'un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant inaccessible dans nos voies chancelantes.

Jonquille! violette! tubéreuse! vous n'avez que des instants afin de ne pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans l'incertitude où s'agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt découragé. Non, je n'ai vu ni le sindrimal du Ceylan, ni le gulmikek de Perse, ni le pé-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes, nous pourrions séjourner dans un monde meilleur.

Que veux-je? Espérer, puis n'espérer plus, c'est être ou n'être plus: voilà l'homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu'après les chants d'une voie émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir?

Et il se peut que le sort le voulant ainsi, on entende s'approcher secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque rideau, mais sûre d'être bien visible, à cause des rayons du couchant, elle se montre sans autre voile pour la première fois, se recule vite, et revienne d'elle-même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd'hui les violettes qui fleurirent pour d'anciennes générations?

Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées d'odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m'attachent à un point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu'elles suscitent ramènent fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs, et la hâtive pâquerette, la marguerite des prés.

Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes, au chant des coqs (O), sur le sentier des vieux cultivateurs: je ne voudrais pas répondre que cela quelquefois n'allât jusqu'aux larmes.

La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même simplicité. La violette captive dès le premier printemps; la pâquerette se fait aimer d'année en année. Elles sont l'une à l'autre ce qu'est un portrait, ouvrage du pinceau, à côté d'un buste en marbre. La violette rappelle le plus pur sentiment de l'amour: tel il se présente à des cœurs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n'est qu'un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des campagnes nous reste jusqu'à la dernière heure. La marguerite est le signe patriarcal de ce doux repos.

Si j'arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre, qu'on place ma chaîne sur l'herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve quelque chose de l'illusion infinie.

SUPPLÉMENT DE 1840

LETTRE XCI

Sans date connue[95].

Je ne vous ai jamais conté l'embarras où je me suis vu, un jour que je voulais franchir les Alpes d'Italie.

Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque part: «Nous n'avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer, malgré nos faiblesses, des occasions d'accomplir avec énergie ce que le moment veut de nous.» Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l'ai éprouvé qu'à demi dans ces montagnes, puisqu'il ne s'agissait que de mon propre salut.

Je ne pourrai vous rendre compte de l'événement qu'avec des détails tout personnels: il ne se compose pas d'autre chose.

J'allais à la cité d'Aoste et j'étais déjà dans le Valais, lorsque j'entendis un étranger dire, dans l'auberge, qu'il ne se hasarderait point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le passer seul: je prétendis que d'après la disposition des gorges, ou la direction des eaux, j'arriverais à l'hospice en devançant les muletiers, et en ne prenant d'eux aucun renseignement.

Je sortis de Martigny à pied par un temps très beau. Impatient de voir du moins dans l'éloignement quelque site curieux, je marchais d'autant plus vite qu'au-dessus de Saint-Branchier je n'apercevais rien de semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus avant l'hospice aucune espèce d'hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé sa provision de pain, et n'était pourvue d'aucun légume. Il y restait uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu de vin; mais, à cette heure inusitée, il n'en fallut pas plus pour me donner un tel besoin d'ombre et de repos, que je m'endormis derrière quelques arbustes.

J'étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que j'eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut avec la seule idée d'arriver au but: je n'avais plus d'autre espérance. La nature n'encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous destina. Aucune diversion ne s'offrait, ni la beauté des vallées, ni la singularité des costumes, ni même l'effet de l'air accoutumé des montagnes. Le ciel avait entièrement changé d'aspect. De sombres nuages enveloppaient les cimes dont je m'approchais; toutefois cela ne put me désabuser à l'égard de l'heure; puisque à cette élévation ils s'amassent souvent avec promptitude.

Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J'étais décidé à poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et bien qu'au-delà il n'existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n'était plus question de se diriger avec quelque certitude. Je n'apercevais les rochers qu'à l'instant d'y toucher, mais je n'en cherchais d'autre cause que l'épaisseur du nuage et de la neige. Quand l'obscurité fut assez grande pour que la nuit seule pût l'expliquer, je compris enfin ma situation.

La glace vive au pied de laquelle j'arrivai, ainsi que le manque de toute issue praticable pour des mulets, me prouvèrent que j'étais hors de la voie. Je m'arrêtai, comme pour délibérer à loisir; mais un total engourdissement des bras m'en dissuada aussitôt. S'il devenait impraticable d'attendre le jour dans le lieu où j'étais parvenu, il semblait également impossible de trouver le monastère, dont me séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter le bruit de l'eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que j'eusse vues en montant. A la vérité j'étais dans les ténèbres, et au milieu de roches dont j'aurais eu peine à sortir en plein jour. L'évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans trop de retard au village qui devait être distant de près de trois lieues.

J'eus assez promptement un succès; j'arrivai au torrent qu'il importait de ne plus quitter. Si je m'étais engagé de nouveau dans les roches, peut-être n'aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l'effet de siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des masses voisines. Alors s'établit la lutte contre les obstacles; alors commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du péril. J'entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de le suivre jusqu'à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d'une lumière au village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut. Je ne sais comment j'en sortis: il me semble que les dents, à défaut des mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n'étaient guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque j'attendais un choc trop violent. J'avançais avec une ardeur que nulle lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d'audace, j'oubliais le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre, lorsqu'une clarté me l'indiqua. Je la vis avec une indifférence qui, sans doute, tenait plus de l'irréflexion que du vrai courage, et néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de leur cuisine: je dus la vie à cet incident.

C'était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes. Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j'y trouvai des soins dont j'avais besoin. Placé à l'angle intérieur d'une vaste cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou davantage, dans l'oubli de cet état d'exaltation dont j'avais entretenu le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce qu'on voulut: on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j'avais surtout besoin d'une nourriture plus solide.

Un de mes hôtes m'avait vu gravir la montagne vers la fin du jour pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et il avait dit ensuite dans le village: «Il a passé ce soir un étranger qui allait là-haut; de ce temps-ci, c'est autant de mort.» Lorsque plus tard ces braves gens reconnurent qu'effectivement j'eusse été perdu sans le mauvais état de leur volet, un d'eux s'écria en patois: «Mon Dieu, ce que c'est que de nous!»

Le lendemain on m'apporta mes vêtements bien sèches et à peu près réparés; mais je ne pus me défaire d'un frisson assez fort, et d'ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s'opposaient à ce que je me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui: je n'avais pas mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma marche. A l'hospice, où je fus bien accueilli, j'eus néanmoins le malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de mets qu'en des lieux semblables je ne qualifiais pas d'hospitalité attentive, mais de recherche; et il me sembla aussi que dans la chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir au petit village de Saint-Remi, en Italie. Le torrent de la Doire se brise contre un angle des murs de l'auberge. Ma fenêtre resta ouverte, et, toute la nuit, ce fracas m'éveilla ou m'assoupit alternativement, à ma grande satisfaction.

Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres énormes qui m'avaient beaucoup frappé de l'autre côté du Saint-Bernard, à l'époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents froids par sa situation très remarquable, que des lauriers ou des grenadiers pourraient y subsister sans autre abri en toute saison; mais assurément les habitants n'y songent guère. Trop bien préservés des frimas, et dès lors affligés de crétinisme, ils végètent indifférents au pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c'est que ce mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l'autre côté du fleuve. Je résolus d'aller voir de plus près, en redescendant vers la Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le savoir, et infirmes sans précisément souffrir: je crois ces infortunés plus heureux que nous.

Sans l'exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible d'intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais qui m'a privé sans retour de la fermeté des pieds. J'oublierai moins encore que, jusqu'à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l'enivrement du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d'efforts, consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant de les apercevoir et n'en sortant vivant qu'avec surprise, je me disais toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins: Pour cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux.

NOTES DE L'EDITION DE 1833

Note A (Observations)

Oberman a besoin d'être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu'il aborde; mais peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu'à présent cette seconde partie manque presque entière.

Note B (Lettre II, p. 30[96], ligne 22)

Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des lieux voisins.

Note C (Lettre II, p. 31, ligne 30)

Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais difficilement au Jura.

Note D (Lettre VII, p. 66, ligne 13)

On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé éther.

Note E (Lettre XX, p. 91, ligne 31)

Sans doute l'auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails et pour quelques autres, s'il en avait prévu la publication.

Note F (Même lettre, p. 93, ligne 11)

Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons.

Note G (Lettre XXXVIII [3e fragment], p. 158, ligne 11)

On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette marche des pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient quarante-huit vers.

Les armaillis di Columbette
Dé bon matin sé son leva, etc.

Une de ces sortes d'églogues, composée, dit-on, dans l'Appenzel, en langage allemand, finit à peu près ainsi: «Retraites profondes, tranquille oubli! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et des lacs! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes! donnez à nos cœurs le calme des chalets et le renoncement sous le ciel sévère. Montagnes indomptées! froid asile! dernier repos d'une âme libre et simple!»

Note H (Lettre XLIII, p. 191, ligne 7)

L'auteur ne dit pas expressément ce qu'il entend ici par religion, mais on voit qu'il s'agit en particulier de la croyance des Occidentaux.

Note I (Lettre LXII, p. 286, ligne 2)

A cette lettre était joint ce qui suit:

«Le Manuel me fait souvenir de quelques autres morceaux que m'a aussi communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce qu'il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original, ou même bizarre.

«Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, si vous voulez, de philosophie étrange.

«Examinez toutefois: il se peut que les aperçus d'un homme du Danube ne s'éloignent pas de la vérité.»

Chant funèbre d'un Moldave.

Traduit de l'esclavon

«Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la terre. Qu'y aurait-il de mieux, après une heure de délices? Comment imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances? Mourons: c'est le dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir.

«Si vous désirez vivre encore, contenez-vous; suspendez ainsi votre chute. Jouir, c'est commencer à périr; se priver, c'est s'arranger pour vivre. La volupté apparaît à l'issue des choses, à l'un et à l'autre terme; elle communique la vie, et elle donne la mort. L'entière volupté, c'est la transformation.

«Comme un enfant, l'homme s'amuse de peu de chose sur la terre, mais enfin sa destination est de choisir parmi ce qu'elle offre. Quand ces choix sont accomplis, c'est la mort qu'il veut voir: ce jeu longtemps redouté pourra seul désormais lui faire impression.

«N'avez-vous jamais désiré la mort? C'est que vous n'avez pas achevé l'expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez; la mort devient votre seul avenir.

«On aime à s'approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de nouveau, jusqu'à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté dans la tempête! C'est qu'elle promet la mort. Les éclairs montrent les abîmes, et la foudre les ouvre.

«Quel plus grand objet de curiosité! Quel besoin plus impérieux! Il est fini pour chacun de nous, selon ses forces, l'examen des choses du monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa lumière, ou la nuit perpétuelle.

«Ils redoutent moins la mort, les hommes d'un grand caractère, les hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l'âge. Serait-ce parce qu'ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance, et que d'autres y croient malgré leur foi?

«La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est universelle. Le mal c'est l'exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu'elle étonne, la mort peut affliger; quand on y arrive naturellement, elle est consolante.

«Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n'est qu'une sujétion, qu'elle finisse; si elle ne conduit à rien, s'il doit être inutile d'avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre réellement, ou pour ne plus feindre de vivre.

«La mort reste inconnue. Lorsque nous l'interrogeons, elle n'est pas là; quand elle se présente; quand elle frappe, nous n'avons plus de voix. La mort retient un des mots de l'énigme universelle, un mot que la terre n'entendra jamais.»

Condamnerons-nous ce rêveur du Danube? Mettrons-nous au nombre des vaines fantaisies de l'imagination toute idée étrangère à une frivolité dont la multitude ne veut pas sortir?

Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil, dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une impression indéfinissable, heureux sentiment d'une vie chancelante, pour ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits s'éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente avec tant de vérité qu'après cette sorte d'illusion demi-vivante, imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n'est l'entier oubli, ou un réveil subit.

Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides images. Souvent une femme apparaît. Il ne s'agit pas de grâce ordinaire, de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C'est plus que le plaisir, c'est la pureté de l'idéal; c'est la possession entrevue comme un devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le sein de cette femme exprime avec énergie qu'elle nourrira. Ainsi est accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l'œil, les bornes du monde connu, voilà peut-être ce qu'il y a d'essentiel ici dans notre destination. Le reste ne serait qu'un moyen assez indifférent de consumer les autres minutes pour arriver au but.

Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons, que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même chez la plupart des hommes. Je l'ignore; mais enfin elle ne m'est pas particulière, sans doute.

Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l'ordre apparent notre principal office sur la terre. Cependant je demanderai s'il n'est plus de songes dans le dernier sommeil? Je demande si réellement la loi de mort sera inflexible? Plusieurs d'entre nous ont vu se fortifier à quelques égards leur intelligence: ne pourraient-ils résister quand d'autres succombent?

Note K (Lettre LXIII, p. 301, à la dernière ligne de la note)

Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles, l'édition présente reste conforme à la première.

Note L (Lettre LXVII, p. 326, ligne 13)

On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce vallon.

Note M (Lettre LXVIII, p. 335, ligne 25)

L'anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n'a rien d'authentique.

Note N (Lettre LXXXIX, p. 425, dernière ligne)

Il paraît que cette dernière phrase n'appartient pas à cette lettre, qui devait se terminer comme il suit:

«...Que lui reste-t-il? Que nous restera-t-il dans cet abandon, seule destinée qui nous soit commune? Quand le songe de l'aimable et de l'honnête vieillit en notre pensée incertaine; quand l'image de l'harmonie descend des lieux célestes, s'approche de la terre, et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres; quand rien ne subsiste de nos affections ou de notre espoir; quand nous passons avec la fuite invariable des choses et dans l'inévitable instabilité du monde! mes amis! elle que j'ai perdue, vous qui vivez loin de moi! comment se féliciter du don d'existence?

«Qu'y a-t-il qui nous soutienne réellement? Que sommes-nous? tristes composés de matière aveugle et de libre pensée, d'espérance et de servitude; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures; rampants à la vue des clartés de l'espace sur un sol immonde, et roulés comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu'à la dernière chute, rêvant les pures délices d'une destination sublime.»

Note O (Dernière lettre, p. 435)

A cette époque, Oberman avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations très pittoresques; mais on n'y connaît qu'une récolte, et on n'y fait toute l'année qu'une même chose.

INDICATIONS

Les chiffres, sans autre désignation, indiquent les lettres et non les pages.

Adversité, 64.

Aisance. De l'aisance réelle, 89.

Amitié, 36, 63.

Amour, 89. Voyez aussi Femmes. De l'amour, de ses effets et de son importance, 63.

Amour-propre, 27.

Argent. Du mépris de l'argent, 2e fragment. De l'emploi de l'argent, 65.

Automne, 24.

Auteur, voyez Ecrivain.

Beau (du), 21.

Bonheur. Des causes du bonheur, 1er fragment.

Campagnes. De nos campagnes, 12. Voyez aussi Villes.

Célibat, 86.

Cicéron, 4, en note.

Christianisme. Du christianisme, et des grandes choses qu'il eût pu faire, 44, p. 202 et suiv.

Climats. Des divers climats, 68. Effets des différents climats, 70.

Contradictions, 81.

Désirs. Du prestige du désir dans le cœur qui ignore la vie, 39.

Devoirs. Incertitude des devoirs, 86.

Divorce, voyez Mariage.

Domestiques, 52, 66.

Dogmes, voyez Foi, Mystères, Religion.

Ecrivain. De l'écrivain qui veut être utile: la considération publique lui est nécessaire, 79. Il est absurde qu'un écrivain moraliste ne soit pas homme de bien, 79.

Ennui de la vie, 41, etc.

Etat, voyez aussi homme. Sur le choix d'un état; sur ce qu'on appelle prendre un état, 1.

Femmes, 87, etc. Voyez aussi Mode, Mise, Amour. De certaines maximes dans l'éducation des femmes, 50. De quelques usages relatifs à l'éducation des femmes, 58. De l'amour dans les femmes, 80.

Fin. Fins impénétrables de la nature, 85. De la fin qu'il faut proposer aux habitudes de sa vie dans l'incertitude de la vie entière, et dans l'ignorance de sa fin essentielle, 89, etc.

Foi, 38, 44. Voyez aussi Religion.

Gloire, 51.

Gouvern., voyez homme.

Homme. De l'homme considéré comme le grand agent de la nature, et comme chargé par l'intelligence universelle des fonctions de la réintégration des êtres, 42. De l'homme qui a vraiment vécu, 43. De l'homme des sociétés présentes, 46, 87. De l'avidité de l'âme humaine, 13, 48. De l'homme, partie, du monde organisé, 71. De ce que l'homme est à l'homme, 36. De l'homme bon, 1er fragment. De l'homme de bien, 1er frag. De l'amour dans l'homme qui gouverne, 34, 84. De l'homme supérieur, de l'homme d'Etat, 84 à la fin.

Idéal, 13, 14. Du monde imaginaire de l'idée d'un monde heureux, 14. Du monde idéal, 30 et 46, p. 216.

Immortalité, 44, 60, 61. Du désir de l'immortal., 18. Perceptions qui semblent annoncer l'immortal., 38.

Incertitude des notions humaines, 47.

Incompatibilité d'humeurs, 45.

Indépendance, 43.

Inquiétude. De l'inquiétude de l'âme, de ses misères et de ses besoins démesurés, 37.

Mahomet. Du rôle de Mahomet, 34.

Malheur. 1er fragment.

Manière de vivre, voyez Vie, Simplicité.

Manuel attribué à Aristippe, 33.

Mariage, 86 et 63, pp. 208, 297, 298, 299, etc. Indissolubilité du mariage, p. 403.

Mise. De ce qu'on appelle une mise trop libre, 50.

Mode, 50.

Mollesse. D'une certaine mollesse dans les habitudes de la vie, 85.

Montagnes, 7, 3e frag., etc.

Montaigne, 38.

Mœurs, 50, etc. Voyez aussi Amour, Femmes, Mise, Mode, Morale. Des mœurs opposées, 68.

Morale. Voyez aussi Contradictions, Devoirs, Religion, Mœurs, Erreur de la morale, 2e frag. La morale est l'unique science, 80.

Moraliste. Voyez Ecrivain.

Mort volontaire, 41, 42.

Mystères. L'idée de certaines forces mystérieuses dans la nature diffère essentiellement de la superstition, 44. De l'obscurité de la nature comparée aux mystères du dogme, 44. Forces et effets mystérieux de la nature, 44, 47.

Nature. Voyez aussi Mystères, Systèmes. Combinaisons de la nature, 40, pp. 158, 162. Nature impénétrable, 48.

Nécessité. De la nécessité ou de la force inconnue, 43.

Nombres, 47.

Ossian, 70.

Plaisirs. De ce qu'on nomme plaisirs purs, 59. Il n'y a de plaisir réel que celui que l'on donne, 59.

Prospérité. De l'effet d'une prospérité suivie sur les hommes ordinaires, 1er frag.

Ranz des vaches, 3e frag.

Réparation. Du système de la réparation du monde, 42, 85.

Religion. De la religion, 43, 44, p. 327 [191], 338 [197], etc. Voyez aussi Foi, Christianisme, etc. Si les religions doivent être la base de la morale, 49. De la nécessité de parler des religions en écrivant sur la morale, 81.

Romanesque. De l'homme romanesque, 4.

Romantique. De l'expression romantique, 3e frag.

Sensations, 7, etc. Changement dans les sensations, 60, etc.

Sensible. De l'homme sensible, de la sensibilité, 4, 12, etc.

Simplicité. D'une simplicité basse et grossière, 20. Des jouissances dans la simplicité, 51. Famille dans les montagnes, 65.

Sites. Sur les beaux sites, 55.

Songes (des), 85.

Souffrir. Du besoin de souffrir, 1er fragment.

Stimulants. Les habitudes de notre vie sociale, et particulièrement celles des stimulants détruisent l'accord entre nous et les choses, 64. De l'espèce de repos qu'ils peuvent donner, 88.

Suicide. Voyez Mort volontaire.

Suisse, Suisses. Voyez aussi Climat, Montagnes, etc. Sur les Suisses, 32, note. Sur la Suisse, 58. Quelques observations particulières sur les peuples de la Suisse, et sur la nature du pays en général, 77.

Systèmes. Voyez Réparation, Nombres, etc.

Union. De l'union dans les familles, 36, 45.

Vérité. Toute institution ne doit être fondée que sur la vérité, et ne doit être soutenue que par des vérités, 41, etc.

Vie. Voyez aussi Fin, Homme, Ville. La vie est semblable à nos songes, 13. Emploi de la vie, 43. Vanité de la vie, 46. Semaines de la vie, 47. De la vie du cœur, 55, note. De la vie réglée, 65. De la vie de la campagne et de celle de la ville, 72. Des besoins indéfinis de l'homme, et du néant de la vie commune, 75, etc., etc. Spectacle de la vie humaine, 80.

Ville. De la vie des villes, 88. Voyez aussi Vie. Comment l'âge augmente le goût pour les capitales, et comment ceux qui préféraient, dans un sens, les choses aux hommes et la campagne à la ville, peuvent venir à préférer plus tard la ville et la société, 52, 88.

Vol. Du vol fait par les enfants; il est impuni, et c'est le plus coupable, 80.

Voyages, 68.

NOTES:

[1] Je suis loin d'inférer de-là qu'un bon roman ne soit pas un bon livre. De plus, outre ce que j'appellerais les véritables romans, il est des écrits agréables ou d'un vrai mérite, que l'on range communément dans cette classe, tels que Numa, la Chaumière Ind., etc.

[2] Le genre pastoral, le genre descriptif ont beaucoup d'expressions rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les figures employées quelques millions de fois, et qui dès la première affaiblissaient l'objet qu'elles prétendaient agrandir. L'émail des prés, l'azur des cieux, le cristal des eaux; les lys et les roses de son teint; les gages de son amour; l'innocence du hameau; des torrents s'échappèrent de ses yeux, il fondit et inonda les assistants; contempler les merveilles de la nature; jeter quelques fleurs sur sa tombe: et tant d'autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais que j'aime mieux, ne point rencontrer.

[3] Campagne de celui à qui les lettres sont adressées.

[4] Depuis les portes de Lyon l'on voit distinctement à l'horizon les sommets des Alpes.

[5] On trouve souvent Lausanne avec un seul n; effectivement il n'y en avait qu'un dans l'ancien nom Lausone; mais il y a deux n dans les actes de la ville moderne.

[6] Ou petit Jura.

[7] Je n'ai pas été surpris de trouver dans ces lettres plusieurs passages un peu romanesques. Les cœurs mûris avant l'âge, joignent aux sentiments d'un autre temps, quelque chose de cette force exagérée et illusoire qui caractérise la première saison de la vie. Celui qui a reçu les facultés de l'homme, est, ou a été ce qu'on appelle romanesque: mais chacun l'est à sa manière. Les passions, les vertus, les faiblesses sont à-peu-près communes à tous; mais elles ne sont pas semblables dans tous. Un homme par exemple, peut faire des chansons, ou des vers sur l'amour; mais il y mettra moins de Flore, de Nymphes et de flamme que les poètes des almanachs.

[8] Le mot Vaud ne veut point dire ici vallée, mais il vient du Celtique dont on a fait Welches: les Suisses de la partie allemande appellent le pays de Vaud Welschland. Les Germains désignaient les Gaulois par le mot Wale; d'où viennent les noms de la principauté de Galles, du pays de Vaud, de ce qu'on appelle dans la Belgique pays Walon, de la Gascogne, etc.

[9] De Genève ou Léman, et non pas lac Léman.

[10] Ou Yverdon.

[11] Ceci ne me serait pas juste, si on l'entendait de la rive septentrionale toute entière.

[12] Ses besoins ne seront pas toujours aussi simples: et ce sera peut-être parce qu'il n'aura pas eu cela qu'il voudra davantage.

[13] Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, n'est-ce pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu'à l'exagération?

On entend par sagesse cette doctrine des sages, qui est sublime et pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne peut en effet l'accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet l'emploi de la vie, l'amélioration de notre existence; et cette existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même qu'on la puisse supposer, il est évident que ce n'est point dans cette sagesse-là qu'O. trouve de l'erreur et de la vanité.

[14] Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un grand homme; il eut de très-grandes qualités, et de très-grands talents; il remplit un beau rôle; il écrivit très-bien sur des matières philosophiques: mais je ne vois pas qu'il ait eu l'âme d'un sage. O. n'aimait point qu'on en ait seulement la plume: Il trouvait d'ailleurs qu'un homme d'Etat rencontre l'occasion de se montrer tout ce qu'il est: il croyait encore qu'un homme d'Etat peut faire des fautes, mais ne peut pas être faible; qu'un père de la patrie n'a pas besoin de flatter; que la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui restent inconnus, mais qu'un maître du monde ne peut en avoir que par petitesse d'âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu'un consul de Rome pleure plurimis lacrymis, parce que madame son épouse est obligée de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet orateur dont le génie n'était peut-être pas aussi grand que les talents. Au reste, en interprétant son sentiment d'après la manière de voir que ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m'aperçois que je lui prête tout-à-fait le mien. Je suis bien aise que l'auteur de de Officiis ait réussi dans l'affaire de Catilina; mais je voudrais qu'il eût été grand dans ses revers.

[15] Ce mot, qu'il serait difficile de remplacer par une expression aussi juste, a été adopté ici apparemment pour cette raison: comme il est usité dans les Alpes, je ne l'ai point changé.

[16] Jeune homme qui sentez comme lui, ne décidez point que vous sentirez toujours de même. Vous ne changerez pas, mais les temps vous calmeront: vous mettrez ce qui est, à la place de ce que vous aimiez. Vous vous lasserez; vous voudrez une vie commode: ce consentement est très-commode. Vous direz: Si l'espèce subsiste, chaque individu ne faisant que passer, c'est peu la peine qu'il raisonne pour lui-même et qu'il s'inquiète. Vous chercherez des délassements; vous vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans l'intimité. Vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans votre ennui même: et vous passerez, en oubliant que vous n'avez pas vécu. Plusieurs ont enfin passé de même.

[17] On a communément une idée trop étroite de l'homme sensible: on en fait un personnage ridicule, j'en ai vu faire une femme, je veux dire une de ces femmes qui pleurent sur l'indisposition de leur oiseau, que le sang d'une piqûre d'aiguille fait pâmer, et qui frémissent au son de certaines syllabes, comme serpent, araignée, fossoyeur, petite vérole, tombeau, vieillesse.

J'imagine une certaine modération dans ce qui nous émeut, une combinaison subite des sentiments contraires, une habitude de supériorité sur l'affection même qui nous commande; une gravité de l'âme, et une profondeur de la pensée; une étendue qui appelle aussitôt en nous la perception secrète que la nature voulut opposer à la sensation visible; une sagesse du cœur dans sa perpétuelle agitation; un mélange enfin, une harmonie de toutes choses qui n'appartient qu'à l'homme d'une vaste sensibilité; dans sa force, il a pressenti tout ce qui est destiné à l'homme; dans sa modération, lui seul a connu la mélancolie du plaisir, et les grâces de la douleur.

L'homme qui sent avec chaleur, et même avec profondeur, mais sans modération, consume dans des choses indifférentes, cette force presque surnaturelle. Je ne dis pas qu'il ne la trouvera plus dans les occasions du génie: il est des hommes grands dans les petites choses, et qui pourtant le sont encore dans les grandes circonstances. Malgré leur mérite réel, ce caractère a deux inconvénients. Ils seront regardés comme fous par les sots et par plusieurs gens d'esprit, et ils seront prudemment évités par des hommes mêmes qui sentiront leur prix, et qui concevront d'eux, une haute opinion. Ils dégradent le génie en le prostituant à des choses tout-à-fait vulgaires, et parmi les derniers des hommes. Par-là ils fournissent à la foule des prétextes spécieux pour prétendre que le bon sens vaut mieux que le génie, parce qu'il n'a pas ses écarts; et pour prétendre, ce qui est plus funeste, que les hommes droits, forts, expansifs, généreux, ne sont pas au-dessus des hommes prudents, ingénieux, réguliers, toujours retenus, et souvent personnels.

[18] Le mont Rugi est près de Lucerne; le lac est au pied de ses rocs perpendiculaires.

[19] Les cieux ne sont pas immuables: chaque écolier dira cela.

[20] Il faudrait pourtant sans doute en excepter les mœurs nationales chez les peuples qui ont eu des législateurs, comme les Spartiates, les Hébreux, les Péruviens, les Parsis.

[21] Plusieurs savants prétendent que les Francs sont le même peuple que les Russes, et qu'ainsi ils sont originaires de cette contrée dont les hordes semblent destinées de temps immémorial, à dompter les nations, et à..... recommencer leur ouvrage.

[22] La scène paraît être dans la partie élevée du Péloponèse. Ces peuples pasteurs étaient connus pour leurs mœurs simples et heureuses, entre Corinthe et Lacédémoue déjà très-changée. Il y a beaucoup de fictions sans doute dans ce qui a été dit des Arcadiens; mais l'Arcadie était dans la Grèce ce qu'est la Suisse dans l'Europe occidentale. Même sol, même climat, mêmes habitudes, autant que cette ressemblance peut exister dans des lieux éloignés et dans des siècles fort différents.

Les Arcadiens avaient la manie de donner leurs hommes aux puissances voisines, et de les donner à la première venue, en sorte qu'ils se trouvaient quelquefois réduits à se battre les uns contre les autres. Voyez Thucidide, liv. 7.

Ce service dans l'étranger considéré sous d'autres rapports, a fait plus de mal aux Suisses qu'il n'en avait fait aux Arcadiens. Les Arcadiens différaient beaucoup des peuples chez lesquels leur jeunesse servait. Mais les vallées suisses devaient différer plus encore des capitales de leurs voisins. Les mœurs modernes ne sont à-peu-près que des habitudes; elles n'ont pas la force, la sanction que des moyens perdus maintenant, donnaient aux Institutions anciennes. Les Suisses avaient donc doublement à craindre de perdre les leurs, lorsque la jeunesse dont l'audace, l'inexpérience et l'activité frondent si volontiers les vieux usages, rapporterait les manières brillantes des grandes villes dans des rochers trop rustiques à leurs yeux.

Les Suisses ont été reconnus pour sages, parce qu'en effet ils ont eu des vues nationales lorsque les autres cabinets en avaient de ministérielles: mais pourquoi leurs guerres en Italie? Pourquoi?.... et surtout pourquoi ce service dans l'étranger? Pour entretenir le peuple dans l'art des guerriers, sans pourtant partager les fléaux de la perpétuelle agitation de, l'Europe. Ce motif, plausible, n'était pas suffisant: le temps en a fait voir les raisons, et elles seraient trop longues à dire. Pour remédier à un excédent de population. Telle est la faiblesse de notre politique: elle sait éluder les maux, mais non les réparer; elle n'ose surtout les prévenir.

Comment les anciens de la Suisse n'empêchèrent-ils pas ce mal dont ils ne pouvaient ignorer les dangers et la honte? c'est qu'un peuple pauvre, au milieu des peuples qui aiment l'argent, et qui en ont, l'aime excessivement lui-même, dès qu'il commence à le connaître. C'est que dans les conseils et dans les assemblées des cantons, tandis que les affaires du second ordre étaient réglées par des hommes mûrs, qui formaient le gouvernement, les questions importantes passaient à la pluralité des voix dans le corps en qui résidait la souveraineté. Or le souverain y était principalement composé de jeunes gens plus ou moins surpris de conduire l'Etat, ou plus avides de courses, de dangers et d'honneurs, que d'une prospérité obscure et tranquille; de jeunes gens plus occupés de montrer leur pouvoir, et d'entraîner les vieillards sous leurs lois, que de se soumettre eux-mêmes aux mœurs antiques et aux maximes que les vieillards voulaient conserver. C'est enfin que la Suisse n'avait pas une véritable diète; et que son union imparfaite, et troublée, selon les temps, soit par l'ambition de quelques-uns de ses confédérés, soit par l'opposition des religions, ne permettait guère de statuer sur ce qui eût paru attaquer l'indépendance individuelle des cantons.

Quoique cette confédération mérite d'être respectée autant peut-être qu'aucune de celles dont l'histoire ait parlé, on pourrait observer que les cantons réunis en nombre suffisant, et à-peu-près délivrés de la crainte de l'Autriche, eussent dû revoir leurs constitutions dans une assemblée générale. En gardant chacun leur souveraineté et la différence de leurs lois, ils eussent consenti tous à régler selon l'intérêt commun, ce que l'intérêt de la patrie exigeait de tous. On eût réparé les fautes qu'avait faites une politique fausse ou personnelle. Ces hommes simples et d'un sens droit, ces magistrats d'alors qui avaient une patrie, et dont l'âme était pure, eussent achevé et consolidé le bonheur d'un pays, que sa situation, sa révolution très-heureuse, et d'autres circonstances destinaient au bonheur. Ils eussent senti, par exemple, que Berne, Fribourg, etc. eurent des vues étroites, lorsque pour réprimer la noblesse, ils la gênèrent en la laissant subsister: c'était entretenir exprès un ennemi intérieur. Admettre des nobles, et leur ôter des prérogatives que l'on réserve à d'autres, ce n'est pas les contenir, c'est les mécontenter: c'est préparer des troubles. Un corps dont la nature est de chercher et de vouloir les distinctions, qui ne peut cesser d'y prétendre, et dont l'existence est fondée sur elles, doit être ou expulsé ou réduit à une entière impuissance, ou enfin mis au-dessus de tout, si ce n'est par le pouvoir, au moins par les honneurs. Mais il est contradictoire de recevoir des nobles, et de leur interdire ce que la noblesse cherche nécessairement; de marquer la limite de leur élévation, tandis que la nature de la noblesse est de s'élever toujours; et d'exiger de ceux d'entre eux à qui on accorde du pouvoir, qu'ils renoncent aux titres que l'opinion met au-dessus, et pour lesquels seuls ordinairement les nobles, cherchent le pouvoir.

Cette longue note s'écarte trop de son premier objet; il est temps de la terminer.

[23] On sait que Cicéron a employé la même expression en parlant de l'amitié.

[24] Dans l'état de malheur, la réaction doit être, plus forte; puisque la nature de l'être organisé le pousse plus particulièrement à son bien être comme à sa conservation.

[25] Tout cela, quoique exprimé d'une manière positive, ne doit pas être regardé comme vrai rigoureusement.

[26] Il y a des hommes qu'elle aigrit; c'est ceux qui ne sont point méchants, et non pas ceux qui sont bons.

[27] Les idées obscures ou profondes s'altèrent avec le temps, et on s'habitue à les considérer sous un autre aspect: lorsqu'elles commencent à devenir absurdes, le peuple commence à les trouver divines; lorsqu'elles le sont tout-à-fait, il veut mourir pour elles. Ce n'est que vingt siècles après qu'il aime autant travailler et boire.

[28] Le mot char n'est pas usité en ce sens, du moins dans la plus grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont plus en usage. Mais en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on nomme ainsi les chariots légers, les voitures de campagne à quatre roues qui y servent au lieu de charrettes.

[29] Le clavecin des couleurs était ingénieux; celui des odeurs eût intéressé davantage.

[30] Küher en allemand, Armailli en roman, homme qui conduit les vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi quatre et cinq mois dans les Hautes-Alpes, entièrement séparés des femmes, et souvent mêmes des autres hommes.

[31] Beccaria a dit d'excellentes choses contre la peine de mort: mais je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que le citoyen n'ayant pu aliéner que la portion de sa liberté la plus petite possible, n'a pu consentir à la perte de sa vie: il ajoute que n'ayant pas le droit de se tuer lui-même, il n'a pu céder à la cité le droit de le tuer.

Je crois qu'il importe de ne dire que des choses justes et incontestables, lorsqu'il s'agit des principes qui servent de base aux lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures choses par des raisons seulement spécieuses. Lorsqu'un jour leur illusion se trouve évanouie, la vérité même qu'elles paraissaient soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle, il n'en faut pas chercher d'arbitraires. Si la législation morale et politique de l'antiquité n'avait été fondée que sur des principes évidents, sa puissance moins persuasive, il est vrai, dans les premiers temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée inébranlable. Si l'on essayait maintenant de construire cet édifice que l'on n'a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile que quand les années l'auraient cimenté, mais cette considération ne détruit point sa beauté, et ne dispense pas de l'entreprendre.

On ne fait que douter, supposer, chercher, rêver; il pense et ne raisonne guère; il examine et ne décide pas, n'établit pas. Ce qu'il dit n'est rien, si l'on veut, mais peut mener à quelque chose. Si dans sa manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe, c'est surtout celui de ne dire que des vérités en faveur de la vérité même, et de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer; de ne pas confondre la bonté de l'intention avec la justesse des preuves, et de ne pas croire qu'il soit indifférent par quelle voie l'on persuade les meilleures choses. L'histoire de tant de sectes religieuses et politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que l'ouvrage d'un jour. Cette manière de voir m'a parue d'une grande importance, et c'est principalement à cause d'elle que je publie ces lettres si vides sous d'autres rapports, et si vagues.

[32] Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je dois avertir que l'on verra dans la suite la manière de penser d'un autre âge sur la même question. J'ai déjà lu le passage que j'indique: il blâme le suicide, et peut-être il scandalisera tout autant que celui-ci; mais il ne choquera que les mêmes personnes.

[33] Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans l'Histoire des voyages. Un Islandais a dit à un savant Danois, qu'il avait allumé plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en Islande pendant près de deux années.

[34] Si O. avait lu davantage, et écrit plus tard, il aurait pu apprendre que Théodose fut bien plus grand que Trajan: cela se dit maintenant, en attendant qu'on le dise aussi de Constantin.

[35] En lisant la Démonstration Evangélique.

[36] Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu'il existe des choses inexplicables à l'homme, ou affirmer que l'explication inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est encore différent de dire, dans les ténèbres; je ne vois pas: ou de dire; je vois une lumière divine, vous qui me suivez, non-seulement ne dites point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes anathème.

[37] «C'est une sotte présomption d'aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable: qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J'en faisais ainsi autrefois...... et à présent je trouve que j'étais pour le moins autant à plaindre moi-même.»

Montaigne, Essais, liv. I, chap. 26.

[38] On peut voir dans la 7e Epître de Sénèque cette opinion commune chez les stoïciens, et les raisons non moins remarquables par lesquelles Sénèque la réfute.

[39] On n'a pu avoir l'intention de plaisanter des sciences qu'il admirait, et qu'il ne possédait pas. Sans doute il désirait seulement que les vastes progrès modernes ne portassent pas si inconsidérément les demi-savants à mépriser l'Antiquité, à rire de ses conceptions profondes.

[40] Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d'entre les disciples sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent sa pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux, ou l'ambition d'innover se joignent aux erreurs de l'esprit.

Pythagore, ainsi que Jésus, n'a pas écrit (du moins les écrits de Pythagore, perdus maintenant, paraissent n'avoir pas été bien reconnus des Anciens eux-mêmes): les successeurs, ou prétendus tels, de l'un et de l'autre, ont montré qu'ils sentaient tout l'avantage de cette circonstance.

Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l'avoir entendu.

Si depuis un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui se soutiennent debout; si l'on vient à se rappeler que les forêts sont abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées, que la terre est changée par eux, on éprouve de l'étonnement. Le temps est leur grand moyen; le temps est une série de nombres. Ce sont les nombres rassemblés ou successifs, qui font tous les phénomènes, les vicissitudes, les combinaisons, toutes les œuvres individuelles de l'univers. La force, l'organisation, l'espace, l'ordre, la durée ne sont rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des propriétés des nombres; la réunion de ces moyens est la nature elle-même; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel tout ce qui existe existe ainsi: et le génie de Pythagore vaut bien les esprits qui ne l'entendent pas.

Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des nombres, mais non par leur vertu.

Voyez dans De mysteriis numerorum par Bungo, ce que Porphyre, Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres.

Voyez Lois de Pythagore 2036, 2038, etc., dans Voyages de Pythagore. On peut remarquer en parcourant ce volume de l'ancienne sagesse, ces trois mille cinq cents sentences dites Lois de Pythagore, combien il y est peu question des nombres.

[41] Apparemment cette époque est antérieure aux dernières d'entre les découvertes modernes: au reste neuf est comme sept, un nombre sacré.

[42] Comme il en fallait sept, et qu'il était impossible de ne pas admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un caractère particulier, et différer des autres métaux par diverses propriétés, entre autres, par celle de rester dans un état de fusion, même à un degré de froid que l'on a cru longtemps passer le froid naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un plus grand nombre de métaux; mais il est probable alors qu'il y en aura quarante-neuf, ce qui revient au même.

[43] Linnaeus divisait les odeurs végétales en sept classes: de Saussure en admet une huitième; mais on voit bien qu'il ne doit y en avoir que sept pour la gamme.

[44] Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français en reconnaissent aussi sept, les trois e, et les quatre autres.

[45] Son tombeau est à Salon, petite ville à quatre lieues d'Aix. Il est dit dans l'épitaphe que Nostradamus (dont la plume fut divine à peu de chose près, penè divino calamo) vécut soixante-deux ans six mois et dix jours.

[46] Voyez plus haut dans la même lettre.

[47] Les climatériques d'Hippocrate sont les septièmes années, ce qui est analogue à ce qu'on a dit au nombre sept.

[48] De l'Eglise.

[49] On est enfin parvenu au point d'amener la lune à une proximité apparente de notre œil, plus grande que celle des montagnes que dans certains climats l'œil nu distingue parfaitement, quoiqu'elles soient éloignées de plus d'une journée de marche.

[50] Dans la forêt de Fontainebleau.

[51] Fruits de la ronce.

[52] Essai sur la physiognomonie, etc., par J.-G. Lavater de Zurich, ministre.

[53] Relatif à des lettres supprimées.

[54] Freyburg, ville de franchises.

[55] Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments orageux qui élèvent l'âme en la déchirant; de longues sollicitudes qui la fatiguent, l'énervent, l'avilissent; de temps indifférents qui l'arrêtent dans le repos s'ils sont rares, et dans l'ennui ou la mollesse s'ils ont de la continuité. Il y a aussi quelques éclairs de plaisir pour l'enfance du cœur. La paix est le partage d'un homme sur dix mille. Pour le bonheur, il éveille, il agite; on le veut, on le cherche, on s'épuise; il est vrai qu'on l'espère, et peut-être on l'aurait, si la mort ou la décrépitude ne venaient avant lui.

Cependant la vie n'est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour l'homme de bien: il s'agit seulement d'imposer à son cœur le repos que l'âme a conservé quand elle est restée juste. On s'effraie de n'avoir plus d'illusions; on se demande avec quoi l'on remplira ses jours. C'est une erreur: il ne s'agit pas d'occuper son cœur, mais de parvenir à le distraire sans l'égarer; et quand l'espérance n'est plus, il nous reste, pour arriver jusqu'à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes.

C'est assez pour atteindre la nuit; le sommeil est naturel, quand on n'est pas agité.

[56] Batzen, à peu près la septième partie de la livre tournois.

[57] Voyez une note de la lettre LXXXIX [p. 423].

[58] Petite contrée montueuse où l'on trouve des usages qui lui sont particuliers, et même quelque chose d'assez extraordinaire dans les mœurs.

[59] La mélodie, si l'on prend cette expression dans toute l'étendue dont elle est susceptible, peut aussi résulter d'une suite de couleurs ou d'une suite d'odeurs. La mélodie peut résulter de toute suite bien ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable de ces effets, dont la propriété est d'exciter en nous ce que nous appelons exclusivement un sentiment.

[60] Rien n'indique quel lac ce peut être; ce n'est point celui de Genève. Le commencement de la lettre manque; et j'en ai supprimé la fin.

[61] La plus grande différence sans opposition repoussante, comme la plus grande similitude sans uniformité insipide.

[62] Notre industrie sociale a opposé les hommes que le véritable art social devait concilier.

[63] Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la sagesse; il en est qui prétendent au stérile honneur d'être inaccessibles: c'est l'aveugle qui se croit mieux organisé que le commun des hommes, parce que la cécité lui évite des distractions.

[64] Ce qui doit exalter l'imagination, déranger l'esprit, passionner le cœur, et interdire tout raisonnement, réussit d'autant mieux qu'on y joint plus d'austérité: mais il n'en est pas des institutions durables, des lois temporelles et civiles, des mœurs intérieures, et de tout ce qui permet l'examen, comme de l'impulsion du fanatisme dont la nature est de porter à tout ce qui est difficile, et de faire vénérer tout ce qui est extraordinaire. Cette distinction essentielle paraît avoir été oubliée. On a très bien observé dans l'homme ses affections multipliées, et en quelque sorte les incidents de son cœur; mais il reste à faire un grand pas au-delà. Il est si important que la considération de son utilité pourra entraîner à l'essayer; il est si difficile qu'en l'entreprenant on sera bien persuadé de ne faire qu'une tentative.

[65] C'est dans l'amour que la déviation est devenue extrême chez les nations à qui nous trouvons des mœurs: et c'est ce qui concerne l'amour que nous avons exclusivement appelé mœurs.

[66] J'ai mal usé du droit d'éditeur; j'ai retranché des passages de plusieurs lettres, et cependant j'ai laissé trop de choses au moins inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable dans une lettre comme celle-ci: c'est à dessein que j'ai laissé ce mot sur le mariage. Je ne l'ai pas supprimé, parce que je n'ai pas en vue la foule de ceux qui lisent: elle seule pourrait ne pas trouver évident que cela n'attaque ni l'utilité, ni la beauté de l'institution du mariage, ni même tout ce qu'il y a d'heureux dans un mariage heureux.

[67] Il y avait ici dans le texte: Je ne la presserai point d'être fourbe en ma faveur, je m'y refuserais même; et je ne ferais rien en cela que de très simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su penser, un devoir rigoureux dont l'infraction l'avilirait. Nulle force du désir, nulle passion mutuelle même ne peut servir d'excuse.

[68] On l'est aussi par la timidité du sentiment. L'on a distingué dans toute affection de notre être deux choses analogues, mais non semblables, le sentiment et l'appétit. L'amour du cœur donne aux hommes sensibles beaucoup de réserve et d'embarras: le sentiment est plus fort alors que le besoin direct. Mais comme il n'y a point de sensibilité profonde dans une organisation intérieurement faible, celui qui est ainsi dans une véritable passion, n'est plus le même dans l'amour sans passion; s'il est retenu alors, c'est par ses devoirs, et nullement par sa timidité.

[69] Je n'ai pas encore découvert la différence entre le misérable qui rend une femme enceinte, puis l'abandonne, et le soldat qui, dans le saccage d'une ville, en jouit et l'égorge. Celui-ci serait-il moins infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et parce que ordinairement il est ivre.

[70] Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est incapable de chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le faire sans partialité. Mais la difficulté d'estimer ainsi ses devoirs n'est pas très grande en elle-même, et n'existe guère que dans la confusion présente de la morale. D'ailleurs, dans des institutions différentes des nôtres, il n'y aurait peut-être point des esprits aussi instruits que parmi nous, mais il n'y aurait certainement pas une foule aussi stupide et surtout aussi trompée.

[71] Voici une partie de ce que j'ai retranché du texte. L'on trouvera peut-être que j'eusse dû le supprimer entièrement. Mais je réponds pour cette circonstance-ci et pour d'autres, que l'on peut se permettre de parler aux hommes quand on n'a rien dans sa pensée qu'on doive leur taire. Je suis responsable de ce que je publie. J'ose juger les devoirs: si jamais on peut me dire qu'il me soit arrivé de manquer à un seul devoir réel, non seulement je ne les jugerai plus, mais je renoncerai pour toujours au droit d'écrire.

«J'aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par l'instinct de la prévention. Il peut arriver qu'une telle conduite soit sûre, mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J'estime davantage une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui reposerait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n'étant liée ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se trouvant dans des circonstances assez particulières pour l'y déterminer, jouirait de plusieurs hommes, et en jouirait même dans l'ivresse, dans la nudité, dans la délicate folie du plaisir.»

[72] Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l'Inde parce qu'on y est moins actif; mais l'inquiétude européenne, excitée par leur fermentation, produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la manie avec un étonnement toujours nouveau. Rév.

Je ne dis pas que dans l'état présent des choses, ce ne soit pas un allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que cette activité valeureuse et spirituelle qui voit dans le mal le plaisir de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que présentent toutes les choses de la vie. L'homme qui tient aux objets de ses désirs dit bien souvent: «Que le monde est triste!» Celui qui ne prétend plus autre chose que de ne pas souffrir, se dit: «Que la vie est bizarre!» C'est déjà trouver les choses moins malheureuses que de les trouver comiques: c'est plus encore quand on s'amuse de toutes les contrariétés qu'on éprouve; et quand, afin de mieux rire, on cherche les dangers. Pour les Français, s'ils ont jamais Naples, ils bâtiront une salle de bal dans le cratère du Vésuve.

[73] L'homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère; l'homme à systèmes cherche souvent des vertus austères.

[74] Ceci ne peut s'entendre que du thermomètre de Fahrenheit. 145 degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation naturelle de l'eau répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre dit de Réaumur: et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous de glace. On prétend qu'un froid de 70 degrés n'est pas sans exemple à la New-Zemble. Mais je ne sais si l'on a vu sur les rives mêmes de la Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde est, dit-on, de 38: et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute qu'elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n'est tout à fait accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées quelconques; malgré qu'on ait prétendu les avoir vus à Jeniseick.

Voici le résultat d'observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au 61e degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1er décembre il descendit à 40; le même jour à 51; et le 7 décembre à 60. Ceci rendrait vraisemblable un froid de 70 degrés soit dans la New-Zemble, soit dans les parties les plus septentrionales de la Russie qui sont beaucoup plus près du pôle, et qui pourtant ont des habitations.

[75] Allusion à Démocrite apparemment.

[76] Thermomètre dit de Réaumur.

[77] C'est une grande facilité pour un poète: celui qui veut dire tout ce qu'il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit dire que des choses positives, qui ne dit que ce qu'il croit.

[78] Encore un aperçu vague et peut-être hasardé. Cette observation serait même inutile ici; mais elle ne l'est pas en général, et pour les autres passages auxquels elle ne peut se trouver applicable.

[79] Il est bien probable que les autres parties de la nature seraient aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l'homme plus de sujets de surprise, c'est que nous y voyons plus de choses. C'est surtout dans l'intérieur des êtres que nous rencontrons partout les bornes de nos conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu, nous sentons que l'inconnu est lié au connu; nous voyons que nous sommes près de concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons point: ces bornes nous remplissent d'étonnement.

[80] Avant la révolution de la Suisse.

[81] Le mot française est trop général.

[82] «O Eternel! Tu es admirable dans l'ordre des mondes; mais tu es adorable dans le regard expressif de l'homme bon qui rompt le pain qui lui reste dans la main de son frère.» Ce sont, je crois, les propres mots de M** dans le beau chapitre Dieu, an 2440.

[83] Expression qui ne convient qu'ici. Je n'aime pas qu'on désigne ainsi des savants, ou de grands écrivains; mais des folliculaires, des gens qui font le métier, ou, tout au plus ceux qui sont exactement ou seulement hommes de lettres. Un magistrat n'est pas un homme de loi. Montesquieu, Boulanger, Helvétius n'étaient pas des hommes de lettres: je sais plusieurs auteurs Vivants qui n'en sont pas.

[84] Il est absurde et révoltant qu'il se charge de chercher les principes, et d'examiner la vérité des vertus, s'il prend pour règle de sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs et la raison morale de leurs actions, s'il n'est rempli du sentiment de l'ordre, s'il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité, mais la félicité publique; si l'unique fin de sa pensée n'est pas d'ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du cœur, source de tout bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que l'intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a d'autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection humaine; quiconque peut chercher sérieusement les femmes, les honneurs, les biens, l'amour même ou la gloire, n'est pas né pour la magistrature auguste d'instituteur des hommes.

Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y vénérer la loi suprême de son cœur, est un méprisable charlatan. Ne vous irritez pas contre lui, n'allez pas haïr sa personne: mais que sa duplicité vous indigne; et, s'il le faut pour qu'il ne puisse plus corrompre le cœur humain, plongez-le dans l'opprobre; qu'il y reste.

Celui qui sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes ses vues à l'ordre et à l'équité morale, ose parler de morale à l'homme, à l'homme qui a comme lui l'égoïsme naturel de l'individu et la faiblesse d'un mortel! celui-là est un charlatan plus détestable: il avilit les choses sublimes; il perd tout ce qui nous restait. S'il a la fureur d'écrire, qu'il fasse des contes, qu'il travaille des petits vers: s'il a le talent d'écrire, qu'il traduise, qu'il fasse un honnête métier, qu'il soit homme de lettres, qu'il explique les arts, qu'il soit utile à sa manière: qu'il travaille pour de l'argent, pour la réputation; que plus désintéressé, il travaille pour l'honneur d'un corps, pour l'avancement des sciences, pour la renommée de son pays; mais qu'il laisse à l'homme de bien ce qu'on appelait la fonction des sages, et au prédicateur le métier des mœurs.

L'imprimerie a fait dans le monde social un grand changement. Il était impossible que sa vaste influence ne fît aucun mal, mais elle pouvait en faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n'en ont pas produit de moins graves. Il me semblerait pourtant que dans l'état actuel des choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d'écrire, et les moyens de séparer de l'utilité des livres les excès qui tendent à compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des démences de l'esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste ou mauvais. Il s'en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux particuliers, soit au public même. L'auteur est mort quand l'opinion se forme ou se rectifie; et le public prend un esprit funeste d'indifférence pour le vrai et l'honnête, au milieu de cette incertitude dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis d'écrire tout ce qui est permis maintenant: l'opinion même serait aussi libre. Mais ceux qui ne veulent pas l'attendre pendant un demi-siècle, ceux qui ne peuvent pas s'en rapporter à eux-mêmes, ou qui n'aiment pas à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi commode qu'utile ce garant indirect, cette voie tracée, que rien absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la plus intègre impartialité: mais rien n'empêcherait d'écrire contre ce qu'elle aurait approuvé; ainsi son intérêt le plus direct serait de mériter la considération publique qu'elle n'aurait aucun moyen d'asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares; j'ignore s'ils le sont autant qu'on affecte de le dire; mais ce qui n'est pas vrai du moins, c'est qu'il n'y en ait point.

[85] Ainsi L'Esprit des lois le fut par les Lettres persanes.

[86] On trouve le passage suivant, qui m'a paru curieux, dans des lettres publiées par un nommé Matthews: «C'est une suite nécessaire et du degré de dépravation où en est arrivée l'espèce humaine, et de l'état actuel de la société en général qu'il y ait beaucoup d'institutions également incompatibles avec le christianisme et la morale.» Lettre VIII de Voyage à la rivière de Sierra Leone, Paris, an V.

[87] J'ai supprimé quelques pages où il s'agissait de circonstances particulières et d'une personne dont je ne vois pas qu'il soit parlé dans aucun autre endroit de ces lettres. J'y ai, en quelque sorte, substitué ce qui suit: c'est un morceau tiré d'ailleurs, qui dit à peu près les mêmes choses d'une manière générale, et que son analogie avec ce que j'ai retranché m'a engagé à placer ici.

[88] Ces suppressions interrompent la suite des idées; je suis fâché qu'elles aient dû me paraître convenables. Il en est de même dans plusieurs autres lettres.

[89] On voit que le mot magie doit être pris ici dans son premier sens, et non pas dans l'acception nouvelle: en sorte que par fausse magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes.

[90] B... mourut à 37 ans, et il avait fait l'Antiq. dev.'.

[91] C'est le sens du mot de Solon, et du passage de De Officiis qui ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon.

[92] Des jours pleins de tristesse, l'habitude rêveuse d'une âme comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée; ils furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l'âme humaine que ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que l'on consacre aux hommes, et qu'on destine à rester, ne s'entreprend que lorsqu'on a une manière de vivre à peu près fixée, et qu'on est sans inquiétude sur le sort des siens. Pour O. il vivait seul, et je ne vois pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût indispensable.

[93] Ce qui est impossible en France est encore faisable dans presque toute la Suisse. Il y est reçu de s'y rencontrer vers le soir dans des maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni l'âge, ni la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du contraire.

[94] A l'époque de la première édition, la lettre et le fragment suivants n'avaient pas encore été recueillis.

[95] Cette lettre d'Oberman, recueillie depuis l'édition précédente, a déjà été imprimée dans Les Navigateurs.

[96] Nous ajoutons au numéro de la lettre le renvoi à la page et à la ligne de notre édition.







End of the Project Gutenberg EBook of Oberman, by Sénancour

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     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.