The Project Gutenberg EBook of Nouveau voyage en France, by Anonymous This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Nouveau voyage en France Conversations familières, instructives et amusantes par un Papa Author: Anonymous Illustrator: V. -A. Poirson Release Date: November 16, 2009 [EBook #30484] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAU VOYAGE EN FRANCE *** Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)
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IMPRIMÉES EN COULEURS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
CHAPITRE PREMIER.—Le Départ. |
CHAPITRE DEUXIÈME.—Le Jura. |
L'Arrivée à Salins.—La Fabrication du Fromage.—Les Salines.—L'Horlogerie. |
CHAPITRE TROISIÈME.—Les Vosges. |
Épinal.—La Fabrication du Papier.—La Fabrication des Instruments de Musique.—La Maison de Jeanne d'Arc.—Le Bain Romain de Plombières. |
CHAPITRE QUATRIÈME.—Meurthe-et-Moselle. |
Formation du Département.—La guerre de 1870.—Nancy.—Une Verrerie.—Les Mines de Fer.—Un Monument funèbre. |
CHAPITRE CINQUIÈME.—Le Nord. |
Description du Département.—Cambrai.—Valenciennes.—Une Fabrique de Sucre.—La Fabrication des Briques.—Douai.—La Bière.—La Fête de Gayant. |
CHAPITRE SIXIÈME.—Le Nord (Suite). |
Lille.—Une Filature.—Le Beffroi de Bergues.—L'Embarquement à Dunkerque. |
CHAPITRE SEPTIÈME.—La Manche. |
Cherbourg.—Saint-Lô.—Le Cidre.—Granville.—Le Mont-Saint-Michel.—La Récolte du Varech. |
CHAPITRE HUITIÈME.—Le Retour. |
Visite d'une Imprimerie. |
Nous avons raconté, dans un précédent recueil, le petit voyage en France que fit la famille Rinval au moment des vacances. On se rappelle que ce voyage avait été décidé pour récompenser les trois enfants, Lucien, Hélène et Paul, du zèle qu'ils avaient mis dans leurs études pendant l'année scolaire. A côté des plaisirs qu'elles devaient procurer aux voyageurs, leurs excursions avaient, on ne l'a pas oublié, un but très utile. Les enfants devaient apprendre, chemin faisant, à connaître les richesses de notre industrie et s'initier à quelques découvertes scientifiques récentes. Ceux de nos jeunes lecteurs qui ont suivi la famille Rinval dans son premier itinéraire se rappellent sans doute les conversations du papa, de la maman et des trois enfants sur les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, le phonographe, la fabrication de la porcelaine, le tissage de la soie, les vendanges, la fonte de l'acier, les mines à charbon, les différents modes d'éclairage, etc.
La famille de M. Rinval s'était bien promis de continuer ce genre d'études l'année suivante,— 2 — mais un pénible événement vint l'en empêcher. Javotte, la vieille bonne qui avait élevé les trois enfants, depuis longtemps souffrante et cassée, dut un jour s'aliter à la suite d'un refroidissement et, malgré les soins empressés de Mme Rinval et d'Hélène, elle ne tarda pas à mourir.
Sa mort arriva justement à l'époque des vacances, et la famille fut si attristée de cette perte qu'elle ne songea pas cette année-là à voyager.
Ce ne fut donc que deux ans après le premier voyage que l'on se décida à se remettre en route. Mme Rinval proposa de commencer cette fois l'excursion par Salins, ville du département du Jura, où habitait une de ses amies d'enfance. M. Rinval accueillit d'autant plus volontiers ce projet que Lucien et Hélène avaient souvent manifesté le désir de se rendre compte de l'exploitation des puits de sel, et que Salins est un des principaux centres de cette industrie.
Les jeunes voyageurs de notre premier récit s'étaient déjà transformés: Lucien atteignait sa quatorzième année. C'était un véritable jeune homme; son instruction était en bonne voie, et il s'acheminait à grands pas vers les épreuves du baccalauréat.
Hélène avait douze ans accomplis. Elle avait fait de sérieux progrès, et on la considérait comme une des meilleures élèves de sa pension. C'était en outre une des jeunes filles les plus douces et les plus aimables que l'on pût rencontrer. Elle s'était appliquée sans relâche à se corriger des mouvements d'humeur et de vivacité qui lui échappaient autrefois et qui avaient tant attristé ses parents. Elle y avait complètement réussi. Tant il est vrai que rien ne résiste à la persévérance des bonnes résolutions.
Paul, qui marchait à grands pas vers sa huitième année, avait lui-même fait des progrès sensibles. Il lisait maintenant couramment et sans trop chantonner. On arrivait assez facilement à le comprendre. Son écriture commençait à se former et il réussissait généralement dans les trois premières règles, à condition, bien entendu, qu'il ne se trouvât pas en présence d'un trop grand nombre de chiffres. La division seule lui semblait vraiment épineuse, mais il s'appliquait de si bon cœur à l'étudier qu'on pouvait entrevoir le jour où il vaincrait les dernières difficultés.
Les soirées étaient toujours consacrées, chez M. Rinval, à l'étude ou à des jeux de salon auxquels prenait part toute la famille. Parfois, le papa entamait de longues causeries que les enfants et même Mme Rinval écoutaient avec le plus vif intérêt. C'était généralement sur les voyages qu'il avait faits jadis en France et à l'étranger que M. Rinval aimait à discourir. Ces récits avaient naturellement le don de réveiller chez les trois enfants le désir de voyager; aussi l'annonce du prochain départ fut-elle accueillie avec une satisfaction générale.
Le 28 août, à huit heures du matin, la famille Rinval quitta donc son domicile, boulevard de Magenta, pour se rendre à la gare du chemin de fer de Lyon, où l'on devait s'embarquer pour Salins.
Au moment du départ, ce fut le cœur assez gros que les trois enfants et leur mère— 3 — entendirent M. Rinval fermer à double tour la porte de l'appartement. Les domestiques avaient été renvoyés dans leur famille pour la durée du voyage. La maison allait rester déserte. On n'y laissait plus la vieille amie qui, deux ans auparavant, faisait de si tendres adieux à ses chers enfants.
Les tristes pensées des voyageurs se dissipèrent peu à peu, lorsque le train qui les emportait eut franchi les fortifications de la capitale. La conversation ne tarda pas à s'engager.
—Le Jura est un pays rempli de montagnes, n'est-ce pas? demanda Paul, lequel, comme on le voit, s'intéressait déjà aux questions géographiques.
—Pas entièrement, répondit M. Rinval. La partie qui confine aux départements de Saône-et-Loire et de la Côte-d'Or n'est qu'une vaste plaine. Le reste du département se divise en vignoble, ou région où l'on cultive la vigne, et en basse et haute montagne. La haute montagne comprend les parties les plus élevées de la chaîne du Jura. Son plus haut sommet, celui de Dôle, a 1,681 mètres de hauteur au-dessus du niveau de la mer.
—Ce n'est pas encore le mont Blanc, dit Lucien.
—Je crois bien, répondit Paul.
—Quelle hauteur a donc le mont Blanc? demanda Mme Rival au petit garçon.
—Quatre mille huit cent dix mètres, répondit Paul sans sourciller.
Tous se regardèrent étonnés.
—Très bien, Paul, fit M. Rinval. Depuis quand sais-tu cela?
—C'est Hélène qui le disait l'autre jour; et elle ajoutait que c'était la plus haute montagne de l'Europe.
—Bravo! mon élève, fit la jeune fille. Il est heureux, reprit-elle en consultant son Guide, que nous ne nous aventurions pas trop tard dans le Jura. Je lis ici que la neige s'y installe dès le mois de septembre, pour ne fondre qu'en mai. Dans l'arrondissement de Saint-Claude et dans celui de Poligny, on trouve, dit-on, souvent un mètre de neige dès le mois d'octobre, et, dans les hivers rigoureux, il y en a jusqu'à cinq ou six mètres.
—Cinq ou six mètres! On ne me verrait plus, dit Paul.— 4 —
—Ni aucun de nous, répondit M. Rinval en riant. Heureusement, nous ne sommes qu'au mois d'août; tu peux donc te rassurer.
On voyagea pendant quelque temps en silence, mais Paul posa bientôt une nouvelle question:
—A quelle heure arriverons-nous à Salins? demanda-t-il.
—A sept heures, répondit Hélène.
—Que c'est long! reprit l'enfant.
—Il est vrai, dit Lucien, que les locomotives des chemins de fer ne vont pas aussi vite que les ballons; cependant, auprès des diligences d'autrefois...
—D'ailleurs, nous ne tarderons peut-être pas à pouvoir voyager dans les airs, dit M. Rinval en souriant; cela ira alors beaucoup plus vite.
—Oui; on assure avoir trouvé le moyen de diriger les ballons, fit Lucien.
—Est-ce possible! s'écria Mme Rinval.
—On a déjà suivi un itinéraire déterminé d'avance, et l'on est revenu sans trop de difficultés au point de départ.
—Oui; mais le trajet n'était pas long, observa Hélène.
—Pas bien long, en effet; et le temps était calme. Dame! je ne parierais pas que s'il fallait aller en Chine et lutter contre les tempêtes...
—Toujours est-il que le premier pas est fait, conclut Hélène. Pour moi, je ne désespère pas que l'an prochain nous ne puissions accomplir notre voyage de vacances en ballon.
—Oh! que ce serait amusant! s'écria Paul en sautant de joie.
—Hum! fit Mme Rinval en souriant. J'aime autant les chemins de fer, bien qu'on n'y soit pas à l'abri de tout danger.
Ce fut en devisant de cette façon que l'on arriva à Salins.
On arriva un peu fatigués à Salins, et l'on n'eut guère le loisir de contempler le pays avant de se rendre chez Mme Durand. Lucien et Hélène remarquèrent cependant la curieuse situation de cette petite ville, laquelle se trouve pour ainsi dire emprisonnée dans une gorge étroite, entre deux montagnes élevées.
La voiture qui conduisit la famille Rinval de la gare du chemin de fer chez Mme Durand suivit la rue principale, qui traverse entièrement Salins. Nos voyageurs en apprécièrent la régularité. Ils virent aussi quelques places publiques ornées de fontaines simples, mais de bon goût, et remarquèrent que les maisons étaient spacieuses et solidement bâties.
Après le dîner réconfortant que leur servit leur hôtesse, les langues de nos voyageurs commencèrent à se délier, et la conversation s'engagea sur les beautés de la contrée, sur les usages et sur les travaux de ses habitants.
—L'industrie n'est pas, je crois, fort développée dans le Jura? demanda Lucien— 6 — à Mme Durand.
—En effet, mon ami, répondit celle-ci, il y a chez nous peu d'industrie; mais l'agriculture y est plus florissante que dans beaucoup d'autres régions de la France. Les cultivateurs forment à peu près les sept dixièmes de la population.
—Quelles sont les principales industries du Jura? demanda à son tour Hélène.
—Après l'exploitation des salines—dont vous pourrez vous rendre compte demain—viennent la fabrication des objets tournés en buis, corne ou écaille, à laquelle on se livre principalement à Saint-Claude; la lunetterie, l'horlogerie et l'argenterie ruolz, de Morez; les scieries à eau de Poligny; les forges de Dôle...
—Mais voilà encore beaucoup de choses, dit Mme Rinval, et je m'étonne que dans un pays où l'on s'occupe autant d'agriculture, on puisse trouver un nombre d'ouvriers suffisant pour se livrer à la fabrication de tous ces articles.
—C'est que nos compatriotes ont, comme l'on dit, deux cordes à leur arc, répondit Mme Durand. L'été est consacré par la population ouvrière aux travaux des champs, et beaucoup s'occupent pendant l'hiver à des travaux industriels, lesquels s'accomplissent généralement au foyer, dans les veillées.
—Le Jura renferme beaucoup de forêts, je crois? dit Hélène.
—Les forêts couvrent, en effet, une grande partie de notre département et fournissent une grande quantité de bois de construction.
—Si j'ai bonne mémoire, dit à son tour M. Rinval, on s'occupe ici tout particulièrement de l'élevage du bétail?
—Oui, monsieur. Dans la plaine, on élève principalement les bœufs et les vaches pour la boucherie, tandis que dans les arrondissements de Saint-Claude, de Poligny et de Lons-le-Saunier, on s'adonne surtout à la fabrication du fromage.
—Et quelle espèce de fromage y fabrique-t-on? dit Hélène.
—Le gruyère.
—Tiens! fit Paul; je croyais que ce fromage venait de la ville de Gruyères, en Suisse.
—En effet, répondit Mme Durand, c'est cette ville qui lui a donné son nom; mais on en fabrique aussi dans les montagnes du Jura et des Vosges. Ici, la fabrication se fait en grand, dans de vastes locaux appartenant à un certain nombre de cultivateurs associés qu'on nomme fruitiers. Dans les Vosges, on fait les fromages pendant la belle saison, dans des cabanes construites sur les montagnes mêmes.
—Mais avec quoi fait-on le fromage? reprit le petit garçon.
—Parbleu, avec du lait, dit Lucien.— 7 —
—Oui, mais de quelle façon?
—On se sert de grandes chaudières pouvant contenir environ deux cent cinquante litres, reprit Mme Durand. On y verse le lait au tiers écrémé, et l'on chauffe au moyen de fagots de petit bois parfaitement sec. Aussitôt que le liquide a atteint le degré de chaleur voulu, on verse dans la chaudière à peu près un demi-litre de présure.
Les yeux de Paul semblèrent poser un point d'interrogation lorsqu'il entendit ce mot. M. Rinval vint à son secours.
—La présure, dit-il, est du lait aigri que l'on recueille dans l'estomac des jeunes moutons ou des jeunes veaux, et qui sert à faire cailler le lait.
—Lorsque le caillé est formé, ce qui demande un quart d'heure environ, reprit Mme Durand, on le taille et on le fait chauffer de nouveau. Bientôt il présente une teinte jaunâtre, il se roule parfaitement entre les doigts et craque légèrement sous la dent. On le met alors dans un moule et on le porte à la cave. Là, on le frotte tous les jours et dans tous les sens avec du sel bien pilé, jusqu'à ce que la meule n'en absorbe plus. Cela dure de deux à trois mois.
—Que de soins! dit Mme Rinval. Il est vrai que cette industrie est productive, si ce que l'on m'a dit est exact. On m'a cité, comme produit annuel de la fabrication du fromage dans le Jura, un chiffre si élevé que je n'ose le répéter.
—Dix-huit millions, n'est-ce pas? fit Mme Durand. Eh bien, ce chiffre n'est pas exagéré.
—Dix-huit millions de francs de fromage! s'écria Paul émerveillé. Il y a, je parie, de quoi faire une nouvelle montagne à ajouter à la chaîne du Jura.
Tout le monde éclata de rire à cette boutade.
Le lendemain, nos voyageurs allèrent visiter la vaste saline qui occupe le centre de la ville.
Un contremaître obligeant leur montra tous les détails des travaux, et notamment les réservoirs où l'eau salée des sources, amenée par l'action des pompes, subit une première évaporation. Il leur raconta que trois trous de sonde, commencés en 1845 et terminés en 1849, avaient d'abord atteint le terrain salifère à 223 mètres et avaient été poussés depuis jusqu'à 265 mètres. Chacun d'eux fournit par jour 500 hectolitres de sel.
La moitié des eaux est dirigée par un conduit en fonte de 17 kilomètres de longueur sur la— 8 — saline d'Arc, dans le département du Doubs, tandis que l'autre moitié, élevée par le même mécanisme hydraulique, va remplir les réservoirs, d'où elle se rend aux chaudières à évaporation.
—Ces salines ne servent-elles pas aussi à l'alimentation d'un établissement de bains? demanda M. Rinval.
—Si, monsieur. Et la piscine ne contient pas moins de 86,000 litres d'eau. Les eaux de Salins sont limpides, incolores et généralement inodores; elles ont une saveur plus ou moins salée, suivant les sources. Après les grandes pluies, cette saveur est plus forte. On les emploie en bains et en douches; elles peuvent être supportées en boisson par la plupart des malades.
—N'y a-t-il pas aussi des mines de sel? demanda Paul.
—Si vraiment; on rencontre le sel dans la terre, comme la houille et les différents métaux. Nous avons des mines de sel dans le Jura même, à Montmorot et à Grozon. Le produit des mines de Montmorot est même plus important que celui de notre ville. La production annuelle y est, en effet, de plus de 90,000 quintaux par an.
—Le sel détaché de la mine ne doit pas avoir besoin de grandes préparations? demanda Hélène.
—Non, certes. Les ouvriers taillent au ciseau des blocs de différentes grosseurs. Ces blocs, à peine séparés de la muraille, sont ensuite transportés au dehors de la mine. On les pulvérise, et on les vend sans autre préparation, lorsque le sel est très pur.
La famille Rinval quitta la saline, vivement intéressée par ce qu'elle avait vu et par les détails qui lui avaient été donnés.
—Il est cependant encore un système d'exploitation du sel que nous ne connaissons pas! fit Lucien tout à coup.
—Lequel? demanda Hélène.
—Les marais salants.
—Qu'appelle-t-on ainsi? demanda Paul.
—On désigne sous le nom de marais salants de vastes bassins ou réservoirs creusés sur le bord de la mer, et dans lesquels les eaux salées sont soumises à l'évaporation pendant la saison chaude, dit M. Rinval.
—Sans aucune espèce d'appareil ou de machine, n'est-ce pas? demanda Hélène.
—Sans appareil et sans machine. C'est ce qu'on appelle l'évaporation spontanée. Les eaux arrêtées dans ces bassins laissent, après leur disparition, le sel qu'elles contenaient.
—Y a-t-il beaucoup de marais salants en France? demanda Hélène.— 9 —
—On en compte quatre-vingt-deux. Trente-six sont situés sur les côtes de l'Océan; quarante-cinq sur la Méditerranée, et un sur les bords de la Manche, dans le département d'Ile-et-Vilaine.
Le soir de la visite aux salines, la famille Rinval annonça à Mme Durand qu'elle partirait le lendemain pour Épinal.
—Déjà! s'écria Mme Durand. J'espérais vous emmener dans deux ou trois jours à Saint-Claude, chez mon père.
—Cela n'est malheureusement pas possible, répondit M. Rinval: j'ai fixé à un ami d'Épinal le jour de notre arrivée dans cette ville.
—C'est grand dommage! Vous auriez vu à Saint-Claude le beau pont suspendu qui réunit la montagne des Étappes à la place Saint-Pierre, en traversant la vallée de Tacon.
—J'ai entendu dire que c'était une construction d'une grande hardiesse, dit M. Rinval.
—Le pont a 148 mètres de longueur, et le tablier est à 50 mètres du sol, répondit Mme Durand.
—Je ne voudrais pas tomber de là, fit Paul. Cinquante mètres! Brrr! C'est plus haut que la colonne de la Bastille.
—Nous sommes-nous bien rendu compte de toutes les branches de l'industrie du Jura? demanda Hélène.
—Je le crois, dit Mme Durand. Si nous étions dans la saison d'hiver, je vous conduirais dans quelques-unes de nos fermes, où l'on fabrique, pendant les veillées, certains articles d'horlogerie. Mais vous arrivez trop tôt pour cela. Je ne vois donc plus à vous signaler, dans notre département, que la fabrique de mouvements de pendules de Morez.
—L'horlogerie! voilà encore une industrie à étudier, dit Hélène.
—Sous le rapport commercial seulement, dit Lucien, car je ne pense pas que nous puissions nous initier rapidement aux combinaisons assez compliquées des horloges et des montres.
—C'est vrai, fit Hélène, mais il y a aussi le côté historique de cette industrie. Pourrais-tu me dire, par exemple, de quelle façon l'on se rendait compte de l'heure dans l'antiquité?
—Certainement. On mesurait alors le temps au moyen soit de cadrans solaires, soit de clepsydres, ou horloges d'eau.
—Je sais ce que c'est qu'un cadran solaire, fit Paul. J'en ai vu un sur le Pont-Neuf; il est peint sur une haute muraille. Les heures sont disposées en demi-cercle, et l'ombre d'une aiguille inclinée qui se trouve au milieu se dirige sur l'heure—quand il fait du soleil, bien entendu.— 10 — Mais, comment étaient construites les clepsydres?
—On leur donnait les formes les plus variées, mais toutes mesuraient le temps par l'écoulement d'une certaine quantité d'eau qu'elles contenaient.
—C'était alors comme le sablier dont notre pauvre Javotte se servait pour faire cuire des œufs à la coque? La quantité de sable tombée lui indiquait si l'œuf était ou non cuit à point.
—Parfaitement. Ces sabliers ont d'ailleurs servi aussi, autrefois, à indiquer l'heure.
—Pourrais-tu me dire maintenant, fit de nouveau Hélène à Lucien, à qui l'on attribue l'invention de la première horloge mécanique?
Lucien hésita un instant:
—Ma foi non, répondit-il, je l'ai oublié.
—Eh bien, c'est au moine Gerbert, qui devint pape sous le nom de Sylvestre II, et qui vivait à la fin du dixième siècle.
—C'est vrai, fit M. Rinval; mais on n'a aucune notion sur le mécanisme de cette machine. L'horloge du Palais de justice de Paris est peut-être la première dont on connaisse le mécanisme. Elle fut construite en 1370 par Henri de Vic, que Charles V avait fait venir d'Allemagne.
—J'ai remarqué le curieux cadran de cette horloge, dit Lucien. Est-ce toujours le mécanisme de Henri de Vic qui fait mouvoir ses grandes aiguilles dorées?
—Non, mon fils. Il est évident qu'on se sert aujourd'hui d'un mécanisme plus perfectionné. Le cadran n'est même pas celui de l'époque: c'est une copie très fidèle d'un cadran modelé par un célèbre sculpteur du seizième siècle, Germain Pilon.
En arrivant à Épinal, M. Rinval fit remarquer à sa famille la jolie situation de la ville, que la Moselle partage en trois quartiers principaux: la grande ville, sur la rive droite de la rivière; la petite ville, entre le lit principal de la rivière et le canal, et le faubourg de l'Hospice, situé sur la rive gauche du canal. Ces différents quartiers sont reliés entre eux par plusieurs ponts, dont deux sont particulièrement remarquables: le pont suspendu, qui fait communiquer la grande et la petite ville, et le pont de pierre, qui rattache à l'est la petite ville à la grande.
Dès le lendemain de leur arrivée, nos touristes s'enquirent des monuments à visiter. On les conduisit à l'église Saint-Maurice, dont la construction remonte au dixième siècle; ils allèrent aussi contempler l'Hôtel de ville, qui fut bâti en 1757, et remarquèrent, en passant, la caserne monumentale de la gendarmerie, les maisons à arcades de la place des Vosges, la fontaine de Pineau, que surmonte la statue en bronze d'un enfant accroupi.— 12 — On leur fit voir, dans la bibliothèque, des boiseries en chêne sculpté provenant de l'abbaye de Moyenmoutier, une charte sur vélin de l'empereur Henri II aux dames d'Épinal, et un beau manuscrit contenant l'Évangile selon saint Marc, écrit en lettres d'or sur un vélin en teinte violette. Ces curiosités intéressèrent vivement Lucien et Hélène.
Le lendemain on se rendit dans un des faubourgs de la ville, afin de visiter une papeterie, pour le directeur de laquelle M. Rinval s'était procuré une lettre d'introduction. Mme Rinval, un peu fatiguée, avait renoncé à prendre part à cette excursion.
Arrivés à la fabrique, les visiteurs furent introduits dans une vaste salle où se trouvait installée une machine de très grandes dimensions.
Paul remarqua avec admiration, et du premier coup d'œil, que cette machine, qui, à l'une de ses extrémités, renfermait une cuve contenant une sorte de bouillie, chassait de l'autre côté de grandes feuilles de papier qui semblaient se couper d'elles-mêmes pour tomber dans les mains des ouvriers chargés de les recueillir.
M. Rinval pria un contremaître de vouloir bien leur donner quelques explications. Celui-ci s'y prêta de bonne grâce.
«Vous savez, dit-il, que la plupart des papiers se fabriquent avec des chiffons triturés et réduits en pâte. On en fabrique aussi avec des plantes filamenteuses telles que l'alfa, qui croît abondamment en Algérie.
—Vraiment! avec des plantes! s'écria Paul.
—On fait même des papiers d'emballage avec de la paille, du bois, ou on mélange de ces matières avec des chiffons.
—Du bois! Je ne l'aurais pas cru, reprit le petit garçon.
—Le papier, continua le contremaître, se fabrique soit à la main ou à la forme, soit à la mécanique. La première méthode, qui a été longtemps la seule, ne s'emploie plus que pour quelques papiers spéciaux, tels que les papiers timbrés, les imitations de papier de Hollande, et certains papiers à dessin.
—La fabrication à la mécanique, que vous avez sous les yeux, s'opère de la façon suivante: Lorsque la pâte est préparée, on la dépose dans cette cuve que vous voyez en tête de la machine. De là, elle arrive dans un compartiment appelé vat, où tourne un agitateur qui la mêle avec de l'eau versée par un autre robinet. La pâte tombe ensuite en nappe sur une toile métallique, à laquelle un mouvement de va-et-vient très rapide est constamment imprimé. Ce mouvement étale la pâte et fait écouler l'eau qu'elle renferme. Sur chaque bord de la toile sont fixées deux courroies de cuir qui déterminent la largeur du papier.
La toile métallique entraîne la pâte, en égalisant son épaisseur, entre des jeux de cylindres revêtus de manchons de feutre. Un feutre la reçoit alors et la conduit entre de nouveaux cylindres,— 13 — lesquels la pressent fortement des deux côtés et lui donnent de la consistance. La matière passe ensuite sur des cylindres chauffés à l'intérieur par un courant de vapeur; elle durcit, perd son humidité, et rencontre de nouveaux cylindres, également chauffés, destinés à lui donner un nouvel apprêt ou satinage. Le papier est alors terminé. Il va s'enrouler autour d'un grand dévidoir, et des ciseaux, manœuvrés par le moteur, le découpent au fur et à mesure en feuilles de la dimension voulue. Les feuilles, étant ainsi découpées, sont placées entre des feuilles de zinc, puis on les porte sous la presse pour en extraire tout ce qui reste d'humidité. On les fait encore sécher dans une étuve, et enfin on les prépare par mains et par rames pour les livrer au commerce.
Les enfants regardèrent pendant quelque temps fonctionner la merveilleuse machine, et, de retour auprès de leur mère, ils ne manquèrent pas de lui détailler tout ce qu'ils avaient vu.
—Si je ne me trompe, dit Mme Rinval, Épinal n'est pas seulement renommé pour ses fabriques de papier.
—C'est vrai; il l'est aussi pour la fabrication des instruments de musique.
—Et des images, dit Paul. J'ai vu souvent le nom d'Épinal sur celles qu'on m'a achetées.
—En effet, dit M. Rinval. J'aurais voulu, sinon vous faire voir l'impression des images, qui n'offre rien de bien extraordinaire, du moins vous montrer un atelier de luthier. Mais, outre que le temps nous manque pour en chercher un, cela ne vous eût donné qu'une idée bien imparfaite du mérite des ouvriers, ou plutôt des artistes, qui fabriquent les instruments de musique.
—C'est donc bien difficile? dit Paul.
—Je ne vous parlerai pas des nombreuses qualités que doit réunir le bois destiné à la fabrication des instruments à cordes, à laquelle on se livre principalement à Épinal, ni des connaissances que l'on doit posséder pour faire ce choix; je vous ferai seulement remarquer que le violon, qui sert de type à toute une catégorie d'instruments: altos, violoncelles, contrebasses, etc., ne compte pas moins de soixante-neuf à soixante et onze pièces, lesquelles exigent chacune un travail spécial et très délicat, car il suffit que l'une d'elles ne soit pas parfaite pour que l'instrument perde toute sa valeur.
—Je m'explique, dit Hélène, que quelques luthiers se soient rendus célèbres.
Le soir, à l'hôtel, l'attention d'Hélène fut attirée par une magnifique gravure représentant Jeanne d'Arc en costume de combat.
—Au fait, s'écria-t-elle, mais nous sommes dans le pays de Jeanne d'Arc!
—De la bergère qui a combattu les Anglais sous Charles VI, et que ces méchants ont brûlée à Rouen! fit Paul.
—Oui, mon fils, dit Mme Rinval.— 14 —
—En effet, répondit l'hôtelier. Domrémy, le village de Jeanne d'Arc, est situé dans notre département, dans le canton de Coussey.
—Ne pourrions-nous y passer? demanda Hélène à son père.
—Malheureusement non, ma fille; cela nous détournerait de notre route, et tu sais quelles villes nous avons encore à visiter. Les vacances nous suffiront à peine.
—Quel dommage! fit Hélène. Avez-vous vu Domrémy? demanda-t-elle à l'hôtelier.
—Oui, mademoiselle, plusieurs fois déjà.
—La maison de Jeanne d'Arc existe toujours, je crois.
—Toujours. Elle a d'ailleurs été restaurée en 1820, et est classée parmi les monuments historiques.
Le lendemain, on partait pour Nancy. Dans le même compartiment du wagon se trouvait un monsieur qui disait venir de Plombières.
—Est-ce une ville intéressante? lui demanda M. Rinval.
—Elle est située dans un lieu très pittoresque, mais elle a peu de monuments remarquables, répondit le voyageur; ce sont ses eaux thermales qui font toute sa célébrité. Plombières est, vous le savez, une des premières stations thermales de France, et l'on y rencontre des baigneurs venus de toutes les parties de l'Europe. Les sources de cette ville alimentent six établissements. Le grand bain, ou bain romain, est un des plus spacieux. Son aspect est assez curieux. C'est une salle elliptique, demi souterraine, à laquelle on parvient par deux escaliers pratiqués aux deux extrémités. Mais ce qui le rend surtout intéressant, c'est qu'il occupe la place d'une piscine romaine.
—Les Romains ont donc habité Plombières? demanda Paul.
—Oui, mon ami, et ils y avaient établi plusieurs piscines, ou établissements de bains, dont on a retrouvé des vestiges certains. Ce qui prouve que l'efficacité des eaux de cette ville est depuis longtemps reconnue.
—Quelle est donc la vertu de ces eaux? demanda Lucien.
—On les recommande surtout dans les affections des voies digestives; contre la goutte, les rhumatismes, la paralysie et les maladies de la peau.
Le train s'arrêta. On était arrivé à Blainville, où le voyageur résidait. Il prit congé de la famille Rinval, et souhaita aux enfants un fructueux voyage.
—Nous allons entrer dans le département de Meurthe-et-Moselle, dit Hélène, en consultant son Guide.
—En effet, répondit M. Rinval. Sais-tu, Paul, d'où ce département tire son nom?
Disons-le à sa honte, le petit garçon resta muet comme une carpe. Il était, convenons-en, encore bien jeune pour connaître à fond la géographie de la France.
Hélène vint à son secours.
—Le département de Meurthe-et-Moselle, dit-elle, doit son nom à ses deux principales rivières: la Meurthe, qui baigne Lunéville et Nancy; et la Moselle, qui arrose Toul et reçoit la Meurthe.
Il a été formé, en 1871, après la guerre des Français contre les Allemands: premièrement, des arrondissements de Nancy, Toul et Lunéville, qui composaient, avec les arrondissements de Château-Salins— 16 — et de Sarrebourg, cédés à l'Allemagne, le département de la Meurthe; deuxièmement, de l'arrondissement de Briey, la seule partie qui nous soit restée du département de la Moselle.
—On s'est donc battu ici contre les Allemands, en 1870? fit Paul.
—Oui, mon ami. Cette région est une de celles qui ont le plus souffert alors. Les villes de Nancy et de Lunéville tombèrent les premières au pouvoir des ennemis. Mars-la-Tour, petite commune de l'arrondissement de Briey, fut le théâtre d'un combat acharné. Nos soldats y furent vaincus par des troupes dix fois plus fortes, car les soldats allemands semblaient sortir de terre pendant cette funeste campagne. Toul fut bombardé à plusieurs reprises, et dut capituler, après douze jours de résistance. Longwy, dans l'arrondissement de Briey, résista aussi vaillamment, mais dut enfin se rendre, alors que la moitié de la ville était en feu.—Tout le pays était couvert de troupes allemandes; les moissons furent complètement ravagées, et la plupart des habitants réduits à la misère. Et pour récompense de leurs souffrances et de leur héroïsme, les départements de la Meurthe et de la Moselle virent la moitié de leur territoire abandonné à l'Allemagne.
M. Rinval était très ému en disant ces paroles, et son émotion fut partagée par toute sa famille. Paul lui-même sembla comprendre qu'on racontait de terribles choses.
—Travaillez bien, mes enfants, reprit le père, en s'efforçant de chasser le nuage qui assombrissait tous les fronts. Si tous les enfants de France s'appliquaient sérieusement à l'étude et au travail, les malheurs que je vous rappelle ne tarderaient pas à être réparés. Le travail fait la force des États, comme il fait la prospérité des familles.
—Oh! oui. Nous travaillerons, nous nous instruirons bien, tu verras, papa, dirent à la fois les trois enfants.
Deux jours suffirent à peine à nos voyageurs pour parcourir le chef-lieu du département de Meurthe-et-Moselle, et admirer ses riches monuments. M. Rinval fit observer à ses enfants que Nancy se divisait en vieille ville et en ville nouvelle. La vieille ville, bien qu'irrégulièrement bâtie, les intéressa beaucoup, car elle offre plusieurs monuments remarquables, tels que l'église de Saint-Epvre, monument du commencement du seizième siècle; l'église des Cordeliers, édifice du quinzième siècle, qui contient l'ancienne chapelle des ducs de Lorraine et plusieurs tombeaux très remarquables. Les restes du palais ducal attirèrent tout particulièrement l'attention des jeunes voyageurs.
Dans la ville neuve, ils remarquèrent la superbe cathédrale, bâtie au commencement— 17 — du dix-huitième siècle, et dont les tours s'élèvent à 78 mètres de hauteur; l'église Notre-Dame-de-Bon-Secours, qui contient les tombeaux du roi et de la reine de Pologne, et la place Stanislas, une des plus belles et des plus curieuses que l'on puisse rencontrer en Europe. Sur l'un des côtés s'étend, en effet, l'Hôtel de ville, long de 74 mètres; deux autres côtés sont occupés par l'évêché, le théâtre et des hôtels privés, d'une riche architecture. Au milieu s'élève la statue du roi Stanislas. Le quatrième côté est formé d'un bel arc de triomphe et de fontaines monumentales.
—Tous ces édifices, dit M. Rinval, sont dus au roi Stanislas, qui, forcé de renoncer au trône de Pologne, gouverna la Lorraine pendant vingt-huit ans (de 1738 à 1766), en conservant le titre de roi. Jamais prince n'eut un gouvernement plus paternel, ne se consacra davantage à l'embellissement et à la prospérité de ses États. La Lorraine lui doit un grand nombre d'institutions savantes ou philanthropiques.
Nous ne pouvons malheureusement suivre nos voyageurs dans toutes leurs pérégrinations à travers cette riche ville de Nancy. Disons seulement qu'après avoir admiré les places et les monuments de la cité, on finit par se rappeler ce qu'on était venu y chercher: une verrerie.
M. Rinval, ayant obtenu l'autorisation de visiter l'établissement de Laneuveville, près de Nancy, fit précéder cette visite de quelques indications préliminaires:
«La principale des matières qui servent à la fabrication du verre est le sable, dit-il. On le mêle à une substance dite alcaline, le plus souvent un sel de soude ou de potasse de chaux. Pour certaines sortes de verre, l'oxyde de plomb remplace la chaux. D'autres substances sont employées pour purifier le sable; les impuretés qu'il contient pourraient, sans cela, lui donner une vilaine couleur.
Les deux sortes de verre les plus employées sont le verre à vitres, dont nous allons voir la fabrication, et le cristal ou verre fin. La première catégorie comprend les verres à vitres proprement dits, les glaces et la gobeleterie. On emploie surtout pour le cristal les sables blancs de Fontainebleau ou d'Étampes.
Pour faire fondre ces diverses substances, on se sert de creusets en argile réfractaire, c'est-à-dire qui résiste à l'action du feu. Ces creusets coûtent très cher, car leur fabrication demande de grands soins.
Avant de placer les creusets dans le four, on les fait lentement chauffer au rouge. On ne les laisse jamais refroidir. Ils peuvent durer plusieurs mois, si l'on s'en sert avec toutes les précautions nécessaires.
Les substances destinées à la fabrication du verre doivent être bien sèches, bien mélangées, et avoir subi une première calcination avant d'être mises dans les creusets. Elles sont dites alors— 18 — en fritte; on les soumet à la chaleur intense du four, et la fonte dure de seize à vingt heures.
Les matières ainsi fondues se couvrent d'une écume composée de sel liquide et de sulfate de soude, et que l'on désigne sous le nom de fiel de verre; on l'enlève soigneusement avec une cuiller de fer. Avant de donner au verre une forme quelconque, on le laisse refroidir par degrés, jusqu'à ce qu'il ait pris la consistance d'une pâte.»
On arrivait à la verrerie. Nos voyageurs furent introduits dans un des ateliers, où ils virent deux hommes, nus jusqu'à la ceinture, travailler d'énormes ballons de verre, devant des fourneaux ardents.
—Tiens! on dirait que ces ouvriers font de grosses bulles de savon! s'écria Paul.
Le fabricant, qui avait reçu nos visiteurs d'une façon fort courtoise, tint à compléter lui-même les explications données par M. Rinval à ses enfants.
«Vous assistez ici, dit-il, à ce que l'on appelle le soufflage du verre. Cette opération est assez difficile, et exige de l'habileté et de l'expérience.
Le principal outil employé pour la fabrication du verre est ce tube de fer que vous voyez dans les mains des ouvriers, et que l'on nomme canne. La canne a de un mètre cinquante centimètres à deux mètres de longueur, et est munie d'un manche en bois.
Le verrier prend, au bout de cette canne, une certaine quantité de pâte; il souffle ensuite dans le tube et donne au verre une forme allongée quand il fabrique du verre à vitres, et une forme sphérique lorsqu'il s'agit d'autres ouvrages. Pour arriver à ce résultat, l'ouvrier tient sa canne verticalement, et fait prendre ainsi au globe de verre la forme d'une poire. Il balance ensuite adroitement la canne et convertit la poire de verre en une sorte de cylindre aux extrémités arrondies. La forme et la dimension voulues étant obtenues, l'ouvrier met son pouce sur le bout de la canne et introduit l'extrémité opposée du cylindre, ou manchon de verre, dans l'orifice du four. Le verre s'amollit à l'endroit chauffé, où l'air, en se dilatant, le fait casser. On le travaille alors avec un outil spécial, de manière à lui donner partout un diamètre égal, puis on le laisse refroidir.
On applique ensuite, à la base de la rondeur par laquelle il est attaché à la canne, de la pâte chaude que l'on étire de façon à entourer le manchon comme d'un fil, ce qui a pour résultat de chauffer le verre; on ôte immédiatement ce fil, pour appliquer à sa place un instrument froid, une rupture se produit, et l'extrémité arrondie se trouve ainsi détachée.
A ce moment, on retire le verre de la canne à souffler, on le fait recuire pendant quelque temps, et on y pratique, au moyen d'un diamant, une incision longitudinale. On le place alors, pour l'aplatir, dans un four spécial, en ayant soin de placer le côté incisé en dessus. Le verre ayant suffisamment molli, un ouvrier l'ouvre au moyen d'un outil en bois, à— 19 — l'endroit même où il a été coupé par le diamant, le frotte jusqu'à ce qu'il soit bien aplati, puis le porte dans une chambre chauffée, où il refroidit lentement.
S'il s'agit de fabriquer des tubes, après avoir obtenu un cylindre terminé par une calotte, on soude sur cette calotte une seconde canne, puis l'ouvrier et son aide tirent, chacun de son côté; la matière s'allonge en un tube qu'il ne s'agit plus que de diviser selon la longueur voulue. Les tronçons sont ensuite recuits.
—Et les bouteilles? Comment les fabrique-t-on? demanda Paul.
—De la même façon que le verre à vitres. Seulement on emploie des matières plus communes, et lorsque la bulle de l'ouvrier approche des dimensions voulues, il l'introduit dans un moule, et lui donne la forme définitive, en continuant à souffler et à tourner. Il la retire ensuite, la renverse verticalement, enfonce le fond, coupe le goulot, y place le cordon, et la porte au four à recuire.
—Tous les objets de gobeleterie s'obtiennent, sans doute, aussi au moyen de moules? demanda M. Rinval.
—Oui, monsieur. Cependant, quand la forme à donner à l'objet est très simple, les ouvriers habiles arrivent à la produire sans employer les moules.
—Mais les verres à boire? dit Paul.
—Les verres ordinaires sont simplement coulés; quant aux verres fins, ils sont taillés au moyen de meules à peu près semblables à celles dont se servent les rémouleurs. On opère successivement avec des meules en fer, en grès et en bois, en interposant progressivement, entre la meule et le verre à tailler, du sable, de l'émeri de plus en plus fin, et de la potée d'étain. La pièce travaillée doit, de plus, être constamment arrosée d'eau.
—Je voudrais bien, dit Hélène, avoir quelques notions sur la fabrication des glaces. Ces verres si épais et si transparents ne doivent pas être fabriqués de la même façon que les verres à vitres.
—Non, mademoiselle. La fabrication des glaces se fait, en effet, par d'autres procédés, et demande beaucoup plus de soins.
On verse directement la pâte fluide sur une table de bronze chauffée, munie de rebords qui arrêtent la masse incandescente, puis on fait passer dessus un cylindre de fonte, qui l'étend d'une manière égale; enfin, on pousse la glace encore rouge dans un four, où elle se refroidit peu à peu.
Vient ensuite le douci ou dégrossi, qui consiste à frotter la glace que l'on fabrique avec— 20 — une glace plus petite, enduite d'une bouillie de grès écrasé; le savonnage, qui se fait avec de l'émeri très fin; et le polissage, qui a pour but de donner à la glace le brillant et la transparence. On pratique cette dernière opération au moyen de lourds polissoirs revêtus de feutre, et avec une substance nommée colcotar, que l'on délaie dans l'eau. Les glaces se vendent nues ou étamées, suivant l'emploi auquel on les destine.
—L'opération de l'étamage est-elle compliquée?
—Pour étamer une glace, on étend sur une table de marbre une feuille d'étain battu, que l'on recouvre d'une couche de mercure de quatre à cinq millimètres d'épaisseur. On place la glace sur la table, en la faisant avancer de façon que son bord antérieur glisse sur la surface de la feuille d'étain et repousse de tous côtés le mercure liquide, lequel tombe dans des rigoles qui entourent la table. Quand la glace est ainsi disposée, on la charge de poids, et on laisse les choses en cet état pendant quinze à vingt jours. Le mercure se combine peu à peu avec l'étain, et l'amalgame s'attache complètement à la surface du verre.»
En revenant à Nancy, M. Rinval et ses enfants s'entretinrent des mines de fer, lesquelles sont très abondantes dans le département de Meurthe-et-Moselle.
—Le fer se trouve dans la terre, comme la houille, n'est-ce pas, papa? dit Paul.
—Oui, mon ami. Lorsqu'on l'extrait, il a la couleur de la rouille. Les mineurs le détachent à coups de pic.
—Et on le fait fondre dans les hauts fourneaux pour le purifier, comme nous l'avons vu lors de notre précédent voyage.
—Je vois avec plaisir que tu as bonne mémoire, fit M. Rinval.
Avant de se rendre dans le Nord, nos voyageurs firent quelques excursions dans le département de Meurthe-et-Moselle. Il leur arriva plusieurs fois de rencontrer sur leur chemin quelque pyramide, quelque monument funèbre rappelant la guerre de 1870-1871. Alors ils se faisaient raconter les combats dont ce lieu avait été témoin, et se découvraient respectueusement en l'honneur des braves morts pour la patrie.
En quittant Nancy, on se dirigea sur Cambrai, chef-lieu d'arrondissement du département du Nord.
—Que sais-tu sur la richesse de cette région? demanda M. Rinval à Lucien.
—Le département du Nord, répondit le jeune homme, est une des contrées les plus fertiles de la France; c'est la plus productive et la mieux cultivée; c'est même la plus peuplée après le département de la Seine.
—Parfait. Et toi, Hélène, dis-nous quelle est la principale source de prospérité de ce département.
—L'exploitation des mines de houille ou charbon de terre. Si je ne me trompe, ces mines occupent une surface d'environ 60,000 hectares.
—Ta mémoire est fidèle.
Après avoir visité Cambrai, la famille Rinval se rendit à Valenciennes, la plus importante— 22 — des sous-préfectures du département, autrefois célèbre par ses fabriques de dentelles, qui ont aujourd'hui disparu.
Les enfants proposaient une excursion à Anzin, ville renommée par ses mines de houille, et qui est presque aux portes de Valenciennes; mais M. Rinval leur rappela qu'ils avaient déjà étudié cette industrie au Creusot, lors de leur premier voyage.
Il leur fit, en revanche, visiter une des fabriques de sucre situées dans les faubourgs de Valenciennes.
En approchant de la fabrique, Paul remarqua tout d'abord la grande cheminée qui, semblable à une pyramide, dépassait de beaucoup la hauteur de tous les bâtiments environnants. De cette cheminée s'échappait une fumée noire et épaisse qui obscurcissait le ciel. Des tombereaux, remplis de betteraves, se dirigeaient à la file vers l'usine. Paul observa qu'en entrant ils passaient tous sur une bascule, où l'on s'assurait de leur poids, et qu'ils allaient ensuite se décharger dans une cour.
—Que va-t-on faire de toutes ces betteraves? demanda-t-il.
—Mais, parbleu, du sucre, répondit son père.
—Quoi! c'est avec cela que l'on fait du sucre?
—Oui, mon ami, et tu vas voir comment cette fabrication s'opère.
M. Rinval fit alors demander le contremaître auquel on l'avait adressé. Celui-ci vint se mettre à la disposition de la famille et l'introduisit dans la fabrique.
Le bruit des machines en fonction, de la vapeur qui s'échappait de certaines chaudières, les cris des ouvriers se transmettant des indications, tout cela assourdit d'abord un peu nos voyageurs, et Paul lui-même commença par se boucher les oreilles. Au bout de quelques instants cependant, on se fit à tout ce tapage, et le contremaître put commencer à donner quelques explications.
«Ainsi que vous le savez, sans doute, dit-il, les betteraves sont étêtées avant d'être envoyées à la fabrique, c'est-à-dire qu'on en coupe les feuilles jusqu'au collet, au moyen d'une petite serpe particulière.
Arrivées ici, elles sont nettoyées dans un laveur mécanique, appareil composé d'un grand cylindre creux et à jour, qui se meut dans une caisse remplie d'eau.
Une fois lavées, les betteraves sont soumises au râpage et réduites en pulpe. Cette— 23 — opération s'effectue dans un appareil composé d'un tambour (sorte de roue creuse) à lames dentées, qui divise les racines en parties aussi menues que possible.
La pulpe mise en sacs est étendue sur la table des presses à vis; les sacs sont séparés par des claies ou des plaques percées d'un grand nombre de trous, et l'on opère une première pression afin d'obtenir le jus de la betterave.
On transporte ensuite les sacs de pulpe sous les presses hydrauliques, où ils reçoivent plusieurs pressions beaucoup plus énergiques. Des rigoles établies autour des plateaux des presses donnent écoulement au liquide, qui va se rendre dans de grands conduits, où sont déversés tous les jus provenant des différentes presses.
Un appareil, nommé monte-jus, et qui fonctionne par la vapeur, conduit alors le jus dans les chaudières de défécation. La défécation a pour but de dépouiller les jus des substances solides qu'ils ont entraînées, et de quelques matières étrangères au sucre qui en amèneraient l'altération. C'est à l'aide de la chaux, et toujours au moyen de la vapeur, que l'on pratique cette opération importante.
Les jus sont ensuite soumis à plusieurs nouvelles purifications. Ils passent d'abord dans les chaudières dites de carbonisation ou de carbonatation, puis sur des filtres chargés de noir animal en grain, et sont élevés par un second monte-jus dans un réservoir, où ils subissent deux filtrations successives.
A ce filtrage succède l'opération de la cuite, qui a lieu dans des chaudières dites à cuire dans le vide. Au sortir de ces chaudières, les jus sont transformés en gros cristaux de sucre mêlés d'un peu de sirop.
L'égouttage et le clairçage forcé séparent le sirop des cristaux. Cette dernière opération s'exécute en quelques instants dans les tambours rotatifs des turbines dites centrifuges, lesquelles ont une vitesse de douze cents tours par minute. Ces appareils lancent le liquide sirupeux au travers d'un tissu métallique qui retient les cristaux.
La dessiccation, ou opération de dessèchement, a lieu dans un courant d'air forcé et amène le sucre cristallisé à son état définitif de blancheur et de pureté.»
Ce disant, le contremaître prit dans les turbines quelques cristaux de sucre qu'il offrit aux visiteurs.
—Depuis quelque temps, on vend de ce sucre en cristaux chez certains épiciers, dit Mme Rinval. Mais comment lui donne-t-on la forme de pains?
—Cette dernière partie de la fabrication s'opère dans une autre fabrique dite raffinerie. Là, le sucre en cristaux est d'abord fondu avec de l'eau, de façon à fournir un sirop peu épais. Après plusieurs nouvelles clarifications, ce sirop est mis en forme, séché dans des étuves et transformé— 24 — en pains, tel qu'il est livré à la consommation.
En sortant de la fabrique, nos voyageurs aperçurent, dans un champ qui bordait la route, une masse élevée de laquelle s'échappaient des nuages de fumée.
—Qu'est-ce que cela? dit Paul.
—Ce sont des briques que l'on soumet à la cuisson, répondit M. Rinval. Tiens, vois-tu, plus loin, à gauche, un groupe d'ouvriers, qui fabriquent ces briques avec de l'argile, au moyen de cadres en métal?
—Comment dispose-t-on le feu qui sert à la cuisson des briques? demanda Hélène.
—On établit sur le terrain choisi, et au moyen de briques déjà cuites, un foyer que l'on garnit de houille. On dispose sur ce fourneau les briques non cuites, en formant un lit de houille sur trois ou quatre rangées de briques. Le feu du fourneau monte lentement et embrase successivement toutes ces couches de charbon. C'est ainsi que s'opère la cuisson. J'oubliais de vous dire que les parois de ce tas sont garnies d'un placage d'argile et de sable afin que le feu reste au centre.
Lorsque toutes les briques sont placées, on recouvre entièrement le tas par le même placage employé pour les parois et on l'abandonne à lui-même.
Ce procédé est rapide, ajouta M. Rinval, mais il donne beaucoup plus de déchet que la cuisson dans les fours, où les briques sont abritées et reçoivent toutes une chaleur égale.
De Valenciennes, nos voyageurs firent une excursion à Saint-Amand, jolie petite ville, où se trouvent les restes d'une célèbre abbaye du dix-septième siècle. Puis ils se dirigèrent sur Douai, autre sous-préfecture du Nord, siège d'une cour d'appel, d'une académie universitaire et de facultés des lettres et de droit. Douai renferme aussi de curieux monuments; nous ne pouvons les décrire ici, mais nous tenons à raconter la visite que firent nos jeunes amis dans une brasserie de cette ville.
Le brasseur, auquel M. Rinval avait été particulièrement recommandé, voulut expliquer lui-même la fabrication de la bière aux visiteurs, en présence des appareils.
«Vous savez, sans doute, dit-il, que les matières premières employées pour la fabrication de la bière sont les grains d'une céréale, telle que l'orge ou le froment, les cônes de houblon et un ferment désigné sous le nom de levûre de bière.
—Qu'est-ce que le houblon? demanda Paul.
—C'est une plante dont la tige est grimpante comme celle des haricots, dit Hélène.— 25 —
—Elle est vivace, c'est-à-dire elle pousse des rejetons pendant plusieurs années, dit M. Rinval.
—Nous débutons, continua le brasseur, par faire tremper le grain que nous employons, l'orge, jusqu'à ce qu'il soit gonflé et souple au toucher. Nous le laissons ensuite égoutter, et nous le transportons dans une cave appelée germoir, où il reste pendant douze heures. Ce temps écoulé, l'orge est mise en couche sur une épaisseur d'environ trente centimètres; cette épaisseur est diminuée à mesure que la germination se produit. Au bout de cinq à six jours, si l'on frotte légèrement le grain dans le creux de la main, le germe se détache: l'orge est devenue propre à la fabrication de la bière, et prend alors le nom de malt.
Le malt est étendu sur la touraille ou séchoir, où il séjourne pendant environ vingt-quatre heures; on le laisse ensuite refroidir, et on le fait passer dans un tarare ou van de meunier, dans lequel le germe se détache. Le malt est enfin porté dans un moulin pour être concassé, puis l'on passe au brassage.
Pour procéder à cette opération, on introduit le malt concassé dans une cuve munie d'un double fond percé de petits trous destinés à laisser monter l'eau. Cette eau est versée par une gouttière, et sa chaleur doit atteindre 45 à 50 degrés. Quand la quantité d'eau est suffisante, un agitateur mécanique contenu dans la chaudière est mis en mouvement et démêle le malt jusqu'à ce qu'il soit bien imbibé et ne laisse plus de farine blanche. On verse ensuite une plus grande quantité d'eau ayant 100 degrés, et l'on agite pendant une demi-heure. Les produits ainsi obtenus portent le nom de trempe.
Dans les brasseries qui ne sont pas munies des nouveaux appareils, le malt est remué par les ouvriers au moyen de grandes pelles à jour nommées fourquets.
Les trempes passent ensuite dans de grandes chaudières, où on les fait bouillir. Ces chaudières sont chauffées par des fourneaux ou par la vapeur. Aussitôt que l'ébullition commence, on met le houblon dans la chaudière (environ 500 grammes par hectolitre) et on laisse bouillir pendant six heures. Le moût de bière est alors houblonné, et l'on doit en opérer le refroidissement le plus tôt possible. Pour arriver à ce but, on le fait couler dans de grands bacs n'ayant que très peu de profondeur, et, autant que possible, exposés à des courants d'air. Le point de refroidissement qu'on doit atteindre varie selon les saisons;— 26 — en hiver, on refroidit moins qu'en été.
On fait enfin couler le liquide dans une grande cuve, on ajoute une certaine quantité de levûre, on abandonne la matière à elle-même, et les phénomènes de la fermentation ne tardent pas à se produire. On reconnaît que la bière peut être mise en tonneaux lorsque le levain a produit une mousse d'un jaune noirâtre.»
Le lendemain de cette visite, M. Rinval éveilla sa famille dès six heures du matin.
—Maintenant, en route pour Lille! dit-il.
—Où irons-nous ensuite? demanda Hélène.
—Nous nous rendrons à Dunkerque, où, si vous le voulez bien, nous nous embarquerons pour aller visiter le département de la Manche.
—Nous voyagerons par mer? demanda Paul.
—Certainement.
—Oh! bravo! bravo! s'écria le petit garçon.
Lucien et Hélène ne paraissaient pas moins joyeux que leur frère.
Pendant que nos voyageurs attendaient le départ du train dans la gare de Douai, Lucien et Hélène remarquèrent une grande affiche annonçant la marche ou procession de Gayant et de sa famille à travers les rues de Douai.
—Qu'est-ce donc que cette procession? dit Hélène.
—C'est une fête qui se renouvelle tous les ans à Douai, mais dont on ignore l'origine, répondit un monsieur qui avait entendu la question de la jeune fille. Chaque année, au mois de juin—car c'est une ancienne affiche que vous voyez là—on promène par la ville de gigantesques mannequins revêtus de costumes moyen âge, représentant le chevalier Gayant et sa famille: Marie Cagenon, sa femme, Jacquot, Fillon et Binbin, ses trois enfants. Bien qu'il ait six ou sept mètres de haut, le plus jeune est encore coiffé d'un bourrelet. Différents autres personnages allégoriques ou historiques, des chars richement décorés, des cavaliers brillamment costumés, complètent cette cavalcade, qui attire ici une foule d'étrangers.
Lille, chef-lieu du département du Nord, capitale de l'ancienne Flandre, est une des plus grandes et des plus riches villes de France. M. Rinval fit remarquer à sa famille la place d'Armes, où s'élève une colonne commémorative du siège de Lille en 1793; la citadelle, une des plus belles de l'Europe; l'Hôtel de ville; le jardin de botanique et les musées, fort riches en tableaux, en curiosités et en souvenirs de toutes les époques.
Le soir, à l'hôtel, la famille Rinval eut pour voisin de table un gros monsieur décoré, à l'air très sympathique, qui félicita le papa sur la gentillesse des enfants et leur excellente tenue. Ce monsieur était un ancien filateur et répondait au nom de Rimbaud. Ayant appris le but du voyage de la famille, il proposa à M. Rinval de lui procurer l'entrée d'une des principales filatures de Lille.
—Je vous en serai fort reconnaissant, répondit M. Rinval. Mais seriez-vous assez bon pour donner à mes enfants quelques notions sur la belle industrie qui vous est— 28 — familière?
—Très volontiers, fit M. Rimbaud. J'aime beaucoup la jeunesse qui veut s'instruire.
Et il reprit immédiatement, sans autre préambule:
«Vous savez, mes enfants, que les principales matières employées pour la fabrication des tissus sont la laine de certains animaux, et principalement celle des moutons, et le lin, le chanvre et le coton, qui proviennent de plantes textiles. Je ne vous parle pas de la soie, qui forme une industrie toute spéciale...
—Nous avons d'ailleurs étudié la fabrication de la soie dans notre précédent voyage, dit M. Rinval.
—Ah! fort bien. Avant d'être tissés, la laine, le lin, le chanvre et le coton doivent être transformés en fils; vous comprenez cela, n'est-ce pas? Cette opération se fait dans les filatures. Le fuseau et le rouet furent pendant longtemps les seuls appareils de filature connus. Ce furent des Anglais qui, vers le milieu du siècle dernier, inventèrent les premiers métiers à filer. Mais les premières filatures de France ne s'établirent qu'au commencement du dix-neuvième siècle, et la machine à filer le lin, due à un ingénieur français, Philippe de Girard, n'est en usage en France que depuis une cinquantaine d'années.
Vous désirez, je pense, reprit M. Rimbaud, avoir quelques notions sur les procédés de filature appliqués à chacune des matières que nous avons énumérées?
—Oui, monsieur, vous nous ferez grand plaisir, si vous voulez bien procéder ainsi, dit Hélène.
—Commençons donc par les laines. Elles se divisent en laines courtes et en laines longues. Les premières, destinées à la fabrication des draps, des tapis et autres tissus feutrés, sont soumises au traitement de la carde, et par suite sont dites cardées.
—Qu'est-ce que la carde? demanda Paul.
—C'est une sorte de grand peigne qui sert à trier, à diviser les laines, répondit Hélène.
—Les laines longues, qui servent à la fabrication des étoffes légères, des mérinos, des flanelles, et, en général, de tous les tissus qui laissent apercevoir les fils de la trame et de la chaîne, sont préparées au moyen de peignes et forment les laines peignées, continua M. Rimbaud.
Je ne vous détaillerai pas toutes les opérations auxquelles sont soumises ces laines: dégraissage, séchage, battage, nettoyage, échaudage, graissage, etc.; ce serait, je le crains bien, faire naître de la confusion dans vos idées; nous nous en tiendrons donc aux notions principales.
Après avoir été peignés et lissés, les rubans ou bandes de laine sont enroulés en grosses— 29 — bobines, et livrés ainsi aux machines de préparation dites de second degré, où ils sont étirés et amenés à un degré de finesse assez avancé. On les place alors sur le métier à filer, qui les transforme en fils, après les avoir étirés une dernière fois.
Voilà pour la laine. Passons au coton. D'où vient cette matière, mon ami? demanda M. Rimbaud à Paul, qui paraissait suivre les explications du filateur avec une certaine attention.
—Le coton vient d'une plante appelée cotonnier, répondit le petit garçon.
—Et cette plante est ou une herbe, ou un arbuste, ou même un arbre. Vous savez qu'on cultive surtout le cotonnier dans les pays chauds, et notamment dans notre colonie de l'Algérie.
Le coton se trouve dans le fruit du cotonnier. C'est une touffe de long duvet qui entoure l'enveloppe des graines.
Le coton est soumis à plusieurs opérations avant d'arriver au métier à filer. Le premier appareil dans lequel on le place est le willow, qui ouvre les cotons longs et nettoie ceux qui sont sales. Puis viennent le batteur-éplucheur, qui continue le travail précédent, et le batteur-étaleur, qui achève le nettoyage et forme avec la matière une sorte de nappe propre à être enroulée et placée sur les cardes en gros. Le coton est ensuite cardé, puis étiré et assemblé par des machines spéciales qui le préparent à passer sur les bancs à broches, où il est étiré et tordu.
Les fils sont alors soumis aux métiers à filer qui sont, comme pour la laine, les mull-jennys ordinaires, les self-actings ou métiers automates, et, pour les filés fins, les demi-self-actings, dans lesquels le renvidage se fait à la main.
Depuis l'invention de Philippe de Girard, le lin se file par des procédés analogues à ceux employés pour le coton.
L'invention de l'ingénieur français consiste principalement dans l'addition de peignes, qui continuent l'étirage et maintiennent les fibres parallèles pendant l'opération.
De même que pour les autres matières textiles que l'on veut filer, on commence par enrouler uniformément le ruban de lin sur une bobine. Les rubans ainsi enroulés sont transportés aux métiers à filer, qui se distinguent en métier à filer à sec et métier à eau chaude. Le premier sert pour les fils communs; le second pour les fils fins. L'emploi de l'eau chaude a pour but de dissoudre la substance gommeuse qui unit les fibres de lin. Après— 30 — cette opération, ces fibres deviennent divisibles à l'infini, et l'on peut obtenir des fils d'une finesse extraordinaire.»
Ainsi renseignés, nos voyageurs visitèrent avec le plus grand intérêt la filature que leur avait indiquée M. Rimbaud, et où ils furent parfaitement accueillis. Ils quittèrent ensuite Lille et se rendirent à Bergues, chef-lieu de canton de l'arrondissement de Dunkerque, où leur Guide leur signalait un superbe beffroi. Cette construction, qui est du seizième siècle, et dont l'architecture est des plus curieuses, est haute de 80 mètres.
Après une légère collation, la famille Rinval reprit le train pour Dunkerque, port sur la mer du Nord, lequel compte environ 38,000 habitants. Là elle retrouva encore, entre autres monuments, un beffroi haut de 60 mètres, dont le joli carillon charma M. Paul à ce point qu'on ne pouvait plus le faire avancer.
—Tu voudrais bien pouvoir l'emporter à Paris, n'est-ce pas? lui dit Mme Rinval.
—Dire que ce carillon a peut-être aussi charmé Jean-Bart! remarqua Hélène.
—En effet, Jean-Bart est né à Dunkerque, dit Lucien.
—Jean-Bart, le célèbre marin? s'écria Paul.
—Oui, mon ami, répondit M. Rinval. Nous verrons d'ailleurs sa statue sur une des places de la ville. Mais hâtons-nous si nous voulons que rien d'intéressant ne nous échappe. Nous n'avons que cette journée pour visiter Dunkerque.
Le lendemain, en effet, la famille Rinval arrivait sur le port vers sept heures et demie du matin, et ne tardait pas à s'embarquer.
C'était, pour les enfants de M. Rinval, une façon de voyager toute nouvelle que celle que leur père avait adoptée pour les conduire en Normandie. Mme Rinval et Hélène craignaient un peu le mal de mer, mais le temps était beau, la mer douce, et elles ne furent que très peu incommodées. Quant aux hommes, M. Rinval, Lucien et Paul, ils ne souffrirent aucunement.
Le spectacle des côtes fuyant devant leurs yeux charma beaucoup les voyageurs. C'était à chaque moment un site nouveau, et il y en avait de vraiment délicieux.
On passa successivement devant les ports de Calais, de Boulogne, de Dieppe, et l'on fit relâche au Havre.
Du Havre, on se dirigea sur Cherbourg, d'où l'on devait continuer le voyage par chemin de fer.
Pendant que le paquebot filait, M. Rinval ne manqua pas de demander à ses enfants l'indication— 32 — des départements qu'on côtoyait, l'importance des villes et des ports devant lesquels on passait, et, disons-le à la louange des jeunes voyageurs, presque toutes les réponses furent satisfaisantes.
—Te rappelles-tu quelles sont les principales industries de Cherbourg? demanda notamment M. Rinval à Lucien.
—Oui, papa. On y trouve d'importants chantiers pour la construction des navires, des fonderies de métaux, des tanneries, des filatures de coton et de laine.
—En effet. Mais Cherbourg est surtout un port très remarquable, à la fois port militaire et port marchand, et dont l'établissement a nécessité des travaux gigantesques. Ces travaux, commencés dès 1686, par Vauban, repris sous Louis XVI, sous Napoléon Ier et sous Louis-Philippe, n'ont été terminés que vers 1858 et n'ont pas coûté moins de deux cents millions.
Nos voyageurs ne firent qu'une courte station à Cherbourg. M. Rinval put cependant leur montrer les belles promenades de cette ville et quelques édifices, entre autres l'église de la Trinité, qui fut bâtie vers 1450. Il leur fit voir aussi les formidables fortifications de la ville du côté de la terre, lesquelles sont reliées entre elles par le fort du Roule, élevé de cent dix mètres, et d'où l'on jouit d'une vue magnifique sur les environs.
De Cherbourg on se rendit à Saint-Lô, chef-lieu du département, où l'on contempla les belles églises de Notre-Dame et Sainte-Croix, l'Hôtel de ville et plusieurs maisons anciennes.
On visita ensuite Coutances, sous-préfecture, siège d'un évêché, où la vue de la cathédrale frappa tout particulièrement l'esprit de nos touristes. Ce beau monument a été bâti au onzième siècle, mais il ne reste que très peu de chose de la construction primitive; la plus grande partie de l'église actuelle date du treizième siècle. La richesse de son architecture n'est pas son seul titre à l'attention des voyageurs; sa situation est des plus imposantes. Elle domine un mamelon élevé, sur lequel est bâtie la ville, et ses hautes tours, surmontées d'aiguilles hardies, s'aperçoivent de très loin en mer et servent de point de reconnaissance aux marins.
M. Rinval avait à Coutances un de ses amis de collège, M. Duhobey, riche propriétaire— 33 — qui l'avait invité plusieurs fois à venir visiter ses propriétés. Ce fut chez lui que les enfants de M. Rinval se firent expliquer, un soir, la fabrication du cidre.
«Vous savez, mes enfants, leur dit M. Duhobey, que le cidre, la principale boisson de la Normandie, est une liqueur qui se fabrique avec les pommes?
—N'en fabrique-t-on pas aussi avec des poires? demanda Lucien.
—Si, mon ami. Il y a, en effet, le cidre de pommes et le cidre de poires. Mais ce dernier est plus particulièrement désigné sous le nom de poiré.
La fabrication du cidre est beaucoup plus simple que celle du vin ou de la bière. Toute l'opération consiste, en effet, à exprimer le jus des pommes ou des poires et à le faire fermenter. La qualité du cidre dépend donc principalement de la nature des fruits employés pour sa fabrication.
Le cidre de meilleure conservation est obtenu par un mélange de pommes douces, de pommes amères et de pommes aigres. On prend, en général, une partie de pommes aigres pour deux parties de pommes douces et amères.
—On ne peut donc pas employer les pommes douces seules? dit Mme Rinval.
—Si, madame; le cidre ainsi obtenu est agréable, il est vrai; mais il s'aigrit rapidement.
On distingue aussi les pommes en pommes de première saison, lesquelles mûrissent en septembre; en pommes de seconde saison, mûrissant en octobre; et en pommes de troisième saison, mûrissant en novembre.
Pour récolter les pommes à cidre, lorsqu'elles sont mûres, on secoue les branches des arbres, puis on abat celles qui restent au moyen de longues gaules. C'est un spectacle que je pourrai vous donner avant votre départ, car on va commencer ici la récolte des pommes de première saison.
—C'est vrai, nous sommes en septembre, fit Paul.
—Les pommes récoltées, continua M. Duhobey, sont mises en tas, dans un lieu sec et aéré, généralement un hangar, où elles achèvent de mûrir. On les y laisse ordinairement trois semaines ou un mois, mais en ayant soin de les examiner de temps à autre et d'enlever soigneusement les fruits qui viendraient à se gâter.
Lorsque les pommes sont parvenues au degré de maturation voulu, on les écrase au moyen— 34 — du tour à piler, appareil que vous avez vu dans une des cours de ma ferme. C'est, vous le savez, une grande auge circulaire en pierre de taille ou en granit, qui a environ vingt mètres de circonférence, sur une profondeur d'à peu près trente centimètres, et dans laquelle tourne une meule en bois très épaisse et mue par un cheval. Le mouvement de la meule faisant remonter la pulpe le long des parois de l'auge, un homme suit le cheval avec un bâton pour faire retomber le marc. Le rabattement de la pulpe se fait parfois aussi d'une manière plus simple, au moyen d'une barre de bois fixée à l'arrière de la meule, et qui racle les bords de l'auge.
Chez certains propriétaires, au lieu du tour à piler, on se sert du grugeoir à pommes, sorte de grand moulin à bras dont la forme rappelle un peu les moulins à café ou à poivre que vous avez pu remarquer dans les grandes épiceries.
Les pommes étant réduites en pulpe sont portées dans des cuviers, où on les abandonne pendant douze à vingt-quatre heures, en ayant soin de remuer plusieurs fois par jour, pour empêcher la fermentation.
On soumet ensuite la pulpe à l'action du pressoir, pour en extraire le jus. Je vous ferai aussi voir cet appareil.
On étend sur le pressoir, au moyen d'une pelle, des couches de pulpe superposées, de dix à quinze centimètres d'épaisseur. Entre chaque couche est placé un mince lit de paille de seigle ou un tissu de crin. La dernière couche étant posée, on recouvre le tout au moyen de madriers ou de billots. On ne presse qu'au bout de quelques heures, et l'on obtient, par le simple égouttage, le cidre dit de mère goutte.
Ce pressurage est répété plusieurs fois. Les petits fermiers, destinant à la vente le premier cidre obtenu, ajoutent, lors des derniers pressurages, une certaine quantité d'eau au marc pressé, et font ainsi un cidre léger qui leur sert de boisson.
L'ancien pressoir, employé par la plupart des fermiers, est fort encombrant, et ne donne pas les meilleurs résultats. Il ne subsiste guère que grâce à la simplicité de sa construction.
Dans les grands établissements, on presse les pommes pilées au moyen d'une presse hydraulique, et le tour à piler est lui-même remplacé par des pressoirs mécaniques, qui donnent— 35 — des résultats plus rapides et plus complets.»
De Coutances, on se rendit à Granville, joli petit port, où l'on devait prendre une voiture pour se rendre au Mont-Saint-Michel. Une partie de Granville, la vieille ville, est bâtie sur un rocher abrupt, dit le Roc, battu par la mer et presque séparé de la terre par un large ravin. Nos voyageurs trouvèrent cette situation très pittoresque et se plurent à contempler la mer du haut du Roc.
Mais le Mont-Saint-Michel les émerveilla bien plus encore, et ils eurent beaucoup de peine à s'en éloigner.
Le village est bâti en amphithéâtre, à la base et sur les pentes d'une masse de granit de neuf cents mètres de tour. Il est entouré d'une muraille d'enceinte bordée de mâchicoulis et flanquée de tours. On y entre par un seul passage, et il n'a, pour ainsi dire, qu'une rue unique qui se déroule en une longue courbe sur le flanc de la montagne et aboutit à l'abbaye, qui la domine, par un escalier divisé en plusieurs rampes. Une vaste plaine de sables mouvants, que l'eau de la mer recouvre deux fois par jour, entoure le Mont-Saint-Michel. Aussi ne doit-on s'y aventurer que sous la conduite d'un guide expérimenté, si l'on ne veut pas risquer sa vie. De graves accidents se sont souvent produits en cet endroit; des voyageurs, des équipages attardés sur les sables ont été engloutis par les flots. Mais un sort semblable ne pouvait atteindre nos voyageurs, car M. Rinval ne prit le chemin du Mont qu'après s'être procuré les renseignements les plus précis sur les heures de la marée.
Nos voyageurs virent le Mont-Saint-Michel sous ses deux aspects: à la mer basse, entouré de sa plaine de sable; et à la mer haute, transformé en une île véritable, battue par les vagues agitées.
Hélène et Lucien remarquèrent que les bâtiments de l'abbaye qui domine le village forment un immense rectangle ou carré, du milieu duquel s'élance l'église abbatiale, surmontée de toutes parts de clochetons, et dominée par une tour carrée. M. Rinval leur dit que cette tour avait été bâtie au dix-septième siècle, et qu'elle avait remplacé une flèche aiguë que couronnait la statue de saint Michel.
—On eût dû laisser cela, c'eût été bien plus joli, remarqua Paul.— 36 —
Le guide proposa à M. Rinval et à sa famille de monter dans la tour. Cette proposition fut accueillie avec empressement, et, arrivés sur la plate-forme, nos voyageurs découvrirent un panorama qui les dédommagea amplement de leur fatigue.
Ils visitèrent ensuite les constructions de l'abbaye, et notamment la partie appelée la Merveille, qui se compose de trois étages de magnifiques constructions.
D'abord, les vastes cryptes ou souterrains du onzième siècle, partagées en deux grands compartiments. Au-dessus, la salle de l'ancien chapitre du Mont, que l'on regarde comme la plus vaste et la plus superbe salle gothique qui existe.
Et enfin, au-dessus de cette salle, le cloître, lequel est d'une richesse d'architecture extraordinaire. On n'y compte pas moins de deux cent vingt colonnettes en granit, en calcaire, en stuc et en granitelle. Des fenêtres du cloître, les visiteurs purent contempler la mer, qui se trouvait à plus de cent mètres au-dessous d'eux.
La seule partie de l'abbaye que nos voyageurs ne visitèrent point fut les souterrains. M. Rinval rappela que plusieurs de ces souterrains avaient servi de cachots, à différentes époques.
En redescendant dans le village, le guide leur montra les ruines d'une maison qui passe pour avoir servi de logis à Tiphaine Raguenel, épouse de Duguesclin. Ce fut encore l'occasion d'une intéressante conversation entre M. Rinval et ses enfants sur le vaillant connétable de Charles V.
Après avoir quitté le Mont-Saint-Michel, la famille Rinval rencontra plusieurs chariots chargés de plantes marines, qui intriguèrent beaucoup M. Paul.
—C'est du varech, dit M. Rinval. Tu connais cette plante? demanda-t-il à Lucien.
—Oui, papa. C'est une espèce d'algue que l'on recueille sur les côtes pour engraisser les terres.
—En effet. En faisant brûler ces plantes, on retire aussi de leur cendre la soude, substance qui sert à plusieurs usages, et notamment à fabriquer les savons.
—Eh bien! êtes-vous satisfaits de votre voyage? demanda M. Rinval à ses enfants, lorsqu'on eut repris le train pour rentrer à Paris.
—Certes oui, papa! s'écrièrent à la fois Lucien, Hélène et Paul.
—Nous avons vu des régions bien intéressantes, dit Hélène.
—Nous avons étudié plusieurs industries qui nous étaient inconnues, dit Lucien.
—Et nous avons même voyagé sur la mer! ajouta Paul avec une certaine fierté.
—Il est cependant, reprit Hélène, une industrie (je devrais plutôt dire un art) à laquelle j'aurais bien désiré m'initier, et que nous n'avons pas rencontrée sur notre route.
—De quoi veux-tu parler? demanda Mme Rinval.
—De l'Imprimerie, répondit la jeune fille. Pour moi, celle-là prime toutes les autres. Que serions-nous, que saurions-nous sans cette belle invention?
—Si cela peut vous faire plaisir, dit M. Rinval, je vous promets de vous faire visiter une imprimerie— 38 — avant la rentrée des classes.
—Oh! merci, papa, s'écrièrent les enfants.
En effet, deux ou trois jours plus tard, lorsqu'on fut un peu reposé des fatigues du voyage, M. Rinval conduisit sa famille dans une des plus grandes imprimeries de Paris, avec le directeur de laquelle il était en relations. Un prote, ou chef ouvrier, fut mis à la disposition des visiteurs, pour leur donner toutes les explications qu'ils pourraient désirer.
On conduisit d'abord les jeunes gens dans l'atelier des compositeurs typographes, où s'opère la première partie du travail de l'imprimerie, c'est-à-dire l'assemblage des lettres.
«Vous savez, leur dit leur cicérone, qu'avant Gutenberg on n'imprimait qu'au moyen de planches en bois d'une seule pièce, sur lesquelles les lettres étaient sculptées en relief. Gutenberg inventa les lettres mobiles ou détachées, qui peuvent être employées pour l'impression de plusieurs ouvrages. Ces lettres furent d'abord en bois. Puis Gutenberg et ses associés, Fust et Schœffer, imaginèrent les matrices, ou petites formes gravées en creux au moyen d'un poinçon, et dans lesquelles on peut fondre des lettres en métal. C'est aujourd'hui encore le système employé pour la fonte des lettres. Les industriels qui s'occupent de ce genre de travail sont appelés fondeurs en caractères typographiques.
La typographie est la partie de l'imprimerie qui concerne la composition, la préparation des planches, sur lesquelles on imprime. Vous savez qu'on appelle planche, ou forme, l'assemblage des caractères qui représentent une ou plusieurs pages.
Dans les ateliers de composition, les lettres typographiques sont disposées dans des boîtes à compartiments, qu'on appelle casses. Vous voyez que ces lettres rappellent par leur forme et par leur longueur des allumettes, sur l'un des bouts desquelles une lettre se trouverait gravée en relief. Le compositeur prend successivement dans la casse chacune des lettres qui lui sont nécessaires pour former les mots qu'il a à composer, et les place côte à côte dans une sorte de petite boîte en métal qu'il tient dans la main gauche, et qu'on nomme composteur. Les lettres y sont renversées, c'est-à-dire qu'elles ont la tête en bas.»
En donnant cette explication, le prote pria un des compositeurs de vouloir bien montrer son composteur aux enfants. Ceux-ci s'amusèrent beaucoup en essayant de lire, comme l'ouvrier, de droite à gauche, et les lettres étant à l'envers.
«Les blancs qui séparent chaque mot sont produits par de petits morceaux de métal moins longs que les lettres, et qu'on nomme espaces, reprit le prote. En ce sens, espace est du féminin.
Les blancs plus larges qui existent souvent à la fin des alinéas s'obtiennent au moyen— 39 — de carrés de métal appelés cadrats. Les cadrats de petite dimension se nomment cadratins.
Le composteur étant plein, on enlève les lignes de composition qu'il contient, pour les placer sur une sorte de petit cadre en métal qui s'accroche sur la casse, et qu'on nomme galée.
Quand la galée renferme un nombre suffisant de lignes, on lie fortement les caractères au moyen d'une ficelle et l'on en forme un paquet.
On tire des épreuves de ces paquets, pour les soumettre à la lecture du correcteur. Ces épreuves se tirent parfois sur une presse; parfois aussi, on se contente de frapper au moyen d'une brosse la feuille de papier qui a été appliquée sur le paquet encré; on obtient ainsi une épreuve suffisamment lisible. Le correcteur relève les erreurs de composition en marge de l'épreuve, au moyen de signes particuliers appelés signes de correction.
Après la correction des paquets, la composition est remise au metteur en pages, lequel la répartit en pages d'une longueur égale, place les folios, dispose les titres des chapitres, les notes, etc. Lorsqu'il a ainsi préparé le nombre des pages que doit contenir la feuille de papier, il procède à l'imposition.
Cette partie du travail consiste à disposer dans des cadres en métal appelés formes, les pages composant une feuille, de telle façon qu'après l'impression et le pliage ces pages se suivent dans leur ordre numérique. L'imposition, vous le comprenez, diffère selon les formats adoptés.
Lorsque toutes les corrections sont terminées, les formes sont portées aux presses, où s'effectue le tirage. Allons voir ce qu'elles y deviennent.»
Les visiteurs descendirent à l'étage inférieur, où étaient installées les presses. Ils s'arrêtèrent d'abord devant la presse à bras, qui fut longtemps la seule employée, et dont on ne se sert plus guère, dans les grandes imprimeries, que pour le tirage des épreuves, ou pour quelques travaux demandant une grande délicatesse.
«Voyez, dit leur guide; l'ouvrier imprimeur va tirer une feuille nouvelle; son aide encre un rouleau et le promène sur les formes installées sur la presse; l'imprimeur a déjà placé une feuille de papier dans un cadre en papier qu'on nomme frisquette; il rabat ce cadre, replie le tympan, espèce de tablier mobile, et, au moyen d'une manivelle, fait passer le train sous la presse; il serre au moyen d'un levier, fait ressortir le train, relève le tympan et la frisquette, et enlève la feuille imprimée. La voici», ajouta-t-il, en la prenant des mains de l'ouvrier.
Hélène, Lucien et Paul examinèrent curieusement la feuille qui venait d'être ainsi imprimée sous leurs yeux. Le petit garçon, émerveillé, battit même des mains.
—Voilà pour la presse à bras, continua le prote. Mais dans les presses mécaniques, les— 40 — plus employées aujourd'hui, la plupart des opérations se font automatiquement.
On possède maintenant, non seulement des presses qui impriment avec une grande rapidité, mais encore des machines qui permettent d'imprimer simultanément en plusieurs couleurs, et même d'imprimer une feuille des deux côtés à la fois. Telle est la presse Marinoni que je vais vous faire voir.
Et il conduisit le groupe dans une grande salle, où était installée une haute machine de forme presque carrée.
—Avec cette machine, dit-il, la plupart des opérations de préparation sont supprimées. On l'emploie surtout pour l'impression des journaux. Le papier est en rouleau, comme vous pouvez le voir, et lorsque la machine est mise en mouvement, il se déroule comme un ruban, s'engage entre les cylindres et en sort transformé en journaux coupés, rangés et comptés. Les plieuses n'ont qu'à recueillir les feuilles et à les expédier.
—C'est merveilleux, dit M. Rinval.
—Si Gutenberg pouvait revenir, que dirait-il, en voyant quel parti on tire aujourd'hui de son admirable invention? dit Hélène, lorsqu'on eut quitté l'imprimerie. J'ai vu dernièrement une gravure le représentant dans son atelier. Il y avait là une presse massive qui devait fonctionner beaucoup moins vite que la presse Marinoni, ajouta-t-elle en souriant.
—Ce n'est pas moins à lui qu'est due l'admirable découverte de l'imprimerie, dit M. Rinval, et il a fallu plusieurs générations de travailleurs pour arriver au résultat atteint aujourd'hui. Si le résultat est admirable, n'oubliez pas qu'il n'a été acquis qu'au prix de beaucoup de recherches et d'efforts. J'espère, mes chers enfants, que nos voyages en France vous auront non seulement instruits sur beaucoup de choses que vous ignoriez, mais qu'ils vous auront donné un vif désir d'apprendre davantage encore. Rappelez-vous surtout les noms et les exemples des grands travailleurs dont nous avons ensemble contemplé les œuvres. Faites en sorte de vous rendre, comme eux, utiles à votre pays, ou du moins à ceux qui vous entourent.»
Les paroles de M. Rinval parurent produire une vive impression sur les trois enfants, et nous ne surprendrons pas nos lecteurs en leur disant que l'année scolaire qui suivit les vit remporter de nombreux succès.
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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.