Project Gutenberg's Mémoires de Hector Berlioz, by Louis Hector Berlioz This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Mémoires de Hector Berlioz comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865 Author: Louis Hector Berlioz Release Date: August 20, 2008 [EBook #26370] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE HECTOR BERLIOZ *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
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DE
comprenant
SES VOYAGES EN
ITALIE, EN ALLEMAGNE,
EN RUSSIE ET EN ANGLETERRE
1803-1865
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
life's but a walking shadow, etc.
La vie n'est qu'une ombre qui passe; un pauvre comédien qui, pendant son heure, se pavane et s'agite sur le théâtre, et qu'après on n'entend plus; c'est un conte récité par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui n'a aucun sens.
Shakespeare (Macbeth.)
TOME I | ||
Préface | ||
I. | — | La Côte Saint-André.—Ma première communion.—Première impression musicale. |
II. | — | Mon père.—Mon éducation littéraire.—Ma passion pour les voyages.—Virgile.—Première secousse poétique. |
III. | — | Meylan.—Mon oncle.—Les brodequins roses.—L'hamadryade du Saint-Eynard.—L'amour dans un cœur de douze ans. |
IV. | — | Premières leçons de musique, données par mon père.—Mes essais en composition.—Études ostéologiques.—Mon aversion pour la médecine.—Départ pour Paris. |
V. | — | Une année d'études médicales.—Le professeur Amussat.—Une représentation à l'Opéra.—La bibliothèque du Conservatoire.—Entraînement irrésistible vers la musique.—Mon père se refuse à me laisser suivre cette carrière.—Discussions de famille. |
VI. | — | Mon admission parmi les élèves de Lesueur.—Sa bonté.—La chapelle royale. |
VII. | — | Un premier opéra.—M. Andrieux.—Une première messe.—M. de Chateaubriand. |
VIII. | — | A. de Pons.—Il me prête 1,200 francs.—On exécute ma messe une première fois dans l'église de Saint-Roch.—Une seconde fois dans l'église de Saint-Eustache.—Je la brûle. |
IX. | — | Ma première entrevue avec Cherubini.—Il me chasse de la bibliothèque du Conservatoire. |
X. | — | Mon père me retire ma pension.—Je retourne à la Côte.—Les idées de province sur l'art et sur les artistes.—Désespoir.—Effroi de mon père.—Il consent à me laisser revenir à Paris.—Fanatisme de ma mère.—Sa malédiction. |
XI. | — | Retour à Paris.—Je donne des leçons.—J'entre dans la classe de Reicha au Conservatoire.—Mes dîners sur le Pont-Neuf.—Mon père me retire de nouveau ma pension.—Opposition inexorable.—Humbert Ferrand.—R. Kreutzer. |
XII. | — | Je concours pour une place de choriste.—Je l'obtiens—A. Charbonnel.—Notre ménage de garçons. |
XIII. | — | Premières compositions pour l'orchestre.—Mes études à l'Opéra.—Mes deux maîtres, Lesueur et Reicha. |
XIV. | — | Concours à l'Institut.—On déclare ma cantate inexécutable.—Mon adoration pour Gluck et Spontini.—Arrivée de Rossini.—Les dilettanti.—Ma fureur.—M. Ingres. |
XV. | — | Mes soirées à l'Opéra.—Mon prosélytisme.—Scandales.—Scène d'enthousiasme.—Sensibilité d'un mathématicien. |
XVI. | — | Apparition de Weber à l'Odéon.—Castilblaze.—Mozart.—Lachnith.—Les arrangeurs.—Despair and die! |
XVII. | — | Préjugé contre les opéras écrits sur un texte italien.—Son influence sur l'impression que je reçois de certaines œuvres de Mozart. |
XVIII. | — | Apparition de Shakespeare.—Miss Smithson.—Mortel amour.—Léthargie morale.—Mon premier concert.—Opposition comique de Cherubini.—Sa défaite.—Premier serpent à sonnettes. |
XIX. | — | Concert inutile.—Le chef d'orchestre qui ne sait pas conduire.—Les choristes qui ne chantent pas. |
XX. | — | Apparition de Beethoven au Conservatoire.—Réserve haineuse des maîtres français.—Impression produite par la symphonie en ut mineur sur Lesueur.—Persistance de celui-ci dans son opinion systématique. |
XXI. | — | Fatalité.—Je deviens critique. |
XXII. | — | Le concours de composition musicale.—Le règlement de l'Académie des Beaux-Arts.—J'obtiens le second prix. |
XXIII. | — | L'huissier de l'Institut.—Ses révélations. |
XXIV. | — | Toujours miss Smithson.—Une représentation à bénéfice.—Hasards cruels. |
XXV. | — | Troisième concours à l'Institut.—On ne donne pas de premier prix.—Conversation curieuse avec Boïeldieu.—La musique qui berce. |
XXVI. | — | Première lecture du Faust de Gœthe.—J'écris ma symphonie fantastique.—Inutile tentative d'exécution. |
XXVII. | — | J'écris une fantaisie sur la Tempête de Shakespeare.—Son exécution à l'Opéra. |
XXVIII. | — | Distraction violente.—F. H***.—Mademoiselle M***. |
XXIX. | — | Quatrième concours à l'Institut.—J'obtiens le prix.—La révolution de Juillet.—La prise de Babylone.—La Marseillaise.—Rouget de Lisle. |
XXX. | — | Distribution des prix à l'Institut.—Les académiciens.—Ma cantate de Sardanapale.—Son exécution.—L'incendie qui ne s'allume pas.—Ma fureur.—Effroi de madame Malibran. |
XXXI. | — | Je donne mon second concert.—La symphonie fantastique.—Liszt vient me voir.—Commencement de notre liaison.—Les critiques parisiens.—Mot de Cherubini.—Je pars pour l'Italie. |
XXXII. | — | Voyage en italie.—De Marseille à Livourne.—Tempête.—De Livourne à Rome.—L'Académie de France à Rome. |
XXXIII. | — | Les pensionnaires de l'Académie.—Félix Mendelssohn. |
XXXIV. | — | Drame.—Je quitte Rome.—De Florence à Nice.—Je reviens à Rome.—Il n'y a personne de mort. |
XXXV. | — | Les théâtres de Gênes et de Florence.—I Montecchi ed i Capuletti de Bellini.—Roméo joué par une femme.—La Vestale de Paccini.—Licinius joué par une femme.—L'organiste de Florence.—La fête del Corpus Domini.—Je rentre à l'Académie. |
XXXVI. | — | La vie de l'Académie.—Mes courses dans les Abruzzes.—Saint-Pierre.—Le spleen.—Excursions dans la campagne de Rome.—Le carnaval.—La place Navone. |
XXXVII. | — | Chasses dans les montagnes.—Encore la plaine de Rome.—Souvenirs virgiliens.—L'Italie sauvage.—Regrets.—Les bals d'osteria.—Ma guitare. |
XXXVIII. | — | Subiaco.—Le couvent de Saint-Benoît.—Une sérénade.—Civitella.—Mon fusil.—Mon ami Crispino. |
XXXIX. | — | La vie du musicien à Rome.—La musique dans l'église de Saint-Pierre.—La chapelle Sixtine.—Préjugé sur Palestrina.—La musique religieuse moderne dans l'église de Saint-Louis.—Les théâtres lyriques.—Mozart et Vaccaï.—Les pifferari.—Mes compositions à Rome. |
XL. | — | Variétés de spleen.—L'isolement. |
XLI. | — | Voyage à Naples.—Le soldat enthousiaste.—Excursion à Nisita.—Les lazzaroni.—Ils m'invitent à dîner.—Un coup de fouet. Le théâtre San Carlo.—Retour pédestre à Rome, à travers les Abruzzes.—Tivoli.—Encore Virgile. |
XLII. | — | L'influenza à Rome.—Système nouveau de philosophie.—Chasses.—Les chagrins de domestiques.—Je repars, pour la France. |
XLIII. | — | Florence.—Scène funèbre.—La bella sposina.—Le Florentin gai.—Lodi.—Milan.—Le théâtre de la Cannobiana.—Le public.—Préjugés sur l'organisation musicale des Italiens.—Leur amour invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations.—Rentrée en France. |
XLIV. | — | La censure papale.—Préparatifs de concerts.—Je reviens à Paris.—Le nouveau théâtre anglais.—Fétis.—Ses corrections des symphonies de Beethoven.—On me présente à miss Smithson.—Elle est ruinée.—Elle se casse la jambe.—Je l'épouse. |
XLV. | — | Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien.—Le quatrième acte d'Hamlet.—Antony.—Défection de l'orchestre.—Je prends ma revanche.—Visite de Paganini.—Son alto.—Composition d'Harold en Italie.—Fautes du chef d'orchestre Girard.—Je prends le parti de toujours conduire l'exécution de mes ouvrages.—Une lettre anonyme. |
XLVI. | — | M. de Gasparin me commande une messe de Requiem.—Les directeurs des beaux-arts.—Leurs opinions sur la musique.—Manque de foi.—La prise de Constantine.—Intrigues de Cherubini.—Boa constrictor.—On exécute mon Requiem. La tabatière d'Habeneck.—On ne me paye pas.—On veut me vendre la croix.—Toutes sortes d'infamies.—Ma fureur.—Mes menaces.—On me paye. |
XLVII. | — | Exécution du Lacrymosa de mon Requiem à Lille.—Petite couleuvre pour Cherubini.—Joli tour qu'il me joue.—Venimeux aspic que je lui fais avaler.—Je suis attaché à la rédaction du Journal des Débats.—Tourments que me cause l'exercice de mes fonctions de critique. |
XLVIII. | — | L'Esmeralda de mademoiselle Bertin.—Répétitions de mon opéra de Benvenuto Cellini.—Sa chute éclatante.—L'ouverture du Carnaval romain.—Habeneck.—Duprez.—Ernest Legouvé. |
XLIX. | — | Concert du 16 décembre 1838.—Paganini, sa lettre, son présent.—Élan religieux de ma femme.—Fureurs, joies et calomnies.—Ma visite à Paganini.—Son départ.—J'écris Roméo et Juliette.—Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu. |
L. | — | M. de Rémusat me commande la Symphonie funèbre et triomphale.—Son exécution.—Sa popularité à Paris.—Mot d'Habeneck.—Adjectif inventé pour cet ouvrage par Spontini.—Son erreur à propos du Requiem. |
LI. | — | Voyages et concerts à Bruxelles.—Quelques mots sur les orages de mon intérieur.—Les Belges.—Zanni de Ferranti.—Fétis.—Erreur grave de ce dernier.—Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris.—Cabale des amis d'Habeneck déjouée.—Esclandre dans la loge de M. de Girardin.—Moyen de faire fortune.—Je pars pour l'Allemagne. |
TOME II | ||
* | — | Premier voyage en allemagne (1841-1842) |
* | — | À M. A. Morel, première lettre, Bruxelles, Mayence, Francfort. |
* | — | À M. Girard, deuxième lettre, Stuttgard, Hechingen. |
* | — | À Liszt, troisième lettre, Manheim, Weimar. |
* | — | À Stephen Heller, quatrième lettre, Leipzig. |
* | — | À Ernst, cinquième lettre, Dresde. |
* | — | À Henri Heine, sixième lettre, Brunswick, Hambourg. |
* | — | À mademoiselle Louise Bertin, septième lettre. Berlin. |
* | — | À M. Habeneck, huitième lettre, Berlin. |
* | — | À M. Desmarest, neuvième lettre, Berlin. |
* | — | À M. G. Osborne, dixième lettre, Hanovre, Darmstadt. |
LII. | — | Je mets en scène le Freyschütz à l'Opéra.—Mes récitatifs, les chanteurs.—Dessauer.—M. Léon Pillet.—Ravages faits par ses successeurs dans la partition de Weber. |
LIII. | — | Je suis forcé d'écrire des feuilletons.—Mon désespoir.—Velléités de suicide.—Festival de l'Industrie.—1,022 exécutants.—32,000 francs de recette.—800 francs de bénéfice.—M. Delessert préfet de police.—Établissement de la censure des programmes de concert.—Les percepteurs du droit des hospices.—Le docteur Amussat.—Je vais à Nice.—Concerts dans le cirque des Champs-Élysées. |
* | — | Deuxième voyage en Allemange, l'Autriche, la Bohême et la Hongrie.—À M. Humbert Ferrand, première lettre, Vienne. |
* | — | À M. Humbert Ferrand, deuxième lettre, Vienne (suite). |
* | — | À M. Humbert Ferrand, troisième lettre, Pesth. |
* | — | À M. Humbert Ferrand, quatrième lettre, Prague. |
* | — | À M. Humbert Ferrand, cinquième lettre, Prague (suite). |
* | — | À M. Humbert Ferrand, sixième lettre, Prague (suite et fin). |
LIV. | — | Concert à Breslau.—Ma légende de la Damnation de Faust.—Le livret.—Les critiques patriotes allemands.—Exécution de la Damnation de Faust à Paris.—Je me décide à partir pour la Russie.—Bonté de mes amis. |
LV. | — | Voyage en Russie.—Le courrier prussien.—M. Nernst.—Les traîneaux.—La neige.—Stupidité des corbeaux.—Les comtes Wielhorski.—Le général Lwoff.—Mon premier concert.—L'Impératrice. Je fais fortune.—Voyage à Moscou.—Obstacle grotesque.—Le grand maréchal.—Les jeunes mélomanes.—Les canons du Kremlin. |
LVI. | — | Retour à Saint-Pétersbourg. Deux exécutions de Roméo et Juliette au Grand-Théâtre.—Roméo dans son cabriolet.—Ernst.—Nature de son talent.—L'action rétroactive de la musique. |
* | — | Suite du voyage en Russie.—Mon retour.—Riga.—Berlin.—L'exécution de Faust.—Un dîner à Sans-Souci.—Le roi de Prusse. |
LVII. | — | Paris.—Je fais nommer à la direction de l'Opéra MM. Roqueplan et Duponchel.—Leur reconnaissance.—La Nonne sanglante.—Je pars pour Londres.—Jullien, directeur de Drury-Lane.—Scribe.—Il faut que le prêtre vive de l'autel. |
LVIII. | — | Mort de mon père.—Nouveau voyage à la Côte-Saint-André.—Excursion à Meylan.—Accès furieux d'isolement.—Encore la Stella del monte.—Je lui écris. |
LIX. | — | Mort de ma sœur.—Mort de ma femme.—Ses obsèques.—L'Odéon.—Ma position dans le monde musical.—La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j'ai suscitées.—La cabale de Covent-Garden.—La coterie du Conservatoire de Paris.—La symphonie rêvée et oubliée.—Le charmant accueil qu'on me fait en Allemagne.—Le roi de Hanovre.—Le duc de Weimar.—L'intendant du roi de Saxe.—Mes adieux. |
* | — | Post-Scriptum.—Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M*** qui me demandait des notes pour écrire ma biographie. |
* | — | Postface.—J'ai fini.—L'Institut.—Concerts du palais de l'Industrie.—Jullien.—Le diapason de l'éternité.—Les Troyens.—Représentation de cet ouvrage à Paris.—Béatrice et Bénédict.—Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar.—Excursion à Lœwenberg.—Les concerts du Conservatoire.—Festival de Strasbourg.—Mort de ma seconde femme.—Dernières histoires de cimetière.—Au diable tout! |
* | — | Voyage en Dauphiné.—Deuxième pèlerinage à Meylan.—Vingt-quatre heures à Lyon.—Je revois madame F******.—Convulsions de cœur. |
Londres, 21 mars 1848.
On a imprimé, et on imprime encore de temps en temps à mon sujet des notices biographiques si pleines d'inexactitudes et d'erreurs, que l'idée m'est enfin venue d'écrire moi-même ce qui, dans ma vie laborieuse et agitée, me paraît susceptible de quelque intérêt pour les amis de l'art. Cette étude rétrospective me fournira en outre l'occasion de donner des notions exactes sur les difficultés que présente, à notre époque, la carrière des compositeurs, et d'offrir à ceux-ci quelques enseignements utiles.
Déjà un livre que j'ai publié il y a plusieurs années, et dont l'édition est épuisée, contenait avec des nouvelles et des fragments de critique musicale, le récit d'une partie de mes voyages. De bienveillants esprits ont souhaité quelquefois me voir remanier et compléter ces notes sans ordre.
Si j'ai tort de céder aujourd'hui à ce désir amical, ce n'est pas, au moins, que je m'abuse sur l'importance d'un pareil travail. Le public s'inquiète peu, je n'en saurais douter, de ce que je puis avoir fait, senti ou pensé. Mais un petit nombre d'artistes et d'amateurs de musique s'étant montrés pourtant curieux de le savoir, encore vaut-il mieux leur dire le vrai que de leur laisser croire le faux. Je n'ai pas la moindre velléité non plus de me présenter devant Dieu mon livre à la main en me déclarant le meilleur des hommes, ni d'écrire des confessions. Je ne dirai que ce qu'il me plaira de dire; et si le lecteur me refuse son absolution, il faudra qu'il soit d'une sévérité peu orthodoxe, car je n'avouerai que les péchés véniels.
Mais, finissons ce préambule. Le temps me presse. La République passe en ce moment son rouleau de bronze sur toute l'Europe; l'art musical, qui depuis si longtemps partout se traînait mourant, est bien mort à cette heure; on va l'ensevelir, ou plutôt le jeter à la voirie. Il n'y a plus de France, plus d'Allemagne pour moi. La Russie est trop loin, je ne puis y retourner. L'Angleterre, depuis que je l'habite, a exercé à mon égard une noble et cordiale hospitalité. Mais voici, aux premières secousses du tremblement de trônes qui bouleverse le continent, des essaims d'artistes effarés accourant de tous les points de l'horizon chercher un asile chez elle, comme les oiseaux marins se réfugient à terre aux approches des grandes tempêtes de l'Océan. La métropole britannique pourra-t-elle suffire à la subsistance de tant d'exilés? Voudra-t-elle prêter l'oreille à leurs chants attristés au milieu des clameurs orgueilleuses des peuples voisins qui se couronnent rois? l'exemple ne la tentera-t-il pas? Jam proximus ardet Ucalegon!... Qui sait ce que je serai devenu dans quelques mois?... je n'ai point de ressources assurées pour moi et les miens... Employons donc les minutes; dussé-je imiter bientôt la stoïque résignation de ces Indiens du Niagara, qui, après d'intrépides efforts pour lutter contre le fleuve, en reconnaissent l'inutilité, s'abandonnent enfin au courant, regardent d'un œil ferme le court espace qui les sépare de l'abîme, et chantent, jusqu'au moment où saisis par la cataracte, ils tourbillonnent avec le fleuve dans l'infini.
DE
La Côte Saint-André.—Ma première communion.—Première impression musicale.
Je suis né le 11 décembre 1803, à la Côte-Saint-André, très-petite ville de France, située dans le département de l'Isère, entre Vienne, Grenoble et Lyon. Pendant les mois qui précédèrent ma naissance, ma mère ne rêva point, comme celle de Virgile, qu'elle allait mettre au monde un rameau de laurier. Quelque douloureux que soit cet aveu pour mon amour-propre, je dois ajouter qu'elle ne crut pas non plus, comme Olympias, mère d'Alexandre, porter dans son sein un tison ardent. Cela est fort extraordinaire, j'en conviens, mais cela est vrai. Je vis le jour tout simplement, sans aucun des signes précurseurs en usage dans les temps poétiques, pour annoncer la venue des prédestinés de la gloire. Serait-ce que notre époque manque de poésie?...
La Côte Saint-André, son nom l'indique, est bâtie sur le versant d'une colline, et domine une assez vaste plaine, riche, dorée, verdoyante, dont le silence a je ne sais quelle majesté rêveuse, encore augmentée par la ceinture de montagnes qui la borne au sud et à l'est, et derrière laquelle se dressent au loin, chargés de glaciers, les pics gigantesques des Alpes.
Je n'ai pas besoin de dire que je fus élevé dans la foi catholique, apostolique et romaine. Cette religion charmante, depuis qu'elle ne brûle plus personne, a fait mon bonheur pendant sept années entières; et, bien que nous soyons brouillés ensemble depuis longtemps, j'en ai toujours conservé un souvenir fort tendre. Elle m'est si sympathique, d'ailleurs, que si j'avais eu le malheur de naître au sein d'un de ces schismes éclos sous la lourde incubation de Luther ou de Calvin, à coup sûr, au premier instant de sens poétique et de loisir, je me fusse hâté d'en faire abjuration solennelle pour embrasser la belle romaine de tout mon cœur. Je fis ma première communion le même jour que ma sœur aînée, et dans le couvent d'Ursulines où elle était pensionnaire. Cette circonstance singulière donna à ce premier acte religieux un caractère de douceur que je me rappelle avec attendrissement. L'aumônier du couvent me vint chercher à six heures du matin. C'était au printemps, le soleil souriait, la brise se jouait dans les peupliers murmurants; je ne sais quel arôme délicieux remplissait l'atmosphère. Je franchis tout ému le seuil de la sainte maison. Admis dans la chapelle, au milieu des jeunes amies de ma sœur, vêtues de blanc, j'attendis en priant avec elles l'instant de l'auguste cérémonie. Le prêtre s'avança, et, la messe commencée, j'étais tout à Dieu. Mais je fus désagréablement affecté quand, avec cette partialité discourtoise que certains hommes conservent pour leur sexe jusqu'au pied des autels, le prêtre m'invita à me présenter à la sainte table avant ces charmantes jeunes filles qui, je le sentais, auraient dû m'y précéder. Je m'approchai cependant, rougissant de cet honneur immérité. Alors, au moment où je recevais l'hostie consacrée, un chœur de voix virginales, entonnant un hymne à l'Eucharistie, me remplit d'un trouble à la fois mystique et passionné que je ne savais comment dérober à l'attention des assistants. Je crus voir le ciel s'ouvrir, le ciel de l'amour et des chastes délices, un ciel plus pur et plus beau mille fois que celui dont on m'avait tant parlé. Ô merveilleuse puissance de l'expression vraie, incomparable beauté de la mélodie du cœur! Cet air, si naïvement adapté à de saintes paroles et chanté dans une cérémonie religieuse, était celui de la romance de Nina: «Quand le bien-aimé reviendra.» Je l'ai reconnu dix ans après. Quelle extase de ma jeune âme! cher d'Aleyrac! Et le peuple oublieux des musiciens se souvient à peine de ton nom, à cette heure!
Ce fut ma première impression musicale.
Je devins ainsi saint tout d'un coup, mais saint au point d'entendre la messe tous les jours, de communier chaque dimanche, et d'aller au tribunal de la pénitence pour dire au directeur de ma conscience: «Mon père, je n'ai rien fait.»....—«Eh bien, mon enfant, répondait le digne homme, il faut continuer.» Je n'ai que trop bien suivi ce conseil pendant plusieurs années.
Mon père.—Mon éducation littéraire.—Ma passion pour les voyages.—Virgile.—Première secousse poétique.
Mon père (Louis Berlioz) était médecin. Il ne m'appartient pas d'apprécier son mérite. Je me bornerai à dire de lui: Il inspirait une très-grande confiance, non-seulement dans notre petite ville, mais encore dans les villes voisines. Il travaillait constamment, croyant la conscience d'un honnête homme engagée quand il s'agit de la pratique d'un art difficile et dangereux comme la médecine, et que, dans la limite de ses forces, il doit consacrer à l'étude tous ses instants, puisque de la perte d'un seul peut dépendre la vie de ses semblables. Il a toujours honoré ses fonctions en les remplissant de la façon la plus désintéressée, en bienfaiteur des pauvres et des paysans, plutôt qu'en homme obligé de vivre de son état. Un concours ayant été ouvert en 1810 par la société de médecine de Montpellier sur une question neuve et importante de l'art de guérir, mon père écrivit à ce sujet un mémoire qui obtint le prix. J'ajouterai que son livre fut imprimé à Paris[1] et que plusieurs médecins célèbres lui ont emprunté des idées sans le citer jamais. Ce dont mon père, dans sa candeur, s'étonnait, en ajoutant seulement: «Qu'importe, si la vérité triomphe!» Il a cessé d'exercer depuis longtemps, ses forces ne le lui permettent plus. La lecture et la méditation occupent sa vie maintenant.
Il est doué d'un esprit libre. C'est dire qu'il n'a aucun préjugé social, politique ni religieux. Il avait néanmoins si formellement promis à ma mère de ne rien tenter pour me détourner des croyances regardées par elle comme indispensables à mon salut, qu'il lui est arrivé plusieurs fois, je m'en souviens, de me faire réciter mon catéchisme. Effort de probité, de sérieux, ou d'indifférence philosophique, dont, il faut l'avouer, je serais incapable à l'égard de mon fils. Mon père, depuis longtemps, souffre d'une incurable maladie de l'estomac, qui l'a cent fois mis aux portes du tombeau. Il ne mange presque pas. L'usage constant et de jour en jour plus considérable de l'opium, ranime seul aujourd'hui ses forces épuisées. Il y a quelques années, découragé par les douleurs atroces qu'il ressentait, il prit à la fois trente-deux grains d'opium. «Mais je t'avoue, me dit-il plus tard, en me racontant le fait, que ce n'était pas pour me guérir.» Cette effroyable dose de poison, au lieu de le tuer comme il l'espérait, dissipa presque immédiatement ses souffrances et le rendit momentanément à la santé.
J'avais dix ans quand il me mit au petit séminaire de la Côte pour y commencer l'étude du latin. Il m'en retira bientôt après, résolu à entreprendre lui-même mon éducation.
Pauvre père, avec quelle patience infatigable, avec quel soin minutieux et intelligent il a été ainsi mon maître de langues, de littérature, d'histoire, de géographie et même de musique! ainsi qu'on le verra tout à l'heure.
Combien une pareille tâche, accomplie de la sorte, prouve dans un homme de tendresse pour son fils! et qu'il y a peu de pères qui en soient capables! Je n'ose croire pourtant cette éducation de famille aussi avantageuse que l'éducation publique, sous certains rapports. Les enfants restent ainsi en relations exclusives avec leurs parents, leurs serviteurs, et de jeunes amis choisis, ne s'accoutument point de bonne heure au rude contact des aspérités sociales; le monde et la vie réelle demeurent pour eux des livres fermés; et je sais, à n'en pouvoir douter, que je suis resté à cet égard enfant ignorant et gauche jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.
Mon père, tout en n'exigeant de moi qu'un travail très-modéré, ne put jamais m'inspirer un véritable goût pour les études classiques. L'obligation d'apprendre chaque jour par cœur quelques vers d'Horace et de Virgile m'était surtout odieuse. Je retenais cette belle poésie avec beaucoup de peine et une véritable torture de cerveau. Mes pensées s'échappaient d'ailleurs de droite et de gauche, impatientes de quitter la route qui leur était tracée. Ainsi je passais de longues heures devant des mappemondes, étudiant avec acharnement le tissu complexe que forment les îles, caps et détroits de la mer du Sud et de l'archipel Indien; réfléchissant sur la création de ces terres lointaines, sur leur végétation, leurs habitants, leur climat, et pris d'un désir ardent de les visiter. Ce fut l'éveil de ma passion pour les voyages et les aventures.
Mon père, à ce sujet, disait de moi avec raison: «Il sait le nom de chacune des îles Sandwich, des Moluques, des Philippines; il connaît le détroit de Torrès, Timor, Java et Bornéo, et ne pourrait dire seulement le nombre de départements de la France.» Cette curiosité de connaître les contrées éloignées, celles de l'autre hémisphère surtout, fut encore irritée par l'avide lecture de de tout ce que la bibliothèque de mon père contenait de voyages anciens et modernes; et nul doute que, si le lieu de ma naissance eût été un port de mer, je me fusse enfui quelque jour sur un navire, avec ou sans le consentement de mes parents, pour devenir marin. Mon fils a de très-bonne heure manifesté les mêmes instincts. Il est aujourd'hui sur un vaisseau de l'État, et j'espère qu'il parcourra avec honneur la carrière de la marine, qu'il a embrassée et qu'il avait choisie avant d'avoir seulement vu la mer.
Le sentiment des beautés élevées de la poésie vint faire diversion à ces rêves océaniques, quand j'eus quelque temps ruminé La Fontaine et Virgile. Le poëte latin, bien avant le fabuliste français, dont les enfants sont incapables en général, de sentir la profondeur cachée sous la naïveté, et la science du style voilée par un naturel si rare et si exquis, le poëte latin, dis-je, en me parlant de passions épiques que je pressentais, sut le premier trouver le chemin de mon cœur et enflammer mon imagination naissante. Combien de fois, expliquant devant mon père le quatrième livre de l'Énéide, n'ai-je pas senti ma poitrine se gonfler, ma voix s'altérer et se briser!... Un jour, déjà troublé dès le début de ma traduction orale par le vers:
«Atregina gravi jamdudum saucia cura,»
j'arrivais tant bien que mal à la péripétie du drame; mais lorsque j'en fus à la scène où Didon expire sur son bûcher, entourée des présents que lui fit Énée, des armes du perfide, et versant sur ce lit, hélas! bien connu, les flots de son sang courroucé; obligé que j'étais de répéter les expressions désespérées de la mourante, trois fois se levant appuyée sur son coude et trois fois retombant, de décrire sa blessure et son mortel amour frémissant au fond de sa poitrine, et les cris de sa sœur, de sa nourrice, de ses femmes éperdues, et cette agonie pénible dont les dieux mêmes émus envoient Iris abréger la durée, les lèvres me tremblèrent, les paroles en sortaient à peine et inintelligibles; enfin au vers:
«Quæsivit cœlo lucem ingemuitque reperta.»
à cette image sublime de Didon qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant, je fus pris d'un frissonnement nerveux, et, dans l'impossibilité de continuer, je m'arrêtai court.
Ce fut une des occasions où j'appréciai le mieux l'ineffable bonté de mon père. Voyant combien j'étais embarrassé et confus d'une telle émotion, il feignit de ne la point apercevoir, et, se levant tout à coup, il ferma le livre en disant: «Assez, mon enfant, je suis fatigué!» Et je courus, loin de tous les yeux, me livrer à mon chagrin virgilien.
Meylan.—Mon oncle.—Les brodequins roses.—L'hamadryade du Saint-Eynard.—L'amour dans un cœur de douze ans.
C'est que je connaissais déjà cette cruelle passion, si bien décrite par l'auteur de l'Énéide, passion rare, quoi qu'on en dise, si mal définie et si puissante sur certaines âmes. Elle m'avait été révélée avant la musique, à l'âge de douze ans. Voici comment:
Mon grand-père maternel, dont le nom est celui du fabuleux guerrier de Walter Scott, (Marmion) vivait à Meylan, campagne située à deux lieues de Grenoble, du côté de la frontière de Savoie. Ce village, et les hameaux qui l'entourent, la vallée de l'Isère qui se déroule à leurs pieds et les montagnes du Dauphiné qui viennent là se joindre aux Basses-Alpes, forment un des plus romantiques séjours que j'aie jamais admirés. Ma mère, mes sœurs et moi, nous allions ordinairement chaque année y passer trois semaines vers la fin de l'été. Mon oncle (Félix Marmion), qui suivait alors la trace lumineuse du grand Empereur, venait quelquefois nous y joindre, tout chaud encore de l'haleine du canon, orné tantôt d'un simple coup de lance, tantôt d'un coup de mitraille dans le pied ou d'un magnifique coup de sabre au travers de la figure. Il n'était encore qu'adjudant-major de lanciers; jeune, épris de la gloire, prêt à donner sa vie pour un de ses regards, croyant le trône de Napoléon inébranlable comme le mont Blanc; et joyeux et galant, grand amateur de violon et chantant fort bien l'opéra-comique.
Dans la partie haute de Meylan, tout contre l'escarpement de la montagne, est une maisonnette blanche, entourée de vignes et de jardins, d'où la vue plonge sur la vallée de l'Isère; derrière sont quelques collines rocailleuses, une vieille tour en ruines, des bois, et l'imposante masse d'un rocher immense, le Saint-Eynard; une retraite enfin évidemment prédestinée à être le théâtre d'un roman. C'était la villa de madame Gautier, qui l'habitait pendant la belle saison avec ses deux nièces, dont la plus jeune s'appelait Estelle. Ce nom seul eût suffi pour attirer mon attention; il m'était cher déjà à cause de la pastorale de Florian (Estelle et Némorin) dérobée par moi dans la bibliothèque de mon père, et lue en cachette, cent et cent fois. Mais celle qui le portait avait dix-huit ans, une taille élégante et élevée, de grands yeux armés en guerre, bien que toujours souriants, une chevelure digne d'orner le casque d'Achille, des pieds, je ne dirai pas d'Andalouse, mais de Parisienne pur sang, et des... brodequins roses!... Je n'en avais jamais vu... Vous riez!!... Eh bien, j'ai oublié la couleur de ses cheveux (que je crois noirs pourtant) et je ne puis penser à elle sans voir scintiller, en même temps que les grands yeux, les petits brodequins roses.
En l'apercevant, je sentis une secousse électrique; je l'aimai, c'est tout dire. Le vertige me prit et ne me quitta plus. Je n'espérais rien... je ne savais rien... mais j'éprouvais au cœur une douleur profonde. Je passais des nuits entières à me désoler. Je me cachais le jour dans les champs de maïs, dans les réduits secrets du verger de mon grand-père, comme un oiseau blessé, muet et souffrant. La jalousie, cette pâle compagne des plus pures amours, me torturait au moindre mot adressé par un homme à mon idole. J'entends encore en frémissant le bruit des éperons de mon oncle quand il dansait avec elle! Tout le monde, à la maison et dans le voisinage, s'amusait de ce pauvre enfant de douze ans brisé par un amour au-dessus de ses forces. Elle-même qui, la première, avait tout deviné, s'en est fort divertie, j'en suis sûr. Un soir il y avait une réunion nombreuse chez sa tante; il fut question de jouer aux barres; il fallait, pour former les deux camps ennemis, se diviser en deux groupes égaux; les cavaliers choisissaient leurs dames; on fit exprès de me laisser avant tous désigner la mienne. Mais je n'osai, le cœur me battait trop fort; je baissai les yeux en silence. Chacun de me railler; quand mademoiselle Estelle, saisissant ma main: «Eh bien, non, c'est moi qui choisirai! Je prends M. Hector!» Ô douleur! elle riait aussi, la cruelle, en me regardant du haut de sa beauté...
Non, le temps n'y peut rien... d'autres amours n'effacent point la trace du premier... J'avais treize ans, quand je cessai de la voir... J'en avais trente quand, revenant d'Italie par les Alpes, mes yeux se voilèrent en apercevant de loin le Saint-Eynard, et la petite maison blanche, et la vieille tour... Je l'aimais encore... J'appris en arrivant qu'elle était devenue... mariée et... tout ce qui s'ensuit. Cela ne me guérit point. Ma mère, qui me taquinait quelquefois au sujet de ma première passion, eut peut-être tort de me jouer le tour qu'on va lire. «Tiens, me dit-elle, peu de jours après mon retour de Rome, voilà une lettre qu'on m'a chargée de faire tenir à une dame qui doit passer ici tout à l'heure dans la diligence de Vienne. Va au bureau du courrier, pendant qu'on changera de chevaux, tu demanderas madame F*** et tu lui remettras la lettre. Regarde bien cette dame, je parie que tu la reconnaîtras, bien que tu ne l'aies pas vue depuis dix-sept ans.» Je vais, sans me douter de ce que cela voulait dire, à la station de la diligence. À son arrivée, je m'approche la lettre à la main, demandant madame F***. «C'est moi, monsieur!» me dit une voix. C'est elle! me dit un coup sourd qui retentit dans ma poitrine. Estelle!... encore belle!... Estelle!... la nymphe, l'hamadryade du Saint-Eynard, des vertes collines de Meylan! C'est son port de tête, sa splendide chevelure, et son sourire éblouissant!... mais les petits brodequins roses, hélas! où étaient-ils?... On prit la lettre. Me reconnut-on? je ne sais. La voiture repartit; je rentrai tout vibrant de la commotion. «Allons, me dit ma mère en m'examinant, je vois que Némorin n'a point oublié son Estelle.» Son Estelle! méchante mère!...
Premières leçons de musique, données par mon père.—Mes essais en composition.—Études ostéologiques.—Mon aversion pour la médecine.—Départ pour Paris.
Quand j'ai dit plus haut que la musique m'avait été révélée en même temps que l'amour, à l'âge de douze ans, c'est la composition que j'aurais dû dire; car je savais déjà, avant ce temps, chanter à première vue, et jouer de deux instruments. Mon père encore m'avait donné ce commencement d'instruction musicale.
Le hasard m'ayant fait trouver un flageolet au fond d'un tiroir où je furetais, je voulus aussitôt m'en servir cherchant inutilement à reproduire l'air populaire de Marlborough.
Mon père, que ces sifflements incommodaient fort, vint me prier de le laisser en repos, jusqu'à l'heure où il aurait le loisir de m'enseigner le doigté du mélodieux instrument, et l'exécution du chant héroïque dont j'avais fait choix. Il parvint en effet à me les apprendre sans trop de peine; et, au bout de deux jours, je fus maître de régaler de mon air de Marlborough toute la famille.
On voit déjà, n'est-ce pas, mon aptitude pour les grands effets d'instruments à vent?... (Un biographe pur sang ne manquerait pas de tirer cette ingénieuse induction...) Ceci inspira à mon père l'envie de m'apprendre à lire la musique; il m'expliqua les premiers principes de cet art, en me donnant une idée nette de la raison des signes musicaux et de l'office qu'ils remplissent. Bientôt après, il me mit entre les mains une flûte, avec la méthode de Devienne, et prit, comme pour le flageolet, la peine de m'en montrer le mécanisme. Je travaillai avec tant d'ardeur, qu'au bout de sept à huit mois j'avais acquis sur la flûte un talent plus que passable. Alors, désireux de développer les dispositions que je montrais, il persuada à quelques familles aisées de la Côte de se réunir à lui pour faire venir de Lyon un maître de musique. Ce plan réussit. Un second violon du Théâtre des Célestins, qui jouait en outre de la clarinette, consentit à venir se fixer dans notre petite ville barbare, et à tenter d'en musicaliser les habitants moyennant un certain nombre d'élèves assuré et des appointements fixes pour diriger la bande militaire de la garde nationale. Il se nommait Imbert. Il me donna deux leçons par jour; j'avais une jolie voix de soprano; bientôt je fus un lecteur intrépide, un assez agréable chanteur, et je jouai sur la flûte les concertos de Drouet les plus compliqués. Le fils de mon maître, un peu plus âgé que moi, et déjà habile corniste, m'avait pris en amitié. Un matin il vint me voir, j'allais partir pour Meylan: «Comment, me dit-il, vous partez sans me dire adieu! Embrassons-nous, peut-être ne vous reverrai-je plus...» Je restai surpris de l'air étrange de mon jeune camarade et de la façon solennelle avec laquelle il m'avait quitté. Mais l'incommensurable joie de revoir Meylan et la radieuse Stella montis me l'eurent bientôt fait oublier. Quelle triste nouvelle au retour! Le jour même de mon départ, le jeune Imbert, profitant de l'absence momentanée de ses parents, s'était pendu dans sa maison. On n'a jamais pénétré le motif de ce suicide.
J'avais découvert, parmi de vieux livres, le traité d'harmonie de Rameau, commenté et simplifié par d'Alembert. J'eus beau passer des nuits à lire ces théories obscures, je ne pus parvenir à leur trouver un sens. Il faut en effet être déjà maître de la science des accords, et avoir beaucoup étudié les questions de physique expérimentale sur lesquelles repose le système tout entier, pour comprendre ce que l'auteur a voulu dire. C'est donc un traité d'harmonie à l'usage seulement de ceux qui la savent. Et pourtant je voulais composer. Je faisais des arrangements de duos en trios et en quatuors, sans pouvoir parvenir à trouver des accords ni une basse qui eussent le sens commun. Mais à force d'écouter des quatuors de Pleyel exécutés le dimanche par nos amateurs, et grâce au traité d'harmonie de Catel, que j'étais parvenu à me procurer, je pénétrai enfin, et en quelque sorte subitement, le mystère de la formation et de l'enchaînement des accords. J'écrivis aussitôt une espèce de pot-pourri à six parties, sur des thèmes italiens dont je possédais un recueil. L'harmonie en parut supportable. Enhardi par ce premier pas, j'osai entreprendre de composer un quintette pour flûte, deux violons, alto et basse, que nous exécutâmes, trois amateurs, mon maître et moi.
Ce fut un triomphe. Mon père seul ne parut pas de l'avis des applaudisseurs. Deux mois après nouveau quintette. Mon père voulut en entendre la partie de flûte, avant de me laisser tenter la grande exécution; selon l'usage des amateurs de province, qui s'imaginent pouvoir juger un quatuor d'après le premier violon. Je la lui jouai, et à une certaine phrase: «À la bonne heure, me dit-il, ceci est de la musique.» Mais ce quintette, beaucoup plus ambitieux que le premier, était aussi bien plus difficile; nos amateurs ne purent parvenir à l'exécuter passablement. L'alto et le violoncelle surtout pateaugeaient à qui mieux mieux.
J'avais a cette époque douze ans et demi. Les biographes qui ont écrit dernièrement encore, qu'a vingt ans, je ne connaissais pas les notes, se sont, on le voit, étrangement trompés.
J'ai brûlé les deux quintettes, quelques années après les avoir faits, mais il est singulier qu'en écrivant beaucoup plus tard, à Paris, ma première composition d'orchestre, la phrase approuvée par mon père dans le second de ces essais, me soit revenue en tête, et se sont fait adopter. C'est le chant en la bémol exposé par les premiers violons, un peu après le début de l'allégro de l'ouverture des Francs-Juges.
Après la triste et inexplicable fin de son fils, le pauvre Imbert était retourné à Lyon, où je crois qu'il est mort. Il eut presque immédiatement à la Côte un successeur, beaucoup plus habile que lui, nommé Dorant. Celui-ci, Alsacien de Colmar, jouait à peu près de tous les instruments, et excellait sur la clarinette, la basse, le violon et la guitare. Il donna des leçons de guitare à ma sœur aînée qui avait de la voix, mais que la nature a entièrement privée de tout instinct musical. Elle aime la musique pourtant, sans avoir jamais pu parvenir à la lire et à déchiffrer seulement une romance. J'assistais à ses leçons; je voulus en prendre aussi moi-même; jusqu'à ce que Dorant en artiste honnête et original, vint dire brusquement à mon père: «Monsieur, il m'est impossible de continuer mes leçons de guitare à votre fils!—Pourquoi donc? vous aurait-il manqué de quelque manière, ou se montre-t-il paresseux au point de vous faire désespérer de lui?—Rien de tout cela, mais ce serait ridicule, il est aussi fort que moi.»
Me voilà donc passé maître sur ces trois majestueux et incomparables instruments, le flageolet, la flûte et la guitare! Qui oserait méconnaître, dans ce choix judicieux, l'impulsion de la nature me poussant vers les plus immenses effets d'orchestre et la musique à la Michel-Ange!... La flûte, la guitare et le flageolet!!!... Je n'ai jamais possédé d'autres talents d'exécution; mais ceux-ci me paraissent déjà fort respectables. Encore, non, je me fais tort, je jouais aussi du tambour.
Mon père n'avait pas voulu me laisser entreprendre l'étude du piano. Sans cela il est probable que je fusse devenu un pianiste redoutable, comme quarante mille autres. Fort éloigné de vouloir faire de moi un artiste, il craignait sans doute que le piano ne vînt à me passionner trop violemment et à m'entraîner dans la musique plus loin qu'il ne le voulait. La pratique de cet instrument m'a manqué souvent; elle me serait utile en maintes circonstances; mais, si je considère l'effrayante quantité de platitudes dont il facilite journellement l'émission, platitudes honteuses et que la plupart de leurs auteurs ne pourraient pourtant pas écrire si, privés de leur kaléidoscope musical, ils n'avaient pour cela que leur plume et leur papier, je ne puis m'empêcher de rendre grâces au hasard qui m'a mis dans la nécessité de parvenir à composer silencieusement et librement, en me garantissant ainsi de la tyrannie des habitudes des doigts, si dangereuses pour la pensée, et de la séduction qu'exerce toujours plus ou moins sur le compositeur la sonorité des choses vulgaires. Il est vrai que les innombrables amateurs de ces choses-là expriment à mon sujet le regret contraire; mais j'en suis peu touché.
Les essais de composition de mon adolescence portaient l'empreinte d'une mélancolie profonde. Presque toutes mes mélodies étaient dans le mode mineur. Je sentais le défaut sans pouvoir l'éviter. Un crêpe noir couvrait mes pensées; mon romanesque amour de Meylan les y avait enfermées. Dans cet état de mon âme, lisant sans cesse l'Estelle de Florian, il était probable que je finirais par mettre en musique quelques-unes des nombreuses romances contenues dans cette pastorale, dont la fadeur alors me paraissait douce. Je n'y manquai pas.
J'en écrivis une, entre autres, extrêmement triste sur des paroles qui exprimaient mon désespoir de quitter les bois et les lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux et les petits brodequins roses de ma beauté cruelle. Cette pâle poésie me revient aujourd'hui, avec un rayon de soleil printanier, à Londres, où je suis en proie à de graves préoccupations, à une inquiétude mortelle, à une colère concentrée de trouver encore là comme ailleurs tant d'obstacles ridicules... En voici la première strophe:
«Je vais donc quitter pour jamais
Mon doux pays, ma douce amie,
Loin d'eux je vais traîner ma vie
Dans les pleurs et dans les regrets!
Fleuve dont j'ai vu l'eau limpide,
Pour réfléchir ses doux attraits,
Suspendre sa course rapide,
Je vais vous quitter pour jamais[2].»
Quant à la mélodie de cette romance, brûlée comme le sextuor, comme les quintettes, avant mon départ pour Paris, elle se représenta humblement à ma pensée, lorsque j'entrepris en 1829 d'écrire ma symphonie fantastique. Elle me sembla convenir à l'expression de cette tristesse accablante d'un jeune cœur qu'un amour sans espoir commence à torturer, et je l'acueillis. C'est la mélodie que chantent les premiers violons au début du largo de la première partie de cet ouvrage, intitulé: rêveries, passions; je n'y ai rien changé.
Mais pendant ces diverses tentatives, au milieu de mes lectures, de mes études géographiques, de mes aspirations religieuses et des alternatives de calme et de tempête dans mon premier amour, le moment approchait où je devais me préparer à suivre une carrière. Mon père me destinait à la sienne, n'en concevant pas de plus belle, et m'avait dès longtemps laissé entrevoir son dessein.
Mes sentiments à cet égard n'étaient rien moins que favorables à ses vues, et je les avais aussi dans l'occasion manifestés avec énergie. Sans me rendre compte précisément de ce que j'éprouvais, je pressentais une existence passée bien loin du chevet des malades, des hospices et des amphithéâtres. N'osant m'avouer celle que je rêvais, ma résolution me paraissait pourtant bien prise de résister à tout ce qu'on pourrait faire pour m'amener à la médecine. La vie de Gluck et celle de Haydn que je lus à cette époque, dans la Biographie universelle, me jetèrent dans la plus grande agitation. Quelle belle gloire! me disais-je, en pensant à celle de ces deux hommes illustres; quel bel art! quel bonheur de le cultiver en grand! En outre, un incident fort insignifiant en apparence vint m'impressionner encore dans le même sens et illuminer mon esprit d'une clarté soudaine qui me fit entrevoir au loin mille horizons musicaux étranges et grandioses.
Je n'avais jamais vu de grande partition. Les seuls morceaux de musique à moi connus consistaient en solfèges accompagnés d'une basse chiffrée, en solos de flûte, ou en fragments d'opéras avec accompagnement de piano. Or, un jour une feuille de papier réglé à vingt-quatre portées me tomba sous la main. En apercevant cette grande quantité de lignes, je compris aussitôt à quelle multitude de combinaisons instrumentales et vocales leur emploi ingénieux pouvait donner lieu, je et m'écriai: «Quel orchestre on doit pouvoir écrire là-dessus!» À partir de ce moment la fermentation musicale de ma tête ne fit que croître, et mon aversion pour la médecine redoubla. J'avais de mes parents une trop grande crainte, toutefois, pour rien oser avouer de mes audacieuses pensées, quand mon père, à la faveur même de la musique, en vint à un coup d'État pour détruire ce qu'il appelait mes puériles antipathies, et me faire commencer les études médicales.
Afin de me familiariser instantanément avec les objets que je devais bientôt avoir constamment sous les yeux, il avait étalé dans son cabinet l'énorme Traité d'ostéologie de Munro, ouvert, et contenant des gravures de grandeur naturelle, où les diverses parties de la charpente humaine sont reproduites très-fidèlement. «Voilà un ouvrage, me dit-il, que tu vas avoir à étudier. Je ne pense pas que tu persistes dans tes idées hostiles à la médecine; elles ne sont ni raisonnables ni fondées sur quoi que ce soit. Et si, au contraire, tu veux me promettre d'entreprendre sérieusement ton cours d'ostéologie, je ferai venir de Lyon, pour toi, une flûte magnifique garnie de toutes les nouvelles clefs.» Cet instrument était depuis longtemps l'objet de mon ambition. Que répondre?... La solennité de la proposition, le respect mêlé de crainte que m'inspirait mon père, malgré toute sa bonté, et la force de la tentation, me troublèrent au dernier point. Je laissai échapper un oui bien faible et rentrai dans ma chambre, où je me jetai sur mon lit accablé de chagrin.
Être médecin! étudier l'anatomie! disséquer! assister à d'horribles opérations! au lieu de me livrer corps et âme à la musique, cet art sublime dont je concevais déjà la grandeur! Quitter l'empirée pour les plus tristes séjours de la terre! les anges immortels de la poésie et de l'amour et leurs chants inspirés, pour de sales infirmiers, d'affreux garçons d'amphithéâtre, des cadavres hideux, les cris des patients, les plaintes et le râle précurseurs de la mort!...
Oh! non, tout cela me semblait le renversement absolu de l'ordre naturel de ma vie, et monstrueux et impossible. Cela fut pourtant.
Les études d'ostéologie furent commencées en compagnie d'un de mes cousins (A. Robert, aujourd'hui l'un des médecins distingués de Paris), que mon père avait pris pour élève en même temps que moi. Malheureusement Robert jouait fort bien du violon (il était de mes exécutants pour les quintettes) et nous nous occupions ensemble un peu plus de musique que d'anatomie pendant les heures de nos études. Ce qui ne l'empêchait pas, grâce au travail obstiné auquel il se livrait chez lui en particulier, de savoir toujours beaucoup mieux que moi ses démonstrations. De là, bien de sévères remontrances et même de terribles colères paternelles.
Néanmoins, moitié de gré, moitié de force, je finis par apprendre tant bien que mal de l'anatomie tout ce que mon père pouvait m'en enseigner, avec le secours des préparations sèches (des squelettes) seulement; et j'avais dix-neuf ans quand, encouragé par mon condisciple, je dus me décider à aborder les grandes études médicales et à partir avec lui, dans cette intention, pour Paris.
Ici, je m'arrête un instant avant d'entreprendre le récit de ma vie parisienne et des luttes acharnées que j'y engageai presque en arrivant et que je n'ai jamais cessé d'y soutenir contre les idées, les hommes et les choses. Le lecteur me permettra de prendre haleine.
D'ailleurs, c'est aujourd'hui (10 avril) que la manifestation des deux cent mille chartistes anglais doit avoir lieu. Dans quelques heures peut-être, l'Angleterre sera bouleversée comme le reste de l'Europe, et cet asile même ne me restera plus. Je vais voir se décider la question.
(8 heures du soir). Allons, les chartistes sont de bonnes pâtes de révolutionnaires. Tout s'est bien passé. Les canons, ces puissants orateurs, ces grands logiciens dont les arguments irrésistibles pénètrent si profondément dans les masses, étaient à la tribune. Ils n'ont pas même été obligés de prendre la parole, leur aspect a suffi pour porter dans toutes les âmes la conviction de l'inopportunité d'une révolution, et les chartistes se sont dispersés dans le plus grand ordre.
Braves gens! vous vous entendez à faire des émeutes comme les Italiens à écrire des symphonies. Il en est de même des Irlandais très-probablement, et O'Connell avait bien raison de leur dire toujours: Agitez! agitez! mais ne bougez pas!
(12 juillet). Il m'a été impossible pendant les trois mois qui viennent de s'écouler de poursuivre le travail de ces mémoires. Je repars maintenant pour le malheureux pays qu'on appelle encore la France, et qui est le mien après tout. Je vais voir de quelle façon un artiste peut y vivre, ou combien de temps il lui faut pour y mourir, au milieu des ruines sous lesquelles la fleur de l'art est écrasée et ensevelie. Farewell England!...
(France, 16 juillet 1848). Me voilà de retour! Paris achève d'enterrer ses morts. Les pavés des barricades ont repris leur place, d'où ils ressortiront peut-être demain. À peine arrivé, je cours au faubourg Saint-Antoine: quel spectacle! quels hideux débris! Le Génie de la Liberté qui plane au sommet de la colonne de la Bastille, a lui-même le corps traversé d'une balle. Les arbres abattus, mutilés, les maisons prêtes à crouler, les places, les rues, les quais semblent encore vibrants du fracas homicide!... Pensons donc à l'art par ce temps de folies furieuses et de sanglantes orgies!... Tous nos théâtres sont fermés, tous les artistes ruinés, tous les professeurs oisifs, tous les élèves en fuite; de pauvres pianistes jouent des sonates sur les places publiques, des peintres d'histoire balayent les rues, des architectes gâchent du mortier dans les ateliers nationaux... L'Assemblée vient de voter d'assez fortes sommes pour rendre possible la réouverture des théâtres et accorder en outre de légers secours aux artistes les plus malheureux. Secours insuffisants pour les musiciens surtout! Il y a des premiers violons à l'Opéra dont les appointements n'allaient pas à neuf cents francs par an. Ils avaient vécu à grand'peine jusqu'à ce jour, en donnant des leçons. On ne doit pas supposer qu'ils aient pu faire de brillantes économies. Leurs élèves partis, que vont-ils devenir, ces malheureux? On ne les déportera pas, quoique beaucoup d'entre eux n'aient plus de chances de gagner leur vie qu'en Amérique, aux Indes ou à Sydney; la déportation coûte trop cher au gouvernement: pour l'obtenir, il faut l'avoir méritée, et tous nos artistes ont combattu les insurgés et sont montés à l'assaut des barricades...
Au milieu de cette effroyable confusion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, du vrai et du faux, en entendant parler cette langue dont la plupart des mots sont détournés de leur acception, n'y a-t-il pas de quoi devenir complètement fou!!!
Continuons mon auto biographie. Je n'ai rien de mieux à faire. L'examen du passé servira, d'ailleurs, à détourner mon attention du présent.
Une année d'études médicales.—Le professeur Amussat.—Une représentation à l'Opéra.—La bibliothèque du Conservatoire.—Entraînement irrésistible vers la musique.—Mon père se refuse à me laisser suivre cette carrière.—Discussions de famille.
En arrivant à Paris, en 1822, avec mon condisciple A. Robert, je me livrai tout entier aux études relatives à la carrière qui m'était imposée; je tins loyalement la promesse que j'avais faite à mon père en partant. J'eus pourtant à subir une épreuve assez difficile, quand Robert, m'ayant appris un matin qu'il avait acheté un sujet (un cadavre), me conduisit pour la première fois à l'amphithéâtre de dissection de l'hospice de la Pitié. L'aspect de cet horrible charnier humain, ces membres épars, ces têtes grimaçantes, ces crânes entr'ouverts, le sanglant cloaque dans lequel nous marchions, l'odeur révoltante qui s'en exhalait, les essaims de moineaux se disputant des lambeaux de poumons, les rats grignotant dans leur coin des vertèbres saignantes, me remplirent d'un tel effroi que, sautant par la fenêtre de l'amphithéâtre, je pris la fuite à toutes jambes et courus haletant jusque chez moi comme si la mort et son affreux cortège eussent été à mes trousses. Je passai vingt-quatre heures sous le coup de cette première impression, sans vouloir plus entendre parler d'anatomie, ni de dissection, ni de médecine, et méditant mille folies pour me soustraire à l'avenir dont j'étais menacé.
Robert perdait son éloquence à combattre mes répugnances et à me démontrer l'absurdité de mes projets. Il parvint pourtant à me faire tenter une seconde expérience. Je consentis à le suivre de nouveau à l'hospice, et nous entrâmes ensemble dans la funèbre salle. Chose étrange! en revoyant ces objets qui dès l'abord m'avaient inspiré une si profonde horreur, je demeurai parfaitement calme, je n'éprouvai absolument rien qu'un froid dégoût; j'étais déjà familiarisé avec ce spectacle comme un vieux carabin; c'était fini. Je m'amusai même, en arrivant, à fouiller la poitrine entr'ouverte d'un pauvre mort, pour donner leur pitance de poumons aux hôtes ailés de ce charmant séjour. À la bonne heure! me dit Robert en riant, tu t'humanises!
Aux petits des oiseaux tu donnes la pâture.
—Et ma bonté s'étend sur toute la nature.
répliquai-je en jetant une omoplate à un gros rat qui me regardait d'un air affamé.
Je suivis donc, sinon avec intérêt, au moins avec une stoïque résignation le cours d'anatomie. De secrètes sympathies m'attachaient même à mon professeur Amussat, qui montrait pour cette science une passion égale à celle que je ressentais pour la musique. C'était un artiste en anatomie. Hardi novateur en chirurgie, son nom est aujourd'hui européen; ses découvertes excitent dans le monde savant l'admiration et la haine. Le jour et la nuit suffisent à peine à ses travaux. Bien qu'exténué des fatigues d'une telle existence, il continue, rêveur, mélancolique, ses audacieuses recherches et persiste dans sa périlleuse voie. Ses allures sont celles d'un homme de génie. Je le vois souvent; je l'aime.
Bientôt les leçons de Thénard et de Gay-Lussac qui professaient, l'un la chimie, l'autre la physique au Jardin des Plantes, le cours de littérature, dans lequel Andrieux savait captiver son auditoire avec tant de malicieuse bonhomie, m'offrirent de puissantes compensations; je trouvai à les suivre un charme très-vif et toujours croissant. J'allais devenir un étudiant comme tant d'autres, destiné à ajouter une obscure unité au nombre désastreux des mauvais médecins, quand, un soir, j'allai à l'Opéra. On y jouait les Danaides, de Salieri. La pompe, l'éclat du spectacle, la masse harmonieuse de l'orchestre et des chœurs, le talent pathétique de madame Branchu, sa voix extraordinaire, la rudesse grandiose de Dérivis; l'air d'Hypermnestre où je retrouvais, imités par Salieri, tous les traits de l'idéal que je m'étais fait du style de Gluck, d'après des fragments de son Orphée découverts dans la bibliothèque de mon père; enfin la foudroyante bacchanale et les airs de danse si mélancoliquement voluptueux, ajoutés par Spontini à la partition de son vieux compatriote, me mirent dans un état de trouble et d'exaltation que je n'essayerai pas de décrire. J'étais comme un jeune homme aux instincts navigateurs, qui, n'ayant jamais vu que les nacelles des lacs de ses montagnes, se trouverait brusquement transporté sur un vaisseau à trois ponts en pleine mer. Je ne dormis guère, on peut le croire, la nuit qui suivit cette représentation, et la leçon d'anatomie du lendemain se ressentit de mon insomnie. Je chantais l'air de Danaüs: «Jouissez du destin propice,» en sciant le crâne de mon sujet, et quand Robert, impatienté de m'entendre murmurer la mélodie «Descends dans le sein d'Amphitrite» au lieu de lire le chapitre de Bichat sur les aponévroses, s'écriait: «Soyons donc à notre affaire! nous ne travaillons pas! dans trois jours notre sujet sera gâté!... il coûte dix-huit francs!... il faut pourtant être raisonnable!» je répliquais par l'hymne à Némésis «Divinité de sang avide!» et le scalpel lui tombait des mains.
La semaine suivante, je retournai à l'Opéra où j'assistai, cette fois, à une représentation de la Stratonice de Méhul et du ballet de Nina dont la musique avait été composée et arrangée par Persuis. J'admirai beaucoup dans Stratonice l'ouverture d'abord, l'air de Séleucus «Versez tous vos chagrins» et le quatuor de la consultation; mais l'ensemble de la partition me parut un peu froid. Le ballet, au contraire, me plut beaucoup, et je fus profondément ému en entendant jouer sur le cor anglais par Vogt, pendant une navrante pantomime de mademoiselle Bigottini, l'air du cantique chanté par les compagnes de ma sœur au couvent des Ursulines, le jour de ma première communion. C'était la romance «Quand le bien-aimé reviendra.» Un de mes voisins qui en fredonnait les paroles, me dit le nom de l'opéra et celui de l'auteur auquel Persuis l'avait empruntée, et j'appris ainsi qu'elle appartenait à la Nina de d'Aleyrac. J'ai bien de la peine à croire, quel qu'ait pu être le talent de la cantatrice[3] qui créa le rôle de Nina, que cette mélodie ait jamais eu dans sa bouche un accent aussi vrai, une expression aussi touchante qu'en sortant de l'instrument de Vogt, et dramatisée par la mime célèbre.
Malgré de pareilles distractions, et tout en passant bien des heures, le soir, à réfléchir sur la triste contradiction établie entre mes études et mes penchants, je continuai quelque temps encore cette vie de tiraillements, sans grand profit pour mon instruction médicale, et sans pouvoir étendre le champ si borné de mes connaissances en musique. J'avais promis, je tenais ma parole. Mais, ayant appris que la bibliothèque du Conservatoire, avec ses innombrables partitions, était ouverte au public, je ne pus résister au désir d'y aller étudier les œuvres de Gluck, pour lesquelles j'avais déjà une passion instinctive, et qu'on ne représentait pas en ce moment à l'Opéra. Une fois admis dans ce sanctuaire, je n'en sortis plus. Ce fut le coup de grâce donné à la médecine. L'amphithéâtre fut décidément abandonné.
L'absorption de ma pensée par la musique fut telle que je négligeai même, malgré toute mon admiration pour Gay-Lussac et l'intérêt puissant d'une pareille étude, le cours d'électricité expérimentale, que j'avais commencé avec lui. Je lus et relus les partitions de Gluck, je les copiai, je les appris par cœur; elles me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger; j'en délirai. Et le jour où, après une anxieuse attente, il me fut enfin permis d'entendre Iphigénie en Tauride, je jurai, en sortant de l'Opéra, que, malgré père, mère, oncles, tantes, grands parents et amis, je serais musicien. J'osai même, sans plus tarder, écrire à mon père pour lui faire connaître tout ce que ma vocation avait d'impérieux et d'irrésistible, en le conjurant de ne pas la contrarier inutilement. Il répondit par des raisonnements affectueux, dont la conclusion était que je ne pouvais pas tarder à sentir la folie de ma détermination et à quitter la poursuite d'une chimère pour revenir à une carrière honorable et toute tracée. Mais mon père s'abusait. Bien loin de me rallier à sa manière de voir, je m'obstinai dans la mienne, et dès ce moment une correspondance régulière s'établit entre nous, de plus en plus sévère et menaçante du côté de mon père, toujours plus passionnée du mien et animée enfin d'un emportement qui allait jusques à la fureur.
Mon admission parmi les élèves de Lesueur.—Sa bonté. La chapelle royale.
Je m'étais mis à composer pendant ces cruelles discussions. J'avais écrit, entre autres choses, une cantate à grand orchestre, sur un poëme de Millevoye (Le Cheval arabe.) Un élève de Lesueur, nommé Gerono, que je rencontrais souvent à la bibliothèque du Conservatoire, me fit entrevoir la possibilité d'être admis dans la classe de composition de ce maître, et m'offrit de me présenter à lui. J'acceptai sa proposition avec joie, et je vins un matin soumettre à Lesueur la partition de ma cantate, avec un canon à trois voix que j'avais cru devoir lui donner pour auxiliaire dans cette circonstance solennelle. Lesueur eut la bonté de lire attentivement la première de ces deux œuvres informes, et dit en me la rendant: «Il y a beaucoup de chaleur et de mouvement dramatique là-dedans, mais vous ne savez pas encore écrire, et votre harmonie est entachée de fautes si nombreuses qu'il serait inutile de vous les signaler. Gerono aura la complaisance de vous mettre au courant de nos principes d'harmonie, et, dès que vous serez parvenu à les connaître assez pour pouvoir me comprendre, je vous recevrai volontiers parmi mes élèves.» Gerono accepta respectueusement la tâche que lui confiait Lesueur; il m'expliqua clairement, en quelques semaines, tout le système sur lequel ce maître a basé sa théorie de la production et de la succession des accords; système emprunté à Rameau et à ses rêveries sur la résonnance de la corde sonore[4]. Je vis tout de suite, à la manière dont Gerono m'exposait ces principes, qu'il ne fallait point en discuter la valeur, et que, dans l'école de Lesueur, ils constituaient une sorte de religion à laquelle chacun devait se soumettre aveuglément. Je finis même, telle est la force de l'exemple, par avoir en cette doctrine une foi sincère, et Lesueur, en m'admettant au nombre de ses disciples favoris, put me compter aussi parmi ses adeptes les plus fervents.
Je suis loin de manquer de reconnaissance pour cet excellent et digne homme, qui entoura mes premiers pas dans la carrière de tant de bienveillance, et m'a, jusqu'à la fin de sa vie, témoigné une véritable affection. Mais combien de temps j'ai perdu à étudier ses théories antédiluviennes, à les mettre en pratique et à les désapprendre ensuite, en recommençant de fond en comble mon éducation! Aussi m'arrive-t-il maintenant de détourner involontairement les yeux, quand j'aperçois une de ses partitions. J'obéis alors à un sentiment comparable à celui que nous éprouvons en voyant le portrait d'un ami qui n'est plus. J'ai tant admiré ces petits oratorios qui formaient le répertoire de Lesueur à la chapelle royale, et cette admiration, j'ai eu tant de regrets de la voir s'affaiblir! En comparant d'ailleurs à l'époque actuelle le temps où j'allais les entendre régulièrement tous les dimanches au palais des Tuileries, je me trouve si vieux, si fatigué, et pauvre d'illusions! Combien d'artistes célèbres que je rencontrais à ces solennités de l'art religieux n'existent plus! Combien d'autres sont tombés dans l'oubli pire que la mort! Que d'agitations! que d'efforts! que d'inquiétudes depuis lors! C'était le temps du grand enthousiasme, des grandes passions musicales, des longues rêveries, des joies infinies, inexprimables!... Quand j'arrivais à l'orchestre de la chapelle royale, Lesueur profitait ordinairement de quelques minutes avant le service, pour m'informer du sujet de l'œuvre qu'on allait exécuter, pour m'en exposer le plan et m'expliquer ses intentions principales. La connaissance du sujet traité par le compositeur n'était pas inutile, en effet, car il était rare que ce fût le texte de la messe. Lesueur, qui a écrit un grand nombre de messes, affectionnait particulièrement et produisait plus volontiers ces délicieux épisodes de l'Ancien Testament, tels que Noémi, Rachel, Ruth et Booz, Débora, etc., qu'il avait revêtus d'un coloris antique, parfois si vrai, qu'on oublie, en les écoutant, la pauvreté de sa trame musicale, son obstination à imiter dans les airs, duos et trios, l'ancien style dramatique italien, et la faiblesse enfantine de son instrumentation. De tous les poèmes (à l'exception peut-être de celui de Mac-Pherson, qu'il persistait à attribuer à Ossian), la Bible était sans contredit celui qui prêtait le plus au développement des facultés spéciales de Lesueur. Je partageais alors sa prédilection, et l'Orient, avec le calme de ses ardentes solitudes, la majesté de ses ruines immenses, ses souvenirs historiques, ses fables, était le point de l'horizon poétique vers lequel mon imagination aimait le mieux à prendre son vol.
Après la cérémonie, dès qu'à l'Ite missa est le roi Charles X s'était retiré, au bruit grotesque d'un énorme tambour et d'un fifre, sonnant traditionnellement une fanfare à cinq temps, digne de la barbarie du moyen âge qui la vit naître, mon maître m'emmenait quelquefois dans ses longues promenades. C'étaient ces jours-là de précieux conseils, suivis de curieuses confidences. Lesueur, pour me donner courage, me racontait une foule d'anecdotes sur sa jeunesse; ses premiers travaux à la maîtrise de Dijon, son admission à la sainte chapelle de Paris, son concours pour la direction de la maîtrise de Notre-Dame; la haine que lui porta Méhul; les avanies que lui firent subir les rapins du Conservatoire; les cabales ourdies contre son opéra de la Caverne, et la noble conduite de Cherubini à cette occasion, l'amitié de Paisiello qui le précéda à la chapelle impériale: les distinctions enivrantes prodiguées par Napoléon à l'auteur des Bardes[5]; les mots historiques du grand homme sur cette partition. Mon maître me disait encore ses peines infinies pour faire jouer son premier opéra: ses craintes, son anxiété avant la première représentation; sa tristesse étrange, son désœuvrement après le succès; son besoin de tenter de nouveau les hasards du théâtre; son opéra de Télémaque écrit en trois mois; la fière beauté de madame Scio vêtue en Diane chasseresse, et son superbe emportement dans le rôle de Calypso. Puis venaient les discussions; car il me permettait de discuter avec lui quand nous étions seuls, et j'usais quelquefois de la permission un peu plus largement qu'il n'eût été convenable. Sa théorie de la basse fondamentale et ses idées sur les modulations en fournissaient aisément la matière. À défaut de questions musicales, il mettait volontiers en avant quelques thèses philosophiques et religieuses, sur lesquelles nous n'étions pas non plus très-souvent d'accord. Mais nous avions la certitude de nous rencontrer à divers points de ralliement, tels que Gluck, Virgile, Napoléon, vers lesquels nos sympathies convergeaient avec une ardeur égale. Après ces longues causeries sur les bords de la Seine, ou sous les ombrages des Tuileries, il me renvoyait ordinairement, pour se livrer pendant plusieurs heures à des méditations solitaires, qui étaient devenues pour lui un véritable besoin.
Un premier opéra.—M. Andrieux.—Une première messe. M. de Chateaubriand.
Quelques mois après mon admission parmi les élèves particuliers de Lesueur, (je ne faisais point encore partie de ceux du Conservatoire) je me mis en tête d'écrire un opéra. Le cours de littérature de M. Andrieux, que je suivais assidûment, me fit penser à ce spirituel vieillard, et j'eus la singulière idée de m'adresser à lui pour le livret. Je ne sais ce que je lui écrivis à ce sujet, mais voici sa réponse.
«Monsieur,
»Votre lettre m'a vivement intéressé; l'ardeur que vous montrez pour le bel art que vous cultivez, vous y garantit des succès; je vous les souhaite de tout mon cœur, et je voudrais pouvoir contribuer à vous les faire obtenir. Mais l'occupation que vous me proposez n'est plus de mon âge; mes idées et mes études sont tournées ailleurs; je vous paraîtrais un barbare, si je vous disais combien il y a d'années que je n'ai mis le pied ni à l'Opéra, ni à Feydeau. J'ai soixante-quatre ans, il me conviendrait mal de vouloir faire des vers d'amour, et en fait de musique, je ne dois plus guère songer qu'à la messe de Requiem. Je regrette que vous ne soyez pas venu trente ou quarante ans plus tôt, ou moi plus tard. Nous aurions pu travailler ensemble. Agréez mes excuses qui ne sont que trop bonnes et mes sincères et affectueuses salutations.
»andrieux.»
17 juin 1823.
Ce fut M. Andrieux lui-même, qui eut la bonté de m'apporter sa lettre. Il causa longtemps avec moi, et me dit en me quittant: «Ah, moi aussi j'ai été dans ma jeunesse un fougueux amateur de musique. J'étais enragé Picciniste... et Gluckiste donc.»
Découragé par ce premier échec auprès d'une célébrité littéraire, j'eus recours modestement à Gerono qui se piquait un peu de poésie. Je lui demandai (admirez ma candeur) de me dramatiser l'Estelle de Florian. Il s'y décida et je mis son œuvre en musique. Personne heureusement n'entendit jamais rien de cette composition suggérée par mes souvenirs de Meylan. Souvenirs impuissants! car ma partition fut aussi ridicule, pour ne pas dire plus, que la pièce et les vers de Gerono. À cet œuvre d'un rose tendre succéda une scène fort sombre, au contraire, empruntée au drame de Saurin, Béverley ou le Joueur. Je me passionnai sérieusement pour ce fragment de musique violente écrit pour voix de basse avec orchestre, et que j'eusse voulu entendre chanter par Dérivis, au talent duquel il me paraissait convenir. Le difficile était de découvrir une occasion favorable pour le faire exécuter. Je crus l'avoir trouvée en voyant annoncer au Théâtre-Français une représentation au bénéfice de Talma, où figurait Athalie avec les chœurs de Gossec.—Puisqu'il y a des chœurs, me dis-je, il y aura aussi un orchestre pour les accompagner; ma scène est d'une exécution facile, et si Talma veut l'introduire dans son programme, certes Dérivis ne lui refusera pas de la chanter. Allons chez Talma! Mais l'idée seule de parler au grand tragédien, de voir Néron face à face, me troublait au dernier point. En approchant de sa maison, je sentais un battement de cœur de mauvais augure. J'arrive; à l'aspect de sa porte, je commence à trembler; je m'arrête sur le seuil dans une incroyable perplexité. Oserai-je aller plus avant?... Renoncerai-je à mon projet? Deux fois je lève le bras pour saisir le cordon de la sonnette, deux fois mon bras retombe... le rouge me monte au visage, les oreilles me tintent, j'ai de véritables éblouissements. Enfin la timidité l'emporte, et, sacrifiant toutes mes espérances, je m'éloigne, ou plutôt je m'enfuis à grands pas.
Qui comprendra cela?... un jeune enthousiaste à peine civilisé, tel que j'étais alors.
Un peu plus tard, M. Masson, maître de chapelle de l'église Saint-Roch, me proposa d'écrire une messe solennelle qu'il ferait exécuter, disait-il, dans cette église, le jour des Saints Innocents, fête patronale des enfants de chœur. Nous devions avoir cent musiciens de choix à l'orchestre, un chœur plus nombreux encore; on étudierait les parties de chant pendant un mois; la copie ne me coûterait rien, ce travail serait fait gratuitement et avec soin par les enfants de chœur de Saint-Roch, etc., etc. Je me mis donc plein d'ardeur à écrire cette messe, dont le style, avec sa coloration inégale et en quelque sorte accidentelle, ne fut qu'une imitation maladroite du style de Lesueur. Ainsi que la plupart des maîtres, celui-ci, dans l'examen qu'il fit de ma partition, approuva surtout les passages où sa manière était le plus fidèlement reproduite. À peine terminé, je mis le manuscrit entre les mains de M. Masson, qui en confia la copie et l'étude à ses jeunes élèves. Il me jurait toujours ses grands dieux que l'exécution serait pompeuse et excellente. Il nous manquait seulement un habile chef d'orchestre, ni lui, ni moi n'ayant l'habitude de diriger d'aussi grandes masses de voix et d'instruments. Valentino était alors à la tête de l'orchestre de l'Opéra, il aspirait à l'honneur d'avoir aussi sous ses ordres celui de la chapelle royale. Il n'aurait garde, sans doute, de ne rien refuser à mon maître qui était surintendant[6] de cette chapelle. En effet, une lettre de Lesueur que je lui portai le décida, malgré sa défiance des moyens d'exécution dont je pourrais disposer, à me promettre son concours. Le jour de la répétition générale arriva, et nos grandes masses vocales et instrumentales réunies, il se trouva que nous avions pour tout bien vingt choristes, dont quinze ténors et cinq basses, douze enfants, neuf violons, un alto, un hautbois, un cor et un basson. On juge de mon désespoir et de ma honte, en offrant à Valentino, à ce chef renommé d'un des premiers orchestres du monde, une telle phalange musicale!... «Soyez tranquille, disait toujours maître Masson, il ne manquera personne demain à l'exécution. Répétons! répétons! Valentino résigné, donne le signal, on commence; mais après quelques instants, il faut s'arrêter à cause des innombrables fautes de copie que chacun signale dans les parties. Ici on a oublié d'écrire les bémols et les dièses à la clef; là il manque dix pauses; plus loin on a omis trente mesures. C'est un gâchis à ne pas se reconnaître, je souffre tous les tourments de l'enfer; et nous devons enfin renoncer absolument, pour cette fois, à mon rêve si longtemps caressé d'une exécution à grand orchestre.
Cette leçon au moins ne fut pas perdue. Le peu de ma composition malheureuse que j'avais entendu, m'ayant fait découvrir ses défauts les plus saillants, je pris aussitôt une résolution radicale dans laquelle Valentino me raffermit, en me promettant de ne pas m'abandonner, lorsqu'il s'agirait plus tard de prendre ma revanche. Je refis cette messe presque entièrement. Mais pendant que j'y travaillais, mes parents avertis de ce fiasco, ne manquèrent pas d'en tirer un vigoureux parti pour battre en brèche ma prétendue vocation et tourner en ridicule mes espérances. Ce fut la lie de mon calice d'amertume. Je l'avalai en silence et n'en persistai pas moins.
La partition terminée, convaincu par une triste expérience que je ne devais me fier à personne pour le travail de la copie, et ne pouvant, faute d'argent, employer des copistes de profession, je me mis à extraire moi-même les parties, à les doubler, tripler, quadrupler, etc. Au bout de trois mois elles furent prêtes. Je demeurai alors aussi empêché avec ma messe que Robinson avec son grand canot qu'il ne pouvait lancer; les moyens de la faire exécuter me manquaient absolument. Compter de nouveau sur les masses musicales de M. Masson eût été par trop naïf; inviter moi-même les artistes dont j'avais besoin, je n'en connaissais personnellement aucun; recourir à l'assistance de la chapelle royale, sous l'égide de mon maître, il avait formellement déclaré la chose impossible[7]. Ce fut alors que mon ami Humbert Ferrand, dont je parlerai bientôt plus au long, conçut la pensée passablement hardie de me faire écrire à M. de Chateaubriand, comme au seul homme capable de comprendre et d'accueillir une telle demande, pour le prier de me mettre à même d'organiser l'exécution de ma messe en me prêtant 1,200 francs. M. de Chateaubriand me répondit la lettre suivante:
Paris, le 31 décembre 1824.
«Vous me demandez douze cents francs, Monsieur; je ne les ai pas; je vous les enverrais, si je les avais. Je n'ai aucun moyen de vous servir auprès des ministres[8]. Je prends, Monsieur, une vive part à vos peines. J'aime les arts et honore les artistes; mais les épreuves où le talent est mis quelquefois le font triompher, et le jour du succès dédommage de tout ce qu'on a souffert.
»Recevez, Monsieur, tous mes regrets; ils sont bien sincères!
»chateaubriand.»
A. de Pons.—Il me prête 1,200 francs.—On exécute ma messe une première fois dans l'église de Saint-Roch.—Une seconde fois dans l'église de Saint-Eustache.—Je la brûle.
Mon découragement devint donc extrême; je n'avais rien de spécieux à répliquer aux lettres dont mes parents m'accablaient; déjà ils menaçaient de me retirer la modique pension qui me faisait vivre à Paris, quand le hasard me fit rencontrer à une représentation de la Didon de Piccini à l'Opéra, un jeune et savant amateur de musique, d'un caractère généreux et bouillant, qui avait assisté en trépignant de colère à ma débâcle de Saint-Roch. Il appartenait à une famille noble du faubourg Saint-Germain, et jouissait d'une certaine aisance. Il s'est ruiné depuis lors; il a épousé, malgré sa mère, une médiocre cantatrice, élève du Conservatoire; il s'est fait acteur quand elle a débuté; il l'a suivie en chantant l'opéra dans les provinces de France et en Italie. Abandonné au bout de quelques années par sa prima-donna, il est revenu végéter à Paris en donnant des leçons de chant. J'ai eu quelquefois l'occasion de lui être utile, dans mes feuilletons du Journal des Débats; mais c'est un poignant regret pour moi de n'avoir pu faire davantage; car le service qu'il m'a rendu spontanément a exercé une grande influence sur toute ma carrière, je ne l'oublierai jamais; il se nommait Augustin de Pons. Il vivait avec bien de la peine, l'an dernier, du produit de ses leçons! Qu'est-il devenu après la révolution de Février qui a dû lui enlever tous ses élèves?... Je tremble d'y songer...
En m'apercevant au foyer de l'Opéra: «Eh bien, s'écria-t-il, de toute la force de ses robustes poumons, et cette messe! est-elle refaite? quand l'exécutons-nous tout de bon?—Mon Dieu, oui, elle est refaite et de plus recopiée. Mais comment voulez-vous que je la fasse exécuter?—Comment! parbleu, en payant les artistes. Que vous faut-il? voyons! douze cents francs? quinze cents francs? deux mille francs? je vous les prêterai, moi.—De grâce, ne criez pas si fort. Si vous parlez sérieusement, je serai trop heureux d'accepter votre offre et douze cents francs me suffiront.—C'est dit. Venez chez moi demain matin, j'aurai votre affaire. Nous engagerons tous les choristes de l'Opéra et un vigoureux orchestre. Il faut que Valentino soit content, il faut que nous soyons contents; il faut que cela marche, sacrebleu!»
Et de fait cela marcha. Ma messe fut splendidement exécutée dans l'église de Saint-Roch, sous la direction de Valentino, devant un nombreux auditoire; les journaux en parlèrent favorablement, et je parvins ainsi, grâce à ce brave de Pons, à m'entendre et à me faire entendre pour la première fois. Tous les compositeurs savent quelle est l'importance et la difficulté, à Paris, de mettre ainsi le pied à l'étrier.
Cette partition fut encore exécutée longtemps après (en 1827) dans l'église de Saint-Eustache, le jour même de la grande émeute de la rue Saint-Denis.
L'orchestre et les chœurs de l'Odéon m'étaient venus en aide cette fois gratuitement et j'avais osé entreprendre de les diriger moi-même. À part quelques inadvertances causées par l'émotion, je m'en tirai assez bien. Que j'étais loin pourtant de posséder les mille qualités de précision, de souplesse, de chaleur, de sensibilité et de sang-froid, unies à un instinct indéfinissable, qui constituent le talent du vrai chef d'orchestre! et qu'il m'a fallu de temps, d'exercices et de réflexions pour en acquérir quelques-unes! Nous nous plaignons souvent de la rareté de nos bons chanteurs, les bons directeurs d'orchestre sont bien plus rares encore, et leur importance, dans une foule de cas, est bien autrement grande et redoutable pour les compositeurs.
Après cette nouvelle épreuve, ne pouvant conserver aucun doute sur le peu de valeur de ma messe, j'en détachai le Resurrexit[9] dont j'étais assez content, et je brûlai le reste en compagnie de la scène de Béverley pour laquelle ma passion s'était fort apaisée, de l'opéra d'Estelle et d'un oratorio latin (le Passage de la mer Rouge) que je venais d'achever. Un froid coup d'œil d'inquisiteur m'avait fait reconnaître ses droits incontestables à figurer dans cet auto-da-fé.
Lugubre coïncidence! hier, après avoir écrit les lignes qu'on vient de lire, j'allai passer la soirée à l'Opéra-Comique. Un musicien de ma connaissance m'y rencontre dans un entr'acte et m'aborde avec ces mots: «Depuis quand êtes-vous de retour de Londres?—Depuis quelques semaines.—Eh bien! de Pons... vous avez su?...—Non, quoi donc?—Il s'est empoisonné volontairement le mois dernier.—Ah! mon Dieu!—Oui, il a écrit qu'il était las de la vie; mais je crains que la vie ne lui ait plus été possible; il n'avait plus d'élèves, la révolution les avait tous dispersés, et la vente de ses meubles n'a pas même suffi à payer ce qu'il devait pour son appartement. Oh! malheureux! pauvres abandonnés artistes! République de crocheteurs et de chiffonniers!...
Horrible! horrible! most horrible! Voici maintenant que le Morning-Post vient me donner les détails de la mort du malheureux prince Lichnowsky, atrocement assassiné aux portes de Francfort par des brutes de paysans allemands, dignes émules de nos héros de Juin! Ils l'ont lardé de coups de couteau, hâché de coups de faux; ils lui ont mis les bras et les jambes en lambeaux! Ils lui ont tiré plus de vingt coups de fusil dirigés de manière à ne pas le tuer! Ils l'ont dépouillé ensuite et laissé mourant et nu au pied d'un mur!... Il n'a expiré que cinq heures après, sans proférer une plainte, sans laisser échapper un soupir!... Noble, spirituel, enthousiaste et brave Lichnowsky! Je l'ai beaucoup connu à Paris; je l'ai retrouvé l'an dernier à Berlin en revenant de Russie. Ses succès de tribune commençaient alors. Infâme racaille humaine! plus stupide et plus féroce cent fois, dans tes soubresauts et tes grimaces révolutionnaires, que les babouins et les orangs-outangs de Bornéo!...
Oh! il faut que je sorte, que je marche, que je coure, que je crie au grand air!...
Ma première entrevue avec Cherubini.—Il me chasse de la bibliothèque du Conservatoire.
Lesueur, voyant mes études harmoniques assez avancées, voulut régulariser ma position, en me faisant entrer dans sa classe du Conservatoire. Il en parla à Cherubini, alors directeur de cet établissement, et je fus admis. Fort heureusement, on ne me proposa point, à cette occasion, de me présenter au terrible auteur de Médée, car, l'année précédente, je l'avais mis dans une de ses rages blêmes en lui tenant tête dans la circonstance que je vais raconter et qu'il ne pouvait avoir oubliée.
À peine parvenu à la direction du Conservatoire, en remplacement de Perne qui venait de mourir, Cherubini voulut signaler son avènement par des rigueurs inconnues dans l'organisation intérieure de l'école, où le puritanisme n'était pas précisément à l'ordre du jour. Il ordonna, pour rendre la rencontre des élèves des deux sexes impossible hors de la surveillance des professeurs, que les hommes entrassent par la porte du Faubourg-Poissonnière, et les femmes par celle de la rue Bergère; ces différentes entrées étant placées aux deux extrémités opposées du bâtiment.
En me rendant un matin à la bibliothèque, ignorant le décret moral qui venait d'être promulgué, j'entrai, suivant ma coutume, par la porte de la rue Bergère, la porte féminine, et j'allais arriver à la bibliothèque quand un domestique, m'arrêtant au milieu de la cour, voulut me faire ressortir pour revenir ensuite au même point en rentrant par la porte masculine. Je trouvai si ridicule cette prétention que j'envoyai paître l'argus en livrée, et je poursuivis mon chemin. Le drôle voulait faire sa cour au nouveau maître en se montrant aussi rigide que lui. Il ne se tint donc pas pour battu, et courut rapporter le fait au directeur. J'étais depuis un quart d'heure absorbé par la lecture d'Alceste, ne songeant plus à cet incident, quand Cherubini, suivi de mon dénonciateur, entra dans la salle de lecture, la figure plus cadavéreuse, les cheveux plus hérissés, les yeux plus méchants et d'un pas plus saccadé que de coutume. Ils firent le tour de la table où étaient accoudés plusieurs lecteurs; après les avoir tous examinés successivement, le domestique s'arrêtant devant moi, s'écria: «Le voilà!» Cherubini était dans une telle colère qu'il demeura un instant sans pouvoir articuler une parole: «Ah, ah, ah, ah! c'est vous, dit-il enfin, avec son accent italien que sa fureur rendait plus comique, c'est vous qui entrez par la porte qué, qué, qué zé ne veux pas qu'on passe!—Monsieur, je ne connaissais pas votre défense, une autre fois je m'y conformerai.—Une autre fois! une autre fois! Qué-qué-qué vénez-vous faire ici?—Vous le voyez, monsieur, j'y viens étudier les partitions de Gluck.—Et qu'est-ce qué, qu'est-ce qué-qué-qué vous regardent les partitions dé Gluck? et qui vous a permis dé venir à-à-à la bibliothèque?—Monsieur! (je commençais à perdre mon sang-froid) les partitions de Gluck sont ce que je connais de plus beau en musique dramatique et je n'ai besoin de la permission de personne pour venir les étudier ici. Depuis dix heures jusqu'à trois la bibliothèque du Conservatoire est ouverte au public, j'ai le droit d'en profiter.—Lé-lé-lé-lé droit?—Oui, monsieur.—Zé vous défends d'y revenir, moi!—J'y reviendrai, néanmoins.—Co-comme-comment-comment vous appelez-vous?» crie-t-il, tremblant de fureur. Et moi pâlissant à mon tour: «Monsieur! mon nom vous sera peut-être connu quelque jour, mais pour aujourd'hui... vous ne le saurez pas!—Arrête, a-a-arrête-le, Hottin (le domestique s'appelait ainsi), qué-qué-qué-zé lé fasse zeter en prison!» Ils se mettent alors tous les deux, le maître et le valet, à la grande stupéfaction des assistants, à me poursuivre autour de la table, renversant tabourets et pupitres, sans pouvoir m'atteindre, et je finis par m'enfuir à la course en jetant, avec un éclat de rire, ces mots à mon persécuteur: «Vous n'aurez ni moi ni mon nom, et je reviendrai bientôt ici étudier encore les partitions de Gluck!»
Voilà comment se passa ma première entrevue avec Cherubini. Je ne sais s'il s'en souvenait quand je lui fus ensuite présenté d'une façon plus officielle. Il est assez plaisant en tous cas, que douze ans après, et malgré lui, je sois devenu conservateur et enfin bibliothécaire de cette même bibliothèque d'où il avait voulu me chasser. Quant à Hottin, c'est aujourd'hui mon garçon d'orchestre le plus dévoué, le plus furibond partisan de ma musique; il prétendait même, pendant les dernières années de la vie de Cherubini, qu'il n'y avait que moi pour remplacer l'illustre maître à la direction du Conservatoire. Ce en quoi M. Auber ne fut pas de son avis.
J'aurai d'autres anecdotes semblables à raconter sur Cherubini, où l'on verra que s'il m'a fait avaler bien des couleuvres, je lui ai lancé en retour quelques serpents à sonnettes dont les morsures lui ont cuit.
Mon père me retire ma pension.—Je retourne à la Côte.—Les idées de province sur l'art et sur les artistes.—Désespoir.—Effroi de mon père.—Il consent à me laisser revenir à Paris.—Fanatisme de ma mère.—Sa malédiction.
L'espèce de succès obtenu par la première exécution de ma messe avait un instant ralenti les hostilités de famille dont je souffrais tant, quand un nouvel incident vint les ranimer, en redoublant le mécontentement de mes parents.
Je me présentai au concours de composition musicale qui a lieu tous les ans à l'Institut. Les candidats, avant d'être admis a concourir, doivent subir une épreuve préliminaire d'après laquelle les plus faibles sont exclus. J'eus le malheur d'être de ceux-là. Mon père le sut et cette fois, sans hésiter, m'avertit de ne plus compter sur lui, si je m'obstinais à rester à Paris, et qu'il me retirait ma pension. Mon bon maître lui écrivit aussitôt une lettre pressante, pour l'engager à revenir sur cette décision, l'assurant qu'il ne pouvait point y avoir de doutes sur l'avenir musical qui m'était réservé, et que la musique me sortait par tous les pores. Il mêlait à ses arguments pour démontrer l'obligation où l'on était de céder à ma vocation, certaines idées religieuses dont le poids lui paraissait considérable, et qui, certes, étaient bien les plus malencontreuses qu'il pût choisir dans cette occasion. Aussi la réponse brusque, roide et presque impolie de mon père ne manqua pas de froisser violemment la susceptibilité et les croyances intimes de Lesueur. Elle commençait ainsi: «Je suis un incrédule, monsieur!» On juge du reste.
Un vague espoir de gagner ma cause en la plaidant moi-même me donna assez de résignation pour me soumettre momentanément. Je revins donc à la Côte.
Après un accueil glacial, mes parents m'abandonnèrent pendant quelques jours à mes réflexions, et me sommèrent enfin de choisir un état quelconque, puisque je ne voulais pas de la médecine. Je répondis que mon penchant pour la musique était unique et absolu et qu'il m'était impossible de croire que je ne retournasse pas à Paris pour m'y livrer. «Il faut pourtant bien te faire à cette idée, me dit mon père, car tu n'y retourneras jamais!»
À partir de ce moment je tombai dans une taciturnité presque complète, répondant à peine aux questions qui m'étaient adressées, ne mangeant plus, passant une partie de mes journées à errer dans les champs et les bois, et le reste enfermé dans ma chambre. À vrai dire, je n'avais point de projets; la fermentation sourde de ma pensée et la contrainte que je subissais semblaient avoir entièrement obscurci mon intelligence. Mes fureurs même s'éteignaient, je périssais par défaut d'air.
Un matin de bonne heure, mon père vint me réveiller! «Lève-toi, me dit-il, et quand tu seras habillé, viens dans mon cabinet, j'ai à te parler!» J'obéis sans pressentir de quoi il s'agissait. L'air de mon père était grave et triste plutôt que sévère. En entrant chez lui, je me préparais néanmoins à soutenir un nouvel assaut, quand ces mots inattendus me bouleversèrent: «Après plusieurs nuits passées sans dormir, j'ai pris mon parti... Je consens à te laisser étudier la musique à Paris... mais pour quelque temps seulement; et si, après de nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien la justice de déclarer que j'ai fait tout ce qu'il y avait de raisonnable à faire, et te décideras, je suppose, à prendre une autre voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres; les artistes médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux; et ce serait pour moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans la foule de ces hommes inutiles!»
Mon père, sans s'en rendre compte, avait montré plus d'indulgence pour les médecins médiocres, qui, tout aussi nombreux que les méchants artistes, sont non-seulement inutiles, mais fort dangereux! Il en est toujours ainsi, même pour les esprits d'élite; ils combattent les opinions d'autrui par des raisonnements d'une justesse parfaite, sans s'apercevoir que ces armes à deux tranchants peuvent être également fatales à leurs plus chères idées.
Je n'en attendis pas davantage pour m'élancer au cou de mon père et promettre tout ce qu'il voulait. «En outre, reprit-il, comme la manière de voir de ta mère diffère essentiellement de la mienne à ce sujet, je n'ai pas jugé à propos de lui apprendre ma nouvelle détermination, et pour nous éviter à tous des scènes pénibles, j'exige que tu gardes le silence et partes pour Paris secrètement.» J'eus donc soin, le premier jour, de ne laisser échapper aucune parole imprudente; mais ce passage d'une tristesse silencieuse et farouche à une joie délirante que je ne prenais pas la peine de déguiser, était trop extraordinaire pour ne pas exciter la curiosité de mes sœurs; et Nanci, l'aînée, fit tant, me supplia avec de si vives instances de lui en apprendre le motif, que je finis par lui tout avouer... en lui recommandant le secret. Elle le garda aussi bien que moi, cela se devine, et bientôt toute la maison, les amis de la maison, et enfin ma mère en furent instruits.
Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que ma mère dont les opinions religieuses étaient fort exaltées, y joignait celles dont beaucoup de gens ont encore de nos jours le malheur d'être imbus, en France, sur les arts qui, de près ou de loin, se rattachent au théâtre. Pour elle, acteurs, actrices, chanteurs, musiciens, poëtes, compositeurs, étaient des créatures abominables, frappées par l'Église d'excommunication, et comme telles prédestinées à l'enfer. À ce sujet, une de mes tantes (qui m'aime pourtant aujourd'hui bien sincèrement et m'estime encore, je l'espère), la tête pleine des idées libérales de ma mère, me fit un jour une stupéfiante réponse. Discutant avec elle, j'en étais venu à lui dire: «À vous entendre, chère tante, vous seriez fâchée, je crois, que Racine fût de votre famille?»—«Eh! mon ami... la considération avant tout!» Lesueur faillit étouffer de rire, lorsque plus tard, à Paris, je lui citai ce mot caractéristique. Aussi ne pouvant attribuer une semblable manière de voir qu'à une vieillesse voisine de la décrépitude, il ne manquait jamais, quand il était d'humeur gaie, de me demander des nouvelles de l'ennemie de Racine, ma vieille tante; bien qu'elle fût jeune alors et jolie comme un ange.
Ma mère donc, persuadée qu'en me livrant à la composition musicale (qui, d'après les idées françaises, n'existe pas hors du théâtre) je mettais le pied sur une route conduisant à la déconsidération en ce monda et à la damnation dans l'autre, n'eut pas plus tôt vent de ce qui se passait que son âme se souleva d'indignation. Son regard courroucé m'avertit qu'elle savait tout. Je crus prudent de m'esquiver et de me tenir coi jusqu'au moment du départ. Mais je m'étais à peine réfugié dans mon réduit depuis quelques minutes, qu'elle m'y suivit, l'œil étincelant, et tous ses gestes indiquant une émotion extraordinaire; «Votre père, me dit-elle, en quittant le tutoiement habituel, a eu la faiblesse de consentir à votre retour à Paris, il favorise vos extravagants et coupables projets!... Je n'aurai pas, moi, un pareil reproche à me faire, et je m'oppose formellement à ce départ!—Ma mère!...—Oui, je m'y oppose, et je vous conjure, Hector, de ne pas persister dans votre folie. Tenez, je me mets à vos genoux, moi, votre mère, je vous supplie humblement d'y renoncer...—Mon Dieu, ma mère permettez que je vous relève, je ne puis... supporter cette vue...—Non, je reste!...» Et, après un instant de silence: «Tu me refuses, malheureux! tu as pu, sans te laisser fléchir, voir ta mère à tes pieds! Eh bien! pars! Va te traîner dans les fanges de Paris, déshonorer ton nom, nous faire mourir, ton père et moi, de honte et de chagrin! Je quitte la maison jusqu'à ce que tu en sois sorti. Tu n'es plus mon fils! je te maudis!»
Est-il croyable que les opinions religieuses aidées de tout ce que les préjugés provinciaux ont de plus insolemment méprisant pour le culte des arts, aient pu amener entre une mère aussi tendre que l'était la mienne et un fils aussi reconnaissant et respectueux que je l'avais toujours été, une scène pareille?... Scène d'une violence exagérée, invraisemblable, horrible, que je n'oublierai jamais, et qui n'a pas peu contribué à produire la haine dont je suis plein pour ces stupides doctrines, reliques du moyen âge, et, dans la plupart des provinces de France, conservées encore aujourd'hui.
Cette rude épreuve ne finit pas là. Ma mère avait disparu; elle était allée se réfugier à une maison de campagne nommée le Chuzeau, que nous avions près de la Côte. L'heure du départ venue, mon père voulut tenter avec moi un dernier effort pour obtenir d'elle un adieu, et la révocation de ses cruelles paroles. Nous arrivâmes au Chazeau avec mes deux sœurs. Ma mère lisait dans le verger au pied d'un arbre. En nous apercevant, elle se leva et s'enfuit. Nous attendîmes longtemps, nous la suivîmes, mon père l'appela, mes sœurs et moi nous pleurions; tout fut vain; et je dus m'éloigner sans embrasser ma mère, sans en obtenir un mot, un regard, et chargé de sa malédiction!...
Retour à Paris.—Je donne des leçons.—J'entre dans la classe de Reicha au Conservatoire.—Mes dîners sur le Pont-Neuf.—Mon père me retire de nouveau ma pension. Opposition inexorable.—Humbert Ferrand.—R. Kreutzer.
À peine de retour à Paris et dès que j'eus repris auprès de Lesueur le cours de mes études musicales, je m'occupai de rendre à de Pons la somme qu'il m'avait prêtée. Cette dette me tourmentait. Ce n'était pas avec les cent vingt francs de ma pension mensuelle que je pouvais y parvenir. J'eus le bonheur de trouver plusieurs élèves de solfège, de flûte et de guitare, et en joignant au produit de ces leçons des économies faites sur ma dépense personnelle, je parvins au bout de quelques mois à mettre de côté six cents francs, que je m'empressai de porter à mon obligeant créancier. On se demandera sans doute quelles économies je pouvais faire sur mon modique revenu?... Les voici:
J'avais loué à bas prix une très-petite chambre, au cinquième, dans la Cité, au coin de la rue de Harley et du quai des Orfévres, et, au lieu d'aller dîner chez le restaurateur, comme auparavant, je m'étais mis à un régime cénobitique qui réduisait le prix de mes repas à sept ou huit sous, tout au plus. Ils se composaient généralement de pain, de raisins secs, de pruneaux ou de dattes.
Comme on était alors dans la belle saison, en sortant de faire mes emplettes gastronomiques chez l'épicier voisin, j'allais ordinairement m'asseoir sur la petite terrasse du Pont-Neuf, aux pieds de la statue d'Henri IV: là, sans penser à la poule au pot que le bon roi avait rêvée pour le dîner du dimanche de ses paysans, je faisais mon frugal repas, en regardant au loin le soleil descendre derrière le mont Valérien, suivant d'un œil charmé les reflets radieux des flots de la Seine, qui fuyaient en murmurant devant moi, et l'imagination ravie des splendides images des poésies de Thomas Moore, dont je venais de découvrir une traduction française que je lisais avec amour pour la première fois. Mais de Pons, peiné sans doute des privations que je m'imposais pour lui rendre son argent, privations que la fréquence de nos relations ne m'avait pas permis de lui cacher, peut-être embarrassé lui-même, et désireux d'être remboursé complètement, écrivit à mon père, l'instruisit de tout et réclama les six cents francs qui lui restaient encore dus. Cette franchise fut désastreuse. Mon père déjà se repentait amèrement de sa condescendance; j'étais depuis cinq mois à Paris, sans que ma position eût changé, et sans que mes progrès dans la carrière musicale fussent devenus sensibles. Il avait imaginé, sans doute, qu'en si peu de temps je me ferais admettre au concours de l'Institut, j'obtiendrais le grand prix, j'écrirais un opéra en trois actes qui serait représenté avec un succès extraordinaire, je serais décoré de la Légion d'honneur, pensionné du gouvernement, etc., etc. Au lieu de cela, il recevait l'avis d'une dette que j'avais contractée, et dont la moitié restait à acquitter. La chute était lourde, et j'en ressentis rudement le contre coup. Il rendit à de Pons ses six cents francs, m'annonça que décidément, si je n'abandonnais ma chimère musicale, il ne voulait plus m'aider à prolonger mon séjour à Paris, et que j'eusse en ce cas à me suffire à moi-même. J'avais quelques élèves, j'étais accoutumé à vivre de peu, je ne devais plus rien à de Pons, je n'hésitai point. Je restai. Mes travaux en musique étaient alors nombreux et actifs précisément. Cherubini, dont l'esprit d'ordre se manifestait en tout, sachant que je n'avais pas suivi la route ordinaire au Conservatoire pour entrer dans la classe de composition de Lesueur, me fit admettre dans celle de contre-point et de fugue de Reicha, qui, dans la hiérarchie des études, précédait la classe de composition. Je suivis ainsi simultanément les cours de ces deux maîtres. En outre, je venais de me lier avec un jeune homme de cœur et d'esprit, que je suis heureux de compter parmi mes amis les plus chers, Humbert Ferrand; il avait écrit pour moi un poëme de grand opéra, les Francs-Juges, et j'en composais la musique avec un entraînement sans égal. Ce poëme fut plus tard refusé par le comité de l'Académie Royale de musique, et ma partition fut du même coup condamnée à l'obscurité, d'où elle n'est jamais sortie. L'ouverture seule a pu se faire jour. J'ai employé çà et là les meilleures idées de cet opéra, en les développant, dans mes compositions postérieures, le reste subira probablement le même sort, ou sera brûlé. Ferrand avait écrit aussi une scène héroïque avec chœurs, dont le sujet, la Révolution grecque, occupait alors tous les esprits. Sans interrompre bien longtemps le travail des Francs-Juges, je l'avais mise en musique. Cette œuvre, où l'on sentait à chaque page l'énergique influence du style de Spontini, fut l'occasion de mon premier choc contre un dur égoïsme dont je ne soupçonnais pas l'existence, celui de la plupart des maîtres célèbres, et me fit sentir combien les jeunes compositeurs, même les plus obscurs, sont en général mal venus auprès d'eux.
Rodolphe Kreutzer était directeur général de la musique à l'Opéra; les concerts spirituels de la semaine sainte devaient bientôt avoir lieu dans ce théâtre; il dépendait de lui d'y faire exécuter ma scène; j'allai le lui demander. Ma visite toutefois était préparée par une lettre que M. de Larochefoucauld, surintendant des beaux-arts, lui avait écrite à mon sujet, d'après la recommandation pressante d'un de ses secrétaires, ami de Ferrand. De plus, Lesueur m'avait chaudement appuyé verbalement auprès de son confrère. On pouvait raisonnablement espérer. Mon illusion fut courte. Kreutzer, ce grand artiste, auteur de la Mort d'Abel (belle œuvre sur laquelle, plein d'enthousiasme, je lui avais adressé quelques mois auparavant un véritable dithyrambe), Kreutzer que je supposais bon et accueillant comme mon maître, parce que je l'admirais, me reçut de la façon la plus dédaigneuse et la plus impolie. Il me rendit à peine mon salut, et, sans me regarder, me jeta ces mots par-dessus son épaule: «Mon bon ami (il ne me connaissait pas!), nous ne pouvons exécuter aux concerts spirituels de nouvelles compositions. Nous n'avons pas le temps de les étudier; Lesueur le sait bien.» Je me retirai le cœur gonflé. Le dimanche suivant, une explication eut lieu entre Lesueur et Kreutzer à la chapelle royale, où ce dernier était simple violoniste. Poussé à bout par mon maître, il finit par lui répondre sans déguiser sa mauvaise humeur: «Eh! pardieu! que deviendrions nous si nous aidions ainsi les jeunes gens?...» Il eut au moins de la franchise.
Je concours pour une place de choriste.—Je l'obtiens.—A. Charbonnel.—Notre ménage de garçons.
Cependant l'hiver approchait; l'ardeur avec laquelle je m'étais livré au travail de mon opéra m'avait fait un peu négliger mes élèves; mes festins de Lucullus ne pouvaient plus avoir lieu dans ma salle ordinaire du Pont-Neuf, abandonnée du soleil et qu'environnait une froide et humide atmosphère. Il me fallait du bois, des habits plus chauds. Où prendre l'argent nécessaire à cette indispensable dépense?... Le produit de mes leçons à un franc le cachet, bien loin d'y suffire, menaçait de se réduire bientôt à rien. Retourner chez mon père, m'avouer coupable et vaincu, ou mourir de faim! telle était l'alternative qui s'offrait à moi. Mais la fureur indomptable dont elle me remplit me donna de nouvelles forces pour la lutte, et je me déterminai à tout entreprendre, à tout souffrir, à quitter même Paris, s'il le fallait, pour ne pas revenir platement végéter à la Côte. Mon ancienne passion pour les voyages s'associant alors à celle de la musique, je résolus de recourir aux correspondants des théâtres étrangers et de m'engager comme première ou seconde flûte dans un orchestre de New-York, de Mexico, de Sydney ou de Calcutta. Je serais allé en Chine, je me serais fait matelot, flibustier, boucanier, sauvage, plutôt que de me rendre. Tel est mon caractère. Il est aussi inutile et aussi dangereux pour une volonté étrangère de contrecarrer la mienne, si la passion l'anime, que de croire empêcher l'explosion de la poudre à canon en la comprimant.
Heureusement, mes recherches et mes sollicitations auprès des correspondants de théâtres furent vaines, et je ne sais à quoi j'allais me résoudre, quand j'appris la prochaine ouverture du Théâtre des Nouveautés où l'on devait jouer, avec le vaudeville, des opéras-comiques d'une certaine dimension. Je cours chez le régisseur lui demander une place de flûte dans son orchestre. Les places de flûte étaient déjà données. J'en demande une de choriste. Il n'y en avait plus. Mort et furies!!... Le régisseur pourtant prend mon adresse, en promettant de m'avertir si l'on se décidait à augmenter le personnel des chœurs. Cet espoir était bien faible; il me soutint néanmoins pendant quelques jours, après lesquels une lettre de l'administration du Théâtre des Nouveautés m'annonça que le concours était ouvert pour la place objet de mon ambition. L'examen des prétendants devait avoir lieu dans la salle des Francs-Maçons de la rue de Grenelle-Saint-Honoré. Je m'y rendis. Cinq ou six pauvres diables comme moi attendaient déjà leurs juges dans un silence plein d'anxiété. Je trouvai parmi eux un tisserand, un forgeron, un acteur congédié d'un petit théâtre du boulevard, et un chantre de l'église de Saint-Eustache. Il s'agissait d'un concours de basses; ma voix ne pouvait compter que pour un médiocre baryton; mais notre examinateur, pensais-je, n'y regarderait peut-être pas de si près.
C'était le régisseur en personne. Il parut, suivi d'un musicien nommé Michel, qui fait encore à cette heure partie de l'orchestre du Vaudeville. On ne s'était procuré ni piano ni pianiste. Le violon de Michel devait suffire pour nous accompagner.
La séance est ouverte. Mes rivaux chantent successivement, à leur manière, différents airs qu'ils avaient soigneusement étudiés. Mon tour venu, notre énorme régisseur, assez plaisamment nommé Saint-Léger, me demande ce que j'ai apporté.
—Moi? rien.
—Comment rien? Et que chanterez-vous alors?
—Ma foi, ce que vous voudrez. N'y a-t-il pas ici quelque partition, un solfège, un cahier de vocalises?...
—Nous n'avons rien de tout cela. D'ailleurs, continue le régisseur d'un ton assez méprisant, vous ne chantez pas à première vue, je suppose?...
—Je vous demande pardon, je chanterai à première vue ce qu'on me présentera.
—Ah! c'est différent. Mais puisque nous manquons entièrement de musique, ne sauriez-vous point par cœur quelque morceau connu?
—Oui, je sais par cœur les Danaides, Stratonice, la Vestale, Cortez, Œdipe, les deux Iphigénie, Orphée, Armide...
—Assez! assez! Diable! quelle mémoire! Voyons, puisque vous êtes si savant, dites-nous l'air d'Œdipe de Sacchini: Elle m'a prodigué.
—Volontiers.
—Tu peux l'accompagner, Michel?
—Parbleu! seulement je ne sais plus dans quel ton il est écrit.
—En mi bémol. Chanterai-je le récitatif?
—Oui, voyons le récitatif.
L'accompagnateur me donne l'accord de mi bémol et je commence:
«Antigone me reste, Antigone est ma fille,
Elle est tout pour mon cœur, seule elle est ma famille.
Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins,
Son zèle dans mes maux m'a fait trouver des charmes, etc.»
Les autres candidats se regardaient d'un air piteux, pendant que se déroulait la noble mélodie, ne se dissimulant pas qu'en comparaison de moi, qui n'étais pourtant point un Pischek ni un Lablache, ils avaient chanté, non comme des vachers, mais comme des veaux. Et dans le fait, je vis à un petit signe du gros régisseur Saint-Léger, qu'ils étaient, pour employer l'argot des coulisses, enfoncés jusqu'au troisième dessous. Le lendemain, je reçus ma nomination officielle; je l'avais emporté sur le tisserand, le forgeron, l'acteur, et même sur le chantre de Saint-Eustache. Mon service commençait immédiatement et j'avais cinquante francs par mois.
Me voilà donc, en attendant que je puisse devenir un damné compositeur dramatique, choriste dans un théâtre de second ordre, déconsidéré et excommunié jusqu'à la moelle des os! J'admire comme les efforts de mes parents pour m'arracher à l'abîme avaient bien réussi!
Un bonheur n'arrive jamais seul. Je venais à peine de remporter cette grande victoire, qu'il me tomba du ciel deux nouveaux élèves et que je fis la rencontre d'un étudiant en pharmacie, mon compatriote, Antoine Charbonnel. Il allait s'installer dans le quartier Latin pour y suivre les cours de chimie et voulait, comme moi, se livrer à d'héroïques économies. Nous n'eûmes pas plutôt fait l'un et l'autre le compte de notre fortune que, parodiant le mot de Walter dans la Vie d'un joueur, nous nous écriâmes presque simultanément: «Ah! tu n'as pas d'argent! Eh bien, mon cher, il faut nous associer!» Nous louâmes deux petites chambres dans la rue de la Harpe. Antoine, qui avait l'habitude de manipuler fourneaux et cornues, s'établit notre cuisinier en chef, et fit de moi un simple marmiton. Tous les matins nous allions au marché acheter nos provisions, qu'à la grande confusion de mon camarade, j'apportais bravement au logis sous mon bras, sans prendre la peine d'en dérober la vue aux passants. Il y eut même un jour entre nous, à ce sujet, une véritable querelle. Ô pharmaceutique amour-propre!
Nous vécûmes ainsi comme des princes... émigrés, pour trente francs chacun par mois. Depuis mon arrivée à Paris, je n'avais pas encore joui d'une pareille aisance. Je me passai plusieurs coûteuses fantaisies; j'achetai un piano[10]... et quel piano! je décorai ma chambre des portraits proprement encadrés des dieux de la musique, je me donnai le poëme des Amours des Anges, de Moore. De son côté, Antoine, qui était adroit comme un singe (comparaison très-mal choisie, car les singes ne savent que détruire), fabriquait dans ses moments perdus une foule de petits ustensiles agréables et utiles. Avec des bûches de notre bois, il nous fit deux paires de galoches très-bien conditionnées; il en vint même, pour varier la monotonie un peu spartiate de notre ordinaire, à faire un filet et des appeaux, avec lesquels, quand le printemps fut venu, il alla prendre des cailles dans la plaine de Montrouge. Ce qu'il y eut de plaisant, c'est que, malgré mes absences périodiques du soir (le Théâtre des Nouveautés jouant chaque jour), Antoine ignora pendant toute la durée de notre vie en commun, que j'avais eu le malheur de monter sur les planches. Peu flatté de n'être que simple choriste, il ne me souriait guère de l'instruire de mon humble condition. J'étais censé, en me rendant au théâtre, aller donner des leçons dans un des quartiers lointains de Paris. Fierté bien digne de la sienne! J'aurais souffert en laissant voir à mon camarade comment je gagnais honnêtement mon pain, et il s'indignait, lui, au point de s'éloigner de moi le rouge au front, si, marchant à ses côtés dans les rues, je portais ostensiblement le pain que j'avais honnêtement gagné. À vrai dire, et je me dois cette justice, le motif de mon silence ne venait point d'une aussi sotte vanité. Malgré les rigueurs de mes parents et l'abandon complet dans lequel ils m'avaient laissé, je n'eusse voulu pour rien au monde leur causer la douleur (incalculable avec leurs idées) d'apprendre la détermination que j'avais prise, et qu'il était en tout cas fort inutile de leur laisser savoir: je craignais donc que la moindre indiscrétion de ma part ne vînt à tout leur révéler et je me taisais. Ainsi qu'Antoine Charbonnel, ils n'ont connu ma carrière dramatique que sept ou huit ans après qu'elle fut terminée, en lisant des notices biographiques publiées sur moi dans divers journaux.
Premières compositions pour l'orchestre.—Mes études l'Opéra.—Mes deux maîtres, Lesueur et Reicha.
Ce fut à cette époque que je composai mon premier grand morceau instrumental: l'ouverture des Francs-Juges. Celle de Waverley lui succéda bientôt après. J'étais si ignorant alors du mécanisme de certains instruments, qu'après avoir écrit le solo en ré bémol des trombones, dans l'introduction des Francs-Juges, je craignis qu'il ne présentât d'énormes difficultés d'exécution, et j'allai, fort inquiet, le montrer à un des trombonistes de l'Opéra. Celui-ci, en examinant la phrase, me rassura complètement: «Le ton de ré bémol est, au contraire, un des plus favorables à cet instrument, me dit-il, et vous pouvez compter sur un grand effet pour votre passage.»
Cette assurance me donna une telle joie, qu'en revenant chez moi, tout préoccupé, et sans regarder où je marchais, je me donnai une entorse. J'ai mal au pied maintenant, quand j'entends ce morceau. D'autres, peut-être, ont mal à la tête.
Mes deux maîtres ne m'ont rien appris en instrumentation. Lesueur n'avait de cet art que des notions fort bornées. Reicha connaissait bien les ressources particulières de la plupart des instruments à vent, mais je doute qu'il ait eu des idées très-avancées au sujet de leur groupement par grandes et petites masses. D'ailleurs, cette partie de l'enseignement, qui n'est point encore maintenant représentée au Conservatoire, était étrangère à son cours, où il avait à s'occuper seulement du contre-point et de la fugue. Avant de m'engager au Théâtre des Nouveautés, j'avais fait connaissance avec un ami du célèbre maître des ballets Gardel. Grâce aux billets de parterre qu'il me donnait, j'assistais régulièrement à toutes les représentations de l'Opéra. J'y apportais la partition de l'ouvrage annoncé, et je la lisais pendant l'exécution. Ce fut ainsi que je commençai à me familiariser avec l'emploi de l'orchestre, et à connaître l'accent et le timbre, sinon l'étendue et le mécanisme de la plupart des instruments. Cette comparaison attentive de l'effet produit et du moyen employé à le produire, me fit même apercevoir le lien caché qui unit l'expression musicale à l'art spécial de l'instrumentation; mais personne ne m'avait mis sur la voie. L'étude des procédés des trois maîtres modernes, Beethoven, Weber et Spontini, l'examen impartial des coutumes de l'instrumentation, celui des formes et des combinaisons non usitées, la fréquentation des virtuoses, les essais que je les ai amenés à faire sur leurs divers instruments, et un peu d'instinct ont fait pour moi le reste.
Reicha professait le contre-point avec une clarté remarquable; il m'a beaucoup appris en peu de temps et en peu de mots. En général, il ne négligeait point, comme la plupart des maîtres, de donner à ses élèves, autant que possible, la raison des règles dont il leur recommandait l'observance.
Ce n'était ni un empirique, ni un esprit stationnaire; il croyait au progrès dans certaines parties de l'art, et son respect pour les pères de l'harmonie n'allait pas jusqu'au fétichisme. De là les dissensions qui ont toujours existé entre lui et Cherubini; ce dernier ayant poussé l'idolâtrie de l'autorité en musique au point de faire abstraction de son propre jugement, et de dire, par exemple, dans son Traité de contre-point: «Cette disposition harmonique me paraît préférable à l'autre, mais les anciens maîtres ayant été de l'avis contraire, il faut s'y soumettre.»
Reicha, dans ses compositions, obéissait encore à la routine, tout en la méprisant. Je le priai une fois de me dire franchement ce qu'il pensait des fugues vocalisées sur le mot amen ou sur kyrie eleison, dont les messes solennelles ou funèbres des plus grands compositeurs de toutes les écoles sont infestées. «Oh! s'écria-t-il vivement, c'est de la barbarie!—En ce cas, monsieur, pour quoi donc en écrivez-vous?—Mon Dieu, tout le monde en fait!» Miseria!...
Lesueur, à cet égard, était plus logique. Ces fugues monstrueuses, qui par leur ressemblance avec les vociférations d'une troupe d'ivrognes, paraissent n'être qu'une parodie impie du texte et du style sacrés, il les trouvait, lui aussi, dignes des temps et des peuples barbares mais il se gardait d'en écrire, et les fugues assez rares qu'il a disséminées dans ses œuvres religieuses n'ont rien de commun avec ces grotesques abominations. L'une de ses fugues, au contraire, commençant par ces mots: Quis enarrabit cœlorum gloriam! est un chef-d'œuvre de dignité de style, de science harmonique, et bien plus, un chef-d'œuvre aussi d'expression que la forme fuguée sert ici elle-même. Quand, après l'exposition du sujet (large et beau) commençant par la dominante, la réponse vient à entrer avec éclat sur la tonique, en répétant ces mots: Quis enarrabit! (qui racontera la gloire des cieux?), il semble que cette partie du chœur, échauffée par l'enthousiasme de l'autre, s'élance à son tour pour chanter avec un redoublement d'exaltation les merveilles du firmament. Et puis, comme le rayonnement instrumental colore avec bonheur toute cette harmonie vocale! Avec quelle puissance ces basses se meuvent sous ces dessins de violons qui scintillent dans les parties élevées de l'orchestre, comme des étoiles. Quelle stretta éblouissante, sur la pédale! Certes! voilà une fugue justifiée par le sens des paroles, digne de son objet et magnifiquement belle! C'est l'œuvre d'un musicien dont l'inspiration a été là d'une élévation rare, et d'un artiste qui raisonnait son art! Quant à ces fugues dont je parlais à Reicha, fugues de tavernes et de mauvais lieux, j'en pourrais citer un grand nombre, signées de maîtres bien supérieurs à Lesueur; mais, en les écrivant pour obéir à l'usage, ces maîtres, quels qu'ils soient, n'en ont pas moins fait une abnégation honteuse de leur intelligence et commis un outrage impardonnable à l'expression musicale.
Reicha, avant de venir en France, avait été à Bonn le condisciple de Beethoven. Je ne crois pas qu'ils aient jamais eu l'un pour l'autre une bien vive sympathie, Reicha attachait un grand prix à ses connaissances en mathématiques. «C'est à leur étude, nous disait-il pendant une de ses leçons, que je dois d'être parvenu à me rendre complètement maître de mes idées: elle a dompté et refroidi mon imagination, qui auparavant m'entraînait follement, et, en la soumettant au raisonnement et à la réflexion, elle a doublé ses forces.» Je ne sais si cette idée de Reicha est aussi juste qu'il le croyait et si ses facultés musicales ont beaucoup gagné à l'étude des sciences exactes. Peut-être le goût des combinaisons abstraites et des jeux d'esprit en musique, le charme réel qu'il trouvait à résoudre certaines propositions épineuses qui ne servent guère qu'à détourner l'art de son chemin en lui faisant perdre de vue le but auquel il doit tendre incessamment, en furent-ils le résultat; peut-être cet amour du calcul nuisit-il beaucoup, au contraire, au succès et à la valeur de ses œuvres, en leur faisant perdre en expression mélodique ou harmonique, en effet purement musical, ce qu'elles gagnaient en combinaisons ardues, en difficultés vaincues, en travaux curieux, faits pour l'œil plutôt que pour l'oreille. Au reste, Reicha paraissait aussi peu sensible à l'éloge qu'à la critique; il ne semblait attacher de prix qu'aux succès des jeunes artistes dont l'éducation harmonique lui était confiée au Conservatoire, et il leur donnait ses leçons avec tout le soin et toute l'attention imaginables. Il avait fini par me témoigner de l'affection; mais, dans le commencement de mes études, je m'aperçus que je l'incommodais à force de lui demander la raison de toutes les règles; raison qu'en certains cas il ne pouvait me donner, puisque... elle n'existe pas. Ses quintettes d'instruments à vent ont joui d'une certaine vogue à Paris pendant plusieurs années. Ce sont des compositions intéressantes, mais un peu froides. Je me rappelle, en revanche, avoir entendu un duo magnifique, plein d'élan et de passion, dans son opéra de Sapho, qui eût quelques représentations.
Concours à l'Institut.—On déclare ma cantate inexécutable.—Mon adoration pour Gluck et Spontini.—Arrivée de Rossini.—Les dilettanti.—Ma fureur.—M. Ingres.
L'époque du concours de l'Institut étant revenue, je m'y présentai de nouveau. Cette fois je fus admis. On nous donna à mettre en musique une scène lyrique à grand orchestre, dont le sujet était Orphée déchiré par les Bacchantes. Je crois que mon dernier morceau n'était pas sans valeur; mais le médiocre pianiste (on verra bientôt quelle est l'incroyable organisation de ces concours) chargé d'accompagner ma partition, ou plutôt d'en représenter l'orchestre sur le piano, n'ayant pu se tirer de la Bacchanale, la section de musique de l'Institut, composée de Cherubini, Paër, Lesueur, Berton, Boïeldieu et Catel, me mit hors de concours, en déclarant mon ouvrage inexécutable.
Après l'égoïsme plat et lâche des maîtres qui ont peur des commençants et les repoussent, il me restait à connaître l'absurdité tyrannique des institutions qui les étranglent. Kreutzer m'empêcha d'obtenir peut-être un succès dont les avantages pour moi eussent alors été considérables; les académiciens, en m'appliquant la lettre d'un règlement ridicule, m'enlevèrent la chance d'une distinction, sinon brillante, au moins encourageante, et m'exposèrent aux plus funestes conséquences du désespoir et d'une indignation concentrée.
Un congé de quinze jours m'avait été accordé par le Théâtre des Nouveautés pour le travail de ce concours; dès qu'il fut expiré, je dus reprendre ma chaîne. Mais presque aussitôt je tombai gravement malade; une esquinancie faillit m'emporter. Antoine courait les grisettes; il me laissait seul des journées entières et une partie de la nuit; je n'avais ni domestique, ni garde pour me servir. Je crois que je serais mort un soir sans secours, si, dans un paroxysme de douleur, je n'eusse, d'un hardi coup de canif, percé au fond de ma gorge l'abcès qui m'étouffait. Cette opération peu scientifique fut le signal de ma convalescence. J'étais presque rétabli quand mon père, vaincu par tant de constance et inquiet sans doute sur mes moyens d'existence qu'il ne connaissait pas, me rendit ma pension. Grâce à ce retour inespéré de la tendresse paternelle, je pus renoncer à ma place de choriste. Ce ne fut pas un médiocre bonheur, car, indépendamment de la fatigue physique dont ce service quotidien m'accablait, la stupidité de la musique que j'avais à subir dans ces petits opéras semblables à des vaudevilles, et dans ces grands vaudevilles singeant des opéras, eût fini par me donner le choléra ou me frapper d'idiotisme. Les musiciens dignes de ce nom, et qui savent quels sont en France nos théâtres semi-lyriques, peuvent seuls comprendre ce que j'ai souffert.
Je pus reprendre ainsi avec un redoublement d'ardeur mes soirées de l'Opéra, dont les exigences du triste métier que je faisais au Théâtre des Nouveautés m'avaient imposé le sacrifice. J'étais alors adonné tout entier à l'étude et au culte de la grande musique dramatique. N'ayant jamais entendu, en fait de concerts sérieux, que ceux de l'Opéra, dont la froideur et la mesquine exécution n'étaient pas propres à me passionner bien vivement, mes idées ne s'étaient point tournées du côté de la musique instrumentale. Les symphonies de Haydn et de Mozart, compositions du genre intime en général, exécutées par un trop faible orchestre, sur une scène trop vaste et mal disposée pour la sonorité, n'y produisaient pas plus d'effet que si on les eût jouées dans la plaine de Grenelle; cela paraissait confus, petit et glacial. Beethoven, dont j'avais lu deux symphonies et entendu un andante seulement, m'apparaissait bien au loin comme un soleil, mais comme un soleil obscurci par d'épais nuages. Weber n'avait pas encore produit ses chefs-d'œuvre; son nom même nous était inconnu. Quant à Rossini et au fanatisme qu'il excitait depuis peu dans le monde fashionable de Paris, c'était pour moi le sujet d'une colère d'autant plus violente, que cette nouvelle école se présentait naturellement comme l'antithèse de celles de Gluck et de Spontini. Ne concevant rien de plus magnifiquement beau et vrai que les œuvres de ces grands maîtres, le cynisme mélodique, le mépris de l'expression et des convenances dramatiques, la reproduction continuelle d'une formule de cadence, l'éternel et puéril crescendo, et la brutale grosse caisse de Rossini, m'exaspéraient au point de m'empêcher de reconnaître jusque dans son chef-d'œuvre (le Barbier), si finement instrumenté d'ailleurs[11], les étincelantes qualités de son génie. Je me suis alors demandé plus d'une fois comment je pourrais m'y prendre pour miner le Théâtre-Italien et le faire sauter un soir de représentation, avec toute sa population rossinienne. Et quand je rencontrais un de ces dilettanti objets de mon aversion: «Gredin! grommelais-je, en lui jetant un regard de Shylock, je voudrais pouvoir t'empaler avec un fer rouge!» Je dois avouer franchement qu'au fond j'ai encore aujourd'hui, au meurtre près, ces mauvais sentiments et cette étrange manière de voir. Je n'empalerais certainement personne avec un fer rouge, je ne ferais pas sauter le Théâtre-Italien, même si la mine était prête et qu'il n'y eût qu'à y mettre le feu, mais j'applaudis de cœur et d'âme notre grand peintre Ingres, quand je l'entends dire en parlant de certaines œuvres de Rossini: «C'est la musique d'un malhonnête homme[12]!»
Mes soirées à l'Opéra.—Mon prosélytisme.—Scandales.—Scène d'enthousiasme. Sensibilité d'un mathématicien.
La plupart des représentations de l'Opéra étaient des solennités auxquelles je me préparais par la lecture et la méditation des ouvrages qu'on y devait exécuter. Le fanatisme d'admiration que nous professions, quelques habitués du parterre et moi, pour nos auteurs favoris, n'était comparable qu'à notre haine profonde pour les autres. Le Jupiter de notre Olympe était Gluck, et le culte que nous lui rendions ne se peut comparer à rien de ce que le dilettantisme le plus effréné pourrait imaginer aujourd'hui. Mais si quelques-uns de mes amis étaient de fidèles sectateurs de cette religion musicale, je puis dire sans vanité que j'en étais le pontife. Quand je voyais faiblir leur ferveur, je la ranimais par des prédications dignes des Saint-Simoniens; je les amenais à l'Opéra bon gré, mal gré, souvent en leur donnant des billets achetés de mon argent, au bureau, et que je prétendais avoir reçus d'un employé de l'administration. Dès que, grâce à cette ruse, j'avais entraîné mes hommes à la représentation du chef-d'œuvre de Gluck, je les plaçais sur une banquette du parterre, en leur recommandant bien de n'en pas changer, vu que toutes les places n'étaient pas également bonnes pour l'audition, et qu'il n'y en avait pas une dont je n'eusse étudié les défauts ou les avantages. Ici on était trop près des cors, là on ne les entendait pas; à droite le son des trombones dominait trop; à gauche, répercuté par les loges du rez-de-chaussée, il produisait un effet désagréable; en bas, on était trop près de l'orchestre, il écrasait les voix; en haut, l'éloignement de la scène empêchait de distinguer les paroles, ou l'expression de la physionomie des acteurs; l'instrumentation de cet ouvrage devait être entendue de tel endroit, les chœurs de celui-ci de tel autre; à tel acte, la décoration représentant un bois sacré, la scène était très-vaste et le son se perdait dans le théâtre de toutes parts, il fallait donc se rapprocher; un autre, au contraire, se passait dans l'intérieur d'un palais, le décor était ce que les machinistes appellent un salon fermé, la puissance des voix étant doublée par cette circonstance si indifférente en apparence, on devait remonter un peu dans le parterre, afin que les sons de l'orchestre et ceux des voix, entendus de moins près, paraissent plus intimement unis et fondus dans un ensemble plus harmonieux.
Une fois ces instructions données, je demandais à mes néophytes s'ils connaissaient bien la pièce qu'ils allaient entendre. S'ils n'en avaient pas lu les paroles, je tirais un livret de ma poche, et, profitant du temps qui nous restait avant le lever de la toile, je le leur faisais lire, en ajoutant aux principaux passages toutes les observations que je croyais propres à leur faciliter l'intelligence de la pensée du compositeur; car nous venions toujours de fort bonne heure pour avoir le choix des places, ne pas nous exposer à manquer les premières notes de l'ouverture, et goûter ce charme singulier de l'attente avant une grande jouissance qu'on est assuré d'obtenir. En outre, nous trouvions beaucoup de plaisir à voir l'orchestre, vide d'abord et ne représentant qu'un piano sans cordes, se garnir peu à peu de musique et de musiciens. Le garçon d'orchestre y entra le premier pour placer les parties sur les pupitres. Ce moment-là n'était pas pour nous sans mélange de craintes; depuis notre arrivée, quelque accident pouvait être survenu; on avait peut-être changé le spectacle et substitué à l'œuvre monumentale de Gluck quelque Rossignol, quelques Prétendus, une Caravane du Caire, un Panurge, un Devin du village, une Lasthénie, toutes productions plus ou moins pâles et maigres, plus ou moins plates et fausses, pour lesquelles nous professions un égal et souverain mépris. Le nom de la pièce inscrit en grosses lettres sur les parties de contre-basse qui, par leur position, se trouvent les plus rapprochées du parterre, nous tirait d'inquiétude ou justifiait nos appréhensions. Dans ce dernier cas, nous nous précipitions hors de la salle, en jurant comme des soldats en maraude qui ne trouveraient que de l'eau dans ce qu'ils ont pris pour des barriques d'eau-de-vie, et en confondant dans nos malédictions l'auteur de la pièce substituée, le directeur qui l'infligeait au public, et le gouvernement qui la laissait représenter. Pauvre Rousseau, qui attachait autant d'importance à sa partition du Devin du village, qu'aux chefs-d'œuvre d'éloquence qui ont immortalisé son nom, lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier, voire le trio des Parques[13], avec les petites chansons, les petits flons-flons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se compose son petit intermède; lui qu'on a tant tourmenté, lui que la secte des Holbachiens a tant envié pour son œuvre musicale, lui qu'on a accusé de n'en être pas l'auteur; lui qui a été chanté par toute la France, depuis Jéliotte et mademoiselle Fel[14] jusqu'au roi Louis XV, qui ne pouvait se lasser de répéter: «J'ai perdu mon serviteur,» avec la voix la plus fausse de son royaume, lui enfin dont l'œuvre favorite obtint à son apparition tous les genres de succès; pauvre Rousseau! qu'eût-il dit de nos blasphèmes, s'il eût pu les entendre? Et pouvait-il prévoir que son cher opéra, qui excita tant d'applaudissements, tomberait un jour pour ne plus se relever, sous le coup d'une énorme perruque poudrée à blanc, jetée aux pieds de Colette par un insolent railleur? J'assistais, par extraordinaire, à cette dernière[15] représentation du Devin; beaucoup de gens, en conséquence, m'ont attribué la mise en scène de la perruque; mais je proteste de mon innocence. Je crois même avoir été autant indigné que diverti par cette grotesque irrévérence, de sorte que je ne puis savoir au juste si j'en eusse été capable. Mais s'imaginerait-on que Gluck, oui, Gluck lui-même, à propos de ce triste Devin, il y a quelque cinquante ans, a poussé l'ironie plus loin encore, et qu'il a osé écrire et imprimer dans une épître la plus sérieuse du monde, adressée à la reine Marie-Antoinette, que la France, peu favorisée sous le rapport musical, comptait pourtant quelques ouvrages remarquables, parmi lesquels il fallait citer le Devin du village de M. Rousseau? Qui jamais se fût avisé de penser que Gluck pût être aussi plaisant? Ce trait seul d'un Allemand suffit pour enlever aux Italiens la palme de la perfidie facétieuse.
Je reprends le fil de mon histoire. Quand le titre inscrit sur les parties d'orchestre nous annonçait que rien n'avait été changé dans le spectacle, je continuais ma prédication, chantant les passages saillants, expliquant les procédés d'instrumentation d'où résultaient les principaux effets, et obtenant d'avance, sur ma parole, l'enthousiasme des membres de notre petit club. Cette agitation étonnait beaucoup nos voisins du parterre, bons provinciaux pour la plupart, qui, en m'entendant pérorer sur les merveilles de la partition qu'on allait exécuter, s'attendaient à perdre la tête d'émotion, et y éprouvaient en somme plus d'ennui que de plaisir. Je ne manquais pas ensuite de désigner par son nom chaque musicien à son entrée dans l'orchestre; en y ajoutant quelques commentaires sur ses habitudes et son talent.
«Voilà Baillot! il ne fait pas comme d'autres violons solos, celui-là, il ne se réserve pas exclusivement pour les ballets; il ne se trouve point déshonoré d'accompagner un opéra de Gluck. Vous entendrez tout à l'heure un chant qu'il exécute sur la quatrième corde; on le distingue au-dessus de tout l'orchestre.»
—«Oh! ce gros rouge, là-bas! c'est la première contre-basse, c'est le père Chénié; un vigoureux gaillard malgré son âge; il vaut à lui tout seul quatre contre-basses ordinaires; on peut être sûr que sa partie sera exécutée telle que l'auteur l'a écrite: il n'est pas de l'école des simplificateurs.
«Le chef d'orchestre devrait faire un peu attention à M. Guillou, la première flûte qui entre en ce moment: il prend avec Gluck de singulières libertés. Dans la marche religieuse d'Alceste, par exemple, l'auteur a écrit des flûtes dans le bas, uniquement pour obtenir l'effet particulier aux sons graves de cet instrument; M. Guillou ne s'accommode pas d'une disposition pareille de sa partie; il faut qu'il domine; il faut qu'on l'entende, et pour cela il transpose ce chant de la flûte à l'octave supérieure, détruisant ainsi le résultat que l'auteur s'était promis, et faisant d'une idée ingénieuse, une chose puérile et vulgaire.»
Les trois coups annonçant qu'on allait commencer, venaient nous surprendre au milieu de cet examen sévère des notabilités de l'orchestre. Nous nous taisions aussitôt en attendant avec un sourd battement de cœur le signal du bâton de mesure de Kreutzer ou de Valentino. L'ouverture commencée, il ne fallait pas qu'un de nos voisins s'avisât de parler, de fredonner ou de battre la mesure; nous avions adopté pour notre usage, en pareil cas, ce mot si connu d'un amateur: «Le ciel confonde ces musiciens, qui me privent du plaisir d'entendre monsieur!»
Connaissant à fond la partition qu'on exécutait, il n'était pas prudent non plus d'y rien changer; je me serais fait tuer plutôt que de laisser passer sans réclamation la moindre familiarité de cette nature prise avec les grands maîtres. Je n'allais pas attendre pour protester froidement par écrit contre ce crime de lèse-génie; oh! non, c'est en face du public, à haute et intelligible voix, que j'apostrophais les délinquants. Et je puis assurer qu'il n'y a pas de critique qui porte coup comme celle-là. Ainsi, un jour, il s'agissait d'Iphigénie en Tauride, j'avais remarqué à la représentation précédente qu'on avait ajouté des cymbales au premier air de danse des Scythes en si mineur, où Gluck n'a employé que les instruments à cordes, et que dans le grand récitatif d'Oreste, au troisième acte, les parties de trombones, si admirablement motivées par la scène et écrites dans la partition, n'avaient pas été exécutées. J'avais résolu, si les mêmes fautes se reproduisaient, de les signaler. Lors donc que le ballet des Scythes fut commencé, j'attendis mes cymbales au passage, elles se firent entendre comme la première fois dans l'air que j'ai indiqué. Bouillant de colère, je me contins cependant jusqu'à la fin du morceau, et profitant aussitôt du court moment de silence qui le sépare du morceau suivant, je m'écriai de toute la force de ma voix:
«Il n'y a pas de cymbales là-dedans; qui donc se permet de corriger Gluck[16]?»
On juge de la rumeur! Le public qui ne voit pas très-clair dans toutes ces questions d'art, et à qui il était fort indifférent qu'on changeât ou non l'instrumentation de l'auteur, ne concevait rien à la fureur de ce jeune fou du parterre. Mais ce fut bien pis quand, au troisième acte, la suppression des trombones du monologue d'Oreste, ayant eu lieu comme je le craignais, la même voix fit entendre ces mots: «Les trombones ne sont pas partis! C'est insupportable!»
L'étonnement de l'orchestre et de la salle ne peut se comparer qu'à la colère (bien naturelle, je l'avoue) de Valentino qui dirigeait ce soir-là. J'ai su ensuite que ces malheureux trombones n'avaient fait que se soumettre à un ordre formel[17] de ne pas jouer dans cet endroit; car les parties copiées étaient parfaitement conformes à la partition.
Pour les cymbales que Gluck a placées avec tant de bonheur dans le premier chœur des Scythes, je ne sais qui s'était avisé de les introduire également dans l'air de danse, dénaturant ainsi la couleur et troublant le silence sinistre de cet étrange ballet. Mais je sais bien qu'aux représentations suivantes, tout rentra dans l'ordre, les cymbales se turent, les trombones jouèrent, et je me contentai de grommeler entre mes dents: «Ah! c'est bien heureux!»
Peu de temps après, de Pons, qui était au moins aussi enragé que moi, ayant trouvé inconvenant qu'on nous donnât, au premier acte d'Œdipe à Colonne, d'autres airs de danse que ceux de Sacchini, vint me proposer de faire justice des interminables solos de cor et de violoncelle qu'on leur avait substitués. Pouvais-je ne pas seconder une aussi louable intention? Le moyen employé pour Iphigénie nous réussit également bien pour Œdipe; et, après quelques mots lancés un soir du parterre par nous deux seuls, les nouveaux airs de danse disparurent pour jamais.
Une seule fois nous parvînmes à entraîner le public. On avait annoncé sur l'affiche que le solo de violon du ballet de Nina serait exécuté par Baillot, une indisposition du virtuose, ou quelque autre raison, s'étant opposée à ce qu'il pût se faire entendre, l'administration crut suffisant d'en instruire le public par une imperceptible bande de papier collée sur l'affiche de la porte de l'Opéra, que personne ne regarde. L'immense majorité des spectateurs s'attendait donc à entendre le célèbre violon.
Pourtant au moment où Nina, dans les bras de son père et de son amant, revient à la raison, la pantomime si touchante de mademoiselle Bigottini ne put nous émouvoir au point de nous faire oublier Baillot. La pièce touchait à sa fin. «Eh bien! eh bien! et le solo de violon, dis-je assez haut pour être entendu?—C'est vrai, reprit un homme du public, il semble qu'on veuille le passer.—Baillot! Baillot! le solo de violon!» En ce moment le parterre prend feu, et, ce qui ne s'était jamais vu à l'Opéra, la salle entière réclame à grands cris l'accomplissement des promesses de l'affiche. La toile tombe au milieu de ce brouhaha. Le bruit redouble. Les musiciens, voyant la fureur du parterre, s'empressent de quitter la place. De rage alors chacun saute dans l'orchestre, on lance à droite et à gauche les chaises des concertants; on renverse les pupitres; on crève la peau des timbales; j'avais beau crier: «Messieurs, messieurs, que faites-vous donc! briser les instruments!... Quelle barbarie! Vous ne voyez donc pas que c'est la contre-basse du père Chénié, un instrument admirable, qui a un son d'enfer!» On ne m'écoutait plus et les mutins ne se retirèrent qu'après avoir culbuté tout l'orchestre et cassé je ne sais combien de banquettes et d'instruments.
C'était là le mauvais côté de la critique en action que nous exercions si despotiquement à l'Opéra; le beau, c'était notre enthousiasme quand tout allait bien.
Il fallait voir alors, avec quelle frénésie nous applaudissions des passages auxquels personne dans la salle ne faisait attention, tels qu'une belle basse, une heureuse modulation, un accent vrai dans un récitatif, une note expressive de hautbois, etc., etc. Le public nous prenait pour des claqueurs aspirant au surnumérariat; tandis que le chef de claque qui savait bien le contraire, et dont nos applaudissements intempestifs dérangeaient les savantes combinaisons, nous lançait de temps en temps un coup d'œil digne de Neptune prononçant le quos ego. Puis dans les beaux moments de madame Branchu, c'étaient des exclamations, des trépignements qu'on ne connaît plus aujourd'hui, même au Conservatoire, le seul lieu de France où le véritable enthousiasme musical se manifeste encore quelquefois.
La plus curieuse scène de ce genre, dont j'aie conservé le souvenir, est la suivante. On donnait Œdipe. Quoique placé fort loin de Gluck dans notre estime, Sacchini ne laissait pas que d'avoir en nous de sincères admirateurs. J'avais entraîné ce soir-là à l'Opéra un de mes amis[18], étudiant parfaitement étranger à tout autre art que celui du carambolage, et dont cependant je voulais à toute force faire un prosélyte musical. Les douleurs d'Antigone et de son père ne pouvaient l'émouvoir que fort médiocrement. Aussi après le premier acte, désespérant d'en rien faire, l'avais-je laissé derrière moi, en m'avançant d'une banquette pour n'être pas troublé par son sang-froid. Comme pour faire ressortir encore son impassibilité, le hasard avait placé à sa droite un spectateur aussi impressionnable qu'il l'était peu. Je m'en aperçus bientôt. Dérivis venait d'avoir un fort beau mouvement dans son fameux récitatif.
Mon fils! tu ne l'es plus!
Va! ma haine est trop forte!
Tout absorbé que je fusse par cette scène si belle de naturel et de sentiment de l'antique, il me fut impossible de ne pas entendre le dialogue établi derrière moi, entre mon jeune homme épluchant une orange et l'inconnu, son voisin, en proie à la plus vive émotion:
—Mon Dieu! monsieur, calmez-vous.
—Non! c'est irrésistible! c'est accablant! cela tue!
—Mais, monsieur, vous avez tort de vous affecter de la sorte. Vous vous rendrez malade.
—Non, laissez-moi... Oh!
—Monsieur, allons, du courage! enfin, après tout, ce n'est qu'un spectacle... vous offrirai-je un morceau de cette orange?
—Ah! c'est sublime!
—Elle est de Malte!
—Quel art céleste!
—Ne me refusez pas.
—Ah! monsieur, quelle musique!
—Oui, c'est très-joli.
Pendant cette discordante conversation, l'opéra était parvenu, après la scène de réconciliation, au beau trio: «Ô doux moments!»; la douceur pénétrante de cette simple mélodie me saisit à mon tour; je commençai à pleurer, la tête cachée dans mes deux mains, comme un homme abîmé d'affliction. À peine le trio était-il achevé, que deux bras robustes m'enlèvent de dessus mon banc, en me serrant la poitrine à me la briser; c'étaient ceux de l'inconnu qui, ne pouvant plus maîtriser son émotion, et ayant remarqué que de tous ceux qui l'entouraient j'étais le seul qui parût la partager, m'embrassait avec fureur, en criant d'une voix convulsive:—«Sacrrrrre-dieu! monsieur, que c'est beau!!!» Sans m'étonner le moins du monde, et la figure toute décomposée par les larmes, je lui réponds par cette interrogation:
—Êtes-vous musicien?...
—Non, mais je sens la musique aussi vivement que qui que ce soit.
—Ma foi, c'est égal, donnez-moi votre main; pardieu, monsieur, vous êtes un brave homme!
Là-dessus, parfaitement insensibles aux ricanements des spectateurs qui faisaient cercle autour de nous, comme à l'air ébahi de mon néophyte mangeur d'oranges, nous échangeons quelques mots à voix basse, je lui donne mon nom, il me confie le sien[19] et sa profession. C'était un ingénieur! un mathématicien!!! Où diable la sensibilité va-t-elle se nicher!
Apparition de Weber à l'Odéon.—Castilblaze.—Mozart.—Lachnith.—Les arrangeurs.—Despair and die!
Au milieu de cette période brûlante de mes études musicales, au plus fort de la fièvre causée par ma passion pour Gluck et Spontini, et par l'aversion que m'inspiraient les doctrines et les formes rossiniennes, Weber apparut. Le Freyschütz, non point dans sa beauté originale, mais mutilé, vulgarisé, torturé et insulté de mille façons par un arrangeur, le Freyschütz transformé en Robin des Bois, fut représenté à l'Odéon. Il eut pour interprètes un jeune orchestre admirable, un chœur médiocre, et des chanteurs affreux. Une femme seulement, madame Pouilley, chargée du personnage d'Agathe (appelée Annette par le traducteur), possédait un assez joli talent de vocalisation, mais rien de plus. D'où il résulta que son rôle entier, chanté sans intelligence, sans passion, sans le moindre élan d'âme, fut à peu près annihilé. Le grand air du second acte surtout, chanté par elle avec un imperturbable sang-froid, avait le charme d'une vocalise de Bordogni et passait presque inaperçu. J'ai été longtemps à découvrir les trésors d'inspiration qu'il renferme.
La première représentation fut accueillie par les sifflets et les rires de toute la salle. La valse et le chœur des chasseurs, qu'on avait remarqués dès l'abord, excitèrent le lendemain un tel enthousiasme, qu'ils suffirent bientôt à faire tolérer le reste de la partition et à attirer la foule à l'Odéon. Plus tard, la chansonnette des jeunes filles, au troisième acte, et la prière d'Agathe (raccourcie de moitié) firent plaisir. Après quoi, on s'aperçut que l'ouverture avait une certaine verve bizarre, et que l'air de Max ne manquait pas d'intentions dramatiques. Puis, on s'habitua à trouver comiques les diableries de la scène infernale, et tout Paris voulut voir cet ouvrage biscornu, et l'Odéon s'enrichit, et M. Castilblaze, qui avait saccagé le chef-d'œuvre, gagna plus de cent mille francs.
Ce nouveau style, contre lequel mon culte intolérant et exclusif pour les grands classiques m'avait d'abord prévenu, me causa des surprises et des ravissements extrêmes, malgré l'exécution incomplète ou grossière qui en altérait les contours. Toute bouleversée qu'elle fût, il s'exhalait de cette partition un arôme sauvage dont la délicieuse fraîcheur m'enivrait. Un peu fatigué, je l'avoue, des allures solennelles de la muse tragique, les mouvements rapides, parfois d'une gracieuse brusquerie, de la nymphe des bois, ses attitudes rêveuses, sa naïve et virginale passion, son chaste sourire, sa mélancolie, m'inondèrent d'un torrent de sensations jusqu'alors inconnues.
Les représentations de l'Opéra furent un peu négligées, cela se conçoit, et je ne manquai pas une de celles de l'Odéon. Mes entrées m'avaient été accordées à l'orchestre de ce théâtre; bientôt je sus par cœur tout ce qu'on y exécutait de la partition du Freyschütz.
L'auteur lui-même, alors, vint en France. Vingt et un ans se sont écoulés depuis ce jour où, pour la première et dernière fois, Weber traversa Paris. Il se rendait à Londres, pour y voir à peu près tomber un de ses chefs-d'œuvre (Obéron) et mourir. Combien je désirai le voir! avec quelles palpitations je le suivis, le soir où, souffrant déjà, et peu de temps avant son départ pour l'Angleterre, il voulut assister à la reprise d'Olympie. Ma poursuite fut vaine. Le matin de ce même jour Lesueur m'avait dit: «Je viens de recevoir la visite de Weber! Cinq minutes plus tôt vous l'eussiez entendu me jouer sur le piano des scènes entières de nos partitions françaises; il les connaît toutes.» En entrant quelques heures après dans un magasin de musique: «Si vous saviez qui s'est assis là tout à l'heure!—Qui donc?—Weber!» En arrivant à l'Opéra et en écoutant la foule répéter: «Weber vient de traverser le foyer,—il est entré dans la salle,—il est aux premières loges.» Je me désespérais de ne pouvoir enfin l'atteindre. Mais tout fut inutile; personne ne put me le montrer. À l'inverse des poétiques apparitions de Shakespeare, visible pour tous, il demeura invisible pour un seul. Trop inconnu pour oser lui écrire, et sans amis en position de me présenter à lui, je ne parvins pas à l'apercevoir.
Oh! si les hommes inspirés pouvaient deviner les grandes passions que leurs œuvres font naître! S'il leur était donné de découvrir ces admirations de cent mille âmes concentrées et enfouies dans une seule, qu'il leur serait doux de s'en entourer, de les accueillir, et de se consoler ainsi de l'envieuse haine des uns, de l'inintelligente frivolité des autres, de la tiédeur de tous!
Malgré sa popularité, malgré le foudroyant éclat et la vogue du Freyschütz, malgré la conscience qu'il avait sans doute de son génie, Weber, plus qu'un autre peut-être, eût été heureux de ces obscures, mais sincères adorations. Il avait écrit des pages admirables, traitées par les virtuoses et les critiques avec la plus dédaigneuse froideur. Son dernier opéra, Euryanthe, n'avait obtenu qu'un demi-succès; il lui était permis d'avoir des inquiétudes sur le sort d'Obéron, en songeant qu'à une œuvre pareille il faut un public de poëtes, un parterre de rois de la pensée. Enfin, le roi des rois, Beethoven, pendant longtemps l'avait méconnu. On conçoit donc qu'il ait pu quelquefois, comme il l'écrivit lui-même, douter de sa mission musicale, et qu'il soit mort du coup qui frappa Obéron.
Si la différence fut grande entre la destinée de cette partition merveilleuse et le sort de son aîné, le Freyschütz, ce n'est pas qu'il y ait rien de vulgaire dans la physionomie de l'heureux élu de la popularité, rien de mesquin dans ses formes, rien de faux dans son éclat, rien d'ampoulé ni d'emphatique dans son langage; l'auteur n'a jamais fait, ni dans l'un ni dans l'autre, la moindre concession aux puériles exigences de la mode, à celles plus impérieuses encore des grands orgueils chantants. Il fut aussi simplement vrai, aussi fièrement original, aussi ennemi des formules, aussi digne en face du public, dont il ne voulait acheter les applaudissements par aucune lâche condescendance, aussi grand dans le Freyschütz que dans Obéron. Mais la poésie du premier est pleine de mouvement, de passion et de contrastes. Le surnaturel y amène des effets étranges et violents. La mélodie, l'harmonie et le rhythme combinés tonnent, brûlent et éclairent; tout concourt à éveiller l'attention. Les personnages, en outre, pris dans la vie commune, trouvent de plus nombreuses sympathies; la peinture de leurs sentiments, le tableau de leurs mœurs, motivent aussi l'emploi d'un moins haut style, qui, ravivé par un travail exquis, acquiert un charme irrésistible, même pour les esprits dédaigneux de jouets sonores, et ainsi paré, semble à la foule l'idéal de l'art, le prodige de l'invention.
Dans Obéron, au contraire, bien que les passions humaines y jouent un grand rôle, le fantastique domine encore; mais le fantastique gracieux, calme, frais. Au lieu de monstres, d'apparitions horribles, ce sont des chœurs d'esprits aériens, des sylphes, des fées, des ondines. Et la langue de ce peuple au doux sourire, langue à part, qui emprunte à l'harmonie son charme principal, dont la mélodie est capricieusement vague, dont le rhythme imprévu, voilé, devient souvent difficile à saisir, est d'autant moins intelligible pour la foule que ses finesses ne peuvent être senties, même des musiciens, sans une attention extrême unie à une grande vivacité d'imagination. La rêverie allemande sympathise plus aisément, sans doute, avec cette divine poésie; pour nous, Français, elle ne serait, je le crains, qu'un sujet d'études curieux un instant, d'où naîtraient bientôt après la fatigue et l'ennui[20]. On en a pu juger quand la troupe lyrique de Carlsruhe vint, en 1828, donner des représentations au théâtre Favart. Le chœur des ondines, ce chant si mollement cadencé, qui exprime un bonheur si pur, si complet, ne se compose que de deux strophes assez courtes; mais comme sur un mouvement lent se balancent des inflexions continuellement douces, l'attention du public s'éteignit au bout de quelques mesures; à la fin du premier couplet, le malaise de l'auditoire était évident, on murmurait dans la salle, et la seconde strophe fut à peine entendue. On se hâta, en conséquence, de la supprimer pour la seconde représentation.
Weber, en voyant ce que Castilblaze, ce musicien vétérinaire, avait fait de son Freyschütz, ne put que ressentir profondément un si indigne outrage, et ses justes plaintes s'exhalèrent dans une lettre qu'il publia à ce sujet avant de quitter Paris. Castilblaze eut l'audace de répondre: que les modifications dont l'auteur allemand se plaignait avaient seules pu assurer le succès de Robin des Bois, et que M. Weber était bien ingrat d'adresser des reproches à l'homme qui l'avait popularisé en France.
Ô misérable!... Et l'on donne cinquante coups de fouet à un pauvre matelot pour la moindre insubordination!...
C'était pour assurer aussi le succès de la Flûte enchantée, de Mozart, que le directeur de l'Opéra, plusieurs années auparavant, avait fait faire le beau pasticcio que nous possédons, sous le titre de: les Mystères d'Isis. Le livret est un mystère lui-même que personne n'a pu dévoiler. Mais, quand ce chef-d'œuvre fut bien et dûment charpenté, l'intelligent directeur appela à son aide un musicien allemand pour charpenter aussi la musique de Mozart. Le musicien allemand n'eut garde de refuser cette tâche impie. Il ajouta quelques mesures à la fin de l'ouverture (l'ouverture de la Flûte enchantée!!!) il fit un air de basse avec la partie de soprano d'un chœur[21] en y ajoutant encore quelques mesures de sa façon; il ôta les instruments à vent dans une scène, il les introduisit dans une autre; il altéra la mélodie et les desseins d'accompagnement de l'air sublime de Zarastro, fabriqua une chanson avec le chœur des esclaves «O cara armonia,» convertit un duo en trio, et comme si la partition de la Flûte enchantée ne suffisait pas à sa faim de harpie, il l'assouvit aux dépens de celles de Titus et de Don Juan. L'air «Quel charme à mes esprits rappelle» est tiré de Titus, mais pour l'andante seulement; l'allégro qui le complète ne plaisant pas apparemment à notre uomo capace, il l'en arracha pour en cheviller à la place un autre de sa composition, dans lequel il fit entrer seulement des lambeaux de celui de Mozart. Et devinerait-on ce que ce monsieur fit encore du fameux «Fin ch'han dal vino,» de cet éclat de verve libertine où se résume tout le caractère de Don Juan?... Un trio pour une basse et deux soprani, chantant entre autres gentillesses sentimentales, les vers suivants:
Heureux délire!
Mon cœur soupire!
Que mon sort diffère du sien!
Quel plaisir est égal au mien!
Crois ton amie,
C'est pour la vie
Que mon sort va s'unir au tien.
Ô douce ivresse
De la tendresse!
Ma main te presse,
Dieu! quel grand bien! (sic)
Puis, quand cet affreux mélange fut confectionné, on lui donna le nom de les Mystères d'Isis, opéra; lequel opéra fut représenté, gravé et publié[22] en cet état, en grande partition; et l'arrangeur mit, à côté du nom de Mozart, son nom de crétin, son nom de profanateur, son nom de Lachnith[23] que je donne ici pour digne pendant à celui de Castilblaze.
Ce fut ainsi qu'à vingt ans d'intervalle, chacun de ces mendiants vint se vautrer avec ses guenilles sur le riche manteau d'un roi de l'harmonie: c'est ainsi qu'habiles en singes, affublés de ridicules oripeaux, un œil crevé, un bras tordu, une jambe cassée, deux hommes de génie furent présentés au public français! Et leurs bourreaux dirent au public: Voilà Mozart, voilà Weber! et le public les crut. Et il ne se trouva personne pour traiter ces scélérats selon leur mérite et leur envoyer au moins un furieux démenti!
Hélas! les connût-il, le public s'inquiète peu de pareils actes. Aussi bien en Allemagne, en Angleterre et ailleurs qu'en France, on tolère que les plus nobles œuvres dans tous les genres soient arrangées, c'est-à-dire gâtées, c'est-à-dire insultées de mille manières, par des gens de rien. De telles libertés, on le reconnaît volontiers, ne devraient être prises à l'égard des grands artistes (si tant est qu'elles dussent l'être) que par des artistes immenses et bien plus grands encore. Les corrections faites à une œuvre, ancienne ou moderne, ne devraient jamais lui arriver de bas en haut, mais de haut en bas, personne ne le conteste; on ne s'indigne point pourtant d'être témoin du contraire chaque jour.
Mozart a été assassiné par Lachnith;
Weber, par Castilblaze;
Gluck, Grétry, Mozart, Rossini, Beethoven, Vogel ont été mutilés par ce même Castilblaze[24]; Beethoven a vu ses symphonies corrigées par Fétis[25], par Kreutzer et par Habeneck;
Molière et Corneille furent taillés par des inconnus, familiers du Théâtre-Français;
Shakespeare enfin est encore représenté en Angleterre, avec les arrangements de Cibber et de quelques autres.
Les corrections ici ne viennent pas de haut en bas, ce me semble; mais bien de bas en haut, et perpendiculairement encore!
Qu'on ne vienne pas dire que les arrangeurs, dans leurs travaux sur les maîtres, ont fait quelquefois d'heureuses trouvailles; car ces conséquences exceptionnelles ne sauraient justifier l'introduction dans l'art d'une aussi monstrueuse immoralité.
Non, non, non, dix millions de fois non, musiciens, poëtes, prosateurs, acteurs, pianistes, chefs d'orchestre, du troisième ou du second ordre, et même du premier, vous n'avez pas le droit de toucher aux Beethoven et aux Shakespeare, pour leur faire l'aumône de votre science et de votre goût.
Non, non, non, mille millions de fois non, un homme, quel qu'il soit, n'a pas le droit de forcer un autre homme, quel qu'il soit, d'abandonner sa propre physionomie pour en prendre une autre, de s'exprimer d'une façon qui n'est pas la sienne, de revêtir une forme qu'il n'a pas choisie, de devenir de son vivant un mannequin qu'une volonté étrangère fait mouvoir, ou d'être galvanisé après sa mort. Si cet homme est médiocre, qu'on le laisse enseveli dans sa médiocrité! S'il est d'une nature d'élite au contraire, que ses égaux, que ses supérieurs mêmes, le respectent, et que ses inférieurs s'inclinent humblement devant lui.
Sans doute Garrick a trouvé le dénoûement de Roméo et Juliette, le plus pathétique qui soit au théâtre, et il l'a mis à la place de celui de Shakespeare dont l'effet est moins saisissant; mais en revanche, quel est l'insolent drôle qui a inventé le dénoûement du Roi Lear qu'on substitue quelquefois, très-souvent même, à la dernière scène que Shakespeare a tracée pour ce chef-d'œuvre? Quel est le grossier rimeur qui a mis dans la bouche de Cordelia[26] ces tirades brutales, exprimant des passions si étrangères à son tendre et noble cœur? Où est-il? pour que tout ce qu'il y a sur la terre de poëtes, d'artistes, de pères et d'amants, vienne le flageller, et, le rivant au pilori de l'indignation publique, lui dise: «Affreux idiot! tu as commis un crime infâme, le plus odieux, le plus énorme des crimes, puisqu'il attente à cette réunion des plus hautes facultés de l'homme qu'on nomme le Génie! Sois maudit! Désespère et meurs! Despair and die!!»
Et ce Richard III, auquel j'emprunte ici une imprécation, ne l'a-t-on pas bouleversé?... n'a-t-on pas ajouté des personnages à la Tempête, n'a-t-on pas mutilé Hamlet, Romeo, etc?... Voilà où l'exemple de Garrick a entraîné. Tout le monde a donné des leçons à Shakespeare!!!...
Et, pour en revenir à la musique, après que Kreutzer, lors des derniers concerts spirituels de l'Opéra, eut fait pratiquer maintes coupures dans une symphonie de Beethoven[27], n'avons-nous pas vu Habeneck supprimer certains instruments[28] dans une autre du même maître? N'entend-on pas à Londres des parties de grosse caisse, de trombones et d'ophicléïde ajoutées par M. Costa aux partitions de Don Giovanni, de Figaro et du Barbier de Séville?... et si les chefs d'orchestre osent, selon leur caprice, faire disparaître ou introduire certaines parties dans des œuvres de cette nature, qui empêche les violons ou les cors, ou le dernier des musiciens, d'en faire autant?... Les traducteurs ensuite, les éditeurs et même les copistes, les graveurs et les imprimeurs, n'auront-ils pas un bon prétexte pour suivre cet exemple[29]?...
N'est-ce pas la ruine, l'entière destruction, la fin totale de l'art?... Et ne devons-nous pas, nous tous épris de sa gloire et jaloux des droits imprescriptibles de l'esprit humain, quand nous voyons leur porter atteinte, dénoncer le coupable, le poursuivre et lui crier de toute la force de notre courroux: «Ton crime est ridicule; Despair!! Ta stupidité est criminelle; Die!! Sois bafoué, sois conspué, sois maudit! Despair and die!! Désespère et meurs!»
Préjugé contre les opéras écrits sur un texte italien.—Son influence sur l'impression que je reçois de certaines œuvres de Mozart.
J'ai dit qu'à l'époque de mon premier concours à l'Institut j'étais exclusivement adonné à l'étude de la grande musique dramatique; c'est de la tragédie lyrique que j'aurais dû dire, et ce fut la raison du calme avec lequel j'admirais Mozart.
Gluck et Spontini avaient seuls le pouvoir de passionner. Or, voici la cause de ma tiédeur pour l'auteur de Don Juan. Ses deux opéras le plus souvent représentés à Paris étaient Don Juan et Figaro; mais ils y étaient chantés en langue italienne, par des Italiens et au Théâtre-Italien; et cela suffisait pour que je ne pusse me défendre d'un certain éloignement pour ces chefs-d'œuvre. Ils avaient à mes yeux le tort de paraître appartenir à l'école ultramontaine. En outre, et ceci est plus raisonnable, j'avais été choqué d'un passage du rôle de dona Anna, dans lequel Mozart a eu le malheur d'écrire une déplorable vocalise qui fait tache dans sa lumineuse partition. Je veux parler de l'allégro de l'air de soprano (nº 22), au second acte, air d'une tristesse profonde, où toute la poésie de l'amour se montre éplorée et en deuil, et où l'on trouve néanmoins vers la fin du morceau des notes ridicules et d'une inconvenance tellement choquante, qu'on a peine à croire qu'elles aient pu échapper à la plume d'un pareil homme. Dona Anna semble là essuyer ses larmes et se livrer tout d'un coup à d'indécentes bouffonneries. Les paroles de ce passage sont: Forse un giorno il cielo ancora sentirà a-a-a (ici un trait incroyable et du plus mauvais style) pietà di me. Il faut avouer que c'est une singulière façon, pour la noble fille outragée, d'exprimer l'espoir que le ciel aura un jour pitié d'elle!... Il m'était difficile de pardonner à Mozart une telle énormité. Aujourd'hui, je sens que je donnerais une partie de mon sang pour effacer cette honteuse page et quelques autres du même genre, dont on est bien forcé de reconnaître l'existence dans ses œuvres[30].
Je ne pouvais donc que me méfier de ses doctrines dramatiques, et cela suffisait pour faire descendre à un degré voisin de zéro le thermomètre de l'enthousiasme.
Les magnificences religieuses de la Flûte enchantée m'avaient, il est vrai, rempli d'admiration; mais ce fut dans le pasticcio des Mystères d'Isis que je les contemplai pour la première fois, et je ne pus que plus tard, à la bibliothèque du Conservatoire, connaître la partition originale et la comparer au misérable pot-pourri français qu'on exécutait à l'Opéra.
L'œuvre dramatique de ce grand compositeur m'avait, on le voit, été mal présentée dans son ensemble, et c'est plusieurs années après seulement que, grâce à des circonstances moins défavorables, je pus en goûter le charme et la suave perfection. Les beautés merveilleuses de ses quatuors, de ses quintettes et de quelques-unes de ses sonates furent les premières à me ramener au culte de l'angélique génie dont la fréquentation, trop bien constatée, des Italiens et des pédagogues contre-pointistes, a pu seule en quelques endroits altérer la pureté.
Apparition de Shakespeare.—Miss Smithson.—Mortel amour.—Léthargie morale.—Mon premier concert.—Opposition comique de Cherubini.—Sa défaite.—Premier serpent à sonnettes.
Je touche ici au plus grand drame de ma vie. Je n'en raconterai point toutes les douloureuses péripéties. Je me bornerai à dire ceci: Un théâtre anglais vint donner à Paris des représentations des drames de Shakespeare alors complètement inconnus au public français. J'assistai à la première représentation d'Hamlet à l'Odéon. Je vis dans le rôle d'Ophélia Henriette Smithson qui, cinq ans après, est devenue ma femme. L'effet de son prodigieux talent ou plutôt de son génie dramatique, sur mon imagination et sur mon cœur, n'est comparable qu'au bouleversement que me fit subir le poëte dont elle était la digne interprète. Je ne puis rien dire de plus.
Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l'improviste, me foudroya. Son éclair, en m'ouvrant le ciel de l'art avec un fracas sublime, m'en illumina les plus lointaines profondeurs. Je reconnus la vraie grandeur, la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques. Je mesurai en même temps l'immense ridicule des idées répandues en France sur Shakespeare par Voltaire...
«..........Ce singe de génie,
Chez l'homme, en mission, par le diable envoyé[31].»
et la pitoyable mesquinerie de notre vieille Poétique de pédagogues et de frères ignorantins. Je vis... je compris... je sentis... que j'étais vivant et qu'il fallait me lever et marcher.
Mais la secousse avait été trop forte, et je fus longtemps à m'en remettre. À un chagrin intense, profond, insurmontable, vint se joindre un état nerveux, pour ainsi dire maladif, dont un grand écrivain physiologiste pourrait seul donner une idée approximative.
Je perdis avec le sommeil la vivacité d'esprit de la veille, et le goût de mes études favorites, et la possibilité de travailler. J'errais sans but dans les rues de Paris et dans les plaines des environs. À force de fatiguer mon corps, je me souviens d'avoir obtenu pendant cette longue période de souffrances, seulement quatre sommeils profonds semblables à la mort; une nuit sur des gerbes, dans un champ près de Ville-Juif; un jour dans une prairie aux environs de Sceaux; une autre fois dans la neige, sur le bord de la Seine gelée, près de Neuilly; et enfin sur une table du café du Cardinal, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Richelieu, où je dormis cinq heures, au grand effroi des garçons qui n'osaient m'approcher, dans la crainte de me trouver mort.
Ce fut en rentrant chez moi, à la suite d'une de ces excursions où j'avais l'air d'être à la recherche de mon âme, que, trouvant ouvert sur ma table le volume des Mélodies irlandaises de Th. Moore, mes yeux tombèrent sur celle qui commence par ces mots: «Quand celui qui t'adore» (When he who adores thee). Je pris la plume, et tout d'un trait j'écrivis la musique de ce déchirant adieu, qu'on trouve sous le titre d'Élégie, à la fin de mon recueil intitulé Irlande. C'est la seule fois qu'il me soit arrivé de pouvoir peindre un sentiment pareil, en étant encore sous son influence active et immédiate. Mais je crois que j'ai rarement pu atteindre à une aussi poignante vérité d'accents mélodiques, plongés dans un tel orage de sinistres harmonies.
Ce morceau est immensément difficile à chanter et à accompagner; il faut, pour le rendre dans son vrai sens, c'est-à-dire, pour faire renaître, plus ou moins affaibli, le désespoir sombre, fier et tendre, que Moore dut ressentir en écrivant ses vers, et que j'éprouvais en les inondant de ma musique, il faut deux habiles artistes[32], un chanteur surtout, doué d'une voix sympathique et d'une excessive sensibilité. L'entendre médiocrement interpréter serait pour moi une douleur inexprimable.
Pour ne pas m'y exposer, depuis vingt ans qu'il existe, je n'ai proposé à personne de me le chanter. Une seule fois, Alizard, l'ayant aperçu chez moi, l'essaya sans accompagnement en le transposant (en si) pour sa voix de basse, et me bouleversa tellement, qu'au milieu je l'interrompis en le priant de cesser. Il le comprenait; je vis qu'il le chanterait tout à fait bien; cela me donna l'idée d'instrumenter pour l'orchestre l'accompagnement de piano. Puis réfléchissant que de semblables compositions ne sont pas faites pour le gros public des concerts, et que ce serait une profanation de les exposer à son indifférence, je suspendis mon travail et brûlai ce que j'avais déjà mis en partition.
Le bonheur veut que cette traduction en prose française soit si fidèle que j'aie pu adapter plus tard sous ma musique les vers anglais de Moore.
Si jamais cette élégie est connue en Angleterre et en Allemagne, elle y trouvera peut-être quelques rares sympathies; les cœurs déchirés s'y reconnaîtront. Un tel morceau est incompréhensible pour la plupart des Français, et absurde et insensé pour des Italiens.
En sortant de la représentation d'Hamlet, épouvanté de ce que j'avais ressenti, je m'étais promis formellement de ne pas m'exposer de nouveau à la flamme shakespearienne.
Le lendemain on afficha Romeo and Juliet... J'avais mes entrées à l'orchestre de l'Odéon; eh bien, dans la crainte que de nouveaux ordres donnés au concierge du théâtre ne vinssent m'empêcher de m'y introduire comme à l'ordinaire, aussitôt après avoir vu l'annonce du redoutable drame, je courus au bureau de location acheter une stalle, pour m'assurer ainsi doublement de mon entrée. Il n'en fallait pas tant pour m'achever.
Après la mélancolie, les navrantes douleurs, l'amour éploré, les ironies cruelles, les noires méditations, les brisements de cœur, la folie, les larmes, les deuils, les catastrophes, les sinistres hasards d'Hamlet, après les sombres nuages, les vents glacés du Danemarck, m'exposer à l'ardent soleil, aux nuits embaumées de l'Italie, assister au spectacle de cet amour prompt comme la pensée, brûlant comme la lave, impérieux, irrésistible, immense, et pur et beau comme le sourire des anges, à ces scènes furieuses de vengeance, à ces étreintes éperdues, à ces luttes désespérées de l'amour et de la mort, c'était trop. Aussi, dès le troisième acte, respirant à peine, et souffrant comme si une main de fer m'eût étreint le cœur, je me dis avec une entière conviction: Ah! je suis perdu.—Il faut ajouter que je ne savais pas alors un seul mot d'anglais, que je n'entrevoyais Shakespeare qu'à travers les brouillards de la traduction de Letourneur, et que je n'apercevais point, en conséquence, la trame poétique qui enveloppe comme un réseau d'or ses merveilleuses, créations. J'ai le malheur qu'il en soit encore à peu près de même aujourd'hui. Il est bien plus difficile à un Français de sonder les profondeurs du style de Shakespeare, qu'à un Anglais de sentir les finesses et l'originalité de celui de La Fontaine et de Molière. Nos deux poëtes sont de riches continents, Shakespeare est un monde. Mais le jeu des acteurs, celui de l'actrice surtout, la succession des scènes, la pantomime et l'accent des voix, signifiaient pour moi davantage et m'imprégnaient des idées et des passions shakespeariennes mille fois plus que les mots de ma pâle et infidèle traduction. Un critique anglais disait l'hiver dernier dans les Illustrated London News, qu'après avoir vu jouer Juliette par miss Smithson, je m'étais écrié: «Cette femme je l'épouserai! et sur ce drame j'écrirai ma plus vaste symphonie!» Je l'ai fait, mais n'ai rien dit de pareil. Mon biographe m'a attribué une ambition plus grande que nature. On verra dans la suite de ce récit comment, et dans quelles circonstances exceptionnelles, ce que mon âme bouleversée n'avait pas même admis en rêve, est devenu une réalité.
Le succès de Shakespeare à Paris, aidé des efforts enthousiastes de toute la nouvelle école littéraire, que dirigeaient Victor Hugo, Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, fut encore surpassé par celui de miss Smithson. Jamais, en France, aucun artiste dramatique n'émut, ne ravit, n'exalta le public autant qu'elle: jamais dithyrambes de la presse n'égalèrent ceux que les journaux français publièrent en son honneur.
Après ces deux représentations d'Hamlet et de Roméo, je n'eus pas de peine à m'abstenir d'aller au théâtre anglais; de nouvelles épreuves m'eussent terrassé; je les craignais comme on craint les grandes douleurs physiques; l'idée seule de m'y exposer me faisait frémir.
J'avais passé plusieurs mois dans l'espèce d'abrutissement désespéré dont j'ai seulement indiqué la nature et les causes, songeant toujours à Shakespeare et à l'artiste inspirée, à la fair Ophelia dont tout Paris délirait, comparant avec accablement l'éclat de sa gloire à ma triste obscurité; quand me relevant enfin, je voulus par un effort suprême faire rayonner jusqu'à elle mon nom qui lui était inconnu. Alors je tentai ce que nul compositeur en France n'avait encore tenté.
J'osai entreprendre de donner, au Conservatoire, un grand concert composé exclusivement de mes œuvres. «Je veux lui montrer, dis-je, que moi aussi je suis peintre!» Pour y parvenir, il me fallait trois choses: la copie de ma musique, la salle et les exécutants.
Dès que mon parti fut pris, je me mis au travail et je copiai, en employant seize heures sur vingt-quatre, les parties séparées d'orchestre et de chœur, des morceaux que j'avais choisis.
Mon programme contenait: les ouvertures de Waverley et des Francs-Juges; un air et un trio avec chœur des Francs-Juges; la scène Héroïque Grecque et ma cantate la Mort d'Orphée, déclarée inexécutable par le jury de l'Institut. Tout en copiant sans relâche, j'avais, par un redoublement d'économie, ajouté quelques centaines de francs à des épargnes antérieures, au moyen desquelles je comptais payer mes choristes. Quant à l'orchestre, j'étais sûr d'obtenir le concours gratuit de celui de l'Odéon, d'une partie des musiciens de l'Opéra et de ceux du théâtre des Nouveautés.
La salle était donc, et il en est toujours ainsi à Paris, le principal obstacle. Pour avoir à ma disposition celle du Conservatoire, la seule vraiment bonne sous tous les rapports, il fallait l'autorisation du surintendant des Beaux-Arts, M. Sosthènes de Larochefoucault, et de plus l'assentiment de Cherubini.
M. de Larochefoucault accorda sans difficulté la demande que je lui avais adressée à ce sujet. Cherubini, au contraire, au simple énoncé de mon projet, entra en fureur.
—Vous voulez donner un concert? me dit-il, avec sa grâce ordinaire.
—Oui, monsieur.
—Il faut la permission du surintendant des Beaux-Arts pour cela.
—Je l'ai obtenue.
—M. de Larossefoucault y consent?
—Oui, monsieur.
—Mais, mais, mais zé n'y consens pas, moi; é é-é-zé m'oppose à ce qu'on vous prête la salle.
—Vous n'avez pourtant, monsieur, aucun motif pour me la faire refuser, puisque le Conservatoire n'en dispose pas en ce moment, et que pendant quinze jours elle va être entièrement libre.
—Mais qué zé vous dis que zé né veux pas que vous donniez ce concert. Tout le monde est à la campagne, et vous né ferez pas de recette.
—Je ne compte pas y gagner. Ce concert n'a pour but que de me faire connaître.
—Il n'y a pas de nécessité qu'on vous connaisse? D'ailleurs pour les frais il faut de l'arzent! Vous en avez donc?...
—Oui, monsieur.
—A... a... ah!... Et que, qué, qué voulez-vous faire entendre dans ce concert?
—Deux ouvertures, des fragments d'un opéra, ma cantate de la Mort d'Orphée...
—Cette cantate du concours qué zé né veux pas! elle est mauvaise, elle... elle... elle né peut pas s'exécuter.
—Vous l'avez jugée telle, monsieur, mais je suis bien aise de la juger à mon tour... Si un mauvais pianiste n'a pas pu l'accompagner, cela ne prouve point qu'elle soit inexécutable pour un bon orchestre.
—C'est une insulte alors, qué... qué... qué vous voulez faire à l'Académie?
—C'est une simple expérience, monsieur. Si, comme il est probable, l'Académie a eu raison de déclarer ma partition inexécutable, il est clair qu'on ne l'exécutera pas. Si, au contraire, elle s'est trompée, on dira que j'ai profité de ses avis et que depuis le concours j'ai corrigé l'ouvrage.
—Vous né pouvez donner votre concert qu'un dimansse.
—Je le donnerai un dimanche.
—Mais les employés de la salle, les contrôleurs, les ouvreuses qui sont tous attassés au Conservatoire, n'ont qué cé zour-là pour sé réposer, vous voulez donc les faire mourir dé fatigue, ces pauvre zens, les... les... les faire mourir?...
—Vous plaisantez sans doute, monsieur: ces pauvres gens qui vous inspirent tant de pitié, sont enchantés, au contraire, de trouver une occasion de gagner de l'argent, et vous leur feriez tort en la leur enlevant.
—Zé né veux pas, zé né veux pas! et zé vais écrire au surintendant pour qu'il vous retire son autorisation.
—Vous êtes bien bon, monsieur; mais M. de Larochefoucault ne manquera pas à sa parole. Je vais, d'ailleurs, lui écrire aussi de mon côté, en lui envoyant la reproduction exacte de la conversation que j'ai l'honneur d'avoir en ce moment avec vous. Il pourra ainsi apprécier vos raisons et les miennes.
Je l'envoyai en effet telle qu'on vient de la lire. J'ai su, plusieurs années après, par un des secrétaires du bureau des Beaux-Arts, que ma lettre dialoguée avait fait rire aux larmes le surintendant. La tendresse de Cherubini pour ces pauvres employés du Conservatoire que je voulais faire mourir de fatigue par mon concert, lui avait paru surtout on ne peut plus touchante. Aussi me répondit-il immédiatement comme tout homme de bon sens devait le faire, et, en me donnant de nouveau son autorisation, ajouta-t-il ces mots dont je lui saurai toujours un gré infini: «Je vous engage à montrer cette lettre à M. Cherubini qui a reçu à votre égard les ordres nécessaires.» Sans perdre une minute, après la réception de la pièce officielle, je cours au Conservatoire, et, la présentant au directeur: «Monsieur, veuillez lire ceci.» Cherubini prend le papier, le lit attentivement, le relit, de pâle qu'il était, devient verdâtre, et me le rend sans dire un seul mot.
Ce fut le premier serpent à sonnettes qui lui arriva de ma main pour répondre à la couleuvre qu'il m'avait fait avaler, en me chassant de la Bibliothèque lors de notre première entrevue.
Je le quittai avec une certaine satisfaction, en murmurant à part moi, et assez irrévérencieux pour contrefaire son doux langage: Allons, monsieur lé directeur, ce n'est qu'un petit serpent bien zentil, avalez-le agréablement; é dé la douceur, dé la douceur! Nous en verrons bien d'autres, peut-être, si vous né me laissez pas tranquille!
Concert inutile.—Le chef d'orchestre qui ne sait pas conduire.—Les choristes qui ne chantent pas.
Les artistes sur lesquels je comptais pour l'orchestre m'ayant formellement promis leur concours, les choristes étant engagés, la copie terminée et la salle arrachée allo burbero Direttore, il ne me manquait donc plus que des chanteurs solistes, et un chef d'orchestre. Bloc, qui était à la tête de celui de l'Odéon, voulut bien accepter la direction du concert dont je n'osais pas me charger moi-même; Duprez, à peine connu, et récemment sorti des classes de Choron, consentit à chanter un air des Francs-Juges, et Alexis Dupont, quoique indisposé, reprit sous son patronage la Mort d'Orphée qu'il avait essayé déjà de faire entendre au jury de l'Institut. Je fus obligé, pour le soprano et la basse du trio des Francs-Juges, de me contenter de deux coryphées de l'Opéra qui n'avaient ni voix, ni talent.
La répétition générale fut ce que sont toutes les études ainsi faites par complaisance, il manqua beaucoup de musiciens au commencement de la séance et un plus grand nombre disparurent avant la fin. On répéta pourtant à peu près bien les deux ouvertures, l'air et la cantate. L'introduction des Francs-Juges excita dans l'orchestre de chaleureux applaudissements, et un effet plus grand encore résulta du finale de la cantate. Dans ce morceau, non exigé, mais indiqué par les paroles, j'avais, après la Bacchanale, fait reproduire par les instruments à vent le thème de l'hymne d'Orphée à l'amour, et le reste de l'orchestre l'accompagnait d'un bruissement vague, comme celui des eaux de l'Hébre roulant la tête pâle du poëte; pendant qu'une mourante voix élevait à longs intervalles ce cri douloureux répété par les rives du fleuve: Eurydice! Eurydice! Ô malheureuse Eurydice!!....
Je m'étais souvenu de ces beaux vers des Géorgiques:
Tum quoque, marmorea caput a cervice revulsum
Gurgite quum medio portans œagrius Hebrus,
Volveret, Eurydicen, vox ipsa et frigida lingua
Ah! miseram Eurydicen, anima fugiente vocabat:
Eurydicen! toto referebant flumine ripæ.
Ce tableau musical plein d'une tristesse étrange, mais dont l'intention poétique échappait néanmoins nécessairement aux trois quarts et demi des auditeurs, peu lettrés en général, fit naître le frisson dans tout l'orchestre et souleva une tempête de bravos. J'ai regret maintenant d'avoir détruit la partition de cette cantate, les dernières pages auraient dû m'engager à la conserver. À l'exception de la Bacchanale[33] que l'orchestre rendit avec une fureur admirable, le reste n'alla pas aussi bien. A. Dupont était enroué et ne pouvait qu'à grand peine se servir des notes hautes de sa voix; il le fut même tellement que, dans la soirée, il me prévint de ne pas compter sur lui pour le lendemain.
Je fus ainsi, à mon violent dépit, privé de la satisfaction de mettre sur le programme du concert: La Mort d'Orphée, scène lyrique déclarée inexécutable par l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut, et exécutée le *** mai 1828. Cherubini ne manqua pas, sans doute, de dire que l'orchestre n'avait pas pu s'en tirer, n'admettant point pour vraie la raison qui m'avait fait la retirer du programme.
Je remarquai, à l'occasion de cette malheureuse cantate, combien les chefs d'orchestre qui ne conduisent pas ordinairement le grand opéra, sont inhabiles à se prêter aux allures capricieuses du récitatif. Bloc était dans ce cas; on ne jouait à l'Odéon que des opéras mêlés de dialogue. Or, quand vint, après le premier air d'Orphée, un récitatif entremêlé de dessins d'orchestre concertants, il ne put jamais venir à bout d'assurer certaines entrées instrumentales. Ce qui fit dire à un amateur en perruque, présent à la répétition: «Ah! parlez-moi des anciennes cantates italiennes! C'est de la musique qui n'embarrasse pas les chefs d'orchestre, elle va toute seule.—Oui, répliquai-je, comme les vieux ânes qui trouvent tout seuls le chemin de leur moulin!»
C'est ainsi que je commençais à me faire des amis.
Quoi qu'il en soit, la cantate ayant été remplacée par le Resurrexit de ma messe que les choristes et l'orchestre connaissaient, le concert eut lieu. Les deux ouvertures et le Resurrexit furent généralement approuvés et applaudis; l'air, que Duprez, avec sa voix alors faible et douce, fit valoir, eut le même bonheur. C'était une invocation au sommeil. Mais le trio avec chœur, pitoyablement chanté, le fut en outre sans chœur; les choristes ayant manqué leur entrée, se turent prudemment jusqu'à la fin. La scène grecque, dont le style exigeait de grandes masses vocales, laissa le public assez froid.
Elle n'a jamais été exécutée depuis lors et j'ai fini par la détruire.
En somme pourtant, ce concert me fut d'une utilité réelle; d'abord en me faisant connaître des artistes et du public; ce qui, malgré l'avis de Cherubini, commençait à devenir nécessaire; puis en me mettant aux prises avec les nombreuses difficultés que présente la carrière du compositeur, quand il veut organiser lui-même l'exécution de ses œuvres. Je vis par cette épreuve combien il me restait à faire pour les surmonter entièrement. Inutile d'ajouter que la recette fut à peine suffisante pour payer l'éclairage, les affiches, le droit des pauvres, et mes impayables choristes qui avaient su se taire si bien.
Plusieurs journaux louèrent chaudement ce concert. Fétis (qui depuis...) Fétis lui-même, dans un salon, s'exprima à mon sujet en termes extrêmement flatteurs et annonça mon entrée dans la carrière comme un véritable événement.
Mais cette rumeur fut-elle suffisante pour attirer l'attention de miss Smithson, au milieu de l'enivrement que devaient lui causer ses triomphes?... Hélas! j'ai su ensuite que tout entière à sa brillante tâche, de mon concert, de mon succès, de mes efforts, et de moi-même, elle n'avait pas seulement entendu parler.....
Apparition de Beethoven au Conservatoire.—Réserve haineuse des maîtres français.—Impression produite par la symphonie en ut mineur sur Lesueur.—Persistance de celui-ci dans son opinion systématique.
Les coups de tonnerre se succèdent quelquefois dans la vie de l'artiste, aussi rapidement que dans ces grandes tempêtes, où les nues gorgées de fluide électrique semblent se renvoyer la foudre et souffler l'ouragan.
Je venais d'apercevoir en deux apparitions Shakespeare et Weber; aussitôt, à un autre point de l'horizon, je vis se lever l'immense Beethoven. La secousse que j'en reçus fut presque comparable à celle que m'avait donnée Shakespeare. Il m'ouvrait un monde nouveau en musique, comme le poëte m'avait dévoilé un nouvel univers en poésie.
La société des concerts du Conservatoire venait de se former, sous la direction active et passionnée d'Habeneck. Malgré les graves erreurs de cet artiste et ses négligences à l'égard du grand maître qu'il adorait, il faut reconnaître ses bonnes intentions, son habileté même, et lui rendre la justice de dire qu'à lui seul est due la glorieuse popularisation des œuvres de Beethoven à Paris. Pour parvenir à fonder la belle institution célèbre aujourd'hui dans le monde civilisé tout entier, il eut bien des efforts à faire; il eut à échauffer de son ardeur un grand nombre de musiciens dont l'indifférence devenait hostile, quand on leur faisait envisager dans l'avenir de nombreuses répétitions et des travaux aussi fatigants que peu lucratifs, pour parvenir à une bonne exécution de ces œuvres alors connues seulement par leurs excentriques difficultés.
Il eut à lutter aussi, et ce ne fut pas la moindre de ses peines, contre l'opposition sourde, le blâme plus ou moins déguisé, l'ironie et les réticences des compositeurs français et italiens, fort peu ravis de voir ériger un temple à un Allemand dont ils considéraient les compositions comme des monstruosités, redoutables néanmoins pour eux et leur école. Que d'abominables sottises j'ai entendu dire aux uns et aux autres sur ces merveilles de savoir et d'inspiration.
Mon maître, Lesueur, homme honnête pourtant, exempt de fiel et de jalousie, aimant son art, mais dévoué à ces dogmes musicaux que j'ose appeler des préjugés et des folies, laissa échapper à ce sujet un mot caractéristique. Bien qu'il vécût assez retiré et absorbé dans ses travaux, la rumeur produite dans le monde musical de Paris par les premiers concerts du Conservatoire et les symphonies de Beethoven était rapidement parvenue jusqu'à lui. Il s'en étonna d'autant plus, qu'avec la plupart de ses confrères de l'Institut, il regardait la musique instrumentale comme un genre inférieur, une partie de l'art estimable mais d'une valeur médiocre, et qu'à son avis Haydn et Mozart en avaient posé les bornes qui ne pouvaient être dépassées.
À l'exemple donc de Berton, qui regardait en pitié toute la moderne école allemande,—de Boïeldieu, qui ne savait trop ce qu'il en fallait penser et manifestait une surprise enfantine aux moindres combinaisons harmoniques s'éloignant tant soit peu des trois accords qu'il avait plaqués toute sa vie,—à l'exemple de Cherubini, qui concentrait sa bile et n'osait la répandre sur un maître dont les succès l'irritaient profondément et sapaient l'édifice de ses théories les plus chères,—de Paër qui, avec son astuce italienne, racontait sur Beethoven qu'il avait connu, disait-il, des anecdotes plus ou moins défavorables à ce grand homme et flatteuses pour le narrateur,—de Catel, qui boudait la musique et s'intéressait uniquement à son jardin et à son bois de rosiers,—de Kreutzer enfin, qui partageait l'insolent dédain de Berton pour tout ce qui nous venait d'outre-Rhin; comme tous ces maîtres, Lesueur, malgré la fièvre d'admiration dont il voyait possédés les artistes en général, et moi en particulier, Lesueur se taisait, faisait le sourd et s'abstenait soigneusement d'assister aux concerts du Conservatoire. Il eût fallu, en y allant, s'y former une opinion sur Beethoven, l'exprimer, être témoin du furieux enthousiasme qu'il excitait et c'est ce que Lesueur, sans se l'avouer, ne voulait point. Je fis tant, néanmoins, je lui parlai de telle sorte de l'obligation où il était de connaître et d'apprécier personnellement un fait aussi considérable que l'avènement dans notre art de ce nouveau style, de ces formes colossales, qu'il consentit à se laisser entraîner au Conservatoire un jour où l'on y exécutait la symphonie en ut mineur de Beethoven. Il voulut l'entendre consciencieusement et sans distractions d'aucune espèce. Il alla se placer seul au fond d'une loge de rez-de-chaussée occupée par des inconnus et me renvoya. Quand la symphonie fut terminée, je descendis de l'étage supérieur où je me trouvais pour aller savoir de Lesueur ce qu'il avait éprouvé et ce qu'il pensait de cette production extraordinaire.
Je le rencontrai dans un couloir; il était très-rouge et marchait à grands pas: «Eh bien, cher maître, lui dis-je?...—Ouf! je sors, j'ai besoin d'air. C'est inouï! c'est merveilleux! cela m'a tellement ému, troublé, bouleversé, qu'en sortant de ma loge et voulant remettre mon chapeau, j'ai cru que je ne pourrais plus retrouver ma tête! Laissez-moi seul. À demain...»
Je triomphais. Le lendemain je m'empressai de l'aller voir. La conversation s'établit de prime abord sur le chef-d'œuvre qui nous avait si violemment agités. Lesueur me laissa parler pendant quelque temps, approuvant d'un air contraint mes exclamations admiratives. Mais il était aisé de voir que je n'avais plus pour interlocuteur l'homme de la veille et que ce sujet d'entretien lui était pénible. Je continuai pourtant, jusqu'à ce que Lesueur, à qui je venais d'arracher un nouvel aveu de sa profonde émotion en écoutant la symphonie de Beethoven, dit en secouant la tête et avec un singulier sourire: «C'est égal, il ne faut pas faire de la musique comme celle-là.»—Ce à quoi je répondis: «Soyez tranquille, cher maître, on n'en fera pas beaucoup.»
Pauvre nature humaine!... pauvre maître!... Il y a dans ce mot paraphrasé par tant d'autres hommes en mainte circonstance semblable, de l'entêtement, du regret, la terreur de l'inconnu, de l'envie, et un aveu implicite d'impuissance. Car dire: Il ne faut pas faire de la musique comme celle-là, quand on a été forcé d'en subir le pouvoir et d'en reconnaître la beauté, c'est bien déclarer qu'on se gardera soi-même d'en écrire de pareille, mais parce qu'on sent qu'on ne le pourrait pas si on le voulait.
Haydn en avait déjà dit autant de ce même Beethoven, qu'il s'obstinait à appeler seulement un grand pianiste.
Grétry a écrit d'ineptes aphorismes de la même nature sur Mozart qui, disait-il, avait placé la statue dans l'orchestre et le piédestal sur la scène.
Handel prétendait que son cuisinier était plus musicien que Gluck.
Rossini dit, en parlant de la musique de Weber qu'elle lui donne la colique.
Quant à Handel et à Rossini, leur éloignement pour Gluck et pour Weber ne doit pas être attribué aux même motifs; la cause en est, je crois, dans l'impossibilité où ces deux hommes de ventre se sont trouvés de comprendre les deux hommes de cœur. Mais la haine qu'excita Spontini pendant si longtemps dans toute l'école française acharnée contre lui, et chez la plupart des musiciens italiens, fut bien certainement due à ce sentiment complexe dont je parlais tout à l'heure, sentiment misérable et ridicule, si admirablement stigmatisé par La Fontaine dans sa fable: Le Renard et les raisins.
Cette obstination de Lesueur à lutter contre l'évidence et ses propres impressions acheva de me faire reconnaître le néant des doctrines qu'il s'était efforcé de m'inculquer; et je quittai brusquement la vieille grande route pour prendre ma course par monts et par vaux à travers les bois et les champs. Je dissimulai pourtant de mon mieux, et Lesueur ne s'aperçut de mon infidélité que beaucoup plus tard, en entendant mes nouvelles compositions que je m'étais gardé de lui montrer.
Je reviendrai sur la société des concerts et sur Habeneck, quand j'aurai à parler de mes relations avec cet habile, mais incomplet et capricieux chef d'orchestre.
Fatalité.—Je deviens critique.
Je dois maintenant signaler la circonstance qui me fit mettre la main à la roue d'engrenage de la critique. Humbert Ferrand, MM. Cazalès et de Carné, dont les noms sont assez connus dans notre monde politique, venaient de fonder à l'appui de leurs opinions religieuses et monarchiques, un recueil littéraire intitulé: Revue européenne. Afin d'en compléter la rédaction, ils voulurent s'adjoindre quelques collaborateurs.
Humbert Ferrand proposa de me charger de la critique musicale: «Mais je ne suis pas un écrivain, lui dis-je, quand il m'en parla; ma prose sera détestable, et je n'ose vraiment......—Vous vous trompez, répondit Ferrand, j'ai vu de vos lettres, vous acquerrez bientôt l'habitude qui vous manque; d'ailleurs, nous reverrons vos articles avant de les imprimer, et nous vous indiquerons les corrections qui pourront y être nécessaires. Venez avec moi chez de Carné, vous y connaîtrez les conditions auxquelles cette collaboration vous est offerte.»
L'idée d'une arme pareille mise entre mes mains pour défendre le beau, et pour attaquer ce que je trouvais le contraire du beau, commença aussitôt à me sourire, et la considération d'un léger accroissement de mes ressources pécuniaires toujours si bornées, acheva de me décider. Je suivis Ferrand chez de Carné, et tout fut conclu.
Je n'ai jamais eu beaucoup de confiance en moi, avant d'avoir éprouvé mes forces; mais cette disposition naturelle se trouvait augmentée ici par une excursion malheureuse que j'avais déjà faite dans le champ de la polémique musicale. Voici à quelle occasion. Les blasphèmes, des journaux rossinistes de cette époque contre Gluck, Spontini, et toute l'école de l'expression et du bon sens, leurs extravagances pour soutenir et prôner Rossini et son système de musique sensualiste, l'incroyable absurdité de leurs raisonnements pour démontrer que la musique, dramatique ou non, n'a point d'autre but que de charmer l'oreille et ne peut prétendre exprimer des sentiments et des passions; tout cet amas de stupidités arrogantes émises par des gens qui ne connaissaient pas les notes de la gamme, me donnaient des crispations de fureur.
En lisant les divagations d'un de ces fous je fus pris un jour de la tentation d'y répondre.
Il me fallait une tribune décente; j'écrivis à M. Michaud, rédacteur en chef et propriétaire de la Quotidienne, journal assez en vogue alors. Je lui exposai mon désir, mon but, mes opinions, en lui promettant de frapper dans ce combat aussi juste que fort. Ma lettre à la fois sérieuse et plaisante lui plut. Il me fit sur-le-champ une réponse favorable. Ma proposition était acceptée et mon premier article attendu avec impatience. «Ah! misérables! criai-je en bondissant de joie, je vous tiens!» Je me trompais, je ne tenais rien, ni personne. Mon inexpérience dans l'art d'écrire était trop grande, mon ignorance du monde et des convenances de la presse trop complète, et mes passions musicales avaient trop de violence pour que je ne fisse pas au début un véritable pas de clerc. L'article que je portai à M. Michaud, article en soi très-désordonné et fort mal conçu, passait en outre toutes les bornes de la polémique, si ardente qu'on la suppose. M. Michaud en écouta la lecture, et, effrayé de mon audace, me dit: «Tout cela est vrai, mais vous cassez les vitres; il m'est absolument impossible d'admettre dans la Quotidienne un article pareil.» Je me retirai en promettant de le refaire. La paresse et le dégoût que m'inspiraient tant de ménagements à garder survinrent bientôt, et je ne m'en occupai plus.
Si je parle de ma paresse, c'est qu'elle a toujours été grande pour écrire de la prose. J'ai passé bien des nuits à composer mes partitions, le travail même assez fatigant de l'instrumentation me tient quelquefois huit heures consécutives immobile à ma table sans que l'envie me prenne seulement de changer de posture; et ce n'est pas sans effort que je me décide à commencer une page de prose, et dès la dixième ligne (à de très-rares exceptions près) je me lève, je marche dans ma chambre, je regarde dans la rue, j'ouvre le premier livre qui me tombe sous la main, je cherche enfin tous les moyens de combattre l'ennui et la fatigue qui me gagnent rapidement. Il faut que je me reprenne à huit ou dix fois pour mener à fin un feuilleton du Journal des Débats. Je mets ordinairement deux jours à l'écrire, lors même que le sujet à traiter me plaît, me divertit ou m'exalte vivement. Et que de ratures! quel barbouillage! il faut voir ma première copie...
La composition musicale est pour moi une fonction naturelle, un bonheur; écrire de la prose est un travail.
Excité et pressé par H. Ferrand, je fis néanmoins pour la Revue européenne quelques articles de critique admirative sur Gluck, Spontini et Beethoven; je les retouchai d'après les observations de M. de Carné; ils furent imprimés, accueillis avec indulgence, et je commençai ainsi a connaître les difficultés de cette tâche dangereuse qui a pris avec le temps une importance si grande et si déplorable dans ma vie. On verra comment il m'est devenu impossible de m'y soustraire, et les influences diverses qu'elle a exercées sur ma carrière d'artiste en France et ailleurs.
Le concours de composition musicale.—Le règlement de l'Académie des Beaux-Arts.—J'obtiens le second prix.
Ainsi déchiré nuit et jour par mon amour shakespearien, dont la révélation des œuvres de Beethoven, loin de me distraire, semblait augmenter la douloureuse intensité, à peine occupé de rares et informes travaux de littérature musicale, toujours rêvant, silencieux jusqu'au mutisme, sauvage, négligé dans mon extérieur, insupportable à mes amis autant qu'à moi-même, j'atteignis le mois de juin de l'année 1828, époque à laquelle je me présentai pour la troisième fois au concours de l'Institut. J'y fus encore admis et j'obtins le second prix.
Cette distinction consiste en couronnes publiquement décernées au lauréat, en une médaille d'or d'assez peu de valeur; elle donne en outre à l'élève couronné un droit d'entrée gratuite à tous les théâtres lyriques, et des chances nombreuses pour obtenir le premier prix au concours suivant.
Le premier prix a des privilèges beaucoup plus importants. Il assure à l'artiste qui l'obtient une pension annuelle de trois mille francs pendant cinq ans, à la condition pour lui d'aller passer les deux premières années à l'académie de France à Rome, et d'employer la troisième à des voyages en Allemagne. Il touche le reste de sa pension à Paris, où il fait ensuite ce qu'il peut pour se produire et ne pas mourir de faim. Au reste je vais donner ici un résumé de ce que j'écrivis, il y a quinze ou seize ans, dans divers journaux, sur l'organisation singulière de ce concours.
Faire connaître chaque année quels sont ceux des jeunes compositeurs français qui offrent le plus de garanties de talent, et les encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de pouvoir s'occuper exclusivement pendant cinq ans de leurs études, tel est le double but de l'institution du prix de Rome; telle a été l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens qu'on employait encore il y a quelques années pour remplir l'une et parvenir à l'autre.
Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien peu[34].
Les faits que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires et improbables à la plupart des lecteurs, mais ayant obtenu successivement le second et le premier grand prix au concours de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet d'exprimer toute ma pensée, sans crainte de voir attribuer à l'aigreur d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art et de ma conviction intime.
La liberté dont j'ai déjà usé à cet égard a fait dire à Cherubini, le plus académique des académiciens passés, présents et futurs, et le plus violemment froissé en conséquence par mes observations, qu'en attaquant l'Académie je battais ma nourrice. Si je n'avais pas obtenu le prix, il n'aurait pu me taxer de cette ingratitude, mais j'aurais passé dans son esprit et dans celui de beaucoup d'autres pour un vaincu qui venge sa défaite. D'où il faut conclure que d'aucune façon je ne pouvais aborder ce sujet sacré. Je l'aborde cependant et je le traiterai sans ménagement, comme un sujet profane.
Tous les Français ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans, pouvaient et peuvent encore, aux termes du règlement, être admis au concours.
Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au secrétariat de l'Institut. Ils subissaient un examen préparatoire, nommé concours préliminaire, qui avait pour but de désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.
Le sujet du grand concours devait être une scène lyrique sérieuse pour une ou deux voix et orchestre; et les candidats, afin de prouver qu'ils possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique, l'art de l'instrumentation et les autres connaissances indispensables pour écrire passablement un tel ouvrage, étaient tenus de composer une fugue vocale. On leur accordait une journée pour ce travail. Chaque fugue devait être signée.
Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se rassemblaient, lisaient les fugues et faisaient un choix trop souvent entaché de partialité, car un certain nombre de manuscrits signés appartenaient toujours à des élèves de MM. les Académiciens.
Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et entrer en loge. M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts leur dictait collectivement le classique poëme, qui commençait presque toujours ainsi:
«Déjà l'aurore aux doigts de rose.
Ou:
»Déjà le jour naissant ranime la nature.
Ou:
»Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.
Ou:
»Déjà du blond Phœbus le char brillant s'avance.
Ou:
»Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.
etc., etc.
Les candidats, munis du lumineux poëme, étaient alors enfermés isolément avec un piano, dans une chambre appelée loge, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le matin à onze heures et le soir à six, le concierge, dépositaire des clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient pour prendre ensemble leur repas; mais défense à eux de sortir du palais de l'Institut.
Tout ce qui leur arrivait du dehors, papiers, lettres, livres, linge, était soigneusement visité, afin que les concurrents ne pussent obtenir ni aide, ni conseil de personne. Ce qui n'empêchait pas qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de l'Institut, tous les jours de six à huit heures du soir, à inviter même leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le vin de Bordeaux et le vin de Champagne. Le délai fixé pour la composition était de vingt-deux jours; ceux des compositeurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir après avoir déposé leur manuscrit, toujours numéroté et signé.
Toutes les partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres sections de l'Institut; un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur ou un architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative, et se trouvaient là pour juger d'un art qui leur est étranger.
On entendait successivement toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut, et on les entendait réduites par un seul accompagnateur sur le piano!... (Et il en est encore ainsi à cette heure).
Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée, rien n'est plus éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre pour un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté, la mémoire alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir. Mais pour une œuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est impossible. Une partition telle que l'Œdipe de Sacchini, ou toute autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la marche de la communion de la messe du sacre, de Cherubini! que deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes et de clarinettes d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront entièrement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son. Accompagnez au piano l'air d'Agamemnon, dans l'Iphigénie en Aulide de Gluck!
Il y a sous ces vers:
«J'entends retentir dans mon sein
Le cri plaintif de la nature!»
un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment admirable. Au piano, au lieu d'une plainte touchante chacune des notes de ce solo vous donnera un son de clochette et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration anéanties ou déformées. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et le groupe des instruments à vent, des couleurs tranchées qui séparent les instruments de cuivre des instruments de bois, des effets mystérieux ou grandioses des instruments à percussion dans la nuance douce, de leur puissance énorme dans la force, des effets saisissants qui résultent de l'éloignement des masses harmoniques placées à distance les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité du règlement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident que le piano, anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle, par cela seul, tous les compositeurs. Celui qui sera habile, profond, ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléïdes au lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, ne pas connaître seulement l'étendue de la gamme des divers instruments, pendant que l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible, avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine destinée à abattre toutes les nobles têtes et dont la plèbe seule n'a rien à redouter.
Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi exécutées, on va au scrutin (je parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en médailles et graveurs en taille-douce, forment cette fois un imposant jury de trente à trente-cinq membres dont les six musiciens cependant ne sont pas exclus. Ces six membres de la section de musique peuvent, jusqu'à un certain point, venir en aide à l'exécution incomplète et perfide du piano, en lisant les partitions; mais cette ressource ne saurait exister pour les autres académiciens, puisqu'ils ne savent pas la musique.
Quand les exécuteurs, chanteur et pianiste, ont fait entendre une seconde fois, de la même façon que la première, chaque partition, l'urne fatale circule, on compte les bulletins, et le jugement que la section de musique avait porté huit jours auparavant se trouve, en dernière analyse, confirmé, modifié ou cassé par la majorité.
Ainsi le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas musiciens, et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde règlement les oblige de faire un choix.
Il faut ajouter, pour être juste, que si les peintres, graveurs, etc., jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, de gravure, etc., où les prix sont donnés également à la pluralité des voix, par toutes les sections, réunies de l'Académie des beaux-arts. Je sens pourtant en mon âme et conscience que, si j'avais l'honneur d'appartenir à ce docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon vote en donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la courte paille.
Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par les sculpteurs, peintres et graveurs est ensuite exécutée complètement. C'est un peu tard; il eût mieux valu, sans doute, convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est curieuse; elle veut connaître l'ouvrage qu'elle a couronné... C'est un désir bien naturel!...
L'huissier de l'Institut.—Ses révélations.
Il y avait de mon temps à l'Institut un vieux concierge nommé Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La tâche de ce brave homme, à l'époque du concours, était de nous enfermer dans nos loges, de nous en ouvrir les portes soir et matin, et de surveiller nos rapports avec les visiteurs aux heures de loisir. Il remplissait, en outre, les fonctions d'huissier auprès de MM. les académiciens, et assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques, où il avait fait un bon nombre de curieuses observations.
Embarqué à seize ans comme mousse à bord d'une frégate, il avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de séjourner à Java, il échappa par la force de sa constitution, et lui neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout l'équipage.
J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes de leurs épisodes; et quand le narrateur, voulant trop tard revenir au sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu! où en étais-je donc?...» je suis heureux de le remettre sur la piste de son idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée, et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier tout joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons amis, le père Pingard et moi. Il m'avait estimé tout d'abord à cause du plaisir que j'avais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne, de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes javanaises, dont l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de ce bon M. le comte de Volney si simple qui avait toujours des bas de laine bleue, son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son enthousiasme n'eut plus de bornes quand j'en vins à lui demander s'il avait connu le célèbre voyageur Levaillant.
—M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je le connais!... Tenez! Un jour que je me promenais au Cap de Bonne-Espérance, en sifflant... j'attendais une petite négresse qui m'avait donné rendez-vous sur la grève, parce que, entre nous, il y avait des raisons pour qu'elle ne vint pas chez moi. Je vais vous dire...
—Bon, bon, nous parlions de Levaillant.
—Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au Cap de Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur, se retourne vers moi: il m'avait entendu siffler en français, c'est apparemment à ça qu'il me reconnut:
—Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?
—Pardi, si je suis Français! que je lui dis, je suis de Givet, département des Ardennes, pays de M. Méhul[35].
—Ah! tu es Français?
—Oui.
—Ah!...—Et il me tourna le dos. C'était M. Levaillant. Vous voyez si je l'ai connu.
Le père Pingard était donc mon ami; aussi me traitait-il comme tel en me confiant des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes ensemble le jour où le second prix me fut accordé. On nous avait donné cette année-là pour sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de Clorinde et, à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et malheureux amour.
Au milieu du troisième air (car il y avait toujours trois airs dans ces cantates de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air, suivi d'un deuxième récitatif suivi d'un deuxième air, suivi d'un troisième récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage); dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers.
Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,
Toi que j'outrageais autrefois,
Aujourd'hui mon respect t'implore;
Daigne écouter ma faible voix.
J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'air agité que portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière, et à coup sûr s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que cet andante.
Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs en médailles et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:
«—Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?
»—Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise! je vous cherchais.
»—Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; un premier prix, un second, une mention honorable, ou rien?
»—Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous a manqué que deux voix pour le premier.
»—Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.
»—Mais quand je vous le dis!... Vous avez le second prix, c'est bon; mais il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez, ça m'a vexé; parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni architecte, ni graveur en médailles, et par conséquent je ne connais rien du tout en musique: mais ça n'empêche pas que votre Dieu des chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a bouleversé. Et, sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse.
»—Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs n'avez-vous pas visité la côte de Coromandel?
»—Pardi, certainement; mais pourquoi?
»—Les îles de Java.
»—Oui, mais...
»—De Sumatra?
»—Oui.
»—De Bornéo?
»—Oui.
»—Vous avez été lié avec Levaillant?
»—Pardi, comme deux doigts de la main.
»—Vous avez parlé souvent à Volney?
»—À M. le comte de Volney qui avait des bas bleus?
»—Oui.
»—Certainement.
»—Eh bien! vous êtes bon juge en musique.
»—Comment ça?
»—Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement si l'on vous dit par hasard: quel titre avez-vous pour juger du mérite des compositeurs? Êtes-vous peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? Vous répondrez: Non, je suis... voyageur, marin, ami de Levaillant et de Volney. C'est plus qu'il n'en faut. Ah çà, voyons, comment s'est passée la séance?
»—Oh, tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose. J'aurais trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettais un seul dans les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des voix entre eux. Tenez, une fois au concours de peinture, j'entendis M. Lethière qui demandait sa voix à M. Cherubini pour un de ses élèves. Nous sommes d'anciens amis, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien.—Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma voix.
»—Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière: je vote pour les tiens, tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens!—Non, je ne veux pas.—Alors, je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.—Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? J'oublie toujours son nom: donne-moi aussi son prénom et le numéro du tableau, pour que je ne confonde pas. Je vais écrire tout cela.—Pingard!—Monsieur!—Un papier et un crayon.—Voilà, monsieur.—Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre en repassant: C'est bon! il a ma voix.
»Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au concours et qu'on lui fit des tours pareils, n'y aurait-il pas de quoi me jeter par la fenêtre?...
»—Allons, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est terminé aujourd'hui.
»—Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre cantate, ils ont commencé à écrire leurs bulletins et j'ai apporté la hurne[36]. Il y avait un musicien de mon côté, qui parlait bas à un architecte et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera jamais rentrer dans la bonne route.
»—Vous croyez, dit l'architecte? cependant...
»—Oh! c'est très-sur; d'ailleurs demandez à notre illustre Cherubini. Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira comme moi, que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.
»—Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce monsieur Beethoven? il n'est pas de l'Institut, et tout le monde en parle.
»—Non, il n'est pas de l'Institut. C'est un Allemand: continuez.
»—Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long. Quand j'ai présenté la hurne à l'architecte, j'ai vu qu'il donnait sa voix au nº 4 au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup il y a un des musiciens qui se lève et dit: Messieurs, avant d'aller plus loin, je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux, que le piano ne peut pas rendre et qui doit produire un grand effet. Il est bon d'en être instruit.
»—Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'un air agité, il en a écrit deux, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne devait pas faire. Le règlement ne peut être ainsi méprisé. Il faut faire un exemple.
»—Oh! c'est trop fort! Qu'en dit M. le secrétaire perpétuel?
»—Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence que s'est permise votre élève. Mais il est important que le jury soit éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution au piano ne nous a pas laissé apercevoir.
»—Non non, ce n'est pas vrai, dit M. Cherubini, ce prétendu effet d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.
»—Ma foi, messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons apprécier que ce que nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord...
»—Ah! oui!
»—Ah! non!
»—Mais, mon Dieu!
»—Eh! que diable!
»—Je vous dis que...
»—Allons donc!
»—Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. Regnault et deux autres peintres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et qu'ils ne voteraient pas. Puis on a compté les bulletins qui étaient dans la hurne, et il vous a manqué deux voix. Voilà pourquoi vous n'avez que le second prix.
»—Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se passait-il de la même manière à l'académie du Cap de Bonne-Espérance?
»—Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un Institut hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.
»—Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?
»—Point.
»—Et chez les Malais?
»—Pas davantage.
»—Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?
»—Certainement non.
»—Les Orientaux sont bien à plaindre.
»—Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!
»—Les barbares!»
Là-dessus je quittai le vieux concierge, gardien-huissier de l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait à envoyer l'Académie civiliser l'île de Bornéo. Je ruminais déjà le plan d'un projet que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, pour les engager à s'aller promener un peu au Cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais qui n'ont pas d'académie, ne m'ont pas occupé sérieusement plus de deux ou trois heures; le lendemain je n'y songeais plus. Deux ans après, ainsi qu'on le verra, j'obtins enfin le premier grand prix. Dans l'intervalle, l'honnête Pingard était mort, et ce fut grand dommage; car s'il eût entendu mon Incendie du palais de Sardanapale, il eût été capable cette fois de me payer une tasse entière.
Toujours miss Smithson.—Une représentation à bénéfice.—Hasards cruels.
Après ce concours et la distribution des prix qui le suivit, je retombai dans la sombre inaction qui était devenue mon état habituel. Toujours à peu près aussi obscur, planète ignorée, je tournais autour de mon soleil... soleil radieux... mais qui devait, hélas! s'éteindre si tristement... Ah! la belle Estelle, la Stella montis, ma Stella matutina, avait bien complètement disparu alors! perdue qu'elle était dans les profondeurs du ciel, et éclipsée par le grand astre de mon midi, je ne songeais guère à la voir jamais reparaître sur l'horizon... Évitant de passer devant le théâtre anglais, détournant les yeux pour ne point voir les portraits de miss Smithson exposés chez tous les libraires, je lui écrivais cependant, sans jamais recevoir d'elle une ligne de réponse. Après quelques lettres qui l'avaient plus effrayée que touchée, elle défendit à sa femme de chambre d'en recevoir d'autres de moi, et rien ne put changer sa détermination. Le théâtre anglais, en outre, allait être fermé; on parlait d'une excursion de toute sa troupe en Hollande, et déjà les dernières représentations de miss Smithson étaient annoncées. Je n'avais garde d'y paraître. Je l'ai déjà dit, revoir en scène Juliette ou Ophélia eût été pour moi une douleur au-dessus de mes forces. Mais une représentation au bénéfice de l'acteur français Huet ayant été organisée à l'Opéra-Comique, représentation dans laquelle figuraient deux actes du Roméo de Shakespeare, joués par miss Smithson et Abott, je me mis en tête de voir mon nom sur l'affiche, à côté de celui de la grande tragédienne. J'espérai obtenir un succès sous ses yeux, et, plein de cette idée puérile, j'allai demander au directeur de l'Opéra-Comique d'ajouter au programme de la soirée de Huet une ouverture de ma composition. Le directeur, d'accord avec le chef d'orchestre, y consentit. Quand je vins au théâtre pour la faire répéter, les artistes anglais achevaient la répétition de Romeo and Juliet; ils en étaient à la scène du tombeau. Au moment où j'entrai, Roméo éperdu emportait Juliette dans ses bras. Mon regard tomba involontairement sur le groupe shakespearien. Je poussai un cri et m'enfuis en me tordant les mains. Juliette m'avait aperçu et entendu... je lui fis peur. En me désignant, elle pria les acteurs qui étaient en scène avec elle de faire attention à ce gentleman dont les yeux n'annonçaient rien de bon.
Une heure après je revins, le théâtre était vide. L'orchestre s'étant assemblé, on répéta mon ouverture; je l'écoutai comme un somnambule, sans faire la moindre observation. Les exécutants m'applaudirent, je conçus quelque espoir pour l'effet du morceau sur le public et pour celui de mon succès sur miss Smithson. Pauvre fou!!!
On aura peine à croire à cette ignorance profonde du monde au milieu duquel je vivais.
En France, dans une représentation à bénéfice, une ouverture, fût-ce l'ouverture du Freyschütz ou celle de la Flûte enchantée, est considérée seulement comme un lever de rideau et n'obtient pas la moindre attention de l'auditoire. En outre, ainsi isolée et exécutée par un petit orchestre de théâtre, tel que celui de l'Opéra-Comique, cette ouverture fût-elle écoutée avec recueillement, n'amène jamais qu'un assez médiocre résultat musical. D'un autre côté, les grands acteurs invités en pareil cas par le bénéficiaire à prendre part à sa représentation, ne viennent au théâtre qu'au moment où leur présence y est nécessaire; ils ignorent en partie la composition du programme, et ne s'y intéressent nullement. Ils ont hâte de se rendre dans leur loge pour s'habiller, et ne restent point dans les coulisses à écouter ce qui ne les regarde pas. Je ne m'étais donc pas dit que si, par une exception improbable, mon ouverture, ainsi placée, obtenait un succès d'enthousiasme, était redemandée à grands cris par le public, miss Smithson préoccupée de son rôle, y réfléchissant dans sa loge, pendant que l'habilleuse la costumait, ne serait pas même informée du fait. Et, s'en fût-elle aperçue, la belle affaire! «Qu'est-ce que ce bruit, eût-elle dit en entendant les applaudissements?»—«Ce n'est rien, mademoiselle, c'est une ouverture qu'on fait recommencer.» De plus, que l'auteur de cette ouverture lui eût été ou non connu, un succès d'aussi mince importance ne pouvait suffire à changer en amour son indifférence pour lui. Rien n'était plus évident.
Mon ouverture fut bien exécutée, assez applaudie, mais non redemandée, et miss Smithson ignora tout complètement. Après un nouveau triomphe dans son rôle favori, elle partit le lendemain pour la Hollande. Un hasard (auquel elle n'a jamais cru) m'avait fait venir me loger rue Richelieu, nº 96, presque en face de l'appartement qu'elle occupait au coin de la rue Neuve-Saint-Marc.
Après être demeuré étendu sur mon lit, brisé, mourant, depuis la veille jusqu'à trois heures de l'après-midi, je me levai et m'approchai machinalement de la fenêtre comme à l'ordinaire. Une de ces cruautés gratuites et lâches du sort voulut qu'à ce moment même je visse miss Smithson monter en voiture devant sa porte et partir pour Amsterdam..............
Il est bien difficile de décrire une souffrance pareille à celle que je ressentis; cet arrachement de cœur, cet isolement affreux, ce monde vide, ces mille tortures qui circulent dans les veines avec un sang glacé, ce dégoût de vivre et cette impossibilité de mourir; Shakespeare lui-même n'a jamais essayé d'en donner une idée. Il s'est borné, dans Hamlet, à compter cette douleur parmi les maux les plus cruels de la vie.
Je ne composais plus; mon intelligence semblait diminuer autant que ma sensibilité s'accroître. Je ne faisais absolument rien... que souffrir.
Troisième concours à l'Institut.—On ne donne pas de premier prix.—Conversation curieuse avec Boïeldieu.—La musique qui berce.
Le mois de juin revenu m'ouvrit de nouveau la lice de l'Institut. J'avais bon espoir d'en finir cette fois; de tous côtés m'arrivaient les prédictions les plus favorables. Les membres de la section de musique laissaient eux-mêmes entendre que j'obtiendrais à coup sûr le premier prix. D'ailleurs je concourais, moi lauréat du second prix, avec des élèves qui n'avaient encore obtenu aucune distinction, avec de simples bourgeois; et ma qualité de tête couronnée me donnait sur eux un grand avantage. À force de m'entendre dire que j'étais sûr de mon fait, je fis ce raisonnement malencontreux dont l'expérience ne tarda pas à me prouver la fausseté: «Puisque ces messieurs sont décidés d'avance à me donner le premier prix, je ne vois pas pourquoi je m'astreindrais, comme l'année dernière, à écrire dans leur style et dans leur sens, au lieu de me laisser aller à mon sentiment propre et au style qui m'est naturel. Soyons sérieusement artiste et faisons une cantate distinguée.»
Le sujet qu'on nous donna à traiter, était celui de Cléopâtre après la bataille d'Actium. La reine d'Égypte se faisait mordre par l'aspic, et mourait dans les convulsions. Avant de consommer son suicide, elle adressait aux ombres des Pharaons une invocation pleine d'une religieuse terreur; leur demandant si, elle, reine dissolue et criminelle, pourrait être admise dans un des tombeaux géants élevés aux mânes des souverains illustres par la gloire et par la vertu.
Il y avait là une idée grandiose à exprimer. J'avais mainte fois paraphrasé musicalement dans ma pensée le monologue immortel de la Juliette de Shakespeare:
«But if when I am laid into the tomb...»
dont le sentiment se rapproche, par la terreur au moins, de celui de l'apostrophe mise par notre rimeur français dans la bouche de Cléopâtre. J'eus même la maladresse d'écrire en forme d'épigraphe sur ma partition le vers anglais que je viens de citer; et, pour des académiciens voltairiens tels que mes juges, c'était déjà un crime irrémissible.
Je composai donc sans peine sur ce thème un morceau qui me paraît d'un grand caractère, d'un rhythme saisissant par son étrangeté même, dont les enchaînements enharmoniques me semblent avoir une sonorité solennelle et funèbre, et dont la mélodie se déroule d'une façon dramatique dans son lent et continuel crescendo. J'en ai fait, plus tard, sans y rien changer, le chœur (en unissons et octaves) intitulé: Chœur d'ombres, de mon drame lyrique de Lélio.
Je l'ai entendu en Allemagne dans mes concerts, j'en connais bien l'effet. Le souvenir du reste de cette cantate s'est effacé de ma mémoire, mais ce morceau seul, je le crois, méritait le premier prix. En conséquence il ne l'obtint pas. Aucune cantate d'ailleurs ne l'obtint.
Le jury aima mieux ne point décerner de premier prix cette année-là, que d'encourager par son suffrage un jeune compositeur chez qui se décelaient des tendances pareilles. Le lendemain de cette décision je rencontrai Boïeldieu sur le boulevard. Je vais rapporter textuellement la conversation que nous eûmes ensemble; elle est trop curieuse pour que j'aie pu l'oublier.
En m'apercevant: «Mon Dieu, mon enfant, qu'avez-vous fait? me dit-il. Vous aviez le prix dans la main, vous l'avez jeté à terre.
—J'ai pourtant fait de mon mieux, monsieur, je vous l'atteste.
—C'est justement ce que nous vous reprochons. Il ne fallait pas faire de votre mieux; votre mieux est ennemi du bien. Comment pourrais-je approuver de telles choses, moi qui aime par-dessus tout la musique qui me berce?...
—Il est assez difficile, monsieur, de faire de la musique qui vous berce, quand une reine d'Égypte, dévorée de remords et empoisonnée par la morsure d'un serpent, meurt dans des angoisses morales et physiques.
—Oh! vous saurez vous défendre, je n'en doute pas; mais tout cela ne prouve rien; on peut toujours être gracieux.
—Oui, les gladiateurs antiques savaient mourir avec grâce; mais Cléopâtre n'était pas si savante, ce n'était pas son état. D'ailleurs elle ne mourut pas en public.
—Vous exagérez; nous ne vous demandions pas de lui faire chanter une contredanse. Quelle nécessité ensuite d'aller, dans votre invocation aux Pharaons, employer des harmonies aussi extraordinaires!... Je ne suis pas un harmoniste, moi, et j'avoue qu'à vos accords de l'autre monde, je n'ai absolument rien compris.»
Je baissai la tête ici, n'osant lui faire la réponse que le simple bon sens dictait: Est-ce ma faute, si vous n'êtes pas harmoniste?...
—«Et puis, continua-t-il, pourquoi, dans votre accompagnement, ce rhythme qu'on n'a jamais entendu nulle part?
—Je ne croyais pas, monsieur, qu'il fallût éviter, en composition, l'emploi des formes nouvelles, quand on a le bonheur d'en trouver, et qu'elles sont à leur place.
—Mais, mon cher, madame Dabadie qui a chanté votre cantate est une excellente musicienne, et pourtant on voyait que, pour ne pas se tromper, elle avait besoin de tout son talent et de toute son attention.
—Ma foi, j'ignorais aussi, je l'avoue, que la musique fût destinée à être exécutée sans talent et sans attention.
—Bien, bien, vous ne resterez jamais court, je le sais. Adieu, profitez de cette leçon pour l'année prochaine. En attendant, venez me voir; nous causerons; je vous combattrai, mais en chevalier français.» Et il s'éloigna, tout fier de finir sur une pointe, comme disent les vaudevillistes. Pour apprécier le mérite de cette pointe digne d'Elleviou[37], il faut savoir qu'en me la décochant, Boïeldieu faisait, en quelque sorte, une citation d'un de ses ouvrages, où il a mis en musique les deux mots empanachés[38].
Boïeldieu, dans cette conversation naïve, ne fit pourtant que résumer les idées françaises de cette époque sur l'art musical. Oui, c'est bien cela, le gros public, à Paris, voulait de la musique qui berçât, même dans les situations les plus terribles, de la musique un peu dramatique, mais, pas trop claire, incolore, pure d'harmonies extraordinaires de rhythmes insolites, de formes nouvelles, d'effets inattendus; de la musique n'exigeant de ses interprètes et de ses auditeurs ni grand talent ni grande attention. C'était un art aimable et galant, en pantalon collant, en bottes à revers, jamais emporté ni rêveur, mais joyeux et troubadour et chevalier français... de Paris.
On voulait autre chose il y a quelques années: quelque chose qui ne valait guère mieux. Maintenant on ne sait ce qu'on veut, ou plutôt on ne veut rien du tout.
Où diable le bon Dieu avait-il la tête quand il m'a fait naître en ce plaisant pays de France?... Et pourtant je l'aime ce drôle de pays, dès que je parviens à oublier l'art et à ne plus songer à nos sottes agitations politiques. Comme on s'y amuse parfois! Comme on y rit! Quelle dépense d'idées on y fait! (en paroles du moins.) Comme on y déchire l'univers et son maître avec de jolies dents bien blanches, avec de beaux ongles d'acier poli! Comme l'esprit y pétille! Comme on y danse sur la phrase! Comme on y blague royalement et républicainement!... Cette dernière manière est la moins divertissante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Première lecture du Faust de Gœthe.—J'écris ma symphonie fantastique—Inutile tentative d'exécution.
Je dois encore signaler comme un des incidents remarquables de ma vie, l'impression étrange et profonde que je reçus en lisant pour la première fois le Faust de Gœthe traduit en français par Gérard de Nerval. Le merveilleux livre me fascina de prime-abord; je ne le quittai plus; je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout.
Cette traduction en prose contenait quelques fragments versifiés, chansons, hymnes, etc. Je cédai à la tentation de les mettre en musique; et à peine au bout de cette tâche difficile, sans avoir entendu une note de ma partition, j'eus la sottise de la faire graver... à mes frais. Quelques exemplaires de cet ouvrage publié à Paris sous le titre de: Huit scènes de Faust, se répandirent ainsi. Il en parvint un entre les mains de M. Marx, le célèbre critique et théoricien de Berlin, qui eut la bonté de m'écrire à ce sujet une lettre bienveillante. Cet encouragement inespéré et venu d'Allemagne me fit grand plaisir, on peut le penser; il ne m'abusa pas longtemps, toutefois, sur les nombreux et énormes défauts de cette œuvre, dont les idées me paraissent encore avoir de la valeur, puisque je les ai conservées en les développant tout autrement dans ma légende la Damnation de Faust, mais qui, en somme était incomplète et fort mal écrite. Dès que ma conviction fut fixée sur ce point, je me hâtai de réunir tous les exemplaires des Huit scènes de Faust que je pus trouver et je les détruisis.
Je me souviens maintenant que j'avais, à mon premier concert, fait entendre celle à six voix, intitulée: Concert des Sylphes. Six élèves du Conservatoire la chantèrent. Elle ne produisit aucun effet. On trouva que cela ne signifiait rien; l'ensemble en parut vague, froid et absolument dépourvu de chant. Ce même morceau, dix-huit ans plus tard, un peu modifié dans l'instrumentation et les modulations, est devenu la pièce favorite des divers publics de l'Europe. Il ne m'est jamais arrivé de le faire entendre à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Berlin, à Londres, à Paris, sans que l'auditoire criât bis. On en trouve maintenant le dessin parfaitement clair et la mélodie délicieuse. C'est à un chœur, il est vrai, que je l'ai confié. Ne pouvant trouver six bons chanteurs solistes, j'ai pris quatre-vingts choristes, et l'idée ressort; on en voit la forme, la couleur, et l'effet en est triplé. En général, il y a bien des compositions vocales de cette espèce qui, paralysées par la faiblesse des chanteurs, reprendraient leur éclat, retrouveraient leur charme et leur force, si on les faisait exécuter tout simplement, par des choristes exercés et réunis en nombre suffisant. Là où une voix ordinaire sera détestable, cinquante voix ordinaires raviront. Un chanteur sans âme fait paraître glacial et même absurde l'élan le plus brûlant du compositeur; souvent la chaleur moyenne qui réside toujours dans les masses vraiment musicales, suffit à faire briller la flamme intérieure d'une œuvre, et lui laisse la vie, quand un froid virtuose l'eût tuée.
Immédiatement après cette composition sur Faust, et toujours sous l'influence du poëme de Gœthe, j'écrivis ma symphonie fantastique avec beaucoup de peine pour certaines parties, avec une facilité incroyable pour d'autres. Ainsi l'adagio (scène aux champs), qui impressionne toujours si vivement le public et moi-même, me fatigua pendant plus de trois semaines; je l'abandonnai et le repris deux ou trois fois. La Marche au supplice, au contraire, fut écrite en une nuit. J'ai néanmoins beaucoup retouché ces deux morceaux et tous les autres du même ouvrage pendant plusieurs années.
Le Théâtre des Nouveautés s'étant mis, depuis quelque temps, à jouer des opéras-comiques, avait un assez bon orchestre dirigé par Bloc. Celui-ci m'engagea à proposer ma nouvelle œuvre aux directeurs de ce théâtre et à organiser avec eux un concert pour la faire entendre. Ils y consentirent, séduits seulement par l'étrangeté du programme de la symphonie, qui leur parut devoir exciter la curiosité de la foule. Mais, voulant obtenir une exécution grandiose, j'invitai au dehors plus de quatre-vingts artistes, qui, réunis à ceux de l'orchestre de Bloc, formaient un total de cent trente musiciens. Il n'y avait rien de préparé pour disposer convenablement une pareille masse instrumentale; ni la décoration nécessaire, ni les gradins, ni même les pupitres. Avec ce sang-froid des gens qui ne savent pas en quoi consistent les difficultés, les directeurs répondaient à toutes mes demandes à ce sujet: «Soyez tranquille, on arrangera cela, nous avons un machiniste intelligent.» Mais quand le jour de la répétition arriva, quand mes cent trente musiciens voulurent se ranger sur la scène, on ne sut où les mettre. J'eus recours à l'emplacement du petit orchestre d'en bas. Ce fut à peine si les violons seulement purent s'y caser. Un tumulte, à rendre fou un auteur même plus calme que moi, éclata sur le théâtre. On demandait des pupitres, les charpentiers cherchaient à confectionner précipitamment quelque chose qui pût en tenir lieu; le machiniste jurait en cherchant ses fermes et ses portants; on criait ici pour des chaises, là pour des instruments, là pour des bougies; il manquait des cordes aux contre-basses; il n'y avait point de place pour les timbales, etc., etc. Le garçon d'orchestre ne savait auquel entendre; Bloc et moi nous nous mettions en quatre, en seize, en trente-deux; vains efforts! l'ordre ne put naître, et ce fut une véritable déroute, un passage de la Bérésina de musiciens.
Bloc voulut néanmoins, au milieu de ce chaos, essayer deux morceaux, «pour donner aux directeurs, disait-il, une idée de la symphonie.» Nous répétâmes comme nous pûmes, avec cet orchestre en désarroi, le Bal et la Marche au supplice. Ce dernier morceau excita parmi les exécutants des clameurs et des applaudissements frénétiques. Néanmoins, le concert n'eut pas lieu. Les directeurs, épouvantés par un tel remue-ménage, reculèrent devant l'entreprise. Il y avait à faire des préparatifs trop considérables et trop longs; ils ne savaient pas qu'il fallût tant de choses pour une symphonie.
Et tout mon plan fut renversé faute de pupitres et de quelques planches... C'est depuis lors que je me préoccupe si fort du matériel de mes concerts. Je sais trop ce que la moindre négligence à cet égard peut amener de désastres.
J'écris une fantaisie sur la Tempête de Shakespeare.—Son exécution à l'Opéra.
Girard était dans le même temps chef d'orchestre du Théâtre-Italien. Pour me consoler de ma mésaventure, il eut l'idée de me faire écrire une autre composition moins longue que ma symphonie fantastique, s'engageant à la faire exécuter avec soin au Théâtre-Italien et sans embarras. Je me mis au travail pour une fantaisie dramatique avec chœurs sur la Tempête de Shakespeare. Mais, quand elle fut terminée, Girard n'eut pas plus tôt jeté un coup d'œil sur la partition, qu'il s'écria: «C'est trop grand de formes, il y a trop de moyens employés, nous ne pouvons pas organiser au Théâtre-Italien l'exécution d'une composition semblable. Il n'y a pour cela que l'Opéra.» Sans perdre un instant, je vais chez M. Lubbert, directeur de l'Académie royale de musique, lui proposer mon morceau. À mon grand étonnement, il consent à l'admettre dans une représentation qu'il devait donner prochainement au bénéfice de la caisse des pensions des artistes. Mon nom ne lui était pas inconnu, mon premier concert du Conservatoire avait fait quelque bruit, M. Lubbert avait lu les journaux qui en avaient parlé. Bref, il eut confiance, ne me fit subir aucun humiliant examen de la partition, me donna sa parole et la tint religieusement. C'était, on en conviendra, un directeur comme on n'en voit guère. Dès que les parties furent copiées, on mit à l'étude, à l'Opéra, les chœurs de ma fantaisie. Tout marcha régulièrement et très-bien. La répétition générale fut brillante; Fétis, qui m'encourageait de toutes ses forces, y assista en manifestant pour l'œuvre et pour l'auteur beaucoup d'intérêt. Mais, admirez mon bonheur le lendemain, jour de l'exécution, une heure avant l'ouverture de l'Opéra, un orage éclate, comme on n'en avait peut-être jamais vu à Paris depuis cinquante ans. Une véritable trombe d'eau transforme chaque rue en torrent ou en lac, le moindre trajet, à pied comme en voiture, devient à peu près impossible, et la salle de l'Opéra reste déserte pendant toute la première moitié de la soirée, précisément à l'heure où ma fantaisie sur la Tempête... (damnée tempête!) devait être exécutée. Elle fut donc entendue de deux ou trois cents personnes à peine, y compris les exécutants, et je donnai ainsi un véritable coup d'épée dans l'eau.
Distraction violente.—F. H***.—Mademoiselle M***.
Ces entreprises musicales n'étaient pas pour moi les seules causes de fébriles agitations. Une jeune personne, celle aujourd'hui de nos virtuoses la plus célèbre par son talent et ses aventures, avait inspiré une véritable passion au pianiste-compositeur allemand H*** avec qui je m'étais lié dès son arrivée à Paris. H*** connaissait mon grand amour shakespearien, et s'affligeait des tourments qu'il me faisait endurer. Il eut la naïveté imprudente d'en parler souvent à mademoiselle M*** et de lui dire qu'il n'avait jamais été témoin d'une exaltation pareille à la mienne.—«Ah! je ne serai pas jaloux de celui-là, ajouta-t-il un jour, je suis bien sûr qu'il ne vous aimera jamais!» On devine l'effet de ce maladroit aveu sur une telle Parisienne. Elle ne rêva plus qu'à donner un démenti à son trop confiant et platonique adorateur.
Dans le cours de ce même été, la directrice d'une pension de demoiselles, madame d'Aubré, m'avait proposé de professer... la guitare dans son institution; et j'avais accepté. Chose assez bouffonne, aujourd'hui encore, je figure sur les prospectus et parmi les maîtres de la pension d'Aubré comme professeur de ce noble instrument. Mademoiselle M***, elle aussi, y donnait des leçons de piano. Elle me plaisanta sur mon air triste, m'assura qu'il y avait par le monde quelqu'un qui s'intéressait bien vivement à moi..., me parla de H*** qui l'aimait bien, disait-elle, mais qui n'en finissait pas...
Un matin je reçus même de mademoiselle M*** une lettre, dans laquelle, sous prétexte de me parler encore de H***, elle m'indiquait un rendez-vous secret pour le lendemain. J'oubliai de m'y rendre. Chef-d'œuvre de rouerie digne des plus grands hommes du genre, si je l'eusse fait exprès; mais j'oubliai réellement le rendez-vous et ne m'en souvins que quelques heures trop tard. Cette sublime indifférence acheva ce qui était si bien commencé, et après avoir fait pendant quelques jours assez brutalement le Joseph, je finis par me laisser Putipharder et consoler de mes chagrins intimes, avec une ardeur fort concevable pour qui voudra songer à mon âge, et aux dix-huit ans et à la beauté irritante de mademoiselle M***.
Si je racontais ce petit roman et les incroyables scènes de toute nature dont il se compose, je serais à peu près sûr de divertir le lecteur d'un façon neuve et inattendue. Mais, je l'ai déjà dit, je n'écris pas des confessions. Il me suffit d'avouer que mademoiselle M*** me mit au corps toutes les flammes et tous les diables de l'enfer. Ce pauvre H***, à qui je crus devoir avouer la vérité, versa d'abord quelques larmes bien amères; puis reconnaissant que, dans le fond, je n'avais été coupable à son égard d'aucune perfidie, il prit dignement et bravement son parti, me serra la main d'une étreinte convulsive et partit pour Francfort en me souhaitant bien du plaisir. J'ai toujours admiré sa conduite à cette occasion.
Voilà tout ce que j'ai à dire de cette distraction violente apportée un moment, par le trouble des sens, à la passion grande et profonde qui remplissait mon cœur et occupait toutes les puissances de mon âme. On verra seulement dans le récit de mon voyage en Italie, de quelle manière dramatique cet épisode se dénoua et comment mademoiselle M*** faillit avoir une terrible preuve de la vérité du proverbe: Il ne faut pas jouer avec le feu.
Quatrième concours à l'Institut.—J'obtiens le prix.—La révolution de Juillet.—La prise de Babylone.—La Marseillaise.—Rouget de Lisle.
Le concours de l'Institut eut lieu cette année-là un peu plus tard que de coutume; il fut fixé au 15 juillet. Je m'y présentai pour la cinquième fois, bien résolu, quoi qu'il arrivât, de n'y plus reparaître. C'était en 1830. Je terminais ma cantate quand la révolution éclata.
«Et lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles
Des ponts et de nos quais déserts,
Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
Sifflait et pleuvait par les airs;
Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
Le peuple soulevé grondait
Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte
La Marseillaise répondait...[39]»
L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles, était alors curieux; les biscaïens traversaient les portes barricadées, les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et dans les moments de silence entre les décharges, les hirondelles reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues, qui, décrivant une parabole au-dessus des toits, venaient s'aplatir près de mes fenêtres contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la sainte canaille[40] jusqu'au lendemain.
Je n'oublierai jamais la physionomie de Paris, pendant ces journées célèbres; la bravoure forcenée des gamins, l'enthousiasme des hommes, la frénésie des filles publiques, la triste résignation des Suisses et de la garde royale, la fierté singulière qu'éprouvaient les ouvriers d'être, disaient-ils, maîtres de la ville et de ne rien voler; et les ébouriffantes gasconnades de quelques jeunes gens, qui, après avoir fait preuve d'une intrépidité réelle, trouvaient le moyen de la rendre ridicule par la manière dont ils racontaient leurs exploits et par les ornements grotesques qu'ils ajoutaient à la vérité. Ainsi, pour avoir, non sans de grandes pertes, pris la caserne de cavalerie de la rue de Babylone, ils se croyaient obligés de dire avec un sérieux digne des soldats d'Alexandre: Nous étions à la prise de Babylone. La phrase convenable eût été trop longue; d'ailleurs on la répétait si souvent que l'abréviation devenait indispensable. Et avec quelle sonorité pompeuse et quel accent circonflexe sur l'o on articulait ce nom de Babylone! Ô Parisiens!... farceurs... gigantesques, si l'on veut, mais aussi gigantesques farceurs!...
Et la musique, et les chants, et les voix rauques dont retentissaient les rues, il faut les avoir entendus pour s'en faire une idée!
Ce fut pourtant quelques jours après cette révolution harmonieuse que je reçus une impression ou, pour mieux dire, une secousse musicale d'une violence extraordinaire. Je traversais la cour du Palais-Royal, quand je crus entendre sortir d'un groupe une mélodie à moi bien connue. Je m'approche et je reconnais que dix à douze jeunes gens chantaient en effet un hymne guerrier de ma composition, dont les paroles, traduites des Irish mélodies de Moore, se trouvaient par hasard tout à fait de circonstance[41]. Ravi de la découverte comme un auteur fort peu accoutumé à ce genre de succès, j'entre dans le cercle des chanteurs et leur demande la permission de me joindre à eux. On me l'accorde en y ajoutant une partie de basse qui, pour ce chœur du moins, était parfaitement inutile. Mais je m'étais gardé de trahir mon incognito, et je me souviens même d'avoir soutenu une assez vive discussion avec celui de ces messieurs qui battait la mesure, à propos du mouvement qu'il donnait à mon morceau. Heureusement, je regagnai ses bonnes grâces en chantant correctement ma partie, dans le Vieux drapeau de Béranger, dont il avait fait la musique et que nous exécutâmes l'instant d'après. Dans les entr'actes de ce concert improvisé, trois gardes nationaux, nos protecteurs contre la foule, parcouraient les rangs de l'auditoire, leurs schakos à la main, et faisaient la quête pour les blessés des trois journées. Le fait parut bizarre aux Parisiens, et cela suffit pour assurer le succès de la recette. Bientôt nous vîmes tomber en abondance les pièces de cent sous qui, sans doute, fussent restées fort tranquillement dans la bourse de leurs propriétaires, s'il n'y avait eu pour les en faire sortir que le charme de nos accords. Mais l'assistance devenait de plus en plus nombreuse, le petit cercle réservé aux Orphées patriotes se rétrécissait à chaque instant, et la force armée qui nous protégeait allait se voir impuissante contre cette marée montante de curieux. Nous nous échappons à grand'peine. Le flot nous poursuit. Parvenus à la galerie Colbert qui conduit à la rue Vivienne, cernés, traqués comme des ours en foire, on nous somme de recommencer nos chants. Une mercière dont le magasin s'ouvrait sous la rotonde vitrée de la galerie, nous offre alors de monter au premier étage de sa maison, d'où nous pouvions, sans courir le risque d'être étouffés, verser des torrents d'harmonie sur nos ardents admirateurs. La proposition est acceptée, et nous commençons la Marseillaise. Aux premières mesures, la bruyante cohue qui s'agitait sous nos pieds s'arrête et se tait. Le silence n'est pas plus profond ni plus solennel sur la place Saint-Pierre, quand, du haut du balcon pontifical, le Pape donne sa bénédiction urbi et orbi. Après le second couplet, on se tait encore; après le troisième, même silence. Ce n'était pas mon compte. À la vue de cet immense concours de peuple, je m'étais rappelé que je venais d'arranger le chant de Rouget de Lisle à grand orchestre et à double chœur, et qu'au lieu de ces mots: ténors, basses, j'avais écrit à la tablature de la partition: «Tout ce qui a une voix, un cœur et du sang dans les veines.» Ah! ah! me dis-je, voilà mon affaire. J'étais donc extrêmement désappointé du silence obstiné de nos auditeurs. Mais à la 4e strophe, n'y tenant plus, je leur crie: «Eh! sacredieu! chantez donc!» Le peuple, alors, de lancer son: Aux armes, citoyens! avec l'ensemble et l'énergie d'un chœur exercé. Il faut se figurer que la galerie qui aboutissait à la rue Vivienne était pleine, que celle qui donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient entassées dans un lieu sonore fermé à droite et à gauche par les cloisons en planches des boutiques, en haut par des vitraux, et en bas par des dalles retentissantes, il faut penser, en outre, que la plupart des chanteurs, hommes, femmes et enfants palpitaient encore de l'émotion du combat de la veille, et l'on imaginera peut-être quel fut l'effet de ce foudroyant refrain... Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et notre petite troupe, épouvantée de l'explosion, fut frappée d'un mutisme absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre.
Je viens de dire que j'avais arrangé la Marseillaise pour deux chœurs et une masse instrumentale. Je dédiai mon travail à l'auteur de cet hymne immortel et ce fut à ce sujet que Rouget de Lisle m'écrivit la lettre suivante que j'ai précieusement conservée:
«Choisy-le-Roi, 20 décembre 1830.
»Nous ne nous connaissons pas, monsieur Berlioz; voulez-vous que nous fassions connaissance? Votre tête paraît être un volcan toujours en éruption; dans la mienne, il n'y eut jamais qu'un feu de paille qui s'éteint en fumant encore un peu. Mais enfin, de la richesse de votre volcan et des débris de mon feu de paille combinés, il peut résulter quelque chose. J'aurais à cet égard une et peut-être deux propositions à vous faire. Pour cela, il s'agirait de nous voir et de nous entendre. Si le cœur vous en dit, indiquez-moi un jour où je pourrai vous rencontrer, ou venez à Choisy me demander un déjeuner, un dîner, fort mauvais sans doute, mais qu'un poëte comme vous ne saurait trouver tel, assaisonné de l'air des champs. Je n'aurais pas attendu jusqu'à présent pour tâcher de me rapprocher de vous et vous remercier de l'honneur que vous avez fait à certaine pauvre créature de l'habiller tout à neuf et de couvrir, dit-on, sa nudité de tout le brillant de votre imagination. Mais je ne suis qu'un misérable ermite éclopé, qui ne fait que des apparitions très-courtes et très-rares dans votre grande ville, et qui, les trois quarts et demi du temps, n'y fait rien de ce qu'il voudrait faire. Puis-je me flatter que vous ne vous refuserez point à cet appel, un peu chanceux pour vous à la vérité, et que, de manière ou d'autre, vous me mettrez à même de vous témoigner de vive voix et ma reconnaissance personnelle et le plaisir avec lequel je m'associe aux espérances que fondent sur votre audacieux talent les vrais amis du bel art que vous cultivez?
»rouget de lisle.»
J'ai su plus tard que Rouget de Lisle, qui, pour le dire en passant, a fait bien d'autres beaux chants que la Marseillaise, avait en portefeuille un livret d'opéra sur Othello, qu'il voulait me proposer. Mais devant partir de Paris le lendemain du jour où je reçus sa lettre, je m'excusai auprès de lui en remettant à mon retour d'Italie la visite que je lui devais. Le pauvre homme mourut dans l'intervalle. Je ne l'ai jamais vu.
Quand le calme eut été rétabli tant bien que mal dans Paris, quand Lafayette eut présenté Louis-Philippe au peuple en le proclamant la meilleure des républiques, quand le tour fut fait enfin, la machine sociale recommençant à fonctionner, l'Académie des Beaux-Arts reprit ses travaux. L'exécution de nos cantates du concours eut lieu (au piano toujours) devant les deux aréopages dont j'ai déjà fait connaître la composition. Et tous les deux, grâce à un morceau que j'ai brûlé depuis lors, ayant reconnu ma conversion aux saines doctrines m'accordèrent enfin, enfin, enfin... le premier prix. J'avais éprouvé de très-vifs désappointements aux concours précédents où je n'avais rien obtenu, je ressentis peu de joie quand Pradier le statuaire, sortant de la salle des conférences de l'Académie vint me trouver dans la bibliothèque où j'attendais mon sort, et me dit vivement en me serrant la main: «Vous avez le prix!» À le voir si joyeux et à me voir si froid, on eût dit que j'étais l'académicien et qu'il était le lauréat. Je ne tardai pourtant pas à apprécier les avantages de cette distinction. Avec mes idées sur l'organisation du concours, elle devait flatter médiocrement mon amour-propre, mais elle représentait un succès officiel dont l'orgueil de mes parents serait certainement satisfait, elle me donnait une pension de mille écus, mes entrées à tous les théâtres lyriques; c'était un diplôme, un titre, et l'indépendance et presque l'aisance pendant cinq ans.
Distribution des prix à l'Institut.—Les académiciens.—Ma cantate de Sardanapale. Son exécution—L'incendie qui ne s'allume pas.—Ma fureur.—Effroi de madame Malibran.
Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, à l'Institut, la distribution des prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans les mêmes musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours les mêmes, et les prix, donnés avec le même discernement, sont distribués avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure, debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné. Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout le monde le connaît; la phrase, la voici:
«Allons, jeune homme, macte animo; vous allez faire un beau voyage... la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des Piccini... un ciel inspirateur... vous nous reviendrez avec quelque magnifique partition... vous êtes en beau chemin.»
Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.
Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers. C'est que j'étais déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel propos en vérité) à cette strophe de Victor Hugo:
«Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,
Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,
Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;
Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle
Regarde et sois contente, et crie et bats de l'aile,
Mère, tes aiglons sont éclos!»
Revenons à nos lauréats, dont quelques-uns ressemblent bien un peu à des hiboux, à ces petits monstres rechignés dont parle La Fontaine, plutôt qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également, néanmoins, les affections de l'Académie.
C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse bat de l'aile, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On rassemble alors un orchestre tout entier; il n'y manque rien. Les instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu seulement. Quand l'aurore du grand prix se leva pour moi, il n'y avait qu'une clarinette et demie, le vieillard chargé depuis un temps immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la moitié des notes tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois trombones, et jusqu'à les cornets à pistons, instruments modernes! Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce jour-là ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables extravagances; elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux (ses aiglons, voulais-je dire) sont éclos. Chacun est à son poste. Le chef d'orchestre, armé de l'archet conducteur, donne le signal.
Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo.
Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.
Les petits ruisseaux murmurent; solo d'altos.
Les petits agneaux bêlent; solo de hautbois.
Et le crescendo continuant, il se trouve, quand les petits oiseaux, les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus successivement, que le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au moins. Le récitatif commence:
«Déjà le jour naissant... etc.»
Suivent le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le troisième récitatif et le troisième air, où le personnage expire ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. Monsieur le secrétaire perpétuel prononce à haute et intelligible voix les nom et prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier artificiel qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre une médaille d'or véritable, qui lui servira à payer son terme avant le départ pour Rome. Elle vaut cent soixante francs, j'en suis certain. Le lauréat se lève:
Son front nouveau tondu, symbole de candeur
Rougit, en approchant d'une honnête pudeur.
Il embrasse M. le secrétaire perpétuel. On applaudit un peu. À quelques pas de la tribune de M. le secrétaire perpétuel se trouve le maître illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître: c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond, derrière les académiciens, les parents du lauréat versent silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui, cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel. Mais on n'applaudit plus, le public commence à rire. À droite du lieu de la scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme, placée dans un coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit partager sa gloire. Mais dans sa précipitation et son indifférence pour les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche lui-même à une banquette, tombe lourdement, et, sans aller plus loin, renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne sa place, suant et confus. Cette fois, on applaudit à outrance, on rit aux éclats; c'est un bonheur, un délire; c'est le beau moment de la séance académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade, mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse... Je n'embrassai donc que M. le secrétaire perpétuel et je doute, qu'en l'approchant, on ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être nouveau tondu, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec d'autres traits caractéristiques, ne devaient pas peu contribuer à me faire ranger dans la classe des hiboux.
J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois même ne pas avoir éprouvé de plus horrible colère dans ma vie. Voici pourquoi: la cantate du concours avait pour sujet la Dernière nuit de Sardanapale. Le poëme finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles esclaves et monte avec elles sur le bûcher. L'idée m'était venue tout d'abord d'écrire une sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux défiant la mort au milieu des progrès de la flamme, et du fracas de l'écroulement du palais. Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de ce finale instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eût été accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la répétition générale, produisit un tel effet que plusieurs de messieurs les académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment, sans arrière-pensée et sans rancune pour le piège où je venais de prendre leur religion musicale.
La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart, en sortant, exprimaient l'étonnement que leur avait causé l'incendie, et par le récit qu'ils firent de cette étrangeté symphonique, la curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point assisté à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu ordinaire.
À l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset, l'ex-chef d'orchestre du Théâtre-Italien, qui dirigeait alors, j'allai me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. Madame Malibran, attirée elle aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois.
Mon decrescendo commence.
(La cantate débutant par ce vers: Déjà la nuit a voilé la nature, j'avais dû faire un coucher du soleil au lieu du lever de l'aurore consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)
La cantate se déroule sans accident. Sardanapale apprend sa défaite, se résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute; les initiés de la répétition disent à leurs voisins;
—«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux!»
Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse se taisent aussi; rien ne part! rien!!!... les violons et les basses continuent seuls leur impuissant trémolo; point d'explosion! un incendie qui s'éteint sans avoir éclaté, un effet ridicule au lieu de l'écroulement tant annoncé; ridiculus mus!... Il n'y a qu'un compositeur déjà soumis à une pareille épreuve qui puisse concevoir la fureur dont je fus alors transporté. Un cri d'horreur s'échappa de ma poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et l'orchestre, et les académiciens scandalisés, et les auditeurs mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut encore une catastrophe musicale et plus cruelle qu'aucune de celles que j'avais éprouvées précédemment.. Si elle eût au moins été pour moi la dernière!
Je donne mon second concert.—La symphonie fantastique.—Liszt vient me voir.—Commencement de notre liaison.—Les critiques parisiens.—Mot de Cherubini.—Je pars pour l'Italie.
Malgré les pressantes sollicitations que j'adressai au ministre de l'intérieur pour qu'il me dispensât du voyage d'Italie, auquel ma qualité de lauréat de l'Institut m'obligeait, je dus me préparer à partir pour Rome.
Je ne voulus pourtant pas quitter Paris sans reproduire en public ma cantate de Sardanapale, dont le finale avait été abîmé à la distribution des prix de l'Institut. J'organisai, en conséquence, un concert au Conservatoire, où cette œuvre académique figura à côté de la symphonie fantastique qu'on n'avait pas encore entendue. Habeneck se chargea de diriger ce concert dont tous les exécutants, avec une bonne grâce dont je ne saurais trop les remercier, me prêtèrent une troisième fois leur concours gratuitement.
Ce fut la veille de ce jour que Liszt vint me voir. Nous ne nous connaissions pas encore. Je lui parlai du Faust de Gœthe, qu'il m'avoua n'avoir pas lu, et pour lequel il se passionna autant que moi bientôt après. Nous éprouvions une vive sympathie l'un pour l'autre, et depuis lors notre liaison n'a fait que se resserrer et se consolider.
Il assista à ce concert où il se fit remarquer de tout l'auditoire par ses applaudissements et ses enthousiastes démonstrations.
L'exécution ne fut pas irréprochable sans doute, ce n'était pas avec deux répétitions seulement qu'on pouvait en obtenir une parfaite pour des œuvres aussi compliquées. L'ensemble toutefois fut suffisant pour en laisser apercevoir les traits principaux. Trois morceaux de la symphonie, le Bal, la Marche au supplice et le Sabbat, firent une grande sensation. La Marche au supplice surtout bouleversa la salle. La Scène aux champs ne produisit aucun effet. Elle ressemblait peu, il est vrai, à ce qu'elle est aujourd'hui. Je pris aussitôt la résolution de la récrire, et F. Hiller, qui était alors à Paris, me donna à cet égard d'excellents conseils dont j'ai tâché de profiter.
La cantate fut bien rendue; l'incendie s'alluma, l'écroulement eut lieu; le succès fut très-grand. Quelques jours après, les aristarques de la presse se prononcèrent, les uns pour, les autres contre moi, avec passion. Mais les reproches que me faisait la critique hostile, au lieu de porter sur les défauts évidents des deux ouvrages entendus dans ce concert, défauts très-graves et que j'ai corrigés dans la symphonie, avec tout le soin dont je suis capable en retravaillant ma partition pendant plusieurs années, ces reproches, dis-je, tombaient presque tous à faux. Ils s'adressaient tantôt à des idées absurdes qu'on me supposait et que je n'eus jamais, tantôt à la rudesse de certaines modulations qui n'existaient pas, à l'inobservance systématique de certaines règles fondamentales de l'art que j'avais religieusement observées et à l'absence de certaines formes musicales qui étaient seules employées dans les passages où on en niait la présence. Au reste, je dois l'avouer, mes partisans m'ont aussi bien souvent attribué des intentions que je n'ai jamais eues, et parfaitement ridicules. Ce que la critique française a dépensé, depuis cette époque, à exalter ou à déchirer mes œuvres, de non sens, de folies, de systèmes extravagants, de sottise et d'aveuglement, passe toute croyance. Deux ou trois hommes seulement ont tout d'abord parlé de moi avec une sage et intelligente réserve. Mais les critiques clairvoyants, doués de savoir, de sensibilité, d'imagination et d'impartialité, capables de me juger sainement, de bien apprécier la portée de mes tentatives et la direction de mon esprit, ne sont pas aujourd'hui faciles à trouver. En tous cas ils n'existaient pas dans les premières années de ma carrière; les exécutions rares et fort imparfaites de mes essais leur eussent d'ailleurs laissé beaucoup à deviner.
Tout ce qu'il y avait alors à Paris de jeunes gens doués d'un peu de culture musicale et de ce sixième sens qu'on nomme le sens artiste, musiciens ou non, me comprenait mieux et plus vite que ces froids prosateurs pleins de vanité et d'une ignorance prétentieuse. Les professeurs de musique dont les œuvres-bornes étaient rudement heurtées et écornées par quelques-unes des formes de mon style, commencèrent à me prendre en horreur. Mon impiété à l'égard de certaines croyances scolastiques surtout les exaspérait. Et Dieu sait s'il y a quelque chose de plus violent et de plus acharné qu'un pareil fanatisme. On juge de la colère que devaient causer à Cherubini ces questions hétérodoxes, soulevées à mon sujet, et tout ce bruit dont j'étais la cause. Ses affidés lui avaient rendu compte de la dernière répétition de l'abominable symphonie; le lendemain, il passait devant la porte de la salle des concerts au moment où le public y entrait, quand quelqu'un l'arrêtant, lui dit: «Eh bien, monsieur Cherubini, vous ne venez pas entendre la nouvelle composition de Berlioz?—Zé n'ai pas besoin d'aller savoir comment il né faut pas faire!» répondit-il, avec l'air d'un chat auquel on veut faire avaler de la moutarde. Ce fut bien pis, après le succès du concert: il semblait qu'il eût avalé la moutarde; il ne parlait plus, il éternuait. Au bout de quelques jours, il me fit appeler: «Vous allez partir pour l'Italie, me dit-il?—Oui, monsieur.—On va vous effacer des rézistres du Conservatoire, vos études sont terminées. Mais il mé semble qué, qué, qué, vous deviez venir mé faire une visite. On-on-on-on né sort pas d'ici comme d'une écurie!...»—Je fus sur le point de répondre: «Pourquoi non? puisqu'on nous y traite comme des chevaux!» mais j'eus le bon sens de me contenir et d'assurer même à notre aimable directeur que je n'avais point eu la pensée de quitter Paris sans venir prendre congé de lui et le remercier de ses bontés.
Il fallut donc, bon gré mal gré, me diriger vers l'académie de Rome, où je devais avoir le loisir d'oublier les gracieusetés du bon Cherubini, les coups de lance à fer émoulu du chevalier français Boïeldieu, les grotesques dissertations des feuilletonistes, les chaleureuses démonstrations de mes amis, les invectives de mes ennemis, et le monde musical et même la musique.
Cette institution eut sans doute, dans le principe, un but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux musiciens, le voyage d'Italie, favorable au développement de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les souvenirs étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un voiturin se charge, moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde carriole, ni plus, ni moins que des bourgeois du marais. Comme il ne change jamais de chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes voyageurs, dont l'esprit, à cette époque, est loin d'être tourné à la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à Paris, après la cérémonie auguste de mon couronnement, jusqu'au milieu de janvier; et après être allé passer quelques semaines à la Côte-Saint-André, où mes parents, tout fiers de la palme académique que je venais d'obtenir, me firent le meilleur accueil, je m'acheminai vers l'Italie, seul et assez triste.
De Marseille à Livourne.—Tempête.—De Livourne à Rome. L'Académie de France à Rome.
La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût m'offrir quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner et me rendis à Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne; mais je ne trouvais toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laine, ou de barriques d'huile, ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert; je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût particulier.
Enfin, j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick sarde qui se rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine que je rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur ce bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir. Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable ne prenant guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau temps, d'un navire passable et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont, par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté, en Grèce, où il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poëte dans l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que l'illustre voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête, Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre faire avec lui une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur le pont à surveiller la manœuvre; la partie commencée, les mouvements du vaisseau devinrent si violents, que la table et les joueurs furent rudement renversés.
«—Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.
—Volontiers, milord!
—Commandant, vous êtes un brave!»
Il se peut qu'il n'y ait pas un mot de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de Lara; en outre, le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Child-Harold, achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom de la ville qu'on découvrait sur le rivage, et tous les matins je recevais pour réponse: «È Nizza, signore. Ancora Nizza. È sempre Nizza!» Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance magnétique, qui, si elle n'arrachait pas pièce à pièce tous les ferrements de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on approche des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu et se couvrit de toile. Le vaisseau, pris en flanc, inclinait horriblement. Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé dans les premiers moments; mais, vers minuit, comme nous entrions dans le golfe de la Spezzia, la frénésie de cette tramontana devint telle, que les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête véritable, dont je ferai la description en beau style académique, une autre fois. Cramponné à une barre de fer du pont, j'admirais avec un sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le commandant vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un œil sévère le capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il... quel entêtement! cet imbécile va nous faire sombrer!... un temps pareil et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le renverser et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut un instant terrible. Pendant que notre malencontreux capitaine roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont dans toutes les directions, le Vénitien s'élançant à la barre, prit le commandement de la manœuvre avec une autorité illégale, il est vrai, mais bien justifiée par l'événement et que l'instinct des matelots, joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide. «Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un instant, à la voix de ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales voiles carguées; le vaisseau se relevant à demi, permit alors d'exécuter les manœuvres de détail et nous fûmes sauvés.
Le lendemain, nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile; telle était la violence du vent. Quelques heures après notre installation à l'hôtel de l'Aquila nera, nos matelots vinrent en corps nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions d'échapper. Ces pauvres diables qui gagnent à peine le morceau de morue sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand'peine que nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie; elle mérite d'être consignée.
Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie. Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du grand duc et jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.
Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa de viser mon passe-port pour cette destination; les pensionnaires de l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vît pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui, après d'énergiques réclamations, obtint du cardinal Bernetti l'autorisation dont j'avais besoin.
Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement. Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais de la langue italienne que des phrases comme celles-ci: «Fa molto caldo. Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque et le manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous arrêtions, achevait de me faire pester contre l'Italie et la nécessité absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin, comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons appelé la Storta, le vetturino me dit tout à coup d'un air nonchalant, en se versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le saisissement, que me causa l'aspect lointain de la ville éternelle, au milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la Piazza del popolo, par laquelle on entre dans Rome, en venant de France, vint encore, quelque temps après, augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur, s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence. C'était l'Académie.
La villa Medici, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements; elle est située sur cette portion du Monte Pincio qui domine la ville, et de laquelle on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. À droite, s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baiser, elle est inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emportés par le vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains le mauvais air, que si un petit nombre de promeneurs attardés, narguant l'influence pernicieuse de l'aria cattiva, s'arrête encore après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux paysage déployé par le soleil couchant derrière le Monte Mario, qui borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûr, ces imprudents rêveurs sont étrangers.
À gauche de la villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, et d'où un large escalier de marbre descend dans Rome et sert de communication directe entre le haut de la colline et la place d'Espagne.
Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête académie. Un bois de lauriers et de chênes verts élevé sur une terrasse en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome, et, de l'autre, par le couvent des Ursulines françaises attenant aux terrains de la villa Medici.
En face, on aperçoit au milieu des champs incultes de la villa Borghèse, la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de pins-parasols, en tous temps couverte d'une noire armée de corbeaux, l'encadre à l'horizon.
Telle est, à peu près, la topographie vraiment royale dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception de deux ou trois, sont, au contraire, petites, incommodes, et surtout excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal des logis de la caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé, donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la Sabine, le Monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus une bibliothèque, totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux élèves laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un dessin, une médaille ou une partition, mais, ce travail une fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se borne à administrer l'établissement et à surveiller l'exécution du règlement qui le régit. Quant à la direction des études, il n'exerce à cet égard aucune influence. Cela se conçoit: les vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères, si l'on veut mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont étrangers.
Les pensionnaires de l'Académie.—Félix Mendelssohn
L'Ave Maria venait de sonner quand je descendis de voiture à la porte de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait plus que moi; et à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu, s'éleva à mon aspect.
—Oh! Berlioz! Berlioz! oh! cette tête! oh! ces cheveux! oh! ce nez! Dis donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!
—Et toi, il te recale fièrement pour les cheveux!
—Mille dieux! quel toupet!
—Hé! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles tu la séance de l'Institut, tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi! Voyons donc, tu ne me reconnais pas?
—Je vous reconnais bien; mais votre nom....
—Ah, tiens! il me dit vous.. Tu te manières, mon vieux; on se tutoie tout de suite ici.
—Eh bien! comment t'appelles-tu?
—Il s'appelle Signol.
—Mieux que ça, Rossignol.
—Mauvais, mauvais le calembour!
—Absurde.
—Laissez-le donc s'asseoir!
—Qui? le calembour?
—Non, Berlioz.
—Ohé! Fleury, apportez-nous du punch... et du fameux; ça vaudra mieux que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.
—Enfin, voilà notre section de musique au complet!
—Hé! Monfort[42], voilà ton collègue!
—Hé, Berlioz! voilà ton fort!
—C'est mon fort.
—C'est son fort.
—C'est notre fort.
—Embrassez-vous.
—Embrassons-nous.
—Ils ne s'embrasseront pas!
—Ils s'embrasseront!
—Ils ne s'embrasseront pas!
—Si!
—Non!
—Ah çà! mais pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi! aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?
—Eh bien! embrassons-le tous et que ça finisse!
—Non, que ça commence! voilà le punch! ne bois pas ton vin.
—Non, plus de vin.
—À bas le vin!
—Cassons les bouteilles! gare, Fleury!
—Pinck, panck!
—Messieurs, ne cassez pas les verres au moins, il en faut pour le punch: je ne pense pas que vous vouliez le boire dans de petits verres.
—Ah, les petits verres! fi donc!
—Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça tout y passait.
Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne à tous égards de la confiance que lui accordent les directeurs de l'Académie, est en possession depuis longues années de servir à table les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention et garde en pareil cas un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le plus bizarre. Sur l'un des murs sont encadrés les portraits des anciens pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle étalent une suite de caricatures dont la monstruosité grotesque ne peut se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie. Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette curieuse galerie, et les nouveaux venus dont l'extérieur prête à la charge ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand salon.
Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la plus détestable taverne qu'on puisse trouver: sale, obscure et humide, rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert, non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le Café Greco cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers, que la plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des compatriotes.
Le lendemain, je fis la connaissance de Félix Mendelssohn qui était à Rome depuis quelques semaines. Je raconterai, dans mon premier voyage en Allemagne, cette entrevue et les incidents qui en furent la suite.
Drame.—Je quitte Rome.—De Florence à Nice.—Je reviens à Rome.—Il n'y a personne de mort.
On a vu des fusils partir qui n'étaient
pas chargés, dit-on. On a vu souvent
encore, je crois, des pistolets chargés
qui ne sont pas partis.
Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude, qui, dès le lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait d'attention ni pour les objets environnants ni pour le cercle social où je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.
En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du Bal de ma symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la Coda qui existe maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors, qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux femmes coupables et un innocent[43]. Quant à me tuer, moi, après ce beau coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me voyant si pâle:
—Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?
—Voyez, lui dis-je, en lui tendant la lettre; lisez.
—Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?
L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir librement.
—Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France, mais je vais chez mon père au lieu de retourner à Paris.
—Oui, mon ami, vous avez raison, allez dans votre famille; c'est là seulement que vous pourrez avec le temps, oublier vos chagrins et calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!
—J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite; je ne répondrais pas de moi demain.
—Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais beaucoup de monde ici, à la police, à la poste; dans deux heures j'aurai votre passe-port, et dans cinq votre place dans la voiture du courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez dans votre hôtel faire vos préparatifs, je vous y rejoindrai.»
Au lieu de rentrer, je m'achemine vers le quai de l'Arno, où demeurait une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma montre:
—Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir par le courrier, pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.
La marchande se consulte un instant et m'assure que tout sera prêt avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive de l'Arno, à l'hôtel des Quatre nations, où je logeais. J'appelle le premier sommelier:
—Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible d'emporter ma malle, le courrier ne peut la prendre; je vous la confie. Envoyez-la par la première occasion sûre à mon père dont voici l'adresse.»
Et prenant la partition de la scène du Bal[44] dont la coda n'était pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: Je n'ai pas le temps de finir; s'il prend fantaisie à la société des concerts de Paris d'exécuter ce morceau en l'absence de l'auteur, je prie Habeneck de doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le passage des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein orchestre les accords qui suivent; cela suffira pour la conclusion.
Puis, je mets la partition de ma symphonie fantastique, adressée sous enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, tels que laudanum, strychnine; et la conscience en repos au sujet de mon arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but les rues de Florence, avec cet air malade, inquiet et inquiétant des chiens enragés.
À cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaye ma parure qui va fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop: une jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:
«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait le temps d'écouter vos sottises!» et répondant à mon sourire ironique par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur, j'augure bien du succès; vous serez charmante, sans aucun doute, dans votre petite comédie.»
Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick qui voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, je salue du regard le Persée de Benvenuto, et sa fameuse inscription: «Si quis te læserit, ego tuus ultor ero[45]» et nous partons.
Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées: je ne mangeais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés seulement vers minuit, au sujet des pistolets dont le prudent conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de se défendre quand on ne veut pas être assassiné.
«—À votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!»
Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur: mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un village nommé Pietra santa et, en quittant celle qui nous amenait de Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres! m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher d'exécuter mon projet! C'est ce que nous verrons!»
Aussitôt, je fais venir un domestique de place parlant le français et le génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi; le courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume; on refuse de l'entreprendre ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières et qu'elle essayera de me parer avant l'heure du départ.
Elle tient parole, je suis reparé. Mais pendant que je courais ainsi les grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur l'inspection de mon passe-port, de me prendre pour un émissaire de la révolution de Juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour un libérateur, de refuser de viser ledit passe-port pour Turin, et de m'enjoindre de passer par Nice!
«—Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!...»
Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne voyait dans tous les Français que des missionnaires de la révolution, ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou, comme si, en me cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver cinquante marchandes de modes pour une, capables de me fagoter à merveille?
Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent que le monde entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.
Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec beaucoup de soin dans ma tête, la petite comédie que j'allais jouer en arrivant à Paris. Je me présentais chez mes amis, sur les neuf heures du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé; je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse M... chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire, tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris, je lui adressais mon troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et d'instruments eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à rater (cela c'est vu) je me hâtais d'avoir recours à mes petits flacons. Oh! la jolie scène! C'est vraiment dommage qu'elle ait été supprimée!
Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant: «Oui, cela sera un moment bien agréable! Mais la nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui ne savait pas vivre; n'avoir pas terminé ma première symphonie; avoir en tête d'autres partitions... plus grandes... Ah!... c'est...» Et revenant à mon idée sanglante: «Non, non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il le faut et cela sera! cela sera!...» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France. La nuit vint, nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le rocher à plus de cent toises au-dessus de la mer, qui baigne en cet endroit le pied des Alpes.—L'amour de la vie et l'amour de l'art, depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre le sabot aux roues de la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient précédée. Je râlai comme la mer, et, m'appuyant de mes deux mains sur la banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour m'élancer en avant, en poussant un Ha! si rauque, si sauvage, que le malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la vraie croix.
Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la vie venait coqueter avec moi; j'allais me rendre, on le voit,) si je profitais, dis-je, du bon moment pour me cramponner de quelque façon et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution... vitale; voyons donc.» Nous traversions à cette heure un petit village sarde[1], sur une plage au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne m'en avait pas rayé; que je n'avais pas encore enfreint le règlement, et que je m'engageais sur l'honneur à ne pas passer la frontière d'Italie, jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais l'attendre.
Ainsi lié par ma parole et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me trouvais sans feu, ni lieu, ni sou ni maille, je remontai plus tranquillement en voiture; je m'aperçus même tout à coup que... j'avais faim, n'ayant rien mangé depuis Florence. Ô bonne grosse nature! décidément j'étais repris.
J'arrivai à cette bienheureuse ville de Nice, grondant encore un peu. J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée et que je pouvais revenir à Rome ou l'on me recevrait à bras ouverts.
«—Allons, ils sont sauvés, dis-je en soupirant profondément. Et si je vivais, maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement, musicalement? Oh! la plaisante affaire!... Essayons.»
Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons: voilà la vie et la joie qui accourent à tire d'aile, et la musique qui m'embrasse, et l'avenir qui me sourit; et je reste à Nice un mois entier à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir, du haut de ce radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu. Convalescence.
C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. Ô Nizza!
Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible bonheur et m'obliger à y mettre terme.
J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police des soupçons graves sur mon compte.
«—Évidemment, ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour assister aux représentations de Matilde di Sabran (le seul ouvrage qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des journées entières dans les rochers de Villefranche... il attend un signal de quelque vaisseau révolutionnaire... il ne dîne pas à table d'hôte... pour éviter les insidieuses conversations des agents secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos régiments... il va entamer avec eux les négociations dont il est chargé au nom de la jeune Italie; cela est clair, la conspiration est flagrante!»
Ô grand homme! politique profond, tu es délirant, va!
Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.
—Que faites-vous ici, monsieur?
—Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.
—Vous n'êtes pas peintre?
—Non, monsieur.
—Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant beaucoup; seriez-vous occupé à lever des plans?
—Oui je lève le plan d'une ouverture du Roi Lear, c'est-à-dire, j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!
—Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?
—Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.
—D'Angleterre!
—Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois...
—Ne parlons pas du roi!... Vous entendez par ce mot instrumentation?...
—C'est un terme de musique.
—Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez me dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passe-port; vous ne pouvez rester à Nice plus longtemps.
—Alors, je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec votre permission.
Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain, fort contre mon gré, il est vrai, mais le cœur léger et plein d'allegria, et bien vivant et bien guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu des pistolets chargés qui ne sont pas partis.
C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée.
Les théâtres de Gênes et de Florence.—I Montecchi ed i Capuletti de Bellini.—Roméo joué par une femme.—La Vestale de Paccini.—Licinius joué par une femme. L'organiste de Florence.—La fête del Corpus Domini—Je rentre à l'Académie.
En repassant à Gênes, j'allai entendre l'Agnese de Paër. Cet opéra fut célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda le lever de Rossini.
L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien qu'incapables de rien faire, se croient appelées à tout refaire ou retoucher, et qui de leur coup d'œil d'aigle aperçoivent tout de suite ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les gestes, et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.
L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive; mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez bien la mesure. À propos de violons... pendant que je m'ennuyais dans sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le mauvais destin qui me privait de l'entendre, je cherchai au moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui; mais les Génois sont, comme les habitants de toutes les ville de commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très-froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de son père, on ne put me l'indiquer. À la vérité, je cherchai aussi dans Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit le Nouveau Monde n'a pas même frappé une fois mes regards, pendant que j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont il fit la gloire.
De toutes les capitales d'Italie, aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la brèche énorme que la course de Nice avait faite à ma fortune, jouissant en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces journées, soit à parcourir ses nombreux monuments, en rêvant de Dante et de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de Bellini (I Montecchi ed i Capuletti) allait être représenté. On disait beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une innovation!!! je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de Shakespeare! Quel sujet! comme tout y est dessiné pour la musique!... D'abord le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu aperçoit pour la première fois la sweet Juliet, dont la fidélité doit lui coûter la vie; puis ces combats furieux, dans les rues de Vérone, auxquels le bouillant Tybalt semble présider comme le génie de la colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les regarde en souriant amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite, cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort, et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine qui fit verser tant de sang et de larmes. Je courus au théâtre de la Pergola. Les choristes nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons; leurs voix sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits garçons de quatorze à quinze ans, dont les contralti étaient d'un excellent effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une, grande et forte, remplissait le rôle de Juliette, et l'autre, petite et grêle, celui de Roméo.—Pour la troisième ou quatrième fois après Zingarelli et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!... Mais, au nom de Dieu, est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, perce le cœur du furieux Tybalt, le héros de l'escrime, et qui, plus tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras dédaigneux, étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a provoqué? Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles d'ordinaire dans l'âme d'un eunuque?
Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons? Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse et Othello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de l'ouvrage va me dédommager...
Quel désappointement!!! dans le libretto il n'y a point de bal chez Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare, rien; un ouvrage manqué. Et c'est un grand poëte, pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre libretto dans le chef-d'œuvre shakespearien!
Le musicien, toutefois, a su rendre fort belle une des principales situations; à la fin d'un acte, les deux amants, séparés de force par leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan et chantée à l'unisson par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par l'étrangeté bien motivée de cet unisson auquel on est loin de s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a singulièrement abusé, depuis lors, des duos à l'unisson.—Décidé à boire le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la Vestale de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien prouvé qu'elle n'avait de commun avec l'œuvre de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil... Licinius était encore joué par une femme... Après quelques instants d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier, comme Hamlet: «Ceci est de l'absinthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis ressenti pendant trois jours.—Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on me dire, dans les églises, la pompe musicale doit-être digne des cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... On verra plus tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien: en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant mon séjour à Florence.
C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense, fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux, invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs éveillés dans l'âme par le nom de celui pour qui l'on priait......... Bonaparte!... il s'appelait ainsi!... C'était son neveu!... presque son petit-fils!... mort à vingt ans... et sa mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en Angleterre... La France lui est interdite... la France où luirent pour elle tant de glorieux jours... Mon esprit, remontant le cours du temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame Beauharnais, plus tard, fille adoptive du maître de l'Europe, reine de Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine fugitive et sans États... Oh! Beethoven!... où était la grande âme, l'esprit profond et homérique qui conçut la Symphonie héroïque, la Marche funèbre pour la mort d'un héros, et tant d'autres grandes et tristes poésies musicales qui élèvent l'âme en oppressant le cœur? L'organiste avait tiré le registre des petites flûtes et folâtrait dans le haut du clavier en sifflottant de petits airs gais, comme font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent aux pâles rayons d'un soleil d'hiver...
La fête del Corpus Domini (la Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais constamment parler autour de moi, depuis quelques jours, comme d'une chose extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des États pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles, croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.
—Ma la musica?
—Oh! signore, lei sentirà un coro immenso! Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en revient toujours à ses flûtes.
—La musica? demandais-je encore, la musica di questa ceremonia?
—Oh! signore, lei sentirà un coro immenso!
—Allons, il paraît que ce sera... un chœur immense, après tout. Je pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le temple de Salomon; mon imagination s'enflammant de plus en plus, j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque de l'ancienne Égypte... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un miracle continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et discordant fausset des castrati qui me firent entendre un insipide contre-point; sans elle, je n'eusse point été surpris, sans doute, de ne pas trouver à la procession dei Corpus Domini, un essaim de jeunes vierges aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques, ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est vrai que, dans ce cas, il eût fallu aussi supprimer l'organe de l'ouïe. On appelle cela à Rome musique militaire. Que le vieux Silène, monté sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le saint Sacrement, le Pape, les images de la Vierge[46]! Ce n'était pourtant que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons pas!
Me voilà réinstallé à la villa Medici, bien accueilli du directeur, fêté de mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui, pourtant, furent tous, à mon égard, d'une réserve exemplaire.
J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était à merveille; pas de commentaires, pas de questions.
La vie de l'Académie.—Mes courses dans les Abruzzes.—Saint-Pierre.—Le spleen.—Excursions dans la campagne de Rome.—Le carnaval.—La place Navone.
J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie. Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin, annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre glaise, les pieds en pantoufles, sans cravate, enfin dans le délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeuner, nous perdions ordinairement une heure ou deux dans le jardin, à jouer au disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux merles qui habitent le bois de lauriers ou à dresser de jeunes chiens. Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous étaient plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur, prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café Greco, où les artistes français non attachés à l'Académie, que nous appelions les hommes d'en bas, fumaient avec nous le cigare de l'amitié, en buvant le punch du patriotisme. Après quoi, tous se dispersaient... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre, rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Obéron, les chœurs énergiques d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale ou de Don Juan; car je dois dire, à la louange de mes commensaux de l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires.
Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions concerts anglais, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en avoir tous un différent; pour obtenir la plus grande variété possible, chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le spirituel et savant architecte, chantait sa chanson de la Colonne, Dantan celle du Sultan Saladin, Montfort triomphait dans la marche de la Vestale, Signol était plein de charmes dans la romance Fleuve du Tage, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf Il pleut bergère. À un signal donné, les concertants partaient les uns après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation: Musica francese!
Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient Ponte Molle, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la villa Pamphili; Saint-Laurent hors les murs; et surtout le magnifique tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir le prétexte d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de la, avec un gros vin noir rempli de moucherons.
Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition seulement de ne pas sortir des États romains, jusqu'au moment où le règlement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà pourquoi le nombre des pensionnaires de l'Académie n'est que fort rarement complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les sculpteurs trouvant Raphaël et Michel-Ange à Rome, sont ordinairement les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile, excitent vivement, au contraire, la curiosité des architectes; les paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les montagnes. Pour les musiciens, comme les différentes capitales de l'Italie leur offrent toutes a peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour quitter Rome d'autres motifs que le désir de voir et l'humeur inquiète, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de la liberté qui nous était accordée, je cédais a mon penchant pour les explorations aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me desséchait le sang. Sans cela, je ne sais trop comment j'aurais pu résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet, que la gaieté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie et de l'Ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et que je me trouvais tous d'un coup sevré de musique, de théâtre[47], de littérature[48], d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.
Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui, seule, poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu'on a sans cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en excepter le Colysée; le jour ou la nuit, je ne le voyais jamais de sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux, composé bizarre de deux sentiments opposés en apparence, la haine de l'espèce et l'amour d'une femme.
Parfois, quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais tout à coup aux concerts des Séraphins, à la paix de la vertu, à la quiétude infinie du ciel... Puis, ma pensée, abaissant son vol, se plaisait à chercher, sur le parvis du temple, la trace des pas du noble poëte...
—Il a dû venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles... paroles de tendresse et d'amour peut-être... Eh! oui! ne peut-il pas être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[49]? femme admirable et rare, de qui il a été si complètement compris, si profondément aimé!!!... aimé!!!... poëte!... libre!... riche!... Il a été tout cela, lui!... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de dents à faire frémir les damnés.
Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant tout à coup, au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile. Un paysan entra et vint tranquillement baiser l'orteil de saint Pierre.
—Heureux bipède! murmurai-je avec amertume que te manque-t-il? tu crois et espères; ce bronze que tu adores et dont la main droite tient aujourd'hui, au lieu de foudres, les clefs du Paradis, était jadis un Jupiter tonnant; tu l'ignores, point de désenchantement. En sortant, que vas-tu chercher? de l'ombre et du sommeil; les madones des champs te sont ouvertes, tu y trouveras l'une et l'autre. Quelles richesses rêves-tu?... la poignée de piastres nécessaire pour acheter un âne ou te marier, les économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour toi?... un autre sexe... Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de matérialiser les objets de ton culte et de t'exciter au rire ou à la danse. À toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la peinture; à toi, les marionnettes et Polichinelle, c'est le drame; à toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi, le désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et n'espère plus l'obtenir.
Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans Saint-Pierre... je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions achetés d'un chasseur.
Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en avais ressenti d'abord.
Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs de Weber qui nous rappelèrent des jouissances musicales auxquelles il ne fallait plus songer de longtemps... À minuit, j'allai au bal de l'Ambassadeur; j'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un admirable talent sur le piano, ce qui me fit grand plaisir. La Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je rencontrai d'horribles visages de vieilles, les yeux fixés sur une table d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!!! Je vis minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles, faisant ce que les mères appellent leur entrée dans le monde; délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent si j'avais lu Gœthe, si Faust m'avait amusé; que sais-je encore? mille autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement que je quittai le salon en souhaitant qu'un aérolithe grand comme une montagne pût tomber sur le palais de l'Ambassade et l'écraser avec tout ce qu'il contenait.
En remontant l'escalier de la Trinita-del-monte, pour rentrer à l'Académie, il fallut dégaîner nos grands couteaux romains. Des malheureux étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour les rendre momentanément à la vertu.
Souvent au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines, platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible. Alors, je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la Villa-Borghèse, j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de m'accuser de manière (c'est le terme consacré), et les charges de toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais pas.
Voilà avec la chasse et les promenades à cheval[50] le gracieux cercle d'action et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du siroco, le besoin impérieux et toujours renaissant des jouissances de mon art, de pénibles souvenirs, le chagrin de me voir, pendant deux ans, exilé du monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle de travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que devait avoir d'intensité le spleen qui me dévorait.
J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux joies du carnaval surtout m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome comme à Paris les jours gras!... fort gras, en effet; gras de boue, gras de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de chevaux éreintés, d'imbéciles qui rient, de niais qui admirent, et d'oisifs qui s'ennuient. À Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité se sont conservées, on immolait naguère aux jours gras une victime humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague parfum de la poésie du cirque, existe toujours; c'est probable: les grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors pour les jours gras (quelle ignoble épithète!) un pauvre diable condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbéciles de toutes nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se montrent pas moins que les indigènes avides de si nobles plaisirs), quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir mourir l'homme; oui, l'homme! C'est souvent avec raison que de tels insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par les braves soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné, qu'on aura guéri, engraissé et confessé pour les jours gras. Et, certes, il y a, à mon avis, dans ce vaincu, mille fois plus de l'homme que dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et spirituel de l'église (abhorrens a sanguine), le représentant de Dieu sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une tête coupée[51].
Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va, pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors inondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitue, des écorces de pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une estrade élevée, au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un pavillon chinois, et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de quelques cors ou clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux; pendant que les plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux acclamations ironiques du peuple roi, dont la grandeur n'est pas la cause qui l'attache au rivage.
—Mirate! Mirate! voilà l'ambassadeur d'Autriche!
—Non, c'est l'envoyé d'Angleterre!
—Voyez ses armes, une espèce d'aigle!
—Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs, la fameuse inscription: Dieu et mon Droit.
—Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.
—Quoi! lui aussi? le représentant de la France?
—Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre cardinale est bien l'oncle maternel de Napoléon.
—Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut avoir l'air grave?
C'est un homme d'esprit[52] qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la fashion de quitter son poste sur la Méditerranée, pour venir se balancer en calèche autour de l'égout de la place de Navone; il médite en ce moment quelque nouveau chapitre pour son roman de Rouge et noir.
—Mirate! Mirate! voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit-pied (pas tant petit) qui vient poser aujourd'hui en costume d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous, vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche triomphale. Sauve qui peut!
—Quelles clameurs! qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été renversée! oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de Pouzzoles, et, pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon pour le consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! l'hilarité de l'assistance redouble! les polissons lui jettent des écorces d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité, que de grâce dans ta joie! oh! oui, les grands critiques ont raison, l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes émotions qui tourmente les âmes de la multitude; c'était pour donner un aliment à la flamme poétique qui les dévore que Tasso et Dante ont chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n'admire pas! car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, si elle les condamne formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa profonde sensibilité; qu'on le mène aux carrières!
Chasses dans les montagnes.—Encore la plaine de Rome.—Souvenirs virgiliens.—L'Italie sauvage.—Regrets.—Les bals d'osteria.—Ma guitare.
Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.
Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment alors le voyage de Subiaco, grand village des États du Pape, à quelques lieues de Tivoli.
Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen, remède souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je m'acheminais ainsi, chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir, certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables ou les madones qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête, et toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie liberté.
Quelquefois, quand, au lieu du fusil, j'avais apporté ma guitare, me postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort de Pallas, le désespoir du bon Évandre, le convoi du jeune guerrier qu'accompagnait son cheval Éthon, sans harnais, la crinière pendante, et versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du Latium, dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort cruelle du noble fiancé de Lavinie.
Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec des sanglots convulsifs. Et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot Énée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais sur la belle et touchante Lavinie, obligée d'épouser le brigand étranger couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de gracieux javelots à la pointe étincelante ornée d'un cercle d'or. Quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de Shakespeare, de Virgile et de Dante: Nessun maggior dolore... che ricordarsi... oh poor Ophelia!... Good night, sweet ladies... vitaque cum gemitu... fugit indignata... sub umbras... je m'endormais.
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Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi le sentiment de l'existence; le cœur se dilate, l'imagination prend une envergure immense, on vit avec fureur; le corps même, participant de cette surexcitation de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie.
Je partis un jour de Tivoli, par une pluie battante, mon fusil à pistons me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix lieues et tué quinze pièces de gibier.
Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et quelle fidélité je me rappelle ce sauvage pays des Abruzzes où j'ai tant erré; villages étranges, mal peuplés d'habitants mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont la mystérieuse solitude me frappa si vivement! je retrouve en foule des impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella, Genesano, Isola di Sora, San-Germano, Arce, les pauvres vieux couvents déserts dont l'église est toute grande ouverte.... les moines sont absents.... le silence seul y habite.... plus tard, moines et bandits y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères, peuplés d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation; le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc.; l'autre couvent de San-Benedetto, à Subiaco, où se trouve la grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile, la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier. Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent un instant et disparaissent sans bruit... pâtres ou brigands... En face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus la constance de bâtir, un jour de spleen, et que les peintres français, amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant et dont on ne peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du rocher supérieur, au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.
À droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un vœu fait à la madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais, notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit, demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des cigares. Lignes de madones couronnant les hautes collines, et que suivent, le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un couvent caché; forêts de sapins que les pifferari font retentir de leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la patience et des doigts endoloris di questo signore qui suona la chitarra francese; et le classique tambour de basque accompagnant mes saltarelli improvisés; les carabiniers, voulant à toute force s'introduire dans nos bals d'Osteria; l'indignation des danseurs français et abruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron; l'expulsion honteuse de ces soldats du pape; menaces d'embuscades, de grands couteaux!... Flacheron, sans nous rien dire, à minuit, au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers; Crispino enthousiasmé!
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Enfin, Albano, Castelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron, les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes d'aqueducs antiques fuyant au loin à perte de vue.
Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de cœur, d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même; liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi, des journées entières, au souffle murmurant du tiède siroco! Liberté vraie, absolue, immense! Ô grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse de ta sœur, l'Italie artiste,
«La belle Juliette au cercueil étendue.»
Subiaco.—Le couvent de Saint-Benoît.—Une sérénade.—Civitella.—Mon fusil.—Mon ami Crispino.
Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse en alimentant quelques usines assez mal entretenues.
Cette rivière coule, en certains endroits, dans une vallée resserrée; Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un lac d'une grande profondeur. De là, le nom de Sub-Lacu. Le couvent de San-Benedetto, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint fondateur de l'ordre des Bénédictins.
La forme intérieure de l'église est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une dizaine de marches unit les deux étages dont elle est composée.
Après vous avoir fait admirer la santa spelunca de saint Benoît et les tableaux grotesques dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs ont la propriété miraculeuse de guérir des convulsions, et les moines en font un débit considérable. Trois vieilles carabines brisées, tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants. Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, s'aperçurent en faisant feu du danger qu'ils couraient; saint Benoît invoqué (fort laconiquement sans doute) pendant que le fusil éclatait, les préserva non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de San-Benedetto, on arrive à l'ermitage del Beato Lorenzo, aujourd'hui inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et nues, que l'abandon à peu près complet où elle est restée depuis la mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était le gardien unique, lorsque je le visitai; couché au soleil dans une attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement, il suivit tous mes pas d'un œil sévère. Sans armes, au bord d'un précipice, la présence de cet Argus silencieux, qui pouvait au moindre geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques du pays, voire une société philharmonique. Le maître de musique qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la paroisse. À la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de la Cenerentola dont il nous régala, me découragea tellement, que je n'osai pas me faire présenter à l'Académie chantante, dans la crainte de laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle, celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un ragazzo aux vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les fenêtres de sa ragazza, avec accompagnement d'une énorme mandoline, d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle, qu'ils appellent dans le pays stimbalo. Son chant, ou plutôt son cri, consistait en quatre ou cinq notes d'une progression descendante, et se terminait, en remontant, par un long gémissement de la note sensible à la tonique, sans prendre haleine. La musette, la mandoline et le stimbalo, frappaient deux accords en succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que ceux-ci s'en occupassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les cloisons que le son devait traverser pour venir jusqu'à moi, en affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette voix montagnarde. Peu à peu la monotone succession de ces petits couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries: et quand le galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eut mis fin brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...
Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abruzzes; je l'ai entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à Alatri, chantée lentement, avec douceur et sans accompagnement; elle prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui connaissais.
Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des Orphées montagnards de grands frais de poésie; c'est tout simplement de la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une conversation ordinaire.
Le jeune gars dont j'ai parlé, nommé Crispino, et qui avait l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux ans de galères, ne manquait jamais, à mon arrivée à Subiaco, de me saluer de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:
Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée du signe >, est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier, assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.
Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable et puant. On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.
L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux constructions cyclopéennes comme celles-ci sont aux murailles ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune renommée, et quoique vivant habituellement avec des architectes, je n'en avais jamais entendu parler.
Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les autres villages semblables sont totalement dépourvus; c'est une auberge ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement. L'homme riche du pays, il signor Vincenzo, reçoit et héberge de son mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est assez insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence, en vous voyant entrer, son interrogatoire, et, fussiez-vous exténué, mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano et vingt autres villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent les étrangers en criant: Pittore! pittore! Inglese! mezzo baiocco[53]! (Pour eux, tout étranger qui vient les visiter est peintre ou Anglais). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des gradins informes, à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des hommes oisifs qui vous regardent d'un air singulier; des femmes, conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou d'un fagot de bois mort; et tous si misérables, si tristes, si délabrés, si dégoûtants de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié. Et pourtant, je trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à la main, ou même sans fusil.
Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient assez la convoitise des Abruzzais pour leur donner l'idée d'en détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière un vieux mur.
À force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais fini par être très-bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection; il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement des tuyaux de pipe parfumés, d'un goût exquis[54], non-seulement du plomb et de la poudre, mais des capsules fulminantes, même des capsules! dans ce pays perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino connaissait toutes les ragazze bien peignées à dix lieues à la ronde, leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions, celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était quelquefois fort amusant à consulter.
Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé une sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la jeune louve, en nous accompagnant de la chitarra francese, une chanson alors en vogue, parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au derrière un jour qu'il me manquait de respect[55].
Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet qu'une trentaine de lieues per un bravo comme lui. Nous avions l'habitude, à l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre, je m'ennuyais donc depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois devant moi un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, qui paraissait attendre très-honnêtement mon réveil.
—Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?
—Sono venuto... per vederlo!
—Oui pour me voir, et puis?
—Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa occasione...
—Quelle occasion?
—Per dire la verità... mi manca... il danaro.
—À la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment la verità. Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, birbonnaccio?
—Per Bacco, non sono birbone!
Je finis sa réponse en français:
—«Si vous m'appelez gueux parce que je n'ai pas le sou, vous avez raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, mais bien pour de bons coups de carabine, pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers (forestieri).»
Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement un moine; mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur. Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans, d'un coup de pierre reçu à la tête, dans une rixe.
Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?...
La vie du musicien à Rome.—La musique dans l'église de Saint-Pierre.—La chapelle Sixtine.—Préjugé sur Palestrina.—La musique religieuse moderne dans l'église de Saint-Louis.—Les théâtres lyriques.—Mozart et Vaccaï.—Les pifferari.—Mes compositions à Rome.
Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste, il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger, condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son cœur. Il y éprouve un supplice de tous les instants, dans les premiers temps, en voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus désespérante des réalités; ce sont, chaque jour, de nouvelles expériences qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les autres arts pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de l'éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles diverses, il voit la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère et chantant, d'une voix usée, de stupides poëmes pour lesquels le peuple lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus facilement au bout de quelques semaines. À peine arrivé, je cours à Saint-Pierre... immense! sublime! écrasant!... voilà Michel-Ange, voilà Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les mosaïques les plus rares... Ce silence solennel... cette fraîche atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement fondus... Ce vieux pèlerin, agenouillé seul, dans la vaste enceinte... Un léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... il me sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et d'audace, je sentis un mouvement de fierté, puis, songeant au rôle magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon cœur commença à battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants, tout cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'âme; c'est par elle qu'il manifeste son existence, c'est elle qui résume l'hymne incessant des autres arts, et de sa voix puissante le porte brûlant aux pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand que celui de l'Opéra de Paris, était sur des roulettes; un pilastre le dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit, il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors la petite salle du Conservatoire, que l'église de Saint-Pierre contiendrait cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un chœur de quatre-vingt-dix voix y était employé journellement, les choristes de Saint-Pierre ne devaient se compter que par milliers.
Ils sont au nombre de dix-huit pour les jours ordinaires, et de trente-deux pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un Miserere à la chapelle Sixtine, chanté par cinq voix. Un critique allemand de beaucoup de mérite s'est constitué tout récemment le défenseur de la chapelle Sixtine.
«La plupart des voyageurs, dit-il, en y entrant, s'attendent à une musique bien plus entraînante, je dirai même bien plus amusante que celle des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela, les chanteurs du Pape leur font entendre un plain-chant séculaire, simple, pieux, et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés, ne manquent pas alors de jurer à leur retour que la chapelle Sixtine n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en fait sont autant de contes.»
Nous ne dirons pas à ce sujet absolument comme les observateurs superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent aux peintres les fresques de Pompéi. Loin de regretter, sous ces accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique allemand que les trente-deux chanteurs du Pape, incapables de produire le moindre effet et même de se faire entendre dans la plus vaste église du monde, suffisent à l'exécution des œuvres de Palestrina dans l'enceinte bornée de la chapelle pontificale; nous dirons avec lui que cette harmonie pure et calme jette dans une rêverie qui n'est pas sans charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le prétendu génie des compositeurs n'en est pas la cause, si toutefois on peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci qui fait partie des Improperia de Palestrina:
Dans ces psalmodies à quatre parties où la mélodie et le rhythme ne sont point employés, et dont l'harmonie se borne à l'emploi des accords parfaits entremêlés de quelques suspensions, on peut bien admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie.
En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mû seulement par l'intention d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les paroles frivoles et galantes sont accolées par lui, cependant, à une sorte de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles saintes. Il fait chanter par exemple: Au bord du Tibre, je vis un beau pasteur, dont la plainte amoureuse, etc., par un chœur lent dont l'effet général et le style harmonique ne diffèrent en rien de ses compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique, voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal, qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. Sa missa ad fugam en est la preuve.
Or, en quoi ces difficultés de contre-point, si habilement vaincues qu'on les suppose, contribuent-elles à l'expression du sentiment religieux? en quoi cette preuve de la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple préoccupation du véritable objet de son travail? en rien, à coup sûr. L'accent expressif d'une composition musicale n'est ni plus puissant, ni plus vrai, parce qu'elle est écrite en canon perpétuel, par exemple; et il n'importe à la beauté et à la vérité de l'expression que le compositeur ait vaincu une difficulté étrangère à leur recherche; pas plus que si, en écrivant, il eût été gêné d'une façon quelconque par une douleur physique ou un obstacle matériel.
Si Palestrina, ayant perdu les deux mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en seraient ni plus ni moins religieux.
Le critique allemand, dont je parlais tout à l'heure, n'hésite pas cependant à appeler sublimes les improperia de Palestrina.
«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence du Pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence admirables, tout cela forme de ce spectacle un des plus imposants et des plus touchants de la semaine sainte.»—Oui, certes, mais tout cela ne fait pas de cette musique une œuvre de génie et d'inspiration.
Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du nord, écoutez, en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et vous pourrez éprouver un sentiment profond de tristesse, un désir vague et infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs.
Mais, au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis que, infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français, témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été indignés.
J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe solennelle à grands chœurs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit, comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs être torturées jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon cœur. Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa, pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre, plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien dans les tutti, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu, on le sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer.
Pendant les intervalles remplis par le plain-chant des prêtres, les concertants, incapables de contenir leur démon musical, préludaient hautement, tous à la fois, avec un incroyable sang-froid; la flûte lançait des gammes en ré; le cor sonnait une fanfare en mi bémol; les violons faisaient d'aimables cadences, des gruppetti charmants; le basson, tout bouffi d'importance, soufflait ses notes graves en faisant claquer ses grandes clefs, pendant que les gazouillements de l'orgue achevaient de brillanter ce concert inouï, digne de Calliot. Et tout cela se passait en présence d'une assemblée d'hommes civilisés, de l'ambassadeur de France, du directeur de l'Académie, d'un corps nombreux de prêtres et de cardinaux, devant une réunion d'artistes de toutes les nations. Pour la musique, elle était digne de tels exécutants. Cavatines avec crescendo, cabalettes, points d'orgue et roulades; œuvre sans nom, monstre de l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête, des bribes de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps et la queue. Qu'on se figure, pour couronner l'œuvre, les soli de cette étrange musique sacrée, chantés en voix de soprano par un gros gaillard dont la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de favoris noirs. «Mais, mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout est donc miracle dans ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu un castrat barbu comme celui-ci?»
—«Castrato!... répliqua vivement, en se retournant, une dame italienne, indignée de nos rires et de nos observations, d'avvero non e castrato!
—Vous le connaissez, madame?
—Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quel virtuoso maraviglioso é il marito mio.»
J'ai entendu fréquemment, dans d'autres églises, les ouvertures du Barbiere di Siviglia, de la Cenerentola et d'Otello. Ces morceaux paraissaient former le répertoire favori des organistes; ils en assaisonnaient fort agréablement le service divin.
La musique des théâtres, aussi dramatique que celle des églises est religieuse, est dans le même état de splendeur. Même invention, même pureté de formes, même charme dans le style, même profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de vocalisation qui caractérise[56] spécialement les Italiens; mais à l'exception de madame Ungher, Prima-donna allemande, que nous avons applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon baryton, ils ne sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les chœurs sont d'un degré au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique pour l'ensemble, la justesse et la chaleur. L'orchestre, imposant et formidable, à peu près comme l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre Valle, les violoncelles sont au nombre de... un, lequel un exerce l'état d'orfévre, plus heureux qu'un de ses confrères, obligé, pour vivre, de rempailler des chaises. À Rome, le mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner un certain bruit que font les orchestres de théâtre, avant le lever de la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine disait un jour à Mendelssohn qu'on lui avait parlé d'un jeune homme de grande espérance nommé Mozart. Il est vrai que ce digne ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne s'est occupé toute sa vie que des œuvres de Palestrina. C'est donc un être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui autrement que comme d'un jeune homme de grande espérance. Les dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables. J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan; après l'avoir longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en confidence que cette vieille musique lui paraissait supérieure au Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre d'Apollo. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie.
J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité: je veux parler des pifferari. On appelle ainsi des musiciens ambulants, qui, aux approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou cinq, et viennent, armés de musettes et de pifferi (espèce de hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité. J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome, la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un grand piffero soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux ou trois notes, sur laquelle un piffero de moyenne longueur exécute la mélodie; puis, au-dessus de tout cela deux petits pifferi très-courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblotent trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute patriarcale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été gravé dans plusieurs recueils napolitains, je m'abstiens en conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut à peine le supporter; mais à un certain éloignement, ce singulier orchestre produit un effet auquel peu de personnes restent insensibles. J'ai entendu ensuite les pifferari chez eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des Abruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches volcaniques, de noires forêts de sapins formaient la décoration naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand à cela venait encore se joindre l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un autre âge connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors (costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des anciens peuples au milieu desquels vint s'installer jadis Évandre l'Arcadien, l'hôte généreux d'Énée.
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Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique, quand on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère antiharmonique à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une ouverture de Rob-Roy, longue et diffuse, exécutée à Paris un an après; fort mal reçue du public, et que je brûlai le même jour en sortant du concert; 2º La scène aux champs de ma symphonie fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans la villa Borghèse; 3º Le chant de bonheur de mon monodrame Lélio[57] que je rêvai, perfidement bercé par mon ennemi intime, le vent du sud, sur les buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4e cette mélodie qui a nom la Captive, et dont j'étais fort loin, en l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore, me trompé-je, en disant qu'elle fut composée à Rome, car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant mon ami Lefebvre, l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur la table où il dessinait, je le relevai; c'était le volume des Orientales de V. Hugo; il se trouva ouvert à la page de la Captive. Je lus cette délicieuse poésie, et me retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je, j'écrirais la musique de ce morceau, car je l'entends.
—Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner.»
Et Lefebvre, prenant une règle et un tire-ligne, eut bientôt tracé quelques portées, sur lesquelles je jetai le chant et la basse de ce petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez notre directeur, quand la Captive me revint en tête. «Il faut, dis-je à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco, pour savoir un peu ce qu'il signifie; je n'en ai plus la moindre idée.»—L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois, M. Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah ça! quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous n'en rapporterez pas d'autres chansons, car votre Captive commence à me rendre le séjour de la villa fort désagréable; on ne peut faire un pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «Le long du mur sombre... le sabre du Spahis... je ne suis pas Tartare... l'eunuque noir, etc,» C'est à en devenir fou. Je renvoie demain un de mes domestiques; je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition expresse pour lui de ne pas chanter la Captive.»
J'ai plus tard développé et instrumenté pour l'orchestre cette mélodie qui est, je crois, l'une des plus colorées que j'aie produites.
Il reste enfin, à citer, pour clore cette liste fort courte de mes productions romaines, une méditation religieuse à six voix avec accompagnement d'orchestre, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore (Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive). Elle forme le numéro 1 de mon œuvre 18, intitulée Tristia.
Quant au Resurrexit à grand orchestre, avec chœurs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour obéir au règlement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un progrès très-remarquable, une preuve sensible de l'influence du séjour de Rome sur mes idées, et l'abandon complet de mes fâcheuses tendances musicales, c'est un fragment de ma messe solennelle exécutée à Saint-Roch et à Saint-Eustache, on le sait, plusieurs années avant que j'obtinsse le prix de l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels!
Variétés de spleen.—L'isolement.
Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout ce qu'on voudra), que j'appellerai le mal de l'isolement. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai, à la Côte-Saint-André, j'étais assis dans une prairie, à l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie, intitulé: Manuscrit trouvé au mont Pausilippe. Tout entier à ma lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes, s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans qui psalmodiaient les Litanies des saints. Cet usage de parcourir, au printemps, les coteaux et les plaines, pour appeler sur les fruits de la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortège s'arrêta au pied d'une croix de bois ornée de feuillage; je le vis s'agenouiller pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de phrases:
. . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . Conservare digneris
(Les paysans.)
Te rogamus audi nos!
Et la foule pieuse s'éloignait, s'éloignait toujours.
. . . . . . . . . . . . . . .
(Decrescendo).
Sancte Barnaba
Ora pro nobis!
(Perdendo).
Sancta Magdalena
Ora pro. . . . .
Sancta Maria,
Ora. . . . . . .
Sancta. . . . . .
. . . . . . nobis.
. . . . . . . . .
Silence... léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle pression de l'air du matin... Cri des cailles amoureuses appelant leur compagne... l'ortolan, plein de joie, chantant sur la pointe d'un peuplier... calme profond... une feuille morte tombant lentement d'un chêne... coups sourds de mon cœur... évidemment la vie était hors de moi, loin, très-loin... À l'horizon les glaciers des Alpes, frappés par le soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière... C'est de ce côté qu'est Meylan... derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe... les personnages de mon roman... des passions ardentes... quelque insondable bonheur... secret... allons, allons, des ailes!... dévorons l'espace! il faut voir, il faut admirer!... il faut de l'amour, de l'enthousiasme, des étreintes enflammées, il faut la grande vie!... mais je ne suis qu'un corps lourd cloué à terre! ces personnages sont imaginaires ou n'existent plus... quel amour?... quelle gloire?... quel cœur?... où est mon étoile?... la Stella montis?... disparue sans doute pour jamais... quand verrai-je l'Italie?...
Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement, et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux, arrachant convulsivement des poignées d'herbe et d'innocentes pâquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, luttant contre l'absence, contre l'horrible isolement.
Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que j'ai éprouvées depuis lors, et dont l'intensité augmente chaque jour?...
Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une expérience de physique pourrait seule, je crois, en offrir la ressemblance. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre adaptée à une machine pneumatique une coupe remplie d'eau à côté d'une coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se refroidir au point de produire un petit bloc de glace.
Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement et ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon cœur, sous l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier, d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me consoler, pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour retenir ma vie qui s'en va aux quatre points cardinaux.
On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir, loin de là, on veut vivre, on le veut absolument, on voudrait même donner à sa vie mille fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui s'exaspère de rester sans application, et qui ne peut se satisfaire qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.
Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: l'ébullition, l'évaporation du cœur, des sens, du cerveau, du fluide nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de glace.
Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'isolement les dimanches d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est joyeux au loin, parce qu'on est absent. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines scènes d'Alceste et d'Armide de Gluck, un air de son opéra italien de Telemaco, les champs Élysées de son Orphée, font naître aussi d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'œuvre portent avec eux leur contre-poison; ils font déborder les larmes, et on est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et l'Iphigénie en Tauride de Gluck, au contraire, appartiennent entièrement au spleen et le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit sourdement.
Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen, l'un est ironique, railleur, emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. À l'être qui en est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie de poudre, et j'y mettrais le feu pour m'amuser.
En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades: c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire, qui venaient me réveiller.
—«Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples? nous y allons.
—Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.
—Mais, jobard que tu es, nous en avons et nous t'en prêterons! Allons, aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons rien. Bon! te voilà sur pieds!... Secoue-toi un peu maintenant; va demander à M. Vernet un congé d'un mois, et dès que ta valise sera faite, nous partirons; c'est convenu.»
Nous partîmes en effet.
À part un scandale assez joli, mais difficile à raconter, par nous causé dans la petite ville de Ciprano... après dîner, je ne me rappelle aucun incident remarquable de ce trajet bourgeoisement fait en voiturin.
Mais Naples!...
Voyage à Naples.—Le soldat enthousiaste.—Excursion à Nisita. Les lazzaroni.—Ils m'invitent à dîner.—Un coup de fouet.—Le théâtre San-Carlo.—Retour pédestre à Rome, à travers les Abruzzes.—Tivoli.—Encore Virgile.
Naples!!! ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!
Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la splendeur de son aspect! Qui n'a admiré, à midi, la mer faisant la sieste et les plis moelleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec lequel elle l'agite doucement! Perdu, à minuit, dans le cratère du Vésuve, qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à ce explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le ciel comme de brûlants blasphèmes, qui retombent ensuite, roulent sur le col de la montagne et s'arrêtent pour former un ardent collier sur la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de cette désolée Pompéia, et, spectateur unique, n'a attendu, sur les gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu d'indulgence aux mœurs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si gai, si voleur, si spirituellement facétieux, et si naïvement bon quelquefois?
Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs; mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui peint on ne peut mieux le caractère des pêcheurs napolitains. Il s'agit d'un festin que des lazzaroni me donnèrent, trois jours après mon arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire, transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre le bras, cueillir des oranges à Caprée. Je me promenais à la villa Reale; j'avais prié mes camarades de l'Académie romaine de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat, en faction devant l'entrée me dit brusquement en français:
—Monsieur, levez votre chapeau!
—Pourquoi donc?
—Voyez!
Et, me désignant du doigt une statue de marbre placée au centre du pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait: Torquato Tasso. Cela est bien! cela est touchant!... mais j'en suis encore à me demander comment la sentinelle du poëte avait deviné que j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.
Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému, au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant, philosophant, à part moi, sur le malheur des poëtes qui sont poëtes par le cœur, etc., etc. Tout d'un coup, Tasso me fit penser à Cervantes, Cervantes à sa charmante pastorale Galathée, Galathée à une délicieuse figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida, Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom, et je fus pris à l'improviste d'un désir irrésistible de la visiter[58].
J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors, toujours courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils insistent en souriant et demandent à peu près trente francs pour une course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux jeunes garçons se tenaient à l'écart sans rien dire, avec un air d'envie; je trouvai bouffonne l'insolente prétention de mes rameurs, et désignant les deux lazzaronetti:
«—Eh bien! oui, allons, trente francs, mais venez tous les huit et ramons vigoureusement.»
Cris de joie, gambades des petits et des grands! nous sautons dans la barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant mon navire à la garde de l'équipage, je monte dans l'île, je la parcours dans tous les sens, je regarde le soleil descendre derrière le cap Misène poétisé par l'auteur de l'Énéide, pendant que la mer qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène, ni de Palinure, chante gaiement dans le mode majeur mille accords scintillants...
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Comme je vaguais ainsi sans but, un militaire parlant fort bien le français s'avance vers moi et m'offre de me montrer les diverses curiosités de l'île, les plus beaux points de vue, etc. J'accepte son offre avec empressement. Au bout d'une heure, en le quittant, je faisais le geste de prendre ma bourse pour lui donner la buona mano d'usage, quand lui, se reculant d'un pas et prenant un air presque offensé, repousse ma main en disant:
«—Que faites-vous donc, monsieur? je ne vous demande rien,... que de... prier le bon Dieu pour moi.»
—Parbleu, je le ferai, me dis-je en remettant ma bourse dans ma poche, l'idée est trop drôle, et que le diable m'emporte si j'y manque.
Le soir, en effet, au moment de me mettre au lit, je récitai très-sérieusement un premier Pater pour mon brave sergent, mais au second j'éclatai de rire. Aussi je crains bien que le pauvre homme n'ait pas fait fortune et qu'il soit resté sergent comme devant.
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Je serais demeuré à Nisida jusqu'au lendemain, je crois, si un de mes matelots, délégué par le capitaine, ne fût venu me héler et m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine à regagner la terre ferme, si nous tardions encore à lever l'ancre, à déraper. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa place sur le navire; le capitaine, digne émule du héros troyen:
...........Eripit ensem
Fulmineum
(ouvre son grand couteau)
strictoque ferit retinacula ferro.
(et coupe vivement la ficelle;)
Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;
Littora deseruere; latet sub classibus æquor;
Adnixi torquent spumas, et cærula verrunt.
(tous, pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons, nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flots d'écume, la mer disparaît sous notre...... canot.) Traduction libre.
Cependant il y avait du danger, la coquille de noix frétillait d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce et je me disais: à propos de quoi vais-je me noyer? À propos d'un soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car, si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de Galathée, ni à Nisida; je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la Brambilla et Tamburini! Ces réflexions et les mouvements de la nef en perdition me faisaient grand mal au cœur, je l'avoue. Pourtant, le dieu des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de gagner la terre, et les matelots, jusque-la muets comme des poissons, recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie fut même si grande, qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser escroquer, ils eurent un remords, et me prièrent avec une véritable bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai. Ils me conduisirent assez loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles, en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière à eux bien connue, où mes amphytrions se hâtèrent de donner des ordres pour le festin.
Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin du Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande qui devait boire avant moi, le respect pour l'âge l'emportant chez ces braves enfants, même sur la courtoisie, qu'ils reconnaissaient devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, qu'il portait dans son cœur. Les jeunes lazzaroni, pour le distraire et me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instance le récit d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois, et dont l'histoire était célèbre.
Là-dessus, le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son auditoire, comment, embarqué à vingt ans sur un speronare, il avait demeuré en mer trois jours et deux nuits, et comme quoi, toujours poussé vers de nouveaux rivages, il avait enfin été jeté dans une île lointaine où l'on prétend que Napoléon, depuis lors, a été exilé, et que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là, profonde sympathie des lazzaroni pour mon excellence; la reconnaissance les exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière d'un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque surprise qui m'est destinée. En effet, au moment où je me levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses camarades et pour l'amour d'eux d'accepter un souvenir, un présent, le plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après mille adieux, serrements de mains et protestations d'une amitié inaltérable.
Je venais de quitter ces bonnes gens et je cheminais péniblement à cause d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il faisait presque nuit. Une belle calèche passa sur la route de Naples. L'idée peu fashionable me vint de sauter sur la banquette de derrière, libre par l'absence du valet de pied et de parvenir ainsi sans fatigue jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite Parisienne emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le présent de ma gracieuse compatriote. Ô poupée française! Si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait passer un mauvais quart d'heure!
Je revins donc, clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de brigand, qui, malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient toujours tant de misérables stupides et puants!
J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique. L'orchestre, comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité; on n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le système général adopté en Italie de mettre toujours moins de violoncelles que de contre-basses, ne peut pas même être justifié par le genre de musique que les orchestres italiens exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les musiciens qu'il dirige seraient quelquefois embarrassés pour suivre la mesure... À cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Dresde ou de Paris. Les choristes sont d'une faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des chœurs écrits à quatre parties. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire continuellement doubler à l'octave.
Au Fondo on joue l'opéra buffa, avec une verve, un feu, un brio, qui lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres d'opéra comique. On y représentait, pendant mon séjour, une farce très-amusante de Donizetti, Les convenances et les inconvenances du théâtre.
On pense bien, néanmoins, que l'attrait musical des théâtres de Naples ne pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que dedans.
Déjeunant, un matin, à Castellamare, avec Munier, le peintre de marine, que nous avions surnommé Neptune:«—Que faisons nous? me dit-il, en jetant sa serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas...
—Allons en Sicile.»
—C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une étude que j'ai commencée, et, à cinq heures, nous irons retenir notre place sur le bateau à vapeur.
—Volontiers, quelle est notre fortune?»
Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent les moines, compter sur la Providence; et, en Français totalement dépourvus de la vertu qui transporte les montagnes, jugeant qu'il ne fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui, pour aller portraire la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.
Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.
—Parbleu! leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en droite ligne à travers les montagnes, franchissant rocs et torrents, comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.
Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent. Nos effets furent aussitôt expédiés par un vetturino; nous convînmes de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile grise; M. B... portait son album et ses crayons; deux cannes étaient toutes nos armes.
On vendangeait alors. D'excellents raisins (qui n'approchent pourtant pas de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent, et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires.
Le soir, à Capoue, nous trouvâmes bon souper, bon gîte, et... un improvisateur.
Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.
«—Français, répondit M. Kl... rn.»
J'avais entendu, un mois auparavant, les improvisations du Tyrtéc campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage, qui répondirent:
«—Polonais.»
À quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:
«—J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France, l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves sont les Polonais, sont les Polonais.»
Voici la cantate qu'il adressa, en musique également improvisée, et sans la moindre hésitation, aux trois prétendus Français:
On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification des deux Suédois.
Avant de nous engager tout à fait dans les Abruzzes, nous nous arrêtâmes une journée à San-Germano, pour visiter le fameux couvent du Monte-Cassino.
Ce monastère de bénédictins, situé, comme celui de Subiaco, sur une montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus rares, et les amateurs peuvent admirer dans le chœur des stalles en bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de la vie monacale.
Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable par une petite rivière qui forme une assez belle cascade, après avoir mis en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un singulier genre nous y attendait. M. Kl... rn et moi nous avions les pieds en sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville, fut pour demander la locanda (l'auberge).
«—E...... locanda... non ce n'è,» nous répondaient les paysans avec un air de pitié railleuse. «Ma però per la notte dove si va?
—E...... chi lo sa?...»
Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une auberge ou d'une maison hospitalière... c'eût été fort, mais c'est pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir qui me frappa fort à propos.
J'avais déjà passé de jour, une fois, à Isola di Sora; je me rappelai heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait presque un idiome:
«—Pardi! on vous couchera ben.
—Ah! nous sommes sauvés! M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois, comme dit Charlet, l'affaire peut s'arranger.»
En effet, le papetier qui me reconnut exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après un souper très-confortable, un lit monstre, comme je n'en ai vu qu'en Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en réfléchissant qu'il serait bon, pour le reste de notre voyage, de connaître les villages qui ne sont pas sans locanda, pour ne pas courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls notre route.
Veroli est un grand village qui, de loin, a l'air d'une ville et couvre le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et de jambon cru, a l'aide duquel nous parvînmes, avant la nuit, à un autre rocher habité, plus âpre et plus sauvage; c'était Alatri. À peine parvenus à l'entrée de la rue principale un groupe de femmes et d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la locanda; malgré tout notre dégoût, ce fut là qu'il fallut passer la nuit. Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer; les insectes de toute espèce qui foisonnaient dans nos draps rendirent tout repos impossible. Pour mon compte, ces myriades me tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès de fièvre.
Que faire?... ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri... il fallait arriver à Subiaco... séjourner dans cette bicoque était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.
Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco, par Arcino et Anticoli ayant prévalu, nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y avait plus de chemins frayés, nous suivions des lits de torrents, enjambant a grand'peine les Quartiers dont ils sont à chaque instant encombrés.
Nous arrivâmes ainsi à un affreux village dont le nom m'est inconnu. Les bouges hideux qui le composent et que je n'ose appeler maisons, étaient ouverts mais entièrement vides. Nous ne trouvâmes d'autres habitants dans le village que deux jeunes porcs se vautrant dans la boue noire des roches déchirées qui servent de rues à ce repaire. Où était la population? C'est le cas de dire: chi lo sa?
Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans les vallons de ce labyrinthe de rochers; il fallait alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du fond d'un ravin, crier à quelque paysan:
«Ohé!!! la strada d'Anticoli?...
À quoi il répondait par un éclat de rire, ou par «via! via!» Ce qui nous rassurait médiocrement, on peut le penser. Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli grande abondance d'œufs, de jambon et d'épis de maïs que nous fîmes rôtir, à l'exemple des pauvres habitants de ces terres stériles, et dont la saveur sauvage n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros homme rouge qui avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses questions sur la garde nationale de Paris et nous proposer un livre imprimé qu'il avait à vendre.
D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit; un guide fut indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très-sûr de la route, il hésitait souvent. Un vieux berger, assis au bord d'un étang, et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois, n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au dire de notre guide), où nous devions trouver toutes sortes de rafraîchissements.
Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baiochi qui lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible de comprendre sa réponse qu'une voix gutturale, plus semblable à un gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible. Le joli village d'Arcinasso n'est qu'une osteria (cabaret), au milieu de ces vastes et silencieuses steppes. Une vieille femme y vendait du vin et de l'eau fraîche. L'album de M. B...t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une bible; là-dessus, se levant, pleine de joie, elle examina chaque dessin l'un après l'autre, et après avoir embrassé cordialement M. B...t, nous donna à tous les trois sa bénédiction.
Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité triste... À notre approche, il prit son vol vers le nord... Je le suivis longtemps des yeux... Puis ma pensée vola dans la même direction... vers l'Angleterre... et je m'abîmai dans une rêverie shakespearienne...
Mais il s'agissait bien de rêver et de bâiller aux corbeaux, il fallait absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre position.
«—Allons, messieurs, dis-je aux Suédois, encore un effort! je me retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»
Effectivement, quarante minutes s'étaient à peine écoulées quand nous aperçûmes à une grande profondeur sous nos pieds briller des lumières: c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert. Il me prêta du linge, dont j'avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt les cris: Oh! signor Sidoro[59]! Ecco questo signore francese chi suona la chitarra[60]!» Et Flacheron d'accourir avec la belle Mariucia[61], le tambour de basque à la main, et, bon gré, mal gré, il fallut danser la saltarello jusqu'à minuit.
C'est en quittant Subiaco, deux jours après, que j'eus la spirituelle idée de l'expérience qu'on va lire.
MM. Bennet et Klinskporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très-vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de s'arrêter de temps en temps, ni de ralentir le pas, je les laissai prendre le devant et m'étendis tranquillement à l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable pour les rattraper. Ils étaient déjà fort loin, quand je me demandai en me relevant: Serais-je capable de courir sans m'arrêter, d'ici à Tivoli (c'était bien un trajet de six lieues)? Essayons!... Et me voilà courant comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages, poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du regard bienveillant des habitants persuadés que je venais de faire un malheur[62].
Bientôt, une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins bon et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du cœur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le cœur dur.
Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil, parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être leur cicérone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités locales. En conséquence, nous allâmes visiter le joli petit temple de Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison d'Horace, sa célèbre villa de Tibur. Je laissai ces messieurs se reposer une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du poëte, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un jeune myrte. À cet égard je suis comme les chèvres, impossible de résister à mon humeur grimpante auprès d'un monticule verdoyant. Puis, comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons, où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes d'Horace, entendit s'élever, dans sa douce gravité, la voix mélancolique de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poëmes des champs:
Hactenus arvorum cultus et sidera cœli:
Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum
Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.
Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este dont le nom rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour douloureux qu'elle lui inspira.
Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute-puissante voulut créer une copie en miniature de la vallée de Tempe; la salle des gardes, où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et enfin l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant.
Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!
L'influenza à Rome.—Système nouveau de philosophie.—Chasses.—Les chagrins de domestiques.—Je repars pour la France.
Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt très-bien, par centaines, par milliers. Couvert, au grand divertissement des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les charretées de morts à l'église Transtévérine dont le large caveau les reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres, suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été ouverts par les médecins, curieux de savoir pourquoi les malades n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres nations, prend alors avec une truelle ces débris de l'organe pensant et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de Shakespeare, ce maçon de l'éternité, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à mettre en œuvre ce mortier humain.
Un architecte de l'Académie, Garrez, fait un dessin représentant cette gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.
Bézard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi, nous formons une société appelée les quatre, qui se propose d'élaborer et de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: Système de l'Indifférence absolue en matière universelle. Doctrine transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous objecte: la douleur et le plaisir, les sentiments et les sensations! on nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une admirable indifférence:
«—Ces messieurs disent que nous sommes fous! qu'est-ce que cela te fait, Bézard?... qu'en penses-tu, Gibert?... qu'en dis-tu, Delanoie?...
—Cela ne fait rien à personne.
—Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.
—Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.»
On nous rit au nez. Les grands philosophes ont toujours ainsi été méconnus.
Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay, le statuaire. Nous appelons le gardien de la porte du Peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après l'exhibition de notre port d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la fois... Il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend à Dieu son âme et son sang à la terre... c'est un malheureux chat qui guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine un petit bois de chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un porc-épic dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce silencieux réduit s'appelle Isola Farnèse. C'est, dit-on, le nom moderne de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le fougueux Marcius Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilège pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme, accroupie au bord du ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Veturia[63], à la tête des matrones romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats, illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez semblables en réalité, par leur dimension et leur importance, a ceux qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes chiens, aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles. Je tue un grand imbécile de serpent qui aurait dû rester dans son trou par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous rejoignons pour déjeuner. Je prends dans ma gibecière un crâne que j'avais cueilli sur le haut du cimetière de Radicoffani, en revenant de Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon et nous le plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet, pour dessaler un peu cette atroce victuaille. Repas frugal assaisonné d'une froide pluie; point de vin, point de cigares! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai pu envoyer chez les morts qu'un innocent rouge-gorge, pour tenir compagnie au chat, au porc-épic et au serpent. Nous nous dirigeons vers l'auberge de la Storta, le seul bouge des environs. Je m'y couche, et je dors trois heures, pendant qu'on fait sécher mes habits. Le soleil se montre enfin, la pluie a cessé; je me rhabille à grand'peine et je repars. Debay, plein d'ardeur, n'a pas voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de fort beaux oiseaux, qu'on prétend venir des côtes d'Afrique et dont je n'ai jamais pu savoir le nom. Ils planent continuellement, comme des hirondelles, avec un petit cri semblable à celui des perdrix; ils sont bigarrés de jaune et de vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du chasseur est sauf. Je vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous rentrons à Rome aussi embourbés que dut l'être Marius quand il sortit des marais de Minturnes.
Semaine stagnante.
Enfin, l'Académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de notre camarade L..., qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa chambre; quand vient l'heure du repas, nous sommes obligés d'aller le prendre chez lui, et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui lui attire un jour, à table, cette charmante apostrophe de Delanoie:
«—Eh bien! mon pauvre L... tu as donc toujours des chagrins de domestiques[64]?»
Le mot circule avec grand succès.
Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon monodrame et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait, qui, selon l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres et prend place dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de profonde tristesse en songeant que je quitte cette poétique contrée, peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.
Florence.—Scène funèbre.—La bella sposina.—Le Florentin gai.—Lodi.—Milan.—Le théâtre de la Cannobiana.—Le public.—Préjugés sur l'organisation musicale des Italiens.—Leur amour invincible pour les platitudes brillantes et les vocalisations.—Rentrée en France.
J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fût sur le point d'être satisfait. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose de solennel, et sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments, j'en avais l'âme oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir absolument. Je fus très-sensible à cette preuve de sympathie d'un artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement, que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration, la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.
Je venais de parcourir le dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais assis près d'une colonne pour voir s'agiter les atomes dans un splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambeaux entra dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai: je demandai à un Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: È una sposina, morta al mezzo giorno! me répondit-il d'un air gai. Les prières furent d'un laconisme extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de finir. Puis, le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le cortège s'achemina vers le lieu où la morte devait reposer jusqu'au lendemain, avant d'être définitivement inhumée. Je le suivis. Pendant le trajet les chantres porte-flambeaux grommelaient bien, pour la forme, quelques vagues oraisons entre leurs dents; mais leur occupation principale était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges dont la famille de la défunte les avait armés. Et voici pourquoi: le restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves lucioli, d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de l'œil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt les polissons se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la goutte de cire de la pierre avec un couteau et la roulaient en boule qui allait toujours grossissant. De sorte qu'à la fin du trajet, assez long (la morgue étant située à l'une des plus lointaines extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frelons, une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse préoccupation des misérables par qui la pauvre sposina était portée à sa couche dernière.
Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai, qui m'avait répondu dans le dôme et qui faisait partie du cortège, voyant que j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi et me dit en espèce de français:
«—Volé-vous intrer?
—Oui, comment faire?
—Donnez-moi tré paoli.»
Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait; il va s'entretenir un instant avec la concierge de la salle funèbre, et je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés coulaient à flots sur ses épaules, grands yeux bleus demi-clos, petite bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune!... jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «È bella!» Et, pour me faire mieux admirer ses traits, me soulevant la tête de la pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur le bois. La salle retentit du choc... je crus que ma poitrine se brisait à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre de baisers expiatoires, en proie à l'une des angoisses de cœur les plus intenses que j'aie ressenties de ma vie. Le Florentin riait toujours...
Mais je vins tout à coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout à l'heure, attiédie maintenant par les baisers d'un jeune homme inconnu? dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que je suis l'amant clandestin de sa femme, qui vient, plus aimant et plus fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien? Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux! laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...
Addio! addio! bella sposa abbandonata! ombra dolente! adesso, forse, consolata! perdona ad un straniero le pie lagrime sulla pallida mano. Almen colui non ignora l'amore ostinato ne la religione della beltà.
Et je sortis tout bouleversé.
Ah ça! mais, voici bien des histoires cadavéreuses! les belles dames qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! je n'ai pas la moindre envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très-prononcé pour la mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses qui m'ont frappé; il se trouve dans le nombre quelques épisodes de couleur sombre, voilà tout. Cependant, je préviens les lectrices qui ne rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par faire cette figure-là, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à moins, ce qui est très-probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la polka, dire une foule de sottises et tourmenter leur amant.
En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont. Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.
Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la ligne.—Sainte-Hélène!...
En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller voir le nouvel Opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'Elisir d'amore de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient toutefois et s'époumonaient à qui mieux mieux; du moins je dus le croire en les voyant ouvrir une bouche immense, car il était impossible, à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens écoutent quelquefois. En tout cas, la musique pour les Milanais, comme pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la faiblesse des masses d'exécution, chœurs ou orchestres, ne leur permet pas de connaître les chefs-d'œuvre placés en dehors de l'ornière circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de Guillaume Tell à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La Vestale, même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne, on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades cavatines dont on le gorge habituellement. Mais, en général, cependant, il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes extérieures.
De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens qu'un plaisir des sens, rien autre. Ils n'ont guère pour cette belle manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans réflexion, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils feraient d'un plat de macaroni.
Nous autres Français, si petits, si mesquins en musique, nous pourrons bien, comme les Italiens, faire retentir le théâtre d'applaudissements furieux, pour un trille, une gamme chromatique de la cantatrice à la mode, pendant qu'un chœur d'action, un récitatif obligé du plus grand style passeront inaperçus; mais au moins nous écoutons, et, si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce n'est jamais notre faute. Au delà des Alpes, au contraire, on se comporte, pendant les représentations, d'une manière si humiliante pour l'art et pour les artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue[65], être obligé de vendre du poivre et de la cannelle chez un épicier de la rue Saint-Denis que d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie: que la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie, le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que les dilettanti de Rome, à l'apparition du Barbiere di Siviglia de Rossini, si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maestro, pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paisiello.
Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et Spurzeim, c'est leur amour exclusif, pour tout ce qui est dansant, chatoyant, brillanté, gai, en dépit des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit toujours[66], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur se permet un instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de revenir au style obligé, aux roulades, aux grupetti, aux trilles, aux mesquines frivolités, mélodiques, soit dans les voix, soit dans l'orchestre, qui, succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une raillerie et donnent à l'opéra séria toutes les allures de la parodie et de la charge.
Si je voulais citer, les exemples fameux ne me manqueraient pas; mais, pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les formes conventionnelles et invariables, adoptées depuis par quelques compositeurs que Cherubini et Spontini, seuls entre tous leurs compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure? Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés et sensibles à l'expression musicale d'entendre, dans un morceau d'ensemble, quatre personnages, animés de passions entièrement opposées, chanter successivement tous les quatre la même phrase mélodique, avec des paroles différentes, et employer le même chant pour dire: «Ô toi que j'adore...—Quelle terreur me glace...—Mon cœur bat de plaisir...—La fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaines gens, que la musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la fureur puissent convenir également à la crainte, à la joie et à l'amour, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive, dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que l'existence du soleil. Mais cette discussion, déjà mille fois soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement qu'après avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le sentiment musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par ses compositeurs, comme une conséquence forcée des instincts du public, instincts qui existent aussi, d'une façon plus ou moins évidente, chez les compositeurs; qui se manifestaient déjà à l'époque de Pergolèse, et qui, dans son trop fameux Stabat, lui firent écrire une sorte d'air de bravoure sur le verset:
Et mœrebat,
Et tremebat,
Cum videbat,
Nati pœnas inclyti;
instincts dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi et beaucoup d'autres esprits élevés; instincts, dont Gluck, avec son génie herculéen et malgré le succès colossal d'Orfeo, n'a pu triompher; instincts qu'entretiennent les chanteurs, et que certains compositeurs ont développés à leur tour dans le public, instincts, enfin, qu'on ne détruira pas plus, chez les Italiens, que, chez les Français, la passion innée du vaudeville. Quant au sentiment harmonique des ultramontains, dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux voix; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre, la chose est fort commune. À Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les pecorari (gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de grognement étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la notation, est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare offre beaucoup d'analogie avec celui des Turcs.
C'est à Turin que, pour la première fois, j'ai entendu chanter en chœur dans les rues. Mais ces choristes en plein vent sont, pour l'ordinaire, des amateurs pourvus d'une certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue Richelieu retentir d'accords assez supportables. Je dois dire, d'ailleurs, que les choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes successives qui, présentées de la sorte, sont odieuses à toute oreille exercée.
Pour les villages d'Italie dont l'église est dépourvue d'orgue, et dont les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la moindre trace. À Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque dont il criait à l'unisson les litanies de la Vierge.
En outre, et sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je tiens, au contraire, pour les plus innocents hommes du monde en tout ce qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il convient à une prière adressée à la mère de Dieu, tandis qu'à Tivoli elle a l'air d'une chanson de corps de garde.
Voici l'une et l'autre; on en jugera.
chant de tivoli
chant de la cote-saint-andré
(Dauphiné) avec la mauvaise
rosodie latine adoptée en France.
Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs, ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes, mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû, aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà parlé, faire naître et cette manie de fioritures qui dénature les plus belles mélodies, et les formules de chant commodes qui font que toutes les phrases italiennes se ressemblent, et ces cadences finales sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité, et cette tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes mêmes les plus pathétiques; et tous ces abus enfin, qui ont rendu la mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poëte et le compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.
Et ce fut le 12 mai 1832 qu'en descendant le mont Cenis, je revis, parée de ses plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon enfance, où les premiers rêves passionnés sont venus m'agiter. Voilà le vieux rocher de Saint-Eynard... Voilà le gracieux réduit où brilla la Stella montis... là-bas, dans cette vapeur bleue, me sourit la maison de mon grand-père. Toutes ces villas, cette riche verdure,... c'est ravissant, c'est beau, il n'y a rien de pareil en Italie!... Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aiguë que je ressentis au cœur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le lointain.
La censure papale.—Préparatifs de concerts.—Je reviens à Paris.—Le nouveau théâtre anglais.—Fétis.—Ses corrections des symphonies de Beethoven.—On me présente à miss Smithson.—Elle est ruinée.—Elle se casse la jambe.—Je l'épouse.
Une autorisation spéciale de M. Horace Vernet m'ayant permis, ainsi que je l'ai dit, de quitter Rome six mois avant l'expiration de mes deux ans d'exil, j'allai passer la première moitié de ce semestre chez mon père, avec l'intention d'employer la seconde à organiser à Paris un ou deux concerts, avant de partir pour l'Allemagne où le règlement de l'Institut m'obligeait de voyager pendant un an. Mes loisirs de la Côte-Saint-André furent employés à la copie des parties d'orchestre du monodrame écrit pendant mes vagabondages en Italie, et qu'il s'agissait maintenant de produire à Paris. J'avais fait autographier les parties de chœur de cet ouvrage à Rome où le morceau des Ombres fut l'occasion d'un démêlé avec la censure papale. Le texte de ce chœur, dont j'ai déjà parlé était écrit en langue inconnue[67], langue des morts, incompréhensible pour les vivants. Quand il fut question d'obtenir de la censure romaine la permission de l'imprimer, le sens des paroles chantées par les ombres embarrassa beaucoup les philologues. Quelle était cette langue et que signifiaient ces mots étranges? On fit venir un Allemand qui déclara n'y rien comprendre, un Anglais qui ne fut pas plus heureux; les interprètes danois, suédois, russes, espagnols, irlandais, bohèmes, y perdirent leur latin! Grand embarras du bureau de censure; l'imprimeur ne pouvait passer outre et la publication restait suspendue indéfiniment. Enfin un des censeurs, après des réflexions profondes, fit la découverte d'un argument dont la justesse frappa tous ses collègues. «Puisque les interprètes anglais, russes, espagnols, danois, suédois, irlandais et bohèmes ne comprennent pas ce langage mystérieux, dit-il, il est assez probable que le peuple romain ne le comprendra pas davantage. Nous pouvons donc, ce me semble, en autoriser l'impression, sans qu'il en résulte de grands dangers pour les mœurs ou pour la religion.» Et le chœur des ombres fut imprimé. Censeurs imprudents! Si c'eût été du sanscrit!...
En arrivant à Paris, l'une de mes premières visites fut pour Cherubini. Je le trouvai excessivement affaibli et vieilli. Il me reçut avec une affectuosité que je n'avais jamais remarquée dans son caractère. Ce contraste avec ses anciens sentiments à mon égard m'émut tristement; je me sentis désarmé. «Ah mon Dieu! me dis-je, en retrouvant un Cherubini si différent de celui que je connaissais, le pauvre homme va mourir!» Je ne tardai pas, on le verra plus tard, à recevoir de lui des signes de vie qui me rassurèrent complètement.
N'ayant pas trouvé libre l'appartement que j'occupais rue Richelieu avant mon départ pour Rome, une impulsion secrète me poussa à en aller chercher un en face, dans la maison qu'avait autrefois occupée miss Smithson (rue neuve Saint-Marc, nº 1); et je m'y installai. Le lendemain, en rencontrant la vieille domestique qui remplissait depuis longtemps dans l'hôtel les fonctions de femme de charge: «Eh bien, lui dis-je, qu'est devenue miss Smithson? Avez-vous de ses nouvelles?—Comment, monsieur, mais... elle est à Paris, elle logeait même ici il y a peu de jours; elle n'est sortie qu'avant-hier de l'appartement que vous occupez maintenant, pour aller s'installer rue de Rivoli. Elle est directrice d'un théâtre anglais qui commence ses représentations la semaine prochaine.» Je demeurai muet et palpitant à la nouvelle de cet incroyable hasard et de ce concours de circonstances fatales. Je vis bien alors qu'il n'y avait plus pour moi de lutte possible. Depuis plus de deux ans, j'étais sans nouvelles de la fair Ophelia, je ne savais si elle était en Angleterre, ou en Écosse, ou en Amérique; et j'arrivais d'Italie au moment même où, de retour de ses voyages dans le nord de l'Europe, elle reparaissait à Paris. Et nous avions failli nous rencontrer dans la même maison, et j'occupais un appartement qu'elle avait quitté la veille.
Un partisan de la doctrine des influences magnétiques, des affinités secrètes, des entraînements mystérieux du cœur, établirait là-dessus bien des raisonnements en faveur de son système. Je me bornai à celui-ci: Je suis venu à Paris pour faire entendre mon nouvel ouvrage (le Monodrame); si, avant de donner mon concert je vais au théâtre anglais, si je la revois, je retombe infailliblement dans le delirium tremens, toute liberté d'esprit m'est de nouveau enlevée, et je deviens incapable des soins et des efforts nécessaires à mon entreprise musicale. Donnons donc le concert d'abord, après quoi qu'Hamlet ou Roméo me ramènent Ophélie ou Juliette, je la reverrai, dussé-je en mourir. Je m'abandonne à la fatalité qui semble me poursuivre; je ne lutte plus.
En conséquence, les noms shakespeariens eurent beau étaler chaque jour sur les murs de Paris leurs charmes terribles, je résistai à la séduction et le concert s'organisa.
Le programme se composait de ma Symphonie fantastique suivie de Lélio ou Le retour à la vie, monodrame qui est le complément de cette œuvre, et forme la seconde partie de l'Épisode de la vie d'un artiste. Le sujet du drame musical n'est autre, on le sait, que l'histoire de mon amour pour miss Smithson, de mes angoisses, de mes rêves douloureux..... Admirez maintenant la série de hasards incroyables qui va se dérouler.
Deux jours avant celui où devait avoir lieu au Conservatoire ce concert qui, dans ma pensée, était un adieu à l'art et à la vie, me trouvant dans le magasin de musique de Schlesinger, un Anglais y entra et en ressortit presque aussitôt. «Quel est cet homme, dis-je à Schlesinger? (singulière curiosité que rien ne motivait.)—C'est M. Schutter, l'un des rédacteurs du Galignani's Messenger? Oh! une idée! dit Schlesinger en se frappant le front. Donnez-moi une loge, Schutter connaît miss Smithson, je le prierai de lui porter vos billets et de l'engager à assister à votre concert.» Cette proposition me fit frémir de la tête aux pieds, mais je n'eus pas le courage de la repousser et je donnai la loge. Schlesinger courut après M. Schutter, le retrouva, lui expliqua sans doute l'intérêt exceptionnel que la présence de l'actrice célèbre pouvait donner à cette séance musicale, et Schutter promit de faire son possible pour l'y amener.
Il faut savoir que, pendant le temps que j'employais à mes répétitions, à mes préparatifs de toute espèce, la pauvre directrice du théâtre anglais s'occupait, elle, à se ruiner complètement. Elle avait compté, la naïve artiste, sur la constance de l'enthousiasme parisien, sur l'appui de la nouvelle école littéraire, qui avait porté bien au-dessus des nues, trois ans auparavant, et Shakespeare et sa digne interprète. Mais Shakespeare n'était plus une nouveauté pour ce public frivole et mobile comme l'onde; la révolution littéraire appelée par les romantiques était accomplie; et non-seulement les chefs de cette école ne désiraient plus les apparitions du géant de la poésie dramatique, mais, sans se l'avouer, ils les redoutaient, à cause des nombreux emprunts que les uns et les autres faisaient à ses chefs-d'œuvre, avec lesquels il était, en conséquence, de leur intérêt de ne pas laisser le public se trop familiariser.
De là indifférence générale pour les représentations du théâtre anglais, recettes médiocres, qui, mises en regard des frais considérables de l'entreprise, montraient un gouffre béant où tout ce que possédait l'imprudente directrice allait nécessairement s'engloutir. Ce fut en de telles circonstances que Schutter vint proposer à miss Smithson une loge pour mon concert, et voici ce qui s'en suivit. C'est elle-même qui m'a donné ces détails longtemps après.
Schutter la trouva dans le plus profond abattement, et sa proposition fut d'abord assez mal accueillie. Elle avait bien affaire, cela se conçoit, de musique en un pareil moment! Mais la sœur de miss Smithson s'étant jointe à Schutter pour l'engager à accepter cette distraction, un acteur anglais qui se trouvait là ayant paru de son côté désireux de profiter de la loge, on fit avancer une voiture; moitié de gré, moitié de force, miss Smithson s'y laissa conduire, et Schutter triomphant dit au cocher: Au Conservatoire! Chemin faisant les yeux de la pauvre désolée tombèrent sur le programme du concert qu'elle n'avait pas encore regardé. Mon nom, qu'on n'avait pas prononcé devant elle, lui apprit que j'étais l'ordonnateur de la fête. Le titre de la symphonie et celui des divers morceaux qui la composent l'étonnèrent un peu; mais elle était fort loin néanmoins de se douter qu'elle fût l'héroïne de ce drame étrange autant que douloureux.
En entrant dans sa loge d'avant-scène, au milieu de ce peuple de musiciens, (j'avais un orchestre immense) en but aux regards empressés de toute la salle, surprise du murmure insolite des conversations dont elle semblait être l'objet, elle fut saisie d'une émotion ardente et d'une sorte de crainte instinctive dont le motif ne lui apparaissait pas clairement. Habeneck dirigeait l'exécution. Quand je vins m'asseoir pantelant derrière lui, miss Smithson qui, jusque-là, s'était demandé si le nom inscrit en tête du programme ne la trompait pas, m'aperçut et me reconnut. «C'est bien lui, se dit-elle; pauvre jeune homme!... il m'a oubliée sans doute,... je... l'espère.....» La symphonie commence et produit un effet foudroyant. C'était alors le temps des grandes ardeurs du public, dans cette salle du Conservatoire d'où je suis exclus aujourd'hui. Ce succès, l'accent passionné de l'œuvre, ses brûlantes mélodies, ses cris d'amour, ses accès de fureur, et les vibrations violentes d'un pareil orchestre entendu de près, devaient produire et produisirent en effet une impression aussi profonde qu'inattendue sur son organisation nerveuse et sa poétique imagination. Alors, dans le secret de son cœur, elle se dit: «S'il m'aimait encore!...» Dans l'entr'acte qui suivit l'exécution de la symphonie, les paroles ambiguës de Schutter, celles de Schlesinger qui n'avait pu résister au désir de s'introduire dans la loge de miss Smithson, les allusions transparentes qu'ils faisaient l'un et l'autre à la cause des chagrins bien connus du jeune compositeur dont on s'occupait en ce moment, firent naître en elle un doute qui l'agitait de plus en plus. Mais, quand, dans le Monodrame, l'acteur Bocage, qui récitait le rôle de Lélio[68] (c'est-à-dire le mien), prononça ces paroles:
«Oh! que ne puis-je la trouver, cette Juliette, cette Ophélie que mon cœur appelle! Que ne puis-je m'enivrer de cette joie mêlée de tristesse que donne le véritable amour et un soir d'automne, bercé avec elle par le vent du nord sur quelque bruyère sauvage, m'endormir enfin dans ses bras, d'un mélancolique et dernier sommeil.»
«Mon Dieu!... Juliette... Ophélie... Je n'en puis plus douter, pensa miss Smithson, c'est de moi qu'il s'agit... Il m'aime toujours!...» À partir de ce moment, il lui sembla, m'a-t-elle dit bien des fois, que la salle tournait; elle n'entendit plus rien et rentra chez elle comme une somnambule, sans avoir la conscience nette des réalités.
C'était le 9 décembre 1832.
Pendant que ce drame intime se déroulait dans une partie de la salle, un autre se préparait dans la partie opposée; drame où la vanité blessée d'un critique musical devait jouer le principal rôle et faire naître en lui une haine violente, dont il m'a donné des preuves, jusqu'au moment où le sentiment de son injustice envers un artiste devenu critique et assez redoutable à son tour lui conseilla une réserve prudente. Il s'agit de M. Fétis et d'une apostrophe sanglante qui lui était clairement adressée dans un des passages du Monodrame, et qu'une indignation bien concevable m'avait dictée.
Avant mon départ pour l'Italie, au nombre des ressources que j'avais pour vivre, il faut compter la correction des épreuves de musique. L'éditeur Troupenas m'ayant, entre autres ouvrages, donné à corriger les partitions des symphonies de Beethoven, que M. Fétis avait été chargé de revoir avant moi, je trouvai ces chefs-d'œuvre chargés des modifications les plus insolentes portant sur la pensée même de l'auteur, et d'annotations plus outrecuidantes encore. Tout ce qui, dans l'harmonie de Beethoven, ne cadrait pas avec la théorie professée par M. Fétis, était changé avec un aplomb incroyable. À propos de la tenue de clarinette sur le mi ,
Si | ||||
au-dessus de l'accord de sixte | Fa | dans l'andante de la symphonie en ut mineur, | ||
Ré |
M. Fétis avait même écrit en marge de la partition cette observation naïve: «Ce mi b est évidemment un fa: il est impossible que Beethoven ait commis une erreur aussi grossière.» En d'autres termes: Il est impossible qu'un homme tel que Beethoven ne soit pas dans ses doctrines sur l'harmonie entièrement d'accord avec M. Fétis. En conséquence M. Fétis avait mis un fa à la place de la note si caractéristique de Beethoven, détruisant ainsi l'intention évidente de cette tenue à l'aigu, qui n'arrive sur le fa que plus tard et après avoir passé par le mi naturel, produisant ainsi une petite progression chromatique ascendante et un crescendo du plus remarquable effet. Déjà irrité par d'autres corrections de la même nature qu'il est inutile de citer, je me sentis exaspéré par celle-ci. «Comment! me dis-je, on fait une édition française des plus merveilleuses compositions instrumentales que le génie humain ait jamais enfantées, et, parce que l'éditeur a eu l'idée de s'adjoindre pour auxiliaire un professeur enivré de son mérite et qui ne progresse pas plus dans le cercle étroit de ses théories que ne fait un écureuil en courant dans sa cage tournante, il faudra que ces œuvres monumentales soient châtrées, et que Beethoven subisse des corrections comme le moindre élève d'une classe d'harmonie! Non certes! cela ne sera pas.» J'allai donc immédiatement trouver Troupenas et je lui dis: «M. Fétis insulte Beethoven et le bon sens. Ses corrections sont des crimes. Le mi b qu'il veut ôter dans l'andante de la symphonie en ut mineur est d'un effet magique, il est célèbre dans tous les orchestres de l'Europe, le fa de M. Fétis est une platitude. Je vous préviens que je vais dénoncer l'infidélité de votre édition et les actes de M. Fétis à tous les musiciens de la Société des concerts et de l'Opéra, et que votre professeur sera bientôt traité comme il le mérite par ceux qui respectent le génie et méprisent la médiocrité prétentieuse.» Je n'y manquai pas. La nouvelle de ces sottes profanations courrouça les artistes parisiens et le moins furieux ne fut pas Habeneck, bien qu'il corrigeât, lui aussi, Beethoven d'une autre manière, en supprimant, à l'exécution de la même symphonie, une reprise entière du finale et les parties de contre-basse au début du scherzo. La rumeur fut telle que Troupenas fut contraint de faire disparaître les corrections, de rétablir le texte original, et que M. Fétis crut prudent de publier un gros mensonge dans sa Revue musicale, en niant que le bruit public qui l'accusait d'avoir corrigé les symphonies de Beethoven eût le moindre fondement.
Ce premier acte d'insubordination d'un élève qui, lors de ses débuts avait pourtant été encouragé par M. Fétis, parut d'autant plus impardonnable à celui-ci qu'il y voyait, avec une tendance évidente à l'hérésie musicale, un acte d'ingratitude.
Beaucoup de gens sont ainsi faits. De ce qu'ils ont bien voulu convenir un jour que vous n'êtes pas sans quelque valeur, vous êtes par cela seul tenu de les admirer à jamais, sans restriction, dans tout ce qu'il leur plaira de faire... ou de défaire; sous peine d'être traité d'ingrat. Combien de petits grimauds se sont ainsi imaginé, parce qu'ils avaient montré un enthousiasme plus ou moins réel pour mes ouvrages, que j'étais nécessairement un méchant homme quand, plus tard, je n'ai parlé qu'avec tiédeur des plates vilenies qu'ils ont produites sous divers noms, messes ou opéras également comiques.
En partant pour l'Italie, je laissai donc derrière moi, à Paris, le premier ennemi intime acharné et actif dont je me fusse pourvu moi-même. Quant aux autres plus ou moins nombreux que je possédais déjà, je suis obligé de reconnaître que je n'avais aucun mérite à les avoir. Ils étaient nés spontanément comme naissent les animalcules infusoires dans l'eau croupie. Je m'inquiétais aussi peu de l'un que des autres. J'étais même bien plus l'ennemi de Fétis qu'il n'était le mien, et je ne pouvais, sans frémir de colère, songer à son attentat (non suivi d'effet) sur Beethoven. Je ne l'oubliai pas en composant la partie littéraire du Monodrame, et voici ce que je mis dans la bouche de Lélio, dans l'un des monologues de cet ouvrage:
«Mais les plus cruels ennemis du génie sont ces tristes habitants du temple de la Routine, prêtres fanatiques, qui sacrifieraient à leur stupide déesse les plus sublimes idées neuves, s'il leur était donné d'en avoir jamais; ces jeunes théoriciens de quatre-vingts ans, vivant au milieu d'un océan de préjugés et persuadés que le monde finit avec les rivages de leur île; ces vieux libertins de tout âge, qui ordonnent à la musique de les caresser, de les divertir, n'admettant point que la chaste muse puisse avoir une plus noble mission; et surtout ces profanateurs qui osent porter la main sur les ouvrages originaux, leur font subir d'horribles mutilations qu'ils appellent corrections et perfectionnements, pour lesquels, disent-ils il faut beaucoup de goût[69]. Malédiction sur eux! Ils font à l'art un ridicule outrage! Tels sont ces vulgaires oiseaux qui peuplent nos jardins publics, se perchent avec arrogance sur les plus belles statues, et, quand ils ont sali le front de Jupiter, le bras d'Hercule ou le sein de Vénus, se pavanent fiers et satisfaits, comme s'ils venaient de pondre un œuf d'or.»
Aux derniers mots de cette tirade, l'explosion d'éclats de rire et d'applaudissements fut d'autant plus violente, que la plupart des artistes de l'orchestre et une partie des auditeurs comprirent l'allusion, et que Bocage, en prononçant il faut beaucoup de goût, contrefit le doucereux langage de Fétis fort agréablement. Or, Fétis, très en évidence au balcon, assistait à ce concert. Il reçut ainsi toute ma bordée à bout portant. Il est inutile de dire maintenant sa fureur et de quelle haine enragée il m'honora à partir de ce jour; le lecteur le concevra facilement.
Néanmoins l'âcre douceur que j'éprouvais d'avoir ainsi vengé Beethoven fut complètement oubliée le lendemain. J'avais obtenu de miss Smithson la permission de lui être présenté. À partir de ce jour, je n'eus plus un instant de repos; à des craintes affreuses succédaient des espoirs délirants. Ce que j'ai souffert d'anxiétés et d'agitations de toute espèce pendant cette période, qui dura plus d'un an, peut se deviner, mais non se décrire. Sa mère et sa sœur s'opposaient formellement à notre union, mes parents de leur côté n'en voulaient pas entendre parler. Mécontentement et colère des deux familles, et toutes les scènes qui naissent en pareil cas d'une semblable opposition. Sur ces entrefaites, le théâtre anglais de Paris fut obligé de fermer; miss Smithson restait sans ressources, tout ce qu'elle possédait ne suffisant point au payement des dettes que cette désastreuse entreprise lui avait fait contracter.
Un cruel accident vint bientôt après mettre le comble à son infortune. En descendant de cabriolet à sa porte, un jour où elle venait de s'occuper d'une représentation qu'elle organisait à son bénéfice, son pied se posa à faux sur un pavé et elle se cassa la jambe. Deux passants eurent à peine le temps de l'empêcher de tomber et l'emportèrent à demi évanouie dans son appartement.
Ce malheur auquel on ne crut point en Angleterre et qui fut pris pour une comédie jouée par la directrice du théâtre anglais afin d'attendrir ses créanciers, n'était que trop réel. Il inspira au moins la plus vive sympathie aux artistes et au public de Paris. La conduite de mademoiselle Mars à cette occasion, fut admirable; elle mit sa bourse, l'influence de ses amis, tout ce dont elle pouvait disposer au service de la poor Ophelia qui ne possédait plus rien, et qui néanmoins, apprenant un jour par sa sœur que je lui avais apporté quelques centaines de francs, versa d'abondantes larmes et me força de reprendre cet argent en me menaçant de ne plus me revoir si je m'y refusais. Nos soins n'agissaient que bien lentement; les deux os de la jambe avaient été rompus un peu au-dessus de la cheville du pied; le temps seul pouvait amener une guérison parfaite; il était même à craindre que miss Smithson ne restât boiteuse. Pendant que la triste invalide était ainsi retenue sur son lit de douleur, je vins à bout de mener à bien la fatale représentation qui avait causé l'accident. Cette soirée, à laquelle Liszt et Chopin prirent part dans un entr'acte, produisit une somme assez forte, qui fut aussitôt appliquée au payement des dettes les plus criardes. Enfin, dans l'été de 1833, Henriette Smithson étant ruinée et à peine guérie, je l'épousai, malgré la violente opposition de sa famille et après avoir été obligé, moi, d'en venir auprès de mes parents, aux sommations respectueuses. Le jour de notre mariage, elle n'avait plus au monde que des dettes, et la crainte, de ne pouvoir reparaître avantageusement sur la scène à cause des suites de son accident; de mon côté j'avais pour tout bien trois cents francs que mon ami Gounet m'avait prêtés, et j'étais de nouveau brouillé avec mes parents...
Mais elle était à moi, je défiais tout.
Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien.—Le quatrième acte d'Hamlet.—Antony.—Défection de l'orchestre.—Je prends ma revanche.—Visite de Paganini.—Son alto.—Composition d'Harold en Italie.—Fautes du chef d'orchestre Girard.—Je prends le parti de toujours conduire l'exécution de mes ouvrages.—Une lettre anonyme.
Il me restait d'ailleurs une faible ressource dans ma pension de lauréat de l'Institut, qui devait durer encore un an et demi. Le ministre de l'intérieur m'avait dispensé du voyage en Allemagne imposé par le règlement de l'Académie des beaux-arts; je commençais à avoir des partisans à Paris, et j'avais foi dans l'avenir. Pour achever de payer les dettes de ma femme, je recommençai le pénible métier de bénéficiaire, et je vins à bout, après des fatigues inouïes, d'organiser au Théâtre-Italien une représentation suivie d'un concert. Mes amis me vinrent encore en aide à cette occasion, entre autres Alexandre Dumas, qui toute sa vie a été pour moi d'une cordialité parfaite.
Le programme de la soirée se composait de la pièce d'Antony de Dumas, jouée par Firmin et madame Dorval, du 4e acte de l'Hamlet de Shakespeare, joué par Henriette et quelques amateurs anglais que nous avions fini par trouver, et d'un concert dirigé par moi, où devaient figurer la Symphonie fantastique, l'ouverture des Francs-Juges, ma cantate de Sardanapale, le Concert-Stuck de Weber, exécuté par cet excellent et admirable Liszt, et un chœur de Weber. On voit qu'il y avait beaucoup trop de drame et de musique, et que le concert, s'il eût fini, n'eût pu être terminé qu'à une heure du matin.
Mais je dois pour l'enseignement des jeunes artistes, et quoi qu'il m'en coûte, faire le récit exact de cette malheureuse représentation.
Peu au courant des mœurs des musiciens de théâtre, j'avais fait avec le directeur de l'Opéra-Italien un marché, par lequel il s'engageait à me donner sa salle et son orchestre, auquel j'adjoignis un petit nombre d'artistes de l'Opéra. C'était la plus dangereuse des combinaisons. Les musiciens, obligés par leur engagement de prendre part à l'exécution des concerts, lorsqu'on en donne dans leur théâtre, considèrent ces soirées exceptionnelles comme des corvées et n'y apportent qu'ennui et mauvais vouloir. Si, en outre, on leur adjoint d'autres musiciens, alors payés quand eux ne le sont pas, leur mauvaise humeur s'en augmente, et l'artiste qui donne le concert ne tarde guère à s'en ressentir.
Étrangers aux petits tripotages des coulisses françaises, comme nous l'étions, ma femme et moi, nous avions négligé toutes les précautions qui se prennent en pareil cas pour assurer le succès de l'héroïne de la fête; nous n'avions pas donné un seul billet aux claqueurs. Madame Dorval, au contraire, persuadée qu'il y aurait ce soir-là pour ma femme une cabale formidable, que tout serait arrangé selon l'usage pour lui assurer un triomphe éclatant, ne manqua pas, cela se conçoit, de s'armer pour sa propre défense, en garnissant convenablement le parterre, soit avec les billets que nous lui donnâmes, soit avec ceux que nous avions donnés à Dumas, soit avec ceux qu'elle fit acheter. Madame Dorval, admirable du reste dans le rôle d'Adèle, fut en conséquence couverte d'applaudissements et redemandée à la fin de la pièce. Quand vint ensuite le 4e acte d'Hamlet, fragment incompréhensible, pour des Français surtout, s'il n'est ni amené ni préparé par les actes précédents, le rôle sublime d'Ophélia, qui, peu d'années auparavant, avait produit un effet si profondément douloureux et poétique, perdit les trois quarts de son prestige; le chef-d'œuvre parut froid.
On remarqua même avec quelle peine, l'actrice, toujours maîtresse néanmoins de son merveilleux talent, s'était relevée, en s'appuyant avec la main sur le plancher du théâtre, à la fin de la scène dans laquelle Ophélia s'agenouille auprès de son voile noir qu'elle prend pour le linceul de son père. Ce fut pour elle aussi une cruelle découverte. Guérie, elle ne boitait pas, mais l'assurance et la liberté de quelques-uns de ses mouvements étaient perdues. Puis, quand, après la chute de la toile, elle vit que le public, ce public dont elle était l'idole autrefois et qui, de plus, venait de décerner une ovation à madame Dorval, ne la rappelait pas... Quel affreux crève-cœur!! Toutes les femmes et tous les artistes le comprendront. Pauvre Ophélia! ton soleil déclinait.. j'étais désolé.
Le concert commença. L'ouverture des Francs-Juges, très-médiocrement exécutée, fut néanmoins accueillie par deux salves d'applaudissements, qui m'étonnèrent. Le Concert-Stuck de Weber, joué par Liszt avec la fougue entraînante qu'il y a toujours mise, obtint un magnifique succès. Je m'oubliai même dans mon enthousiasme pour Liszt, jusqu'à l'embrasser en plein théâtre devant le public. Stupide inconvenance qui pouvait nous couvrir tous les deux de ridicule, et dont les spectateurs néanmoins eurent la bonté de ne se point moquer.
Dans l'introduction instrumentale de Sardanapale, mon inexpérience dans l'art de conduire l'orchestre fut cause que les seconds violons ayant manqué une entrée, tout l'orchestre se perdit et que je dus indiquer aux exécutants, comme point de ralliement, le dernier accord, en sautant tout le reste. Alexis Dupont chanta assez bien la cantate, mais le fameux incendie final, mal répété et mal rendu, produisit peu d'effet. Rien ne marchait plus; je n'entendais que le bruit sourd des pulsations de mes artères, il me semblait m'enfoncer en terre peu à peu. De plus il se faisait tard et nous avions encore à exécuter le chœur de Weber et la Symphonie fantastique tout entière. Les règlements du Théâtre-Italien, dit-on, n'obligent pas les musiciens à jouer après minuit. En conséquence, mal disposés pour moi, par les raisons que l'on connaît, ils attendaient avec impatience le moment de s'échapper, quelles que dussent être les conséquences d'une aussi plate défection. Ils n'y manquèrent pas; pendant que le chœur de Weber se chantait, ces lâches drôles, indignes de porter le nom d'artistes, disparurent tous clandestinement. Il était minuit. Les musiciens étrangers que je payais, restèrent seuls à leur poste et quand je me retournai pour commencer la symphonie je me vis entouré de cinq violons, de deux altos, de quatre basses et d'un trombone. Je ne savais quel parti prendre dans ma consternation. Le public ne faisant pas mine de vouloir s'en aller. Il en vint bientôt à s'impatienter et à réclamer l'exécution de la symphonie. Je n'avais garde de commencer. Enfin, au milieu du tumulte, une voix s'étant écriée du balcon: «La Marche au supplice!» Je répondis: «Je ne puis faire exécuter la Marche au supplice par cinq violons!... Ce n'est pas ma faute, l'orchestre a disparu, j'espère que le public...» J'étais rouge de honte et d'indignation. L'assemblée alors se leva désappointée. Le concert en resta là, et mes ennemis ne manquèrent pas de le tourner en ridicule en ajoutant que ma musique faisait fuir les musiciens.
Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu auparavant d'exemple d'une telle action amenée par d'aussi ignobles motifs. Maudits racleurs! Méprisables polissons! je regrette de ne pas avoir recueilli vos noms que leur obscurité protège.
Cette triste soirée me rapporta à peu près sept mille francs; et cette somme disparut en quelques jours dans le gouffre de la dette de ma femme, sans le combler encore; hélas! je n'y parvins que plusieurs années après et en nous imposant de cruelles privations.
J'aurais voulu donner à Henriette l'occasion d'une éclatante revanche; mais Paris ne pouvait lui offrir le concours d'aucun acteur anglais, il n'y en avait plus un seul; elle eût dû s'adresser de nouveau à des amateurs tout à fait insuffisants et ne reparaître que dans des fragments mutilés de Shakespeare. C'eût été absurde, elle venait d'en acquérir la preuve. Il fallut donc y renoncer. Je tentai, moi au moins, et sur-le-champ, de répondre aux rumeurs hostiles qui de toutes parts s'élevaient, par un succès incontestable. J'engageai, en le payant chèrement, un orchestre de premier ordre, composé de l'élite des musiciens de Paris, parmi lesquels je pouvais compter un bon nombre d'amis, ou tout au moins de juges impartiaux de mes ouvrages, et j'annonçai un concert dans la salle du Conservatoire. Je m'exposais beaucoup en faisant une pareille dépense que la recette du concert pouvait fort bien ne pas couvrir. Mais ma femme elle-même m'y encouragea et se montra dès ce moment ce qu'elle a toujours été, ennemie des demi-mesures et des petits moyens, et dès que la gloire de l'artiste ou l'intérêt de l'art sont en question, brave devant la gêne et la misère jusqu'à la témérité.
J'eus peur de compromettre l'exécution en conduisant l'orchestre moi-même. Habeneck refusa obstinément de le diriger; mais Girard, qui était alors fort de mes amis, consentit à accepter cette tâche et s'en acquitta bien. La Symphonie fantastique figurait encore dans le programme; elle enleva d'assaut d'un bout à l'autre les applaudissements. Le succès fut complet, j'étais réhabilité. Mes musiciens (il n'y en avait pas un seul du Théâtre-Italien, cela se devine) rayonnaient de joie en quittant l'orchestre. Enfin, pour comble de bonheur, un homme quand le public fut sorti, un homme à la longue chevelure, à l'œil perçant, à la figure étrange et ravagée, un possédé du génie, un colosse parmi les géants, que je n'avais jamais vu, et dont le premier aspect me troubla profondément, m'attendit seul dans la salle, m'arrêta au passage pour me serrer la main, m'accabla d'éloges brûlants qui m'incendièrent le cœur et la tête; c'était Paganini!! (22 décembre 1833.)
De ce jour-là datent mes relations avec le grand artiste qui a exercé une si heureuse influence sur ma destinée et dont la noble générosité à mon égard a donné lieu, on saura bientôt comment, à tant de méchants et absurdes commentaires.
Quelques semaines après le concert de réhabilitation dont je viens de parler, Paganini vint me voir. «J'ai un alto merveilleux, me dit-il, un instrument admirable de Stradivarius, et je voudrais en jouer en public. Mais je n'ai pas de musique ad hoc. Voulez-vous écrire un solo d'alto? je n'ai confiance qu'en vous pour ce travail.—Certes, lui répondis-je, elle me flatte plus que je ne saurais dire, mais pour répondre à votre attente pour faire dans une semblable composition briller comme il convient un virtuose tel que vous, il faut jouer de l'alto; et je n'en joue pas. Vous seul, ce me semble, pourriez résoudre le problème.—Non, non, j'insiste, dit Paganini, vous réussirez; quant à moi, je suis trop souffrant en ce moment pour composer, je n'y puis songer.»
J'essayai donc pour plaire à l'illustre virtuose d'écrire un solo d'alto, mais un solo combiné avec l'orchestre de manière à ne rien enlever de son action à la masse instrumentale, bien certain que Paganini, par son incomparable puissance d'exécution, saurait toujours conserver à l'alto le rôle principal. La proposition me paraissait neuve, et bientôt un plan assez heureux se développa dans ma tête et je me passionnai pour sa réalisation. Le premier morceau était à peine écrit que Paganini voulut le voir. À l'aspect des pauses que compte l'alto dans l'allégro: «Ce n'est pas cela! s'écria-t-il, je me tais trop longtemps là dedans; il faut que je joue toujours.—Je l'avais bien dit, répondis-je. C'est un concerto d'alto que vous voulez, et vous seul, en ce cas, pouvez bien écrire pour vous.» Paganini ne répliqua point, il parut désappointé et me quitta sans parler davantage de mon esquisse symphonique. Quelques jours après, déjà souffrant de l'affection du larynx dont il devait mourir, il partit pour Nice, d'où il revint seulement trois ans après.
Reconnaissant alors que mon plan de composition ne pouvait lui convenir, je m'appliquai à l'exécuter dans une autre intention et sans plus m'inquiéter des moyens de faire briller l'alto principal. J'imaginai d'écrire pour l'orchestre une suite de scènes, auxquelles l'alto solo se trouverait mêlé comme un personnage plus ou moins actif conservant toujours son caractère propre; je voulus faire de l'alto, en le plaçant au milieu des poétiques souvenirs que m'avaient laissés mes pérégrinations dans les Abruzzes, une sorte de rêveur mélancolique dans le genre du Child-Harold de Byron. De là le titre de la symphonie Harold en Italie. Ainsi que dans la Symphonie fantastique un thème principal (le premier chant de l'alto), se reproduit dans l'œuvre entière; mais avec cette différence que le thème de la Symphonie fantastique, l'idée fixe, s'interpose obstinément comme une idée passionnée épisodique au milieu des scènes qui lui sont étrangères et leur fait diversion, tandis que le chant d'Harold se superpose aux autres chants de l'orchestre, avec lesquels il contraste par son mouvement et son caractère, sans en interrompre le développement. Malgré la complexité de son tissu harmonique, je mis aussi peu de temps à composer cette symphonie que j'en ai mis en général à écrire mes autres ouvrages; j'employai aussi un temps considérable à la retoucher. Dans la marche des Pèlerins même, que j'avais improvisée en deux heures en rêvant un soir au coin de mon feu, j'ai pendant plus de six ans introduit des modifications de détail qui, je le crois, l'ont beaucoup améliorée. Telle qu'elle était alors, elle obtint un succès complet lors de sa première exécution à mon concert du 23 novembre 1834 au Conservatoire.
Le premier morceau seul fut peu applaudi, par la faute de Girard qui conduisait l'orchestre, et qui ne put jamais parvenir à l'entraîner assez dans la coda, dont le mouvement doit s'animer du double graduellement. Sans cette animation progressive la fin de cet allegro est languissante et glaciale. Je souffris le martyre en l'entendant se traîner ainsi... La marche des Pèlerins fut redemandée. À sa deuxième exécution et vers le milieu de la seconde partie du morceau, au moment où, après une courte interruption, la sonnerie des cloches du couvent se fait entendre de nouveau, représentée par deux notes de harpe que redoublent les flûtes, les hautbois et les cors, le harpiste compta mal ses pauses et se perdit. Girard alors, au lieu de le remettre sur sa voie, comme cela m'est arrivé dix fois en pareil cas (les trois quarts des exécutants commettent à cet endroit la même faute), cria à l'orchestre: «le dernier accord!» et l'on prit l'accord final en sautant les cinquante et quelques mesures qui le précèdent. Ce fut un égorgement complet. Heureusement la marche avait été bien dite la première fois et le public ne se méprit point sur la cause du désastre à la seconde. Si l'accident fût arrivé tout d'abord, on n'eût pas manqué d'attribuer la cacophonie à l'auteur. Néanmoins, depuis ma défaite du Théâtre-Italien, je me méfiais tellement de mon habileté de conducteur, que je laissai longtemps encore Girard diriger mes concerts. Mais à la quatrième exécution d'Harold, l'ayant vu se tromper gravement à la fin de la sérénade où, si l'on n'élargit pas précisément du double le mouvement d'une partie de l'orchestre, l'autre partie ne peut pas marcher, puisque chaque mesure entière de celle-ci correspond à une demi-mesure de l'autre, reconnaissant enfin qu'il ne pouvait parvenir à entraîner l'orchestre à la fin du premier allegro, je résolus de conduire moi-même désormais, et de ne plus m'en rapporter à personne pour communiquer mes intentions aux exécutants. Je n'ai manqué qu'une seule fois jusqu'ici à la promesse que je m'étais faite à ce sujet, et l'on verra ce qui faillit en résulter.
Après la première audition de cette symphonie, un journal de musique de Paris fit un article où l'on m'accablait d'invectives et qui commençait de cette spirituelle façon: «Ha! ha! ha!—haro! haro! Harold!» En outre le lendemain de l'apparition de l'article, je reçus une lettre anonyme dans laquelle, après un déluge d'injures plus grossières encore, on me reprochait d'être assez dépourvu de courage pour ne pas me brûler la cervelle.
M. de Gasparin me commande une messe de Requiem—Les directeurs des beaux-arts.—Leurs opinions sur la musique.—Manque de foi.—La prise de Constantine.—Intrigues de Cherubini.—Boa constrictor.—On exécute mon Requiem.—La tabatière d'Habeneck.—On ne me paye pas.—On veut me vendre la croix.—Toutes sortes d'infamies.—Ma fureur.—Mes menaces.—On me paye.
En 1836, M. de Gasparin était ministre de l'intérieur. Il fut du petit nombre de nos hommes d'État qui s'intéressèrent à la musique, et du nombre plus restreint encore de ceux qui en eurent le sentiment. Désireux de remettre en honneur en France la musique religieuse dont on ne s'occupait plus depuis longtemps, il voulut que, sur les fonds du département des beaux-arts, une somme de trois mille francs fût allouée tous les ans à un compositeur français désigné par le ministre, pour écrire, soit une messe, soit un oratoire de grande dimension. Le ministre se chargerait, en outre, dans la pensée de M. de Gasparin, de faire exécuter aux frais du gouvernement l'œuvre nouvelle. «Je vais commencer par Berlioz, dit-il, il faut qu'il écrive une messe de Requiem, je suis sûr qu'il réussira.» Ces détails m'ayant été donnés par un ami du fils de M. de Gasparin que je connaissais, ma surprise fut aussi grande que ma joie. Pour m'assurer de la vérité, je sollicitai une audience du ministre, qui me confirma l'exactitude des détails qu'on m'avait donnés. «Je vais quitter le ministère, ajouta-t-il, ce sera mon testament musical. Vous avez reçu l'ordonnance qui vous concerne pour le Requiem?—Non, monsieur, et c'est le hasard seul qui m'a fait connaître vos bonnes intentions à mon égard.—Comment cela se fait-il? j'avais ordonné il y a huit jours qu'elle vous fût envoyée! C'est un retard occasionné par la négligence des bureaux. Je verrai cela.»
Néanmoins plusieurs jours se passèrent et l'ordonnance n'arrivait pas. Plein d'inquiétude, je m'adressai alors au fils de M. de Gasparin qui me mit au fait d'une intrigue dont je n'avais pas le moindre soupçon. M. XX..., le directeur des Beaux-Arts[70], n'approuvait point le projet du ministre relatif à la musique religieuse, et moins encore le choix qu'il avait fait de moi pour ouvrir la marche des compositeurs dans cette voie. Il savait, en outre, que M. de Gasparin, dans quelques jours, ne serait plus au ministère. Or, en retardant jusqu'à sa sortie la rédaction de son arrêté qui fondait l'institution et m'invitait à composer mon Requiem, rien n'était plus facile ensuite que de faire avorter son projet en dissuadant son successeur de le réaliser. C'est ce qu'avait en tête M. le directeur. Mais M. de Gasparin n'entendait pas qu'on se jouât de lui, et, en apprenant par son fils que rien n'était encore fait la veille du jour où il devait quitter le ministère, il envoya enfin à M. XX.. l'ordre très-sévèrement exprimé de rédiger l'arrêté sur-le-champ et de me l'envoyer; ce qui fut fait.
Ce premier échec de M. XX... ne pouvait qu'accroître ses mauvaises dispositions à mon égard, et il les accrut en effet.
Cet arbitre du sort de l'art et des artistes ne daignait reconnaître une valeur réelle en musique qu'à Rossini seul. Cependant un jour, après avoir devant moi passé au fil de son appréciation dédaigneuse tous les maîtres anciens et modernes de l'Europe, à l'exception de Beethoven qu'il avait oublié, il se ravisa tout d'un coup en disant: «Pourtant il y en a encore un, ce me semble... c'est... comment s'appelle-t-il donc? un Allemand dont on joue des symphonies au Conservatoire... Vous devez connaître ça, monsieur Berlioz...—Beethoven?—Oui, Beethoven. Eh bien, celui-là n'était pas sans talent.» J'ai entendu moi-même le directeur des Beaux-Arts s'exprimer ainsi. Il admettait que Beethoven n'était pas sans talent.
Et M. XX... n'était en cela que le représentant le plus en évidence des opinions musicales de toute la bureaucratie française de l'époque. Des centaines de connaisseurs de cette espèce occupaient toutes les avenues par lesquelles les artistes avaient à passer, et faisaient mouvoir les rouages de la machine gouvernementale avec laquelle devaient à toute force s'engrener nos institutions musicales. Aujourd'hui..........
Une fois armé de mon arrêté, je me mis à l'œuvre. Le texte du Requiem était pour moi une proie dès longtemps convoitée, qu'on me livrait enfin, et sur laquelle je me jetai avec une sorte de fureur. Ma tête semblait prête à crever sous l'effort de ma pensée bouillonnante. Le plan d'un morceau n'était pas esquissé que celui d'un autre se présentait; dans l'impossibilité d'écrire assez vite, j'avais adopté des signes sténographiques qui, pour le Lacrymosa surtout, me furent d'un grand secours. Les compositeurs connaissent le supplice et le désespoir causés par la perte du souvenir de certaines idées qu'on n'a pas eu le temps d'écrire et qui vous échappent ainsi à tout jamais.
J'ai, en conséquence, écrit cet ouvrage avec une grande rapidité, et je n'y ai apporté que longtemps après un petit nombre de modifications. On les trouve dans la seconde édition de la partition publiée par l'éditeur Ricordi, à Milan[71].
L'arrêté ministériel stipulait que mon Requiem serait exécuté aux frais du gouvernement, le jour du service funèbre célébré tous les ans pour les victimes de la révolution de 1830.
Quand le mois de juillet, époque de cette cérémonie, approcha, je fis copier les parties séparées de chœur et d'orchestre de mon ouvrage, et, d'après l'avis du directeur des Beaux-Arts, commencer les répétitions. Mais presque aussitôt une lettre des bureaux du ministère vint m'apprendre que la cérémonie funèbre des morts de Juillet aurait lieu sans musique et m'enjoindre de suspendre tous mes préparatifs. Le nouveau ministre de l'intérieur n'en était pas moins redevable dès ce moment d'une somme considérable envers le copiste et les deux cents choristes qui, sur la foi des traités, avaient employé leur temps à mes répétitions. Je sollicitai inutilement pendant cinq mois le payement de ces dettes. Quant à ce qu'on me devait à moi, je n'osais même en parler tant on paraissait éloigné d'y songer. Je commençais à perdre patience quand un jour, au sortir du cabinet de M. XX... et après une discussion très-vive que j'avais eue avec lui à ce sujet, le canon des Invalides annonça la prise de Constantine. Deux heures après, je fus prié en toute hâte de retourner au ministère. M. XX... venait de trouver le moyen de se débarrasser de moi. Il le croyait du moins. Le général Damrémont, ayant péri sous les murs de Constantine, un service solennel pour lui et les soldats français morts pendant le siége allait avoir lieu dans l'église des Invalides. Cette cérémonie regardait le ministère de la guerre, et le général Bernard, qui occupait alors ce ministère, consentait a y faire exécuter mon Requiem. Telle fut la nouvelle inespérée que j'appris en arrivant chez M. XX...
Mais c'est ici que le drame se complique et que les incidents les plus graves vont se succéder. Je recommande aux pauvres artistes qui me liront de profiter au moins de mon expérience et de méditer sur ce qui m'arriva. Ils acquerront le triste avantage de se méfier de tout et de tous, quand ils se trouveront dans une position analogue, de ne pas ajouter plus de foi aux écrits qu'aux paroles et de se précautionner contre l'enfer et le ciel.
À peine la nouvelle de la prochaine exécution de mon Requiem dans une cérémonie grandiose et officielle comme celle dont il s'agissait, fut-elle apportée à Cherubini, qu'elle lui donna la fièvre. Il était depuis longtemps d'usage qu'on fît exécuter l'une de ses messes funèbres (car il en a fait deux), en pareil cas. Une telle atteinte portée à ce qu'il regardait comme ses droits, à sa dignité, à sa juste illustration, à sa valeur incontestable, en faveur d'un jeune homme à peine au début de sa carrière et qui passait pour avoir introduit l'hérésie dans l'école, l'irrita profondément. Tous ses amis et élèves, Halévy en tête, partageant son dépit, se mirent en course pour conjurer l'orage et le diriger sur moi; c'est-à-dire pour obtenir qu'on dépossédât le jeune homme au profit du vieillard. Je me trouvai même un soir au bureau du Journal des Débats, à la rédaction duquel j'étais attaché depuis peu et dont le directeur, M. Bertin, me témoignait la plus active bienveillance, lorsque Halévy s'y présenta. Je devinai du premier coup l'objet de sa visite. Il venait recourir à la puissante influence de M. Bertin pour aider à la réalisation des projets de Cherubini. Cependant un peu déconcerté de me trouver là, et plus encore par l'air froid avec lequel M. Bertin et son fils Armand l'accueillirent, il changea instantanément la direction de ses batteries. Halévy ayant suivi M. Bertin le père dans la chambre voisine, dont la porte resta ouverte, je l'entendis dire «que Cherubini était extraordinairement affecté au point d'en être malade au lit; qu'il venait, lui Halévy, prier M. Bertin d'user de son pouvoir pour faire obtenir à titre de consolation la croix de commandeur de la Légion d'honneur à l'illustre maître.» La voix sévère de M. Bertin l'interrompit alors par ces paroles: «Oui, mon cher Halévy, nous ferons ce que vous voudrez pour qu'on accorde à Cherubini une distinction bien méritée. Mais s'il s'agit du Requiem, si l'on propose quelque transaction à Berlioz au sujet du sien, et s'il a la faiblesse de céder d'un cheveu, je ne lui reparlerai de ma vie.» Halévy dut se retirer un peu plus que confus avec cette réponse.
Ainsi le bon Cherubini qui avait voulu déjà me faire avaler tant de couleuvres, dut se résigner à recevoir de ma main un boa constrictor qu'il ne digéra jamais.
Maintenant autre intrigue, plus habilement ourdie et dont je n'ose sonder la noire profondeur. Je n'incrimine personne, je raconte les faits brutalement, sans le moindre commentaire, mais avec la plus scrupuleuse exactitude.
Le général Bernard m'ayant annoncé lui-même que mon Requiem allait être exécuté, à des conditions que je dirai tout à l'heure, j'allais commencer mes répétitions, quand M. XX... me fit appeler. «Vous savez, me dit-il, que Habeneck a été chargé de diriger les grandes fêtes musicales officielles. (Allons! bon! pensai-je, autre tuile qui me tombe sur la tête!) Vous êtes maintenant dans l'habitude de conduire vous-même l'exécution de vos ouvrages, il est vrai, mais Habeneck est un vieillard (encore un), et je sais qu'il éprouvera une peine très-vive de ne pas présider à celle de votre Requiem. En quels termes êtes-vous avec lui?—En quels termes? nous sommes brouillés sans que je sache pourquoi. Depuis trois ans, il a cessé de me parler; j'ignore ses motifs, et n'ai pas, il est vrai, daigné m'en informer. Il a commencé par refuser durement de diriger un de mes concerts. Sa conduite à mon égard est aussi inexplicable qu'incivile. Cependant, comme je vois bien qu'il désire cette fois figurer à la cérémonie du maréchal Damrémont et que cela paraît vous être agréable, je consens à lui céder le bâton, en me réservant toutefois de diriger moi-même une répétition.—Qu'à cela ne tienne, répondit M. XX..., je vais l'avertir.»
Nos répétitions partielles et générales se firent en effet avec beaucoup de soin. Habeneck me parla comme si nos relations n'eussent jamais été interrompues, et l'ouvrage parut devoir bien marcher.
Le jour de son exécution, dans l'église des Invalides, devant les princes, les ministres, les pairs, les députés, toute la presse française, les correspondants des presses étrangères et une foule immense, j'étais nécessairement tenu d'avoir un grand succès: un effet médiocre m'eût été fatal, à plus forte raison un mauvais effet m'eût-il anéanti.
Or, écoutez bien ceci.
Mes exécutants étaient divisés en plusieurs groupes assez distants les uns des autres, et il faut qu'il en soit ainsi pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre que j'ai employés dans le Tuba mirum, et qui doivent occuper chacun un angle de la grande masse vocale et instrumentale. Au moment, de leur entrée, au début du Tuba mirum qui s'enchaîne sans interruption avec le Dies iræ, le mouvement s'élargit du double; tous les instruments de cuivre éclatent d'abord à la fois dans le nouveau mouvement, puis s'interpellent et se répondent à distance, par des entrées successives, échafaudées à la tierce supérieure les unes des autres. Il est donc de la plus haute importance de clairement indiquer les quatre temps de la grande mesure à l'instant où elle intervient. Sans quoi ce terrible cataclysme musical, préparé de si longue main, où des moyens exceptionnels et formidables sont employés dans des proportions et des combinaisons que nul n'avait tentées alors et n'a essayées depuis, ce tableau musical du jugement dernier, qui restera, je l'espère, comme quelque chose de grand dans notre art, peut ne produire qu'une immense et effroyable cacophonie.
Par suite de ma méfiance habituelle, j'étais resté derrière Habeneck et, lui tournant le dos, je surveillais le groupe des timbaliers, qu'il ne pouvait pas voir, le moment approchant où ils allaient prendre part à la mêlée générale. Il y a peut-être mille mesures dans mon Requiem. Précisément sur celle dont je viens de parler celle où le mouvement s'élargit, celle où les instruments de cuivre lancent leur terrible fanfare, sur la mesure unique enfin dans laquelle l'action du chef d'orchestre est absolument indispensable, Habeneck baisse son bâton, tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de tabac. J'avais toujours l'œil de son côté; à l'instant je pivote rapidement sur un talon, et m'élançant devant lui, j'étends mon bras et je marque les quatre grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu'à la fin, et l'effet que j'avais rêvé est produit. Quand, aux derniers mots du chœur, Habeneck vit le Tuba mirum sauvé: «Quelle sueur froide j'ai eue, me dit-il, sans vous nous étions perdus!—Oui, je le sais bien, répondis-je en le regardant fixement.» Je n'ajoutai pas un mot... L'a-t-il fait exprès?... Serait-il possible que cet homme, d'accord avec M. XX..., qui me détestait, et les amis de Cherubini, ait osé méditer et tenter de commettre une basse scélératesse?... Je n'y veux pas songer... Mais je n'en doute pas. Dieu me pardonne si je lui fais injure.
Le succès du Requiem fut complet, en dépit de toutes les conspirations, lâches ou atroces, officieuses et officielles, qui avaient voulu s'y opposer.
Je parlais tout à l'heure des conditions auxquelles M. le ministre de la guerre avait consenti à le faire exécuter. Les voici: «Je donnerai, m'avait dit l'honorable général Bernard, dix mille francs pour l'exécution de votre ouvrage, mais cette somme ne vous sera remise que sur la présentation d'une lettre de mon collègue le ministre de l'intérieur, par laquelle il s'engagera à vous payer d'abord ce qui vous est dû pour la composition du Requiem d'après l'arrêté de M. de Gasparin, et ensuite ce qui est dû aux choristes pour les répétitions qu'ils firent au mois de juillet dernier, et au copiste.»
Le ministre de l'intérieur s'était engagé verbalement envers le général Bernard à acquitter cette triple dette. Sa lettre était déjà rédigée, il n'y manquait que sa signature. Pour l'obtenir, je restai dans son antichambre, avec l'un de ses secrétaires armé de la lettre et d'une plume, depuis dix heures du matin jusqu'à quatre heures du soir. À quatre heures seulement, le ministre sortit et le secrétaire l'accrochant au passage, lui fit apposer sur la lettre sa tant précieuse signature. Sans perdre une minute, je courus chez le général Bernard qui, après avoir lu avec attention l'écrit de son collègue, me fit remettre les dix mille francs.
J'appliquai cette somme tout entière à payer mes exécutants; je donnai trois cents francs à Duprez, qui avait chanté le solo du Sanctus, et trois cents autres francs à Habeneck, l'incomparable priseur, qui avait usé si à propos de sa tabatière. Il ne me resta absolument rien. J'imaginais que j'allais être enfin payé par le ministre de l'intérieur, qui se trouvait doublement obligé d'acquitter cette dette par l'arrêté de son prédécesseur, et par l'engagement qu'il venait de contracter personnellement envers le ministre de la guerre. Sancta simplicitas! comme dit Méphistophélès; un mois, deux mois, trois mois, quatre mois, huit mois se passèrent sans qu'il me fût possible d'obtenir un sou. À force de sollicitations, de recommandations des amis du ministre, de courses, de réclamations écrites et verbales, les répétitions des choristes et les frais de copie furent enfin payés. J'étais ainsi débarrassé de l'intolérable persécution que me faisaient subir depuis si longtemps tant de gens fatigués d'attendre leur dû, et peut-être préoccupés à mon égard de soupçons dont l'idée seule me fait encore monter au front la rougeur de l'indignation.
Mais moi, l'auteur du Requiem, supposer que j'attachasse du prix au vil métal! fi donc! c'eût été me calomnier! Conséquemment on se gardait bien de me payer. Je pris la liberté grande, néanmoins, de réclamer dans son entier l'accomplissement des promesses ministérielles. J'avais un impérieux besoin d'argent. Je dus me résigner de nouveau à faire le siége du cabinet du directeur des Beaux-Arts; plusieurs semaines se passèrent encore en sollicitations inutiles. Ma colère augmentait, j'en maigrissais, j'en perdais le sommeil. Enfin, un matin j'arrive au ministère, bleu, pâle de fureur, résolu à faire un esclandre, résolu à tout. En entrant chez M. XX: «Ah ça, lui dis-je, il paraît que décidément on ne veut pas me payer!—Mon cher Berlioz, répond le directeur, vous savez que ce n'est pas ma faute. J'ai pris tous les renseignements, j'ai fait de sévères investigations. Les fonds qui vous étaient destinés ont disparu, on leur a donné une autre destination. Je ne sais dans quel bureau cela s'est fait. Ah! si de pareilles choses se passaient dans le mien!...—Comment! les fonds destinés aux beaux-arts peuvent donc être employés hors de votre département sans que vous le sachiez?... votre budget est donc à la disposition du premier venu?... mais peu m'importe! je n'ai point à m'occuper de pareilles questions. Un Requiem m'a été commandé par le ministre de l'intérieur au prix convenu de trois mille francs, il me faut mes trois mille francs.—Mon Dieu, prenez encore un peu de patience. On avisera. D'ailleurs il est question de vous pour la croix.—Je me f... de votre croix! donnez-moi mon argent.—Mais...—Il n'y a pas de mais, criai-je, en renversant un fauteuil, je vous accorde jusqu'à demain à midi, et si à midi précis je n'ai pas reçu la somme, je vous fais à vous et au ministre un scandale comme jamais on n'en a vu! Et vous savez que j'ai les moyens de le faire, ce scandale.» Là-dessus M. XX bouleversé, oubliant son chapeau, se précipite par l'escalier qui conduisait chez le ministre, et je le poursuis en criant: «Dites-lui bien que je serais honteux de traiter mon bottier comme il me traite, et que sa conduite à mon égard acquerra bientôt une rare célébrité[72].»
Cette fois, j'avais découvert le défaut de la cuirasse du ministre. M. XX, dix minutes après, revint avec un bon de trois mille francs sur la caisse des beaux-arts. On avait trouvé de l'argent... Voilà comment les artistes doivent quelquefois se faire rendre justice à Paris. Il y a encore d'autres moyens plus violents que je les engage à ne pas négliger...
Plus tard l'excellent M. de Gasparin, ayant ressaisi le portefeuille de l'intérieur, sembla vouloir me dédommager des insupportables dénis de justice que j'avais endurés à propos du Requiem, en me faisant donner cette fameuse croix de la Légion d'honneur que l'on m'avait en quelque sorte voulu vendre trois mille francs, et dont, alors qu'on me l'offrait ainsi, je n'aurais pas donné trente sous. Cette distinction banale me fut accordée en même temps qu'au grand Duponchel, alors directeur de l'Opéra, et à Bordogui le plus maître de chant des maîtres de chant de l'époque.
Quand ensuite le Requiem fut gravé, je le dédiai à M. de Gasparin, d'autant plus naturellement qu'il n'était plus au pouvoir.
Ce qui rend piquante au plus haut degré la conduite du ministre de l'intérieur à mon égard dans cette affaire, c'est qu'après l'exécution du Requiem, quand, ayant payé les musiciens, les choristes, les charpentiers qui avaient construit l'estrade de l'orchestre, Habeneck et Duprez et tout le monde, j'en étais encore au début de mes sollicitations pour obtenir mes trois mille francs, certains journaux de l'opposition me désignant comme un des favoris du pouvoir, comme un des vers à soie vivant sur les feuilles du budget, imprimaient sérieusement qu'on venait de me donner pour le Requiem trente mille francs.
Ils ajoutaient seulement un zéro à la somme que je n'avais pas reçue. C'est ainsi qu'on écrit l'histoire.
Exécution du Lacrymosa de mon Requiem à Lille.—Petite couleuvre pour Cherubini.—Joli tour qu'il me joue.—Venimeux aspic que je lui fais avaler.—Je suis attaché à la rédaction du Journal des Débats.—Tourments que me cause l'exercice de mes fonctions de critique.
Quelques années après la cérémonie dont je viens de raconter les péripéties, la ville de Lille ayant organisé son premier festival, Habeneck fut engagé pour en diriger la partie musicale. Par un de ces caprices bienveillants qui étaient assez fréquents chez lui, malgré tout, et peut-être pour me faire oublier, s'il était possible, sa fameuse prise de tabac, il eut l'idée de proposer au comité du festival, entre autres fragments pour le concert, le Lacrymosa de mon Requiem. On avait placé également dans ce programme le Credo d'une messe solennelle de Cherubini. Habeneck fit répéter mon morceau avec un soin extraordinaire et l'exécution, à ce qu'il paraît, ne laissa rien à désirer. L'effet aussi en fut, dit-on, très-grand, et le Lacrymosa, malgré ses énormes dimensions, fut redemandé à grands cris par le public. Il y eut des auditeurs impressionnés jusqu'aux larmes. Le comité lillois ne m'ayant pas fait l'honneur de m'inviter, j'étais resté à Paris. Mais après le concert, Habeneck, plein de joie d'avoir obtenu un si beau résultat avec une œuvre si difficile, m'écrivit une courte lettre ainsi conçue ou à peu près:
«Mon cher Berlioz,
»Je ne puis résister au plaisir de vous annoncer que votre Lacrymosa parfaitement exécuté a produit un effet immense.
»Tout à vous,
»habeneck.»
La lettre fut publiée à Paris par la Gazette musicale. À son retour Habeneck alla voir Cherubini et l'assurer que son Credo avait été très-bien rendu. «Oui! répliqua Cherubini d'un ton sec, mais vous né m'avez pas écrit à moi[73]!»
Petite couleuvre innocente, qui lui venait encore à propos de ce diable de Requiem et dont il me fit très-plaisamment avaler la sœur jumelle dans la circonstance suivante.
Une place de professeur d'harmonie étant devenue vacante au Conservatoire, un de mes amis m'engagea à me mettre sur les rangs pour l'obtenir. Sans me bercer d'un espoir de succès, j'écrivis néanmoins à ce sujet à notre bon directeur Cherubini; au reçu de ma lettre, il me fit appeler:
«—Vous vous présentez pour la classe d'harmonie?... me dit-il de son air le plus aimable et de la voix la plus douce qu'il put trouver.—Oui, monsieur.—Ah! c'est qué... vous l'aurez cette classe... votre réputation maintenant... vos relations...—Tant mieux, monsieur, je l'ai demandée pour l'avoir.—Oui, mais... mais c'est qué ça mé tracasse... C'est qué zé voudrais la donner à oun autre.—En ce cas, monsieur, je vais retirer ma demande.—Non, non, zé né veux pas, parcé qué, voyez-vous, l'on dirait qué c'est moi qué zé souis la cause que vous vous êtes retiré.—Alors je reste sur les rangs.—Mais qué zé vous dis qué vous l'aurez, la place, si vous persistez et... zé né vous la destinais pas.—Pourtant comment faire?—Vous savez qu'il faut... il faut... il faut être pianiste pour enseigner l'harmonie au Conservatoire, vous le savez mon ser.—Il faut être pianiste? Ah! j'étais loin de m'en douter. Eh bien, voilà une excellente raison. Je vais vous écrire que n'étant pas pianiste je ne puis pas aspirer à professer l'harmonie au Conservatoire, et que je retire ma demande.—Oui, mon ser. Mais, mais, mais, zé né souis pas la cause de votre...—Non, monsieur, loin de là; je dois tout naturellement me retirer, ayant eu la bêtise d'oublier qu'il faut être pianiste pour enseigner l'harmonie.—Oui, mon ser. Allons, embrassez-moi. Vous savez comme zé vous aime.—Oh! oui, monsieur, je le sais.» Et il m'embrasse en effet, avec une tendresse vraiment paternelle. Je m'en vais, je lui adresse mon désistement et, huit jours après, il fait donner la place à un nommé Bienaimé qui ne joue pas plus du piano que moi.
Voilà ce qui s'appelle un tour bien exécuté! Et j'en ai ri le premier de bon cœur.
Le lecteur doit admirer ma réserve pour n'avoir pas répondu à Cherubini: «Vous ne pourriez donc vous même, monsieur, enseigner l'harmonie?» Car le grand maître, lui non plus, n'était pas du tout pianiste.
J'ai le regret d'avoir bientôt après, et très-involontairement, blessé mon illustre ami de la façon la plus cruelle. J'assistais, au parterre de l'Opéra, à la première représentation de son ouvrage, Ali Baba. Cette partition, tout le monde en convint alors, est l'une des plus pâles et des plus vides de Cherubini. Vers la fin du premier acte, fatigué de ne rien entendre de saillant, je ne pus m'empêcher de dire assez haut pour être entendu de mes voisins: «Je donne vingt francs pour une idée!» Au milieu du second acte, toujours trompé par le même mirage musical, je continue mon enchère en disant: «Je donne quarante francs pour une idée!» Le finale commence: «Je donne quatre-vingts francs pour une idée!» Le finale achevé, je me lève en jetant ces derniers mots: «Ah! ma foi, je ne suis pas assez riche. Je renonce!» et je m'en vais.
Deux ou trois jeunes gens, assis auprès de moi sur la même banquette, me regardaient d'un œil indigné. C'étaient des élèves du Conservatoire qu'on avait placés là pour admirer utilement leur directeur. Ils ne manquèrent point, je l'ai su plus tard, d'aller le lendemain lui raconter mon insolente mise à prix et mon découragement plus insolent encore. Cherubini en fut d'autant plus outragé qu'après m'avoir dit: «Vous savez comme zé vous aime,» il dut sans doute me trouver, selon l'usage, horriblement ingrat. Cette fois il ne s'agissait plus de couleuvres, j'en conviens, mais d'un de ces venimeux aspics dont les morsures sont si cruelles pour l'amour-propre. Il m'était échappé.
Je crois devoir dire maintenant de quelle façon je fus attaché à la rédaction du Journal des Débats. J'avais depuis mon retour d'Italie, publié d'assez nombreux articles dans la Revue européenne, dans l'Europe littéraire, dans le Monde dramatique (recueils dont l'existence a été de courte durée), dans la Gazette musicale, dans le Correspondant et dans quelques autres feuilles aujourd'hui oubliées. Mais ces divers travaux de peu d'étendue, de peu d'importance, me rapportaient aussi fort peu, et l'état de gêne dans lequel je vivais n'en était que bien faiblement amélioré.
Un jour, ne sachant à quel saint me vouer, j'écrivis pour gagner quelques francs une sorte de nouvelle intitulée Rubini à Calais, qui parut dans la Gazette musicale. J'étais profondément triste en l'écrivant, mais la nouvelle n'en fut pas moins d'une gaieté folle; ce contraste, on le sait, se produit fréquemment. Quelques jours après sa publication, le Journal des Débats la reproduisit, en la faisant précéder de quelques lignes du rédacteur en chef, pleines de bienveillance pour l'auteur. J'allai aussitôt remercier M. Bertin, qui me proposa de rédiger le feuilleton musical du Journal des Débats. Ce trône de critique tant envié était devenu vacant par la retraite de Castil-Blaze. Je ne l'occupai pas d'abord tout entier. J'eus seulement à faire pendant quelque temps la critique des concerts et des compositions nouvelles. Plus tard quand celle des théâtres lyriques me fut dévolue, le Théâtre-Italien resta sous la protection de M. Delécluse où il est encore aujourd'hui, et J. Janin conserva ses droits du seigneur sur les ballets de l'Opéra. J'abandonnai alors mon feuilleton du Correspondant, et bornai mes travaux de critique à ceux que le Journal des Débats et la Gazette musicale voulaient bien accueillir. J'ai même à peu près renoncé aujourd'hui à ma part de rédaction dans ce recueil hebdomadaire, malgré les conditions avantageuses qui m'y ont été faites, et je n'écris dans le Journal des Débats que si le mouvement de notre monde musical m'y oblige absolument[74].
Telle est mon aversion pour tout travail de cette nature. Je ne puis entendre annoncer une première représentation à l'un de nos théâtres lyriques sans éprouver un malaise qui augmente jusqu'à ce que mon feuilleton soit terminé.
Cette tâche toujours renaissante empoisonne ma vie. Et cependant, indépendamment des ressources pécuniaires qu'elle me donne et dont je ne puis me passer, je me vois presque dans l'impossibilité de l'abandonner, sous peine de rester désarmé en présence des haines furieuses et presque innombrables qu'elle m'a suscitées. Car la presse, sous un certain rapport, est plus précieuse que la lance d'Achille; non-seulement elle guérit parfois les blessures qu'elle a faites, mais encore elle sert de bouclier à celui qui s'en sert. Pourtant à quels misérables ménagements ne suis-je pas contraint!... que de circonlocutions pour éviter l'expression de la vérité! que de concessions faites aux relations sociales et même à l'opinion publique! que de rage contenue! que de honte bue! Et l'on me trouve emporté, méchant, méprisant! Hé! malotrus qui me traitez ainsi, si je disais le fond de ma pensée, vous verriez que le lit d'orties sur lequel vous prétendez être étendus par moi, n'est qu'un lit de roses, en comparaison du gril où je vous rôtirais!...
Je dois au moins me rendre la justice de dire que jamais, pour quelque considération que ce soit, il ne m'est arrivé de refuser l'expression la plus libre de l'estime, de l'admiration ou de l'enthousiasme aux œuvres et aux hommes qui m'inspiraient l'un ou l'autre de ces sentiments. J'ai loué avec chaleur des gens qui m'avaient fait beaucoup de mal et avec lesquels j'avais cessé toute relation. La seule compensation même que m'offre la presse pour tant de tourments, c'est la portée qu'elle donne à mes élans de cœur, vers le grand, le vrai et le beau, où qu'ils se trouvent. Il me paraît doux de louer un ennemi de mérite; c'est d'ailleurs un devoir d'honnête homme qu'on est fier de remplir; tandis que chaque mot mensonger, écrit en faveur d'un ami sans talent, me cause des douleurs navrantes. Dans les deux cas, néanmoins, tous les critiques le savent, l'homme qui vous hait, furieux du mérite que vous paraissez acquérir en lui rendant ainsi publiquement et chaleureusement justice, vous en exècre davantage, et l'homme qui vous aime, toujours peu satisfait des pénibles éloges que vous lui accordez, vous en aime moins.
N'oublions pas le mal que vous font au cœur, quand on a comme moi le malheur d'être artiste et critique à la fois, l'obligation de s'occuper d'une façon quelconque de mille niaiseries lilliputiennes, et surtout les flagorneries, les lâchetés, les rampements des gens qui ont ou auront besoin de vous. Je m'amuse souvent à suivre le travail souterrain de certains individus creusant un tunnel de vingt lieues de long pour arriver à ce qu'ils appellent un bon feuilleton, sur un ouvrage qu'ils ont l'intention de faire. Rien n'est risible comme leurs laborieux coups de pioche, si ce n'est la patience avec laquelle ils déblayent la galerie et construisent la voûte; jusqu'au moment où le critique, impatienté de ce travail de taupe, ouvre tout à coup une voie d'eau qui noie la mine et quelquefois le mineur.
Aussi n'attaché-je guère de prix, lorsqu'il s'agit de l'appréciation de mes œuvres, qu'à l'opinion des gens placés en dehors de l'influence du feuilleton. Parmi les musiciens, les seuls dont le suffrage me flatte sont les exécutants de l'orchestre et du chœur, parce que le talent individuel de ceux-là étant rarement appelé à subir l'examen du critique, je sais qu'ils n'ont aucune raison pour lui faire la cour. Au reste les éloges qui me sont ainsi extraits de temps en temps doivent peu flatter ceux qui les reçoivent. La violence que je me fais pour louer certains ouvrages, est telle, que la vérité suinte à travers mes lignes, comme dans les efforts extraordinaires de la presse hydraulique, l'eau suinte à travers le fer de l'instrument.
De Balzac, en vingt endroits de son admirable Comédie humaine, a dit de bien excellentes choses sur la critique contemporaine: mais en relevant les erreurs et les torts de ceux qui l'exercent, il n'a pas assez fait ressortir, ce me semble, le mérite de ceux qui restent honorables, ni apprécier leurs secrètes douleurs. Dans son livre même intitulé: La Monographie de la Presse, malgré la collaboration de son ami Laurent-Jan (qui est aussi le mien et dont l'esprit est l'un des plus pénétrants que je connaisse) de Balzac n'a pas éclairé toutes les facettes de la question. Laurent-Jan a écrit dans plusieurs journaux, mais sans suite, en fantaisiste plutôt qu'en critique, et pas plus que de Balzac, il n'a pu tout savoir, ni tout voir.
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Un jour M. Armand Bertin, qui se préoccupait de la gêne dans laquelle je vivais, m'aborda avec ces mots qui me causèrent une joie d'autant plus grande qu'elle était plus inattendue:
«Mon cher ami, votre position est faite maintenant. J'ai parlé de vous au ministre de l'intérieur et il a décidé qu'on vous donnerait, en dépit de l'opposition de Cherubini, une place de professeur de composition au Conservatoire, avec quinze cents francs d'appointements et, de plus, une pension de quatre mille cinq cents francs sur les fonds de son ministère, destinés à l'encouragement des beaux-arts. Avec ces six mille francs par an, vous serez à l'abri de toute inquiétude et vous pourrez ainsi vous livrer librement à la composition.»
Le lendemain soir, me trouvant dans les coulisses de l'Opéra, M. XX. dont on connaît les dispositions pour moi et qui était encore alors chef de la division des beaux-arts au ministère, m'aperçut, vint à ma rencontre avec empressement et me répéta à peu près dans les mêmes termes ce que m'avait dit M. Armand Bertin. Je le chargeai de témoigner au ministre ma vive gratitude en lui offrant à lui-même mes remercîments. Cette promesse faite spontanément a un homme qui ne demandait rien, ne fut pas mieux tenue que tant d'autres et à partir de ce moment, il n'en a plus été question.
L'Esmeralda de mademoiselle Bertin.—Répétitions de mon opéra de Benvenuto Cellini.—Sa chute éclatante.—L'ouverture du Carnaval romain.—Habeneck.—Duprez.—Ernest Legouvé.
J'obtins ensuite pour tout bien, et malgré Cherubini toujours, la place de bibliothécaire du Conservatoire, que j'ai encore, et dont les appointements sont de cent dix-huit francs par mois. Mais plus tard, pendant que j'étais en Angleterre, la république ayant été proclamée en France, plusieurs dignes patriotes à qui cette place convenait, jugèrent à propos de la demander, en protestant qu'il ne fallait pas la laisser à un homme qui faisait comme moi de si longues absences. À mon retour de Londres, j'appris donc que j'allais être destitué. Heureusement Victor Hugo, alors représentant du peuple, jouissait à la Chambre d'une certaine autorité, malgré son génie; il intervint et me fit conserver ma modeste place.
Ce fut à peu près vers le même temps que celle de directeur des Beaux-Arts fut occupée par M. Charles Blanc, honnête et savant ami des arts, frère du célèbre socialiste; en plusieurs occasions il me rendit service avec un chaleureux empressement. Je ne l'oublierai pas.
Voici un exemple des haines impitoyables toujours éveillées autour des hommes de la presse politique ou littéraire; haines dont ils sont sûrs de ressentir les atteintes dès qu'il leur arrive d'y donner prise même indirectement.
Mademoiselle Louise Bertin, fille du directeur-fondateur du Journal des Débats, et sœur de son rédacteur en chef cultive à la fois les lettres et la musique avec un succès remarquable. Mademoiselle Bertin est l'une des têtes de femmes les plus fortes de notre temps. Son talent musical, selon moi, est plutôt un talent de raisonnement que de sentiment, mais il est réel cependant, et malgré une sorte d'indécision qu'on remarque en général dans le style de son opéra d'Esmeralda et les formes de sa mélodie quelquefois un peu enfantines, cet ouvrage, dont Victor Hugo a écrit le poëme, contient certes des parties fort belles et d'un grand intérêt. Mademoiselle Bertin ne pouvant suivre ni diriger elle-même au théâtre les études de sa partition, son père me chargea de ce soin et m'indemnisa très-généreusement du temps que je dus consacrer à cette tâche. Les rôles principaux: Phœbus, Frollo, Esmeralda et Quasimodo, étaient remplis par Nourrit, Levasseur, mademoiselle Falcon et Massol, c'est-à-dire parce qu'il y avait de mieux alors en chanteurs-acteurs à l'Opéra.
Plusieurs morceaux, entre autres, le grand duo entre le Prêtre et la Bohémienne, au second acte, une romance, et l'air si caractéristique de Quasimodo, furent couverts d'applaudissements à la répétition générale. Néanmoins, cette œuvre d'une femme qui n'a jamais écrit une ligne de critique sur qui que ce soit, qui n'a jamais attaqué ni mal loué personne, et dont le seul tort était d'appartenir à la famille des directeurs d'un journal puissant, dont un certain public détestait alors la tendance politique cette œuvre politique, cette œuvre de beaucoup supérieure à tant de productions que nous voyons journellement réussir ou du moins être acceptées, tomba avec un fracas épouvantable. Des sifflets, des cris, des huées, dont on n'avait encore jamais vu d'exemple, l'accueillirent à l'Opéra. On fut même obligé à la seconde épreuve, de baisser la toile au milieu d'un acte et la représentation ne put en être terminée.
L'air de Quasimodo, connu sous le nom d'air des cloches, fut néanmoins applaudi et redemandé par toute la salle, et comme on n'en pouvait ni anéantir ni contester l'effet, quelques auditeurs plus enragés que les autres contre la famille Bertin, s'écriaient sans vergogne: «Ce n'est pas de mademoiselle Bertin! C'est de Berlioz!...» et le bruit que j'avais écrit ce morceau de musique imitative de la partition d'Esmeralda fut activement propagé par ces gens-là. J'y suis pourtant complètement étranger, comme à tout le reste de la partition, et je jure sur l'honneur que je n'en ai pas écrit une note. Mais la fureur de la cabale était trop décidée à s'acharner contre l'auteur, pour ne pas tirer tout le parti possible du prétexte offert par la part que j'avais prise aux études et à la mise en scène de l'ouvrage; l'air des cloches me fut décidément attribué.
Je pus juger par là de ce que j'avais à attendre de mes ennemis personnels, de ceux que je m'étais faits directement par mes critiques, réunis à ceux du Journal des Débats, quand je viendrais à mon tour, me présenter sur la scène de l'Opéra, dans cette salle où tant de lâches vengeances peuvent s'exercer impunément.
Voici comment je fus amené à y faire à mon tour une chute éclatante.
J'avais été vivement frappé de certains épisodes de la vie de Benvenuto Cellini; j'eus le malheur de croire qu'ils pouvaient offrir un sujet d'opéra dramatique et intéressant, et je priai Léon de Wailly et Auguste Barbier, le terrible poëte des Iambes, de m'en faire un livret.
Leur travail, à en croire même nos amis communs, ne contient pas les éléments nécessaires à ce qu'on nomme un drame bien fait. Il me plaisait néanmoins, et je ne vois pas encore aujourd'hui en quoi il est inférieur à tant d'autres qu'on représente journellement. Duponchel, dans ce temps-là, dirigeait l'Opéra; il me regardait comme une espèce de fou dont la musique n'était et ne pouvait être qu'un tissu d'extravagances. Néanmoins pour être agréable au Journal des Débats, il consentit à entendre la lecture du livret de Benvenuto, et le reçut en apparence avec plaisir. Il s'en allait ensuite partout disant, qu'il montait cet opéra, non à cause de la musique, qu'il savait bien devoir être absurde, mais à cause de la pièce, qu'il trouvait charmante.
Il le fit mettre à l'étude en effet, et jamais je n'oublierai les tortures qu'on m'a fait endurer pendant les trois mois qu'on y a consacrés. La nonchalance, le dégoût évident que la plupart des acteurs, déjà persuadés d'une chute, apportaient aux répétitions; la mauvaise humeur d'Habeneck, les sourdes rumeurs qui circulaient dans le théâtre; les observations stupides de tout ce monde illettré, à propos de certaines expressions d'un livret si différent, par le style, de la plate et lâche prose rimée de l'école de Scribe; tout me décelait une hostilité générale contre laquelle je ne pouvais rien, et que je dus feindre de ne pas apercevoir.
Auguste Barbier avait bien, par ci par là, dans les récitatifs, laissé échapper des mots qui appartiennent évidemment au vocabulaire des injures et dont la crudité est inconciliable avec notre pruderie actuelle; mais croirait-on que, dans un duo écrit par L. de Wailly, ces vers parurent grotesques à la plupart de nos chanteurs:
«Quand je reprit l'usage de mes sens
Les toits luisaient aux blancheurs de l'aurore,
Les coqs chantaient, etc., etc.»
«Oh! les coqs, disaient-ils, ah! ah! les coqs! pourquoi pas les poules! etc., etc.»
Que répondre à de pareils idiots?
Quand nous en vînmes aux répétitions d'orchestre, les musiciens, voyant l'air renfrogné d'Habeneck, se tinrent à mon égard dans la plus froide réserve. Ils faisaient leur devoir cependant. Habeneck remplissait mal le sien. Il ne put jamais parvenir à prendre la vive allure du saltarello dansé et chanté sur la place Colonne au milieu du second acte. Les danseurs ne pouvant s'accommoder de son mouvement traînant, venaient se plaindre à moi et je lui répétais: «Plus vite! plus vite! animez donc!» Habeneck, irrité, frappait son pupitre et cassait cinquante archets. Enfin après l'avoir vu se livrer à quatre ou cinq accès de colère semblables, je finis par lui dire avec un sang-froid qui l'exaspéra:
«—Mon Dieu, monsieur, vous casseriez cinquante archets que cela n'empêcherait pas votre mouvement d'être de moitié trop lent. Il s'agit d'un saltarello.»
Ce jour-là Habeneck s'arrêta, et se tournant vers l'orchestre:
«—Puisque je n'ai pas le bonheur de contenter M. Berlioz, dit-il, nous en resterons là pour aujourd'hui, vous pouvez vous retirer.»
Et la répétition finit ainsi[75].
Quelques années après, quand j'eus écrit l'ouverture du Carnaval romain, dont l'allégro a pour thème ce même saltarello qu'il n'a jamais pu faire marcher, Habeneck se trouvait dans le foyer de la salle de Herz le soir du concert où devait être entendue pour la première fois cette ouverture. Il avait appris qu'à la répétition du matin, le service de la garde nationale m'ayant enlevé une partie de mes musiciens, nous avions répété sans instruments à vent. «Bon! s'était-il dit, il va y avoir ce soir quelque catastrophe dans son concert, il faut aller voir cela!» En arrivant à l'orchestre, en effet, tous les artistes chargés de la partie des instruments à vent m'entourèrent effrayés à l'idée de jouer devant le public une ouverture qui leur était entièrement inconnue.
«N'ayez pas peur, leur dis-je, les parties sont correctes, vous êtes tous des gens de talent, regardez mon bâton le plus souvent possible, comptez bien vos pauses et cela marchera.»
Il n'y eut pas une seule faute. Je lançai l'allégro dans le mouvement tourbillonnant des danseurs transtévérins; le public cria bis; nous recommençâmes l'ouverture; elle fut encore mieux rendue la seconde fois; et en rentrant au foyer où se trouvait Habeneck un peu désappointé, je lui jetai en passant ces quatre mots: «Voilà ce que c'est!» auxquels il n'eut garde de répondre.
Je n'ai jamais senti plus vivement que dans cette occasion le bonheur de diriger moi-même l'exécution de ma musique; mon plaisir redoublait en songeant à ce que Habeneck m'avait fait endurer.
Pauvres compositeurs! Sachez vous conduire, et vous bien conduire! (avec ou sans calembour) car le plus dangereux de vos interprètes, c'est le chef d'orchestre, ne l'oubliez pas.
Je reviens à Benvenuto.
Malgré la réserve prudente que l'orchestre gardait à mon égard pour ne point contraster avec la sourde opposition que me faisait son chef, néanmoins les musiciens à l'issue des dernières répétitions ne se gênèrent pas pour louer plusieurs morceaux, et quelques-uns déclarèrent ma partition l'une des plus originales qu'ils eussent entendues. Cela revint aux oreilles de Duponchel, et je l'entendis dire un soir: «A-t-on jamais vu un pareil revirement d'opinion? Voilà qu'on trouve la musique de Berlioz charmante et que nos imbéciles de musiciens la portent aux nues!» Plusieurs d'entre eux néanmoins étaient fort loin de se montrer mes partisans. Ainsi on en surprit deux un soir qui, dans le finale du second acte, au lieu de jouer leur partie, jouaient l'air: J'ai du bon tabac. Ils espéraient par là faire la cour à leur chef. Je trouvais sur le théâtre le pendant à ces polissonneries. Dans ce même finale, où la scène doit être obscure et représente une cohue nocturne de masques sur la place Colonne, les danseurs s'amusaient à pincer les danseuses, joignant leurs cris à ceux qu'ils leur arrachaient ainsi et aux voix des choristes dont ils troublaient l'exécution. Et quand dans mon indignation, pour mettre fin à un si insolent désordre, j'appelais le directeur, Duponchel était toujours introuvable; il ne daignait point assister aux répétitions.
Bref, l'opéra fut joué. On fit à l'ouverture un succès exagéré, et l'on siffla tout le reste avec un ensemble et une énergie admirables. Il fut néanmoins joué trois fois, après quoi, Duprez ayant cru devoir abandonner le rôle de Benvenuto, l'ouvrage disparut de l'affiche et n'y reparut que longtemps après; A. Dupond ayant employé cinq mois entiers à apprendre ce rôle qu'il était courroucé de n'avoir pas obtenu en premier lieu.
Duprez était fort beau dans les scènes de violence, telles que le milieu du sextuor quand il menace de briser sa statue; mais déjà sa voix ne se prêtait plus aux chants doux, aux sons filés, à la musique rêveuse ou calme. Ainsi dans son air, Sur les monts les plus sauvages, il ne pouvait soutenir le sol haut à la fin de la phrase; Je chanterais gaîment, et, au lieu de la longue tenue de trois mesures que j'ai écrite, il ne faisait qu'un sol bref et détruisait ainsi tout l'effet. Madame Gras-Dorus et madame Stoltz furent l'une et l'autre charmantes dans les rôles de Térésa et d'Ascanio qu'elles apprirent avec beaucoup de bonne grâce et tous leurs soins. Madame Stoltz fut même si remarquée dans son rondo du second acte: Mais qu'ai-je donc? qu'on peut considérer ce rôle comme son point de départ vers la position exorbitante qu'elle acquit ensuite à l'Opéra et du haut de laquelle on l'a si brusquement précipitée.
Il y a quatorze ans[76] que j'ai été ainsi traîné sur la claie à l'Opéra; je viens de relire avec soin et la plus froide impartialité ma pauvre partition, et je ne puis m'empêcher d'y rencontrer une variété d'idées, une verve impétueuse, et un éclat de coloris musical que je ne retrouverai peut-être jamais et qui méritaient un meilleur sort.
J'avais mis assez longtemps à écrire la musique de Benvenuto, et, sans un ami qui me vint en aide, n'eussé-je pas pu la terminer pour l'époque désignée. Il faut être libre de tout autre travail pour écrire un opéra, c'est-à-dire il faut avoir son existence assurée pendant plus ou moins longtemps. Or, j'étais fort loin d'être alors dans ce cas-là; je ne vivais qu'au jour le jour des articles que j'écrivais dans plusieurs journaux et dont la rédaction m'occupait exclusivement. J'essayai bien de consacrer deux mois à ma partition dans le premier accès de la fièvre qu'elle me donna; l'impitoyable nécessité vint bientôt m'arracher de la main la plume du compositeur pour y mettre de vive force celle du critique. Ce fut un crève-cœur indescriptible. Mais il n'y avait pas à hésiter, j'avais une femme et un fils, pouvais-je les laisser manquer du nécessaire? Dans le profond abattement où j'étais plongé, tiraillé d'un côté par le besoin et de l'autre par les idées musicales que j'étais obligé de repousser, je n'avais même plus le courage de remplir comme à l'ordinaire ma tâche détestée d'écrivailleur.
J'étais plongé dans les plus sombres préoccupations quand Ernest Legouvé vint me voir. «Où en est votre opéra, me demanda-t-il?—Je n'ai pas encore fini le premier acte. Je ne puis trouver le temps d'y travailler.—Mais si vous aviez ce temps...—Parbleu, alors j'écrirais du matin au soir—Que vous faudrait-il pour être libre?—Deux mille francs que je n'ai pas.—Et si quelqu'un... Si on vous les... Voyons, aidez-moi donc.—Quoi? Que voulez-vous dire?...—Eh bien, si un de vos amis vous les prêtait...—À quel ami pourrais-je demander une pareille somme?—Vous ne la demanderez pas, c'est moi qui vous l'offre!...» Je laisse à penser ma joie. Legouvé me prêta en effet, le lendemain, les deux mille francs, grâce auxquels je pus terminer Benvenuto. Excellent cœur! Digne et charmant homme! écrivain distingué, artiste lui-même, il avait deviné mon supplice, et dans son exquise délicatesse, il craignait de me blesser en me proposant les moyens de le faire cesser!... Il n'y a guère que les artistes qui se comprennent ainsi... Et j'ai eu le bonheur d'en rencontrer plusieurs qui me sont venus en aide de la même façon.
Concert du 16 décembre 1838—Paganini, sa lettre, son présent.—Élan religieux de ma femme.—Fureurs, joies et calomnies.—Ma visite à Paganini.—Son départ.—J'écris Roméo et Juliette.—Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu.
Paganini était de retour de son voyage en Sardaigne quand Benvenuto fut égorgé à l'Opéra. Il assista à cette horrible représentation d'où il sortit navré, et après laquelle il osa dire: «Si j'étais directeur de l'Opéra, j'engagerais aujourd'hui même ce jeune homme à m'écrire trois autres partitions, je lui en donnerais le prix d'avance et je ferais un marché d'or.»
La chute de celle-ci, et plus encore les fureurs que j'avais éprouvées et contenues pendant ses interminables répétitions, m'avaient donné une inflammation des bronches. Je fus réduit à garder le lit et à ne plus rien faire. Mais il fallait vivre pourtant moi et les miens. Résolu à un effort indispensable, je donnai deux concerts dans la salle du Conservatoire. Le premier couvrit à peine ses frais. Pour forcer la recette du second, j'annonçai dans le programme mes deux symphonies, la Fantastique et Harold. Malgré le mauvais état dans lequel mon obstinée bronchite m'avait mis, je me sentis encore la force de diriger ce concert qui eut lieu le 16 décembre 1838.
Paganini y assista, et voici le récit de l'aventure célèbre sur laquelle tant d'opinions contradictoires ont été émises, tant de méchants contes faits et répandus. J'ai dit comment Paganini, avant de quitter Paris, fut l'instigateur de la composition d'Harold. Cette symphonie, exécutée plusieurs fois en son absence, n'avait point figuré dans mes concerts depuis son retour, en conséquence, il ne la connaissait pas et il l'entendit ce jour-là pour la première fois.
Le concert venait de finir, j'étais exténué, couvert de sueur et tout tremblant, quand, à la porte de l'orchestre, Paganini, suivi de son fils Achille, s'approcha de moi en gesticulant vivement. Par suite de la maladie du larynx dont il est mort, il avait alors déjà entièrement perdu la voix, et son fils seul, lorsqu'il ne se trouvait pas dans un lieu parfaitement silencieux, pouvait entendre ou plutôt deviner ses paroles. Il fit un signe à l'enfant qui, montant sur une chaise, approcha son oreille de la bouche de son père et l'écouta attentivement. Puis Achille redescendant et se tournant vers moi: «Mon père, dit-il, m'ordonne de vous assurer, monsieur, que de sa vie il n'a éprouvé dans un concert une impression pareille; que votre musique l'a bouleversé et que s'il ne se retenait pas il se mettrait à vos genoux pour vous remercier.» À ces mots étranges, je fis un geste d'incrédulité et de confusion; mais Paganini me saisissant le bras et râlant avec son reste de voix des oui! oui! m'entraîna sur le théâtre où se trouvaient encore beaucoup de mes musiciens, se mit à genoux et me baisa la main. Besoin n'est pas, je pense, de dire de quel étourdissement je fus pris; je cite le fait, voilà tout.
En sortant, dans cet état d'incandescence, par un froid très-vif, je rencontrai M. Armand Bertin sur le boulevard; je restai quelque temps à lui raconter la scène qui venait d'avoir lieu, le froid me saisit, je rentrai et me remis au lit plus malade qu'auparavant. Le lendemain j'étais seul dans ma chambre, quand j'y vis entrer le petit Achille. «Mon père sera bien fâché, me dit-il, d'apprendre que vous êtes encore malade, et s'il n'était pas lui-même si souffrant, il fût venu vous voir. Voilà une lettre qu'il m'a chargé de vous apporter.» Comme je faisais le geste de la décacheter, l'enfant m'arrêtant: «Il n'y a pas de réponse, mon père m'a dit que vous liriez cela quand vous seriez seul.» Et il sortit brusquement.
Je supposai qu'il s'agissait d'une lettre de félicitations et de compliments, je l'ouvris et je lus:
Mio caro amico,
Beethoven spento non c'era che Berlioz che potesse farlo rivivere; ed io che ho gustato le vostre divine composizioni degne d'un genio qual siete, credo mio dovere di pregarvi a voler accettare, in segno del mio omaggio, venti mila franchi, i quali vi saranno rimessi dal signor baron de Rothschild dopo che gli avrete presentato l'acclusa. Credete mi sempre.
il vostro affezionatissimo amico,
Nicolo Paganini.
Parigi, 18 dicembre 1838.
Je sais assez d'italien pour comprendre une pareille lettre, pourtant l'inattendu de son contenu me causa une telle surprise que mes idées se brouillèrent et que le sens m'en échappa complètement. Mais un billet adressé à M. de Rothschild y était enfermé, et sans penser commettre une indiscrétion, je l'ouvris précipitamment. Il y avait ce peu de mots français:
Monsieur le baron,
Je vous prie de vouloir bien remettre à M. Berlioz les vingt mille francs que j'ai déposés chez vous hier.
Recevez, etc.
Paganini.
Alors seulement la lumière se fit, et il paraît que je devins fort pâle, car ma femme entrant en ce moment et me trouvant avec une lettre à la main et le visage défait, s'écria: «Allons! qu'y a-t-il encore? quelque nouveau malheur? Il faut du courage! Nous en avons supporté d'autres!—Non, non, au contraire!—Quoi donc?—Paganini...—Eh bien?—Il m'envoie... vingt mille francs!...—Louis! Louis! s'écrie Henriette éperdue courant chercher mon fils qui jouait dans le salon voisin, come here, come with your mother, viens remercier le bon Dieu de ce qu'il fait pour ton père!» Et ma femme et mon fils accourant ensemble, tombent prosternés auprès de mon lit, la mère priant, l'enfant étonné joignant à côté d'elle ses petites mains... Ô Paganini!!! quelle scène!... que n'a-t-il pu la voir!
Mon premier mouvement, on le pense bien, fut de lui répondre, puisqu'il m'était impossible de sortir. Ma lettre m'a toujours paru si insuffisante, si au-dessous de ce que je ressentais, que je n'ose la reproduire ici. Il y a des situations et des sentiments qui écrasent...
Bientôt le bruit de la noble action de Paganini s'étant répandu dans Paris, mon appartement devint le rendez-vous d'une foule d'artistes qui se succédèrent pendant deux jours, avides de voir la fameuse lettre et d'obtenir par moi des détails sur une circonstance aussi extraordinaire. Tous me félicitaient; l'un d'eux manifesta un certain dépit jaloux, non contre moi, mais contre Paganini. «Je ne suis pas riche, dit-il, sans quoi j'en eusse bien fait autant.» Celui-là, il est vrai, est un violoniste. C'est le seul exemple que je connaisse d'un mouvement d'envie honorable. Puis vinrent au dehors les commentaires, les dénégations, les fureurs de mes ennemis, leurs mensonges, les transports de joie, le triomphe de mes amis, la lettre que m'écrivit Janin, son magnifique et éloquent article dans le Journal des Débats, les injures dont m'honorèrent quelques misérables, les insinuations calomnieuses contre Paganini, le déchaînement et le choc de vingt passions bonnes et mauvaises.
Au milieu de telles agitations et le cœur gonflé de tant d'impétueux sentiments, je frémissais d'impatience de ne pouvoir quitter mon lit. Enfin, au bout du sixième jour, me sentant un peu mieux, je n'y pus tenir, je m'habillai et courus aux Néothermes, rue de la Victoire, où demeurait alors Paganini. On me dit qu'il se promenait seul dans la salle de billard. J'entre, nous nous embrassons sans pouvoir dire un mot. Après quelques minutes, comme je balbutiais je ne sais quelles expressions de reconnaissance, Paganini, dont le silence de la salle où nous étions me permettait d'entendre les paroles, m'arrêta par celles-ci:
«—Ne me parlez plus de cela! Non! N'ajoutez rien, c'est la plus profonde satisfaction que j'aie éprouvée dans ma vie; jamais vous ne saurez de quelles émotions votre musique m'a agité; depuis tant d'années je n'avais rien ressenti de pareil!... Ah! maintenant, ajouta-t-il, en donnant un violent coup de poing sur le billard, tous les gens qui cabalent contre vous n'oseront plus rien dire; car ils savent que je m'y connais et que je ne suis pas aisé!»
Qu'entendait-il par ces mots? a-t-il voulu dire: «Je ne suis pas aisé à émouvoir parla musique;» ou bien: «Je ne donne pas aisément mon argent;» ou: «Je ne suis pas riche?»
L'accent sardonique avec lequel il jeta sa phrase rend inacceptable, selon moi, cette dernière interprétation.
Quoi qu'il en soit, le grand artiste se trompait; son autorité, si immense qu'elle fût, ne pouvait suffire à imposer silence aux sots et aux méchants. Il ne connaissait pas bien la racaille parisienne, et elle n'en aboya que davantage sur ma trace bientôt après. Un naturaliste a dit que certains chiens étaient des aspirants à l'état d'homme, je crois qu'il y a un bien plus grand nombre d'hommes qui sont des aspirants à l'état de chien.
Mes dettes payées, me voyant encore possesseur d'une fort belle somme, je ne songeai qu'à l'employer musicalement. Il faut, me dis-je, que tout autre travail cessant, j'écrive une maîtresse-œuvre, sur un plan neuf et vaste, une œuvre grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne enfin d'être dédiée à l'artiste illustre à qui je dois tant. Pendant que je ruminais ce projet, Paganini, dont la santé empirait à Paris, se vit contraint de repartir pour Marseille, et de là pour Nice, d'où, hélas, il n'est plus revenu. Je lui soumis par lettres divers sujets pour la grande composition que je méditais, et dont je lui avais parlé.
«Je n'ai, me répondit-il, aucun conseil à vous donner là-dessus, vous savez mieux que personne ce qui peut vous convenir.»
Enfin, après une assez longue indécision, je m'arrêtai à l'idée d'une symphonie avec chœurs, solos de chant et récitatif choral, dont le drame de Shakespeare, Roméo et Juliette, serait le sujet sublime et toujours nouveau. J'écrivis en prose tout le texte destiné au chant entre les morceaux de musique instrumentale; Émile Deschamps, avec sa charmante obligeance ordinaire et sa facilité extraordinaire, le mit en vers, et je commençai.
Ah! cette fois, plus de feuilletons, ou, du moins presque plus; j'avais de l'argent, Paganini me l'avait donné pour faire de la musique, et j'en fis. Je travaillai pendant sept mois à ma symphonie, sans m'interrompre plus de trois ou quatre jours sur trente pour quoi que ce fût.
De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps! Avec quelle vigueur je nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle brise de la fantaisie, sous les chaux rayons de ce soleil d'amour qu'alluma Shakespeare, et me croyant la force d'arriver à l'île merveilleuse où s'élève le temple de l'art pur!
Il ne m'appartient pas de décider si j'y suis parvenu. Telle qu'elle était alors, cette partition fut exécutée trois fois de suite sous ma direction au Conservatoire et trois fois elle parut avoir un grand succès. Je sentis pourtant aussitôt que j'aurais beaucoup à y retoucher, et je me mis à l'étudier sérieusement sous toutes ses faces. À mon vif regret Paganini ne l'a jamais entendue ni lue. J'espérais toujours le voir revenir à Paris, j'attendais d'ailleurs que la symphonie fût entièrement parachevée et imprimée pour la lui envoyer; et sur ces entrefaites, il mourut à Nice, en me laissant, avec tant d'autres poignants chagrins, celui d'ignorer s'il eût jugé digne de lui l'œuvre entreprise avant tout pour lui plaire, et dans l'intention de justifier à ses propres yeux ce qu'il avait fait pour l'auteur. Lui aussi parut regretter beaucoup de ne pas connaître Roméo et Juliette, et il me le dit dans sa lettre de Nice du 7 janvier 1840, où se trouvait cette phrase: «Maintenant tout est fait, l'envie ne peut plus que se taire.» Pauvre cher grand ami! il n'a jamais lu, heureusement, les horribles stupidités écrites à Paris dans plusieurs journaux sur le plan de l'ouvrage, sur l'introduction, sur l'adagio, sur la fée Mab, sur le récit du père Laurence. L'un me reprochait comme une extravagance d'avoir tenté cette nouvelle forme de symphonie, l'autre ne trouvait dans le scherzo de la fée Mab qu'un petit bruit grotesque semblable à celui des seringues mal graissées. Un troisième en parlant de la scène d'amour, de l'adagio, du morceau que les trois quarts des musiciens de l'Europe qui le connaissent mettent maintenant au-dessus de tout ce que j'ai écrit, assurait que je n'avais pas compris Shakespeare!!! Crapaud gonflé de sottise! quand tu me prouveras cela.
Jamais critiques plus inattendues ne m'ont plus cruellement blessé! et, selon l'usage, aucun des aristarques qui ont écrit pour ou contre cet ouvrage, ne m'a indiqué un seul de ses défauts, que j'ai corrigés plus tard successivement quand j'ai pu les reconnaître.
M. Frankoski (le secrétaire d'Ernst) m'ayant signalé à Vienne la mauvaise et trop brusque terminaison du scherzo de la fée Mab, j'écrivis pour ce morceau la coda qui existe maintenant et détruisis la première.
D'après l'avis de M. d'Ortigue, je crois, une importante coupure fut pratiquée dans le récit du père Laurence, refroidi par des longueurs où le trop grand nombre de vers fournis par le poète m'avaient entraîné. Toutes les autres modifications, additions, suppressions, je les ai faites de mon propre mouvement, à force d'étudier l'effet de l'ensemble et des détails de l'ouvrage, en l'entendant à Paris, à Berlin, à Vienne, à Prague. Si je n'ai pas trouvé d'autres tâches à y effacer, j'ai mis au moins toute la bonne foi possible à les chercher et ce que je possède de sagacité à les découvrir.
Après cela que peut un auteur, sinon s'avouer franchement qu'il ne saurait faire mieux, et se résigner aux imperfections de son œuvre? Quand j'en arrivai là, mais seulement alors, la symphonie de Roméo et Juliette fut publiée.
Elle présente des difficultés immenses d'exécution, difficultés de toute espèce, inhérentes à la forme et au style, et qu'on ne peut vaincre qu'au moyen de longues études faites patiemment et parfaitement dirigées. Il faut, pour la bien rendre, des artistes du premier ordre, chef d'orchestre, instrumentistes et chanteurs, et décidés à l'étudier comme on étudie dans les bons théâtres lyriques un opéra nouveau, c'est-à-dire à peu près comme si on devait l'exécuter par cœur.
On ne l'entendra en conséquence jamais à Londres, où l'on ne peut obtenir les répétitions nécessaires. Les musiciens, dans ce pays-là, n'ont pas le temps de faire de la musique[77].
M. de Rémusat me commande la Symphonie funèbre et triomphale.—Son exécution.—Sa popularité à Paris.—Mot d'Habeneck.—Adjectif inventé pour cet ouvrage par Spontini.—Son erreur à propos du Requiem.
En 1840, le mois de juillet approchant, le gouvernement français voulut célébrer par de pompeuses cérémonies le dixième anniversaire de la révolution de 1830, et la translation des victimes plus ou moins héroïques des trois journées, dans le monument qui venait de leur être élevé sur la place de la Bastille. M. de Rémusat, alors ministre de l'intérieur, est par le plus grand des hasards, ainsi que M. de Gasparin, un ami de la musique. L'idée lui vint de me faire écrire, pour la cérémonie de la translation des morts, une symphonie dont la forme et les moyens d'exécution étaient entièrement laissés à mon choix. On m'assurait pour ce travail la somme de dix mille francs, sur laquelle je devais payer les frais de copie et les exécutants.
Je crus que le plan le plus simple, pour une œuvre pareille, serait le meilleur, et qu'une masse d'instruments à vent était seule convenable pour une symphonie destinée à être (la première fois au moins) entendue en plein air. Je voulus rappeler d'abord les combats des trois journées fameuses, au milieu des accents de deuil d'une marche à la fois terrible et désolée, qu'on exécuterait pendant le trajet du cortège; faire entendre une sorte d'oraison funèbre ou d'adieu adressée aux morts illustres, au moment de la descente des corps dans le tombeau monumental, et enfin chanter un hymne de gloire, l'apothéose, quand, la pierre funèbre scellée, le peuple n'aurait plus devant ses yeux que la haute colonne surmontée de la liberté aux ailes étendues et s'élançant vers le ciel, comme l'âme de ceux qui moururent pour elle.
J'avais à peu près terminé la marche funèbre, quand le bruit se répandit que les cérémonies du mois de juillet n'auraient pas lieu. «Bon! me dis-je, voici la contre-partie de l'histoire du Requiem! N'allons pas plus loin; je connais mon monde.» Et je m'arrêtai court. Mais peu de jours après, en flânant dans Paris, je me trouvai sur le passage du ministre de l'intérieur. M. de Rémusat m'apercevant fit arrêter sa voiture et, sur un signe qu'il m'adressa, je m'approchai. Il voulait savoir où j'en étais de la symphonie. Je lui dis tout crûment le motif qui m'avait fait suspendre mon travail, en ajoutant que je me souvenais des tourments que m'avait causés la cérémonie du maréchal Damrémont et le Requiem.
«—Mais le bruit qui vous a alarmé est complètement faux, me dit-il, rien n'est changé; l'inauguration de la colonne de la Bastille, la translation des morts de juillet, tout aura lieu, et je compte sur vous. Achevez votre ouvrage au plus vite.»
Malgré ma méfiance trop bien motivée, cette assertion de M. de Rémusat dissipa mes inquiétudes, et je me remis à l'œuvre sur-le-champ. La marche et l'oraison funèbre terminées, le thème de l'apothéose trouvé, je fus arrêté assez longtemps par la fanfare que je voulais faire s'élever peu à peu des profondeurs de l'orchestre jusqu'à la note aiguë par laquelle éclate le chant de l'apothéose. J'en écrivis je ne sais combien qui toutes me déplurent; c'était ou vulgaire, ou trop étroit de forme, ou trop peu solennel, ou trop peu sonore, ou mal gradué. Je rêvais une sonnerie archangélique, simple mais noble, empanachée, armée, se levant radieuse, triomphante, retentissante, immense, annonçant à la terre et au ciel l'ouverture des portes de l'Empyrée. Je m'arrêtai enfin, non sans crainte, à celle que l'on connaît; et le reste fut bientôt écrit. Plus tard, et après mes corrections et remaniements ordinaires, j'ajoutai à cette symphonie un orchestre d'instruments à cordes et un chœur qui, sans être obligés, en augmentent néanmoins énormément l'effet.
J'engageai pour la cérémonie une bande militaire de deux cents hommes, qu'Habeneck cette fois encore aurait bien voulu conduire, mais dont je me réservai prudemment la direction. Je n'avais pas oublié le tour de la tabatière.
J'eus fort heureusement l'idée d'inviter un nombreux auditoire à la répétition générale de la symphonie, car le jour de la cérémonie on n'eût pu la juger. Malgré la puissance d'un pareil orchestre d'instruments à vent, pendant la marche du cortège on nous entendait peu et mal. À l'exception de ce qui fut exécuté quand nous longeâmes le boulevard Poissonnière dont les grands arbres, encore existants alors, servaient de réflecteurs au son, tout le reste fut perdu.
Sur la vaste place de la Bastille ce fut pis encore; à dix pas on ne distinguait presque rien.
Pour m'achever, les légions de la garde nationale, impatientées de rester à la fin de la cérémonie l'arme au bras, sous un soleil brûlant, commencèrent leur défilé au bruit d'une cinquantaine de tambours, qui continuèrent à battre brutalement pendant toute l'exécution de l'apothéose, dont en conséquence il ne surnagea pas une note. La musique est toujours ainsi respectée en France, dans les fêtes ou réjouissances publiques, où l'on croit devoir la faire figurer... pour l'œil.
Mais je le savais, et la répétition générale, dans la salle Vivienne, fut ma véritable exécution. Elle produisit un effet tel, que l'entrepreneur des concerts institués dans cette salle m'engagea pour quatre soirées, où la nouvelle symphonie figura en première ligne, et qui rapportèrent beaucoup d'argent.
En sortant d'une de ces exécutions, Habeneck, avec qui j'étais rebrouillé je ne sais plus pourquoi, dit: «Décidément ce b... la a de grandes idées.» Huit jours après probablement il disait le contraire. Cette fois je n'eus point maille a partir avec le ministère. M. de Rémusat se conduisit en gentleman: les dix mille francs me furent promptement remis. Le compte de l'orchestre et du copiste soldé, il me resta deux mille huit cents francs. C'est peu, mais le ministre était content, et le public me prouvait à chacune des exécutions de ma nouvelle œuvre, qu'elle avait le don de lui plaire plus que toutes ses aînées et de l'exalter même jusqu'à l'extravagance. Un soir, dans la salle Vivienne, après l'apothéose, quelques jeunes gens s'avisèrent de prendre les chaises et de les briser contre terre en poussant des cris. Le propriétaire donna immédiatement ses ordres pour qu'aux soirées suivantes on eût à empêcher la propagation de cette nouvelle manière d'applaudir.
Au sujet de cette symphonie exécutée longtemps après dans la salle du Conservatoire avec les deux orchestres, mais sans le chœur, Spontini m'écrivit une longue et curieuse lettre, que j'ai eu la sottise de donner à un collectionneur d'autographes, et dont je regrette de ne pouvoir ici produire une copie. Je sais seulement qu'elle commençait ainsi: «Encore sous l'impression de votre ébranlante musique, etc., etc.»
C'est la seule fois, malgré son amitié pour moi, qu'il ait accordé des éloges à mes compositions. Il venait toujours les entendre sans m'en parler jamais. Mais non, cela lui arriva encore après une grande exécution de mon Requiem dans l'église de Saint-Eustache. Il me dit ce jour-là:
«—Vous avez tort de blâmer l'envoi à Rome des lauréats de l'Institut: vous n'eussiez pas conçu un tel Requiem sans le Jugement dernier de Michel-Ange.»
Ce en quoi il se trompait étrangement, car cette fresque célèbre de la chapelle Sixtine n'a produit sur moi qu'un désappointement complet. J'y vois une scène de tortures infernales, mais point du tout l'assemblée suprême de l'humanité. Au reste, je ne me connais point en peinture et je suis peu sensible aux beautés de convention.
Voyage et concerts à Bruxelles.—Quelques mots sur les orages de mon intérieur.—Les Belges.—Zanni de Ferranti.—Fétis.—Erreur grave de ce dernier.—Festival organisé et dirigé par moi à l'Opéra de Paris.—Cabale des amis d'Habeneck déjouée.—Esclandre dans la loge de M. de Girardin.—Moyen de faire fortune.—Je pars pour l'Allemagne.
Ce fut vers la fin de cette année (1840) que je fis ma première excursion musicale hors de France, c'est-à-dire que je commençai à donner des concerts à l'étranger. M. Snel, de Bruxelles, m'ayant invité à venir faire entendre quelques-uns de mes ouvrages dans la salle de la Grande harmonie, où se tiennent les séances de la société musicale de ce nom, dont il était le directeur, je me décidai à tenter l'aventure.
Mais il fallait, pour y parvenir, faire dans mon intérieur un véritable coup d'État. Sous un prétexte ou sous un autre, ma femme s'était toujours montrée contraire à mes projets de voyages, et si je l'eusse crue, je n'aurais point encore, à l'heure qu'il est, quitté Paris. Une jalousie folle et à laquelle, pendant longtemps, je n'avais donné aucun sujet, était au fond le motif de son opposition. Je dus donc, pour réaliser mon projet, le tenir secret, faire adroitement sortir de la maison mes paquets de musique, une malle, et partir brusquement en laissant une lettre qui expliquait ma disparition. Mais je ne partis pas seul, j'avais une compagne de voyage qui, depuis lors, m'a suivi dans mes diverses excursions. À force d'avoir été accusé, torturé de mille façons, et toujours injustement, ne trouvant plus de paix ni de repos chez moi, un hasard aidant, je finis par prendre les bénéfices d'une position dont je n'avais que les charges, et ma vie fut complètement changée.
Enfin, pour couper court au récit de cette partie de mon existence et ne pas entrer dans de bien tristes détails, je dirai seulement qu'à partir de ce jour et après des déchirements aussi longs que douloureux, une séparation à l'amiable eut lieu entre ma femme et moi. Je la vois souvent, mon affection pour elle n'a été en rien altérée et le triste état de sa santé ne me la rend que plus chère.
Ce que je dis là doit suffire à expliquer ma conduite postérieure à cette époque, aux personnes qui ne m'ont connu que depuis lors; je n'ajouterai rien, car, je le répète, je n'écris pas des confessions.
Je donnai deux concerts à Bruxelles; l'un dans la salle de la Grande Harmonie, l'autre dans l'église des Augustins (église depuis longtemps enlevée au culte catholique). L'une et l'autre de ces salles sont d'une sonorité excessive et telle que tout morceau de musique un peu animé et instrumenté énergiquement y devient nécessairement confus. Les morceaux doux et lents, dans la salle de la Grande Harmonie surtout, sont les seuls dont les contours ne sont point altérés par la résonnance du local et dont l'effet reste ce qu'il doit être.
Les opinions sur ma musique furent au moins aussi divergentes à Bruxelles qu'à Paris. Une discussion assez curieuse s'éleva, m'a-t-on dit, entre M. Fétis qui m'était toujours hostile, et un autre critique, M. Zani de Ferranti artiste et écrivain remarquable, qui s'était déclaré mon champion. Ce dernier citant, parmi les pièces que je venais de faire exécuter, la Marche des pèlerins d'Harold, comme une des choses les plus intéressantes qu'il eût jamais entendues, Fétis répliqua: «Comment voulez-vous que j'approuve un morceau dans lequel on entend presque constamment deux notes qui n'entrent pas dans l'harmonie!» (Il voulait parler des deux sons ut et si qui reviennent à la fin de chaque strophe et simulent une lente sonnerie de cloches.)
«—Ma foi! répondit Zani de Ferranti, je ne crois pas à cette anomalie. Mais si un musicien a été capable de faire un pareil morceau et de me charmer à ce point pendant toute sa durée, avec deux notes qui n'entrent pas dans l'harmonie, je dis que ce n'est pas un homme mais un Dieu.»
Hélas, eussé-je répondu à l'enthousiaste Italien, je ne suis qu'un simple homme et M. Fétis n'est qu'un pauvre musicien, car les deux fameuses notes entrent toujours, au contraire, dans l'harmonie. M. Fétis ne s'est pas aperçu que c'est grâce à leur intervention dans l'accord que les tonalités diverses terminant les strophes sont ramenées au ton principal, et qu'au point de vue purement musical c'est précisément ce qu'il y a de curieux et de nouveau dans cette marche, et ce sur quoi un musicien véritable ne peut ni ne doit se tromper un seul instant? Je fus tenté d'écrire dans quelque journal à Zani de Ferranti, quand on m'eut raconté ce singulier malentendu, pour démontrer l'erreur de Fétis: puis je me ravisai et me renfermai dans mon système, que je crois bon, de ne jamais répondre aux critiques, si absurdes qu'elles soient.
La partition d'Harold ayant été publiée quelques années après, M. Fétis a pu se convaincre par ses yeux que les deux notes entrent toujours dans l'harmonie.
Ce voyage hors frontières n'était qu'un essai, j'avais le projet de visiter l'Allemagne et de consacrer à cette excursion cinq ou six mois. Je revins donc à Paris pour m'y préparer et faire mes adieux aux Parisiens par un concert colossal dont je ruminais le plan depuis longtemps.
M. Pillet, alors directeur de l'Opéra, ayant bien accueilli la proposition que je lui fis d'organiser dans ce théâtre un festival[78] sous ma direction, je commençai à me mettre à l'œuvre, sans rien laisser transpirer de notre projet au dehors. La difficulté consistait à ne pas donner à Habeneck le temps d'agir hostilement.
Il ne pouvait manquer de me voir de mauvais œil diriger, dans le théâtre où il était chef d'orchestre, une pareille solennité musicale, la plus grande qu'on eût encore vue à Paris. Je préparai donc en secret toute la musique nécessaire au programme que j'avais arrêté, j'engageai des musiciens sans leur dire dans quel local le concert aurait lieu, et quand il n'y eut plus qu'à démasquer mes batteries, j'allai prier M. Pillet d'apprendre à Habeneck que j'étais chargé de la direction de la fête. Mais il ne put s'y résoudre et me laissa l'ennui de cette démarche; telle était la peur qu'Habeneck lui inspirait. En conséquence j'écrivis au terrible chef d'orchestre, je l'informai des dispositions que j'avais prises, d'accord avec M. Pillet, et j'ajoutai qu'étant dans l'habitude de diriger moi-même mes concerts, j'espérais ne point le blesser en conduisant également celui-ci.
Il reçut ma lettre à l'Opéra, au milieu d'une répétition, la relut plusieurs fois, se promena longtemps sur la scène d'un air sombre, puis, prenant brusquement son parti, il descendit dans les bureaux de l'administration, où il déclara que cet arrangement lui convenait fort, puisqu'il avait le désir d'aller passer à la campagne le jour indiqué pour le concert. Mais son dépit était visible, et beaucoup de musiciens de son orchestre le partagèrent bientôt, avec d'autant plus d'énergie qu'ils savaient lui faire la cour en le manifestant. D'après mes conventions avec M. Pillet, tout cet orchestre devait fonctionner sous mes ordres avec les musiciens du dehors que j'avais invités.
La soirée était au bénéfice du directeur de l'Opéra, qui m'assurait seulement la somme de cinq cents francs pour mes peines, et me laissait carte blanche pour l'organisation. Les musiciens d'Habeneck étaient en conséquence tenus de prendre part à cette exécution sans être rétribués. Mais je me souvenais des drôles du Théâtre-Italien et du tour qu'ils m'avaient joué en pareille circonstance, ma position était même cette fois bien plus critique à l'égard des artistes de l'Opéra. Je voyais chaque soir les conciliabules tenus dans l'orchestre pendant les entr'actes, l'agitation de tous, la froide impassibilité d'Habeneck, entouré de sa garde courroucée, les furieux coups d'œil qu'on me lançait et la distribution qui se faisait sur les pupitres des numéros du journal le Charivari, dans lequel on me déchirait à belles dents. Lors donc que les grandes répétitions durent commencer, voyant l'orage grossir, quelques-uns des séides d'Habeneck déclarant qu'ils ne marcheraient pas sans leur vieux général, je voulus obtenir de M. Pillet que les musiciens de l'Opéra fussent payés comme les externes. M. Pillet s'y refusant:
«—Je comprends et j'approuve les motifs de votre refus, lui dis-je, mais vous compromettez ainsi l'exécution du concert. En conséquence, j'appliquerai les cinq cents francs que vous m'accordez au payement de ceux des musiciens de l'Opéra qui ne refusent pas leur concours.
—Comment, me dit M. Pillet, vous n'auriez rien pour vous, après un labeur qui vous exténue!...
—Peu importe, il faut avant tout que cela marche; mes cinq cents francs serviront à calmer les moins mutins; quant aux autres, veuillez ne pas user de votre autorité pour les contraindre à faire leur devoir, et laissons-les avec leur vieux général.»
Ainsi fut fait. J'avais un personnel de six cents exécutants, choristes et instrumentistes. Le programme se composait du 1er acte de l'Iphigénie en Tauride de Gluck, d'une scène de l'Athalie de Handel, du Dies Iræ et du Lacrymosa de mon Requiem, de l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale, de l'adagio, du scherzo et du finale de Roméo et Juliette, et d'un chœur sans accompagnement de Palestrina. Je ne conçois pas maintenant comment je suis venu à bout de faire apprendre en si peu de temps (en huit jours) un programme aussi difficile avec des musiciens réunis dans de semblables conditions. J'y parvins cependant. Je courais de l'Opéra au Théâtre-Italien, dont j'avais engagé les choristes seulement, du Théâtre-Italien à l'Opéra-Comique et au Conservatoire, dirigeant ici une répétition de chœurs, là les études d'une partie de l'orchestre, voyant tout par mes yeux et ne m'en rapportant à personne pour la surveillance de ces travaux. Je pris ensuite successivement dans le foyer du public, à l'Opéra, mes deux masses instrumentales: celle des instruments à archet répéta de huit heures du matin à midi, et celle des instruments à vent de midi à quatre heures. Je restai ainsi sur pieds, le bâton à la main, pendant toute la journée; j'avais la gorge en feu, la voix éteinte, le bras droit rompu; j'allais me trouver mal de soif et de fatigue, quand un grand verre de vin chaud, qu'un choriste eut l'humanité de m'apporter, me donna la force de terminer cette rude répétition.
De nouvelles exigences des musiciens de l'Opéra l'avaient d'ailleurs rendue plus pénible. Ces messieurs, apprenant que je donnais vingt francs à quelques artistes du dehors, se crurent en droit de venir tous m'interrompre, les uns après les autres, pour réclamer un payement semblable.
«—Ce n'est pas pour l'argent, disaient-ils, mais les artistes de l'Opéra ne peuvent être moins rétribués que ceux des théâtres secondaires.
—Très-bien! vous aurez vos vingt francs, leur répondis-je, je vous les garantis; mais, pour Dieu, faites votre affaire et laissez-moi tranquille.»
Le lendemain, la répétition générale eut lieu sur la scène et fut assez satisfaisante. Tout marcha passablement bien, à l'exception du scherzo de la fée Mab que j'avais eu l'imprudence de faire figurer dans le programme. Ce morceau d'un mouvement si rapide et d'un tissu si délicat, ne doit ni ne peut être exécuté, par un orchestre aussi nombreux. Il est presque impossible, avec une mesure aussi brève, de maintenir ensemble, en pareil cas, les extrémités opposées de la masse instrumentale; elle occupe un trop grand espace, et les parties les plus éloignées du chef finissent bientôt par rester en arrière faute de pouvoir suivre exactement son rhythme précipité. Troublé comme je l'étais, il ne me vint pas même à l'esprit de former un petit orchestre de choix, qui, groupé autour de moi sur le milieu du théâtre, eût pu rendre sans peine toutes mes intentions; et après des peines incroyables il fallut renoncer au scherzo et l'effacer du programme. Je remarquai à cette occasion l'impossibilité qu'il y a d'empêcher les petites cymbales en si et en fa de retarder, si les musiciens chargés de ces parties sont trop éloignés du chef d'orchestre. J'avais sottement laissé ce jour-là les cymbaliers au bout du théâtre, à côté des timbales, et malgré tous mes efforts ils restaient quelquefois en arrière d'une mesure entière. J'ai eu soin depuis lors de placer les cymbaliers tout à côté de moi, et la difficulté a disparu.
Le lendemain, je comptais rester tranquille au moins jusqu'au soir: un ami[79] me prévint de certains projets des partisans d'Habeneck, pour ruiner en tout ou en partie mon entreprise. On devait, m'écrivait-il, couper avec des canifs la peau des timbales, graisser de suif les archets de contre-basse, et, au milieu du concert, faire demander la Marseillaise.
Cet avis, on le conçoit, troubla le repos dont j'avais tant besoin. Au lieu d'employer la journée à dormir, je me mis à parcourir les abords de l'Opéra en proie à une agitation fébrile. Comme je circulais ainsi tout pantelant sur le boulevard, mon bonheur m'amena Habeneck en personne. Je cours droit à lui et lui prenant le bras:
«—On me prévient que vos musiciens méditent diverses infamies pour me nuire ce soir, mais j'ai l'œil sur eux.
—Oh! répond le bon apôtre, vous n'avez rien à craindre, ils ne feront rien, je leur ai fait entendre raison.
—Parbleu, je n'ai pas besoin d'être rassuré, c'est au contraire moi qui vous rassure. Car si quelque chose arrivait cela retomberait sur vous assez lourdement. Mais soyez tranquille; comme vous le dites, ils ne feront rien.»
Le soir, à l'heure du concert, je n'étais pourtant pas sans inquiétudes. J'avais placé mon copiste dans l'orchestre pendant la journée pour garder les timbales et les contre-basses. Les instruments étaient intacts. Mais voilà ce que je craignais: dans les grands morceaux du Requiem, les quatre petits orchestres d'instruments de cuivre contiennent des trompettes et des cornets en différents tons (en si , en fa, et en mi ), or il faut savoir que le corps de rechange d'une trompette en fa par exemple, diffère très-peu de celui d'une trompette en mi , et qu'il est très-aisé de les confondre. Quelque faux frère pouvait donc me lancer dans le Tuba mirum une sonnerie en f, au lieu d'une sonnerie en mi , comptant, après avoir ainsi produit une cacophonie atroce, s'excuser en disant qu'il s'était trompé de ton.
Au moment de commencer le Dies iræ, je quittai mon pupitre, et, faisant le tour de l'orchestre, je demandai à tous les joueurs de trompette et de cornet de me montrer leur instrument. Je les passais ainsi en revue, examinant de très-près l'inscription tracée sur les tons divers, in F, in E , in B; lorsqu'en arrivant au groupe où se trouvaient les frères Dauverné, musiciens de l'Opéra, l'aîné me fit rougir en me disant: «Oh, Berlioz! vous vous méfiez de nous, c'est mal! Nous sommes d'honnêtes gens et nous vous aimons.» Souffrant de ce reproche que j'étais pourtant trop excusable d'avoir encouru, je ne poussai pas plus loin mon inspection.
En effet, mes braves trompettes ne commirent pas de faute, rien ne manqua dans l'exécution, et les morceaux du Requiem produisirent tout leur effet.
Immédiatement après cette partie du concert venait un entr'acte. Ce fut pendant ce moment de repos que les Habeneckistes crurent pouvoir tenter leur coup le plus facile et le moins dangereux pour eux. Plusieurs voix s'écrièrent du parterre: «La Marseillaise! la Marseillaise!» espérant entraîner ainsi le public et troubler toute l'ordonnance de la soirée. Déjà un certain nombre de spectateurs séduits par l'idée d'entendre ce chant célèbre exécuté par un tel chœur et un tel orchestre, joignaient leurs cris à ceux des cabaleurs, quand m'avançant sur le devant de la scène je leur criai de toute la force de la voix: «Nous ne jouerons pas la Marseillaise, nous ne sommes pas ici pour cela!» Et le calme se rétablit à l'instant.
Il ne devait pas être de longue durée. Un autre incident auquel j'étais étranger vint presque aussitôt agiter plus vivement la salle. Des cris: «À l'assassin! c'est infâme! arrêtez-le!» partis de la première galerie, firent toute l'assistance se lever en tumulte. Madame de Girardin échevelée s'agitait dans sa loge appelant au secours. Son mari venait d'être souffleté à ses côtés par Bergeron, l'un des rédacteurs du Charivari, qui passe pour le premier assassin de Louis-Philippe, celui que l'opinion publique accusait alors d'avoir, quelques années auparavant, tiré sur le roi le coup de pistolet du pont Royal.
Cet esclandre ne pouvait que nuire beaucoup au reste du concert, qui se termina sans encombre cependant, mais au milieu d'une préoccupation générale.
Quoi qu'il en soit j'avais résolu le problème, et tenu en échec l'état-major de mes ennemis. La recette s'éleva à huit mille cinq cents francs. La somme abandonnée par moi pour payer les musiciens de l'Opéra n'y suffisant pas, à cause de ma promesse de leur donner à tous vingt francs, je dus apporter au caissier du théâtre trois cent soixante francs qu'il accepta, et dont il indiqua la source sur son livre, en écrivant à l'encre rouge ces mots: Excédant donné par M. Berlioz.
Ainsi je parvins à organiser le plus vaste concert qu'on eût encore donné à Paris, seul, malgré Habeneck et ses gens, en renonçant à la modique somme qui m'avait été allouée. On fit huit mille cinq cents francs de recette et ma peine coûta trois cent soixante francs.
Voilà comme on s'enrichit! J'ai souvent dans ma vie employé ce procédé. Aussi, j'ai fait fortune..... Comment M. Pillet, qui est un gentleman, souffrit-il cela? Je n'ai jamais pu m'en rendre compte. Peut-être le caissier ne l'a-t-il pas informé du fait.
Peu de jours après, je partis pour l'Allemagne. Par les lettres que j'adressai, à mon retour, à plusieurs de mes amis (et même à deux individus[80] qui ne méritent pas ce titre), on va connaître mes aventures dans ce premier voyage et les observations que j'y ai faites. Ce fut une exploration laborieuse, il est vrai, mais musicale au moins, assez avantageuse sous le rapport pécuniaire et j'y jouis du bonheur de vivre dans un milieu sympathique, à l'abri des intrigues, des lâchetés et des platitudes de Paris.
Voici ces lettres à peu près telles qu'elles furent alors publiées sous le titre de Voyage musical en Allemagne.
fin du premier volume
DE
—1841-1842—
À MONSIEUR A. MOREL[81]
première lettre
Bruxelles.—Mayence.—Francfort.
Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne, pendant lequel j'ai donné quinze concerts et fait près de cinquante répétitions. Vous pensez qu'après de telles fatigues, je dois avoir besoin d'inaction et de repos, et vous avez raison; mais vous auriez peine à croire combien ce repos et cette inaction me paraissent étranges! Souvent, le matin, à demi réveillé, je m'habille précipitamment, persuadé que je suis en retard et que l'orchestre m'attend... puis, après un instant de réflexion, revenant au sentiment de la réalité, quel orchestre, me dis-je? je suis à Paris, où l'usage est toujours au contraire que l'orchestre se fasse attendre! D'ailleurs, je ne donne pas de concert, je n'ai pas de chœurs à instruire, pas de symphonie à diriger; je ne dois voir ce matin ni Meyerbeer, ni Mendelssohn, ni Lipinski, ni Marschner, ni A. Bohrer, ni Schlosser, ni Mangold, ni les frères Müller, ni aucun de ces excellents artistes allemands qui m'ont fait un si gracieux accueil et m'ont donné tant de preuves de déférence et de dévouement!... On n'entend guère de musique en France à cette heure, et vous tous, mes amis, que j'ai été heureux de revoir, vous avez un air si triste, si découragé, quand je vous questionne sur ce qui s'est fait à Paris en mon absence, que le froid me saisit au cœur avec le désir de retourner en Allemagne, où l'enthousiasme existe encore. Et pourtant quelles ressources immenses nous possédons dans ce vortex parisien, vers lequel tendent inquiètes les ambitions de toute l'Europe! Que de beaux résultats on pourrait obtenir de la réunion de tous les moyens dont disposent et le Conservatoire, et le Gymnase musical, et nos trois théâtres lyriques, et les églises, et les écoles de chant! Avec ces éléments dispersés et au moyen d'un triage intelligent, on formerait, sinon un chœur irréprochable (les voix ne sont pas assez exercées), au moins un orchestre sans pareil! Pour parvenir à faire entendre aux Parisiens un si magnifique ensemble de huit à neuf cents musiciens, il ne manque que deux choses: un local pour les placer, et un peu d'amour de l'art pour les y rassembler. Nous n'avons pas une seule grande salle de concert! Le théâtre de l'Opéra pourrait en tenir lieu, si le service des machines et des décors, si les travaux quotidiens, rendus indispensables par les exigences du répertoire, en occupant la scène presque chaque jour, ne rendaient à peu près impossibles les dispositions nécessaires aux préparatifs d'une telle solennité. Puis trouverait-on les sympathies collectives, l'unité de sentiment et d'action, le dévouement et la patience, sans lesquels on ne produira jamais, en ce genre, rien de grand ni de beau? Il faut l'espérer, mais on ne peut que l'espérer. L'ordre exceptionnel établi dans les répétitions de la Société du Conservatoire, et l'ardeur des membres de cette société célèbre, sont universellement admirés. Or, on ne prise si fort que les choses rares... Presque partout en Allemagne, au contraire, j'ai trouvé l'ordre et l'attention joints à un véritable respect pour le maître ou pour les maîtres. Il y en a plusieurs, en effet: l'auteur d'abord, qui dirige lui-même presque toujours les répétitions et l'exécution de son ouvrage, sans que l'amour-propre du chef d'orchestre en soit en rien blessé,—le maître de chapelle, qui est généralement un habile compositeur et dirige les opéras du grand répertoire, toutes les productions musicales importantes dont les auteurs sont ou morts ou absents,—et le maître de concert qui, dirigeant les petits opéras et les ballets, joue en outre la partie de premier violon, quand il ne conduit pas, et transmet, en ce cas, les ordres et les observations du maître de chapelle aux points extrêmes de l'orchestre, surveille les détails matériels des études, a l'œil à ce que rien ne manque à la musique ni aux instruments, et indique quelquefois les coups d'archet ou la manière de phraser les mélodies et les traits, tâche interdite au maître de chapelle, car celui-ci conduit toujours au bâton.
Sans doute, il doit y avoir aussi en Allemagne, dans toutes ces agglomérations de musiciens d'inégale valeur, bien des vanités obscures, insoumises et mal contenues; mais je ne me souviens pas (à une seule exception près) de les avoir vues lever la tête et prendre la parole; peut-être est-ce parce que je n'entends pas l'allemand.
Pour les directeurs de chœurs, j'en ai trouvé très peu d'habiles; la plupart sont de mauvais pianistes; j'en ai même rencontré un qui ne jouait pas du piano du tout, et donnait les intonations en frappant sur les touches avec deux doigts de la main droite seulement. Et puis on a encore en Allemagne, comme chez nous, conservé l'habitude de réunir toutes les voix du chœur dans le même local et sous un seul directeur, au lieu d'avoir trois salles d'études et trois maîtres de chant pour les répétitions préliminaires, et d'isoler ainsi pendant quelques jours, les soprani et les contralti, les basses et les ténors: procédé qui économise le temps et amène dans l'enseignement des diverses parties chorales d'excellents résultats. En général, les choristes allemands, les ténors surtout, ont des voix plus fraîches et d'un timbre plus distingué que celles que nous entendons dans nos théâtres; mais il ne faut pas trop se hâter de leur accorder la supériorité sur les nôtres, et vous verrez bientôt, si vous voulez bien me suivre dans les différentes villes que j'ai visitées, qu'à l'exception de ceux de Berlin, de Francfort et de Dresde peut-être, tous les chœurs de théâtre sont mauvais ou d'une grand médiocrité. Les Académies de chant doivent, au contraire, être regardées comme une des gloires musicales de l'Allemagne; nous tâcherons plus tard de trouver la raison de cette différence.
Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices; les contre-temps, les malencontres de toute espèce se succédaient d'une façon inquiétante, et je vous assure, mon cher ami, qu'il a fallu presque de l'entêtement pour le poursuivre et le mener à fin et à bien. J'étais parti de Paris me croyant assuré de donner trois concerts dès le début: le premier devait avoir lieu à Bruxelles, où j'étais engagé par la Société de la Grande Harmonie; les deux autres étaient déjà annoncés à Francfort par le directeur du théâtre, qui paraissait y attacher beaucoup d'importance et mettre le plus grand zèle à en assurer l'exécution. Et cependant de toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu'est-il résulté? Absolument rien! Voici comment: Madame Nathan-Treillet avait eu la bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au concert de Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après de pompeuses annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la cantatrice venait de tomber assez gravement malade et qu'il lui était, en conséquence, impossible de quitter Paris. Madame Nathan-Treillet a laissé à Bruxelles de tels souvenirs du temps où elle y était prima-donna au théâtre, qu'on peut dire sans exagération, qu'elle y est adorée; elle y fait fureur, fanatisme, et toutes les symphonies du monde ne valent pas pour les Belges une romance de Loïsa Puget chantée par madame Treillet. À l'annonce de cette catastrophe, la Grande Harmonie tout entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des concerts est devenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si l'air eût subitement manqué, les Grands Harmonistes se sont dispersés en gémissant. J'avais beau leur dire pour les consoler: «Mais le concert n'aura pas lieu, soyez tranquilles, vous n'aurez pas le désagrément d'entendre ma musique, c'est une compensation suffisante, je pense, à un malheur pareil!» Rien n'y faisait.
Leurs yeux fondaient en pleurs de bière, et nolebant consolari, parce que madame Treillet ne venait pas. Voilà donc le concert à tous les diables; le chef d'orchestre de cette société si grandement harmonique, homme d'un véritable mérite, plein de dévouement à l'art, en sa qualité d'artiste éminent, bien qu'il soit peu disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de mademoiselle Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m'avait invité à venir à Bruxelles, honteux et confus,
Jurait, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Que faire alors? s'adresser à la société rivale, la Philharmonie, dirigée par Bender, le chef de l'admirable musique des Guides; composer un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du Conservatoire? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de MM. Henssens, Mertz, Wéry, qui tous, dans une occasion antérieure, s'étaient empressés d'exercer en ma faveur leur influence sur leurs élèves et amis! Mais c'était tout recommencer sur nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les deux concerts dont j'ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d'inquiétude sur les suites que pouvait avoir l'affreux chagrin des dilettanti belges, et me reprochant d'en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce remords-là est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur, et je n'étais pas depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que déjà je n'y pensais plus. Le Rhin! ah! c'est beau! c'est très-beau! Vous croyez peut-être, mon cher Morel, que je vais saisir l'occasion de faire à son sujet de poétiques amplifications? Dieu m'en garde. Je sais trop que mes amplifications ne seraient que de prosaïques diminutions, et d'ailleurs j'aime à croire pour votre honneur que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.
Arrivé à Mayence, je m'informai de la musique militaire autrichienne qui s'y trouvait l'année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le Strauss de Paris[82]) exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une verve, une puissance et un effet prodigieux. Le régiment était parti, plus de musique d'harmonie (celle-là était vraiment une grande harmonie!), plus de concert possible! (je m'étais figuré pouvoir faire en passant cette farce aux habitants de Mayence.) Il faut essayer cependant! Je vais chez Schott, le patriarche des éditeurs de musique. Ce digne homme a l'air, comme la Belle-au-bois-dormant, de dormir depuis cent ans, et à toutes mes questions il répond lentement en entremêlant ses paroles de silences prolongés: «Je ne crois pas... vous ne pouvez... donner un concert... ici... il n'y a pas... d'orchestre, il n'y a pas de... public... nous n'avons pas d'argent!...»
Comme je n'ai pas énormément de... patience, je me dirige au plus vite vers le chemin de fer, et je pars pour Francfort. Ne fallait-il pas quelque chose encore pour compléter mon irritation!... Ce chemin de fer, lui aussi, est tout endormi, il se hâte lentement, il ne marche pas, il flâne, et, ce jour-là surtout, il faisait d'interminables points d'orgue à chaque station. Mais enfin tout adagio a un terme, et j'arrivai à Francfort avant la nuit. Voilà une ville charmante et bien éveillée! Un air d'activité et de richesse y règne partout; elle est en outre bien bâtie, brillante et blanche comme une pièce de cent sous toute neuve, et des boulevards plantés d'arbustes et de fleurs dans le style des jardins anglais, forment sa ceinture verdoyante et parfumée. Bien que ce fût au mois de décembre, et que la verdure et les fleurs eussent dès longtemps disparu, le soleil se jouait d'assez bonne humeur entre les bras de la végétation attristée; et, soit par le contraste que ces allées si pleines d'air et de lumière offraient avec les rues obscures de Mayence, soit par l'espoir que j'avais de commencer enfin mes concerts à Francfort, soit pour toute autre cause qui se dérobe à l'analyse, les mille voix de la joie et du bonheur chantaient en chœur au dedans de moi, et j'ai fait là une promenade de deux heures délicieuse. À demain les affaires sérieuses! me dis-je en rentrant à l'hôtel.
Le jour suivant donc, je me rendis allègrement au théâtre, pensant le trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place sur laquelle il est bâti et apercevant quelques jeunes gens qui portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu'ils appartenaient sans doute à l'orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et directeur Guhr. En lisant mon nom ces honnêtes artistes passèrent tout à coup de l'indifférence à un empressement respectueux qui me fit grand bien. L'un d'eux, qui parlait français, prit la parole pour ses confrères:
«—Nous sommes bien heureux de vous voir enfin; M. Guhr nous a depuis longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois votre ouverture du Roi Lear. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du Conservatoire; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent!» Guhr arrive. C'est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux yeux vifs et perçants; son geste est rapide, sa parole brève et incisive; on voit qu'il ne doit pas pécher par excès d'indulgence quand il est à la tête de son orchestre; tout annonce en lui une intelligence et une volonté musicales; c'est un chef. Il parle français, mais pas assez vite au gré de son impatience, et il l'entremêle, à chaque phrase, de gros jurons, prononcés à l'allemande, du plus plaisant effet. Je les désignerai seulement par des initiales. En m'apercevant:
«—Oh! S. N. T. T... c'est vous, mon cher! Vous n'avez donc pas reçu ma lettre?
—Quelle lettre?
—Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire... S. N. T. T... Attendez... je ne parle pas bien... un malheur!... c'est un grand malheur!... Ah! voilà notre régisseur qui me servira d'interprète.»
Et continuant à parler français:
«—Dites à M. Berlioz combien je suis contrarié; que je lui ai écrit de ne pas encore venir; que les petites Milanollo remplissent le théâtre tous les soirs; que nous n'avons jamais vu une pareille fureur du public, S. N. T. T., et qu'il faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands concerts.
—Le Régisseur: M. Guhr me charge de vous dire, monsieur, que...
—Moi: Ne vous donnez pas la peine de le répéter; j'ai très-bien, j'ai trop bien compris, puisqu'il n'a pas parlé allemand.
—Guhr: Ah! ah! ah! j'ai parlé français, S. N. T. T., sans le savoir!
—Moi: Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu'il faut m'en retourner, ou poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver ailleurs quelques autres enfants prodiges qui me feront encore échec et mât.
—Guhr: Que faire, mon cher, les enfants font de l'argent, S. N. T. T., les romances françaises font de l'argent, les vaudevilles français attirent la foule; que voulez-vous? S. N. T. T., je suis directeur, je ne puis pas refuser l'argent; mais restez au moins jusqu'à demain, je vous ferai entendre Fidelio, par Pischek et mademoiselle Capitaine, et, S. N. T. T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.
—Moi: je les crois excellents, surtout sous votre direction; mais, mon cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console?
—Ah! ah! S. N. T. T., ça se dit en famille.» (Il voulait dire familièrement.)
Là-dessus le fou rire s'empare de moi, ma mauvaise humeur s'évanouit, et lui prenant la main:
«—Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre Fidelio et mademoiselle Capitaine, dont vous m'avez tout l'air de vouloir être le lieutenant.»
Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stuttgard, où je n'étais point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de Lindpaintner et du roi de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux Francfortois le temps de reprendre leur sang-froid et d'oublier un peu les délirantes émotions à eux causées par le violon des deux charmantes sœurs, que j'avais le premier applaudies et louées à Paris, mais qui alors, à Francfort, m'incommodaient étrangement.
Et le lendemain, j'entendis Fidelio. Cette représentation est une des plus belles que j'aie vues en Allemagne; Guhr avait raison de me la proposer pour compensation à mon désappointement; j'ai rarement éprouvé une jouissance musicale plus complète.
Mademoiselle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Léonore) me parut posséder les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle création de Beethoven. Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui la rend parfaitement propre à l'expression des sentiments profonds, contenus, mais toujours prêts à faire explosion, comme ceux qui agitent le cœur de l'héroïque épouse de Florestan. Elle chante simplement, très-juste, et son jeu ne manque jamais de naturel. Dans la fameuse scène du pistolet, elle ne remue pas violemment la salle, comme faisait, avec son rire convulsif et nerveux, madame Schrœder-Devrient, quand nous la vîmes à Paris, jeune encore, il y a seize ou dix-sept ans; elle captive l'attention, elle sait émouvoir par d'autres moyens. Mademoiselle Capitaine n'est point une cantatrice dans l'acception brillante du mot; mais de toutes les femmes que j'ai entendues en Allemagne, dans l'opéra de genre, c'est à coup sûr celle que je préférerais; et je n'avais jamais ouï parler d'elle. Quelques autres m'ont été citées d'avance comme des talents supérieurs, que j'ai trouvées parfaitement détestables.
Je ne me rappelle pas malheureusement le nom du ténor chargé du rôle de Florestan. Il a certes de belles qualités, sans que sa voix ait rien de bien remarquable. Il a dit l'air si difficile de la prison, non pas de manière à me faire oublier Haitzinger qui s'y élevait à une hauteur prodigieuse, mais assez bien pour mériter les applaudissements d'un public moins froid que celui de Francfort. Quant à Pischek que j'ai pu apprécier mieux quelques mois après dans le Faust de Spohr, il m'a réellement fait connaître toute la valeur de ce rôle du gouverneur que nous n'avons jamais pu comprendre à Paris; et je lui dois pour cela seul une véritable reconnaissance. Pischek est un artiste; il a sans doute fait des études sérieuses, mais la nature l'a beaucoup favorisé. Il possède une magnifique voix de baryton, mordante, souple, juste et assez étendue; sa figure est noble, sa taille élevée, il est jeune et plein de feu! Quel malheur qu'il ne sache que l'allemand! Les choristes du théâtre de Francfort m'ont semblé bons, leur exécution est soignée, leurs voix sont fraîches, ils laissent rarement échapper des intonations fausses, je les voudrais seulement un peu plus nombreux. Dans ces chœurs d'une quarantaine de voix réside toujours une certaine âpreté qu'on ne trouve pas dans les grandes masses. Ne les ayant pas vus à l'étude d'un nouvel ouvrage, je ne puis dire si les choristes francfortois sont lecteurs et musiciens; je dois reconnaître seulement qu'ils ont rendu d'une façon très-satisfaisante le premier chœur des prisonniers, morceau doux qu'il faut absolument chanter, et mieux encore le grand finale où dominent l'enthousiasme et l'énergie. Quant à l'orchestre, en le considérant comme un simple orchestre de théâtre, je le déclare excellent, admirable de tout point; aucune nuance ne lui échappe, les timbres s'y fondent dans un harmonieux ensemble tout à fait exempt de duretés, il ne chancelle jamais, tout frappe d'aplomb; on dirait d'un seul instrument. L'extrême habileté de Guhr à le conduire, et sa sévérité aux répétitions, sont pour beaucoup, sans doute, dans ce précieux résultat. Voici comment il est composé: 8 premiers violons,—8 seconds,—4 altos,—5 violoncelles,—4 contre-basses,—2 flûtes,—2 hautbois, 2 clarinettes,—2 bassons,—4 cors,—2 trompettes,—bois, 3 trombones,—1 timbalier. Cet ensemble de 47 musiciens se retrouve, à quelques très-petites différences près, dans toutes les villes allemandes du second ordre; il en est de même de sa disposition, qui est celle-ci: Les violons, altos et violoncelles réunis, occupent le côté droit de l'orchestre; les contre-basses sont placées en ligne droite, dans le milieu, tout contre la rampe; les flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors et trompettes, forment au côté gauche, le groupe rival des instruments à archets; les timbales et les trombones sont relégués seuls à l'extrémité du côté droit. N'ayant pas pu mettre cet orchestre à la rude épreuve des études symphoniques, je ne puis rien dire de sa rapidité de conception, de ses aptitudes au style accidenté, humoristique, de sa solidité rhythmique, etc., etc., mais Guhr m'a assuré qu'il était également bon au concert et au théâtre. Je dois le croire, Guhr n'étant pas de ces pères disposés à trop admirer leurs enfants. Les violons appartiennent à une excellente école; les basses ont beaucoup de son; je ne connais pas la valeur des altos, leur rôle étant assez obscur dans les opéras que j'ai vu représenter à Francfort. Les instruments à vent sont exquis dans l'ensemble; je reprocherai seulement aux cors le défaut, très-commun en Allemagne, de faire souvent cuivrer le son en forçant surtout les notes hautes. Ce mode d'émission du son dénature le timbre du cor; il peut dans certaines occasions, il est vrai, être d'un bon effet, mais il ne saurait, je pense, être adopté méthodiquement dans l'école de l'instrument.
À la fin de cette excellente représentation de Fidelio, dix ou douze auditeurs daignèrent, en s'en allant, accorder quelques applaudissements... et ce fut tout. J'étais indigné d'une telle froideur, et comme quelqu'un cherchait à me persuader que si l'auditoire avait peu applaudi, il n'en admirait et n'en sentait pas moins les beautés de l'œuvre:
«—Non, dit Guhr, ils ne comprennent rien, rien du tout, S. N. T. T.; il a raison, c'est un public de bourgeois.»
J'avais aperçu, ce soir-là, dans une loge, mon ancien ami Ferdinand Hiller, qui a longtemps habité Paris, où les connaisseurs citent encore souvent sa haute capacité musicale. Nous eûmes bien vite renouvelé connaissance et repris nos allures de camarades. Hiller s'occupe d'un opéra pour le théâtre de Francfort; il écrivit, il y a deux ans, un oratorio, la Chute de Jérusalem, qu'on a exécuté plusieurs fois avec beaucoup de succès. Il donne fréquemment des concerts, où l'on entend, avec des fragments de cet ouvrage considérable, diverses compositions instrumentales qu'il a produites dans ces derniers temps, et dont on dit le plus grand bien. Malheureusement, quand je suis allé à Francfort, il s'est toujours trouvé que les concerts d'Hiller avaient lieu le lendemain du jour où j'étais obligé de partir, de sorte que je ne puis citer à son sujet que l'opinion d'autrui, ce qui me met tout à fait à l'abri du reproche de camaraderie. À son dernier concert il fit entendre, en fait de nouveautés, une ouverture qui fut chaudement accueillie et plusieurs morceaux pour quatre voix d'hommes et un soprano, dont l'effet, dit-on, est de la plus piquante originalité.
Il y a à Francfort une institution musicale qu'on a citée devant moi plusieurs fois avec éloges: c'est l'Académie de chant de Sainte-Cécile. Elle passe pour être aussi bien composée que nombreuse; cependant, n'ayant point été admis à l'examiner, je dois me renfermer, à son sujet, dans une réserve absolue.
Bien que le bourgeois domine à Francfort dans la masse du public, il me semble impossible, eu égard au grand nombre de personnes de la haute classe qui s'occupent sérieusement de musique, qu'on ne puisse réunir un auditoire intelligent et capable de goûter les grandes productions de l'art. En tous cas, je n'ai pas eu le temps d'en faire l'expérience.
Il faut maintenant, mon cher Morel, que je rassemble mes souvenirs sur Lindpaintner et la chapelle de Stuttgard. J'y trouverai le sujet d'une seconde lettre, mais celle-là ne vous sera point adressée; ne dois-je pas répondre aussi à ceux de nos amis qui se sont montrés comme vous avides de connaître les détails de mon exploration germanique?
Adieu.
P.-S.—Avez-vous publié quelque nouveau morceau de chant? On ne parle partout que du succès de vos dernières mélodies. J'ai entendu hier le rondeau syllabique Page et Mari, que vous avez composé sur les paroles du fils d'Alexandre Dumas. Je vous déclare que c'est fin, coquet, piquant et charmant. Vous n'écrivîtes jamais rien de si bien en ce genre. Ce rondeau aura une vogue insupportable, vous serez mis au pilori des orgues de Barbarie et vous l'aurez bien mérité.
deuxième lettre
Stuttgard.—Hechingen.
La première chose que j'avais à faire avant de quitter Francfort pour m'aventurer dans le royaume de Wurtemberg, c'était de bien m'informer des moyens d'exécution que je devais trouver à Stuttgard, de composer un programme de concert en conséquence, et de n'emporter que la musique strictement nécessaire pour l'exécuter. Il faut que vous sachiez, mon cher Girard, que l'une des grandes difficultés de mon voyage en Allemagne, et celle qu'on pouvait le moins aisément prévoir, était dans les dépenses énormes du transport de ma musique. Vous le comprendrez sans peine en apprenant que cette masse de parties séparées d'orchestre et de chœurs, manuscrites, lithographiées ou gravées, pesait énormément et que j'étais obligé de m'en faire suivre à grands frais presque partout, en la plaçant dans les fourgons de la poste[83]. Cette fois seulement, incertain si après ma visite à Stuttgard j'irais à Munich, ou si je reviendrais à Francfort pour me diriger ensuite vers le nord, je n'emportai que deux symphonies, une ouverture et quelques morceaux de chant, laissant tout le reste à ce malheureux Guhr, qui devait, à ce qu'il paraît, être embarrassé d'une manière ou d'une autre par ma musique.
La route de Francfort à Stuttgard n'offre rien d'intéressant, et en la parcourant je n'ai point eu d'impressions que je puisse vous raconter: pas le moindre site romantique à décrire, pas de forêt sombre, pas de couvent, pas de chapelle isolée, point de torrent, pas de grand bruit nocturne, pas même celui des moulins à foulons de Don Quichotte; ni chasseurs, ni laitières, ni jeune fille éplorée, ni génisse égarée, ni enfant perdu, ni mère éperdue, ni pasteur, ni voleur, ni mendiant, ni brigand; enfin, rien que le clair de lune, le bruit des chevaux et les ronflements du conducteur endormi. Par ci par là quelques laids paysans couverts d'un large chapeau à trois cornes, et vêtus d'une immense redingote de toile jadis blanche, dont les pans démesurément longs, s'embarrassent entre leurs jambes boueuses; costume qui leur donne l'aspect de curés de village en grand négligé. Voilà tout! La première personne que j'avais à voir en arrivant à Stuttgard, la seule même que de lointaines relations nouées par l'intermédiaire d'un ami commun, pouvaient me faire supposer bien disposée pour moi, était le docteur Schilling, auteur d'un grand nombre d'ouvrages théoriques et critiques sur l'art musical. Ce titre de docteur, que presque tout le monde porte en Allemagne, m'avait fait assez mal augurer de lui. Je me figurais quelque vieux pédant, avec des lunettes, une perruque rousse, une vaste tabatière, toujours à cheval sur la fugue et le contre-point, ne parlant que de Bach et de Marpurg, poli extérieurement peut-être, mais au fond plein de haine pour la musique moderne en général, et d'horreur pour la mienne en particulier; enfin quelque fesse-mathieu musical. Voyez comme on se trompe; M. Schilling n'est pas vieux, il ne porte pas de lunettes, il a de fort beaux cheveux noirs, il est plein de vivacité, parle vite et fort, comme à coups de pistolet; il fume et ne prise pas; il m'a très-bien reçu, m'a indiqué dès l'abord tout ce que j'avais à faire pour parvenir à donner un concert, ne m'a jamais dit un mot de fugue ni de canon, n'a manifesté de mépris ni pour les Huguenots ni pour Guillaume Tell, et n'a point montré d'aversion pour ma musique avant de l'avoir entendue.
D'ailleurs la conversation n'était rien moins que facile entre nous quand il n'y avait pas d'interprète. M. Schilling parlant le français à peu près comme je parle l'allemand. Impatienté de ne pouvoir se faire comprendre:
«—Parlez-vous anglais, me dit-il un jour?
—J'en sais quelques mots; et vous?
—Moi... non! Mais l'italien, savez-vous l'italien?
—Si, un poco. Come si chiama il direttore del teatro?
—Ah! diable! pas parler italien non plus!...»
Je crois, Dieu me pardonne, que si j'eusse déclaré ne comprendre ni l'anglais ni l'italien, le bouillant docteur avait envie de jouer avec moi dans ces deux langues, la scène du Médecin malgré lui: Arcithuram, catalamus, nominativo, singulariter; est ne oratio latinas?
Nous en vînmes à essayer du latin, et à nous entendre tant bien que mal, non sans quelques arcithuram, catalamus. Mais on conçoit que l'entretien devait être un peu pénible et ne roulait pas précisément sur les idées de Herder, ni sur la Critique de la raison pure de Kant. Enfin M. Schilling sut me dire que je pouvais donner mon concert au théâtre ou dans une salle destinée aux solennités musicales de cette nature et qu'on nomme salle de la Redoute. Dans le premier cas, outre l'avantage énorme dans une ville comme Stuttgard, de la présence du roi et de la cour, qu'il me croyait assuré d'obtenir, j'aurais encore une exécution gratuite, sans avoir à m'occuper des billets, ni des annonces, ni d'aucun des autres détails matériels de la soirée. Dans le second, j'aurais à payer l'orchestre, à m'occuper de tout, et le roi ne viendrait pas; il n'allait jamais dans la salle de concert. Je suivis donc le conseil du docteur et m'empressai d'aller présenter ma requête à M. le baron de Topenheim, grand maréchal de la cour et intendant du théâtre. Il me reçut avec une urbanité charmante, m'assurant qu'il parlerait le soir même au roi de ma demande et qu'il croyait qu'elle me serait accordée.
«—Je vous ferai observer cependant, ajouta-t-il, que la salle de la Redoute est la seule bonne et bien disposée pour les concerts, et que le théâtre au contraire, est d'une si mauvaise sonorité, qu'on a depuis longtemps renoncé à y faire entendre aucune composition instrumentale de quelque importance!»
Je ne savais trop que répondre ni à quoi m'arrêter. Allons voir Lindpaintner, me dis-je; celui-là est et doit être l'arbitre souverain. Je ne saurais vous dire, mon cher Girard, quel bien me fit ma première entrevue avec cet excellent artiste. Au bout de cinq minutes, il nous sembla être liés ensemble depuis dix ans. Lindpaintner m'eut bientôt éclairé sur ma position.
«—D'abord, me dit-il, il faut vous détromper sur l'importance musicale de notre ville; c'est une résidence royale, il est vrai, mais il n'y a ni argent, ni public. (Aye! aye! je pensai à Mayence et au père Schott.) Pourtant, puisque vous voilà, il ne sera pas dit que nous vous aurons laissé partir sans exécuter quelques-unes de vos compositions, que nous sommes si curieux de connaître. Voilà ce qu'il y a à faire. Le théâtre ne vaut rien, absolument rien pour la musique. La question de la présence du roi n'est d'aucune valeur; Sa Majesté n'allant jamais au concert, ne paraîtra pas au vôtre en quelque lieu que vous le donniez. Ainsi donc prenez la salle de la Redoute, dont la sonorité est excellente et où rien ne manque pour l'effet de l'orchestre. Quant aux musiciens, vous aurez seulement à verser une petite somme de 80 fr. pour leur caisse des pensions, et tous, sans exception, se feront un devoir et un honneur non-seulement d'exécuter, mais de répéter plusieurs fois vos œuvres, sous votre direction. Venez ce soir entendre le Freyschütz; dans un entr'acte je vous présenterai à la chapelle, et vous verrez si j'ai tort de vous répondre de sa bonne volonté.»
Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Lindpaintner me présenta aux artistes, et après qu'il eut traduit une petite allocution que je crus devoir leur adresser, mes doutes et mes inquiétudes disparurent: j'avais un orchestre.
J'avais un orchestre composé à peu près comme celui de Francfort, et jeune, et plein de vigueur et de feu. Je le vis bien à la manière dont toute la partie instrumentale du chef-d'œuvre de Weber fut exécutée. Les chœurs me parurent assez ordinaires, peu nombreux et peu attentifs à rendre les nuances principales si bien connues cependant, de cette admirable partition. Ils chantaient toujours mezzo-forte, et paraissaient assez ennuyés de la tâche qu'ils remplissaient. Pour les acteurs ils étaient tous d'une honnête médiocrité. Je ne me rappelle le nom d'aucun d'eux. La prima-donna (Agathe) a une voix sonore, mais dure et peu flexible; la seconde femme (Annette) vocalise plus aisément, mais chante souvent faux; le baryton (Gaspard) est, je crois, ce que le théâtre de Stuttgard possède de mieux. J'ai entendu ensuite cette troupe chantante dans la Muette de Portici sans changer d'opinion à son égard. Lindpaintner, en conduisant l'exécution de ces deux opéras, m'a étonné par la rapidité qu'il donnait au mouvement de certains morceaux. J'ai vu plus tard que beaucoup de maîtres de chapelle allemands ont, à cet égard, la même manière de sentir; tels sont, entre autres, Mendelssohn, Krebs et Guhr. Pour les mouvements du Freyschütz, je ne puis rien dire, ils en ont, sans doute, beaucoup mieux que moi les véritables traditions; mais quant à la Muette, à la Vestale, à Moïse et aux Huguenots, qui ont été montés sous les yeux des auteurs à Paris, et dont les mouvements s'y sont conservés tels qu'ils furent donnés aux premières représentations, j'affirme que la précipitation avec laquelle j'en ai entendu exécuter certaines parties à Stuttgard, à Leipzig, à Hambourg et à Francfort, est une infidélité d'exécution; infidélité involontaire, sans doute, mais réelle et très-nuisible à l'effet. On croit pourtant en France que les Allemands ralentissent tous nos mouvements.
L'orchestre de Stuttgard possède 16 violons, 4 altos, 4 violoncelles, 4 contre-basses, et les instruments à vent et à percussion nécessaires à l'exécution de la plupart des opéras modernes. Mais il a de plus une excellente harpe, M. Krüger, et c'est pour l'Allemagne une véritable rareté. L'étude de ce bel instrument y est négligée d'une façon ridicule et même barbare, sans qu'on en puisse découvrir la raison. Je penche même à croire qu'il en fut toujours ainsi, considérant qu'aucun des maîtres de l'école allemande n'en a fait usage. On ne trouve point de harpe dans les œuvres de Mozart; il n'y en a ni dans Don Juan, ni dans Figaro, ni dans la Flûte enchantée, ni dans le Sérail, ni dans Idomenée, ni dans Così fan tutte, ni dans ses messes, ni dans ses symphonies; Weber s'en est également abstenu partout; Haydn et Beethoven sont dans le même cas: Gluck seul a écrit dans Orphée une partie de harpe très-facile, pour une main, et encore cet opéra fut-il composé et représenté en Italie. Il y a là-dedans quelque chose qui m'étonne et m'irrite en même temps!... C'est une honte pour les orchestres allemands, qui tous devraient avoir au moins deux harpes, maintenant surtout qu'ils exécutent les opéras venus de France et d'Italie, où elles sont si souvent employées.
Les violons de Stuttgard sont excellents; on voit qu'ils sont pour la plupart élèves du concert-meister. Molique, dont nous avons, il y a quelques années, admiré au Conservatoire de Paris le jeu vigoureux, le style large et sévère, bien que peu nuancé, et les savantes compositions, Molique, au théâtre et aux concerts, occupant le premier pupitre des violons, n'a donc à diriger en grande partie, que ses élèves qui professent pour lui un respect et une admiration parfaitement motivés. De là une précieuse exactitude dans l'exécution, exactitude due à l'unité de sentiment et de méthode, autant qu'à l'attention des violonistes.
Je dois signaler, parmi eux, le second maître de concert, Habenheim, artiste distingué sous tous les rapports, et dont j'ai entendu une cantate d'un style mélodique expressif, d'une harmonie pure, et très-bien instrumentée.
Les autres instruments à archet ont une valeur, sinon égale à celle des violons, au moins suffisante pour qu'on doive les compter pour bons. J'en dirai autant des instruments à vent: la première clarinette et le premier hautbois sont excellents. L'artiste qui joue la partie de première flûte, Krüger père, se sert malheureusement d'un ancien instrument qui laisse beaucoup à désirer pour la pureté du son en général et pour la facilité d'émission des notes aiguës. M. Krüger devrait aussi se tenir en garde contre le penchant qui l'entraîne parfois à faire des trilles et des grupetti là où l'auteur s'est bien gardé d'en écrire.
Le premier basson, M. Neukirchner, est un virtuose de première force qui s'attache peut-être trop à faire parade de grandes difficultés; il joue en outre sur un basson tellement mauvais, que des intonations douteuses viennent à chaque instant blesser l'oreille et empêcher l'effet des phrases même les mieux rendues par l'exécutant. On distingue parmi les cors, M. Schuncke; il fait aussi comme ses confrères de Francfort, un peu trop cuivrer le son des notes élevées. Les cors à cylindres (ou chromatiques) sont exclusivement employés à Stuttgard. L'habile facteur Adolphe Sax, actuellement établi à Paris, a démontré surabondamment la supériorité de ce système sur celui des pistons, à peu près abandonné à cette heure dans toute l'Allemagne, pendant que celui des cylindres pour les cors, trompettes, bombardons, bass-tubas, y devient d'un usage général. Les Allemands appellent instruments à soupape (ventil-horn, ventil-trompetten) ceux auxquels ce mécanisme est appliqué. J'ai été surpris de ne pas le voir adopté pour les trompettes dans la musique militaire, assez bonne d'ailleurs, de Stuttgard; on en est encore là aux trompettes à deux pistons, instruments fort imparfaits et bien loin pour la sonorité et la qualité du timbre, des trompettes à cylindres dont on se sert à présent partout ailleurs. Je ne parle pas de Paris; nous y viendrons dans quelque dix ans.
Les trombones sont d'une belle force; le premier (M. Schrade), qui fit, il y a quatre ans, partie de l'orchestre du concert Vivienne, à Paris, a un véritable talent. Il possède à fond son instrument, se joue des plus grandes difficultés, tire du trombone-ténor un son magnifique; je pourrais même dire des sons, puisqu'il sait, au moyen d'un procédé non encore expliqué, produire trois et quatre notes à la fois, comme ce jeune corniste[84] dont toute la presse musicale s'est récemment occupée à Paris. Schrade, dans un point d'orgue d'une fantaisie qu'il a exécutée en public à Stuttgard, a fait entendre simultanément, et à la surprise générale, les quatre notes de l'accord de septième dominante du ton de si ,
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ansi posées: | la | c'est aux acousticiens qu'il appartient | ||
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de donner la raison de ce nouveau phénomène de la résonnance des tubes sonores; à nous autres musiciens de le bien étudier et d'en tirer parti si l'occasion s'en présente.
Un autre mérite de l'orchestre de Stuttgard, c'est qu'il est composé de lecteurs intrépides, que rien ne trouble, que rien ne déconcerte, qui lisent à la fois la note et la nuance, qui à la première vue ne laissent échapper ni un P ni un F, ni un mezzo-forte, ni un smorzando, sans l'indiquer. Ils sont en outre rompus à tous les caprices du rhythme et de la mesure, ne se cramponnent pas toujours aux temps forts, et savent sans hésiter accentuer les temps faibles et passer d'une syncope à une autre sans embarras et sans avoir l'air d'exécuter un pénible tour de force. En un mot, leur éducation musicale est complète sous tous les rapports. J'ai pu reconnaître en eux ces précieuses qualités dès la première répétition de mon concert. J'avais choisi pour celui-là la Symphonie fantastique et l'ouverture des Francs-Juges. Vous savez combien ces deux ouvrages contiennent de difficultés rhythmiques, de phrases syncopées, de syncopes croisées, de groupes de quatre notes superposées à des groupes de trois, etc., etc.; toutes choses qu'aujourd'hui, au Conservatoire, nous jetons vigoureusement à la tête du public, mais qu'il nous a fallu travailler pourtant, et beaucoup et longtemps. J'avais donc lieu de craindre une foule d'erreurs à différents passages de l'ouverture et du finale de la symphonie; je n'en ai pas eu à relever une seule, tout a été vu et lu et vaincu du premier coup. Mon étonnement était extrême. Le vôtre ne sera pas moindre, si je vous dis que nous avons monté cette damnée symphonie et le reste du programme en deux répétitions. L'effet eût même été très-satisfaisant si les maladies vraies ou simulées ne m'eussent enlevé la moitié des violons le jour du concert. Me voyez-vous, avec quatre premiers violons et quatre seconds, pour lutter avec tous ces instruments à vent et à percussion? Car l'épidémie avait épargné le reste de l'orchestre, et il ne manquait rien, rien que la moitié des violons! Oh! en pareil cas, je ferais comme Max dans le Freyschütz, et pour obtenir des violons, je signerais un pacte avec tous les diables de l'enfer. C'était d'autant plus navrant et irritant, que, malgré les prédictions de Lindpaintner, le roi et la cour étaient venus. Nonobstant cette défection de quelques pupitres, l'exécution fut, sinon puissante (c'était chose impossible) au moins intelligente, exacte et chaleureuse. Les morceaux de la Symphonie fantastique qui produisirent le plus d'effet furent l'adagio (la Scène aux champs,) et le finale (le Sabbat). L'ouverture fut chaudement accueillie; quant à la Marche des pèlerins d'Harold, qui figurait aussi dans le programme, elle passa presque inaperçue. Il en a été de même encore dans une autre où j'avais eu l'imprudence de la faire entendre isolément; tandis que partout où j'ai donné Harold en entier, ou au moins les trois premières parties de cette symphonie, la marche a été accueillie comme elle l'est à Paris, et souvent redemandée. Nouvelle preuve de la nécessité de ne pas morceler certaines compositions, et de ne les produire que dans leur jour et sous le point de vue qui leur est propre.
Faut-il vous dire maintenant qu'après le concert je reçus toutes sortes de félicitations de la part du roi, de M. le comte Neiperg et du prince Jérôme Bonaparte? Pourquoi pas? On sait que les princes sont en général d'une bienveillance extrême pour les artistes étrangers, et je ne manquerais réellement de modestie que si j'allais vous répéter ce que m'ont dit quelques-uns des musiciens le soir même et les jours suivants. D'ailleurs, pourquoi ne pas manquer de modestie? Pour ne pas faire grogner quelques mauvais dogues à la chaîne, qui voudraient mordre quiconque passe en liberté devant leur chenil? Cela vaut bien la peine d'aller employer de vieilles formules et jouer une comédie dont personne n'est dupe! La vraie modestie consisterait, non-seulement à ne pas parler de soi, mais à ne pas en faire parler, à ne pas attirer sur soi l'attention publique, à ne rien dire, à ne rien écrire, à ne rien faire, à se cacher, à ne pas vivre. N'est-ce pas là une absurdité?... Et puis j'ai pris le parti de tout avouer, heur et malheur; j'ai commencé déjà dans ma précédente lettre, et je suis prêt à continuer dans celle-ci. Ainsi je crains fort que Lindpaintner, qui est un maître, et dont j'ambitionnais beaucoup le suffrage, approuvant dans tout cela l'ouverture seulement, n'ait profondément abominé la symphonie; je parierais que Molique n'a rien approuvé. Quant au docteur Schilling, je suis sûr qu'il a tout trouvé exécrable, et qu'il a été bien honteux d'avoir fait les premières démarches pour produire à Stuttgard un brigand de mon espèce, véhémentement soupçonné d'avoir violé la musique, et qui, s'il parvient à lui inspirer sa passion de l'air libre et du vagabondage, fera de la chaste muse une sorte de bohémienne, moins Esmeralda qu'Héléna Mac Grégor, virago armée, dont les cheveux flottent au vent, dont la sombre tunique étincelle de brillants colifichets, qui bondit pieds nus sur les roches sauvages, qui rêve au bruit des vents et de la foudre, et dont le noir regard épouvante les femmes et trouble les hommes sans leur inspirer l'amour.
Aussi Schilling, en sa qualité de conseiller du prince de Hohenzollern-Hechingen, n'a pas manqué d'écrire à Son Altesse et de lui proposer, pour la divertir, le curieux sauvage, plus convenable dans la Forêt-Noire que dans une ville civilisée. Et le sauvage, curieux de tout connaître, au reçu d'une invitation rédigée en termes aussi obligeants que choisis par M. le baron de Billing, autre conseiller intime du prince, s'est acheminé, à travers la neige et les grands bois de sapins, vers la petite ville d'Hechingen, sans trop s'inquiéter de ce qu'il pourrait y faire. Cette excursion dans la Forêt-Noire m'a laissé un confus mélange de souvenirs joyeux, tristes, doux et pénibles, que je ne saurais évoquer sans un serrement de cœur presque inexplicable. Le froid, le double deuil noir et blanc étendu sur les montagnes, le vent qui mugissait sous les pins frissonnants, le travail secret du ronge-cœur si actif dans la solitude, un triste épisode d'un douloureux roman lu pendant le voyage... Puis l'arrivée à Hechingen, les gais visages, l'amabilité du prince, les fêtes du premier jour de l'an, le bal, le concert, les rires fous, les projets de se revoir à Paris, et... les adieux... et le départ... Oh! je souffre!... Quel diable m'a poussé à vous faire ce récit, qui ne présente pourtant, comme vous l'allez voir, aucun incident émouvant ni romanesque... Mais je suis ainsi fait, que je souffre parfois, sans motif apparent, comme, pendant certains états électriques de l'atmosphère, les feuilles des arbres remuent sans qu'il fasse du vent.
.....Heureusement, mon cher Girard, vous me connaissez de longue date, et vous ne trouverez pas trop ridicule cette exposition sans péripétie, cette introduction sans allegro, ce sujet sans fugue! Ah! ma foi! un sujet sans fugue, avouez-le, c'est une rare bonne fortune. Et nous avons lu tous les deux plus de mille fugues qui n'ont pas de sujet, sans compter celles qui n'ont que de mauvais sujets. Allons! voilà ma mélancolie qui s'envole, grâce à l'intervention de la fugue (vieille radoteuse qui si souvent a fait venir l'ennui), je reprends ma bonne humeur, et... je vous raconte Hechingen.
Quand je disais tout à l'heure que c'est une petite ville, j'exagérais géographiquement son importance. Hechingen n'est qu'un grand village, tout au plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près comme la portion de Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore comme le village de Subiaco dans les États romains. Au-dessus du bourg, et placée de manière à la dominer entièrement, est la villa Eugenia, occupée par le prince. À droite de ce petit palais, une vallée profonde, et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du vieux castel de Hohenzollern, qui n'est plus aujourd'hui qu'un rendez-vous de chasse, après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.
Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme spirituel, vif et bon, qui semble n'avoir au monde que deux préoccupations constantes: le désir de rendre aussi heureux que possible les habitants de ses petits États, et l'amour de la musique. Concevez-vous une existence plus douce que la sienne? Il voit tout le monde content autour de lui: ses sujets l'adorent; la musique l'aime; il la comprend en poëte et en musicien; il compose de charmants lieder, dont deux: der Fischer knabe et Schiffers Abendied, m'ont réellement touché par l'expression de leur mélodie. Il les chante avec une voix de compositeur, mais avec une chaleur entraînante et des accents de l'âme et du cœur, il a, sinon un théâtre, au moins une chapelle (un orchestre) dirigée par un maître éminent, Techlisbeck, dont le Conservatoire de Paris a souvent exécuté avec honneur les symphonies, et qui lui fait entendre, sans luxe, mais montés avec soin, les chefs-d'œuvre les plus simples de la musique instrumentale. Tel est l'aimable prince dont l'invitation m'avait été si agréable et dont j'ai reçu l'accueil le plus cordial.
En arrivant à Hechingen, je renouvelai connaissance avec Techlisbeck. Je l'avais connu à Paris cinq ans auparavant; il m'accabla chez lui de prévenances et de ces témoignages de véritable bonté qu'on n'oublie jamais. Il me mit bien vite au fait des forces musicales dont nous pouvions disposer. C'étaient huit violons en tout, dont trois très-faibles, trois altos, deux violoncelles, deux contre-basses. Le premier violon, nommé Stern, est un virtuose de talent. Le premier violoncelle (Oswald) mérite la même distinction. Le pasteur archiviste d'Hechingen joue la première contre-basse à la satisfaction des compositeurs les plus exigeants. La première flûte, le premier hautbois et la première clarinette sont excellents; la première flûte a seulement quelquefois de ces velléités d'ornementation que j'ai reprochées à celle de Stuttgard. Les seconds instruments à vent sont suffisants. Les deux bassons et les deux cors laissent un peu à désirer. Quant aux trompettes, au trombone (il n'y en a qu'un) et au timbalier, ils laissent à désirer, toutes les fois qu'ils jouent, qu'on ne les ait pas priés de se taire. Ils ne savent rien.
Je vous vois rire, mon cher Girard, et prêt à me demander ce que j'ai pu faire exécuter avec un si petit orchestre? Eh bien! à force de patience et de bonne volonté, en arrangeant et modifiant certaines parties, en faisant cinq répétitions en trois jours, nous avons monté l'ouverture du Roi Lear, la Marche des pèlerins, le Bal de la Symphonie fantastique, et divers autres fragments proportionnés, par leur dimension, au cadre qui leur était destiné. Et tout a marché très-bien, avec précision et même avec verve.
J'avais écrit au crayon sur les parties d'alto les notes essentielles et laissées à découvert des 3e et 4e cors (puisque nous ne pouvions avoir que le 1er et le 2e); Techlisbeck jouait sur le piano la 1re harpe du Bal; il avait bien voulu se charger aussi de l'alto solo dans la marche d'Harold. Le prince d'Hechingen se tenait à côté du timbalier pour lui compter ses pauses et le faire partir à temps; j'avais supprimé dans les parties de trompette, les passages que nous avions reconnus inaccessibles aux deux exécutants. Le trombone seul était livré à lui-même; mais, ne donnant prudemment que les sons qui lui étaient très-familiers, comme si bémol, ré, fa, et évitant avec soin tous les autres, il brillait presque partout par son silence. Il fallait voir dans cette jolie salle de concert, où Son Altesse avait réuni un nombreux auditoire, comme les impressions musicales circulaient vives et rapides! Cependant, vous le devinez sans doute, je n'éprouvais de toutes ces manifestations qu'une joie mêlée d'impatience; et quand le prince est venu me serrer la main, je n'ai pu m'empêcher de lui dire:
«—Ah! monseigneur, je donnerais, je vous jure, deux des années qui me restent à vivre pour avoir là maintenant mon orchestre du Conservatoire, et le mettre aux prises devant vous avec ces partitions que vous jugez avec tant d'indulgence!
—Oui, oui, je sais, m'a-t-il répondu, vous avez un orchestre impérial, qui vous dit: Sire! et je ne suis qu'une Altesse; mais j'irai l'entendre à Paris, j'irai, j'irai!»
Puisse-t-il tenir parole! Ses applaudissements, qui me sont restés sur le cœur, me semblent un bien mal acquis.
Il y eut après le concert, souper à la villa Eugenia. La gaieté charmante du prince s'était communiquée à tous ses convives; il voulut me faire connaître une de ses compositions pour ténor, piano et violoncelle; Techlisbeck se mit au piano, l'auteur se chargeait de la partie du chant, et je fus, aux acclamations de l'assemblée, désigné pour chanter la partie de violoncelle. On a beaucoup applaudi le morceau et ri presque autant du timbre singulier de ma chanterelle. Les dames surtout ne revenaient pas de mon la.
Le surlendemain, après bien des adieux, il fallut retourner à Stuttgard. La neige fondait sur les grands pins éplorés, le manteau blanc des montagnes se marbrait de taches noires... c'était profondément triste... le ronge-cœur put travailler encore.
The rest is silence...
Farewell.
troisième lettre
Manheim.—Weimar.
À mon retour d'Hechingen, je restai quelques jours encore à Stuttgard, en proie à de nouvelles perplexités. À toutes les questions qu'on m'adressait sur mes projets et sur la future direction de mon voyage à peine commencé, j'aurais pu répondre, sans mentir, comme ce personnage de Molière:
Non, je ne reviens point, car je n'ai point été;
Je ne vais point non plus, car je suis arrêté,
Et ne demeure point, car tout de ce pas même
Je prétends m'en aller...
M'en aller... où? Je ne savais trop. J'avais écrit à Weimar, il est vrai, mais la réponse n'arrivait pas, et je devais absolument l'attendre avant de prendre une détermination.
Tu ne connais pas ces incertitudes, mon cher Liszt; il t'importe peu de savoir si, dans la ville où tu comptes passer, la chapelle est bien composée, si le théâtre est ouvert, si l'intendant veut le mettre à ta disposition, etc. En effet, à quoi bon pour toi tant d'informations! Tu peux, modifiant le mot de Louis XIV, dire avec confiance:
«L'orchestre, c'est moi! le chœur, c'est moi! le chef, c'est encore moi. Mon piano chante, rêve, éclate, retentit; il défie au vol les archets les plus habiles; il a, comme l'orchestre, ses harmonies cuivrées; comme lui, et sans le moindre appareil, il peut livrer à la brise du soir son nuage de féeriques accords, de vagues mélodies; je n'ai besoin ni de théâtre, ni de décor fermé, ni de vastes gradins; je n'ai point à me fatiguer par de longues répétitions; je ne demande ni cent, ni cinquante, ni vingt musiciens; je n'en demande pas du tout, je n'ai pas même besoin de musique. Un grand salon, un grand piano, et je suis maître d'un grand auditoire. Je me présente, on m'applaudit; ma mémoire s'éveille, d'éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d'enthousiastes acclamations leur répondent; je chante l'Ave Maria de Schubert ou l'Adélaïde de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine... c'est un silence ému, une admiration concentrée et profonde.... Puis viennent les bombes lumineuses, le bouquet de ce grand feu d'artifice, et les cris du public, et les fleurs et les couronnes qui pleuvent autour du prêtre de l'harmonie frémissant sur son trépied; et les jeunes belles qui, dans leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau; et les hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements fébriles arrachés à l'envie; les grands fronts qui se penchent, les cœurs étroits surpris de s'épanouir...» Et le lendemain, quand le jeune inspiré a répandu ce qu'il voulait répandre de son intarissable passion, il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule éblouissant d'enthousiasme et de gloire... C'est un rêve!... C'est un de ces rêves d'or qu'on fait quand on se nomme Liszt ou Paganini.
Mais le compositeur qui tenterait, comme je l'ai fait, de voyager pour produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quel labeur ingrat et toujours renaissant ne doit-il pas s'attendre!... Sait-on ce que peut être pour lui la torture des répétitions?... Il a d'abord à subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement charmés d'éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d'être soumis à des études inaccoutumées.—«Que veut ce Français? Que ne reste-t-il chez lui?» Chacun néanmoins prend place à son pupitre; mais au premier coup d'œil jeté sur l'ensemble de l'orchestre, l'auteur y reconnaît bien vite d'inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de chapelle: «La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en couches, l'enfant du premier violon a le croup, les trombones sont à la parade; ils ont oublié de demander une exemption de service militaire pour ce jour-là; le timbalier s'est foulé le poignet, la harpe ne paraîtra pas à la répétition, parce qu'il lui faut du temps pour étudier sa partie, etc., etc.» On commence cependant, les notes sont lues, tant bien que mal, dans un mouvement plus lent du double que celui de l'auteur; rien n'est affreux pour lui comme cet alanguissement du rhythme! Peu à peu son instinct reprend le dessus, son sang échauffé l'entraîne, il précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du morceau; alors le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire les oreilles et le cœur; il faut s'arrêter et reprendre le mouvement lent, et exercer fragments par fragments ces longues périodes dont, tant de fois auparavant, avec d'autres orchestres, il a guidé la course libre et rapide. Cela ne suffit pas encore; malgré la lenteur du mouvement, des discordances étranges se font entendre dans certaines parties d'instruments à vent: il veut en découvrir la cause: «Voyons les trompettes seules!..... Que faites-vous là? Je dois entendre une tierce, et vous produisez un accord de seconde. La deuxième trompette en ut a un ré, donnez-moi votre ré!... Très-bien! La première a un ut qui produit fa, donnez-moi votre ut! Fi!... l'horreur! vous me faites un mi b!
—Non, monsieur, je fais ce qui est écrit!
—Mais je vous dis que non, vous vous trompez d'un ton!
—Cependant je suis sûr de faire l'ut!
—En quel ton est la trompette dont vous vous servez?
—En mi b!
—Eh! parlez donc, c'est là qu'est l'erreur, vous devez prendre la trompette en fa.
—Ah! je n'avais pas bien lu l'indication; c'est vrai, excusez-moi.
—Allons! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier!
—Monsieur j'ai un fortissimo.
—Point du tout, c'est un mezzo forte, il n'y a pas deux F, mais un M et un F. D'ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut employer là les baguettes à tête d'éponge; c'est une différence du noir au blanc.
—Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle; qu'appelez-vous des baguettes à tête d'éponge? nous n'avons jamais vu qu'une seule espèce de baguettes.
—Je m'en doutais; j'en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que j'ai déposée là sur cette table. Maintenant, y sommes-nous?... Mon Dieu! c'est vingt fois trop fort! Et les sourdines que vous n'avez pas prises!...
—Nous n'en avons pas, le garçon d'orchestre a oublié d'en mettre sur les pupitres; on s'en procurera demain, etc., etc.»
Après trois ou quatre heures de ces tiraillements antiharmoniques, on n'a pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid, plat, bruyant discordant, hideux! Et il faut laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts musiciens qui s'en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu'ils ne savent pas ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu'ils n'ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à peine; ce n'est guère que le troisième jour qu'il se dessine formellement. Alors, seulement, le pauvre compositeur commence à respirer; les harmonies bien posées deviennent claires, les rhythmes bondissent, les mélodies pleurent et sourient; la masse unie, compacte, s'élance hardiment; après tant de tâtonnements, tant de bégayements, l'orchestre grandit, il marche, il parle, il devient homme! L'intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés; l'auteur demande une quatrième épreuve; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les meilleures gens du monde, l'accordent avec empressement. Cette fois, fiat lux! «Attention aux nuances! Vous n'avez plus peur?—Non! donnez-nous le vrai mouvement?—Via!» Et la lumière se fait, l'art apparaît, la pensée brille, l'œuvre est comprise! Et l'orchestre se lève, applaudissant et saluant le compositeur; le maître de chapelle vient le féliciter; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s'approchent, montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d'étonnement, en regardant d'un œil surpris le maître étranger qu'ils avaient d'abord pris pour un fou ou un barbare. C'est maintenant qu'il aurait besoin de repos. Qu'il s'en garde bien, le malheureux! C'est l'heure pour lui de redoubler de soins et d'attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties d'orchestre, et s'assurer qu'elles ne sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la musique des instruments à vent les désignations de tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France; mettre partout: in C, in D, in Des, in Fis, au lieu de en ut, en ré, en ré bémol, en fa dièse. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l'orchestre qu'il va diriger, et que l'exécutant hésite souvent à transposer lui-même. Il faut qu'il aille faire répéter isolément les chœurs et les chanteurs, s'ils ont manqué d'assurance. Mais le public arrive, l'heure sonne; exténué, abîmé de fatigues de corps et d'esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu'au moment où les applaudissements de l'auditoire, la verve des exécutants, l'amour qu'il a pour son œuvre le transforment tout à coup en machine électrique, d'où s'élancent invisibles, mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah! c'est alors, j'en conviens, que l'auteur-directeur vit d'une vie aux virtuoses inconnue! Avec quelle joie furieuse il s'abandonne au bonheur de jouer de l'orchestre! Comme il presse, comme il embrasse, comme il étreint cet immense et fougueux instrument! L'attention multiple lui revient; il a l'œil partout; il indique d'un regard les entrées vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche; il jette avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme d'harmonieux projectiles: puis il arrête, dans les points d'orgue, tout ce mouvement qu'il a communiqué; il enchaîne toutes les attentions; il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu'il a dompté.
Luctantes ventos tempestatesque sonoras
Imperio premit, ac vinclis et carcere frenat.
Et dans les grands adagio, est-il heureux de se bercer mollement sur son beau lac d'harmonie! prêtant l'oreille aux cent voix enlacées qui chantent ses hymnes d'amour ou semblent confier ses plaintes du présent, ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors souvent, mais seulement alors, l'auteur-chef oublie complètement le public; il s'écoute, il se juge; et si l'émotion lui arrive, partagée par les artistes qui l'entourent, il ne tient plus compte des impressions de l'auditoire, trop éloigné de lui. Si son cœur a frissonné au contact de la poétique mélodie, s'il a senti cette ardeur intime qui annonce l'incandescence de l'âme, le but est atteint, le ciel de l'art lui est ouvert, qu'importe la terre!...
Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu, sa joie devient centuple, partagée qu'elle est par tous les amours-propres satisfaits de son armée. Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes princes et rois par la grâce de Dieu, vous naissez sur les marches du trône; les compositeurs doivent combattre, vaincre et conquérir pour régner. Mais même les fatigues et les dangers de la lutte ajoutent à l'éclat et à l'enivrement de leurs victoires, et ils seraient peut-être plus heureux que vous... s'ils avaient toujours des soldats.
Voilà, mon cher Liszt, une longue digression, et j'allais oublier, en causant avec toi, de continuer le récit de mon voyage. J'y reviens.
Pendant les quelques jours que je passai à Stuttgart à attendre les lettres de Weimar, la société de la Redoute, dirigée par Lindpaintner, donna un concert brillant où j'eus l'occasion d'observer une seconde fois la froideur avec laquelle le gros public allemand accueille en général les conceptions les plus colossales de l'immense Beethoven. L'ouverture de Léonore, morceau vraiment monumental, exécuté avec une précision et une verve rares, fut à peine applaudie, et j'entendis le soir, à la table d'hôte, un monsieur se plaindre de ce qu'on ne donnait pas les symphonies de Haydn au lieu de cette musique violente où il n'y a point de chant!!!... Franchement, nous n'avons plus de ces bourgeois-là à Paris!...
Une réponse favorable m'étant enfin parvenue de Weimar, je partis pour Carlsruhe. J'aurais voulu y donner un concert en passant; le maître de chapelle, Strauss[85], m'apprit que j'aurais à attendre pour cela huit ou dix jours, à cause d'un engagement pris par le théâtre avec un flûtiste piémontais. En conséquence, plein de respect pour la grande flûte, je me hâtai de gagner Manheim. C'est une ville bien calme, bien froide, bien plane, bien carrée. Je ne crois pas que la passion de la musique empêche ses habitants de dormir. Pourtant il y a une nombreuse Académie de chant, un assez bon théâtre et un petit orchestre très-intelligent. La direction de l'Académie de chant et celle de l'orchestre sont confiées à Lachner jeune, frère du célèbre compositeur. C'est un artiste doux et timide, plein de modestie et de talent. Il m'eut bien vite organisé un concert. Je ne me souviens plus de la composition du programme; je sais seulement que j'avais voulu y placer ma deuxième symphonie (Harold) en entier, et que dès la première répétition je dus supprimer le finale (l'Orgie) à cause des trombones manifestement incapables de remplir le rôle qui leur est confié dans ce morceau. Lachner s'en montra tout chagrin, désireux qu'il était, disait-il, de connaître le tableau tout entier. Je fus obligé d'insister en l'assurant que ce serait folie d'ailleurs, indépendamment de l'insuffisance des trombones, d'espérer l'effet de ce finale avec un orchestre si peu fourni de violons. Les trois premières parties de la symphonie furent bien rendues et produisirent sur le public une vive impression. La grande duchesse Amélie, qui assistait au concert, remarqua, m'a-t-on dit, le coloris de la Marche des pèlerins, et surtout celui de la Sérénade dans les Abruzzes, où elle crut retrouver le calme heureux des belles nuits italiennes. Le solo d'alto avait été joué avec talent par un des altos de l'orchestre, qui n'a cependant pas de prétentions à la virtuosité.
J'ai trouvé à Manheim une assez bonne harpe, un hautbois excellent qui joue médiocrement du cor anglais, un violoncelle habile (Heinefetter), cousin des cantatrices de ce nom, et de valeureuses trompettes. Il n'y a pas d'ophicléïde; Lachner, pour remplacer cet instrument employé dans toutes les grandes partitions modernes, s'est vu obligé de faire faire un trombone à cylindres, descendant à l'ut et au si graves. Il était plus simple, ce me semble, de faire venir un ophicléïde, et, musicalement parlant, c'eût été beaucoup mieux, car ces deux instruments ne se ressemblent guère. Je n'ai pu entendre qu'une répétition de l'Académie de chant; les amateurs qui la composent ont généralement d'assez belles voix, mais ils sont loin d'être tous musiciens et lecteurs.
Mademoiselle Sabine Heinefetter a donné, pendant mon séjour à Manheim, une représentation de Norma. Je ne l'avais pas entendue depuis qu'elle a quitté le Théâtre-Italien de Paris; sa voix a toujours de la puissance et une certaine agilité: elle la force un peu parfois, et ses notes hautes deviennent bien souvent difficiles à supporter; telle qu'elle est, pourtant, mademoiselle Heinefetter a peu de rivales parmi les cantatrices allemandes; elle sait chanter.
Je me suis beaucoup ennuyé à Manheim, malgré les soins et les attentions d'un Français, M. Désiré Lemire, que j'avais rencontré quelquefois à Paris, il y a huit ou dix ans. C'est qu'il est aisé de voir aux allures des habitants, à l'aspect même de la ville, qu'on est là tout à fait étranger au mouvement de l'art, et que la musique y est considérée seulement comme un assez agréable délassement dont on use volontiers aux heures de loisir laissées par les affaires. En outre, il pleuvait continuellement; j'étais voisin d'une horloge dont la cloche avait pour résonnance harmonique la tierce mineure[86], et d'une tour habitée par un méchant épervier, dont les cris aigus et discordants me vrillaient l'oreille du matin au soir. J'étais impatient aussi de voir la ville des poëtes où me pressaient d'arriver les lettres du maître de chapelle, mon compatriote Chélard, et celles de Lobe, ce type du véritable musicien allemand dont tu as pu, je le sais, apprécier le mérite et la chaleur d'âme.
Me voilà de nouveau sur le Rhin!—Je rencontre Guhr.—Il recommence à jurer.—Je le quitte.—Je revois un instant, à Francfort, notre ami Hiller.—Il m'annonce qu'il va faire exécuter son oratorio de la Chute de Jérusalem...—Je pars, nanti d'un très-beau mal de gorge.—Je m'endors en route.—Un rêve affreux... que tu ne sauras pas.—Voilà Weimar. Je suis très-malade.—Lobe et Chélard essayent inutilement de me remonter.—Le concert se prépare.—On annonce la première répétition.—La joie me revient.—Je suis guéri.
À la bonne heure, je respire ici! Je sens quelque chose dans l'air qui m'annonce une ville littéraire, une ville artiste! Son aspect répond parfaitement à l'idée que je m'en étais faite, elle est calme, lumineuse, aérée, pleine de paix et de rêverie: des alentours charmants, de belles eaux, des collines ombreuses, de riantes vallées. Comme le cœur me bat en la parcourant! Quoi! c'est là le pavillon de Gœthe! Voilà celui où feu le Grand-Duc aimait à venir prendre part aux doctes entretiens de Schiller, de Herder, de Wieland! Cette inscription latine fut tracée sur ce rocher par l'auteur de Faust! Est-il possible? ces deux petites fenêtres donnent de l'air à la pauvre mansarde qu'habita Schiller! C'est dans cet humble réduit que le grand poëte de tous les nobles enthousiasmes écrivit Don Carlos, Marie Stuart, les Brigands, Wallestein! C'est là qu'il a vécu comme un simple étudiant! Ah! je n'aime pas Gœthe d'avoir souffert cela! Lui qui était riche, ministre d'État... ne pouvait-il changer le sort de son ami le poëte?... ou cette illustre amitié n'eut-elle rien de réel!... Je crains qu'elle ait été vraie du côté de Schiller seulement! Gœthe s'aimait trop: il chérissait trop aussi son damné fils Méphisto; il a vécu trop vieux: il avait trop peur de la mort.
Schiller! Schiller! tu méritais un ami moins humain! Mes yeux ne peuvent quitter ces étroites fenêtres, cette obscure maison, ce toit misérable et noir; il est une heure du matin, la lune brille, le froid est intense. Tout se tait; ils sont tous morts... Peu à peu ma poitrine se gonfle; je tremble; écrasé de respect, de regrets et de ces affections infinies que le génie à travers la tombe inflige quelquefois à d'obscurs survivants, je m'agenouille auprès de l'humble seuil, et, souffrant, admirant, aimant, adorant, je répète: Schiller!... Schiller!... Schiller!...
Que te dire maintenant, cher, du véritable sujet de ma lettre? j'en suis si loin. Attends, je vais, pour rentrer dans la prose et me calmer un peu, penser à un autre habitant de Weimar, à un homme d'un grand talent, qui faisait des messes, de beaux septuors, et jouait sévèrement du piano, à Hummel... C'est fait, me voilà raisonnable!
Chélard, en sa qualité d'artiste d'abord, de Français et d'ancien ami ensuite, a tout fait pour m'aider à parvenir à mon but. L'intendant, M. le baron de Spiegel, entrant dans ses vues bienveillantes, a mis à ma disposition le théâtre et l'orchestre; je ne dis pas les chœurs, car il n'aurait probablement pas osé m'en parler. Je les avais entendus en arrivant, dans le Vampire de Marschner; on ne se figure pas une telle collection de malheureux, braillant hors du ton et de la mesure. Je ne connaissais rien de pareil. Et les cantatrices! oh! les pauvres femmes! Par galanterie, n'en parlons pas. Mais il y a là une basse qui remplissait le rôle du Vampire; tu devines que je veux parler de Génast! N'est-ce pas que c'est un artiste dans toute la force du terme?... Il est surtout tragédien; et j'ai bien regretté de ne pouvoir rester plus longtemps à Weimar, pour lui voir jouer le rôle de Lear, dans la tragédie de Shakespeare, qu'on montait au moment de mon départ.
La chapelle est bien composée; mais pour me faire fête, Chélard et Lobe se mirent en quête d'instruments à cordes qu'on pouvait ajouter à ceux qu'elle possède, et ils me présentèrent un actif de vingt-deux violons, sept altos, sept violoncelles et sept contre-basses. Les instruments à vent étaient au grand complet; j'ai remarqué parmi eux une excellente première clarinette et une trompette à cylindres (Sachce) d'une force extraordinaire. Il n'y avait pas de cor anglais:—j'ai dû transposer sa partie pour une clarinette; pas de harpe:—un très-aimable jeune homme, M. Montag, pianiste de mérite et musicien parfait, a bien voulu arranger les deux parties de harpe pour un seul piano et les jouer lui-même; pas d'ophicléïde:—on l'a remplacé par un bombardon assez fort. Plus rien alors ne manquait et nous avons commencé les répétitions. Il faut te dire que j'avais trouvé à Weimar, chez les musiciens, une passion très-développée pour mon ouverture des Francs-Juges qu'ils avaient déjà exécutée quelquefois. Ils étaient donc on ne peut mieux disposés; aussi ai-je été réellement heureux, contre l'ordinaire, pendant les études de la Symphonie fantastique, que j'avais encore choisie, d'après leur désir. C'est une joie extrême, mais bien rare, d'être ainsi compris tout de suite. Je me souviens de l'impression que produisirent sur la chapelle et quelques amateurs assistant à la répétition, le premier morceau (Rêveries-Passions) et le troisième (Scène aux champs). Celui-ci surtout semblait, à sa péroraison, avoir oppressé toutes les poitrines, et après le dernier roulement de tonnerre, à la fin du solo du pâtre abandonné, quand l'orchestre rentrant semble exhaler un profond soupir et s'éteindre, j'entendis mes voisins soupirer aussi sympathiquement, en se récriant, etc., etc. Chélard, lui, se déclara partisan de la Marche au supplice avant tout. Quant au public, il parut préférer le Bal et la Scène aux champs. L'ouverture des Francs-Juges fut accueillie comme une ancienne connaissance qu'on est bien aise de revoir. Bon, me voilà encore sur le point de manquer de modestie; et, si je te parle de la salle pleine, des longs applaudissements, des rappels, des chambellans qui viennent complimenter le compositeur de la part de Leurs Altesses, des nouveaux amis qui l'attendent à la sortie du théâtre pour l'embrasser et qui le gardent bon gré mal gré jusqu'à trois heures du matin; si je te décris enfin un succès, on me trouvera fort inconvenant, fort ridicule, fort... Tiens, malgré ma philosophie, cela m'épouvante, et je m'arrête là. Adieu.
quatrième lettre
Leipzig
Vous avez ri, sans doute, mon cher Heller, de l'erreur commise dans ma dernière lettre, au sujet de la grande duchesse Stéphanie que j'ai appelée Amélie? Eh bien! il faut vous l'avouer, je ne me désole pas trop des reproches d'ignorance et de légèreté que cette erreur va m'attirer. Si j'avais appelé François ou Georges l'empereur Napoléon, à la bonne heure! mais il est bien permis, à la rigueur, de changer le nom, tout gracieux qu'il soit, de la souveraine de Manheim.—D'ailleurs Shakespeare l'a dit:
What's in a name? that we call a rose
By any other name would smell as sweet!
«Qu'y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose n'exhalerait pas, sous un autre nom, de moins doux parfums.»
En tous cas, je demande humblement pardon à Son Altesse, et, si elle me l'accorde, comme je l'espère, je me moquerai bien de vos moqueries.
En quittant Weimar, la ville musicale que je pouvais le plus aisément visiter était Leipzig. J'hésitais pourtant à m'y présenter, malgré la dictature dont y était investi Félix Mendelssohn et les relations amicales qui nous lièrent ensemble, à Rome, en 1831. Nous avons suivi dans l'art, depuis cette époque, deux lignes si divergentes, que je craignais, j'en conviens, de ne pas trouver en lui de bien vives sympathies. Chélard, qui le connaît, me fit rougir de mon doute, et je lui écrivis. Sa réponse ne se fit pas attendre; la voici:
«Mon cher Berlioz, je vous remercie bien de cœur de votre bonne lettre et de ce que vous avez encore conservé le souvenir de notre amitié romaine! Moi, je ne l'oublierai de ma vie, et je me réjouis de pouvoir vous le dire bientôt de vive voix. Tout ce que je puis faire pour rendre votre séjour à Leipzig heureux et agréable, je le ferai comme un plaisir et comme un devoir. Je crois pouvoir vous assurer que vous serez content de la ville, c'est-à-dire des musiciens et du public. Je n'ai pas voulu vous écrire sans avoir consulté plusieurs personnes qui connaissent Leipzig mieux que moi, et toutes m'ont confirmé dans l'opinion où je suis que vous y ferez un excellent concert. Les frais de l'orchestre, de la salle, des annonces, etc., sont de 110 écus: la recette peut s'élever de 6 à 800 écus. Vous devrez être ici et arrêter le programme, et tout ce qui est nécessaire au moins dix jours d'avance. En outre, les directeurs de la société des concerts d'abonnement me chargent de vous demander si vous voulez faire exécuter un de vos ouvrages dans le concert qui sera donné le 22 février au bénéfice des pauvres de la ville. J'espère que vous accepterez leur proposition après le concert que vous aurez donné vous-même. Je vous engage donc à venir ici aussitôt que vous pourrez quitter Weimar. Je me réjouis de pouvoir vous serrer la main et vous dire: Willkommen en Allemagne. Ne riez pas de mon méchant français comme vous faisiez à Rome, mais continuez d'être mon bon ami[87], comme vous l'étiez alors et comme je serai toujours votre dévoué.
»félix mendelssohn bartholdy.»
Pouvais-je résister à une invitation conçue en pareils termes?... Je partis donc pour Leipzig, non sans regretter Weimar et les nouveaux amis que j'y laissais.
Ma liaison avec Mendelssohn avait commencé à Rome d'une façon assez bizarre. À notre première entrevue, il me parla de ma cantate de Sardanapale, couronnée à l'Institut de Paris, et dont mon co-lauréat Montfort lui avait fait entendre quelques parties. Lui ayant manifesté moi-même une véritable aversion pour le premier allegro de cette cantate:
«—À la bonne heure, s'écria-t-il plein de joie, je vous fais mon compliment... sur votre goût! J'avais peur que vous ne fussiez content de cet allegro; franchement il est bien misérable!»
Nous faillîmes nous quereller le lendemain, parce que j'avais parlé avec enthousiasme de Gluck, et qu'il me répondit d'un ton railleur et surpris:
«—Ah! vous aimez Gluck!»
Ce qui semblait vouloir dire: Comment un musicien tel que vous êtes, a-t-il assez d'élévation dans les idées, un assez vif sentiment de la grandeur du style et de la vérité d'expression, pour aimer Gluck?» J'eus bientôt l'occasion de me venger de cette petite incartade. J'avais apporté de Paris l'air d'Asteria dans l'opéra italien de Telemaco; morceau admirable, mais peu connu! J'en plaçai sur le piano de Montfort un exemplaire manuscrit sans nom d'auteur, un jour où nous attendions la visite de Mendelssohn. Il vint. En apercevant cette musique qu'il prit pour un fragment de quelque opéra italien moderne, il se mit en devoir de l'exécuter, et, aux quatre dernières mesures, à ces mots: «O giorno! o dolce sguardi! o rimembranza! o amor!» dont l'accent musical est vraiment sublime, comme il les parodiait d'une façon grotesque en contrefaisant Rubini, je l'arrêtai, et d'un air confondu d'étonnement:
«—Ah! vous m'aimez pas Gluck, lui dis-je.
—Comment Gluck!
—Hélas! oui, mon cher, ce morceau est de lui et non point de Bellini, ainsi que vous le pensiez. Vous voyez que je le connais mieux que vous, et que je suis de votre opinion... plus que vous-même!»
Un jour, je vins à parler du métronome et de son utilité.
«—Pourquoi faire le métronome? se récria vivement Mendelssohn, c'est un instrument très-inutile. Un musicien qui, à l'aspect d'un morceau n'en devine pas tout d'abord le mouvement, est une ganache.»
J'aurais pu lui répondre qu'il y avait beaucoup de ganaches; mais je me tus.
Je n'avais encore alors presque rien produit. Mendelssohn ne connaissait que mes Mélodies Irlandaises avec accompagnement de piano. M'ayant demandé un jour à voir la partition de l'ouverture du Roi Lear que je venais d'écrire à Nice, il la lut d'abord attentivement et lentement, puis au moment de mettre les doigts sur le piano pour l'exécuter (ce qu'il fit avec un talent incomparable):
«—Donnez-moi bien votre mouvement, me dit-il.
—Pourquoi faire? Ne m'avez-vous pas dit hier que tout musicien qui, à l'aspect d'un morceau, n'en devinait pas le mouvement, était une ganache?»
Il ne voulait pas le laisser voir, mais ces ripostes, ou plutôt ces bourrades inattendues lui déplaisaient fort[88].
Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter ironiquement «votre petit élève!» Enfin, c'était un porc-épic, dès qu'on parlait de musique; on ne savait par quel bout le prendre pour ne pas se blesser. Doué d'un excellent caractère, d'une humeur douce et charmante, il supportait aisément la contradiction sur tout le reste, et j'abusais à mon tour de sa tolérance dans les discussions philosophiques et religieuses que nous élevions quelquefois.
Un soir, nous explorions ensemble les thermes de Caracalla, en débattant la question du mérite ou du démérite des actions humaines et de leur rémunération pendant cette vie. Comme je répondais par je ne sais quelle énormité à l'énoncé de son opinion toute religieuse et orthodoxe, le pied vint à lui manquer, et le voilà roulant, avec force contusions et meurtrissures, dans les ruines d'un très-raide escalier.
«—Admirez la justice divine, lui dis-je en l'aidant à se relever, c'est moi qui blasphème, et c'est vous qui tombez.»
Cette impiété, accompagnée de grands éclats de rire, lui parut trop forte apparemment, et depuis lors les discussions religieuses furent toujours écartées. C'est à Rome que j'appréciai pour la première fois ce délicat et fin tissu musical, diapré de si riches couleurs, qui a nom: Ouverture de la Grotte de Fingal. Mendelssohn venait de le terminer, et il m'en donna une idée assez exacte; telle est sa prodigieuse habileté à rendre sur le piano les partitions les plus compliquées. Souvent, aux jours accablants de sirocco, j'allais l'interrompre dans ses travaux (car c'est un producteur infatigable); il quittait alors la plume de très-bonne grâce, et me voyant tout gonflé de spleen, cherchait à l'adoucir en me jouant ce que je lui désignais parmi les œuvres des maîtres que nous aimions tous les deux. Combien de fois hargneusement couché sur son canapé, j'ai chanté l'air d'Iphigénie en Tauride: «D'une image, hélas! trop chérie» qu'il accompagnait, décemment assis devant son piano. Et il s'écriait: «C'est beau cela! c'est beau! Je l'entendrais sans me lasser du matin au soir, toujours, toujours!» Et nous recommencions. Il aimait aussi beaucoup à me faire murmurer, avec ma voix ennuyée et dans cette position horizontale, deux ou trois mélodies que j'avais écrites sur des vers de Moore, et qui lui plaisaient. Mendelssohn a toujours eu une certaine estime pour mes... chansonnettes. Après un mois de ces relations, qui avaient fini par devenir pour moi si pleines d'intérêt, Mendelssohn disparut sans me dire adieu, et je ne le revis plus. Sa lettre, que je viens de vous citer, dut en conséquence me causer, et me causa réellement, une très-agréable surprise. Elle semblait révéler en lui une bonté d'âme, une aménité de mœurs que je ne lui avais pas connues; je ne tardai pas à reconnaître, en arrivant à Leipzig, que ces qualités excellentes étaient devenues les siennes en effet. Il n'a rien perdu toutefois de l'inflexible rigidité de ses principes d'art, mais il ne cherche point à les imposer violemment, et il se borne, dans l'exercice de ses fonctions de maître de chapelle, à mettre en évidence ce qu'il juge beau, et à laisser dans l'ombre ce qui lui paraît mauvais ou d'un pernicieux exemple. Seulement il aime toujours un peu trop les morts.
La Société des concerts d'abonnement dont il m'avait parlé est fort nombreuse et on ne peut mieux composée; elle possède une magnifique Académie de chant, un orchestre excellent et une salle, celle du Gewandhaus, d'une sonorité parfaite. C'était dans ce vaste et beau local que je devais donner mon concert. J'allai le visiter en descendant de voiture; et je tombai précisément au milieu de la répétition générale de l'œuvre nouvelle de Mendelssohn (Walpurgis Nacht). Je fus réellement émerveillé de prime abord du beau timbre des voix, de l'intelligence des chanteurs, de la précision et de la verve de l'orchestre et surtout de la splendeur de la composition.
J'incline fort à regarder cette espèce d'oratorio (la Nuit du Sabbat) comme ce que Mendelssohn a produit de plus achevé jusqu'à ce jour[89]. Le poème est de Gœthe et n'a rien de commun avec la scène du Sabbat de Faust. Il s'agit des assemblées nocturnes que tenait sur les montagnes, aux premiers temps du christianisme, une secte religieuse fidèle aux anciens usages, alors même que les sacrifices sur les hauts lieux eurent été interdits. Elle avait coutume, pendant les nuits destinées à l'œuvre sainte, de placer aux avenues de la montagne, et en grand nombre, des sentinelles armées, couvertes de déguisements étranges. À un signal convenu, et quand le prêtre, montant à l'autel, entonnait l'hymne sacré, cette troupe, d'aspect diabolique, agitant d'un air terrible ses fourches et ses flambeaux, faisait entendre toutes sortes de bruits et de cris épouvantables, pour couvrir la voix du chœur religieux et effrayer les profanes qui eussent été tentés d'interrompre la cérémonie. C'est de là sans doute qu'est venu l'usage dans la langue française d'employer le mot sabbat comme synonyme de grand bruit nocturne. Il faut entendre la musique de Mendelssohn pour avoir une idée des ressources variées que ce poème offrait à un habile compositeur. Il en a tiré un parti admirable. Sa partition est d'une clarté parfaite, malgré sa complexité; les effets de voix et d'instruments s'y croisent dans tous les sens, se contrarient, se heurtent, avec un désordre apparent qui est le comble de l'art. Je citerai surtout, comme des choses magnifiques en deux genres opposés, le morceau mystérieux du placement des sentinelles, et le chœur final, où la voix du prêtre s'élève par intervalles, calme et pieuse, au-dessus du fracas infernal de la troupe des faux démons et des sorciers. On ne sait ce qu'il faut le plus louer dans ce finale, ou de l'orchestre ou du chœur, ou du mouvement tourbillonnant de l'ensemble!
Au moment où Mendelssohn, plein de joie de l'avoir produit, descendait du pupitre, je m'avançai tout ravi de l'avoir entendu. Le moment ne pouvait être mieux choisi pour une pareille rencontre; et pourtant, après les premiers mots échangés, la même pensée triste nous frappa tous les deux simultanément:
«—Comment! il y a douze ans! douze ans! que nous avons rêvé ensemble dans la plaine de Rome!
—Oui, et dans les thermes de Caracalla!
—Oh! toujours moqueur! toujours prêt à rire de moi!
—Non, non, je ne raille plus guère; c'était pour éprouver votre mémoire, et voir si vous m'aviez pardonné mes impiétés. Je raille si peu, que, dès notre première entrevue, je vais vous prier très-sérieusement de me faire un cadeau auquel j'attache le plus grand prix.
—Qu'est-ce donc?
—Donnez-moi le bâton avec lequel vous venez de conduire la répétition de votre nouvel ouvrage.
—Oh! bien volontiers, à condition que vous m'enverrez le vôtre.
—Je donnerai ainsi du cuivre pour de l'or; n'importe, j'y consens.»
Et aussitôt le sceptre musical de Mendelssohn me fut apporté. Le lendemain, je lui envoyai mon lourd morceau de bois de chêne avec la lettre suivante, que le dernier des Mohicans, je l'espère, n'eût pas désavouée:
«Au chef Mendelssohn!
«Grand chef! nous nous sommes promis d'échanger nos tomahawcks[90]; voici le mien! Il est grossier, le tien est simple; les squaws[91] seules et les visages pâles[92] aiment les armes ornées. Sois mon frère! et quand le Grand Esprit nous aura envoyés chasser dans le pays des âmes, que nos guerriers suspendent nos tomahawcks unis à la porte du conseil.»
Tel est dans toute sa simplicité le fait qu'une malice bien innocente a voulu rendre ridiculement dramatique. Mendelssohn, lorsqu'il s'est agi, quelques jours après, d'organiser mon concert, s'est en effet comporté en frère à mon égard. Le premier artiste qu'il me présenta comme son fidus Achates, fut le maître de concert David, musicien éminent, compositeur de mérite et violoniste distingué. M. David, qui parle d'ailleurs parfaitement le français, me fut d'un très-grand secours.
L'orchestre de Leipzig n'est pas plus nombreux que les orchestres de Francfort et de Stuttgard; mais comme la ville ne manque pas de ressources instrumentales, je voulus l'augmenter un peu, et le nombre des violons fut en conséquence porté à vingt-quatre, innovation qui, je l'ai su plus tard, a causé l'indignation de deux ou trois critiques dont le siège était déjà fait. Vingt-quatre violons au lieu de seize qui avaient suffi jusque-là à l'exécution des symphonies de Mozart et de Beethoven! Quelle insolente prétention!... Nous essayâmes en vain de nous procurer encore trois instruments indiqués et mis en évidence dans plusieurs de mes morceaux (autre crime énorme): il fut impossible de trouver le cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Le cor anglais (l'instrument) était si mauvais, si délabré, et par suite si extraordinairement faux, que, malgré le talent de l'artiste qui le jouait, nous dûmes renoncer à nous en servir, et donner son solo à la première clarinette.
L'ophicléïde, ou du moins le mince instrument de cuivre qu'on me présenta sous ce nom, ne ressemblait point aux ophicléïdes français; il n'avait presque point de son. Il fut donc considéré comme non avenu; on le remplaça tant bien que mal par un quatrième trombone. Pour la harpe, on n'y pouvait songer; car six mois auparavant, Mendelssohn, ayant voulu faire entendre à Leipzig des fragments de son Antigone, fut obligé de faire venir des harpes de Berlin. Comme on m'assurait qu'il en avait été médiocrement satisfait, j'écrivis à Dresde, et Lipinski, un grand et digne artiste dont j'aurai bientôt l'occasion de parler, m'envoya le harpiste du théâtre. Il ne s'agissait plus que de trouver l'instrument. Après des courses inutiles chez divers facteurs et marchands de musique, Mendelssohn apprit enfin qu'un amateur possédait une harpe, et il obtint de lui qu'elle nous fût prêtée pour quelques jours. Mais, admirez mon malheur, la harpe apportée et bien garnie de cordes neuves, il se trouva que M. Richter (le harpiste de Dresde qui s'était si obligeamment rendu à Leipzig sur l'invitation de Lipinski) était un pianiste très-habile, qu'il jouait en outre fort bien du violon, mais qu'il ne jouait presque pas de la harpe. Il en avait étudié le mécanisme depuis dix-huit mois seulement, et pour parvenir à exécuter les arpèges les plus simples, qui servent communément à l'accompagnement du chant dans les opéras italiens. De sorte qu'à l'aspect des traits diatoniques et des dessins chantants qui se rencontrent souvent dans ma symphonie, le courage lui manqua tout à fait, et que Mendelssohn dut se mettre au piano le soir du concert pour représenter les solos de la harpe, et assurer ses entrées. Quel embarras pour si peu de chose!
Quoi qu'il en soit, et mon parti une fois pris sur ces inconvénients, les répétitions commencèrent. La disposition de l'orchestre dans cette belle salle est si excellente, les rapports de chaque exécutant avec le chef sont si aisés, et les artistes, musiciens parfaits d'ailleurs, ont été accoutumés par Mendelssohn et David à apporter aux études une telle attention, que deux répétitions suffirent à monter un long programme, où figuraient, entre autres compositions difficiles, les ouvertures du Roi Lear, des Francs-Juges et la Symphonie fantastique. David avait en outre consenti à jouer le solo de violon (Rêverie et Caprice) que j'écrivis il y a deux ans pour Artôt, et dont l'orchestration est assez compliquée. Il l'exécuta supérieurement aux grands applaudissements de l'assemblée.
Quant à l'orchestre, dire qu'il fut irréprochable, après deux répétitions seulement, dans l'exécution des pièces que je viens de citer, c'est en faire un grand éloge. Tous les musiciens de Paris et bien d'autres encore, seront, je crois, de cet avis.
Cette soirée jeta le trouble dans les consciences musicales des habitants de Leipzig, et, autant qu'il m'a été permis d'en juger par la polémique des journaux, des discussions en sont résultées aussi violentes, tout au moins, que celles dont les mêmes ouvrages furent le sujet à Paris, il y a quelque dix ans. Pendant qu'on débattait ainsi la moralité de mes faits et gestes harmoniques, que les uns les traitaient de belles actions, les autres de crimes prémédités, je fis le voyage de Dresde, que j'aurai bientôt à raconter. Mais pour ne pas scinder le récit de mes expériences à Leipzig, je vais, mon cher Heller, vous dire ce qu'il advint, à mon retour, du concert au bénéfice des pauvres, dont Mendelssohn m'avait parlé dans sa lettre, et auquel j'avais promis de prendre part.
Cette soirée étant organisée par la Société des concerts tout entière, j'avais à ma disposition la riche et puissante Académie de chant dont je vous ai fait déjà un éloge si mérité. Je n'eus garde, vous le pensez bien, de ne pas profiter de cette belle masse vocale, et j'offris aux directeurs de la société le finale à trois chœurs de Roméo et Juliette, dont la traduction allemande avait été faite à Paris par le professeur Duesberg. Il y avait à mettre seulement cette traduction en rapport avec les notes des parties de chant. Ce fut un long et pénible travail; encore, la prosodie allemande n'ayant pas été bien observée par les copistes dans leur distribution de syllabes longues et brèves, il en résulta pour les chanteurs des difficultés telles que Mendelssohn fut obligé de perdre son temps à la révision du texte et à la correction de ce que ces fautes présentaient de plus choquant. Il eut, en outre, à exercer le chœur pendant près de huit jours. (Huit répétitions d'un chœur aussi nombreux coûteraient à Paris 4,800 francs. Et l'on me demande quelquefois pourquoi, dans mes concerts, je ne donne pas Roméo et Juliette!) Cette Académie, où figurent, il est vrai, quelques artistes du théâtre et les élèves de la chapelle de Saint-Thomas, est composée dans sa presque totalité d'amateurs appartenant aux classes élevées de la société de Leipzig. Voilà pourquoi, dès qu'il s'agit d'apprendre quelque œuvre sérieuse, on peut en obtenir plus aisément un grand nombre de répétitions. Quand je revins de Dresde, les études cependant étaient loin d'être terminées, le chœur d'hommes surtout laissait beaucoup à désirer. Je souffrais de voir un grand maître et un grand virtuose tel que Mendelssohn, chargé de cette tâche subalterne de maître de chant, qu'il remplit, il faut le dire, avec une patience inaltérable. Chacune de ses observations est faite avec douceur et une politesse parfaite, dont on lui saurait plus de gré, si on pouvait savoir combien, en pareil cas, ces qualités sont rares. Quant à moi, j'ai été souvent accusé d'ingalanterie par nos dames de l'Opéra; ma réputation, à cet égard, est parfaite. Je la mérite, je l'avoue; dès qu'il s'agit des études d'un grand chœur, et avant même de les commencer, une sorte de colère anticipée me serre la gorge, ma mauvaise humeur se manifeste, bien que rien encore n'y ait pu donner lieu, et je fais comprendre du regard à tous les choristes l'idée de ce Gascon qui, ayant donné un coup de pied à un petit garçon passant inoffensif auprès de lui, et sur l'observation de celui-ci, qu'il ne lui avait rien fait, répliqua: «Juge un peu, si tu m'avais fait quelque chose!»
Cependant après deux séances encore, les trois chœurs étaient appris, et le finale, avec l'appui de l'orchestre, eût sans aucun doute, parfaitement marché, si un chanteur du théâtre, qui, depuis plusieurs jours, se récriait sur les difficultés du rôle du père Laurence, dont on l'avait chargé, ne fût venu démolir tout notre édifice harmonique élevé à si grand'peine.
J'avais déjà remarqué aux répétitions au piano, que ce monsieur (j'ai oublié son nom) appartenait à la classe nombreuse des musiciens qui ne savent pas la musique; il comptait mal ses pauses, il n'entrait pas à temps, il se trompait d'intonation, etc.; mais je me disais: «Peut-être n'a-t-il pas eu le temps d'étudier sa partie, il apprend pour le théâtre des rôles fort difficiles, pourquoi ne viendrait-il pas à bout de celui-là?» Je pensais pourtant bien souvent à Alizard, qui a toujours si bien dit cette scène, en regrettant fort qu'il fût à Bruxelles et ne sût pas l'allemand. Mais à la répétition générale, la veille du concert, comme ce monsieur n'était pas plus avancé, et que, de plus, il grommelait entre ses dents je ne sais quelles imprécations tudesques, chaque fois qu'on était obligé d'arrêter l'orchestre à cause de lui, ou quand Mendelssohn ou moi nous lui chantions ses phrases, la patience m'échappa enfin, et je remerciai la chapelle, en la priant de ne plus s'occuper de mon ouvrage, dont ce rôle de basse rendait évidemment l'exécution impossible. En rentrant je faisais cette triste réflexion: Deux compositeurs qui ont appliqué pendant de longues années ce que la nature leur a départi d'intelligence et d'imagination à l'étude de leur art, deux cents musiciens, chanteurs et instrumentistes attentifs et capables, se seront fatigués pendant huit jours inutilement et auront dû renoncer à la production de l'œuvre qu'ils avaient adoptée, à cause de l'insuffisance d'un seul homme! Ô chanteurs qui ne chantez pas, vous donc aussi vous êtes des dieux!... L'embarras de la Société était grand pour remplacer sur le programme ce finale dont la durée est d'une demi-heure; au moyen d'une répétition supplémentaire, que l'orchestre et les chœurs voulurent bien faire le matin même du jour du concert, nous en vînmes à bout. L'ouverture du Roi Lear, que l'orchestre possédait bien, et l'Offertoire de mon Requiem, où le chœur n'a que quelques notes à chanter, furent substitués au fragment de Roméo, et exécutés le soir de la façon la plus satisfaisante. Je dois même ajouter que le morceau du Requiem produisit un effet auquel je ne m'attendais pas, et me valut un suffrage inestimable, celui de Robert Schuman, l'un des compositeurs critiques les plus justement renommés de l'Allemagne[93].
Quelques jours après, ce même Offertoire m'attira un éloge sur lequel je devais bien moins compter; voici comment. J'étais retombé malade à Leipzig, et quand, au moment de mon départ, j'en vins à demander ce que je lui devais au médecin qui m'avait soigné, il me répondit:
«—Écrivez pour moi sur ce carré de papier le thème de votre Offertoire, avec votre signature, et je vous serai redevable encore; jamais morceau de musique ne m'a autant frappé!»
J'hésitais un peu à m'acquitter des soins du docteur d'une semblable manière, mais il insista, et le hasard m'ayant fourni l'occasion de répondre à son compliment par un autre mieux mérité, croiriez-vous que j'eus la simplicité de ne pas la saisir. J'écrivis en tête de la page: «À M. le docteur Clarus.»
«—Carus, me dit-il, vous mettez à mon nom une l de trop.»
Je pensai aussitôt: Patientibus Carus sed Clarus inter doctos, et n'osai l'écrire[94]...
Il y a des instants où je suis d'une rare stupidité.
Un compositeur virtuose tel que vous, mon cher Heller, s'intéresse vivement à tout ce qui se rattache à son art; je trouve donc fort naturel que vous m'ayez adressé tant de questions au sujet des richesses musicales de Leipzig; je répondrai laconiquement à quelques-unes. Vous me demandez si la grande pianiste madame Clara Schuman a quelque rivale en Allemagne qu'on puisse décemment lui opposer?
Je ne crois pas.
Vous me priez de vous dire si le sentiment musical des grosses têtes de Leipzig est bon, ou tout au moins porté vers ce que vous et moi nous appelons le beau?
Je ne veux pas.
S'il est vrai que l'acte de foi de tout ce qui prétend aimer l'art élevé et sérieux soit celui-ci: «Il n'y pas d'autre Dieu que Bach, et Mendelssohn est son prophète?»
Je ne dois pas.
Si le théâtre est bien composé, et si le public a grand tort de s'amuser aux petits opéras de Lortzing qu'on y représente souvent?
Je ne puis pas.
Si j'ai lu ou entendu quelques-unes de ces anciennes messes à cinq voix, avec basse continue, qu'on prise si fort à Leipzig?
Je ne sais pas.
Adieu, continuez à écrire de beaux caprices comme vos deux derniers, et que Dieu vous garde des fugues à quatre sujets sur un choral.
cinquième lettre
Dresde
Vous m'aviez bien recommandé, mon cher Ernst, de ne pas m'arrêter dans les petites villes en parcourant l'Allemagne, m'assurant que les capitales seulement m'offriraient les moyens d'exécution nécessaires à mes concerts.
D'autres que vous encore et quelques critiques allemands m'avaient parlé dans le même sens, et m'ont reproché plus tard de n'avoir pas suivi leurs avis, et de n'être pas allé d'abord à Berlin ou à Vienne. Mais vous savez qu'il est toujours plus aisé de donner de bons conseils que de les suivre; et, si je ne me suis pas conformé au plan de voyage qui paraissait a tout le monde le plus raisonnable, c'est que je n'ai pas pu. D'abord, je n'étais pas le maître de choisir le moment de mon voyage. Après avoir fait à Francfort une visite inutile, comme je l'ai dit je ne pouvais pas revenir sottement à Paris. J'aurais voulu partir pour Munich, mais une lettre de Baerman m'annonçait que mes concerts ne pouvaient avoir lieu dans cette ville qu'un mois plus tard, et Meyerbeer, de son côté m'écrivait que la reprise de plusieurs importants ouvrages allait occuper le théâtre de Berlin assez longtemps pour rendre ma présence en Prusse inutile à cette époque. Je ne devais pourtant pas rester oisif; alors, plein du désir de connaître ce que possède d'institutions musicales votre harmonieuse patrie, je formai le projet de tout voir, de tout entendre, et de réduire beaucoup mes prétentions chorales et orchestrales, afin de pouvoir aussi me faire entendre presque partout. Je savais bien que dans les villes du second ordre je ne pourrais trouver le luxe musical exigé par la forme et par le style de quelques-unes de mes partitions; mais je réservais celles-là pour la fin du voyage, elles devaient former le forte du crescendo; et je pensais qu'à tout prendre, cette marche lentement progressive ne manquait ni de prudence ni d'un certain intérêt. En tout cas, je n'ai pas à me repentir de l'avoir suivie.
Maintenant parlons de Dresde.
J'y étais engagé pour deux concerts, et j'allais trouver là chœur, orchestre, musique d'harmonie, et de plus un célèbre ténor: depuis mon entrée en Allemagne, je n'avais point encore vu réunies des richesses pareilles. Je devais en outre rencontrer à Dresde un ami chaud, dévoué, énergique, enthousiaste, Charles Lipinski, que j'avais autrefois connu à Paris. Il m'est impossible de vous dire, mon cher Ernst, quelle ardeur cet excellent homme mit à me seconder. Sa position de premier maître de concert, et l'estime générale dont jouissent en outre sa personne et son talent, lui donnent une grande autorité sur les artistes de la chapelle; et certes il ne se fit pas faute d'en user. Comme j'avais une promesse de l'intendant M. le baron de Lütichau, pour deux soirées, le théâtre tout entier était à ma disposition, et il ne s'agissait plus que de veiller à l'excellence de l'exécution. Celle que nous obtînmes fut splendide, et pourtant le programme était formidable; il contenait: l'ouverture du Roi Lear, la Symphonie fantastique, l'Offertoire, le Sanctus et le Quærens me de mon Requiem, les deux dernières parties de ma Symphonie funèbre, écrite, vous le savez, pour deux orchestres et chœur, et quelques morceaux de chant. Je n'avais pas de traduction du chœur de la symphonie, mais le régisseur du théâtre, M. Winkler, homme à la fois spirituel et savant, eut l'extrême obligeance d'improviser, pour ainsi dire, les vers allemands dont nous avions besoin, et les études du finale purent commencer. Quant aux solos de chant, ils étaient en langues latine, allemande et française. Tichatchek, le ténor dont je parlais tout à l'heure, possède une voix pure et touchante, qui, échauffée par l'action dramatique, devient en scène d'une rare énergie. Son style de chant est simple et de bon goût, il est musicien et lecteur consommé. Il se chargea, de prime-abord, du solo de ténor dans le Sanctus, sans même demander à le voir, sans réticences, sans grimaces, sans faire le dieu; il aurait pu, comme tant d'autres en pareil cas, accepter le Sanctus en m'imposant, pour son succès particulier, quelque cavatine à lui connue; il ne le fit pas; à la bonne heure, voilà qui est tout à fait bien!
Mais la cavatine de Benvenuto qu'il me prit fantaisie d'ajouter au programme, me donna plus de peine à elle seule que tout le reste du concert. On n'avait pu la proposer à la prima-donna, madame Devrient, le tissu mélodique du morceau étant trop haut, et les vocalises trop légères pour elle; mademoiselle Wiest, la seconde chanteuse, à qui Lipinski l'avait offerte, trouvait la traduction allemande mauvaise, l'andante trop haut et trop long, l'allegro trop bas et trop court, elle demandait des coupures, des changements, elle était enrhumée, etc., etc.; vous savez par cœur la comédie de la cantatrice qui ne peut ni ne veut.
Enfin, madame Schubert, femme de l'excellent maître de concert et habile violoniste que vous connaissez, vint me tirer d'embarras en acceptant, non sans terreur, cette malheureuse cavatine dont sa modestie lui exagérait les difficultés. Elle y fut très-applaudie. En vérité, il semble qu'il soit plus difficile quelquefois de faire chanter Fleuve du Tage que de monter la Symphonie en ut mineur.
Lipinski avait tellement excité les amours-propres des musiciens, que leur désir de bien faire et leur ambition de faire mieux surtout que ceux de Leipzig (il y a une sourde rivalité musicale entre les deux villes) nous fit énormément travailler. Quatre longues répétitions parurent à peine suffisantes, et la chapelle en eût elle-même volontiers demandé une cinquième si le temps ne nous eût manqué. Aussi l'exécution s'en ressentit; elle fut excellente. Les chœurs seuls m'avaient effrayé à la répétition générale; mais deux leçons encore avant le concert leur firent acquérir l'assurance qui leur manquait, et les fragments du Requiem furent aussi bien rendus que tout le reste. La Symphonie funèbre produisit le même effet qu'à Paris. Le lendemain matin les musiciens militaires qui l'avaient exécutée, vinrent pleins de joie me donner une aubade, qui m'arracha de mon lit, dont j'avais pourtant grand besoin, et m'obligea, souffrant que j'étais d'une névralgie à la tête et de mon éternel mal de gorge, d'aller vider avec eux une petite cuve de punch.
C'est à ce concert de Dresde que j'ai vu pour la première fois se manifester la prédilection du public allemand pour mon Requiem; cependant nous n'avons pas osé (le chœur n'était pas assez nombreux) aborder les grands morceaux, tels que le Dies iræ, le Lacrymosa, etc. La Symphonie fantastique plut beaucoup moins à une partie de mes juges. La classe élégante de l'auditoire, le roi de Saxe et la cour en tête, fut très-médiocrement charmée, m'a-t-on dit, de la violence de ces passions, de la tristesse de ces rêves, et de toutes les monstrueuses hallucinations du finale. Le Bal et la Scène aux champs seulement trouvèrent, je crois, grâce devant elle. Quant au public proprement dit, il se laissa entraîner au courant musical, et applaudit plus chaudement la Marche au supplice et le Sabbat que les trois autres morceaux. Cependant il était aisé de voir, en somme, que cette composition, si bien accueillie à Stuttgard, si parfaitement comprise à Weimar, tant discutée à Leipzig, était peu dans les mœurs musicales et poétiques des habitants de Dresde, qu'elle les désorientait par sa dissemblance avec les symphonies à eux connues, et qu'ils en étaient plus surpris que charmés, moins émus qu'étourdis.
La chapelle de Dresde, longtemps sous les ordres de l'Italien Morlachi et de l'illustre auteur du Freyschütz, est maintenant dirigée par MM. Reissiger et Richard Wagner. Nous ne connaissons guère, à Paris, de Reissiger, que la douce et mélancolique valse publiée sous le titre de: Dernière pensée de Weber; on a exécuté, pendant mon séjour à Dresde, une de ses compositions religieuses, dont on a fait devant moi les plus grands éloges. Je ne pouvais y joindre les miens; le jour de la cérémonie où cette œuvre figurait, de cruelles souffrances me retenaient au lit, et je fus ainsi malheureusement privé de l'entendre. Quant au jeune maître de chapelle, Richard Wagner, qui a longtemps séjourné à Paris sans pouvoir parvenir à se faire connaître autrement que par quelques articles publiés dans la Gazette musicale, il eut à exercer pour la première fois son autorité en m'assistant dans mes répétitions; ce qu'il fit avec zèle et de très-bon cœur. La cérémonie de sa présentation à la chapelle et de sa prestation du serment avait eu lieu le lendemain de mon arrivée, et je le retrouvais dans tout l'enivrement d'une joie bien naturelle. Après avoir supporté en France mille privations et toutes les douleurs attachées à l'obscurité, Richard Wagner, étant revenu en Saxe, sa patrie, eut l'audace d'entreprendre et le bonheur d'achever la composition des paroles et de la musique d'un opéra en cinq actes (Rienzi). Cet ouvrage obtint à Dresde un succès éclatant. Bientôt après suivit le Vaisseau hollandais, opéra en trois actes, dont il fit également la musique et les paroles. Quelle que soit l'opinion qu'on ait du mérite de ces ouvrages, il faut convenir que les hommes capables d'accomplir deux fois avec succès ce double travail littéraire et musical ne sont pas communs, et que M. Wagner donnait une preuve de capacité plus que suffisante pour attirer sur lui l'attention et l'intérêt. C'est ce que le roi de Saxe a parfaitement compris: et le jour où, donnant à son premier maître de chapelle Richard Wagner pour collègue, il a ainsi assuré l'existence de celui-ci, les amis de l'art ont dû dire à Sa Majesté ce que Jean Bart répondit à Louis XIV annonçant à l'intrépide loup de mer qu'il l'avait nommé chef d'escadre: «Sire, vous avez bien fait!»
L'opéra de Rienzi, excédant de beaucoup la durée assignée ordinairement aux opéras en Allemagne, n'est plus maintenant représenté en entier; on joue un soir les deux premiers actes, et un autre soir les trois derniers. C'est cette seconde partie seulement que j'ai vu représenter; je n'ai pu la connaître assez à fond, en l'entendant une fois, pour pouvoir émettre à son sujet une opinion arrêtée; je me souviens seulement d'une belle prière chantée au dernier acte par Rienzi (Tichatchek), et d'une marche triomphale bien modelée, sans imitation servile, sur la magnifique marche d'Olympie. La partition du Vaisseau hollandais m'a semblé remarquable par son coloris sombre et certains effets orageux parfaitement motivés par le sujet; mais j'ai dû y reconnaître aussi un abus du trémolo, d'autant plus fâcheux qu'il m'avait déjà frappé dans Rienzi, et qu'il indique chez l'auteur une certaine paresse d'esprit contre laquelle il ne se tient pas assez en garde. Le trémolo soutenu est de tous les effets d'orchestre celui dont on se lasse le plus vite; il n'exige point d'ailleurs d'invention de la part du compositeur, quand il n'est accompagné en dessus ni en dessous par aucune idée saillante.
Quoi qu'il en soit, il faut, je le répète, honorer la pensée royale qui, en lui accordant une protection complète et active a, pour ainsi dire, sauvé un jeune artiste doué de précieuses facultés.
L'administration du théâtre de Dresde n'a rien négligé pour donner tout l'éclat possible à la représentation des deux ouvrages de Wagner; les décors, les costumes et la mise en scène de Rienzi, approchent de ce qu'on a fait de mieux dans ce genre à Paris. Madame Devrient, dont j'aurai occasion de parler plus longuement à propos de ses représentations à Berlin, joue dans Rienzi le rôle d'un jeune garçon; ce vêtement ne va plus guère aux contours tant soit peu maternels de sa personne. Elle m'a paru beaucoup plus convenablement placée dans le Vaisseau hollandais, malgré quelques poses affectées et les interjections parlées qu'elle se croit obligée d'introduire partout. Mais un véritable talent bien pur et bien complet, dont l'action sur moi a été très-vive, c'est celui de Wechter, qui remplissait le rôle du Hollandais maudit. Sa voix de baryton est une des plus belles que j'aie entendues, et il s'en sert en chanteur consommé; elle a un de ces timbres onctueux et vibrants en même temps dont la puissance expressive est si grande, pour peu que l'artiste mette de cœur et de sensibilité dans son chant; et ces deux qualités, Wechter les possède à un degré très-élevé. Tichatchek est gracieux, passionné, brillant, héroïque et entraînant dans le rôle de Rienzi, où sa belle voix et ses grands yeux pleins de feu le servent à merveille. Mademoiselle Wiest représente la sœur de Rienzi, elle n'a presque rien à dire. L'auteur, en écrivant ce rôle, l'a parfaitement approprié aux moyens de la cantatrice.
Maintenant je voudrais, mon cher Ernst, vous parler avec détails de Lipinski; mais ce n'est pas à vous, le violoniste tant admiré, tant applaudi d'un bout à l'autre de l'Europe, à vous, l'artiste si attentif et si studieux, que je pourrais rien apprendre sur la nature du talent de ce grand virtuose qui vous précéda dans la carrière. Vous savez aussi bien et mieux que moi, comme il chante, comme il est, dans le haut style, touchant et pathétique, et vous avez depuis longtemps logé, dans votre imperturbable mémoire, les beaux passages de ses concertos. D'ailleurs Lipinski a été, pendant mon séjour à Dresde, si excellent, si chaleureux, si dévoué pour moi, que mes éloges, aux yeux de beaucoup de gens, paraîtraient dépourvus d'impartialité; on les attribuerait, (bien à tort, je puis le dire,) à la reconnaissance plutôt qu'à un véritable élan d'admiration. Il s'est fait énormément applaudir à mon concert, dans ma romance de violon, exécutée quelques jours auparavant à Leipzig par David, et dans l'alto solo de ma deuxième symphonie (Harold).
Le succès de cette seconde soirée a été supérieur à celui de la première; les scènes mélancoliques et religieuses d'Harold ont paru réunir de prime-abord toutes les sympathies, et le même bonheur est arrivé aux fragments de Roméo et Juliette (l'adagio et la Fête chez Capulet). Mais ce qui a plus vivement touché le public et les artistes de Dresde, c'est la cantate du Cinq mai, admirablement chantée par Wechter et le chœur, sur une traduction allemande que l'infatigable M. Winkler avait encore eu la bonté d'écrire pour cette occasion. La mémoire de Napoléon est chère aujourd'hui au peuple allemand, presque autant qu'à la France, et c'est sans doute la cause de l'impression profonde constamment produite par ce chant dans toutes les villes où je l'ai ensuite fait entendre. La fin surtout a donné lieu, maintes fois, à de singulières manifestations:
Loin de ce roc nous fuyons en silence,
L'astre du jour abandonne les cieux...
J'ai fait la connaissance, à Dresde, du prodigieux harpiste anglais Parish-Alvars, dont le nom n'a pas encore la popularité qu'il mérite. Il arrivait de Vienne. C'est le Liszt de la harpe! On ne se figure pas tout ce qu'il est parvenu à produire d'effets gracieux ou énergiques, de traits originaux, de sonorités inouïes, avec son instrument si borné sous certains rapports. Sa fantaisie sur Moïse, dont la forme a été imitée et appliquée au piano avec tant de bonheur par Thalberg, ses variations en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d'Obéron, et vingt autres morceaux de la même nature, m'ont causé un ravissement que je renonce à décrire. L'avantage inhérent aux nouvelles harpes, de pouvoir, au moyen du double mouvement des pédales, accorder deux cordes à l'unisson, lui a donné l'idée de combinaisons, qui, à les voir écrites, paraissent absolument inexécutables.
Toute leur difficulté cependant ne consiste que dans l'emploi ingénieux des pédales, produisant ces doubles notes appelées synonymes. Ainsi il fait avec une rapidité foudroyante des traits à quatre parties procédant par sauts de tierces mineures, parce que, au moyen des synonymes, les cordes de sa harpe au lieu de représenter, comme à l'ordinaire, la gamme diatonique d'ut bémol, donnent pour série, dans leur ordre de succession descendante:
ut bécarre ut bécarre, | la bécarre, | sol bémol sol bémol, | mi bémol mi bémol. |
Parish-Alvars a formé quelques bons élèves pendant son séjour à Vienne. Il vient de se faire entendre à Dresde, à Leipzig, à Berlin, et dans beaucoup d'autres villes où son talent extraordinaire a constamment excité l'enthousiasme. Qu'attend-il pour venir à Paris?...
On trouve dans l'orchestre de Dresde, outre les artistes éminents que j'ai cités, l'excellent professeur Dotzauer; il est à la tête des violoncelles, et doit prendre seul la responsabilité des attaques du premier pupitre des basses, car le contre-bassiste qui lit avec lui est trop vieux pour pouvoir exécuter quelques notes de sa partie, et n'a que tout juste la force de supporter le poids de son instrument. J'ai rencontré souvent en Allemagne des exemples de ce respect mal entendu pour les vieillards, qui porte les maîtres de chapelle à leur laisser des fonctions musicales devenues depuis longtemps supérieures à leurs forces physiques, et à les leur laisser, malheureusement, jusqu'à ce que mort s'ensuive. J'ai dû plus d'une fois m'armer de toute mon insensibilité, et demander avec une cruelle insistance le remplacement de ces pauvres invalides. Il y a à Dresde un très-bon cor anglais. Le premier hautbois a un beau son mais un vieux style, et une manie de faire des trilles et des mordants, qui m'a, je l'avoue, profondément outragé. Il s'en permettait surtout d'affreux dans le solo du commencement de la Scène aux champs. J'exprimai très-vivement, à la seconde répétition, mon horreur pour ces gentillesses mélodiques; il s'en abstint malicieusement aux répétitions suivantes, mais ce n'était qu'un guet-apens; et le jour du concert, le perfide hautbois bien sûr que je n'irais pas arrêter l'orchestre et l'interpeller, lui personnellement, devant la cour et le public, recommença ses petites vilenies en me regardant d'un air narquois qui faillit me faire tomber à la renverse d'indignation et de fureur.
On remarque parmi les cors, M. Levy, virtuose qui jouit en Saxe d'une belle réputation. Il se sert, ainsi que ses confrères du cor à cylindres que la chapelle de Leipzig, à peu près seule parmi les chapelles du nord de l'Allemagne, n'a point encore admis. Les trompettes de Dresde sont à cylindres également; elles peuvent avantageusement tenir lieu de nos cornets à pistons qu'on n'y connaît pas.
La bande militaire est très-bonne, les tambours mêmes sont musiciens; mais les instruments à anches que j'ai entendus ne me paraissent pas irréprochables; ils laissent à désirer pour la justesse, et le chef de musique de ces régiments devrait bien demander à notre incomparable facteur Adolphe Sax, quelques-unes de ses clarinettes.
Il n'y a pas d'ophicléïdes; la partie grave est tenue par des bassons russes, des serpents et des tubas.
J'ai bien souvent songé à Weber en conduisant cet orchestre de Dresde qu'il a dirigé pendant quelques années et qui était alors plus nombreux qu'aujourd'hui.
Weber l'avait tellement exercé qu'il lui arrivait quelquefois, dans l'allégro de l'ouverture du Freyschütz d'indiquer le mouvement des quatre premières mesures, laissant ensuite l'orchestre marcher tout seul jusqu'aux points d'orgue de la fin. Les musiciens doivent être fiers, qui voient en pareille occasion leur chef se croiser ainsi les bras.
Croiriez-vous, mon cher Ernst, que pendant les trois semaines que j'ai passées dans cette ville si musicale, personne ne s'est avisé de me parler de la famille de Weber, ni de m'informer qu'elle était à Dresde? J'eusse été si heureux de la connaître et de lui exprimer un peu de ma respectueuse admiration pour le grand compositeur qui illustra son nom!... J'ai su trop tard que j'avais manqué cette occasion précieuse et je dois au moins prier ici madame Weber et ses enfants de ne pas douter des regrets que j'en ai ressentis.
On m'a montré à Dresde quelques partitions du célèbre Hasse, dit le Saxon, qui fut autrefois aussi et pendant longtemps l'arbitre des destinées de cette chapelle. Je n'y ai rien trouvé, je l'avoue, de bien remarquable; un Te Deum seulement, composé exprès pour une commémoration glorieuse de la cour de Saxe, m'a paru pompeux et éclatant comme une sonnerie de grandes cloches lancées à toute volée. Ce Te Deum, pour ceux qui se contentent en pareil cas d'une puissante sonorité, devra paraître beau; quant à moi cette qualité ne me semble pas suffisante. Ce que je voudrais connaître surtout, mais connaître par une bonne représentation, ce sont quelques-uns des nombreux opéras que Hasse écrivit pour les théâtres d'Italie, d'Allemagne et d'Angleterre, et qui lui valurent son immense réputation. Pourquoi n'essaye-t-on pas à Dresde d'en remonter au moins un? C'est une expérience curieuse à faire; ce serait peut-être une résurrection. La vie de Hasse a dû être fort incidentée; j'ai cherché inutilement à la connaître. Je n'ai rien trouvé à son sujet que de vulgaires biographies, qui répétaient ce que je savais déjà, et ne disaient mot de ce que j'aurais voulu apprendre. Il a tant voyagé, tant vécu sous la zone torride et aux pôles, c'est-à-dire en Italie et en Angleterre! Il doit y avoir un curieux roman dans ses relations avec le Vénitien Marcello, dans ses amours avec la Faustina, qu'il épousa, et qui chantait les principaux rôles de ses opéras; dans leurs disputes conjugales, guerre d'auteur à cantatrice, où le maître était l'esclave, où la raison avait toujours tort. Peut-être aussi n'y a-t-il rien eu de tout cela; qui sait? Faustina a pu vivre en diva très-humaine, en cantatrice modeste, en vertueuse épouse, bonne musicienne, fidèle à son mari, fidèle à ses rôles, disant son chapelet et tricotant des bas quand elle n'avait rien à faire. Hasse écrivait, Faustina chantait; ils gagnaient tous les deux beaucoup d'argent qu'ils ne dépensaient pas. Cela s'est vu, cela se voit; si vous vous mariez, c'est ce que je vous souhaite.
Quand je quittai Dresde pour retourner à Leipzig, Lipinski apprenant que Mendelssohn montait pour le concert des pauvres, mon finale de Roméo et Juliette, m'annonça son intention de venir l'entendre, si l'intendant voulait lui accorder deux ou trois jours de congé. Je ne pris cette promesse que pour un très-aimable compliment; mais jugez de mon chagrin, quand le jour du concert, où par suite de l'incident que j'ai raconté dans ma précédente lettre, le finale ne put être exécuté, je vis arriver Lipinski... Il avait fait trente-cinq lieues pour entendre ce morceau!... Voilà un musicien qui aime la musique!... Mais ce n'est pas vous, mon cher Ernst, que ce trait étonnera; vous en feriez autant, j'en suis sûr; vous êtes un artiste!
Adieu, adieu.
sixième lettre
Brunswick.—Hambourg.
Il m'est arrivé toutes sortes de bonheurs dans cette excellente ville de Brunswick; aussi ai-je d'abord eu l'idée de régaler de ce récit un de mes ennemis intimes, cela lui aurait fait plaisir!... tandis, qu'à vous, mon cher Heine, le tableau de cette fête harmonique fera peut-être de la peine. Les immoralistes prétendent que dans tout ce qu'il nous arrive d'heureux il y a quelque chose de désagréable pour nos meilleurs amis; mais je n'en crois rien! C'est une calomnie infâme, et je puis jurer que des fortunes inattendues autant que brillantes, étant survenues à quelques-uns de mes amis, cela ne m'a rien fait du tout!
Assez! n'entrons pas dans le champ épineux de l'ironie, où fleurissent l'absinthe et l'euphorbe à l'ombre des orties arborescentes, où vipères et crapauds sifflent et coassent, où l'eau des lacs bouillonne, où la terre tremble, où le vent du soir brûle, où les nuages du couchant dardent des éclairs silencieux! car à quoi bon se mordre la lèvre, dérober sous des paupières mal closes de verdâtres prunelles, grincer tout doucement des dents, présenter à son interlocuteur un siège armé d'un dard perfide ou couvert d'un glutineux enduit, quand, loin d'avoir dans l'âme quelque chose d'amer, les riants souvenirs encombrent la pensée, quand on sent son cœur plein de reconnaissance et de naïve joie, quand on voudrait avoir cent renommées aux trompettes immenses pour dire à tout ce qui nous est cher: je fus heureux un jour. C'est un petit mouvement de vanité puérile qui m'avait porté à commencer ainsi; je cherchais sans m'en apercevoir, à vous imiter, vous l'inimitable ironiste. Cela ne m'arrivera plus. J'ai trop souvent regretté dans notre conversation, de ne pouvoir vous obliger au style sérieux ni arrêter le mouvement convulsif de vos griffes dans les moments mêmes où vous croyez le mieux faire pattes de velours, chat-tigre que vous êtes, leo quærens quem devoret. Et pourtant que de sensibilité, que d'imagination sans fiel, répandues dans vos œuvres! comme vous chantez quand il vous plaît, dans le mode majeur! comme votre enthousiasme se précipite et coule à pleins bords quand l'admiration vous saisit à l'improviste et que vous vous oubliez! quelle tendresse infinie respire dans un des plis secrets de votre cœur pour ce pays que vous avez tant raillé, pour cette terre féconde en poëtes, pour la patrie des génies rêveurs, pour cette Allemagne enfin que vous appelez votre vieille grand'mère et qui vous aime tant malgré tout!
Je l'ai bien vu à l'accent tristement attendri qu'elle a mis à me parler de vous pendant mon voyage; oui, elle vous aime! elle a concentré en vous toutes ses affections. Ses fils aînés sont morts, ses grands fils, ses grands hommes, elle ne compte plus que sur vous, qu'elle appelle en souriant son méchant enfant. C'est elle, ce sont les chants graves et romantiques dont elle a bercé vos premiers ans, qui vous ont inspiré un sentiment pur et élevé de l'art musical; et c'est quand vous l'avez quittée, c'est en courant le monde, c'est après avoir souffert que vous êtes devenu impitoyable et railleur.
Il vous serait aisé, je le sais, de faire une énorme caricature du récit que je vais entreprendre de mon passage à Brunswick, et pourtant, voyez quelle confiance j'ai dans votre amitié, ou comme la crainte de l'ironie s'en va, c'est précisément à vous que je l'adresse:
.....Au moment de quitter Leipzig, je reçus une lettre de Meyerbeer m'annonçant qu'on ne pourrait pas, avant un mois, s'occuper de mes concerts. Le grand maître m'engageait à utiliser ce retard en allant à Brunswick, où je trouverais, disait-il, un orchestre d'honneur. Je suivis ce conseil, sans me douter cependant que j'aurais tant à me louer de l'avoir suivi. Je ne connaissais personne à Brunswick, j'ignorais complètement et les dispositions des artistes à mon égard, et le goût du public. Mais l'idée seule que les frères Müller étaient à la tête de la chapelle, aurait suffi pour me donner toute confiance, indépendamment de l'opinion si encourageante de Meyerbeer. Je les avais entendus à leur dernier voyage à Paris, et je regardais l'exécution des quatuors de Beethoven, par ces quatre virtuoses, comme l'un des prodiges les plus extraordinaires de l'art moderne.
La famille Müller, en effet, représente l'idéal du quatuor de Beethoven, comme la famille Bohrer l'idéal du trio. On n'a jamais encore, en aucun lieu du monde, porté à ce point la perfection de l'ensemble, l'unité du sentiment, la profondeur de l'expression, la pureté du style, la grandeur, la force, la verve et la passion. Une telle interprétation de ces œuvres sublimes nous donne, je le crois, l'idée la plus exacte de ce que pensait et sentait Beethoven en les écrivant. C'est l'écho de l'inspiration créatrice! c'est le contre-coup du génie!
Cette famille musicale des Müller est d'ailleurs plus nombreuse que je ne croyais; j'ai compté sept artistes de ce nom, frères, fils et neveux, dans l'orchestre de Brunswick. Georges Müller est maître de chapelle; son frère aîné, Charles, n'est que premier maître de concert, mais on voit à la déférence de chacun à l'écouter quand il fait une observation, qu'on respecte en lui le chef du fameux quatuor. Le second concert-meister est M. Freudenthal, violoniste et compositeur de mérite. J'avais prévenu Charles Müller de mon arrivée; en descendant de voiture, à Brunswick, je fus abordé par un très-aimable jeune homme, M. Zinkeisen, l'un des premiers violons de l'orchestre, parlant français comme vous et moi, qui m'attendait à la poste pour me conduire chez le capell-meister, au débotté. Cette attention et cet empressement me parurent de bon augure. M. Zinkeisen m'avait vu quelquefois à Paris et me reconnut, malgré l'état pitoyable où j'étais réduit par le froid; car j'avais passé la nuit dans un coupé à peu près ouvert à tout vent, pour éviter l'odeur et la fumée de six horribles pipes fonctionnant sans relâche dans l'intérieur. J'admire les règlements de police établis en Allemagne: il est défendu, sous peine d'amende, de fumer dans les rues ou sur les places publiques, où cet aimable exercice ne peut incommoder personne; mais si vous allez au café, on y fume; à table d'hôte, on y fume; en poste, on y fume; partout, enfin, l'infernale pipe vous poursuit.—Vous êtes Allemand, mon cher Heine, et vous ne fumez pas! ce n'est pas là, croyez-moi, le moindre de vos mérites, la postérité ne vous en tiendra pas compte, mais bien des contemporains et toutes les contemporaines vous en sauront gré.
Charles Müller me reçut avec cet air sérieux et calme qui m'a quelquefois effrayé en Allemagne, croyant y trouver l'indice de l'indifférence et de la froideur; il n'y a pourtant pas à s'en méfier autant que de nos démonstrations françaises, si pleines de sourires et de belles paroles, quand nous accueillons un étranger à qui nous ne pensons plus cinq minutes après. Loin de là: le concert-meister, après m'avoir demandé de quelle façon je voulais composer mon orchestre, alla immédiatement s'entendre avec son frère pour aviser aux moyens de réunir la masse d'instruments à cordes que j'avais jugée nécessaire et faire un appel aux amateurs et aux artistes indépendants de la chapelle ducale, et dignes de se réunir à elle. Dès le lendemain, ils m'avaient formé un bel orchestre, un peu plus nombreux que celui de l'Opéra de Paris et composé de musiciens non-seulement très-habiles, mais encore animés d'un zèle et d'une ardeur incomparables. La question de la harpe, de l'ophicléïde et du cor anglais se présenta de nouveau, comme elle s'était présentée à Weimar, à Leipzig, à Dresde. (Je vous parle de tous ces détails pour vous faire une réputation de musicien). L'un des membres de l'orchestre, M. Leibrock, excellent artiste, très-versé dans la littérature musicale, s'était, depuis un an seulement appliqué à l'étude de la harpe et redoutait fort, en conséquence, l'épreuve où l'allait mettre ma deuxième symphonie. Il n'a d'ailleurs qu'une harpe ancienne, dont les pédales à mouvement simple ne permettent pas l'exécution de tout ce qu'on écrit aujourd'hui pour cet instrument. Heureusement la partie de harpe d'Harold est d'une extrême facilité, et M. Leibrock travailla tellement pendant cinq à six jours, qu'il en vint à son honneur..... à la répétition générale. Mais le soir du concert, saisi d'une terreur panique au moment important, il s'arrêta court dans l'introduction et laissa jouer seul Charles Müller qui exécutait la partie d'alto principal.
Ce fut le seul accident que nous eûmes à regretter, accident dont au reste le public ne s'aperçut point, et que M. Leibrock se reprochait encore amèrement plusieurs jours après, malgré mes efforts pour le lui faire oublier. Quant à l'ophicléïde, il n'y en avait d'aucune espèce dans Brunswick; on me présenta successivement pour le remplacer, un bass-tuba (magnifique instrument grave dont j'aurai à parler au sujet des bandes militaires de Berlin); mais le jeune homme qui le jouait ne me paraissait pas en posséder très-bien le mécanisme, il en ignorait même la véritable étendue; puis un basson russe, que l'exécutant appelait un contre-basson. J'eus beaucoup de peine à le désabuser sur la nature et le nom de son instrument, dont le son sort tel qu'il est écrit et qui se joue avec une embouchure comme l'ophicléïde; tandis que le contre-basson, instrument transpositeur à anche, n'est autre qu'un grand basson qui reproduit presque en entier la gamme du basson à l'octave inférieure. Quoi qu'il en soit, le basson russe fut adopté pour tenir lieu tant bien que mal de l'ophicléïde. Il n'y avait pas de cor anglais, on arrangea ses solos pour un hautbois, et nous commençâmes les répétitions d'orchestre pendant que le chœur étudiait dans une autre salle. Je dois dire ici que jamais jusqu'à ce jour, en France, en Belgique, ni en Allemagne, je n'ai vu une collection d'artistes éminents à ce point dévoués, attentifs et passionnés pour la tâche qu'ils avaient entreprise. Après la première répétition, où ils avaient pu se faire une idée des principales difficultés de mes symphonies, le mot d'ordre fut donné pour les répétitions suivantes: on convint de me tromper sur l'heure à laquelle elles étaient censées devoir commencer, et chaque matin (je ne l'ai su qu'après) l'orchestre se réunissait une heure avant mon arrivée, pour étudier les traits et les rhythmes les plus dangereux. Aussi allais-je d'étonnements en étonnements en voyant les transformations rapides que l'exécution subissait chaque jour, et l'assurance impétueuse avec laquelle la masse entière se ruait sur des difficultés que mon orchestre de Paris, cette jeune garde de la grande armée, n'a longtemps abordées qu'avec de certaines précautions. Un seul morceau inquiétait beaucoup Charles Müller, c'était le scherzo de Roméo et Juliette (la reine Mab). Cédant aux sollicitations de M. Zinkeisen, qui avait entendu ce scherzo à Paris, j'avais osé, pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, le placer dans le programme du concert.
«Nous travaillerons tant, m'avait-il dit, que nous en viendrons à bout!» Il ne présumait pas trop, en effet, de la force de l'orchestre, et la reine Mab, dans son char microscopique, conduite par l'insecte bourdonnant des nuits d'été et lancée au triple galop de ses chevaux atomes, a pu montrer au public de Brunswick sa vive espièglerie et les mille caprices de ses évolutions. Mais vous comprendrez mon inquiétude à son sujet, vous, le poëte des fées et des willis; vous, le frère naturel de ces gracieuses et malicieuses petites créatures; vous savez trop de quel fil délié est tissue la gaze de leur voile, et de quelle sérénité le ciel doit être pour que leur essaim diapré puisse se jouer librement dans le pâle rayon de l'astre des nuits. Eh bien! malgré nos craintes, l'orchestre, s'identifiant complètement avec la ravissante fantaisie de Shakespeare, s'est fait si petit, si agile, si fin et si doux, que jamais, je crois, la reine imperceptible n'a couru plus heureuse parmi de plus silencieuses harmonies.
Dans le finale d'Harold, au contraire, dans cette furibonde orgie où concertent ensemble les ivresses du vin, du sang, de la joie et de la rage, où le rhythme paraît tantôt trébucher, tantôt courir avec furie, où des bouches de cuivre semblent vomir des imprécations et répondre par le blasphème à des voix suppliantes, où l'on rit, boit, frappe, brise, tue et viole, où l'on s'amuse enfin; dans cette scène de brigands, l'orchestre était devenu un véritable pandœmonium; il y avait quelque chose de surnaturel et d'effrayant dans la frénésie de sa verve; tout chantait, bondissait, rugissait avec un ordre et un accord diaboliques, violons, basses, trombones, timbales et cymbales; pendant que l'alto solo, le rêveur Harold, fuyant épouvanté, faisait encore entendre au loin quelques notes tremblantes de son hymne du soir. Ah! quel roulement de cœur! quels frémissements sauvages en conduisant alors cet étonnant orchestre, où je croyais trouver plus ardents que jamais tous mes jeunes lions de Paris!!! Vous ne connaissez rien de pareil, vous autres, poëtes, vous n'êtes jamais emportés par de tels ouragans de vie! J'aurais voulu embrasser toute la chapelle à la fois, et je ne pouvais que m'écrier, en français il est vrai, mais l'accent devait me faire comprendre: «Sublimes! je vous remercie, messieurs, et je vous admire! Vous êtes des brigands parfaits!»
Les mêmes qualités violentes se firent remarquer dans l'exécution de l'ouverture de Benvenuto et pourtant, dans le style opposé, l'introduction d'Harold, la Marche des pèlerins et la Sérénade ne furent jamais rendues avec plus de grandeur calme et de religieuse sérénité. Pour le morceau de Roméo (la Fête chez Capulet) il rentre un peu par son caractère dans le genre tourbillonnant; il fut donc aussi, selon notre expression parisienne, véritablement enlevé.
Il fallait voir dans les haltes des répétitions, l'aspect enflammé de tous ces visages... L'un des musiciens, Schmidt (la foudroyante contre-basse), s'était arraché la peau de l'index de la main droite au commencement du passage pizzicato de l'orgie; mais sans songer à s'arrêter pour si peu et malgré le sang qu'il répandait, il avait continué en se contentant de changer de doigt. C'est ce qui s'appelle en termes militaires ne pas bouder au feu.
Pendant que nous nous livrions à ces délassements, le chœur, de son côté, étudiait à grand'peine aussi, mais avec des résultats différents, les fragments de mon Requiem. L'Offertoire et le Quærens me avaient fini par marcher; pour le Sanctus, dont le solo devait être chanté par Schmetzer, le premier ténor du théâtre, excellent musicien, il y avait un obstacle insurmontable. L'andante de ce morceau, écrit à trois voix de femmes, présente quelques modulations en harmoniques que les choristes de Dresde avaient fort bien comprises, mais qui dépassent, à ce qu'il paraît, l'intelligence musicale de celles de Brunswick. En conséquence, après avoir inutilement essayé pendant trois jours d'en saisir le sens et les intonations, ces pauvres désespérées m'envoyèrent une députation pour me conjurer de ne pas les exposer à un affront en public et obtenir que le terrible Sanctus fût rayé de l'affiche. Je dus y consentir, mais avec regret, surtout à cause de Schmetzer, dont le ténor très-haut convient parfaitement à cet hymne séraphique, et qui se faisait en outre un plaisir de le chanter.
Maintenant tout est prêt, et malgré les terreurs de Ch. Müller au sujet du scherzo, qu'il voudrait répéter encore, nous allons au concert étudier les impressions qui vont naître de cette musique. Il faut vous dire auparavant que, d'après le conseil du maître de chapelle, j'avais invité aux répétitions une vingtaine de personnes formant la tête de colonne des amateurs de Brunswick. Or, c'était chaque jour une réclame vivante qui, en se répandant par la ville excitait au plus haut degré la curiosité du public; de là l'intérêt singulier que les gens du peuple même prenaient aux préparatifs du concert et les questions qu'ils adressaient aux exécutants et aux auditeurs privilégiés:—«Que s'est-il passé à la répétition de ce matin?... Est-il content?... Il est donc Français?... Mais les Français ne composent pourtant que des opéras comiques?... Les choristes le trouvent bien méchant!... Il a dit que les femmes chantaient comme des danseuses!... Il savait donc que les soprani du chœur sortent du corps de ballet?... Est-il vrai qu'au milieu d'un morceau il a salué les trombones?... Le garçon d'orchestre assure qu'à la répétition d'hier, il a bu deux bouteilles d'eau, une bouteille de vin blanc et trois verres d'eau-de-vie? Pourquoi donc, dit-il si souvent au concert-meister: César! César! (c'est ça, c'est ça!), etc.»
Tant il y a que longtemps avant l'heure fixée le théâtre était plein jusqu'aux combles d'une foule impatiente et prévenue déjà en ma faveur. Maintenant, mon cher Heine, retirez tout à fait vos griffes, car c'est ici que vous pourriez céder à la tentation de me les faire sentir. L'heure arrivée, l'orchestre étant en place, j'entre en scène; et traversant les rangs des violons, je m'approche du pupitre-chef. Jugez de mon effroi en le voyant entouré du haut en bas d'une grande girandole de feuillage. «Ce sont les musiciens, me dis-je, qui m'auront compromis. Quelle imprudence! vendre ainsi la peau de l'ours avant de l'avoir mis à terre! et si le public n'est pas de leur avis, me voilà dans de beaux draps! Cette manifestation suffirait à perdre un artiste à Paris.» Pourtant de grandes acclamations accueillent l'ouverture; on fait répéter la Marche des pèlerins; l'Orgie enfièvre toute la salle; l'Offertoire avec son chœur sur deux notes le Quærens me paraissent toucher beaucoup les âmes religieuses; Ch. Müller se fait applaudir dans la romance de violon; la Reine Mab cause une surprise extrême; un lied avec orchestre est redemandé, et la Fête chez Capulet termine chaleureusement la soirée. À peine le dernier accord était-il frappé, qu'un bruit terrible ébranla toute la salle: le public en masse criait, au parterre, dans les loges, partout; les trompettes, cors et trombones à l'orchestre, sonnaient qui dans un ton, qui dans un autre, de discordantes fanfares accompagnées de tous les fracas possibles par les archets sur le bois des violons et des basses, et par les instruments à percussion.
Il y a un nom dans la langue allemande pour désigner cette singulière manière d'applaudir. En l'entendant à l'improviste, ma première impression fut de la colère et de l'horreur; on me gâtait ainsi l'effet musical que je venais d'éprouver, et j'en voulais presque aux artistes de me témoigner leur satisfaction par un tel tintamarre. Mais le moyen de n'être pas profondément ému de leur hommage, quand le maître de chapelle Georges Müller, s'avançant chargé de fleurs, me dit en français:
«—Permettez-moi, monsieur, de vous offrir ces couronnes au nom de la chapelle ducale, et souffrez que je les dépose sur vos partitions!»
À ces mots, le public de redoubler de cris, l'orchestre de recommencer ses fanfares... le bâton me tomba des mains, je ne savais plus où j'en étais.
Riez donc un peu, voyons, ne vous gênez pas. Cela vous fera du bien et ne peut me faire de mal; d'ailleurs je n'ai pas encore fini, et il vous en coûterait trop d'entendre, sans m'égratigner, mon dithyrambe jusqu'au bout... Allons, vous n'êtes pas trop méchant aujourd'hui; je continue.
À peine sorti du théâtre suant et fumant, comme si je venais d'être trempé dans le Styx, étourdi et ravi, ne sachant auquel entendre au milieu de tous ces féliciteurs, on m'avertit qu'un souper de cent cinquante couverts, commandé à mon hôtel, m'était offert par une société d'amateurs et d'artistes. Il fallait bien s'y rendre. Nouveaux applaudissements, nouvelles acclamations à mon arrivée; les toasts, les discours français et allemands se succèdent; je réplique de mon mieux à ceux que je comprends, et, à chaque santé portée, cent cinquante voix répondent par un hourra en chœur du plus bel effet. Les basses les premières commencent sur la note ré, les ténors entrent sur le la, et les dames, entonnant ensuite le fa dièse, établissent l'accord de ré majeur, bientôt après suivi des quatre accords de sous-dominante, tonique, dominante et tonique, dont l'enchaînement forme ainsi cadence plagale et cadence parfaite successivement. Cette salve d'harmonie, dans son mouvement large, éclate avec pompe et majesté; c'est très-beau: ceci au moins est vraiment digne d'un peuple musical.
Que vous dirai-je, mon cher Heine? Dussiez-vous me trouver naïf et primitif au superlatif, je dois avouer que toutes ces manifestations bienveillantes, toutes ces rumeurs sympathiques me rendaient extrêmement heureux. Ce bonheur-là sans doute n'approche pas, pour le compositeur, de celui de diriger un magnifique orchestre exécutant avec inspiration une de ses œuvres chéries; mais l'un va bien avec l'autre, et après un tel concert, une veillée pareille ne gâte rien. Je suis très-redevable, vous le voyez, aux artistes et aux amateurs de Brunswick; je dois beaucoup aussi à son premier critique musical M. Robert Griepenkerl, qui, dans une brochure savante écrite à mon sujet, a engagé une véhémente polémique avec une gazette de Leipzig et donné une idée juste, je crois, de la force et de la direction du courant musical qui m'entraîne.
Donnez-moi donc la main, et chantons un grand hourra pour Brunswick sur ses accords favoris:
Moderato
vivent les villes artistes!
J'en suis fâché, mon cher poëte, mais vous voilà compromis comme musicien.
C'est maintenant le tour de votre ville natale, de Hambourg, de cette cité désolée comme l'antique Pompéia, mais qui renaît puissante de ses cendres et panse ses blessures courageusement!... Certes, je n'ai qu'à m'en louer aussi. Hambourg a de grandes ressources musicales; sociétés de chant, sociétés philharmoniques, bandes militaires, etc. L'orchestre du théâtre a été réduit, par économie, à des proportions ultra-mesquines, il est vrai; mais j'avais fait d'avance mes conditions avec le directeur, et on me présenta un orchestre tout à fait beau sous les rapports du nombre et du talent des artistes, grâce à un riche supplément d'instruments à cordes et au congé que j'obtins pour deux ou trois invalides presque centenaires, à qui le théâtre est attaché. Chose étrange, que je signale tout de suite, il y a à Hambourg un excellent harpiste, armé d'un très-bon instrument! je commençais à désespérer de revoir ni l'un ni l'autre en Allemagne. J'y ai trouvé aussi un vigoureux ophicléïde, mais il a fallu se passer du cor anglais.
La première flûte (Cantal) et le premier violon (Lindenau), sont deux virtuoses de première force. Le maître de chapelle (Krebs) remplit ses fonctions avec talent et avec une sévérité que j'aime à trouver chez les chefs d'orchestre. Il m'a très-amicalement assisté pendant nos longues répétitions. La troupe chantante du théâtre était, à l'époque de mon passage, assez bien composée; elle possédait trois artistes de mérite; un ténor doué, sinon d'une voix exceptionnelle, au moins de goût et de méthode; un soprano agile, mademoiselle.... mademoiselle... Ma foi, j'ai oublié son nom (cette jeune divinité m'aurait fait l'honneur de chanter à mon concert si j'eusse été plus connu.—Hosanna in excelsis!) et enfin Reichel, la formidable basse qui, avec un volume de voix énorme et un timbre magnifique, possède une étendue de deux octaves et demie! Reichel est de plus un homme superbe, il représente à merveille les personnages tels que Zarastro, Moïse et Bertram. Madame Cornet, femme du directeur musicienne achevée et dont le soprano, d'une grande étendue, a dû avoir un éclat peu commun, n'était point engagée; elle figurait dans quelques représentations seulement où sa présence était nécessaire. Je l'ai applaudie dans la Reine de la nuit de la Flûte enchantée, rôle difficile, écrit dans le registre suraigu que très-peu de cantatrices possèdent.
Le chœur, assez faible et peu nombreux, se tira bien, cependant, des morceaux que je lui avais confiés.
La salle de l'Opéra de Hambourg est très-vaste; j'en redoutais les dimensions, l'ayant trouvée vide trois fois aux représentations de la Flûte enchantée, de Moïse et de Linda di Chamouni. Aussi éprouvai-je une agréable surprise en la voyant pleine le jour où je me présentai devant le public hambourgeois.
Une exécution excellente, un auditoire nombreux, intelligent et très-chaud firent de ce concert un des meilleurs que j'aie donnés en Allemagne. Harold et la cantate du Cinq mai, chantée avec un profond sentiment par Reichel, en eurent les honneurs. Après ce morceau, deux musiciens voisins de mon pupitre m'adressèrent à voix basse, en français, ces simples paroles qui me touchèrent beaucoup:
«Ah! monsieur! notre respect! notre respect!...» Ils n'en savaient pas dire davantage. En somme l'orchestre de Hambourg est resté fort de mes amis, ce dont je ne suis pas médiocrement fier, je vous jure. Krebs seul a mis dans son suffrage une singulière réticence; «Mon cher, me disait-il, dans quelques années votre musique fera le tour de l'Allemagne; elle y deviendra populaire, et ce sera un grand malheur! Quelles imitations elle amènera! quel style! quelles folies! il vaudrait mieux pour l'art que vous ne fussiez jamais né!»
Espérons pourtant que ces pauvres symphonies ne sont pas aussi contagieuses qu'il veut bien le dire, et qu'il n'en sortira jamais ni fièvre jaune ni choléra-morbus.
Maintenant, Heine, Henri Heine, célèbre banquier d'idées, neveu de M. Salomon Heine, l'auteur de tant de précieux poëmes en lingots, je n'ai plus rien à vous dire, et je vous... salue.
septième lettre
Berlin.
Je dois tout d'abord implorer votre indulgence, mademoiselle, pour la lettre que je prends la liberté de vous écrire; j'ai trop lieu de craindre de la disposition d'esprit où je suis. Un accès de philosophie noire m'a saisi depuis quelques jours, et Dieu sait à quelles idées sombres, à quels jugements saugrenus, à quels étranges récits il va infailliblement me porter... s'il continue. Vous ne savez peut-être pas encore bien exactement ce que c'est que la philosophie noire?... C'est le contraire de la magie blanche, ni plus ni moins.
Par la magie blanche, on arrive à deviner que Victor Hugo est un grand poëte; que Beethoven était un grand musicien; que vous êtes à la fois musicienne et poëte; que Janin est un homme d'esprit; que si un bel opéra bien exécuté tombe, le public n'y a rien compris; que s'il réussit, le public n'y a pas compris davantage, que le beau est rare; que le rare n'est pas toujours beau; que la raison du plus fort est la meilleure; qu'Abd-el-Kader a tort, O'Connell aussi; que décidément les Arabes ne sont pas des Français: que l'agitation pacifique est une bêtise; et autres propositions aussi embrouillées.
Par la philosophie noire on en vient à douter, à s'étonner de tout; à voir à l'envers les images gracieuses et dans leur vrai sens les objets hideux; on murmure sans cesse, on blasphème la vie, on maudit la mort; on s'indigne comme Hamlet que la cendre de César puisse servir à calfeutrer un mur; on s'indignerait bien davantage si la cendre des misérables était seule propre à cet ignoble emploi; on plaint le pauvre Yorick de ne pouvoir même rire de la sotte grimace qu'il fait après quinze ans passés sous terre, et l'on rejette sa tête avec horreur et dégoût; ou bien on l'emporte, on la scie, on en fait une coupe et le pauvre Yorick, qui ne peut plus boire, sert à étancher la soif des amateurs de vin du Rhin, qui se moquent de lui.
Ainsi, dans votre solitude des Roches, où vous vous abandonnez paisiblement au cours de vos pensées, je n'éprouverais, moi, à cette heure de philosophie noire[95], qu'un mécontentement et un ennui mortels. Si vous me faisiez admirer un beau coucher du soleil, je serais capable de lui préférer l'éclairage au gaz de l'avenue des Champs-Élysées; si vous me montriez sur le lac vos cygnes et leurs formes élégantes, je vous dirais: Le cygne est un sot animal, il ne songe qu'à barboter et à manger, il n'a de chant qu'un râle stupide et affreux; si, vous mettant au piano, vous vouliez me faire entendre quelques pages de vos auteurs favoris, Mozart et Cimarosa[96], je vous interromprais peut-être avec humeur, trouvant qu'il est bientôt temps d'en finir avec cette admiration pour Mozart, dont les opéras se ressemblent tous, et dont le beau sang-froid fatigue et impatiente!... Quant à Cimarosa, j'enverrais au diable son éternel et unique Mariage secret, presque aussi ennuyeux que le Mariage de Figaro, sans être à beaucoup près aussi musical; je vous prouverais que le comique de cet ouvrage réside seulement dans les pasquinades des acteurs; que l'invention mélodique en est assez bornée; que la cadence parfaite, revenant à chaque instant, forme à elle seule près des deux tiers de la partition; enfin, que c'est un opéra bon pour le carnaval et les jours de foire. Si, choisissant un exemple du style opposé, vous aviez recours à quelque œuvre de Sébastien Bach, je serais capable de prendre la fuite devant ses fugues et de vous laisser seule avec sa Passion.
Voyez les conséquences de cette terrible maladie!... On n'a plus, quand elle vous possède, ni politesse, ni savoir-vivre, ni prudence, ni politique, ni rouerie, ni bon sens; on dit toutes sortes d'énormités, et qui pis est, on pense ce qu'on dit, on se compromet, on perd la tête.
Foin de la philosophie noire! l'accès est passé; je suis assez sage maintenant pour vous parler raisonnablement; et voici, mademoiselle, ce que j'ai vu et entendu à Berlin; je dirai plus tard ce que j'y ai fait entendre.
Je commence par le théâtre lyrique; à tout seigneur tout honneur!
Feu la salle de l'Opéra allemand, si rapidement détruite, il y a trois mois à peine, par un incendie, était assez sombre et malpropre, mais très-sonore et bien disposée pour l'effet musical. L'orchestre n'y occupait pas, comme à Paris, une place si avancée dans les rangs des auditeurs; il s'étendait beaucoup plus à droite et à gauche, et les instruments violents, tels que les trombones, trompettes, timbales et la grosse caisse, un peu abrités par les premières loges, perdaient ainsi de leur excessif retentissement. La masse instrumentale, l'une des meilleures que j'aie entendues, est ainsi composée aux jours des grandes représentations: quatorze premiers, quatorze seconds violons, huit altos, dix violoncelles, huit contre-basses, quatre flûtes, quatre hautbois, quatre clarinettes, quatre bassons, quatre cors, quatre trompettes, quatre trombones, un timbalier, une grosse caisse, une paire de cymbales et deux harpes.
Les instruments à archet sont presque tous excellents; il faut signaler à leur tête les frères Ganz (premier violon et premier violoncelle d'un grand mérite) et l'habile violoniste Ries. Les instruments à vent, de bois, sont aussi fort bons, et, vous le voyez, en nombre double de celui que nous avons à l'Opéra de Paris. Cette combinaison est très-avantageuse: elle permet de faire entrer deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et deux bassons ripienni dans le fortissimo, et adoucit singulièrement alors l'âpreté des instruments de cuivre qui, sans cela, dominent toujours trop. Les cors sont d'une belle force et tous à cylindres, au grand regret de Meyerbeer, qui a conservé l'opinion que j'avais, il y a peu de temps encore, au sujet de ce mécanisme nouveau. Plusieurs compositeurs se montrent hostiles au cor à cylindres, parce qu'ils croient que son timbre n'est plus le même que celui du cor simple. J'ai fait plusieurs fois l'expérience, et en écoutant les notes ouvertes d'un cor simple et celles d'un cor chromatique ou à cylindres alternativement, j'avoue qu'il m'a été impossible de découvrir entre les deux la moindre différence de timbre ou de sonorité. On a fait en outre au nouveau cor une objection fondée en apparence, mais qu'il est facile de détruire cependant. Depuis l'introduction, dans les orchestres, de cet instrument (selon moi perfectionné), certains cornistes, employant les cylindres pour jouer des parties de cor ordinaire, trouvent plus commode de produire en sons ouverts, par ce mécanisme, les notes bouchées, écrites avec intention par l'auteur. Ceci est en effet un abus très-grave, mais il doit être imputé aux exécutants et non point à l'instrument. Loin de là, puisque le cor à cylindres, entre les mains d'un artiste habile, peut rendre non-seulement tous les sons bouchés du cor ordinaire, mais même la gamme entière sans employer une seule note ouverte. Il faut seulement conclure de tout ceci que les cornistes doivent savoir se servir de la main dans le pavillon, comme si le mécanisme des cylindres n'existait pas et que les compositeurs devront dorénavant indiquer dans leurs partitions, par un signe quelconque, celles des notes des parties de cor qui doivent être faites bouchées, l'exécutant ne devant alors produire ouvertes que celles qui ne portent aucune indication.
Le même préjugé a combattu pendant quelque temps l'emploi des trompettes à cylindres aujourd'hui général en Allemagne, mais avec moins de force cependant qu'il n'en avait apporté à combattre les nouveaux cors. La question des sons bouchés, dont aucun compositeur ne faisait usage sur les trompettes, se trouvait naturellement écartée. On s'est borné à dire que le son de la trompette perdait, par le mécanisme des cylindres, beaucoup de son éclat; ce qui n'est pas, du moins pour mon oreille. Or, s'il faut une oreille plus fine que la mienne pour percevoir une différence entre les deux instruments, ou conviendra, j'espère, que l'inconvénient résultant de cette différence pour la trompette à cylindres n'est pas comparable à l'avantage que ce mécanisme lui donne de pouvoir parcourir, sans difficulté et sans la moindre inégalité de sons, toute une échelle chromatique de deux octaves et demie d'étendue. Je ne puis donc qu'applaudir à l'abandon à peu près complet où les trompettes simples sont aujourd'hui tombées en Allemagne. Nous n'avons presque point encore en France de trompettes chromatiques (ou à cylindres); la popularité incroyable du cornet à pistons leur a fait une concurrence victorieuse jusqu'à ce jour, mais injuste, à mon avis: le timbre du cornet étant fort loin d'avoir la noblesse et le brillant de celui de la trompette. Ce ne sont pas, en tout cas, les instruments qui nous manquent; Adolphe Sax fait à cette heure des trompettes à cylindres, grandes et petites, dans tous les tons possibles, usités et inusités, dont l'excellente sonorité et la perfection sont incontestables. Croirait-on que ce jeune et ingénieux artiste a mille peines à se faire jour et à se maintenir à Paris? On renouvelle contre lui des persécutions dignes du moyen âge et qui rappellent exactement les faits et gestes des ennemis de Benvenuto, le ciseleur florentin. On lui enlève ses ouvriers, on lui dérobe ses plans, on l'accuse de folie, on lui intente des procès; avec un peu plus d'audace on l'assassinerait. Telle est la haine que les inventeurs excitent toujours parmi ceux de leurs rivaux qui n'inventent rien. Heureusement la protection et l'amitié dont M. le général de Rumigny a constamment honoré l'habile facteur, l'ont aidé à soutenir jusqu'à présent cette misérable lutte; mais suffiront-elles longtemps?... C'est au ministre de la guerre qu'il appartiendrait de mettre un homme aussi utile et d'une spécialité si rare dans la position dont il est digne par son talent, par sa persévérance et par ses efforts. Nos bandes de musique militaire n'ont point encore de trompettes à cylindres, ni de bass-tubas (le plus puissant des instruments graves). Une fabrication de ces instruments va devenir inévitable pour mettre les orchestres militaires français au niveau de ceux que possèdent la Prusse et l'Autriche; une commande de trois cents trompettes et de cent bass-tubas, adressée à Ad. Sax par le ministère, le sauverait.
Berlin est la seule des villes d'Allemagne (que j'ai visitées) où l'on trouve le grand trombone basse (en si bémol). Nous n'en possédons point encore à Paris, les exécutants se refusant à la pratique d'un instrument qui leur fatigue la poitrine. Les poumons prussiens sont apparemment plus robustes que les nôtres. L'orchestre de l'Opéra de Berlin possède deux de ces instruments, dont la sonorité est telle qu'elle écrase et fait disparaître complètement le son des autres trombones, alto et ténor, exécutant les parties hautes. Le timbre rude et prédominant d'un trombone basse suffirait à rompre l'équilibre et à détruire l'harmonie des trois parties de trombones qu'écrivent partout aujourd'hui les compositeurs. Or, à l'Opéra de Berlin, il n'y a point d'ophicléïde, et au lieu de le remplacer par un bass-tuba dans les opéras venus de France et qui contiennent presque tous une partie d'ophicléïde, on a imaginé de faire jouer cette partie par un deuxième trombone basse. Il en résulte que la partie d'ophicléïde, écrite souvent à l'octave inférieure du troisième trombone, étant ainsi exécutée, l'union de ces deux terribles instruments produit un effet désastreux. On n'entend plus que le son grave des instruments de cuivre; c'est tout au plus si la voix des trompettes peut surnager encore. Dans mes concerts, où je n'avais pourtant employé (pour les symphonies) qu'un trombone basse, je fus obligé, remarquant qu'on l'entendait seul, de prier l'artiste qui le jouait de rester assis, de manière que le pavillon de l'instrument fût tourné contre le pupitre, qui lui servait en quelque sorte de sourdine, pendant que les trombones, ténor et alto, au contraire, jouaient debout, leur pavillon passant en conséquence par dessus la planchette du pupitre. Alors, seulement, on put entendre les trois parties. Ces observations réitérées, faites à Berlin m'ont conduit à penser que la meilleure manière de grouper les trombones dans les théâtres, est, après tout, celle qu'on a adoptée à l'Opéra de Paris, et qui consiste à employer ensemble trois trombones ténors. Le timbre du petit trombone (l'alto) est grêle, et ses notes hautes ne présentent que peu d'utilité. Je voterais donc aussi pour son exclusion dans les théâtres, et ne désirerais la présence d'un trombone basse que si l'on écrivait à quatre parties, et avec trois ténors capables de lui résister.
Si je ne parle pas d'or, au moins parlé-je beaucoup de cuivre; cependant je suis sûr, mademoiselle, que ces détails d'instrumentation vous intéresseront beaucoup plus que mes tirades misanthropiques et mes histoires de têtes de mort. Vous êtes mélodiste, harmoniste, et fort peu versée, du moins que je sache, en ostéologie. Ainsi donc, je continue l'examen des forces musicales de l'Opéra de Berlin.
Le timbalier est bon musicien, mais il n'a pas beaucoup d'agilité dans les poignets; ses roulements ne sont pas assez serrés. D'ailleurs, ses timbales sont trop petites, elles ont peu de son, et il ne connaît qu'une seule espèce de baguettes d'un effet médiocre et tenant le milieu entre nos baguettes à tête de peau et celles à tête d'éponge. On est à cet égard, dans toute l'Allemagne, fort en arrière de la France. Sous le rapport même de l'exécution, et en exceptant Wiprecht, le chef des corps d'harmonie militaire de Berlin, qui joue des timbales comme un tonnerre, je n'ai pas trouvé un artiste qu'on puisse comparer, pour la précision, la rapidité du roulement et la finesse des nuances, à Poussard, l'excellent timbalier de l'Opéra. Faut-il vous parler des cymbales? Oui, et pour vous dire seulement qu'une paire de cymbales intactes, c'est-à-dire qui ne sont ni fêlées ni écornées, qui sont entières enfin, est chose fort rare, et que je n'ai trouvée ni à Weimar, ni à Leipzig, ni à Dresde, ni à Hambourg, ni à Berlin. C'était toujours pour moi un sujet de très-grande colère, et il m'est arrivé de faire attendre l'orchestre une demi-heure et de ne vouloir pas commencer une répétition avant qu'on m'eût apporté deux cymbales bien neuves, bien frémissantes, bien turques comme je les voulais, pour montrer au maître de chapelle si j'avais tort de trouver ridicules et détestables les fragments de plats cassés qu'on me présenterait sous ce nom. En général, il faut reconnaître l'infériorité choquante où certaines parties de l'orchestre ont été maintenues en Allemagne jusqu'à présent. On ne semble pas se douter du parti qu'on en peut tirer et qu'on en tire effectivement ailleurs. Les instruments ne valent rien, et les exécutants sont loin d'en connaître toutes les ressources. Telles sont les timbales, les cymbales, la grosse caisse même; tels sont encore le cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Mais ce défaut tient évidemment à la manière d'écrire des compositeurs, qui n'ayant jamais rien demandé d'important à ces instruments, sont cause que leurs successeurs, qui écrivent d'une autre façon, n'en peuvent presque rien obtenir.
Mais de combien les Allemands, en revanche, nous sont supérieurs pour les instruments de cuivre en général et les trompettes en particulier! Nous n'en avons pas d'idée. Leurs clarinettes aussi valent mieux que les nôtres: il n'en est pas de même pour les hautbois; il y a je crois, à cet égard, égalité de mérite entre les deux écoles; quant aux flûtes, nous les surpassons; on ne joue nulle part de la flûte comme à Paris. Leurs contre-basses sont plus fortes que les contre-basses françaises, leurs violoncelles, leurs altos et leurs violons ont de grandes qualités; on ne saurait pourtant, sans injustice, les mettre au niveau de notre jeune école d'instruments à archet. Les violons, les altos et les violoncelles de l'orchestre du Conservatoire à Paris n'ont point de rivaux. J'ai prouvé surabondamment, ce me semble, la rareté des bonnes harpes en Allemagne; celles de Berlin ne font point exception à la règle générale, et on aurait grand besoin dans cette capitale de quelques élèves de Parish-Alvars. Ce magnifique orchestre, dont les qualités de précision d'ensemble, de force et de délicatesse sont éminentes, est placé sous la direction de Meyerbeer, directeur général de la musique du roi de Prusse. C'est Meyerbeer (je crois que vous le connaissez!!!...): de Hennig (premier maître de chapelle) homme habile, dont le talent est en grande estime auprès des artistes; et de Taubert (deuxième maître de chapelle) pianiste et compositeur brillant. J'ai entendu (exécuté par lui et les frères Ganz) un trio de piano de sa composition, d'une facture excellente, d'un style neuf et plein de verve. Taubert vient d'écrire et de faire entendre avec succès, les chœurs de la tragédie grecque Médée récemment mise en scène à Berlin.
MM. Ganz et Ries se partagent le titre et les fonctions de maître de concert.
Montons sur la scène maintenant.
Le chœur, au jour des représentations ordinaires, se compose de soixante voix seulement; mais lorsqu'on exécute les grands opéras en présence du roi, la force du chœur est alors doublée, et soixante autres choristes externes sont adjoints à ceux du théâtre. Toutes ces voix sont excellentes, fraîches, vibrantes. La plupart des choristes, hommes, femmes et enfants, sont musiciens, moins habiles lecteurs cependant que ceux de l'Opéra de Paris, mais beaucoup plus qu'eux exercés à l'art du chant, et plus attentifs et plus soigneux, et mieux payés. C'est le plus beau chœur de théâtre que j'aie encore rencontré. Il a pour directeur Elssler, frère de la célèbre danseuse. Cet intelligent et patient artiste pourrait s'épargner beaucoup de peine et faire plus rapidement avancer les études des chœurs, si au lieu d'exercer les cent vingt voix toutes à la fois dans la même salle, il les divisait préliminairement en trois groupes (les soprani et contralti, les ténors, les basses), étudiant isolément, en même temps, dans trois salles séparées, sous la direction de trois sous-chefs choisis et surveillés par lui. Cette méthode analytique, qu'on ne veut pas absolument admettre dans les théâtres, pour de misérables raisons d'économie et d'habitude routinière, est la seule cependant qui puisse permettre d'étudier à fond chaque partie d'un chœur, et d'en obtenir l'exécution soignée et bien nuancée; je l'ai dit ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter.
Les chanteurs-acteurs du théâtre de Berlin n'occupent pas dans la hiérarchie des virtuoses, une place aussi élevée que celle où le chœur et l'orchestre sont parvenus, chacun dans sa spécialité, parmi les masses musicales de l'Europe. Cette troupe contient cependant des talents remarquables, parmi lesquels il faut citer:
Mademoiselle Marx, soprano expressif et très-sympathique, dont les cordes extrêmes dans le grave et l'aigu, commencent déjà malheureusement à s'altérer un peu; Mademoiselle Tutchek, soprano flexible, d'un timbre assez pur et agile;
Mademoiselle Hähnel, contralto bien caracterisé;
Bœticher, excellente basse, d'une grande étendue et d'un beau timbre; chanteur habile, bel acteur, musicien et lecteur consommé;
Zsische, basse chantante, d'un vrai talent, dont la voix et la méthode semblent briller au concert plus encore qu'au théâtre.
Mantius, premier ténor; sa voix manque un peu de souplesse et n'est pas très-étendue;
Madame Schrœder-Devrient, engagée depuis quelques mois seulement: soprano usé dans le haut, peu flexible, éclatant et dramatique cependant. Madame Devrient chante maintenant trop bas toutes les fois qu'elle ne peut pousser la note avec force. Ses ornements sont de très-mauvais goût, et elle entremêle son chant de phrases et d'interjections parlées, comme font nos acteurs de vaudeville dans leurs couplets, d'un effet exécrable. Cette école de chant est la plus antimusicale et la plus triviale qu'on puisse signaler aux débutants pour qu'ils se gardent de l'imiter.
Pischek, l'excellent baryton dont j'ai parlé à propos de Francfort, vient aussi, dit-on, d'être engagé par M. Meyerbeer. C'est une acquisition précieuse, dont il faut féliciter la direction du théâtre de Berlin.
Voilà, mademoiselle, tout ce que je sais des ressources que possède la musique dramatique dans la capitale de la Prusse. Je n'ai pas entendu une seule représentation du théâtre italien, je m'abstiendrai donc de vous en parler.
Dans une prochaine lettre et avant de m'occuper du récit de mes concerts, j'aurai à rassembler mes souvenirs sur les représentations des Huguenots et d'Armide auxquelles j'ai assisté, sur l'Académie de chant et sur les bandes militaires, institutions d'un caractère essentiellement opposé, mais d'une valeur immense, et dont la splendeur comparée à ce que nous possédons en ce genre, doit profondément humilier notre amour-propre national.
huitième lettre
Berlin.
Je faisais dernièrement à mademoiselle Louise Bertin, dont vous connaissez la science musicale et le sérieux amour de l'art, l'énumération des richesses vocales et instrumentales du grand Opéra de Berlin. J'aurais à parler à présent de l'Académie de chant et des corps de musique militaire, mais puisque vous tenez à savoir avant tout ce que je pense des représentations auxquelles j'ai assisté, j'intervertis l'ordre de mon récit, pour vous dire comment j'ai vu fonctionner les artistes prussiens dans les opéras de Meyerbeer, de Gluck, de Mozart et de Weber.
Il y a malheureusement à Berlin, comme à Paris, comme partout, certains jours où il semble que, par suite d'une convention tacite, existant entre les artistes et le public, il soit permis de négliger plus ou moins l'exécution. On voit alors bien des places vides dans la salle et bien des pupitres inoccupés dans l'orchestre. Les chefs d'emploi, ces soirs-là, dînent en ville, ils donnent des bals; ils sont à la chasse, etc. Les musiciens sommeillent, tout en jouant les notes de leur partie; quelques-uns même ne jouent pas du tout: ils dorment, ils lisent, ils dessinent des caricatures, ils font de mauvaises plaisanteries à leurs voisins, ils jasent assez haut; je n'ai pas besoin de vous dire tout ce qui se pratique à l'orchestre en pareil cas...
Quant aux acteurs, ils sont trop en évidence pour se permettre de telles libertés (cela leur arrive quelquefois cependant), mais les choristes s'en donnent à cœur-joie. Ils entrent en scène les uns après les autres, par groupes incomplets; plusieurs d'entre eux, arrivés tard au théâtre, ne sont pas encore habillés, quelques-uns, ayant fait dans la journée un service fatigant dans les églises, se présentent exténués et avec l'intention bien arrêtée de ne pas donner un son. Tout le monde se met à son aise; on transpose à l'octave basse les notes hautes, ou bien on les laisse échapper tant bien que mal à demi-voix; il n'y a plus de nuances; le mezzo forte est adopté pour toute la soirée, on ne regarde pas le bâton de mesure, il en résulte trois ou quatre fausses entrées et autant de phrases disloquées; mais qu'importe! Le public s'aperçoit-il de cela? Le directeur n'en sait rien, et si l'auteur se plaint, on lui rit au nez et on le traite d'intrigant. Ces dames surtout ont de charmantes distractions. Ce ne sont que sourires et correspondances télégraphiques, échangés soit avec les musiciens de l'orchestre, soit avec les habitués du balcon. Elles sont allées le matin au baptême de l'enfant de mademoiselle ***, une de leurs camarades; on en a rapporté des dragées qu'on mange en scène, en riant de la mine grotesque du parrain, de la coquetterie de la marraine, de la figure réjouie du curé. Tout en causant on distribue quelques taloches aux enfants de chœur qui s'émancipent:
«—Veux-tu finir, polisson, ou j'appelle le maître de chant!
—Vois donc, ma chère, la belle rose que M. *** porte à sa boutonnière; c'est Florence qui la lui a donnée.
—Elle est donc toujours folle de son argent de change?
—Oui, mais c'est un secret; tout le monde ne peut pas avoir des avoués.
—Ah! joli calembour! À propos, pour rimer, vas-tu au concert de la cour?
—Non, j'ai quelque chose à faire ce jour-là.
—Quoi donc?
—Je me marie.
—Tiens! quelle idée!
—Prends garde, voilà la toile.»
L'acte est ainsi terminé, le public mystifié et l'ouvrage abîmé. Mais, quoi! il faut bien prendre un peu de repos, on ne peut pas toujours être sublime et ces représentations en grand débraillé servent à faire ressortir celles où l'on met du soin, du zèle, de l'attention et du talent. J'en conviens; pourtant vous m'avouerez qu'il y a quelque chose de triste à voir des chefs-d'œuvre traités avec cette extrême familiarité. Je conçois qu'on ne brûle pas nuit et jour de l'encens devant les statues des grands hommes; mais ne seriez-vous pas courroucé de voir le buste de Gluck ou celui de Beethoven employé comme tête à perruque dans la boutique d'un coiffeur?...
Ne faites pas le philosophe, je suis sûr que cela vous indignerait.
Je ne veux pas conclure de tout ceci qu'on se donne à ce point du bon temps dans certaines représentations de l'Opéra de Berlin; non, on y va plus modérément: sous ce rapport comme sous quelques autres, la supériorité nous reste. Si par hasard il nous arrive à Paris de voir un chef-d'œuvre représenté en grand débraillé, comme je disais tout à l'heure, on ne se permet jamais en Prusse de le montrer qu'en petit négligé. C'est ainsi que j'ai vu jouer Figaro et le Freyschütz. Ce n'était pas mal, sans être tout à fait bien. Il y avait un certain ensemble un peu relâché, une précision un peu indécise, une verve modérée, une chaleur tiède, on eût désiré seulement le coloris et l'animation qui sont les vrais symptômes de la vie, et ce luxe qui, pour la bonne musique, est réellement le nécessaire; et puis encore quelque chose d'assez essentiel.... l'inspiration.
Mais quand il s'est agi d'Armide et des Huguenots, vous eussiez vu une transformation complète. Je me suis cru à une de ces premières représentations de Paris où vous arrivez de bonne heure, pour avoir le temps de voir un peu tout votre monde et faire vos dernières recommandations, où chacun est d'avance à son poste, où l'esprit de tous est tendu, où les visages sérieux expriment une forte et intelligente attention, où l'on voit enfin qu'un événement musical d'importance va s'accomplir.
Le grand orchestre avec ses 28 violons et ses instruments à vent doublés, le grand chœur avec ses 120 voix étaient présents, et Meyerbeer dominait au premier pupitre. J'avais un vif désir de le voir diriger, de le voir surtout diriger son ouvrage. Il s'acquitte de cette tâche comme si elle eût été la sienne depuis vingt ans; l'orchestre est dans sa main, il en fait ce qu'il veut. Quant aux mouvements qu'il prend pour les Huguenots, ce sont les mêmes que les vôtres, à l'exception de ceux de l'entrée des moines au quatrième acte et de la marche qui termine le troisième; ceux-là sont un peu plus lents. Cette différence a légèrement refroidi pour moi l'effet du premier morceau; j'aurais préféré un peu moins de largeur, tandis que je l'ai trouvée tout à fait à l'avantage du second, joué sur le théâtre par la bande militaire; il y gagne sous tous les rapports.
Je ne puis pas analyser scène par scène l'exécution de l'orchestre dans le chef-d'œuvre de Meyerbeer; je dirai seulement qu'elle m'a paru, d'un bout à l'autre de la représentation, magnifiquement belle, parfaitement nuancée, d'une précision et d'une clarté incomparables, même dans les passages les plus compliqués. Ainsi le finale du second acte, avec ses traits roulants sur des séries d'accords de septième diminué et ses modulations enharmoniques, a été rendu, jusque dans ses parties les plus obscures, avec une extrême netteté et une justesse de sons irréprochable. J'en dois dire autant du chœur. Les traits vocalisés, les doubles chœurs contrastants, les entrées en imitations, les passages subits du forte au piano, les nuances intermédiaires, tout cela a été exécuté proprement, vigoureusement, avec une rare chaleur et un sentiment de la véritable expression plus rare encore. La stretta de la bénédiction des poignards m'a frappé comme un coup de foudre, et j'ai été longtemps à me remettre de l'incroyable bouleversement qu'elle m'a causé. Le grand ensemble du Pré aux clercs, la dispute des femmes, les litanies de la vierge, la chanson des soldats huguenots présentaient à l'oreille un tissu musical d'une richesse étonnante, mais dont l'auditeur pouvait suivre facilement la trame sans que la pensée complexe de l'auteur lui restât voilée un seul instant. Cette merveille de contre-point dramatisé est aussi demeurée pour moi, jusqu'à présent, la merveille de l'exécution chorale. Meyerbeer, je le crois, ne peut espérer mieux en aucun lieu de l'Europe. Il faut ajouter que la mise en scène est disposée d'une façon éminemment ingénieuse. Dans la chanson du rataplan, les choristes miment une espèce de marche de tambours avec certains mouvements en avant et en arrière qui animent la scène et se lient bien d'ailleurs à l'effet musical.
La bande militaire, au lieu d'être placée, comme à Paris, au fond du théâtre, d'où, séparée de l'orchestre par la foule qui encombre la scène, elle ne peut voir les mouvements du maître de chapelle ni suivre conséquemment la mesure avec exactitude, commence à jouer dans les coulisses d'avant-scène à droite du public; elle se met ensuite en marche et parcourt le théâtre en passant auprès de la rampe et traversant les groupes du chœur. De cette façon les musiciens se trouvent presque jusqu'à la fin du morceau, très-rapprochés du chef; ils conservent rigoureusement le même mouvement que l'orchestre inférieur, et il n'y a jamais la moindre discordance rhythmique entre les deux masses.
Bœticher est un excellent Saint-Bris; Zsische remplit avec talent le rôle de Marcel, sans posséder toutefois les qualités d'humour dramatique qui font de notre Levasseur un Marcel si originalement vrai. Mademoiselle Marx montre de la sensibilité et une certaine dignité modeste, qualités essentielles du caractère de Valentine. Il faut pourtant que je lui reproche deux ou trois monosyllabes parlés qu'elle a eu le tort d'emprunter à l'école de madame Devrient. J'ai vu cette dernière dans le même rôle quelques jours après, et si, en me prononçant ouvertement contre sa manière de le rendre, j'ai étonné et même choqué plusieurs personnes d'un excellent esprit qui, par habitude sans doute, admirent sans restriction la célèbre artiste, je dois ici dire pourquoi je diffère si fort de leur opinion. Je n'avais point de parti pris, point de prévention pour, ni contre madame Devrient. Je me souvenais seulement qu'elle me parut admirable à Paris, il y a bien des années dans le Fidelio de Beethoven, et que tout récemment, au contraire, à Dresde, j'avais remarqué en elle de fort mauvaises habitudes de chant et une action scénique souvent entachée d'exagération et d'afféterie. Ces défauts m'ont frappé d'autant plus vivement, ensuite dans les Huguenots, que les situations du drame sont plus saisissantes, et que la musique en est plus empreinte de grandeur et de vérité. Ainsi donc, j'ai sévèrement blâmé la cantatrice et l'actrice, et voici pourquoi: dans la scène de la conjuration où Saint-Bris expose à Nevers et à ses amis le plan du massacre des Huguenots, Valentine écoute en frémissant le sanglant projet de son père, mais elle n'a garde de laisser apercevoir l'horreur qu'il lui inspire; Saint-Bris, en effet, n'est pas homme à supporter chez sa fille de pareilles opinions. L'élan involontaire de Valentine vers son mari, au moment où celui-ci brise son épée et refuse d'entrer dans le complot, est d'autant plus beau, que la timide femme a plus longtemps souffert en silence, et que son trouble a été plus péniblement contenu. Eh bien! au lieu de dérober son agitation et de rester presque passive, comme font dans cette scène toutes les tragédiennes de bon sens, madame Devrient va prendre Nevers, le force de la suivre au fond du théâtre, et là, marchant à grands pas à ses côtés, semble lui tracer son plan de conduite et lui dicter ce qu'il doit répondre à Saint-Bris. D'où il suit que l'époux de Valentine s'écriant;
«Parmi mes illustres aïeux,
Je compte des soldats, mais pas un assassin!»
perd tout le mérite de son opposition; son mouvement n'a plus de spontanéité, et il a l'air seulement d'un mari soumis qui répète la leçon que lui a faite sa femme. Quand Saint-Bris entonne le fameux thème: À cette cause sainte, madame Devrient s'oublie jusqu'à se jeter bon gré, mal gré, dans les bras de son père, qui toujours cependant est censé ignorer les sentiments de Valentine; elle l'implore, elle le supplie, elle le tracasse enfin par une pantomime si véhémente, que Bœticher, qui ne s'attendait pas, la première fois, à ces emportements intempestifs, ne savait comment faire pour conserver la liberté d'agir et de respirer, et paraissait dire, par l'agitation de sa tête et de son bras droit: «Pour Dieu, madame, laissez moi donc tranquille, et permettez que je chante mon rôle jusqu'au bout!» Madame Devrient montre par là à quel point elle est possédée du démon de la personnalité. Elle se croirait perdue si dans toutes les scènes, à tort ou à raison, et par quelques manœuvres scéniques que ce soit, elle n'attirait sur elle l'attention du public. Elle se considère évidemment comme le pivot du drame, comme le seul personnage digne d'occuper les spectateurs.» «Vous écoutez cet acteur! vous admirez l'auteur! ce chœur vous intéresse! Niais que vous êtes! regardez donc par ici, voyez-moi; car je suis le poème, je suis la poésie, je suis la musique, je suis tout; il n'y a ce soir d'autre objet intéressant que moi, et vous ne devez être venus au théâtre que pour moi!» Dans le prodigieux duo qui succède à cette immortelle scène, pendant que Raoul se livre à toute la fougue de son désespoir, madame Devrient, la main appuyée sur une causeuse, penche gracieusement la tête pour laisser pendre en liberté du côté gauche, les belles boucles de sa blonde chevelure: elle dit quelques mots, et pendant la réplique de Raoul, se posant inclinée d'une autre façon, elle fait admirer le doux reflet de ses cheveux du côté droit. Je ne crois pas cependant que ces soins minutieux d'une coquetterie puérile soient précisément ceux qui doivent occuper l'âme de Valentine en un pareil moment.
Quant au chant de madame Devrient, je l'ai déjà dit, il manque souvent de justesse et de goût. Les points d'orgue et les changements nombreux qu'elle introduit maintenant dans ses rôles sont d'un mauvais style, et maladroitement amenés. Mais je ne connais rien de comparable à ses interjections parlées. Madame Devrient ne chante jamais les mots: Dieu! ô mon Dieu! oui! non! est-il vrai! est-il possible! etc. Tout cela est parlé et crié à pleine voix. Je ne saurais dire l'aversion que j'éprouve pour ce genre antimusical de déclamation. À mon sens, il est cent fois pis de parler l'opéra que de chanter la tragédie.
Les notes désignées dans certaines partitions par ces mots: Canto parlato, ne sont point destinées à être lancées de la sorte par les chanteurs; dans le genre sérieux, le timbre de voix qu'elles exigent doit toujours se rattacher à la tonalité; cela ne sort pas de la musique. Qui ne se souvient de la manière dont mademoiselle Falcon savait dire, en chant parlé, les mots de la fin de ce duo: «Raoul! ils te tueront!» Certes, cela était à la fois naturel et musical, et produisait un effet immense.
Loin de là, quand répondant aux supplications de Raoul, madame Devrient parle et crie par trois fois avec un crescendo de force, nein! nein! nein! je crois entendre madame Dorval ou mademoiselle Georges dans un mélodrame, et je me demande pourquoi l'orchestre continue de jouer, puisque l'opéra est fini. Ceci est d'un ridicule monstrueux. Je n'ai pas entendu le cinquième acte, furieux que j'étais d'avoir vu le chef-d'œuvre du quatrième défiguré de cette façon. Est-ce vous calomnier, mon cher Habeneck, d'affirmer que vous en eussiez fait autant? J'ai peine à le croire. Je connais votre manière de sentir en musique: quand l'exécution d'un bel ouvrage est tout à fait mauvaise, vous en prenez bravement votre parti; et même alors, plus c'est détestable et plus vous êtes courageux! Mais qu'à une seule exception près tout marche à souhait au contraire, oh! alors cette exception vous irrite, vous crispe, vous exaspère; vous entrez dans une de ces rages indignées qui vous feraient voir de sang-froid, avec joie même, l'extermination de l'individu discordant, et pendant que les bourgeois s'étonnent de votre colère, les vrais artistes la partagent, et je grince avec vous de toutes mes dents.
Madame Devrient a certes des qualités éminentes: ce sont la chaleur, l'entraînement; mais ces qualités fussent-elles suffisantes, ne m'ont pas d'ailleurs toujours semblé contenues dans les limites que leur assignent la nature et le caractère de certains rôles. Valentine, par exemple, même en mettant à part les observations que j'ai faites plus haut, Valentine la jeune mariée de la veille, le cœur fort mais timide, la noble épouse de Nevers, l'amante chaste et réservée qui n'avoue son amour à Raoul que pour l'arracher à la mort, s'accommode mieux d'une passion modeste, d'un jeu décent et d'un chant expressif que de toutes les bordées à triple charge de madame Devrient et de son personnalisme endiablé.
Quelques jours après les Huguenots, j'ai vu jouer Armide. La reprise de cet ouvrage célèbre avait été faite avec tout le soin et le respect qui lui sont dus; la mise en scène était magnifique, éblouissante, et le public s'est montré digne de la faveur qu'on lui accordait. C'est que de tous les anciens compositeurs, Gluck est celui dont la puissance me paraît avoir le moins à redouter des révolutions incessantes de l'art. Jamais il ne sacrifia ni aux caprices des chanteurs, ni aux exigences de la mode, ni aux habitudes invétérées qu'il eut à combattre en arrivant en France, encore fatigué de la lutte qu'il venait de soutenir contre celles des théâtres d'Italie. Sans doute cette guerre avec les dilettanti de Milan, de Naples et de Parme, au lieu de l'affaiblir, avait doublé ses forces en lui en révélant l'étendue; car en dépit du fanatisme qui était alors dans nos mœurs françaises en matière d'art, ce fut presque en se jouant qu'il brisa et foula aux pieds les misérables entraves qu'on lui opposait. Les criailleries des critiques parvinrent une fois à lui arracher un mouvement d'impatience; mais cet accès de colère, qui lui fit commettre l'imprudence de leur répondre, fut le seul qu'il eut à se reprocher: et depuis lors, comme auparavant, il marcha silencieusement droit à son but. Vous savez quel était celui qu'il voulait atteindre, et s'il a jamais été donné à un homme d'y parvenir mieux que lui. Avec moins de conviction ou moins de fermeté il est probable que malgré le génie dont la nature l'avait doué, ses œuvres abâtardies n'auraient pas survécu de beaucoup à celles de ses médiocres rivaux, aujourd'hui si complètement oubliés. Mais la vérité d'expression, qui entraîne avec elle la pureté du style et la grandeur des formes, est de tous les temps; les belles pages de Gluck resteront toujours belles. Victor Hugo a raison: «le cœur n'a pas de rides.»
Mademoiselle Marx, dans Armide, me parut noble et passionnée, bien qu'un peu accablée cependant de son fardeau épique. Il ne suffit pas, en effet, de posséder un vrai talent pour représenter les femmes de Gluck, comme pour les femmes de Shakespeare, il faut pour elles de si hautes qualités d'âme, de cœur, de voix, de physionomie, d'attitudes, qu'il n'y a point exagération à affirmer que ces rôles exigent en outre de la beauté et... du génie.
Quelle heureuse soirée me fit passer cette représentation d'Armide, dirigée par Meyerbeer! L'orchestre et les chœurs, inspirés à la fois par deux maîtres illustres, l'auteur et le directeur, se montrèrent dignes de l'un et de l'autre. Le fameux finale: Poursuivons jusqu'au trépas, produisit une véritable explosion. L'acte de la haine, avec les admirables pantomimes composées, si je ne me trompe, par Paul Taglioni, maître des ballets du grand théâtre de Berlin, ne me parut pas moins remarquable par une verve, en apparence désordonnée, mais dont tous les élans cependant étaient pleins d'une infernale harmonie. On avait supprimé l'air de danse à 6/8 en la majeur que nous exécutons ici, et rétabli en revanche, la grande chaconne en si bémol, qu'on n'entend jamais à Paris. Ce morceau très-développé a beaucoup d'éclat et de chaleur. Quelle conception que cet acte de la haine! Je ne l'avais jamais à ce point compris et admiré. J'ai frissonné à ce passage de l'évocation:
«Sauvez-moi de l'amour,
Rien n'est si redoutable!»
Au premier hémistiche, les deux hautbois font entendre une cruelle dissonance de septième majeure, cri féminin où se décèlent la terreur et ses plus vives angoisses. Mais au vers suivant:
«Contre un ennemi trop aimable.»
comme ces deux mêmes voix, s'unissant en tierces, gémissent tendrement! quels regrets dans ce peu de notes! et comme on sent que l'amour ainsi regretté sera le plus fort! En effet, à peine la haine, accourue avec son affreux cortège, a-t-elle commencé son œuvre, qu'Armide l'interrompt et refuse son secours. De là le chœur:
«Suis l'amour, puisque tu le veux,
Infortunée Armide,
Suis l'amour qui te guide
Dans un abîme affreux!»
Dans le poëme de Quinault, l'acte finissait là: Armide sortait avec le chœur sans rien dire. Ce dénoûement paraissant vulgaire et peu naturel à Gluck, il voulut que la magicienne demeurée seule un instant, sortît ensuite en rêvant à ce qu'elle vient d'entendre, et un jour, après une répétition, il improvisa, paroles et musique, à l'Opéra, cette scène dont voici les vers:
«Ô ciel! quelle horrible menace!
Je frémis! tout mon sang se glace!
Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi,
Et prends pitié d'un cœur qui s'abandonne à toi!»
La musique en est belle de mélodie, d'harmonie, de vague inquiétude, de tendre langueur, de tout ce que l'inspiration dramatique et musicale peut avoir de plus beau. Entre chacune des exclamations des deux premiers vers, sous une sorte de trémolo intermittent des seconds violons, les basses déroulent une longue phrase chromatique qui gronde et menace jusqu'au premier mot du troisième vers: «Amour,» où la plus suave mélodie, s'épanouissant lente et rêveuse, dissipe, par sa tendre clarté, la demi-obscurité des mesures précédentes. Puis tout s'éteint... Armide s'éloigne les yeux baissés, pendant que les seconds violons, abandonnés du reste de l'orchestre, murmurent encore leur trémolo isolé. Immense, immense est le génie créateur d'une pareille scène!!!...
Parbleu! je suis vraiment naïf avec mon analyse admirative! n'ai-je pas l'air de vous initier, vous Habeneck, aux beautés de la partition de Gluck? Mais, vous le savez, c'est involontaire! Je vous parle ici comme nous faisons quelquefois sur les boulevards, en sortant des concerts du Conservatoire et que notre enthousiasme veut s'exhaler absolument.
Je ferai une observation sur la mise en scène à Berlin de ce morceau:
Le machiniste fait tomber la toile trop tôt; il doit attendre que la dernière mesure de la ritournelle finale se soit fait entendre; sans cela on ne peut voir Armide s'éloigner à pas lents jusqu'au fond du théâtre, pendant les palpitations et les soupirs de plus en plus faibles de l'orchestre. Cet effet était fort beau à l'Opéra de Paris, où, à l'époque des représentations d'Armide, la toile ne se baissait jamais. En revanche, bien que je ne sois pas, vous le savez, partisan des modifications quelconques apportées par le chef d'orchestre dans la musique qui n'est pas la sienne, et dont il doit seulement rechercher la bonne exécution, je complimenterai Meyerbeer sur l'heureuse idée qu'il a eue relativement au trémolo intermittent dont je parlais tout à l'heure. Ce passage des seconds violons étant sur le ré bas, Meyerbeer, pour le faire remarquer davantage, l'a fait jouer sur deux cordes à l'unisson (le ré à vide et le ré sur la quatrième corde). Il semble naturellement alors que le nombre des seconds violons soit subitement doublé, et de ces deux cordes d'ailleurs résulte une résonnance particulière qui produit ici le plus heureux effet. Tant qu'on ne fera à Gluck que des corrections de cette nature, il sera permis d'y applaudir[97]. C'est comme votre idée de faire jouer près du chevalet, en écrasant la corde, le fameux trémolo continu de l'oracle d'Alceste. Gluck ne l'a pas exprimée, il est vrai, mais il a dû l'avoir.
Sous le rapport du sentiment exquis de l'expression, je trouvais encore supérieure à tout le reste l'exécution des scènes du Jardin des plaisirs. C'était une sorte de langueur voluptueuse, de morbidesse fascinatrice, qui me transportait dans ce palais de l'amour rêvé par les deux poëtes (Gluck et Tasso), et semblait me le donner pour demeure enchantée. Je fermais les yeux, et en entendant cette divine gavotte avec sa mélodie si caressante, et le murmure doucement monotone de son harmonie, et ce chœur: Jamais dans ces beaux lieux, dont le bonheur s'épanche avec tant de grâce, je voyais autour de moi s'enlacer des bras charmants, se croiser d'adorables pieds, se dérouler d'odorantes chevelures, briller des yeux diamants, et rayonner mille enivrants sourires. La fleur du plaisir, mollement agitée par la brise mélodique s'épanouissait, et de sa corolle ravissante s'échappait un concert de sons, de couleurs et de parfums. Et c'est Gluck, le musicien terrible, qui chanta toutes les douleurs, qui fit rugir le Tartare, qui peignit la plage désolée de la Tauride et les sauvages mœurs de ses habitants, c'est lui qui sut ainsi reproduire en musique cette étrange idéalité de la volupté rêveuse, du calme dans l'amour!... Pourquoi non? N'avait-il pas déjà auparavant ouvert les champs Élysées?... N'est-ce pas lui qui trouva ce chœur immortel des ombres heureuses:
«Torna, o bella, al tuo consorte
Che non vuol che più diviso
Sia di te pietoso il ciel!»
Et n'est-ce pas d'ordinaire, comme l'a dit aussi notre grand poëte moderne, les forts qui sont les plus doux?
Mais je m'aperçois que le plaisir de causer avec vous de toutes ces belles choses m'a entraîné trop loin, et que je ne pourrai pas encore aujourd'hui parler des institutions musicales non dramatiques florissant à Berlin. Elles seront donc le sujet d'une nouvelle lettre, et me serviront de prétexte pour ennuyer quelque autre que vous de mon infatigable verbiage.
Vous ne m'en voulez pas trop de celle-ci, n'est-ce pas?
En tout cas, adieu!
neuvième lettre
Berlin.
Je n'en finirais pas avec cette royale ville de Berlin, si je voulais étudier en détail ses richesses musicales. Il est peu de capitales, s'il en est toutefois, qui puissent s'enorgueillir de trésors d'harmonie comparables aux siens. La musique y est dans l'air, on la respire, elle vous pénètre. On la trouve au théâtre, à l'église, au concert, dans la rue, dans les jardins publics, partout; grande et fière toujours, et forte et agile, radieuse de jeunesse et de parure, l'air noble et sérieux, belle ange armée qui daigne marcher quelquefois, mais les ailes frémissantes, et prête à reprendre son vol vers le ciel.
C'est que la musique à Berlin est honorée de tous. Les riches et les pauvres, le clergé et l'armée, les artistes et les amateurs, le peuple et le roi, l'ont en égale vénération. Le roi surtout apporte à son culte cette ferveur réelle dont il est animé pour le culte des sciences et des autres arts, et c'est dire beaucoup. Il suit d'un œil curieux les mouvements, je dirai même les soubresauts progressifs de l'art nouveau, sans négliger la conservation des chefs-d'œuvre de l'école ancienne. Il a une mémoire prodigieuse, embarrassante même pour ses bibliothécaires et ses maîtres de chapelle, quand il leur demande à l'improviste l'exécution de certains fragments des vieux maîtres que personne ne connaît plus. Rien ne lui échappe dans le domaine du présent ni dans celui du passé; il veut tout entendre et tout examiner. De là le vif attrait qu'éprouvent pour Berlin les grands artistes; de là l'extraordinaire popularité en Prusse du sentiment musical; de là les institutions chorales et instrumentales que sa capitale possède, et qui m'ont paru si dignes d'admiration.
L'Académie de chant est de ce nombre. Comme celle de Leipzig, comme toutes les autres académies semblables existant en Allemagne, elle se compose presque entièrement d'amateurs; mais plusieurs artistes, hommes et femmes, attachés aux théâtres en font partie également; et les dames du grand monde ne croient point déroger en chantant un oratorio de Bach à côté de Mantius, de Bœticher ou de mademoiselle Hähnel.—La plupart des chanteurs de l'Académie de Berlin sont musiciens, et presque tous ont des voix fraîches et sonores; les soprani et les basses surtout m'ont paru excellents. Les répétitions, en outre, se font patiemment et longuement sous la direction habile de M. Rungenhagen; aussi les résultats obtenus, quand une grande œuvre est soumise au public, sont-ils magnifiques et hors de toute comparaison avec ce que nous pouvons entendre en ce genre à Paris.
Le jour où, sur l'invitation du directeur, je suis allé à l'Académie de chant, on exécutait la Passion de Sébastien Bach. Cette partition célèbre que vous avez lue sans doute, est écrite pour deux chœurs et deux orchestres. Les chanteurs, au nombre de trois cents au moins, étaient disposés sur les gradins d'un vaste amphithéâtre absolument semblable à celui que nous avons au Jardin des Plantes, dans la salle des cours de chimie; un espace de trois ou quatre pieds seulement séparait les deux chœurs. Les deux orchestres, peu nombreux, accompagnaient les voix du haut des derniers gradins, derrière les chœurs, et se trouvaient en conséquence assez éloignés du maître de chapelle, placé en bas sur le devant et à côté du piano. Ce n'est pas piano, c'est clavecin qu'il faudrait dire; car il a presque le son des misérables instruments de ce nom, dont on se servait au temps de Bach. Je ne sais si on fait un pareil choix à dessein, mais j'ai remarqué dans les écoles de chant, dans les foyers des théâtres, partout où il s'agit d'accompagner les voix, que le piano destiné à cet usage est toujours le plus détestable qu'on a pu trouver. Celui dont se servait Mendelssohn à Leipzig dans la salle du Gewand-Haus fait seul exception.
Vous allez me demander ce que le piano-clavecin peut avoir à faire pendant l'exécution d'un ouvrage dans lequel l'auteur n'a point employé cet instrument! Il accompagne en même temps que les flûtes, hautbois, violons et basses, et sert probablement à maintenir au diapason les premiers rangs du chœur qui sont censés ne pas bien entendre dans les tutti l'orchestre trop éloigné d'eux. En tout cas c'est l'habitude. Le clapotement continuel des accords plaqués sur ce mauvais clavier produit bien un assommant effet en répandant sur l'ensemble une couche superflue de monotonie; mais raison de plus, sans doute pour n'en pas démordre. C'est si sacré un vieil usage, quand il est mauvais!
Les chanteurs sont tous assis pendant les silences, et se lèvent au moment de chanter. Il y a, je pense, un véritable avantage pour la bonne émission de la voix à chanter debout, il est malheureux seulement que les choristes, cédant trop aisément à la fatigue de cette posture, veuillent s'asseoir aussitôt que leur phrase est finie; car dans une œuvre comme celle de Bach, où les deux chœurs dialoguant fréquemment sont en outre coupés à chaque instant par des solos récitants, il s'ensuit qu'il y a toujours quelque groupe qui se lève ou quelque autre qui s'assied, et à la longue cette succession de mouvements de bas en haut et de haut en bas finit par être assez ridicule; elle ôte d'ailleurs à certaines entrées des chœurs tout leur imprévu, les yeux indiquant d'avance à l'oreille le point de la masse vocale d'où le son va partir. J'aimerais encore mieux laisser toujours assis les choristes, s'ils ne peuvent rester debout. Mais cette impossibilité est de celles qui disparaissent instantanément si le directeur sait bien dire: Je veux ou je ne veux pas.
Quoi qu'il en soit, l'exécution de ces masses vocales a été pour moi quelque chose d'imposant, le premier tutti des deux chœurs m'a coupé la respiration; j'étais loin de m'attendre à la puissance de ce grand coup de vent harmonique. Il faut reconnaître cependant qu'on se blase sur cette belle sonorité beaucoup plus vite que sur celle de l'orchestre, les timbres des voix étant moins variés que ceux des instruments. Cela se conçoit, il n'y a guère que quatre voix de natures différentes, tandis que le nombre des instruments de diverses espèces s'élève à plus de trente.
Vous n'attendez pas de moi, je pense, mon cher Desmarest, une analyse de la grande œuvre de Bach, ce travail sortirait tout à fait des limites que j'ai dû m'imposer. D'ailleurs, le fragment qu'on en a exécuté au Conservatoire, il y a trois ans, peut être considéré comme le type du style et de la manière de l'auteur dans cet ouvrage. Les Allemands professent une admiration sans bornes pour ses récitatifs, et leur qualité éminente est précisément celle qui a dû m'échapper n'entendant pas la langue sur laquelle ils sont écrits, et ne pouvant en conséquence apprécier le mérite de l'expression.
Quand on vient de Paris et qu'on connaît nos mœurs musicales, il faut, pour y croire, être témoin de l'attention, du respect, de la piété avec lesquels un public allemand écoute une telle composition. Chacun suit des yeux les paroles sur le livret; pas un mouvement dans l'auditoire, pas un murmure d'approbation ni de blâme, pas un applaudissement; on est au prêche, on entend chanter l'Évangile, on assiste en silence non pas au concert, mais au service divin. Et c'est vraiment ainsi que cette musique doit être entendue. On adore Bach, et on croit en lui, sans supposer un instant que sa divinité puisse jamais être mise en question; un hérétique ferait horreur, il est même défendu d'en parler. Bach, c'est Bach, comme Dieu c'est Dieu.
Quelques jours après l'exécution du chef-d'œuvre de Bach, l'Académie de chant annonça celle de la Mort de Jésus de Graun. Voilà encore une partition consacrée, un saint livre, mais dont les adorateurs se trouvent à Berlin spécialement, tandis que la religion de S. Bach est professée dans tout le nord de l'Allemagne. Vous jugez de l'intérêt que m'offrait cette seconde soirée, surtout après l'impression que j'avais reçue de la première, et de l'empressement que j'aurais mis à connaître l'œuvre de prédilection du maître de chapelle du grand Frédéric! Voyez mon malheur! je tombe malade précisément ce jour-là; le médecin (un grand amateur de musique pourtant, le savant et aimable docteur Gaspard) me défend de quitter ma chambre; vainement on m'engage encore à venir admirer un célèbre organiste; le docteur est inflexible; et ce n'est qu'après la semaine sainte, quand il n'y a plus ni oratorio, ni fugues, ni chorals à entendre, que le bon Dieu me rend à la santé. Voilà la cause du silence que je suis obligé de garder sur le service musical des temples de Berlin, qu'on dit si remarquable. Si jamais je retourne en Prusse, malade ou non, il faudra bien que j'entende la musique de Graun, et je l'entendrai, soyez tranquille, dussé-je en mourir. Mais dans ce cas, il me serait encore impossible de vous en parler... Ainsi donc, il est décidé que vous n'en saurez jamais rien par moi; alors faites le voyage, et ce sera vous qui m'en direz des nouvelles.
Quant aux bandes militaires, il faudrait y mettre bien de la mauvaise volonté pour ne pas en entendre au moins quelques-unes, puisque, à toutes les heures du jour, à pied ou à cheval, elles parcourent les rues de Berlin. Ces petites troupes isolées ne sauraient toutefois donner une idée de la majesté des grands ensembles que le directeur-instructeur des bandes militaires de Berlin et de Postdam (Wiprecht) peut former quand il veut. Figurez-vous qu'il a sous ses ordre une masse de six cents musiciens et plus, tous bons lecteurs, possédant bien le mécanisme de leur instrument, jouant juste, et favorisés par la nature de poumons infatigables et de lèvres de cuir. De là l'extrême facilité avec laquelle les trompettes, cors et cornets donnent les notes aiguës que nos artistes ne peuvent atteindre. Ce sont des régiments de musiciens et non des musiciens de régiment. M. le prince de Prusse, allant au-devant du désir que j'avais d'entendre et d'étudier à loisir ses troupes musicales, eut la gracieuse bonté de m'inviter à une matinée organisée chez lui à mon intention, et de donner à Wiprecht des ordres en conséquence.
L'auditoire était fort peu nombreux; nous n'étions que douze ou quinze tout ou plus. Je m'étonnais de ne pas voir l'orchestre, aucun bruit ne trahissait sa présence, quand une phrase lente en fa mineur, à vous et à moi bien connue, vint me faire tourner la tête du côté de la plus grande salle du palais dont un vaste rideau nous dérobait la vue. S. A. R. avait eu la courtoisie de faire commencer le concert par l'ouverture des Francs-Juges, que je n'avais jamais entendue ainsi arrangée pour des instruments à vent. Ils étaient là trois cent vingt hommes dirigés par Wiprecht, et ils exécutèrent ce morceau difficile avec une précision merveilleuse et cette verve furibonde que vous montrez pour lui, vous autres du Conservatoire, aux grands jours d'enthousiasme et d'entrain.
Le solo des instruments de cuivre, dans l'introduction, fut surtout foudroyant, exécuté par quinze grands trombones basses, dix-huit ou vingt trombones ténors, et altos, douze bass-tubas et une fourmilière de trompettes.
Le bass-tuba, que j'ai déjà nommé plusieurs fois dans mes précédentes lettres, a détrôné complètement l'ophicléïde en Prusse, si tant est, ce dont je doute, qu'il y ait jamais régné. C'est un grand instrument en cuivre, dérivé du bombardon et pourvu d'un mécanisme de cinq cylindres qui lui donne au grave une étendue immense.
Les notes extrêmes de l'échelle inférieure sont un peu vagues, il est vrai; mais redoublées à l'octave haute par une autre partie de bass-tuba, elles acquièrent une rondeur et une force de vibration incroyables. Le son du médium et du haut de l'instrument est d'ailleurs très-noble, il n'est point mat, comme celui de l'ophicléïde, mais vibrant et très-sympathique au timbre des trombones et trompettes dont il est la vraie contre-basse, et avec lequel il s'unit on ne peut mieux. C'est Wiprecht qui l'a propagé en Prusse. A. Sax en fait maintenant d'admirables à Paris.
Les clarinettes me parurent aussi bonnes que les instruments de cuivre; elles firent surtout des prouesses dans une grande symphonie-bataille composée pour deux orchestres par l'ambassadeur d'Angleterre, comte de Westmoreland.
Vint ensuite un brillant et chevaleresque morceau d'instruments de cuivre seuls, écrit pour les fêtes de la cour par Meyerbeer, sous ce titre: la Danse aux flambeaux, et dans lequel se trouve un long trille sur le ré, que dix-huit trompettes à cylindres ont soutenu, en le battant aussi rapidement qu'eussent pu le faire des clarinettes, pendant seize mesures.
Le concert a fini par une marche funèbre très-bien écrite et d'un beau caractère, composée par Wiprecht. On n'avait fait qu'une répétition!!!
C'est dans les intervalles laissés entre les morceaux par ce terrible orchestre, que j'ai eu l'honneur de causer quelques instants avec madame la princesse de Prusse, dont le goût exquis et les connaissances en composition rendent le suffrage si précieux. S. A. R. parle en outre notre langue avec une pureté et une élégance qui intimidaient fort son interlocuteur. Je voudrais pouvoir tracer ici un portrait shakespearien de la princesse, ou faire entrevoir au moins l'esquisse voilée de sa douce beauté; je l'oserais peut-être... si j'étais un grand poëte.
J'ai assisté à l'un des concerts de la cour. Meyerbeer tenait le piano; il n'y avait pas d'orchestre, et les chanteurs n'étaient autres que ceux du théâtre dont j'ai déjà parlé. Vers la fin de la soirée, Meyerbeer, qui, tout grand pianiste qu'il soit, peut-être même à cause de cela, se trouvait fatigué de sa tâche d'accompagnateur, céda sa place; à qui? je vous le donne à deviner... au premier chambellan du roi, à M. le comte de Rœdern, qui accompagna en pianiste et en musicien consommé, le Roi des aulnes, de Schubert, à madame Devrient! Que dites-vous de cela? Voilà bien la preuve d'une étonnante diffusion des connaissances musicales. M. de Rœdern possède en outre un talent d'une autre nature, dont il a donné des preuves brillantes en organisant le fameux bal masqué qui agita tout Berlin, l'hiver dernier, sous le nom de Fête de la cour de Ferrare, et pour lequel Meyerbeer a écrit une foule de morceaux.
Ces concerts d'étiquette paraissent toujours froids; mais on les trouve agréables quand ils sont finis, parce qu'ils réunissent ordinairement quelques auditeurs avec lesquels on est fier et heureux d'avoir un instant de conversation. C'est ainsi que j'ai retrouvé chez le roi de Prusse, M. Alexandre de Humboldt, cette éblouissante illustration de la science lettrée, ce grand anatomiste du globe terrestre.
Plusieurs fois dans la soirée, le roi, la reine et madame la princesse de Prusse sont venus m'entretenir du concert que je venais de donner au Grand-Théâtre, me demander mon avis sur les principaux artistes prussiens, me questionner sur mes procédés d'instrumentation, etc., etc. Le roi prétendait que j'avais mis le diable au corps de tous les musiciens de sa chapelle. Après le souper, S. M. se disposait à rentrer dans ses appartements, mais venant à moi tout d'un coup et comme se ravisant:
—À propos, monsieur Berlioz, que nous donnerez-vous dans votre prochain concert?
—Sire, je reproduirai la moitié du programme précédent, en y ajoutant cinq morceaux de ma symphonie Roméo et Juliette.
—De Roméo et Juliette! et je fais un voyage! Il faut pourtant que nous entendions cela! Je reviendrai.
En effet, le soir de mon second concert, cinq minutes avant l'heure annoncée, le roi descendait de voiture et entrait dans sa loge.
Maintenant faut-il vous parler de ces deux soirées? Elles m'ont donné bien de la peine, je vous assure. Et pourtant les artistes sont habiles, leurs dispositions étaient des plus bienveillantes, et Meyerbeer, pour me venir en aide, semblait se multiplier. C'est que le service journalier d'un grand théâtre comme celui de l'Opéra de Berlin a des exigences toujours fort gênantes et incompatibles avec les préparatifs d'un concert; et, pour tourner et vaincre les difficultés qui surgissaient à chaque instant, Meyerbeer a dû employer plus de force et d'adresse, à coup sûr, que lorsqu'il s'est agi pour lui de monter pour la première fois les Huguenots. Et puis j'avais voulu faire entendre à Berlin les grands morceaux du Requiem, ceux de la Prose (Dies iræ, Lacrymosa, etc.), que je n'avais pas encore pu aborder dans les autres villes d'Allemagne; et vous savez quel attirail vocal et instrumental ils nécessitent. Heureusement j'avais prévenu Meyerbeer de mon intention, et déjà avant mon arrivée il s'était mis en quête des moyens d'exécution dont j'avais besoin. Quant aux quatre petits orchestres d'instruments de cuivre, il fut aisé de les trouver, on en aurait eu trente s'il l'eût fallu; mais les timbales et les timbaliers donnèrent beaucoup de peine. Enfin, cet excellent Wiprecht aidant, on vint à bout de les réunir.
On nous plaça pour les premières répétitions dans une splendide salle de concert appartenant au second théâtre, dont la sonorité est telle malheureusement, qu'en y entrant je vis tout de suite ce que nous allions avoir à souffrir. Les sons, se prolongeant outre mesure, produisaient une insupportable confusion et rendaient les études de l'orchestre excessivement difficiles. Il y eut même un morceau (le scherzo de Roméo et Juliette) auquel nous fûmes obligés de renoncer, n'ayant pu parvenir, après une heure de travail, à en dire plus de la moitié. L'orchestre pourtant, je le répète, était on ne peut mieux composé. Mais le temps manquait, et nous dûmes remettre le scherzo au second concert. Je finis par m'accoutumer un peu au vacarme que nous faisions, et à démêler dans ce chaos de sons ce qui était bien ou mal rendu par les exécutants; nous poursuivîmes donc nos études sans tenir compte de l'effet fort différent, heureusement, de celui que nous obtînmes ensuite dans la salle de l'Opéra. L'ouverture de Benvenuto, Harold, l'Invitation à la valse de Weber, et les morceaux du Requiem furent ainsi appris par l'orchestre seul, les chœurs travaillant à part dans un autre local. À la répétition particulière que j'avais demandée pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre du Dies iræ et du Lacrymosa, j'observai pour la troisième fois un fait qui m'est resté inexplicable, et que voici:
Dans le milieu du Tuba mirum se trouve une sonnerie des quatre groupes de trombones sur les quatre notes de l'accord de sol majeur successivement. La mesure est très-large; le premier groupe doit donner le sol sur le premier temps; le second, le si sur le second; le troisième, le ré sur le troisième et le quatrième, le sol octave sur le quatrième. Rien n'est plus facile à concevoir qu'une pareille succession, rien n'est plus facile à entonner aussi que chacune de ces notes. Eh bien! quand ce Requiem fut exécuté pour la première fois dans l'église des Invalides à Paris, il fut impossible d'obtenir l'exécution de ce passage. Lorsque j'en fis ensuite entendre des fragments à l'Opéra, après avoir inutilement répété pendant un quart d'heure cette mesure unique, je fus obligé de l'abandonner; il y avait toujours un ou deux groupes qui n'attaquaient pas; c'était invariablement celui du si, ou celui du ré, ou tous les deux. En jetant les yeux, à Berlin, sur cet endroit de la partition, je pensai tout de suite aux trombones rétifs de Paris:
«—Ah, voyons, me dis-je, si les artistes prussiens parviendront à enfoncer cette porte ouverte!»
Hélas non! vains efforts! rage ni patience, rien n'y fait! impossible d'obtenir l'entrée du second ni du troisième groupe; le quatrième même, n'entendant pas sa réplique qui devait être donnée par les autres, ne part pas non plus. Je les prends isolément, je demande au nº 2 de donner le si.
Il le fait très-bien:
M'adressant au nº 3, je lui demande son ré.
Il me l'accorde sans difficulté;
Voyons maintenant les quatre notes les unes après les autres, dans l'ordre où elles sont écrites!... Impossible! tout à fait impossible! et il faut y renoncer!... Comprenez-vous cela? et n'y a-t-il pas de quoi aller donner de la tête contre un mur?...
Et quand j'ai demandé aux trombonistes de Paris et de Berlin pourquoi ils ne jouaient pas dans la fatale mesure, ils n'ont su que me répondre, ils n'en savaient rien eux-mêmes; ces deux notes les fascinaient[98].
Il faut que j'écrive à H. Romberg qui a monté cet ouvrage à Saint-Pétersbourg pour savoir si les trombones russes ont pu rompre le charme.
Pour tout le reste du programme, l'orchestre a supérieurement compris et rendu mes intentions. Bientôt nous avons pu en venir à une répétition générale dans la salle de l'Opéra, sur le théâtre disposé en gradins comme pour le concert. Symphonie, ouverture, cantate, tout a marché à souhait; mais quand est venu le tour des morceaux du Requiem, panique générale, les chœurs que je n'avais pas pu faire répéter moi-même, avaient été exercés dans des mouvements différents des miens, et quand ils se sont vus tout d'un coup mêlés à l'orchestre avec les mouvements véritables, ils n'ont plus su ce qu'ils faisaient; on attaquait à faux, ou sans assurance: et dans le Lacrymosa les ténors ne chantaient plus du tout. Je ne savais à quel saint me vouer. Meyerbeer, très-souffrant ce jour-là, n'avait pu quitter son lit; le directeur des chœurs, Elssler, était malade aussi; l'orchestre se démoralisait en voyant la débâcle vocale...
Un instant je me suis assis, brisé anéanti, et me demandant si je devais tout planter là et quitter Berlin le soir même. Et j'ai pensé à vous dans ce mauvais moment, en me disant:
«—Persister, c'est folie! Oh! si Desmarest était ici, lui qui n'est jamais content de nos répétitions du Conservatoire, et s'il me voyait décidé à laisser annoncer le concert pour demain, je sais bien ce qu'il ferait; il m'enfermerait dans ma chambre, mettrait la clef dans sa poche, et irait bravement annoncer à l'intendant du théâtre que le concert ne peut avoir lieu.»
Vous n'y auriez pas manqué, n'est-ce pas? Eh bien! vous auriez eu tort. En voilà la preuve. Après le premier tremblement passé, la première sueur froide essuyée, j'ai pris mon parti, et j'ai dit:
«—Il faut que cela marche.»
Ries et Ganz, les deux maîtres de concert, étaient auprès de moi, ne sachant trop que dire pour me remonter: je les interpelle vivement:
«—Êtes-vous sûrs de l'orchestre?
—Oui! il n'y a rien à craindre pour lui, nous sommes très-fatigués; mais nous avons compris votre musique, et demain vous serez content.
—Or donc, il n'y a qu'un parti à prendre: il faut convoquer les chœurs pour demain matin, me donner un bon accompagnateur, puisque Elssler est malade, et vous, Ganz, ou bien vous, Ries, viendrez avec votre violon, et nous ferons répéter le chant pendant trois heures, s'il le faut.
—C'est cela; nous y serons, les ordres vont être donnés.»
En effet, le lendemain matin nous voilà à l'œuvre, Ries, l'accompagnateur et moi; nous prenons successivement les enfants, les femmes, les premiers soprani, les seconds soprani, les premiers ténors, les seconds ténors, les premières et les secondes basses, nous les faisons chanter par groupe de dix, puis par vingt; après quoi nous réunissons deux parties, trois, quatre, et enfin toutes les voix. Et comme le Phaéton de la fable je m'écrie enfin:
Qu'est-ce ceci? Mon char marche à souhait?
Je fais aux choristes une petite allocution que Ries leur transmet, phrase par phrase, en allemand; et voilà tous nos gens ranimés, pleins de courage, et ravis de n'avoir point perdu cette grande bataille où leur amour-propre et le mien étaient en jeu. Loin de là, nous l'avons gagnée, et d'une éclatante manière encore. Inutile de dire que, le soir, l'ouverture, la symphonie et la cantate du Cinq mai ont été royalement exécutées. Avec un pareil orchestre et un chanteur comme Bœticher, il n'en pouvait pas être autrement. Mais quand est venu le Requiem, tout le monde étant bien attentif, bien dévoué et désireux de me seconder, les orchestres et le chœur étant placés dans un ordre parfait, chacun étant à son poste, rien ne manquant, nous avons commencé le Dies iræ. Point de faute, point d'indécision; le chœur a soutenu sans sourciller l'assaut instrumental; la quadruple fanfare a éclaté aux quatre coins du théâtre qui tremblait sous les roulements des dix timbaliers, sous le trémolo de cinquante archets déchaînés: les cent vingt voix, au milieu de ce cataclysme de sinistres harmonies, de bruits de l'autre monde, ont lancé leur terrible prédiction:
Judex ergo cùm sedebit
Quidquid latet apparebit!
Le public a un instant couvert de ses applaudissements et de ses cris l'entrée du Liber scriptus, et nous sommes arrivés aux derniers accords sotto voce du Mors stupebit, frémissants mais vainqueurs. Et quelle joie parmi les exécutants, quels regards échangés d'un bout à l'autre du théâtre! Quant à moi, j'avais le battant d'une cloche dans la poitrine, une roue de moulin dans la tête, mes genoux s'entre-choquaient, j'enfonçais mes ongles dans le bois de mon pupitre, et si, à la dernière mesure, je ne m'étais efforcé de rire et de parler très-haut et très-vite avec Ries, qui me soutenait, je suis bien sûr que, pour la première fois de ma vie j'aurais, comme disent les soldats, tourné de l'œil d'une façon fort ridicule. Une fois le premier feu essuyé, le reste n'a été qu'un jeu, et le Lacrymosa a terminé, à l'entière satisfaction de l'auteur, cette soirée apocalyptique.
À la fin du concert, beaucoup de gens me parlaient, me félicitaient, me serraient la main: mais je restais là sans comprendre... sans rien sentir... le cerveau et le système nerveux avaient fait un trop rude effort; je me crétinisais pour me reposer. Il n'y eut que Wiprecht, qui, par son étreinte de cuirassier, eut le talent de me faire revenir à moi. Il me fit vraiment craquer les côtes, le digne homme, en entremêlant ses exclamations de jurements tudesques, auprès desquels ceux de Guhr ne sont que des Ave Maria.
Qui eût alors jeté la sonde dans ma joie pantelante, certes, n'en eût pas trouvé le fond. Vous avouerez donc qu'il est quelquefois sage de faire une folie; car sans mon extravagante audace, le concert n'eût pas eu lieu, et les travaux du théâtre étaient pour longtemps réglés de manière à ne pas permettre de recommencer les études du Requiem.
Pour le second concert j'annonçai, comme je l'ai dit plus haut, cinq morceaux de Roméo et Juliette. La Reine Mab était du nombre. Pendant les quinze jours qui séparèrent la seconde soirée de la première, Ganz et Taubert avaient étudié attentivement la partition de ce scherzo, et quand ils me virent décidé à le donner, ce fut leur tour d'avoir peur:
—«Nous n'en viendrons pas à bout, me dirent-ils, vous savez que nous ne pouvons faire que deux répétitions, il en faudrait cinq ou six, rien n'est plus difficile, ni plus dangereux; c'est une toile d'araignée musicale, et sans une délicatesse de tact extraordinaire, on la mettra en lambeaux.
—Bah! je parie qu'on s'en tirera encore; nous n'avons que deux répétitions, il est vrai, mais il n'y a que cinq morceaux nouveaux à apprendre, dont quatre ne présentent pas de grandes difficultés. D'ailleurs, l'orchestre a déjà une idée de ce scherzo par la première épreuve partielle que nous en avons faite, et Meyerbeer en a parlé au roi qui veut l'entendre, et je veux que les artistes aussi sachent ce que c'est, et il marchera.»
Et il a marché presque aussi bien qu'à Brunswick. On peut oser beaucoup avec de pareils musiciens, avec des musiciens, qui, d'ailleurs, avant d'être dirigés par Meyerbeer, furent pendant si longtemps sous le sceptre de Spontini.
Ce second concert a eu le même résultat que le premier, les fragments du Roméo ont été fort bien exécutés. La Reine Mab a beaucoup intrigué le public, et même des auditeurs savants en musique, témoin madame la princesse de Prusse, qui a voulu absolument savoir comment j'avais produit l'effet d'accompagnement de l'allegretto et ne se doutait pas que ce fût avec des sons harmoniques de violons et de harpes à plusieurs parties. Le roi a préféré le morceau de la Fête chez Capulet et m'en a fait demander une copie; mais je crois que les sympathies de l'orchestre ont été plutôt pour la scène d'amour (l'adagio). Les musiciens de Berlin auraient, en ce cas, la même manière de sentir que ceux de Paris. Mademoiselle Hähnel avait chanté simplement à la répétition les couplets de contralto du prologue: mais au concert elle crut devoir, à la fin de ces deux vers:
«Où se consume
Le rossignol en longs soupirs!»
orner le point d'orgue d'un long trille pour imiter le rossignol. Oh! mademoiselle!!! quelle trahison! et vous avez l'air d'une si bonne personne!
Eh bien! au Dies iræ, au Tuba mirum, au Lacrymosa, à l'Offertoire du Requiem, aux ouvertures de Benvenuto et du Roi Lear, à Harold, à sa Sérénade, à ses Pèlerins et à ses Brigands, à Roméo et Juliette, au concert et au bal de Capulet, aux espiègleries de la Reine Mab, à tout ce que j'ai fait entendre à Berlin, il y a des gens qui ont préféré tout bonnement le Cinq mai! Les impressions sont diverses comme les physionomies, je le sais; mais quand on me disait cela je devais faire une singulière grimace. Heureusement que je cite là des opinions tout à fait exceptionnelles.
Adieu, mon cher Desmarest; vous savez que nous avons une antienne à réciter au public, dans quelques jours, au Conservatoire: ramenez-moi vos seize violoncelles, les grands chanteurs, je serai bien heureux de les réentendre et de vous voir à leur tête. Il y a si longtemps que nous n'avons chanté ensemble! Et pour leur faire fête, dites-leur que je les conduirai avec le bâton de Mendelssohn.
Tout à vous.
dixième lettre
Hanovre.—Darmstadt.
Hélas! hélas! mon cher Osborne, voilà que mon voyage touche à sa fin! Je quitte la Prusse, plein de reconnaissance pour l'accueil que j'y ai reçu, pour la chaleureuse sympathie que m'ont témoignée les artistes, pour l'indulgence des critiques et du public; mais las, mais brisé, mais accablé de fatigue par cette vie d'une activité exorbitante, par ces continuelles répétitions avec des orchestres toujours nouveaux. Tellement que je renonce pour cette fois à visiter Breslau, Vienne et Munich. Je retourne en France; et déjà, à une certaine agitation vague, à une sorte de fièvre qui me trouble le sang, à l'inquiétude sans objet dont ma tête et mon cœur se remplissent je sens que me voilà rentré en communication avec le courant électrique de Paris. Paris! Paris! comme l'a trop fidèlement dépeint notre grand A. Barbier.
. . . . . . Cette infernale cuve,
Cette fosse de pierre aux immenses contours,
Qu'une eau jaune et terreuse enferme à triples tours;
C'est un volcan fumeux et toujours en haleine
Qui remue à long flot de la matière humaine.
. . . . . . . . . .
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Là personne ne dort, là toujours le cerveau
Travaille, et, comme l'arc, tend son rude cordeau.
C'est là que notre art tantôt sommeille platement et tantôt bouillonne; c'est là qu'il est à la fois sublime et médiocre, fier et rampant, mendiant et roi; c'est là qu'on l'exalte et qu'on le méprise, qu'on l'adore et qu'on l'insulte; c'est à Paris qu'il a des sectateurs fidèles, enthousiastes, intelligents et dévoués, c'est à Paris qu'il parle trop souvent à des sourds, à des idiots, à des sauvages. Ici il s'avance et se meut en liberté; là ses membres nerveux emprisonnés dans les liens gluants de la routine, cette vieille édentée, lui permettent à peine une marche lente et disgracieuse. C'est à Paris qu'on le couronne et qu'on le traite en dieu, pourvu cependant qu'on ne soit tenu d'immoler sur ses autels que de maigres victimes. C'est à Paris aussi qu'on inonde ses temples de présents magnifiques à la condition pour le dieu de se faire homme et quelquefois baladin. À Paris, le frère scrofuleux et adultérin de l'art, le métier, couvert d'oripeaux, étale à tous les yeux sa bourgeoise insolence, et l'art lui-même, l'Apollon pythien, dans sa divine nudité, daigne à peine, il est vrai, interrompre ses hautes contemplations et laisser tomber sur le métier un regard et un sourire méprisants. Mais quelquefois, ô honte! le bâtard importune son frère au point d'obtenir de lui d'incroyables faveurs; c'est alors qu'on le voit se glisser dans le char de lumière, saisir les rênes et vouloir faire rétrograder le quadrige immortel; jusqu'au moment où surpris de tant de stupide audace, le vrai conducteur l'arrachant de son siège, le précipite et l'oublie...
Et c'est l'argent qui amène alors cette passagère et horrible alliance; c'est l'amour du lucre rapide, immédiat, qui empoisonne ainsi quelquefois des âmes d'élite:
L'argent, l'argent fatal, dernier dieu des humains,
Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
Les pousse dans le mal, et pour un vil salaire
Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père.
Et ces nobles âmes ne tombent d'ordinaire que pour avoir méconnu ces tristes, mais incontestables vérités: que dans nos mœurs actuelles et avec notre forme de gouvernement, plus l'artiste est artiste, et plus il en doit souffrir, plus ce qu'il produit est neuf et grand, et plus il en doit être sévèrement puni par les conséquences que son travail entraîne; plus le vol de sa pensée est élevé et rapide, et plus il est hors de la portée des faibles yeux de la foule.
Les Médicis sont morts. Ce ne sont pas nos députés qui les remplaceront. Vous savez le mot profond de ce Lycurgue de province qui écoutant lire des vers à l'un de nos plus grands poëtes, a celui qui fit la Chute d'un Ange, dit en ouvrant sa tabatière d'un air paterne: «Oui, j'ai un neveu qui écri-z-aussi des petites c...nades[99] comme ça!» Allez donc demander des encouragements pour les artistes à ce collègue du poëte.
Vous autres virtuoses qui ne remuez pas des masses musicales, qui n'écrivez que pour l'orchestre de vos deux mains, qui vous passez des vastes salles et des chœurs nombreux, vous avez moins à craindre du contact des mœurs bourgeoises; et pourtant, vous aussi, vous en ressentez les effets. Griffonnez quelque niaiserie brillante, les éditeurs la couvriront d'or et se l'arracheront; mais si vous avez le malheur de développer une idée sérieuse sous une grande forme, alors vous êtes sûrs de votre affaire, l'œuvre vous reste, ou tout au moins, si elle est publiée, on ne l'achète pas.
Il est vrai de dire, pour justifier un peu Paris et le constitutionnalisme, qu'il en est de même presque partout. À Vienne, comme ici, on paye 1,000 francs une romance ou une valse des faiseurs à la mode, et Beethoven a été obligé de donner la symphonie en ut mineur pour moins de 100 écus.
Vous avez publié à Londres des trios et diverses compositions pour piano seul d'une facture très-large, d'un style plein d'élévation; et même, sans aller chercher votre grand répertoire, vos chants pour une voix, tels que: The beating of my own heart,—My lonely home,—ou encore Such things were, que madame Hampton, votre sœur, chante si poétiquement, sont des choses ravissantes. Rien n'excite plus vivement mon imagination, je l'avoue, en la faisant voler aux vertes collines de l'Irlande, que ces virginales mélodies d'un tour naïf et original qui semblent apportées par la brise du soir sur les ondes doucement émues des lacs de Kellarney, que ces hymnes d'amour résigné qu'on écoute, attendri sans savoir pourquoi, en songeant à la solitude, à la grande nature, aux êtres aimés qui ne sont plus, aux héros des anciens âges, à la patrie souffrante, à la mort même rêveuse et calme comme la nuit, selon l'expression de votre poëte national, Th. Moore. Eh bien! mettez toutes ces inspirations, toute cette poésie au mélancolique sourire, en balance avec quelque turbulent caprice sans esprit et sans cœur, tel que les marchands de musique vous en commandent souvent sur les thèmes plus ou moins vulgaires des opéras nouveaux, où les notes s'agitent, se poursuivent, se roulent les unes sur les autres comme une poignée de grelots qu'on secouerait dans un sac, et vous verrez de quel côté sera le succès d'argent.
Non, il faut en prendre son parti, à moins de quelques circonstances produites par le hasard, à moins de certaines associations avec les arts inférieurs et qui le rabaissent toujours plus ou moins, notre art n'est pas productif dans le sens commercial du mot; il s'adresse trop exclusivement aux exceptions des sociétés intelligentes, il exige trop de préparatifs, trop de moyens pour se manifester au dehors. Il doit donc y avoir nécessairement une sorte d'ostracisme honorable pour les esprits qui le cultivent sans préoccupation aucune des intérêts qui lui sont étrangers. Les plus grands peuples mêmes sont, à l'égard des artistes purs, comme le député dont je parlais tout à l'heure, ils comptent toujours, à côté des colosses du génie humain des neveux qui écrivent aussi, etc.
On trouve dans les archives d'un des théâtres de Londres une lettre adressée à la reine Élisabeth par une troupe d'acteurs, et signée de vingt noms obscurs, parmi lesquels se trouve celui de William Shakespeare, avec cette désignation collective: Your poor players. Shakespeare était l'un de ces pauvres acteurs... Encore l'art dramatique était-il, au temps de Shakespeare, plus appréciable par la masse que ne l'est de nos jours l'art musical chez les nations qui ont le plus de prétention à en posséder le sentiment. La musique est essentiellement aristocratique; c'est une fille de race que les princes seuls peuvent doter aujourd'hui, et qui doit savoir vivre pauvre et vierge plutôt que de se mésallier. Toutes ces réflexions vous les avez faites mille fois, sans doute, et vous me saurez bon gré, j'imagine, d'y mettre un terme, pour en venir au récit des deux derniers concerts que j'ai donnés en Allemagne après avoir quitté Berlin.
Ce récit ne vous offrira pourtant, je le crains, rien de bien intéressant quant à ce qui me concerne; je serai obligé de citer encore des ouvrages dont j'ai peut-être déjà trop parlé dans mes lettres précédentes; toujours l'éternel Cinq mai, Harold, les fragments de Roméo et Juliette, etc. Toujours les mêmes difficultés pour trouver certains instrumentistes, même excellence des autres parties de l'orchestre, constituant ce que j'appellerai l'orchestre ancien, l'orchestre de Mozart; et toujours aussi les mêmes fautes se reproduisant invariablement, à la première épreuve, aux mêmes endroits, dans les mêmes morceaux, pour disparaître enfin après quelques études attentives.
Je ne me suis pas arrêté à Magdebourg, où m'attendait cependant un succès assez original. J'y ai été à peu près insulté pour avoir eu l'audace de m'appeler par mon nom; et cela par un employé de la poste qui, en faisant enregistrer mes bagages, et examinant l'inscription qu'ils portaient, me demanda d'un air soupçonneux:
—«Berlioz? componist?
—Ia!»
Là-dessus, grande colère de ce brave homme, causée par l'impertinence que j'avais de me faire passer pour Berlioz le compositeur. Il s'était imaginé, sans doute, que cet étourdissant musicien ne devait voyager que sur un hippogriffe au milieu d'un tourbillon de flammes, ou tout au moins environné d'un somptueux attirail et d'une valetaille respectable. De sorte qu'en voyant arriver un homme fait et défait comme tous les gens qui ont été à la fois gelés et enfumés dans les diligences d'un chemin de fer, un homme qui faisait peser sa malle lui-même, qui marchait lui-même, qui parlait lui-même français, et ne savait dire que ia en allemand, il en a conclu tout de suite que j'étais un imposteur. Comme bien vous le pensez, ses murmures et ses haussements d'épaules me ravissaient; plus sa pantomime et son accent devenaient méprisants, et plus je me rengorgeais: s'il m'eût battu, sans aucun doute je l'aurais embrassé. Un autre employé, parlant fort bien ma langue, se montra plus disposé à m'accorder le droit d'être moi-même; mais les gracieusetés qu'il me dit me flattèrent infiniment moins que l'incrédulité de son naïf collègue et sa bonne mauvaise humeur. Voyez pourtant, un demi-million m'eût privé de ce succès-là! J'aurai bien soin à l'avenir de n'en pas porter avec moi et de voyager toujours de la même manière. Ce n'est pas l'avis toutefois de notre jovial et spirituel censeur dramatique, Perpignan, qui, à propos d'un homme dont une pièce de cent sous placée dans son gilet, avait, dans un duel, arrêté la balle de son adversaire, s'écria: «Il n'y a d'heureux que ces gens riches! j'eusse été tué raide sur le coup!»
J'arrive à Hanovre; A. Bohrer m'y attendait. L'intendant, M. de Meding, avait eu la bonté de mettre la chapelle et le théâtre à ma disposition, et j'allais commencer mes répétitions, quand la mort du duc de Sussex, parent du roi, ayant motivé le deuil de la cour, le concert dut être retardé d'une semaine. J'eus donc un peu plus de temps pour faire connaissance avec les principaux artistes qui allaient bientôt avoir à souffrir du mauvais caractère de mes compositions.
Je n'ai pu me lier très-particulièrement avec le maître de chapelle Marschner; la difficulté qu'il éprouve à s'exprimer en français, rendait nos conversations assez pénibles; il est d'ailleurs extrêmement occupé. C'est actuellement un des premiers compositeurs de l'Allemagne, et vous appréciez, comme nous tous, le mérite éminent de ses partitions du Vampire et du Templier. Quant à A. Bohrer, je le connaissais déjà: les trios et les quatuors de Beethoven nous avaient mis en contact à Paris, et l'enthousiasme qui nous y avait alors brûlés l'un et l'autre ne s'était pas depuis lors refroidi. A. Bohrer est l'un des hommes qui m'ont paru le mieux comprendre, et sentir celles des œuvres de Beethoven réputées excentriques et inintelligibles. Je le vois encore aux répétitions des quatuors où son frère Max (le célèbre violoncelliste, aujourd'hui en Amérique), Claudel, le second violon, et Urhan, l'alto, le secondaient si bien. En écoutant, en étudiant cette musique transcendante, Max souriait d'orgueil et de joie, il avait l'air d'être dans son atmosphère naturelle et d'y respirer avec bonheur. Urhan adorait la silence et baissait les yeux comme devant le soleil; il paraissait dire: «Dieu a voulu qu'il y eût un homme aussi grand que Beethoven, et qu'il nous fût permis de le contempler; Dieu l'a voulu!!!» Claudel admirait surtout ces profondes admirations. Quant à Antoine Bohrer, le premier violon, c'était la passion à son apogée, c'était l'amour extatique. Un soir dans un de ces adagios surhumains, où le génie de Beethoven plane immense et solitaire comme l'oiseau colossal des cimes neigeuses du Chimboraço, le violon de Bohrer, en chantant la mélodie sublime, semblait animé du souffle épique; sa voix redoublait de force expressive, éclatait en accents à lui-même inconnus; l'inspiration rayonnait sur le visage du virtuose; nous retenions notre haleine, nos cœurs se gonflaient, quand A. Bohrer s'arrêtant tout à coup, déposa son brûlant archet et s'enfuit dans la chambre voisine. Madame Bohrer inquiète, l'y suivit, et Max, toujours souriant, nous dit:
«—Ce n'est rien, il n'a pu se contenir; laissons-le se calmer un peu et nous recommencerons. Il faut lui pardonner!»
Lui pardonner... cher artiste!
Antoine Bohrer remplit à Hanovre les fonctions de maître de concert: il compose peu maintenant; son occupation la plus chère consiste à diriger l'éducation musicale de sa fille, charmante enfant de douze ans, dont l'organisation prodigieuse inspire à tout ce qui l'entoure des alarmes qu'il est facile de concevoir. Son talent de pianiste est des plus extraordinaires d'abord, et sa mémoire est telle ensuite, que dans les concerts qu'elle a donnés à Vienne, l'an dernier, son père, au lieu de programme, présentait au public une liste de soixante-douze morceaux, sonates, concertos, fantaisies, fugues, variations, études, de Beethoven, de Weber, de Cramer, de Bach, de Handel, de Liszt, de Thalberg, de Chopin, de Döhler, etc., que la petite Sophie sait par cœur, et qu'elle pouvait, sans hésitation, jouer de mémoire au gré de l'assemblée. Il lui suffit d'exécuter trois ou quatre fois un morceau, de quelque étendue et de quelque complication qu'il soit, pour le retenir et ne plus l'oublier. Tant de combinaisons de diverse nature se graver ainsi dans ce jeune cerveau! N'y a-t-il pas là quelque chose de monstrueux et de fait pour inspirer autant d'effroi que d'admiration?
Il faut espérer que la petite Sophie, devenue mademoiselle Bohrer, nous reviendra dans quelques années, et que le public parisien pourra connaître alors ce talent phénoménal dont il n'a encore qu'une très-faible idée.
L'orchestre de Hanovre est bon, mais trop pauvre d'instruments à cordes. Il ne possèdent en tant que 7 premiers violons, 7 seconds, 3 altos, 4 violoncelles et 3 contre-basses. Il y a quelques violons infirmes; les violoncelles sont habiles; les altos et les contre-basses sont bons. Il n'y a que des éloges à donner aux instruments à vent, surtout à la première flûte, au premier hautbois (Édouard Rose), qui joue on ne peut mieux le pianissimo, et à la première clarinette dont le son est exquis. Les deux bassons (il n'y en a que deux) jouent juste, chose cruellement rare. Les cors ne sont pas de première force, mais ils vont; les trombones sont solides, les trompettes simples assez bonnes; il y a une excellentissime trompette à cylindres; l'artiste qui joue cet instrument se nomme comme celui de Weimar son rival, Sachse; je ne sais auquel des deux donner la palme. Le premier hautbois joue du cor anglais, mais son instrument est très-faux.
Il n'y a pas d'ophicléïde; on peut tirer bon parti des bass-tubas de la bande militaire. Le timbalier est médiocre; le musicien chargé de la partie de grosse caisse n'est pas musicien; le cymbalier n'est pas sûr, et les cymbales sont brisées au point qu'il ne reste plus que le tiers de chacune.
Il y a une harpe assez bien jouée par une dame des chœurs. Ce n'est pas une virtuose, mais elle possède son instrument, et forme, avec les harpistes de Stuttgard, de Berlin et de Hambourg, les seules exceptions que j'aie rencontrées en Allemagne, où les harpistes, en général, ne savent pas jouer de la harpe. Malheureusement elle est très-timide et assez faible musicienne; mais quand on lui donne quelques jours pour étudier sa partie, on peut se fier à son exactitude. Elle fait supérieurement les sons harmoniques; sa harpe est à double mouvement et fort bonne.
Le chœur est peu nombreux; c'est un petit groupe d'une quarantaine de voix, qui a de la valeur cependant tout cela chante juste; les ténors sont en outre précieux par la qualité de leur timbre. La troupe chantante est plus que médiocre; à l'exception de la basse, Steinmüller, excellent musicien, doué d'une belle voix qu'il conduit habilement en la forçant un peu parfois, je n'ai rien entendu qui me parût digne d'être cité.
Nous ne pûmes faire que deux répétitions; encore on trouva cela extraordinaire et quelques-uns des membres de la chapelle en murmurèrent hautement. C'est la seule fois que ce désagrément me soit arrivé en Allemagne, où les artistes m'ont constamment accueilli en frère, sans jamais plaindre le temps ni la peine que les études de mes concerts leur demandaient. A. Bohrer se désespérait, il aurait voulu qu'on répétât quatre fois, ou au moins trois; on ne put l'obtenir. L'exécution fut passable cependant, mais froide et sans puissance. Jugez donc, trois contre-basses! et, de chaque côté, six violons et demi!!! Le public se montra poli, voilà tout; je crois qu'il en est encore à se demander ce que diable ce concert a voulu dire. Le docteur Griepenkerl était venu de Brunswick exprès pour y assister: il dut constater entre l'esprit artiste des deux villes une notable différence. Nous nous amusions, lui, quelques militaires brunswickois et moi, à tourmenter ce pauvre Bohrer, en lui racontant la fête musicale qu'on m'avait donnée à Brunswick trois mois auparavant; ces détails lui fendaient le cœur. M. Griepenkerl me fit alors présent de l'ouvrage qu'il avait écrit à mon sujet, et me demanda en retour le bâton avec lequel je venais de conduire l'exécution du Cinq mai.
Espérons que ces bâtons, ainsi plantés en France et en Allemagne, prendront racine et deviendront des arbres qui me donneront de l'ombre quelque jour...
Le prince royal de Hanovre assista à ce concert: j'eus l'honneur de l'entretenir quelques instants avant mon départ, et je m'estime heureux d'avoir pu connaître la gracieuse affabilité de ses manières et la distinction de son esprit, dont un affreux malheur (la perte de la vue) n'a point altéré la sérénité.
Partons maintenant pour Darmstadt. Je passe à Cassel à sept heures du matin.
Spohr dort[100], il ne faut pas le réveiller.
Continuons. Je rentre pour la quatrième fois à Francfort. J'y retrouve Parish-Alvars, qui me magnétise en me jouant sa fantaisie en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d'Obéron. Décidément cet homme est sorcier: sa harpe est une sirène au beau col incliné, aux longs cheveux épars, qui exhale des sons fascinateurs d'un autre monde, sous l'étreinte passionnée de ses bras puissants. Voilà Guhr, fort empêché par les ouvriers qui restaurent son théâtre. Ah! ma foi, pardonnez-moi de vous quitter, Osborne, pour dire quelques mots a ce tant redouté capell-meister, dont le nom vient encore se présenter sous ma plume, je reviens à vous à l'instant.
«Mon cher Guhr,
«Savez-vous bien que plusieurs personnes m'avaient fait concevoir la crainte de vous voir mal accueillir les drôleries que je me suis permises à votre sujet, en racontant notre première entrevue! J'en doutais fort, connaissant votre esprit, et cependant ce doute me chagrinait. Bravo! J'apprends que loin d'être fâché des dissonances que j'ai prêtées à l'harmonie de votre conversation vous en avez ri le premier, et que vous avez fait imprimer dans un des journaux de Francfort la traduction allemande de la lettre qui les contenait. À la bonne heure! vous comprenez la plaisanterie, et d'ailleurs on n'est pas perdu pour jurer un peu. Vivat! terque quaterque vivat! S. N. T. T. Tenez-moi bien réellement pour un de vos meilleurs amis: et recevez mille nouveaux compliments sur votre chapelle de Francfort, elle est digne d'être dirigée par un artiste tel que vous.
Adieu, adieu, S. N. T. T.»
Me voilà!
Ah ça! voyons; c'est donc de Darmstadt qu'il s'agit. Nous allons y trouver quelques amis, entre autres L. Schlosser, le concert-meister qui fut mon condisciple autrefois chez Lesueur, pendant son séjour à Paris. J'emportais d'ailleurs des lettres de M. de Rothschild, de Francfort, pour le prince Émile qui me fit le plus charmant accueil, et obtint du grand-duc, pour mon concert, plus que je n'avais osé espérer. Dans la plupart des villes d'Allemagne où je m'étais fait entendre jusqu'alors, l'arrangement pris avec les intendants des théâtres avait été à peu près toujours le même; l'administration supportait presque tous les frais, et je recevais la moitié de la recette brute. (Le théâtre de Weimar seul avait eu la courtoisie de me laisser la recette entière. Je l'ai déjà dit: Weimar est une ville artiste et la famille ducale sait honorer les arts.)
Eh bien! à Darmstadt, le grand-duc m'accorda non seulement la même faveur, mais voulut encore m'exempter de toute espèce de frais. À coup sûr, ce généreux souverain n'a pas de neveux qui écrivent aussi des, etc., etc.
Le concert fut promptement organisé, et l'orchestre loin de se faire prier pour répéter, aurait voulu qu'il me fût possible de consacrer aux études une semaine du plus. Nous fîmes cinq répétitions. Tout marcha bien, à l'exception cependant du double chœur des jeunes Capulets sortant de la fête au début de la scène d'amour dans Roméo et Juliette. L'exécution de ce morceau fut une véritable déroute vocale; les ténors du second chœur baissèrent de près d'un demi-ton, et ceux du premier manquèrent leur entrée au retour du thème. Le maître de chant était dans une fureur d'autant plus facile à concevoir, que, pendant huit jours il s'était donné, pour instruire les choristes, une peine infinie.
L'orchestre de Darmstadt est un peu plus nombreux que celui de Hanovre: il possède exceptionnellement un excellent ophicléïde. La partie de harpe est confiée à un peintre, qui, malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, n'est jamais sûr de donner beaucoup de couleur à son exécution. Le reste de la masse instrumentale est bien composé et animé du meilleur esprit. On y trouve un virtuose remarquable. Il se nomme Müller, mais n'appartient point cependant à la célèbre famille des Müller, de Brunswick. Sa taille presque colossale, lui permet de jouer de la vraie contre-basse à quatre cordes avec une aisance extraordinaire. Sans chercher comme il le pourrait, à exécuter des traits ni des arpèges d'une difficulté inutile et d'un effet grotesque, il chante gravement et noblement sur cet instrument énorme, et sait en tirer des sons d'une grande beauté, qu'il nuance avec beaucoup d'art et de sentiment. Je lui ai entendu chanter un fort bel adagio composé par Mangold jeune, frère du capell-meister, de manière à émouvoir profondément un sévère auditoire. C'était dans une soirée donnée par M. le docteur Huth, le premier amateur de musique de Darmstadt, qui, dans sa sphère, fait pour l'art ce que M. Alsager sait faire à Londres dans la sienne, et dont l'influence est grande, par conséquent, sur l'esprit musical du public. Müller est une conquête qui doit tenter bien des compositeurs et des chefs d'orchestre; mais le grand-duc la leur disputera de toutes ses forces, très-certainement.
Le maître de chapelle Mangold, habile et excellent homme, a fait en grande partie son éducation musicale à Paris, où il a compté parmi les meilleurs élèves de Reicha. C'était donc pour moi un condisciple, et il m'a traité comme tel. Quant à Schlosser, le concert-meister déjà nommé, il s'est montré si bon camarade, il a mis tant d'ardeur à me seconder, que je suis vraiment dans l'impossibilité de parler comme il conviendrait de celles de ses compositions dont il m'a permis la lecture; j'aurais l'air de reconnaître son hospitalité, quand je ne ferais que lui rendre justice. Nouvelle preuve de la vérité de l'anti-proverbe: Un bienfait est toujours perdu!
Il y a à Darmstadt une bande militaire d'une trentaine de musiciens; je l'ai bien enviée au grand-duc. Tout cela joue juste, a du style, et possède un sentiment du rhythme qui donne de l'intérêt même aux parties de tambours.
Reichel (l'immense voix de basse qui me fut si utile à Hambourg) se trouvait, à mon arrivée, depuis quelque temps à Darmstadt, où, dans le rôle de Marcel des Huguenots, il avait obtenu un véritable triomphe. Il eut encore l'obligeance de chanter le Cinq mai, mais avec un talent et une sensibilité de beaucoup au-dessus des qualités qu'il avait montrées en exécutant ce morceau la première fois. Il fut admirable surtout à la dernière strophe, la plus difficile a bien nuancer:
Wie? Sterben er? o Ruhm, wie verwaist bist du!
Quoi! lui mourir! ô gloire, quel veuvage!
Ensuite l'air du Figaro de Mozart «Non più andrai,» que nous avions ajouté au programme, montra la souplesse de son talent, en le faisant briller sous une face nouvelle, lui valut un bis de toute la salle, et le lendemain un engagement très-avantageux au théâtre de Darmstadt. Je me dispense de vous narrer... le reste. Si vous allez dans ce pays-là on vous dira seulement que j'ai eu la vanité naïve de trouver le public et les artistes très-intelligents.
Nous voici maintenant, mon cher Osborne, au terme de ce pèlerinage, le plus difficile peut-être qu'un musicien ait jamais entrepris, et dont le souvenir, je le sens doit planer sur le reste de ma vie. Je viens, comme les hommes religieux de l'ancienne Grèce, de consulter l'oracle de Delphes. Ai-je bien compris le sens de sa réponse? Faut-il croire ce qu'elle paraît contenir de favorable à mes vœux?... N'y a-t-il pas d'oracles trompeurs?... L'avenir, l'avenir seul en décidera. Quoi qu'il en soit, je dois rentrer en France et adresser enfin mes adieux à l'Allemagne, cette noble seconde mère de tous les fils de l'harmonie. Mais où trouver des expressions égales à ma gratitude, à mon admiration, à mes regrets?... Quel hymne pourrais-je chanter qui fût digne de sa grandeur et de sa gloire?... Je ne sais donc, en la quittant, que m'incliner avec respect, et lui dire d'une voix émue:
Vale, Germania, alma parens!
Je mets en scène la Freyschütz à l'Opéra.—Mes récitatifs.—Les chanteurs.—Dessauer.—M. Léon Pillet.—Ravages faits par ses successeurs dans la partition de Weber.
Je revenais de cette longue pérégrination en Allemagne, quand M. Pillet, directeur de l'Opéra, forma le projet de mettre en scène le Freyschütz. Mais dans cet ouvrage les morceaux de musique sont précédés et suivis d'un dialogue en prose, comme dans nos opéras-comiques, et les usages de l'opéra exigeant que tout soit chanté, dans les drames ou tragédies lyriques de son répertoire, il fallait mettre en récitatifs le texte parlé. M. Pillet me proposa cette tâche.
«—Je ne crois pas, lui répondis-je, qu'on dût ajouter au Freyschütz les récitatifs que vous me demandez; cependant, puisque c'est la condition sans laquelle il ne peut être représenté à l'Opéra, et comme si je ne les écrivais pas vous en confieriez la composition à un autre moins familier, peut-être, que je ne le suis avec Weber, et certainement moins dévoué que moi à la glorification de son chef-d'œuvre, j'accepte votre offre, à une condition: le Freyschütz sera joué absolument tel qu'il est, sans rien changer dans le livret ni dans la musique.
—C'est bien mon intention, répliqua M. Pillet; me croyez-vous capable de renouveler les scandales de Robin des Bois?
—Très-bien. En ce cas je vais me mettre à l'œuvre. Comment comptez-vous distribuer les rôles?
—Je donnerai le rôle d'Agathe à madame Stoltz, celui d'Annette à mademoiselle Dobré, Duprez chantera Max.
—Je parie que non, dis-je en l'interrompant.
—Pourquoi donc ne le chanterait-il pas?
—Vous le saurez bientôt.
—Bouché fera un excellent Gaspard.
—Et pour l'Ermite qui avez-vous?
—Oh!... répondit M. Pillet avec embarras, c'est un rôle inutile, qui fait longueur, mon intention serait de faire disparaître toute la partie de l'ouvrage dans laquelle il figure.
—Rien que cela? C'est ainsi que vous entendez respecter le Freyschütz et ne pas imiter M. Castil-Blaze!... Nous sommes fort loin d'être d'accord; permettez que je me retire, il m'est impossible de me mêler en rien à cette nouvelle correction.
—Mon Dieu! que vous êtes entier dans vos opinions! Eh bien! on gardera l'Ermite, on conservera tout, je vous en donne ma parole.»
Émilien Paccini qui devait traduire le livret allemand, m'ayant, lui aussi, donné cette assurance, je consentis, non sans méfiance, à me charger de la composition des récitatifs. Le sentiment qui m'avait porté à exiger la conservation intégrale du Freyschütz, sentiment que beaucoup de gens qualifiaient de fétichisme, enlevait ainsi tout prétexte aux remaniements, dérangements, suppressions et corrections auxquels on n'eût pas manqué de se livrer avec ardeur. Mais il devait aussi résulter de mon inflexibilité un inconvénient grave: le dialogue parlé, mis tout entier en musique, parut trop long, malgré les précautions que j'avais prises pour le rendre aussi rapide que possible. Jamais je ne pus faire abandonner aux acteurs leur manière lente, lourde et emphatique de chanter le récitatif; et dans les scènes entre Max et Gaspard principalement, le débit musical de leur conversation essentiellement simple et familière, avait toute la pompe et la solennité d'une scène de tragédie lyrique. Cela nuisit un peu à l'effet général du Freyschütz, qui néanmoins obtint un éclatant succès. Je ne voulus pas être nommé comme auteur de ces récitatifs, où les artistes et les critiques trouvèrent pourtant des qualités dramatiques, un mérite spécial, celui du style, qui disaient-ils, s'harmoniait parfaitement avec le style de Weber, et une réserve dans l'instrumentation que mes ennemis eux-mêmes furent forcés de reconnaître.
Ainsi que je l'avais prévu, Duprez qui, dix ans auparavant, avec sa petite voix de ténor léger, avait chanté Max (Tony) dans le pasticio de Robin des Bois à l'Odéon, ne put adapter à sa grande voix de premier ténor ce même rôle écrit, il est vrai, un peu bas en général. Il proposa les plus singulières transpositions entremêlées nécessairement des modulations les plus insensées, des soudures les plus grotesques... Je coupai court à ces folies en déclarant à M. Pillet que Duprez ne pouvait chanter ce rôle, sans, de son propre aveu, le défigurer complètement. Il fut alors confié à Marié, second ténor dont la voix ne manque pas de caractère au grave, très-bon musicien, mais chanteur lourd et empâté.
Madame Stoltz, elle non plus, ne put chanter Agathe sans transposer ses deux principaux airs: je dus mettre en ré le premier qui est en mi et baisser d'une tierce mineure la prière en la bémol du troisième acte, ce qui lui fit perdre les trois quarts de son ravissant coloris. Elle put, en revanche, conserver en si le sextuor de la fin, dont elle chanta le soprano avec une verve et un enthousiasme qui faisaient chaque soir éclater en applaudissements toute la salle.
Il y a un quart de difficulté réelle, un quart d'ignorance, et une bonne moitié de caprice dans la cause de toutes ces résistances de chanteurs à rendre certains rôles tels qu'ils sont écrits.
Je me rappelle que Duprez, pour la romance de mon opéra de Benvenuto Cellini «La gloire était ma seule idole», se refusa obstinément à chanter un sol du médium, la plus aisée des notes de sa voix et de toutes les voix. À sol ré placés sur le mot protège, et qui conduisent à la cadence finale d'une manière gracieuse et piquante, il préférait ré ré qui constituent une grosse platitude. Dans l'air «Asile héréditaire» de Guillaume Tell, il n'a jamais voulu donner le sol bémol enharmonique de fa dièse, placé là avec tant d'adresse et d'à-propos par Rossini, pour amener la rentrée du thème dans le ton primitif. Il a toujours substitué un fa qui produit une plate dureté et détruit tout le charme de la modulation.
Un jour je revenais de la campagne avec Duprez; placé à côté de lui dans la voiture qui nous ramenait, l'idée me vint de murmurer à son oreille la phrase de Rossini avec le sol bémol. Duprez rougissant légèrement me regarda en face et me dit:
«—Ah! vous me critiquez!
—Eh! certes oui, je vous critique. Pourquoi diable n'exécutez-vous pas ce passage tel qu'il est?...
—Je ne sais... cette note me gêne, m'inquiète...
—Allons donc! vous vous moquez. De quel droit vous gênerait-elle quand elle ne gêne point des artistes qui n'ont ni votre voix, ni votre talent?
—Peut-être avez-vous raison...
—Je suis parbleu bien certain d'avoir raison.
—Eh bien! je ferai le sol bémol désormais pour vous.
—Non pas, faites-le pour vous-même et pour l'auteur et pour le bon sens musical qu'il est étrange de voir offenser par un artiste tel que vous.»
Bah! ni pour moi, ni pour lui, ni pour Rossini, ni pour la musique, ni pour le sens commun, Duprez, aux représentations de Guillaume Tell, n'a jamais fait le sol bémol. Les diables ni les saints ne le feraient pas renoncer à son abominable fa. Il mourra dans l'impénitence finale.
Serda, la basse, qui dans Benvenuto Cellini avait été chargé du rôle du cardinal, prétendait ne pouvoir donner le mi bémol haut dans son air «À tous péchés pleine indulgence,» et transposant cette note à l'octave inférieure, il faisait un saut de sixte en descendant au lieu d'un mouvement ascendant de tierce; ce qui dénaturait absolument la mélodie. Un jour, il se trouva dans l'impossibilité d'assister à une répétition: on pria Alizard de l'y remplacer. Celui-ci, avec sa magnifique voix dont on ne voulait pas encore reconnaître la puissance expressive et la beauté, chanta mon air sans le moindre changement, à première vue, et de telle sorte que l'auditoire de choristes qui l'entourait l'applaudit chaleureusement. Serda apprit ce succès et le lendemain il trouva le mi bémol. Remarquez que ce même Serda, qui prétendait ne pouvoir donner cette note dans mon air, atteignait non-seulement au mi naturel, mais au fa dièse haut dans son rôle de Saint-Bris des Huguenots.
Quelle race que celle des chanteurs!
Je reviens au Freyschütz.
On ne manqua pas de vouloir y introduire un ballet. Tous mes efforts pour l'empêcher étant inutiles, je proposai de composer une scène chorégraphique, indiquée par Weber lui-même dans son rondeau de piano, l'Invitation à la valse, et j'instrumentai pour l'orchestre ce charmant morceau. Mais le chorégraphe, au lieu de suivre le plan tout tracé dans la musique, ne sut trouver que des lieux communs de danse, des combinaisons banales, qui devaient fort médiocrement charmer le public. Pour remplacer alors la qualité par la quantité, on exigea l'addition de trois autres pas. Or, voilà les danseurs qui se fourrent dans la tête que j'avais dans mes symphonies des morceaux très-convenables à la danse et qui compléteraient on ne peut mieux le ballet. Ils en parlent à M. Pillet; celui-ci abonde dans leur sens et veut me demander d'introduire dans la partition de Weber le bal de ma Symphonie fantastique et la fête de Roméo et Juliette.
Le compositeur allemand Dessauer se trouvait alors à Paris et fréquentait assidûment les coulisses de l'Opéra. À la proposition du directeur je me bornai à répondre:
«—Je ne puis consentir à introduire dans le Freyschütz de la musique qui ne soit pas de Weber, mais pour vous prouver que ce n'est point par un respect exagéré et déraisonnable pour le grand maître, voilà Dessauer qui se promène là-haut au fond de la scène, allons lui soumettre votre idée; s'il l'approuve je m'y conformerai; sinon je vous prie de ne m'en plus parler.»
Aux premiers mots du directeur, Dessauer se tournant vivement vers moi, me dit:
«—Oh! Berlioz, ne faites pas cela.
—Vous l'entendez,» dis-je à M. Pillet.
En conséquence il n'en fut plus question. Nous prîmes des airs de danse dans Obéron et dans Preciosa, et le ballet fut ainsi complété avec des compositions de Weber. Mais après quelques représentations les airs de Preciosa et d'Obéron disparurent; puis on coupa à tort et à travers dans l'Invitation à la valse, qui, ainsi transformée en morceau d'orchestre, avait pourtant obtenu un très-grand succès. Quand M. Pillet eut quitté la direction de l'Opéra et pendant que j'étais en Russie, on en vint pour le Freyschütz à retrancher une partie du finale du troisième acte; on osa supprimer enfin dans ce même troisième acte tout le premier tableau, où se trouvent la sublime prière d'Agathe et la scène des jeunes filles, et l'air si romantique d'Annette avec alto solo.
Et c'est ainsi déshonoré qu'on représente aujourd'hui le Freyschütz à l'Opéra de Paris. Ce chef-d'œuvre de poésie, d'originalité et de passion sert de lever de rideau aux plus misérables ballets et doit en conséquence se déformer pour leur faire place. Si quelque nouvelle œuvre chorégraphique vient à naître plus développée que ses devancières, on rognera le Freyschütz de nouveau, sans hésiter. Et comme on exécute ce qu'il en reste! quels chanteurs! quel chef d'orchestre! quelle lâche somnolence dans les mouvements! quelle discordance dans les ensembles! quelle interprétation plate, stupide et révoltante de tout par tous!... Soyez donc un inventeur, un porte-flambeau, un homme inspiré, un génie, pour être ainsi torturé, sali, vilipendé! Grossiers vendeurs! En attendant que le fouet d'un nouveau Christ puisse vous chasser du temple, soyez assurés que tout ce qui en Europe possède le moindre sentiment de l'art vous a en très-profond mépris.
Je suis forcé d'écrire des feuilletons.—Mon désespoir.—Velléités de suicide.—Festival de l'Industrie.—1022 exécutants.—32,000 francs de recette.—800 francs de bénéfice.—M. Delessert préfet de police.—Établissement de la censure des programmes de concert.—Les percepteurs du droit des hospices.—Le docteur Amussat.—Je vais à Nice.—Concerts dans le cirque des Champs-Élysées.
Mon existence après cette époque ne présente aucun événement musical digne d'être cité. Je restai à Paris, occupé presque uniquement de mon métier, je ne dirai pas de critique, mais de feuilletoniste, ce qui est bien différent. Le critique (je le suppose honnête et intelligent) n'écrit que s'il a une idée, s'il veut éclairer une question, combattre un système, s'il veut louer ou blâmer. Alors, il a des motifs qu'il croit réels pour exprimer son opinion, pour distribuer le blâme ou l'éloge. Le malheureux feuilletoniste obligé d'écrire sur tout ce qui est du domaine de son feuilleton (triste domaine, marécage rempli de sauterelles et de crapauds!) ne veut rien que l'accomplissement de la tâche qui lui est imposée; il n'a bien souvent aucune opinion au sujet des choses sur lesquelles il est forcé d'écrire; ces choses-là n'excitent ni sa colère, ni son admiration, elles ne sont pas. Et pourtant, il faut qu'il ait l'air de croire à leur existence, l'air d'avoir une raison pour leur accorder son attention, l'air de prendre parti pour ou contre. La plupart de mes confrères savent sans peine, souvent même avec une facilité charmante, se tirer de ce mauvais pas. Pour moi, quand je parviens à en sortir, c'est avec des efforts aussi longs que douloureux. Je suis demeuré une fois trois jours entiers enfermé dans ma chambre, pour écrire un feuilleton sur l'Opéra-Comique sans pouvoir le commencer. Je ne me souviens pas de l'œuvre dont j'avais à parler (une semaine après sa première représentation, j'en avais oublié le nom pour jamais), mais les tortures que j'éprouvai pendant ces trois jours avant de trouver les trois premières lignes de mon article, certes! je me les rappelle. Les lobes de mon cerveau semblaient prêts à se disjoindre. J'avais comme des cendres brûlantes dans les veines. Tantôt je restais accoudé sur ma table, tenant ma tête à deux mains; tantôt je marchais à grands pas comme un soldat en sentinelle par un froid de vingt-cinq degrés. Je me mettais à la fenêtre, regardant les jardins environnants, les hauteurs de Montmartre, le soleil couchant... aussitôt la rêverie m'emportait à mille lieues de mon maudit opéra-comique. Et quand en me retournant, mes yeux retombaient sur son maudit titre, écrit en tête de la maudite feuille de papier, blanche encore et attendant obstinément les autres mots dont je devais la couvrir, je me sentais envahir par le désespoir. J'avais une guitare appuyée contre ma table, d'un coup de pied je lui crevai le ventre... Sur ma cheminée, deux pistolets me regardaient avec leurs yeux ronds... je les considérai très-longtemps... puis j'en vins à me bosseler le crâne à grands coups de poing. Enfin, comme un écolier qui ne peut pas faire son thème, je pleurai avec une indignation furieuse en m'arrachant les cheveux. Cette eau salée sortie de mes yeux sembla me soulager un peu. Je tournai contre le mur les canons de mes pistolets qui me regardaient toujours. J'eus pitié de mon innocente guitare, et la reprenant, je lui demandai quelques accords qu'elle me donna sans rancune. Mon fils, âgé de six ans, vint en ce moment frapper à ma porte; par suite de ma mauvaise humeur je l'avais injustement grondé le matin. Comme je n'ouvrais pas.
«—Père, me cria-t-il, veux-tu être-z-amis?
Et courant lui ouvrir:
—Oui, mon garçon, soyons-z-amis! viens!»
Je le pris sur mes genoux, j'appuyai sa blonde tête sur ma poitrine et nous nous endormîmes tous les deux. Je venais de renoncer à trouver le début de mon article: c'était le soir du troisième jour. Le lendemain je parvins enfin, je ne sais comment, à écrire je ne sais quoi, sur je ne sais qui.
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Il y a quinze ans de cela!..... et mon supplice dure encore...... Extermination! En être toujours là! qu'on me donne donc des partitions à écrire, des orchestres à conduire, des répétitions à diriger; qu'on me fasse rester huit heures, dix heures même, debout, le bâton à la main, exercer des choristes sans instrument pour les accompagner, leur chantant moi-même leurs répliques tout en marquant la mesure, jusqu'à ce que je crache le sang et que la crampe m'arrête le bras; qu'on me fasse porter des pupitres, des contre-basses, des harpes, déplacer des estrades, clouer des planches, comme un commissionnaire ou un charpentier; qu'on m'oblige ensuite, pour me reposer, à corriger pendant la nuit des graveurs ou des copistes; je l'ai fait, je le fais, je le ferai; cela tient à ma vie musicale et je le supporte sans me plaindre, sans y songer même, comme le chasseur endure le froid, le chaud, la faim, la soif, le soleil, les averses, la poussière, la boue et les mille fatigues de la chasse! Mais sempiternellement feuilletoniser pour vivre! écrire des riens sur des riens! donner de tièdes éloges à d'insupportables fadeurs! parler ce soir d'un grand maître et demain d'un crétin avec le même sérieux, dans la même langue! employer son temps, son intelligence, son courage, sa patience à ce labeur, avec la certitude de ne pouvoir au moins être utile à l'art en détruisant quelques abus, en arrachant des préjugés, en éclairant l'opinion, en épurant le goût du public, en mettant hommes et choses à leur rang et à leur place! oh! c'est le comble de l'humiliation! mieux vaudrait être... ministre des finances d'une république.
Que n'ai-je le choix!
Je subissais avec moins de résignation que jamais les inconvénients de ma position, quand, en 1844, eut lieu à Paris l'Exposition des produits de l'industrie. Elle allait être terminée. Le hasard (ce dieu inconnu qui joue un si grand rôle dans ma vie), me fit rencontrer dans un café Strauss, le directeur des bals fashionables. La conversation s'engagea sur la clôture prochaine de l'Exposition et la possibilité de donner dans l'immense bâtiment où elle avait lieu et qui bientôt deviendrait libre, un véritable festival dédié aux industriels exposants.
«—J'y ai longtemps songé, dis-je à Strauss, mais après avoir fait tous mes calculs de statistique musicale, une difficulté m'a arrêté, celle d'obtenir la disposition du local.
—Cette difficulté n'est point insurmontable, répliqua vivement Strauss, je connais beaucoup M. Sénac le secrétaire du ministre du commerce, c'est lui qui dirige toutes les affaires de l'industrie française; il peut nous donner les moyens d'exécuter ce projet.»
Malgré l'enthousiasme de mon interlocuteur, je demeurai assez froid. Il fut convenu seulement avant de nous quitter, que nous irions ensemble, le lendemain, voir M. Sénac et que, s'il nous laissait entrevoir la possibilité de disposer du bâtiment de l'Exposition, nous examinerions la question plus sérieusement.
Sans s'engager tout à fait, M. Sénac, à l'énoncé de notre demande, ne nous découragea point. Il promit une prochaine réponse, que nous reçûmes en effet au bout de quelques jours et qui fut favorable. Restait à obtenir l'autorisation du préfet de police, M. Delessert.
Nous lui fîmes connaître notre plan qui consistait à donner dans le bâtiment de l'Exposition un festival en trois journées. Ces fêtes devaient se composer d'un concert, d'un bal, et d'un banquet d'industriels exposants. L'idée de Strauss, de faire après le concert, danser, manger et boire, nous eût sans aucun doute rapporté beaucoup d'argent; mais M. Delessert, en préfet toujours préoccupé d'émeutes et de complots, ne voulut ni festin, ni bal, ni musique, et interdit purement et simplement le festival.
Cette prudence me parut exaltée jusqu'à l'absurde. J'en parlai à M. Bertin, il fut du même avis et sut le faire partager à M. Duchâtel, ministre de l'intérieur. Ce dernier envoya aussitôt au préfet l'ordre de nous laisser faire au moins de la musique, et M. Delessert se vit contraint d'autoriser un grand concert sérieux pour le premier jour, et un concert dit populaire sous la direction de Strauss pour le second; concert-promenade dans lequel on exécuterait de la musique de danse, valses, polkas et galops, mais où l'on ne danserait point.
C'était nous ôter le bénéfice certain de l'entreprise. M. Delessert redoutait pourtant encore le danger que nos orchestres, nos chœurs et les amateurs qui pour les entendre, allaient se porter au centre des Champs-Élysées, en plein jour, pouvaient faire courir à l'État. Savait-on même si Strauss et moi nous n'étions pas des conspirateurs déguisés en musiciens!... Néanmoins je me tenais pour satisfait de pouvoir organiser et diriger un concert gigantesque, et je bornais mes vœux à réussir musicalement dans l'entreprise, sans y perdre tout ce que je possédais.
Mon plan fut bientôt tracé. Laissant Strauss s'occuper de son orchestre de danse destiné à ne pas faire danser, j'engageai pour le grand concert à peu près tout ce qui, dans Paris, avait quelque valeur comme choriste et instrumentiste, et je parvins à réunir un personnel de mille vingt-deux exécutants. Tous étaient payés, à l'exception des chanteurs (non choristes) de nos théâtres lyriques. J'avais fait un appel à ceux-ci dans une lettre où je les priais de se joindre à mes niasses chantantes pour les guider de l'âme et de la voix.
Duprez, madame Stolz et Chollet furent les seuls qui s'y refusèrent; mais leur absence fut remarquée le jour du concert et hautement blâmée par la presse le lendemain. Presque tous les membres des concerts du Conservatoire crurent également devoir s'abstenir, et bouder encore une fois avec leur vieux général. Habeneck, tout naturellement, voyait du plus mauvais œil cette grande solennité qu'il ne dirigeait pas...
Pour ne pas être forcé d'élever les frais jusqu'à une somme exorbitante, je ne demandai aux artistes que deux répétitions, dont l'une devait être partielle et l'autre générale. Je fis ainsi répéter d'abord successivement, dans la salle de Herz que nous avions louée pour cela:
Ces neuf répétitions auxquelles chaque individu ne prit part qu'une fois, produisirent des résultats merveilleux, et qu'on n'eût certainement pas obtenus avec cinq répétitions d'ensemble. Celle des trente-six contre-basses, surtout, fut curieuse. Quand nous en vînmes au trait du scherzo de la symphonie en ut mineur de Beethoven, qui figurait dans le programme, il nous sembla entendre les grognements d'une cinquantaine de porcs effarouchés: telle était l'incohérence et le défaut de justesse de l'exécution de ce passage. Peu à peu cependant elle devint meilleure, l'ensemble s'établit et la phrase apparut nettement dans toute sa sauvage rudesse.
«D'abord on s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
Puis enfin il n'y manqua rien.»
Nous l'avions recommencée dix-huit ou vingt fois, ce qu'on n'eût pas pu faire si l'orchestre entier eût été présent. Voilà l'avantage des répétitions partielles. On passe alors rapidement sur les portions du programme qui, pour le fragment du chœur ou de l'orchestre dont on s'occupe, ne présentent aucune difficulté et l'on donne au contraire tout le temps et toute l'attention nécessaires à l'étude des passages embarrassants et malaisés. Il en résulte seulement une fatigue excessive pour le chef d'orchestre. Mais, je crois l'avoir dit, en pareil cas je trouve des forces exceptionnelles, et ma vigueur défie celle d'un cheval de labour.
J'avais, on le pense bien, composé mon programme de manière qu'il ne contînt que des morceaux d'un style très-large ou déjà connus des exécutants. C'étaient:
Nous devions faire la répétition générale dans le bâtiment de l'Exposition, dont j'avais choisi pour le concert, le grand carré central nommé salle des machines. La veille même de cette importante épreuve, pendant que les charpentiers travaillaient à la construction de mon estrade, la salle n'était pas encore libre. Un grand nombre de machines en fer encombraient l'emplacement destiné au public. On n'avait pas même pris les mesures nécessaires à l'enlèvement de ce monstrueux attirail.
Je n'essayerai pas de décrire mon anxiété à cet aspect.
Les murs de Paris étaient couverts d'affiches annonçant le festival; j'étais engagé pour une somme considérable, et je me voyais arrêté dans mon entreprise par l'obstacle le plus insurmontable et le plus imprévu! Nous ne pouvions retarder le concert d'un seul jour, l'ordre de démolir l'édifice, au plus tard le 5 août, était déjà donné, et les propriétaires des matériaux entrant dans sa construction ayant le droit de commencer sa démolition le 1er août, jour du premier concert, ne consentaient qu'à force d'argent à le laisser subsister quelques heures de plus. Ils étaient les vrais maîtres du local et nous prouvaient d'une façon péremptoire que le ministre du commerce nous avait prêté ce qui ne lui appartenait plus. J'eus un instant de vertige et je m'élançai à la course pour aller faire placarder une affiche contremandant le festival. Strauss m'arrêta presque de force, en m'assurant que le lendemain cinquante voitures viendraient déblayer le terrain. Comme je me voyais perdu de toutes manières, je laissai les choses suivre leur cours. Le lendemain, mes mille artistes se rendirent à la répétition générale, qui se fit au milieu des cris des charretiers, des claquements de leurs fouets et des hennissements de leurs chevaux. Mais enfin, les charretiers y étaient, les chevaux peu à peu emportaient les machines, le terrain devenait libre et je sentais l'oppression de ma poitrine diminuer. Après la répétition, autre cauchemar. Les auditeurs nombreux qui y avaient assisté s'approchent de moi déclarant, à l'unanimité, que l'estrade est à refaire et que, par suite de la position du chœur placé au-devant de l'orchestre, il est impossible d'entendre un son des instruments. Se figure-t-on un orchestre de cinq cents instrumentistes qu'on n'entend pas! Aussitôt soixante ouvriers se mettent à l'œuvre et coupant en deux l'estrade, dont le plan n'était pas de moitié assez incliné, baissent de trois mètres la partie antérieure réservée au chœur, et démasquent ainsi l'orchestre dont ils élèvent encore, d'ailleurs, les derniers gradins. Cette nouvelle disposition devait nécessairement permettre d'entendre les instruments, malgré le peu de sonorité du local, défaut irrémédiable et qu'on ne pouvait plus méconnaître. Dès que ce deuxième sujet d'inquiétudes eut à peu près disparu, un troisième non moins grave se présenta. Strauss et moi profitant de quelques heures de répit qui nous étaient laissées au milieu de tant de fracas, nous courûmes en cabriolet chez les divers marchands de musique, dépositaires des billets du concert, pour connaître l'état de la vente qu'ils en avaient dû faire. Après l'addition, nous reconnûmes avec effroi que la somme de 12,000 francs, qui en était le produit, ne couvrait pas la moitié des frais généraux. Nous devions maintenant compter sur une recette extraordinaire pour le lendemain, à la porte de la salle, ou nous préparer, si elle manquait, à payer le déficit.
Quelle nuit nous avons passée l'un et l'autre à la suite de cette exploration!
Mais il n'y avait plus à reculer.
Le lendemain 1er août, je me rends au bâtiment de l'Exposition vers midi. Le concert était annoncé pour une heure. Je remarque d'abord avec une joie à laquelle je n'ose me livrer, le nombre extraordinaire de voitures qui se dirigent vers le centre des Champs-Élysées. J'entre, je trouve tout dans un ordre parfait, mes instructions ayant été suivies à la lettre. Les musiciens, les choristes, les sous-chefs d'orchestre et de chœur, vont sans tumulte occuper le poste qui leur est assigné. Je consulte de l'œil mon bibliothécaire, M. Rocquemont, homme d'une rare intelligence, et d'une activité infatigable, et dont l'amitié pour moi aussi réelle que la mienne pour lui, l'a fait, en maintes circonstances analogues, me rendre de ces services qu'on n'oublie jamais: il m'assure que la musique est placée et qu'il ne manque rien. La fièvre musicale commence à courir dans mes veines; je ne pense plus au public, ni à la recette, ni au déficit. Je vais donner le signal pour attaquer l'ouverture, quand un violent craquement de bois se fait entendre, accompagné d'un long hurlement.
C'était la foule, qui, brisant une barrière et armée des billets qu'elle venait d'acheter au bureau, faisait invasion dans la salle en poussant des cris de joie.
«—Voyez cette inondation! dit un musicien, en me montrant la salle qui se remplissait tout d'un coup.
—Ah!!! nous sommes sauvés! criai-je, en frappant mon pupitre du plus joyeux coup de bâton que j'aie jamais donné. Nous allons faire maintenant quelque chose de beau!»
Nous commençons; l'introduction de la Vestale déroule ses larges périodes; et à partir de ce moment, la majesté, la puissance et l'ensemble de cette énorme masse d'instruments et de voix, deviennent de plus en plus remarquables. Mes mille vingt-deux artistes marchaient unis comme eussent fait les concertants d'un excellent quatuor. J'avais deux seconds chefs d'orchestre: Tilmant, chef d'orchestre de l'Opéra-Comique, dirigeant les instruments à vent, et mon ami Auguste Morel, aujourd'hui directeur du Conservatoire de Marseille, conduisant les instruments à percussion. De plus, cinq maîtres de chant, placés l'un au centre et les autres aux quatre coins de la masse chorale, étaient chargés de transmettre mes mouvements aux chanteurs qui, me tournant le dos, ne pouvaient les voir. Il y avait ainsi sept batteurs de mesure, qui ne me quittaient jamais de l'œil, et nos huit bras, quoique placés à de grandes distances les uns des autres, se levaient simultanément avec la plus incroyable précision. De là ce miraculeux ensemble qui étonna si fort le public.
Les plus grands effets furent produits par l'ouverture du Freyschütz, dont l'andante fut chanté par vingt-quatre cors; par la prière de Moïse qu'on fit répéter et dans laquelle les harpistes, au nombre de vingt-cinq, au lieu d'exécuter des arpéges en notes simples, jouèrent des arpéges formés d'accords à quatre parties, ce qui, quadruplant le nombre de cordes mises en vibrations, semblait porter à cent le nombre des harpes; par l'Hymne à la France qu'on redemanda également, mais que je m'abstins de répéter; et enfin par le chœur de la bénédiction des poignards des Huguenots, qui foudroya l'auditoire. J'avais redoublé vingt fois les soli de ce morceau sublime, il y avait en conséquence, quatre-vingts voix de basse employées pour les quatre parties des trois moines et de Saint-Bris. L'impression qu'il produisit sur les exécutants et sur les auditeurs les plus rapprochés de l'orchestre dépassa toutes les proportions connues. Quant à moi, je fus pris, en conduisant, d'un tremblement nerveux tel, que mes dents s'entre-choquaient, comme dans les plus violents accès de fièvre. Malgré la non-sonorité du local, je ne crois pas qu'on ait souvent entendu d'effet musical comparable à celui-là, et j'ai regretté alors que Meyerbeer n'ait pas pu en être témoin. Ce terrible morceau, qu'on dirait écrit avec du fluide électrique par une gigantesque pile de Volta, semblait accompagné par les éclats de la foudre et chanté par les tempêtes.
J'étais dans un tel état après cette scène qu'il fallut suspendre assez longtemps le concert. On m'apporta du punch et des habits. Puis sur l'estrade même, réunissant une douzaine de harpes revêtues de leur fourreau de toile, on en forma une sorte de petite chambre dans laquelle, en me baissant un peu, je pus me déshabiller et changer même de chemise en face du public, sans être vu.
Parmi les autres morceaux du programme, ceux qui ensuite réussirent le mieux, furent l'Oraison funèbre et l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale, dont Dieppo joua avec un talent remarquable le solo de trombone, et la scène d'Armide, dont le calme voluptueux causa un ravissement général.
Ma Marche au supplice, dont l'instrumentation est si violente et l'effet si énergique dans les salles de concerts ordinaires, parut d'une sonorité sourde et faible. Il en fut de même du scherzo et du finale de la symphonie en ut mineur de Beethoven. L'Hymne à Bacchus, de Mendelssohn, sembla lourd et terne; un journal, quelques jours après, dit que les prêtres de ce Bacchus avaient sans doute bu de la bière et non du vin de Chypre.
Le chant des Industriels fut très-mal accueilli, surtout par les exécutants. Je m'étais engagé à faire la musique de ces paroles d'Adolphe Dumas; mais il me fut impossible d'en venir à bout, et je dus consentir, pour que ses vers ne fussent pas perdus et lui prouver ma bonne volonté, à les laisser mettre en musique par le compositeur qu'il choisirait lui-même. Il désigna son beau-frère, Amédée Méreaux, professeur de piano à Rouen.
L'ouverture de la Vestale fut vivement applaudie, ainsi que le chœur sans accompagnement de la Muette. Quant au chant de Charles VI que les sollicitations de Schlesinger, éditeur de cet ouvrage d'Halévy, m'avaient fait introduire après coup dans le programme, il produisit un effet spécial. Il réveilla les stupides instincts d'opposition qui fermentent toujours dans le peuple de Paris; et au refrain si connu:
«Guerre aux tyrans, jamais en France,
Jamais l'Anglais ne régnera!»
les trois quarts de l'auditoire se mirent à chanter avec le chœur. Ce fut une protestation plébéienne et d'un nationalisme grotesque contre la politique suivie à cette époque par le roi Louis-Philippe, et qui sembla donner raison aux préventions de M. le préfet de police contre le festival. Ce ridicule incident eut des suites dont je parlerai tout à l'heure.
Enfin mon Exposition musicale eut lieu, non-seulement sans accident, mais encore avec un succès brillant et l'approbation de l'immense public qui y assistait. En sortant, j'eus la douce satisfaction de voir MM. les percepteurs du droit des hospices occupés à compter sur une vaste table le produit de ma recette. Elle s'élevait à trente-deux mille francs; ils prirent le huitième de cette somme c'est-à-dire quatre mille francs. La recette du concert de musique de danse dirigé par mon associé Strauss, deux jours après, fut plus que médiocre; pour couvrir les frais de cette dernière fête, qui n'eut aucun succès, il fallut prendre ce qui manquait sur le bénéfice du grand concert, et, en dernière analyse, après tant de peines essuyées, tant de dangers courus, un si grand labeur accompli, j'eus pour ma part un reçu de quatre mille francs de M. le percepteur du droit des hospices et un bénéfice net de huit cents francs...
Charmant pays de liberté, où les artistes sont serfs, reçois leurs bénédictions sincères et l'hommage de leur admiration, pour tes lois égales, nobles et libérales!
Nous avions à peine achevé, Strauss et moi, de payer nos musiciens, copistes, imprimeurs, luthiers, maçons, couvreurs, menuisiers, charpentiers, tapissiers, buralistes, inspecteurs de salle, quand M. le préfet de police, qui nous avait fait payer la modeste somme de 1,238 francs à ses agents et à ses gardes municipaux (le service de police pour l'Opéra ne coûte que 80 francs), nous pria de nous rendre chez lui pour affaire pressante.
«—De quoi s'agit-il? dis-je à Strauss. En avez-vous une idée?
—Pas la moindre.
—M. Delessert aurait-il des remords de nous avoir si chèrement fait payer le service de ses inutiles agents? Va-t-il nous rembourser quelque portion de la somme?
—Oui, comptons là-dessus!»
Nous arrivons à la préfecture de police.
«—Monsieur, me dit M. Delessert, je suis fâché d'avoir à vous adresser un grave reproche!
—Lequel donc, monsieur, répliquai-je, étrangement surpris?
—Vous avez introduit clandestinement dans le programme de votre grand concert un morceau propre à exciter des passions politiques que le gouvernement cherche à éteindre et à réprimer. Je veux parler du chœur de Charles VI qui ne figurait pas dans les premières annonces du festival. M. le ministre de l'intérieur a lieu d'être fort mécontent des manifestations que ce chant a provoquées, et je partage entièrement ses sentiments à ce sujet.
—Monsieur le préfet, lui dis-je, avec tout le calme que je pus appeler à mon aide, vous êtes dans une erreur complète. Le chœur de Charles VI n'était point, il est vrai, porté sur mes premiers programmes; mais apprenant que M. Halévy se trouvait blessé de ne pas figurer dans une solennité où les œuvres de presque tous les grands compositeurs contemporains allaient être entendues, je consentis, sur la proposition qui m'en fut faite par son éditeur, à admettre le chœur de Charles VI à cause de la facilité de son exécution par de grandes masses musicales. Cette raison seule détermina mon choix. Je ne suis pas le moins du monde partisan de ces élans de nationalisme qui se produisent en 1844 à propos d'une scène du temps de Charles VI; et j'ai si peu songé à introduire clandestinement ce morceau dans mon programme, que son titre a figuré pendant plus de huit jours sur toutes les affiches du festival, affiches placardées contre les murs mêmes de la préfecture de police. Veuillez, monsieur le préfet, ne conserver aucun doute à cet égard et désabuser M. le ministre de l'intérieur.»
M. Delessert, un peu confus de son erreur, se déclara satisfait de l'explication que je venais de lui donner et s'excusa même de m'avoir adressé un reproche dont il reconnaissait l'injustice.
À partir de ce jour, néanmoins, la censure des programmes de concert fut établie, et l'on ne peut plus maintenant chanter une romance de Bérat ou de mademoiselle Puget, dans un lieu public, sans une autorisation émanée du ministère de l'intérieur et visée par un commissaire de police.
Je venais de terminer cette folle entreprise, que je me garderais de tenter aujourd'hui, quand mon ancien maître d'anatomie, mon excellent ami, le docteur Amussat, vint me voir. Il recula d'un pas en m'apercevant.
«—Ah çà! qu'avez-vous, Berlioz? vous êtes jaune comme un vieux parchemin, tous vos traits portent l'expression d'une fatigue et d'une irritation extraordinaires.
—Vous parlez d'irritation, lui dis-je; quel sujet aurais-je donc d'être irrité? Vous avez assisté au festival, vous savez comment tout s'y est passé: j'ai eu le plaisir de payer quatre mille francs à MM. les percepteurs du droit des hospices, il m'est resté huit cents francs; de quoi me plaindrais-je? Tout n'est-il pas dans l'ordre?»
(Amussat me tâtant le pouls):
«—Mon cher, vous allez avoir une fièvre typhoïde. Il faudrait vous saigner.
—Eh bien, n'attendons pas à demain, saignez-moi!»
Je quitte aussitôt mon habit, Amussat me saigne largement et me dit.
«—Maintenant, faites-moi le plaisir de quitter Paris au plus vite. Allez à Hyères, à Cannes, à Nice, où vous voudrez, mais allez dans le midi respirer l'air de la mer, et ne pensez plus à toutes ces choses qui vous enflamment le sang et exaltent votre système nerveux déjà si irritable. Adieu, il n'y a pas à hésiter.»
Je suivis son conseil; j'allai passer un mois à Nice, grâce aux huit cents francs que le festival m'avait rapportés, et pour réparer autant que possible le mal qu'il avait fait à ma santé.
Je ne revis pas sans émotion les lieux où je m'étais trouvé treize ans auparavant, lors d'une autre convalescence, au début de mon voyage d'Italie... Je nageai beaucoup dans la mer; je fis de nombreuses excursions aux environs de Nice, à Villefranche, à Beaulieu, à Cimiès, au Phare. Je recommençai mes explorations des rochers de la côte, où je retrouvai, toujours dormant au soleil, de vieux canons de ma connaissance; je revis des anses fraîches et riantes, tapissées d'algues marines, où je me baignais autrefois. La chambre où j'avais, en 1831, écrit l'ouverture du Roi Lear, étant occupée par une famille anglaise, j'étais allé me nicher dans une tour appliquée contre le rocher des Ponchettes, au-dessus de la maison.
J'y jouis avec délices d'une vue admirable sur la Méditerranée et d'un calme dont je sentais plus que jamais le prix. Puis, guéri tant bien que mal de ma jaunisse, et à bout de mes huit cents francs, je quittai cette ravissante côte de Sardaigne qui a toujours pour moi un si puissant attrait, et je revins à Paris reprendre mon rôle de Sisyphe.
Quelques mois après ce voyage de Nice, le directeur du théâtre Franconi, séduit par le chiffre extraordinaire auquel s'était élevée la recette du Festival de l'Industrie, me proposa de donner une série de grandes exécutions musicales dans son cirque des Champs-Élysées.
Je ne me souviens pas des arrangements que nous prîmes ensemble à ce sujet. Je sais seulement que ce fut une mauvaise affaire pour lui. Il y eut quatre concerts pour lesquels nous avions engagé cinq cents musiciens; et les dépenses nécessitées par cet énorme personnel ne purent être entièrement couvertes par les recettes. En outre le local, cette fois encore, ne valait rien pour la musique. Le son roulait dans cet édifice circulaire avec une lenteur désespérante, d'où résultaient, pour toutes les compositions d'un style un peu chargé de détails, les plus déplorables mélanges d'harmonies. Un seul morceau y produisit un très-grand effet, ce fut le Dies iræ de mon Requiem. La largeur de son mouvement et de ses accords le rendait moins déplacé que tout autre dans cette vaste enceinte retentissante comme une église. Le succès qu'il obtint nous obligea de le faire figurer dans le programme de tous les concerts.
Cette entreprise non lucrative pour moi me causa des fatigues excessives. L'occasion s'offrit d'aller me restaurer de nouveau dans les bienfaisantes eaux de la Méditerranée, grâce à deux concerts qu'on m'engageait à venir donner à Marseille et à Lyon, et dont le produit ne pouvait manquer de couvrir au moins les frais du voyage. Je fus ainsi amené pour la première fois à faire entendre mes compositions dans quelques provinces de France.
Les lettres que j'adressai en 1848, dans la Gazette musicale, à mon collaborateur, Édouard Monnais, contiennent, malgré le ton peu sérieux de leur rédaction, le récit exact de ce qui m'arriva dans cette excursion méridionale, et dans une autre que je fis à Lille bientôt après. Elles se trouvent sous le titre de Correspondance académique, dans mon volume des Grotesques de la musique.
Quelques mois plus tard, j'allai pour la première fois parcourir l'Allemagne du Sud, c'est-à-dire l'Autriche, la Hongrie et la Bohême. Voici le récit que je fis de ce voyage à mon ami Humbert Ferrand dans le Journal des Débats.
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L'AUTRICHE, LA BOHÊME ET LA HONGRIE
première lettre
Vienne.
Je reviens encore d'Allemagne, mon cher Humbert, et à peine arrivé, j'éprouve le besoin de vous rendre compte de ce que j'y ai fait. Vous m'avez tant de fois soutenu dans l'ardeur de la lutte, raffermi aux heures de découragement, rassuré sur l'avenir en lui comparant le passé; vous avez un si vif et si noble sentiment du beau, un respect si religieux pour le vrai, une telle conviction de la grandeur et de la puissance de l'art, que le récit de mes explorations, de mes découvertes et de mes expériences en Europe, vous intéressera, je l'espère, et ne saurait être placé sous un patronage plus sympathique que le vôtre, ni plus intelligent. Malgré les passions sérieuses que votre cœur enferme, malgré les travaux que vous accomplissez dans ce coin du monde où une bienveillance royale vous a ménagé une si douce retraite, la poésie et la musique ne sont jamais, je le sais, oubliées de vous un seul jour. Votre amour pour ces deux sœurs divines fut trop profond et trop pur pour n'être pas inaltérable et je suis sûr que souvent, du haut des montagnes de votre île, vous prêtez l'oreille aux rumeurs musicales et littéraires que le vent du nord peut vous apporter de Paris. Et pourtant que Paris me paraît triste et morne, depuis ce dernier voyage surtout! Et que j'envie, pendant ces ardeurs caniculaires, vos rêveries parfumées sous les grands bois d'orangers de l'île de Sardaigne, et les concerts nocturnes de la Méditerranée, et même les chansons naïves de vos laboureurs sardes, Africains d'Europe, hommes antiques du temps présent! Non nobis Deus hæc otia fecit.
Je retrouve notre capitale préoccupée avant tout des intérêts matériels, inattentive et indifférente à ce qui passionne les poëtes et les artistes, amoureuse du scandale et de la raillerie, riant d'un rire strident et sec aux occasions qu'elle a de satisfaire cet amour étrange; je retrouve la puanteur de ses infernales chaudières d'asphalte, tempérée par les âcres parfums de ses mauvais cigares de la régie, ses figures ennuyées, ses visages ennuyeux, ses artistes découragés, ses hommes d'esprit fatigués, ses imbéciles fourmillant, ses théâtres exténués, affamés, mourants ou morts; le même orgue de Barbarie vient comme autrefois à la même heure me jouer le même air de Barbarie, j'entends émettre et soutenir les mêmes opinions de Barbarie, prôner les mêmes œuvres et les mêmes hommes de Barbarie.
En somme, tout cela me paraît former un ensemble assez triste, et d'ailleurs je ne suis pas dans une disposition d'esprit qui puisse me le montrer sous les couleurs de l'arc-en-ciel. Vous souvenez-vous des mélancolies désolantes dont nous étions affectés dans notre adolescence, le lendemain des bals ou des fêtes quelconques auxquels nous avions assisté? Un certain malaise de l'âme, une souffrance vague du cœur, un chagrin sans objet, des regrets sans cause, des aspirations ardentes vers l'inconnu, une inquiétude inexprimable de l'être tout entier, c'est ce que nous éprouvions. J'ai honte de l'avouer, mais c'est ce que j'éprouve. Je suis comme au lendemain d'une fête, que m'auraient donnée les étrangers. Les grands orchestres, les grands chœurs dévoués, ardents, chaleureux, que je dirigeais chaque jour avec tant de joie, me manquent; ce beau public, si courtois, si brillant, si attentif et si enthousiaste me manque; ces rudes émotions des grands concerts où, en dirigeant, l'on parle soi-même à la foule par les mille voix de l'orchestre et des chœurs, me manquent; cette étude des impressions diverses que produisent sur un auditoire sans préventions les tentatives récentes de l'art moderne, me manque; en un mot j'éprouve un tel malaise de cette immobilité après tant de clameurs harmonieuses, que je n'ai qu'une idée depuis mon retour, idée qui m'obsède et que je repousse jour et nuit, celle de m'embarquer sur un navire au long cours et de faire le tour du monde. Et précisément, comme si le hasard voulait conspirer aussi contre mes bonnes résolutions, ne m'envoie-t-il pas avant-hier la tentation de l'exemple, en me faisant rencontrer un de nos anciens amis, Halma le virtuose, qui arrive tout droit de Canton! Vous jugez si je l'ai questionné sur la Chine, sur les îles Malaises, sur le cap Horn, le Brésil, le Chili, le Pérou, qu'il a visités; avec quelle avidité j'ai examiné tous les objets rares et curieux qu'il en a rapportés! Je palpitais réellement et si j'avais eu un royaume, j'eusse à coup sûr parodié le mot de Richard III, en criant: «Mon royaume pour un vaisseau!» Mais n'ayant ni vaisseau, ni royaume, je reste dans cette petite ville qui s'étend, au dire de notre charmant poëte Méry, depuis la rue du Mont-Blanc jusqu'au faubourg Montmartre, et qu'on nomme Paris, et je m'y promène chaque soir en répétant sur tous les tons et sur tous les rhythmes imaginables ce vers de Ruy-Blas:
«Ah çà, mais on s'ennuie horriblement ici!»
Heureusement le néo-proverbe n'a pas tort, l'ennui porte conseil, il m'a suggéré un moyen d'oublier Paris sans en sortir; c'est de revoir par la pensée les lieux éloignés que j'ai parcourus, les artistes étrangers que j'ai connus, les monuments que j'ai visités, les institutions que j'ai étudiées, c'est enfin, de vous écrire, en choisissant toutefois les heures et les jours où le spleen m'oublie, afin de vous ennuyer vous-même le moins possible. Mais qui sait si vous me lirez seulement? Je vous vois d'ici, dormant à l'ombre d'un bosquet de citronniers, comme l'heureux vieillard du poëte romain, au doux murmure des abeilles laborieuses, qui butinent sur les fleurs autour de vous; un Virgile ou un Horace ouvert est dans votre main, cette immortelle poésie berce votre sommeil, et vous n'avez que faire de ma prose. Par bonheur, je sais le moyen de vous éveiller sans encourir de reproches écoutez: Je veux vous parler de... Gluck, de Gluck, entendez-vous? de son pays que je viens de voir, et de Mozart et de Haydn, et de Beethoven, qui tous comme Gluck ont vécu longtemps à Vienne... Je savais bien que ces noms magiques me feraient pardonner mon interpellation intempestive. Maintenant je commence.
Il ne m'est resté de mon voyage de Paris à Vienne que deux souvenirs remarquables, celui d'une douleur violente (ce n'est pas une douleur morale, il n'y a point de roman là dedans, ainsi ne cherchez pas à deviner; il s'agit d'une fort prosaïque douleur de côté) qui m'obligea de m'arrêter à Nancy, où je pensai mourir, incident fort ordinaire, car, en vérité, on ne vit que pour cela, et celui d'un Dieu que j'aperçus par la fenêtre d'une auberge d'Augsbourg. Ce brave homme qui vient de fonder une sorte de néo-christianisme assez en vogue déjà en Bavière et en Saxe montait en voiture au moment où, pâle d'émotion l'aubergiste me le montra: j'ai oublié son nom, mais il me parut avoir une figure vive, intelligente, et en somme l'air d'un assez bon diable. Ce voyage fait en voiturin comme les voyages d'Italie, fut d'autant plus long que le dernier bateau à vapeur était parti de Ratisbonne quand j'y arrivai, et qu'obligé de séjourner deux jours dans cette grande petite ville, j'eus ensuite le crève-cœur d'être brouetté lourdement le long des bords du Danube jusqu'à Lintz, au lieu de descendre rapidement le cours du fleuve emporté par un nuage. Combien de siècles séparent ces deux manières de voyager? En quittant Ratisbonne, je pouvais me croire contemporain de Frédéric Barberousse; à Lintz, en mettant le pied sur le pont d'un élégant et rapide navire à vapeur, je me retrouvais en 1845. Le nom de ces deux villes me rappelle une observation que j'ai faite souvent sur la sotte manie que nous avons en Europe de dénaturer ou de changer les noms de certaines villes en les faisant passer d'une langue dans une autre. Par exemple, disons-nous Londres au lieu de London, et quel besoin ont les Italiens de dire Parigi au lieu de Paris? J'avais dans ce voyage une carte d'Allemagne que je consultais souvent: j'y trouvais bien Lintz, parce que nous avons la bonté, en France, de prononcer et d'écrire ce nom comme les Allemands, mais je ne pus jamais découvrir Ratisbonne, par la raison bien simple que ce nom est de notre composition et n'offre aucun rapport avec Regensburg, véritable dénomination de la ville que je cherchais. Nous faisons à certains noms, et des plus difficiles à prononcer, l'honneur de les conserver, et nous en dénaturons d'autres sans savoir pourquoi. Nous disons les noms de Stuttgard, de Karlsruhe, de Darmstadt, du royaume de Wurtemberg, comme ceux qui les ont inventés, et l'instant d'après, au lieu de Baiern, nous dirons Bavière, au lieu de Munchen, Munich, au lieu de Donau, Danube! Mais au moins y a-t-il quelque analogie éloignée entre ces traductions françaises et les mots originaux, tandis qu'il n'en existe aucune entre Regensburg et Ratisbonne. Nous trouverions cependant passablement absurdes les Allemands, s'ils s'étaient avisés d'appeler Lyon Mittenberg et Paris Triffenstein.
En débarquant à Vienne, j'eus tout de suite une idée de la passion des Autrichiens pour la musique: l'un des douaniers en examinant les ballots et les malles qui sortaient du bateau à vapeur, aperçut mon nom et s'écria aussitôt (en français bien entendu):
«—Où est-il? où est-il?
—C'est moi, monsieur.
—Oh! mon Dieu! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé? Depuis huit jours nous vous attendions: tous nos journaux ont annoncé votre départ de Paris et vos prochains concerts à Vienne. Nous étions fort inquiets de ne pas vous voir.»
Je remerciai de mon mieux l'honnête douanier, en me disant à part moi que j'étais bien sûr de ne jamais donner d'inquiétudes pareilles aux préposés de l'octroi des portes de Paris.
J'étais à peine installé dans cette joyeuse cité de Vienne, que je fus invité à assister au premier concert annuel du Manége. Ce concert est donné au profit du Conservatoire, et la troupe immense des exécutants (ils sont plus de mille) est presque entièrement composée d'amateurs. Le gouvernement faisant très-peu ou presque rien pour soutenir le Conservatoire, il était raisonnable que les vrais amis de la musique vinssent en aide à cette institution; mais c'est justement parce que cela me paraissait raisonnable et beau que j'en fus profondément étonné. Tous les ans, à pareille époque, l'Empereur met à la disposition de la Société des amateurs l'immense local du Manége. Une liste d'inscription est ouverte pour les exécutants, chez les marchands de musique, et tel est à Vienne le nombre des amateurs plus ou moins habiles, instrumentistes ou chanteurs, qu'on est obligé chaque année d'en refuser plus de cinq cents, et qu'on n'a que l'embarras du choix pour former ce chœur de six cents chanteurs et cet orchestre de quatre cents instrumentistes. La recette de ces concerts gigantesques (il y en a toujours deux) est fort considérable, la salle du Manége pouvant contenir près de quatre mille personnes, malgré la place énorme que prend l'amphithéâtre sur lequel sont élevés les exécutants. Les billets ne sont d'ordinaire tous pris cependant qu'au premier concert; le second est moins fréquenté, le programme de cette deuxième séance n'étant que la reproduction de celui de la première. Un grand nombre de Viennois seraient-ils donc incapables d'entendre sans ennui les mêmes chefs-d'œuvre deux fois de suite en huit jours?...
Tous les publics du monde se ressemblent à cet égard. Il est vrai de dire que les morceaux dont se compose le programme de ces fêtes musicales sont presque toujours tirés des partitions les plus connues des vieux maîtres, et que le public viendrait très-probablement avec autant d'empressement à la seconde séance qu'à la première, si on devait y entendre quelque œuvre nouvelle écrite spécialement pour ces concertants et pour la masse d'exécutants qu'on y réunit. Et ce serait même là une proposition musicale très-digne d'intérêt. Sans doute les morceaux de musique largement écrits, comme les oratoires de Handel, de Bach, de Haydn et de Beethoven gagnent beaucoup à être rendus par des masses puissantes; mais il ne s'agit après tout, en ce cas, que d'un plus ou moins grand redoublement des parties; tandis que, en écrivant en vue d'un orchestre colossal et d'un chœur immense, comme ceux dont il s'agit, un compositeur, qui connaîtrait les ressources multiples d'une pareille agglomération de moyens d'exécution, devrait nécessairement produire quelque chose d'aussi neuf dans les détails que de grandiose dans l'ensemble. C'est ce qu'on n'a pas encore fait. Dans toutes les œuvres dites monumentales, la forme et le tissu sont restés les mêmes. On les exécute en pompe dans de vastes locaux, mais on pourrait les faire entendre dans un local moindre, avec une petite quantité d'exécutants, sans qu'elles perdissent beaucoup de leur effet. Elles n'exigent pas impérieusement un concours inusité de voix et d'instruments; et quand ce concours a lieu, ces œuvres n'en reçoivent qu'une accentuation plus forte et ne produisent rien d'extraordinaire ni d'inattendu. Néanmoins, j'avoue que ce concert m'émut profondément, par l'effet des chœurs surtout. La beauté des voix de soprano me parut incomparable, et l'ensemble général excellent. En voyant sur le programme l'ouverture de la Flûte enchantée de Mozart, je craignis que ce merveilleux morceau, d'un mouvement si rapide, d'une trame si serrée et si délicatement ouvragée, ne pût être bien rendu par un orchestre aussi vaste; mais mon inquiétude fut de courte durée, et l'orchestre (un orchestre d'amateurs) l'exécuta avec une précision et une verve qu'on ne trouve pas souvent même parmi les artistes.
Un motet de Mozart, un autre de Haydn, un air de la Création, l'ouverture que je viens de citer, et l'oratorio du Christ au mont des Oliviers, de Beethoven, formaient le programme. Staudigl et madame Barthe-Hasselt chantaient les soli. Staudigl a une basse veloutée, onctueuse, suave et puissante à la fois, d'une étendue de deux octaves et deux notes (du mi grave au sol haut), qu'il ne pousse jamais, mais qu'il laisse sortir, s'exhaler et se répandre sans le moindre effort, et qui remplit même une salle démesurée comme celle du Manége. Cette voix a en soi un principe d'émotion très-actif, bien que l'artiste soit en général peu ému lui-même; elle vous pénètre et vous charme. Staudigl, d'ailleurs, tout enchantant avec cette simplicité de bon goût qui est le propre des virtuoses parfaitement maîtres du style large, exécute aisément les vocalisations et les traits d'une certaine rapidité. Enfin il sait la musique à fond et lit à première vue tout ce qu'on lui présente avec un aplomb si imperturbable, que cette facilité excessive amène quelquefois même des résultats fâcheux. Staudigl met un peu d'amour-propre à en faire parade, et ne jette, en conséquence, jamais un regard sur un morceau qu'il n'est pas tenu de chanter par cœur, avant de se présenter devant l'orchestre. Quand donc une répétition générale est annoncée, il arrive, prend son cahier qu'il n'a pas encore vu, et chante couramment paroles et musique sans se tromper d'un mot ni d'une intonation. Il lit cela comme un livre qu'on lui mettrait pour la première fois entre les mains, mais il ne le lit pas mieux, et c'est ce mieux qui est indispensable dans une répétition générale, où il s'agit non-seulement d'une exactitude littérale, mais aussi d'une reproduction intelligente, vive, animée, de l'œuvre du compositeur. Or, comment mettre ce feu, cette âme, cette vie dans une lecture pareille, où rien n'a été préparé par l'exécutant, où l'esprit général, les nuances et même les mouvements de la composition lui sont encore inconnus? Cette légère critique, non pas du talent, mais des habitudes de ce grand artiste, a été faite à Vienne devant moi, par des compositeurs qu'elle avait maintes fois inquiétés dans des circonstances importantes. Louis XVIII disait: «Il ne faut pas être plus royaliste que le roi!» On pourrait dire à Staudigl: Il ne faut pas vouloir être plus musicien que la musique. L'air en ré majeur de la Création qu'il chanta au concert du Manége enthousiasma tout l'auditoire, et Staudigl, déjà sur le point de sortir de la salle où sa présence après son air n'était plus nécessaire, se vit forcé d'y rentrer pour le recommencer. Staudigl est à la fois premier sujet et régisseur du théâtre de la Vienne, que dirige avec autant de talent que de probité M. Pockorny. Sa magnifique voix de basse, malgré la beauté exquise de son timbre, n'est pas de ces voix délicates qui exigent des précautions hygiéniques et un régime particulier chez les artistes qui en sont doués: loin de là, Staudigl se permet, aux époques les plus rigoureuses de l'hiver, de chasser dans la neige des journées entières, le col nu, suivant son habitude, et revient le soir chanter Bertram, Marcel ou Gaspard sans le moindre embarras vocal. Ce théâtre de la Vienne, ainsi appelé parce qu'il se trouve sur le bord de la petite rivière de ce nom, est ouvert depuis trois ans à peine, et déjà il marche de façon à donner à son rival, celui de Kerntnerthor, de graves embarras; c'est vers lui que se dirigent presque tous les artistes célèbres qui veulent se faire entendre à Vienne; c'est sur ce théâtre que débutèrent Pischek pendant l'hiver de 1846, et Jenny Lind quelque temps après. Et Dieu sait la furie d'enthousiasme qu'ils y excitèrent l'un et l'autre, et les recettes fabuleuses qu'ils y ont fait faire.
Le chœur, sans être très-nombreux a beaucoup de force; il est presque entièrement composé de jeunes sujets, hommes et femmes, dont les voix sont fraîches et d'un beau timbre. Ils ne sont pas tous très-bons lecteurs. L'orchestre, qu'on avait fort calomnié auprès de moi, dès mon arrivée, ne saurait être mis sans doute à la hauteur de celui du théâtre de Kerntnerthor, dont je parlerai bientôt, mais il marche bien cependant, et les jeunes artistes qui le composent sont pleins de cette chaleur et de cette bonne volonté qui, dans l'occasion enfantent des miracles. J'ai remarqué dans la troupe chantante, une femme d'un talent précieux pour les rôles tendres et passionnés, dont j'ai le regret de ne pouvoir citer le nom, qui m'échappe malgré tous mes efforts pour le retrouver. Elle excellait dans le rôle d'Agathe du Freyschütz.
Je dois citer en outre mademoiselle Treffs, cantatrice gracieuse, et mademoiselle Marra, prima donna, dont le talent a tout à la fois de l'éclat et de la gentillesse, dont la voix est brillante et légère, quoique rebelle à certaines vocalises, mais qui, par malheur, est très-peu musicienne, et commet en conséquence, parfois, de graves erreurs de mesure, capables de mettre en désarroi un morceau d'ensemble, malgré toute la sagacité et la prestesse des chefs d'orchestre. Mademoiselle Marra excelle dans la Lucie de Donizetti; elle vient d'obtenir cet hiver encore de beaux succès dans le nord de l'Allemagne et dans quelques villes de Russie.
Mais les ténors! les ténors! voilà le côté faible du théâtre de la Vienne comme de presque tous les théâtres du monde en ce moment; et je crains bien que, malgré ses efforts, M. Pockorny ne puisse parvenir de sitôt à combler cette lacune dans son personnel chantant.
Le théâtre de Kerntnerthor est plus heureux sous ce rapport, il possède Erl, ténor haut, à la voix blanche, un peu froid, réussissant mieux dans les morceaux calmes que dans les scènes passionnées, et dans le chant purement musical que dans le chant dramatique. Ce théâtre est dirigé par un Italien, M. Balochino; la ville et la cour, les artistes et les amateurs jugent très-sévèrement son administration. Je ne puis apprécier les motifs de cette réprobation: elle m'a paru avoir pour effet d'éloigner le public de Kerntnerthor, malgré les efforts intelligents de l'éminent artiste, M. Nicolaï, qui y dirige toute la partie musicale, à laquelle M. Balochino, en sa qualité de directeur d'un théâtre lyrique, est nécessairement étranger. C'est déjà beaucoup que M. Balochino n'ait pas pris des tailleurs[101] pour jouer de la basse, et qu'il ait eu l'idée d'engager des violonistes pour jouer du violon. En France on subit aussi cette cruelle nécessité de recourir presque toujours à des musiciens pour faire de la musique; mais on s'occupe à résoudre le problème qui permettrait de s'en affranchir complètement.
Outre une très-belle basse profonde et vibrante, M. Balochino possède encore dans sa troupe la cantatrice dont j'ai cité le nom plus haut, madame Barthe-Hasselt. C'est un talent de premier ordre, musicalement et dramatiquement parlant. La voix de madame Hasselt manque un peu de fraîcheur, mais elle est d'une grande étendue, d'une force peu commune, très-juste et d'un timbre émouvant, peut-être par cela même qu'il est un peu voilé. J'ai entendu chanter à madame Hasselt, et d'une triomphante manière, la scène si difficile et si belle du soprano dans Obéron. Je ne crois pas que sur cent prime donne il y en ait une capable d'interpréter avec autant de fidélité, de feu, de grandeur et d'audace cette page brûlante de Weber. À la fin du dernier allegro, après l'explosion de joie de l'amante d'Huon, une véritable lutte s'établit entre l'orchestre et la cantatrice. Madame Hasselt en est sortie à son honneur, sa voix stridente dominait l'orage instrumental et semblait le défier sans jamais cependant laisser échapper un son exagéré ou d'une nature douteuse. L'impression que je reçus de cette scène d'Obéron, ainsi exécutée dans un concert, est une des plus vives dont j'aie conservé le souvenir. Quelque temps après l'occasion se présenta pour moi de connaître le mérite de madame Hasselt comme tragédienne: ce fut dans l'opéra de Nicolaï, le Proscrit, dont le dernier acte, admirable sous tous les rapports, place à mon avis, Nicolaï très-haut parmi les compositeurs.
Dans cet opéra tiré d'un drame de Frédéric Soulié, une femme croyant son mari mort en exil, a épousé un autre homme qu'elle aimait et se voit, au retour de son premier époux, qu'elle respecte sans l'avoir jamais aimé d'amour, contrainte de quitter le second pour lui. Ses forces ne suffisent point à l'accomplissement de ce terrible devoir. Résolue de s'y soustraire, la malheureuse s'empoisonne, après avoir réconcilié les deux rivaux, et meurt en pressant sur son cœur leurs deux mains unies. Madame Hasselt joua et chanta ce rôle en tragédienne lyrique consommée, et je retrouvai en elle les beaux élans de l'âme, les savantes combinaisons unies à des inspirations soudaines qui firent si justement en France, il y a quarante ans, la gloire de madame Branchu.
Hélas! mon cher Humbert, elles disparaissent aussi peu à peu comme les ténors, ces cantatrices tragédiennes, sans lesquelles le drame lyrique est perdu. Il semble, à voir la rareté toujours croissante des artistes capables de reproduire avec les moyens de notre art les grandes et nobles passions du cœur humain, que ces passions soient une invention des poëtes et des musiciens, et que la nature ayant créé par exception quelques êtres doués de la faculté de les comprendre et de les exprimer, se refuse maintenant à en créer de nouveaux, les considérant comme des objets de luxe en dehors de la race humaine.
deuxième lettre
Vienne. (Suite)
Quand je vous disais dernièrement que les cantatrices dramatiques devenaient aussi rares que les ténors, et que la nature semblait n'en plus vouloir produire, ce n'est pas que les voix de soprano puissantes et étendues soient, comme les véritable ténors, des diamants hors de prix. Non, les belles voix de femme se rencontrent encore, les voix même très-exercées, mais que faire de ces instruments si la sensibilité, l'intelligence et l'inspiration ne les animent? C'est des talents dramatiques réels et complets que je voulais parler. Nous trouvons un assez bon nombre de cantatrices aimées du public parce qu'elles chantent d'une façon brillante de brillantes niaiseries, et détestées des grands maîtres parce qu'elles seraient incapables d'interpréter dignement leurs œuvres. Elles ont la voix, le savoir musical, un larynx agile: il leur manque l'âme, le cerveau et le cœur: de telles femmes sont de véritables monstres, et d'autant plus redoutables pour les compositeurs que, souvent, ces monstres-là sont charmants. Ceci explique la faiblesse qu'ont bien des maîtres d'écrire des rôles d'un sentiment faux, qui séduisent le public par l'éclat de leur apparence, et les œuvres bâtardes que nous voyons naître, et l'abaissement gradué du style, l'anéantissement du sens de l'expression, l'oubli des convenances dramatiques, le mépris du vrai, du grand, du beau, et le cynisme et la décrépitude de l'art dans certains pays.
Je ne vous ai point encore parlé de l'orchestre ni des chœurs du théâtre de Kerntnerthor: ils sont de première force; l'orchestre surtout, choisi, discipliné et dirigé par Nicolaï, a des égaux, mais n'a pas de supérieurs. Outre l'aplomb, la verve et une extrême habileté de mécanisme, cet orchestre est d'une sonorité exquise, qui tient sans doute à la rigoureuse justesse de l'accord des divers instruments entre eux, autant qu'à l'absence de toute intonation fausse dans chacune des exécutions individuelles dont l'ensemble se compose. On ne sait pas combien cette qualité est peu commune et quels désastres les imperfections de justesse, si rares qu'on les suppose, produisent dans les masses instrumentales, même les meilleures sous d'autres rapports. L'orchestre de Kerntnerthor sait accompagner le chant dans tous les styles, il sait dominer quand le rôle principal lui est dévolu; ses forte ne sont jamais du bruit, à moins qu'il n'ait à exécuter quelques-uns de ces misérables tissus de notes qui le contraignent alors d'être aussi mauvais que leur auteur. Il est parfait dans l'opéra, triomphant dans la symphonie, et, pour achever enfin d'en faire l'éloge, cet orchestre ne contient point de ces artistes boursouflés de vanité, qui repoussent les justes observations, regardent tout parallèle établi entre eux et les virtuoses étrangers comme une insulte, et croient faire honneur à Beethoven quand ils daignent l'exécuter. Nicolaï compte des ennemis à Vienne; c'est fâcheux pour les Viennois, car je le regarde comme un des plus excellents directeurs d'orchestre que j'aie jamais rencontrés, et comme un de ces hommes dont l'influence suffit à donner une supériorité musicale évidente à la ville qu'ils habitent, quand on les entoure des éléments dont ils ont besoin pour rendre manifestes leur force et leur intelligence. Nicolaï possède, à mon avis, les trois conditions indispensables pour former un chef d'orchestre accompli. C'est un compositeur savant, exercé, et susceptible d'enthousiasme; il a le sentiment de toutes les exigences du rhythme, et possède un mécanisme de mouvement parfaitement clair et précis: enfin c'est un organisateur ingénieux et infatigable ne plaignant ni son temps, ni sa peine aux répétitions, et qui sait ce qu'il fait parce qu'il ne fait que ce qu'il sait. De là les dispositions morales et matérielles excellentes, la confiance, la soumission, la patience, et enfin l'assurance merveilleuse et l'unité d'action de l'orchestre de Kerntnerthor.
Les concerts spirituels que Nicolaï organise et dirige tous les ans dans la salle des Redoutes, font le digne pendant de nos concerts du Conservatoire de Paris. C'est là que j'entendis la scène d'Obéron dont je vous ai parlé dans ma lettre précédente, avec l'air d'Iphigénie en Tauride: «Unis dès la plus tendre enfance», assez tristement chanté par Erl, une belle symphonie de Nicolaï, et la merveilleuse, l'incomparable symphonie en si bémol de Beethoven. Tout cela fut exécuté avec cette fidélité chaleureuse, ce fini dans les détails et cette puissance d'ensemble qui font, pour moi du moins, d'un pareil orchestre ainsi dirigé, le plus beau produit de l'art moderne et la plus véritable représentation de ce que nous appelons la musique aujourd'hui.
C'est dans cette grande et belle salle des Redoutes que Beethoven faisait entendre, il y a trente ans, ses chefs-d'œuvre adorés maintenant de toute l'Europe, et accueillis alors des Viennois avec le plus mortel dédain. M. le comte Michel Wielhorski m'a dit y avoir assisté, en 1820, et lui cinquantième, à l'exécution de la symphonie en la!!! Les Viennois se pressaient alors aux représentations des opéras de Salieri!... Pauvres petits hommes, à qui un colosse était né!... Ils aimaient mieux les nains.
Vous concevrez, mon cher Humbert, que les jambes m'aient tremblé quand je suis monté pour la première fois sur cette estrade où s'appuya naguère son pied puissant. Rien n'y est changé depuis Beethoven, le pupitre-chef dont je me servais fut le sien: voilà la place occupée par le piano sur lequel il improvisait; cet escalier conduisant au foyer des artistes est celui par lequel il redescendait quand, après l'exécution de ses immortels poëmes, quelques enthousiastes clairvoyants se donnaient la joie de le rappeler en l'applaudissant avec transports, au grand étonnement des autres auditeurs, amenés là par une curiosité désœuvrée, et qui ne voyaient, dans les sublimes élans de son génie, que les mouvements convulsifs et les brutales excentricités d'une imagination en délire. Quelques-uns approuvaient tout bas les enthousiastes, mais n'osaient se joindre à eux. Ils ne voulaient pas heurter de front l'opinion publique. Il fallait attendre. Et cependant, Beethoven souffrait. Sous combien de Ponce-Pilate ce Christ a-t-il ainsi été crucifié!!!
La vaste salle des Redoutes est très-belle pour la musique. C'est un parallélogramme, mais ses angles ne produisent pas d'échos. Il n'y a qu'un parquet et une galerie. Ce fut dans un des concerts que j'y donnais que le célèbre chanteur Pischek voulut se faire entendre pour la première fois à Vienne. Je fus ravi de sa proposition, l'ayant connu et admiré à Francfort trois ans auparavant. Il choisit pour ce jour-là une ballade de Uhland intitulée: Des Sængers Fluch, mise en musique par Esser et qui lui est très-favorable. Ce morceau étant avec piano obligé, je priai Seymour-Schiff, un habile et vigoureux pianiste allemand, de l'accompagner; en véritable artiste qu'il est, Seymour-Schiff y consentit. Nous allâmes donc ensemble chez Pischek pour répéter sa ballade. Je n'ai pas besoin de dire qu'il ne s'agit pas là d'une de ces babioles musicales que nous nommons ballades à Paris, celle de Uhland est un poëme d'une certaine étendue que le musicien a traité largement à la manière de Schubert, et l'œuvre d'Esser, essentiellement variée, forte et dramatique, ne ressemble en aucune façon à nos petits couplets plus ou moins bien recouverts d'un vernis gothique. Je ne saurais vous dire, mon cher Humbert, l'impression que fit sur moi la voix incomparable et la verve frémissante de Pischek, tant depuis trois ans il avait fait de progrès. Ce fut une sorte d'ivresse assez semblable à celle que produisit Duprez sur le public de l'Opéra le jour de son début dans Guillaume Tell. On n'a pas d'idée de la beauté de ce baryton, de sa force, de sa plénitude dans les sons de poitrine, de sa douceur ravissante dans les notes de tête, de son agilité et de sa puissance. Son étendue est d'ailleurs considérable; elle embrasse, en voix franche de poitrine, deux octaves, du la bémol grave au la bémol aigu. Et quel souffle brûlant anime ce rare instrument! quelle passion, tantôt savamment contenue, tantôt éclatant sans contrainte! Comme, en écoutant Pischek, on reconnaît vite l'artiste, le vrai musicien! Il agite son auditeur et le calme à son gré; il le fascine, il l'entraîne. Son enthousiasme, en chantant sa ballade, me saisit dès les premières mesures; je me sentis rougir jusqu'aux yeux; mes artères battaient à se rompre, et, fou de joie, je m'écriai: «Voilà don Juan, voilà Roméo, voilà Corte!» Pischek est en outre doué d'un extérieur avantageux; sa taille est haute et bien prise, sa physionomie vive et animée. Il est lecteur intrépide, pianiste d'une grande force, et assez fort contre-pointiste pour improviser sans peine dans le style fugué, sur le premier thème venu. Il faut vraiment déplorer, pour notre Opéra de Paris que Pischek ne sache pas un mot de français. Né à Prague en 1810, je crois, la première langue qu'il parla fut le bohême; il apprit ensuite l'allemand, plus tard l'italien, c'est de l'étude de l'anglais qu'il s'occupe à cette heure; et c'est en anglais qu'il chantera à Londres cet hiver.
Son succès dans la ballade d'Esser à mon concert fut spontané et général. Une romance, qu'à la demande du public, il chanta, en outre, en s'accompagnant lui-même, acheva de faire délirer l'auditoire. On ne pouvait, en effet, rien entendre de plus délicieux. Peu de jours après, il parut au théâtre de la Vienne, d'abord dans le Zimmerman, de Lortzing, puis dans les Puritains, où le fameux duo lui fournit l'occasion de lutter avec Staudigl. Il devait jouer Don Juan quand je partis pour Prague; je regrettai vivement de ne pouvoir l'entendre dans le rôle de ce héros de la séduction et de l'audace, dont il est, j'en suis convaincu, l'idéal personnifié. Pischek, cependant, a trouvé à Vienne, et parmi d'excellents esprits, des critiques sévères qui reprochaient à son chant de l'affectation et de la manière. J'avoue n'avoir jamais rien observé en lui qui me parût de nature à mériter ce grave reproche, qui du reste a été souvent aussi adressé à Rubini. Et je répète que si Pischek parvenait à savoir tout à fait bien le français (ce que je ne crois plus possible aujourd'hui) et que si l'on écrivait pour lui un rôle à la fois brillant et passionné, il bouleverserait à plaisir le public de l'Opéra et les Parisiens seraient ses esclaves.
La salle des Redoutes doit ce nom à de grands bals qu'on y donne fréquemment dans la saison d'hiver. C'est là que la jeunesse viennoise se livre à sa passion pour la danse, passion réelle et charmante, qui a amené les Autrichiens à faire de la danse des salons un art véritable, aussi au-dessus de la routine de nos bals, que les valses et l'orchestre de Strauss sont supérieurs aux polkas et aux racleurs des guinguettes de Paris. J'ai passé des nuits entières à voir tourbillonner ces milliers d'incomparables valseurs, à admirer l'ordre chorégraphique de ces contredanses à deux cents personnes disposées sur deux rangs seulement, et la piquante physionomie des pas de caractère, dont je n'ai vu qu'en Hongrie surpasser l'originalité et la précision. Et puis Strauss est là, dirigeant son bel orchestre; et quand les valses nouvelles qu'il écrit spécialement pour chaque bal fashionable ont du succès, les danseurs s'arrêtent parfois pour l'applaudir, les dames s'approchent de son estrade lui jettent leurs bouquets, et l'on crie bis, et on le rappelle à la fin des quadrilles. Ainsi la danse n'est pas jalouse et fait à la musique sa part de joie et de succès. C'est justice, car Strauss est un artiste. On n'apprécie pas assez l'influence qu'il a déjà exercée sur le sentiment musical de toute l'Europe, en introduisant dans les valses les jeux de rhythmes contraires, dont l'effet est si piquant, que les danseurs eux-mêmes ont déjà voulu l'imiter, en créant la valse à deux temps, bien que la musique de cette valse ait conservé le rhythme ternaire. Si l'on parvient hors de l'Allemagne à faire concevoir au gros public le charme singulier qui résulte, dans certains cas, de l'opposition et de la superposition des rhythmes contraires, c'est à Strauss qu'on le devra. Les merveilles de Beethoven en ce genre sont trop haut placées, et n'ont agi jusqu'à présent que sur des auditeurs exceptionnels: Strauss, lui, s'est adressé aux masses, et ses nombreux imitateurs ont été forcés, en l'imitant, de le seconder.
L'emploi simultané des diverses divisions de la mesure et des accentuations syncopées de la mélodie, même dans une forme constamment régulière et identique, est au rhythme simple, comme les ensembles à plusieurs parties diversement dessinées sont aux accords plaqués, je dirai même comme l'harmonie est à l'unisson et à l'octave. Mais ce n'est pas ici le lieu d'approfondir cette question; j'osai l'aborder déjà, il y a quelque douze ans, dans une étude sur le rhythme qui me valut les anathèmes d'un foule de gens dont certes la plupart ne pouvaient se douter de ce que je voulais dire. Vous savez, mon ami, que sans être aussi arriérée que l'Italie sur ce point, la France est encore le foyer de la résistance aux progrès de l'émancipation du rhythme.
Un très-petit public épars dans Paris commence seulement aujourd'hui, à force d'avoir entendu au Conservatoire Weber et Beethoven, à soupçonner que l'emploi constant d'un seul rhythme amène la monotonie et parfois même d'énormes platitudes. Mais je n'ai plus la moindre velléité de tracasser les retardataires à ce sujet. Nos paysans français ne chantent qu'à l'unisson. Je suis bien convaincu maintenant que si jamais les partisans enragés du rhythme simple, des phrases de huit mesures et des coups de grosse caisse sur le temps fort exclusivement, en viennent à sentir et à aimer les harmonies de rhythmes, ce ne sera guère qu'au jour où ces mêmes paysans seront parvenus à chanter à six parties. C'est dire assez qu'ils n'y arriveront jamais. Laissons-les donc à leurs jouissances primitives.
Je rêvais tristement, à une de ces fêtes nocturnes (car les valses de Strauss, avec leurs ardentes mélodies qui ressemblent à des cris d'amour, ont le don de m'attrister profondément), je rêvais, dis-je, pendant l'un de ces bals étincelants de radieux sourires, quand un petit homme d'une figure spirituelle, fendant la foule, s'approcha de moi; c'était le lendemain d'un de mes concerts.
«—Monsieur, me dit-il vivement, vous êtes Français, je suis Irlandais, il n'y a donc point d'amour-propre national dans mon suffrage, et (me saisissant la main gauche) je vous demande la permission de serrer la main qui a écrit la symphonie de Roméo. Vous comprenez Shakespeare!
—En ce cas, monsieur, répliquai-je, vous vous trompez de main; j'écris toujours avec celle-ci.»
L'Irlandais souriant, prit la main droite que je lui présentais, la secoua très-cordialement, et s'éloigna en disant:
«Oh, les Français! les Français! il faut qu'ils se moquent de tout, et de tous, même de leurs admirateurs!»
Je n'ai jamais su quel était cet aimable insulaire qui prenait mes symphonies pour des filles de la main gauche.
Je ne vous ai rien dit de cet admirable Ernst qui fit tant de sensation à Vienne a cette époque; je me réserve de parler de lui dans le récit de mon voyage en Russie; car je l'ai retrouvé à Saint-Pétersbourg, où son prodigieux succès est allé toujours grandissant. Il se repose en ce moment sur les bords de la Baltique, à prendre de la mer des leçons de grandiose et d'accents sublimes. J'espère bien le rencontrer encore dans quelque coin du monde; car Liszt, Ernst et moi nous sommes, je crois, parmi les musiciens, les trois plus grands vagabonds que le désir de voir et l'humeur inquiète aient jamais poussés hors de leur pays.
Il faut un talent immense comme celui d'Ernst pour attirer seulement l'attention dans une ville comme Vienne, où l'on entendit tant de violonistes supérieurs, et qui en possède encore de si remarquables. Je citerai d'abord parmi ceux-là, Mayseder, dont la célébrité, dès longtemps établie est grande et méritée; le jeune Joachim[102] dont le nom commence à poindre, et le fils d'Helmesberger (le concert-meister de Kerntnerthor). Mayseder est un violoniste brillant, correct, élégant, irréprochable, toujours sûr de lui; les deux autres, Joachim surtout, sont bouillants, téméraires, comme on l'est à leur âge, ambitieux d'effets nouveaux, d'une énergie indomptable, et ne croient guère à l'impossible. Mayseder est le chef de l'excellent quatuor du prince Czartoryski; il a pour second violon Strebinger, pour alto Darst, et pour violoncelle Borzaga. Tous les trois, ainsi que Mayseder, appartiennent à la chapelle impériale. Ce quatuor est une des belles choses qu'on peut entendre à Vienne, et bien digne de l'attention religieuse avec laquelle le prince et un petit nombre d'auditeurs d'élite l'écoutent chaque semaine interpréter les chefs d'œuvre de Beethoven, de Haydn et de Mozart. Madame la princesse Czartoryska, musicienne parfaite par le savoir et par le goût, distinguée, pianiste en outre, prend quelquefois aussi une part active à ces concerts de musique intime. Après une quintette de Humel, qu'elle venait d'exécuter avec une supériorité magistrale, quelqu'un me dit:
«—Décidément il n'y a plus d'amateurs!
—Oh!... répondis-je, en cherchant bien... vous en trouveriez peut-être... même parmi les artistes. Mais en tout cas la princesse est une exception.»
La chapelle impériale, formée d'instrumentistes et de chanteurs choisis parmi les meilleurs de Vienne, est nécessairement excellente. Elle possède quelques enfants de chœur doués de fort jolies voix. Son orchestre est peu nombreux mais exquis; la plupart des solos sont confiés à Staudigl. En somme, cette chapelle m'a rappelé celle des Tuileries en 1828 et 1829, époques de sa plus grande splendeur. J'y ai entendu une messe composée de fragments de divers maîtres, tels que Asmayer, Joseph Haydn et son frère Michel. On faisait aussi quelquefois à Paris de ces pots-pourris pour le service de la chapelle royale, mais rarement cependant: je pense qu'il en doit être de même à Vienne, et que le hasard (malgré la beauté remarquable des fragments que j'ai entendus) m'a mal servi. L'empereur avait alors, si je ne me trompe, trois maîtres de chapelle, les savants contre-pointistes Eybler et Asmayer, et Weigl, qui mourut peu de jours avant mon départ de Vienne. Ce dernier nous est connu en France par son opéra la Famille Suisse, qui fut représenté à Paris en 1828. Cet ouvrage eut peu de succès; il parut aux musiciens fade et incolore, et les mauvais plaisants prétendirent que c'était une pastorale écrite avec du lait.
Une chose m'a frappé et péniblement affecté à Vienne, c'est l'ignorance incroyable ou l'on est généralement des œuvres de Gluck. À combien de musiciens et d'amateurs n'ai-je pas demandé s'ils connaissaient Alceste, ou Armide, ou Iphigénie, toujours la réponse a été la même: «On ne représente jamais à Vienne ces ouvrages, nous ne les connaissons pas.» Mais malheureux! qu'on les représente ou non, vous devriez les savoir par cœur! Il est bien clair que des entrepreneurs comme MM. Balochino et Pockorny, moins soucieux de belles partitions que de grosses recettes, n'imiteront pas le roi de Prusse, et ne se donneront pas le luxe de faire représenter des chefs-d'œuvre anciens, quand ils peuvent offrir au public des produits nouveaux, tels qu'Alessandro Stradella ou Indra.
On citait même comme un des événements remarquables de la saison, la découverte qu'on venait de faire de la tombe de Gluck! La découverte! concevez-vous cela? Elle était donc inconnue?... Parfaitement. Ô Viennois de mon âme, vous êtes dignes d'habiter Paris! Ce fait pourtant n'a rien en soi de bien étrange, si l'on songe qu'à cette heure on ignore absolument où reposent les restes de Mozart!
J'ai dit quelques mots dans ma première lettre qui ne doivent pas vous avoir donné une idée brillante du Conservatoire de Vienne. Malgré tout le mérite de son directeur M. Preyer, et le talent bien apprécié de M. Joseph Fischhoff, de M. Bœhm et de quelques autres excellents professeurs, le Conservatoire ne répond pas, par l'importance et le nombre de ses classes, à ce qu'on s'attend à trouver dans une capitale musicale telle que Vienne. Il paraît même qu'il fut, il y a quelques années, dans un état de délabrement tel que sans l'extrême énergie, l'intelligence et le dévouement du docteur J. Bacher, qui prit en main sa défense et parvint à le remettre sur pied, il n'existerait plus. Le docteur Bacher n'est point un artiste; c'est un de ces amis de la musique comme on en trouve deux ou trois en Europe, qui entreprennent et mènent à bien quelquefois les plus rudes tâches, mus par le seul amour de l'art; qui par la pureté de leur goût, acquièrent sur l'opinion une autorité réelle, et en viennent même souvent à accomplir par leurs propres forces ce que des souverains devraient faire et ce qu'ils ne font pas. Actif, persévérant, volontaire et généreux au delà de toute expression, le docteur Bacher est à Vienne le plus ferme soutien de la musique et la providence des musiciens.
C'est dans la salle du Conservatoire, petite, mais excellente, qu'ont lieu les concerts philharmoniques, sous l'habile direction de M. le baron de Lannoye, et les réunions de l'académie de chant d'hommes, précieuse institution dirigée par M. Barthe avec autant d'intelligence que de zèle. J'ai entendu là, cinq ou six fois au moins, et avec un plaisir toujours nouveau, l'étonnant pianiste Dreyschock; talent jeune, frais, brillant, énergique, d'une habileté technique immense, dont le sentiment musical est des plus élevés, et qui a introduit dans sa musique de piano une foule de combinaisons nouvelles d'un effet charmant.
Je demande pardon à tant d'artistes remarquables du laconisme avec lequel je me vois contraint de parler d'eux. L'espace me manque; il faudrait écrire un livre pour rendre pleine justice à chacun et énumérer en détail toutes les richesses musicales de Vienne.
Et pourtant je n'ai rien dit encore de quelques-uns de ses plus éminents esprits: de ceux que la nature de leur talent porte surtout vers les compositions dites di camera, telles que les quatuors et les lieder avec piano. De ce nombre sont M. Becher, âme rêveuse et concentrée, dont l'audace harmonique dépasse tout ce qu'on a tenté jusqu'à présent, qui cherche à agrandir la forme du quatuor et à lui donner des allures nouvelles. M. Becher est d'ailleurs un écrivain fort distingué, et sa critique est en grande estime parmi les maîtres de la presse viennoise[103].
M. le conseiller Wesque de Putlingen, qui publie ses œuvres sous le pseudonyme de Hoven, m'a fait passer de bien douces heures en chantant ses lieder d'un tour mélodique si heureux et si plein d'humour, et accompagnés d'harmonies si piquantes. J'ai remarqué les mêmes qualités dans les fragments de deux opéras de sa composition que je n'ai pu malheureusement entendre qu'au piano.
M. Dessauer nous est plus connu, à cause du séjour qu'il fit à Paris pendant deux ans, de 1840 à 1842, je crois. Il y mit en musique une foule de morceaux de nos premiers poëtes. Il continue à grossir sa collection de lieder, dont la plupart obtiennent dans les salons délicats un incontestable succès. Dessauer est tout entier acquis à l'élégie; il n'est à son aise que dans les malaises de l'âme; les souffrances du cœur sont sa plus douce jouissance, et les larmes toute sa joie. Dessauer, à Vienne comme à Paris, me faisait toujours une guerre courtoise. Son idée fixe est de me convertir à une doctrine musicale que je ne connais pas encore, car il n'a jamais pu se décider à me la dévoiler. Toutes les fois que l'occasion s'est présentée pour nous de causer à fond, comme il disait, au moment de commencer son homélie, si je le regardais bien en face avec mon air le plus sérieux, il en concluait que j'allais me moquer de lui, et, retombant dans son silence, remettait ma conversion à des temps plus heureux. Si tous les prédicateurs avaient fait ainsi, nous croupirions encore dans les ténèbres du paganisme.
Je ne dois pas oublier de signaler ici la cordialité avec laquelle m'ont accueilli à Vienne la plupart des écrivains qui labourent, comme je l'ai fait jusqu'à ce jour, l'âpre et rocailleux terrain de la critique, pour y voir pousser trop souvent chardons et orties. Ils m'ont traité en confrère, et je les en remercie. L'un d'eux, M. Saphir, donne tous les ans une académie littéraire et musicale dans laquelle, en dépit des entraves de la censure, son étincelant esprit trouve le moyen de flageller les hommes et les choses à la grande joie de son auditoire, qui, semblable à tous les auditoires du monde, est toujours ravi si l'on éreinte quelqu'un.
Je ne vous parle pas du bâton de mesure[104] que m'offrirent si gracieusement dans un souper, mes amis de Vienne, après mon troisième concert, ni du beau présent que me fit l'Empereur, ni de beaucoup d'autres choses, dont les journaux du temps vous ont rebattu les oreilles. Vous n'ignorez rien de tout ce qui m'arriva d'heureux dans ce voyage, il serait donc au moins inutile d'y revenir.
troisième lettre
Pesth.
Quand on voyage en Autriche, il faut absolument visiter au moins trois de ses capitales: Vienne, Pesth et Prague. À la vérité, certains esprits chagrins prétendent bien que Pesth est en Hongrie et que Prague est en Bohême; mais ces deux États n'en font pas moins parties intégrantes de l'empire d'Autriche auquel ils sont attachés et dévoués corps, âmes et biens à peu près comme l'Irlande est dévouée à l'Angleterre, la Pologne à la Russie, l'Algérie à la France, comme tous les peuples conquis ont dans tous les temps été attachés à leurs vainqueurs. Ainsi donc partons pour Pesth, grande ville d'Autriche, en Hongrie. Je ne suis pas heureux dans mes relations avec le Danube. Ainsi que je vous l'ai dit, il avait emporté son dernier bateau à vapeur quand je voulus m'embarquer à Ratisbonne pour Vienne; il se couvrit de brouillards pour m'empêcher de descendre son cours jusqu'à Pesth, et vous allez voir que le vieux fleuve ne borna pas là ses mauvais procédés à mon égard. Il semble qu'il ait été tout à fait mécontent de me voir arriver dans ses domaines, et qu'il ait voulu non-seulement ne pas m'en faciliter l'accès, mais me l'interdire même tout à fait. Et pourtant combien je l'ai admiré, comme je l'ai loué ce puissant et majestueux fleuve! Il aurait dû être sensible à mon admiration. Mais loin de là, plus je m'extasiais devant ses magnificences, et plus il me devenait hostile; et je pourrais dire de lui ce que La Fontaine disait de son lion:
Ce monseigneur du lion-là
Fut parent de Caligula.
Avant de quitter Vienne, je manifestai le désir d'être présenté à M. le prince de Metternich: ceux mêmes de mes amis qui se trouvaient les mieux placés pour me procurer cet honneur, se montrant alors vraiment embarrassés de ma demande, je fus sur le point d'y renoncer. Il s'agissait de voir un officier lié avec un conseiller, qui parlerait à un membre de la chancellerie de cour, assez puissant pour m'introduire auprès d'un secrétaire d'ambassade, qui obtiendrait de l'ambassadeur qu'il voulût bien parler à un ministre, afin qu'il me présentât. Je trouvai le circuit infiniment trop prolongé, et l'idée me vint enfin de remplacer à moi tout seul l'officier, le conseiller, le chancelier, le secrétaire, l'ambassadeur et le ministre, en me présentant moi-même. Mes amis, en me voyant déterminé à tenter l'aventure, m'ont très-probablement, in petto, traité de fou, ou tout au moins de Français et demi. Quoi qu'il en soit, bravant l'étiquette autrichienne ou l'opinion que l'on se fait à Vienne de ses rigueurs, je m'acheminai vers le palais du prince. Je monte, je trouve dans le salon un officier de garde, je lui présente ma carte en lui exprimant le désir qui m'amenait. Il entre chez le prince, et revient un instant après m'annoncer que Son Altesse allait être libre dans quelques minutes et qu'elle voulait bien me recevoir. Je fus admis, en effet, sans autre préambule. Le prince se montra d'une amabilité parfaite, me fit beaucoup de questions sur la musique et surtout sur ma musique dont il me parut que Son Altesse, qui n'en avait point encore entendu alors, s'était fait une fort drôle d'idée. Je m'efforçai de lui en donner une autre. Bref, je me retirai, enchanté de l'accueil que j'avais reçu, prodigieusement étonné qu'il fût si facile de brutaliser ainsi les lois de l'étiquette allemande, et tout fier d'avoir rempli les fonctions d'officier, de conseiller, de chancelier, de secrétaire d'ambassadeur et de ministre, sans embarras, pendant quelques instants. Et voilà comment je reconnus encore une fois la vérité de la parole évangélique: «Frappez et il vous sera ouvert», et le tact exquis avec lequel certains princes savent dire aussi parfois: Sinite parvulos venire ad me. À la condition, bien entendu, que les parvuli soient étrangers, quelque peu clercs, et appartiennent à cette classe, curieuse à voir de près, de gens inutiles qu'on nomme aujourd'hui poëtes, musiciens, peintres, artistes enfin, et qu'on désignait au moyen âge par les dénominations assez malhonnêtes de ménestrels, trouvères, histrions et bohémiens.
Vous vous étonnerez peut-être, mon cher Humbert, que je n'aie point usé de ma puissante influence pour me faire admettre à présenter mes hommages à la famille impériale, et vous aurez raison. Il y a eu en effet à ma réserve une raison d'état que je m'en vais vous dire très-confidentiellement. Il m'était revenu, dès les premiers temps de mon séjour à Vienne, que l'Impératrice, cet ange de piété, de douceur et de dévouement, avait de moi une opinion encore plus extraordinaire que celle du prince Metternich sur ma musique. Certains passages un peu trop sauvages de style de mon Voyage en Italie, habilement commentés en outre auprès de S. M. par de bons amis (vous savez qu'on est exposé à en avoir partout, même à la cour d'Autriche), m'avaient valu en si haut lieu la réputation d'un véritable brigand, tout bonnement. Or, je fus non pas flatté, c'est trop peu dire, mais vraiment glorieux de ce renom excentrique qui me tombait du ciel. Je me dis, ce que vous vous fussiez dit à ma place bien certainement, qu'une légère auréole de crimes est chose trop distinguée, depuis que Byron l'a mise à la mode, pour ne pas la conserver précieusement quand on a le bonheur de la posséder; fût-elle même posée sur un front tout à fait indigne. Je raisonnai donc ainsi: Si je me présente à la cour, il est probable que l'Impératrice daignera m'adresser la parole; je devrai lui répondre, de mon mieux nécessairement, et la conversation une fois engagée, Dieu sait où elle peut me conduire. S. M. est capable de perdre en un clin d'œil l'opinion originale qu'elle s'est faite de mon individu; elle ne verra plus en moi qu'un adorateur, comme tant de millions d'autres, de sa grâce et de sa bonté; elle ne trouvera rien de sanglant dans mes yeux, rien de fauve dans mon égard, rien de tigridien dans ma voix; j'aurai bien toujours le nez un peu aquilin, il est vrai, mais, en somme, je ne paraîtrai point du tout avoir le physique de mon emploi, et je passerai pour un simple honnête homme, incapable de faire un malheur et d'arrêter seulement une diligence; me voilà donc perdu de réputation. Ah, diable! non! j'aime mieux rester brigand et partir au plus vite; l'éloignement devant être surtout favorable au développement de mon auréole, qui ne fera que croître et embellir.
Voilà pourquoi j'ai obstinément refusé de me faire l'honneur de me présenter à la cour d'Autriche, et pourquoi je suis ainsi brusquement descendu en Hongrie un beau matin. C'est ici maintenant que doit avoir place le récit de mes démêlés avec le Danube. Chaque jour il s'enveloppait dans un nuage, comme les dieux d'Homère quand ils avaient à commettre quelque méchante action; de là interruption de la navigation et nécessité pour les voyageurs de prendre pour Pesth la voie de terre. C'est bien honnête ce que je dis là. Sachez, mon ami, que sur toute la surface de cette plaine immense qui s'étend de Vienne à Pesth, les simples cailloux sont aussi rares que les émeraudes; que le sol y est formé d'une fine poussière qu'on dirait tamisée et qui, détrempée par la pluie, forme des fondrières au travers desquelles il faut se traîner à grand renfort de chevaux, en y enfonçant à tout instant au risque de n'en plus sortir. C'est donc la voie de boue et non la voie de terre que j'aurais dû dire. Vous jugez des charmes d'un pareil voyage. Mais ce n'est rien encore. Ne voilà-t-il pas le Danube qui s'avise de déborder et de couvrir de ses ondes furieuses le noir fossé dans lequel nous barbotions depuis quinze heures et qu'on s'obstine dans le pays à appeler la grande route. À minuit je fus tiré de ma somnolence résignée par l'immobilité de la voiture et le bruit des eaux qui roulaient autour de nous avec fracas. Le cocher, marchant à l'aventure, nous avait amenés dans le lit du fleuve, et n'osait plus faire un mouvement.
L'eau montait cependant. Un officier hongrois placé dans le coupé m'avait deux ou trois fois adressé la parole par une petite fenêtre pratiquée dans la cloison intermédiaire de la malheureuse voiture.
«—Capitaine, lui dis-je alors à mon tour.
—Monsieur!
—Ne pensez-vous pas que nous allons nous noyer?
—Oui, monsieur je le pense! Vous offrirai-je un cigare?»
Son insolent sang-froid me donnait envie de lui asséner un coup de poing, et de fureur je me mis à accepter son cigare et à le fumer précipitamment.
L'eau montait toujours.
Alors le cocher, faisant un effort désespéré, tourne court au risque de nous verser dans le courant, parvient à gravir la rive droite, dont nous étions encore heureusement assez rapprochés, se dirige à travers champs, et nous conduit... droit dans un lac. Cette fois, je crus bien que c'était fini, et, appelant de nouveau le militaire:
«—Capitaine, avez-vous encore un cigare?
—Oui, monsieur!
—Eh bien, donnez-le moi vite, car, pour le coup, nous allons nous noyer tout à fait!»
Heureusement un brave paysan vint à passer par là (où diable allait-il à une pareille heure et par de pareils chemins?) nous aida à sortir du lac et donna à notre malencontreux phaéton des indications, grâce auxquelles il parvint à retrouver sa route. Enfin, le lendemain, de cahots en soubresauts, de fossés en fondrières, passant alternativement de l'eau dans la boue et de la boue dans l'eau, nous parvînmes à Pesth; c'est-à-dire en face de Pesth, sur la rive droite du Danube, qui eut la bonté de nous permettre de le traverser en barque, faute d'un pont. Sur cette rive droite se trouve une assez grande ville; je demandai son nom à mon capitaine.
«—C'est Buda, me dit-il...
—Comment! Buda? sur ma carte d'Allemagne, la ville placée en face de Pesth porte une tout autre désignation. Tenez, voyez, elle s'appelle Ofen.
—Justement, c'est Buda; Ofen est une traduction allemande très-libre du mot hongrois.
—J'y suis; les cartes allemandes, à ce qu'il paraît sont aussi ingénieusement rédigées que les cartes françaises. Seulement on devrait mettre sur les unes: Ratisbonne, prononcez Regensburg, et sur les autres: Ofen, prononcez Buda.»
En arrivant je me donnai une partie de plaisir que je m'étais promise la veille si j'échappais au Danube et à la boue; je pris un bain, je bus deux verres de tokai et je dormis vingt heures, non sans rêver de noyades et de lacs de boue. Après quoi il fallut bien s'occuper des préparatifs de mon premier concert, faire un arrangement avec les directeurs, chercher des violons, voir le maître de chapelle, les chanteurs, etc., etc. Grâce à la bienveillante influence de M. le comte Radaï, surintendant du Théâtre-National, dans lequel on m'avait engagé à donner mes concerts de préférence au Théâtre-Allemand, les principales difficultés furent bientôt levées. J'eus seulement un instant d'inquiétude, pour la composition de mon orchestre; car celui du Théâtre-National est si peu nombreux qu'il n'y avait pas moyen de songer à monter mes symphonies avec sa petite bande de violons seulement. D'un autre côté il était impossible de recourir aux artistes du Théâtre-Allemand, à cause d'un règlement qui vous donnera une idée de la touchante affection des Hongrois pour tout ce qui leur vient d'Allemagne. Il est défendu d'admettre dans le Théâtre-National aucun artiste du Théâtre-Allemand, chanteur, choriste ou instrumentiste, quel que soit le besoin que l'on puisse avoir de son concours. Bien plus, il est permis de chanter au théâtre hongrois dans toutes les langues anciennes et modernes, à la seule exception de la langue allemande, dont l'usage est formellement interdit. Cette exclusion étrange et hardie, dans un pays soumis à l'empire d'Autriche, tient à une imitation du système continental de Napoléon, pratiquée à l'égard de l'Allemagne en général et de l'Autriche en particulier par la nation hongroise. Ainsi les produits de l'industrie allemande sont généralement repoussés, et dans toutes les classes de la population on considère comme un devoir de n'employer que des objets confectionnés en Hongrie par des Hongrois. De là, sur la plupart des magasins de Pesth, derrière les vitraux mêmes des marchandes de modes, l'inscription en gros caractères du mot hony qui m'avait si fort intrigué le premier jour, et qui signifie national.
Un éditeur de musique de Vienne, Henri Müller (le plus serviable des hommes, qui m'a comblé de marques de dévouement pendant mon séjour en Autriche), m'avait fort heureusement donné une lettre pour un de ses confrères de Pesth, M. Treichlinger, l'un des grands violonistes qu'a produits l'ancienne école d'Allemagne. M. Treichlinger me mit en rapport avec les principaux membres de la Société philharmonique de Pesth et m'obtint promptement un renfort d'une douzaine d'excellents violons à la tête desquels il me pria de le compter lui-même. Ils s'acquittèrent tous à merveille de la tâche qu'ils avaient si gracieusement acceptée et l'exécution de mon programme fut une des meilleures qu'on eût, je crois, entendues à Pesth depuis longtemps. Au nombre des morceaux qui le composaient se trouvait la marche qui sert maintenant de finale à la première partie de ma légende de Faust. Je l'avais écrite dans la nuit qui précéda mon départ pour la Hongrie. Un amateur de Vienne, bien au courant des mœurs du pays que j'allais visiter, était venu me trouver avec un volume de vieux airs quelques jours auparavant. «Si vous voulez plaire aux Hongrois, me dit-il, écrivez un morceau sur un de leurs thèmes nationaux; ils en seront ravis et vous me donnerez au retour des nouvelles de leurs Elien (vivat) et de leurs applaudissements. En voici une collection dans laquelle vous n'avez qu'à choisir.» Je suivis le conseil et choisis le thème de Rákóczy, sur lequel je fis la grande marche que vous connaissez.
À peine eut-on répandu dans Pesth l'annonce de ce nouveau morceau de musique hony, que les imaginations commencèrent à fermenter nationalement. On se demandait comment j'aurais traité ce thème fameux et pour ainsi dire sacré qui, depuis tant d'années, fait battre les cœurs hongrois et les enivre de l'enthousiasme de la liberté et de la gloire. Il y avait même une sorte d'inquiétude à ce sujet, on craignait une profanation... Certes, loin d'être offensé de ce doute, je l'admirais. Il était d'ailleurs trop bien justifié par une foule de pitoyables pots-pourris et arrangements, dans lesquels on a fait d'horribles outrages à des mélodies dignes de tous les respects. Peut-être aussi plusieurs amateurs hongrois avaient-ils été témoins, à Paris, de l'impiété barbare avec laquelle, aux jours de fêtes nationales, nous traînons dans les égouts musicaux notre immortelle Marseillaise!!
Enfin l'un d'eux, M. Horwath, rédacteur en chef d'un journal hongrois, incapable de contenir sa curiosité, va chez l'éditeur avec lequel je me trouvais en relations pour l'organisation du concert, s'informe de la demeure du copiste chargé d'extraire les parties d'orchestre de ma partition, court chez cet homme, demande mon manuscrit et l'examine attentivement. M. Horwath, peu satisfait de cet examen, ne put, le lendemain, me déguiser son inquiétude.
«—J'ai vu votre partition de la Marche de Rákóczy, me dit-il.
—Eh bien?
—Eh bien! j'ai peur.
—Bah!
—Vous avez exposé notre thème piano, et nous avons au contraire l'habitude de l'entendre jouer fortissimo.
—Oui, par vos Zingari. D'ailleurs, n'est-ce que cela? Soyez tranquille, vous aurez un forte comme jamais de votre vie vous n'en avez entendu. Vous n'avez pas bien lu. En toute chose il faut considérer la fin.»
Le jour du concert, néanmoins, une certaine anxiété me serrait la gorge quand vint le moment de produire ce diable de morceau. Après une sonnerie de trompettes dessinée sur le rhythme des premières mesures de la mélodie, le thème paraît, vous vous en souvenez, exécuté piano par les flûtes et les clarinettes, et accompagné par un pizzicato des instruments à cordes. Le public resta calme et silencieux à cette exposition inattendue; mais quand, sur un long crescendo, des fragments fugués du thème reparurent, entrecoupés de notes sourdes de grosse caisse simulant des coups de canon lointains, la salle commença à fermenter avec un bruit indescriptible: et au moment où l'orchestre déchaîné dans une mêlée furieuse, lança son fortissimo si longtemps contenu, des cris, des trépignements inouïs ébranlèrent la salle; la fureur concentrée de toutes ces âmes bouillonnantes fit explosion avec des accents qui me donnèrent le frisson de la terreur; il me sembla sentir mes cheveux se hérisser, et à partir de cette fatale mesure je dus dire adieu à la péroraison de mon morceau, la tempête de l'orchestre étant incapable de lutter avec l'éruption de ce volcan dont rien ne pouvait arrêter les violences. Il fallut recommencer, cela se devine; et la seconde fois ce fut à grand'peine que le public put se contenir deux ou trois secondes de plus qu'à la première, pour entendre quelques mesures de la coda. M. Horwath se démenait dans sa loge comme un possédé; je ne pus m'empêcher de rire en lui jetant un regard qui signifiait: «Eh bien! avez-vous encore peur? Êtes-vous content de votre forte?» Bien me prit d'avoir placé à la fin du concert la Ràkòczy-indulò (c'est le titre du morceau en langue hongroise), car tout ce qu'on aurait voulu faire entendre ensuite eût été perdu.
J'étais violemment agité, on peut croire, après un ouragan de cette nature, et je m'essuyais le visage dans un petit salon derrière le théâtre, quand je reçus un singulier contre-coup de l'émotion de la salle. Voici comment: je vois entrer à l'improviste dans mon réduit un homme misérablement vêtu, et le visage animé d'une façon étrange. En m'apercevant, il se jette sur moi, m'embrasse avec fureur, ses yeux se remplissent de larmes, c'est à peine s'il peut balbutier ces mots:
«—Ah! monsieur, monsieur! moi Hongrois... pauvre diable... pas parler français... un poco l'italiano... Pardonnez... mon extase... Ah! ai compris votre canon... Oui, oui... la grande bataille... Allemands chiens!» Et se frappant la poitrine à grands coups de poing: «Dans le cœur moi... je vous porte... Ah! Français... révolutionnaire... savoir faire la musique des révolutions.»
Je n'essayerai pas de dépeindre la terrible exaltation de cet homme, ses pleurs, ses grincements de dents; c'était presque effrayant, c'était sublime!
Vous pensez bien, mon cher Humbert, que la Ràkòczy-indulò, après cela, fut de tous les programmes et toujours avec le même résultat. Je dus même, en partant, laisser à la ville de Pesth mon manuscrit qu'on désira garder, et dont je reçus une copie à Breslau un mois après. On l'exécute maintenant en Hongrie dans les grandes occasions. Mais je dois avertir ici le maître de chapelle, M. Erckl, que j'ai fait depuis ce temps plusieurs changements dans l'instrumentation de ce morceau, en ajoutant à la coda une trentaine de mesures qui, ce me semble, en augmentent l'effet. Je m'empresserai de lui adresser la partition, revue, corrigée et augmentée, dès que mon éditeur me le permettra[105]. M. Erckl est un excellent et digne homme d'un grand talent: j'ai entendu, pendant mon séjour à Pesth, et sous son habile direction, un opéra de lui, intitulé Hunyady, dont le sujet est tiré des annales héroïques de la Hongrie. Il y a dans cette œuvre une foule de choses remarquables par leur originalité et surtout par la profondeur du sentiment qui les a dictées. C'est d'ailleurs purement écrit et instrumenté d'une façon très-intelligente et très-fine; ce qui ne veut pas dire, loin de là, que cette instrumentation manque d'énergie. Madame Schodel, véritable tragédienne lyrique de l'école de madame Branchu (école perdue dont je ne m'attendais pas à trouver un rejeton en Hongrie), joua et chanta d'une belle manière le rôle principal. Je dois encore signaler dans la troupe hongroise un ténor très-méritant, nommé Feredy. Il dit surtout à merveille, en les accentuant d'une façon charmante dans son étrangeté, les romances et les chansons nationales si chères aux Hongrois, mais qui, ainsi chantées, plairaient certes à tous les peuples. Le concert-meister est un violoniste de beaucoup de talent, nommé Kohne qui séjourna longtemps à Paris et sort même, si je ne me trompe des classes de notre Conservatoire. Pour le chœur du théâtre national de Pesth, il est très-faible, tant par le nombre que par la nature et le peu d'exercice des voix. La langue hongroise n'est point défavorable à la musique, elle est même, à mon sens, beaucoup moins dure que l'allemand. Voilà une vraie langue! que personne ne comprend... sans l'avoir apprise. Il ne faut pas chercher des analogies entre le hongrois et aucune autre langue connue, ou ne les trouverait pas. Certains termes de musique même, venus de l'italien, et conservés à peu près intégralement dans tous les idiomes de l'Europe sont remplacés en hongrois par des termes spéciaux, composés ou simples, mais entièrement différents. Tel est le mot concert qu'on retrouve à peu près toujours le même en italien, en espagnol, en français, en allemand, en anglais, en russe. Devinez ce qu'il devient sur les affiches hongroises hangverseny, ni plus, ni moins. Ce mot étrange signifie littéralement concours de sons.
Mes préoccupations musicales ne m'empêchèrent point, pendant mon séjour à Pesth, d'assister à deux bals et à un grand banquet politique donnés par la noblesse hongroise. Je n'ai rien vu d'aussi splendidement original que ces bals, tant à cause du luxe prodigieux qu'on y étale que de la singularité pittoresque des costumes nationaux et de la beauté de cette fière race de Madgyars. Les danses y diffèrent essentiellement par leur caractère de celles qu'on connaît dans le reste de l'Europe. Nos froides contredanses françaises n'y jouent qu'un rôle très-obscur. Les mazur, les trasalgo, les keringo et les csardas y règnent en joyeuses souveraines. La csardas surtout, cette importation perfectionnée des fêtes agrestes et que les paysans hongrois dansent avec une exubérance de joie et un entrain si ravissants, me parut jouir de la faveur particulière des danseurs aristocratiques; malgré les timides observations d'un malencontreux critique, lequel, dans un journal, s'était avisé de trouver un peu lestes les figures et les mouvements de la csardas, qu'il comparait, bien à tort selon moi, aux excentricités de la danse inexprimable, prohibée par les sergents de ville parisiens. Aussi Dieu sait par quelle bordée de reproches il fut accueilli, et de quels regards tant de beaux yeux le foudroyèrent, quand, après la publication de son article, il osa paraître au bal. L'écrivain hony fut honni. Il y a quarante-huit heures que je couvais ce calembour. Le banquet politique auquel je fus admis me donna l'occasion de voir et d'entendre le célèbre orateur Deak, l'O'Connell de la Hongrie, dont le nom est dans toutes les bouches et le portrait dans toutes les maisons. Comme le voulait l'illustre défenseur de l'Irlande, M. Deak ne veut arriver aux réformes nécessaires à son pays que graduellement et par des moyens légaux; et il a grand'peine à contenir la frémissante impatience de son parti. Il parla peu et avec beaucoup de calme ce jour-là, et je compris le sujet de son discours par cette exclamation échappée en forme d'aparté à un de mes voisins à l'air sombre et mécontent «Fabius cunctator!»
On me montra parmi les convives un jeune homme d'une figure très-caractérisée. «C'est un Atlas, me dit M. Horwath.—Comment, un Atlas?—Oui, il est poëte et porte le nom d'Hugo...»
Pendant le dîner, un petit orchestre de noirs Zingari exécutait à sa manière, c'est-à-dire de la façon la plus naïvement sauvage, des mélodies nationales, qui, alternant avec les discours et les toasts, et bien secondés par les vins brûlants de Hongrie, surexcitaient encore la fièvre révolutionnaire des convives.
Le lendemain je dus faire mes adieux à mes hôtes hongrois. Je partis donc tout vibrant encore de tant d'émotions diverses et plein de sympathie pour cette ardente, chevaleresque et généreuse nation. Pendant mon séjour à Pesth, le Danube s'était apaisé, toute expression de courroux avait disparu de sa face vénérable, et il me permit cette fois de remonter son cours sans encombre jusqu'à Vienne. J'y étais à peine arrivé que je reçus la visite de l'amateur dont l'officieux conseil m'avait persuadé d'écrire la marche de Rákóczy. Il était en proie à une anxiété des plus comiques.
«—L'effet de votre morceau sur le thème hongrois, me dit-il, a retenti jusqu'ici, et j'accours vous conjurer de ne pas dire un mot de moi à ce sujet. Si l'on savait à Vienne que j'ai contribué d'une façon quelconque à vous le faire composer, je serais fort compromis, et il pourrait m'en arriver malheur.»
Je lui promis le secret. Si je vous dis son nom maintenant, c'est que cette grave affaire a eu, je pense, depuis lors, le temps de s'assoupir. Il s'appelait... Allons, le nommer serait décidément une indiscrétion; j'ai voulu seulement lui faire peur.
quatrième lettre
Prague.
J'avais déjà parcouru l'Allemagne dans tous les sens avant que l'idée de visiter la Bohême me fût venue. Quand elle me vint enfin, à Vienne, je dus prudemment la repousser d'après les conseils de plusieurs personnes en apparence bien informées. «N'allez pas à Prague, me disait-on, c'est une ville de pédants, où l'on n'estime que les œuvres des morts; les Bohêmes sont excellents musiciens, il est vrai, mais musiciens à la manière des professeurs et des maîtres d'école; pour eux, tout ce qui est nouveau est détestable, et il est à croire que vous n'auriez point à vous louer d'eux.»
J'avais donc pris mon parti de m'abstenir et de renoncer à ce voyage, quand on m'apporta une Gazette musicale de Prague contenant trois grands articles sur mon ouverture du Roi Lear. Je me les fis traduire, et bien loin d'y trouver l'humeur malveillante et le pédantisme qu'on attribuait aux Bohêmes, je reconnus avec joie que cette critique avait au plus haut degré les qualités contraires. L'auteur, M. le docteur Ambros, me parut unir un véritable savoir à un jugement sain et à une brillante imagination. Je lui écrivis pour le remercier et lui soumettre mes doutes sur les dispositions de ses compatriotes à mon égard. Sa réponse les détruisit complètement, et m'inspira autant d'envie de visiter Prague que j'avais auparavant de crainte de m'y montrer. On ne m'épargna pas les plaisanteries à Vienne, quand on sut que j'étais décidé à partir. «Les Pragois prétendent avoir découvert Mozart, ils ne jurent que par lui, ils ne veulent entendre que ses symphonies, ils vont bien vous arranger, etc.»
Mais le docteur Ambros m'avait donné de la confiance, rien ne put l'ébranler cette fois; et malgré les tristes présages des rieurs, je partis.
N'est-il pas agréable de retrouver, à cinq cents lieues de chez soi, en descendant de diligence dans une ville étrangère, un ami inconnu qui vous attend au débarcadère, devine à votre physionomie admirablement caractérisée que vous êtes son homme, vous aborde, vous serre la main et vous annonce dans votre langue que tout est préparé pour vous recevoir?...
Ceci précisément m'advint avec le docteur Ambros quand j'arrivai à Prague. Seulement ma physionomie admirablement caractérisée ayant complètement manqué son effet, il ne me reconnut pas. Ce fut moi, au contraire, qui, apercevant un petit homme d'une figure vive et bienveillante, et l'entendant dire en français à une autre personne qui l'accompagnait: «Mais comment voulez-vous que je découvre M. Berlioz dans cette foule? je ne l'ai jamais vu!» ce fut moi, je le répète, qui eus la malice inconcevable de deviner en lui M. Ambros, et m'approchant brusquement des deux interlocuteurs:
—«Me voilà! leur dis-je.
—C'est M. Berlioz?
—Ni plus, ni moins.
—Bonjour donc! Nous sommes bien aises de vous voir enfin. Venez, venez, on vous a préparé un appartement et un orchestre bien chauds: vous serez bien content. Reposez-vous ce soir, demain nous nous mettrons à l'œuvre.»
Dès le jour suivant, en effet, après avoir fait connaissance avec les autorités musicales de la ville, nous commençâmes les préparatifs de mon premier concert. M. Ambros me présenta au directeur du Conservatoire, M. Kittl; celui-ci fut mon introducteur auprès des frères Scraub, les maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, et auprès du concert-meister, M. Mildner. Puis vint le tour des chanteurs, des journalistes, des amateurs principaux; et quand toutes ces visites furent faites:
«—Si vous me présentiez maintenant la ville, dis-je à M. Ambros: j'aperçois une montagne littéralement couverte d'édifices monumentaux, et, contre mon ordinaire, je me sens extrêmement curieux de voir tout cela de près.
—Allons-y, répond l'obligeant docteur.»
C'est peut-être la seule fois que je n'aie pas regretté ma peine, après une pareille ascension. (J'excepte celle du Vésuve, bien entendu; et je n'ai pas vu l'Etna.) Plaisanterie à part, la montée est rude: mais quelles merveilles que cette succession continue de temples, de palais, de créneaux, de clochers, de tourelles, de colonnades, de vastes cours et d'arceaux! Quelle vue du haut de cette montagne brodée de marbre! D'un côté, une forêt descend jusqu'à une assez vaste plaine; de l'autre, un torrent de maisons va se jeter à gros bouillons fumeux dans la Moldau qui traverse majestueusement la ville, au bruit des moulins et des ateliers divers qu'elle met en action, franchit une barre que l'industrie bohême lui a imposée pour modifier sur ce point la direction de ses eaux, laisse derrière elle deux petites îles, et va se perdre au loin, à travers les sinuosités de collines d'un ton rouge et chaud qui semblent la conduire avec sollicitude jusqu'à l'horizon.
«—Voilà l'île des Chasseurs, me dit mon guide, ainsi nommée sans doute parce qu'on n'y trouve pas de gibier. Derrière elle, en remontant le fleuve, vous apercevez l'île de Sophie, au centre de laquelle se trouve la salle de Sophie où vous allez donner votre concert, et qui est consacrée presque exclusivement aux séances de l'Académie de chant, l'Académie de Sophie.
—Et quelle est cette Sophie, dans la salle de l'Académie de l'île de laquelle je vais avoir l'honneur de donner mon concert? Est-ce une nymphe de la Moldau, l'héroïne de quelque roman dont cette île fut le théâtre, ou tout simplement une blanchisseuse aux mains rouges et gercées, qui, Calypso nouvelle, y aurait fait retentir ses chants et le bruit de ses battoirs?
—Votre dernière supposition est, je crois, la plus probable. Pourtant la tradition ne dit pas qu'elle ait eu les mains gercées...
—Ah! docteur, vous m'avez l'air d'avoir joué auprès de Sophie le rôle d'Ulysse! Y a-t-il une Eucharis? Voyons, je me propose pour être Télémaque, et aller à votre recherche dans l'île de Calypso.»
La rougeur du docteur fut sa seule réponse, je vis qu'il ne fallait pas faire vibrer plus longtemps cette corde-là... Et c'est ainsi que je n'ai rien appris de positif au sujet de cette Sophie, patronne d'une académie de chant, d'une salle de concerts et d'une île.
Malheureusement cette délicieuse retraite au milieu des eaux vives de la Moldau, ombragée l'été d'une ceinture verdoyante, et couronnée de fleurs, recèle, non loin de son temple à l'Harmonie, deux ou trois de ces établissements abominables, pour lesquels je n'eus jamais assez de malédictions, qu'on appelle en français guinguettes, où de mauvais musiciens font d'exécrable musique en plein mauvais air, où des filles et des garçons de mauvaise vie se livrent à des danses de mauvais caractère, pendant que des oisifs fument de mauvais tabac en buvant de la bière qui ne vaut pas mieux, et que de mauvaises ménagères tricotent en donnant carrière a leur mauvaise langue. Quelle déplorable idée de dépoétiser ainsi un tel berceau de fleurs et de feuillage, de mêler des senteurs si nauséabondes à ses parfums, et de pareilles rumeurs à ses douces mélodies!... L'île des Chasseurs n'est-elle pas là avec ses tavernes, le bruit de ses moulins et le voisinage de ses tanneries? Et ne convient-elle pas mieux sous tous les rapports à ces joies populaires? Décidément, entre nous, je crains bien que Sophie n'ait eu les mains gercées...
Je reviens brusquement à la musique, en me réservant de divaguer encore, et de la quitter de nouveau quand bon me semblera. Vous ne prétendez pas, j'espère, mon cher ami, que je vous écrive une dissertation assommante plus que savante, aussi prétentieuse qu'ennuyeuse, plus futile qu'utile (je suis poëte évidemment! admirez un peu avec quelle facilité les rimes se pressent sous ma plume!) sur les révolutions de la musique en Bohême, sur les tendances particulières de l'esprit slave, et sur l'époque présumée où les anciens maîtres de ce pays permirent l'emploi de la septième de dominante sans préparation. Sur ces hautes et graves questions, il faut avouer mon ignorance incurable; et si ma paresse même était moins obstinée à l'endroit de l'étude de l'histoire ou des histoires, j'aimerais certes mieux faire des recherches au sujet de la fameuse guitare ornée d'ivoire, dont le philosophe Koang-fu-Tsée, vulgairement dit Confucius, se servit pour moraliser l'empire de la Chine. Car je joue de la guitare, moi aussi, et pourtant je n'ai jamais moralisé seulement la population d'une chambre à coucher de dix pieds carrés; au contraire. Ma guitare, il est vrai, est fort simple, et la dent de l'éléphant n'entra pour rien dans ses ornements. N'importe, le passage suivant que je relisais hier pour la centième fois au moins, est un bien beau sujet de méditations pour les musiciens philosophes, (je ne compte pas les philosophes musiciens, on n'en a pas vu depuis Leibnitz). Voici mon passage, que je crois avoir déjà reproduit quelque part:
«Koang-fu-Tsée, ayant entendu par hasard le chant Li-Pô, dont l'antiquité remontait, de l'avis de tout le monde, à quatorze mille ans (dites après cela que la musique est un art de mode) fut saisi d'un tel enthousiasme qu'il demeura sept jours et sept nuits, sans dormir, ni boire ni manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit sans peine en en chantant les préceptes sur l'air de Li-Pô, et moralisa ainsi toute la Chine avec une guitare à cinq cordes, ornée d'ivoire.» Voyez mon malheur; ma guitare a non-seulement cinq cordes, comme celle de Confucius, mais même six bien souvent, et je n'ai pas encore, je vous le répète, la moindre réputation de moraliste. Ah! si elle eût été ornée d'ivoire, que de bienfaits n'eussé-je pas répandus! que d'erreurs dissipées, que de vérités inculquées, quelle belle religion fondée, et comme nous serions tous heureux à l'heure qu'il est! Cependant, non, il n'est pas possible qu'un filet d'ivoire de moins ait pu seul amener d'aussi grands malheurs! Il a dû y contribuer, et beaucoup, je n'en doute pas; mais ces calamités ont encore une autre cause hors de l'atteinte de ma pénétration, et plus digne, sans doute, que les questions relatives aux Bohêmes et à la septième de dominante, d'une série d'existences humaines employées à la découvrir.
Quoi qu'il en soit, revenons à la musique européenne moderne; elle n'empêche personne de boire, de manger, ni de dormir, comme l'ancienne mélopée chinoise, néanmoins elle a son prix. C'est-à-dire, entendons-nous, elle n'empêche ni de boire, ni de manger, c'est vrai, mais j'ai souvent entendu dire, pourtant, par d'excellents musiciens que, dans la pratique de leur art, il n'y avait pas de l'eau à boire, et que tel ou tel compositeur ou instrumentiste célèbre mourait de faim. Quant à empêcher de dormir, les plus anciennes compositions de nos anciens maîtres n'ont évidemment jamais eu à ce mérite la moindre prétention. Maintenant il s'agit d'exprimer mon opinion sur les institutions musicales de Prague et sur le goût et l'intelligence de ses habitants. Il faudrait avoir habité plus longtemps que je ne l'ai fait cette belle capitale, pour la connaître à fond sous ce rapport; cependant je vais tâcher de recueillir mes souvenirs, et dire seulement ce qui m'a semblé vrai. Je vous parlerai donc:
De son théâtre, de la troupe chantante, de l'orchestre et des chœurs que j'y ai entendus;
De son Conservatoire, du compositeur habile qui le dirige, des professeurs et des élèves qu'il m'a été permis d'y connaître;
De l'Académie de chant;
De la maîtrise ou du service religieux de la cathédrale;
Des bandes militaires;
Des virtuoses et compositeurs indépendants des établissements précités;
Et enfin du public.
Le théâtre, quand je le vis (en 1845), me parut obscur, petit, malpropre et d'une très-mauvaise sonorité. Il a été restauré depuis lors, je le sais, et son nouveau directeur, M. Hoffmann, fait de louables efforts pour y ramener un état de prospérité qui semblait s'en éloigner rapidement sous l'administration précédente. Sa troupe était alors mieux composée que ne le sont, en général, la plupart des compagnies chantantes d'Allemagne. Le premier ténor, le baryton (Strackaty), mesdemoiselles Grosser, Kirchberger, et madame Podhorsky, me parurent des artistes de mérite, doués de voix précieuses par leur timbre et leur justesse, et musiciens en outre... comme des Bohêmes; on ne saurait guère l'être davantage. Malheureusement le personnel de l'orchestre et du chœur, étant dans un rapport par trop exact avec les dimensions exiguës de la salle, semblait accuser la parcimonie du directeur. Avec un si petit nombre d'exécutants, il n'est vraiment pas permis de s'attaquer aux chefs-d'œuvre du haut style; et cependant c'est ce que le théâtre de Prague faisait de temps en temps. Alors c'étaient des mutilations déplorables et dont tous les artistes gémissaient. Les décors étaient, en pareil cas, d'une splendeur et d'une fidélité comparables à la fidélité et à la splendeur de l'exécution. Je me souviens d'avoir vu dans l'Iphigénie en Tauride de Gluck, au finale du quatrième acte, un vaisseau orné d'une rangée de canons, prêt à partir pour la Grèce.
Le répertoire courant était ordinairement mieux traité pour la mise en scène, et n'avait que peu ou point à souffrir de la faiblesse des masses vocales et instrumentales; il se composait en effet de petites vilenies peu exigeantes traduites du français, déjà noyées dans la profonde indifférence parisienne, et dès longtemps effacées de l'affiche de notre Opéra-Comique. Les directeurs sont tous les mêmes: rien n'égale leur sagacité pour découvrir des platitudes, si ce n'est l'aversion instinctive que leur inspirent les œuvres prévenues de tendances à la finesse du style, à la grandeur et à l'originalité. Ils se montrent à cet égard en Allemagne, en Italie, en Angleterre et ailleurs plus publics que le public. Je ne cite pas la France; on sait que nos théâtres lyriques, sans exception, sont et ont toujours été dirigés par des hommes supérieurs. Et quand l'occasion s'est présentée de choisir entre deux productions, dont l'une était vulgaire et l'autre distinguée, entre un artiste créateur et un misérable copiste, entre une ingénieuse hardiesse et une sottise prudente et plate, leur tact exquis ne les a jamais trompés. Aussi, gloire à eux! Tous les amis de l'art professent pour ces grands hommes une vénération égale à leur reconnaissance.
Je me suis mille fois demandé pourquoi la plupart des directeurs de théâtres avaient, presque en tout pays, des prédilections si marquées pour ce que les artistes véritables, les esprits cultivés, et même une portion du public, s'obstinent à regarder comme des produits d'une assez pauvre industrie; produits dont la main-d'œuvre n'a pas plus de valeur que la matière première, et dont la durée est en général si limitée. Ce n'est pas que les platitudes obtiennent constamment plus de succès que les belles œuvres, on voit même souvent le contraire; ce n'est pas non plus que les compositions soignées nécessitent plus de dépenses que les travaux de pacotille, l'inverse a lieu fréquemment. Cela tient, peut-être, simplement à ce que les unes exigent de tout le monde dans le théâtre, depuis le directeur jusqu'au souffleur, du soin, de l'étude, de l'attention, de la patience, et de quelques individus mêmes, de l'esprit, du talent, de l'inspiration; tandis que les autres faites spécialement pour les paresseux, les médiocres, les superficiels, les ignorants et les imbéciles, trouvent naturellement un grand nombre de prôneurs. Or un directeur aime, avant tout, les choses qui lui valent promptement de bonnes paroles, des regards satisfaits de ses administrés; les choses que chacun sait sans les avoir apprises, qui ne dérangent aucune idée acceptée, aucune habitude, qui suivent tout doucement le courant des préjugés, qui ne blessent aucun amour-propre, en ne dévoilant aucune incapacité; les choses surtout qui ne demandent pas trop de temps pour les mettre en œuvre. Il chérit les compositions qui ne résistent pas, les compositions bonnes filles et même un peu filles.
En outre, il y a des directeurs ambitieux de tout faire, qui, par cela seul, sont hostiles aux gens assez mal avisés pour présenter des ouvrages qu'on ne peut mettre en scène sans l'assistante des auteurs. L'importance qu'acquièrent alors ces auteurs indiscrets étant prise sur celle du directeur ce dernier en souffre et s'en indigne. Le capitaine du navire ainsi humilié devant son équipage, ne pardonne pas au pilote qui le réduit à l'inaction, et l'a fait redescendre, sans même y prendre garde, au grade de lieu tenant ou de sous-lieutenant. Il maudit en conséquence à toutes les heures du jour et de la nuit, l'imprudence qu'il a eue de s'aventurer dans des parages dont les écueils ne lui sont pas connus, et jure de ne plus naviguer à l'avenir hors des eaux en tout sens sillonnées.
On trouve encore les directeurs monomanes ou, pour parler plus poliment, monophiles. Ceux-là aiment par-dessus tout une certaine direction d'idées, un certain ordre de faits, une certaine époque historique, certains costumes, certains décors, certains effets de mise en scène, ou certaine cantatrice, ou certaine danseuse, ou autre chose. Il faut alors, bon gré mal gré qu'ils cherchent à placer partout leur dada. Ainsi le dada de M. Duponchel, directeur de l'Opéra, fut, est et sera le cardinal en chapeau rouge sous un dais. Les opéras sans dais, sans cardinal et sans chapeau rouge, et ils sont nombreux, n'ont jamais eu pour lui le moindre attrait. Et, comme je l'entendais dire un jour à M. Méry, si le bon Dieu avait un rôle dans un ouvrage nouveau, Duponchel, voudrait encore l'affubler de sa coiffure favorite. Il aurait beau lui dire: «Mais, mon cher directeur, je suis le bon Dieu, il ne convient pas que je paraisse sous le costume d'un cardinal!—Excusez-moi, Éternité, lui répondrait M. Duponchel, il faut absolument que votre Immensité daigne s'enfermer dans ce beau costume, et marcher sous le dais, sans quoi mon opéra n'aurait pas de succès.» Et le bon Dieu serait obligé de se soumettre!!! Je ne parle pas de son amour pour les chevaux, une passion aussi profonde est trop respectable.
Tout ceci n'a point trait à l'ancien directeur du théâtre de Prague, j'ai peut-être eu tort de ne pas le dire plus tôt. C'était un honnête homme, peu versé, comme tous ses confrères, dans les choses musicales, mais contre l'ordinaire, aimé et estimé de ses administrés, qui lui exprimèrent très-vivement leurs regrets, lorsque, par suite du mauvais état de ses affaires, il se vit contraint de remettre la direction en d'autres mains. Il faut compter aussi M. Pockorny, directeur du théâtre An-der-Wien à Vienne, parmi les plus honorables exceptions. Les directeurs entrepreneurs, tels que ceux-ci, exploitant pour leur compte et à leurs risques et périls, sont peu nombreux en Allemagne. Je n'en connais guère que cinq ou six: ce sont ceux de Leipzig, de Prague, de Vienne, celui du théâtre allemand de Pesth, et celui de Hambourg. Les autres théâtres lyriques sont presque tous sous la direction d'intendants titrés, administrant pour le compte de leur souverain. En général, quelle que soit la nuance de froideur aristocratique avec laquelle plusieurs d'entre eux traitent leurs subordonnés, il faut convenir que les artistes préfèrent de beaucoup ces directeurs, comtes ou barons, aux industriels qui les exploitent. Les premiers ont souvent au moins des manières d'une politesse exquise, dont les seconds se piquent peu; ils possèdent en outre les avantages d'une éducation littéraire et quelquefois, musicale, encore plus rares chez les directeurs entrepreneurs. M. le comte de Rœdern, qui eut longtemps entre les mains les destinées de l'Opéra de Berlin, en est un exemple. Toutefois, bien qu'on puisse rencontrer en Allemagne parmi les directeurs, intendants ou entrepreneurs, des hommes peu intelligents ou d'une ignorance extrême des choses de l'art, je ne crois pas qu'il s'en soit jamais trouvé de comparables, sous ce rapport, à quelques-uns de ceux qu'a produits la France depuis trente ans. Noble ou roturier, aucun directeur allemand, je le parlerais, n'a ignoré les noms de Gluck ou de Mozart, ni ceux de leurs chefs-d'œuvre. En France, au contraire, on pourrait citer, en ce genre, bon nombre d'énormités plus ou moins incroyables. Par exemple, un directeur de l'Opéra[106] recevant une visite de Cherubini, lui demanda assez cavalièrement, quoique l'illustre compositeur eût décliné son nom, quelle était sa profession, s'il faisait partie du personnel de l'Opéra, et s'il était attaché au service des ballets ou des machines. À peu près vers la même époque, le même Cherubini, qui venait de faire exécuter avec éclat une nouvelle messe, se trouvant un soir chez le surintendant des Beaux-Arts[107], reçut de lui cet étrange compliment: «Votre messe est fort belle, mon cher Cherubini, son succès est incontestable; mais pourquoi vous être toujours borné à la musique religieuse? Vous auriez dû écrire un opéra!» Se figure-t-on l'embarras indigné de l'auteur de Médée, des Deux Journées, de Lodoiska, du Mont Saint-Bernard, de Fnauiska, des Abencérages, d'Anacréon, et de tant d'autres œuvres dramatiques, à cette bourrade inattendue!
Un directeur du Théâtre-Français[108] demandait bien un jour de qui était la comédie intitulée le Médecin malgré lui, et s'offensait des éclats de rire de son interlocuteur, quand celui-ci lui eut répondu qu'elle était de Molière...
À Paris, en outre, il y a tel directeur dont le cabinet est plus difficilement accessible que celui d'un ministre, qui ne répond pas quand on lui écrit, et qui pousse l'aplomb jusqu'à prier les gens dont il a besoin, quels qu'ils soient, de vouloir bien passer chez lui. M. le directeur a un service à leur demander et trouve tout naturel que ce soient eux qui se dérangent. Il ne se vante pas toujours, il est vrai, des réponses qu'il reçoit en pareil cas...
Nous avons eu néanmoins, il faut le reconnaître, à la tête de certains théâtres de Paris, des hommes qui réunissaient à une véritable urbanité, du bon sens, de l'esprit et une incontestable valeur littéraire (je ne dis pas musicale, cela ne s'est jamais vu). Parmi les plus spirituels, sinon parmi les plus heureux et les plus désintéressés, il faut citer Harel, mort il y a deux ans, après avoir obtenu de l'Académie le prix proposé pour l'éloge de Voltaire. Ses bons mots jouissaient de quelque célébrité. Aucun de ces mots, pourtant, ne saurait être comparé à celui qu'il suggéra à Frédérick Lemaître, dans la circonstance que je vais citer. Harel dirigeait le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Un de nos écrivains grands seigneurs (vieux style), fort riche, très-épris d'art et de poésie[109], avait fait représenter sur ce théâtre une tragédie[110] pour la mise en scène de laquelle des sacrifices d'argent considérables lui avaient été imposés. Il se trouvait un jour dans le cabinet d'Harel en même temps que le célèbre acteur; il venait de solder le compte des décors, des costumes, des accessoires, etc., et se croyait enfin libéré, quand l'insatiable directeur lui présenta un compte de trois ou quatre mille francs pour frais de cordages appliqués au service des machines. M. de C*** eut beau se révolter, contre ce qu'il appelait, non sans apparence de raison, une spoliation, il dut s'exécuter; il paya et sortit indigné. Frédérick étudiait en silence cette scène curieuse; alors frappant vivement sur l'épaule du directeur:
«Paresseux! lui dit-il, il avait encore sa montre!»
cinquième lettre
Prague (Suite).
Je me sens d'humeur assez sérieuse aujourd'hui pour vous parler du Conservatoire de Prague et, par occasion, des conservatoires en général. Ces institutions, quel que soit encore l'état d'imperfection où elles se trouvent, me semblent néanmoins les seules relatives à l'art musical, qui aient été fondées sous l'influence du bon sens et de la raison. Tous les conservatoires de l'Europe sont en ce moment (il n'en a pas toujours été ainsi) dirigés par des musiciens. Il faut s'en étonner et remercier la Providence. Sous le règne de cette opinion aujourd'hui fort répandue, que plus une question d'art est importante et difficile à résoudre, plus il faut que les hommes à qui les gouvernements en confient la solution soient étrangers à ce même art; sous le règne, dis-je, de ces doctrines qu'on croirait formulées par la folie, si l'œuvre de l'envie n'était si facile à reconnaître, on doit s'applaudir que l'enseignement des diverses branches de la musique soit confié à des artistes spéciaux, possédant plus ou moins bien les connaissances qu'il s'agit de répandre. Beaucoup de gens sans doute, à Paris surtout, ne manqueront pas de dire que c'est un malheur, et qu'il vaudrait infiniment mieux prendre des mathématiciens pour enseigner le violon, placer des hommes de lettres à la tête des classes de composition, ou choisir des médecins pour maîtres de chant. D'autres (l'Académie des Beaux-Arts de l'Institut est de cette opinion) pensent que la musique, en général, n'est bien connue, bien sentie, bien comprise, et partant, bien jugée, que par les peintres, les sculpteurs, les architectes et les graveurs. Plusieurs enfin, c'est l'immense majorité, mettent le plus touchant accord à poser en principe que, non-seulement il ne faut pas des musiciens pour enseigner la musique, pour diriger des conservatoires et des théâtres d'opéras, mais que les mathématiciens, les hommes de lettres, les médecins, les graveurs, les peintres, les sculpteurs et les architectes forment encore une race dangereuse par son intelligence et par un détestable sentiment qui lui est propre: le respect de la science et de l'art. Aux yeux des partisans de ce principe, les meilleurs juges, les meilleurs directeurs de l'art musical, ceux qui doivent exercer la plus excellente influence sur son état présent et à venir, sont les hommes étrangers à toute science, à tout art, à tout sentiment du beau, à toute aspiration vers l'idéal, à toute œuvre, à toute pensée, qui n'ont jamais rien fait, qui ne savent rien, ne croient à rien, n'aiment rien, ne veulent ni ne peuvent rien, et qui réunissent à ces indispensables conditions d'ignorance, d'impuissance et d'indifférence, une certaine paresse d'esprit voisine de la stupidité. On voit que le nombre des gens intéressés à soutenir cette belle thèse est incalculable, et qu'il ne faut pas s'étonner de la quantité de prosélytes qu'ils font chaque jour. Je suis surpris seulement que leur triomphe ne soit pas plus complet, et qu'ils progressent si lentement dans la voie qui leur est ouverte. De là l'à-propos de mon observation sur les conservatoires livrés à cette heure exclusivement aux musiciens.
Il y a plus: celui de Prague, dont j'ai à parler spécialement ici, est dirigé par un compositeur de talent plein d'amour pour son art, actif, ardent, infatigable, sévère dans l'occasion, prodigue de louanges quand elles sont méritées,... et jeune. Tel est M. Kittl. On aurait pu aisément trouver quelque lourde médiocrité consacrée par les années, car il y en a en Bohême comme ailleurs, et lui confier la tâche de paralyser peu à peu le mouvement de la musique à Prague. Point du tout; on a fait le contraire, on a pris M. Kittl, âgé de trente-cinq ans, et la musique vit à Prague, et elle se meut et elle grandit. Il faut évidemment qu'il y ait eu quelque vertige dans l'esprit des membres du comité qui a fait un pareil choix, ou que ce comité ait été composé exclusivement de gens de cœur et d'esprit.
Un conservatoire de musique, à mon sens, devrait être un établissement destiné à conserver la pratique de l'art musical dans toutes ses parties, les connaissances qui s'y rattachent, les œuvres monumentales qu'il a produites, et de plus, se plaçant à la tête du mouvement progressif inhérent à un art aussi jeune que la musique européenne, maintenir ce que le passé nous a légué de beau et de bon en marchant prudemment vers les conquêtes de l'avenir. Je ne crois pas céder à un mouvement de partialité nationale en déclarant que de tous les conservatoires qui me sont connus, celui de Paris est le moins éloigné de répondre à cette définition. Le Conservatoire de Prague[111] vient ensuite; et si l'on tient compte de la différence immense qui existe naturellement entre les ressources d'une ville comme Prague et celles de la capitale de la France, c'est faire de lui un bel éloge que de le placer au second rang. Il est donc moins riche que le nôtre sous tous les rapports; les professeurs et les élèves y sont moins nombreux, et les efforts que l'autorité fait à Prague pour le soutenir ne sont pas comparables à l'appui constant et énergique prêté au Conservatoire de Paris par la direction des beaux-arts; mais les études y sont bien faites, et l'esprit de l'école est excellent. Parmi les professeurs qui enseignent sous la direction de M. Kittl, je citerai surtout MM. Milner et Gordigiani. Le premier, violoniste habile, qui remplit aussi, je l'ai déjà dit, les fonctions de concert-meister et de violon solo au théâtre de Prague, a produit un nombre considérable de bons élèves. Le second, qui possède depuis longtemps la réputation d'un des meilleurs maîtres de chant envoyés à l'Allemagne par l'Italie, est en outre un compositeur de mérite. Je connais de lui un Stabat à deux chœurs d'un très-beau style, et un opéra, Consuelo, dont il a écrit les paroles et la musique, remarquable par le naturel des mélodies, et une sobriété élégante d'orchestration, dont on trouve bien peu d'exemples aujourd'hui. On a dit quelquefois, avec raison, je crois, qu'il était utile au compositeur de savoir chanter; il est peut-être plus nécessaire encore à un maître de chant de savoir composer. C'est en effet dans l'appréciation exacte des qualités que le compositeur peut et doit exiger de ses interprètes, que le maître de chant trouvera son plus solide point d'appui pour bien diriger les études de ses élèves. Un maître de chant compositeur, à moins qu'il ne soit d'une détestable médiocrité, ne donnera pas dans les travers qui menacent aujourd'hui, dans les trois quarts de l'Europe musicale, de détruire radicalement l'art du chant. Il n'enseignera pas à ses élèves le mépris du rhythme et de la mesure; il ne leur laissera jamais prendre l'insolente liberté de broder à tort et à travers les mélodies dont la reproduction exacte est impérieusement exigée par l'expression de la phrase, par le caractère du personnage et par le style de l'auteur; il ne permettra pas qu'ils s'habituent à considérer l'intérêt privé de leur organe vocal comme le seul qui doive les guider lorsqu'ils chantent en public; ses élèves, par conséquent, ne dénatureront pas les plus belles œuvres pour éviter quelques notes sourdes de leur voix, ou pour faire un étalage aussi long et aussi ridicule que possible des sons plus avantageux que la nature leur a donnés. Ce maître ne manquera pas de raisonner l'art du chant avec ses élèves, et de les bien convaincre que ce n'est point celui d'exécuter, avec plus ou moins de bonheur, des tours de force dénués de raison et d'intérêt musical, et moins encore celui de faire sortir d'un larynx humain des sons étranges par leur gravité, leur acuité, leur violence ou leur durée. Il leur demandera compte de chacun de leurs accents, en leur démontrant que s'il est choquant de chanter faux relativement au diapason, il ne l'est pas moins de chanter faux relativement à l'expression; que si une note trop haute ou trop basse fait mal à l'oreille, un passage rendu fort quand il doit être doux, ou faible quand il doit être énergique, ou pompeux quand il doit être naïf, irrite bien plus douloureusement encore la sensibilité des auditeurs intelligents, fait un tort plus grave à l'œuvre ainsi interprétée à contre-sens, et prouve jusqu'à l'évidence que l'artiste qui chante de la sorte, fût-il doué d'une voix admirable et d'une vocalisation exceptionnelle, n'est qu'un idiot. Les élèves d'un tel maître n'abuseront pas, comme on le fait partout aujourd'hui, avec un cynisme inqualifiable, de la patience des chefs d'orchestre, en leur imposant l'obligation de suivre les plus grotesques divagations rhythmiques, d'introduire à chaque instant dans la mesure des temps supplémentaires; de ralentir du triple la moitié d'une période et même d'une mesure isolée, pour en précipiter follement la seconde moitié; d'attendre le bras levé que le chanteur ait fini de pousser jusqu'à perte d'haleine sa note favorite; d'être, en un mot, les complices forcés d'une insulte faite au bon sens et à l'art, et les esclaves frémissants d'une sottise armée de poumons despotiques. Un tel maître ne souffrira pas non plus que ses élèves abordent jamais l'étude des belles partitions sans comprendre le sujet du poëme, sans en connaître la partie historique, sans avoir réfléchi aux passions mises en jeu par les auteurs, et tâché d'en bien saisir le caractère. Il sera honteux qu'un chanteur sorti de sa classe ne respecte pas la langue dans laquelle il chante, et les règles imposées par l'essence même du rhythme et de l'euphonie à l'enchaînement des mots. Il fera bien comprendre en outre à ses disciples, que s'ils se permettent dans les points d'orgue ou ailleurs de changer les traits écrits par l'auteur, au moins faut-il que ces changements s'accordent harmoniquement avec les parties accompagnantes, et que le virtuose correcteur et augmentateur de son rôle ne vienne pas folâtrer étourdiment sur les notes de l'accord de sixte et quarte, quand l'orchestre soutient l'accord de la dominante, et réciproquement.
Les conversations que j'ai eues avec M. Gordigiani, et la méthode de ceux de ses élèves que j'ai entendus, m'ont prouvé qu'il était entièrement dans ces idées-là.
Si, comme je le démontrerai tout à l'heure, il manque beaucoup de classes spéciales dans le Conservatoire de Paris, il ne faut pas s'étonner qu'il en soit de même dans celui de Prague. L'enseignement, en effet, est loin d'y être complet. Il a produit néanmoins un assez grand nombre d'élèves capables, pour pouvoir aujourd'hui, avec ses forces presque seules, exécuter d'une manière satisfaisante des œuvres difficiles, telles que la symphonie avec chœurs de Beethoven. C'est là sans doute un des plus beaux résultats que M. Kittl ait encore obtenus.
Si un conservatoire est un établissement destiné à conserver toutes les parties de l'art musical et les connaissances qui s'y rattachent directement, il est étrange qu'on ne soit pas encore parvenu, même dans celui de Paris, à réaliser un semblable programme. Pendant longtemps notre école instrumentale ne possédait point de classes pour l'étude des instruments les plus indispensables, tels que la contre-basse, le trombone, la trompette et la harpe. Depuis quelques années ces lacunes sont comblées. Il en reste malheureusement beaucoup d'autres, et je vais les signaler. Mes observations à ce sujet feront jeter les hauts cris à beaucoup de gens; on les trouvera folles, ridicules, absurdes... je l'espère du moins. Je dirai donc:
1º L'étude du violon n'est pas complète; on n'enseigne pas aux élèves le pizzicato; d'où il résulte qu'une foule de passages arpégés sur les quatre cordes, ou martelés avec deux ou trois doigts sur la même corde, dans un mouvement vif, passages et arpéges parfaitement praticables, puisque les joueurs de guitare les exécutent (sur le violon), sont déclarés impossibles par les violonistes, et, par suite, interdits aux compositeurs. Il est probable que dans cinquante ans quelque directeur aura poussé la hardiesse jusqu'à exiger l'enseignement du pizzicato dans les classes du violon. Alors les artistes, maîtres d'en tirer les effets neufs et piquants qu'on en peut attendre, se moqueront de nos violonistes du siècle dernier qui criaient: Gare l'ut!» et ils auront raison. L'emploi des sons harmoniques n'est pas non plus étudié d'une manière officielle et complète. Le peu que nos jeunes violonistes savent à cet égard, ils l'ont appris seuls depuis l'apparition de Paganini.
2º Il est fâcheux qu'on n'ait point de classe spéciale d'alto. Malgré sa parenté avec le violon, cet instrument, pour être bien joué, a besoin d'études qui lui soient propres et d'une pratique constante. C'est un déplorable, vieux et ridicule préjugé qui a fait confier jusqu'à présent l'exécution des parties d'alto à des violonistes de seconde ou de troisième force. Quand un violon est médiocre, on dit: Il fera un bon alto. Raisonnement faux au point de vue de la musique moderne, qui (chez les grands maîtres au moins) n'admet plus dans l'orchestre de parties de remplissage, mais donne à toutes un intérêt relatif aux effets qu'il s'agit de produire, et ne reconnaît point que les unes soient à l'égard des autres dans un état d'infériorité.
3º On avait eu grand tort jusqu'ici de ne point enseigner le cor de basset dans les classes de clarinette. Il en résultait cette conséquence ridiculement désastreuse qu'une foule de morceaux de Mozart ne pouvaient être (en France) exécutés intégralement. Aujourd'hui les perfectionnements apportés par Adolphe Sax à la clarinette-basse la rendant propre à exécuter tout ce qu'on a pu écrire pour le cor de basset, et plus encore, puisque son étendue au grave dépasse celle du cor de basset d'une tierce mineure, le timbre de la clarinette basse étant, en outre, d'une nature semblable à celui de cet instrument, mais plus belle seulement, c'est la clarinette basse qu'on devrait étudier dans les conservatoires, conjointement avec les clarinettes soprani et les petites clarinettes en mi bémol, en fa et en la bémol haut.
4º Le saxophone, nouveau membre de la famille des clarinettes, et d'un grand prix quand les exécutants sauront en faire valoir les qualités, doit prendre aujourd'hui une place à part dans l'enseignement des conservatoires, car le moment n'est pas éloigné où tous les compositeurs voudront l'employer.
5º Nous n'avons point de classe d'ophicléïde, d'où il résulte que sur cent ou cent cinquante individus soufflant à cette heure, à Paris, dans ce difficile instrument, c'est à peine s'il en est trois qu'on puisse admettre dans un orchestre bien composé. Un seul, M. Caussinus, est d'une grande force.
6º Nous n'avons point de classe de bass-tuba, puissant instrument à cylindres, différant de l'ophicléïde par le timbre, le mécanisme et l'étendue, et qui remplit très-exactement, dans la famille des trompettes, le rôle de la contre-basse dans la famille des violons. La plupart des compositeurs pourtant emploient aujourd'hui dans leurs partitions soit un ophicléïde, soit un bass-tuba et quelquefois l'un et l'autre.
7º Les sax-horns et les cornets à piston devraient être également enseignés dans notre Conservatoire, puisqu'ils sont maintenant, les cornets surtout, d'un usage général.
8º L'enseignement de la famille entière des instruments à percussion n'existe pas. Y a-t-il pourtant un seul orchestre en Europe, petit ou grand, qui n'ait pas un timbalier? Non, tous les orchestres ont un homme appelé de ce nom: mais combien compte-t-on de timbaliers véritables, c'est-à-dire d'artistes musiciens familiers avec toutes les difficultés du rhythme, possédant à fond le mécanisme (bien moins aisé qu'on ne le croit) de cet instrument et doués d'une oreille assez exercée pour pouvoir le bien accorder et en changer l'accord avec certitude, même pendant l'exécution d'un morceau et au milieu de la rumeur harmonique de l'orchestre? Combien compte-t-on de pareils timbaliers? Je déclare qu'après celui de l'Opéra de Paris, M. Poussard, je n'en connais pas plus de trois dans toute l'Europe. Et vous savez combien de différents orchestres il m'a été permis d'examiner depuis neuf ou dix ans. La plupart des timbaliers que j'ai rencontrés ne savaient pas même tenir leurs baguettes, et se trouvaient conséquemment dans l'impossibilité d'exécuter un véritable trémolo ou roulement. Or, un timbalier qui ne sait pas faire le roulement serré dans toutes les nuances, n'est bon à rien.
Il devrait donc y avoir dans les conservatoires une classe d'instruments à percussion, où de très-bons musiciens apprendraient à fond l'usage des timbales, du tambour de basque et du tambour militaire. L'habitude aujourd'hui intolérable, et que Beethoven et quelques autres ont déjà abandonnée, de traiter avec négligence ou d'une façon grossière autant qu'inintelligente les instruments à percussion, a sans doute contribué à maintenir si longtemps une opinion qui leur est défavorable. De ce que les compositeurs ne les avaient employés jusqu'ici qu'à produire des bruits, plus ou moins inutiles ou désagréables, ou à marquer platement les temps forts de la mesure, on en avait conclu qu'ils n'étaient propres qu'à cela, qu'ils n'avaient pas d'autre mission à remplir dans l'orchestre, pas d'autres prétentions à élever, et qu'il n'était nécessaire, par conséquent, ni d'en étudier soigneusement le mécanisme, ni d'être véritablement musicien pour en jouer. Or, il faut maintenant des musiciens très-forts pour exécuter même certaines parties de cymbales ou de grosse caisse dans les compositions modernes. Et ceci m'amène directement à signaler une autre lacune, la plus fâcheuse, peut-être, dans l'enseignement de tous les conservatoires, y compris celui de Paris.
9º Il n'y a pas de classe de rhythme, consacrée à rompre tous les élèves sans exception, chanteurs ou instrumentistes, aux difficultés diverses de la division du temps. De là cette insupportable tendance de la plupart des musiciens français et italiens à marquer les temps forts de la mesure, et à tout ramener à une phraséologie monotone; de là l'impossibilité où la plupart d'entre eux se trouveraient, d'exécuter avec quelque finesse, des compositions écrites dans le style syncopé, telles, par exemple, que les airs charmants (déclarés bizarres chez nous), populaires en Espagne. Les chanteurs italiens et français sont à mille lieues de pouvoir jouer avec le rhythme, et lorsque l'occasion se présente pour eux de le tenter, ils éprouvent un embarras, ils montrent une maladresse et une lourdeur, qui font résulter de leur tentative un mauvais effet musical au lieu d'un bon. De là leur haine pour tout ce qui n'est pas carré, disent-ils, c'est-à-dire, très-souvent, plat. De là les idées puériles et risibles qu'ils se font de la carrure, et l'étonnement que leur causent toutes les mélodies dont la forme et l'accent différent de l'accent et de la forme invariablement adoptés en France et en Italie. De là cette mollesse des exécutants en général, habitués à être soutenus et guidés par des divisions de temps et une accentuation toujours prévues, comme le sont les enfants qui ne savent pas encore marcher, par les supports de leur petit chariot à quatre roues. Les symphonies de Beethoven ont violemment arraché un grand nombre de nos instrumentistes parisiens à ces puériles habitudes, en leur donnant en outre du goût pour les rhythmes piquants et originaux. Mais rien de pareil n'ayant été essayé pour interrompre le sommeil des chanteurs, faire circuler le sang dans leurs veines, les accoutumer à l'attention, à l'adresse et à la vivacité des mouvements, il s'ensuit que leur engourdissement continue et qu'il faudra, pour les en tirer, les soumettre longtemps à un traitement particulier. C'est donc pour eux surtout qu'il y aurait grand avantage à créer une classe de rhythme, dont un nombre immense d'instrumentistes d'ailleurs, pourraient aussi faire leur profit.
10º Un conservatoire complet, et jaloux de conserver la tradition des faits intéressants, des œuvres remarquables que nous a légués le passé, et des diverses révolutions de l'art, devrait avoir une chaire d'histoire de la musique, qui maintiendrait dans l'école la connaissance raisonnée des productions de nos devanciers, non-seulement par un enseignement verbal et écrit, mais par des exécutions démonstratives, fidèles et soignées, des belles œuvres dont il s'agirait de perpétuer le souvenir. On ne verrait pas alors des élèves, même de mérite, demeurer, à l'égard des plus magnifiques productions de grands maîtres encore existants, ignorants comme des Hottentots; et le goût des musiciens ainsi éclairé serait tout autre, et leurs idées deviendraient plus grandes, plus élevées qu'elles ne le sont, et nous compterions enfin dans la pratique de la musique plus d'artistes que d'artisans.
sixième lettre
Prague (Suite et fin).
Une autre classe manque encore a tous les conservatoires existants; elle me paraît d'importance et de jour en jour plus nécessaire: c'est la classe d'instrumentation. Cette branche de l'art du compositeur a pris depuis quelques années de grands développements; elle a produit d'assez beaux résultats pour attirer l'attention des critiques et du public; elle a servi trop souvent aussi à masquer chez certains auteurs la pauvreté des idées, à singer l'énergie, à contrefaire la puissance de l'inspiration; elle est devenue, même entre les mains des compositeurs d'un mérite et d'une valeur incontestables, le prétexte d'inqualifiables abus, d'exagérations monstrueuses, de contre-sens de non-sens ridicules; et l'on peut aisément pressentir à quels excès l'exemple de ces maîtres a dû entraîner leurs imitateurs. Mais ces excès mêmes constatent l'usage réglé et déréglé que l'on fait aujourd'hui de l'instrumentation; usage aveugle, en général, et guidé par la plus pitoyable routine, quand il ne l'est pas par le hasard. Car pour employer un beaucoup plus grand nombre d'instruments et les employer plus souvent, il ne s'ensuit pas que la majeure partie des compositeurs connaissent mieux que leurs devanciers les forces, le caractère, le mode d'action de chacun des membres de la famille instrumentale, ni les différents liens sympathiques qui les unissent entre eux. Loin de là, la partie élémentaire de la science, étendue de beaucoup d'instruments est même encore inconnue à bien des compositeurs illustres. J'ai pu me convaincre que l'un d'eux ignorait celle de la flûte. Quant à l'étendue des instruments de cuivre en général, et des trombones en particulier, ils n'en ont qu'une idée très-vague; aussi, remarque-t-on, dans presque toutes les partitions modernes, comme dans les anciennes, la prudente réserve avec laquelle leurs auteurs se tiennent dans la région mitoyenne de ces instruments, évitant avec un soin égal de les faire monter ou descendre, parce qu'ils craignent de franchir des limites qui ne leur sont pas exactement connues, et qu'ils ne soupçonnent pas le parti qu'on peut tirer de ces notes graves et aiguës, demeurées vierges aux deux extrémités de l'échelle. L'instrumentation est donc aujourd'hui comme une langue étrangère qui serait devenue à la mode, que beaucoup de gens affecteraient de parler sans l'avoir apprise, et qu'ils parleraient en conséquence sans la bien comprendre et avec force barbarismes.
Une pareille classe dans les conservatoires, serait d'ailleurs utile, non-seulement aux élèves compositeurs, mais encore à ceux qui sont appelés à devenir chefs d'orchestre. On conçoit, en effet, qu'un chef d'orchestre qui ne possède pas à fond toutes les ressources de l'instrumentation n'ait pas une grande valeur musicale, et qu'il soit de la plus évidente nécessité pour lui de connaître au moins l'étendue exacte et le mécanisme, de tous les instruments, aussi bien, si ce n'est mieux, que les musiciens qui s'en servent sous sa direction. Sans quoi il ne pourra faire à ceux-ci que de bien timides observations, lorsqu'il s'agira surtout de quelque combinaison inusitée, d'un passage hardi ou difficile, et que la paresse ou l'incapacité de certains exécutants les portera à s'écrier: «Cela ne peut pas se faire! cette note n'existe pas! ce n'est pas jouable!» et d'autres aphorismes à l'usage des médiocrités ignorantes, en pareil cas. Alors le chef d'orchestre peut répondre: «Vous vous trompez, cela se peut fort bien. En vous y prenant de telle ou telle manière, vous viendrez à bout de cette difficulté.» Ou bien: «C'est difficile, il est vrai; mais si, en travaillant quelques jours, cela demeure impossible pour vous, il en faudra conclure que votre instrument vous est très-imparfaitement connu, et on sera obligé de recourir à un artiste plus habile.» Dans le cas contraire, trop fréquent, il faut l'avouer, où le compositeur, faute de connaissances spéciales, tourmente les artistes, les virtuoses même les plus familiarisés avec les difficultés de leur instrument, pour obtenir d'eux l'exécution de choses impraticables, le chef d'orchestre, sûr de son fait, pourra prendre parti pour les musiciens contre le compositeur, et faire remarquer à celui-ci les graves erreurs dans lesquelles il est tombé. Disons encore, puisque j'ai été amené à parler des chefs d'orchestre, qu'il ne serait pas trop hors de propos, dans un conservatoire bien organisé, d'enseigner aux élèves de composition surtout, ce qu'il est possible de démontrer de l'art difficile de diriger les masses vocales et instrumentales; afin que, dans l'occasion, ils pussent au moins conduire eux-mêmes l'exécution de leurs propres œuvres, sans être ridicules, et sans entraver les musiciens au lieu de les aider. On suppose généralement que tout compositeur est chef d'orchestre né, c'est-à-dire qu'il connaît l'art de diriger l'orchestre sans l'avoir appris. Beethoven fut un illustre exemple de la fausseté de cette opinion, et nous pourrions citer un grand nombre d'autres maîtres dont les compositions jouissent de l'estime générale, qui, dès qu'ils prennent le bâton, au lieu de battre la mesure, battent la campagne, ne savent ni marquer les temps, ni déterminer les nuances de mouvement, et empêcheraient littéralement les musiciens de marcher, si, reconnaissant bien vite l'inexpérience de leur chef, ceux-ci ne prenaient le parti de ne plus le regarder, et de ne tenir aucun compte de l'agitation déréglée de son bras. D'ailleurs il y a deux parties bien distinctes dans la tâche du chef d'orchestre: la première (la plus aisée) consiste seulement à conduire l'exécution d'une œuvre déjà connue des musiciens, d'une œuvre (pour employer l'expression en usage dans les théâtres) toute montée. Dans la seconde, au contraire, il s'agit pour lui de diriger les études d'une partition inconnue aux exécutants, de bien mettre à découvert la pensée de l'auteur, de la rendre claire et saillante, d'obtenir des musiciens les qualités de fidélité, d'ensemble et d'expression, sans lesquelles il n'y a pas de musique, et, une fois maître des difficultés matérielles, de les identifier avec lui-même, de les échauffer de son ardeur, de les animer de son enthousiasme, en un mot, de leur communiquer son inspiration.
Il résulte de là, qu'indépendamment des connaissances élémentaires qui s'acquièrent par l'étude et l'exercice, et des qualités de sentiment, d'instinct, qu'on ne peut inculquer à personne, que la nature seule donne, et qui font du chef d'orchestre le premier des interprètes du compositeur ou son plus redoutable ennemi, selon qu'il est ou non pourvu de ces rares qualités, il s'ensuit, dis-je, qu'il y a encore un talent indispensable pour le conducteur-instructeur-organisateur, le talent de lire la partition.
Celui qui se sert d'une partition réduite ou d'un simple premier violon, comme cela se pratique de nos jours en maint endroit, en France surtout, d'abord ne peut découvrir la plupart des erreurs de l'exécution; il s'expose ensuite, en signalant une faute, à ce que le musicien auquel il s'adresse, lui réponde: «Qu'en savez-vous? ma partie n'est pas sous vos yeux!» Et c'est là le moindre des inconvénients de ce déplorable système[112].
D'où je conclus que pour former de véritables et complets directeurs d'orchestre, il faut, par tous les moyens, les rendre familiers avec la lecture de la partition; et que ceux qui n'ont pu parvenir à vaincre cette difficulté, fussent-ils, d'ailleurs, savants en instrumentation, compositeurs même, et rompus en outre au mécanisme des mouvements rhythmiques, ne possèdent que la moitié de leur art.
J'ai à vous parler maintenant de l'Académie de chant de Prague. Organisée à peu près comme toutes celles d'Allemagne, elle ne se compose guère que de chanteurs amateurs appartenant à la classe moyenne de la société. C'est M. Scraub jeune qui la dirige. Elle forme un chœur de quatre-vingt-dix voix environ. La plupart de ses membres sont musiciens, lecteurs et doués de voix fraîches et vibrantes. Le but de l'institution n'est pas, comme celui de plusieurs autres académies du même genre, l'étude et l'exécution des œuvres anciennes à l'exclusion absolue de toutes les productions contemporaines. Celles-là, qu'on me pardonne l'expression, ne sont que des coteries musicales, des consistoires, où, sous prétexte d'un enthousiasme réel ou simulé pour les morts, on calomnie tout doucement les vivants qu'on ne connaît point; où l'on prêche contre Baal en vouant à l'exécration tous les prétendus veaux d'or de l'harmonie et leurs adorateurs. C'est dans ces temples du protestantisme musical, que se conserve, hargneux, jaloux et intolérant, le culte, non pas du beau quel que soit son âge, mais du vieux quelle que soit sa valeur. Il y a là une Bible et les œuvres de deux ou trois évangélistes que les fidèles lisent, relisent exclusivement, sans relâche, commentant, interprétant de mille façons des passages dont le sens direct et réel est en soi parfaitement clair; trouvant une idée mystique et profonde là où le reste de l'humanité n'aperçoit qu'horreur et que barbarie, et toujours prêts à chanter Hosanna! lors même que le dieu de Moïse leur ordonne d'écraser la tête des petits enfants contre la muraille, de faire lécher leur sang par les chiens, et défend qu'à cet aspect une larme de pitié mouille les yeux de son peuple!
Tenons-nous en garde contre de tels fanatiques, ils suffiraient à chasser de toutes les âmes saintes le respect et l'admiration dus aux monuments du passé.
L'Académie de chant de Prague, je le répète, n'a rien de commun avec eux; et son chef est un artiste intelligent. Aussi admet-il dans le sanctuaire harmonique, non-seulement les modernes, mais même les vivants. À côté d'un oratorio de Bach ou de Hændel il met à l'étude le Moïse de M. Marx, le savant critique et théoricien bien vivant à Berlin, ou un fragment d'opéra ou un hymne qui n'ont par leur âge aucun titre aux égards académiques. J'ai même remarqué, la première fois que j'assistai à une séance de la Société chantante de Prague, une fantaisie chorale composée par M. Scraub sur des airs nationaux bohêmes, qui me charma par son originalité. Je n'avais point encore, et je n'ai pas davantage depuis lors, entendu d'aussi piquantes combinaisons vocales exécutées avec autant d'audacieuse verve, d'entrain, de contrastes imprévus, d'ensemble, de justesse et de belle sonorité. En songeant aux épaisses et lourdes compilations d'accords que j'avais subies trop souvent en des occasions semblables, cette œuvre vive ainsi exécutée produisit sur mon oreille l'effet que l'air frais et embaumé d'une forêt, par une belle nuit d'été, produirait sur les poumons d'un prisonnier récemment échappé de son cachot et de sa fétide atmosphère.
L'Académie de Sophie (j'ai déjà dit que tel était son titre) donne, chaque année, un certain nombre de séances publiques dirigées par les deux Scraub; l'orchestre du théâtre conduit par l'aîné, venant alors en aide aux choristes de son frère. Ces grandes exécutions, préparées de longue main avec un soin et une patience exemplaires, attirent toujours un nombreux auditoire; auditoire d'élite pour lequel la musique n'est ni un divertissement, ni une fatigue, mais bien une passion noble et sérieuse à laquelle il livre toutes les forces de son intelligence, toute sa sensibilité, tous les élans de son cœur.
Je me suis engagé à vous parler de la maîtrise, c'est-à-dire du service musical de la cathédrale, ainsi que des bandes militaires de Prague; mais si je les ai fait entrer dans ma nomenclature, c'est tout simplement, il faut vous l'avouer, pour la rendre plus complète. La musique religieuse! la musique militaire! ces mots-là figurent on ne peut mieux dans un compte rendu d'observations musicales tel que celui-ci. Je n'ai jamais eu l'intention de tenir ma promesse sur ces deux sources de richesse harmonique des Bohêmes, par une bonne raison, c'est que je ne sais rien de ce qu'il faudrait savoir pour en parler convenablement. Je n'ai pas encore pu prendre sur moi d'aligner des mots sur les choses que je ne connais point. Cela viendra peut-être avec le temps et les bons exemples. En attendant vous me pardonnerez si je me tais. Malgré les invitations réitérées de M. Scraub, je n'ai pas mis le pied dans une église pendant tout le temps de mon séjour à Prague. Je suis pourtant très-pieux, on le sait; il faut donc qu'il y ait eu quelque raison grave dont je ne me souviens pas, à mon apparente indifférence en matière de musique religieuse, ou que la terreur des gigues d'orgue et de fugues sur le mot amen m'ait entièrement dominé.
Au sujet des bandes militaires, voici ce que je pourrais alléguer pour justifier mon silence: j'ai entendu, un jour de fête, et depuis midi jusqu'à quatre heures, la musique du régiment alors en garnison à Prague, jouer l'hymne composé par Haydn pour l'empereur d'Autriche. Ce chant, plein d'une majesté touchante et patriarcale, est d'une telle simplicité que je n'ai guère pu, en l'écoutant, apprécier le mérite des exécutants. Un orchestre qui ne pourrait jouer d'une façon supportable un pareil morceau serait, à mon avis, composé de musiciens qui ne savent pas la gamme. Seulement, ceux-ci jouaient juste, chose extraordinairement rare, dans les bandes militaires surtout. En outre, j'ignore si le régiment en question était natif de la Bohême ou d'une autre partie de l'empire d'Autriche, et il serait par trop naïf d'établir, à propos de ces musiciens, une théorie que des gens mieux informés pourraient ridiculiser avec ce peu de mots: «Les musiciens bohêmes dont vous parlez sont des Hongrois, des Autrichiens, ou des Milanais.»
Parmi les virtuoses et compositeurs de Prague qui n'appartiennent ni au Théâtre, ni au Conservatoire, ni à l'Académie de chant, je citerai Dreyschock, Pischek et le vénérable Tomaschek. J'ai eu déjà souvent l'occasion de parler des deux premiers dont la réputation est européenne. Je les ai entendus l'un et l'autre maintes fois à Vienne, à Pesth, à Francfort et ailleurs, mais jamais à Prague. Ayant été, à ce qu'il paraît, mal accueillis de leurs compatriotes, lorsqu'ils se sont fait entendre d'eux pour la première fois, Dreyschock et Pischek ont résolu de ne jamais, à l'avenir, exposer leur talent à l'appréciation ou à la dépréciation des Bohêmes. Nul n'est prophète chez soi; cette vérité est de tous les temps et de tous les pays. Néanmoins les Pragois commencent à prêter l'oreille aux rumeurs admiratives qui, sous mille formes et de mille points de l'horizon, leur répètent ces mots: Dreyschock est un pianiste admirable! Pischek est l'un des premiers chanteurs de l'Europe!» et ils soupçonnent qu'ils pourraient bien avoir été injustes envers eux.
M. Tomaschek est un compositeur fort connu en Bohême et même à Vienne, où ses œuvres sont bien appréciées. N'ayant pas les mêmes raisons que Dreyschock et Pischek pour tenir rigueur aux habitants de Prague, il ne se refuse jamais à leur faire entendre ses compositions quand l'occasion s'en présente. J'ai assisté à un concert où sur trente-deux morceaux il y en avait trente-un de M. Tomaschek. Dans ce nombre on me signala d'avance, et je l'eusse bien remarquée sans cela, une nouvelle musique du Roi des Aulnes, entièrement différente de celle de Schubert. Quelqu'un (il y a des gens qui trouvent à redire à tout) comparant l'accompagnement de ce morceau à celui de l'œuvre de Schubert qui reproduit si bien le galop furibond du cheval de la ballade, prétendait que M. Tomaschek avait imité l'allure paisible d'un bidet de curé; mais un critique plus intelligent et plus capable que son voisin de juger de la philosophie des choses d'art, mit à néant cette ironie, et répondit avec beaucoup de bon sens: «C'est précisément parce que Schubert a fait courir si rudement ce malheureux cheval qu'il est devenu fourbu, et qu'on se voit forcé maintenant de le mener au pas!» M. Tomaschek écrit depuis trente ans au moins; le catalogue de ses productions doit en conséquence être formidable.
Il me reste à citer une aimable virtuose dont le talent trop rare en Allemagne, m'a été personnellement d'un grand secours. Il s'agit de mademoiselle Claudius, harpiste de première force, excellente musicienne et la meilleure élève de Parish-Alvars. Mademoiselle Claudius, possède en outre une voix remarquable et chante souvent avec un brillant succès des solos à l'Académie de chant dont elle fait partie.
Que vous dirai-je du public?... On rapporte que Louis XIV, voulant complimenter Boileau au sujet de ses vers sur le passage du Rhin, lui dit: «Je vous louerais beaucoup si vous ne m'aviez pas tant loué.» Je suis dans le même embarras que le grand roi; je ferais un bel éloge de la sagacité, de la rapidité de conception et de la sensibilité du public de Prague, s'il ne m'avait pas si bien traité. Je puis dire cependant, car c'est de notoriété publique, que les Bohêmes sont, en général, les meilleurs musiciens de l'Europe et que l'amour sincère et le vif sentiment de la musique sont répandus chez eux dans toutes les classes de la société. Il est venu, non-seulement des gens du peuple de Prague, mais même des paysans, au concert que j'ai donné au théâtre, la modicité des prix de certaines places les leur rendant accessibles; et, par les exclamations d'une naïveté singulière qui leur échappaient au moment des effets les plus inattendus, j'ai pu juger de l'intérêt que ces auditeurs prenaient à mes tentatives musicales, et que leur mémoire bien meublée leur permettait d'établir des comparaisons entre le connu et l'inconnu, l'ancien et le nouveau, bon ou mauvais. Vous n'exigerez pas, mon cher ami, que je fasse ici un exposé de mes opinions sur le public en général; un livre ne suffirait pas à l'étude approfondie de cet être multiple, juste ou injuste, raisonnable ou capricieux, naïf ou malicieux, enthousiaste ou moqueur, si facile à entraîner et si rebelle parfois, qu'on nomme le public. Et un livre, d'ailleurs, fût-il consacré tout entier à chercher la solution du problème, on ne serait pas plus avancé, très-probablement, à la dernière page qu'à la première. Voltaire lui-même y a perdu son ironie; et après avoir demandé combien il faut de sots pour faire un public, il a fini sa carrière en se laissant couronner par ces même sots au Théâtre-Français, et par se trouver prodigieusement heureux de leurs suffrages. Ainsi donc brisons là, et laissons le public être ce qu'il est, une mer toujours plus ou moins agitée, mais dont les artistes doivent redouter le calme plat mille fois plus que les tempêtes.
J'ai donné six concerts à Prague, soit au théâtre, soit dans la salle de Sophie. Au dernier, je me souviens d'avoir eu la joie de faire entendre pour la première fois à Liszt ma symphonie de Roméo et Juliette. On connaissait déjà à Prague plusieurs fragments de cet ouvrage, qui ne donna point lieu à de violentes polémiques, peut-être parce qu'il en avait soulevé de très-vives à Vienne, car le fait de la rivalité des deux villes en matière de goût musical est incontestable. L'exécution vocale en fut excellente et grandiose, un seul accident la dépara. La jeune personne chargée de la partie de contralto-solo, n'avait encore jamais chanté en public. Malgré son extrême timidité, tout alla bien tant qu'elle se sentit soutenue par quelques autres voix ou des instruments; mais arrivée au passage du prologue:
«Le jeune Roméo plaignant sa destinée»
solo véritable, sans aucun accompagnement, sa voix commença à trembler et à baisser tellement, qu'à la fin de la période, où la harpe rentre sur l'accord de mi naturel majeur, elle était arrivée dans une tonalité inconnue, plus basse que mi d'un ton et un quart. Mademoiselle Claudius, placée à côté de mon pupitre, n'osait toucher les cordes de sa harpe. Enfin, après un instant d'hésitation:
«—Dois-je donner l'accord de mi? me demanda-t-elle à voix basse.
—Sans doute, il faut bien que nous sortions de là.»
Et l'accord inexorable jaillit, frémissant et sifflant, comme une cuillerée de plomb fondu versé dans de l'eau froide. La pauvre petite cantatrice faillit se trouver mal en se sentant si brusquement ramenée sur la bonne route, et comme elle ne comprenait pas le français, je ne pouvais recourir à mon éloquence pour la rassurer. Heureusement elle parvint à reprendre son sang-froid avant les strophes: Premiers transports, qu'elle chanta avec beaucoup d'âme et une justesse irréprochable. Strakaty rendit on ne peut mieux le rôle du père Laurence, il y mit de l'onction et un véritable enthousiasme dans le finale. Ce jour-là, après avoir fait recommencer plusieurs morceaux, le public en demanda un autre que les musiciens me conjurèrent de ne pas répéter. Mais les cris continuant, M. Mildner tira sa montre et l'élevant ostensiblement devant lui, on comprit que l'heure avancée ne permettrait pas à l'orchestre de rester jusqu'à la fin du concert, si le morceau redemandé était exécuté une seconde fois: il y avait opéra le soir à sept heures. Cette savante pantomime nous sauva. À la fin de la séance, comme je priais Liszt de me servir d'interprète pour remercier ces excellents chanteurs qui, pendant trois semaines, s'étaient livrés à une si scrupuleuse étude de mes chœurs, et les avaient si vaillamment chantés, il fut abordé par plusieurs d'entre eux qui venaient, au nom de leurs camarades, lui faire la proposition inverse. Et après quelques mots échangés en allemand, Liszt se tournant vers moi me dit:
«—Ma commission n'est plus la même, ce sont ces messieurs qui me prient de te remercier du plaisir que tu leur as fait en leur confiant l'exécution de ton ouvrage, et de t'exprimer leur joie de te voir content.»
Ce fut en effet une journée pour moi, j'en compte peu de pareilles dans mes souvenirs.
À l'exemple du banquet auquel les artistes et les amateurs de Vienne m'avaient offert le bâton de mesure en vermeil dont je vous ai parlé, il y eut ensuite un souper, où ceux de Prague voulurent bien me faire présent d'une coupe en argent. La plupart des virtuoses, critiques et amateurs de la ville s'y trouvaient; j'eus même le plaisir de voir parmi ces derniers un compatriote, le spirituel et bienveillant prince de Rohan. Liszt fut, à l'unanimité, désigné pour porter la parole à la place du président à qui la langue française n'était pas assez familière. Au premier toast, il me fit, au nom de l'assemblée, une allocution d'un quart d'heure au moins, avec une chaleur d'âme, une abondance d'idées et un choix d'expressions qu'envieraient bien des orateurs, et dont je fus vivement touché. Malheureusement s'il parla bien il but de même; la perfide coupe inaugurée par les convives, versa de tels flots de vin de Champagne que toute l'éloquence de Liszt y fit naufrage. Belloni[113] et moi nous étions encore dans les rues de Prague à deux heures du matin, occupés à le persuader d'attendre le jour pour se battre (il le voulait absolument) au pistolet, à deux pas, avec un Bohême qui avait mieux bu que lui. Le jour venu nous n'étions pas sans inquiétude pour Liszt dont le concert avait lieu à midi. À onze heures et demie il dormait encore, on l'éveille enfin, il monte en voiture, arrive à la salle de concert, reçoit en entrant une triple bordée d'applaudissements, et joue comme de sa vie, je crois, il n'avait encore joué.
Il y a un Dieu pour les... pianistes.
Adieu, mon cher Ferrand, vous ne vous plaindrez pas, je le crains, du laconisme de mes lettres. Je n'ai pourtant pas dit encore tout ce que je sens d'affectueux regrets pour Prague et ses habitants; mais j'ai pour la musique une passion sérieuse, vous le savez, et vous pouvez, d'après cela, juger si j'aime les Bohêmes. Ô Praga! quando te aspiciam!
Concert à Breslau.—Ma légende de la Damnation de Faust.—Le livret.—Les critiques patriotes allemands.—Exécution de la Damnation de Faust, à Paris.—Je me décide à partir pour la Russie.—Bonté de mes amis.
Dans les lettres précédentes à M. H. Ferrand, je n'ai rien dit de mon voyage à Breslau. Je ne sais pourquoi je me suis abstenu d'en faire mention, car mon séjour dans cette capitale de la Silésie me fut à la fois utile et agréable. Grâce au concours chaleureux que me prêtèrent plusieurs personnes, entre autres M. Kœttlitz, jeune artiste d'un grand mérite, M. le docteur Naumann, médecin distingué et savant amateur de musique, et le célèbre organiste Hesse, je parvins à donner, dans la salle de l'Université (Aula Leopoldina), un concert dont les résultats furent excellents sous tous les rapports. Des auditeurs étaient accourus des campagnes et des bourgs voisins de Breslau; la recette dépassa de beaucoup celles que je faisais ordinairement dans les villes allemandes, et le public fit à mes compositions le plus brillant accueil. J'en fus d'autant plus heureux que, le lendemain de mon arrivée, j'avais assisté à une séance musicale pendant laquelle l'auditoire ne s'était pas un seul instant départi de sa froideur, et où j'avais vu le silence le plus complet succéder à l'exécution de merveilles, même, telles que la symphonie en ut mineur de Beethoven. Comme je m'étonnais de ce sang-froid, dont je n'ai, il est vrai, jamais vu d'exemple autre part, et que je me récriais sur une pareille réception faite à Beethoven: «Vous vous trompez, me dit une dame très-enthousiaste elle-même, à sa manière, du grand maître, le public admire ce chef-d'œuvre autant qu'il soit possible de l'admirer; et si on ne l'applaudit pas, c'est par respect!» Ce mot, qui serait d'un sens profond à Paris, et partout où les honteuses manœuvres de la claque sont en usage, m'inspira, je l'avoue, de vives inquiétudes. J'eus grand'peur d'être respecté. Heureusement il n'en fut rien; et le jour de mon concert, l'assemblée, au respect de laquelle je n'avais pas, sans doute, de titres suffisants, crut devoir me traiter selon l'usage vulgaire adopté dans toute l'Europe pour les artistes aimés du public, et je fus applaudi de la façon la plus irrévérencieuse.
Ce fut pendant ce voyage en Autriche, en Hongrie, en Bohême et en Silésie que je commençai la composition de ma légende de Faust, dont je ruminais le plan depuis longtemps. Dès que je me fus décidé à l'entreprendre, je dus me résoudre aussi à écrire moi-même presque tout le livret; les fragments de la traduction française du Faust de Gœthe par Gérard de Nerval, que j'avais déjà mis en musique vingt ans auparavant, et que je comptais faire entrer, en les retouchant, dans ma nouvelle partition, et deux ou trois autres scènes écrites sur mes indications par M. Gandonnière, avant mon départ de Paris, ne formaient pas dans leur ensemble la sixième partie de l'œuvre.
J'essayai donc, tout en roulant dans ma vieille chaise de poste allemande, de faire les vers destinés à ma musique. Je débutai par l'invocation de Faust à la Nature, ne cherchant ni à traduire, ni même à imiter le chef-d'œuvre, mais à m'en inspirer seulement et à en extraire la substance musicale qui y est contenue. Et je fis ce morceau qui me donna l'espoir de parvenir à écrire le reste:
«Nature immense, impénétrable et fière!
Toi seule donnes trêve à mon ennui sans fin!
Sur ton sein tout-puissant je sens moins ma misère,
Je retrouve ma force et je crois vivre enfin.
Oui, soufflez, ouragans, criez, forêts profondes,
Croulez, rochers, torrents, précipitez vos ondes!
À vos bruits souverains, ma voix aime à s'unir.
Forêts, rochers, torrents, je vous adore! mondes
Qui scintillez, vers vous s'élance le désir
D'un cœur trop vaste et d'une âme altérée
D'un bonheur qui la fuit.»
Une fois lancé, je fis les vers qui me manquaient au fur et à mesure que me venaient les idées musicales, et je composai ma partition avec une facilité que j'ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages. Je l'écrivais quand je pouvais et où je pouvais; en voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans les villes, malgré les soins divers auxquels m'obligeaient les concerts que j'avais à y donner. Ainsi dans une auberge de Passau, sur les frontières de la Bavière, j'ai écrit l'introduction:
«Le vieil hiver a fait place au printemps.»
à Vienne, j'ai fait la scène des bords de l'Elbe, l'air de Méphistophélès:
«Voici des roses,»
et le ballet des Sylphes. J'ai dit à quelle occasion et comment je fis en une nuit, à Vienne également, la marche sur le thème hongrois de Rákóczy. L'effet extraordinaire qu'elle produisit à Pesth, m'engagea à l'introduire dans ma partition de Faust, en prenant la liberté de placer mon héros en Hongrie au début de l'action, et en le faisant assister au passage d'une armée hongroise à travers la plaine où il promène ses rêveries. Un critique allemand a trouvé fort étrange que j'aie fait voyager Faust en pareil lieu. Je ne vois pas pourquoi je m'en serais abstenu, et je n'eusse pas hésité le moins du monde à le conduire partout ailleurs s'il en fût résulté quelque avantage pour ma partition. Je ne m'étais pas astreint à suivre le plan de Gœthe, et les voyages les plus excentriques peuvent être attribués à un personnage tel que Faust, sans que la vraisemblance en soit en rien choquée. D'autres critiques allemands ayant plus tard repris cette singulière thèse et m'attaquant avec plus de violence au sujet des modifications apportées dans mon livret au texte et au plan du Faust de Gœthe, (comme s'il n'y avait pas d'autres Faust que celui de Gœthe[114] et comme si on pouvait d'ailleurs mettre en musique un tel poëme tout entier, et sans en déranger l'ordonnance) j'eus la bêtise de leur répondre dans l'avant-propos de la Damnation de Faust. Je me suis souvent demandé pourquoi ces même critiques ne m'ont adressé aucun reproche pour le livret de ma symphonie de Roméo et Juliette, peu semblable à l'immortelle tragédie! C'est sans doute parce que Shakespeare n'est pas Allemand. Patriotisme! Fétichisme! Crétinisme!
À Pesth, à la lueur du bec de gaz d'une boutique, un soir que je m'étais égaré dans la ville, j'ai écrit le refrain en chœur de la Ronde des paysans.
À Prague, je me levai au milieu de la nuit pour écrire un chant que je tremblais d'oublier, le chœur d'anges de l'apothéose de Marguerite:
«Remonte au ciel, âme naïve
Que l'amour égara.»
À Breslau, j'ai fait les paroles et la musique de la chanson latine des étudiants:
«Jam nox stellata velamina pandit.»
De retour en France, étant allé passer quelques jours près de Rouen à la campagne de M. le baron de Montville, j'y composai le grand trio:
«Ange adoré dont la céleste image.»
Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à l'improviste, chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple. Je ne cherchais pas les idées, je les laissais venir, et elles se présentaient dans l'ordre le plus imprévu. Quand enfin l'esquisse entière de la partition fut tracée, je me mis à retravailler le tout, à en polir les diverses parties, à les unir, à les fondre ensemble avec tout l'acharnement et toute la patience dont je suis capable, et à terminer l'instrumentation qui n'était qu'indiquée çà et là. Je regarde cet ouvrage comme l'un des meilleurs que j'aie produits; le public jusqu'à présent paraît être de cet avis.
Ce n'était rien de l'avoir écrit, il fallait le faire entendre; et ce fut alors que commencèrent mes déboires et mes malheurs. La copie des parties d'orchestre et de chant me coûta une somme énorme; ensuite les nombreuses répétitions que je fis faire aux exécutants et le prix exorbitant de seize cents francs que je dus payer pour la location du théâtre de l'Opéra-Comique, l'unique salle qui fût alors à ma disposition, m'engagèrent dans une entreprise qui ne pouvait manquer de me ruiner. Mais j'allais toujours, soutenu par un raisonnement spécieux que tout le monde eût fait à ma place. «Quand j'ai fait exécuter pour la première fois Roméo et Juliette, au Conservatoire, me disais-je, l'empressement du public à venir l'entendre fut tel qu'on dut faire des billets de corridors pour placer l'excédant de la foule lorsque la salle fut remplie; et malgré l'énormité des frais de l'exécution, il me resta un petit bénéfice. Depuis cette époque mon nom a grandi dans l'opinion publique, le retentissement de mes succès à l'étranger lui donne en outre en France une autorité qu'il n'avait pas auparavant; le sujet de Faust est célèbre tout autant que celui de Roméo, on croit généralement qu'il m'est sympathique et que je dois l'avoir bien traité. Tout fait donc espérer que la curiosité sera grande pour entendre cette nouvelle œuvre plus vaste, plus variée de tons que ses devancières, et que les dépenses qu'elle me cause seront au moins couvertes...» Illusion! Depuis la première exécution de Roméo et Juliette des années s'étaient écoulées, pendant lesquelles l'indifférence du public parisien, pour tout ce qui concerne les arts et la littérature, avait fait des progrès incroyables. Déjà à cette époque il ne s'intéressait plus assez, à une œuvre musicale surtout, pour aller s'enfermer en plein jour (je ne pouvais donner mes concerts le soir) dans le théâtre de l'Opéra-Comique que le monde fashionable d'ailleurs ne fréquente pas. C'était à la fin de novembre (1846), il tombait de la neige, il faisait un temps affreux; je n'avais pas de cantatrice à la mode pour chanter Marguerite; quant à Roger qui chantait Faust et à Herman Léon chargé du rôle de Méphistophélès, on les entendait tous les jours dans ce même théâtre, et ils n'étaient pas fashionables non plus. Il en résulta que je donnai Faust deux fois avec une demi-salle. Le beau public de Paris, celui qui va au concert, celui qui est censé s'occuper de musique, resta tranquillement chez lui, aussi peu soucieux de ma nouvelle partition que si j'eusse été le plus obscur élève du Conservatoire; et il n'y eut pas plus de monde à l'Opéra-Comique à ces deux exécutions, que si l'on y eût représenté le plus mesquin des opéras de son répertoire.
Rien dans ma carrière d'artiste ne m'a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue. La découverte fut cruelle, mais utile au moins, en ce sens que j'en profitai, et que, depuis lors, il ne m'est pas arrivé d'aventurer vingt francs sur la foi de l'amour du public parisien pour ma musique. J'espère bien que cela ne m'arrivera pas non plus à l'avenir[115], dussé-je vivre encore cent ans. J'étais ruiné; je devais une somme considérable, que je n'avais pas. Après deux jours d'inexprimables souffrances morales, j'entrevis le moyen de sortir d'embarras par un voyage en Russie. Mais pour l'entreprendre, encore fallait-il de l'argent; il m'en fallait d'autant plus que je ne voulais pas, en quittant Paris, y laisser la moindre dette. Alors de cette difficile circonstance surgirent pour moi de bien douces consolations, que la cordialité de mes amis vint m'apporter. Dès qu'on sut que j'étais obligé d'aller à Saint-Pétersbourg pour tâcher de réparer les pertes que mon dernier ouvrage m'avait fait éprouver à Paris, de toutes parts je reçus des offres de service. M. Bertin me fit avancer mille francs par la caisse du Journal des Débats; parmi mes amis, les uns me prêtèrent cinq cents francs, d'autres six ou sept cents; un jeune Allemand, M. Friedland, que j'avais connu à Prague, à mon dernier voyage en Bohême, m'avança douze cents francs; Sax, malgré ses propres embarras, en fit autant; enfin le libraire Hetzel, qui depuis a joué un rôle très-honorable dans le gouvernement républicain, et qui n'était alors pour moi qu'une simple connaissance, me rencontrant par hasard dans un café, me dit:
«—Vous allez en Russie?
—Oui...
—C'est un voyage fort dispendieux, surtout en hiver; si vous avez besoin d'un billet de mille francs, permettez-moi de vous l'offrir!...»
J'acceptai aussi franchement que l'excellent Hetzel m'offrait, et je pus ainsi faire face à tout, et fixer le jour de mon départ.
Je crois avoir déjà fait cette remarque, mais je ne crains pas de la reproduire, que si j'ai rencontré bien des gredins et bien des drôles dans ma vie, j'ai été singulièrement favorisé en sens contraire, et que peu d'artistes ont trouvé autant que moi de bons cœurs et de généreux dévouements.
Chers et excellents hommes, qui, sans doute, avez dès longtemps oublié votre noble conduite à mon égard, laissez-moi vous la rappeler ici, vous en remercier avec effusion, vous serrer la main, et vous dire avec quel bonheur intime je pense aux obligations que je vous ai!!!
Le courrier prussien—M. Nernst.—Les traîneaux.—La neige.—Stupidité des corbeaux.—Les comtes Wielhorski.—Le général Lwoff.—Mon premier concert.—L'Impératrice.—Je fais fortune.—Voyage à Moscou.—Obstacle grotesque.—Le grand Maréchal.—Les jeunes mélomanes.—Les canons du Kremlin.
Pour pouvoir donner sans obstacle des concerts tels que les miens à Saint-Pétersbourg, il faut choisir l'époque du grand carême, pendant laquelle les théâtres sont fermés et qui embrasse tout le mois de mars. Je partis donc de Paris, le 14 février 1847. Le sol y était couvert de six pouces de neige, et jusqu'à Saint-Pétersbourg où j'arrivai quinze jours après, je ne la perdis pas un seul instant de vue. Il en était même tombé une telle abondance en Belgique, que le convoi du chemin de fer sur lequel je me trouvais fut obligé de rester plusieurs heures à Tirlemont pendant que des ouvriers déblayaient la voie. On juge de ce que j'eus à souffrir du froid la semaine suivante quand je fus parvenu de l'autre côté du Niémen.
Je ne m'arrêtai que quelques heures à Berlin où je sollicitai du roi de Prusse une lettre de recommandation pour sa sœur l'Impératrice de Russie, lettre qu'avec sa bonté ordinaire, le roi m'envoya immédiatement.
J'eus le malheur, en allant en poste de Berlin à Tilsitt, d'avoir un courrier mélomane, qui me tourmenta beaucoup pendant tout le temps que je passai dans sa voiture à côté de lui. Cet homme n'eut pas plus tôt vu mon nom sur sa feuille de route, qu'il conçut le projet de m'exploiter chemin faisant, voici comment. Il avait la fureur de composer des polkas et des valses pour le piano. Il s'arrêtait en conséquence, et quelquefois fort longuement, aux stations de la poste, où, pendant qu'on le croyait occupé à régler ses comptes avec le directeur, il employait son temps à régler du papier de musique sur lequel il écrivait la mélodie dansante qu'il avait sifflotée entre ses dents pendant les trois dernières heures. Après quoi, remontant en voiture, il daignait donner l'ordre du départ, et me présentait aussitôt sa polka ou sa valse avec un crayon pour que j'en écrivisse la basse et l'harmonie. Puis cette basse écrite, c'étaient des commentaires sans fin, des pourquoi, des comment, des étonnements et des ravissements qui m'avaient fort diverti la première fois, mais qui, à la seconde et à la troisième, me firent maudire de bon cœur le peu de notions de mon brave courrier en musique et en langue française. Ce n'est pas en France que j'eusse éprouvé un pareil accident! En arrivant à Tilsitt, je demandai le maître de poste M. Nernst; je dirai tout à l'heure par quel hasard je savais son nom et comptais sur son obligeance. On m'indique son cabinet, j'entre, je vois un gros homme, coiffé d'une casquette de drap, dont la figure sévère décelait pourtant de l'esprit et de la bonté. Il était assis sur un siège élevé qu'il ne quitta point à mon entrée.
«M. Nernst? dis-je en le saluant.
—C'est moi, monsieur; à qui ai-je l'honneur de parler?
—À M. Hector Berlioz.
—Ah! rien que ça! s'écrie-t-il en bondissant hors de son siège, et retombant debout devant moi sa casquette à la main.
Et aussitôt le digne homme de m'accabler de politesses et de prévenances de toute espèce, qui redoublèrent quand je lui eus appris de quelle part je me présentais. «Ne manquez pas en passant à Tilsitt de demander M. Nernst, le directeur de la poste, m'avait dit à Paris un de mes amis, c'est un homme excellent, instruit d'ailleurs et lettré, et qui peut vous être fort utile.» L'ami qui me faisait cette recommandation la veille de mon départ, au coin d'une rue où je l'avais rencontré à onze heures du soir, était H. de Balzac, qui, peu de temps auparavant, avait fait lui-même le voyage de Russie. En apprenant que j'allais à Saint-Pétersbourg pour y donner des concerts: «Vous en reviendrez avec cent cinquante mille francs, m'avait dit très-sérieusement de Balzac, je connais le pays, vous ne pouvez pas en rapporter moins.» Ce grand esprit avait la faiblesse de voir partout des fortunes à faire, fortunes qu'il eût volontiers demandé à un banquier de lui escompter, tant il les croyait assurées. Il ne rêvait que millions, et les innombrables déceptions qu'il a essuyées en ce genre toute sa vie n'ont pu le désabuser sur ce perpétuel mirage. Je souris à une telle appréciation des résultats futurs de mon voyage, sans paraître douter de sa justesse. On verra bientôt que si mes concerts de Saint-Pétersbourg et de Moscou produisirent plus que je n'avais espéré, je pus cependant rapporter de Russie beaucoup moins que les cent cinquante mille francs prédits par de Balzac.
Ce rare écrivain, cet incomparable anatomiste du cœur de la société française de notre époque, fut, on le pense bien, pour M. Nernst et pour moi un sujet fécond de conversation. M. Nernst me donna sur de Balzac, sur ses espérances de mariage et sur ses affections en Gallicie, des détails qui m'intéressèrent vivement. Il est au reste, du petit nombre d'étrangers à qui il est permis d'admirer de Balzac avec passion, car il sait le français au point de pouvoir comprendre sa prose. Je me souviens qu'à mon retour en France, comme je racontais dans ma famille cet épisode de mon voyage, à l'exclamation de rien que ça! échappée à M. Nernst en m'entendant nommer, mon père partit d'un éclat de rire. Il était pourtant alors déjà bien affaibli, bien souffrant et bien triste. Mais l'orgueil naïf, que lui causait, en dépit de toute sa philosophie, cette preuve originale de la célébrité de son fils, se décelait ainsi presque malgré lui.
«—Rien que ça! répétait-il, en redoublant de rires. C'est à Tilsitt, dis-tu?
—Oui, sur le bord du Niémen, à l'extrême frontière de la Prusse.
—Rien que ça!»
Et ses rires recommençaient.
Après quelques heures de repos ainsi employées à Tilsitt, muni des instructions de M. Nernst et réchauffé par quelques verres d'un excellent curaçao qu'il ne se lassait pas de m'offrir, j'entrepris la partie la plus pénible du voyage. Une voiture de poste me conduisit jusque sur la frontière russe, à Taurogen; là il fallut m'enfermer dans un traîneau de fer que je ne devais plus quitter jusqu'à Saint-Pétersbourg, et où j'allais éprouver pendant quatre rudes journées et autant d'effroyables nuits des tourments dont je ne soupçonnais pas l'existence.
En effet, dans cette boîte métallique hermétiquement fermée, où la poussière de neige parvient à s'introduire néanmoins et vous blanchit la figure, on est presque sans cesse secoué avec violence, comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu'on nettoie. De là force contusions à la tête et aux membres, causées par les chocs qu'on reçoit à chaque instant des parois du traîneau. De plus on y est pris d'envies de vomir et d'un malaise que je crois pouvoir appeler le mal de neige à cause de sa ressemblance avec le mal de mer.
On croit généralement dans nos climats tempérés que les traîneaux russes, emportés par de rapides chevaux, glissent sur la neige comme ils feraient sur la glace d'un lac; on se fait en conséquence une idée charmante de cette manière de voyager. Or, voici la vérité là-dessus: quand on a le bonheur de rencontrer un terrain uni, couvert d'une neige vierge ou battue partout également, le traîneau court en effet d'une façon rapide et parfaitement horizontale. Mais on ne trouve pas deux lieues sur cent de chemin pareil. Tout le reste, bouleversé, creusé de petites vallées transversales par les chariots des paysans qui, à cette époque dite du traînage traînent des masses considérables de bois, ressemble à une mer en tourmente dont les flots auraient été solidifiés par le froid. Les intervalles qui séparent ces vagues de neige forment de véritables fossés profonds, où le traîneau, hissé d'abord avec effort jusqu'au sommet de la vague, retombe brusquement, avec une rudesse et un fracas capables de vous décrocher le cerveau; surtout pendant la nuit, quand, cédant un instant au sommeil, on n'est plus préparé à recevoir ces horribles secousses. Si les ondes sont plus égales et moins élevées le traîneau peut alors les suivre d'une façon régulière, montant et descendant comme un canot sur les flots de la mer. De là les maux de cœur et même les vomissements dont j'ai parlé. Je ne dis rien du froid qui, vers le milieu de la nuit, malgré les sacs de fourrures, les manteaux, les pelisses dont on est couvert et le foin qui remplit le traîneau, devient peu à peu intolérable. On se sent alors tout le corps piqué comme par un million d'aiguilles, et, quoi qu'on en ait, on tremble de peur de mourir gelé presque autant que de froid.
Quand le brillant soleil de certains jours me permettait d'embrasser d'un coup d'œil ce morne et éblouissant désert, je ne pouvais m'empêcher de songer à la trop fameuse retraite de notre pauvre armée disloquée et saignante; je croyais voir nos malheureux soldats sans habits, sans chaussures, sans pain, sans eau-de-vie, sans forces morales ni physiques, blessés pour la plupart, se traînant le jour comme des spectres, étendus la nuit sans abri, comme des cadavres, sur cette neige atroce, par un froid plus terrible encore que celui qui m'épouvantait. Et je me demandais comment un seul d'entre eux a pu résister à de telles souffrances et sortir vivant de cet enfer glacé... Il faut que l'homme soit prodigieusement dur à mourir.
Puis, je riais de la stupidité des corbeaux affamés qui suivaient mon traîneau d'une aile engourdie, se posaient de temps en temps sur la route pour se gorger de crottin de cheval, se couchaient ensuite sur le ventre, réchauffant ainsi tant bien que mal leurs pattes à demi gelées; quand, sans efforts et en quelques heures d'un vol dirigé vers le sud, ils eussent trouvé doux climat, champs fertiles et pâture abondante. Aux vrais cœurs de corbeaux la patrie est donc chère? Si toutefois, comme le disaient nos soldats, on peut appeler cela une patrie.
Enfin un dimanche soir, quinze jours après mon départ de Paris, et tout ratatiné par le froid, j'arrivai dans cette fière capitale du Nord qu'on nomme Saint-Pétersbourg. D'après ce qu'on m'avait dit en France des rigueurs de la police impériale, je m'attendais à voir mes ballots de musique confisqués pour une semaine au moins; ils avaient à peine été ouverts à la frontière. Loin de là, on ne me demanda pas même au bureau de police ce qu'ils contenaient, et je pus immédiatement les emporter à l'hôtel avec moi. Ce fut, je l'avoue, une agréable surprise.
Je n'étais pas installé depuis une heure dans une chambre chaude, quand un très-aimable et savant amateur de musique, M. de Lenz (voyez dans les Soirées de l'orchestre l'analyse que j'ai faite de son livre sur Beethoven), qui m'avait, quelques années auparavant, rencontré à Paris, vint me souhaiter la bienvenue.
—«Je sors de chez le comte Michel Wielhorski, me dit-il, où nous avons appris tout à l'heure votre arrivée. Il y a une grande soirée chez lui, toutes les autorités musicales de Saint-Pétersbourg s'y trouvent réunies, et le comte m'envoie vous dire qu'il sera charmé de vous recevoir.
—Mais comment peut-on savoir déjà que je suis ici?
—Enfin... on le sait... Venez, venez.»
Je pris seulement le temps de me dégeler la figure, de me raser et de m'habiller, et je suivis mon obligeant introducteur chez le comte Wielhorski.
Je devrais dire les comtes, car ils sont deux frères, aussi intelligents et aussi chaleureux amis de la musique l'un que l'autre et qui habitent ensemble. Leur maison est à Saint-Pétersbourg un petit ministère des beaux-arts, grâce à l'autorité que donne aux comtes Wielhorski leur goût si justement célèbre, à l'influence qu'ils exercent par leur grande fortune et leurs nombreuses relations, grâce enfin à la position officielle qu'ils occupent à la cour auprès de l'Empereur et de l'Impératrice.
Leur accueil fut d'une charmante cordialité; je fus en quelques heures présenté par eux aux principaux personnages, aux virtuoses, aux gens de lettres qui se trouvaient dans leur salon. Je fis là tout de suite connaissance avec cet excellent Henri Romberg, alors chargé des fonctions de chef d'orchestre au théâtre italien, et qui, avec une obligeance incomparable, s'établit dès ce moment mon guide musical à Saint-Pétersbourg et le régisseur du personnel de mes exécutants. Le jour de mon premier concert ayant été fixé ce soir même, par le général Guédéonoff, intendant des théâtres impériaux, la salle de l'assemblée des nobles étant choisie, le prix des places débattu et fixé à trois roubles d'argent (12 francs), je me trouvai ainsi, quatre heures à peine après mon arrivée, in medias res. Romberg vint me prendre le lendemain, et je commençai à courir la ville avec lui, à visiter et à engager les artistes principaux dont le concours m'était nécessaire. Mon orchestre fut bientôt formé. Avec l'aide du général Lwoff, aide de camp de l'Empereur, directeur de la chapelle impériale, compositeur et virtuose du plus rare mérite, qui m'a donné tout d'abord des preuves de la plus franche confraternité musicale, nous vînmes aussi promptement à bout de réunir un chœur considérable et bien composé. Il ne me manquait plus que deux chanteurs solistes, une basse, et un ténor, pour les deux premières parties de Faust, que j'avais placées dans le programme. Versing, basse du théâtre allemand se chargea du rôle de Méphistophélès, et Ricciardi, ténor italien que j'avais autrefois connu à Paris, accepta celui de Faust; seulement, il dut chanter en français pendant que Méphistophélès chantait en allemand. Mais le public russe, à qui ces deux langues sont également familières, accepta très-bien cette bizarrerie. Pour les choristes qui chantaient en langue allemande, il fallut recopier toutes les paroles en caractères russes, les seuls qui leur fussent connus. En outre dès la première répétition, Romberg me déclara que la traduction allemande de mon Faust, que j'avais fait faire à grands frais à Paris, était détestable et prosodiée de telle sorte qu'il n'y avait pas moyen de la chanter. Il se hâta, pour ne pas retarder mon premier concert, de corriger les grosses bévues de ce mauvais texte; mais je dus me résoudre, quelques semaines après, à chercher un nouveau traducteur, et j'eus le bonheur de trouver M. Minzlaff, qui, en sa qualité d'homme d'esprit musicien, s'acquitta parfaitement de sa tâche, et me tira d'embarras. Ce fut une belle soirée que celle de mon premier concert dans la salle de l'assemblée de la noblesse. L'orchestre et le chœur étaient nombreux et bien exercés, j'avais en outre une bande militaire que le général Lwoff m'avait procurée en faisant un choix parmi les musiciens de la garde impériale. Romberg et Maurer, c'est-à-dire les deux maîtres de chapelle de Saint-Pétersbourg, s'étaient même chargés de la partie des petites cymbales antiques dans le scherzo de la Fée Mab. Il y avait parmi tous mes artistes, un entrain joyeux, une animation, un zèle, qui me faisaient bien augurer de l'exécution, et j'avais, en outre, retrouvé au milieu d'eux un compatriote, l'habile violoncelliste Tajan-Rogé, artiste véritable et chaleureux, qui me secondait de toute son âme. Mon programme, composé de l'ouverture du Carnaval romain, des deux premiers actes de Faust, du scherzo de la Fée Mab et de l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale fut, en effet, très-bien exécuté. L'enthousiasme du public nombreux et éblouissant qui remplissait cette immense salle, dépassa tout ce que j'avais pu rêver en ce genre, pour Faust, surtout. Il y eut des applaudissements, des rappels, des cris de bis à me donner le vertige. Après la première partie de Faust, l'Impératrice, qui assistait au concert, m'envoya chercher par le comte Michel Wielhorski, et il fallut comparaître devant Sa Majesté dans l'état peu convenable ou je me trouvais, rouge, suant, haletant, ma cravate déformée, enfin, en tenue de bataille musicale. L'Impératrice me fit le plus flatteur accueil, me présenta aux princes ses fils, me parla de son frère le roi de Prusse, de l'intérêt qu'il me portait et dont ses lettres faisaient foi, accorda de grands éloges à ma musique, en s'étonnant de l'exécution exceptionnelle que j'avais obtenue. Après un quart d'heure de conversation:
—«Je vous rends à votre auditoire, me dit-elle, il est tellement exalté que vous ne devez pas trop lui faire attendre la seconde partie du concert.»
Et je sortis du salon plein de reconnaissance pour toutes ces gracieusetés impériales.
Après le chœur des Sylphes, l'émotion du public fut vraiment portée à l'extrême; on ne s'attendait pas à ce genre de musique fine, aérienne, et si douce qu'il faut prêter l'oreille pour l'entendre. Ce fut, je l'avoue, un instant enivrant pour moi. J'étais un peu inquiet au sujet de ma bande militaire, ne la voyant pas arriver pour l'apothéose qui terminait le concert.
Je craignais qu'en entrant à l'orchestre au milieu d'un morceau, elle ne produisît quelque tumulte capable d'en compromettre l'effet. J'avais compté sans la discipline... en me retournant après le scherzo de la Fée Mab qui, certes, a besoin d'un profond silence pour être entendu, j'aperçus, rangés debout, leur instrument à la main, mes soixante musiciens à leur poste. Ils s'étaient introduits et placés sans que personne les eût remarqués. À la bonne heure!...
Enfin le concert terminé, les embrassades essuyées, une bouteille de bière bue, je m'avisai de demander le résultat financier de l'expérience: Dix-huit mille francs. Le concert en coûtait six mille, il me restait douze mille francs de bénéfice net.
J'étais sauvé!
Je me tournai alors machinalement vers le sud-ouest, et ne pus m'empêcher, en regardant du côté de la France, de murmurer ces mots: «Ah! chers Parisiens!»
Dix jours après je donnai un second concert avec les mêmes résultats; j'étais riche. Puis je partis pour Moscou, où m'attendaient des difficultés matérielles assez étranges, des musiciens du troisième ordre, des choristes fabuleux, mais un public d'une ardeur et d'une impressionnabilité au moins égales à la chaleur du public de Saint-Pétersbourg, et en somme un bénéfice de huit mille francs. Je me tournai encore vers le sud-ouest après ce concert, je pensai encore à mes compatriotes blasés et indifférents, et je dis une seconde fois: «Ah! chers Parisiens!» Heureusement ce ne fut pas la dernière. À Londres depuis lors, j'ai pu souvent aussi me tourner vers le sud-est...
Aux yeux de beaucoup de gens, un musicien est un homme qui joue de quelque instrument. Il ne leur est jamais venu en tête qu'il y eût des musiciens compositeurs, et surtout des compositeurs donnant des concerts pour faire connaître leurs œuvres. Ces gens-là pensent, sans doute, que la musique se trouve chez les éditeurs comme les brioches chez les pâtissiers, et qu'on a seulement la peine de la faire confectionner par des manœuvres dont c'est l'état. Cette opinion, tout excentrique qu'elle soit, est fondée dans beaucoup de cas, j'en conviens; elle manque néanmoins parfois de justesse et de justice. Mais rien n'est bouffon comme l'étonnement de certaines personnes quand on leur parle d'un compositeur.
J'ai été presque insulté un jour à Breslau par un bon père de famille qui voulait absolument me contraindre à donner à son fils des leçons de violon. J'avais beau protester que ce serait le plus grand des hasards si je savais jouer de cet instrument, n'ayant jamais touché un archet de ma vie; il prenait pour fausse monnaie toutes mes paroles et n'y voulait voir qu'une sorte de grossière mystification:
—«Monsieur, vous croyez parler au célèbre violoniste de Bériot, dont le nom en effet ressemble beaucoup au mien.
—Monsieur, je viens de lire votre affiche, vous donnez un concert dans la salle de l'Université après demain, ainsi...
—Oui, monsieur, je donne un concert, mais je n'y joue pas du violon.
—Qu'y faites-vous donc?
—J'y fais jouer du violon, je dirige l'orchestre; enfin allez-y, vous le verrez.»
Mon homme garda sa colère jusqu'au lendemain, et ce ne fut qu'en sortant du concert et à force de réflexions qu'il put se rendre compte de la manière dont un musicien pouvait se produire en public sans figurer lui-même comme exécutant.
À Moscou, une méprise du même genre fut sur le point d'avoir pour moi de graves conséquences. La salle de l'assemblée de la noblesse pouvait seule convenir pour donner mon concert. Voulant en obtenir la disposition, je me fais conduire chez le grand maréchal du palais de l'assemblée, respectable vieillard de quatre-vingts ans, et lui expose l'objet de ma visite.
«—De quel instrument jouez-vous? me dit-il tout d'abord.
—Je ne joue d'aucun instrument.
—En ce cas, comment vous y prenez-vous pour donner un concert?
—Je fais exécuter mes compositions et je dirige l'orchestre.
—Ah! ah! voilà qui est original; je n'ai jamais entendu parler de concerts semblables. Je vous prêterai volontiers notre grande salle; mais, comme vous le savez sans doute, tout artiste à qui nous permettons d'en disposer doit, en retour, s'y faire entendre, après son concert, à l'une des réunions privées de la noblesse.
—L'assemblée a donc un orchestre qu'elle mettra à mes ordres pour exécuter ma musique?
—Point du tout.
—Pourtant, comment la faire entendre? On n'exige pas sans doute que je dépense trois mille francs pour payer les musiciens nécessaires à l'exécution d'une de mes symphonies dans le concert privé de l'assemblée? Ce serait un loyer de salle bien cher.
—Alors je suis fâché, monsieur, de vous refuser; je ne puis faire autrement.»
Et me voilà obligé de m'en retourner avec cette étrange réponse, et la perspective d'avoir fait un long voyage que l'obstacle le plus singulier et le plus imprévu allait rendre inutile. Un artiste français, M. Marcou, établi à Moscou depuis longtemps, se prit à rire au récit que je lui fis de ma déconvenue; mais comme il connaissait le grand maréchal, il me proposa de m'accompagner chez lui et de tenter avec moi un nouvel assaut le lendemain. Seconde visite, second refus; inutiles explications données par mon compatriote; le grand maréchal secoue sa tête blanche et reste inexorable. Pourtant, craignant de ne pas parler assez bien le français, et dans le cas où il aurait mal compris quelque terme de ma proposition, il va chercher sa femme. Madame la maréchale, dont l'âge est presque aussi respectable que celui de son mari, mais dont les traits expriment moins de bienveillance, arrive, me regarde, m'écoute, et coupe court à la discussion en me disant en français très-rapide, très-clair et très-net:
—«Nous ne pouvons ni ne voulons contrevenir aux règlements de l'assemblée. Si nous vous prêtons la salle, vous jouerez un solo instrumental à notre prochaine réunion. Si vous ne voulez pas le jouer, on ne vous la prêtera pas.
—Mon Dieu, madame la maréchale, j'ai possédé autrefois un assez joli talent sur le flageolet, sur la flûte et sur la guitare; choisissez celui de ces trois instruments sur lequel j'aurai à me faire entendre. Mais, comme il y a près de vingt-cinq ans que je n'ai touché ni l'un, ni les autres, je dois vous prévenir que j'en jouerai fort mal. Et, tenez, si vous vouliez vous contenter d'un solo de tambour, je m'en tirerais mieux très-probablement.»
Heureusement, un officier supérieur était entré dans le salon pendant cette scène; bientôt mis au fait de la difficulté, il me prit à part et me dit:
«—N'insistez pas, monsieur Berlioz, la discussion deviendrait un peu désagréable pour notre digne maréchal. Veuillez m'envoyer demain votre demande par écrit et tout s'arrangera, j'en fais mon affaire.»
Je suivis ce conseil, et, grâce à l'obligeant colonel, on fit pour cette fois seulement une infraction au règlement; mon concert put avoir lieu, et je ne fus obligé de jouer à la réunion des nobles ni de la flûte, ni du tambour. Ils l'ont parbleu échappée belle, car plutôt que de repasser le Volga sans donner mon concert, j'étais décidé à jouer du galoubet s'il l'eût fallu. Il ne résulta pas moins pour moi du singulier règlement du club de la noblesse moscovite, règlement dont je n'avais malheureusement pas entendu parler à Saint-Pétersbourg, une perte d'argent assez importante; car, après ce concert, annoncé comme le seul que je me proposais de donner, un grand nombre d'amateurs sautèrent sur l'estrade de l'orchestre en criant: «Encore un! encore un! vous ne pouvez pas partir ainsi!» Or, si j'en eusse donné un second, il m'eût rapporté peut-être plus que le précédent. Mais je n'avais point de salle; en m'accordant celle de l'assemblée des nobles la clause était formelle, on n'avait fait exception aux usages que pour une fois, en faveur de mon ignorance du règlement, et à condition que je n'y reviendrais pas. Aussi un compositeur!... un homme qui ne joue de rien!... un bon à rien!... Et pourtant, dans d'autres parties de la société, dans la classe moyenne surtout, que d'individus plus ou moins mal doués, dont cette carrière ardue, presque impraticable, est le rêve le plus cher!
Si la persistance de la vocation musicale dans certaines familles d'artistes s'explique tout naturellement par l'influence de l'éducation et de l'exemple, par les facilités que trouvent les enfants à parcourir une route déjà tracée par leurs parents, et même par des dispositions naturelles, qui se transmettent aussi quelquefois, comme les traits du visage, de génération en génération, on ne sait, en revanche, comment expliquer les singulières fantaisies qui tombent de la lune dans la tête d'une foule de jeunes gens.
Sans parler de ces amateurs qui s'obstinent à prendre, à un prix exorbitant, des leçons inutiles, pour vaincre une organisation barbare sur laquelle la patience et le talent des plus savants maîtres ne peuvent rien; ni de ces songe-creux persuadés que l'on peut apprendre la musique par le raisonnement seul, comme on apprend les mathématiques; sans tenir compte non plus de ces dignes pères qui ont l'idée de faire leur fils colonel ou grand compositeur, on rencontre de bien tristes exemples de mélomanie chez des êtres que tout semblait devoir garantir des atteintes de cette maladie mentale.
Je n'en veux citer que deux qu'il m'a été donné d'observer; c'étaient, je le crains, des cas de mélomanie incurables. L'un de ces malades est Français, l'autre est Russe.
J'étais seul un jour à Paris et fort préoccupé, quand le premier vint frapper à la porte de mon cabinet. Je fis entrer. Un jeune homme de dix-huit ans s'avança tout essoufflé et doublement ému de l'idée qu'il couvait et d'une course violente.
«—Monsieur, lui dis-je, donnez-vous la peine de vous asseoir.
—Ce n'est rien... je suis un peu... Je viens... (puis, partant comme un coup de pistolet): Monsieur, j'ai fait un héritage!
—Un héritage? je vous en félicite.
—Oui, j'ai fait un héritage, et je viens vous demander si je ferais bien de l'employer à me faire compositeur?
—(J'ouvre des yeux...) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Mon Dieu! monsieur, vous me supposez une perspicacité extraordinaire; les pronostics basés sur des œuvres même assez importantes sont souvent bien trompeurs. Cependant, si vous m'avez apporté quelque partition...
—Non, je n'ai pas apporté de partition; mais je travaillerai bien, vous verrez, j'ai tant de goût pour la musique!
—Vous avez déjà écrit quelque chose, sans doute, un fragment de symphonie, une ouverture, une cantate?...
—Une ouverture?... n... n... non; je n'ai pas fait de cantate non plus.
—Eh bien! avez-vous essayé d'écrire un quatuor?
—Ah! monsieur! un quatuor!...
—Diable! ne faites pas fi du quatuor, c'est peut-être de tous les genres de musique le plus difficile à bien traiter, et le nombre des maîtres qui y ont réussi est singulièrement restreint. Mais, sans chercher si haut, avez-vous à me montrer une simple romance, une valse?...
—(D'un air presque offensé): Oh! une romance!... non, non, je ne fais pas de ces choses-là.
—Alors, vous n'avez rien fait?
—Non; mais je travaillerai tant...
—Au moins vous avez terminé vos études d'harmonie et de contre-point, vous connaissez l'étendue des voix et des instruments?...
—Quant à cela... quant à cela... non, je ne sais pas l'harmonie, ni le contre-point, ni l'instrumentation, mais vous verrez...
—Pardonnez-moi, monsieur, vous avez dix-huit ou dix-neuf ans, et il est bien tard pour commencer avec fruit de pareilles études. Enfin, je suppose que vous savez lire à première vue la musique, que vous pourriez l'écrire sous la dictée?
—Que je sais le solfège? Ah! par exemple... Eh bien... non, je ne connais même pas les notes, je ne sais rien du tout; mais j'ai tant de goût pour la musique, j'aimerais tant à être compositeur! Si vous vouliez me donner des leçons, je viendrais chez vous deux fois par jour, je travaillerais la nuit.»
Après un assez long silence employé à maîtriser mon envie de rire, je fis à mon jeune compositeur un tableau exact et fort peu encourageant des difficultés qu'il aurait à surmonter pour arriver au talent le plus médiocre, c'est-à-dire pour parvenir à écrire de détestable musique; je n'oubliai point l'énumération des obstacles qui l'attendaient lors même qu'il serait devenu un compositeur d'un ordre très-élevé. Rien n'y fit, il m'écouta d'un air mécontent et impatient, et se retira avec l'intention évidente de chercher un autre maître pour lui offrir sa vocation et... son héritage. Dieu veuille qu'il ne l'ait pas trouvé!
L'autre exemple de mélomanie que j'ai à citer, n'est point ridicule, au contraire. Je venais de donner à Moscou le concert dont j'ai parlé tout à l'heure, quand on me remit une lettre écrite en excellent français, dans laquelle un inconnu me demandait une entrevue. Je m'empressai d'en fixer le jour et l'heure. Cette fois mon inconnu n'avait pas fait d'héritage, loin de là. C'était un grand jeune Russe de vingt-deux ans au moins, d'une figure remarquable, un peu étrange, s'exprimant en termes choisis et avec cette ardeur fiévreuse et concentrée qui décèle les enthousiastes. Dès ses premières paroles, je me sentis vivement intéressé.
«—Monsieur, me dit-il, j'ai une passion immense pour la musique. Je l'ai apprise tout seul, mais fort incomplètement, ainsi que vous pouvez le penser. Moscou ne m'offre pas beaucoup de ressources pour mes études, et je ne suis pas assez riche pour voyager. Mes parents ont inutilement tenté de me détourner de cette voie. Maintenant, un de nos grands seigneurs moscovites veut bien me venir en aide. Il a déclaré à mon père que si un musicien en qui l'on puisse avoir confiance me reconnaissait des dispositions réelles pour l'art musical, il se chargerait de tous les frais de mon éducation et m'enverrait la compléter en Allemagne et en France auprès des meilleurs maîtres. Je viens donc vous prier d'examiner mes essais, et de m'écrire ensuite franchement l'opinion qu'ils vous auront donnée de mes facultés. En tous cas, je vous devrai une reconnaissance éternelle. Mais, si cette opinion m'est favorable, vous me rendrez la vie; car, je me meurs, monsieur; la contrainte qu'on me fait subir me tue. Je me sens des ailes et ne puis les ouvrir. C'est un supplice que vous devez concevoir.
—Oh! certes, monsieur, je devine ce que vous souffrez, et toutes mes sympathies vous sont acquises. Disposez de moi.
—Mille remercîments. Je vous apporterai demain les ouvrages que je désire vous soumettre.»
Là-dessus il s'éloigna les yeux enflammés et brillants d'une joie extatique.
Le lendemain il revint tout autre. Son regard était triste, éteint, et les symptômes du découragement se lisaient sur son pâle visage.
«—Je ne vous apporte rien, me dit-il; j'ai passé la nuit à examiner mes manuscrits, aucun ne me semble digne de vous être montré, et franchement aucun non plus ne représente ce dont je suis capable. Je vais me mettre à l'œuvre pour vous offrir quelque chose de mieux!
—Malheureusement, repris-je, il me faut retourner après demain à Saint-Pétersbourg.
—N'importe, je vous enverrai mon nouveau travail. Ah! monsieur, si vous saviez de quel feu j'ai l'âme brûlée!... de quelle voix l'inspiration m'appelle parfois!... Alors, je ne puis tenir dans la ville; quelque froid qu'il fasse, je sors, je vais au loin dans les bois, et là, seul, en présence de la nature, j'entends tout un monde de merveilles harmoniques se mouvoir et retentir; et les larmes me gagnent, et je pousse des cris, je tombe dans des extases qui me donnent un avant-goût du ciel... On me traite de fou... mais je ne le suis pas, croyez-le bien, je vous le prouverai.»
Je renouvelai au jeune enthousiaste l'assurance de l'intérêt qu'il m'inspirait et de mon désir de lui être utile. Mon Dieu, me disais-je après l'avoir quitté, ne voilà-t-il pas des symptômes d'une organisation exceptionnelle?... C'est peut-être un homme de génie!... Ce serait un crime de ne pas l'aider; certes, je me dévouerai à lui corps et âme s'il le faut; qu'il me donne seulement le moindre point d'appui.
Hélas! j'attendis en vain plusieurs semaines à Saint-Pétersbourg, et il ne me parvint enfin qu'une lettre dans laquelle le jeune Russe s'excusait de nouveau de ne point m'envoyer de musique. Mais à son grand désespoir, écrivait-il, et malgré tous ses efforts, l'inspiration lui avait fait complètement défaut.
Qu'est-ce que cette froide et modeste appréciation de ses propres œuvres?... cette impuissance avouée d'un homme qui se croit d'ailleurs inspiré et puissant? Quel est l'idéal qu'il cherche à atteindre? qu'a-t-il déjà fait pour en approcher? Qu'y a-t-il enfin dans cette âme troublée?... Dieu le sait. Mais aussi qu'y a-t-il de commun entre ces aspirations ardentes vers la musique, plus ou moins bien justifiées et expliquées par le temps, et le calcul mesquin et la prosaïque ambition qui poussent tant de jeunes gens dans les classes des conservatoires pour y embrasser la profession musicale, comme on apprend le métier du tailleur ou du bottier?... Les mélomanes au moins, si voisins qu'ils soient de la folie, ne nuisent à personne, et leur manie, quand elle n'est pas risible, est touchante et poétique; tandis que les artisans-musiciens font un tort essentiel à l'art et aux artistes, donnent lieu à de longues et fâcheuses erreurs, et, par leur nombre autant que par le peu d'élévation de leurs instincts, peuvent corrompre le goût de toute une nation. Le peuple le plus musical n'est pas celui chez qui l'on compte le plus de musiciens médiocres, mais bien celui qui a vu naître le plus de grands maîtres et dont le sentiment de la beauté musicale est le plus développé.
Malgré tout ce que la ville à demi asiatique de Moscou offre de curieux et d'intéressant sous le rapport architectural, je l'ai peu étudiée pendant les trois semaines que j'y ai passées. Les préparatifs de mon concert m'absorbaient complètement. Grâce au dégel qui sévissait alors dans toute sa douceur, elle était d'ailleurs peu visitable. Les rues n'offraient que des cloaques d'eau et de neige fondante, d'où les traîneaux avaient peine à se tirer. Je n'ai même vu le Kremlin qu'à l'extérieur. Je me suis borné à compter les grains du collier de canons qui l'entoure... tristes trophées recueillis sur la trace de notre armée mourante... Il y en a de toutes sortes, de tous calibres, et de toutes les nations. Des inscriptions en langue française (atroce ironie!) désignent même ceux de nos régiments ou ceux des alliés de la France auxquels ont appartenu les pièces de cette funèbre collection. L'une de ces pièces a reçu une singulière blessure; elle porte sur la lèvre l'empreinte d'un boulet russe, qui, après l'avoir frappée à la gueule, est entré dans le tube, en en labourant l'intérieur. Si la pièce était chargée au moment de l'accident, je laisse à penser l'étonnement de la gargousse qu'elle contenait, en recevant un si rude coup de refouloir... elle a dû croire, l'orgueilleuse, que, reprenant son ancien métier d'artilleur, l'empereur Napoléon en personne chargeait.
J'ai entendu à Moscou une représentation de l'opéra de Glinka: La vie pour le Czar.
L'immense théâtre était vide (est-il jamais plein?... j'en doute) et la scène représentait presque constamment des bois de sapins pleins de neige, des steppes couverts de neige, des hommes blancs de neige. Je grelotte encore en y pensant. Il y a de fort élégantes et de fort originales mélodies dans cet ouvrage, mais je dus presque les deviner, tant l'exécution en était imparfaite. Au reste, il paraît que les études se font d'une étrange manière dans ce théâtre, malgré le zèle et le savoir musical de son directeur, M. Verstowski. Je m'en aperçus quand il fut question de répéter les chœurs des deux premiers actes de Faust qui figuraient dans mon programme.
M'étant rendu dans un salon, où se faisaient d'ordinaire les études chorales, j'y trouvai une soixantaine d'hommes et de femmes groupés debout en silence, mais sans maître de chant, sans accompagnateur, et même sans piano.
«—Eh bien, où est le piano? dis-je, où est le pianiste?
—On ne s'en sert pas ici pour apprendre les chœurs, me répondit-on. On étudie sans accompagnement, à volonté.
—Diable! quels musiciens! vos choristes sont donc les premiers lecteurs du monde?
—Oh, non! certes, mais c'est l'usage, et on fait comme on peut.
—Ah ça! c'est une plaisanterie!... Veuillez faire apporter un piano, j'y tiens; on me passera cette exigence, je suis étranger. Nous trouverons bien ensuite un accompagnateur; au besoin, je saurai même frapper quelques accords pour guider et soutenir les voix, et ce sera toujours mieux que rien.» Au grand étonnement des choristes, le piano arriva. M. Genista, excellent professeur allemand qui, par hasard se trouvait là, ayant bien voulu accepter la tâche d'accompagnateur, nous parvînmes à déchiffrer les chœurs de Faust, qui, au bout de quelques séances semblables, furent appris tant bien que mal. Ma foi, s'il est vrai que ces choristes parviennent ainsi seuls, à force de tâtonnements, d'ânonnements, de temps et de résignation, à savoir des opéras entiers, il faut supposer les Russes doués de facultés particulières, dont les autres peuples ne soupçonnent pas l'existence. Ils chantèrent encore en allemand, comme avaient fait leurs confrères de Saint-Pétersbourg. Mais les soli de Faust et de Méphistophélès dont MM. Léonoff et Slavik (deux chanteurs russes) avaient eu la bonté de se charger, furent chantés l'un et l'autre en français... du nord. C'était un progrès, les deux héros du drame dialoguaient au moins dans le même idiome. M. Grassi, violoniste sarde établi en Russie, me fut, ainsi que M. Marcou dont j'ai parlé, d'un grand secours pour l'organisation de ce concert, et Max Bohrer, le célèbre violoncelliste, arrivé à Moscou en même temps que moi, s'offrit cordialement à jouer dans mon orchestre. Gracieuseté précieuse, vu le petit nombre de violoncellistes dont je disposais, et la valeur d'un pareil exécutant; simplicité d'artiste dont les virtuoses n'ont garde en général de se rendre coupables en pareil cas.
J'eus maille à partir avec la censure, à propos du programme de mon concert et de ce couplet de la chanson latine des étudiants dans Faust:
«Nobis subridente lunâ, per urbem quærentes puellas eamus, uteras fortunati Cæsares dicamus: Veni, vidi, vici.»
(Pendant que la lune nous sourit, allons par la ville, cherchant les jeunes filles, pour que demain, heureux Césars, nous disions: Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu[116].)
M. le censeur déclara ne pouvoir autoriser l'impression d'une chanson aussi scandaleuse. J'eus beau lui dire que le livret entier de Faust avait été censuré à Saint-Pétersbourg et lui en présenter un exemplaire revêtu de l'approbation officielle, il me répondit avec humeur: «M. le censeur de Saint-Pétersbourg fait ce qui lui convient, et je ne suis pas tenu de l'imiter. Le passage en question est immoral, il doit être supprimé.» Et il le fut... dans le livret. Je n'allais pas, on peut le croire, couper un membre à ma partition pour faire œuvre pudibonde, c'eût été là une vraie immoralité. On chanta donc néanmoins au concert le couplet prohibé, mais de telle sorte que personne ne le comprit.
Et voilà pourquoi la population de Moscou est demeurée la plus morale de l'univers, et comment la nuit, malgré tous les sourires de la lune, les étudiants ne courent pas la ville, cherchant les jeunes filles... en hiver.
Il y a à Moscou plusieurs amateurs de musique distingués et des professeurs d'un remarquable talent; parmi lesquels, à côté de ceux que j'ai déjà nommés, je citerai M. Graziani, fils aîné de l'un des meilleurs de notre ancien Opéra italien de Paris.
Dans une magnifique institution de jeunes demoiselles, placées directement sous le patronage de l'Impératrice, les élèves reçoivent comme complément de leur éducation, une instruction musicale solide et même un peu grave. Trois des meilleures pianistes, m'y firent entendre un vieux triple concerto en ré mineur pour le clavecin, de ***, ce qui est fort grave, on en conviendra. Et pourtant leur maître, M. Reinhart, est un homme aimable, spirituel et bon musicien. Je suis même persuadé qu'en faisant exécuter ce morceau par ses élèves, il n'avait pas l'intention de m'être désagréable.
Il y avait aussi à Moscou, à cette époque, un charmant petit prodige, le fils de madame la princesse Olga Dolgorouki, âgé de dix ans, qui m'effraya par la passion intelligente avec laquelle il chantait des scènes dramatiques des grands maîtres et des romances de sa composition.
Comblé des politesses de plusieurs familles moscovites et d'une famille française établie à Moscou, je dus, aussitôt après le concert, repartir pour la capitale de l'empire. J'y étais attendu pour diriger les études de ma symphonie de Roméo et Juliette que M. Guédéonoff m'avait promis de faire splendidement exécuter au grand théâtre.
Retour à Saint-Pétersbourg.—Deux exécutions de Roméo et Juliette au grand théâtre.—Roméo dans son cabriolet.—Ernst.—Nature de son talent.—L'action rétroactive de la musique.
En arrivant sur les bords du Volga, je vis pour la première fois la débâcle d'un fleuve de Russie au dégel. Il fallut rester cinq heures sur la rive gauche à attendre que la masse des glaces fût moins compacte; et quand enfin la traversée fut tentée dans une barque qu'on faisait exprès osciller de droite à gauche et de gauche à droite pour faciliter son passage au travers des blocs, le mouvement lent mais irrésistible des glaçons, la petite crépitation mystérieuse qu'ils produisaient en flottant, la charge excessive du bateau encombré de malles, l'air inquiet et les cris de nos conducteurs me charmèrent, je l'avoue, très-médiocrement, et je respirai avec un véritable plaisir en mettant pied à terre sur l'autre rive.
Le soleil se montrait déjà sans trop de réserve, mais malgré sa pâleur, dans les villages que la malle traversait, je vis plusieurs fois des enfants nus en chemise, jouer et se rouler sur des monceaux de neige, comme font les nôtres en été sur les meules de foin. Les Russes ont l'enfer au corps.
Aussitôt de retour à Saint-Pétersbourg, je commençai, au grand théâtre, les répétitions chorales de Roméo et Juliette. Quand le projet de monter cet ouvrage eut été accueilli par M. Guédéonoff:
«—Combien de répétitions me donnerez-vous? dis-je à Son Excellence.
—Combien? parbleu! autant que vous en voudrez. On répétera chaque jour, et quand vous viendrez me dire: tout va bien! on annoncera le concert, mais pas avant.
—À la bonne heure, nous prenons les grands moyens, cela va marcher.» Dans le fait, je l'ai déjà dit, cette symphonie ne peut être rendue, même passablement, si l'on n'en fait pas une étude régulière et suivie, comme d'un opéra qui doit être chanté par cœur. Et voilà pourquoi elle a été rarement exécutée avec autant d'aplomb, de verve et de grandeur qu'à Saint-Pétersbourg.
J'avais un chœur d'hommes colossal, et, pour les soprani et contralti, soixante jeunes femmes douées de voix fraîches et sonores, assez bonnes musiciennes, qu'on avait prises dans le chœur de l'Opéra italien, de l'Opéra allemand et dans l'école des théâtres, espèce de conservatoire où l'on enseigne aux élèves la musique, le français, et les habitudes dramatiques.
Les Capulets répétaient d'un côté, les Montaigus de l'autre, et le Prologue était étudié dans un troisième local. Quand enfin chaque choriste sut presque par cœur sa partie, je réunis les trois chœurs, et l'ensemble de cette masse de voix dans le grand finale fût on ne peut plus satisfaisant. J'avais en outre Versing pour le rôle du père Laurence, Madame Walcker pour les strophes du contralto dans le prologue et Holland (un spirituel acteur qui dit le débit musical avec une rare intelligence) pour le scherzetto de la Fée Mab. C'était impérialement organisé; l'exécution devait être, et elle fut merveilleuse. Je me la rappelle comme une des grandes joies de ma vie. De plus j'étais si bien disposé ce jour-là, qu'en dirigeant j'eus le bonheur de ne pas faire une faute, ce qui m'arrivait alors rarement. Le grand théâtre était plein; les uniformes, les épaulettes, les casques, les diamants étincelaient, ruisselaient de toutes parts. On me rappela je ne sais combien de fois. Mais je ne faisais pas grande attention, je l'avoue, au public, ce jour-là; et l'impression de ce divin poëme shakespearien que je me chantais à moi-même, fut telle qu'après le finale je courus tout frémissant me réfugier dans une chambre du théâtre, où quelques instants après Ernst me trouva pleurant à flots: «Ah! me dit-il, les nerfs! je connais cela!» Et s'approchant de moi, il me soutint la tête, et me laissa pleurer comme une fille hystérique, pendant un grand quart d'heure. Figurez-vous un bourgeois de la rue Saint-Denis, à Paris, et un directeur de l'Opéra (de Paris toujours) témoins d'une crise pareille. Tâchez de deviner ce qu'ils comprendront à cet orage d'été éclatant avec ses torrents et ses feux électriques dans le cœur de l'artiste; à tous ces vagues souvenirs de jeunesse, de premières amours, de ciel bleu d'Italie, refleurissant dans son âme sous les ardents rayons du génie de Shakespeare; à cette apparition de la Juliette toujours rêvée, toujours cherchée, et jamais obtenue; à cette révélation de l'infini dans l'amour et dans la douleur; à cette joie enfin d'avoir éveillé dans le monde mélodique quelques lointains échos des voix de ce ciel de la poésie..... puis mesurez la rondeur de leurs yeux et l'ébahissement de leur bouche... si vous pouvez!... Seulement le premier bourgeois dira: «Ce monsieur est malade, je vais lui envoyer un verre d'eau sucrée.» Et le second: «Il se manière, je vais le recommander au Charivari...»
Pour tout dire, malgré l'accueil chaleureux que fit le public à ma grande symphonie, je crois qu'en somme l'ampleur de ses formes et la solennité triste des scènes finales surtout, le fatiguèrent un peu, et qu'il préféra de beaucoup Faust à Roméo et Juliette. J'en eus la preuve quand nous eûmes annoncé la seconde exécution. Le caissier du théâtre fort satisfait du résultat de la première soirée, m'avoua ses craintes pour la seconde si je ne donnais, en outre de Roméo, au moins deux scènes de Faust. Et je dus suivre son conseil.
Parmi les auditeurs de cette deuxième exécution, se trouvait, m'a-t-on dit, une dame habituée du Théâtre-Italien, qui s'ennuya avec un courage exemplaire. Elle ne pouvait souffrir qu'on la supposât incapable de se plaire à l'audition d'une musique pareille. En sortant de sa loge, toute fière d'y être restée jusqu'à la fin du concert: «C'est une œuvre très-sérieuse, il est vrai, dit-elle, mais parfaitement intelligible. Et dans ce grand effet instrumental de l'introduction, j'ai tout de suite compris qu'on entendait Roméo arrivant dans son cabriolet»!!!...
La moins heureuse de mes partitions à Saint-Pétersbourg fut l'ouverture du Carnaval romain. Elle passa presque inaperçue le soir de mon premier concert; et le comte Michel Wielhorski (un excellent musicien pourtant), m'ayant avoué qu'il n'y comprenait rien, je ne la redonnai plus. On dirait cela à un Viennois qu'il aurait peine à le croire; mais, comme les drames et les livres, comme les roses et les chardons, les partitions ont leur destin.
J'oubliais de dire qu'à une représentation au bénéfice de Versing, au grand théâtre, je dirigeais aussi l'exécution de ma Symphonie fantastique, et qu'à cette occasion, Damcke, l'habile compositeur, pianiste, chef-d'orchestre et critique, eut l'incroyable complaisance de venir, comme un simple timbalier, sonner sur le piano les deux notes graves (ut-sol) qui représentent le glas funèbre dans le finale de cet ouvrage.
De toutes mes compositions, l'ouverture du Carnaval romain a été longtemps la plus populaire en Autriche, on la jouait partout. Je me souviens que pendant mon séjour à Vienne, elle causa divers incidents qui méritent d'être racontés. L'éditeur de musique Haslinger donnait une soirée musicale, dans laquelle, entre autres choses, on devait exécuter cette ouverture arrangée pour deux pianos à quatre mains et un phisharmonica.
Quand le tour de ce morceau fut venu dans le concert, je me trouvais auprès d'une porte donnant dans le salon où étaient les cinq exécutants. Ils commencent le premier allegro dans un mouvement beaucoup trop lent. L'andante va tant bien que mal. Mais au moment où ils reprennent l'allégro d'une façon plus traînante encore que la première fois, le sang me monte à la tête, je deviens rouge, cramoisi, et incapable de contenir mon impatience je leur crie: «Mais ce n'est pas le carnaval, c'est le carême, c'est le vendredi saint de Rome que vous jouez là!» Je laisse à penser l'hilarité que cette exclamation excita dans l'auditoire. On ne put rétablir le silence, et l'ouverture s'acheva au milieu des rires et des conversations de l'assemblée, toujours tranquillement et sans que rien parvînt à troubler la paisible allure de mes cinq interprètes.
Quelques jours après, Dreyschock donnant un concert dans la salle du Conservatoire, me pria de diriger l'exécution de cette même ouverture qui figurait dans son programme.
«Je veux vous faire oublier, me dit-il, le Carême de la soirée d'Haslinger.» Il avait engagé tout l'orchestre de Kœrntnerthor. Nous ne fîmes qu'une répétition. Au moment de la commencer, un des premiers violons qui parlait français me dit à l'oreille: «Vous allez voir la différence qu'il y a entre nous et ces petits drôles du théâtre an der Wien» (le théâtre de Pockorny où je donnais mes concerts). Certes, il avait raison. Jamais on n'a exécuté cette ouverture avec plus de feu, de précision, de brio, de turbulence bien réglée. Et quelle sonorité orchestrale! Quelle harmonie harmonieuse! Ce pléonasme apparent peut seul rendre mon idée. Aussi le soir du concert, elle éclata comme une poignée de serpenteaux dans un feu d'artifice. Le public la fit recommencer avec des cris, des trépignements qu'on n'entend qu'à Vienne. Dreyschock, dont cet enthousiasme intempestif dérangeait le succès personnel, déchirait ses gants de fureur et disait naïvement: «Si jamais on me rattrape à faire jouer des ouvertures dans mes concerts!...» Il me regardait d'un air courroucé, comme si j'eusse été coupable à son égard d'un indigne procédé. Cette mauvaise humeur comique, je dois le dire bien vite, fut de courte durée, et ne l'empêcha point, quelques semaines après, de se montrer à Prague plein de cordialité à mon égard.
J'ai parlé d'Ernst tout à l'heure. Il était en effet arrivé à Saint-Pétersbourg le même jour que moi. Nous nous rencontrâmes en Russie par hasard, comme nous nous étions déjà trouvés ensemble auparavant à Bruxelles, à Vienne, à Paris; et comme nous nous sommes depuis lors rencontrés de nouveau en d'autres endroits de l'Europe où les divers incidents ou accidents de notre vie d'artiste semblent avoir noué les liens que la sympathie avait déjà établis entre nous. J'éprouve pour lui la plus vive et la plus affectueuse admiration. C'est un si excellent cœur, un si digne ami, un si grand artiste!
On a comparé Ernst à Chopin. Sous quelques rapports, cette comparaison a de la justesse; sous beaucoup d'autres et des plus importants, elle en manque tout à fait. Étudiés du point de vue purement musical, ces deux artistes diffèrent l'un de l'autre essentiellement. Chopin supportait mal le frein de la mesure; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi, l'indépendance rhythmique. Ernst, tout en prenant avec la mesure les libertés raisonnables que l'art admet, et que l'expression passionnée exige souvent, reste un musicien périodique, cadencé, et d'une sûreté d'allures imperturbable au milieu de ses caprices les plus osés. Chopin ne pouvait pas jouer régulièrement; Ernst peut, s'il le veut, sortir pour un instant de la régularité, pour en mieux faire sentir la puissance quand il y rentre. Il faut l'entendre dans les quatuors de Beethoven pour l'apprécier sous ce rapport.
Dans les compositions de Chopin, tout l'intérêt est concentré sur la partie de piano; l'orchestre de ses concertos n'est rien qu'un froid et presque inutile accompagnement; les œuvres d'Ernst se distinguent surtout par les qualités contraires. Les morceaux qu'il a écrits pour son instrument avec orchestre, sont évidemment de ceux qui réunissent les qualités réputées autrefois inconciliables, d'un brillant mécanisme et d'un intérêt symphonique soutenu. Faire régner l'instrument solo sans exiger l'abdication de l'orchestre, telle était la proposition que Beethoven résolut victorieusement le premier. Encore Beethoven, peut-être, fit-il trop dominer l'orchestre au détriment du solo, tandis que la balance me semble en équilibre dans le système adopté par Ernst, Vieuxtemps, Liszt et quelques autres.
J'insiste donc là-dessus. Ernst, le plus charmant humoriste que je connaisse, grand musicien autant que grand violoniste, est un artiste complet chez qui les facultés expressives dominent, mais auquel les qualités vitales de l'art musical proprement dit ne font jamais défaut. Il est doué de cette rare organisation qui permet à l'artiste de concevoir fortement et d'exécuter sans tâtonnements ce qu'il conçoit; il cherche le progrès, et use de toutes les provisions de l'art. Il récite sur le violon de beaux poëmes en langue musicale, et cette langue, il la possède complètement. Chopin d'ailleurs, était uniquement le virtuose des salons élégants, des réunions intimes. Ernst ne redoute point les théâtres, les vastes salles, le grand public, la foule; il les aime, au contraire, et, comme Liszt, il ne paraît jamais plus puissant que quand il a deux mille auditeurs à dompter. Ses concerts au théâtre de Saint-Pétersbourg me l'eussent prouvé, si je n'en avais pas eu déjà la certitude. Il fallait l'entendre, quand, après avoir exécuté dans son grand style ses œuvres si passionnées, et si magistralement conçues, il venait, écrasé d'applaudissements, prendre congé de son auditoire, en lui jouant les variations sur l'air du Carnaval de Venise, qu'il a osé écrire après celles de Paganini et sans les imiter. Dans cette fantaisie de haut goût, les caprices de l'inventeur se mêlent d'une façon si adroite et si rapide aux excentricités d'un prodigieux mécanisme, qu'on finit par ne plus s'étonner de rien et se laisser bercer par le monotone accompagnement de l'air vénitien, comme si du violon solo ne ruisselaient pas en même temps les cascades mélodiques les plus diversement colorées, aux bonds les plus divertissants et les plus imprévus. Dans cette curieuse exhibition de tours de force constamment mélodieux et exécutés avec une facilité qui simule la gaucherie et la négligence, Ernst éblouit toujours et fascine le public. Il joue aux osselets avec des diamants. Si le conseiller Crespel, le fantastique possesseur du violon de Cremone, eût pu assister à ces ébats incroyables de l'esprit musical, il est à croire que le peu de raison qui restait au pauvre homme, n'eût pas tardé à disparaître et qu'il eût moins souffert de la mort d'Antonia.
Ces variations que j'ai souvent entendu jouer par Ernst depuis cette époque, et dernièrement encore à Baden, m'impressionnent maintenant d'une façon singulière. Dès que le thème vénitien apparaît sous le magique archet, il est minuit pour moi, je me retrouve à Saint-Pétersbourg dans une vaste salle illuminée à jour, je ressens cette étrange et douce fatigue nerveuse qu'on éprouve à la fin des splendides soirées musicales; il y a des rumeurs enthousiastes dans l'air, des reflets de sourires; je tombe dans une mélancolie romanesque à laquelle il m'est impossible, il me serait même douloureux de résister.
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Aucun autre art que la musique ne jouit de cette puissance rétroactive, aucun, pas même l'art de Shakespeare, ne saurait en l'évoquant poétiser ainsi le passé. Car seule la musique parle à la fois à l'imagination, à l'esprit, au cœur et aux sens, et de la réaction des sens sur l'esprit et le cœur, et réciproquement, naissent des phénomènes sensibles aux êtres doués d'une organisation spéciale, que les autres (les barbares) ne connaîtront jamais.
Mon retour.—Riga.—Berlin.—L'exécution de Faust.—Un dîner à Sans-Souci.—Le roi de Prusse.
Le grand carême était fini; rien ne me retenait plus a Saint-Pétersbourg, et je me décidai, avec de très-vifs regrets, il faut le dire, à quitter cette brillante capitale dont la charmante hospitalité m'a été si précieuse. En passant à Riga, j'eus l'idée singulière d'y donner un concert. La recette en couvrit à peine les frais; mais il me procura la connaissance de plusieurs artistes et amateurs distingués; celle, entre autres, du maître de chapelle Schrameck, de M. Martinson et du directeur de la poste. Ce dernier s'était montré très-peu partisan de mon projet de concert: «Notre petite ville ne ressemble guère à Saint-Pétersbourg, me dit-il; nous sommes des commerçants; tout le monde y est occupé en ce moment de la vente du blé; vous n'aurez pour auditoire qu'une centaine de dames tout au plus, et pas un homme.» Il se trompait: j'eus cent trente-deux dames et sept hommes. Je crois même qu'en somme, il me resta trois roubles d'argent (12 francs) de bénéfice. Ce même directeur de la poste me prétendait dépourvu du physique de mon emploi: «Vous ne paraissez pas méchant, monsieur, disait-il, et d'après vos feuilletons, que je lis assidûment, je m'attendais à vous trouver une tout autre physionomie; car, le diable m'emporte! vous n'écrivez pas avec une plume, mais avec un poignard.» En tout cas, la pointe de mon poignard n'est pas empoisonnée et les Précious villain[117] dont on m'attribue si volontiers l'égorgement, se portent à merveille. J'eus en outre, à Riga, une bonne fortune, à laquelle j'étais loin de m'attendre; l'excellent acteur allemand Beaumeister y était en représentations, et je lui vis jouer... Hamlet!
Une lettre de M. le comte de Rœdern m'était parvenue à Moscou cinq semaines auparavant, m'exprimant le désir du roi de Prusse de connaître ma légende de Faust, et m'engageant a m'arrêter à Berlin, à mon retour, pour la lui faire entendre. Le roi mettait à ma disposition le théâtre de l'Opéra et toutes ses ressources, en m'assurant la moitié de la recette brute. Je ne pouvais qu'être fort sensible a cette gracieuseté royale. Je restai donc à Berlin une dizaine de jours pour y organiser l'exécution de Faust. Elle fut admirable de la part de l'orchestre et des chœurs, mais très-faible sous d'autres rapports. Le ténor, chargé du rôle de Faust, et le soprano, écrasé par celui de Marguerite, me firent le plus grand tort. On siffla la ballade du roi de Thulé (applaudie partout ailleurs depuis lors), mais je ne pus savoir si ces manifestations s'adressaient à l'auteur ou à la cantatrice, ou à tous les deux ensemble. Cette dernière supposition est la plus vraisemblable. Le parterre était rempli de gens malveillants, indignes, m'a-t-on dit, qu'un Français eût eu l'insolence de mettre en musique une paraphrase du chef-d'œuvre national allemand, et de partisans du prince de Ratziville, lequel, avec l'aide d'un assez bon nombre de véritables compositeurs, a mis en musique les scènes de Faust destinées au chant. Je n'ai rien vu dans ma vie d'aussi burlesquement farouche que l'intolérance de certains idolâtres de la nationalité allemande... En outre, j'avais contre moi, cette fois-là, une partie de l'orchestre de l'Opéra, dont mes lettres sur Berlin, traduites en allemand par M. Gathy, et publiées à Hambourg, quelques années auparavant, m'avaient aliéné les bonnes grâces. Ces lettres, reproduites dans les présents mémoires, ne contiennent pourtant, on peut s'en convaincre, rien de blessant pour les instrumentistes de Berlin. Au contraire, je loue ceux-ci de toutes façons, en critiquant, avec beaucoup de réserve, dans leur orchestre, certains détails accessoires seulement. J'appelle cet orchestre MAGNIFIQUE, je le déclare doué de qualités éminentes, de précision, d'ensemble, de force et de délicatesse; mais, et voilà mon crime, j'établis une comparaison entre certains virtuoses et ceux de Paris, et j'avoue (frémissez d'indignation!) que, quant aux flûtistes, les nôtres les surpassent. Or, ces simples mots avaient amassé dans le cœur de la première flûte de Berlin un trésor de rage; et il était parvenu, autant que j'ai pu le comprendre, à faire partager sa fureur à beaucoup de ses confrères, en leur persuadant que j'avais dit mille infamies de l'orchestre de Berlin. Nouvelle preuve du danger que l'on court à écrire sur les musiciens, et à se trouver sous le vent de l'outre de leur amour-propre, quand on a eu le malheur de lui faire la moindre piqûre. En critiquant un chanteur, on ne s'expose guère à l'inimitié de ses émules; ceux-ci généralement, trouvent, au contraire, que vous n'avez pas montré pour lui assez de sévérité; mais le virtuose d'un corps musical en renom, prétend toujours qu'en le critiquant, lui, vous insultez, le corps entier auquel il appartient, et parvient quelquefois à faire croire cette sottise à ses confrères. Il m'arriva un jour, pendant les répétitions de Benvenuto Cellini à Paris, de faire remarquer à un second cor (M. Meyfred, un homme d'esprit pourtant), qu'il se trompait dans un passage important. À cette observation, faite tranquillement, et avec toute la politesse possible, M. Meyfred, se levant courroucé et perdant tout son esprit, s'écria: «Je fais ce qu'il y a! pourquoi se méfier ainsi de l'orchestre?...» Ce à quoi je répondis encore plus tranquillement: «D'abord, mon cher monsieur Meyfred, il ne s'agit pas tout à fait de l'orchestre, mais de vous seulement; ensuite je ne me méfie point, car la méfiance suppose un doute, et je suis parfaitement sûr que vous vous trompez.» Pour en revenir à l'orchestre de Berlin, je ne fus pas longtemps à reconnaître ses mauvaises dispositions à mon égard, pendant les études de Faust. L'accueil glacial qu'il me faisait chaque jour à mon entrée, son silence hostile après les meilleurs morceaux de la partition, les regards courroucés lancés sur moi par les flûtes surtout, et les révélations que je reçus enfin des musiciens restés mes amis, ne pouvaient me laisser aucun doute. Ces derniers, intimidés par l'hostilité furibonde de leurs camarades, n'osaient m'applaudir, et ce fut à voix basse que l'un d'eux, parlant un peu le français, me glissa ces mots, en passant près de moi sur le théâtre, après une répétition: «Monsieur! la mousik... elle est souperbe!...» À propos de quelques-uns des siffleurs de la ballade, il m'est donc assez permis de me méfier (c'est le cas de le dire) de leurs accointances avec les grandes flûtes, les flûtes immenses, les flûtes incomparables de l'orchestre de Berlin. Quoi qu'il en soit, je le répète, l'exécution de l'orchestre fut belle et irréprochable, comme celle des chœurs.
Bœticher chanta en excellent musicien et en véritable artiste le rôle de Méphistophélès; le public cria: Da capo! après la scène des Sylphes; mais j'étais de mauvaise humeur et ne voulus point recommencer le morceau. Madame la princesse de Prusse, qui deux fois était venue à huit heures du matin dans la salle froide et obscure de l'Opéra, entendre mes répétitions, me dit toutes sortes de choses aimables, le roi m'envoya par Meyerbeer la croix de l'Aigle rouge, m'invita à dîner à son château de Sans-Souci le surlendemain; et le grand critique Relstab, l'ennemi si longtemps acharné de Meyerbeer et de Spontini, après m'avoir verbalement donné des marques d'amitié et d'estime, m'éreinta dans la Gazette d'État, on ne peut mieux.—Voilà bien des succès, dont le dernier, à mon sens, n'est pas le moindre. Ce dîner à Sans-Souci fut charmant. M. de Humboldt, le comte Mathieu Wielhorski et madame la princesse de Prusse se trouvaient parmi les convives.—Après le dessert, on alla prendre le café dans le jardin. Le roi se promenait sa tasse à la main; en m'apercevant sur l'escalier d'un pavillon, il s'écria de loin:
«—Hé! Berlioz, venez donc me donner des nouvelles de ma sœur et me raconter votre voyage en Russie.»
Je m'empressai d'accourir, et je ne sais quelles folies je débitai à mon auguste amphitryon, qui le mirent de très-joyeuse humeur.
«—Avez-vous appris le russe? me demanda-t-il.
—Oui, sire, je sais dire: Na prava, na leva (à droite, à gauche) pour conduire un conducteur de traîneau: je sais dire encore: Dourack, quand le conducteur s'égare.
—Et que veut dire le mot dourack?
—Il veut dire imbécile, sire!
—Ah! ah! ah! imbécile, sire; imbécile, sire! c'est charmant!»
Et le roi de rire aux éclats avec de tels soubresauts d'abdomen et de bras, qu'il répandit sur le sable presque tout le contenu de sa tasse. Cette hilarité, à laquelle je me mêlai sans façons, fit tout à coup de moi un important personnage. Plusieurs courtisans, officiers, gentilshommes et chambellans la remarquèrent du pavillon où ils étaient restés, et l'on songea aussitôt à se mettre bien avec cet homme qui faisait tant rire le roi et qui riait même avec lui si familièrement. Aussi en revenant au pavillon l'instant d'après, me vis-je entouré de grands seigneurs à moi parfaitement inconnus, qui me faisaient de profonds saluts, en déclinant modestement leur nom. «Monsieur, je suis le prince de ***, et je m'estime heureux de faire votre connaissance.—Monsieur, je suis le comte de *****, permettez-moi de vous féliciter du beau succès que vous venez d'obtenir.—Monsieur, je suis le baron de ****; j'ai eu l'honneur de vous voir, il y a six ans, à Brunswick, et je suis enchanté de, etc., etc.» Je ne comprenais pas d'où me pouvait naître à l'improviste un tel crédit à la cour de Prusse, quand enfin je me rappelai la scène du 1er acte des Huguenots, où Raoul, après avoir reçu la lettre de la reine Marguerite, se voit environné de gens qui lui chantent en canon sur tous les degrés de la gamme: «Vous savez si je suis un ami sûr et tendre!» On me prenait pour un puissant favori du roi. Quel drôle de monde qu'une cour!...
Sans être ni puissant ni favori, je suis au moins profondément reconnaissant de la bienveillance dont le roi de Prusse m'a donné si souvent des preuves, et il n'y eut pas l'ombre de flatterie de ma part, quand je lui dis ce jour-là, dans un moment de conversation sérieuse:
«—Vous êtes le vrai roi des artistes.
—Comment cela? qu'ai-je donc fait pour eux?
—À ne parler que des artistes musiciens, vous avez fait pour eux beaucoup, sire. Vous avez comblé d'honneurs et royalement récompensé Spontini et Meyerbeer; vous avez fait splendidement exécuter leurs ouvrages; vous avez fait remettre en scène d'une façon grandiose les chefs-d'œuvre de Gluck, qu'on n'entend plus nulle part hors de Berlin; vous avez fait représenter l'Antigone de Sophocle et commandé, pour cette résurrection de l'antique, des chœurs à Mendelssohn; vous avez encore chargé ce maître d'écrire la musique de la ravissante fantaisie de Shakespeare: le Songe d'une nuit d'été, etc., etc. De plus, l'intérêt direct que vous prenez à toutes les nobles tentatives de l'art, devient un excitant pour l'activité des producteurs, un encouragement incessant pour leurs travaux; et ce point d'appui que Votre Majesté offre ainsi aux efforts des artistes a d'autant plus de prix qu'il est le seul de cette nature qu'ils aient en Europe.
—Allons, c'est peut-être vrai ce que vous dites là; mais il n'en faut pas tant parler.»
Certes, cela était vrai. Il n'en est plus de même aujourd'hui; le roi de Prusse n'est plus le seul souverain de l'Europe qui s'intéresse à la musique. Il y en a deux autres encore: le jeune roi de Hanovre, et le grand-duc de Weimar. En tout, trois.
Paris.—Je fais nommer à la direction de l'Opéra MM. Roqueplan et Duponchel.—Leur reconnaissance.—La Nonne sanglante.—Je pars pour Londres.—Jullien, directeur de Drury-Lane.—Scribe.—Il faut que le prêtre vive de l'autel.
À mon retour en France, je me hâtai d'aller passer quelques jours dans ma famille, dont j'étais éloigné depuis si longtemps, et présenter à mon père son petit-fils qu'il ne connaissait pas encore. Pauvre Louis! quel bonheur pour lui d'être ainsi tendrement accueilli par tous ses grands parents, par nos vieux domestiques, de courir les champs avec moi, un petit fusil à la main! Il m'en parlait avant-hier dans une lettre datée des îles Aland, et appelait ces quinze jours passés à la Côte-Saint-André les plus heureux de sa vie... Et le voilà marin, sur un navire de la flotte anglo-française, qui bloque les ports russes dans la Baltique, et toujours à la veille d'une bataille navale, cet enfer sur l'eau. Cette idée me bouleverse le cœur et la tête... heureux les gens qui n'aiment rien... C'est lui qui a choisi cette carrière. Pouvais-je m'y opposer?... Car c'est une noble et belle carrière après tout. D'ailleurs on ne prévoyait pas alors la guerre... Ces innombrables et affreux moyens de destruction! Il faut espérer qu'il en sortira sain et sauf... Ces pièces de canon énormes qu'il est obligé de servir! ces boulets rouges! ces fusées à la congrève! cette pluie de mitraille! l'incendie! les voies d'eau! les explosions de la vapeur!... Ah! j'en deviendrai fou!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . je ne puis plus écrire! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J'y pense toujours. Parlons d'autre chose. Un combat naval... moderne... mon récit marche si lentement. C'est si ennuyeux à écrire, et sans doute aussi à lire. À quoi cela servira-t-il?... Abrégeons, autant que possible, les faits sans réflexions ni commentaires. Pauvre cher enfant!
Après cette excursion en Dauphiné, je revins à Paris. On bombarde... Bomarsund... il est peut-être au milieu du feu en ce moment...
M. Léon Pillet allait quitter la direction de l'Opéra. M. Nestor Roqueplan et l'éternel Duponchel s'étaient associés et unissaient leurs efforts pour obtenir sa succession. Ils vinrent me trouver.
«—Vous savez, me dirent-ils que M. Pillet ne peut plus rester a l'Opéra; nous avons des chances pour y entrer (Duponchel pouvait dire: pour y rentrer); mais le ministre de l'intérieur ne nous est pas favorable, et vous seul pouvez, par l'intervention du directeur du Journal des Débats, changer, à notre égard, ses dispositions. Voulez-vous demander à M. Armand Bertin de faire une démarche auprès du ministre? Si, par suite, nous sommes nommés, nous vous offrirons une belle position à l'Opéra; nous vous donnerons la haute direction de la musique dans ce théâtre, et, en outre, la place de chef d'orchestre.
—Pardon, cette place est occupée par M. Girard, un de mes anciens amis, et à aucun prix je ne voudrais la lui faire perdre.
—Eh bien, il faut deux conducteurs à l'Opéra, nous ne voulons pas conserver le second, qui n'est bon à rien, et nous partagerons alors en deux parties égales, entre M. Girard et vous, les fonctions de chef d'orchestre. Laissez faire, tout sera arrangé à votre satisfaction.»
Séduit par ces belles paroles, j'allai voir M. Bertin. Après quelque hésitation, causée par son peu de confiance dans les deux solliciteurs, il consentit à parler pour eux au ministre. Ils furent nommés.
Dès les premiers jours de leur installation, les avanies de toute espèce commencèrent pour moi à l'Opéra. Roqueplan me donnait des rendez-vous et ne s'y trouvait pas; Duponchel l'imitait. On me faisait faire antichambre pendant deux heures; puis, quand l'un des directeurs arrivait enfin, il regrettait l'absence de son associé, déclarant ne pouvoir parler d'affaires sans lui. Je compris bien vite l'arrière-pensée de ces messieurs. De tels procédés me remplissaient d'une indignation que l'on concevra sans peine, mais je la contenais cependant, résolu à voir jusqu'où ils pousseraient la franchise. Je m'obstinai, comme on dit, à les mettre au pied du mur, et j'y parvins. Après je ne sais combien d'allées, de venues, de rendez-vous manqués, il fallut bien finir par nous trouver tous les trois en présence, et alors commença fort clairement la palinodie. On ne savait comment faire pour me créer une position à l'Opéra, on pourrait peut-être me confier la direction des chœurs, mais je ne joue pas du piano, et cela est nécessaire pour faire les répétitions. Girard ne voulait point admettre dans la direction de l'orchestre une autorité égale à la sienne: «Un trône, disait-il, ne se partage pas» (Roi d'Yvetot!), etc., etc. Bref, on était fort empêché. Mais voici le bouquet!
J'avais depuis longtemps commencé la partition d'un grand opéra en cinq actes (la Nonne sanglante) que m'avait demandé M. Léon Pillet, dont Scribe avait esquissé le livret, et pour lequel un contrat avait été signé entre nous et M. Pillet. Croirait-on qu'au milieu de notre conversation. Roqueplan eut l'audace de me jeter ces paroles à la face:
«—Vous avez un poëme d'opéra de Scribe?
—Oui.
—Eh bien! que voulez-vous en faire?
—Parbleu! ce qu'on fait des poëmes d'opéras apparemment.
—Mais, vous le savez, par un règlement ministériel, il est interdit aux artistes employés dans notre théâtre, d'y faire représenter leurs ouvrages, et comme vous allez y occuper une place, vous ne pourrez pas faire des opéras.
—Oh! je n'ai pas l'intention d'en écrire une douzaine, soyez tranquille; si j'en pouvais produire deux bons dans ma vie, je m'estimerais très-heureux.
—N'importe, il vous sera même impossible d'en faire jouer un seul. Votre Nonne sera perdue; vous devriez nous la donner; nous la ferions mettre en musique par un autre.»
Je me contins encore et répondis d'une voix étranglée:
«—Prenez-la!»
À partir de ce moment, la conversation devint de plus en plus embrouillée et inutile. J'avais deviné mes hommes. Mes soupçons étaient évidemment fondés. On visait à se débarrasser de moi, et non-seulement on ne voulait tenir aucune des promesses faites, mais, me regardant comme un absurde et dangereux compositeur, incapable d'autre chose que de compromettre un théâtre, on avait la ferme résolution de ne jamais rien faire entendre de ma composition à l'Opéra, et on allait jusqu'à me retirer un ouvrage déjà commencé et offert à moi par le précédent directeur.
Duponchel ne disait mot, assez embarrassé du cynisme de son confrère. Bien qu'il n'eût pas plus que lui de confiance en ma valeur musicale, il semblait sentir pourtant que des directeurs me devant leur place étaient tenus au moins de cacher toute opinion blessante pour moi, sinon de faire avec empressement un sacrifice en montant mon ouvrage, dont l'insuccès leur paraissait certain.
L'opinion de ces messieurs, au sujet de mes compositions, n'était pas, on peut le croire, ce qui m'indignait; je les avais souvent entendus exprimer leur mépris souverain pour Beethoven, pour Mozart, pour Gluck et pour tous les vrais dieux de la musique, et j'eusse été bien honteux au contraire de trouver chez eux quelque apparence de sympathie. Mais cette colossale ingratitude dépassait tout ce que j'avais pu connaître en ce genre jusqu'alors. En conséquence, le lendemain de cette conversation, où rien ne fut conclu, mais où j'appris ce que je voulais savoir, l'étendue de la reconnaissance de mes deux obligés, j'acceptai la proposition qui, par hasard, me fut faite alors d'aller diriger l'orchestre du grand Opéra anglais de Londres. J'écrivis aussitôt à MM. Duponchel et Roqueplan pour leur apprendre ma détermination, les dégageant de toutes leurs promesses et leur souhaitant toutes sortes de prospérités. Alors ces messieurs, pour se disculper aux yeux des personnes instruites de ce que j'avais fait pour eux, et rejetant sur moi l'odieux de leur conduite, allèrent partout dire que j'avais exigé la place de premier chef d'orchestre et l'expulsion de M. Girard. Double calomnie, puisque, dès l'origine, j'avais déclaré, au contraire, ne vouloir rien accepter au détriment de Girard. Il en résulta que celui-ci crut le mensonge; je m'offensai de sa crédulité; et depuis lors nous sommes demeurés brouillés; ce qui est pour moi, j'en conviens, un assez petit malheur. Au reste, il faut l'avouer, j'eus dans cette affaire à peu près ce que je méritais. Je connaissais parfaitement la moralité musicale de mes aspirants à la direction de l'Opéra; ce sont deux Chinois en fait de musique, et qui plus est, ils se croient doués de jugement et de goût. Ils joignent, en conséquence, à la plus complète ignorance, à la plus profonde barbarie, une entière confiance en eux. Il était donc de mon devoir, au lieu de leur aplanir la voie, pour arriver à notre grande scène lyrique, de les en écarter par tous les moyens.
Mais leur promesse de me confier la direction musicale de l'Opéra m'éblouit; je pensai tout de suite aux belles choses que l'on peut faire avec un pareil instrument, quand on sait s'en servir et qu'on se propose pour but unique la grandeur et le progrès de l'art. Je me dis: ils administreront les finances, ils se mêleront de la danse, des décors, etc., et quant à l'Opéra proprement dit, j'en serai le véritable directeur. Et je tombai dans leur nasse, et les promesses faites spontanément par ces messieurs n'ont pas été mieux tenues que tant d'autres, et depuis ce moment il n'en a plus été question.
J'étais à Londres depuis quelques semaines quand je songeai à mettre encore une fois au pied du mur, mes deux directeurs de la Nonne sanglante.
J'avais bien répondu à Roqueplan me redemandant cette pièce: «Prenez-la!» mais c'était un peu avec l'accent de Léonidas répondant à Xerxès qui lui demandait ses armes: «Viens les prendre!»
D'ailleurs, il s'agissait de ce fameux règlement qui interdit à un compositeur investi d'un emploi à l'Opéra d'écrire pour ce théâtre; bien que M. Diestch, directeur des chœurs, y ait fait jouer son Vaisseau fantôme (dont le poëme, composé par Richard Wagner, avait été acheté cinq cents francs à ce dernier, et donné à ce même Diestch, qui inspirait à M. le directeur beaucoup plus de confiance que Wagner, pour le mettre en musique!) bien que M. Benoist, accompagnateur du chant, y ait fait représenter son Apparition, et malgré l'exemple de M. Halévy, qui, à l'époque où il remplissait les fonctions de directeur du chant à l'Opéra, y fit néanmoins jouer la Juive, le Drapier et Guido et Ginevra. Toutefois Roqueplan avait ainsi une apparence de prétexte en déclinant la possibilité de la représentation de ma Nonne sanglante. Mais me trouvant maintenant fixé à Londres, hors de l'atteinte d'un règlement qui ne m'était plus appliquable, j'écrivis à Scribe pour le prier d'avoir le dernier mot de nos deux directeurs. «S'ils consentent, lui disais-je, à maintenir le traité que nous avons signé avec M. Pillet, veuillez les prier de m'accorder le temps dont j'ai besoin pour terminer ma partition. La direction de l'orchestre de Drury-Lane, ne me laisse pas le loisir de composer; vous n'avez pas vous-même terminé votre livret. Je désire méditer et revoir longuement cet ouvrage, lors même qu'il sera entièrement achevé; et je ne puis m'engager à le laisser paraître en scène avant trois ans. Si MM. Roqueplan et Duponchel ne veulent pas nous accorder cette latitude, ou s'ils se refusent, chose plus probable, à sanctionner notre traité, alors, mon cher Scribe, je n'abuserai pas davantage de votre patience, et je vous prierai de reprendre le poëme de la Nonne pour en disposer comme il vous plaira.»
Ce à quoi Scribe me répondit, après avoir vu les directeurs, que ces messieurs nous sachant fort loin d'être prêts, acceptaient la Nonne, à condition de pouvoir la mettre à l'étude immédiatement, et termina ainsi:
«Donc, je ne pense pas qu'il y ait chances bien favorables pour nous, et puisque vous avez la bonté et la loyauté de me laisser la disposition de notre vieux poëme, qui attend depuis si longtemps, je vous dirai avec franchise que j'accepte et que je chercherai ici, soit avec le théâtre National qui vient d'ouvrir, soit ailleurs, à lui trouver un placement.» Ainsi fut fait. Scribe reprit son poëme; il l'offrit ensuite, m'a-t-on dit, à Halévy, à Verdi, à Grisar, qui tous, connaissant cette affaire, et considérant la conduite de Scribe, à mon égard, comme un assez mauvais procédé, eurent la délicatesse de refuser son offre. M. Gounod enfin l'accepta, et sa partition sera très-prochainement entendue[118].
J'en ai fait deux actes seulement. En tête des morceaux que je crois bons, dans ma musique, je mettrai le grand duo, contenant la légende de la Nonne sanglante et le finale suivant. Ce duo et deux airs sont entièrement instrumentés; le finale ne l'est pas. Cela ne sera jamais connu très-probablement[119].
Quand, de retour à Paris, je vis ensuite Scribe, il sembla un peu confus d'avoir accepté ma proposition et repris son poëme de la Nonne: «Mais, me dit-il, vous le savez, il faut que le prêtre vive de l'autel.» Pauvre homme! il ne pouvait pas attendre en effet: il n'a guère que deux ou trois cent mille francs de revenus, une maison de ville, trois maisons de campagne, etc.
Liszt trouva un mot charmant, quand je lui répétai celui de Scribe: «Oui, dit-il, il faut qu'il vive de l'hôtel,» comparant ainsi Scribe à un aubergiste.
Je n'entrerai pas dans de grands détails sur mon premier séjour en Angleterre, je n'en finirais pas. D'ailleurs c'est toujours le même refrain. J'étais engagé par Jullien, le célèbre directeur des concerts-promenades, pour diriger l'orchestre du grand Opéra anglais qu'il avait eu l'étrange ambition de fonder au théâtre de Drury-Lane. Jullien, en sa qualité incontestable et incontestée de fou, avait engagé un aimable orchestre, un chœur du premier ordre, une assez convenable collection de chanteurs, en oubliant seulement le répertoire. Il avait en perspective pour tout bien, un opéra The Maid of honour commandé par lui à Balfe; se proposant d'ouvrir sa saison par une traduction anglaise de la Lucia di Lammermoor de Donizetti. Et il fallait, en attendant la mise en scène de l'opéra de Balfe, que cette nouveauté, la Lucia, produisît dix mille francs à chaque représentation, pour couvrir les frais seulement.
Le résultat était inévitable; les recettes de la Lucia n'atteignirent jamais le chiffre de dix mille francs; l'opéra de Balfe obtint un demi-succès, et, au bout de très-peu de temps, Jullien fut ruiné complètement. Je n'avais touché que le premier mois de mes honoraires; aujourd'hui, malgré les belles protestations de Jullien, qui, après tout, est honnête homme, autant qu'on puisse l'être avec un tel fonds d'imprudence, je considère ce qu'il me doit encore comme perdu sans retour.
C'est de lui et de son extravagant théâtre qu'il s'agit dans un passage sur l'Opéra anglais de mon livre les Soirées de l'orchestre. C'est Jullien que j'ai voulu désigner en parlant de cet imprésario aux abois qui me proposa sérieusement de faire représenter en six jours, l'opéra de Robert le Diable, dont il ne possédait ni les copies, ni la traduction anglaise, ni les costumes, ni les décors et dont le personnel chantant de son théâtre ne savait pas une note. C'était là seulement de la folie. Voici une idée bouffonne qui caractérise parfaitement l'homme habitué à s'adresser toujours aux instincts puérils de la foule et à réussir par les plus stupides moyens. Je ne puis m'empêcher de la rapporter ici.
Jullien, à bout de ressources, voyant que l'opéra de Balfe ne rapportait pas d'argent, et reconnaissant à peu près l'impossibilité de mettre en scène Robert le Diable en six jours, même en se reposant le septième, assembla son comité d'administration pour lui demander conseil. Ce comité se composait de sir Henri Bischop, de sir George Smart, de M. Planchet (l'auteur du livret de l'Obéron de Weber) de M. Gye (le régisseur de Drury-Lane), du maître de chant M. Marezzeck, et de moi. Il exposa son embarras et parla de différents opéras (non traduits et non copiés comme toujours,) qu'il avait envie de mettre en scène. Il fallait entendre les idées, les opinions de ces messieurs, sur les chefs-d'œuvre mis ainsi sur la sellette!... Je les écoutais avec admiration. Enfin quand on en vint à l'Iphigénie en Tauride promise au public anglais par le prospectus de Jullien, selon l'usage (les directeurs de Londres annoncent tous les ans cet ouvrage et ne le donnent jamais), et les membres du comité n'en connaissant pas une note, ne sachant que dire, Jullien, impatienté de mon mutisme, se tourna vivement vers moi en m'interpellant:
«—Que diable! parlez donc, vous devez connaître cela, vous!
—Oh, oui! je connais cela, mais vous ne me demandez rien. Que voulez-vous savoir? dites, je vous répondrai.
—Je veux savoir en combien d'actes est l'Iphigénie en Tauride, quels sont les personnages qui y figurent, quel est leur genre de voix, et surtout le genre des décors et des costumes.
—Eh bien, prenez une feuille de papier et une plume; écrivez, je vais vous dicter:
Iphigénie en Tauride, opéra de Gluck (vous le savez sans doute), est en quatre actes. On y compte trois rôles d'homme: Oreste (baryton); Pylade (ténor); Thoas, (basse montant très-haut); un grand rôle de femme, Iphigénie (soprano); un autre petit rôle, Diane (mezzo soprano) et plusieurs coryphées. Les costumes, malheureusement, ne vous sembleront pas avantageux; les Scythes et leur roi Thoas sont des sauvages déguenillés des bords de la mer Noire. Oreste et Pylade paraissent dans le simple appareil de deux Grecs naufragés. Pylade seul a deux costumes; il revient au quatrième acte, le casque en tête...
—Il a un casque! s'écrie Jullien en m'interrompant avec transport. Nous sommes sauvés! Je vais écrire à Paris pour commander un casque doré, entouré d'une couronne de perles et surmonté d'un panache de plumes d'autruche, longues comme mon bras; et nous aurons quarante représentations.»
J'ai oublié comment se termina cette mirobolante séance, mais je me souviendrais encore dans cent ans des yeux enflammés, des gestes étranges, de l'enthousiasme éperdu de Jullien, apprenant que Pylade a un casque, et de son idée sublime de faire venir ce casque de Paris, aucun ouvrier anglais n'étant capable, selon lui, d'en confectionner un assez éblouissant, et de son espoir d'obtenir quarante représentations splendides du chef-d'œuvre de Gluck, grâce à la couronne de perles, à la dorure et à la longueur des plumes du casque de Pylade.
Prodigious! comme dit le bon Dominus Samson... pro-di-gious!...
Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'Iphigénie ne fut même pas mise à l'étude. Jullien avait quitté Londres quelques jours après ce savant concile, laissant son théâtre aller à vau-l'eau. D'ailleurs les chanteurs et le maître de chant s'étaient prononcés, comme de raison, contre cette vieille partition, et le dieu ténor(Reeves) avait beaucoup ri quand on lui parla de chanter le rôle de Pylade.
Mort de mon père.—Nouveau voyage à la Côte-Saint-André.—Excursion à Meylan.—Accès furieux d'isolement.—Encore la Stella del monte.—Je lui écris.
J'ai dit dans l'un des premiers chapitres de ces mémoires, en quel état je trouvai Paris à mon retour de Londres, après la Révolution de 1848.
Ce fut une triste impression; mais une autre douleur plus intime, et incomparablement plus profonde, vint m'y atteindre bientôt après: je reçus la nouvelle de la mort de mon père.
J'avais perdu ma mère dix ans auparavant, et cette éternelle séparation m'avait été cruelle. Mais à l'affection qui existe naturellement entre un père et son fils, s'était ajoutée pour nous une amitié indépendante de ce sentiment, et plus vive peut-être. Nous avions tant de conformité d'idées sur beaucoup de questions dont le simple examen électrise l'intelligence de certains hommes! Son esprit avait des tendance si hautes! Il était si plein de sensibilité, d'une bonté, d'une bienfaisance si parfaites et si naturelles! Il était si heureux d'avoir eu tort dans ses pronostics sur mon avenir musical!
À mon retour de Russie, il m'avoua que l'un de ses plus vifs désirs était de connaître mon Requiem.
—«Oui, je voudrais entendre ce terrible Dies iræ dont on m'a tant parlé, après quoi je dirais volontiers avec Siméon: «Nunc dimittis servum tuum, Domine.»
Hélas! je n'ai jamais pu lui donner cette satisfaction, et mon père est mort sans avoir jamais entendu le moindre fragment de mes ouvrages.
Il a laissé de véritables et profonds regrets, surtout parmi nos pauvres paysans qu'il obligea si souvent et de tant de manières. Mes sœurs, en m'apprenant sa mort, me donnèrent à cet égard de touchants détails... Mais que son agonie fut longue!...
«Nous ne pouvons regretter pour ce bon père, m'écrivait ma sœur Nanci, une existence qui lui était si fort à charge. Son idée fixe était de mourir au plus vite. On voyait qu'il ne voulait plus s'intéresser à aucune des choses de ce monde; il avait hâte de le quitter. Un glorieux cortège de tous les pauvres qu'il avait secourus, de tous les malades qu'il avait soulagés, l'a accompagné avec larmes à sa dernière demeure. Deux discours ont été prononcés sur sa tombe au milieu des pleurs de tous les assistants, l'un par un jeune médecin qui a rendu hommage à ses talents, à sa science et à ses vertus,... l'autre par un homme du peuple qui était le naturel interprète de cette classe au milieu de laquelle il a vécu de cette vie humble et utile dont les exemples deviennent si rares! Si quelque chose peut adoucir le regret profond que tu éprouves de n'avoir pu, comme nous, recueillir son dernier souffle, c'est la pensée que sa faiblesse extrême l'empêchait de sentir vivement aucune privation. Il dormait presque continuellement et nous parlait à peine... Pourtant un jour il me demanda si je n'avais pas eu de tes nouvelles et de celles de Louis...»
Je ne puis m'empêcher de reproduire ici presque toute entière la lettre d'Adèle, mon autre sœur, où les brûlantes affections de son cœur aimant se décèlent avec explosion:
Vienne, samedi 4 août 1848.
«Embrassons-nous, mon frère, dans notre commune douleur... elle est affreuse... je ne doutais point de la violence du coup que tu recevrais... je te plaignais de ton isolement... on a besoin de se serrer les uns contre les autres dans ces moments de déchirements... Tu ne serais pas arrivé à temps pour être reconnu de notre bien-aimé père... console-toi donc de notre silence et pardonne-nous de ne pas t'avoir averti. Nous ignorions si tu étais à Paris, et pendant six jours nous croyions à chaque instant le voir expirer... nous étions abîmées de douleur depuis le dimanche jusqu'au vendredi (28 juillet) où il a expiré, à midi. Il délirait sans relâche, ne reconnaissant plus personne, qu'à de rares intervalles. Cette agonie des derniers jours a été horrible... on eût dit un cadavre galvanisé... Sa tête se balançait continuellement par une crispation nerveuse... ainsi que ses bras... Ses yeux, fixes et hagards, cette voix caverneuse nous demandant des choses impossibles... Nos caresses le calmaient par moment... Je le serrais dans mes bras avec frénésie dans les crises les plus violentes... Nanci se sauvait terrifiée... mais il ne souffrait pas, nous l'espérions du moins... le jeune médecin qui lui donnait des soins le pensait comme nous. Ces convulsions nerveuses étaient, nous disait-il, produites par l'opium, qu'il a pris jusqu'à sa dernière heure. Un jour, ami, notre bonne Monique lui montra ton portrait: il te nomma, et vite, vite, voulut du papier, une plume... on le satisfit.—Bien, dit-il, tout à l'heure j'écrirai...—Que voulait-il te dire? nul ne le sait; mais c'est la seule fois que ton souvenir ait traversé sa pensée. Il nous reconnaissait d'instinct plus que de fait, je crois... Un jour, devinant à son regard errant qu'il désirait quelque chose, je le questionnai pour le satisfaire... Rien, ma fille, me répondit-il, avec un indicible accent de tendresse, je cherche vos yeux. Ce mot si paternel nous fit fondre en larmes et ne sortira jamais de notre souvenir... Mon mari est resté le dernier auprès de lui. Il m'avait promis de lui fermer les yeux, de te remplacer dans ce douloureux devoir. Il m'a tenu parole, mon cœur lui en tiendra compte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .»
Ce malheur dut bientôt après me ramener encore pour quelques jours à la Côte-Saint-André, pour y pleurer avec mes sœurs dans la maison paternelle... En arrivant je courus dans le cabinet de travail où mon père avait passé tant de longues heures en tristes méditations, où il avait commencé mon éducation littéraire, où il me donna les premières leçons de musique avant de m'effrayer par les études d'ostéologie.
Je tombai à demi évanoui sur son canapé, mes sœurs m'embrassaient en gémissant. Je touchai d'une main tremblante tout ce que j'apercevais: son Plutarque, son agenda, ses plumes, sa canne, sa carabine (arme innocente dont il ne se servit jamais), une de mes lettres qui se trouvait sur son bureau...
Alors Nanci, ouvrant un tiroir:
—«Tiens, cher frère, voilà sa montre, garde-la... ah! il l'a bien souvent consultée pendant sa suprême angoisse, pour savoir combien d'heures lui restaient encore à souffrir...»
Je pris la montre: elle marchait, elle vivait... et mon père ne vivait plus.
Avant de reprendre le chemin de Paris, je voulus aussi revoir Grenoble, et la maison de mon grand-père maternel, à Meylan.
Je voulus (singulière soif de douleurs) saluer le théâtre de mes premières agitations passionnées; je voulus enfin embrasser mon passé tout entier, m'enivrer de souvenirs, quelle que dût en être la navrante tristesse. Mes sœurs, comprenant que je devais désirer être seul dans ce pieux pèlerinage, où allaient naître pour moi tant d'impressions qui ont leur pudeur et redoutent même les plus chers témoins, restèrent à la Côte. Je sens bondir mes artères à l'idée de raconter cette excursion. Je veux le faire cependant, ne fût-ce que pour constater la persistance de certains sentiments anciens, inconciliables en apparence avec des sentiments nouveaux, et la réalité de leur coexistence dans un cœur qui ne sait rien oublier.
Cette inexorable action de la mémoire est si puissante chez moi, que je ne puis aujourd'hui voir sans peine le portrait de mon fils à l'âge de dix ans. Son aspect me fait souffrir comme si, ayant eu deux fils, il me restait seulement le grand jeune homme, la mort m'ayant enlevé le gracieux enfant.
J'arrivai à Grenoble à huit heures du matin. Mes cousins et mon oncle étaient à la campagne. Impatient d'ailleurs de revoir Meylan, je ne fis que traverser le faubourg et je m'acheminai à pied vers ce village... Il faisait une de ces belles journées d'automne, si pleines de charme poétique et de sérénité.
Arrivé à Meylan, devant l'habitation de mon grand-père, vendue depuis peu à l'un de ses fermiers, j'ouvre la porte, j'entre et n'y trouve personne. Le nouveau propriétaire s'était installé dans une récente construction, à l'autre extrémité du jardin.
Je m'introduis alors dans le salon, où se groupait autrefois la famille, quand nous venions passer quelques semaines auprès de notre aïeul. Le salon était toujours dans le même état, avec ses peintures grotesques et ses fantastiques oiseaux en papier de toutes couleurs collés contre le mur.
Voici le siège où dormait mon grand-père après midi, voilà son jeu de trictrac; sur le vieux buffet j'aperçois une petite cage d'osier que j'ai construite dans mon enfance; ici je vis valser mon oncle avec la belle Estelle... je me hâte de sortir.
On a labouré la moitié du verger... je cherche un banc sur lequel, le soir, mon père restait des heures entières perdu dans ses rêveries, les yeux fixés sur le Saint-Eynard, ce colossal rocher calcaire, fils du dernier cataclysme diluvien... le banc a été brisé, il n'en reste que les deux pieds vermoulus...
Là était le champ de maïs où j'allais, à l'époque de mon premier chagrin d'amour, dérober ma tristesse. C'est au pied de cet arbre que j'ai commencé à lire Cervantes.
À la montagne maintenant.
Trente-trois ans se sont écoulés depuis que je l'ai visitée pour la dernière fois. Je suis comme un homme mort depuis ce temps, et qui ressuscite. Et je retrouve en ressuscitant tous les sentiments de ma vie antérieure, aussi jeunes, aussi brûlants...
Je gravis ces chemins rocailleux et déserts me dirigeant vers la blanche maison entrevue seulement de loin, à mon retour d'Italie, seize ans auparavant, la maison où brilla la Stella.
Je monte, je monte, et au fur et à mesure que mon ascension se prolonge, je sens mes palpitations redoubler. Je crois reconnaître à gauche du chemin une allée d'arbres je la suis quelque temps; mais cette avenue aboutissant à une ferme inconnue, n'était pas celle que je cherchais.
Je reprends la route; elle n'avait pas d'issue et se perdait dans des vignobles. Évidemment je m'étais égaré. Je voyais encore dans mes souvenirs le vrai chemin comme si j'y eusse passé la veille; il s'y trouvait jadis une petite fontaine que je n'avais pas rencontrée... où suis-je donc?... où est la fontaine?... Cette erreur ne faisait qu'accroître mon anxiété.
Alors je me décide à aller me renseigner à la ferme aperçue tout à l'heure... J'entre dans la grange où j'interromps le travail des batteurs. Ils arrêtent un instant leurs fléaux à mon aspect, et je leur demande, en tremblant comme un voleur poursuivi par les gendarmes, s'ils pourraient m'indiquer le chemin de la maison autrefois habitée par madame Gautier.
L'un des batteurs se gratte le front:
»—Madame Gautier, dit-il, il n'y a personne de ce nom dans le pays...
—Oui, une vieille dame..., elle avait deux jeunes nièces[120] qui venaient la visiter tous les ans pendant l'automne...
—Je m'en souviens, moi, dit la femme du batteur intervenant; tu ne te rappelles pas?... Mam'zelle Estelle, si jolie que tout le monde s'arrêtait à la porte de l'église, le dimanche, pour la voir passer?
—Ah! voilà que ça me revient... oui, oui, madame Gautier... C'est qu'il y a longtemps, voyez-vous... sa maison, à cette heure, est à un commerçant de Grenoble... C'est là-haut; il faut suivre encore un peu le chemin de la fontaine, ici derrière notre vigne; et puis tourner à gauche.
—La fontaine est là?... Oh! à présent, je me retrouverai. Merci, merci. Je suis sûr de ne plus m'égarer...»
Et traversant un champ attenant à la ferme, je tombe enfin dans la bonne voie.
Bientôt j'entends murmurer la petite fontaine... j'y suis... Voilà le sentier, l'allée d'arbres semblable à celle qui m'a trompé tout à l'heure... Je sens que c'est là... que je vais voir... Dieu!... l'air m'enivre... la tête me tourne... Je m'arrête un instant comprimant les pulsations de mon cœur... J'arrive à la porte de l'avenue... Un monsieur en veste, le prosaïque maître de mon sanctum sans doute, est sur le seuil allumant un cigare...
Il me regarde d'un air étonné.
Je passe sans rien dire et continue à monter... Il faut parvenir à une vieille tour qui s'élevait autrefois au haut de la colline, et d'où je pourrai tout embrasser d'un coup d'œil.
Je monte sans me retourner, sans jeter un regard en arrière, je veux auparavant atteindre le sommet... Mais la tour! la tour! Je ne l'aperçois pas... l'aurait-on détruite?... Non, la voici... on en a démoli la partie supérieure et les arbres voisins, qui ont grandi, m'empêchaient de la découvrir.
Je l'atteins enfin.
Ici près, où verdoient maintenant ces jeunes hêtres, nous nous sommes assis, mon père et moi, et j'ai joué pour lui, sur la flûte, l'air de la Musette de Nina.
Là, Estelle a dû venir... J'occupe peut-être dans l'atmosphère l'espace que sa forme charmante occupa... Voyons maintenant... Je me retourne et mon regard saisit le tableau tout entier... la maison sacrée, le jardin, les arbres et plus bas la vallée, l'Isère qui serpente, au loin les Alpes, la neige, les glaciers, tout ce qu'elle a vu, tout ce qu'elle admira, j'aspire cet air bleu qu'elle a respiré... Ah!... Un cri, un cri qu'aucune langue humaine ne saurait traduire, est répété par l'écho du Saint-Eynard... Oui, je vois, je revois, j'adore... le passé m'est présent, je suis jeune, j'ai douze ans! la vie, la beauté, le premier amour, l'infini poëme! je me jette à genoux et je crie à la vallée, aux monts et au ciel: «Estelle! Estelle! Estelle!» et je saisis la terre dans une étreinte convulsive, je mords la mousse... un accès d'isolement se déclare... indescriptible... furieux... Saigne, mon cœur... saigne, mais laisse-moi la force de souffrir encore!...
Je me relève et prends ma cours en fouillant de l'œil tous les objets épars sur les coteaux voisins... je vais, flairant de droite et de gauche, comme un chien égaré qui cherche la piste de son maître... Voici le rebord d'un escarpement où je marchais quand elle s'écria:
«Prenez garde! n'allez pas si près du bord!...»
C'est sur ce buisson de ronces qu'elle s'est penchée pour cueillir des mûres sauvages... Ah! là-bas, sur ce terre-plein, se trouvait une roche où se posèrent ses beaux pieds, où je la vis debout, superbe, contemplant la vallée...
Ce jour-là, je m'étais dit avec cette niaiserie du sentimentalisme enfant:
«Quand je serai grand, quand je serai devenu un compositeur célèbre, j'écrirai un opéra sur l'Estelle de Florian, je le lui dédierai... j'en apporterai la partition sur cette roche, et elle l'y trouvera un matin, en venant admirer le lever du soleil.»
Où est la roche?... la roche!... impossible de la trouver... Elle a disparu... Les vignerons l'ont brisée sans doute... ou le vent de la montagne l'a couverte de sable...
Ce beau cerisier! sur son tronc sa main s'est appuyée...
Mais qu'y avait-il encore près de là?... quelque chose qui semble devoir me la rappeler plus que tout le reste... quelque chose qui lui ressemblait en grâce... en élégance... quoi donc? ma mémoire accablée faiblit... ah! un plant de pois roses dont elle a cueilli des fleurs... c'était au tournant de ce sentier... j'y cours... Éternelle nature!... les pois roses y sont encore et la plante plus riche, plus touffue qu'autrefois, balance au souffle de la brise sa gerbe parfumée!... Temps... faucheur capricieux!... la roche a disparu et l'herbe subsiste... Je suis sur le point de tout prendre, de tout arracher... Mais non, chère plante, reste et fleuris toujours dans ta calme solitude... sois-y l'emblème de cette partie de mon âme que j'y ai laissée jadis et qui l'habitera tant que je vivrai!... Je n'emporte que deux de tes tiges avec leurs fleurs-papillons aux fraîches couleurs, papillons constants!... adieu!... adieu!... bel arbre aimé, adieu!... monts et vallées, adieu!... vieille tour, adieu!... vieux Saint-Eynard, adieu!... ciel de mon étoile, adieu!... Adieu ma romanesque enfance, derniers reflets d'un pur amour! Le flot du temps m'entraîne; adieu, Stella!... Stella!...
.......Et triste comme un spectre qui rentre dans sa tombe, je descendis la montagne. Je repassai devant l'avenue de la maison d'Estelle. Le monsieur au cigare avait disparu... il ne faisait plus tache sur le péristyle de mon temple... mais je n'osai pourtant y entrer, malgré mon anxieux désir... Je marchais lentement, lentement, m'arrêtant à chaque pas, arrachant avec angoisse mon regard de chaque objet...
Je n'avais plus besoin de comprimer mon cœur... il semblait ne plus battre... je redevenais mort...
Et partout un doux soleil, la solitude et le silence...
Deux heures après, je traversais l'Isère, et sur l'autre rive, un peu avant la fin du jour, j'arrivais au hameau de Murianette où je trouvais mes cousins et leur mère. Le lendemain nous rentrâmes ensemble à Grenoble. J'avais l'air fort préoccupé, fort étrange, on peut le croire. Resté seul un instant avec mon cousin Victor, celui-ci ne put s'empêcher de me dire:
—«Qu'as-tu donc? je ne te vis jamais ainsi...
—Ce que j'ai?... tiens, tu vas me bafouer, mais puisque tu me questionnes, je répondrai... D'ailleurs cela me soulagera, j'étouffe... hier j'étais à Meylan...
—Je le sais; qu'y a-t-il là?
—Il y a, entre autres choses, la maison de madame Gautier... connais-tu sa nièce[121], madame F******?
—Oui, celle qu'on appelait autrefois la belle Estelle D*****.
—Eh bien! je l'ai aimée éperdument quand j'avais douze ans et... je l'aime encore!...
—Mais, imbécile, me répondit Victor en éclatant de rire, elle a maintenant cinquante et un ans, son fils aîné en a vingt-deux... il a fait son cours de droit avec moi!»
Et ses rires de redoubler et les miens de s'y joindre, mais convulsifs, mais grimaçants, mais désolés comme les rayons d'un soleil d'avril à travers la pluie...
«—Oui, c'est absurde, je le sens, et pourtant cela est... c'est absurde et c'est vrai... c'est puéril et immense... Ne ris plus, ou ris si tu veux, peu importe; où est-elle maintenant? où est-elle? tu dois le savoir?...
—Depuis la mort de son mari, elle habite Vif...
—Vif! est-ce loin?
—À trois lieues d'ici...
—J'y vais, je veux la voir.
—Perds-tu la tête?
—Je trouverai un prétexte pour me présenter.
—Je t'en prie, Hector, ne fais pas cette extravagance!
—Je veux la voir.
—Tu n'auras pas le sang-froid qu'il faut pour se tirer convenablement d'une pareille visite.
—Je veux la voir!
—Tu seras bête, ridicule, compromettant et voilà tout.
—Je veux la voir!
—Mais songe donc!...
—Je veux la voir!
—Cinquante et un ans!... plus d'un demi-siècle... que retrouveras-tu?... ne vaut-il pas mieux garder son souvenir jeune et frais, conserver ton idéal?
—Ô temps exécrable! profanateur affreux! eh bien, je veux au moins lui écrire...
—Écris. Mon Dieu, quel fou!»
Il me tend une plume et tombe dans un fauteuil, cédant à un nouvel accès d'hilarité que je partage encore par soubresauts; et j'écris, au milieu de mon soleil et de ma pluie, cette lettre qu'il fallut recopier à cause des grosses gouttes d'eau qui en avaient maculé toutes les lignes.
«Madame,
«Il y a des admirations fidèles, obstinées, qui ne meurent qu'avec nous... J'avais douze ans quand je vis, à Meylan, mademoiselle Estelle pour la première fois. Vous n'avez pu méconnaître alors à quel point vous aviez bouleversé ce cœur d'enfant qui se brisait sous l'effort de sentiments disproportionnés, je crois même que vous avez eu la cruauté bien excusable d'en rire quelquefois. Dix-sept ans plus tard (je revenais d'Italie), mes yeux se remplirent de larmes, de ces froides larmes que le souvenir fait couler, quand j'aperçus, en rentrant dans notre vallée, la maison habitée naguère par vous sur la romantique hauteur que domine le Saint-Eynard. Quelques jours après, ne connaissant pas encore le nouveau nom que vous portiez, je fus prié de remettre à son adresse, une lettre qui vous était destinée. J'allai attendre madame F**** à une station de la diligence où elle devait se trouver; je lui présentai la lettre, un coup violent que je reçus au cœur fit trembler ma main en l'approchant de la sienne... Je venais de reconnaître... ma première admiration... la Stella del monte... dont la radieuse beauté illumina le matin de ma vie. Hier, madame, après de longues et violentes agitations, après des pérégrinations lointaines dans toute l'Europe, après des travaux, dont le retentissement est peut-être parvenu jusqu'à vous, j'ai entrepris un pèlerinage dès longtemps projeté. J'ai voulu tout revoir, et j'ai tout revu; la petite maison, le jardin, l'allée d'arbres, la haute colline, la vieille tour, le bois qui l'avoisine et l'éternel rocher, et le paysage sublime digne de vos regards qui le contemplèrent tant de fois. Rien n'est changé.—Le temps a respecté le temple de mes souvenirs. Seulement des inconnus l'habitent aujourd'hui: vos fleurs sont cultivées par des mains étrangères et personne au monde, pas même vous, n'eût pu deviner pourquoi un homme à l'air sombre, aux traits empreints de fatigues douloureuses, en parcourait hier les plus secrets réduits... O quante lagrime!... Adieu, madame, je retourne dans mon tourbillon; vous ne me verrez probablement jamais, vous ignorerez qui je suis, et vous pardonnerez, je l'espère, l'étrange liberté que je prends aujourd'hui de vous écrire. Je vous pardonne aussi d'avance de rire des souvenirs de l'homme comme vous avez ri de l'admiration de l'enfant.
«Despised love[122]
«Grenoble, 6 décembre 1848.»
Et malgré les railleries de mon cousin, j'envoyai la lettre. J'ignore ce qu'il en est advenu... Je n'ai plus, depuis lors, entendu parler de madame F*******. Je dois dans quelques mois retourner à Grenoble. Oh! cette fois, je le sens, je n'y résisterai pas... j'irai à Vif[123].
Mort de ma sœur.—Mort de ma femme.—Ses obsèques.—L'Odéon.—Ma position dans le monde musical.—La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j'ai suscitées.—La cabale de Covent-Garden.—La coterie du Conservatoire de Paris.—La symphonie rêvée et oubliée.—Le charmant accueil qu'on me fait en Allemagne.—Le roi de Hanovre.—Le duc de Weimar.—L'intendant du roi de Saxe.—Mes adieux.
J'ai hâte d'en finir avec ces mémoires, leur rédaction m'ennuie et me fatigue presque autant que celle d'un feuilleton; d'ailleurs quand j'aurai écrit les quelques pages que je veux écrire encore, j'en aurai dit assez, je pense, pour donner une idée à peu près complète des principaux événements de ma vie et du cercle de sentiments, de travaux et de chagrins dans lequel je suis destiné à tourner... jusqu'à ce que je ne tourne plus.
La route qui me reste à parcourir, si longue qu'on la suppose, doit sûrement ressembler beaucoup à celle que j'ai parcourue; j'y trouverai partout les mêmes profondes ornières, les mêmes cailloux raboteux, les mêmes terrains défoncés, traversés ça et là par quelque clair ruisseau, ombragés de quelque bosquet paisible, surmontés de quelque roche sublime que je gravirai à grand'peine, pour aller sécher au soleil couchant la froide pluie subie dans la plaine dès le matin.
Les choses et les hommes changent cependant, il est vrai, mais si lentement que ce n'est pas dans le court espace de temps embrassé par une existence humaine que ce changement peut être perceptible. Il me faudrait vivre deux cents ans pour en ressentir le bienfait.
J'ai perdu ma sœur aînée, Nanci. Elle est morte d'un cancer au sein, après six mois d'horribles souffrances qui lui arrachaient nuit et jour des cris déchirants. Mon autre sœur, ma chère Adèle, qui s'était rendue à Grenoble pour la soigner et qui ne l'a pas quittée jusqu'à sa dernière heure, a failli succomber aux fatigues et aux cruelles impressions que lui a causées cette lente agonie.
Et pas un médecin n'a osé avoir l'humanité de mettre fin à ce martyre, en faisant respirer à ma sœur un flacon de chloroforme. On fait cela pour éviter à un patient la douleur d'une opération chirurgicale qui dure un quart de minute, et on s'abstient d'y recourir pour le délivrer d'une torture de six mois. Quand il est prouvé, certain, que nul remède, rien, pas même le temps, ne peut guérir un mal affreux; quand la mort est évidemment le bien suprême, la délivrance, la joie, le bonheur!...
Mais les lois sont là qui le défendent, et les idées religieuses qui s'y opposent non moins formellement.
Et ma sœur, sans doute, n'eût pas consenti à se délivrer ainsi si on le lui eût proposé. «Il faut que la volonté de Dieu soit faite.» Comme si tout ce qui arrive n'arrivait pas par la volonté de Dieu... et comme si la délivrance de la patiente, par une mort douce et prompte, n'eût pas été aussi bien le résultat de la volonté de Dieu que son exécrable et inutile torture...
Quels non-sens que ces questions de fatalité, de divinité, de libre arbitre, etc.!! c'est l'absurde infini; l'entendement humain y tournoie et ne peut que s'y perdre.
En tout cas, la plus horrible chose de ce monde, pour nous, êtres vivants et sensibles, c'est la souffrance inexorable, ce sont les douleurs sans compensation possible arrivées à ce degré d'intensité; et il faut être ou barbare ou stupide, ou l'un et l'autre à la fois, pour ne pas employer le moyen sûr et doux dont on dispose aujourd'hui pour y mettre un terme. Les sauvages sont plus intelligents et plus humains.
Ma femme aussi est morte, mais au moins sans grandes douleurs. La pauvre Henriette paralysée depuis quatre ans, et privée du mouvement et de la parole, s'est éteinte à Montmartre sous mes yeux le 3 mars 1854. Mon fils avait heureusement pu obtenir un congé et venir de Cherbourg passer quelques heures auprès d'elle. Il était reparti depuis quatre jours seulement quand elle a expiré. Cette entrevue a donné quelque douceur à ses derniers moments, et un hasard favorable a voulu que je ne fusse pas absent de France à cette époque.
Je l'avais quittée depuis deux heures... une des femmes qui la servaient court à ma recherche, me ramène... tout était fini... son dernier soupir venait de s'exhaler. Elle était déjà couverte du drap fatal que j'ai dû écarter pour baiser son front pâle une dernière fois. Son portrait, que je lui avais donné l'année précédente, portrait fait au temps de sa splendeur, me la montrait éblouissante de beauté et de génie, à côté de ce lit funèbre où elle gisait défigurée par la maladie.
Je n'essaierai pas de donner une idée des douleurs que cet arrachement de cœur m'a fait subir. Elles se compliquaient d'ailleurs d'un sentiment qui, sans être jamais arrivé auparavant à ce degré de violence, fut toujours pour moi le plus difficile à supporter—le sentiment de la pitié. Au milieu des regrets de cet amour éteint, je me sentais prêt à me dissoudre dans l'immense, affreuse, incommensurable, infinie pitié dont le souvenir des malheurs de ma pauvre Henriette m'accablait: sa ruine avant notre mariage; son accident; la déception causée par sa dernière tentative dramatique à Paris; son renoncement volontaire, mais toujours regretté, à un art qu'elle adorait; sa gloire éclipsée; ses médiocres imitateurs et imitatrices, dont elle avait vu la fortune et la célébrité s'élever; nos déchirements intérieurs; son inextinguible jalousie devenue fondée; notre séparation; la mort de tous ses parents; l'éloignement forcé de son fils; mes fréquents et longs voyages; sa douleur fière d'être pour moi la cause de dépenses sous lesquelles j'étais toujours, elle ne l'ignorait pas, prêt à succomber; l'idée fausse qu'elle avait de s'être, par son amour pour la France, aliéné les affections du public anglais; son cœur brisé; sa beauté disparue; sa santé détruite; ses douleurs physiques croissantes; la perte du mouvement et de la parole; son impossibilité de se faire comprendre d'aucune façon; sa longue perspective de la mort et de l'oubli...
Destruction, feux et tonnerres, sang et larmes, mon cerveau se crispe dans mon crâne en songeant à ces horreurs!...
Shakespeare! Shakespeare! où est-il? où es-tu? Il me semble que lui seul parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous avoir compris tous les deux; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres artistes s'aimant, et déchirés l'un par l'autre. Shakespeare! Shakespeare! tu dois avoir été humain; si tu existes encore, tu dois accueillir les misérables! C'est toi qui es notre père, toi qui es aux cieux, s'il y a des cieux.
Dieu est stupide et atroce dans son indifférence infinie toi seul es le Dieu bon pour les âmes d'artistes; reçois-nous sur ton sein, père, embrasse-nous! De Profundis ad te clamo. La mort, le néant, qu'est-ce que cela? L'immortalité du génie!... What?... Oh fool! fool! fool!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je dus m'occuper seul des tristes devoirs... Le pasteur protestant nécessaire pour la cérémonie et chargé du service de la banlieue de Paris, demeurait à l'autre bout de la ville dans la rue de M. le Prince. J'allai l'avertir à huit heures du soir. Une rue étant barrée par des paveurs, le cabriolet qui me conduisait fut obligé de faire un détour et de passer devant le théâtre de l'Odéon. Il était illuminé, on y jouait une pièce en vogue. C'est là que j'ai vu Hamlet pour la première fois, il y a vingt-six ans; c'est là que la gloire de la pauvre morte éclata subitement, un soir, comme un brillant météore; c'est là que j'ai vu pleurer une foule brisée d'émotions, à l'aspect de la douleur, de la poétique et navrante folie d'Ophélia; c'est là que rappelée sur la scène après le dénoûement d'Hamlet par un public d'élite et par tous les rois de la pensée régnant alors en France, j'ai vu revenir Henriette Smithson, presque épouvantée de l'énormité de son succès, saluer tremblante ses admirateurs. Là j'ai vu Juliette pour la première et la dernière fois. Sous ces arcades, j'ai si souvent, pendant les nuits d'hiver, promené ma fiévreuse anxiété. Voici la porte par laquelle je l'ai vue entrer à une répétition d'Othello. Elle ignorait mon existence alors; et si on lui eût montré ce jeune inconnu pâle et défait, qui, accoudé contre un des piliers de l'Odéon, la suivait d'un œil effaré, et qu'on lui eût dit: «Voilà votre futur mari,» elle eût à coup sûr traité d'insolent imbécile ce prophète de malheur.
Et pourtant... c'est lui qui prépare ton dernier voyage, poor Ophelia! c'est lui qui va dire à un prêtre comme Laërtes: «What ceremonies else?»... lui qui t'a tant tourmentée; lui qui a tant souffert par toi, après avoir tant souffert pour toi, lui qui, malgré ses torts, peut dire comme Hamlet:
«Forty thousand brothers.»
«Quarante mille frères ne l'eussent pas aimée comme je l'aimais!»
Shakespeare! Shakespeare! je sens revenir l'inondation, je sombre dans le chagrin, et je te cherche encore...
Father! Father! Where are you?
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Le lendemain, deux ou trois hommes de lettres, MM. d'Ortigue, Brizeux, Léon de Wailly, plusieurs artistes conduits par cet excellent baron Taylor, et quelques autres bons cœurs, vinrent, par amitié pour moi, conduire Henriette à sa dernière demeure. Si elle fût morte vingt-cinq ans auparavant, tout le Paris intelligent eût assisté par admiration, par adoration pour elle, à ses obsèques; tous les poëtes, tous les peintres, tous les statuaires, tous les acteurs à qui elle venait de fournir de si nobles exemples de mouvements, de gestes, d'attitudes, tous les musiciens qui avaient senti la mélodie de ses accents de tendresse, la déchirante vérité de ses cris de douleur, tous les amants, tous les rêveurs, et plus d'un philosophe, eussent marché, avec larmes, derrière son cercueil. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Aujourd'hui, pendant qu'elle s'achemine ainsi, à peu près seule, vers le cimetière, l'ingrat et oublieux Paris grouille là-bas dans sa fumée; celui qui l'aima et qui n'a pas le courage de la suivre jusqu'à sa tombe, pleure dans le coin d'un jardin désert, et son jeune fils luttant au loin contre la tempête est balancé au haut du grand mât d'un navire sur le sombre Océan.
Hic jacet. Dans le petit cimetière de Montmartre, au versant de la colline, elle repose, la face tournée vers le nord, vers l'Angleterre qu'elle ne voulut jamais revoir. Sa modeste tombe porte cette inscription:
«Henriette-Constance Berlioz-Smithson, née à Ennis, en Irlande, morte à Montmartre le 3 mars 1854.»
Les journaux annoncèrent froidement, en termes vulgaires, cette mort. J. Janin seul eut du cœur et de la mémoire, et voici les quelques lignes qu'il écrivit dans le Journal des Débats:
«Elles passent si vite et si cruellement ces divinités de la fable! Ils sont si frêles, ces frêles enfants du vieux Shakespeare et du vieux Corneille! Hélas! il n'y a pas si longtemps déjà, nous étions jeunes et superbes, qu'un soir d'été, assise à son balcon qui donne sur la route de Vérone, Juliette à côté de Roméo, Juliette, enivrée et tremblante écoutait... le rossignol de la nuit, l'alouette matinale! Elle écoutait rêveuse et si blanche, avec tant de feu charmant dans ce regard à demi voilé! Dans cette voix sombre et pure, une voix d'or résonnait triomphante, adorée, et pleine de sa vie éternelle, la prose de Shakespeare et sa poésie! un monde entier était attentif à la grâce, à la voix, à l'enchantement de cette femme.
»Elle avait vingt ans à peine, elle s'appelait miss Smithson, elle conquit, toute-puissante, la sympathie et l'admiration de ce parterre enchante de la vérité nouvelle! Elle fut ainsi, sans le savoir, cette jeune femme, un poëme inconnu, une passion nouvelle et toute une révolution. Elle a donné le signal à madame Dorval, à Frédérick-Lemaître, à madame Malibran, à Victor Hugo, à Berlioz! Elle s'appelait Juliette, elle s'appelait Ophélie. Elle inspirait Eugène Delacroix lui-même lorsqu'il dessinait cette douce image d'Ophélie. Elle tombe; sa main qui cède tient encore à la branche; de l'autre main, elle porte sur son beau sein sa douce et dernière couronne; l'extrémité de sa robe est déjà voisine de l'eau qui monte; le paysage est triste et lugubre; on voit accourir tout au loin le flot qui va l'engloutir; ses vêtements appesantis ont entraîné la pauvre malheureuse et ses douces chansons dans la vase et dans la mort!
»Elle s'appelait enfin, cette admirable et touchante miss Smithson, d'un nom que madame Malibran a porté; elle s'appelait Desdémone, et le More lui disait, en l'embrassant: «Ô ma belle guerrière!» Oh my fair warrior! Je la vois encore, à cette distance, aussi blanche, aussi pâle que la Vénitienne d'Angelo, tyran de Padoue! Elle est seule à écouter la pluie et le vent qui gronde au dehors, cette belle fille, maudite et charmante, que le poëte Shakespeare entourait de ses amours et de ses respects. Elle est seule, elle a peur; elle sent au fond de son âme troublée un indicible malaise; ses bras sont nus, et l'on peut entrevoir enfin un petit bout de sa blanche épaule! Ah! sainte nudité de la femme qui va mourir! Elle était merveilleuse ainsi, miss Smithson, et plus semblable à un fantôme de là-haut qu'à une femme d'ici-bas!—et maintenant la voilà morte, il y a huit jours, rêvant encore à cette gloire qui vient si vite et qui s'en va si vite! ô visions! ô regrets! ô douleurs!... On chantait autrefois, dans ma jeunesse, un chœur à la louange de Juliette Capulet! Cette marche funèbre était d'un effet désolant au milieu de ce cri qui revenait sans cesse: Jetez des fleurs! jetez des fleurs[124]! On descendait ainsi sous la voûte sombre où dormait Juliette, et la sombre mélodie accomplissait son œuvre en racontant l'épouvante de ces voûtes mortuaires. «Jetez des fleurs! jetez des fleurs!» Juliette est morte, disait le chant funèbre, à la façon d'un cantique du vieux père Eschyle; Juliette est morte (jetez des fleurs!), la mort pèse sur elle comme la gelée sur le gazon en avril (jetez des fleurs!). Ainsi les instruments de la danse servent de cloches funèbres; le dîner de l'hymen est un repas des morts; les fleurs de la noce couvrent une sépulture!». . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Liszt m'écrivit bientôt après de Weimar une lettre cordiale comme il sait les écrire: «Elle t'inspira, me disait-il, tu l'as aimée, tu l'as chantée, sa tâche était accomplie.»
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Je n'ai plus rien à dire maintenant des deux grands amours, qui ont exercé une influence si puissante et si longue sur mon cœur et sur ma pensée. L'un est un souvenir d'enfance. Il vint à moi radieux de tous les sourires, paré de tous les prestiges, armé de toutes les séductions d'un paysage incomparable dont l'aspect seul avait déjà suffi à m'émouvoir. Estelle fut vraiment alors l'hamadryade de ma vallée de Tempe, et j'éprouvai pour la première fois, et à la fois, à l'âge de douze ans, le sentiment du grand amour et celui de la grande nature.
L'autre amour m'apparut avec Shakespeare, à mon âge viril dans le buisson ardent d'un Sinaï, au milieu des nuées, des tonnerres et des éclairs d'une poésie pour moi nouvelle. Il me terrassa, je tombai prosterné, et mon cœur et tout mon être furent envahis par une passion cruelle, acharnée, où se confondaient, en se renforçant l'un par l'autre, l'amour pour la grande artiste et l'amour du grand art.
On conçoit la puissance d'une pareille antithèse, si toutefois il y a antithèse là-dedans. Aussi n'avais-je pas fait à Henriette un mystère de mon idylle de Meylan, ni de la vivacité des souvenirs que j'en conservais. Qui de nous n'a pas eu une première idylle telle quelle? Malgré sa jalousie, elle était trop intelligente pour en être blessée. Elle m'a seulement quelquefois à ce sujet adressé de douces railleries.
Les gens qui ne comprennent pas cela, me comprendront bien moins encore, si j'avoue une autre singularité de ma nature: J'éprouve un vague sentiment de poétique amour en respirant une belle rose, et j'en ai ressenti pendant longtemps un semblable à l'aspect d'une belle harpe. En voyant cet instrument, il fallait alors me contenir pour ne pas m'agenouiller et l'embrasser!
Estelle fut la rose qui a fleuri dans l'isolement[125], Henriette fut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et dont, hélas, j'ai brisé bien des cordes!
Maintenant, me voilà, sinon au terme de ma carrière, au moins sur la pente de plus en plus rapide qui y conduit; fatigué, brûlé, mais toujours brûlant, et rempli d'une énergie qui se révolte parfois avec une violence dont je suis presque épouvanté. Je commence à savoir le français, à écrire passablement une page de partition et une page de vers ou de prose, je sais diriger et animer un orchestre, j'adore et je respecte l'art dans toutes ses formes... Mais j'appartiens à une nation, qui, aujourd'hui, ne s'intéresse plus à aucune des nobles manifestations de l'intelligence, dont le veau d'or est l'unique dieu. Le peuple parisien est devenu un peuple barbare; sur dix maisons riches, c'est à peine s'il en est une où l'on trouve une bibliothèque. Je ne parle pas d'une bibliothèque musicale... Non, on n'achète plus de livres, on loue, pour deux sous le volume, de pitoyables romans dans les cabinets de lecture; cet aliment suffit aux appétits littéraires de toutes les classes de la société. Comme on s'abonne chez les éditeurs de musique, pour quelques francs par mois, afin de pouvoir choisir dans le nombre infini des plates productions dont les magasins regorgent, quelque chef-d'œuvre du genre que Rabelais a caractérisé par une si méprisante épithète.
L'industrialisme de l'art, suivi de tous les bas instincts qu'il flatte et caresse, marche à la tête de son ridicule cortège, promenant sur ses ennemis vaincus un regard niaisement superbe et rempli d'un stupide dédain... Paris est donc une ville où je ne puis rien faire, et où l'on me regarde comme trop heureux de remplir la seule tâche qui me soit confiée, celle du feuilletoniste, la seule, à en croire beaucoup de gens, pour laquelle je sois venu au monde.
Je sens bien ce que je pourrais produire en musique dramatique, mais il est aussi inutile que dangereux de le tenter. D'abord, la plupart de nos théâtres lyriques sont d'assez mauvais lieux, musicalement parlant, l'Opéra surtout à cette heure est ignoble. Ensuite je ne pourrais donner l'essor à ma pensée dans ce genre de composition, qu'en me supposant maître absolu d'un grand théâtre, comme je suis maître de mon orchestre quand je dirige l'exécution d'une de mes symphonies. Je devrais disposer de la bonne volonté de tous, être obéi de tous, depuis la première chanteuse et le premier ténor, les choristes, les musiciens, les danseuses et les comparses, jusqu'au décorateur, aux machinistes et au metteur en scène. Un théâtre lyrique comme je le conçois, est, avant tout, un vaste instrument de musique; j'en sais jouer, mais pour que j'en joue bien, il faut qu'on me le confie sans réserve. C'est ce qui n'arrivera jamais. Ensuite les menées, les conspirations, les cabales de mes ennemis se donneraient là trop aisément carrière. Ils n'osent pas venir me siffler dans une salle de concerts, ils n'y manquent pas dans un vaste théâtre comme l'Opéra; cela arrivera toujours.
J'aurais à subir en pareil cas, non-seulement les coups des haines soulevées par mes critiques théoriques, mais ceux non moins furieux des colères excitées par les tendances de mon style musical; style qui, à lui seul, est la plus puissante popularité. Ceux-ci se disant avec raison: «le jour où le gros public en sera venu à comprendre ou à goûter seulement des compositions pareilles, les nôtres n'auront plus de valeur.» J'ai eu la preuve de ces vérités à Londres, où une bande d'Italiens est venue rendre presque impossible la représentation de Benvenuto Cellini à Covent-Garden. Ils ont crié, chuté et sifflé du commencement à la fin; ils ont voulu empêcher même l'exécution de mon ouverture du Carnaval romain qui servait d'introduction au second acte et qu'on avait applaudie maintes fois à Londres en divers concerts, entre autres a celui de la Société philharmonique de Hanovre square, quinze jours auparavant. L'opinion publique, sinon la mienne, plaçait à la tête de cette cabale comique dans sa fureur, M. Costa, le chef d'orchestre de Covent-Garden, que j'ai plusieurs fois attaqué dans mes feuilletons au sujet des libertés qu'il prend avec les partitions des grands maîtres, en les taillant, allongeant, instrumentant et mutilant de toutes façons. Si M. Costa est le coupable, ce qui est fort possible, il a su, en tous cas, par ses empressements à me servir et à m'aider pendant les répétitions, endormir ma méfiance avec une rare habileté.
Les artistes de Londres, indignés de cette vilenie, ont voulu m'exprimer leur sympathie en souscrivant, au nombre de deux cent trente, pour un Testimonial concert, qu'ils m'engageaient à donner avec leur concours gratuit dans la salle d'Exeter-hall, mais qui néanmoins n'a pu avoir lieu. L'éditeur Beale (aujourd'hui l'un de mes meilleurs amis) m'a en outre apporté un présent de deux cents guinées qui m'était offert par une réunion d'amateurs, en tête desquels figuraient les célèbres facteurs de piano, MM. Broadwood. Je n'ai pas cru devoir accepter ce présent si en dehors de nos mœurs françaises, mais dont une bonté et une générosité réelles avaient néanmoins suggéré l'idée. Tout le monde n'est pas Paganini.
Ces preuves d'affection m'ont touché beaucoup plus que ne m'avaient blessé les insultes des cabaleurs.
En Allemagne, sans doute, je n'aurais rien de pareil à redouter. Mais je ne sais pas l'allemand; il faudrait composer sur un texte français qu'on traduirait ensuite; c'est un grand désavantage. Il faudrait aussi, pour écrire un grand opéra, y consacrer au moins dix-huit mois sans m'occuper d'autre chose, sans rien gagner par conséquent, et sans dédommagement possible sous ce rapport, puisque, en Allemagne, les compositeurs d'opéras ne touchent pas d'honoraires. Encore a-t-on vu dans mon récit de la première exécution de Faust en Prusse, ce qu'une inoffensive observation imprimée dans le Journal des Débats m'avait attiré d'inimitiés parmi les musiciens de l'orchestre de Berlin.
À Leipzig aussi, bien qu'on entende aujourd'hui ma musique avec d'autres oreilles qu'au temps de Mendelssohn (à ce que j'ai pu voir, et à ce que m'assure Ferdinand David) il y a encore quelques petits fanatiques, élèves du Conservatoire, qui, me regardant, sans savoir pourquoi, comme un destructeur, un Attila de l'art musical, m'honorent d'une haine forcenée, m'écrivent des injures et me font des grimaces dans les corridors de Gewandhaus quand j'ai le dos tourné. Puis certains maîtres de chapelle, dont je trouble la quiétude, commettent par ci par là à mon égard, d'assez plates perfidies. Mais cet inévitable antagonisme, joint même à l'opposition toute naturelle d'une petite partie de la presse allemande[126], n'est rien en comparaison des fureurs qui se donneraient carrière à Paris contre moi si je m'y exposais au théâtre.
Depuis trois ans, je suis tourmenté par l'idée d'un vaste opéra dont je voudrais écrire les paroles et la musique, ainsi que je viens de le faire pour ma trilogie sacrée: l'Enfance du Christ. Je résiste à la tentation de réaliser ce projet et j'y résisterai, je l'espère, jusqu'à la fin[127]. Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve jusqu'à l'évidence que les Parisiens le trouveraient fade et ennuyeux. Me trompai-je même en attribuant à notre public un goût si différent du mien (pour parler comme le grand Corneille), je n'aurais pas une femme intelligente et dévouée capable d'interpréter le rôle principal, un rôle qui exige de la beauté, une grande voix, un talent dramatique réel, une musicienne parfaite, une âme et un cœur de feu. J'aurais bien moins encore entre les mains le reste des ressources de toute espèce dont je devrais pouvoir disposer à mon gré, sans contrôle ni observations de qui que ce fût. L'idée seule d'éprouver pour l'exécution et la mise en scène d'une œuvre pareille les obstacles stupides que j'ai dû subir et que je vois journellement opposer aux autres compositeurs qui écrivent pour notre grand opéra, me fait bouillir le sang. Le choc de ma volonté contre celle des malveillants et des imbéciles en pareil cas, serait aujourd'hui excessivement dangereux, je me sens parfaitement capable de tout à leur égard, et je tuerais ces gens-là comme des chiens. Quant à grossir le nombre des œuvres agréables et utiles qu'on nomme opéras-comiques et qui se produisent journellement à Paris, par fournées, comme on y produit des petits pâtés, je n'en éprouve pas la moindre envie. Je ne ressemble point, sous ce rapport, à ce caporal qui avait l'ambition d'être domestique. J'aime mieux rester simple soldat[128]. L'influence de Meyerbeer, je dois le dire aussi, et la pression qu'il exerce par son immense fortune, au moins autant que par les réalités de son talent éclectique, sur les directeurs, sur les artistes, sur les critiques, et par suite sur le public de Paris, y rendent à peu près impossible tout succès sérieux à l'Opéra. Cette influence délétère se fera sentir encore peut-être dix ans après sa mort. Henri Heine prétend qu'il a payé d'avance...[129] Quant aux concerts musicaux que je pourrais donner à Paris, j'ai déjà dit dans quelles conditions je me trouvais placé et quelle était devenue l'indifférence du public pour tout ce qui n'est pas le théâtre. La coterie du Conservatoire a d'ailleurs trouvé le moyen de me faire interdire l'accès de sa salle, et M. le ministre de l'intérieur est un jour venu, à une distribution de prix, déclarer à tout l'auditoire que cette salle (la seule convenable qui existe à Paris) était la propriété exclusive de la Société du Conservatoire et qu'elle ne serait plus désormais prêtée à personne pour y donner des concerts. Or, personne, c'était moi; car, à deux ou trois exceptions près, aucun autre que moi n'y avait donné de grandes exécutions musicales depuis vingt ans.
Cette société célèbre, dont presque tous les membres exécutants sont de mes amis ou partisans, est dirigée par un chef et par un petit nombre de faiseurs qui me sont hostiles. Ils se garderaient donc bien d'admettre dans leurs concerts la moindre de mes compositions. Une seule fois, il y a six ou sept ans, ils s'avisèrent de me demander deux fragments de Faust. Le comité qui avait été alors tant soit peu influencé par l'opinion de mes partisans de l'orchestre, essaya en revanche de m'écraser en me plaçant, dans le programme, entre le finale de la Vestale, de Spontini, et la Symphonie en ut mineur, de Beethoven. Le bonheur voulut que l'écrasement n'eût pas lieu et que ces messieurs fussent déçus dans leur attente. Malgré les terribles voisins qu'on lui avait donnés, la scène des Sylphes de Faust excita un véritable enthousiasme et fut bissée. Mais M. Girard, qui en avait fort maladroitement et fort platement dirigé l'exécution, feignit de ne pas pouvoir trouver dans la partition l'endroit où il fallait recommencer, et, malgré les cris de bis de toute la salle, il ne recommença pas. Le succès n'en fut pas moins évident. Aussi, depuis cette époque, la coterie s'est-elle abstenue de mes ouvrages comme de la peste.
Des millionnaires, qui abondent à Paris, pas un seul n'aurait l'idée de rien faire pour la grande musique. Nous ne possédons pas une bonne salle de concerts publique; il ne viendrait en tête à aucun de nos Crésus d'en construire une. L'exemple de Paganini a été perdu, et ce que ce noble artiste fit pour moi restera un trait unique dans l'histoire.
Il faut donc compter seulement sur soi-même quand on est compositeur à Paris, produisant des œuvres sérieuses en dehors du théâtre. Il faut se résigner à des exécutions incomplètes, incertaines, et par suite plus ou moins infidèles, faute de répétitions qu'on ne peut payer[130], à des salles incommodes où les exécutants ni l'auditoire ne peuvent être bien installés, à des entraves de toute espèce suscitées, sans mauvais vouloir, par les théâtres lyriques dont on est obligé d'employer le personnel musical et qui ont nécessairement à veiller aux intérêts de leur répertoire; il faut subir des spoliations insolentes de la part de MM. les percepteurs du droit des hospices, qui ne tiennent aucun compte des frais d'un concert, et viennent aggraver les pertes de celui qui le donne, en prélevant le huitième de la recette brute; des appréciations hâtives et nécessairement fausses d'œuvres vastes et complexes entendues dans de pareilles conditions, et rarement plus d'une ou deux fois; et, en dernière analyse, il faut avoir à dépenser beaucoup de temps et beaucoup d'argent. Sans compter la force d'âme et de volonté qu'on a l'humiliation d'user contre de pareils obstacles. L'artiste le plus puissamment doué de ces qualités, est alors comme un obus chargé qui va droit son chemin, renverse tout ce qu'il rencontre, laisse une trace, il est vrai, mais ne doit pas moins, au terme de sa course, se briser en éclatant. Je ferais pourtant en général, tous les sacrifices possibles. Mais il est des circonstances où cessant d'être généreux, ces sacrifices deviennent éminemment coupables.
Il y a deux ans, au moment où l'état de la santé de ma femme, qui laissait encore alors quelque espoir d'amélioration, m'occasionnait le plus de dépenses, une nuit, j'entendis en songe une symphonie que je rêvais composer. En m'éveillant le lendemain je me rappelai presque tout le premier morceau qui (c'est la seule chose dont je me souvienne) était à deux temps (allegro), en la mineur. Je m'approchais de ma table pour commencer à l'écrire, quand je fis soudain cette réflexion: si j'écris ce morceau, je me laisserai entraîner à composer le reste. L'expansion à laquelle ma pensée tend toujours à se livrer maintenant, peut donner à cette symphonie d'énormes proportions. J'emploierai peut-être trois ou quatre mois exclusivement à ce travail. (J'en ai bien mis sept pour écrire Roméo et Juliette.) Je ne ferai plus ou presque plus de feuilletons. Mon revenu diminuera d'autant. Puis, quand la symphonie sera terminée, j'aurai la faiblesse de céder aux sollicitations de mon copiste; je la laisserai copier, je contracterai ainsi tout de suite une dette de mille ou douze cents francs. Une fois les parties copiées, je serai harcelé par la tentation de faire entendre l'ouvrage, je donnerai un concert, dont la recette couvrira à peine la moitié des frais; c'est inévitable aujourd'hui. Je perdrai ce que je n'ai pas; je manquerai du nécessaire pour la pauvre malade, et je n'aurai plus ni de quoi faire face à mes dépenses personnelles ni de quoi payer la pension de mon fils sur le vaisseau où il doit monter prochainement. Ces idées me donnèrent le frisson et je jetai ma plume en disant: Bah! demain j'aurai oublié la symphonie! La nuit suivante, l'obstinée symphonie vint se présenter encore et retentir dans mon cerveau; j'entendais clairement l'allégro en la mineur, bien plus, il me semblait le voir écrit. Je me réveillai plein d'une agitation fiévreuse, je me chantai le thème, dont le caractère et la forme me plaisaient extrêmement; j'allais me lever... mais les réflexions de la veille me retinrent encore, je me raidis contre la tentation, je me cramponnai à l'espoir d'oublier. Enfin, je me rendormis, et le lendemain, au réveil, tout souvenir en effet, avait disparu pour jamais.
Lâche! va dire quelque jeune fanatique à qui je pardonne d'avance son injure, il fallait oser! il fallait écrire! il fallait te ruiner! On n'a pas le droit de chasser ainsi la pensée, de faire rentrer dans le néant une œuvre d'art qui en veut sortir et qui implore la vie! Ah! jeune homme qui me traites de lâche, tu n'as pas subi le spectacle que j'avais alors sous les yeux, sans quoi tu serais moins sévère. Je n'ai pas reculé aux jours où l'on pouvait encore douter des conséquences de mes coups d'audace. Il y avait dans ce temps à Paris un petit public d'élite, il y avait les princes de la maison d'Orléans et la Reine elle-même qui s'y intéressaient. Ma femme d'ailleurs était toute vivante et la première à m'encourager: «Tu dois produire cette œuvre, me disait-elle, et la faire grandement et dignement exécuter. Ne crains rien, nous subirons les privations que ces dépenses nous imposeront. Il le faut! va toujours!» Et j'allais. Mais plus tard, quand elle était là, à demi morte, ne pouvant plus que gémir, quand il lui fallait trois femmes pour la soigner, quand le médecin devait lui faire presque chaque jour une visite, quand j'étais sûr, mais sûr comme il l'est que les Parisiens sont des barbares, de trouver au bout de toute entreprise musicale le désastreux résultat que je viens de signaler, je n'étais pas lâche de m'abstenir, jeune homme, non, j'ai la conscience d'avoir été seulement humain; et, tout en me croyant aussi dévoué à l'art que toi, et que bien d'autres, je crois l'honorer en ne le traitant pas de monstre avide de victimes humaines et en prouvant qu'il m'a laissé assez de raison pour distinguer le courage de la férocité. Si j'ai cédé peu à peu à l'entraînement musical, en écrivant dernièrement ma trilogie sacrée (l'Enfance du Christ), c'est que ma position n'est plus la même, d'aussi impérieux devoirs ne me sont plus imposés. D'ailleurs j'ai la certitude de faire aisément et souvent exécuter cet ouvrage en Allemagne où je suis invité à revenir par plusieurs villes importantes. J'y vais maintenant fréquemment, j'y ai fait quatre voyages pendant les derniers dix-huit mois[131]. On m'y accueille de mieux en mieux; les artistes m'y témoignent une sympathie de jour en jour plus vive; ceux de Leipzig, de Dresde, de Hanovre, de Brunswick, de Weimar, de Carlsruhe, de Francfort, m'ont comblé de marques d'amitié pour lesquelles je manque d'expressions de reconnaissance. Je n'ai qu'à me louer du public aussi, des intendants des théâtres royaux et des chapelles ducales, et de la plupart des princes souverains. Ce charmant jeune roi de Hanovre et son Antigone[132] la reine, s'intéressent à ma musique au point de venir à huit heures du matin à mes répétitions et d'y rester jusqu'à midi quelquefois, pour mieux pénétrer, me disait le roi dernièrement, le sens intime des œuvres et se familiariser avec la nouveauté des procédés! Avec quelle joie, quels mouvements d'enthousiasme, il m'entretenait de mon ouverture du Roi Lear:
«C'est magnifique, monsieur Berlioz, c'est magnifique! votre orchestre parle, vous n'avez pas besoin de paroles. J'ai suivi toutes les scènes: l'entrée du roi dans son conseil, et l'orage sur la bruyère, et l'affreuse scène de la prison, et les plaintes de Cordelia[133]! Oh! cette Cordelia! comme vous l'avez peinte! comme elle est timide et tendre! c'est déchirant, et si beau!»
La reine, à ma dernière visite à Hanovre, me fit prier de mettre dans mon programme, deux morceaux de Roméo et Juliette, dont l'un surtout, lui est particulièrement cher, la scène d'amour (l'adagio). Le roi m'a ensuite formellement demandé de revenir l'hiver prochain pour organiser au théâtre l'exécution de l'œuvre entière de Roméo et Juliette, dont je n'ai donné encore à Hanovre que des fragments. «Si vous ne trouvez pas suffisantes les ressources dont nous disposons, a-t-il ajouté, je ferai venir des artistes de Brunswick, de Hambourg, de Dresde même, s'il le faut, vous serez content.» De son côté le nouveau grand-duc de Weimar m'a dit en me quittant, à la dernière visite que je lui ai faite: «Donnez-moi votre main, monsieur Berlioz, que je la serre avec une sincère et vive admiration; et n'oubliez pas que le théâtre de Weimar vous est toujours ouvert.» M. de Lüttichau, l'intendant du roi de Saxe, m'a proposé la place de maître de chapelle de Dresde, qui ne tardera pas à être vacante. «Si vous vouliez (ce sont ses paroles), que de belles choses nous ferions ici! avec nos artistes que vous trouvez si excellents, et qui vous aiment tant, vous qui dirigez comme si peu de gens dirigent, vous feriez de Dresde le centre musical de l'Allemagne!» Je ne sais si je me déciderai à me fixer ainsi en Saxe quand le moment sera venu... C'est à bien examiner. Liszt est d'avis que je dois accepter. Mes amis de Paris sont d'un avis contraire. Mon parti n'est pas pris, et la place d'ailleurs est encore occupée. Il est question de mettre en scène, à Dresde, mon opéra de Cellini, que cet admirable Liszt a déjà ressuscité à Weimar.
Certainement alors j'irais en diriger les premières représentations. Au reste, je n'ai pas à m'occuper ici de l'avenir et me suis peut-être trop appesanti sur le passé, bien que j'aie laissé dans l'ombre beaucoup de curieux épisodes et de tristes détails. Je finis... en remerciant avec effusion la sainte Allemagne où le culte de l'art s'est conservé pur; et toi, généreuse Angleterre; et toi, Russie qui m'as sauvé; et vous, mes bons amis de France: et vous, cœurs et esprits élevés de toutes les nations que j'ai connus. Ce fut pour moi un bonheur de vous connaître: je garde et je garderai fidèlement de nos relations le plus cher souvenir. Quant à vous, maniaques, dogues et taureaux stupides, quant à vous mes Guildenstern, mes Rosencranz[134], mes Jago, mes petits Osrick[135], serpents et insectes de toute espèce, farewell my... friends[136]; je vous méprise, et j'espère bien ne pas mourir sans vous avoir oubliés.
Paris, 18 octobre 1854.
Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M.*** qui me demandait des notes pour écrire ma biographie[137].
Monsieur,
Vous désirez connaître les causes de l'opposition que j'ai rencontrée à Paris comme compositeur pendant vingt-cinq ans. Ces causes furent nombreuses; fort heureusement elles ont en partie disparu[138]. La bienveillance de toute la presse (en exceptant la Revue des Deux-Mondes, dont la critique musicale est confiée à un monomane, et dont le directeur m'honore de sa haine) à l'occasion de mon dernier ouvrage l'Enfance du Christ, semble le prouver. Plusieurs personnes ont cru voir dans cette partition un changement complet de mon style et de ma manière. Rien n'est moins fondé que cette opinion. Le sujet a amené naturellement une musique naïve et douce, et par cela même plus en rapport avec leur goût et leur intelligence, qui, avec le temps, avaient dû en outre se développer. J'eusse écrit l'Enfance du Christ de la même façon il y a vingt ans.
La principale raison de la longue guerre qu'on m'a faite est dans l'antagonisme existant entre mon sentiment musical et celui du gros public parisien. Une foule de gens ont dû me regarder comme un fou, puisque je les regarde comme des enfants ou des niais. Toute musique qui s'écarte du petit sentier où trottinent les faiseurs d'opéras-comiques fut nécessairement, pendant un quart de siècle, de la musique de fou pour ces gens-là. Le chef-d'œuvre de Beethoven (la neuvième symphonie) et ses colossales sonates de piano, sont encore pour eux de la musique de fou.
Ensuite j'ai eu contre moi les professeurs du Conservatoire ameutés par Cherubini et par Fétis, dont mon hétérodoxie en matière de théories harmoniques et rhythmiques avait violemment froissé l'amour-propre et révolté la foi. Je suis un incrédule en musique, ou, pour mieux dire, je suis de la religion de Beethoven, de Weber, de Gluck, de Spontini, qui croient, professent et prouvent par leurs œuvres que tout est bon ou que tout est mauvais; l'effet produit par certaines combinaisons devant seul les faire condamner ou absoudre.
Maintenant les professeurs même les plus obstinés à soutenir l'autorité des vieilles règles s'en affranchissent plus ou moins dans leurs œuvres.
Il faut compter encore parmi mes adversaires les partisans de l'école sensualiste italienne, dont j'ai souvent attaqué les doctrines et blasphémé les dieux.
Aujourd'hui je suis plus prudent. J'abhorre toujours, comme je les abhorrais autrefois, ces opéras proclamés par la foule des chefs-d'œuvre de musique dramatique, mais qui sont pour moi d'infâmes caricatures du sentiment et de la passion; seulement j'ai la force de n'en plus parler.
Toutefois ma position de critique continue à me faire de nombreux ennemis. Et les plus ardents dans leur haine sont moins encore ceux dont j'ai blâmé les œuvres, que ceux dont je n'ai pas parlé ou que j'ai mal loués. D'autres ne me pardonneront jamais certaines plaisanteries. J'eus l'imprudence, il y a dix-huit ou vingt ans, de faire la suivante à propos d'un très-plat petit ouvrage de Rossini. Ce sont trois cantiques intitulés: la Foi, l'Espérance et la Charité. Après les avoir entendus, j'écrivis je ne sais où, en parlant de l'auteur: Son Espérance a déçu la nôtre, sa Foi ne transportera pas des montagnes, et quant à la Charité qu'il nous a faite elle ne le ruinera pas.
Vous jugez de la fureur des rossinistes; bien que j'eusse écrit ailleurs une longue analyse admirative de Guillaume Tell, et répété à satiété que le Barbier est un des chefs-d'œuvre du siècle.
M. Panseron m'ayant envoyé un prospectus ridicule où il annonçait, en français de portière, l'ouverture d'un cabinet de consultations musicales, où les amateurs auteurs de romances pouvaient aller faire corriger leurs productions pour la somme de cent francs, je publiai la chose dans le Journal des Débats; j'insérai même en entier le prospectus de M. Panseron, mais sous ce titre:
cabinet de consultations pour les mélodies secrètes.
Quelques années auparavant M. Caraffa, avait fait représenter un opéra intitulé la Grande-Duchesse. Cet ouvrage n'eut que deux représentations. Après la deuxième, ayant à en rendre compte, je me bornai à citer les paroles célèbres de Bossuet dans son oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre: Madame se meurt, Madame est morte! M. Caraffa ne m'a pas pardonné. Il faut avouer que je lâchais aussi parfois dans la conversation des paroles qu'on pouvait prendre pour de véritables coups de poignard. Un soir, j'étais chez mon ami d'Ortigue avec quelques personnes, parmi lesquelles se trouvaient M. de Lamennais et un sous-chef du ministère de l'intérieur. La conversation s'établit sur le mécontentement que chacun éprouve de la condition dans laquelle il est placé. M. P..., le sous-chef, ne se trouvait pas mécontent de la sienne: «J'aime mieux, dit-il, être ce que je suis que toute autre chose.—Ma foi, répliquai-je étourdiment, je ne suis pas comme vous, et j'aimerais mieux être toute autre chose que ce que vous êtes.»
Mon interlocuteur eut la force de ne rien répondre, mais je suis bien sûr que nos éclats de rire et ceux de M. de Lamennais surtout lui sont restés sur le cœur.
J'ai, depuis quelques années, de nouveaux ennemis dus à la supériorité qu'on veut bien m'accorder dans l'art de diriger les orchestres. Les musiciens, par le talent exceptionnel qu'ils déploient sous ma direction, par leurs démonstrations chaleureuses et par les paroles qu'ils laissent échapper, m'ont rendu hostiles en Allemagne presque tous les chefs d'orchestre. Il en fut longtemps ainsi à Paris. Vous verrez dans mes Mémoires les étranges effets du mécontentement d'Habeneck et de M. Girard. Il en est de même à Londres, où M. Costa me fait une guerre sourde partout où il a le pied.
J'ai dû combattre une belle phalange, vous en conviendrez. N'oublions pas les chanteurs et les virtuoses, que je rappelle a l'ordre d'une assez rude façon, quand ils se permettent d'irrévérencieuses libertés en interprétant les chefs-d'œuvre; ni les envieux, toujours prêts à se courroucer si quelque chose se manifeste avec un certain éclat.
Mais cette vie de combat, l'opposition se trouvant réduite, comme elle l'est aujourd'hui, à des proportions raisonnables, offre un certain charme. J'aime à faire de temps en temps craquer une barrière, en la brisant au lieu de la franchir. C'est l'effet naturel de ma passion pour la musique, passion toujours incandescente et qui n'est jamais satisfaite qu'un instant. L'amour de l'argent ne s'est en aucune circonstance allié à cet amour de l'art; j'ai toujours, au contraire, été prêt à faire toute espèce de sacrifices pour courir à la recherche du beau ou me garantir du contact des mesquines platitudes couronnées par la popularité. On m'offrirait cent mille francs pour certaines œuvres dont le succès est immense, que je refuserais avec colère. Je suis ainsi fait. Il vous sera aisé de tirer les conséquences d'une semblable organisation placée dans un milieu tel qu'était, il y a vingt ans, le monde musical de Paris.
S'il fallait maintenant ici esquisser la contre-partie du tableau, je le pourrais, en prenant mon parti de manquer carrément de modestie. Les sympathies que j'ai rencontrées en France, en Angleterre, en Allemagne et en Russie m'ont consolé de bien des peines. Je pourrais même citer des manifestations d'enthousiasme fort singulières. Ai-je besoin d'attirer votre attention sur l'épisode du royal présent de Paganini et sur la lettre si cordialement artiste qu'il y joignit?...
Je me bornerai à vous faire connaître un joli mot de Lipinski, le concert-meister du théâtre de Dresde. Je me trouvais, il y a trois ans, dans cette capitale de la Saxe. Après un splendide concert où l'on venait d'exécuter ma légende de la Damnation de Faust, Lipinski me présenta un musicien désireux, disait-il, de me complimenter, mais qui ne savait pas un mot de français. Or, comme je ne sais pas l'allemand, lui, Lipinski, s'offrait pour servir d'interprète, quand l'artiste l'interrompant, s'avance vivement, me prend la main, balbutie quelques mots et éclate en sanglots qu'il ne pouvait plus contenir. Alors Lipinski, se tournant vers moi et me montrant les larmes de son ami: «Vous comprenez!» me dit-il...
Et cet autre encore, un mot antique. À Brunswick, dernièrement, on allait, dans un concert au théâtre, exécuter plusieurs parties de ma symphonie avec chœurs de Roméo et Juliette. Le matin du jour de ce concert, un inconnu[139] assis à côté de moi à la table d'hôte m'apprit qu'il avait fait un long voyage pour venir entendre à Brunswick cette partition.
«—Vous devriez écrire un opéra sur ce sujet, me dit-il, à la manière dont vous l'avez traité en symphonie et dont vous comprenez Shakespeare, vous feriez quelque chose d'inouï, de merveilleux.
—Hélas, monsieur, lui répondis-je, où sont les deux artistes capables de chanter et de jouer les deux rôles principaux? ils n'existent pas; et, existassent-ils, grâce aux mœurs musicales et aux usages qui règnent à cette heure dans tous les théâtres lyriques, si je mettais à l'étude un pareil opéra je serais sûr de mourir avant la première représentation.»
Le soir, mon amateur va au concert, et, dans un entr'acte, causant avec un de ses voisins, lui répète ma réponse du matin à propos d'un opéra de Roméo et Juliette. Le voisin garde un instant le silence, puis frappant violemment le rebord de sa loge, s'écrie: «Eh bien, qu'il meure! mais qu'il le fasse!»
Recevez, monsieur, l'assurance de ma vive gratitude pour la bienveillance que vous me témoignez et pour votre désir de me venger (selon votre expression) de tant de gens et de tant de choses injustes. Je crois qu'en fait de vengeance, il faut laisser faire le temps. C'est le grand vengeur; les gens et les choses dont j'eus et j'ai encore à me plaindre, ne sont pas d'ailleurs dignes de votre colère.
Je m'aperçois que je n'ai rien dit de technique sur ma manière d'écrire, et peut-être désirez-vous quelques détails à ce sujet.
En général mon style est très-hardi, mais il n'a pas la moindre tendance à détruire quoi que ce soit des éléments constitutifs de l'art. Au contraire, je cherche à accroître le nombre de ces éléments. Je n'ai jamais songé, ainsi qu'on l'a si follement prétendu en France, à faire de la musique sans mélodie. Cette école existe maintenant en Allemagne et je l'ai en horreur. Il est aisé de se convaincre que, sans même me borner à prendre une mélodie très-courte pour thème d'un morceau, comme l'ont fait souvent les plus grands maîtres, j'ai toujours soin de mettre un vrai luxe mélodique dans mes compositions. On peut parfaitement contester la valeur de ces mélodies, leur distinction, leur nouveauté, leur charme, ce n'est pas à moi qu'il appartient de les apprécier; mais nier leur existence, c'est, je le soutiens, mauvaise foi ou ineptie. Seulement ces mélodies étant souvent de très-grande dimension, les esprits enfantins, à courte vue, n'en distinguent pas la forme clairement; ou mariées à d'autres mélodies secondaires qui, pour ces mêmes esprits enfantins, en voilent les contours; ou enfin ces mélodies sont si dissemblables des petites drôleries appelées mélodies par le bas peuple musical, qu'il ne peut se résoudre à donner le même nom aux unes et aux autres.
Les qualités dominantes de ma musique sont l'expression passionnée, l'ardeur intérieure, l'entraînement rhythmique et l'imprévu. Quand je dis expression passionnée, cela signifie expression acharnée à reproduire le sens intime de son sujet, alors même que le sujet est le contraire de sa passion et qu'il s'agit d'exprimer des sentiments doux, tendres, ou le calme le plus profond. C'est ce genre d'expression qu'on a cru trouver dans l'Enfance du Christ, et surtout dans la scène du Ciel de la Damnation de Faust et dans le Sanctus du Requiem.
À propos de ce dernier ouvrage, il est bon de vous signaler un ordre d'idées dans lequel je suis à peu près le seul des compositeurs modernes qui soit entré, et dont les anciens n'ont pas même entrevu la portée. Je veux parler de ces compositions énormes désignées par certains critiques sous le nom de musique architecturale, ou monumentale, et qui a fait le poëte allemand Henri Heine m'appeler un rossignol colossal, une alouette de grandeur d'aigle, comme il en a existé, dit-on, dans le monde primitif. «Oui, continue le poëte, la musique de Berlioz, en général, a pour moi quelque chose de primitif, sinon d'antédiluvien, elle me fait songer à de gigantesques espèces de bêtes éteintes, à des mammouths, à de fabuleux empires aux péchés fabuleux, à bien des impossibilités entassées; ces accents magiques nous rappellent Babylone, les jardins suspendus de Sémiramis, les merveilles de Ninive, les audacieux édifices de Mizraim, tels que nous en voyons sur les tableaux de l'Anglais Martin.»
Dans le même paragraphe de son livre (Lutèce), H. Heine, continuant à me comparer à l'excentrique Anglais, affirme que j'ai peu de mélodie et que je n'ai point de naïveté du tout. Trois semaines après la publication de Lutèce eut lieu la première exécution de l'Enfance du Christ; et le lendemain je reçus une lettre de Heine où il se confondait en expressions de regrets de m'avoir ainsi mal jugé. «Il me revient de toutes parts, m'écrivait-il de son lit de douleurs, que vous venez de cueillir une gerbe des fleurs mélodiques les plus suaves, et que dans son ensemble votre oratorio est un chef-d'œuvre de naïveté. Je ne me pardonnerai jamais d'avoir été ainsi injuste envers un ami.» J'allai le voir, et comme il recommençait ses récriminations contre lui-même: «Mais aussi, lui dis-je, pourquoi vous être laissé aller, comme un critique vulgaire, à exprimer une opinion absolue sur un artiste dont l'œuvre entière est si loin de vous être connue? Vous pensez toujours au Sabbat, à la Marche au supplice de ma Symphonie fantastique, au Dies iræ et au Lacrymosa de mon Requiem. Je crois pourtant avoir fait et pouvoir faire des choses d'un tout autre caractère.»........
Ces propositions musicales que j'ai essayé de résoudre et qui ont causé l'erreur de Heine, sont exceptionnelles par l'emploi de moyens extraordinaires. Dans mon Requiem, par exemple, il y a quatre orchestres d'instruments de cuivre séparés les uns des autres, et dialoguant à distance autour du grand orchestre et de la masse des voix. Dans le Te Deum c'est l'orgue qui, d'un bout de l'église, converse avec l'orchestre de deux chœurs placés à l'autre bout, et avec un troisième chœur très-nombreux de voix à l'unisson, représentant dans l'ensemble le peuple qui prend part de temps en temps à ce vaste concert religieux. Mais c'est surtout la forme des morceaux, la largeur du style et la formidable lenteur de certaines progressions dont on ne devine pas le but final, qui donnent à ces œuvres leur physionomie étrangement gigantesque, leur aspect colossal. C'est aussi l'énormité de cette forme qui fait, ou qu'on n'y comprend absolument rien, ou qu'on est écrasé par une émotion terrible. Combien de fois, aux exécutions de mon Requiem, à côté d'un auditeur tremblant, bouleversé jusqu'au fond de l'âme, s'en trouvait-il un autre ouvrant de grandes oreilles sans rien saisir. Celui-là était dans la position des curieux qui montent dans la statue de saint Charles Boromée à Como, et qu'on surprend fort en leur disant que le salon où ils viennent de s'asseoir est l'intérieur de la tête du saint.
Ceux de mes ouvrages qualifiés par les critiques de musique architecturale, sont: ma Symphonie funèbre et triomphale pour deux orchestres et chœur; le Te Deum, dont le finale (Judex crederis) est sans aucun doute ce que j'ai produit de plus grandiose; ma cantate à deux chœurs l'Impériale, exécutée aux concerts du Palais de l'Industrie en 1855, et surtout mon Requiem. Quant à celles de mes compositions conçues dans des proportions ordinaires, et pour lesquelles je n'ai eu recours à aucun moyen exceptionnel, ce sont précisément leur ardeur interne, leur expression et leur originalité rhythmique qui leur ont fait le plus de tort, à cause des qualités d'exécution qu'elles exigent. Pour les bien rendre, les exécutants, et leur directeur surtout, doivent sentir comme moi. Il faut une précision extrême unie à une verve irrésistible, une fougue réglée, une sensibilité rêveuse, une mélancolie pour ainsi dire maladive, sans lesquelles les principaux traits de mes figures sont altérés ou complètement effacés. Il m'est en conséquence excessivement douloureux d'entendre la plupart de mes compositions exécutées sous une direction autre que la mienne. Je faillis avoir un coup de sang en écoutant, à Prague, mon ouverture du Roi Lear dirigée par un maître de chapelle dont le talent est pourtant incontestable. C'était à peu près juste... mais ici l'à peu près est tout à fait faux. Vous verrez au chapitre sur Benvenuto Cellini, ce que les erreurs, même involontaires, d'Habeneck, pendant le long assassinat de cet opéra aux répétitions, m'ont fait souffrir.
Si vous me demandez maintenant quel est celui de mes morceaux que je préfère, je vous répondrai: Mon avis est celui de la plupart des artistes, je préfère l'adagio (la scène d'amour) de Roméo et Juliette. Un jour, à Hanovre, à la fin de ce morceau, je me sens tirer en arrière sans savoir par qui, je me retourne, c'étaient les musiciens voisins de mon pupitre qui baisaient les pans de mon habit. Mais je me garderais de faire entendre cet adagio dans certaines salles et à certains publics. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je pourrais vous rappeler encore, à propos des préventions françaises contre moi, l'histoire du chœur des bergers, de l'Enfance du Christ, exécuté dans deux concerts sous le nom de Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire du dix-huitième siècle. Que d'éloges pour cette simple mélodie! Combien de gens ont dit: «Ce n'est pas Berlioz qui ferait une pareille chose!»
On chanta un soir dans un salon une romance sur le titre de laquelle était inscrit le nom de Schubert, devant un amateur pénétré d'une horreur religieuse pour ma musique. «À la bonne heure! s'écria-t-il, voilà de la mélodie, voilà du sentiment, de la clarté et du bon sens! Ce n'est pas Berlioz qui eût trouvé cela!» C'était la romance de Cellini, au second acte de l'opéra de ce nom.
Un dilettante se plaignit, dans une assemblée, d'avoir été mystifié d'une façon inconvenante dans la circonstance que voici:
«J'entre un matin, dit-il, à une répétition du concert de Sainte-Cécile, dirigée par M. Seghers. J'entends un morceau d'orchestre brillant, d'une verve extrême, mais essentiellement différent, par le style et l'instrumentation, des symphonies à moi connues. Je m'avance vers M. Seghers:
—Quel est donc, lui demandai-je, cette entraînante ouverture que vous venez d'exécuter?
—C'est l'ouverture du Carnaval romain, de Berlioz.
—Vous conviendrez...
—Oh! oui, dit un de mes amis, lui coupant la parole, nous devons convenir qu'il est indécent de surprendre ainsi la religion des honnêtes gens.»
On m'accorde sans contestation, en France comme ailleurs, la maestria dans l'art de l'instrumentation, surtout depuis que j'ai publié sur cette matière un traité didactique. Mais on me reproche d'abuser des instruments de Sax (sans doute parce que j'ai souvent loué le talent de cet habile facteur). Or, je ne les ai employés jusqu'ici que dans une scène de la Prise de Troie, opéra dont personne encore ne connaît une page. On me reproche aussi l'excès du bruit, l'amour de la grosse caisse, que j'ai fait entendre seulement dans un petit nombre de morceaux où son emploi est motivé, et, seul parmi les critiques, je m'obstine à protester, depuis vingt ans, contre l'abus révoltant du bruit, contre l'usage insensé de la grosse caisse, des trombones, etc., dans les petits théâtres, dans les petits orchestres, dans les petits opéras, dans les chansonnettes, où l'on se sert maintenant même du tambour.
Rossini, dans le Siège de Corinthe, fut le véritable introducteur en France de l'instrumentation fracassante, et les critiques français s'abstiennent, à ce sujet, de parler de lui, de reprocher l'odieuse exagération de son système à Auber, à Halévy, à Adam, à vingt autres, pour me la reprocher à moi, bien plus, pour la reprocher à Weber! (Voyez la Vie de Weber dans la Biographie universelle de Michaut) à Weber qui n'employa qu'une fois la grosse caisse dans son orchestre, et usa de tous les instruments avec une réserve et un talent incomparables!
En ce qui me concerne, je crois cette erreur comique causée par les festivals où l'on m'a vu souvent diriger des orchestres immenses. Aussi le prince de Metternich me dit-il, un jour à Vienne:
«—C'est vous, monsieur, qui composez de la musique pour cinq cents musiciens?»
Ce à quoi je répondis:
«—Pas toujours, monseigneur, j'en fais quelquefois pour quatre cent cinquante.»
Mais qu'importe?... mes partitions sont aujourd'hui publiées; il est facile de vérifier l'exactitude de mes assertions. Et quand on ne la vérifierait pas, qu'importe encore!...
Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.
hector berlioz.
Paris, 25 mai 1858
J'ai fini.—L'Institut.—Concerts du palais de l'Industrie.—Jullien.—Le diapason de l'éternité.—Les Troyens.—Représentations de cet ouvrage à Paris.—Béatrice et Bénédict.—Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar.—Excursion à Lœwenberg.—Les concerts du Conservatoire.—Festival de Strasbourg.—Mort de ma seconde femme.—Dernières histoires de cimetières.—Au diable tout!
Il y a maintenant près de dix ans que j'ai terminé ces mémoires. Il m'est arrivé pendant ce temps des choses presque aussi graves que celles dont j'ai fait le récit. Je crois donc devoir en consigner ici quelques-unes en peu de mots, pour ne plus revenir à ce long travail, sous aucun prétexte.
Ma carrière est finie, Othello's occupation's gone. Je ne compose plus de musique, je ne dirige plus de concerts, je n'écris plus ni vers ni prose; j'ai donné ma démission de critique; tous les travaux de musique que j'avais entrepris sont terminés; je ne veux plus rien faire, et je ne fais rien que lire, méditer, lutter avec un mortel ennui, et souffrir d'une incurable névralgie qui me torture nuit et jour.
À ma grande surprise, j'ai été nommé membre de l'Académie des beaux-arts de l'Institut, et si, quand j'y prends la parole de temps en temps, les observations que je fais sur nos usages académiques sont assez inutiles et restent sans résultats, je n'ai pourtant avec mes confrères que des relations amicales et de tout point charmantes.
J'aurais bien des choses à raconter au sujet des deux opéras de Gluck, Orphée et Alceste, que j'ai été chargé de mettre en scène, l'un au Théâtre-Lyrique et l'autre à l'Opéra; mais j'en ai déjà beaucoup parlé dans mon volume À travers chants et ce que je pourrais ajouter..... je ne veux pas le dire.
Le prince Napoléon m'a fait proposer d'organiser un vaste concert dans le palais de l'Exposition des produits de l'industrie, pour le jour où l'Empereur devait y faire la distribution solennelle des récompenses. J'ai accepté cette rude tâche, mais en déclinant toute responsabilité pécuniaire. Un entrepreneur intelligent et hardi, M. Ber, s'est présenté. Il m'a traité généreusement, et cette fois ces concerts (car il y en a eu plusieurs après la cérémonie officielle) m'ont rapporté près de huit mille francs. J'avais placé, dans une galerie élevée derrière le trône, douze cents musiciens qu'on entendit fort peu. Mais le jour de la cérémonie, l'effet musical était de si mince importance, qu'au milieu du premier morceau (la cantate l'Impériale que j'avais écrite pour la circonstance) on vint m'interrompre et me forcer d'arrêter l'orchestre au moment le plus intéressant, parce que le prince avait son discours à prononcer et que la musique durait trop longtemps..... Le lendemain, le public payant était admis. On fit soixante-quinze mille francs de recette. Nous avions fait descendre l'orchestre qui, bien disposé cette fois dans la partie inférieure de la salle, produisit un excellent effet. Ce jour-là on n'interrompit pas la cantate, et je pus allumer le bouquet de mon feu d'artifice musical. J'avais fait venir de Bruxelles un mécanicien à moi connu, qui m'installa un métronome électrique à cinq branches. Par le simple mouvement d'un doigt de ma main gauche, tout en me servant du bâton conducteur avec la droite, je pus ainsi marquer la mesure à cinq points différents et fort distants les uns des autres, du vaste espace occupé par les exécutants. Cinq sous-chefs recevant mon mouvement par les fils électriques, le communiquaient aussitôt aux groupes dont la direction leur était confiée. L'ensemble fut merveilleux. Depuis lors, la plupart des théâtres lyriques ont adopté l'emploi du métronome électrique pour l'exécution des chœurs placés derrière la scène, et quand les maîtres de chant ne peuvent ni voir la mesure ni entendre l'orchestre. L'Opéra seul s'y était refusé; mais quand j'y dirigeai les répétitions d'Alceste, j'obtins l'adoption de ce précieux instrument. Il y eut, à ces concerts du Palais de l'Industrie, de beaux effets produits surtout par les morceaux dont les harmonies étaient larges et les mouvements un peu lents. Les principaux, autant qu'il m'en souvienne, furent ceux du chœur d'Armide: Jamais, dans ces beaux lieux, du Tibi omnes de mon Te Deum, et de l'Apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale.
Quatre ou cinq ans après cette espèce de congrès musical, Jullien, dont j'ai déjà parlé à propos de sa direction de l'opéra anglais au théâtre de Drury-Lane, vint à Paris pour y donner une série de grands concerts dans le cirque des Champs-Élysées. Sa banqueroute l'empêchait de signer certains engagements; je parvins heureusement à lui faire obtenir son concordat et par suite la liberté de contracter. Le pauvre homme en me voyant renoncer si aisément à ce qu'il me devait, fut pris, au tribunal du commerce, d'un accès d'attendrissement et m'embrassa en versant des flots de larmes. Mais à partir de ce moment, son état mental, dont personne ne voulait, à Londres ni à Paris, reconnaître la gravité, ne fit qu'empirer. Depuis nombre d'années pourtant, il prétendait avoir fait en acoustique une découverte extraordinaire dont il faisait part à tout venant. Mettant un doigt dans chacune de ses oreilles, il écoutait le bruit sourd que le sang produit alors dans la tête en passant par les artères carotides, et croyait fermement y reconnaître un la colossal donné par le globe terrestre en roulant dans l'espace. Puis sifflant avec ses lèvres une note aiguë quelconque, un ré, ou un mi bémol, ou un fa, il s'écriait plein d'enthousiasme: «C'est le la, le la véritable, le la des sphères! voilà le diapason de l'éternité!»
Un jour il accourut chez moi: son air était étrange. Il avait vu Dieu, disait-il, dans une nuée bleue, et Dieu lui avait ordonné de faire ma fortune. En conséquence il venait d'abord m'acheter ma partition des Troyens récemment achevée: il m'en offrait trente-cinq mille francs. Ensuite il voulait, malgré mon désistement, acquitter sa dette de Drury-Lane. «J'ai de l'argent, j'ai de l'argent, ajouta-t-il en tirant de sa poche des poignées d'or et de billets de banque, tenez, tenez, en voilà, payez-vous!» J'eus beaucoup de peine à lui faire reprendre son or et ses billets en lui disant: «Une autre fois, mon cher Jullien, nous nous occuperons de cette affaire et de la mission que Dieu vous a confiée. Il faut être pour cela plus calme que vous n'êtes aujourd'hui.» Le fait est qu'il avait déjà reçu des fonds considérables pour ses concerts des Champs-Élysées, d'un entrepreneur à qui il avait inspiré une grande confiance. La semaine suivante, après avoir fait, un scandale public en jouant de la petite flûte dans son cabriolet sur le boulevard des Italiens, et en invitant les passants à venir à ses concerts, Jullien mourut d'un transport au cerveau. Combien y a-t-il en Europe à cette heure, de musiciens que l'on prend au sérieux et qui sont aussi fous que lui!...
J'avais entièrement terminé à cette époque l'ouvrage dramatique dont je parlais tout à l'heure et dont j'ai fait mention dans une note d'un des précédents chapitres. Me trouvant à Weimar quatre ans auparavant chez la princesse de Wittgenstein (amie dévouée de Liszt, femme de cœur et d'esprit qui m'a soutenu bien souvent dans mes plus tristes heures), je fus amené à parler de mon admiration pour Virgile et de l'idée que je me faisais d'un grand opéra traité dans le système shakespearien, dont le deuxième et le quatrième livre de l'Énéide seraient le sujet. J'ajoutai que je savais trop quels chagrins une telle entreprise me causerait nécessairement pour que j'en vinsse jamais à la tenter. «En effet, répliqua la princesse, de votre passion pour Shakespeare unie à cet amour de l'antique, il doit résulter quelque chose de grandiose et de nouveau. Allons, il faut faire cet opéra, ce poëme lyrique; appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. Il faut le commencer et le finir.» Comme je continuais à m'en défendre: «Écoutez, me dit la princesse, si vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d'en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir.» Il n'en fallait pas tant dire pour me décider. De retour à Paris, je commençai à écrire les vers du poëme lyrique des Troyens. Puis je me mis à la partition, et au bout de trois ans et demi de corrections, de changements, d'additions, etc., tout fut terminé. Pendant que je polissais et repolissais cet ouvrage, après avoir lu le poëme en maint endroit, avoir écouté les observations des uns et des autres et en avoir profité de mon mieux, l'idée me vint d'écrire à l'Empereur la lettre suivante.
«Sire,
»Je viens d'achever un grand opéra dont j'ai écrit les paroles et la musique. Malgré la hardiesse et la variété des moyens qui y sont employés, les ressources dont on dispose à Paris peuvent suffire à le représenter[140]. Permettez-moi, Sire, de vous en lire le poëme et de solliciter ensuite pour l'œuvre votre haute protection, si elle a le bonheur de la mériter. Le Théâtre de l'Opéra est en ce moment dirigé par un de mes anciens amis[141], qui professe au sujet de mon style en musique, style qu'il n'a jamais connu et qu'il ne peut apprécier, les opinions les plus étranges; les deux chefs du service musical placés sous ses ordres sont mes ennemis. Gardez-moi, Sire, de mon ami, et quant à mes ennemis, comme dit le proverbe italien, je m'en garderai moi-même. Si Votre Majesté, après avoir entendu mon poëme, ne le juge pas digne de la représentation, j'accepterai sa décision avec un respect sincère et absolu; mais je ne puis soumettre mon ouvrage à l'appréciation de gens dont le jugement est obscurci par des préventions et des préjugés, et dont l'opinion, par conséquent, n'est pour moi d'aucune valeur. Ils prendraient le prétexte de l'insuffisance du poëme pour refuser la musique. J'ai été un instant tenté de solliciter la faveur de lire mon livret des Troyens à Votre Majesté, pendant les loisirs que lui laissait son dernier séjour à Plombières; mais alors la partition n'était pas terminée et j'ai craint, si le résultat de la lecture n'eût pas été favorable, un découragement qui m'eût empêché de l'achever; et je voulais l'écrire cette grande partition, l'écrire complètement, avec une ardeur constante et les soins et l'amour les plus assidus. Maintenant, viennent le découragement et les chagrins, rien ne peut faire qu'elle n'existe pas. C'est grand et fort, et, malgré l'apparente complexité des moyens, très-simple. Ce n'est pas vulgaire malheureusement, mais ce défaut est de ceux que Votre Majesté pardonne, et le public de Paris commence à comprendre que la production des jouets sonores n'est pas le but le plus élevé de l'art. Permettez-moi donc, Sire, de dire comme l'un des personnages de l'épopée antique d'où j'ai tiré mon sujet: Arma citi properate viro! et je crois que je prendrai le Latium.
»Je suis avec le plus profond respect et le plus entier dévouement, Sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.
hector berlioz,
»Membre de l'Institut
»Paris, 28 mars 1858.»
Eh bien, non, je n'ai pas pris le Latium. Il est vrai que les gens de l'Opéra se sont bien gardés de properare arma viro; et l'Empereur n'a jamais lu cette lettre; M. de Morny m'a dissuadé de la lui envoyer; «l'Empereur, m'a-t-il dit, l'eût trouvée peu convenable»; et quand enfin les Troyens ont été représentés tant bien que mal, S. M. n'a pas seulement daigné venir les voir.
Un soir, aux Tuileries, je pus avoir un instant d'entretien avec l'Empereur, et il m'autorisa à lui apporter le poëme des Troyens, m'assurant qu'il le lirait s'il pouvait trouver une heure de loisir. Mais a-t-on du loisir quand on est Empereur des Français? Je remis mon manuscrit à Sa Majesté qui ne le lut pas et l'envoya dans les bureaux de la direction des théâtres. Là on calomnia mon travail, le traitant d'absurde et d'insensé; on fit courir le bruit que cela durerait huit heures, qu'il fallait deux troupes comme celle de l'Opéra pour l'exécuter, que je demandais trois cents choristes supplémentaires, etc., etc. Un an après, on sembla vouloir s'occuper un peu de mon ouvrage. Un jour Alphonse Royer me prit à part et me dit: «Le ministre d'État m'a ordonné de vous annoncer qu'on allait mettre à l'étude, à l'Opéra, votre partition des Troyens, et qu'il voulait vous donner pleine satisfaction.»
Cette promesse faite spontanément par Son Excellence ne fut pas mieux tenue que tant d'autres, et à partir de ce moment il n'en a plus, etc., etc. Et voilà comment, après une longue attente inutile et las de subir tant de dédains, je cédai aux sollicitations de M. Carvalho et je consentis à lui laisser tenter la mise en scène des Troyens à Carthage[142] au Théâtre-Lyrique, malgré l'impossibilité manifeste où il était de la mener à bien. Il venait d'obtenir du gouvernement une subvention annuelle de cent mille francs. Malgré cela l'entreprise était au-dessus de ses forces; son théâtre n'est pas assez grand, ses chanteurs ne sont pas assez habiles, ni ses chœurs, ni son orchestre suffisants. Il fit des sacrifices considérables; j'en fis de mon côté. Je payai de mes deniers quelques musiciens qui manquaient à son orchestre; je mutilai même en maint endroit mon instrumentation pour la mettre en rapport avec les ressources dont il disposait. Madame Charton-Demeur, la seule femme qui pût chanter le rôle de Didon, fit à mon égard acte de généreuse amitié en acceptant de M. Carvalho des appointements de beaucoup inférieurs à ceux que lui offrait le directeur du théâtre de Madrid. Malgré tout, l'exécution fut et ne pouvait manquer d'être fort incomplète. Madame Charton eut d'admirables moments, Monjauze qui jouait Énée, montra à certains jours de l'entraînement et de la chaleur; mais la mise en scène, que Carvalho avait voulu absolument régler lui-même, fut tout autre que celle que j'avais indiquée, elle fut même absurde en certains endroits et ridicule dans d'autres. Le machiniste, à la première représentation, faillit tout compromettre et faire tomber la pièce par sa maladresse dans la scène de la chasse pendait l'orage. Ce tableau, qui serait à l'Opéra d'une beauté sauvage saisissante, parut mesquin, et pour changer ensuite de décor, il fallut cinquante-cinq minutes d'entr'acte. D'où résulta le lendemain la suppression de l'orage, de la chasse et de toute la scène.
Je l'ai déjà dit, pour que je puisse organiser convenablement l'exécution d'un grand ouvrage tel que celui-là, il faut que je sois le maître absolu du théâtre, comme je le suis de l'orchestre quand je fais répéter une symphonie; il me faut le concours bienveillant de tous et que chacun m'obéisse sans faire la moindre observation. Autrement, au bout de quelques jours, mon énergie s'use contre les volontés qui contrarient la mienne, contre les opinions puériles et les terreurs plus puériles encore dont on m'impose l'obsession; je finis par donner ma démission, par tomber énervé et laisser tout aller au diable. Je ne saurais dire ce que Carvalho, tout en protestant qu'il ne voulait que se conformer à mes intentions et exécuter mes volontés, m'a fait subir de tourments pour obtenir les coupures qu'il croyait nécessaires. Quand il n'osait me les demander lui-même, il me les faisait demander par un de nos amis communs. Celui-ci m'écrivait que tel passage était dangereux, celui-là me suppliait, par écrit également, d'en supprimer un autre. Et des critiques de détail à me faire devenir fou.
«—Votre rapsode qui tient à la main une lyre à quatre cordes, justifie bien, je le sais, les quatre notes que fait entendre la harpe dans l'orchestre. Vous avez voulu faire un peu d'archéologie.
—Eh bien?
—Ah! c'est dangereux, cela fera rire.
—En effet, c'est bien risible. Ha! ha! ha! un tétra-corde, une lyre antique faisant quatre notes seulement! ha! ha! ha!
—Vous avez un mot qui me fait peur dans votre prologue.
—Lequel?
—Le mot triomphaux.
—Et pourquoi vous fait-il peur? n'est-il pas le pluriel de triomphal, comme chevaux de cheval, originaux d'original, madrigaux de madrigal, municipaux de municipal?
—Oui, mais c'est un mot qu'on n'a pas l'habitude d'entendre.
—Pardieu, s'il fallait dans un sujet épique n'employer que les mots en usage dans les guinguettes et les théâtres de vaudeville, les expressions prohibées seraient en grand nombre, et le style de l'œuvre serait réduit à une étrange pauvreté.
—Vous verrez, cela fera rire.
—Ha! ha! ha! triomphaux! en effet c'est fort drôle! triomphaux! c'est presque aussi bouffon que tarte à la crème de Molière. Ha! ha! ha!
—Il ne faut pas qu'Énée entre en scène avec un casque.
—Pourquoi?
—Parce que Mangin, le marchand de crayons de nos places publiques, lui aussi, porte un casque; un casque du moyen âge, il est vrai, mais enfin un casque et les titis de la quatrième galerie se mettront à rire et crieront: ohé! c'est Mangin!
—Ah, oui, un héros troyen ne doit pas porter de casque, il ferait rire. Ha! ha! ha! un casque! ha! ha! Mangin!
—Voyons, voulez-vous me faire plaisir?
—Qu'est-ce encore?
—Supprimons Mercure, ses ailes aux talons et à la tête feront rire. On n'a jamais vu porter des ailes qu'aux épaules.
—Ah! l'on a vu des êtres à figure humaine porter des ailes aux épaules! je l'ignorais. Mais enfin je conçois que les ailes des talons feront rire; ha! ha! ha! et celles de la tête bien plus encore; ha! ha! ha! comme on ne rencontre pas souvent Mercure dans les rues de Paris, supprimons Mercure.
Comprend-on ce que ces craintes idiotes devaient me faire éprouver? Je ne dis rien des idées musicales de Carvalho, qui, pour favoriser une mise en scène qu'il avait imaginée, voulait me faire prendre plus lentement ou plus vite le mouvement de certains morceaux, me faire ajouter seize mesures, huit mesures, quatre mesures, ou en supprimer deux, ou trois, ou une. À ses yeux la mise en scène d'un opéra n'est pas faite pour la musique, c'est la musique qui est faite pour la mise en scène. Comme si d'ailleurs je n'eusse pas longuement calculé ma partition pour les exigences de théâtre que j'étudie depuis quarante ans à l'Opéra. Au moins les acteurs se sont-ils complètement abstenus de me tourmenter, et je leur dois la justice de déclarer qu'ils ont tous chanté leur rôle tel que je le leur ai donné et sans y changer une seule note. Ceci est peut-être incroyable, mais cela est, et je les en remercie. La première représentation des Troyens à Carthage eut lieu le 4 novembre 1863, ainsi que Carvalho l'avait annoncé. L'ouvrage avait besoin encore de trois ou quatre sérieuses répétitions générales, rien ne marchait avec aplomb, sur la scène surtout. Mais le directeur ne savait de quel bois faire flèche pour alimenter son répertoire, son théâtre était vide chaque soir, il voulait sortir au plus vite de cette triste position. En pareil cas, on le sait, les directeurs sont féroces. Mes amis et moi nous pensions que la soirée serait orageuse, nous nous attendions à toutes sortes de manifestations hostiles; il n'en fut rien. Mes ennemis n'osèrent pas se montrer; un coup de sifflet honteux se fit entendre à la fin lorsqu'on proclama mon nom, et ce fut tout. L'individu qui avait sifflé s'imposa sans doute la tâche de m'insulter de la même façon pendant plusieurs semaines, car il revint, accompagné d'un collaborateur, siffler encore au même endroit, aux troisième, cinquième, septième et dixième représentations. D'autres péroraient dans les corridors avec une violence comique, m'accablant d'imprécations, disant qu'on ne pouvait pas, qu'on ne devait pas permettre une musique pareille. Cinq journaux me dirent de sottes injures, choisies parmi celles qui pouvaient en moi blesser le plus cruellement l'artiste. Mais plus de cinquante articles de critique admirative, en revanche, parurent pendant quinze jours, parmi lesquels ceux de MM. Gasperini, Fiorentino, d'Ortigue, Léon Kreutzer, Damcke, Joannes Weber, et d'une foule d'autres, écrits avec un véritable enthousiasme et une rare sagacité, me remplirent d'une joie que je n'avais pas éprouvée depuis longtemps. Je reçus en outre un grand nombre de lettres, les unes éloquentes les autres naïves, toutes émues, et qui ne manquèrent pas de me toucher profondément. À plusieurs représentations j'ai vu des gens pleurer. Souvent, pendant les deux mois qui suivirent la première apparition des Troyens, j'ai été arrêté dans les rues de Paris par des inconnus qui me demandaient la permission de me serrer la main et me remerciaient d'avoir produit cet ouvrage. N'étaient-ce pas là des compensations aux insultes de mes ennemis? ennemis que je me suis faits moins encore par mes critiques, que par mes tendances musicales; dont la haine ressemble à celle des filles publiques pour les femmes honnêtes et dont on doit se trouver honoré. La muse de ceux-là s'appelle ordinairement Laïs, Phryné, très-rarement Aspasie[143], celle que les nobles natures et les amis du grand art adorent, s'appelle Juliette, Desdémone, Cordelia, Ophélia, Imogène, Virgilia, Miranda, Didon, Cassandre, Alceste, noms sublimes qui éveillent des idées de poétique amour, de pudeur et de dévouement, quand les premiers ne rappellent qu'un bas sensualisme et la prostitution.
J'avoue avoir, moi aussi, ressenti à l'audition des Troyens des impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L'air d'Énée: «Ah! quand viendra l'instant des suprêmes adieux» et surtout le monologue de Didon:
«Je vais mourir,
Dans ma douleur immense submergée.»
me bouleversaient. Madame Charton disait grandement et d'une façon si dramatique le passage:
«Énée, Énée!
Oh! mon âme te suit!»
et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la poitrine et s'arrachant les cheveux, comme l'indique Virgile:
«Terque quaterque manu pectus percussa decorum,
Flaventesque abscissa comas.»
Il est singulier qu'aucun des critiques aboyants ne m'ait reproché d'avoir osé écrire cet effet vocal; il est pourtant, je le crois, digne de leur colère. Dans tout ce que j'ai produit de musique douloureusement passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de Didon, dans cette scène et dans l'air suivant, que ceux de Cassandre dans quelques parties de la Prise de Troie qu'on n'a encore représentée nulle part..... Ô ma noble Cassandre, mon héroïque vierge, il faut donc me résigner, je ne t'entendrai jamais!..... et je suis comme le jeune Chorèbe.
......Insano Cassandræ incensus amore.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On a supprimé dans les Troyens à Carthage, au Théâtre-Lyrique, tant pendant les études qu'après la première représentation, les morceaux suivants:
Pour les entrées des constructeurs, des matelots et des laboureurs, Carvalho en trouva l'ensemble froid; d'ailleurs le théâtre n'était pas assez vaste pour le déploiement d'un pareil cortège. L'intermède de la chasse fut pitoyablement mis en scène. On me donna un torrent en peinture au lieu de plusieurs chutes d'eau réelle; les satyres dansants étaient représentés par un groupe de petites filles de douze ans; ces enfants ne tenaient point à la main des branches d'arbre enflammées, les pompiers s'y opposaient dans la crainte du feu; les nymphes ne couraient pas échevelées à travers la forêt en criant: Italie! les femmes choristes avaient été placées dans la coulisse, et leurs cris n'arrivaient pas dans la salle; la foudre en tombant s'entendait à peine, bien que l'orchestre fût maigre et sans énergie. D'ailleurs le machiniste exigeait toujours au moins quarante minutes pour changer son décor après cette mesquine parodie. Je demandai donc moi-même la suppression de l'intermède. Carvalho s'obstina avec un acharnement incroyable, malgré ma résistance et mes fureurs, à couper la scène entre Narbal et Anna, l'air de danse et le duo des sentinelles dont la familiarité lui paraissait incompatible avec le style épique. Les strophes d'Iopas disparurent de mon aveu, parce que le chanteur chargé de ce rôle était incapable de les bien chanter. Il en fut de même du duo entre Énée et Didon; j'avais reconnu l'insuffisance de la voix de madame Charton dans cette scène violente qui fatiguait l'artiste au point qu'elle n'eût pas eu ensuite la force, au cinquième acte, de dire le terrible récitatif: «Dieux immortels! il part!» et son dernier air et la scène du bûcher. Enfin la chanson d'Hylas, qui avait plu beaucoup aux premières représentations et que le jeune Cabel chantait bien, disparut pendant que j'étais retenu dans mon lit exténué par une bronchite. On avait besoin de Cabel dans la pièce qui se jouait le lendemain des représentations des Troyens et comme son engagement ne l'obligeait à chanter que quinze fois par mois, il fallait lui donner deux cents francs pour chaque soirée supplémentaire. Carvalho en conséquence, et sans m'en avertir, supprima la chanson par économie. Je fus tellement abruti par ce long supplice, qu'au lieu de m'y opposer de tout ce qui me restait de forces, je consentis à ce que l'éditeur de la partition de piano, entrant dans la pensée de Carvalho qui voulait que cette partition fût le plus possible conforme à la représentation, supprimât, lui aussi, dans son édition, plusieurs de ces morceaux. Heureusement la grande partition n'est pas encore publiée; j'ai employé un mois à la remettre en ordre en pansant avec soin toutes ses plaies; elle paraîtra dans son intégrité primitive et absolument telle que je l'ai écrite.
Oh! voir un ouvrage de cette nature disposé pour la vente, avec les coupures et les arrangements de l'éditeur! y a-t-il un supplice pareil! une partition dépecée, à la vitrine du marchand de musique, comme le corps d'un veau sur l'étal d'un boucher, et dont on débite des fragments comme on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des portières!!
Malgré les perfectionnements et les corrections que Carvalho leur avait fait subir, les Troyens à Carthage n'eurent que vingt et une représentations. Les recettes qu'ils produisaient ne répondant pas à ce qu'il en avait attendu, Carvalho consentit à résilier l'engagement de madame Charton qui partit pour Madrid: et l'ouvrage, à mon grand soulagement, disparut de l'affiche. Cependant, comme les honoraires que je reçus, pendant ces vingt et une représentations, étaient considérables, étant l'auteur du poëme et de la musique, et comme j'avais vendu la partition de piano à Paris et à Londres, je m'aperçus avec une joie inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à peu près le produit annuel de ma collaboration au Journal des Débats, et je donnai aussitôt ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin, après trente ans d'esclavage, me voilà libre! je n'ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d'indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre! je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n'en plus parler, n'en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu'on cuit dans ces gargotes musicales! Gloria in excelsis Deo, et, in terra pax hominibus bonæ voluntatis!!
C'est aux Troyens, au moins que le malheureux feuilletoniste a dû sa délivrance.
Après l'entier achèvement de cet opéra et avant sa représentation, je fis, sur la demande de M. Bénazet[144], l'opéra-comique en deux actes, Béatrice et Bénédict. Il fut joué avec un grand succès et sous ma direction, sur le nouveau théâtre de Bade, le 9 août 1862. Quelques mois après, traduit en allemand par M. Richard Pohl, on le mit en scène à Weimar, et avec le même bonheur, sur la demande de madame la grande-duchesse. Leurs Altesses m'avaient invité à venir en diriger les deux premières représentations, et me comblèrent, comme toujours, de gracieusetés de toute espèce.
Il en fut de même du prince de Hohenzollern-Hechingen qui, pendant ce séjour à Weimar, m'envoya son maître de chapelle pour m'inviter à venir diriger un de ses concerts à Lœwenberg où il réside maintenant. En m'avertissant que son orchestre savait tout mon répertoire symphonique, il me demandait de lui faire un programme instrumental composé exclusivement de mes ouvrages.
Je lui répondis: «Monseigneur, je suis à vos ordres, mais puisque votre orchestre connaît mes symphonies et mes ouvertures, veuillez former vous-même le programme, je dirigerai tout ce qu'il vous plaira.» En conséquence le prince choisit l'ouverture du Roi Lear, la fête et la scène d'amour de Roméo et Juliette, l'ouverture du Carnaval romain, et la symphonie entière d'Harold en Italie. Comme le prince n'avait point de harpe, il invita en même temps que moi la harpiste de Weimar, madame Pohl, qui voulut bien, suivie de son mari, faire ce voyage. Le prince était bien changé depuis mon excursion à Hechingen en 1842; la goutte le torturait au point qu'il ne pouvait quitter son lit et qu'il ne put même pas assister au concert que j'étais venu organiser. Cela lui causait un chagrin qu'il ne cherchait pas à dissimuler. «Vous n'êtes pas un chef d'orchestre, me disait-il, vous êtes l'orchestre même; c'est une fatalité que je ne puisse profiter de votre séjour ici.»
Il a fait construire dans son château de Lœwenberg une jolie salle de concerts, d'une sonorité excellente, où il réunit, dix ou douze fois par an, six cents personnes choisies parmi les amateurs les plus sincères et les plus instruits de l'art musical. Ces concerts sont donc gratuits, on y vient de tous les environs de la résidence du prince, on y vient même de Bunzlau et de Dresde et d'une foule de châteaux assez éloignés. L'orchestre n'est composé que de quarante-cinq musiciens, mais exercés, attentifs, intelligents, plus que je ne pourrais dire, et leur chef, M. Seifrids les dirige et les instruit avec le talent et la patience les plus rares. Ces artistes, en outre, ne donnent point de leçons et ne sont exténués, comme les nôtres, ni par le service des églises, ni par celui des théâtres. Ils sont au prince exclusivement. Le prince m'avait logé chez lui; le premier jour de répétition un domestique vint me dire: «Monsieur, l'orchestre est prêt et vous attend.» Je suis un corridor, j'entre dans la salle de concerts que je ne connaissais pas encore, j'y trouve les quarante-cinq musiciens en silence, leur instrument à la main; pas de prélude, pas le moindre bruit, ils étaient d'accord!! Le pupitre chef portait la partition du Roi Lear. Je lève mon bras, je commence; tout part avec ensemble, avec verve et précision; les plus violentes excentricités rhythmiques de l'allégro sont enlevées sans hésitation, et je me dis, en dirigeant cette ouverture que je n'avais pas entendue depuis dix ou douze ans «Mais c'est foudroyant! comment, c'est moi qui ai fait cela?...» Il en fut de même pour tout le reste et je finis par dire aux musiciens: «C'est une plaisanterie, messieurs, nous répétons pour nous amuser, je n'ai pas la moindre observation à vous faire.» Le maître de chapelle jouait l'alto solo d'Harold, on ne peut mieux, avec un beau son et un aplomb rhythmique qui me comblaient de joie; dans les autres morceaux il reprenait son violon. Richard Pohl jouait des cymbales. Je puis bien dire en toute vérité que jamais je n'entendis exécuter Harold d'une plus irrésistible manière. Mais l'adagio de Roméo et Juliette... Ah! comme ils l'ont chanté! nous étions à Vérone, non à Lœwenberg... À la fin de ce morceau que nous n'avions pas interrompu par la moindre faute, M. Seifrids se leva, resta un instant immobile cherchant à dominer son émotion, puis s'écria en français: «Non! il n'y a rien de plus beau!» Alors tout l'orchestre d'éclater en cris, en applaudissements, sur les violons, sur les basses, les timbales... Je me mordais la lèvre inférieure... Des émissaires allaient de temps en temps rendre compte des incidents de la répétition au pauvre prince qui se désolait dans sa chambre. Le jour du concert un public brillant vint remplir la salle; il se montra d'une chaleur extrême; on voyait clairement que tous ces morceaux lui étaient familiers depuis longtemps. Après la Marche des Pèlerins, un officier du prince monta sur l'estrade, et, devant l'auditoire, vint attacher à mon habit la croix de l'ordre de Hohenzollern au milieu du brouhaha. Le secret de cette faveur avait été bien gardé, je n'en avais pas le moindre pressentiment. Alors cela me mit en joie et je me jouai réellement pour moi-même, sans penser au public, l'orgie d'Harold, à ma manière, avec fureur; j'en grinçais des dents.
Le lendemain les musiciens me donnèrent un grand dîner suivi d'un bal. Il me fallut répondre à plusieurs toasts; Richard Pohl me servait d'interprète et reproduisait mes paroles en allemand, phrase par phrase.
J'aurais beaucoup à dire encore sur cette charmante excursion à Lœwenberg; je me bornerai à rappeler la grâce exquise avec laquelle tout l'entourage du prince et surtout la famille du colonel Broderotti, l'un de ses officiers, m'ont accueilli. J'ajouterai que les dames Broderotti, et le colonel lui-même, parlent le français avec une élégance sans prix, pour moi qui souffre de l'entendre mal parler et qui ne sais pas un mot d'allemand. Je dus repartir le surlendemain du bal des artistes, et le prince, qui n'avait pas pu quitter son lit, me dit en m'embrassant: «Adieu, mon cher Berlioz, vous allez à Paris, vous y trouverez des gens qui vous aiment, eh bien, dites-leur que je les aime.». . . . . . .
Je reviens à l'opéra de Béatrice.
J'avais, pour la pièce, pris une partie du drame de Shakespeare Much ado about nothing, en y ajoutant seulement l'épisode du maître de chapelle et les morceaux de chant. Le duo des deux jeunes filles «Vous soupirez, madame!» le trio entre Héro, Béatrice et Ursule «Je vais d'un cœur aimant» et le grand air de Béatrice «Dieu! que viens-je d'entendre?» que madame Charton chanta à Bade avec verve, sensibilité, un grand entraînement et une rare beauté de style, produisirent un effet prodigieux. Les critiques venus de Paris à cette occasion, louèrent chaudement la musique, l'art et le duo surtout. Quelques-uns trouvèrent qu'il y avait dans le reste de la partition beaucoup de broussailles, et que le dialogue parlé manquait d'esprit. Ce dialogue est presque en entier copié dans Shakespeare...
Cette partition est difficile à bien exécuter, pour les rôles d'hommes surtout. À mon sens, c'est une des plus vives et des plus originales que j'aie produites. À l'inverse des Troyens, elle n'exige aucune dépense pour la mettre en scène. On se gardera néanmoins de me la demander à Paris. On fera bien, ce n'est pas de la musique parisienne. M. Bénazet, avec sa générosité ordinaire, me la paya deux mille francs par acte, pour les paroles, et autant pour la musique, c'est-à-dire huit mille francs en tout. De plus il me donna encore mille francs pour en venir diriger la représentation l'année suivante. J'en ai fait graver la partition de piano. La grande partition paraîtra plus tard ainsi que les trois autres, Benvenuto Cellini, la Prise de Troie et les Troyens à Carthage, si j'ai assez d'argent pour les publier. L'éditeur Choudens, en achetant mon opéra des Troyens, s'est bien engagé, par écrit, à publier la grande partition un an après la partition de piano, mais cette promesse n'a pas été mieux tenue que tant d'autres, et, à partir de la signature de ce contrat, il n'en a, etc., etc. Le duo des jeunes filles de Béatrice et Bénédict est maintenant fort répandu en Allemagne où on le chante fréquemment. Je me souviens, à propos de ce duo, que le grand-duc de Weimar, à mon dernier voyage chez lui, m'invitait quelquefois à souper en très-petit comité et se plaisait alors à me questionner sur mon existence à Paris et sur mille détails. Je l'ai bien étonné et attristé en lui dévoilant les réalités de notre monde musical. Mais un soir je le fis rire. Il me demanda dans quelle circonstance j'avais écrit la musique du duo de Béatrice: «Vous soupirez, madame!»
«—Vous avez dû composer cela, me dit-il, au clair de lune dans quelque romantique séjour...
—Monseigneur, c'est là une de ces impressions de la nature dont les artistes font provision et qui s'extravasent ensuite de leur âme, dans l'occasion, n'importe où. J'ai esquissé la musique de ce duo un jour à l'Institut, pendant qu'un de mes confrères prononçait un discours.
—Parbleu! dit le grand-duc, cela prouve en faveur de l'orateur! il devait être d'une rare éloquence!»
On a aussi exécuté ce duo à l'une des séances de la Société des concerts de notre Conservatoire et il y a excité des transports dont on voit peu d'exemples. La salle entière a crié bis avec des applaudissements à ébranler l'édifice, et mes siffleurs fidèles n'ont pas osé se faire entendre. Il faut dire aussi que mesdames Viardot et Vandenheufel-Duprez l'ont chanté d'une délicieuse manière. Et le merveilleux orchestre, comme il a été gracieux et délicat! Voilà une de ces exécutions qu'on entend quelquefois... en rêve. La Société des concerts a bien voulu, cette année encore, faire figurer dans l'un de ses programmes, la deuxième partie de ma trilogie sacrée l'Enfance du Christ; ce fragment, admirablement rendu, a produit aussi un grand effet; mais le public, sans que je sache pourquoi, n'a pas redemandé le Repos de la sainte famille, ainsi qu'il le fait toujours ailleurs, et mes deux siffleurs ont daigné se montrer ce jour-là et indigner toute la salle. La Société du Conservatoire, dirigée maintenant par un de mes amis, M. Georges Hainl, ne m'est plus hostile. Elle se propose d'exécuter de temps en temps des fragments de mes partitions. Je lui ai donné en toute propriété la masse entière de musique que je possédais, parties séparées d'orchestre et de chœurs, gravées et copiées, représentant ce qui est nécessaire pour l'exécution en grand de tous mes ouvrages, les opéras exceptés. Cette bibliothèque musicale, qui aura du prix plus tard, ne saurait être en meilleures mains.
Je n'aurai garde d'oublier ici le festival de Strasbourg où je fus invité à venir, il y a dix-huit mois, diriger l'exécution de l'Enfance du Christ. On avait construit une salle immense contenant six mille personnes. Il y avait cinq cents exécutants. Cet oratoire, écrit dans un style presque toujours tendre et doux, semblait devoir être peu entendu dans ce vaste local. À ma grande surprise, il y produisit une émotion profonde, telle était l'attention de l'auditoire, et le chœur mystique sans accompagnement de la fin «Ô mon âme!» provoqua même beaucoup de larmes. Oh! je suis heureux quand je vois mes auditeurs pleurer!... Ce chœur est fort loin de produire autant d'effet à Paris, où il est d'ailleurs toujours mal exécuté.
J'apprends qu'on a entendu depuis un an plusieurs de mes partitions en Amérique, en Russie et en Allemagne; tant mieux! Décidément ma carrière musicale finirait par devenir charmante, si je vivais seulement cent quarante ans.
Je me suis remarié... je le devais... et au bout de huit ans de ce second mariage ma femme est morte subitement, foudroyée par une rupture du cœur. Quelque temps après son inhumation au grand cimetière Montmartre, mon excellent ami, Édouard Alexandre, le célèbre facteur d'orgues, dont la bonté pour moi s'est toujours montrée infatigable, trouvant sa tombe trop modeste, voulut absolument acheter pour moi et les miens un terrain à perpétuité, dont il me fit don. On y construisit un caveau et je dus assister à l'exhumation de ma femme et à son installation dans le caveau neuf. Cela fut d'une tristesse navrante, je souffris beaucoup. Mais qu'était-ce en comparaison de ce que le sort me réservait? Il semble que j'aie dû connaître tout ce qu'il peut y avoir de plus affreux dans une cérémonie de ce genre. Peu après cette époque, je fus averti officiellement que le petit cimetière de Montmartre, où reposait ma première femme, Henriette Smithson, allait être détruit, et que j'eusse en conséquence à faire transporter ailleurs les restes qui m'étaient chers. Je donnai les ordres nécessaires dans les deux cimetières, et un matin, par un temps sombre, je m'acheminai seul vers le funèbre lieu. Un officier municipal chargé d'assister à l'exhumation m'y attendait. Un ouvrier fossoyeur avait déjà ouvert la fosse. À mon arrivée il sauta dedans. La bière enfouie depuis dix ans était encore entière, le couvercle seul était endommagé par l'humidité. Alors l'ouvrier, au lieu de la tirer hors de terre, arracha les planches pourries qui se déchirèrent avec un bruit hideux en laissant voir le contenu du coffre. Le fossoyeur se baissa, prit entre ses deux mains la tête déjà détachée du tronc, la tête sans couronne et sans cheveux, hélas! et décharnée, de la poor Ophelia, et la déposa dans une bière neuve préparée ad hoc sur le bord de la fosse. Puis, se baissant une seconde fois, il souleva à grand'peine et prit entre ses bras le tronc sans tête et les membres, formant une masse noirâtre sur laquelle le linceul restait appliqué, et ressemblant à un bloc de poix enfermé dans un sac humide... avec un son mat... et une odeur... L'officier municipal, à quelques pas de là, considérait ce lugubre tableau... Voyant que je m'appuyais sur le tronc d'un cyprès, il s'écria: «Ne restez pas là, monsieur Berlioz; venez ici, venez ici.» Et comme si le grotesque devait avoir aussi sa part dans cette horrible scène, il ajouta en se trompant d'un mot: «Ah! pauvre inhumanité!...» Quelques moments après, suivant le char qui emportait les tristes restes, nous descendîmes la montagne et parvînmes dans le grand cimetière Montmartre, au caveau neuf déjà béant. Les restes d'Henriette y furent introduits. Les deux mortes y reposent tranquillement à cette heure, attendant que je vienne apporter à ce charnier ma part de pourriture.
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Je suis dans ma soixante et unième année; je n'ai plus ni espoirs, ni illusions, ni vastes pensées; mon fils est presque toujours loin de moi; je suis seul; mon mépris pour l'imbécillité et l'improbité des hommes, ma haine pour leur atroce férocité sont à leur comble; et à toute heure je dis à la mort: «Quand tu voudras!» Qu'attend-elle donc?
Voyage en Dauphiné.—Deuxième pèlerinage à Meylan.—Vingt-quatre heures à Lyon.—Je revois madame F******—Convulsions de cœur.
J'ai rarement souffert de l'ennui autant que pendant les premiers jours du mois de septembre dernier, 1864. Presque tous mes amis avaient, selon l'usage à cette époque de l'année, quitté Paris. Stepffen Heller, ce charmant humoriste, musicien lettré, qui a écrit pour le piano un si grand nombre d'œuvres admirables, dont l'esprit mélancolique et les ardeurs religieuses pour les vrais dieux de l'art ont pour moi un si puissant attrait, était seul resté. Mon fils, par bonheur, arriva bientôt après du Mexique et put me donner quelques jours. Il n'était pas gai, lui non plus, et nous mettions souvent, Heller, Louis et moi, nos tristesses en commun. Un jour nous allâmes dîner ensemble à Asnières. Vers le soir, en nous promenant au bord de la Seine, nous parlions de Shakespeare et de Beethoven, et nous arrivâmes, il m'en souvient, à une extrême exaltation; mon fils y prenait part quand il s'agissait de Shakespeare seulement, Beethoven lui étant encore inconnu. Mais, en somme, nous convînmes tous les trois qu'il est bon de vivre pour adorer le beau, et que si nous ne pouvons pas détruire et anéantir le contraire du beau, il faut nous contenter de le mépriser, et tâcher de le connaître le moins possible. Le soleil se couchait; après avoir marché quelque temps, nous allâmes nous asseoir dans l'herbe sur le bord de la rivière, en face de l'île de Neuilly. Comme nous nous amusions à suivre de l'œil les capricieuses évolutions des hirondelles se jouant au-dessus des ondes de la Seine, je m'orientai tout d'un coup et je reconnus le lieu où nous nous trouvions. Je regardai mon fils... je pensai à sa mère... Je m'étais assis dans la neige et presque endormi au même endroit trente-six ans auparavant, pendant un de mes vagabondages désespérés autour de Paris. Je me rappelai alors la froide exclamation d'Hamlet apprenant que la morte dont le convoi entre au cimetière, est la belle Ophélie qu'il n'aime plus: «What! the fair Ophelia!» «Il y a bien longtemps, dis-je à mes deux amis, qu'un jour d'hiver je faillis me noyer ici même, en voulant traverser la Seine sur la glace. J'errais sans but dans les champs dès le matin...» Louis soupira.....
La semaine suivante mon fils dut me quitter, son congé expirait.—Je me sentis pris alors d'un vif désir de revoir Vienne, Grenoble, et surtout Meylan, et mes nièces et... quelqu'un encore, si je pouvais découvrir son adresse. Je partis. Mon beau-frère Suat et ses deux filles, que j'avais prévenus la veille, me reçurent au débarcadère du chemin de fer de Vienne, et me conduisirent bientôt après à Estressin, campagne peu éloignée de la ville, où ils vont passer trois ou quatre mois tous les étés. C'était une grande joie pour ces charmantes enfants, dont l'une a dix-neuf ans et l'autre vingt et un; joie qui fut un peu troublée, au moment où, entrant dans le salon de la maison de Vienne, j'aperçus le portrait de leur mère, ma sœur Adèle, morte quatre ans auparavant. Mon saisissement fut grand et douloureux. Pour elles et leur père, ce fut avec un pénible étonnement qu'ils en furent témoins. Ce salon, ces meubles, ce portrait, étaient depuis longtemps sous leurs yeux chaque jour; l'habitude, hélas! avait déjà émoussé pour eux les traits du souvenir, le temps avait agi... Pauvre Adèle! quel cœur! son indulgence était si complète et si tendre pour les aspérités de mon caractère, pour mes caprices même les plus puérils!... Un matin, à mon retour d'Italie, nous nous trouvions réunis en famille à la Côte-Saint-André; il pleuvait à verse; je dis à ma sœur:
«—Adèle, veux-tu venir te promener?
—Volontiers, cher ami; attends-moi, je vais mettre des galoches.
—Mais voyez donc, dit ma sœur aînée, ces deux fous; ils sont capables d'aller, comme ils le disent, patauger dans la campagne par un pareil temps.»
En effet, je pris un grand parapluie, et, sans tenir compte des railleries de tous, nous descendîmes, Adèle et moi, dans la plaine, où nous fîmes près de deux lieues, serrés l'un contre l'autre sous le parapluie, sans dire un mot. Nous nous aimions.
Je passai quinze jours assez tranquilles avec mes nièces et leur père, dans cette solitude d'Estressin. Mais j'avais prié mon beau-frère de prendre à Vienne des informations sur madame F****** et de découvrir son adresse à Lyon; il y parvint. Aussitôt, n'y tenant plus, je partis pour Grenoble d'où je m'acheminai vers Meylan, comme j'avais fait une première fois, seize ans auparavant.
......Une certaine anxiété secrète me faisait hâter le pas. Voilà déjà le vieux Saint-Eynard qui montre à l'horizon au-dessus des autres monts sa tête demi-chauve. Je vais revoir la petite maison blanche et le paysage qui l'entoure, et demain... demain... je serai à Lyon et je verrai Estelle elle-même! Est-ce bien possible?...
Arrivé à Meylan, je ne me trompe pas de chemin cette fois, en gravissant la montagne: je retrouve bien vite la fontaine, l'allée d'arbres et enfin la maison. Tout m'était présent comme si j'y fusse venu la veille. Il n'y avait que seize ans. Je passe devant l'avenue et je monte sans me retourner jusqu'à la tour. Une végétation luxuriante couvrait les coteaux voisins, les vignes étalaient leurs pampres mûrs. Arrivé à grand'peine au pied de la tour, je me retourne, comme autrefois, et j'embrasse encore d'un coup d'œil la belle vallée. Je m'étais assez bien contenu jusque-là, me bornant à murmurer à voix basse: Estelle! Estelle! Estelle! mais alors une oppression accablante me fait tomber à terre, où je reste longtemps étendu, écoutant, dans une mortelle angoisse, ces mots atroces que chaque battement de mes artères fait retentit dans mon cerveau: Le passé! le passé! le temps!... jamais! jamais!... jamais!
Je me relève, j'arrache au mur de la tour une pierre qui dut la voir, qu'elle toucha peut-être; je coupe une branche d'un chêne voisin. En redescendant, à l'angle d'un champ où je n'avais pas passé en 1848, je reconnais la roche tant cherchée alors et sur laquelle je l'avais vue monter. Ô surprise! oui, c'est bien cela, un bloc de granit, il ne pouvait avoir disparu.
J'y monte, mes pieds se posent à la place même où se posèrent ses pieds; j'en suis bien sûr cette fois, j'occupe dans l'atmosphère l'espace que sa forme charmante occupa! J'emporte un petit fragment de mon autel granitique. Mais les pois roses?... ce n'est pas sans doute l'époque de leur floraison; ou bien on les a détruits; j'ai beau chercher, ils n'y sont plus. Ah! voilà le cerisier! comme il a grossis je détache un lambeau de son écorce, et je prends son tronc entre mes bras, je le presse convulsivement contre ma poitrine. Tu te souviens d'elle sans doute, bel arbre! et tu me comprends!...
Redescendu, sans rencontrer personne, à la porte de l'avenue, je prends aussitôt la résolution d'entrer, de voir le jardin et la maison. Les nouveaux propriétaires ne me traiteront peut-être pas comme un malfaiteur. D'ailleurs qu'importe!—J'entre dans le jardin. Une vieille dame fait un brusque mouvement de frayeur en m'apercevant, à l'improviste au détour d'une allée.
«—Excusez-moi, madame, lui dis-je d'une voix à peine intelligible, et veuillez me permettre... de visiter votre jardin; il... me rappelle... des souvenirs...
—Entrez, monsieur, promenez-vous.
—Oh, je ne veux qu'en faire le tour.»
Après quelques pas je trouve une jeune personne montée sur une échelle et cueillant les fruits d'un poirier. Je la salue en passant. Je traverse un fouillis d'arbustes qui interceptaient presque la circulation, tant le petit jardin maintenant est mal entretenu. Je coupe une branche de seringa que je cache dans mon sein, et je sors. En passant devant la porte toute grande ouverte de la maison, je m'arrête sur le seuil à en considérer l'intérieur. La jeune fille, qui était descendue de son arbre et que sa mère avait avertie sans doute de la bizarre visite qui leur était faite, m'avait suivi. Elle m'aborde et me dit gracieusement:
«—Je vous en prie, monsieur, prenez la peine d'entrer.
—Merci, mademoiselle, j'accepte.»
Et me voilà dans la petite chambre, dont la fenêtre s'ouvre sur les profondeurs de la plaine, et d'où, quand j'avais douze ans, elle me montra d'un geste fier et ravi la poétique vallée. Tout y est encore dans la même état; le salon-voisin est garni des mêmes meubles... Je mordais mon mouchoir à belles dents. La jeune personne me regardait d'un air presque effrayé.
«—Ne soyez pas surprise, mademoiselle, tous ces objets que je revois... c'est que je ne suis pas... revenu ici depuis... quarante-neuf ans!»
Et je m'enfuis éclatant en sanglots. Qu'ont dû penser ces dames d'une si étrange scène dont elles ne connaîtront jamais le sens.
Il se répète, va dire le lecteur. Ce n'est que trop vrai. Toujours des souvenirs, toujours des regrets, toujours une âme qui se cramponne au passé, toujours un pitoyable acharnement à retenir le présent qui s'enfuit, toujours une lutte inutile contre le temps, toujours la folie de vouloir réaliser l'impossible, toujours ce besoin furieux d'affections immenses! Comment ne pas me répéter? La mer se répète; toutes ses vagues se ressemblent.
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Le même soir j'étais à Lyon. Ce fut une singulière nuit que celle que je passai sans dormir, en pensant à la visite projetée pour le lendemain. J'allais voir madame F******. Je décidai de me rendre chez elle à midi. En attendant cette heure si lente à venir et supposant fort possible qu'elle ne voulût pas d'abord me recevoir, j'écrivis la lettre suivante pour qu'elle la lût avant de connaître le nom de son visiteur:
«Madame,
»Je reviens encore de Meylan. Ce second pèlerinage aux lieux habités par les rêves de mon enfance a été plus douloureux que le premier, fait il y a seize ans et après lequel j'osai vous écrire à Vif où vous habitiez alors. J'ose davantage aujourd'hui, je vous demande de me recevoir. Je saurai me contraindre, ne craignez rien des élans d'un cœur révolté par l'étreinte d'une impitoyable réalité. Accordez-moi quelques instants, laissez-moi vous revoir, je vous en conjure.
»hector berlioz.
»23 septembre 1864.»
Je ne pus attendre midi. À onze et demie je sonnais à sa porte et je donnais à sa femme de chambre la lettre avec ma carte. Elle y était. Il eût fallu remettre la lettre seulement; mais je ne savais ce que je faisais. Néanmoins en voyant mon nom, madame F****** donna sans hésiter l'ordre de m'introduire et vint au-devant de moi. Je reconnus sa démarche et son port de déesse... Dieu! qu'elle me parut changée de visage! son teint est un peu bronzé, ses cheveux grisonnent. Pourtant en la voyant, mon cœur n'a pas eu un instant d'indécision et toute mon âme a volé vers son idole, comme si elle eût encore été éclatante de beauté. Elle me conduit dans son salon, tenant ma lettre à la main. Je ne respire plus, je ne puis parler. Elle, avec une dignité douce:
«—Nous sommes de bien vieilles connaissances, monsieur Berlioz!... (Silence...) Nous étions deux enfants!...» (Silence.)
Le mourant trouvant un peu de voix:
«—Veuillez lire ma lettre, madame, elle vous... expliquera ma visite.»
Elle l'ouvre, la lit et la déposant ensuite sur la cheminée:
«—Vous venez encore de Meylan! mais c'est par occasion, sans doute, que vous vous y êtes trouvé? Vous n'avez pas fait exprès ce voyage?
—Oh! madame, pouvez-vous le croire? avais-je besoin d'une occasion pour revoir...? Non, non, il y a longtemps que je désirais y revenir. (Silence.)
—Vous avez eu une vie bien agitée, monsieur Berlioz.
—Comment le savez-vous, madame?
—J'ai lu votre biographie.
—Laquelle?
—Un volume de Méry, je crois. Je l'ai acheté il y a quelques années.
—Oh! n'attribuez pas à Méry, qui est un de mes amis, un artiste et un homme d'esprit, cette compilation, ce mélange de fables et d'absurdités dont je devine maintenant l'auteur. J'aurai une véritable biographie, celle que j'ai faite moi-même.
—Oh, sans doute, vous écrivez si bien.
—Ce n'est pas à la valeur de mon style que je fais allusion, madame, mais à l'exactitude et à la sincérité de mon récit. Quant à mes sentiments pour vous, j'ai tout dit sans restrictions dans ce livre, mais sans vous nommer. (Silence.)
—J'ai obtenu aussi, reprend madame F****** bien des détails sur vous, d'un de vos amis qui a épousé une nièce de mon mari.
—Je l'avais en effet prié, quand je pris la liberté de vous écrire, il y a seize ans, de s'informer du sort de ma lettre. Je tenais à savoir au moins si vous l'aviez reçue. Mais je ne l'ai plus revu, il est mort maintenant, et je n'ai rien appris. (Silence.)
Madame F******—Quant à ma vie elle a été bien simple et bien triste; j'ai perdu plusieurs de mes enfants, j'ai élevé les autres, mon mari est mort quand ils étaient encore en bas âge... J'ai rempli de mon mieux mon rôle de mère de famille. (Silence.) Je suis bien touchée et bien reconnaissante, monsieur Berlioz, des sentiments que vous m'avez gardés.»
À ces mots bienveillants, je commençais à palpiter plus violemment. Je la regardai avec des yeux avides, reconstruisant en imagination sa beauté et sa jeunesse éclipsées; et je lui dis enfin:
«—Donnez-moi votre main, madame.»
Elle me la tendit aussitôt, je la portai à mes lèvres et je crus sentir mon cœur se fondre et tous mes os frissonner.....
«—Dois-je espérer, ajoutai-je après un nouveau silence, que vous me permettrez de vous écrire quelquefois et de vous faire de loin en loin une visite?
—Oh, sans doute; mais je resterai peu de temps à Lyon. Je marie un de mes fils et je dois aller bientôt après son mariage, habiter Genève avec lui.»
N'osant prolonger davantage ma visite, je me levai. Elle m'accompagna jusqu'à sa porte où elle me dit encore:
«—Adieu, monsieur Berlioz, adieu, je suis profondément reconnaissante des sentiments que vous m'avez conservés.»
En m'inclinant devant elle je pris encore une fois sa main que je gardai quelque temps appuyée sur mon front, et j'eus la force de m'éloigner.
J'errais aux environs de sa demeure, tantôt me heurtant contre les arbres des Brotteaux, tantôt m'arrêtant à contempler, du haut du pont Morand, le cours tumultueux du Rhône, puis reprenant ma marche fiévreuse, sans savoir pourquoi j'allais d'un côté plutôt que de l'autre, quand je rencontrai M. Strakosch, le beau-frère de la célèbre cantatrice Adelina Patti.
«—C'est vous! Quel hasard! Adelina sera bien contente de vous voir; elle est ici en représentations, on donne demain le Barbier de Séville, au Grand-Théâtre, voulez-vous une loge pour l'entendre?
—Je vous remercie, je partirai probablement ce soir.
—Eh bien, venez au moins dîner avec nous aujourd'hui; vous savez le plaisir que vous nous faites toujours en pareil cas.
—Je n'ose vous le promettre, cela dépendra... je ne suis pas bien portant... Où demeurez-vous?
—Au Grand-Hôtel.
—Moi aussi. Eh bien, si je ne suis pas trop insociable ce soir, j'irai dîner avec vous; mais ne m'attendez pas.»
Une idée m'était venue, un prétexte m'était donné pour retourner chez madame F******, pour la revoir encore. Je courus chez elle où j'appris qu'elle venait de sortir. Alors je chargeai sa femme de chambre de lui dire que j'aurais le jour suivant une loge pour le Grand-Théâtre, que si madame F****** voulait bien l'accepter et venir entendre mademoiselle Patti, je resterais à Lyon, espérant avoir l'honneur de l'accompagner à cette représentation; que dans le cas contraire je partirais le soir même. Que je la priais en conséquence de me faire parvenir sa réponse avant six heures.
Je rentre; vingt minutes se passent. J'essaye de lire. J'avais un volume de voyages acheté à Grenoble. Je ne comprends pas un mot de mon livre. Je marche dans ma chambre. Je me jette sur mon lit. J'ouvre la fenêtre. Je descends. Je sors. Bientôt je me retrouve devant le numéro 56 de l'avenue de Noailles où elle demeurait. Mes jambes m'y avaient conduit machinalement. Je ne me contiens plus, je remonte chez elle. Je sonne. On ne m'ouvre pas. Une idée funeste vient aussitôt me marteler le cœur; aurait-elle soupçonné que j'allais revenir et donné l'ordre de ne pas me recevoir? Idée absurde qui me ronge cependant. Je reviens une heure après et j'envoie cette fois le petit garçon de la portière sonner chez madame F******. On n'ouvre pas non plus à l'enfant. Que devenir? rester à monter la garde devant la maison? c'est inconvenant, c'est ridicule. Malheur! m'en aller? où? chez moi? dans le Rhône?... Elle ne veut peut-être pas m'éviter, on est réellement sorti!... Une heure après nouvelle ascension de son escalier. J'entends au-dessus de ma tête fermer sa porte et des voix de femmes parlant allemand. Je continue à monter; je rencontre une dame inconnue qui descendait, puis une seconde, et enfin une troisième... C'était elle, tenant une lettre à la main.
«—Mon Dieu, monsieur Berlioz, vous venez chercher une réponse?
—Oui, madame.
—Je vous avais écrit, et j'allais avec ces dames vous porter ce billet au Grand-Hôtel. Je ne pourrai malheureusement accepter demain votre aimable invitation. On m'attend à la campagne assez loin d'ici et je partirai à midi. Mille pardons de vous avoir instruit de cela si tard, mais je ne suis rentrée et n'ai connu votre offre que tout à l'heure.»
Comme elle faisait le geste de mettre la lettre dans sa poche:
«—Veuillez me la donner, m'écriai-je.
—Oh! cela ne vaut pas la peine...
—Je vous en prie, vous me la destiniez.
—Eh bien, la voilà.»
Elle me donna la lettre et je vis son écriture pour la première fois.
«—Ainsi je ne vous reverrai pas? lui dis-je dans la rue.
—Vous partez ce soir?
—Oui, madame, adieu.
—Adieu, je vous souhaite un bon voyage.» Je lui serre la main et je la vois s'éloigner avec les deux dames allemandes. Alors, le croira-t-on, je devins presque joyeux; je l'avais revue une seconde fois, je lui avais parlé de nouveau, j'avais encore pressé sa main, je tenais une lettre d'elle, lettre qu'elle terminait en m'assurant de ses sentiments affectueux. C'était un trésor inespéré; et je m'acheminai vers le Grand-Hôtel avec l'espoir de dîner à peu près tranquillement chez mademoiselle Patti. En me voyant entrer dans un salon, la virtuose pousse un cri de joie, battant des mains comme font les enfants: «Ah! quel bonheur! le voilà! le voilà!» et la ravissante diva accourt, selon sa coutume, présenter à mes lèvres son front virginal. Je me mets à table avec elle, son père, son beau-frère et quelques amis. Pendant le dîner elle m'accable de mille adorables câlineries, en disant de temps en temps: «Il a quelque chose! à quoi pensez-vous? je ne veux pas que vous ayez du chagrin.» L'heure du départ venue, on décide qu'on m'accompagnera à l'embarcadère: la charmante enfant, une de ses amies et son beau-frère montent en voiture avec moi. On nous permet d'entrer tous les quatre dans la gare. Adelina ne veut me laisser qu'au dernier moment quand le train se mettra en marche. Le signal est donné. Il faut se quitter. Alors la folâtre me saute au cou, m'embrasse: «Adieu, adieu, à la semaine prochaine. Nous retournons à Paris mardi, vous viendrez nous voir jeudi. C'est entendu, n'est-ce pas? Vous n'y manquerez pas?» On part...
Que n'eussé-je pas donné pour recevoir de telles marques d'affection de madame F****** et n'être accueilli de mademoiselle Patti qu'avec une froide politesse!... Pendant toutes ces chatteries de la mélodieuse Hébé, il me semblait qu'un oiseau merveilleux aux yeux de diamant voltigeât autour de ma tête, se posant sur mon épaule, becquetant mes cheveux et me chantant avec des battements d'ailes ses plus joyeuses chansons. J'étais ravi, mais non ému. C'est que la jeune, belle, éblouissante et célèbre virtuose, qui, à vingt-deux ans, a déjà vu l'Europe et l'Amérique musicales à ses pieds, je ne l'aime pas d'amour; et la femme âgée, triste et obscure, à qui l'art est inconnu, possède mon âme, comme elle l'eut autrefois, comme elle l'aura jusqu'à mon dernier jour.
Balzac et Shakespeare lui-même, ce grand peintre des passions, n'ont jamais songé qu'il pût exister rien de pareil. Un seul poëte, un poëte anglais, Thomas Moore, a cru que cela pouvait être et a su décrire ce rare sentiment, en vers admirables qui me reviennent en ce moment à la pensée:
«Believe me, if all endearing young charms.»
(Irish melodies.)
En voici la traduction:
Crois-moi, quand tous ces charmes ravissants que je contemple si passionnément aujourd'hui viendraient à changer demain et à s'évanouir entre mes bras, comme un présent des fées, tu serais encore adorée autant que tu l'es en ce moment. Que ta grâce se flétrisse, chaque désir de mon cœur ne s'enlacera pas moins, toujours verdoyant, autour de la ruine chérie.
Ce n'est pas pendant que tu possèdes la jeunesse et la beauté, quand tes joues n'ont pas encore été profanées par une larme, que peuvent être connues la ferveur et la foi d'une âme à laquelle le temps ne fera que te rendre plus chère. Non, le cœur qui vraiment aima jamais n'oublie, mais aime vraiment jusqu'à la fin. Comme la fleur du soleil tourne vers son dieu quand il se couche, le même regard dont elle a salué son lever.
Combien de fois, pendant cette triste nuit en chemin de fer, ne me suis-je pas répété: Imbécile! pourquoi es-tu parti? il fallait rester. Si j'étais resté je la reverrais encore demain matin. Qui m'obligeait à revenir à Paris? Sans doute, mais la crainte d'être indiscret, ennuyeux, importun... Que faire à Lyon pendant ces longues heures où j'eusse été à quelques pas d'elle, sans la voir? c'eût été une torture...
Après quelques jours d'angoisses, à Paris, je lui écrivis la lettre suivante. On verra par ces pages et celles qui lui succédèrent, comme aussi par ses réponses, le misérable état de mon esprit et le calme du sien. On devinera plus facilement encore ce que je dois éprouver aujourd'hui que je n'ai plus même la consolation de lui écrire. C'eût été terminer ma vie trop doucement, que de cultiver comme une romanesque amitié cet amour inutile. Non, je devais être broyé et déchiré jusqu'à la fin.
1re LETTRE
«Paris, 27 septembre 1864.
»Madame,
»Vous m'avez accueilli avec une bienveillance simple et digne dont bien peu de femmes eussent été capables en pareil cas. Soyez mille fois bénie! Depuis que je vous ai quittée je souffre cruellement néanmoins. J'ai beau me répéter que vous ne pouviez pas me recevoir mieux, que tout autre accueil eût été ou peu convenable ou inhumain, mon malheureux cœur saigne comme s'il eût été blessé. Je me demande pourquoi, et voici les raisons que je trouve: C'est l'absence, c'est que je vous ai vue trop peu, que je ne vous ai pas dit le quart de ce que j'avais à vous dire et que je suis parti presque comme s'il se fût agi d'une éternelle séparation. Et pourtant vous m'avez donné votre main, je l'ai pressée sur mon front, sur mes lèvres, et j'ai contenu mes larmes, je vous l'avais promis. Mais j'ai un besoin impérieux, inexorable, de quelques mots encore, que vous ne me refuserez pas, je l'espère. Songez que je vous aime depuis quarante-neuf ans, que je vous ai toujours aimée depuis mon enfance, malgré les orages qui ont ravagé ma vie. La preuve en est dans le profond sentiment que j'éprouve aujourd'hui; s'il eût un seul jour réellement cessé d'être, il ne se fût pas ranimé sans doute dans les circonstances actuelles. Combien y a-t-il de femmes qui se soient jamais entendu faire une telle déclaration? Ne me prenez pas pour un homme bizarre qui est jouet de son imagination. Non, je suis seulement doué d'une sensibilité très-vive, alliée, croyez-le bien, à une grande clairvoyance d'esprit, mais dont les affections vraies sont d'une puissance incomparable et d'une constance à toute épreuve. Je vous ai aimée, je vous aime, je vous aimerai, et j'ai soixante et un ans, et je connais le monde et n'ai pas une illusion. Accordez-moi donc, non comme une sœur de charité accorde ses soins à un malade, mais comme une noble femme de cœur guérit des maux qu'elle a involontairement causés, les trois choses qui seules peuvent me rendre le calme: la permission de vous écrire quelquefois, l'assurance que vous me répondrez, et la promesse que vous m'inviterez au moins une fois l'an à venir vous voir. Mes visites pourraient être inopportunes et par suite importunes, si je les faisais sans votre autorisation, je n'irai donc auprès de vous, à Genève ou ailleurs, que quand vous m'aurez écrit: Venez. À qui cela pourrait-il paraître étrange ou malséant? Qu'y a-t-il de plus pur qu'une liaison pareille? Ne sommes-nous pas libres tous les deux? Qui serait assez dépourvu d'âme et de bon sens pour la trouver blâmable? Personne, pas même vos fils, ils sont, je le sais, des jeunes gens fort distingués. J'avoue seulement qu'il serait affreux de n'obtenir le bonheur de vous voir que devant témoins. Si vous me dites: Venez! il faut que je puisse causer avec vous comme à notre première entrevue de vendredi dernier, entrevue que je n'ai pas osé prolonger et dont je n'ai pu goûter le charme douloureux, à cause des efforts terribles que je faisais pour refouler mon émotion.
»Oh! madame, madame, je n'ai plus qu'un but dans ce monde, c'est d'obtenir votre affection. Laissez-moi essayer de l'atteindre. Je serai soumis et réservé; notre correspondance sera aussi peu fréquente que vous le voudrez, elle ne deviendra jamais pour vous une tâche ennuyeuse, quelques lignes de votre main me suffiront. Mes voyages auprès de vous ne pourront être que bien rares; mais je saurai que votre pensée et la mienne ne sont plus séparées, et qu'après tant de tristes années où je n'ai rien été pour vous, j'ai enfin l'espérance de devenir votre ami. Et c'est rare un ami dévoué comme je le serai. Je vous environnerai d'une tendresse si profonde et si douce, d'une affection si complète, où se confondront les sentiments de l'homme et les naïves effusions de cœur de l'enfant. Peut-être y trouverez-vous du charme, peut-être enfin me direz-vous un jour: «Je suis votre amie» et voudrez-vous avouer que j'ai bien mérité votre amitié.
»Adieu, madame, je relis votre billet du 23 et j'y vois à la fin l'assurance de vos sentiments affectueux. Ce n'est pas une banale formule, n'est-ce pas? n'est-ce pas?
»À vous pour toujours,
»hector berlioz.
»P.-S.—Je vous envoie trois volumes; vous daignerez peut-être les parcourir dans vos moments perdus. Vous comprenez que c'est un prétexte pris par l'auteur pour vous occuper un peu de lui.»
1re RÉPONSE DE MADAME F*****
«Lyon, 29 septembre 1864.
»Monsieur,
»Je me croirais coupable envers vous et moi-même, si je ne répondais pas tout de suite à votre dernière lettre, et au rêve que vous avez fait sur les relations que vous désirez voir s'établir entre nous. C'est le cœur sur la main que je vais vous parler.
»Je ne suis plus qu'une vieille et bien vieille femme (car, monsieur, j'ai six ans de plus que vous), au cœur flétri par des jours passés dans les angoisses, les douleurs physiques et morales de tout genre, qui ne m'ont laissé sur les joies et les sentiments de ce monde aucunes illusions. Depuis vingt ans que j'ai perdu mon meilleur ami, je n'en ai pas cherché d'autre; j'ai conservé ceux que d'anciennes relations m'avaient faits ainsi que ceux que des liens de famille m'attachaient naturellement. Depuis le jour fatal où je suis devenue veuve j'ai rompu toutes mes relations, j'ai dit adieu aux plaisirs, aux distractions, pour me consacrer tout entière à mon intérieur, à mes enfants. C'est donc là ma vie depuis vingt ans; c'est une habitude pour moi dont rien maintenant ne peut rompre le charme; car c'est dans cette intimité du cœur que je puis trouver le seul repos des jours qu'il me reste à passer dans ce monde; tout ce qui viendrait en troubler l'uniformité me serait pénible et à charge.
»Dans votre lettre du 27 courant, vous me dites que vous n'avez qu'un désir, celui que je devienne votre amie à l'aide d'un échange de lettres. Croyez-vous sérieusement, monsieur, que cela soit possible? Je vous connais à peine, depuis quarante-neuf ans je vous ai revu vendredi passé quelques instants; je ne puis donc apprécier ni vos goûts, ni votre caractère, ni vos qualités, seules choses qui sont la base de l'amitié. Quand il y a entre deux individus les mêmes manières de voir et de sentir, alors la sympathie peut naître et arriver; mais, quand on est séparés, une correspondance ne peut suffire pour établir ce que vous attendez de moi; pour ma part je le crois impossible. Du reste, je dois vous avouer que je suis extrêmement paresseuse pour écrire, j'ai l'esprit aussi engourdi que les doigts; j'ai une peine extrême à remplir à cet égard mes obligations indispensables. Je ne pourrais donc vous promettre de commencer avec vous une correspondance qui pût être suivie, je manquerais trop souvent à ma promesse pour ne pas vous en avertir d'avance. S'il vous est agréable de m'écrire quelquefois, je recevrai vos lettres, mais n'attendez pas mes réponses exactement ni promptement.
»Vous désirez aussi que je vous dise «venez me voir;» cela n'est pas possible, pas plus que de vous dire «vous me trouverez seule.» Le hasard, vendredi, a voulu que je fusse seule pour vous recevoir; quand je serai à Genève avec mon fils et sa femme, si, quand vous vous présenterez chez eux, je suis seule, je vous recevrai, mais s'ils m'entourent au moment de votre visite, il vous faudra subir leur présence, car je trouverais fort inconvenant qu'il en fût autrement.
»C'est avec toute la franchise et la sincérité qui sont le fond de mon caractère que je vous ai tracé ce que je pense et ce que je sens. Je crois devoir encore vous dire qu'il est des illusions, des rêves, qu'il faut savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés, et avec eux le désenchantement de tous sentiments nouveaux, même ceux de l'amitié, qui ne peuvent avoir du charme que lorsqu'ils sont nés de relations suivies et dans les heureux jours de la jeunesse. Ce n'est pas, selon moi, au moment où le poids des années se fait sentir, où leur nombre nous a apporté l'expérience de toutes les déceptions, qu'il faut commencer des relations. Je vous avoue que pour moi j'en suis là. Mon avenir se raccourcit tous les jours; à quoi bon former des relations qu'aujourd'hui voit naître et que demain peut faire évanouir? Ce n'est que se créer des regrets»Ne voyez, monsieur, dans tout ce que je viens de vous dire, aucune intention de ma part de blesser les souvenirs que vous avez pour moi; je les respecte et je suis touchée de leur persistance. Vous êtes encore bien jeune par le cœur; pour moi il n'en est pas ainsi, je suis vieille tout de bon, je ne suis plus bonne à rien qu'à conserver, croyez-le, une large place pour vous dans mon souvenir. J'apprendrai toujours avec plaisir les triomphes que vous êtes appelé à avoir.
»Adieu, monsieur, je vous dis encore: recevez l'assurance de mes sentiments affectueux.
»EST. F******.
»J'ai reçu hier matin les volumes que vous avez eu la bonté de m'envoyer; je vous en remercie mille fois.»
2e LETTRE
«Paris, 2 octobre 1864.
»Madame,
»Votre lettre est un chef-d'œuvre de triste raison. J'ai attendu jusqu'à ce jour pour y répondre, dans l'espoir d'arriver à me rendre maître de l'accablante émotion qu'elle a produite en moi. Oui, vous dites vrai; vous ne devez pas former de nouvelles amitiés, vous devez éviter tout ce qui pourrait troubler votre existence, etc. Mais je ne l'eusse pas troublée, soyez-en certaine, et cette amitié que je sollicitais humblement pour un temps plus ou moins éloigné, ne vous fût jamais devenue à charge. (Avouez que ce mot de votre lettre a dû me paraître cruel!) Je me contente de ce que vous daignez m'accorder, quelques sentiments affectueux, une place dans vos souvenirs, et un peu d'intérêt pour les événements de ma carrière. Merci, madame. Je suis à vos pieds, je baise respectueusement vos mains. Vous me dites que je pourrai quelquefois, irrégulièrement, rarement, recevoir une réponse à mes lettres; merci encore pour votre promesse. Ce que je sollicite avec instances, avec larmes, c'est la possibilité d'avoir de vos nouvelles. Vous parlez si courageusement de la vieillesse et des ans, que j'oserai vous imiter. J'espère mourir le premier; que je puisse avec certitude vous envoyer un dernier adieu! Si c'est le contraire, que je sache que vous avez quitté ce triste monde... Que votre fils m'avertisse... pardon... Mes lettres ne doivent pas être adressées à l'aventure. Accordez-moi ce que vous accorderiez à tout indifférent, votre adresse à Genève.
»Je n'irai pas vous voir ce mois-ci à Lyon; évidemment cette visite vous paraîtrait indiscrète. Je n'irai pas non plus à Genève avant une année au moins; la crainte de vous importuner me retiendra. Mais, votre adresse, votre adresse! Aussitôt que vous la saurez, envoyez-la moi, par grâce. Si votre silence m'indique un impitoyable refus et une intention formelle de m'interdire la plus timide relation avec vous, si vous me mettez ainsi rudement à l'écart comme on le fait pour les êtres dangereux ou indignes, vous aurez porté à son comble un malheur qu'il vous eût été si facile d'adoucir. Alors, madame, que Dieu et votre conscience vous pardonnent! je resterai dans la froide nuit où vous m'aurez plongé, souffrant, désolé, et votre dévoué jusqu'à la mort.
hector berlioz.»
(Quel désordre et quelles contradictions dans cette lettre!)
2e RÉPONSE DE MADAME F*****
«Lyon, 14 octobre 1864.
»Monsieur,
»Ne sachant pas quand il me sera possible de vous écrire, je viens à la hâte tracer ces quelques lignes, afin que vous ne pensiez pas que j'ai l'intention de vous traiter comme un être dangereux ou indigne. Mon fils arrive demain soir chez moi, pour se marier le 19 courant. Je vais avoir pendant plusieurs jours ma maison remplie de monde, j'aurai mille préoccupations, comme mère et maîtresse de maison; il me sera donc impossible d'avoir des instants de liberté et de loisir. Aussitôt après le mariage de mon fils, je dois songer aux préparatifs de mon départ pour Genève, ce qui n'est pas pour moi une petite besogne, car ma santé ne me permet pas toujours de faire ce que je voudrais. Je partirai vers les premiers jours de novembre; quand je serai installée dans ma nouvelle résidence, je vous donnerai mon adresse, ce que je ne peux faire aujourd'hui, car je l'ignore. J'aurais attendu l'arrivée de mon fils pour la savoir, si je n'eusse pas craint que vous interprétassiez en mal mon long silence.
»Recevez, monsieur, l'assurance de mes souvenirs affectueux.
»EST. F******.»
3e LETTRE
«Paris, 15 octobre 1864.
»Madame,
»Oh! merci! merci! j'attendrai. Tous mes vœux pour le bonheur des nouveaux époux! Mille souhaits pour vous. Chère madame, que la joie la plus douce remplisse votre âme dans cette solennelle circonstance. Ah! vous êtes bonne!
»N'en doutez pas, mes adorations seront discrètes.
»Votre dévoué,
»hector berlioz.»
Après douze jours péniblement supportés, je reçus une lettre de faire part m'annonçant le mariage de M. Charles F******. L'adresse était de la main de sa mère, et cela me remplit d'une joie que bien peu de gens comprendront. J'étais au septième ciel. J'écrivis aussitôt.
4e LETTRE
«Paris, 28 octobre 1864.
»C'est beau la vie, quand certains sentiments l'illuminent!... Je reçois la lettre de faire part; l'adresse été écrite par vous, par vous, chère madame, je reconnais votre main!... C'est une pensée que vous avez eue pour l'exilé... Quel ange vous rendra le bien que vous m'avez fait?
»Oui, c'est beau la vie, mais la mort serait plus belle; être à vos pieds, la tête sur vos genoux, vos deux mains dans les miennes et finir ainsi!...
»hector berlioz.»
Mais les jours se succédaient et je ne recevais pas de nouvelles. J'avais fait prendre à Lyon des informations, et je savais que madame F****** était partie pour Genève depuis près de trois semaines. Avait-elle l'intention de me cacher son adresse, qu'elle m'avait formellement promise, et que je ne voulais pas connaître contre son gré?... Aurais-je la douleur de la voir ainsi manquer à sa parole?...
Pendant ces derniers jours d'anxiété j'en vins à croire, comme je l'ai dit plus haut, que je n'aurais plus même la consolation de lui écrire, et je me décourageai tout à fait. Mais un matin où je réfléchissais tristement au coin de mon feu, on vint m'apporter une carte sur laquelle je lus ces mots: M. et madame Charles F******. C'étaient son fils et sa bru, qu'elle avait engagés à me venir voir pendant un voyage qu'ils avaient dû faire à Paris. Quelle surprise! quel bonheur! Elle les avait envoyés! Je fus bouleversé à ne savoir quelle contenance faire, en retrouvant dans le jeune homme le portrait vivant de mademoiselle Estelle à dix-huit ans... La jeune femme paraissait consternée de mon émotion; son mari semblait moins surpris. Évidemment ils savaient tout, madame F****** leur avait montré mes lettres.
«—Elle était donc bien belle? s'écria tout d'un coup la jeune dame.
—Oh!...»
Alors M. F****** prenant la parole:
«—Oui, un jour, à l'âge de cinq ans, en voyant ma mère parée pour aller au bal, j'éprouvai une sorte d'éblouissement dont le souvenir dure encore.»
Je vins pourtant à bout de me dominer et de parler à mes deux aimables visiteurs à peu près raisonnablement. Madame Charles F****** est une créole hollandaise de l'île de Java: elle a habité Sumatra et Bornéo, elle sait le malais; elle a vu Brook, le rajah de Sarawak. Que de questions je lui aurais faites si j'eusse été dans mon état d'esprit habituel!
J'eus le plaisir de voir souvent les deux jeunes gens pendant leur séjour à Paris, et de leur procurer quelques distractions agréables. Nous parlions toujours d'elle, et quand nous fûmes un peu familiarisés, la jeune femme en vint à me gronder d'écrire à sa belle-mère comme je le faisais.
«—Vous l'effrayez, me dit-elle, ce n'est pas ainsi qu'il faut lui parler. Souvenez-vous qu'elle ne vous connaît presque pas, que vous êtes tous les deux d'un âge... Je conçois bien quelle me dise quelquefois tristement en me montrant vos lettres: «Que voulez-vous que je réponde à cela»? Il faut vous accoutumer à plus de calme, alors vos visites à Genève seront charmantes, et nous serons bien heureux de vous faire les honneurs de notre ville; car vous viendrez, nous comptons sur vous.
—Ah! certes, pouvez-vous en douter? puisque madame F****** me le permet.»
Je m'étudiai donc à la réserve et ne voulus même pas, quand les nouveaux mariés repartirent, leur donner une lettre pour leur mère. Seulement, comme il était question dans ce moment d'exécuter à l'un des concerts du Conservatoire mon second acte des Troyens, je lui envoyai un exemplaire du poëme, en la faisant prier de le lire, à la page marquée par des feuilles mortes, le 18 décembre, à deux heures et demie, au moment où l'on exécuterait ce fragment à Paris, Madame Charles F***** devant revenir, pour suivre la marche d'une affaire où son mari, qui ne pouvait quitter Genève, se trouvait intéressé, se faisait une fête d'assister à ce concert dont l'annonce produisait dans le monde musical une certaine sensation. Quinze jours encore se passèrent sans la voir revenir, sans recevoir de lettre, et je m'obstinai à ne pas écrire. Je n'en pouvais plus, quand enfin le 17, madame Charles F****** revint et m'apporta la lettre suivante:
«Genève, 16 décembre 1864.
»Monsieur,
»Je serais venue vous remercier plus tôt de l'accueil bienveillant que vous avez bien voulu faire à mon fils et à sa femme, si je n'avais été habituellement souffrante et par ce motif fort paresseuse. Cependant je ne veux pas laisser partir ma belle-fille sans qu'elle vous porte l'expression de ma gratitude pour tous les plaisirs que vous leur avez procurés et qui leur ont fait si agréablement passer leurs soirées. Suzanne se charge de vous mettre au courant de notre existence à Genève, où pour ma part je me trouverais aussi bien qu'à Lyon, si je n'avais au fond du cœur le regret de m'être éloignée de deux de mes fils, et de véritables amies qui m'affectionnaient, et que de mon côté j'aimais tendrement. Je vous remercie encore, monsieur, du libretto des Troyens que vous m'avez envoyé, et de l'attention délicate que vous y avez jointe en m'envoyant des feuilles des arbres de Meylan, qui me rappellent les beaux jours de ma jeunesse et des joies qui l'accompagnaient.
»Dimanche mon fils et moi, nous nous unirons en lisant votre œuvre, à vos succès et au plaisir qu'aura Suzanne d'entendre votre musique.
»Recevez, monsieur, l'assurance des sentiments affectueux que je vous envoie.
»EST. F******.»
Ce fut moi cette fois qui répondis:
«Paris, lundi 19 décembre 1864.
»En passant à Grenoble, au mois de septembre dernier, j'allai faire une visite à l'un de mes cousins qui se trouvait à Saint-Georges, hameau perdu dans les âpres montagnes de la rive gauche du Drac, et qu'habite la plus misérable population. La belle-sœur de mon cousin s'est dévouée au soulagement de tant de souffrances, elle est la gracieuse providence du pays. Le jour où j'arrivai à Saint-Georges, elle apprit qu'une chaumière assez éloignée était sans pain depuis trois semaines. Elle s'y rendit aussitôt, et s'adressant à la mère de famille:
»—Comment, Jeanne, vous êtes dans la peine et vous ne m'en faites rien dire! vous savez pourtant que nous avons la bonne volonté de vous aider autant que possible.
»—Oh! mademoiselle, nous ne manquons pas. Nous avons encore des pommes de terre et un peu de choux. C'est les enfants qui n'en veulent pas. Ils pleurent, ils crient, ils veulent du pain. Vous savez, les enfants, ça n'est pas raisonnable.
»—Eh bien, madame! chère madame, vous aussi vous avez fait en m'écrivant une bonne action. Je m'étais imposé une réserve absolue pour ne pas vous fatiguer de mes lettres, et j'attendais toujours le retour de votre belle-fille, pour avoir de vos nouvelles. Elle n'arrivait pas, et j'étouffais, comme un homme qui a la tête dans l'eau et ne veut pas l'en tirer... Vous le savez, les êtres tels que moi, ça n'est pas raisonnable.
»Et cependant, je ne sais que trop la vérité, croyez-le, je ne raisonne que trop, et je n'avais pas besoin des leçons que l'on vient de me donner à grands coups de couteau dans le cœur... Non, je veux avant tout ne pas vous troubler, ne pas vous causer le moindre ennui; je vous écrirai le plus rarement possible; vous me répondrez ou vous ne me répondrez pas. J'irai vous voir une fois l'an, comme on va faire une visite agréable seulement. Vous n'ignorez pas ce que je sens, et vous me saurez gré de tout ce que je pourrai vous cacher. . . . . . . . . . . . .
»Il me semble que vous êtes triste, et cela me cause un redoublement de...
»Mais je commence dès aujourd'hui à m'interdire un certain langage. Je vais vous parler de choses indifférentes.
»Vous savez peut-être déjà que l'exécution de mon acte des Troyens n'a pas eu lieu hier au Conservatoire. Le comité, en me tourmentant de plusieurs manières, en me demandant la suppression tantôt d'un morceau, tantôt d'un autre, m'a poussé à bout, ainsi que les chanteurs à qui l'on ôtait l'occasion de briller, et j'ai tout retiré.
»Je vous remercie d'avoir bien voulu à deux heures et demie, vous transporter en pensée dans la salle des concerts et faire des vœux pour les Troyens.
»Dans le moment même où l'on me tracassait ainsi à Paris, on fêtait mon jour de naissance (11 décembre), à Vienne, où l'on exécutait une partie de mon ouvrage la Damnation de Faust; et deux heures après, le maître de chapelle m'envoyait une dépêche télégraphique ainsi conçue: Mille choses pour votre fête. Chœur des soldats et des étudiants, exécuté au concert de Mannergesang Verein. Applaudissements immenses. Répété.
»La cordialité de ces artistes allemands m'a bien plus touché que mon succès. Et je suis sûr que vous le comprenez. La bonté, vertu cardinale!
»Le surlendemain, un inconnu de Paris, m'écrivait une fort belle lettre sur ma partition des Troyens, qu'il qualifie d'une façon que je n'ose vous redire.
»Mon fils vient d'arriver à Saint-Nazaire, de retour d'un pénible voyage au Mexique, où il a eu l'occasion de se distinguer. Le voilà deuxième capitaine du grand navire la Louisiane. Il m'apprend qu'il repartira prochainement, qu'il lui est impossible de venir à Paris. J'irai en conséquence l'embrasser à Saint-Nazaire. C'est un brave garçon, qui a le malheur de me ressembler en tout, et ne peut prendre son parti des platitudes et des horreurs de ce monde. Nous nous aimons comme deux jumeaux.
»Voilà pour le moment toutes les nouvelles de mon extérieur. Ma vieille belle-mère (que j'ai promis de ne jamais abandonner) est aux petits soins pour moi et ne me questionne jamais sur la cause de mes accès d'humeur sombre. Je lis, ou plutôt je relis Shakespeare, Virgile, Homère, Paul et Virginie, des relations de voyages; je m'ennuie, je souffre horriblement d'une névralgie qui me tient depuis neuf ans et contre laquelle tous les médecins ont perdu leur latin. Le soir quand les douleurs de cœur, de corps et d'esprit sont trop fortes, je prends trois gouttes de laudanum et je m'endors tant bien que mal. Si je suis moins malade et s'il me faut seulement la société de quelques amis, je vais dans une famille de mon voisinage, celle de M. Damcke, compositeur allemand d'un rare mérite, professeur savant, dont la femme est d'une bonté d'ange; deux cœurs d'or. Selon l'humeur où l'on me voit, on fait de la musique, on cause; ou bien on roule auprès du feu un grand canapé où je reste étendu toute la soirée sans parler, ruminant mes pensées amères... Voilà tout, madame. Je n'écris plus, je crois vous l'avoir dit, je ne compose plus. Le monde musical de Paris et de bien d'autres lieux, la façon dont les arts sont cultivés, dont les artistes sont protégés, dont les chefs-d'œuvre sont honorés, me donnent des nausées ou des accès de fureur. Cela semblerait prouver que je ne suis pas mort encore...
»J'espère avoir après-demain, l'honneur d'accompagner au Théâtre-Italien, madame Charles F****** (si charmante... malgré ses coups de couteau) et une dame russe de ses amies. Il s'agit d'assister, jusqu'au bout si l'on peut, à la deuxième représentation du Poliuto de Donizetti. Madame Charton (Paolina) me donnera une loge.
»Adieu, madame, puissiez-vous n'avoir que de douces pensées, le repos de l'âme, et goûter le bonheur que devrait vous donner la certitude d'être aimée de vos fils et de vos amis. Mais songez quelquefois aussi aux pauvres enfants qui ne sont pas raisonnables.
»Votre dévoué,
»hector berlioz.»
P.-S.—«Vous avez été bien généreuse d'engager les nouveaux mariés à me venir voir. J'ai été frappé de la ressemblance de M. Charles F****** avec mademoiselle Estelle, et je me suis oublié jusqu'à le lui dire, quoiqu'il soit peu convenable d'adresser à un homme de pareils compliments.»
Quelque temps après avoir reçu cette lettre, elle m'en écrivait une où se trouvaient ces mots: «Croyez que je ne suis pas sans pitié pour les enfants qui ne sont pas raisonnables. J'ai toujours trouvé que, pour leur rendre le calme et la raison, ce qu'il y avait de mieux, était de les distraire, de leur donner des images. Je prends la liberté de vous en envoyer une, qui vous rappellera la réalité du moment et détruira les illusions du passé.»
Elle m'envoyait son portrait!... Excellente, adorable femme!
Je m'arrête ici. Je crois maintenant pouvoir vivre plus tranquille. Je lui écrirai quelquefois; elle me répondra; j'irai la voir; je sais où elle est; on ne me laissera jamais ignorer les changements qui pourraient survenir dans son existence, son fils m'en a donné sa parole, et s'est engagé à m'en informer. Peu à peu, malgré sa crainte des nouvelles amitiés, peut-être verra-t-elle ses sentiments affectueux grandir lentement pour moi. Déjà je puis apprécier l'amélioration survenue dans ma vie. Le passé n'est pas entièrement passé. Mon ciel n'est plus vide. D'un œil attendri je contemple mon étoile qui semble au loin doucement me sourire. Elle ne m'aime pas, il est vrai, pourquoi m'aimerait-elle? mais elle aurait pu m'ignorer toujours, et elle sait que je l'adore.
Il faut me consoler d'avoir été connu d'elle trop tard, comme je me console de n'avoir pas connu Virgile, que j'eusse tant aimé, ou Gluck, ou Beethoven... ou Shakespeare... qui m'eût aimé peut-être. (Il est vrai que je ne m'en console pas.). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Laquelle des deux puissances peut élever l'homme aux plus sublimes hauteurs, l'amour ou la musique?... C'est un grand problème. Pourtant il me semble qu'on devrait dire ceci: L'amour ne peut pas donner une idée de la musique, la musique peut en donner une de l'amour... Pourquoi séparer l'un de l'autre? Ce sont les deux ailes de l'âme.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En voyant de quelle façon certaines gens entendent l'amour, et ce qu'ils cherchent dans les créations de l'art, je pense toujours involontairement aux porcs qui, de leur ignoble grouin, fouillent la terre au milieu des plus belles fleurs, et au pied des grands chênes, dans l'espoir d'y trouver les truffes dont ils sont friands.
Mais tâchons de ne plus songer à l'art..... Stella! Stella! je pourrai mourir maintenant sans amertume et sans colère.
1er janvier 1865.
la vie n'est q'une ombre qui passe, etc.
Life's but a walking shadow; a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more; it is a tale
Told by an idiot, foul of sound and fury,
Signifying nothing.
Shakespeare. (Macbeth.)
IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGERE, 20, PARIS.—4242-3-04.—(Encre Lorilleux) 10962-12-03.—Imprimerie de Poissy—Lejay fils et Lemoro.
[1] Mémoire sur les maladies chroniques, les évacuations sanguines et l'acupuncture. Paris, chez Crouillebois.
[2] La Fontaine, Les deux pigeons.
[3] Madame Dugazon.
[4] Qu'il appelle le corps sonore, comme si les cordes sonores étaient les seuls corps vibrants dans l'univers; ou mieux encore, comme si la théorie de leurs vibrations était applicable à la résonnance de tous les autres corps sonores.
[5] L'inscription gravée dans l'intérieur de la boîte d'or que reçut Lesueur après la première représentation de cet opéra est ainsi conçue: L'Empereur Napoléon à l'auteur des Bardes.
[6] Les surintendants présidaient seulement à l'exécution de leurs œuvres; mais ne dirigeaient point personnellement.
[7] Je ne compris point alors pourquoi. À coup sûr, Lesueur, demandant à la chapelle royale tout entière de venir à l'église de Saint-Roch ou ailleurs, exécuter l'ouvrage d'un de ses élèves, eût été parfaitement accueilli.—Mais il craignit sans doute que mes condisciples ne réclamassent à leur tour une faveur semblable, et dès lors l'abus devenait évident.
[8] Il paraît que j'avais en outre prié M. de Chateaubriand de me recommander aux puissances du jour. Quand on prend du galon, dit le proverbe, on n'en saurait trop prendre.
[9] Je l'ai détruit aussi plus tard.
[10] Il me coûta cent dix francs. J'ai déjà dit que je ne jouai pas du piano; pourtant j'aime à en avoir un pour y plaquer des accords de temps en temps. D'ailleurs, je me plais dans la société des instruments de musique, et, si j'étais assez riche, j'aurais toujours autour de moi, en travaillant, un grand piano à queue, deux ou trois harpes d'Érard, des trompettes de Sax, et une collection de basses et de violons de Stradivarius.
[11] Et sans grosse caisse.
[12] Cette ressemblance entre mes opinions et celles de M. Ingres, au sujet de plusieurs opéras sérieux italiens de Rossini, n'est pas la seule dont je puisse m'honorer. Elle n'empêche pas néanmoins l'illustre auteur du martyre de Saint-Symphorien de me regarder comme un musicien abominable, un monstre, un brigand, un antechrist. Mais je lui pardonne sincèrement à cause de son admiration pour Gluck. L'enthousiasme serait donc le contraire de l'amour; il nous fait aimer les gens qui aiment ce que nous aimons, même quand ils nous haïssent!
[13] Morceau célèbre autrefois et fort curieux d'un opéra de Rameau, Hippolyte et Aricie.
[14] Acteur et actrice de l'Opéra qui créèrent les rôles de Colin et de Colette dans le Devin.
[15] Le Devin du village, depuis cette soirée de joyeuse mémoire, n'a plus reparu à l'Opéra.
[16] Il n'y a des cymbales que dans le chœur des Scythes: «Les dieux apaisent leur courroux.» Le ballet en question étant d'un tout autre caractère, est en conséquence, instrumenté différemment.
[17] Tant pis pour celui qui avait donne l'ordre.
[18] Léon de Boissieux, mon condisciple au petit séminaire de la Côte. Il a compté un instant parmi les illustrations du billard de Paris.
[19] Il s'appelait Le Tessier. Je ne l'ai jamais revu.
[20] Depuis que ceci a été écrit, la mise en scène d'Obéron au Théâtre-Lyrique, est venue me donner un démenti à cette opinion. Ce chef-d'œuvre a produit une très-grande sensation; le succès en a été immense.—Le public parisien aurait donc fait en musique de notables progrès.
[21] Le chœur: Per voi risplende il giorno.
[22] La partition des Mystères d'Isis et celle de Robin des Bois sont imprimées, elles se trouvent toutes les deux à la bibliothèque du Conservatoire de Paris.
[23] Et non pas Lachnitz; il est important de ne pas mal orthographier le nom d'un si grand homme.
[24] Il n'y a presque pas une partition de ces maîtres qu'il n'ait retravaillée à sa façon; je crois qu'il est fou.
[25] Je dirai comment.
[26] La plus jeune des filles du roi Lear.
[27] La 2me symphonie, en ré majeur.
[28] Depuis vingt ans on exécute au Conservatoire la symphonie en ut mineur, et jamais Habeneck n'a voulu, au début du scherzo, laisser jouer les contre-basses. Il trouve qu'elles n'y produisent pas un bon effet... Leçon à Beethoven...
[29] Et ils n'y manquent pas.
[30] Je trouve même l'épithète de honteuse insuffisante pour flétrir ce passage. Mozart a commis là contre la passion, contre le sentiment, contre le bon goût et le bon sens, un des crimes les plus odieux et las plus insensés que l'on puisse citer dans l'histoire de l'art.
[31] Victor Hugo, Chants du crépuscule.
[32] Pischeck s'accompagnant lui-même, réaliserait l'idéal de l'exécution de cette élégie.
[33] C'est précisément dans ce morceau que le pianiste de l'Institut était demeuré accroché.
[34] Elles sont aujourd'hui changées tout à fait. L'Empereur vient de supprimer cet article du règlement de l'Institut, et ce n'est plus maintenant l'Académie des Beaux-Arts qui donne le prix de composition musicale. 1865.
[35] Méhul est en effet de Givet, mais je doute qu'il fût né à l'époque où Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.
[36] L'urne. Le brave Pingard s'est toujours obstiné à appeler ainsi ce vase d'élections.
[37] Célèbre acteur de l'Opéra-Comique qui fut le type des galants chevaliers français de l'Empire.
[38] Jean de Paris.
[39] Jambes d'Auguste Barbier.
[40] Expression d'Auguste Barbier.
«N'oublions pas ces champs dont la poussière
Est teinte encor du sang de nos guerriers.»
[42] Compositeur lauréat de l'Institut qui m'avait précédé à Rome. L'Académie, n'ayant point décerné de premier prix en 1829, en donna deux en 1830. Monfort obtint ainsi le prix arriéré qui lui donnait droit à la pension pendant quatre ans.
[43] Ceci se rapporte, on le devine, à mon aimable consolatrice. Sa digne mère, qui savait parfaitement à quoi s'en tenir là-dessus, m'accusait d'être venu porter le trouble dans sa famille et m'annonçait le mariage de sa fille avec M. P***.
[44] Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec l'inscription raturée.
[45] «Si quelqu'un t'offense, je te vengerai.»—Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc où se trouve aussi la poste.
[46] Barbare! barbare! Le Pape est un barbare comme presque tous les autres souverains. Le peuple romain est barbare comme tous les autres peuples.
[47] Les théâtres ne sont ouverts à Rome que pendant quatre mois de l'année.
[48] La plupart des ouvrages que j'admirais étaient alors mis à l'index par la censure papale.
[49] Je l'ai vue un soir, chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blancs tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un saule pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre, dans l'atelier de Dantan.
[50] Ce fut dans une de ces excursions équestres faites dans la plaine de Rome avec Félix Mendelssohn, que je lui exprimai mon étonnement de ce que personne encore n'avait songé à écrire un scherzo sur l'étincelant petit poème de Shakespeare, La Fée Mab. Il s'en montra également surpris, et je me repentis aussitôt de lui en avoir donné l'idée. Je craignis ensuite pendant plusieurs années d'apprendre qu'il avait traité ce sujet. Il eût sans doute ainsi rendu impossible ou au moins fort imprudente la double tentative* que j'ai faite dans ma symphonie de Roméo et Juliette. Heureusement pour moi il n'y songea pas.
Il y a en effet un scherzetto vocal et un scherzo instrumental sur la fée Mab, dans cette symphonie.
[51] Les Parisiens, sous ce rapport, sont encore bien dignes des Romains de 1831. M. Léon Halévy, frère du célèbre compositeur, vient d'adresser au journal des Débats une lettre pleine de bon sens et de bons sentiments, dans laquelle il demande la suppression de l'ignoble fête célébrée au carnaval autour du Bœuf gras que l'on promène par les rues pendant trois jours, pour l'amener enfin exténué à l'abattoir, où on l'égorge en grande pompe.
Cette éloquente protestation m'a vivement ému, et je n'ai pu m'empêcher d'écrire à l'auteur le billet suivant:
Monsieur,
Permettez-moi de vous serrer la main pour votre admirable lettre sur le Bœuf gras, publiée ce matin par le journal des Débats. Non, vous n'êtes pas ridicule, gardez-vous de le croire; et en tout cas, mieux vaut mille fois paraître ainsi ridicule aux yeux des esprits superficiels, que grossier et barbare aux yeux des gens de cœur, en restant indifférent devant des spectacles tels que celui si justement stigmatisé par vous, et qui font de l'homme soi-disant civilisé le plus lâche et le plus atroce des animaux malfaisants.
Recevez l'assurance de mes sentiments distingués et de ma sympathie.
7 mars 1865.
[52] M. Beyle, qui a écrit une Vie de Rossini sous le pseudonyme de Stendahl et les plus irritantes stupidités sur la musique, dont il croyait avoir le sentiment.
[53] Petite monnaie romaine.
[54] Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable.
[55] Ceci est un mensonge et résulte de la tendance qu'ont toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est même le seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle liberté.
[56] Qui caractérisait alors les Italiens.
[57] J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui sert de conclusion à la Symphonie fantastique, en revenant de Nice, et pendant le trajet que je fis à pied, de Sienne à Montefiascone.
[58] Le vrai nom de l'île est Nisita, mais je l'ignorais alors.
[59] Isidore Flacheron.
[60] Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient toujours de la sorte.
[61] Aujourd'hui madame Flacheron.
[62] Assassiner quelqu'un.
[63] Que Shakespeare appelle Volumnia.
[64] L*** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il prétendait qu'un moyen sûr de se faire aimer d'elles, c'était d'avoir toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc.
[65] J'aimerais mieux.
[66] Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses imitateurs dont le caractère est au contraire essentiellement désolé et l'accent gémissant ou hurlant. Ces maîtres ne reviennent au style absurde que de temps en temps et pour n'en pas laisser perdre entièrement la tradition. Je n'aurai pas non plus l'injustice de comprendre dans la catégorie des œuvres dont l'expression est fausse, plusieurs parties de la Lucia di Lammermoor de Donizetti. Le grand morceau d'ensemble du finale du deuxième acte et la scène de la mort d'Edgard sont d'un pathétique admirable. Je ne connais pas encore les œuvres de Verdi.
[67] J'y ai depuis lors adapté des paroles françaises, réservant l'emploi de la langue inconnue pour le pandœmonium de la damnation de Faust seulement.
[68] On n'exécutait pas Lélio dramatiquement, ainsi qu'on l'a fait plus tard en Allemagne, il faut un théâtre pour cela, mais seulement comme une composition de concerts mêlée de monologues.
[69] C'était un mot que j'avais recueilli de la bouche même de Fétis.
[70] Il est mort depuis dix ou douze ans, mais il vaut mieux ne pas le nommer.
[71] N'est-il pas étrange qu'à cette époque, pendant que j'écrivais ce grand ouvrage et étant marié avec miss Smithson, j'aie par deux fois fait le même rêve? J'étais dans le petit jardin de madame Gautier, à Meylan, assis au pied d'un charmant acacia-parasol; mais seul, mademoiselle Estelle n'y était pas; et je me disais: «Où est-elle? où est-elle?» Qui expliquera cela? Les marins peut-être, et les savants, qui ont étudié les mouvements de l'aiguille aimantée, et qui savent que le cœur de certains hommes en a de semblables....
[72] Et pourtant c'était un excellent homme plein de bonnes intentions.
[73] Je l'avais bien dit qu'il saurait mon nom quelque jour.
[74] On m'y donne cent francs par feuilleton, à peu près quatorze cents francs par an.
[75] Je ne pouvais conduire moi-même les répétitions de Cellini. En France dans les théâtres, les auteurs n'ont pas le droit de diriger leurs propres ouvrages.
[76] Il ne faut pas oublier que ceci fut écrit en 1850. Depuis lors l'opéra de Benvenuto Cellini, un peu modifié dans le poëme, a été mis en scène avec succès à Weimar, où il est souvent représenté sous la direction de Liszt. La partition de piano et chant a en outre été publiée avec texte allemand et français chez Mayer, à Brunswick, en 1858.
Elle a même été publiée à Paris, chez Choudens, en 1865.
[77] Depuis que ceci a été écrit, les quatre premières parties de Roméo et Juliette ont pourtant été entendues à Londres sous ma direction; et jamais plus brillant accueil ne leur fait nulle part par le public.
[78] Ce mot, que j'employai sur les affiches pour la première fois à Paris, est devenu le titre banal des plus grotesques exhibitions: nous avons maintenant des festivals de danse ou de musique dans les moindres guinguettes, avec trois violons, une caisse et deux cornets à pistons.
[79] Léon Gatayes.
[80] Habeneck et Girard.
[81] M. A. Morel est un de mes meilleurs amis, et l'un des plus excellents musiciens que je connaisse. Ses compositions ont un mérite réel.
[82] Le nom de Strauss est célèbre aujourd'hui dans toute l'Europe dansante; il est attaché à une foule de valses capricieuses, piquantes, d'un rhythme neuf, d'une désinvolture gracieusement originale, qui ont fait le tour du monde. On conçoit donc qu'on tienne beaucoup à ne pas voir de telles valses contrefaites, un pareil nom contreporté.
Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss a un frère; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n'a point de frère! c'est la seule différence qui existe entre les deux Strauss. De là des quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige avec une verve digne de son nom les bals de l'Opéra-Comique et tous les bals particuliers donnés par l'aristocratie. Dernièrement, à l'ambassade d'Autriche, un Viennois, quelque faux Viennois à coup sûr, aborde Strauss et lui dit en langue autrichienne: Eh! bonjour, mon cher Strauss; que je suis aise de vous voir! Vous ne me reconnaissez pas!—Non, monsieur.—Oh! je vous reconnais bien, moi, quoique vous ayez un peu engraissé, il n'y a d'ailleurs que vous pour écrire de pareilles valses. Vous seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de danse, il n'y a qu'un Strauss.—Vous êtes bien bon; mais je vous assure que le Strauss de Vienne a aussi du talent.—Comment! le Strauss de Vienne? Mais c'est vous; il n'y en pas d'autre. Je vous connais bien; vous êtes pâle, il est pâle; vous parlez autrichien; il parle autrichien; vous faites des airs de danse ravissants.—Oui.—Vous accentuez toujours le temps faible, dans la mesure à trois temps.—Oh! le temps faible, c'est mon fort!—Vous avez écrit une valse intitulée le Diamant?—Étincelante!—Vous parlez hébreu?—Very well.—Et anglais?—Not at all.—C'est cela même, vous êtes Strauss; d'ailleurs votre nom est sur l'affiche?—Monsieur, encore une fois, je ne suis pas le Strauss de Vienne; il n'est pas le seul qui sache syncoper une valse et rhythmer une mélodie à contre-mesure. Je suis le Strauss de Paris; mon frère, qui joue très-bien du violon et que voilà là-bas, est également Strauss. Le Strauss de Vienne est Strauss. Ce sont trois Strauss.—Non, il n'y a qu'un Strauss, vous voulez me mystifier.» Là-dessus le Viennois incrédule, de laisser notre Strauss fort irrité et très en peine de faire constater son identité; tellement qu'il est venu me trouver afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc pour cela faire, j'affirme que le Strauss de Paris, très-pâle, parlant à merveille l'autrichien et l'hébreu, et assez mal le français et pas du tout l'anglais, écrivant des valses entraînantes, pleines de délicieuses coquetteries rhythmiques, instrumentées on ne peut mieux, conduisant d'un air triste, mais avec un talent incontestable, son joyeux orchestre de bal; j'affirme, dis-je, que ce Strauss habite Paris depuis fort longtemps, qu'il a, depuis dix ans, joué de l'alto à tous mes concerts; qu'il fait partie de l'orchestre du Théâtre-Italien; qu'il va tous les étés gagner beaucoup d'argent à Aix, à Genève, à Mayence, à Munich, partout excepté à Vienne, où il s'abstient d'aller par égard pour l'autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.
En conséquence, les Viennois n'ont qu'à se le tenir pour dit, garder leur Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss ce qui n'est pas à Strauss, et qu'on n'attribue plus à Strauss ce qui est à Strauss; autrement on finirait, telle est la force des préventions, par dire que le strass de Strauss, vaut mieux que le diamant de Strauss, et que le diamant de Strauss n'est que du strass.
[83] Il n'y avait pas alors la multitude de chemins de fer dont l'Allemagne est sillonnée aujourd'hui.
[84] Vivier, le spirituel mystificateur; artiste excentrique, mais artiste d'un mérite réel et doué de qualités musicales fort rares.
[85] Encore un Strauss! mais celui-là ne fait pas de valses.
[86] J'ai pu faire en Allemagne, beaucoup d'observations sur les diverses résonnances des cloches; et j'ai vu, à n'en pouvoir douter, que la nature se riait encore, à cet égard, des théories de nos écoles. Certains professeurs ont soutenu que les cors sonores ne faisaient tous résonner que la tierce majeure; un mathématicien est venu dans ces derniers temps, affirmant que les cloches faisaient toutes entendre, au contraire, la tierce mineure; et il se trouva en réalité qu'elles donnent harmoniquement toutes sortes d'intervalles. Les unes font retentir la tierce mineure, les autres la quarte; une des cloches de Weimar sonne la septième mineure et l'octave successivement (son fondamental fa, résonnance fa octave, mi bémol septième); d'autres même produisent la quarte augmentée. Évidemment la résonnance harmonique des cloches dépend de la forme que le fondeur leur a donnée, des divers degrés d'épaisseur du métal à certains points de leur courbure, et des accidents secrets de la fonte et du coulage.
[87] (25 mai 1864.) Je viens de voir dans le volume des lettres de Félix Mendelssohn, publié récemment par son frère, en quoi consistait son amitié romaine pour moi. Il dit à sa mère en me désignant clairement: «*** est une vraie caricature, sans une étincelle de talent, etc. etc..... j'ai parfois des envies de le dévorer.»—Quand il écrivit cette lettre, Mendelssohn avait vingt et un ans, ne connaissait pas une partition de moi; je n'avais encore produit que la première esquisse de ma Symphonie fantastique qu'il n'avait pas lue, et ce fut seulement peu de jours avant son départ de Rome que je lui montrai l'ouverture du Roi Lear que je venais de terminer.
[88] Et voilà peut-être ce qui lui donnait des envies de me dévorer (1864).
[89] Je ne connaissais pas encore, quand j'écrivis ces lignes, sa ravissante partition le Songe d'une nuit d'été.
[90] Massues de sauvages.
[91] Les femmes.
[92] Les Européens, les blancs.
[93] À la répétition, Schuman, sortant de son mutisme habituel, me dit: Cet offertorium surpasse tout. Mendelssohn, lui, me fit compliment sur une entrée de contre-basse qui se trouve dans l'accompagnement de ma romance l'Absence, que l'on chantait aussi dans ce concert.
[94] Cher aux malades, mais illustre parmi les savants.
[95] Hier, mademoiselle, en proie à un accès de cette philosophie, je me trouvais dans une maison où l'on a la manie des autographes. La reine du salon ne manqua pas de me prier d'écrire quelque chose sur son album. «Mais je vous en prie, ajouta-t-elle, pas de banalités.» Cette recommandation m'irrita, et j'écrivis aussitôt:
«La peine de mort est une très-mauvaise chose, car, si elle n'existait pas, j'aurais probablement déjà tué beaucoup de gens, et nous n'aurions pas à l'heure qu'il est tant de ces gredins de crétins, fléaux de l'art et des artistes.»
On rit beaucoup de mon aphorisme, croyant que je n'en pensais pas un mot.
[96] Mademoiselle Bertin m'a assuré dernièrement que je la calomniais en comptant Cimarosa parmi ses compositeurs favoris. Je dois donc reconnaître mon erreur, en regrettant de l'avoir commise. En tout cas, ce n'est pas, je le suppose, une calomnie bien grave et l'on peut s'en consoler.
[97] Non, cela ne sera pas permis. J'ai eu tort d'écrire cela. Gluck connaissait aussi bien que Meyerbeer l'effet de deux cordes à l'unisson, et s'il ne l'a pas voulu employer, personne n'a mission de l'introduire dans son œuvre. Au reste Meyerbeer a ajouté dans Armide d'autres effets, tels que celui des trombones du duo: «Esprits de haine et de rage!» qu'on ne peut assez blâmer; ce sont d'incroyables erreurs. Spontini les citait un jour devant moi et me reprochait de ne les avoir pas signalées. Et lui aussi pourtant, il a ajouté des instruments à vent à l'orchestre d'Iphigénie en Tauride... Et oubliant qu'il avait eu cette faiblesse, il s'écriait une autre fois: «C'est affreux! on m'instrumentera donc aussi moi, quand je serai mort?...»
[98] Aux deux dernières exécutions du Requiem dans l'église de Saint-Eustache à Paris, ce passage a pourtant enfin été rendu sans faute.
[99] En italien coglionorie.
[100] Spohr était maître de chapelle à Cassel.
[101] Il fut tailleur lui-même, m'a-t-on dit.
[102] Joachim est maintenant le premier violoniste de l'Allemagne, peut-être de l'Europe, et un artiste complet.
[103] Malheureux Becher! j'apprends qu'il s'est follement jeté dans la fournaise de la dernière insurrection de Vienne, qu'il a été pris, jugé, condamné et fusillé!...
[104] Ce bâton est en vermeil; il porte le nom des nombreux souscripteurs qui me l'offrirent; une branche de laurier l'entoure et sur ses feuilles sont inscrits les titres de mes partitions. L'Empereur, après avoir assisté à l'un de mes concerts que je donnais dans la salle des Redoutes, m'envoya cent ducats (1,100 francs). En revanche, il chargea quelqu'un de me transmettre ce singulier compliment:
«Dites à Berlioz que je me suis bien amusé.»
[105] (6 mars 1861.) Je viens d'envoyer en Hongrie cette partition. Une société de jeunes Hongrois m'a adressé il y a quelques semaines une couronne d'argent d'un travail exquis, portant, sur un écusson aux armes de la ville de Gior (en allemand Raab) ces mots: À Hector Berlioz la jeunesse de Gior. Ce présent était accompagné d'une lettre à laquelle j'ai répondu:
«Messieurs,
J'ai reçu votre beau présent et la lettre flatteuse qui l'accompagnait. Ce témoignage de sympathie, venu d'un pays dont j'ai conservé un si cher souvenir, m'a vivement touché. L'effet de mon ouvrage est dû sans doute aux sentiments que réveille votre thème national en vous, qu'il doit conduire à la vie (selon votre poétique expression) en vous de qui l'on peut dire avec Virgile:
..............Furor iraque mente
Præcipitant, pulchrumque mori succurrit in armis.
Mais si vous avez trouvé dans ma musique une étincelle seulement de l'enthousiasme qui brûle les nobles âmes hongroises, je dois m'estimer trop heureux et considérer ce succès comme l'un des plus rares qu'un artiste puisse obtenir.
Recevez, messieurs, avec l'expression de ma gratitude, mes cordiales salutations.
Votre tout dévoué,
hector berlioz.»
14 février 1861
[106] M. Duplantys.
[107] M. le vicomte Sosthène de Larochefoucault.
[108] M. Buloz.
[109] M. de Custine.
[110] Beatrix Cenci.
[111] Je ne connais pas encore l'organisation intérieure du Conservatoire de Bruxelles, habilement dirigé par M. Fétis; je sais seulement qu'il est un des plus considérables.
[112] Habeneck, en dirigeant les concerts du Conservatoire, se servait d'une simple partie de premier violon; et, en cela ses successeurs n'ont pas manqué de l'imiter.
[113] Homme d'affaires de Liszt.
[114] Celui de Marlow par exemple, et l'opéra de Spohr, qui ni l'un ni l'autre, ne ressemblent au Faust de Gœthe.
[115] Je n'y ai pas tenu; après avoir écrit l'Enfance du Christ, je n'ai pas su résister à la tentation de faire entendre à Paris cet ouvrage, dont le succès a été spontané, très-grand et même calomnieux pour mes compositions antérieures. J'ai ainsi donné, dans la salle de Herz, plusieurs concerts qui, au lieu de me ruiner, comme firent les exécutions de Faust m'ont rapporté quelques milliers de francs (1858).
[116] En 1854 un critique de Dresde a protesté solennellement contre cette chanson, assurant que les étudiants allemands étaient des jeunes gens de bonnes mœurs, incapables de courir les grisettes au clair de lune. Ce même homme naïf, dans le même article, ne m'accusait-il pas de calomnier Méphistophélès, en le faisant tromper Faust. «Le Méphistophélès allemand, disait-il, est honnête et il remplit les clauses du traité qu'il a fait signer à Faust; tandis que dans l'ouvrage de M. Berlioz, il conduit Faust à l'abîme en lui faisant croire qu'il le mène à la prison de Marguerite. C'est une indignité!...» N'est-ce pas, que c'est indigne... de ma part?... ainsi me voilà convaincu d'avoir calomnié l'esprit du mal et du mensonge, d'être pire qu'un démon, de ne pas valoir le diable.
Cette charmante critique a fait la joie de la ville de Dresde pendant longtemps, et je crois qu'on en rit encore à l'heure qu'il est.
[117] Expression d'Othello en parlant d'Iago.
[118] Elle l'a été avec un quart de succès. Quant au poëme, achevé enfin par Scribe et Germain Delavigne, il a paru si platement monotone, que je dois m'estimer heureux de ne l'avoir pas conservé.
[119] Tout cela est détruit aujourd'hui, à l'exception des deux airs.
[120] Non pas deux nièces, je me trompe, mais deux petites-filles.
[121] Sa petite-fille.
[122] Amour dédaigné. Expression de Shakespeare dans Hamlet.
[123] Je n'y suis jamais allé. J'ai su seulement, il y a cinq ans, que madame F****** habitait Lyon. Vit-elle encore?... je n'ose m'en informer. (Février 1854.)
Elle vit toujours, je le sais. (Août 1854.)
[124] Allusion de J. Janin au chœur du convoi funèbre dans ma symphonie de Roméo et Juliette, où ces mots sont en effet constamment psalmodiés.
[125] Tis the last rose of summer left blooming alone. (Thomas Moore.)
[126] Il y a dans cette presse comme dans celle de Paris, des hommes à idées fixes qui, à l'aspect seul de mon nom sur une affiche ou sur un journal, entrent en fureur, comme les taureaux quand on leur présente un drapeau rouge, m'attribuent un petit monde d'absurdités éclos dans leur petit cerveau, croient entendre dans mes ouvrages ce qui n'y est pas, et n'entendent pas ce qui s'y trouve, combattent avec une noble ardeur des moulins à vent, et qui, si on leur demandait leur avis sur l'accord parfait de ré majeur en les prévenant qu'il est écrit par moi, s'écrieraient avec indignation: «Cet accord est détestable!» Ces pauvres diables sont des maniaques, il y en a, il y en eut partout et en tout temps de pareils.
[127] Hélas! non je n'ai pas résisté. Je viens d'achever la poëme et la musique des Troyens, opéra en cinq actes. Que deviendra cet immense ouvrage?... (1858.)
[128] J'avais pourtant, il y a quelques années, consenti à écrire une œuvre de ce genre. Carvalho le directeur du Théâtre-Lyrique et qui est aujourd'hui fort de mes amis s'était engagé par écrit à me donner, à une époque désignée, un libretto que je devais mettre en musique pour son théâtre. Un dédit de dix mille francs était stipulé dans le traité. Quand le moment fut venu, Carvalho ne se souvenait déjà plus de cet engagement, en conséquence la promesse ne fut pas mieux tenue que tant d'autres et, a partir de ce jour, etc, etc.
[129] Je crois l'avoir dit ailleurs, et je le répète: Meyerbeer a non-seulement le bonheur d'avoir du talent, mais, au plus haut degré, le talent d'avoir du bonheur.
[130] La plus ridicule bamboche théâtrale est répétée au moins pendant un mois presque chaque jour, et j'ai dû produire en public ma symphonie de Roméo et Juliette après quatre répétitions, et tant d'autres ouvrages après deux répétitions seulement.
[131] Depuis que ces lignes furent écrites, M. Bénazet, le directeur des jeux, m'a engagé plusieurs fois à venir organiser et diriger le festival annuel de Bade, en mettant à ma disposition pour exécuter mes œuvres, tout ce que je pouvais demander. Sa générosité en pareil cas, a dépassé de beaucoup ce qu'ont jamais fait pour moi les souverains de l'Europe dont j'ai le plus à me louer. «Je vous donne carte blanche, m'a-t-il dit encore cette année, faites venir d'où vous voudrez les artistes dont vous avez besoin, offrez-leur des appointements qui puissent les satisfaire, j'approuve tout d'avance.»
[132] Le roi de Hanovre est aveugle.
[133] Je n'ai jamais vu Henriette dans ce rôle qui fut une des plus sublimes manifestations de son talent; mais elle m'en a récité quelquefois des scènes (!!!!). D'ailleurs, je l'avais devinée.
[134] Faux amis d'Hamlet.
[135] Freluquet de cour, dans Hamlet.
[136] Adieu, mes... amis!
[137] Il s'est bien gardé d'en profiter; son livre est rempli de contes absurdes et d'extravagantes appréciations.
[138] Elles sont revenues maintenant, et l'opposition est plus acharnée que jamais. (1864.)
[139] C'était M. le baron de Donop, chambellan du prince de Lippe-Dettmold.
[140] Le poëme lyrique des Troyens n'était pas encore alors divisé en deux opéras, il n'en formait qu'un dont la durée était de cinq heures.
[141] Alphonse Royer.
[142] Deuxième partie du poëme lyrique des Troyens, à laquelle j'ajoutai une introduction instrumentale (le Lamento) et un prologue.
[143] Aspasie avait trop d'esprit.
[144] Directeur des jeux de Bade.
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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.