The Project Gutenberg EBook of Gutenberg, by Louis Figuier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Gutenberg pièce historique en 5 actes, 8 tableaux Author: Louis Figuier Release Date: November 25, 2007 [EBook #23618] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GUTENBERG *** Produced by Camille François, Chuck Greif, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
PIÈCE HISTORIQUE, EN CINQ ACTES, HUIT TABLEAUX
Représentée pour la première fois à Strasbourg, sur le Théâtre municipal,
le 17 février 1886.
DU MÊME AUTEUR
DENIS PAPIN, drame en cinq actes, huit tableaux, in-18, chez Calmann Lévy, éditeur (1882).—Prix: 1 fr. 50.
LES SIX PARTIES DU MONDE, pièce en cinq actes, huit tableaux, in-18, chez Tresse et Stock, éditeurs, 2e édition (1885).—Prix: 1 fr.
GUTENBERG
PIÈCE HISTORIQUE
EN CINQ ACTES, HUIT TABLEAUX
PAR
M. LOUIS FIGUIER
PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS
Palais-Royal
1886
Droits de traduction et de reproduction réservés.
1er | Tableau. | —Le départ de Mayence (1440). |
2e | " | —L'imagerie de Laurent Coster, à Harlem (1445). |
3e | " | —Le couvent de Saint-Arbogast, à Strasbourg (1452). |
4e | " | —La peste à Paris (1460). |
5e | " | —Archevêque et soldat (1462). |
6e | " | —La prise de Mayence. |
7e | " | —Jours de misère. |
8e | " | —Le retour à Mayence (1465). |
L'action se passe en Allemagne, en Hollande et à Paris.
JEAN GUTENBERG | MM. | Lucien Jazon. |
LAURENT COSTER | Francis. | |
JEAN FUST | Thorsigny. | |
PIERRE SCHEFFER | E. Petit. | |
ANDRÉ DRITZEN | Krafft. | |
CONRAD HUMMER | Davoise. | |
DIETHER D'YSSEMBOURG, archevêque de Mayence | Mendez. | |
FRIÉLO | Rivey. | |
ZUM | Valery. | |
LE PETIT ZUM | Jardin. | |
MEYER, cabaretier | Robert. | |
CORNÉLIUS, maître d'école | Dumesnil. | |
LE DUC DE LA TRÉMOUILLE | Fleury. | |
UN JUGE CRIMINEL | Osmont. | |
UN JUGE ECCLÉSIASTIQUE | Vorms. | |
ANNETTE DE LA-PORTE-DE-FER | Mmes | D'Askhoff. |
MARTHA, fille de Laurent Coster | Félicia Mallet. | |
HÉBÈLE, sœur de Gutenberg | Forval. | |
MARGUERITE MEYER | Carlin. | |
UNE DAME | Julia. |
LE DÉPART DE MAYENCE
Une place publique, à Mayence.—À gauche, une boutique d'orfèvre, avec cette enseigne: Jean Gutenberg, orfèvre.—Sur la façade de la maison est sculptée une tête de taureau, avec cet exergue: Rien ne me résiste.—À droite, une boutique de marchand d'estampes, avec cette enseigne: Pierre Grimmel, marchand d'estampes.
HÉBÈLE, FRIÉLO
FRIÉLO, arrivant par la droite, pendant qu'Hébèle sort de la boutique d'orfèvre, à gauche.
Damoiselle Hébèle, mon maître va rentrer; il voudrait vous parler.
HÉBÈLE, descendant en scène[A].
Je l'attendrai... Mais sais-tu ce que mon frère veut me dire?
FRIÉLO.
Non, damoiselle.
HÉBÈLE.
Comment, toi, son frère de lait, tu n'es pas son confident?
FRIÉLO.
Mon Dieu, non! Depuis qu'il est devenu le premier orfèvre de Mayence, maître Jean ne fait plus grand cas de moi... pauvre apprenti.... Mais il ne devrait pas se méfier de ça!... (Il frappe sur son cœur.) Un orphelin recueilli par une noble et sainte famille, comme la vôtre, doit avoir un bon cœur; et Dieu m'en a donné un si grand que malgré la place qu'y tiennent déjà tous les Gensfleisch, de Mayence, je sens bien que la femme de mon maître, les enfants et petits-enfants à venir, trouveraient encore à s'y loger.
HÉBÈLE.
Bon Friélo!
FRIÉLO.
Mon métier, ma vie, je dois tout à mon maître; et il n'a pas confiance en moi, qui me ferais hacher pour lui!... Car il se méfie de moi, damoiselle.
HÉBÈLE.
Vraiment!
FRIÉLO.
Depuis quelque temps, il me renvoie de son atelier. Il s'y enferme pendant de longues heures; et lorsqu'il en sort, il est tout préoccupé. J'ai aperçu, l'autre jour, par la porte restée ouverte, des outils, dont je ne peux comprendre l'usage... Tout cela n'est pas naturel. Et tenez, (Il montre les feuillets du marchand d'estampes.) voyez-vous ces feuilles de papier sur lesquelles sont tracés des mots que n'a point écrits une main humaine? C'est une de ses inventions. J'ai bien peur que la fantaisie qu'il a eue d'exposer là ces singulières pages d'écriture, ne lui attire quelque méchante affaire... Mais, silence, le voici.
Les Mêmes, GUTENBERG
Gutenberg fait un signe à Friélo, qui sort, par la droite.
HÉBÈLE[A].
Tu désires me parler, mon frère?
GUTENBERG, prenant la main d'Hébèle.
Ce que j'ai à te dire est grave, Hébèle. Il s'agit de tout mon avenir.
HÉBÈLE.
Tu sais, Jean, que depuis la mort de nos parents, je t'ai considéré comme le chef de la famille. Je suis persuadée que tu ne peux vouloir rien que de bon et d'honnête. Parle donc.
GUTENBERG.
Notre père, tu le sais, était praticien de la ville; mais il était sans fortune. En mourant, il ne nous laissa pour tout bien que cette maison, la maison du Taureau noir, et le nom, sans tache, de Gensfleisch. Dans notre libre cité de Mayence, la noblesse n'exclut pas le travail. Je n'ai donc pas hésité, pour soutenir notre famille, à choisir une profession; et je suis devenu orfèvre et bijoutier. Mon métier nous fait vivre; mais depuis deux ans, chère sœur, une grande ambition s'est emparée de moi: non cette ambition vulgaire, qui vise à des trésors ou à des honneurs, mais la noble et sainte aspiration de l'homme qui veut doter son pays d'un bienfait nouveau. Au lieu de fabriquer ici des bijoux inutiles, je veux, dès aujourd'hui, consacrer ma vie à une invention destinée à éclairer et à régénérer l'esprit humain.
HÉBÈLE.
Bien dit, mon frère!
GUTENBERG.
As-tu jamais songé à la triste vie de ces pauvres copistes, qui passent leurs journées courbés sur des parchemins, et dont l'existence entière ne suffit pas à transcrire une bible ou un psautier? N'as-tu jamais regretté qu'il n'y eût aucun procédé mécanique pour remplacer le travail de leur main?
HÉBÈLE.
Mais, mon frère, c'est impossible!
GUTENBERG.
Impossible! non! car je veux créer moi-même cet art nouveau.
HÉBÈLE.
Si cet art existait, le peuple pourrait lire et s'instruire; ce qui n'est aujourd'hui que le privilège des gens assez riches pour payer les manuscrits au poids de l'or.
GUTENBERG.
Sans doute! aussi cette idée me prive-t-elle de sommeil, de repos!... Depuis un an j'essaie toutes sortes de moyens pour reproduire les manuscrits par un art mécanique. À la mort de notre mère, je dus me rendre à Gutenberg, pour hériter de son petit domaine. Là, je trouvai, dans un grenier, une vieille presse à images; et l'idée me vint de l'employer à la fabrication des manuscrits. Le résultat que j'obtins dépassa mes espérances. J'ai résolu, dès lors, d'abandonner mon métier d'orfèvre, pour me vouer, corps et âme, à cette entreprise.
HÉBÈLE.
Mais songes-tu aux difficultés... aux dépenses?...
GUTENBERG.
Mon courage sera à la hauteur de mon œuvre... Mais tu le sais, il y a ici une jeune fille, noble, riche et dévouée, à qui j'avais donné mon cœur et promis ma main...
HÉBÈLE.
Annette de la-Porte-de-Fer.
GUTENBERG.
Je ne veux pas l'associer aux difficultés, aux dangers qui m'attendent dans l'accomplissement de ma tâche; je veux quitter Mayence et partir seul. Je viens donc te prier, chère Hébèle, de faire connaître à Annette de la-Porte-de-Fer le sacrifice que je suis obligé de faire de mon bonheur au succès de mon art.
HÉBÈLE.
Ce sera pour elle un coup cruel et inattendu... Mais je n'ai pas à discuter les motifs de ta résolution, ni à sonder les sentiments de ton cœur. La mission dont tu me charges, frère, je l'accomplirai.
GUTENBERG.
Merci, chère Hébèle, je n'attendais pas moins de toi... (Il fait passer Hébèle sur le seuil de la porte de la boutique d'orfèvre.) Et maintenant, rentrons. Je veux mettre sous ta garde ma vieille presse et mes premiers outils.
Ils rentrent dans la boutique.
[A] Hébèle, Gutenberg.
ANNETTE, FRIÉLO, des feuillets à la main[A]
Ils arrivent par le fond au moment où Gutenberg et Hébèle entrent dans la boutique d'orfèvre.
FRIÉLO.
Comme je vous le dis, damoiselle Annette, c'est votre fiancé qui a composé ces pages d'écriture mécanique qui vont ameuter tous les manants de la ville... Cela nous portera malheur!... Continuer son bon état d'orfèvre, vous épouser, et avoir une demi-douzaine de beaux enfants, telle aurait été la conduite d'un homme sensé. Mais depuis le jour où il a eu la malheureuse idée d'imiter les manuscrits, je ne reconnais plus mon maître! Il est devenu taciturne, rêveur; et je vous assure qu'en ce moment, il ne songe guère aux femmes, ni au mariage. Si chacun l'imitait, le monde finirait bientôt... Heureusement il n'oblige personne à penser comme lui. Voici l'heure où la petite Rosette, la jolie blonde, m'attend à la fontaine, et si vous n'avez rien à me commander...
ANNETTE.
Va, mon garçon, va...
Friélo sort, en courant, par le fond, droite.
[A] Annette, Friélo.
ANNETTE, seule
La découverte d'un art nouveau serait le motif des préoccupations de Jean?... Mais alors je peux encore faire de son amour le but et l'orgueil de ma vie; car au lieu d'une rivale, je rencontre une ambition qui servira mes projets. Enfant, je partageais sa joie et ses chagrins; femme, je partagerai ses travaux et sa gloire.
HÉBÈLE, sortant de la boutique d'orfèvre; ANNETTE
ANNETTE, à Hébèle, qui a traversé la scène, d'un air pensif[A].
Comme te voilà pensive et préoccupée, Hébèle!
HÉBÈLE.
C'est que j'ai à te faire une communication grave.
ANNETTE.
Une communication grave?... Et de la part de qui?
HÉBÈLE.
De la part de mon frère, de ton fiancé.
ANNETTE.
Ah!
HÉBÈLE.
Mon frère veut partir, il veut quitter Mayence.
ANNETTE.
Partir? et pourquoi?
HÉBÈLE.
Il a résolu de consacrer sa vie à la création d'un art utile à l'humanité, et il te prie de lui rendre sa liberté.
ANNETTE.
Que dis-tu?
HÉBÈLE.
L'amour tient peu de place dans le cœur d'un homme absorbé par le travail et l'étude. Que pourrait t'offrir mon frère, dans la vie de labeur et de mécomptes qui l'attend!... (Elle lui prend la main.) Je t'afflige, ma bonne Annette, mais je serais coupable de te laisser un espoir, que je n'ai plus.
ANNETTE.
Depuis que je me connais, Hébèle, je me regarde comme l'épouse de Jean. N'a-t-il pas mis à mon doigt l'anneau des fiançailles?... Tu le sais, de pareils serments sont sacrés. Pourquoi serait-il parjure? Je suis jeune et noble. Ai-je cessé d'être honnête? (Mouvement d'Hébèle.) Si je tire quelque vanité des biens que la providence m'a accordés, c'est parce qu'il m'est permis de les offrir à celui que j'aime. Oui, Hébèle, j'aime ton frère, et rien ne me fera renoncer à lui.
HÉBÈLE.
Il est des occasions où les femmes doivent sacrifier leur bonheur à la gloire de ceux qu'elles aiment. Cède à notre prière, Annette; et rends à mon frère une liberté, sans laquelle il ne pourra réaliser ses projets.
ANNETTE.
Et pourquoi mon influence serait-elle contraire à son avenir? Pourquoi ma présence, mon aide et mes encouragements, ne lui seraient-ils pas salutaires? Le devoir d'une femme n'est pas d'abandonner celui qu'elle aime aux difficultés de la vie, mais de lutter à côté de lui, avec lui, contre l'adversité. Si Gutenberg est appelé à la gloire, il l'est aussi à la souffrance, et je veux être l'appui, la consolation, la tendresse, que son cœur réclamera dans les moments de doute et de défaillance.
HÉBÈLE.
Le sacrifice, chère Annette, n'est-il pas aussi de l'amour?... Mais voici Gutenberg. Je voulais seulement te préparer à l'entendre. Je te quitte. (Fausse sortie.) Mon frère t'expliquera mieux que moi les motifs de son départ.
Elle sort par le fond, droite.
[A] Annette, Hébèle.
ANNETTE, puis GUTENBERG[A]
ANNETTE, reste un moment pensive, puis, avec résolution.
Non, personne ne m'enlèvera le cœur de Gutenberg. Mais le voici... du calme! (À Gutenberg, qui sort de la boutique d'orfèvre.) D'après ce qu'Hébèle vient de me dire, tu comptes quitter bientôt Mayence?
GUTENBERG.
Ah!... Hébèle t'a appris ma résolution, mes projets...
ANNETTE.
Et ta fiancée, Jean? Le temps où tu jurais de me prendre pour femme, est-il déjà si loin de ton souvenir? As-tu oublié la Pâques-Fleurie de 1437? C'était la foire de Mayence. Tu m'achetas une bague d'argent, en me disant: «Ennel, voilà l'anneau des fiançailles. Je le remplacerai bientôt par l'anneau d'or du mariage.» Trois ans se sont écoulés, et tu ne m'as plus donné le doux surnom d'Ennel!... Tu pars, et tu ne parles plus de m'épouser.
GUTENBERG.
Tu sais bien, Annette, qu'une ambition généreuse fait maintenant battre mon cœur. Tu sais que je ne suis plus libre, que j'ai juré de me vouer, corps et âme, à mon art... Oublions nos rêves d'enfance.
ANNETTE.
Oublier, dis-tu? La fleur oublie-t-elle la rosée qui la désaltère, l'oiseau le nid qui lui sert de refuge, et l'homme le soleil qui l'éclaire? Nous ne pouvons davantage oublier notre amour; car il a rafraîchi nos cœurs, abrité nos jeunes ans, et porté la lumière en nos âmes. Tes serments t'ont lié à ma vie, et tu ne saurais les renier sans nous léguer, à toi la honte, à moi le désespoir.
GUTENBERG.
Nous devons nous incliner sous la fatalité qui nous sépare. Pour atteindre le but auquel j'aspire, il me faut résister à la voix de l'amour. Épargne donc à mon cœur le regret d'un parjure.
ANNETTE.
Je suis prête à m'immoler à ta gloire. Pars, puisque tu le veux. Je ne retiendrai pas le noble élan qui te pousse vers une destinée inconnue. Mais avant de t'engager dans une voie nouvelle, ne veux-tu pas me dire, une fois encore, ce que tu m'as répété si souvent?
GUTENBERG.
Que désires-tu, Annette? Parle. Si c'est en mon pouvoir, je te l'accorderai sur-le-champ.
ANNETTE.
Ce que je désire est bien simple, Jean. Donne-moi par écrit la promesse de m'épouser, que tu me fis il y a cinq ans... (Mouvement de Gutenberg.) Tu ne réponds rien!... Hésiterais-tu à ratifier avec la plume un serment fait avec le cœur?
GUTENBERG.
Ma vie s'annonce trop aventureuse pour que j'ose t'enchaîner à mon avenir. En vérité, je ne puis t'accorder ce que tu me demandes.
ANNETTE.
Une autre te reprocherait tes serments et ton abandon; une autre te poursuivrait de ses lamentations et de son ressentiment. Je ne te demande, moi, que quelques lignes de ta main!... (Jean regarde Annette, fait quelques pas, hésite et revient.) Auras-tu la cruauté de refuser cette consolation à celle dont ton départ va briser le cœur, à celle qui avait mis en toi son espoir et sa vie?...
GUTENBERG.
Tout engagement est sacré. Je ne puis faire une promesse que je ne saurais tenir.
ANNETTE.
C'est ton honneur qui est ici en jeu. L'homme n'est véritablement libre que par le devoir accompli. Mets-toi donc en règle avec le passé, pour que le ciel bénisse tes efforts à venir. Tu veux devenir un homme illustre: commence par être un honnête homme!...
GUTENBERG.
Allons! qu'il soit fait selon ton désir.
Il entre dans la maison.
ANNETTE, haletante, ne le perd pas de vue.
Enfin!... Dieu soit loué! Je n'avais pas trop présumé de son cœur! Je n'aurai pas invoqué en vain les souvenirs de notre enfance!
GUTENBERG, revient, avec un parchemin, qu'il remet à Annette.
Voici la promesse de mariage que tu désires, Annette. Puissions-nous n'avoir à nous repentir jamais, toi de l'avoir exigée, moi de te l'avoir accordée!
ANNETTE, mettant le parchemin dans son escarcelle, après l'avoir lu.
Maintenant, je puis te dire adieu. Pars, je me considère comme ta femme. De loin mon cœur suivra le tien; il ressentira tes joies et tes souffrances... Adieu!
Elle sort par la droite, deuxième plan.
[A] Gutenberg, Hébèle.
GUTENBERG, seul, puis FRIÉLO
GUTENBERG[A].
C'est peut-être une imprudence que j'ai commise, mais je n'ai pu résister à ses larmes, à sa douleur. Enfin, chassons ces tristes pensées. (À Friélo.) Que veux-tu, Friélo?
FRIÉLO, sortant de la boutique du marchand d'estampes.
Maître, le seigneur Fust, l'argentier, est en ce moment dans la boutique du père Grimmel, le marchand d'estampes, et il demande à vous voir.
GUTENBERG.
Que peut-il avoir à me dire?
FRIÉLO.
Il a longtemps examiné les feuillets gravés qui sont exposés à la devanture et dans la boutique du père Grimmel; et c'est à ce sujet, je crois, qu'il désire vous parler.
GUTENBERG.
Eh bien, va dire au seigneur Fust que je suis fort honoré de sa visite, et tout à ses ordres.
Friélo sort par la boutique du marchand d'estampes.
[A] Gutenberg, Friélo.
GUTENBERG, FRIÉLO, puis FUST
GUTENBERG, à part.
Que peut avoir à demander le riche financier au pauvre orfèvre?
FRIÉLO, revenant de la boutique du marchand d'estampes.
Voici le seigneur Fust.
FUST, sortant du la boutique du marchand d'estampes, quelques feuillets à la main, à part[A].
C'est une chose vraiment merveilleuse que d'avoir pu contrefaire ainsi des manuscrits! Que de florins à gagner avec une pareille découverte! Si je pouvais décider l'inventeur à me dire son secret! Il est jeune, il est pauvre... j'en aurai facilement raison, (Haut, à Gutenberg.) C'est vous, jeune homme, qui avez gravé ces feuillets?
GUTENBERG.
Oui, messire.
FRIÉLO, à part.
Le vilain museau! On dirait une fouine!
FUST.
Mais avez-vous pensé au danger que vous pouvez courir en essayant d'imiter les manuscrits?
GUTENBERG.
À quel danger, messire?
FUST.
Au plus grand de tous, à une accusation de sorcellerie.
GUTENBERG.
De sorcellerie? Par exemple!...
FUST.
Ceci est plus sérieux que vous ne le pensez, jeune homme. Il est certain qu'en ce moment, les copistes de Mayence fomentent contre vous un complot. Ils prétendent que vous avez fait là œuvre de sorcellerie. Et je viens, en ami, vous engager à ne pas continuer des travaux, qui ne pourraient que vous devenir funestes.
GUTENBERG.
Je vous remercie, messire Fust, de l'intérêt que vous me témoignez; mais espoir, fortune avenir, tout, pour moi, réside dans l'invention dont vous tenez les premiers essais. Rien ne pourra m'obliger à abandonner des travaux qui feront la gloire de ma vie.
FUST.
Réfléchissez, jeune homme! Une accusation de sorcellerie est chose bien grave!... Dans les temps où nous vivons, c'est quelquefois s'exposer à de grands périls que de lancer une idée nouvelle.
GUTENBERG.
Blâmeriez-vous une œuvre qui doit être un des plus grands bienfaits accordés à l'humanité?
FUST.
Nullement!... Aussi suis-je venu vous faire une proposition, qui comblera tous vos vœux.
GUTENBERG.
Ah!
FUST.
Je vous l'ai dit, les bourgeois de Mayence sont mal disposés contre vous. Ils s'inquiètent d'une invention qui leur paraît avoir un certain caractère magique. Seul, inconnu et sans fortune, vous ne pourrez lutter contre les préjugés populaires, et votre invention périra.
GUTENBERG.
Et moi je vous dis qu'elle vivra, messire Fust!
FUST.
Oui, si elle est patronnée par un homme dont le renom, la position et le crédit, la mettent à l'abri de tout soupçon... Dites un mot et je suis cet homme. Vous avez l'idée, j'ai l'expérience.... et l'argent. À nous deux, nous réaliserons une œuvre qui, sans mon appui, ne verrait jamais le jour!
FRIÉLO, à part.
Ma foi, l'esprit du vieux renard vaut mieux que son visage. (À Gutenberg.) Acceptez, mon cher maître, et votre fortune est faite. Le seigneur Fust est si riche!
FUST.
Eh bien! vous ne répondez rien? Vous ne me prenez pas au mot?
GUTENBERG.
Je regrette de si mal accueillir une ouverture, qui m'honore, messire argentier; mais je n'ai besoin du secours de personne. Si la jeunesse n'a ni renom, ni crédit, elle a, du moins, le courage et la foi, c'est-à-dire, les leviers qui soulèvent le monde. Excusez-moi donc si je refuse votre offre généreuse.
FUST.
Voilà bien la jeunesse! orgueilleuse, enthousiaste, et ne doutant de rien! Vous ne penserez pas toujours de même. L'illusion, c'est par là que commencent tous les inventeurs; mais bientôt arrivent les difficultés, les mécomptes et le découragement. Un jour viendra où vous regretterez amèrement votre refus, et où vous me supplierez de vous accorder l'aide, la protection que vous repoussez aujourd'hui.
FRIÉLO, à Gutenberg.
Ah! cher maître! mieux vaut tout de suite que plus tard. Je vous en conjure, écoutez les conseils du seigneur Fust: ce sont ceux de la raison.
GUTENBERG.
Ma découverte m'est plus précieuse que la vie, messire. Je ne la divulguerai à personne.
Jeu de scène de Friélo, qui supplie son maître d'accepter. Gutenberg, impatienté, lui fait signe de sortir.
FUST, à part.
Je veux ton secret, je l'aurai... je l'aurai à tout prix! (Haut, il remonte.) Au revoir, Jean Gutenberg, au revoir.
Il le salue et sort par la droite, deuxième plan.—Friélo sort par la gauche, sur un nouveau signe de Gutenberg.
[A] Friélo, Gutenberg, Fust.
GUTENBERG, seul
Les voilà bien ces hommes d'argent! Tout est pour eux une question de lucre, de calculs et de bénéfice! Ils découragent, ils désespèrent l'artiste, pour s'emparer de sa création, ou pour la payer moins cher! (Étendant le bras du côté où est sorti Fust.) Non, jamais, entends-tu, jamais, tu ne toucheras à mon œuvre! Plutôt la voir périr que de te la confier!
GUTENBERG, CONRAD HUMMER, ANDRÉ DRITZEN
Conrad et Dritzen entrent par le fond gauche, et regardent Gutenberg[A].
CONRAD HUMMER.
Qu'as-tu donc, Gutenberg? Te voilà tout agité.
Il serre la main de Gutenberg.
GUTENBERG.
C'est que je viens d'avoir un entretien, et presque une altercation, avec l'argentier Fust.
ANDRÉ DRITZEN.
L'argentier Fust! Méfie-toi de cet homme. Il est capable de tout, pour arriver à ses fins.
GUTENBERG.
Il est sorti furieux, parce que j'ai refusé de le prendre pour associé.
CONRAD HUMMER.
Il ne veut, crois-le bien, le secret de ton invention que pour t'en déposséder plus tard.
GUTENBERG.
Ce secret est bien simple, mes amis: et ce n'est pas avec vous que j'en ferai mystère. Ce que j'obtiens n'est encore qu'une ébauche, mais elle va m'amener à d'autres résultats. Vous savez que depuis assez longtemps, nos artistes obtiennent des gravures, en sculptant en relief des dessins sur le bois. C'est ainsi que j'opère. Seulement, au lieu de sculpter en relief, sur le bois, les traits du dessin, je sculpte des lettres, des mots, des phrases; et ces caractères, sculptés en relief sur le bois, forment des pages de manuscrit, que je multiplie ensuite, à volonté, en les tirant sur le papier, grâce à l'encre des graveurs, et à la vieille presse qui sert aux imagiers.
CONRAD HUMMER.
C'est une très belle idée, mais tout dépend de la manière d'opérer... Consentirais-tu à nous montrer ton travail?
GUTENBERG.
Mais certainement! Suivez-moi, mes amis, dans mon atelier. (Il passe devant Conrad, ouvre la porte de la boutique et les fait entrer.) Je vais vous montrer mes chefs-d'œuvre.
Il entre derrière eux, dans la boutique.
[A] Conrad, Gutenberg, Dritzen.
ZUM, LE PETIT ZUM, ils ont, chacun, une longue plume derrière l'oreille.
La scène reste vide quelques instants; puis Zum et le petit Zum entrent, l'un par la droite, l'autre par la gauche. Ils traversent la scène, sans se voir, et se rencontrent, nez à nez, au second tour, au milieu du théâtre.
ZUM.
C'est toi, grand frère? Où vas-tu ainsi, le nez en l'air?[A]
LE PETIT ZUM.
C'est toi, petit frère? Où vas-tu ainsi, le poing sur la hanche?
ZUM.
Chez Gutenberg, l'orfèvre.
LE PETIT ZUM.
Et moi chez le père Grimmel, le marchand d'estampes.
ZUM.
Gageons que nous venons tous les deux pour la même chose.
LE PETIT ZUM.
Les feuillets gravés par Gutenberg, n'est-ce pas?
ZUM.
Tout juste.
LE PETIT ZUM.
Eh bien! Allons voir ça!
Ils vont prendre, à la devanture de la boutique du marchand d'estampes, les feuillets, et reviennent au milieu du théâtre.
ZUM, examinant les feuillets[B].
C'est vraiment extraordinaire! Quelle écriture admirable! Pas une lettre ne dépasse l'autre... Partout même largeur de lignes... Et s'il y a une faute, un trait singulier sur un feuillet, on trouve la même faute, le même trait, sur tous les autres... C'est la même page constamment reproduite... Que dis-tu de cela, petit frère?
LE PETIT ZUM.
Je dis, grand frère, que si cette invention se répand, tout le corps de Mayence, dont nous avons l'honneur de faire partie (Ils saluent tous les deux, du pied droit, et en ôtant leur bonnet.) n'a plus de raison d'être, ni de moyen d'existence... et que nous n'avons plus qu'à nous faire moines ou soldats.
ZUM, allant à la boutique de Gutenberg, et lui montrant le poing[B].
Et c'est ce Gutenberg qui a fait cela!... Je ne l'aimais déjà pas beaucoup, ce jeune homme. Il est gentilhomme et de famille noble, et il s'est fait artisan. Il avait un bon et vieux nom, celui des Gensfleisch, et il l'a quitté, pour prendre le nom d'un petit domaine qu'il possède à Gutenberg. Enfin, voilà qu'il lui vient la déplorable idée de ruiner les copistes!
LE PETIT ZUM.
Et aucune loi ne peut l'empêcher de mettre subitement sur le pavé une foule de pauvres diables, comme toi et moi?
ZUM.
Aucune... Nous n'avons rien contre lui... Excepté ceci.
Il tire un poignard.
LE PETIT ZUM.
Ou cela... (il tire un poignard plus grand.) Alors, grand frère, tu ne verrais pas d'inconvénients?
Il fait le geste de poignarder.
ZUM, bas.
Au contraire!... morte la bête, mort le venin.
LE PETIT ZUM, il regarde si personne ne l'écoute, et amène son frère à l'extrême droite.
J'ai pris, à tout hasard, quelques informations sur notre homme... Il sort, chaque soir, à huit heures, après son repas, et se rend à la brasserie du Rhin, pour deviser, avec ses deux amis, Conrad Hummer et André Dritzen, de choses de jeunesse et d'amour.
ZUM, même jeu: Zum amène son frère à l'extrême gauche.
De sorte qu'il suffirait, ce soir, par exemple, de nous cacher dans un coin de la rue, et d'attendre notre cavalier.
LE PETIT ZUM.
À ce soir, grand frère! J'aurai mon poignard.
ZUM.
Et moi le mien... c'est-à-dire, non!... j'apporterai une dague: on frappe de plus loin.
LE PETIT ZUM.
À ce soir!... Gutenberg est un homme mort.
[A] Le petit Zum, Zum.
[B] Zum, le petit Zum.
Les Mêmes, CONRAD HUMMER, ANDRÉ DRITZEN, sortant de la boutique de Gutenberg.
Conrad Hummer et André Dritzen sont entrés à la fin de la scène précédente, et ont entendu les dernières paroles des deux Zum. Ils s'approchent vivement des deux Zum, et chacun les prend par un bras.
CONRAD HUMMER.
Ah! mes drôles, c'est l'assassinat de notre ami Gutenberg que vous complotiez ainsi[A].
LE PETIT ZUM.
Vous vous trompez! Vous avez espionné tout de travers. Nous ne parlions pas du tout de faire du mal à votre ami.
ANDRÉ DRITZEN.
Et que disiez-vous donc?
ZUM, dégageant son bras de l'étreinte de Dritzen, et allant devant la boutique du marchand d'estampes, (avec force.)
Nous disions que celui qui a fait et exposé ces feuillets d'écriture, est un mécréant et un sorcier; car jamais main d'homme ne saurait en créer de pareils. J'en appelle à tout le monde[B]. Je demande à tous les bourgeois de la ville (Montrant les feuillets.) si ce n'est pas là une œuvre magique et diabolique.
[A] Conrad, Zum, le petit Zum, Dritzen.
[B] Conrad, Dritzen, le petit Zum, Zum.
Les Mêmes, FRIÉLO, DRITZEN, CONRAD HUMMER, Bourgeois, Peuple, puis FUST et GUTENBERG
Pendant les dernières paroles de Zum, des bourgeois, des passants sont entrés, et se sont peu à peu rassemblés devant la boutique de Grimmel.
LE PETIT ZUM.
Mon doux Jésus! Que restera-t-il aux honnêtes copistes pour vivre, si les mécréants se mettent à faire leur besogne? En écrivant du matin au soir, et du soir au matin, la vie d'un homme ne suffirait pas à copier les manuscrits que Jean Gensfleich a livrés ce matin à ce marchand d'estampes.
FRIÉLO, à Gutenberg[A].
Hélas! maître, à quoi cela vous servira-t-il, sinon à vous faire brûler comme sorcier, de pouvoir écrire plus vite que personne? Le monde en ira-t-il mieux? Je crains qu'il n'aille, au contraire, plus mal, en commençant par nous. Renoncez à vos projets, il en est temps encore. Acceptez la protection du seigneur Fust, ou nous sommes perdus!
GUTENBERG, à Friélo.
Si tu m'aimes, tais-toi, si tu as peur, va-t'en. (Au peuple.) Qu'y a-t-il? que me voulez-vous? Amis, répondez. De quoi m'accuse-t-on?
ZUM.
On t'accuse de sorcellerie; car il n'y a que le démon qui ait pu, sans l'aide d'une main humaine, tracer des caractères semblables. Tes feuillets sentent le roussi: ce sont des œuvres d'enfer!
LE PETIT ZUM.
Hésiterez-vous à condamner comme sorcier, celui qui écrit à l'aide de maléfices?
LE PEUPLE.
Mort au renégat! mort à Gensfleisch!... mort à Gutenberg! À mort! à mort!
FUST, s'avançant vers Gutenberg.
Eh bien! jeune homme, tu le vois, toi et ton œuvre allez périr ensemble. Un mot, et je te sauve: un mot, et ce peuple menaçant se prosterne devant toi. Une dernière fois, je t'offre mon appui. Veux-tu me confier ton secret?
GUTENBERG.
Jamais!
Fust fait un geste d'encouragement aux deux Zum, et sort, par la droite.
LES DEUX ZUM et LE PEUPLE.
Mort à l'hérétique!... À mort! à mort!
Annette et Hébèle sortent de la boutique d'orfèvre; Friélo leur montre le peuple en courroux; Conrad et Dritzen les rassurent.
[A] Friélo, Gutenberg, Conrad Dritzen, Petit Zum, Zum, Fust, peuple et bourgeois au fond.
Les Mêmes, DIETHER D'YSSEMBOURG
Diether est précédé de soldats, qui font reculer le peuple à droite et à gauche, et restent au fond.[A]
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Quel est ce tumulte? Pourquoi ces cris?... Silence, bourgeois et manants! C'est moi, votre chef, votre souverain, votre père, qui ai seul ici le droit d'accuser, de punir ou d'absoudre. Si Gutenberg est coupable, il sera condamné; s'il est innocent, pourquoi ces menaces? Justice sera faite. Retirez-vous un moment (Le peuple se retire au fond du théâtre. Friélo s'approche de Zum, et revient près de Conrad et Dritzen, qui le rassurent. Il baise le bas de la robe de Diether. Sur un mouvement menaçant de Zum, il s'écarte.—À Gutenberg.) Je sais, jeune homme, que tu es un bon et loyal ouvrier. Je sais, que tu n'as jamais fait aucune œuvre de sorcellerie, et qu'en te livrant à des essais nouveaux, tu obéis à une noble ambition. Il m'a été facile de te préserver tout à l'heure de l'émeute populaire; mais la bourgeoisie de Mayence, jalouse du rang qu'a su jadis conquérir ton père et de ton mérite personnel, ne te pardonnera pas de sitôt une découverte appelée à illustrer ton nom... Je ne te dirai pas de renoncer à une idée, que je tiens, moi, pour excellente; mais comme mon devoir est de faire régner l'ordre et la bonne harmonie dans la ville, je t'ordonne de partir, de quitter Mayence, sur l'heure. Ton absence peut seule calmer la surexcitation du peuple. (Mouvement de Gutenberg.) Pars pour la Hollande. Tu trouveras à Harlem l'imagier Laurent Coster; ses lumières et ses conseils te seront utiles. C'est l'homme le plus propre à comprendre et à encourager tes travaux. Présente-toi à lui de ma part. Sois toujours laborieux et honnête, et lorsque tu reviendras, la ville, apaisée, te fera bon accueil, je te le promets.
GUTENBERG.
Mon intention était de partir, pour aller perfectionner mon invention loin de Mayence, loin des ennemis et des jaloux. Je l'ai annoncé ce matin à ma sœur, à mes amis; mais je n'avais pas encore de résidence déterminée. Vous me donnez, monseigneur, un excellent avis en m'engageant à me rendre chez Laurent Coster. Je travaillerai sous ses yeux, et je reviendrai un jour, pour rendre à mon pays l'art merveilleux dont j'emporte le germe.
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Compte toujours sur ma protection et mon appui.
Conrad va remercier Diether; Diether remonte près de Conrad.
GUTENBERG, à Diether.
Merci, mille fois, monseigneur. (À Hébèle.) Ne pleure pas, Hébèle. La prière et le travail sont deux amis qui se retrouvent toujours: nous nous reverrons. (À Annette.) Ne veux-tu pas me serrer la main, Annette?
ANNETTE.
Ah! Jean! ce n'est plus avec les larmes que je te dis adieu... c'est avec orgueil!
HÉBÈLE.
Cher frère!
GUTENBERG, à Conrad Hummer et à André Dritzen, et saluant Diether.
Adieu! Conrad. Adieu, André. Pensez un peu à l'ami absent, qui ne vous oubliera jamais.
FRIÉLO, courant après Gutenberg, d'une voix piteuse.
Vous oubliez quelqu'un, maître!
GUTENBERG, revenant.
C'est vrai: je ne t'ai rien dit, mon pauvre Friélo. (Il lui tend la main.) Que la providence veille sur toi!
FRIÉLO.
Ce n'est pas ça, mon cher maître; vos adieux ne me feront pas le cœur plus content. Ce que je désire, c'est aller avec vous chez Laurent Coster, l'imagier de Harlem. Comment avez-vous pu songer à partir seul? Croyez-vous que je me soucie de rester sans vous à Mayence!
GUTENBERG.
Toi, Friélo, si casanier, si poltron et si amoureux des belles filles de ton pays, tu consentirais à aller jusqu'en Hollande?
FRIÉLO.
Oui, car au-dessus de mes aises, de ma poltronnerie et de mes amourettes, il y a mon frère de lait, il y a mon maître. Me conduiriez-vous en enfer? (À part.) je sais bien qu'il n'ira jamais de ce vilain côté. (Haut.) je vous suivrais partout!
GUTENBERG.
Eh bien, mon garçon, tu me suivras, puisque tu le veux.
LE PETIT ZUM, sortant de la foule restée au fond, à Diether.
Monseigneur, les amis m'envoient vous demander ce que vous avez décidé contre ce mécréant.
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Je lui ai ordonné de partir, de quitter Mayence.
ZUM, s'avançant.
Et de n'y jamais rentrer, nous l'espérons! (La foule vient se ranger autour de Gutenberg, de Diether et des autres personnes, avec un air menaçant.) Qu'il parte à l'instant, s'il ne veut pas tomber sous nos coups.
LE PEUPLE.
À mort! à mort!
GUTENBERG.
Malheur à qui oserait porter la main sur moi, ou sur cet enfant. (Écartant de la main le peuple qui se range aux deux côtés du théâtre.) Place, bourgeois ingrats et félons! Je méprise vos injures et brave vos menaces.... Viens, Friélo!
Il pose son bras sur l'épaule de Friélo, traverse la scène, et sort, entre la double rangée du peuple et des bourgeois.
TOUS.
Vive monseigneur! monseigneur Diether d'Yssembourg!
[A] Annette, Hébèle, Dritzen, Conrad, Friélo, Gutenberg, Diether, Petit Zum, Zum, Soldats, Peuple, Bourgeois, au fond.
L'IMAGERIE DE LAURENT COSTER, À HARLEM
Une salle de l'imagerie de Laurent Coster, à Harlem.—Au fond, une porte.—De chaque coté de la porte, un vitrage, sur lequel sont accrochées des images.—Portes latérales.—À droite, un dressoir, couvert de vaisselle.—À gauche, un bahut, sur lequel sont un vase de fleurs et un sablier.—Près du bahut, un guéridon, avec ce qu'il faut pour écrire.—Au milieu du théâtre, une table.—Escabeaux, etc.
MARTHA, elle met le couvert, en allant du dressoir à la table.—Gaiment
Mon père m'a dit: «Martha, mets à la broche le poulet le plus gras; monte de la cave le meilleur vin; sors de l'armoire une nappe de la plus belle toile de notre Hollande, des assiettes de faïence et des gobelets d'argent, car j'ai à déjeuner quelqu'un que je désire bien traiter, et que tu ne seras pas fâchée de voir à notre table.» Pour accueillir ainsi un convive, il faut que mon père le tienne en grand estime. (Pensive.) Si c'était Gutenberg? Je n'ose le croire, et pourtant quel autre pourrait mériter mieux que lui l'amitié de mon père! Depuis que ce jeune homme est entré à l'imagerie, il ne s'est pas attiré un seul reproche, et j'ai souvent entendu dire à mon père qu'il est au-dessus du rôle de contre-maître qu'il remplit ici... Oui, oui, c'est de Jean Gutenberg qu'il s'agit. (Elle approche un escabeau de la table.) C'est Jean qui s'assiéra là. (Elle met un pâté sur la table.) Toutes ces bonnes choses seront pour lui... Il va venir!... (Elle regarde au vitrage.) Jamais le ciel ne me parut si beau. (S'approchant du vase, prenant une fleur et la respirant.) Jamais les fleurs ne m'ont paru aussi parfumées. (Elle met la fleur à sa ceinture.) Jamais enfin, je ne me suis sentie si heureuse de vivre, et si fière d'être la fille de Laurent Coster... Mais pourquoi suis-je pensive et distraite? J'aime à rêver pendant de longues heures... Pourquoi? (Elle s'assied.—Après un silence.) Puisque je trouve Gutenberg aimable et bon, comment se fait-il que je sois si craintive devant lui? Le son de sa voix suffit à me faire rougir, (Elle se lève.) et à la pensée de le voir, mon cœur bat à briser ma poitrine. (Elle s'approche du sablier.) Je renverserais ce sablier, si cela pouvait ralentir la marche du temps, et cependant je voudrais qu'il marquât déjà l'heure de midi!... Quel est donc le sentiment étrange, qui me fait à la fois redouter et souhaiter la présence de Gutenberg?... Pourquoi, en l'attendant, suis-je si émue? Je me sens frémir, comme une feuille qui tremble au vent...
FRIÉLO, MARTHA
FRIÉLO, entrant par la droite, portant des feuilles et des images.
Pardine, damoiselle, ou je me trompe fort, ou ce mal mystérieux s'appelle l'amour. Pour le soulager, il ne faut ni médecin, ni sorcier.... Il faut seulement trouver un cœur qui réponde au sien. (Mouvement de Martha.) Ne baissez pas les yeux, damoiselle; votre amour est de ceux qui peuvent s'avouer à la face de tous. La fille de Laurent Coster, l'imagier, n'a point à se cacher d'aimer Jean Gutenberg! Vrai Dieu! heureuse sera la main mignonne que le prêtre mettra dans la main loyale de mon maître. (Plaçant les feuillets au vitrage.) Là!
Il sort par la gauche.
MARTHA, pensive
C'est de l'amour, a dit Friélo!... J'aurais de l'amour pour Gutenberg! Mais lui, m'aime-t-il?... Friélo ne l'a pas dit!...
Coster arrive par le fond.
MARTHA, COSTER
COSTER.
Tout est-il prêt, mon enfant?
MARTHA.
Oui, mon père.
COSTER, il l'embrasse.
Eh bien! va chercher, pour le dessert, un cruchon de vieux curaçao.
MARTHA.
J'y vais, mon père.
Elle sort par la gauche.
COSTER, seul.—Il ferme la porte du fond, va à la porte de droite, puis à celle de gauche.—Regardant autour de lui.
Je suis seul!... bien seul!... Vous savez, sainte dame, la vierge, si j'aime ma fille, l'ange consolateur de ma vieillesse. Eh bien! que je sois privé du salut éternel, si je ne regarde pas mon invention comme un second enfant, qui, autant que ma fille, a droit à ma tendresse... (Il ouvre un tiroir du bahut, et y prend une casse d'imprimerie.) Mon invention, la voilà! (Il pose la casse sur le guéridon.) Jusqu'ici, l'existence d'un pauvre copiste était à peine suffisante pour transcrire une bible ou un livre d'heures; mais désormais, grâce à mes caractères mobiles, on pourra reproduire mécaniquement les manuscrits. (Il prend quelques caractères dans la casse d'imprimerie, les regarde et s'assied près du guéridon.) Chers caractères, enfants de mon esprit, fruits de mes veilles et de mes labeurs, idée qui a germé dans ma tête, pendant quarante années, quel bonheur j'éprouve à vous contempler!... À vous appartiendra le pouvoir d'exprimer les sentiments les plus divers et les plus opposés de l'âme humaine!... La science, l'histoire, la poésie, naîtront, tour à tour, de votre arrangement multiple... En vous, l'écolier épèlera son rudiment, le savant consignera ses doctrines, le vieillard relira ses prières... Aux financiers, vous parlerez de chiffres; aux femmes, de parures; à la jeunesse, de plaisirs. Vous chanterez l'amour, après avoir célébré la gloire, et vous raconterez à l'avenir, les événements du passé... À vous reviendra l'honneur de régénérer le monde; car vous vous nommerez l'imprimerie, c'est-à-dire la voix universelle de l'humanité!... Puisse l'hypocrisie, le mensonge, ni la calomnie, ne jamais souiller vos empreintes!... (Il se lève et va remettre les caractères dans la casse, puis il replace la casse dans le tiroir du bahut.) Personne ne connaît mon secret. Si mon imagerie est ouverte et accessible à chacun, l'atelier où je cisèle et fonds mes caractères, est fermé à tous les regards. Là, comme en un sanctuaire, où l'on aime à prier seul, je travaille dans la solitude et le silence... Mais, à mon âge, la mort est proche, et je dois léguer ma découverte à un héritier capable de la faire grandir... Lorsque Gutenberg est arrivé à Harlem, il m'a semblé que le ciel l'envoyait; car le feu sacré de l'artiste brûle dans l'âme honnête de ce jeune ouvrier. Il aimera ma fille et perfectionnera mon œuvre. Je quitterai la terre avec moins de regret, lorsque j'aurai assuré le bonheur de Martha et l'avenir de l'imprimerie. (Apercevant à travers le vitrage Gutenberg, qui arrive du fond gauche.) Gutenberg!
COSTER, GUTENBERG
COSTER, tendant la main à Gutenberg.
Arrive donc, mon ami... aurais-tu oublié que tu déjeunes avec moi?
GUTENBERG, souriant.
Non, maître, je n'aurais garde de l'oublier. Et je vous remercie de tout mon cœur, de l'honneur que vous me faites.
COSTER.
Alors, à table! (Ils se mettent à table.)[A] Dès le jour où tu es entré ici, j'ai vu que tu n'étais pas un ouvrier ordinaire, et je t'ai voué une affection paternelle.
GUTENBERG.
Je suis fier de posséder votre estime, maître Coster; et je me souviendrai toujours de l'accueil bienveillant que vous avez fait au jeune inconnu qui vint frapper, il y a trois ans, à la porte de votre maison.
COSTER.
C'est moi qui dois te remercier; car, depuis ton arrivée, mon imagerie n'a cessé de prospérer.
[A] Coster, Gutenberg.
Les Mêmes, MARTHA
Elle entre par la gauche, portant, sur un plateau, un cruchon de curaçao, qu'elle place sur le bahut, à gauche.—Elle fait une révérence à Gutenberg.—Gutenberg la salue et ne la quitte pas des yeux, Coster regarde les deux jeunes gens, en se frottant les mains.
COSTER, à Gutenberg[A].
Une coutume qui nous est douce, à nous, bourgeois de la Hollande, c'est de nous faire servir par nos femmes et nos filles. Les mets et le vin semblent meilleurs lorsque c'est une main chérie qui vous les présente... Verse-nous à boire, Martha. (Martha remplit les verres de vin.—Élevant son verre.) À notre belle et bonne imagerie!
GUTENBERG, élevant son verre.
Oui, à l'imagerie de Harlem!...
Martha sert Coster et Gutenberg.—Gutenberg mange, les yeux toujours attachés sur Martha.
COSTER, regardant Gutenberg d'un air satisfait.—À part.
Allons, allons, je ne me suis pas trompé... (À Martha.) Martha, fais-moi passer ce curaçao. (Martha va prendre le cruchon.) Il date de ta naissance. Si notre convive a dans le cœur quelque tendre sentiment, qu'il n'ose nous dire, eh bien! un verre de cette précieuse liqueur lui donnera peut-être la force de l'exprimer.
Il verse du curaçao dans un petit verre, et le présente à Gutenberg.
GUTENBERG.
Un tendre sentiment? Ah! oui, maître, (Il regarde Martha.) bien tendre!... (À Coster.) Et puisque vous le permettez, (Élevant son verre.) je boirai à... à... (Regardant Martha.—À part.) Non, je n'oserais jamais...
Il remet son verre sur la table.
COSTER.
Eh bien!... Tu ne bois pas?
GUTENBERG, prenant une résolution subite.
Si!... (Il se lève, prenant son verre.) À Hébèle, à ma chère, à ma bien-aimée sœur! (Il boit, mouvement de Coster.—À Coster.) Je suis orphelin, messire, et ma sœur a été la seule tendresse de mon enfance... (À Martha.) Quand je quittai Mayence, ma sœur avait votre âge, damoiselle. Tout en vous me la rappelle, et en buvant à elle, il me semble que c'est à vous que je bois... Voulez-vous me permettre de prendre votre main, comme je prenais la sienne, (Il lui tend la main.) et de vous dire qu'en m'apparaissant à travers votre visage, le souvenir de ma sœur me devient plus cher encore.
COSTER, à part.
Il l'aime, mais il n'ose pas le lui avouer... Allons, c'est à moi de le faire parler. (Il se lève. Appelant à la porte de gauche.) Friélo! Friélo!
FRIÉLO, entrant par la gauche.
Que voulez-vous, maître?[B]
COSTER.
Que tu aides Martha à emporter cette table.
FRIÉLO, enlève la chaise de gauche: Gutenberg écarte celle de droite.
Avec plaisir.
COSTER, à Martha.
Mon enfant, le déjeuner est fini, et Friélo t'attend, pour desservir.
MARTHA, sortant comme d'un rêve.
Ah!...
Elle emporte la table, avec Friélo, et sort, avec lui, par la gauche.—Gutenberg la suit des yeux.
[A] Coster, Gutenberg, Martha derrière la table, au fond.
[B] Friélo, Coster, Martha, Gutenberg.
COSTER, GUTENBERG
COSTER.
L'heure que marque ce sablier (Il montra du doigt le sablier.) est solennelle, Jean; car elle va décider de notre bonheur à tous. J'ai cru comprendre que Martha ne t'est pas indifférente!
GUTENBERG, vivement.
Qui pourrait rester insensible à la grâce, à la beauté, à la candeur, de cette nature angélique? Ce que j'éprouve pour Martha, c'est plus que de l'amour, c'est de l'adoration[A].
COSTER.
As-tu révélé à Martha ce tendre sentiment?
GUTENBERG.
Non, car dans ma famille, on sait obéir au devoir, et refouler dans son cœur les désirs qu'on ne peut réaliser... Martha est riche, je suis pauvre. Elle entre à peine dans l'existence, et ma jeunesse s'est déjà à demi envolée. Elle a pour père le premier imagier de la Hollande, je ne suis moi, qu'un pauvre artiste... Voilà pourquoi j'ai gardé jusqu'ici en mon cœur le secret de cet amour.
COSTER.
Eh bien! Jean, si je venais te dire: «Tu peux aimer ma fille...» Et si, avec la main de Martha, je te livrais le fruit de ma pensée, c'est-à-dire le procédé qui a servi à imprimer ces livres? (Il indique de la main les livres posés sur la bahut.) Si je te disais: «Sois doublement mon enfant, et par l'affection et par l'intelligence... Que me répondrais-tu?»
GUTENBERG.
Vous me donneriez à la fois et la main de Martha et le secret de l'imprimerie?
COSTER.
Oui, mon fils... (Il lui serre la main.) puisque je veux t'appeler ainsi.
GUTENBERG.
Ah! messire, tous mes vœux sont donc comblés!
COSTER.
Quand je pense que j'ai pu être jaloux de toi!
GUTENBERG.
De moi?
COSTER.
Oui, lorsque tu arrivas ici, tu te présentas avec la recommandation du prince électeur, l'archevêque de Mayence, et comme l'auteur d'un procédé mécanique pour imiter les manuscrits. J'eus peur, un moment, je l'avoue, que ta découverte ne fût rivale de la mienne. Mais cette crainte fit place à une satisfaction immense, lorsque je vis que tu n'employais que des planches de bois sculptées en relief!... (Avec dédain.) Des planches de bois sculptées!
GUTENBERG.
Je sais combien ce procédé est imparfait, messire, mais, je n'en connais pas d'autre, et je ne peux comprendre encore le moyen merveilleux que vous avez trouvé... Et vous me livreriez ce secret?
COSTER.
Oui, le jour de ton mariage.
GUTENBERG.
Comment vous prouver ma reconnaissance?
COSTER.
En faisant le bonheur de Martha.
Il lui prend les mains.
GUTENBERG.
Ah! venez![B] Allons la trouver. C'est devant vous que je veux lui jurer un amour éternel.
[A] Coster, Gutenberg.
[B] Gutenberg, Coster.
Les Mêmes, FRIÉLO
FRIÉLO, arrêtant Gutenberg, au moment où il va sortir par la gauche, avec Coster.
Maître, une dame voilée demande à vous parler.
GUTENBERG.
C'est sans doute quelque étrangère qui vient acheter des missels... Montre-lui les plus beaux, Friélo, et prie-la de vouloir bien m'attendre. (À Coster.) Venez, messire, je ne veux pas retarder le moment de vous entendre répéter à Martha les paroles qui assurent le bonheur de ma vie.
Gutenberg et Coster sortant ensemble, par la gauche.
FRIÉLO, puis ANNETTE, voilée
FRIÉLO, parlant à la cantonade, à Annette, qui entre par le fond.
Par ici, damoiselle, par ici. (À Annette, qui entre et regarde autour d'elle.—À part.) Je ne connais pas cette acheteuse. (Haut.) Vous n'êtes pas de Harlem, n'est-ce pas, damoiselle[A]?...
ANNETTE.
Non, j'arrive de Mayence, et je voudrais parler à messire Jean Gutenberg.
FRIÉLO.
Messire Jean Gutenberg n'est pas là, en ce moment; mais, si vous désirez acheter des livres d'heures, je puis vous en montrer.
ANNETTE, sans l'écouter, à elle-même.
C'est donc ici que Gutenberg oublie ses serments et renie sa patrie?
FRIÉLO.
Est-ce un psautier fleurdelisé, qu'il vous faut? Je puis vous faire voir des psautiers.
Il va prendre un psautier, et l'apporte.
ANNETTE, sans l'écouter, à elle-même.
La richesse et le bonheur l'attendent dans sa ville natale; et il préfère rester à travailler, obscur et pauvre, au fond d'une imagerie de la Hollande! Il y a là-dessous un mystère!
FRIÉLO.
Si vous souhaitez une Bible en gros caractères, avec des encadrements, nous avons de fort belles Bibles!
Il va prendre une Bible, et l'apporte.
ANNETTE, sans l'écouter, à elle-même.
Ce mystère, je le découvrirai!
FRIÉLO, présentant à Annette un missel.
Tenez, damoiselle, voilà un missel rempli d'images... Si vous voulez le feuilleter.
ANNETTE, repoussant le missel.
Je ne suis pas venue pour acheter des missels! (Friélo remet le missel au vitrage.) Je vous l'ai dit, je viens pour parler à Jean Gutenberg. Il n'est pas là, je l'attendrai!
Elle s'assied à gauche, près du guéridon, et ôte son voile.
FRIÉLO, la reconnaissant.
Ah! mon Dieu! c'est damoiselle Annette de la Porte-de-Fer! Que vient-elle faire ici?... Le temps est à l'orage... Sauve qui peut!
Il sort par la droite.
ANNETTE, seule.
Serait-il retenu dans les griffes du diable... je saurai l'en arracher!
[A] Annette, Friélo.
ANNETTE, MARTHA, entrant par la gauche
MARTHA.
Il m'a dit: «Je vous aime!» Mon père a ajouté: «Tu peux l'aimer!» Et devant tant de bonheur, je m'arrête, étonnée et craintive... (Apercevant Annette.) Ah! damoiselle!...
Elle fait une révérence.
ANNETTE, se levant, et toisant Martha avec méfiance.
Qui es-tu, mignonne[A]?
MARTHA, avec dignité.
Je m'appelle Martha, et je suis la fille de Laurent Coster, le maître de cette imagerie... Voulez-vous une belle image, représentant les anges du paradis, ou un almanach, avec messire saint Jacques, prieur de l'ermitage de Compostelle?
ANNETTE, brusquement.
Non, ce n'est pas là ce que je veux.
MARTHA.
Eh bien, damoiselle, Jean va venir; et mieux que moi, il trouvera dans l'imagerie, de belles miniatures qui vous plairont.
ANNETTE, vivement.
Jean, dites-vous? Quel Jean?... Serait-ce messire Jean Gutenberg, de Mayence?
MARTHA.
Oui, damoiselle.
ANNETTE, avec véhémence.
Je trouve étrange que vous osiez parler avec cette familiarité d'un homme qui n'est ni de votre pays, ni de votre famille!
MARTHA, s'excusant.
Mais, damoiselle, Jean Gutenberg est le contre-maître de cet atelier... mon père lui a accordé ma main, et je vais l'épouser.
ANNETTE.
L'épouser?... Toi?... (Lui prenant brusquement les mains, et l'amenant au milieu du théâtre). Fille de Laurent Coster, sais-tu qui je suis?... Je suis, depuis huit ans, la fiancée de Jean Gutenberg. (Mouvement de Martha.) Et grâce à sainte Anne, ma patronne, j'arrive ici à temps pour faire valoir mes droits.
MARTHA.
Vos droits? Mais Gutenberg m'a juré un amour éternel.
ANNETTE.
C'est possible; mais à la Pâques fleuries de 1437, c'était à moi qu'il jurait un amour éternel. Ce jour-là, il passa à mon doigt, un anneau... «Ennel, me dit-il, voilà l'anneau d'argent des fiançailles. Je le remplacerai bientôt par l'anneau d'or du mariage.» Il y a huit ans de cela!... Je viens réclamer l'anneau d'or.
MARTHA, douloureusement, s'appuyant sur le dossier de la chaise, à gauche.
Mon Dieu!
ANNETTE.
Jean n'a pu te dire une seule parole d'amour qu'il ne me l'aie déjà dite à moi-même (Martha s'affaisse sur la chaise.) Il ne peut te faire un serment qu'il ne m'ait déjà fait. Et si ses yeux se fixent tendrement sur les tiens, c'est qu'ils ont conservé le reflet de mes yeux... J'ai été la passion et l'orgueil de sa jeunesse... Jamais il ne t'aimera autant qu'il m'a aimée... Pourrais-tu faire revivre en son cœur les souvenirs d'un premier amour? Pourrais-tu lui rappeler les danses du dimanche, dans la salle de la maison du Taureau-Noir, les promenades du soir, au bord de notre grand fleuve, et les doux refrains que nous chantions ensemble aux veillées de l'hiver? Pourrais-tu l'aimer comme je l'ai aimé?... comme je l'aime encore?
MARTHA, se levant.
J'aime assez Gutenberg pour lui faire le sacrifice de ma vie!
ANNETTE.
Fais-lui le sacrifice de ton amour, c'est plus simple.
Elle passe à droite[B].
MARTHA.
S'il me fallait renoncer à lui, j'en mourrais.
ANNETTE.
Oui, mais Gutenberg vivrait pour la postérité!
MARTHA, anxieuse.
Que voulez-vous dire?
ANNETTE.
Écoute, jeune fille, celui que nous aimons toutes les deux a reçu du ciel le don du génie... C'est son génie qu'il faut aimer. Ton tranquille amour amollirait son âme; tandis que moi, je saurai le conduire à la fortune, à la gloire, à l'immortalité.
MARTHA.
Et moi, damoiselle, je l'aurais conduit au bonheur.
ANNETTE.
Ah! sache-le bien, toute lutte contre moi est impossible... J'aime Gutenberg sous la foi des serments; je l'aime de toute la force de mon droit, et rien, entends-tu, rien ne pourra m'empêcher de l'épouser.
MARTHA, s'incline et se dirige vers la porte de gauche.
C'est bien, damoiselle, Gutenberg décidera entre nous deux. (Pleurant.) Ah! mon Jean adoré!
Elle sort.
ANNETTE, seule, elle hausse les épaules.
Elle prétend aimer Gutenberg, et elle n'a rien dit de ses travaux, de son art, de son génie!... Elle prétend l'aimer, et elle courbe la tête, elle pleure, elle s'enfuit!... Ce n'est qu'une enfant.
[A] Martha, Annette.
[B] Martha, Annette.
ANNETTE, GUTENBERG, il entre par la gauche, deuxième plan
GUTENBERG[A].
Friélo m'a dit qu'une étrangère me demandait.
ANNETTE, à part.
Lui!... (Se retournant. Haut.) L'étrangère, c'est moi!
GUTENBERG, stupéfait.
Annette!
ANNETTE.
Vous ne m'attendiez pas?
GUTENBERG.
Non, je l'avoue... Et quel motif vous amène?
ANNETTE.
Vous le demandez?... (Tendrement et presque bas, se rapprochant de Gutenberg.) Tu le demandes?
GUTENBERG, embarrassé.
Vous ne m'avez jamais écrit, Annette; et, ne recevant de vous aucune nouvelle, j'ai cru que vous m'aviez rendu ma liberté.
ANNETTE.
Mais vous-même, vous ne m'avez jamais écrit, et je ne vous ai pas fait l'injure de douter de votre fidélité.
GUTENBERG, avec désespoir.
Ah! si j'avais reçu une seule lettre de vous!
ANNETTE.
Je n'avais pas promis d'écrire, j'avais promis d'agir, j'ai agi... «Ma vie appartient à l'art que j'ai créé,» m'as-tu dit, en quittant Mayence. Eh bien! si je suis venue à Harlem, c'est pour te soustraire à un labeur ingrat et subalterne; c'est pour te rendre à ton art.
GUTENBERG.
Je ne vous comprends pas.
ANNETTE.
Je vais m'expliquer... Vous savez que ma famille occupe un rang élevé à Strasbourg. Là, grâce à l'influence de l'échevin, mon oncle, j'ai décidé trois de nos amis, Jean Riff, André Dritzen, et André Heilmann, à s'associer avec toi, pour créer l'art nouveau de l'imprimerie. (Mouvement de Gutenberg.) Il y a près de Strasbourg, à la montagne verte, un vieux couvent abandonné. Ses murs silencieux se cachent sous un épais manteau de mousse. Les oiseaux font, sans bruit, leurs nids, sous ses ombrages, et tout autour, un ruisseau glisse doucement à travers la prairie. Le couvent de Saint-Arbogast est le refuge tranquille que j'ai choisi pour te servir d'atelier. C'est là que tu pourras, en toute sécurité, te livrer, avec tes trois amis, au perfectionnement de ton art. (Mouvement de Gutenberg.) Tes premiers essais à Mayence ont fait naître des défiances, des menaces! Il faut donc, pour assurer le succès de ton œuvre, travailler dans l'ombre. Tes futurs associés y sont bien décidés. Vous serez censés former une société pour exploiter quelque industrie. Riff étant marchand de papiers, Dritzen fabricant de miroirs, et toi, orfèvre, la chose sera toute simple. Cent soixante florins vous seront comptés le jour de ton arrivée à Strasbourg, afin que tu puisses te mettre à l'œuvre sans retard... Et maintenant hésiteras-tu à me suivre? Quel est ici ton avenir? Qu'as-tu appris? qu'as-tu recueilli, depuis cinq ans, que tu vis en Hollande, sous les ordres d'un vieil imagier?
GUTENBERG.
Dites-moi, Annette, avant de récolter, n'est-il pas d'usage d'ensemencer? et ne doit-on pas préparer le terrain avant les semailles?
ANNETTE.
D'accord.
GUTENBERG.
Eh! bien, le moment de la moisson est arrivé pour moi. (Il prend les livres sur le bahut, et les lui montre.) Voyez ces livres, imprimés par Laurent Coster. Ne laissent-ils pas bien loin mes pauvres feuillets de Mayence? Ne trouvez-vous pas leurs caractères nets, précis, admirables? Eh! bien, ce matin même, maître Coster m'a promis de me révéler le secret de son art. Ce secret, Annette, vaut mieux que l'or de mes amis de Strasbourg. Remerciez-les donc pour moi, et dites-leur que je reste à Harlem, à Harlem, le berceau de l'imprimerie.
ANNETTE, froidement.
Vous oubliez de me dire une chose, Jean, c'est qu'en vous promettant son secret, Coster vous promet aussi la main de sa fille. (Se dressant devant Gutenberg.) Et moi, je ne compte donc pour rien?... Vous avez cru pouvoir me jurer un amour éternel, puis m'abandonner, me renier, et donner votre nom à une étrangère? Heureusement, la tendre et timide Ennel est devenue une femme énergique et résolue? Reconnaissez-vous cette promesse de mariage. (Elle lui montre un parchemin, qu'elle retire de son corsage.) Ignorez-vous que cet écrit me donne le droit de vous poursuivre en tous lieux, et de vous imposer ma main? Voulez-vous que j'aille trouver les juges, et préféreriez-vous le scandale d'un procès à l'association honorable que je viens vous proposer?
GUTENBERG, se laissant tomber sur une chaise, près du guéridon, et posant sa tête sur sa main.
Ah! doux mirage d'un bonheur paisible, qu'êtes-vous devenu? Vers quels horizons lointains vous êtes-vous à jamais envolé?
ANNETTE, posant la main sur son épaule.
Tu crois aimer la fille de Laurent Coster, tu te trompes. Un jour viendra où tu comprendras que Martha n'est qu'une de ces poupées charmantes dont l'unique rôle est d'embellir le logis... Crois-moi, ce n'est pas un de ces timides anges du foyer qu'il te faut pour compagne: c'est une femme énergique et fière, qui puisse s'associer à tes pensées, encourager tes travaux, te soutenir dans tes luttes, applaudir à tes succès...
GUTENBERG, se levant.
Quitter Martha, me serait impossible. Annette, je vous en supplie, n'exigez pas de moi ce sacrifice.
ANNETTE, amèrement.
Vous m'aimiez bien aussi, à la Pâques fleuries de 1437! Je veux apprendre à Martha la durée de vos serments. Je veux lui montrer la promesse de mariage écrite, il y a huit ans, par la main que vous lui offrez aujourd'hui.
GUTENBERG.
Ah! Annette! par pitié! pas un mot à Martha! Son âme est frêle et délicate. Qu'elle ignore les chaînes qui m'attachent à vous.
ANNETTE.
Je garderai le silence, mais à une condition. Adressez vos adieux à Martha, écrivez-lui et partons. (Elle donne une plume à Gutenberg, qui s'assied près du guéridon. Annette penchée sur son épaule, le regarde d'un air inspiré.) Sache-le, Jean, ce n'est pas un sentiment égoïste, ce n'est pas une jalousie mesquine, ce n'est pas un calcul personnel, indigne de mon cœur, qui m'ont conduit vers toi. La passion qui m'anime est plus sainte et plus ardente que l'amour même. Ce qui me fait abaisser mon orgueil à les pieds, c'est ma foi, c'est mon enthousiasme, pour ton art et pour ton génie. (Elle se penche vers lui et, peu à peu, se met à genoux à sa droite.) Reviens dans notre vieille Allemagne. Qu'as-tu besoin du secret de Coster? Ne sauras-tu pas trouver toi-même ce qu'il a découvert? Voudrais-tu que l'art de l'imprimerie, déjà conçu dans ton esprit, aux jours de ta jeunesse, eût deux pères, au lieu d'un, et partager avec un autre l'honneur d'une aussi noble invention? (Elle se relève.) Vois-tu, Jean, la meilleure partie de l'âme d'un artiste passe dans son œuvre. Travaille, et cherche toi-même à pénétrer un secret dont la découverte rendra ton nom immortel!
Gutenberg qui a relevé peu à peu la tête, écoute attentivement et se lève.
GUTENBERG[B].
Ta voix me rend à l'honneur; elle me rappelle dans ma patrie. Le cœur de l'artiste est tissu de cordes sensibles, que le moindre choc fait vibrer: elles dormaient en moi, tu les as réveillées!... Annette, je consens à te suivre!
Il écrit.
ANNETTE.
Merci pour toi-même, Jean! Ce que tu traces en ce moment c'est le premier sillon de ta gloire. (À part.) Je savais bien que je te ramènerais.
GUTENBERG, lui montrant la lettre.
On remettra à Martha cette lettre, après mon départ.
ANNETTE, prenant vivement la lettre.
Je me charge de la faire parvenir... Et maintenant je vais tout disposer pour notre départ.
Elle sort par la gauche.
GUTENBERG, seul.
Et en perdant Martha, je perds aussi le secret de l'imprimerie. Tout m'accable à la fois!
Il s'assied à droite, accablé.
[A] Gutenberg, Annette.
[B] Gutenberg, Annette.
GUTENBERG, COSTER, entrant par le fond
COSTER.
Non!... en même temps qu'il t'avait promis la main de sa fille, le vieil imagier t'avait promis le secret de son art. Il tiendra sa parole... Tu ne peux plus épouser Martha, ma fille vient de me le déclarer en pleurant; mais tu restes toujours mon élève bien-aimé... Je veux que dans l'avenir, les noms de Coster et de Gutenberg soient unis, comme le furent leurs cœurs... Je suis vieux, la mort me menace: c'est à toi que je laisse le soin de continuer et de faire vivre éternellement mon œuvre. (Il lui remet un rouleau de parchemin.) Tiens! voilà le secret de Coster, voilà le secret de l'imprimerie! Tu trouveras dans cet écrit, l'explication complète de cet art, qui se résume dans les caractères mobiles, que j'ai le premier inventés et appliqués à composer des livres. Mais mon invention a besoin de grands progrès. Je m'en rapporte, pour la développer et la perfectionner, à ton naissant génie.
GUTENBERG.
Merci, Laurent Coster! Je partirai puisqu'il le faut, mais mon âme restera ici! Ah! nous étions tous si heureux ce matin!
COSTER.
Le bonheur, mon fils, n'est pas fait pour nous, inventeurs et savants! Le ciel ne t'a pas envoyé sur la terre pour goûter les charmes de l'existence. Il t'a envoyé pour consacrer les forces de ton corps à un travail opiniâtre, et pour livrer ton âme à toutes les souffrances... À ceux qui cherchent, à ceux qui pensent, à ceux qui créent, reviennent les difficultés, les tortures, les amertumes de la vie. À eux la jalousie des grands, la haine des petits, le mépris des ignorants. Mais à eux aussi le rayon divin qui réchauffe, élève et fortifie les âmes. À eux les nuits sans ténèbres, illuminées par le travail et l'espérance. À eux les illusions suprêmes, qui donnent à l'esprit une jeunesse éternelle. À eux les joies de l'artiste, les extases du poète et le sourire des anges!... Pars, Gutenberg! Pendant que je m'endormirai de l'éternel sommeil, tu traceras le sillon glorieux dans lequel l'humanité doit marcher aux siècles à venir!...
GUTENBERG.
Merci, Laurent Coster. Je jure d'achever votre œuvre, et de répandre par toute la terre le trésor que vous léguez, par mes mains, à la postérité!
Il sort par le fond.
COSTER, MARTHA, entrant par la gauche
COSTER.
Te voilà toute triste, ma chère enfant![A]
MARTHA.
Oui, ces préparatifs de départ, que je viens de voir, l'air embarrassé de Friélo, et cette lettre qu'il m'a remise, en s'empressant de me quitter aussitôt, tout cela m'émeut et m'inquiète... Qui peut m'écrire?... L'écriture de Gutenberg!... Ah! ma main tremble, et je puis à peine lire... (Lisant.) «Chère Martha... c'est le cœur déchiré que je vous adresse ces lignes; mais un serment m'oblige à retourner immédiatement à Mayence! Adieu donc, et pour toujours! Dieu fasse que je survive à ma douleur!...» (Elle laisse tomber la lettre.) Ah! mon père! (Ou entend un bruit de grelots.) Il est parti!... Je ne le reverrai plus!...
Elle se jette dans ses bras.
[A] Martha, Coster.
LE COUVENT DE SAINT-ARBOGAST, À STRASBOURG.
Une salle voûtée du couvent de Saint-Arbogast.—Au fond, une porte.—À gauche, un bureau couvert de papiers et d'épreuves d'imprimerie.—À droite, au fond, en pan coupé, une fenêtre, et près de la fenêtre, une presse d'imprimerie.—Au premier plan, à droite, une casse.—Portes latérales.—Une cloche près de la porte du fond, avec sa corde.
ANDRÉ DRITZEN, GUTENBERG, FRIÉLO, Ouvriers imprimeurs
Au lever du rideau, trois ouvriers tirent des feuilles à la presse, deux autres sont debout, devant la casse d'imprimerie, à droite, et composent. Deux autres, à gauche, au fond, près de la porte latérale, serrent des formes, à coups de marteau.—Gutenberg est assis devant le bureau et Dritzen se tient debout, devant le même bureau. Friélo est près de la presse.
Un ouvrier arrivant de droite, premier plan, porte une épreuve à Friélo, qui la remet à Dritzen[A].
FRIÉLO.
Maître, voici les épreuves de la composition d'hier.
DRITZEN.
C'est bien! (Il la parcourt des yeux.) Descendez-les à Riff, pour la correction.
L'ouvrier sort par la gauche, deuxième plan, avec les épreuves.—Un deuxième ouvrier, qui était occupé au fond, à droite, à tirer des épreuves à la presse, remet une feuille à Friélo, qui la porte à Dritzen.
FRIÉLO.
Maître, l'encre du tampon ne prend plus sur le papier.
DRITZEN.
Prenez le pot de l'encre de Leipzig tenue en réserve. Allez et dépêchez-vous.
Le deuxième ouvrier sort par la gauche, deuxième plan.—Un troisième ouvrier, arrivant par le fond, remet à Friélo un papier, que Friélo donne à Dritzen.
FRIÉLO.
Maître, il est impossible de serrer les formes: les cadres sont trop larges.
DRITZEN.
Ne pouvez-vous pas réduire votre cadre?
FRIÉLO.
On n'a pas les outils nécessaires.
DRITZEN.
Nous allons voir cela.
Il sort par le fond, avec le troisième ouvrier.
FRIÉLO, quittant la presse au fond à droite.—À Gutenberg.
On a tiré deux cents feuilles; faut-il continuer?
GUTENBERG.
Non, c'est assez!
Friélo revient à la presse.
DRITZEN, rentrant par la fond.—À Gutenberg.
Mon cher Jean, voici un contre-temps: un de nos ouvriers veut absolument partir.
GUTENBERG, toujours assis à la table, à gauche.
Quel est cet ouvrier?
DRITZEN.
Pierre Scheffer.
GUTENBERG.
Ce jeune calligraphe qui nous est venu de Mayence?
DRITZEN.
Oui; et il va bien nous manquer, car il n'a pas son égal pour le dessin des lettres gothiques et ornées qui servent de modèles à nos graveurs de caractères.
GUTENBERG.
Sans compter qu'il y a un véritable danger pour nous à le laisser sortir. Le lui as-tu bien fait comprendre? Lui as-tu rappelé le serment qu'il a fait en entrant ici?
DRITZEN.
Je lui ai dit tout ce qui pouvait l'empêcher de partir; mais rien n'a pu changer sa résolution!... Du reste, il est là... Je lui ai fait dire que nous l'attendions ici. Tu pourras lui parler à ton tour.
GUTENBERG.
Eh bien! fais-le venir.
DRITZEN, parlant à la cantonade.
Entre, Pierre Scheffer.
[A] Gutenberg, Dritzen, ouvriers, Friélo.
GUTENBERG. ANDRÉ DRITZEN, FRIÉLO, Ouvriers, PIERRE SCHEFFER, entrant par le fond
GUTENBERG, il se lève[A].
C'est donc toi, Pierre Scheffer, qui veux nous quitter et abandonner tes camarades, au moment où notre œuvre touche à sa fin?
SCHEFFER.
Pardonnez-moi, maître, mais il m'est impossible de rester plus longtemps ici.
GUTENBERG.
Comment ne peux-tu supporter le régime auquel se soumettent tous les autres ouvriers? N'as-tu pas juré, en entrant ici, de n'en pas sortir avant que nous t'ayons rendu la liberté? Ne trouves-tu pas dans les salles, les cours, les jardins de ce vaste couvent, les moyens de repos et de distraction, quand ils te sont nécessaires. Es-tu mécontent du salaire convenu? Je peux l'augmenter, si tu le désires; mais, je t'en conjure, ne donne pas l'exemple de la désertion. Tu sais que les accusations de sorcellerie qui ont accueilli nos premiers essais à Mayence, nous poursuivent à Strasbourg, et que nous sommes forcés de dérober aux yeux du monde notre travail et notre entreprise, jusqu'au moment, peu éloigné du reste, où nous pourrons montrer nos livres imprimés, les répandre, et repousser ainsi, par la simple vue de nos productions, des soupçons ridicules et odieux. C'est pour cela que tous nos ouvriers ont consenti à s'enfermer avec nous, dans ce couvent abandonné. C'est pour cela qu'ils n'en sortent, ni jour ni nuit, et qu'ils ne rentreront à Strasbourg qu'au jour de l'achèvement de notre œuvre. Voudrais-tu donc, ami Scheffer, (Il lui met la main sur l'épaule.) donner seul le triste exemple de la défection[B]?
SCHEFFER.
Vos paroles me remuent le cœur, maître!... Mais je suis forcé d'insister, pour vous demander ma liberté. Un avis m'est parvenu, m'annonçant que ma mère est au lit de mort, et qu'elle demande à me voir et à m'embrasser à ses derniers instants. Voilà pourquoi je viens vous supplier de me laisser partir.
Gutenberg et Dritzen se consultant à voix basse.
DRITZEN.
Eh bien! puisque c'est le vœu d'une mourante qui t'appelle, tu partiras. Mais avant de nous quitter, tu vas jurer sur l'évangile (Dritzen va prendre l'évangile, et le tient ouvert sur ses deux mains.) que tu ne révéleras à personne ce que tes yeux ont vu dans ce couvent, ce que tes mains ont fait dans cet atelier.
SCHEFFER, étendant la main sur la Bible.
Sur l'Évangile ouvert, devant Dieu qui m'entend, je vous jure, Jean Gutenberg, je vous jure André Dritzen, de ne révéler à qui que ce soit au monde, ce que mes yeux ont vu dans ce couvent, ce que mes mains ont fait dans cet atelier.
GUTENBERG.
C'est bien, Scheffer, tu peux partir, (Scheffer s'incline et sort par le fond. Dritzen remet l'évangile sur le bureau.—Un ouvrier vient sonner la cloche.) Voilà la cloche qui appelle les ouvriers au repas du soir. Allez, mes enfants, allez au réfectoire. (Les ouvriers sortent par le fond gauche. Dritzen les suit. À Friélo, qui est resté à droite, premier plan, occupé à travailler devant la casse.) Eh! bien, Friélo, tu ne suis pas tes camarades? Tu ne veux pas prendre ta part du souper en commun?
FRIÉLO.
Je n'ai pas faim, maître Jean; je n'ai jamais faim, depuis que je suis enfermé dans ce sombre couvent, sans pouvoir en franchir le seuil. Je pense que la jolie Rosette se désole, que la jeune Gretschen m'accuse d'inconstance et que la belle madame Marsh déssèche sur pied... Et tout cela m'ôte l'appétit... J'aime mieux rester à travailler, puisqu'il n'y a pas d'autre manière de s'amuser ici.
GUTENBERG, va à son bureau. Friélo le suit.
Eh! bien, (Il lui donne une forme de caractères.) voici des lignes à distribuer!
FRIÉLO, prenant la forme, et allant à la casse, à droite.
Allons, autant cela qu'autre chose! Je vais distribuer, comme vous dites. (Distribuant les lettres dans la casse.) A (Il jette la lettre dans la casse.) O (Il jette la lettre dans la casse.) R. S. T... Comme c'est amusant!... (Prenant une lettre.) Le voilà donc, ce fameux secret, que maître Laurent Coster vous a si noblement révélé, malgré l'affront que vous lui aviez fait de refuser la main de sa fille!... Des lettres mobiles, en métal, et ornées d'une queue aussi longue que celle d'une poêle, voilà le secret de l'imprimerie.
GUTENBERG.
Oui, monsieur Friélo, des lettres mobiles en métal, et posées à l'extrémité d'une queue... comme vous le dites, voilà le secret de l'imprimerie; et ce secret est plus précieux que tous les joyaux de la couronne d'Allemagne.
FRIÉLO, distribuant toujours les lettres.
J'ignore ce qu'elles vous rapporteront un jour, mais jusqu'ici, depuis votre association avec vos trois amis, elles ne vous ont causé que beaucoup de dépenses, et votre réclusion dans ce couvent, où vous tremblez sans cesse que l'on vienne vous surprendre, pour vous accuser d'un travail diabolique, d'une œuvre de sorcellerie, que menacent les foudres de la sainte église romaine... Qu'est devenu le temps où, libres et joyeux, nous n'avions d'autre souci que de ciseler, en chantant, de riches bijoux, pour les belles filles de Mayence?... Aujourd'hui, nous passons ici nos journées, vous à tailler et à fondre des moules de lettres, vos ouvriers à en composer des lignes, et moi à les distribuer dans ces casses... Ah! c'était bien la peine de travailler nuit et jour, de suer sang et eau, de vous mettre enfin la cervelle à l'envers, pour venir vous cacher derrière les murs de ce triste couvent.
GUTENBERG.
Un peu de patience, Friélo, et tu verras l'invention de l'imprimerie faire ma fortune et ma gloire.
FRIÉLO.
A-t-elle fait la fortune de Laurent Coster?
GUTENBERG.
Non, car les caractères qu'employait Laurent Coster étaient en fonte, c'est-à-dire cassants. Ils déchiraient le papier et s'écrasaient sous la presse; tandis que ceux-ci, (Il prend des caractères et vient en scène.) composés d'un alliage de plomb et d'antimoine, ont le degré convenable de dureté et de souplesse... L'avenir de l'imprimerie est tout entier dans cet alliage, Friélo! Seulement, mon invention ressemble à une dérision de la fortune, puisque je suis forcé de la dérober à tous les yeux, jusqu'au moment où je pourrai montrer publiquement nos livres imprimés... Ce qui me rend triste et rêveur, ami Friélo, ce n'est pas la crainte d'être surpris dans mon mystérieux travail, c'est le souvenir de mon amour perdu!...
FRIÉLO.
Cependant, puisque vous avez épousé damoiselle Annette, il me semble que vous devriez oublier la fille de l'imagier de Harlem... Vous me direz peut-être que, moi aussi, je pense à la jolie Rosette, à la jeune Gretschen, et même à la sensible madame Marsh: c'est possible, mais je n'ai épousé aucune des trois.
GUTENBERG.
Ah! Friélo, jamais je n'oublierai ma douce Martha.
FRIÉLO.
Mais voilà mon travail terminé; je puis aller rejoindre mes camarades au réfectoire. Ils vont se lever de table; je ne trouverai que des croûtes et des noisettes.
Il sort par la gauche.
[A] Gutenberg, Scheffer, Dritzen.
[B] Dritzen, Gutenberg, Scheffer.
GUTENBERG, seul. Il s'approche de la croisée de droite.
Oui, là-bas, bien loin, sous le sombre ciel de la Hollande, au fond d'un triste atelier, languit, comme une pauvre fleur privée de soleil, la tendre enfant dont le souvenir rayonne en mon esprit, comme une vision céleste. Mon amour pour celle que je ne dois plus revoir, et mon indifférence pour celle qui s'est attachée à ma destinée, feront-ils donc toujours le tourment de ma vie?
Il reste la tête appuyée sur la main.—La nuit arrive.
GUTENBERG, puis MARTHA
MARTHA, en longue robe blanche de laine. Elle entre par le fond; elle s'avance lentement, et s'arrête au milieu du théâtre, éclairée par les rayons de la lune qui viennent de la croisée ouverte.
GUTENBERG, regardant Martha avec surprise, et se levant. Avec émotion.
Si c'est une vision, prolongez-la, Seigneur! Ne la faites pas disparaître avant que je lui aie dit mes souffrances, et qu'elle m'ait accordé son pardon.
MARTHA.
Ce n'est pas un rêve, c'est bien moi, c'est Martha[A].
GUTENBERG.
Mais comment se fait-il?...
MARTHA.
N'ayant pu vous appartenir, j'ai voulu appartenir à Dieu!... Il y a un an, je perdis mon père.
GUTENBERG.
Eh! quoi! Laurent Coster, mon maître?...
MARTHA, tristement.
J'ai reçu son dernier soupir... Et rien ne me retenant à Harlem, sachant que vous avez épousé Annette de la-Porte-de-Fer, j'entrai au couvent de Sainte-Claire de Mayence...
GUTENBERG.
Religieuse!... (À part.) Ah! elle est perdue pour moi.
MARTHA.
Je n'ai pas encore prononcé mes vœux, je suis simple novice, et notre sainte abbesse m'envoie souvent de Mayence à Strasbourg, secourir des malheureux. Je vois quelquefois à Mayence, votre sœur Hébèle, et nous parlons de vous. Elle m'a dit qu'un avenir brillant de fortune et de gloire vous attend ici; elle ne m'a rien dit de votre bonheur.
GUTENBERG.
Depuis que je vous ai quittée, Martha, j'ai renoncé à l'espoir d'être jamais heureux. Qu'avez-vous pensé de mon brusque départ? (Tristement.) Vous m'avez accusé d'ingratitude, de trahison.
MARTHA.
Vous accuser! Pourquoi? Les serments qui vous liaient à Annette, n'étaient-ils pas antérieurs à votre séjour en Hollande? Croyez-le bien, Jean, après votre départ, votre image me souriait encore; je lui parlais, elle était devenue ma confidente et ma compagne.
GUTENBERG.
Ah! chère Martha!... que votre voix est douce! Parlez, parlez encore.
MARTHA.
Nous avions fait ensemble un doux rêve, oublions-le.
GUTENBERG.
Est-ce bien toi, Martha, qui m'ordonnes de t'oublier. T'oublier? Est-ce possible?
MARTHA.
Ne me faites pas regretter d'avoir eu confiance en votre loyauté. Écoutez-moi, Jean, je ne suis pas venue pour vous rappeler l'amour de nos jeunes années; car nos cœurs ne nous appartiennent plus... Le vôtre est à Annette, le mien est à Dieu... Mais je viens vous dire de ne pas vous abandonner à la tristesse, au désespoir. Annette est une femme à l'âme forte et résolue. Elle vous guidera, vous soutiendra dans les difficultés et les périls de votre carrière. Je ne suis, moi, qu'une humble servante de Dieu; mais mon cœur ne se détachera jamais de celui qui fut l'amour de ma jeunesse. Je veillerai sur vous, je prierai Dieu pour qu'il écarte de votre chemin les embûches et les trahisons. Je serai l'ange gardien de votre vie. Je vous éclairerai de mes conseils... Et je viens commencer dès aujourd'hui... Apprenez qu'une conspiration secrète vous menace. Fust, l'argentier de Mayence, dont vous avez, peut-être à tort, dédaigné les offres, est animé contre vous d'une violente haine, et il travaille sourdement à votre perte. Il a juré de s'emparer, par ruse ou par violence, du secret que vous avez refusé de lui communiquer, et tous les moyens lui seront bons pour vous attaquer, car il est méchant et impitoyable. Il fait circuler dans Strasbourg, des bruits calomnieux contre l'œuvre que vous poursuivez à l'ombre de ce cloître. Il prétend qu'il se trame sous ses arceaux, une œuvre de magie; et déjà, dit-on, le tribunal criminel de Strasbourg est entré en campagne... C'est pour cela que je suis venue vous dire: «Veillez, car vos ennemis s'agitent et vous menacent.»
GUTENBERG.
Merci, chère Martha, merci de votre bon avis.
MARTHA.
Et maintenant il faut nous séparer. Persévérez dans l'entreprise glorieuse qui sera l'honneur de votre vie. Mon père vous a légué le secret de l'imprimerie. Marchez sur ses traces, imitez-le. À votre tour, travaillez, cherchez, inventez... trouvez!... Adieu, Jean Gutenberg.
GUTENBERG.
De grâce, un moment encore!
MARTHA.
Le destin nous sépare ici-bas. Acceptons ses décrets. Les joies sont pour là-haut.
Elle montre le ciel, puis elle se dirige vers la porte et sort par le fond.
GUTENBERG.
Martha! Martha!
Il s'assied, accablé, à gauche, près de la porte du fond.
[A] Martha, Gutenberg.
GUTENBERG, assis près de la porte du fond, ZUM, LE PETIT ZUM. Il fait nuit.
ZUM, entrant par la fenêtre, à droite.
M'y voilà! À toi, petit frère.
LE PETIT ZUM, tiré par la main par Zum.
Et m'y voilà aussi! Merci, grand frère! Il s'agit d'abord de se reconnaître, car il fait ici, noir comme dans un four.
Il se heurte à un escabeau.
ZUM.
Tu as ta lanterne?
LE PETIT ZUM, il tire une lanterne allumée de dessous son manteau.
Voilà! (Le jour revient.) Tous les ouvriers sont au dortoir; nous pouvons nous cacher derrière quelque meuble, en attendant l'arrivée de nos compagnons.
ZUM.
Ah! commençons par le commencement.
Il monte sur un escabeau et coupe, avec son poignard, la corde de la cloche.
GUTENBERG, qui s'est levé, au bruit fait par Zum, en coupant la corde[A].
Qui va là? Quels sont ces hommes qui pénètrent ainsi par les fenêtres, quand tout dort dans le couvent?
ZUM.
Gutenberg!
GUTENBERG.
Tu ne t'attendais pas à me trouver là?
ZUM.
Non! mais qu'importe!... Tu nous demandes qui nous sommes? Tu ne nous as donc pas reconnus?
GUTENBERG.
Je ne connais pas les voleurs de nuit.
LE PETIT ZUM.
As-tu donc oublié l'émeute populaire de Mayence, du mois de juillet 1440, et les hommes qui criaient contre toi haine et vengeance!
ZUM.
Nous étions parmi ces hommes, moi et mon petit frère... que je te présente. (Le petit Zum salue.) Nous étions alors copistes à l'archevêché. Mais ta diable d'invention d'écriture mécanique nous a fait perdre notre métier; car sur le seul bruit de ton art prétendu, la moitié des copistes de Mayence a été renvoyée des couvents... Alors, nous nous sommes faits soldats. Nous sommes entrés, comme volontaires, dans les troupes du comte Adolphe de Nassau.
GUTENBERG.
L'ennemi de votre ville? le compétiteur de notre archevêque, Diether d'Yssembourg! Voilà du patriotisme!... Il est vrai que soldats volontaires, cela veut dire reîtres, bandits et pillards.
LE PETIT ZUM.
Peut-être; mais le métier de soldat a fini par nous ennuyer; et nous avons envoyé au diable la souquenille du reître.
ZUM.
Nous n'avons gardé que notre épée.
GUTENBERG.
Pour l'offrir à qui veut la payer?
LE PETIT ZUM.
Tu l'as dit[B]. Et sais-tu qui a accepté nos services?
GUTENBERG.
Vos services de spadassins et d'espions?
ZUM.
Comme tu voudras... c'est une personne de ta connaissance, mais non pas de tes amis... l'argentier Fust.
GUTENBERG.
Oui, je sais qu'il trame dans l'ombre quelque perfidie contre moi.
LE PETIT ZUM.
Et nous sommes ici pour le seconder.
GUTENBERG.
Mais, au fait, comment êtes-vous entrés? La porte est aussi solide que celle d'un château fort. Elle a herse, fossé et pont-levis, et de plus, deux guichets, auxquels se tiennent, jour et nuit, deux de nos hommes, demandant à ceux qui entrent ou qui sortent le mot d'ordre et la consigne. Je ne puis donc comprendre...
ZUM.
Dis-moi, Gutenberg, quand on enferme des oiseaux, est-il prudent d'ouvrir la porte de la cage?
GUTENBERG.
Que veux-tu dire?
LE PETIT ZUM.
Que ce matin, tu as ouvert la porte de ta cage, et qu'un de tes prisonniers s'est envolé. Or, l'oiseau est bavard; il a jasé.
ZUM.
Il a dit à notre maître, Fust, tout ce que notre maître voulait savoir: le mot d'ordre et la consigne, la manière de faire abattre herse et pont-levis, l'heure favorable pour pénétrer en ce mystérieux manoir, enfin le chemin à suivre pour arriver au pied de cette fenêtre.
GUTENBERG.
Ce matin, dites-vous? Mais ce matin, Pierre Scheffer seul a quitté le couvent, et Pierre Scheffer n'est ni un traître, ni un parjure. Il a juré devant moi, sur l'Évangile ouvert, de se taire sur tout ce qu'il a vu ici.
ZUM.
Pierre Scheffer ne s'inquiète guère de l'Évangile.
LE PETIT ZUM.
Il est juif.
Ils rient.
GUTENBERG.
Ah ça! mes drôles, est-ce que vous êtes fous, et moi aussi? Vous entrez chez moi par la fenêtre, au milieu de la nuit; vous me racontez tranquillement vos projets, et comment vous êtes attachés à l'entreprise de ruse et de brigandage qui me menace; et vous n'avez pas l'air de vous douter qu'à quelques pas d'ici, il a y trente ouvriers à ma solde, et que je n'ai qu'à sonner cette cloche, pour les faire accourir?
ZUM.
Nous le savons; essaie d'appeler.
GUTENBERG, il va à la corde de la cloche, qu'il trouve coupée.
Les misérables! Ils ont coupé la corde de la cloche. (Allant vers la porte de gauche.) N'importe, je vais chercher mon monde.
ZUM, tirant son poignard, et se plaçant devant la porte.
Si tu fais un pas, tu es mort! (Au petit Zum.) Et toi, petit frère, donne le signal à nos compagnons.
Le petit Zum détache la ceinture qu'il porte autour du corps, monte sur l'appui de la fenêtre de droite, et agite la ceinture.
LE PETIT ZUM.
Voilà, grand, frère!
ZUM, tenant toujours le poignard devant la poitrine de Gutenberg.
Et maintenant, va ouvrir cette porte à nos amis. Inutile, n'est-ce pas, d'enfoncer du dehors une porte, quand on peut l'ouvrir du dedans...
Le petit Zum sort par la porte du fond, et rentre avec tout le monde.
[A] Zum, Gutenberg, le petit Zum.
[B] Gutenberg, le petit Zum, Zum.
FUST. Entrée générale, Un Juge Criminel, Soldats, Un Juge Ecclésiastique. Les soldats se rangent au fond[A]
FUST.
Seigneur, juge criminel, Seigneur juge de l'officialité, j'avais pris, comme vous le voyez, toutes les mesures pour surprendre ici les preuves du travail secret auquel se livre Gutenberg, assisté de sa bande de complices. On travaille ici par le secours du diable! (Il montre les épreuves restées sur le bureau de Gutenberg.) Voyez ces pages et ces caractères, si parfaitement semblables les uns aux autres qu'il est impossible qu'ils proviennent de l'industrie humaine. Voyez ces lettres rouges, évidemment obtenues avec le sang de tous ces réprouvés, et dites-moi si ce n'est pas avec raison que j'ai dénoncé au tribunal ecclésiastique de Strasbourg, ainsi qu'au tribunal criminel, cette entreprise de sortilège et de magie. Je vous ai demandé, Seigneurs juges, d'en venir saisir les pièces et les auteurs. Vous voyez que je ne vous ai pas trompés!
PETIT ZUM, aux soldats, en leur désignant le côté gauche.
Par ici, mes amis!
FUST, à part.
Pierre Scheffer m'avait bien renseigné.
FRIÉLO, apparaissant à la fenêtre de droite, au-dehors.
Que se passe-t-il ici?... Des soldats, des juges! mon maître menacé! Vite au dortoir, pour appeler les camarades!
LE JUGE CRIMINEL.
Soldats, emparez-vous de cette presse, de ces caractères, et de tous les objets qui tomberont sous votre main, et transportez-les au greffe du tribunal.
FUST.
Monsieur le juge criminel, si vous le permettez, je désirerais que tout cela fût transporté dans ma maison. Je vous en rendrai bon compte.
LE JUGE CRIMINEL, aux soldats.
Ces papiers, cette presse, ces outils, seront transportés dans la demeure de messire Fust, l'argentier, ici présent.
[A] Zum, Gutenberg, Fust, Juge criminel, Juge ecclésiastique, petit Zum.
Les Mêmes, DRITZEN, puis Ouvriers, entrant par la gauche
DRITZEN.
Jean, voici vos ouvriers!
GUTENBERG.
Dieu soit loué! nous allons pouvoir jeter par-dessus les murs, cette bande de pillards et de traîtres!
FUST, à Zum, en montrant Dritzen et Gutenberg.
Il me faut la vie de ces deux hommes!
ZUM.
C'est bien, maître! (Au petit Zum.) À toi, Gutenberg, à moi, Dritzen.
Il s'élance vers Dritzen.
LE PETIT ZUM.
Tes ouvriers arriveront trop tard.
Il frappa Dritzen, qui tombe mort.
ZUM, s'élance vers Gutenberg, le poignard levé.
Maintenant, à toi, Gutenberg.
LES SOLDATS.
Mort à l'hérétique! mort au sacrilège!
Les Mêmes, MARTHA, entrant par le fond[A]. Elle présente sa croix aux hommes qui entourent Gutenberg.
«Mort à l'hérétique» dites-vous, «mort au sacrilège!...» Appelez-vous hérétique et sacrilège, celui qui met son travail et son œuvre sous les auspices de Dieu, celui qui s'enferme dans un couvent, pour travailler à la gloire de l'Éternel?... Savez-vous de quelle œuvre on s'occupe dans ce cloître?... (Elle a pris sur la presse la Bible.) Inclinez-vous, c'est le livre divin; c'est la sainte Bible, que l'on s'attache ici à multiplier, pour le bien de la religion et la gloire du Christ!
LE JUGE CRIMINEL.
Nous te remercions, sainte fille du Seigneur, de nous avoir éclairés, et d'avoir épargné un crime à notre conscience.
Rideau.
[A] Petit Zum, Zum, Friélo, Martha, Gutenberg, Juge criminel, Juge ecclésiastique.
LA PESTE À PARIS
Un magasin de librairie, à Paris.—Contre les murs, des armoires pleines de livres.—Comptoir au fond.—À droite, au premier plan, une chaise longue.—À gauche, au premier plan, un banc de bois sculpté.
SCÈNE PREMIÈRE
ZUM, LE PETIT ZUM.
Au lever du rideau, Zum est devant le comptoir et le petit Zum devant l'armoire. Ils descendent en scène.
LE PETIT ZUM.
Nous voilà donc à Paris, grand frère!
ZUM.
Et dans un magasin de librairie, à la place Maubert[A]!
LE PETIT ZUM.
Qui nous aurait dit cela, il y a huit ans, quand nous fîmes cette brillante expédition nocturne au couvent de Saint-Arbogast à Strasbourg, sous la conduite de Fust?
ZUM.
Quel malin que ce père Fust!
LE PETIT ZUM.
Oui, il est assez retors. Après avoir fait saisir les outils, les instruments et le matériel de Gutenberg, sous prétexte qu'ils servaient à une œuvre de sorcellerie et de magie, il n'a eu rien de plus pressé que de faire reprendre à Mayence les mêmes travaux, par les mêmes ouvriers.
ZUM.
Seulement, pour dérober son travail aux yeux des curieux, il a fait plus que Gutenberg: il a enfermé les ouvriers dans les caves, et les a tenus sous clef, nuit et jour.
LE PETIT ZUM.
Et au lieu de leur faire jurer sur la Bible de garder le silence, il leur a fait signer des billets, dont il réclamera le montant, en cas d'indiscrétion.
ZUM.
C'est ainsi qu'il est parvenu à faire imprimer mystérieusement, à Mayence, plusieurs livres, qu'il a apportés à Paris, pour les vendre.
LE PETIT ZUM.
Et il les vend, le traître, comme des manuscrits; ce qui lui procure des bénéfices énormes. Les acheteurs encombrent sa boutique, et quand la boutique est pleine, il vient des amateurs jusque dans la salle où nous sommes.
ZUM, regardant en bas.
Voici justement un acheteur... c'est-à-dire une acheteuse, qui monte l'escalier... Elle est accompagnée de Scheffer.
LE PETIT ZUM.
Scheffer, l'ancien calligraphe?... Je n'aime pas beaucoup cet homme, qui, autrefois simple ouvrier de Gutenberg, au couvent de Saint-Arbogast, semble aujourd'hui commander en maître, chez Fust.
ZUM.
N'est-il pas son associé dans l'imprimerie de Mayence?
LE PETIT ZUM.
Oui, Fust a reconnu de cette manière, le service qu'il reçut de Scheffer, quand ce traître nous ouvrit les portes du couvent d'Arbogast. Et sa trahison semble lui avoir porté bonheur, car le père Fust ne voit que par ses yeux, et le laisse maître absolu de ses affaires. On dit même qu'il veut lui faire épouser sa fille Christine.
ZUM.
Ce mariage n'est pas encore fait. J'ai idée que Scheffer a le cœur pris d'un tout autre côté... Mais, silence!... le voici.
Ils remontent tous les deux au comptoir.
[A] Zum, le petit Zum.
Les Deux ZUM, PIERRE SCHEFFER, il entre à reculons, Une Dame
SCHEFFER.
Excusez-moi, noble dame, de vous avoir fait monter jusque dans cette salle. (Il prend une chaise placée à gauche près du comptoir, et la présente à la dame, qui s'assied[A].) Mais c'est ici que nous enfermons nos plus précieux manuscrits, ceux que nous réservons pour les personnes capables d'en apprécier la valeur et le mérite. (Il va ouvrir une des armoires du droite, qui est pleine de livres.) Voici un missel, qui, je le crois, par la richesse de ses ornements, de ses enluminures et de ses lettres peintes, fixera votre attention... C'est un livre d'heures du XIe siècle; veuillez l'examiner.
Il lui donne le livre.
LA DAME.
Le manuscrit est, en effet, magnifique. Vous donnerez l'ordre de l'envoyer à l'hôtel de la duchesse d'Arques.
Elle rend le livre, et sort. Zum s'approche de Scheffer. Scheffer le regarde avec défiance, et referme l'armoire d'où il a tiré le manuscrit d'heures. Il passe alors au milieu du théâtre, entre les deux Zum, qu'il regarde et toise.
ZUM.
Vous avez l'air de vous méfier de nous, Pierre Scheffer.... Nous sommes pourtant d'anciens confrères.
SCHEFFER.
D'anciens confrères?
LE PETIT ZUM.
Vous étiez calligraphe à Mayence, et nous copistes. Vous êtes devenu l'associé du seigneur Fust; nous sommes, nous, ses serviteurs, ses écuyers: il n'y a pas grande différence entre nous.
SCHEFFER.
Tout ce qui vous plaira, mais je crois que vous ferez bien de quitter la maison, et d'aller respirer un peu l'air de Paris.
ZUM.
L'air de Paris n'est pas bon, Pierre Scheffer. La peste a éclaté dans la ville, et l'on y meurt comme des mouches. Nous trouvons plus simple de rester ici, à la disposition de notre maître, le seigneur Fust. N'est-ce pas ton avis, petit frère?
LE PETIT ZUM, tirant un cornet et des dés de sa poche, et jetant les dés en l'air, puis enfourchant le banc de bois placé à gauche.
Voilà ma réponse... Pour ne pas rester à ne rien faire, entamons une petite partie.
Zum enfourche le banc de l'autre côté, et ils se mettent à jouer aux dés, sur le banc.
[A] La dame assise, Scheffer, les deux Zum, au fond gauche.
Les Mêmes, GUTENBERG, FRIÉLO
Ils entrent par le fond. Ils sont fatigués, et leurs habits sont couverts de poussière[A].
GUTENBERG.
Enfin!... j'ai cru que nous n'arriverions jamais à Paris.
FRIÉLO.
Cinquante lieues à cheval, sans s'arrêter que la nuit!... Je suis moulu.
Il s'assied sur le canapé, à gauche.
SCHEFFER, allant à Gutenberg.
C'est Fust que vous cherchez, messire Gutenberg?
GUTENBERG.
Oui, c'est pour le voir que je voyage depuis huit jours, avec mon compagnon fidèle...
FRIÉLO, à part.
Et exténué!
GUTENBERG.
Mais je tombe aussi de fatigue; permettez que je reprenne quelques forces.
Il tombe près de Friélo, déjà assis sur le canapé. Zum et le petit Zum se lèvent de leur banc, et viennent les saluer. Gutenberg et Friélo les reconnaissent, et leur tournent le dos.
ZUM, revenant en scène. (Au petit Zum.)
Il me garde rancune... et moi aussi, de l'avoir manqué au couvent de Saint-Arbogast.
LE PETIT ZUM.
On peut se retrouver.
Ils reprennent leurs places sur le banc à gauche, et se remettent à jouer.
[A] Petit Zum, Zum, jouant aux dés, Scheffer, Gutenberg, Friélo.
Les Mêmes, LE DUC DE LA TRÉMOUILLE, entrant par le fond, SCHEFFER
LE DUC, à Scheffer.
On m'a dit que vous voudriez bien, monsieur Scheffer, me montrer les «Offices de Cicéron» célèbre manuscrit du XIIe siècle?
SCHEFFER, prenant un livre dans l'armoire.
Voici, monsieur le duc, le manuscrit que vous désirez. (Il le lui remet.) C'est un objet rare et précieux[A].
LE DUC, examinant le manuscrit.
Je vous remercie de me montrer ce chef-d'œuvre.
SCHEFFER, appuyant.
Nous le vendons vingt écus d'or.
FRIÉLO, à part.
Rien que ça!
GUTENBERG, se levant, et allant au duc, en passant devant Scheffer.
On vous trompe, monsieur le duc!... Les Offices de Cicéron que vous tenez, ne sont pas un manuscrit; c'est un livre imprimé à Mayence. Il n'est pas écrit à la main, comme on vous le dit, mais fabriqué mécaniquement, par l'art de l'imprimerie, récemment inventé. Et ce prétendu manuscrit n'est pas unique; car Fust en a apporté de Mayence plus de cinquante exemplaires, absolument pareils à celui qu'on vous montre. Fust veut faire passer pour des manuscrits des livres imprimés, et surprendre ainsi la bonne foi et l'or des Parisiens.
LE DUC.
Ce que vous dites est grave; en avez-vous vu la preuve?
GUTENBERG.
La meilleure preuve, monsieur le duc, c'est que je suis l'inventeur, le créateur de cet art nouveau. Je suis Jean Gutenberg, et ce sont mes anciens ouvriers qui ont imprimé, à Mayence, les Offices de Cicéron. J'ai fait tout exprès le voyage d'Allemagne à Paris, pour venir démasquer les mensonges de Fust.
Les deux Zum se lèvent.
LE DUC.
S'il en est ainsi, Pierre Scheffer, je me retire.
SCHEFFER.
Pourtant, monseigneur....
Le duc sort par le fond. Scheffer le suit, en paraissant insister.
ZUM, s'approchant, menaçant, de Gutenberg.
Tu viens porter ici le trouble et l'agitation! Tu as échappé de mes mains, au couvent de Saint-Arbogast... Mais cette fois tu ne t'en tireras pas!
Il tire son épée et s'approche de plus près de Gutenberg, qui tire également son épée.
GUTENBERG.
Approche donc, misérable!
Ils se menacent tous deux de leur épée. Friélo prend un bâton dans un coin, et le lève sur le petit Zum, qui a tiré son poignard[B].
[A] Petit Zum, Zum, le duc, Scheffer, Gutenberg, Friélo.
[B] Gutenberg, Zum, Friélo, petit Zum.
Les Mêmes, FUST, entrant par le fond, entre les deux groupes.
FUST.
Quel est ce bruit? que se passe-t-il ici?... Des épées, des poignards?... D'où viennent ce tumulte, et ces menaces de mort?
Les deux Zum reculent, Friélo abaisse son bâton.
GUTENBERG, à Fust.
Tu me reconnais, n'est-ce pas?... Je suis venu ici pour déjouer tes ruses, pour confondre tes mensonges et tes perfidies... Tes chiens aboient après moi, et je tiens tête aux chiens, en attendant que je m'attaque au maître.
FUST, bas, à Zum.
Tu n'as donc pas pu me débarrasser de cet homme?...
ZUM, avec humeur.
Il arrive à l'instant.
FUST, bas.
Ne vous éloignez pas; tenez-vous derrière cette porte; vous le frapperez à sa sortie. (Zum et le petit Zum sortent par la gauche.—À Gutenberg, avec hypocrisie.) Eh! quoi, messire Gutenberg, hors de l'Allemagne, à Paris, vous venez me poursuivre de votre haine et de vos fureurs? Il y a ici, heureusement, des juges et des prévôts, qui sauront me défendre[A].
GUTENBERG, avec force.
Les juges et les prévôts arriveront trop tard, car je vais te tuer!...
FUST.
Me tuer!... Que vous ai-je fait?
GUTENBERG.
Ce que tu m'as fait?... Il demande ce qu'il m'a fait! Mais tu as voulu, traître, détruire mon corps et mon âme! Et cela pour la soif de l'or, par l'appât du gain!... Parce que j'avais refusé de te livrer mon invention, tu as ourdi contre moi le plus noir des complots. Tu as envahi, la nuit, à main armée, mon tranquille atelier. Tu as fait assassiner mon ami, le pauvre Dritzen, qui a expiré sous mes yeux. Et si je n'ai pas succombé, comme lui, je le dois à un ange du ciel, qui est apparu pour me défendre... Et n'ayant pu me tuer, tu as entrepris de tuer ma découverte... Tu fabriques des livres, et tu viens, en plein Paris, à la face du ciel, déclarer que les livres imprimés n'existent pas, et que l'art de l'imprimerie est un mensonge! Ces livres que tu as fabriqués à Mayence, avec tes ouvriers, qui étaient les miens, tu les vends audacieusement comme des manuscrits... Voilà ton nouveau crime, Fust! C'est pour cela que tu vas mourir.
Il tire son épée. Les deux Zum rentrent par la gauche[B].
FUST, fléchissant les genoux, et s'asseyant sur le canapé.
Qu'est-ce que j'éprouve donc?... Je respire à peine... une sueur glacée couvre mon corps.
GUTENBERG.
Ah! tu trembles, tu pâlis, tu as peur de la mort!
FUST.
Tu ne me connais pas, Gutenberg. Ce n'est pas la crainte de ton épée, ce n'est pas la peur de la mort, qui me fait pâlir et trembler.
GUTENBERG.
Qu'est-ce donc?
FUST.
Ce matin, j'étais allé porter, sur sa demande, quelques manuscrits au médecin de l'Hôtel-Dieu, Mannoury. On m'a fait traverser, pour arriver à lui, une salle pleine de malades. La souffrance, les cris de douleur et d'agonie, remplissaient ce lieu funeste. «Quelle est donc la salle que nous traversons?» ai-je demandé à l'homme qui me conduisait. Et il m'a répondu. «C'est la salle des pestiférés.» J'ai reculé d'horreur, j'ai perdu connaissance... En ce moment, venait derrière moi une civière, emportant le corps d'une malheureuse victime de l'épidémie. Je suis tombé à la renverse, sur ce corps glacé, et, j'en frémis encore, il m'a semblé que ce cadavre m'enlaçait de ses bras de marbre, et qu'il me donnait le baiser de la mort!... Je suis sorti, éperdu, à demi fou de terreur, croyant toujours sentir sur mes lèvres le funèbre baiser du pestiféré de l'Hôtel-Dieu... Et maintenant, tes menaces, tes emportements, ta fureur, tout cela m'accable, m'oppresse. Je souffre, je souffre horriblement et je sens que j'ai rapporté de l'hôpital, la maladie terrible... la peste!...
Il retombe sur le canapé.
ZUM.
La peste!...
LE PETIT ZUM.
Sauve qui peut!
Ils sortent, avec les signes de la plus vive terreur.
FRIÉLO, à Gutenberg.
Viens donc, maître!...
Gutenberg l'écarte du geste. Friélo sort, en courant.
GUTENBERG.
Étranges créatures que nous sommes! Tout à l'heure, je voulais tuer cet homme, et maintenant que je le vois haletant, accablé, un pied dans la tombe, je voudrais le sauver. (Il remet son épée au fourreau.—À Fust.) Tu le vois, seul je suis resté. Mon cœur s'amollit au spectacle de tes souffrances, et je demeurerai près de toi, pour te faire donner les soins qui te sont nécessaires.
FUST.
Béni sois-tu, Gutenberg! Malheur à moi de t'avoir méconnu, et de t'avoir si longtemps poursuivi de ma haine! Pardonne-moi, je t'en supplie, mes torts envers toi. Que je ne paraisse pas devant Dieu, chargé de ton mépris et de ta malédiction.
GUTENBERG.
Du fond du cœur, je te pardonne! Que Dieu reçoive ton âme en son saint paradis.
FUST, à part.
Ah! la vengeance! la vengeance! (Haut.) Ce n'est pas assez de tes paroles, ami Gutenberg. Je veux que tu me donnes le baiser du pardon... Je veux, pour être bien sûr de tes sentiments, que tu me permettes de t'embrasser... de t'embrasser comme un fils. (À part.) Ah! qu'il vienne! qu'il vienne, et que je lui rende le baiser mortel du pestiféré de l'Hôtel-Dieu!
[A] Friélo, Gutenberg, Fust.
[B] Petit Zum, Zum, Friélo, Gutenberg, Fust.
FUST, GUTENBERG, MARTHA. Elle entre par le fond[A]
GUTENBERG.
Eh bien! puisque tu demandes cette consolation suprême...
Il fait un pas vers Fust, Martha l'arrête.
MARTHA.
Que fais-tu?... Ne comprends-tu pas que c'est la mort que ce misérable t'offre dans son fatal baiser!...
GUTENBERG.
Serait-il vrai?... une dernière perfidie... Et j'allais en être victime... Merci, Martha, vous m'avez sauvé une fois encore... Mais comment vous trouvez-vous ici?
MARTHA.
On a demandé, au couvent de Sainte-Claire de Mayence, quelques religieuses, pour aller soigner les pestiférés de Paris; et je suis partie, avec quelques autres sœurs. Tout à l'heure, on est venu chercher une religieuse, pour donner des secours à un mourant, et j'accours. Je me charge de cet homme. Laissez-moi le conduire dans sa chambre.
GUTENBERG.
Vous m'écartez de lui, et vous allez vous exposer vous-même à la contagion?
MARTHA.
Oh! moi, c'est différent! Les filles de Dieu qui se dévouent aux malades et aux mourants, ont fait d'avance le sacrifice de leur vie. Quand l'une d'elles meurt, une autre la remplace. Sa mission est finie ici-bas; une nouvelle sœur remplira son office. C'est à peine si l'on s'en aperçoit, car c'est le même costume et presque la même personne, qui assiste le malade... Dieu la voit, cela suffit!
GUTENBERG.
Tes paroles me remplissent d'admiration et de respect, Martha. Je ne veux pas que seule tu t'exposes au danger. Laisse-moi prendre une part des soins à donner à ce malade.
Il passe derrière Martha, et fait lever et sortir, avec Martha, Fust, qui se tient à peine.—Ils sortent par la droite, Fust regardant Gutenberg avec un mélange d'admiration et du remords.
[A] Gutenberg, Martha, Fust.
ANNETTE, SCHEFFER
La scène reste vide pendant quelques instants; puis Scheffer et Annette entrent ensemble par le fond.[A]
SCHEFFER.
Quel bonheur pour moi, dame Annette, de vous voir ici! Vous avez donc accompagné à Paris, Gutenberg?
ANNETTE.
Nous sommes arrivés ce matin, et Gutenberg n'a pas voulu tarder un instant de se rendre chez Fust. Quant à moi, je suis restée quelques heures à l'hôtellerie, pour prendre un peu de repos, et quitter ma toilette de voyage... Et me voilà!... Que se passe-t-il ici? J'ai vu, en arrivant, tous les visages renversés.
SCHEFFER.
La maison est, en effet, en proie à l'agitation, au vertige. Fust vient d'être atteint de la peste; il est moribond.
ANNETTE.
Que m'apprenez-vous?
SCHEFFER.
Dame Annette, les moments sont précieux. Je ne trouverai peut-être pas une autre occasion de vous voir, de vous parler sans témoin... Laissez-moi donc vous dire ce qui remplit mon cœur...
ANNETTE.
Parlez!
SCHEFFER.
Voilà huit ans que je vous vis pour la première fois. J'étais alors, vous le savez, calligraphe dans l'imprimerie de Gutenberg, au couvent de Saint-Arbogast. Tous les jours, vous vous occupiez activement des travaux de l'atelier, et tous les jours, j'admirais votre haute et sereine intelligence; je m'enivrais de la douceur et de l'éclat de vos regards.
ANNETTE.
Scheffer![B]
SCHEFFER.
Comment aurais-je pu rester insensible à votre beauté, au charme de votre voix, aux mille perfections qui vous élèvent au-dessus des autres femmes? J'étais désolé de vous voir, vous si belle, si jeune encore, languir sous la froideur d'un époux usé par les soucis, plus encore que par l'âge, et qui ne pouvait vous donner ni fortune ni amour.
ANNETTE, avec force.
C'est pour cela sans doute, que seul de tous nos ouvriers, tu sortis du couvent? C'est pour cela que, dans la nuit même qui suivit ton départ, les sbires du tribunal criminel nous surprenaient, pillaient nos ateliers, massacraient le pauvre Dritzen, et consommaient notre ruine! Ôte-toi de mes yeux! Tu n'es qu'un artisan de crime et de trahison.
SCHEFFER.
Ah! ne m'accusez pas. La fatalité a fait tout le mal. J'étais fou, fou d'amour et de jalousie. Je ne pouvais plus vivre en vous voyant sans cesse aux côtés de l'homme que je haïssais, parce qu'il était votre époux. D'ailleurs, il était bien vrai que ma mère m'appelait, pour recueillir son dernier soupir. C'est pour ce double motif que je demandai à vous quitter. Le malheur voulut que Fust apprît ma sortie du couvent. Il vint aussitôt me trouver, il m'accabla de questions, de demandes, de promesses... Que vous dirai-je? J'avais la tête perdue et de mon amour inavoué, et de la mort imminente de ma mère. Fust tira de moi quelques paroles, quelques indications, qui lui étaient du reste, bien peu nécessaires, avec sa résolution d'agir par la violence autant que par la ruse... Il y a longtemps que j'ai expliqué tout cela à votre époux, et qu'il m'a pardonné... Mais, je vous en supplie, dame Annette, l'heure me presse, laissez-moi, sans perdre de temps, achever ce qu'il me reste à vous dire... Fust vient d'être frappé de la maladie terrible qui désole Paris. En le voyant près d'expirer, en songeant que sa place va être libre dans l'imprimerie de Mayence, j'ai fait un rêve...
ANNETTE.
Un rêve?
SCHEFFER.
Oui, je rêvais au bonheur qui m'attendait si Gutenberg, à la place de Fust, devenait mon associé dans l'imprimerie; s'il rentrait avec moi dans ces ateliers, qui sont les siens, et dont l'a chassé la déloyauté de son ennemi. Alors, et dans ce même rêve, dame Annette, je vivais sans cesse près de vous, je m'enivrais de vos regards, de votre esprit. Vous étiez la reine de ce monde de travailleurs et d'artistes; vous nous inspiriez tous de votre ardeur, de votre ambition, de vos audaces... Et tous, heureux et soumis, nous marchions ensemble à la gloire et au bonheur.
ANNETTE.
Ce ne sont pas seulement des pensées coupables que tu exprimes là, Pierre Scheffer, ce sont des pensées impies. Oublies-tu qu'il y a là (Elle passe et montre la chambre de Fust.)[C] un homme qui souffre et qui meurt? Ce sont les dépouilles d'un mourant qui te préoccupent en ce moment, et qui te dictent ces propositions déloyales... Mais tu te trompes, Scheffer, et ton espoir n'est pour moi qu'une offense. Jamais, jamais, entends-tu! je ne faillirai à mes devoirs!... Renonce donc à me poursuivre des élans d'un amour coupable. Gutenberg fut ton protecteur et ton maître, respecte sa femme.
SCHEFFER.
Croyez-vous donc que l'on commande à son cœur? Suis-je le maître de vous oublier? Est-ce ma faute si votre seule présence, si votre voix seule me troublent et m'enivrent? Quelle est la puissance qui pourrait m'empêcher de tomber à vos pieds, et de vous répéter que mon cœur et ma vie sont à vous à jamais?
Il prend la main d'Annette, et se met à genoux.
[A] Scheffer, Annette.
[B] Annette, Scheffer.
[C] Scheffer, Annette.
SCHEFFER, ANNETTE, MARTHA, sortant de la chambre de Fust.[A]
MARTHA, qui a entendu les dernières paroles de Scheffer, à part.
Qu'ai-je vu?... Annette!... Scheffer!... Ah!... (Scheffer se relève. Haut, à Annette.) C'est vous, dame Annette, vous êtes arrivée dans un triste moment.
ANNETTE.
Oui, Fust est en danger de mort. Comment se trouve-t-il?
MARTHA.
Plus d'espoir!... mais voici Gutenberg, que j'ai laissé près de lui.
Les Mêmes, GUTENBERG, entrant par la droite.[B]
ANNETTE.
Eh! bien?
GUTENBERG.
Tout est fini!
MARTHA.
À genoux, mes amis, et prions Dieu pour cette âme qui s'envole dans l'éternité! (Ils s'agenouillent.) Que la miséricorde céleste s'étende sur celui que la grâce a touché à ses derniers instants: que Dieu reçoive en son sein le pécheur repenti.
Ils se relèvent.
SCHEFFER, à Gutenberg.[C]
Puisque Dieu a jugé bon de rappeler à lui notre maître Fust, il n'y a plus de raisons de laisser subsister entre nous la discorde et la haine. Permets-moi donc, Gutenberg, de te dire: «Il y a, à Mayence, tout ce que peuvent désirer tes justes ambitions. Là, s'exerce, dans toute son ampleur, dans toute son activité, l'art auquel tu as voué ta vie. L'imprimerie de Fust et Scheffer est veuve de l'un de ses chefs: Gutenberg, veux-tu prendre la place de celui que Dieu vient de rappeler à lui? Veux-tu concourir avec moi aux travaux qui nous illustreront tous, en répandant dans le monde entier, les œuvres de la science de la littérature et des arts? Veux-tu rentrer en maître dans ces ateliers d'où t'a banni un concours fatal de circonstances, que je déplore, et auxquelles, tu le sais, je suis resté étranger?»
GUTENBERG.
Tes paroles sympathiques, cette proposition inattendue, l'horizon nouveau que tu ouvres à ma pensée, tout cela m'éblouit, Scheffer. Laisse-moi reprendre un moment mes esprits, et réfléchir à ton offre amicale...
ANNETTE.
Et qu'est-il besoin de réflexions et de délais? Peux-tu te méprendre à l'importance de l'offre généreuse que te fait l'amitié de Scheffer? Peux-tu hésiter? Peux-tu faire attendre un moment ton acceptation? Où trouveras-tu une occasion plus brillante et plus facile de te consacrer au perfectionnement de l'art qui te doit sa naissance? (À Scheffer.) Oui, Scheffer, oui, j'en réponds pour lui, Gutenberg accepte avec reconnaissance l'association que tu lui proposes.
GUTENBERG, à Scheffer, en lui prenant la main.
Eh! bien oui, j'accepte! Viens, ami; demain nous partirons pour Mayence.
Ils sortent par la droite.
[A] Scheffer à genoux, Annette, Martha.
[B] Annette, Scheffer, Martha, Gutenberg.
[C] Annette, Martha, Scheffer, Gutenberg.
MARTHA, ANNETTE[A]
MARTHA.
Et moi, je dis, madame, que Gutenberg ne doit pas partir!
ANNETTE.
Il ne doit pas partir!... et pourquoi?
MARTHA.
N'insistez pas; je ne pourrai vous répondre. Seulement, dans l'intérêt de tout ce qu'il a de plus sacré, de plus précieux au monde, que Gutenberg n'habite jamais sous le même toit que Scheffer.
ANNETTE.
Mais, encore une fois, quel motif invoques-tu pour détourner mon époux d'une carrière où tout l'appelle, son intérêt, ses goûts, l'avenir de son art?
MARTHA.
Je n'ai rien à répondre.
ANNETTE.
Ainsi, tu viens te jeter au travers de nos projets, de nos plans d'avenir, de fortune et de gloire, et tu ne veux donner aucune raison de tes paroles!... Que veux-tu dire et que caches-tu sous tant de réticences et de mystère?
MARTHA.
Je n'ai ni à me défendre, ni à accuser... Adieu, Annette.
Fausse sortie.
ANNETTE, prenant Martha par la main, et l'amenant au milieu du théâtre.
Sœur de Sainte-Claire, tu as aimé avant de prendre le voile, et celui que tu aimais, c'était Gutenberg, celui qui est maintenant mon époux. Pourquoi, je te le demande en secret, mes yeux dans tes yeux, mon regard dans ton regard, pourquoi, ne veux-tu pas que Gutenberg retourne à Mayence?... Est-ce parce qu'il ne t'y trouverait plus? Sous le voile de la sœur Sainte-Claire sentirais-tu encore battre le cœur de l'imagière de Harlem, et voudrais-tu être, comme autrefois, ma rivale d'amour?...
MARTHA.
Oui, j'ai aimé celui qui est aujourd'hui ton époux, et qui devait être le mien; et depuis longtemps mon amour s'est transformé en une affection profonde et douloureuse. Tu me demandes pourquoi je conseille qu'il ne retourne pas à Mayence?... Je vais te le dire. C'est parce que son honneur m'est plus cher que la vie, et que son honneur serait à la merci de l'homme qui te poursuit...
ANNETTE.
De qui parles-tu?
MARTHA.
De Pierre Scheffer, qui t'aime, qui t'aime d'un amour insensé. Tu ne l'ignores pas; car il te le disait tout à l'heure, et je l'ai vu à tes pieds!
ANNETTE, confuse et s'asseyant sur le canapé.
Ah!
Elle se cache la figure dans ses mains.
MARTHA.
Tu finirais par succomber à cet amour. C'est donc pour toi, Annette, autant que pour Gutenberg, que j'ai parlé... Maintenant j'ai tout dit, j'ai rempli mon devoir, j'ai agi selon ma conscience et mon cœur: le reste à la grâce de Dieu!
Elle sort par le fond, Annette tombe sur le canapé.
[A] Martha, Annette.
ARCHEVÊQUE ET SOLDAT
L'intérieur de l'imprimerie de Scheffer et de Gutenberg à Mayence.—Porte au fond.—À gauche de la porte, une presse.—À droite de la porte, une armoire.—Au premier plan, à gauche, un bureau.—Au premier plan, à droite, une table.—Au deuxième plan, à droite, une fenêtre.—Portes latérales.
ANNETTE, HÉBÈLE, FRIÉLO
Au lever du rideau, Annette range sur le bureau à gauche. Friélo est devant la presse. Hébèle entre par la porte du fond, et va ranger sur la table, à droite.
HÉBÈLE.
Quelle activité, aujourd'hui, chère Annette, dans l'imprimerie de Gutenberg et de Scheffer! Tout le monde est occupé et tout le monde est content.
ANNETTE.
Oui, leur association a merveilleusement réussi. Les livres qui sortent de leurs presses font l'admiration de l'Allemagne, et Mayence est justement fière d'avoir été le bureau de cet art.
HÉBÈLE.
On tire aujourd'hui la dernière feuille de la Bible. Mon frère a décidé que le tirage de cette feuille serait fait avec quelque solennité, et qu'un banquet fraternel réunirait ensuite tous les ouvriers de l'imprimerie.
ANNETTE, HÉBÈLE, FRIÉLO, GUTENBERG, ensuite Ouvriers imprimeurs, en habits de fête, des bouquets à la boutonnière[A]
GUTENBERG, à Friélo.
Friélo, va prévenir les ouvriers que tout est prêt, et que nous les attendons.
Friélo sort par le fond.
ANNETTE.
Je présiderai au festin, et tu resteras ici, avec Scheffer. C'est bien là ce qui est convenu?
GUTENBERG.
Parfaitement.
FRIÉLO, précédant les ouvriers.
Par ici, camarades.
Les ouvriers entrent par la gauche, et se rangent des deux côtés du théâtre.
GUTENBERG[B].
Mes amis, il ne manque plus qu'une feuille à notre Bible, et j'ai voulu vous réunir, pour la faire tirer devant vous. (On tire une feuille de la presse, et Gutenberg la montre aux assistants, avec solennité.) La voilà, cette dernière feuille! La Bible est achevée. L'éternelle lumière de ce livre divin pourra désormais luire par tous les hommes. Remercions le Seigneur qui a permis la création de l'imprimerie, et prions-le de bénir les premiers ouvriers de cet art nouveau.
Les hommes se découvrent et les femmes s'agenouillent, pendant que Gutenberg montre la feuille de la Bible. Puis les femmes se relèvent, Friélo prend la feuille des mains de Gutenberg, la plie et la joint aux autres feuilles déjà pliées, pour en faire un volume.
ANNETTE.
Quel grand jour, que celui où tu as terminé le plus beau livre de ton imprimerie, le chef-d'œuvre qui fera vivre à jamais ton nom dans la mémoire des hommes! Tes longs travaux, les recherches qui ont occupé ta vie entière, sont ainsi récompensés. Tu trouvas le germe de cette invention dans l'atelier de Laurent Coster, et tu as su le porter à sa perfection. Aux ébauches de l'imagier de Harlem tu as substitué ce chef-d'œuvre, et le titre de créateur de l'imprimerie t'est justement acquis.
GUTENBERG, aux ouvriers.
Et maintenant, mes amis, mes enfants, je veux qu'un banquet cordial réunisse tous ceux qui ont contribué, par leur zèle, par leur dévouement, par leurs labeurs, au succès de l'œuvre que nous avons accomplie. Les tables sont dressées dans la grande salle. Allons célébrer, le verre en main, cette heureuse journée.
LES OUVRIERS.
Vive Gutenberg!
Friélo ouvre la porte de droite, va aux ouvriers, les fait sortir et les suit. Scheffer prend par la main Hébèle et la conduit à la porte de droite. Gutenberg prend Annette par la main et lui fait signe de suivre les ouvriers; Scheffer s'efface, pour la laisser passer.
[A] Annette, Friélo, Gutenberg, Scheffer, Hébèle.
[B] Annette, Gutenberg, Scheffer, Friélo, Hébèle, ouvriers au fond et des deux côtés.
GUTENBERG, SCHEFFER[A]
GUTENBERG.
Les chers enfants! Quelle joie, quel orgueil ils éprouvent! Voilà des instants qu'on n'oublie pas. (À Scheffer.) Mais il ne faut pas que la solennité de ce jour nous fasse perdre de vue les affaires. Travaillons, ami Scheffer... On vient de me remettre, de la part de notre prince, l'archevêque, ce manuscrit à composer!
SCHEFFER.
De la part du prince?... Ceci nous touche de près; car le sort de notre ville et nos libertés municipales sont en jeu dans la situation critique où se trouve notre digne souverain, Diether d'Yssembourg. Voyons de quoi il s'agit. (Il s'asseoit et lit.) «À l'Empereur d'Allemagne, Frédéric II, archevêque de Mayence, contre les attaques, violences et iniquités de son voisin, le comte Adolphe de Nassau.» C'est une pièce que le prince archevêque veut faire imprimer et publier, pour protester, devant l'Europe, contre la guerre que lui a déclarée le comte de Nassau, et pour réclamer de l'Empereur d'Allemagne, Frédéric II, des forces militaires à opposer à celles de son ennemi.
GUTENBERG.
Et que dit notre cher souverain, dans sa protestation?
SCHEFFER, parcourant des yeux le manuscrit.
Il commence par rappeler la cause première du conflit armé qui règne entre lui et le comte de Nassau.
GUTENBERG, debout près de Scheffer, assis.
La cause est assez connue, et d'ailleurs, fort singulière. C'est l'archevêque de Mayence qui a le droit de convoquer les princes d'Allemagne, quand il s'agit d'élire les empereurs; et c'est dans la cathédrale de Mayence qu'a toujours lieu le couronnement de l'empereur élu. Or, le pape Pie II, qui est bien le plus remuant, le plus intrigant de tous les papes présents et passés, exigeait que notre prince électeur s'engageât à ne jamais convoquer, sans son ordre à lui, le pape, le collège électoral des princes d'Allemagne. Notre prince a répondu que si le pape était maître à Rome, lui, Diether d'Yssembourg, était le maître à Mayence; qu'il ne se mêlait point des querelles du pape avec les Napolitains, les Toscans ou les Lombards, et qu'il entendait que le pape n'intervînt point dans ses rapports avec les princes allemands.
SCHEFFER.
La réplique était juste, mais le pape Pie II, qui a passé sa vie à batailler contre tous les souverains de l'Europe, et à se mêler à toutes les intrigues des cours, n'était pas homme à s'arrêter devant les protestations d'un archevêque. Par une bulle foudroyante, il a déposé Diether d'Yssembourg, et institué à sa place, comme souverain de Mayence, notre puissant voisin, le comte Adolphe de Nassau. (Parcourant les papiers.) Tout cela est rappelé dans cette pièce... Mais notre cher souverain ajoute qu'il n'a pas voulu subir la décision pontificale. Il a fait appel aux amis qu'il possède parmi les princes régnants de l'Allemagne, et l'un d'eux, l'électeur Palatin, a mis à sa disposition des armes et des troupes, pour les opposer à celles du comte de Nassau.
GUTENBERG.
Et de bonnes troupes, puisqu'il y a un an, le 14 septembre 1461, une bataille rangée a eu lieu, sur les bords du Mein, près d'Heidelberg, et que les soldats de Nassau ont été complètement battus par les nôtres. (Il se lève.) Victoire fâcheuse, peut-être, car le comte de Nassau, furieux de sa défaite, et le pape, irrité d'une pareille résistance, ont si bien manœuvré qu'ils ont détaché de notre cause l'électeur Palatin. Notre ancien allié nous a retiré ses troupes; de sorte qu'aujourd'hui, nous en sommes réduits à nos propres forces, c'est-à-dire à la garde civique, pour repousser les attaques des gens de Nassau.
SCHEFFER.
Tout cela est expliqué ici, et Diether d'Yssembourg conclut en demandant à l'Empereur d'Allemagne, le prompt secours de forces militaires.
GUTENBERG.
Ce secours viendrait trop tard, car Adolphe de Nassau presse ses armements; et comme nous n'avons, pour défendre la ville, que ses vieux remparts et ses anciennes fortifications, je suis loin, ami Scheffer, d'être rassuré sur le sort de Mayence.
Il va au bureau à gauche.
SCHEFFER.
L'avenir me paraît, en effet, assez sombre pour nous. (Il se lève et frappe sur un timbre. Friélo entre par la droite, premier plan.) Friélo, va porter ceci aux ateliers, et qu'on le compose sans retard[B].
FRIÉLO, lisant le papier qu'on lui a remis.
«Supplique du prince électeur, Diether d'Yssembourg, à l'Empereur d'Allemagne.» Eh bien, il ne fera pas mal de se presser de nous envoyer des secours, l'Empereur d'Allemagne; car la pauvre ville de Mayence en a grand besoin. Tout y est sens dessus dessous. Les femmes pleurent et les enfants crient. Les gardes civiques fourbissent leurs rapières et astiquent leurs hallebardes; tandis que les artilleurs traînent les bombardes du côté des remparts. Comment tout cela finira-t-il?
SCHEFFER.
Va donc porter cette copie, Friélo... Je t'ai dit que c'était pressé!
FRIÉLO.
J'y cours, maître, j'y cours. (Il va pour sortir par la porte de droite, mais il s'arrête.—Regardant à gauche.) Monsieur Scheffer, voyez donc la visite qui nous arrive!
SCHEFFER.
Une visite?
FRIÉLO.
Je ne vois pas les visages, mais ce sont des personnages de très haut rang, car tous les ouvriers s'inclinent sur leur passage, avec les signes du plus profond respect.
Il sort par la droite.
[A] Scheffer, Gutenberg.
[B] Gutenberg, Scheffer, Friélo.
DIETHER D'YSSEMBOURG, SCHEFFER, GUTENBERG, CONRAD HUMMER, Hallebardiers
Les hallebardiers se rangent des deux côtés de la porte.
UN SOLDAT, annonçant.
Monseigneur Diether d'Yssembourg, prince électeur, archevêque de Mayence; M. Conrad Hummer, Syndic de la ville!
Le prince électeur et Conrad Hummer entrent[A].
GUTENBERG.
Heureuse et honorée la maison qui reçoit aujourd'hui le souverain de Mayence!... ainsi que toi, mon cher Conrad, toi qui es maintenant le Syndic de notre bonne ville.
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Mon cher Gutenberg, mon cher Scheffer, nous laisserons pour un autre moment les cérémonies et les discours. Les circonstances sont graves, et ma visite vous dit assez qu'un grand péril menace la cité. Notre constant ennemi, celui qui, soutenu par le pape, a juré de détruire vos libertés municipales, et d'absorber Mayence dans ses États, a rassemblé toutes ses forces, et il marche sur notre ville. Il ne faut pas nous laisser surprendre. C'est pour cela qu'avec le Syndic de la ville, je viens donner mes instructions aux chefs des gardes civiques auxquels est confiée la défense des dix portes fortifiées de la ville. Vous, Scheffer, et vous, Gutenberg, êtes chargés de garder deux portes, n'est-ce pas?
CONRAD HUMMER.
Oui; Gutenberg et Scheffer doivent se placer, avec les hommes de leur quartier, dans les poternes et bastions qui défendent la troisième et la quatrième porte du côté du Rhin.
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Eh! bien, Scheffer, eh! bien, Gutenberg, voici le relevé des forces dont vous disposerez. (Il leur remet à chacun un pli. Gutenberg et Scheffer prennent le pli et s'inclinent.) Dans cette note se trouve le détail des quantités de poudre et de boulets de pierre accompagnant la bombarde qui a été placée sur le rempart, entre la troisième et la quatrième porte du Rhin. Il y a aussi le détail de l'approvisionnement, en grains et fourrages, pour les chevaux, en cas d'une sortie de notre part.
SCHEFFER.
Nous avons ici soixante ouvriers solides, qui peuvent se rendre, avec nous, à la porte du Rhin; mais ils ne sont pas encore armés.
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Qu'ils se rendent sur la place du Dom. Là, les piques, les lances et les épées, leur seront délivrées. Nous n'avons, malheureusement pas d'armes à feu portatives, couleuvrines ou arquebuses, à opposer à nos ennemis, qui en ont fait venir d'Espagne. Mais la vaillance elle patriotisme des citoyens suppléeront à l'insuffisance de leurs armes.
Fausse sortie du prince et de Conrad Hummer.
DIETHER D'YSSEMBOURG, revenant.
Ah! un mot encore. Des vedettes sont placées sur les tours des Églises, aux quatre coins de la ville. Elles ont pour mission, dès qu'elles apercevront l'ennemi, de sonner aussitôt le tocsin. Ce sera le signal d'alarme et d'appel pour toutes les gardes civiques et pour les habitants de la ville en état de porter les armes... Ainsi, dès que vous entendrez le tocsin, Scheffer, dès que vous l'entendrez, Gutenberg, n'hésitez pas un instant, courez, volez aux remparts. Seriez-vous près de votre fils nouveau né, seriez-vous au chevet de votre mère mourante, abandonnez tout, courez au combat!
GUTENBERG.
Il s'agit de défendre nos femmes et nos enfants, et de sauver nos libertés civiques. Nos bras, nos forces, notre existence, sont à vous, monseigneur.
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Je savais que je pouvais compter sur votre courage et votre dévouement. Adieu donc; je vais continuer à donner mes instructions aux chefs des autres bastions et poternes.
CONRAD HUMMER, prenant la main de Gutenberg.
Nous nous retrouverons, cher camarade, devant l'ennemi.
GUTENBERG.
Permettez, monseigneur, que je vous reconduise jusqu'à votre carrosse.
Diether sort, suivi de Conrad et de Gutenberg. Les soldats suivent. Scheffer qui les a suivis, rentre en scène.
[A] Gutenberg, Conrad, Diether, Scheffer, Hallebardiers, au fond.
SCHEFFER, ANNETTE
ANNETTE, entrant par la droite[A].
C'est le prince électeur et le Syndic de la ville qui sortent d'ici?... Que se passe-t-il donc? Je meurs d'inquiétude.
SCHEFFER.
Des événements très graves se préparent. Le temps presse et je vous prie de m'écouter; car j'ai à vous parler, et de choses sérieuses.
ANNETTE.
Je vous écoute.
SCHEFFER.
Depuis trois ans, je travaille en secret, au perfectionnement de l'imprimerie, et j'ai été assez heureux pour trouver un procédé qui va simplifier extraordinairement la fabrication des caractères. Vous savez que les lettres métalliques dont nous nous servons, sont sculptées une à une. C'est un travail énorme et très dispendieux. Or, j'ai imaginé de graver en acier un type, qui me sert à frapper ensuite un moule à lettres. Je coule dans ce moule l'alliage destiné à former les caractères, et j'obtiens ainsi des lettres ayant toute la perfection désirable, tout en conservant le type primitif en acier.
ANNETTE.
C'est assurément une grande simplification, et je reconnais là votre talent.
SCHEFFER.
Attendez! je n'ai pas fini. Gutenberg emploie, pour imprimer ses livres, les lettres gothiques des anciens manuscrits. Je veux, moi, faire usage des caractères romains, dont la netteté est précieuse, non seulement pour l'imprimeur, car elle simplifie son travail, mais aussi pour le lecteur, car elle facilite la lecture.
ANNETTE.
C'est encore là une belle idée! Mais pourquoi, Scheffer, est-ce à moi que vous parlez de tout cela, au lieu de le communiquer à Gutenberg, à votre associé[B]? S'il est vrai que vous ayez découvert plusieurs perfectionnements utiles à l'art de l'imprimerie, votre devoir serait de les communiquer à Gutenberg, qui, depuis deux ans, n'a aucun secret pour vous, qui vous a initié à ses travaux, et vous a traité comme un fils.
SCHEFFER.
Vous oubliez que je vous aime, dame Annette! C'est pour me rendre digne de vous que j'ai voulu surpasser Gutenberg. Je vous savais ambitieuse de gloire et passionnée pour notre art. C'est pour cela que je viens vous dire: «Gutenberg n'est pas le seul créateur de l'imprimerie. Un autre qui a reçu du ciel ce même don suprême que vous admirez en lui, un autre, après avoir découvert de nouveaux procédés pour l'imprimerie, met à vos pieds ses talents et son cœur». Que me répondrez-vous?
ANNETTE.
Je vous répondrai que celui qui veut, du même coup, ravir le bonheur et la gloire à son bienfaiteur, est un double traître. Je lui dirai qu'il a menti; car l'art de l'imprimerie a été créé par celui là même qu'il veut trahir, comme inventeur et comme époux.
SCHEFFER.
Annette! ne me repoussez pas. Croyez en ma parole, et ne vous abusez pas plus longtemps sur le compte d'un homme qui ne peut plus répondre aux aspirations de votre cœur, ni de votre esprit.
ANNETTE.
Je vous l'ai déjà dit, Scheffer, j'aime Gutenberg pour son génie, pour l'affection qu'il me porte, et je suis véritablement indignée de vos paroles.
SCHEFFER.
Quoi! c'est lorsque j'ai réussi dans mes travaux, au point de surpasser Gutenberg; c'est lorsque je viens vous offrir les prémices de ma découverte et le don de mon cœur, que vous m'écrasez de votre orgueilleuse préférence pour un autre! Ne prononcez plus devant moi le nom de mon rival; car ce nom ne m'inspire que révolte et jalousie! Annette, prenez garde, car maintenant, je hais Gutenberg!...
ANNETTE, elle marche sur Scheffer, qui recule.
Des menaces, Scheffer! des menaces, parce que je refuse de répondre à un amour coupable! Esprit envieux, serpent réchauffé dans le sein de l'amitié, la passion te fait oublier le respect que tu dois à ton maître et à moi[C].
SCHEFFER.
Annette! de grâce, écoutez-moi! Je n'ai pas tout dit... J'ai pris toutes mes dispositions pour créer une imprimerie nouvelle, qui fera une révolution dans cet art. C'est à Francfort que je compte l'établir. Mais j'entends ne conserver aucun rapport avec Gutenberg. Venez avec moi, chère Annette; venez partager la destinée brillante qui m'attend, et laissez s'écouler votre vie, heureuse et tranquille, entre la richesse et la gloire. Que l'amour ardent que je vous ai voué depuis dix années, ait enfin son couronnement!... (Il prend Annette dans ses bras.) Consentez à me suivre. Tout est préparé pour nous rendre ensemble à Francfort.
GUTENBERG, vers les dernières paroles de Scheffer était entré sans rien dire. Il avait ouvert l'armoire, pris son épée et bouclé son ceinturon. Il a entendu les dernières paroles de Scheffer.
Misérable! Tu veux, à la fois, suborner ma femme et me ravir ma gloire! Je suis stupéfait de tant de duplicité et de tant d'audace[D]!
SCHEFFER.
Tu as entendu mes paroles? Tu nous épiais! Eh bien! assez de dissimulation, assez d'ombre et de mystères. Oui, depuis longtemps j'aime Annette, et je ne vois en toi qu'un rival que j'abhorre. Autant que toi, j'ai le génie de l'art, et je te le prouverai en ouvrant à Francfort une imprimerie rivale, qui fera oublier jusqu'à ton nom. Quant à Annette, laisse-la choisir entre nous deux.
GUTENBERG.
Quelle indignité!
SCHEFFER.
Ah! maintenant, rien ne m'arrêtera plus, ni pour parler, ni pour agir. J'aime, je te le répète, Annette de la Porte-de-Fer, et je l'ai toujours aimée. Je l'aimais déjà quand je travaillais sous tes ordres, au couvent de Saint-Arbogast. Je l'aime plus encore depuis que je vis sans cesse près de vous; et toi je te hais, parce que tu es son époux... Ainsi, qu'elle prononce entre nous, qu'elle dise si elle veut, oui ou non, me suivre à Francfort!
GUTENBERG.
Voilà donc tes vrais sentiments! Le voilà donc jeté le masque qui cachait la noirceur de ton âme! Traître, tu ne périras que de ma main!... Défends-toi!
Ils tirent leurs épées, qu'ils portaient à la ceinture, et se battent. Le tocsin sonne.
ANNETTE.
C'est le tocsin! Que veut dire cela?
Ils abaissent leurs épées.
GUTENBERG, avec force.
Cela veut dire que l'ennemi est aux portes de la ville; cela veut dire que le combat va s'engager sous nos murs; cela veut dire qu'il faut, pour le moment, faire trêve à nos querelles, à nos ressentiments, à nos haines, et courir au poste dont le commandement nous a été confié.
Il remet l'épée au fourreau.
SCHEFFER, remettant l'épée au fourreau.
Tu as raison, Gutenberg. Courons où la patrie nous appelle! Et à demain nos querelles et ma vengeance!
GUTENBERG.
Aux remparts! à la poterne!
SCHEFFER.
Aux remparts! à la poterne!
Ils sortent en courant. Le canon gronde pendant la chute du rideau. Annette veut retenir Gutenberg, mais celui-ci la repousse avec colère. Annette tombe au milieu du théâtre.
[A] Scheffer, Annette.
[B] Scheffer, Annette.
[C] Annette, Scheffer.
[D] Scheffer, Gutenberg, Annette.
LA PRISE DE MAYENCE
Même décor, mais sans les accessoires.
ANNETTE, FRIÉLO
Au lever du rideau, Annette est agenouillée à droite, devant la fenêtre.—Friélo est au fond, regardant à gauche, à la cantonade.
ANNETTE, priant.
Seigneur! ta colère est terrible! Avec quelle rigueur ton bras s'est abattu sur tes malheureux enfants! Mais tu es aussi le Dieu de clémence et de bonté. Assez de ruines se sont accumulées; assez de sang a coulé de nos veines, assez de larmes sont tombées de nos yeux. Seigneur, suspends les coups dont ta main nous accable. Sauve ce qui reste des personnes et des biens de la pauvre cité de Mayence! (Elle se lève et va à la fenêtre.) Quel affreux spectacle! Le feu est aux quatre coins de la ville. La rue est pleine de fuyards et de soldats, ivres de la victoire, et encore enflammés de la fureur du combat. On n'entend que des cris de douleur et d'épouvante. Partout la désolation, la terreur et la mort!
FRIÉLO, à la porte du fond.
Quel est ce groupe de fuyards?... Ce sont nos ouvriers. Ils sont poursuivis et viennent se réfugier ici...
ANNETTE.
Gutenberg est-il avec eux?
FRIÉLO.
Oui! grâce à Dieu!... Je vois aussi Scheffer!
ANNETTE.
Ah!
FRIÉLO.
Ils ont franchi la porte, ils rentrent! Les voici!
ANNETTE, FRIÉLO, Ouvriers, entrant en tumulte par le fond, les habits déchirés, GUTENBERG, SCHEFFER[A]
ANNETTE, courant à Gutenberg.
Dieu soit loué! tu me reviens! Je n'ai pas tout perdu, puisque tu es vivant!
GUTENBERG, tenant son épée nue.
Quelle affreuse journée! La ville a été surprise au milieu de la nuit. Les troupes du comte de Nassau ont franchi les remparts, presque sans résistance, et ont tout envahi, Diether a pu s'enfuir, en franchissant le mur d'enceinte du côté du Rhin, et en prenant une barque. Encore a-t-il failli périr dans le fleuve, au milieu de l'obscurité de la nuit. Cependant il est en sûreté. Par ordre du comte de Nassau, la ville est, depuis ce matin, livrée au pillage, et toutes les horreurs s'y commettent. (Bruit au dehors.) Quels sont ces cris?... (Annette va à la fenêtre, Gutenberg la suit.) Une troupe de volontaires remplit la rue et se dirige vers nous! (Aux ouvriers, à la cantonade.) Barricadez la porte, mes amis...
ANNETTE.
Il serait trop tard! Ils sont là.
[A] Annette, Gutenberg, Scheffer, Friélo, Ouvriers, au fond.
Les Mêmes, Soldats DE NASSAU, entrant par le fond, ZUM, et LE PETIT ZUM, les précédant
ZUM, entre par le fond, suivi du petit Zum. Au fond, les soldats se battent avec les ouvriers.
Par ici, mes amis, par ici. Je connais la maison et ses habitants; vous y trouverez, j'en réponds, un riche butin[A].
GUTENBERG, à Zum.
Ah! c'est toi! Tu as donc repris la souquenille du reître?
ZUM.
Oui; quand j'ai appris qu'il y avait guerre et promesse de pillage, j'ai demandé à rentrer dans les troupes volontaires du comte de Nassau... et mon petit frère aussi.
GUTENBERG.
Et vous venez, naturellement, faire ici œuvre de pillards et de bandits! Je te reconnais, misérable, c'est toi qui as tué Dritzen, à Strasbourg, et qui as bien manqué, à Paris, de me frapper traîtreusement.
SCHEFFER.
Et voilà les hommes dont nos ennemis invoquent les services! Ils prennent à leur solde des spadassins et des brigands de grande route!
ZUM.
Tu as le verbe bien haut pour un vaincu et un fuyard! Ton sang va payer tes injures!
Il tire son épée.
SCHEFFER, tirant son épée.
Avance donc!
Zum fond sur lui, l'épée à la main. Ils se battent.
LE PETIT ZUM, se battant avec Gutenberg, tandis que Zum se bat avec Scheffer.
Mon grand frère prétend que je ne suis bon à rien... Nous allons voir... (Tout en se battant avec Gutenberg, il frappe, par derrière, avec son poignard, Scheffer, pendant que ce dernier se bat avec Zum. Scheffer tombe mort.) Voilà, je crois, de l'ouvrage assez propre! Qu'en dis-tu, grand frère?
ZUM, regardant le corps de Scheffer.
Oui, ce n'est pas mal travaillé! (À Gutenberg.) À nous deux, maintenant, Gutenberg!
Friélo entre, avec une arquebuse, dont il menace le petit Zum, pour l'empêcher d'attaquer Gutenberg. Zum, attaque Gutenberg, qui a tiré son épée. Ils se battent[B].
[A] Friélo, Gutenberg, Zum, petit Zum, Scheffer.
[B] Petit Zum, Zum, Gutenberg, Friélo.
Les Mêmes, CONRAD HUMMER
CONRAD HUMMER, il tient un papier à la main. Il a un bras en écharpe.
Que tout combat cesse! Que toute épée rentre au fourreau. Voici l'ordre, que je viens d'obtenir du comte Adolphe de Nassau, d'arrêter le pillage, et de faire rentrer toutes les troupes dans le camp établi sous les remparts. Les hérauts d'armes proclament dans Mayence la cessation des hostilités, et l'on bat la retraite, pour faire rentrer les troupes.
ZUM, remettant l'épée au fourreau.
On ne peut donc pas nous laisser achever notre besogne, et gagner honnêtement notre solde? (Au petit Zum.) Viens, petit... et rentrons au camp, puisque tel est le bon plaisir de notre seigneur et maître, le comte de Nassau.
Ils sortent, les soldats les suivent.
GUTENBERG, à Conrad Hummer.
Ami, tu as sauvé mes jours, merci! Mais peut-être aurais-je autant aimé perdre la vie que de survivre à la défaite et à la ruine de notre cité... Mais tu es blessé.
CONRAD HUMMER.
Oui, mais qu'importe! c'est notre pauvre ville qu'il faut plaindre. C'est elle qu'il faut songer à sauver, si c'est possible encore... Viens, allons relever nos blessés.
Ils sortent par le fond gauche. La scène reste vide.
LE PETIT ZUM, il entre par le fond droit; il tient à la main une torche enflammée. Il s'avance au milieu du théâtre, et s'assure qu'il n'y a personne. Il tâte le corps de Scheffer et s'assure qu'il est mort.
Mon grand frère est un grand entêté. Il m'a encore soutenu, tout à l'heure, que je ne suis bon à rien... Je vais lui prouver le contraire! (Il met le feu à gauche, puis à droite, enfin au fond, et s'enfuit par le fond, en brandissant sa torche allumée.) Voilà qui est fait!
L'incendie éclate.—Tableau.
La campagne aux environs de Wiesbade.—À gauche, au premier plan, un tonneau, sur lequel est monté un violonneux.—À gauche, au deuxième plan, des tables occupées par des buveurs.—À droite, au deuxième plan, une autre table.—À droite, au premier plan, l'entrée du cabaret.
CORNÉLIUS, MEYER, MARGUERITE, MEYER, Paysans, Buveurs[A]
Au lever du rideau, le violonneux, monté sur un tonneau, joue, les paysans et paysannes valsent, accompagnés par l'orchestre; Meyer est debout près du violonneux.
CORNÉLIUS, ramenant de la valse, Marguerite.
Oui, il faut valser! oui, il faut danser! oui, il faut s'amuser, rire et boire! car, dans tout le duché, on célèbre aujourd'hui l'anniversaire de la prise de Mayence par notre prince Adolphe de Nassau. Wiesbade est en fête, et notre village de Fremesberg prend sa part aux réjouissances publiques! Donc, monsieur le violonneux, ne laissez pas, je vous prie, reposer votre archet. Nous allons recommencer.
MEYER, au violonneux.
Tenez, rafraîchissez-vous d'un bon verre de cette bière nouvelle; cela vous donnera du cœur pour continuer à râcler vos boyaux. (Il donne un verre de bière au violonneux, qui boit, et s'essuie la bouche avec sa manche.) Mais à propos de la prise de Mayence, il y a une chanson là dessus. Il faudrait nous la chanter!... Mais qui va nous la dire?
CORNÉLIUS.
Pardine! ce n'est pas malin! c'est ta fille Marguerite; elle a la plus jolie voix du village! (À Marguerite.) Allons, Marguerite, la chanson.
MARGUERITE.
Je le veux bien, mais à une condition, monsieur Cornélius, c'est que vous me soufflerez, si je me trompe!
MEYER.
Ne te gêne pas, ma fille, il te faut M. le maître d'école pour te mettre en voix!
MARGUERITE.
Dame!
CORNÉLIUS.
Me voilà, jolie Marguerite! me voilà! et je vous soufflerai tout ce qu'il vous plaira.
MARGUERITE.
Eh bien, je commence!
Elle chante.
CORNÉLIUS.
Je ne sais si vous avez remarqué que rien ne donne soif comme une chanson patriotique. On met tant de chaleur à chanter ses victoires, que le gosier se dessèche à un point extraordinaire. Pour moi, je suis au moment d'avaler ma langue.
MEYER.
Il vaut mieux que tu avales ma bière, maître Cornélius. On va t'en servir à discrétion, ainsi qu'à tous nos amis. On paie et chacun est content.
CORNÉLIUS.
Eh bien, vide ta cave sur nos tables, généreux cabaretier!
Tous les paysans s'assoient aux tables de droite et de gauche[C].
MEYER.
Vous qui êtes si savant, monsieur le maître d'école...
MARGUERITE, assis près de Cornélius.
Oh! oui, qu'il est savant, M. le maître d'école!...
Elle le regarde avec admiration.
MEYER.
Pourriez-vous nous dire si la bière nouvelle désaltère davantage que la bière conservée, et si le vin nouveau...
CORNÉLIUS.
Attendez!... Quel est ce singulier équipage qui nous arrive?
[A] Violonneux, Meyer, Marguerite, Cornélius.
[B] Musique de M. Ch. Balanqué, de l'Opéra-Comique de Paris.
[C] Meyer, Marguerite, Cornélius, assis à la même table à droite.
Les Mêmes, GUTENBERG, FRIÉLO
Gutenberg, avec une longue barbe blanche et un bâton à la main, conduit par la bride un cheval, qui traîne une charrette, contenant une presse d'imprimerie, des formes et une casse d'imprimerie. Il arrive par la gauche, et s'arrête au milieu du théâtre.
FRIÉLO.
Nous sommes partis de Wiesbade à six heures du matin; il est quatre heures de l'après-midi, et nous n'avons pas cessé de marcher. Nous n'avons pas recueilli un pfenning, et je ne tiens plus sur mes jambes. Je crois que nous ferons bien de nous arrêter un moment. Au milieu de ce village en fête, nous trouverons bien un coin, pour nous reposer.
GUTENBERG.
Eh bien, va attacher Bijou à un arbre; puis, nous irons nous asseoir au milieu de ces braves gens. (Friélo fait sortir le cheval et la charrette. Ils vont ensuite s'asseoir à gauche au bout d'une table occupée par des buveurs.)[A] On nous permettra sans doute de prendre place ici!
MEYER, s'approche des buveurs de la table de gauche, pour les servir.
Y a-t-il quelque chose encore dans vos verres, gais compagnons?
LE BUVEUR.
Non, nos hanaps sont vides; va les remplir. (Retenant Meyer par la manche.) Mais, dis-moi, quel est cet homme, à barbe blanche, qui vient de s'asseoir là?
Friélo revient.
MEYER.
Ah! ne faites pas attention! C'est un pauvre diable qui est venu déjà ici, dimanche dernier. Sa cervelle est un peu détraquée; mais il ne fait de mal à personne!
LE BUVEUR.
Ah! sa cervelle est détraquée!... Je n'aime pas beaucoup à me trouver près d'un fou.
Il prend son verre, quitte la table, et va se placer à la table de droite. Les autres buveurs, l'ayant vu faire et l'ayant interrogé du regard, quittent tous également la table, et vont se placer à la table de droite.
MEYER.
Eh bien? Eh bien, que se passe-t-il? Pourquoi tout le monde quitte-t-il cette place? (Les buveurs, sans lui répondre, lui montrent Gutenberg.) C'est cet homme à la barbe blanche qui vous fait fuir? Je vais mettre ordre à ça! (Il s'approche de Gutenberg, qui est assis.) Vous ne commandez donc rien, mon brave homme: ni bière, ni pain, ni jambon?
GUTENBERG.
Je n'ai pas d'argent.
FRIÉLO, frappant sur son escarcelle, d'un air piteux.
Ni moi non plus!
MEYER.
Il ne faudrait pas, alors, prendre la place de ceux qui paient! Vous faites fuir tout le monde et vous ne demandez rien?
GUTENBERG.
Vous avez raison, monsieur l'aubergiste; je ne veux pas vous faire du tort. Nous allons partir. (Ils se lèvent.) Seulement, une charité. Donnez-nous à chacun un verre d'eau; car nous mourons de soif.
MEYER, il va à Marguerite, qui est assise près de Cornélius, à la table de droite.
Ce vieux, à la barbe blanche, demande, avant de partir, un verre d'eau. Apporte-le lui, et qu'ils détalent d'ici, car ils font fuir les clients.
Marguerite emplit un verre d'eau et l'apporte à Gutenberg.
GUTENBERG, prenant le verre.
Merci, charmante enfant. (Il va pour boire, Marguerite arrête son bras, prend le verre et jette l'eau.) Que faites-vous?
MARGUERITE.
Attendez! Il ne sera pas dit qu'en ce jour de fête, un malheureux n'aura pas trouvé la charité dans notre village.
Elle va remplir un verre de bière, et l'apporte à Gutenberg.
FRIÉLO.
Ah! merci, merci, mademoiselle l'aubergiste; Dieu vous rendra cela en paradis.
MARGUERITE, à Gutenberg.
Comme vous êtes pâle et fatigué! C'est le besoin... la faim, peut-être? Nous avons aujourd'hui du jambon, du pain frais et du vin à discrétion. Je vais vous servir tout cela; et comme l'a dit le petit, Dieu me rendra en paradis, mon pain et mon jambon. (Marguerite va prendre un plateau contenant du vin et deux verres, qu'elle va porter à Gutenberg et à Friélo.) Tenez, bonnes gens, buvez, mangez, et prenez des forces, pour continuer votre route. (À Meyer, qui s'est levé, pour regarder manger Gutenberg.) Regarde, mon père, avec quel appétit ils font honneur à notre repas.
MEYER, avec humeur.
Oui, oui, un repas qui ne coûte rien, c'est toujours bon; mais ce n'est pas aussi agréable pour l'aubergiste. (À Gutenberg.) Vous savez qu'on attend votre place, quand vous aurez fini. Ainsi, dépêchez-vous, si c'est possible.
MARGUERITE.
Ah! mon père, tu ne peux donc pas être bon pour les malheureux, une fois dans ta vie!
LES BUVEURS, criant et appelant.
De la bière!... du vin!... De la bière, donc, Marguerite!
MARGUERITE, allant aux buveurs[B].
Voilà! voilà!
Elle sort par la droite, et revient, avec de la bière.
MEYER, qui est resté près de Gutenberg.
Comme ça, mon vieux, vous courez les pays avec votre charrette? Et qu'est-ce qu'il y a dans votre charrette?
GUTENBERG.
Un matériel d'imprimerie... une presse... une casse, des formes et des caractères.
FRIÉLO.
Dans les villages que nous traversons, nous faisons connaître à ceux qui l'ignorent l'art de l'imprimerie, nouvellement inventé en Allemagne. Cela intéresse quelques personnes, qui nous donnent, en échange, un morceau de pain... comme vous l'avez fait tout à l'heure, mon bon monsieur Meyer.
GUTENBERG.
Tu n'ajoutes pas, Friélo, que l'inventeur de l'imprimerie, c'est moi! que je m'appelle Jean Gutenberg, et que je suis gentilhomme de Mayence!
MEYER, surpris.
Vous êtes l'inventeur de l'imprimerie! vous êtes gentilhomme! (À part.) Pauvre diable! On a raison... sa cervelle est détraquée. (Haut.) Eh bien, Monseigneur, eh bien, mon gentilhomme, achevez votre somptueux festin, moi, je retourne donner à boire à mes vilains.
Il va à la table de droite.
CORNÉLIUS.
Eh bien, vous avez parlé à cet homme?... Que vous a-t-il dit?
MEYER.
Ah! des folies!... Il prétend être gentilhomme, s'appeler Gutenberg, et être tout bonnement l'inventeur de l'imprimerie!
CORNÉLIUS.
Voyez-vous ça! J'ai, en effet, entendu parler, à Mayence, d'un certain Gutenberg; mais il n'était pas gentilhomme, il était orfèvre. Quant à la prétention de ce pauvre diable d'avoir inventé l'imprimerie, ce n'est pas à moi qu'on contera de ces sornettes.
MARGUERITE.
Oh! non, monsieur Cornélius, ce n'est pas à vous! à vous, le maître d'école du village, que l'on contera de ces sornettes!... Vous êtes si savant, monsieur Cornélius!
Elle le regarde avec admiration.
CORNÉLIUS, avec importance.
Je connais sur le bout du doigt toute cette histoire, et si vous le voulez, je vais vous la dire, pour votre instruction et celle de vos enfants. (Les buveurs quittent la table, et font demi-cercle autour de lui.) Voyez-vous, l'imprimerie a eu trois pères: d'abord Laurent Coster, l'imagier de Harlem, qui a imprimé quelques volumes avec des caractères mobiles. Ensuite, le célèbre Jean Fust, qui a imprimé des psautiers, des missels, les Offices de Cicéron et autres ouvrages, et qui est mort de la peste, à Paris. Enfin, Pierre Scheffer, qui a perfectionné la manière de fabriquer les caractères, et qui fut tué à la prise de Mayence, par les troupes de notre prince, Adolphe de Nassau. Nous avons, dans nos écoles, des exemplaires de tous les ouvrages dont je viens de vous parler et je puis vous les montrer. (Il tire de sa poche trois volumes.) Voici d'abord un des petits volumes de l'imagier de Harlem: Lettres d'Indulgence. Voyez: imprimé par Laurent Coster, à Harlem. (Ils regardent le volume.) Voici l'un des volumes imprimé par Fust, à Mayence (Il leur montre le livre.) et qui porte: Imprimerie de Fust, à Mayence. Voici enfin, la bible imprimée par Scheffer, à Mayence. Aucun livre imprimé ne porte, que je sache, le nom de Gutenberg. Montrez-moi un seul livre portant la mention: Imprimé par Gutenberg et je vous donnerai raison.
MARGUERITE.
Oui, montrez-lui un livre imprimé par Gutenberg... (Le regardant avec admiration.) Comme il parle bien!... comme il est savant!
MEYER.
Alors, ce vagabond qui se prétend gentilhomme... Attendez, je vais lui dire son fait! (Il va à Gutenberg, qui est toujours assis à la table de gauche.) Vous savez, mon vieux, que vous n'êtes pas plus gentilhomme que ma pantoufle, et vous n'avez rien inventé du tout!... L'imprimerie a eu trois pères... on n'en a qu'un, d'habitude, mais l'imprimerie est une si grande dame qu'elle peut se donner le luxe de trois papas. Donc l'imprimerie a eu pour premier papa Laurent... Laurent... enfin, un marchand d'images.
GUTENBERG.
Laurent Coster, l'imagier de Harlem!... Tu dis vrai.
MEYER.
Le second papa a été le célèbre Fust, qui, étant à Paris, a inventé la peste... (Marguerite le tire par la manche.) C'est-à-dire, qui est mort de la peste à Paris.
GUTENBERG, d'un air concentré.
Continue!
MEYER.
Et son troisième papa, c'est Scheffer, qui a fait le siège de Mayence, (Même jeu de Marguerite.) c'est-à-dire qui a été tué au siège de Mayence.
GUTENBERG, d'un air plus concentré.
Après?
MEYER.
Après, c'est tout... (D'un air d'importance.) Montrez-moi un seul livre portant la mention: Imprimé par Gutenberg, et je vous donnerai raison. Par ainsi, vieux farceur, vous nous avez conté des contes, et ce que vous avez de mieux à faire, c'est de détaler d'ici... Je ne vous reproche pas mon jambon, ni ma bière, mais enfin...
GUTENBERG, se levant et éclatant.
Qui a dit que je ne suis pas l'inventeur de l'imprimerie? Qui a dit que Fust et Scheffer ne sont pas des imposteurs et des voleurs d'idées? Qui a dit que Gutenberg est menteur et traître? (Il lève son bâton. Les buveurs reculent. Cornélius, Meyer, et Marguerite, s'écartent et vont à l'extrême droite[C].) Je suis ici au milieu de mes ennemis, des ennemis de Mayence, ma patrie. Je suis au milieu de ces hommes barbares et cruels, qui ont envahi, à main armée, notre malheureuse ville, et qui l'ont saccagée. Je suis au milieu de ceux qui ont brûlé mes ateliers, causé ma ruine et tué Pierre Scheffer! (Il brandit son bâton.) Prenez garde à vous, gens de Nassau, Gutenberg, Gutenberg, de Mayence, que vous avez ruiné, volé, perdu à jamais, Gutenberg vous menace et vous brave.
Ils s'écartent davantage[C].
MEYER.
Prenons garde, il est complètement fou!
FRIÉLO.
Mon cher maître, calmez-vous; on ne vous veut aucun mal!
GUTENBERG.
Je ne resterai pas plus longtemps dans le pays de Nassau. Nous avons laissé à l'hôtellerie, ma femme, ma chère Annette: cours, Friélo, va lui dire que je veux partir tout de suite, et ramène-la.
FRIÉLO.
L'hôtellerie où nous avons laissé dame Annette, est près d'ici. Dans un quart d'heure, je vous l'amène.
Il sort.
[A] Gutenberg, Friélo.
[B] Friélo, Gutenberg, Meyer, Cornélius, Marguerite, buveurs au fond.
[C] Friélo, Gutenberg, Meyer, Cornélius, Marguerite.
Les Mêmes, moins FRIÉLO
MEYER.
Je savais bien qu'il avait un coup de marteau, mais je ne le savais pas enragé. Flattons sa manie. (Allant à Gutenberg et le saluant.) Monseigneur, monseigneur de Gutenberg, mon digne gentilhomme, mon prince, on est allé chercher la princesse, votre femme, pour vous ramener en pompe, dans le palais de vos pères. (À part.) S'il n'est pas content!
Gutenberg est tombé sur le banc des buveurs à droite, comme absorbé dans ses pensées.
CORNÉLIUS.
Laisse ce pauvre homme! Nous n'avons rien à craindre de lui; il est maintenant abattu et sans forces.
MEYER.
Il est certain que Sa Seigneurie n'est pas en ce moment dans une passe brillante!
Les Mêmes, FRIÉLO
GUTENBERG, se levant.
Eh bien, Friélo, ramènes-tu Annette?
FRIÉLO.
Hélas, mon maître, malheur sur malheur! Je n'ai plus retrouvé dame Annette à l'hôtellerie. Elle venait de partir, en chargeant l'hôtelier de nous annoncer son départ.
GUTENBERG.
Et, a-t-elle dit, au moins, en quel lieu elle se rend?
FRIÉLO.
Non!
GUTENBERG.
Oh! dernier coup de la fatalité qui m'accable! Annette, ma femme, qui dirigeait mes pas chancelants dans la carrière de la vie, Annette, mon soutien, mon guide, elle me quitte, elle m'abandonne! Et pourquoi? Ah! le courage aura fini par lui manquer. Elle se sera fatiguée d'un si long, d'un si constant dévouement, et elle sera partie, en m'abandonnant à ma triste destinée. Et comment la blâmer? Une telle abnégation, si longtemps continuée, n'est pas dans la nature humaine. On s'épuise en efforts, en dévouement, mais une heure vient où les forces vous manquent, pour continuer le sacrifice. Et l'on part; et l'on livre à son désespoir, à sa faiblesse, le triste compagnon de sa vie misérable. Ah! Friélo, je ne survivrai pas à ce dernier coup!... Je voudrais mourir!
Il retombe, accablé, sur le banc, les mains sur ses yeux.
Les Mêmes, MARTHA
Elle entre par le fond droite, et vient près de Gutenberg.
FRIÉLO.
Levez les yeux, maître, et vous verrez que Dieu ne vous a pas abandonné. L'un de vos anges gardiens s'est envolé, mais l'autre vous est resté fidèle.
MARTHA, à Friélo.
Oui, cher Friélo, je viens encore protéger et défendre ton maître. Mais n'accusez pas Annette d'ingratitude et d'oubli. C'est elle qui, en passant devant la succursale du couvent de Sainte-Claire, établie à Wiesbade, m'a prévenue de son départ, m'en a expliqué les raisons, qui n'ont rien que d'heureux, et m'a chargée de la remplacer auprès de Gutenberg. J'ai pour mission de vous ramener tous deux à Mayence! (À Gutenberg qui, pendant la réplique précédente, a regardé avec surprise Martha, cherchant à la reconnaître.) Vous avez entendu, messire Jean, nous allons partir; je vous ramène à Mayence. Vous allez rentrer, et pour ne plus la quitter, dans votre ville natale.
GUTENBERG[A].
Un ange est descendu du ciel, pour prendre par la main le vieillard abattu sous les coups de l'infortune, pour l'arracher au désespoir et à la mort. Mais pourquoi ce messager céleste prend-il la voix et les traits enchanteurs de la jeune fille qui fut l'amour et la passion sereine de ma jeunesse? Fille de Laurent Coster, enfant du maître vénéré qui forma mon esprit et m'ouvrit la carrière, tu portes les habits des saintes femmes vouées au culte de Dieu. C'est pour me dire, n'est-ce pas, que tu vas me transporter dans les sphères célestes, et m'amener aux pieds du Seigneur? (Il se lève.) Merci à toi, noble envoyée des divines phalanges. Je suis prêt à te suivre!... J'ai hâte de mourir, pour que tu m'emportes sur tes blanches ailes, au sein de l'éternelle clarté, dans l'infini des cieux!...
MARTHA.
Il ne me reconnaît pas! Une longue série de malheurs, la misère, les souffrances de l'exil, ont altéré sa raison. C'est à nous de consoler, d'apaiser, de rendre à elle-même cette âme meurtrie. Je ne faillirai pas à cette dernière et suprême mission. Annette m'a chargée de ramener à Mayence le pauvre Gutenberg. Partons, Friélo, et que Dieu nous conduise!
Ils sortent, Gutenberg posant les bras sur les épaules de Martha et de Friélo.
[A] Friélo, Gutenberg, Martha, Marguerite, Cornélius.
LE RETOUR À MAYENCE
Même décor qu'au premier acte. On a seulement supprimé les deux enseignes. Banc de pierre, à droite.
ANNETTE, puis HÉBÈLE
ANNETTE, sortant de la maison du Taureau-Noir.
Mettez tout bien en ordre. Nettoyez les vitraux de la grande salle et les cuivres des cuisines. Pour le reste, attendez mon retour.
Elle descend en scène, et rencontre Hébèle, venant par le fond.[A]
HÉBÈLE.
Je viens d'apprendre ton arrivée, et j'accours te demander pourquoi tu reviens seule, et où tu as laissé mon pauvre frère?
ANNETTE.
Depuis la ruine et l'incendie de notre imprimerie, à Mayence, nous errions, Gutenberg et moi, à travers l'Allemagne, pauvres, malheureux, et ayant souvent besoin de recourir à la charité publique. Mon mari transportait avec lui son vieux matériel d'imprimerie, et nous vivions de quelque semblant de travail, accordé par la pitié. Mais, le plus souvent, nous ne rencontrions que des refus, des risées ou des menaces, et les pierres du chemin auraient été tout aussi utiles à transporter, que notre attirail d'imprimerie. Nous étions à Wiesbade lorsque j'appris que Diether d'Yssembourg, venait d'être rétabli sur le trône archiépiscopal de Mayence, redevenue, comme auparavant, ville libre de l'Empire.
HÉBÈLE.
Oui, la mort du pape Pie II, en 1464, suivie de celle du comte Adolphe de Nassau, a permis que les réclamations des habitants de Mayence fussent écoutées par le Conseil de l'Empire, et, finalement, notre bien-aimé Diether d'Yssembourg est revenu à Mayence, ramenant avec lui nos libertés municipales.
ANNETTE.
Dès que cet heureux événement me fut connu, je m'empressai de quitter Wiesbade, pour venir exposer à notre prince bien-aimé la situation lamentable du créateur de l'imprimerie, de Gutenberg, qu'il a toujours affectionné. En partant, je confiai mon mari aux soins dévoués de sœur Martha, qui se chargea de le guérir et de le ramener à Mayence.
HÉBÈLE.
De le guérir!
ANNETTE.
Oui, le malheur, les persécutions répétées, le désespoir d'avoir tout perdu dans l'incendie de son imprimerie, avaient un moment altéré sa raison; mais les soins attentifs de Martha l'ont bientôt rendu à lui-même. Le prince a écouté avec le plus vif intérêt le récit de ses infortunes, et il a pris ses dispositions pour rendre toute justice à Gutenberg, dès son retour. Je me rends à son palais; viens avec moi, je te dirai en chemin mes projets et mes espérances.
Elles sortent par le fond gauche.
[A] Annette, Hébèle.
GUTENBERG, avec une barbe blanche, MARTHA, FRIÉLO, ayant chacun sur l'épaule le bras de Gutenberg[A]
MARTHA.
Dieu soit loué! nous voici enfin au terme du voyage! Nous avons été assez heureux pour rendre à la santé, à la raison, le pauvre Gutenberg. Friélo, je te le confie, et je rentre au couvent.
Elle sort par la gauche.
FRIÉLO. Il conduit Gutenberg près du banc de pierre à droite, et le fait asseoir sur le banc.
Marcher un jour, marcher le lendemain, marcher encore, quel métier pour des jambes qui n'ont plus vingt ans! Et dire que nous revenons aussi pauvres que nous sommes partis!... et de plus, très fatigués!... Enfin, voilà la maison du Taureau-Noir, et, j'espère bien, cette fois, que nous allons nous y arrêter pour le reste de nos jours!
Il entre dans la maison du Taureau-Noir.
GUTENBERG, seul. Il se lève et paraît rencontrer peu à peu les lieux.
Je te salue, ô maison paternelle!... Plus de vingt ans se sont écoulés, depuis le jour où, pour la première fois, je dis adieu à tes vieux murs!... Pages envolées, de ma vie, que j'aime à vous relire en face de ces lieux paisibles où s'écoula mon enfance! Je sens renaître ici tous les souvenirs du passé, et, comme en un miroir fidèle, mon existence entière se reflète à mes regards!... Mon départ de Mayence au milieu des colères du peuple; mon séjour dans l'atelier de Laurent Coster, à Harlem; mes veilles, mes longues études, et l'amour ingénu de Martha, reviennent à ma pensée. Mais je vois aussi s'évanouir, l'un après l'autre, tous mes rêves de bonheur! Mon cher Dritzen frappé de mort à mes côtés, et le traître Fust, s'emparant de mon secret. Scheffer, tué à son tour, et mes ateliers consumés par les flammes; enfin, ma vie errante à travers l'Allemagne, et cette longue période, où, nouveau Bélisaire, j'implorais la pitié et l'aumône des passants!... Avec quelle émotion je revois les lieux où s'écoula ma jeunesse. Le nid de cigognes que j'ai laissé au moment de mon départ, est encore suspendu à la corniche de cette tour. Les petits, devenus grands, sont partis; mais plus heureux que moi, ils sont plusieurs fois revenus, battant des ailes, pour nourrir des générations nouvelles. Jeunesse, illusions, amour et gloire, j'ai tout laissé sur la route épineuse de la vie... Ainsi, la souffrance et le malheur sont, ici-bas, la récompense de ceux qui se dévouent au progrès de l'humanité! Pendant que l'Europe entière s'enrichit de ma découverte, je rentre brisé, sans ressources et sans espoir, dans ma ville natale.
[A] Friélo, Gutenberg, Martha.
GUTENBERG, ANNETTE, FRIÉLO, HÉBÈLE, Annette et Hébèle entrent par le fond gauche
ANNETTE, courant à Gutenberg.
Je viens d'apprendre ton arrivée, et je ne me sens pas de joie.
Elle l'embrasse.[A]
HÉBÈLE.
Mon bon frère! que je te presse à mon tour dans mes bras!
Elle l'embrasse.
GUTENBERG.
Chère sœur jamais plus lamentable voyage, ni plus triste retour!
ANNETTE.
Oui, Friélo, m'a raconté vos dernières étapes. La misère, la tristesse, les privations, ont été vos compagnons de route, depuis Wiesbade jusqu'ici. Ton âme est abattue, ton corps est fatigué, ton visage est vieilli, et tes habits sont usés; aucun cortège ne fête ton retour, ton escarcelle est vide, et ta tête est blanchie par le travail et le malheur. Mais tu as su rester digne, indépendant, loyal et sincère. Qui donc pourrait se dire aussi riche que toi? Cependant, ne perds pas courage; car si j'en crois mes pressentiments, l'heure qui t'apportera la fortune, la gloire et le repos, n'est pas éloignée.
GUTENBERG.
Ah! ma pauvre Annette! Tu as conservé toutes les illusions de la jeunesse. Mais moi, j'ai tant souffert que j'ai perdu jusqu'à l'espérance. Si tes beaux rêves se réalisaient jamais, je ne serais plus sur la terre, pour en jouir.
ANNETTE.
Et la devise de ta famille: Rien ne me résiste! l'as-tu donc oubliée? Cette devise est aussi celle de l'art que tu as fondé. C'est la devise de la vérité, de l'intelligence et du courage... elle ne peut mentir!... Apprends donc que si je t'ai quitté si brusquement à Wiesbade, c'est que je venais de recevoir la nouvelle du retour de notre souverain, Diether d'Yssembourg, dans sa bonne ville de Mayence, et que j'avais hâte de rappeler au prince tes titres à sa reconnaissance.
GUTENBERG, avec doute.
Mais que peux-tu avoir obtenu?
[A] Hébèle, Gutenberg, Annette.
Les Mêmes, Friélo, arrivant en courant, par le fond, gauche
FRIÉLO[A].
Mon maître! mon cher maître! Je ne sais comment on a appris votre retour; mais vos anciens ouvriers, les bourgeois, les seigneurs, tout Mayence enfin, s'apprête à venir vous souhaiter la bienvenue[B]. Les visages ont tous un air de fête qui vous réjouit le cœur. Cela m'a fait pleurer. Je croyais qu'il n'y avait que le chagrin qui fît couler des larmes. Il paraît que le bonheur produit le même effet. Enfin, je pleure et ris tout à la fois.
Il remonte au fond gauche.
ANNETTE, pressant les mains de Gutenberg.
Ce jour mémorable effacera tous les tristes souvenirs du passé!
FRIÉLO.
Voilà le peuple, avec ses habits de fête; voilà le Prince Électeur, avec sa belle cape; voilà le docteur Conrad Hummer, Syndic de Mayence, avec sa longue robe. Ah! doux Jésus, les larmes n'empêchent d'y voir clair! C'est bête de pleurer comme ça, quand on est si content!
[A] Friélo, Annette, Gutenberg, Hébèle.
[B] Friélo, Gutenberg, Hébèle, Annette.
Les Mêmes, DIETHER D'YSSEMBOURG, CONRAD HUMMER, Ouvriers Imprimeurs, Peuple
Entrée générale par le fond gauche: Diether, Conrad, Soldats, restant au fond.
PEUPLE et OUVRIERS.
Vive Gutenberg! vive Gutenberg!
DIETHER D'YSSEMBOURG, tenant un parchemin[A].
Gutenberg, ta digne et vaillante épouse m'a raconté les malheurs qui t'ont si longtemps poursuivi, et l'état de détresse où t'a réduit la prise et l'incendie de notre bonne ville. Je sais que, depuis plusieurs années, le créateur de l'imprimerie, vit, errant et malheureux à travers l'Allemagne. Rétabli, comme par miracle, à la tête de notre cité, je veux rendre justice au mérite de tous, et j'ai à cœur de reconnaître les services que le plus illustre des enfants de Mayence a rendus à sa patrie et à l'humanité... Gutenberg, malgré les tentatives que Fust et Scheffer ont faites pour s'approprier ta découverte, je tiens à te proclamer devant tous l'inventeur de l'imprimerie, et je t'assure, par ce décret, une pension pour le reste de tes jours.
Il donne le parchemin à Gutenberg.
GUTENBERG.
Ah! monseigneur!
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Je te nomme, en même temps, premier gentilhomme de mon palais. (Il prend un collier des mains de Conrad, et le passe au cou de Gutenberg, qui a mis genou en terre.) Je ne connais personne qui soit plus digne que toi de porter ces insignes, destinés à signaler, parmi mes gentilshommes, celui que j'honore le plus.
GUTENBERG, se relevant.
N'est-ce point un rêve? Que de bienfaits, monseigneur!... (Tendant la main à Annette.) Je vois que tu as plaidé ma cause avec éloquence!
ANNETTE.
Je n'ai fait que demander justice pour toi!
[A] Friélo, Conrad, Diether, Gutenberg, Annette, Hébèle.
Les Mêmes, MARTHA, entrant par la gauche, deuxième plan
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Quelle est cette religieuse?... Son visage inspire la sympathie... (À Martha.) Qui êtes-vous?
MARTHA.
Martha, sœur de Sainte-Claire, fille de Laurent Coster, l'imagier de Harlem!
GUTENBERG.
Je vous remercie, Martha, d'être venue joindre à mon triomphe le souvenir de mon vieux maître. (En se découvrant.) Rendons tous ici hommage à la mémoire de Laurent Coster. Aucun de nous ne doit oublier que l'imprimerie a eu pour berceau l'humble imagerie de Harlem.
MARTHA.
Je suis heureuse de cet hommage rendu à la mémoire de mon père; mais ce n'est pas pour cela que je me présente à notre souverain. Je suis sœur du couvent de Sainte-Claire, mais je n'ai pas encore prononcé mes vœux: je suis toujours simple novice. C'est pour cela que j'ai pu être envoyée en mission en divers pays, tantôt à Paris, pour soigner les pestiférés, tantôt à Mayence, ou dans le duché de Nassau, pour y panser les blessés et prodiguer les secours de la religion aux victimes de la guerre. Mais aujourd'hui, ma mission est terminée. Gutenberg est maintenant heureux et honoré dans sa patrie. Les portes du cloître peuvent donc se fermer sur moi. Je peux dire au monde et à ceux que j'ai aimés un éternel adieu. Et je viens vous dire, à vous, prince de l'Église: «Daignerez-vous placer, de vos propres mains, sur mon front, le voile sacré?»
DIETHER D'YSSEMBOURG.
Oui, Martha Coster, c'est avec bonheur que je présiderai la cérémonie de votre prise de voile!
Martha baise la main du prince.
GUTENBERG, avec douleur.
Hélas! ma chère Martha! Adieu! pour toujours!
Martha lui donne la main, s'incline devant le prince, et sort, par la gauche.
DIETHER D'YSSEMBOURG, mettant la main sur l'épaule de Gutenberg.
Et maintenant, messire Gutenberg, à mon palais! Je veux qu'aujourd'hui même, vous y preniez le rang de mon premier gentilhomme!
LE PEUPLE et LES OUVRIERS.
Vive Gutenberg!
GUTENBERG.
Non, mes amis, vive l'imprimerie, l'imprimerie mère du progrès, mère de la science et de la liberté!
FIN
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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.